Génération et Substance: Aristote et Averroès entre physique et métaphysique 1614517770, 9781614517771, 9781614516958, 9781614519690

Ce livre constitue la première étude du rôle de la génération dans les systèmes philosophiques d’Aristote et d’Averroès

281 48 2MB

French Pages 748 Year 2015

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

Génération et Substance: Aristote et Averroès entre physique et métaphysique
 1614517770, 9781614517771, 9781614516958, 9781614519690

Table of contents :
Table de matières
Introduction
Aristote
Chapitre I : La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote : les critères d’une étude systémique
Introduction : L’aporie d’une théorie générale de la génération
§ 1. La complexité de la recherche physique d’après l’exégèse contemporaine
§ 2. Qu e faut-il entendre parλογικῶς ?
§ 3. Du λογικῶς au καθόλου
§ 4. En général (καθόλου) et séparément (χωρίς) : l’analogie et l’organisation de la recherche physique
§ 5. Étude générale et étude séparée de la génération : principes communs par analogie et principes propres
§ 6. La génération substantielle dans la science de l’être
Chapitre II : Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble
Introduction : L’étude de la génération de Phys. I
§ 1. Recherche générale et démarche inductive : Phys. I et les principes communs par analogie
§ 2. Les ensembles confus : Phys. I 5–6
§ 3. Le modèle de l’alternance
§ 4. « Venir à être se dit en plusieurs sens » : la plurivocité du verbe γίγνεσθαι en Phys. I 7
§ 5. La génération absolue et la modification de la seconde formule: la seconde partie de Phys. I 7
§ 6. Privation et matière : essentiellement deux, numériquement un
Appendice : L’étude générale de la génération entre cinématique et cosmologie
Conclusion
Chapitre III : Du général au spécifi que : l’étude de la génération substantielle dans ses caractéristiques propres
Introduction : Le De Generatione et Corruptione et la recherche des ἴδια
§ 1. La théorie générale de la génération substantielle et l’unité du De Generatione et Corruptione
§ 2. Du pluralisme au continu matériel : la notion de ὅλον au coeur de la théorie de la génération substantielle
§ 3. Du moins déterminé au plus déterminé : le modèle explicatif propre à la génération absolue
§ 4. Génération absolue et altération : le substrat matériel comme propriété constitutive
§ 5. Matière, puissance et détermination : vers une théorie de la scala naturae
Conclusion
Chapitre IV : La mise en oeuvre de l’étude de la génération substantielle : la génération animale
Introduction : La génération substantielle au tournant de la recherche biologique
§ 1. Génération et reproduction : causes motrices, causes instrumentales et causes substratiques dans la génération animale par semence
§ 1.1. Matière, forme et instrument
§ 1.2. Qu antité de chaleur et proportion du mouvement
§ 1.3. Le pneuma comme force motrice : le soubassement de la vie animale
§ 2. La génération animale comme constitution d’un nouvel individu
§ 3. Amener à soi : la génération substantielle comme assimilation de l’autre et le fondement de la scala naturae
§ 4. Le bas de l’échelle
§ 4.1. Hybrides, stérilité et générations inachevées
§ 4.2. Les générations dites spontanées
Conclusion
Chapitre V : Le quelque chose qui vient à être : substance et génération de la substance dans le livre Z de la Métaphysique
Introduction
§ 1. Γένεσις ἁπλῆ et ὂν ἁπλῶς
§ 2. Le rôle des chapitres 7–9 dans la recherche de Métaphysique Z
§ 3. Qu ’est-ce qu’est la génération et qu’est-ce qui vient à être : Métaphysique Z7
§ 3.1. Les principes de la génération : Met. Z7, 1032 a12–15
§ 3.2. Les trois types de génération : Met. Z7, 1032 a15–b31
§ 3.3. Le logos de la substance engendrée : Met. Z7, 1032 b31–1033 a5
§ 4. Le statut ontologique de la forme : Métaphysique Z8
§ 4.1. Les principes de la génération ne viennent pas à être : Met. Z8, 1033 a24–1033 b19
§ 4.2. La réfutation de la théorie platonicienne des Idées : Met. Z8, 1033 b19–29
§ 4.3. Un apparent contre-exemple au principe de synonymie : Met. Z8, 1033 b29–1034 a8
§ 5. Le principe de synonymie et les générations ἀπὸ ταὐτομάτου: Métaphysique Z9
§ 5.1. Les générations artificielles spontanées : Met. Z9, 1034 a9–32
§ 5.2. Les générations naturelles spontanées et les générations des accidents : Met. Z9, 1034 b7–19 et Met. Z9, 1034 a33–1034 b7
Conclusion
Conclusion : Fondements et résultats de l’étude de la génération d’Aristote
Averroès
Chapitre VI : L’étude de la génération substantielle et l’ordre du corpus physique d’après Averroès
Introduction
§ 1. Res communes. La première étape de la recherche physique et le principe épistémologique du niveau de généralité approprié
§ 2. Res propriae. Les recherches spécifiques dans l’étude de la nature
§ 2.1. La première étape des recherches spécifiques : le De Caelo et l’étude des parties simples de l’univers
§ 2.1.2. La forme substantielle avant l’accident essentiel : l’unité du DC et le rapport entre DC III–IV et DGC II
§ 2.2. L’étude générale de la génération substantielle : le De Generatione et Corruptione
§ 2.3. La génération des composés : des phénomènes météorologiques aux corps vivants
Conclusions
Chapitre VII : Les racines universelles de la nature : l’étude générale de la génération
Introduction
§ 1. Certitude, autonomie et légitimité de la science de la nature : le Grand Commentaire de Phys. I 1
§ 1.1. La physique comme science certaine : Subiectum et intentio
§ 1.2. L’autonomie de la science physique : les causes éloignées et la polémique contre Avicenne
§ 1.2.1. La distinction entre physique et métaphysique : l’être en tant que doué d’un principe interne de mouvement
§ 1.3. La méthode du physicien : le signe et l’induction pour une fondation a posteriori de la science de la nature
§ 1.3.1. Le chemin qui conduit de ce qui est plus clair pour nous à ce qui est « antérieur quant à l’être » : la preuve par le signe
a) Aperçus sur les antécédents gréco-arabes de la doctrine du signe
b) L’extension de la théorie de la démonstration et le débat avec Avicenne : la division et les accidents essentiels au fondement de la doctrine rušdienne du signe
§ 1.3.2. L’induction comme instrument nécessaire du physicien
a) De l’ἐπαγωγή à l’istiqrāʾ : la distinction entre induction complète et incomplète, dialectique et scientifique
b) L’induction scientifique selon Averroès : les conditions quantitative et qualitative
c) L’induction scientifi que contre l’« extrinsécisme » ašʿarite
§ 2. Matière, contraires et qualités : la théorie de la génération substantielle dans le GC de Phys. I
§ 2.1. Induction et principes contraires dans le GC de Phys. I 5–6
2.1.1. Du contraire à l’habitus
§ 2.2. Le substrat de la génération et l’analyse secundum vocem dans le GC de Phys. I 7
§ 2.3. De l’habitus à l’accident propre : la génération comme mouvement sui generis dans le GC de Phys. I 7
§ 2.4. La matière première selon Averroès : perdre la forme pour s’assimiler à Dieu
§ 3. Génération, mouvement et continuité dans le GC de Phys. V et VI
§ 3.1. La génération comme transformation des « qualités substantielles » dans le GC de Phys. V
§ 3.2. La génération substantielle au prisme du changement selon la relation dans le GC de Phys. VI
§ 3.2.1. L’instant de la génération : la génération substantielle comme hangement per aequivocationem
§ 3.2.1. La génération substantielle comme « mouvement composé »
Appendice I : Les enjeux ultimes de la generatio communis : le Grand Commentaire de Phys. VIII
a) La génération comme mouvement sui generis garantit l’éternité de l’univers
b) Création ex nihilo : une tromperie divine ?
c) Altération substantielle vs génération ab aeterno
Appendice II : Génération, détermination (taqdir) et providence : le minimum naturale comme primum generatum
Conclusions
Chapitre VIII : La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle : des éléments aux êtres vivants
Introduction
§ 1. Les traces de la vérité : la génération absolue comme changement vers ce qui est plus noble
§ 2. Formes, qualités et concomitants : l’intensification et l’affaiblissement des « qualités affectives » au fondement de la génération
§ 2.1. Altération et génération : la corporéité comme substrat par accident
§ 2.2. Accroissement et génération : une analogie structurelle
§ 2.3. Contact, action/passion et mélange : la génération des éléments comme variation des « qualités affectives »
§ 3. La génération des vivants : matière, forme et définition de la substance dans le commentaire du Livre des animaux
§ 3.1. La complexion au coeur de la génération des animaux : le rôle de la traduction arabe et le débat avec Galien
Le père-agent
La mère-matière : l’analogie entre le sang menstruel et la semence masculine
§ 3.2. Le mélange qualitatif contre la théorie de la double semence
§ 3.3. Contact, transfert de qualités et complexion dans la génération animale : la chaleur naturelle comme instrument de la virtus formativa
§ 3.4. De la forme en puissance à la puissance de la forme : la virtus formativa comme « force dynamique »
§ 3.5. Le rôle des corps célestes dans la génération animale
§ 3.6. Complexion, parties de la forme et formes des formes contre l’existence d’une pluralité de formes
Conclusions, résultats et enjeux de l’étude propre de la génération substantielle : retour sur la polémique avec Avicenne
Chapitre IX : La noblesse de l’être : physique, ontologie et théologie dans le Grand Commentaire de la Métaphysique
§ 1. La métaphysique comme science
§ 1.1. La primauté de la science des causes suprêmes
§ 1.2. La lecture causale du πρὸς ἕν et l’ontologie gradualiste au fondement de l’unité et de l’universalité de la métaphysique
§ 1.3. La métaphysique comme théologie : la primauté de la cause fi nale et l’acte comme fondement de l’être
§ 2. La doctrine de la substance dans le livre Z de la Métaphysique
§ 2.1. Alexandre d’Aphrodise et la structure de Met. Z
§ 2.2. Substance première pour nous, substance première par nature : l’enjeu de Met. Z d’après Averroès
§ 3. Le Grand Commentaire de Met. Z7–9. L’homme engendre l’homme et le soleil aussi : le principe de synonymie contre toute forme de créationnisme
§ 3.1. Les trois types de génération : le GC de Met. Z7
§ 3.1.1. Les trois caractères communs à toute génération : le GC Met. Z 7 (1032 a12–30), c. 22
§ 3.1.2. Le principe de synonyme dans les productions artificielles : le GC de Met. Z7 (1032 b5–b 4 [… ] 1032 b20–29), c. 23
§ 3.1.3. La matière et la forme dans la définition des substances engendrées : le GC de Met. Z7 (1033 a1–8 et 1033 a8–19), cc. 24–25
§ 3.2. La forme ne peut ni venir à être ni engendrer : le GC de Met. Z8
§ 3.2.1. La forme n’est pas composée : le GC de Met. Z7 (1033 a19)-Z8 (1033 b5), c. 26
§ 3.2.2. La forme n’a pas d’essence : le GC de Met. Z8 (1033 b5–19), c. 27 :
§ 3.2.3. La forme n’engendre pas : le GC de Met. Z 8 (1033 b19–1034 a8), c. 28
§ 3.3. Les générations dites « spontanées » : le GC de Met. Z9 613 § 3.3.1. Qu and l’art parachève la nature. Le principe de synonymie dans les générations par art et par nature : le GC de Met. Z 9 (1034 a9–21)-(1034 a21–30), cc. 29–30
§ 3.3.2. La causalité perpendiculaire. Le principe de synonymie dans les générations dites « spontanées » : le GC de Met. Z9 (1034 a30-b7), c. 31
Alexandre et Thémistius sur les générations spontanées
Le Donneur des formes comme cause de la génération : Averroès contre Avicenne ?
La solution d’Averroès : Causalité instrumentale, action cosmique et synonymie divine
Conclusion : La providence divine comme enjeu ultime de la métaphysique
Conclusion : D’Aristote à Averroès. La théorie de la génération au coeur du néo-aristotélisme
Bibliographie
Index des lieux
Index des termes grecs
Index des termes arabes
Index des termes latins

Citation preview

I

Cristina Cerami Génération et Substance

II

Scientia Graeco-Arabica herausgegeben von Marwan Rashed

Band 18

De Gruyter

III

Génération et Substance Aristote et Averroès entre physique et métaphysique de

Cristina Cerami

De Gruyter

IV

ISBN 978-1-61451-777-1 e-ISBN (PDF) 978-1-61451-695-8 e-ISBN (EPUB) 978-1-61451-969-0 ISSN 1868-7172 Library of Congress Cataloging-in-Publication Data A CIP catalog record for this book has been applied for at the Library of Congress. Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http://dnb.dnb.de abrufbar. © 2015 Walter de Gruyter Inc., Boston/Berlin Satz: Dörlemann-Satz GmbH & Co. KG, Lemförde Druck und buchbinderische Verarbeitung: CPI books GmbH, Leck ∞ Gedruckt auf säurefreiem Papier Printed in Germany www.degruyter.com

À mon père, Giovanni À ma mère, Lori

Table de matières Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

1

Aristote Chapitre I: La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote: les critères d’une étude systémique . . . . . . . . . . . . . .

23

Introduction: L’aporie d’une théorie générale de la génération  . . . . . . . § 1. La complexité de la recherche physique d’après l’exégèse contemporaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 2. Que faut-il entendre par λογικῶς? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 3. Du λογικῶς au καθόλου . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 4. En général (καθόλου) et séparément (χωρίς): l’analogie et l’organisation de la recherche physique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 5. Étude générale et étude séparée de la génération: principes communs par analogie et principes propres . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 6. La génération substantielle dans la science de l’être . . . . . . . . . . .

50 54

Chapitre II: Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

63

Introduction: L’étude de la génération de Phys. I . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 1. Recherche générale et démarche inductive: Phys. I et les principes communs par analogie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 2. Les ensembles confus: Phys. I  5–6  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 3. Le modèle de l’alternance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 4. «Venir à être se dit en plusieurs sens»: la plurivocité du verbe γίγνεσθαι en Phys. I 7 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 5. La génération absolue et la modification de la seconde formule: la seconde partie de Phys. I 7 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 6. Privation et matière: essentiellement deux, numériquement un Appendice: L’étude générale de la génération entre cinématique et cosmologie  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

23 27 33 38 44

63 64 70 74 78 82 85 88 95

VIII

Table de matières

Chapitre III: Du général au spécifique: l’étude de la génération substantielle dans ses caractéristiques propres . . . . . . . . . . . . .

96

Introduction: Le De Generatione et Corruptione et la recherche des ἴδια . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96 § 1. La théorie générale de la génération substantielle et l’unité du De Generatione et Corruptione . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98 § 2. Du pluralisme au continu matériel: la notion de ὅλον au cœur de la théorie de la génération substantielle . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 § 3. Du moins déterminé au plus déterminé: le modèle explicatif propre à la génération absolue  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 § 4. Génération absolue et altération: le substrat matériel comme propriété constitutive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115 § 5. Matière, puissance et détermination: vers une théorie de la scala naturae . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 Chapitre IV: La mise en œuvre de l’étude de la génération substantielle: la génération animale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 Introduction: La génération substantielle au tournant de la recherche biologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 § 1. Génération et reproduction: causes motrices, causes instrumentales et causes substratiques dans la génération animale par semence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132 § 1.1. Matière, forme et instrument . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134 § 1.2. Quantité de chaleur et proportion du mouvement . . . . . . . . . . . . 136 § 1.3. Le pneuma comme force motrice: le soubassement de la vie animale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140 § 2. La génération animale comme constitution d’un nouvel individu 144 § 3. Amener à soi: la génération substantielle comme assimilation de l’autre et le fondement de la scala naturae . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148 § 4. Le bas de l’échelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158 § 4.1. Hybrides, stérilité et générations inachevées . . . . . . . . . . . . . . . . . 159 § 4.2. Les générations dites spontanées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 Chapitre V: Le quelque chose qui vient à être: substance et génération de la substance dans le livre Z de la Métaphysique . . . . . . . . . . . . 165 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 § 1. Γένεσις ἁπλῆ et ὂν ἁπλῶς . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166 § 2. Le rôle des chapitres 7–9 dans la recherche de Métaphysique Z . 169

Table de matières

Qu’est-ce qu’est la génération et qu’est-ce qui vient à être: Métaphysique Z7 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 3.1. Les principes de la génération: Met. Z7, 1032 a12–15 . . . . . . . . . . § 3.2. Les trois types de génération: Met. Z7, 1032 a15–b31 . . . . . . . . . . § 3.3. Le logos de la substance engendrée: Met. Z7, 1032 b31–1033 a5 . . § 4. Le statut ontologique de la forme: Métaphysique Z8 . . . . . . . . . . § 4.1. Les principes de la génération ne viennent pas à être: Met. Z8, 1033 a24–1033 b19 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 4.2. La réfutation de la théorie platonicienne des Idées: Met. Z8, 1033 b19–29 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 4.3. Un apparent contre-exemple au principe de synonymie: Met. Z8, 1033 b29–1034 a8. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 5. Le principe de synonymie et les générations ἀπὸ ταὐτομάτου: Métaphysique Z9 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 5.1. Les générations artificielles spontanées: Met. Z9, 1034 a9–32 . . . § 5.2. Les générations naturelles spontanées et les générations des accidents: Met. Z9, 1034 b7–19 et Met. Z9, 1034 a33–1034 b7 . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

IX

§ 3.

176 176 182 192 197 198 203 207 209 213 222 228

Conclusion: Fondements et résultats de l’étude de la génération d’Aristote . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 230

Averroès Chapitre VI: L’étude de la génération substantielle et l’ordre du corpus physique d’après Averroès . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 1. Res communes. La première étape de la recherche physique et le principe épistémologique du niveau de généralité approprié . . . § 2. Res propriae. Les recherches spécifiques dans l’étude de la nature § 2.1. La première étape des recherches spécifiques: le De Caelo et l’étude des parties simples de l’univers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 2.1.2. La forme substantielle avant l’accident essentiel: l’unité du DC et le rapport entre DC III–IV et DGC II . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 2.2. L’étude générale de la génération substantielle: le De Generatione et Corruptione . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . § 2.3. La génération des composés: des phénomènes météorologiques aux corps vivants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

237 241 252 253 258 265 273 282

X

Table de matières

Chapitre VII: Les racines universelles de la nature: l’étude générale de la génération . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 284 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 284 § 1. Certitude, autonomie et légitimité de la science de la nature: le Grand Commentaire de Phys. I 1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 287 § 1.1. La physique comme science certaine: Subiectum et intentio . . . . . 291 § 1.2. L’autonomie de la science physique: les causes éloignées et la polémique contre Avicenne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 300 § 1.2.1. La distinction entre physique et métaphysique: l’être en tant que doué d’un principe interne de mouvement  . . . . . . . . . . . . . . 307 § 1.3. La méthode du physicien: le signe et l’induction pour une fondation a posteriori de la science de la nature . . . . . . . . . . . . . . . 316 § 1.3.1. Le chemin qui conduit de ce qui est plus clair pour nous à ce qui est «antérieur quant à l’être»: la preuve par le signe . . . . . . . 317 a) Aperçus sur les antécédents gréco-arabes de la doctrine du signe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 320 b) L’extension de la théorie de la démonstration et le débat avec Avicenne: la division et les accidents essentiels au fondement de la doctrine rušdienne du signe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 325 § 1.3.2. L’induction comme instrument nécessaire du physicien . . . . . . . 336 a) De l’ἐπαγωγή à l’istiqrāʾ: la distinction entre induction complète et incomplète, dialectique et scientifique . . . . . . . . . 338 b) L’induction scientifique selon Averroès: les conditions quantitative et qualitative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 344 c) L’induction scientifique contre l’«extrinsécisme» ašʿarite . . . 347 § 2. Matière, contraires et qualités: la théorie de la génération substantielle dans le GC de Phys. I . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 353 § 2.1. Induction et principes contraires dans le GC de Phys. I 5–6 . . . . . 356 § 2.1.1. Du contraire à l’habitus  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 357 § 2.2. Le substrat de la génération et l’analyse secundum vocem dans le GC de Phys. I 7  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 367 § 2.3. De l’habitus à l’accident propre: la génération comme mouvement sui generis dans le GC de Phys. I 7 . . . . . . . . . . . . . . . 371 § 2.4. La matière première selon Averroès: perdre la forme pour s’assimiler à Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 382 § 3. Génération, mouvement et continuité dans le GC de Phys. V et VI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 395 § 3.1. La génération comme transformation des «qualités substantielles» dans le GC de Phys. V . . . . . . . . . . . . . . 397 § 3.2. La génération substantielle au prisme du changement selon la relation dans le GC de Phys. VI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 400

Table de matières

XI

§ 3.2.1. L’instant de la génération: la génération substantielle comme changement per aequivocationem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 402 § 3.2.1. La génération substantielle comme «mouvement composé» . . . 411 Appendice I: Les enjeux ultimes de la generatio communis: le Grand Commentaire de Phys. VIII . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 421 a) La génération comme mouvement sui generis garantit l’éternité de l’univers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 421 b) Création ex nihilo: une tromperie divine? . . . . . . . . . . . . . . . . 424 c) Altération substantielle vs génération ab aeterno . . . . . . . . . . . . 428 Appendice II: Génération, détermination (taqdīr) et providence: le minimum naturale comme primum generatum . . . . . . . . . . . . . . 429 Conclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 437 Chapitre VIII: La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle: des éléments aux êtres vivants . . . . . . . . . . . . 440 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 440 § 1. Les traces de la vérité: la génération absolue comme changement vers ce qui est plus noble . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 445 § 2. Formes, qualités et concomitants: l’intensification et l’affaiblissement des «qualités affectives» au fondement de la génération . . . 456 § 2.1. Altération et génération: la corporéité comme substrat par accident . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 457 § 2.2. Accroissement et génération: une analogie structurelle . . . . . . . . 460 § 2.3. Contact, action/passion et mélange: la génération des éléments comme variation des «qualités affectives» . . . . . . . . . . . . . . . . . . 463 § 3. La génération des vivants: matière, forme et définition de la substance dans le commentaire du Livre des animaux . . . . . . . . . . 474 § 3.1. La complexion au cœur de la génération des animaux: le rôle de la traduction arabe et le débat avec Galien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 480 Le père-agent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 480 La mère-matière: l’analogie entre le sang menstruel et la semence masculine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 487 § 3.2. Le mélange qualitatif contre la théorie de la double semence . . . 490 § 3.3. Contact, transfert de qualités et complexion dans la génération animale: la chaleur naturelle comme instrument de la virtus formativa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 500 § 3.4. De la forme en puissance à la puissance de la forme: la virtus formativa comme «force dynamique» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 511 § 3.5. Le rôle des corps célestes dans la génération animale . . . . . . . . . . 517 § 3.6. Complexion, parties de la forme et formes des formes contre l’existence d’une pluralité de formes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 521

XII

Table de matières

Conclusions, résultats et enjeux de l’étude propre de la génération substantielle: retour sur la polémique avec Avicenne . . . . . . . . . 524 Chapitre IX: La noblesse de l’être: physique, ontologie et théologie dans le Grand Commentaire de la Métaphysique . . . . . . . . . . . . . . . . . 535 § 1. § 1.1. § 1.2. § 1.3. § 2. § 2.1. § 2.2. § 3.

§ 3.1. § 3.1.1. § 3.1.2. § 3.1.3.

§ 3.2. § 3.2.1. § 3.2.2. § 3.2.3. § 3.3. § 3.3.1.

§ 3.3.2.

La métaphysique comme science  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 535 La primauté de la science des causes suprêmes . . . . . . . . . . . . . . . 536 La lecture causale du πρὸς ἕν et l’ontologie gradualiste au fondement de l’unité et de l’universalité de la métaphysique . . . . 542 La métaphysique comme théologie: la primauté de la cause finale et l’acte comme fondement de l’être . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 546 La doctrine de la substance dans le livre Z de la Métaphysique . . . 554 Alexandre d’Aphrodise et la structure de Met. Z . . . . . . . . . . . . . 554 Substance première pour nous, substance première par nature: l’enjeu de Met. Z d’après Averroès . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 557 Le Grand Commentaire de Met. Z7–9. L’homme engendre l’homme et le soleil aussi: le principe de synonymie contre toute forme de créationnisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 567 Les trois types de génération: le GC de Met. Z7 . . . . . . . . . . . . . . 573 Les trois caractères communs à toute génération: le GC Met. Z7 (1032 a12–30), c. 22 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 574 Le principe de synonyme dans les productions artificielles: le GC de Met. Z7 (1032 b5–b 4 […] 1032 b20–29), c. 23 . . . . . . . . . . 580 La matière et la forme dans la définition des substances engendrées: le GC de Met. Z7 (1033 a1–8 et 1033 a8–19), cc. 24–25 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 588 La forme ne peut ni venir à être ni engendrer: le GC de Met. Z8 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 591 La forme n’est pas composée: le GC de Met. Z7 (1033 a19)-Z8 (1033 b5), c. 26 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 597 La forme n’a pas d’essence: le GC de Met. Z8 (1033 b5–19), c. 27: . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 603 La forme n’engendre pas: le GC de Met. Z8 (1033 b19–1034 a8), c. 28 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 606 Les générations dites «spontanées»: le GC de Met. Z9 . . . . . . . . 613 Quand l’art parachève la nature. Le principe de synonymie dans les générations par art et par nature: le GC de Met. Z9 (1034 a9–21)-(1034 a21–30), cc. 29–30 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 615 La causalité perpendiculaire. Le principe de synonymie dans les générations dites «spontanées»: le GC de Met. Z9 (1034 a30-b7), c. 31 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 622

Table de matières

XIII

Alexandre et Thémistius sur les générations spontanées . . . . . . . . . . 626 Le Donneur des formes comme cause de la génération: Averroès contre Avicenne? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 633 La solution d’Averroès: Causalité instrumentale, action cosmique et synonymie divine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 653 Conclusion: La providence divine comme enjeu ultime de la métaphysique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 666 Conclusion: D’Aristote à Averroès. La théorie de la génération au cœur du néo-aristotélisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 672 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 677 Index des lieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 707 Index des termes grecs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 721 Index des termes arabes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 724 Index des termes latins . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 730

Introduction Le rapport qu’entretiennent la génération et la substance et, plus généralement, le devenir et l’être, n’est pas pour Aristote un rapport à sens unique. Si ce dernier assure bien des fois que la genèse est en vue de la substance, et non pas la substance en vue de la genèse1, il affirme ailleurs que l’étude du développement des réalités, à partir de leur origine, permet de les contempler de façon absolument claire2. Ce statut ambivalent de la génération n’est pas le propre d’une approche métaphysique, plutôt que physique. Dans le cadre de la science de l’être en mouvement, la génération semble tantôt occuper le devant de la scène3, tantôt n’avoir de sens que par rapport à son produit, la substance engendrée4. Dans le cadre de la science de l’être en tant que tel, à deux moments cruciaux du traité que depuis plus de vingt-deux siècles on s’accorde à appeler Métaphysique, la génération se trouve au cœur de la recherche sur la substance. On pourrait estimer, pour utiliser la terminologie du péripatétisme gréco-arabe, que le rapport d’antériorité de la génération vis-à-vis de la substance n’est pas établi sur les mêmes critères que celui de sa postériorité: si dans l’ordre de l’être, la substance fonde la génération, dans l’ordre de l’enseignement, la génération est première. Cette solution toutefois n’épuise pas la portée et le caractère fondateur de la difficulté. De fait, l’ambiguïté et la complexité du rapport qui lie la génération et la substance révèlent un aspect fondamental et constitutif de la théorie scientifique d’Aristote, car ce rapport renvoie, au niveau systémique, à la structure bicéphale de sa philosophie: se poser la question du rapport qu’entretiennent la génération et la substance revient à s’interroger sur le lien de coexistence et de coopération des philosophies première et seconde. On ne comprendra pas la nature profonde de la corrélation du devenir à l’être, sans comprendre le rapport de complémentarité des recherches consacrées à l’un et à l’autre. C’est dans ce cadre théorique général que le présent livre s’inscrit. Son but est en conséquence double. Il s’agit de clarifier le statut de la génération substantielle dans la philosophie naturelle du Stagirite et d’expliquer le dédoublement 1 Aristote, PA I 1, 640 a18–19. 2 Aristote, Pol. I 2, 1252 a24–25: «C’est donc en examinant dès le début le développement naturel des réalités que, comme dans les autres domaines, dans celui-ci aussi nous mèneront, de cette manière, au mieux notre étude» (trad. P. Pellegrin). 3 Aristote, Phys. III 1, 200 b12–14. 4 Aristote, Phys. II 1, 193 b13; Met. Γ2, 1003 b6.

2

Introduction

de l’étude de la génération dans son enquête métaphysique. Cette étude parviendra à deux résultats majeurs: on expliquera, d’une part, comment la génération de la substance, tout en étant un phénomène unique, s’inscrit dans une étude physique plus vaste, sans en miner l’unité et la cohérence. On montrera, d’autre part, que la génération substantielle, conçue par le physicien comme l’une des opérations privilégiées des étants sublunaires, fournit au philosophe premier le point de départ de sa démarche ousiologique. Ces deux résultats expliquent l’unité du système philosophique d’Aristote, en même temps qu’ils nous fournissent la clé pour comprendre son ontologie du devenir et de l’être. C’est la forme substantielle, dans les deux cas, qui détermine, fonde en raison et constitue la clé de voûte de la théorie d’Aristote. La forme conçue, d’une part, comme force dynamique, d’autre part, comme expression suprême de l’être en acte, doit être placée au cœur de l’explication aristotélicienne de la génération et de l’être. Je voudrais brièvement présenter les traits saillants de cette double fondation, avant d’en reconstituer les étapes, dans la première partie de ce travail. La première fondation est celle de la théorie physique de la génération. L’étude de la génération substantielle révèle une tension qui parcourt le système physique d’Aristote, en même temps qu’elle le structure. Cette tension tient au fait qu’Aristote, tantôt s’efforce de fournir un modèle unique capable d’expliquer indifféremment toute forme de devenir, tantôt insiste sur le caractère idiosyncratique de la génération de la substance. Dans la droite ligne de l’épistémologie des An. Post., Aristote assure qu’on peut et on doit étudier ce qui est commun à toutes les générations indifféremment, avant même d’examiner ce qui est propre à chacune d’elles5. Il affirme, cependant, qu’à la différence des autres formes de devenir la génération substantielle ou, selon la terminologie de Phys. I, la génération «absolue» ne peut être analysée comme le passage d’un contraire à l’autre sur un sujet déterminé qui demeure: on ne peut affirmer que «le chat est devenu mort», tout comme on dit que «l’homme est devenu cultivé». Cette dissymétrie n’est pas, pour Aristote, le signe d’une simple anomalie du langage à rectifier, mais la marque essentielle du caractère unique de la génération substantielle. En replaçant l’étude de la génération dans le contexte plus large du corpus de philosophie naturelle, je montrerai que cette tension ne découle ni du caractère aporétique ou, comme on l’a affirmé, paradoxal de la doctrine d’Aristote, ni de l’application de différentes méthodes «scientifiques». La tension qu’une théorie unique du devenir semble impliquer s’estompe lorsqu’on comprend que l’étude de la génération est organisée selon les mêmes critères épistémologiques qui valent pour l’ensemble du corpus naturel: elle procède d’une étude générale (καθόλου) du phénomène, vers une étude séparée (χωρίς) des étants qui y sont 5

Aristote, Phys. I 7, 189 b30–32.

Introduction

3

sujets. C’est l’existence de divers niveaux d’analyse qui explique l’existence de différentes modalités pour exprimer la génération et pour en rendre compte. La génération substantielle, comme toute fonction (ἔργον) de l’étant naturel, doit être étudiée d’abord de façon générale, puis de façon spécifique. Toutefois, puisqu’elle n’est pas une fonction partagée par tous les étants naturels, elle ne pourra faire l’objet, en tant que telle, de l’étude par laquelle la science physique se doit de commencer. Elle sera, pour cette même raison, englobée dans une étude plus générale visant à établir les conditions de possibilité de tout devenir indifféremment. Cette étude extrêmement générale concerne des étants qui ne constituent pas un genre au sens strict, comme le montre le fait qu’il n’existe pas de genre du mouvement6. C’est pourquoi elle se fonde sur l’unité la plus lâche possible que l’aristotélisme, à la suite de la révolution eudoxéenne, pouvait accepter: l’unité analogique. L’une des thèses que je vais défendre dans ce livre est qu’en Phys. I Aristote expose ce type d’étude et parvient, par cela même, à des principes communs seulement par analogie à tout étant naturel: le substrat, la forme et la privation. C’est pour cette raison aussi que l’étude de Phys. I ne peut se considérer comme «appropriée» à la génération absolue. Ce n’est qu’avec le De Gen. et Corr. que cette étude commence. C’est en effet dans le premier livre de ce traité qu’Aristote expose l’étude appropriée, mais générale, de ce phénomène, qui se déclinera différement selon les diverses classes d’étants qu’il caractérise: des éléments aux substances vivantes. L’étude appropriée de la génération substantielle révèle l’existence d’un paradigme explicatif à la fois propre aux étants générables et corruptibles et commun à eux tous. D’après ce paradigme, la génération substantielle est le venir à être d’un nouveau «tout», dans lequel la matière demeure seulement comme constituant. Même si, là aussi, l’unicité du paradigme qui est censé expliquer tout à la fois la génération des éléments, celle des corps homéomères et la genèse des corps animés n’est pas absolue, à savoir essentielle, Aristote s’estime en mesure de l’appliquer, avec certaines précisions, à tous ces étants, dans la mesure où ils sont tous sujets à la génération et à la corruption. On aura ainsi autant d’études propres de la génération absolue que de classes d’étants qui y sont soumis. D’après le paradigme explicatif que cette étude exhibe, la génération substantielle n’est pas, en tant que telle, la transformation d’un substrat qui demeure, elle est le venir à être d’un nouveau tout, dans lequel la matière-substrat qui préexiste perd toute autonomie logique et ontologique: on ne dira pas que du sang est devenu animal, mais qu’un animal sanguin est venu à être. On parvient ainsi à l’une des contributions majeures que l’étude propre de la génération substantielle apporte à la compréhension de l’hylémorphisme. Si au 6

Aristote, Phys. III 1, 200 b32 et sq.

4

Introduction

niveau logique la matière possède, au sein de l’énoncé de l’être engendré, le statut d’une propriété, c’est qu’elle n’est rien d’autre au niveau le plus élémentaire du réel que l’ensemble des qualités affectives qui demeurent, dans l’être engendré, sous le régime de la nouvelle forme. Dans une génération substantielle, la matière n’est rien d’autre que la propriété ou les propriétés qui demeurent dans le nouveau «tout», considéré comme leur premier substrat d’inhérence. L’étude de la génération des éléments et celle de la genèse des vivants clarifient, en outre, la façon selon laquelle l’unité et la détermination du produit engendré se réalisent. Elles le font en montrant que la génération est toujours la duplication du principe agent et la reproduction d’un nouvel individu semblable, réalisée par le biais d’une assimilation du principe patient par le principe agent, en vertu de sa forme. Cela constitue la seconde grande contribution que l’étude de la génération apporte à la compréhension de l’ontologie du sensible du Stagirite. La génération substantielle, pour le dire avec le De Gen. An., c’est «l’amener à soi» de ce qui est autre et son assimilation. Cette assimilation se produit par la transmission du même mouvement que celui caractérisant l’agent, et par lequel il est mû, un mouvement dont la chaleur est le meilleur conducteur. Un nouvel être s’engendre, lorsque ce qui est par nature agent s’assimile ce qui est par nature patient. L’étude de la génération permet ainsi de défaire l’un des nœuds de l’hylémorphisme, en même temps qu’elle met au jour l’existence du projet «global» et ordonné dans lequel elle s’inscrit. La génération substantielle, conçue comme l’amener à soi, est la réalisation de la fonction principielle des étants engendrables et corruptibles, celle qui garantit à l’individu la possibilité de survivre et de demeurer dans l’être, autant qu’un étant corruptible puisse le faire. La forme substantielle, en tant que principe permettant à toute substance sublunaire de réaliser cette fonction principielle, est son moteur immobile ou, pour le dire avec une terminologie non-aristotélicienne, «sa pulsion de vie». Le cosmos aristotélicien est pénétré et régi par cette force qui pousse tout individu complet à se préserver, en s’assimilant ce qui est autre et moins complet que lui. La forme dicte la détermination et l’achèvement, en étant elle même un principe complet; elle est, pour cela même, à la fois principe moteur et principe final. L’étude propre de la génération substantielle permet ainsi de parvenir à un résultat double concernant les mécanismes qui la fondent: i) elle montre le caractère unitaire de son produit; ii) elle pose la nécessité d’un principe déterminé et déterminant qui oriente le phénomène. Son apport, toutefois, ne se limite pas à cela. Car, du point de vue du système global dans lequel elle s’inscrit, elle permet également de mettre au jour l’existence d’un cadre cosmologique unique dans lequel chaque étant sensible, en tant qu’il est sujet à la génération et à la corruption, occupe une place définie. En effet, la capacité de s’imposer, de façon plus ou moins efficace, sur ce qui est moins actif et, pour cette raison, moins parfait, permet de classer les étants

Introduction

5

sublunaires selon une échelle de perfection unique. La forme la plus parfaite est celle qui possède plus que les autres la capacité d’agir sur la matière qui lui est propre et, par cela même, de demeurer dans l’être autant qu’une forme sublunaire puisse le faire. C’est en vertu de ce principe que le feu, au niveau élémentaire, est plus parfait que la terre et les espèces vivipares, au niveau animal, plus parfaites que les ovipares. La mise au jour de ce schéma ontologique montre que la forme est fin, car elle garantit la préservation de l’étant. Elle montre, par cela même que la fin, en tant que préservation, est le principe méta-causal qui fonde tout le système7. Tout est orienté à sa propre survie comme à son bien et, de ce fait, porté à s’assimiler ce qui est autre. Dans ce cadre, est meilleur l’être qui se donne les moyens pour réaliser son propre bien: s’assimiler ce qui est autre, afin de perdurer dans l’être. L’amener à soi n’est toutefois qu’un palier figé dans un système global, qui dépasse l’horizon de la génération et rejoint celui dont l’acte est le fondement. Car si l’être est plus noble que le non-être, l’être toujours en acte plus noble que l’amener à soi, l’être acte pur plus noble absolument8, on est en droit d’étendre le classement au-delà du domaine de la génération, pour admettre qu’à l’échelle de l’être en tant que tel, c’est l’être en acte qui constitue aussi bien le sommet de la hiérarchie que son principe d’unité. Cette unité toutefois ne sera telle, une fois de plus, que par analogie. Car si dans le monde de la génération et de la corruption l’échelle se fonde sur la capacité d’agir, dans le domaine de l’être qui est toujours le même, elle se fonde sur le fait d’être en acte et, finalement, d’être acte. D’après ce critère unique, l’homme qui pense est plus parfait que l’animal qui sent, mais moins parfait que les sphères célestes et encore moins que leur principe d’intellection. On dépasse ainsi le domaine de la science physique, pour rentrer dans celui de la science de l’être en tant que tel. Dans le cadre de l’étude de la génération en particulier et dans celui de la nature en général, la forme-acte est donc un moteur, un principe dynamique, capable de fonder en raison et de rendre compte du phénomène qui définit le genre-sujet de la science entière: l’étant doué d’un principe interne de changement. C’est le résultat ultime auquel parvient l’étude physique de la génération substantielle. Cependant, l’existence de ce moteur immobile, conçu comme principe moteur, final et formel est seulement posée et admise par l’étude physique. Le philosophe de la nature, en effet, ne peut en définir l’être ou, plus précisément, la substantialité. C’est à cette tâche que se consacrera le philosophe premier. On a là le cœur de la seconde fondation, celle de la science de l’être en tant que tel. Les caractères que l’étude de la nature a permis d’élucider, notamment 7 Sur le caractère fondateur de cette intuition, voir M. Rashed, «La préservation (σωτηρία), objet des Parva Naturalia et ruse de la nature», Revue de philosophie ancienne, 20, 2002, p. 35–59. 8 Aristote GA II 1, 731 b23–732 a9.

6

Introduction

la primauté de la forme et sa simplicité en tant que moteur immobile, ainsi que, parallèlement, l’unité dérivée du résultat de la génération, à savoir la substance engendrée, constituent en un sens le point de départ de la recherche métaphysique. Lorsqu’on se pose la question de savoir ce qui fait d’un étant un étant ou, autrement dit, ce que c’est que d’être pour un étant et que l’on essaie de comprendre quel est le principe de l’étant en tant qu’étant, le critère de la détermination (du τόδε τι) et celui de la séparation (χωριστόν) surgissent comme les seuls capables d’identifier le principe recherché9. Dans ce cadre, l’étude de la génération fournit un contenu capable de satisfaire ces deux conditions ontologiques. La forme substantielle, en étant le principe moteur inengendrable et incorruptible, satisfait au mieux les deux critères et se révèle être la substance première; la substance engendrée, en étant un entier dans lequel la matière ne figure que comme constituant, demeure une unité et donc une substance. Les caractères de détermination et de séparation logique de la forme en font le principe du devenir et de l’être. La forme, moteur immobile et cause finale en physique, est en métaphysique état accompli, un état qui s’est imposé à ce qui était inaccompli. C’est cela qui explique que la forme est aussi acte et fondement de l’être en tant que tel. L’état accompli, qui n’implique plus aucun mouvement, est la conservation du semblable par le semblable10. Le passage de la physique à la métaphysique se réalise finalement comme le passage de «l’amener à soi» à la conservation de soi ou, pour le dire autrement, de l’agir à l’être en acte en tant que tel. * Dans la seconde partie de ce livre, j’ai choisi d’exposer l’interprétation qu’Averroès a élaborée de la théorie aristotélicienne de la génération substantielle. Cette déclaration et le projet qu’elle engage demandent plusieurs précisions et, sans doute, plusieurs justifications, qui sont autant d’arguments en faveur de la nécessité de réaliser un seul livre en deux parties. Le travail exégétique auquel Averroès a soumis le texte d’Aristote est dans l’histoire du péripatétisme grec, arabe et latin sans équivalent. Durant toute sa vie, alors qu’il était juge suprême et médecin sous le règne du calife almohade Abū Yaʿqūb Yūsuf (1163–1184), Averroès s’est confronté à la pensée d’Aristote, en revenant à trois reprises sur la plupart de ses traités. Ce phénomène unique dans l’histoire de la philosophie mérite à lui seul d’être médité, mais se prête à plus d’une lecture. Une lecture rebattue, dont l’épithète sous lequel Averroès était connu au MoyenÂge latin constitue l’arrière-fond. Depuis le XIIIe siècle, de façon presqu’inin9 Aristote, Met. Z3, 1029 a27–30. 10 Aristote, DA II 5, 417 b3–7.

Introduction

7

terrompue, le travail du Commentator, qu’incarnait notamment la série de ses commentaires littéraux, les Grands commentaires (dorénavant GC), a constitué un repère dans la lecture du texte du Stagirite. Cette renommée et cette appréciation du travail d’Averroès se trouvent confirmées dans la présente étude. Les GC des textes dans lesquels Averroès discute la doctrine de la génération substantielle sont de véritables chefs-d’œuvre, auxquels tout lecteur moderne d’Aristote devrait se rapporter dans son travail herméneutique. Ce n’est toutefois ni la seule, ni la principale raison qui fait d’Averroès l’autre personnage central de ce livre. C’est sa façon de restituer et de défendre l’aristotélisme qui l’explique, en même temps qu’elle fait de lui l’un des jalons essentiels de l’histoire de la philosophie. Pour le comprendre il faut réinscrire les traités d’Averroès dans son projet philosophique, un projet qui ne peut se séparer du contexte théorique et historique qui l’a vu naître. Abū al-Walīd Muḥammad Ibn Aḥmad Ibn Rušd n’était pas ce qu’on appelle aujourd’hui un universitaire, comme on a pu le dire d’Alexandre d’Aphrodise11; il n’était pas non plus un commentateur, pour ainsi dire, «professionnel», dont le travail occupait une place bien déterminée dans une pratique pédagogique institutionnalisée, comme on peut l’affirmer de Simplicius12. De fait, on ne sait grand-chose ni du contexte, pour ainsi dire, «concret» de son travail d’expositor, ni du public auquel ce projet s’adressait. On connaît moins mal les raisons qui ont poussé Averroès, dans une première phase de sa carrière intellectuelle (à partir de 1158)13, à réaliser une summa du savoir acquis par ses prédécesseurs grecs et arabes. C’est à partir de cette date et pendant une dizaine d’années qu’Averroès réalise ce projet, en rédigeant une série d’épitomés, visant à exposer de façon synthétique les connaissances acquises dans les disciplines qui formaient, d’après lui, le savoir nécessaire à l’homme de son temps pour s’accomplir en tant qu’homme. Chaque discipline est incarnée par un traité, qui en constitue en quelque sorte l’achèvement. Parmi ses traités, on trouve la presque totalité des œuvres transmises d’Aristote, qu’Averroès connait soit de première main soit sous la forme d’abrégés composés par d’autres auteurs précédents, comme l’Almageste de Ptolémée, une synthèse de la République de Platon et le traité sur les fondements du droit (uṣūl al-fiqh) d’al-Ġazālī, le Mustaṣfā min ʿilm al-uṣūl. En synthétisant chacun de ces ouvrages, il s’agit pour Averroès de fournir à ses contemporains des instruments rapides et efficaces pour acquérir une formation, sinon suffi-

11 M. Rashed, Essentialisme. Alexandre d’Aphrodise entre logique, physique et cosmologie, W. De Gruyter, Berlin-New York 2007. 12 P. Golitsis, Les Commentaires de Simplicius et de Jean Philopon à la Physique d’Aristote. Tradition et Innovation, W. De Gruyter, Berlin-New York 2008. 13 Ǧ.D. Al-ʿAlawī, Al-Matn al-rušdī. Madḫal li-qirāʾa ǧadīda, Dār Tūbqāl li-al-našr, Casablanca 1986, p. 55 sq.; p. 214.

8

Introduction

sante, du moins nécessaire, pour s’accomplir en tant qu’homme14. Même si ces épitomés ne manifestent pas tous les mêmes caractères, car certains sont plus proches que d’autres du texte qu’ils sont censés synthétiser, ils s’inscrivent tous dans ce projet philosophique15. La nature et l’urgence de ce projet, couvrant des disciplines «à la fois universelles et propres à la civilisation arabe et islamique», sont en grande partie dictées par les événements historiques. En effet, l’arrivée des Almohades au pouvoir change l’horizon politique et social de l’Andalousie et définit le cadre théorique et doctrinal dans lequel Averroès inscrit son projet encyclopédique16. Cependant, la conception du savoir qu’un tel projet suppose, au moins pour ce qui est des sciences théorétiques, n’est pas le propre d’al-Andalūs du XIIe siècle. Averroès considère les doctrines scientifiques qu’il s’apprête à «condenser» comme constituant un savoir «globalement» achevé, qui ne peut être complété qu’au niveau «local». Cette conception du savoir de son temps, Averroès l’hérite de ses prédécesseurs arabes, et notamment d’al-Fārābī, Avicenne et Ibn Bāǧǧa17. On retrouve, en effet, chez ces trois auteurs l’idée que le savoir scientifique humain est arrivé, avec Aristote, à son aboutissement, pas tant du fait que le corpus de ce dernier expose la totalité des connaissances que l’homme peut atteindre, que du fait qu’il répond dans son ensemble aux conditions assignées, dans les An. Post., à tout savoir scientifique. Cette conception du savoir, qu’Averroès se propose de dispenser à ses contemporains, constitue un trait d’union de l’ensemble des épitomés. Les écrits de cette période partagent également un autre aspect doctrinal, qui légitime le fait de les inscrire dans un seul et unique projet. Ils manifestent tous, de façon plus ou moins marquée, une adhésion à certaines doctrines émanatistes élaborées par les lecteurs arabes d’Aristote. En effet, influencé par la pensée d’Avicenne, relue, comme on le verra, au prisme de la philosophie d’Ibn Bāǧǧa, 14 G. Endress, «“If God Will Grant me Life”. Averroes the Philosopher: Studies on the History of His Development», Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 15, 2004, p. 227–253. 15 C’est pourquoi la question relative au nom à attribuer à ces traités (Épitomés, Abrégés ou Petits commentaires) n’a plus lieu d’être posée. En effet, si le but de ces derniers était celui de fournir une synthèse de la discipline dont le traité relevait et non simplement un résumé de ce dernier, une fois exclu le terme «petit commentaire», on pourra indifféremment choisir le titre Épitomé ou Abrégé. 16 Sur le contexte historique, l’étendue et le sens de ce projet encyclopédique, voir Z. Bou Akl, Averroès: La philosophie et la Loi, édition, traduction et commentaire de l’Abrégé du Mustaṣfā, W. De Gruyter, Berlin-New York 2015, p. 3–7 et la bibliographie citée. 17 A. Hasnaoui, «L’âge de la démonstration. Logique, science et histoire: al-Farabi, Avicenne, Avempace, Averroès», dans G. Federici Vescovini et A. Hasnawi (éds.), Circolazione dei saperi nel Mediterraneo: filosofia e scienze (secoli IX–XVII); Circulation des savoirs autour de la Méditerranée: philosophie et sciences (IXe–XVIIe siècle), Actes du 5e colloque de la SIHSPAI, Cadmo, Firenze 2013, p. 257–281.

Introduction

9

Averroès s’efforce plus de rectifier les thèses de ces deux auteurs que de les réfuter. Le savoir qu’Averroès s’efforce d’exposer dans ses épitomés est un aristotélisme, très fortement imprégné de néo-platonisme arabe. Le projet philosophique engagé pendant ces années permet de saisir, par opposition, les raisons et le cadre théorique de la production postérieure d’Averroès. Celle-ci, en effet, se constitue en grande partie comme la remise en question et le dépassement de la lecture et des options philosophiques des épitomés. Des études récentes ont définitivement montré qu’à un certain moment Averroès abandonne la lecture émanatiste défendue dans les épitomés et qu’il revient sur ces derniers, dans le but d’en modifier les passages qui en attestaient un accord sans conditions18. Même s’il est difficile de repérer le moment exact de cette «rupture», l’étude comparée des Abrégés avec les écrits postérieurs montre que c’est à partir de la fin des années 1160 qu’Averroès récuse les thèses émanatistes. Ces années marquent le début d’une nouvelle lecture de l’aristotélisme et d’un projet philosophique différent. À partir de cette date et pour le restant de sa vie, Averroès ne cesse de revenir sur les textes d’Aristote pour les analyser et les expliquer. Il en rédige des commentaires paraphrastiques qu’on appelle Paraphrases ou Commentaires moyens (dorénavant CM) et des commentaires littéraux, les GC. Même si Averroès a eu l’intention de réaliser un GC pour chaque traité d’Aristote, on n’en possède que cinq: celui des Analytiques Postérieurs, de la Physique, du De Caelo, du De Anima et de la Métaphysique. À plusieurs reprises, il se plaint du peu de temps que ses occupations juridiques et politiques lui laissent et promet de revenir sur le texte d’Aristote de façon plus analytique, si la vie lui en donne l’opportunité. Il est plus difficile de définir la période de rédaction des écrits de ces années19. On sait que les CM ont été achevées avant la plus grande partie des GC20 et qu’ils 18 Les études de H.A. Davidson, J. Puig-Montada, R. Glasner et G. Freudenthal, notamment, ont prouvé de façon certaine cet aspect de la production intellectuelle d’Averroès. J’en donnerai plus de détails au cours de mon analyse. 19 Pour quelques éléments de datation, voir Averroès, Tafsīr Mā baʿd aṭ-ṭabīʿa, texte arabe inédit établi par M. Bouyges, 3 vol., Dār el-Machreq, Bayrūt 20045 (dorénavant GC Met.), Notice, p. XXIII–XXV. Cf. G. Endress, «Le projet d’Averroès: constitution, réception et édition du corpus des œuvres d’Ibn Rušd», dans G. Endress et J.A. Arnzen (éds.), Averroes and the Aristotelian Tradition. Sources, Constitution and Reception of the Philosophy of Ibn Rushd (1126–1198). Proceedings of the Fourth Symposium Averroicum (Cologne 1996), Brill, Leiden-Boston-Köln 1999, p. 3–31: p. 13–14. Il n’y a toutefois pas de datation certaine pour les GC. On ne peut établir qu’un ordre relatif de composition. D’après le ms. Munich Cod. hebr. 32, le GC du livre I des An. Post. aurait été terminé en 1180. On sait, par ailleurs (voir n. suivante), que le GC du DA a été complété avant celui de la Phys. et celui du DC avant celui de la Met. Sur cela, voir Endress, « “If God” », p. 251. 20 Dans un passage de la version hébraïque du GC de la Phys. récemment découvert (cf. R. Glasner, «Review of Averroes, Middle Commentary on Aristotle’s De anima, A Critical Edition of the Arabic Text with English Translation, Notes and Introduction by A. Ivry», Æstimatio, 1, 2004, p. 57–61: p. 58–59), Averroès nous dit qu’au moment de sa rédaction il avait

10

Introduction

ne délivrent pas, sur certaines questions, le dernier mot d’Averroès. On sait également que la plupart d’entre eux ont été modifiés au moment de la rédaction des GC. Sur la base de l’ensemble des données à notre disposition, la seule conclusion qu’on puisse tirer est qu’Averroès a commencé à rédiger les GC au début des années 80, jusqu’à sa mort et qu’il a complété les CM avant cette date. Comme dans le cas des Abrégés, on verra toutefois qu’on peut inscrire l’ensemble de ces traités dans un projet philosophique unitaire marqué par un retour au texte d’Aristote21. C’est à la doctrine de la génération substantielle qu’Averroès élabore dans cette période de sa vie que la seconde partie du présent livre est consacrée. Cette étude confirmera, d’une part, qu’on peut considérer les CM et les GC comme partageant la même conception de l’aristotélisme; elle apportera, d’autre part, un début de réponse à la question de comprendre quel était le public auquel ce projet philosophique s’adressait. Elle le fera, notamment, en dévoilant les véritables cibles de la critique qu’Averroès engage avec ses prédécesseurs et les véritables raisons de l’abandon de l’émanatisme. Comme pour la première partie de ce livre, l’étude de cette seconde partie se construit autour de deux axes. Il s’agira de comprendre comment Averroès a interprété la théorie de la génération exposée dans le corpus de philosophie naturelle du Stagirite, puis de saisir comment il l’a articulée à sa doctrine de l’être en tant que tel. Dans les deux cas, on montrera que le plus grand effort d’Averroès a été de doter l’aristotélisme de nouveaux dispositifs conceptuels, lui permettant de répondre aux nouveaux enjeux philosophiques et théologiques auxquels le péripatétisme arabe était confronté. L’étude des GC et des CM des textes consacrés à la génération substantielle nous fournit une première indication essentielle. Si, dans la seconde phase de sa réflexion, Averroès renie le système émanatiste défendu dans les épitomés, il fait encore de l’hypothèse selon laquelle le savoir humain s’est accompli avec Aristote l’assise de son projet philosophique. L’étude de la génération est ainsi inscrite déjà terminé l’ensemble des paraphrases et achevé le GC du De An. Concernant ce dernier, on a émis l’hypothèse qu’il ait été composé après le GC du même traité. Voir à ce propos, A. Ivry, «Averroes’ Middle and Long Commentaries on the De amina», Arabic Sciences and Philosophy, 5, 1995, p. 75–92; id., «Averroes’ Three Commentaries on De anima», dans Endress et Aertsen (éds.), Averroes and the Aristotelian Tradition, p. 199–216. Cette thèse, toutefois, a été par la suite largement crititquée, notamment en montrant que les passages qui, dans le CM, témoignent de la doctrine du GC sont le produit d’une révision postérieure. L’ensemble de la question a été reconsidérée par C. Sirat et M. Geoffroy à la suite de la découverte de nouveaux documents (C. Sirat et M. Geoffroy, L’original arabe du Grand Commentaire d’Averroès au De Anima d’Aristote Prémices de l’édition, Vrin, Paris 2005). 21 Ce qui ne veut dire, comme on le verra, ni que les Paraphrases et les Grands commentaires visent exactement le même but et témoignent d’un seul et unique point de vue sur toute question, ni que chacun de ces deux groupes de traités constitue un «genre» littéraire parfaitement homogène.

Introduction

11

dans un corpus complet et ordonné selon les règles fixées dans les An. Post. La lecture qu’Averroès formule de la théorie de la génération ne peut se comprendre indépendamment de la reconstruction qu’il propose de l’ensemble de ce corpus. La façon dans laquelle Averroès reconstitue la structure épistémique du savoir physique d’Aristote révèle l’un des principes qui commandent sa lecture de l’aristotélisme. L’étude de la nature doit établir l’existence d’un système de causes de moins en moins générales qui, s’imbriquant les unes dans les autres, dévoilent l’unité du monde aristotélicien. Les quatre causes, matérielle, motrice, formelle et finale, sont ainsi conçues comme des classes dans lesquelles des «instances», en fonction de leur portée causale, sont plus ou moins antérieures aux autres. Averroès affirme ainsi qu’existent une matière première, une forme première, une fin première, ainsi qu’un moteur ultime. Les causes premières dans les quatre classes ne sont plus de simples fonctions analogiques, mais de véritables causes individuelles. Cette distinction en quatre genres de causes et entre des causes éloignées et prochaines permet à Averroès d’établir l’ordre des diverses étapes de la physique et des traités qui les exposent, ainsi que la distinction entre une philosophie seconde et une philosophie première. Je montrerai que, sur ce point, Averroès reprend, pour le détourner, un trait essentiel de la conception du monde d’Avicenne, et que c’est dans ce détournement que se situe le cœur de l’aristotélisme rénové dont il se fait le défenseur. Dans l’héritage du néo-platonisme gréco-arabe, Avicenne envisage un monde «uniforme» dans lequel la causalité des principes supérieurs va progressivement s’affadir, jusqu’à être remplacée par un «semblant» de causalité qui est celle des agents sensibles. Les puissances sensibles qui se déploient dans le réel n’ont pas de véritable efficience, si ce n’est au niveau des qualités affectives. Les agents sensibles ne font rien que modifier la matière dans ses dispositions sensibles et la disposer à recevoir les formes substantielles. Un corps, qu’il soit supra- ou sublunaire, doué d’une âme ou pas, ne peut faire exister ni une forme substantielle ni une autre âme, ce que seule une forme séparée peut faire. C’est en cela que la causalité sensible n’est qu’un affadissement de la véritable causalité, celle de la forme et de l’être. La seule véritable causalité qui se manifeste dans le sensible doit être léguée à un principe «autre», à un principe intelligible. En effet, seul un principe séparé, c’est-à-dire l’intelligence séparée d’un corps supralunaire, peut garantir l’information de la matière. Ce principe est celui que la tradition post-avicennienne appellera «Donateur des formes». Cette intelligence cosmique est le principe dont tout dans le sensible découle, à savoir aussi bien les formes que la matière. Les formes, assure Avicenne, sont la cause des réalités sensibles et de la matière elle-même22, mais, puisqu’elles sont directement émanées 22 Avicenne, al-Šifāʾ: Ilāhīyāt, II, 4, 83, 4–85, 12.

12

Introduction

dans le sensible par un agent incorporel, elles ne sont qu’une cause intermédiaire23. En accord avec ce système physico-ontologique, Avicenne proclame la primauté d’une science suprême, celle de l’être en tant que tel, qui fonde toutes les autres, en établissant leurs principes premiers. La métaphysique est la seule science qui permet à l’homme d’établir de façon scientifique les quatre causes premières qui constituent le fondement de l’être. La physique, tout comme les mathématiques, ne peuvent que poser l’existence de ces principes que la science qui les subordonne fonde en raison. C’est à ce «formalisme», pour reprendre l’expression de Y. Michot, et à cet «verticalisme» épistémologique, qu’Averroès s’oppose tout au long de la seconde période de sa réflexion. Il conteste à Avicenne d’avoir supprimé les fondements de la nature et de la connaissance humaine et d’avoir appuyé ses thèses sur une lecture erronée du propos d’Aristote. En reformulant cette critique au plan épistémologique, il conclut que la saisie des quatre causes premières est le but ultime du savoir humain; mais il précise, contre Avicenne, qu’aucune des deux philosophies, première et seconde, ne peut arriver, à elle seule, à en établir l’existence. En effet, seul le physicien peut prouver l’existence de la matière première et du moteur premier, tandis que seul le métaphysicien peut établir la nature de la cause formelle et finale ultimes. Des études récentes ont insisté sur le caractère illégitime, détourné et idéologique de l’interprétation qu’Averroès formule de la doctrine d’Avicenne et des critiques qu’il lui adresse. L’étude des commentaires d’Averroès consacrés à la génération substantielle permet de nuancer cette position, tout en la précisant. Cette étude montrera, en effet, que la critique qu’Averroès adresse au système avicennien n’est ni idéologique, ni tout à fait illégitime, mais qu’elle repose sur une lecture possible de l’avicennisme qu’Averroès hérite de ses prédécesseurs. J’expliquerai que cette lecture consiste à attribuer à la doctrine d’Avicenne une assimilation du plan de l’action sensible à celui de l’accidentel et du plan de l’action intelligible à celui de l’essentiel. Ce qui veut dire qu’elle implique que seul le lien causal entre le Donateur des formes et les formes substantielles relève de l’ordre de l’essentiel, tandis que l’action que les puissances sensibles exercent appartient à l’ordre de l’accidentel. C’est de cette assimilation que découle également l’attribution des dispositions sensibles au domaine de l’accidentel et des formes intelligibles au domaine de l’essentiel, ainsi que l’impossibilité de lier les unes aux autres de façon nécessaire. C’est sur cette lecture qu’Averroès fonde sa critique la plus radicale du système avicennien: concevoir comme non essentiel le rapport entre les dispositions sensibles et les formes substantielles a comme conséquence ultime l’abro-

23 Avicenne, al-Šifāʾ: Ilāhīyāt, II, 4, 87 et sq.

Introduction

13

gation du caractère nécessaire de la nature et la suppression des fondements de la connaissance humaine, qui procède par nature de l’ordre du sensible à l’ordre de l’intelligible, en vertu du lien causal nécessaire qui les relie l’un à l’autre. Or, je montrerai que cette assimilation, qui fonde la lecture critique d’Averroès, ne se trouve pas telle quelle chez Avicenne, mais dans l’interprétation de deux penseurs qui s’étaient confrontés à la pensée de ce dernier avant Averroès: al-Ġazālī et Ibn Bāǧǧa. Cette mise en contexte nous dévoile le nerf de la polémique qu’Averroès engage contre Avicenne, en même temps qu’elle nous révèle sa véritable cible ultime. À plusieurs reprises, dans le Tahāfut al-falāsifa, al-Ġazālī présente la doctrine des «défenseurs du Donateur des formes» et l’interprète au prisme de la susdite assimilation. En faisant cela, il tire la doctrine d’Avicenne autant que possible du côté de la théologie ašʿarite, en même temps qu’elle en fait ressortir le but critique. Avicenne, pour le dire avec la terminologie qui sera celle d’Averroès, est présenté comme à mi-chemin entre les péripatéticiens et les théologiens. En effet, le fait d’écarter le plan de la causalité horizontale du sensible et celui de la causalité verticale de l’intelligible rapproche la doctrine d’Avicenne d’un certain kalām; le fait, toutefois, de s’opposer à l’idée qu’il n’y qu’une seule et unique véritable cause, qui agit directement sur le monde sensible, l’inscrit dans l’héritage de la tradition philosophique grecque. Averroès hérite d’al-Ġazālī cette façon «ambivalente» d’interpréter la pensée d’Avicenne et y trouve la raison profonde de sa critique. Il ne considère pas ce dernier comme un simple adversaire, mais comme un allié dans la réfutation de l’une des thèses principales de la théologie ašʿarite: celle qui veut que seul Dieu peut véritablement se dire agent. En effet, la thèse qui consiste à admettre l’existence d’une série de causes agentes autre que Dieu, légitime l’inscription de l’avicennisme dans le même camp que l’aristotélisme. Cependant, le fait d’écarter le plan de l’action intelligible de celui de l’action sensible et de concéder que les dispositions sensibles ne sont pas essentiellement liées aux formes substantielles, rend la philosophie d’Avicenne dangereuse, dans la mesure où elle expose l’aristotélisme aux critiques dévastatrices d’al-Ġazālī. En effet, si les causes sensibles ne sont plus nécessairement liées à leur effet, il faut admettre, comme la théologie ašʿarite le veut, que Dieu peut intervenir directement sur le sensible pour modifier le cours naturel des événements, de même qu’Il peut créer le cosmos dans son entier à partir de rien. À ce moment là, toutefois, on ne sera plus à même de garantir le bien-fondé de la connaissance humaine. C’est notamment en raison de cela qu’Averroès s’attaque si violemment à Avicenne: il faut attaquer Avicenne, pour atteindre al-Ġazālī et le kalām ašʿarite. Il faut revenir au «véritable» Aristote, si l’on veut garantir à la nature son caractère nécessaire et à l’homme la possibilité de la connaître et de parvenir à ses causes ultimes. On peut donc toujours rétorquer que la lecture qu’Averroès

14

Introduction

propose de la doctrine d’Avicenne n’est ni la seule possible24, ni la plus fidèle, il reste que les raisons pour lesquelles Averroès attaque Avicenne ne sont ni purement idéologiques, ni tout à fait incongrues, mais strictement ontologiques. L’ontologie avicennienne est récusée en raison des conséquences systémiques et épistémiques auxquelles elle conduit nécessairement. C’est contre cette ontologie et pour écarter ses conséquences épistémiques ultimes, qu’Averroès élabore son projet de refondation de l’aristotélisme. Mais quelle est donc l’alternative qu’Averroès propose au «formalisme» avicenno-baǧǧien? Pour le comprendre, il faut considérer le projet philosophique d’Averroès comme un moment d’une histoire plus longue, celle du «néo-aristotélisme» qui trouve en Alexandre d’Aphrodise son représentant le plus éminent. Même si cette étiquette commence à s’imposer dans les études de l’histoire du péripatétisme grec, une étude exhaustive de l’héritage de ce courant dans le monde islamique reste encore à mener. Il faudrait d’abord, en bon lecteur des An. Post., établir qu’un tel courant existe, pour ensuite pouvoir le définir convenablement. Contentons-nous ici d’indiquer les traits saillants d’un tel projet, pour montrer que la lecture d’Averroès s’inscrit dans sa continuité. La thèse d’une unité causale forte qui soude les diverses régions du monde aristotélicien est assurément la marque principale de tout projet néo-aristotélicien. Si l’on trouve déjà chez Aristote l’idée qu’on repère des causes plus ou moins générales dans chaque type de cause25, on ne trouve pas dans ses textes l’idée que les causes générales sont des véritables causes individuelles. Cette «individualisation» se trouve déjà exprimée dans le projet cosmo-ontologique d’Alexandre, du moins à un certain niveau et, comme on vient de le signaler, elle se trouve au cœur de la lecture de la théorie de la génération et de l’être qu’Averroès fait sienne. La cause première et «éloignée», dans chacun des quatre types de cause, est la cause des causes «prochaines» relevant du même genre. Dans un cadre strictement aristotélicien, l’enjeu principal d’une telle thèse est de comprendre quel type d’unité peut fédérer l’ensemble des instances dans les quatre classes de causes, tout en sauvegardant l’autonomie des causes prochaines. La difficulté, en ce cas, est celle de préserver la continuité, au niveau causal, des mondes supra- et sublunaire, sans devoir admettre une notion de causalité absolument univoque. Il s’agit, pour le dire autrement, d’attribuer à la trame causale qui sous-tend le monde aristotélicien «une unité sans uniformité». C’est en cela qu’on peut distinguer un projet néo-aristotélicien d’un projet néo-platonicien apparemment équivalent. 24 On pourrait notamment rétorquer qu’Avicenne affirme que l’action/passion des puissances sensibles se produit concomitamment à une action intelligible supérieure, mais non pas accidentellement. Ce qui fait que le rapport entre la causalité du sensible et celle de l’intelligible ne relève pas de l’accidentel. C’est l’un des points cruciaux sur lesquels on reviendra. 25 Aristote, Phys. II 3.

Introduction

15

Mais quel type d’unité peut-on dès lors accorder au système causal qui fonde le cosmos néo-aristotélicien? Et quel dispositif théorique permet de fonder une telle unité? C’est en faisant sienne l’ontologie essentialiste défendue par Alexandre d’Aphrodise qu’Averroès répondra à ces deux interrogations à la fois26. C’est sur une version «renforcée» de l’eidocentrisme d’Alexandre qu’Averroès bâtira sa réponse à Avicenne, en même temps qu’il fournira à l’aristotélisme les moyens de répondre aux nouveaux enjeux philosophiques, épistémologiques et théologiques que la théologie ašʿarite lui posait. La doctrine essentialiste qu’Averroès fait sienne trouve son fondement ultime dans une théorie gradualiste de l’être et de la vérité qui, se réclamant d’une certaine lecture de Met. α, se résume dans l’adage scolastique propter quod alia, id maximum tale27: «ce en vertu duquel» une chose est, est cette même chose à un plus haut degré. La substance vis-à-vis des autres catégories, ou la forme vis-àvis du composé et de la matière «est», «est quelque chose d’un» et «est vraie» à un plus haut degré, parce qu’elle est ce en vertu de quoi les autres choses «sont», «sont quelque chose d’un» et «sont vraies». Une telle lecture ne peut devenir opérante sans qu’un certain nombre de manœuvres soient mises en place. Les catégories ne peuvent plus être considérées comme des simples classes de prédicats, mais comme des classes d’étants dans lesquelles les réalités ontologiquement antérieures sont aussi les causes des réalités postérieures. L’étant ne se réduit pas à la substance, ni la substance à la forme, mais le premier se ramène à la substance, comme cette dernière à la forme. C’est dans cette συναγωγή que la plurivocité de l’être et de la substance trouve leur unité, qui demeure une unité sans univocité. En empruntant ces mêmes ressorts exégético-philosophiques, Averroès s’inscrit au nombre des aristotéliciens qui pensent qu’en un sens fort chercher ce qu’est la substance, c’est chercher la substance première. Il fonde sur la même lecture causale du πρòς ἕν l’unité de l’être en tant tel et de la science qui l’étudie. La science de l’être en tant que tel est prioritairement science de la substance et de la forme; mais elle est aussi science des autres catégories et science de la matière et de la substance composée, dans la mesure où ces dernières sont, en vertu du rapport de dépendance causale qui les lie à la substance et à la forme substantielle. La philosophie de l’être en tant que tel est, ainsi, la science la plus universelle, en étant science de la forme. Mais, assure Averroès, elle est aussi la science suprême, puisqu’elle est la science de la cause finale et que la cause finale est la 26 Pour une définition de l’essentialisme d’Alexandre d’Aphrodise et des principes qui le commandent, voir Rashed, Essentialisme; pour une définition générale de l’essentialisme, voir p. 30–31. 27 Sur le gradualisme de l’être au cœur de l’essentialisme d’Alexandre, voir Rashed, Essentialisme, p. 309 sq.

16

Introduction

cause de toutes les causes. En saisissant l’un des principes fondateurs de l’aristotélisme, Averroès comprend que la cause formelle/finale, identifiée à l’acte et au bien de chaque chose, est le principe même de l’être et que sa science est, pour cela même, la science de toutes les sciences. La même unité sans univocité qu’on pose au fondement de l’être catégoriel et de sa science doit s’étendre au rapport qui lie les formes sublunaires aux formes supralunaires. C’est elle, pour Averroès, qui garantit aussi l’unité du savoir qui est à la fois science de l’être en tant qu’être et science des êtres divins. En poussant à bout l’essentialisme d’Alexandre, Averroès assure que Dieu est la première de toutes les formes et la dernière de toutes les fins. La forme/fin ultime, en tant qu’acte pur, «est», «est quelque chose d’un» et «quelque chose de vrai» de la façon la plus excellente qui soit. En tant que telle, elle constitue la forme de toutes les formes et la fin de toutes les fins et, pour cela même, le fondement de l’être. C’est pour cette même raison dès lors qu’il revient à la même science d’étudier l’être et son instance la plus excellente: celui qu’on appelle Dieu. Une seule science doit étudier les formes des sphères célestes et les formes sublunaires, dans la mesure où celles-là entretiennent vis-à-vis de celles-ci un même rapport de priorité causale. Il reste, toutefois, à comprendre comment établir entre les deux classes de formes substantielles et, par là même, entre les deux mondes supra- et sublunaire un tel rapport de causalité. Même si on peut reconstruire la solution que la lecture d’Alexandre prescrivait à une telle difficulté, ce dernier ne semble jamais avoir formulé de réponse univoque. Du moins, Averroès ne la lit pas dans les écrits à sa disposition. C’est, en effet, sur ce point qu’à plusieurs reprises il affirme hésiter sur la position d’Alexandre et sur ce point qu’il bâtit la doctrine qui lui permet de contrer le système épistémique d’Avicenne, tout en défaisant l’un des nœuds de l’aristotélisme. Averroès explique que la seule manière qu’a l’homme de prouver que les moteurs des cieux sont des formes séparées, c’est par une inférence du signe établie sur les propriétés de l’étant en tant que doué de mouvement. C’est à la métaphysique de déterminer la nature de ces formes, en montrant qu’en tant qu’acte pur elles sont formes et fins des formes et des fins sublunaires, mais c’est à la physique de prouver que ces formes séparées existent, en étant les moteurs éloignés de la génération et du devenir sublunaire. Si, dans le genre des causes finale et formelle, on n’arrive à la cause première qu’au moment où l’on comprend que l’acte est le fondement, on ne prouve l’existence de ces causes formelles et finales qu’en étudiant l’étant en mouvement. En allant, là aussi, au-delà des affirmations explicites d’Alexandre et en reprenant les éléments essentiels de l’épistémologie d’al-Fārābī, Averroès assure que ce «signe physique» constitue une démonstration véritable, quoique non «absolue». C’est par cette redistribution des quatre causes premières qu’Averroès parachève le projet essentialiste d’Alexandre et s’oppose à la doctrine d’Avicenne.

Introduction

17

La recherche de la cause formelle et finale première doit nécessairement s’articuler à une étude de la réalité en mouvement, si l’on veut pouvoir montrer que des formes séparées existent. Dans ce contexte aussi les An. Post. définissent le cadre épistémologique général: on doit d’abord démontrer l’existence du sujet de notre savoir scientifique, pour pouvoir le définir. Mais il ne faut pas voir dans ce geste une pure tentative de systématisation, mais la volonté de refonder l’aristotélisme de l’intérieur. En ratifiant l’un des fondements de l’aristotélisme, Averroès refuse d’entériner la distinction entre essence et existence sur laquelle l’ontologie d’Avicenne se construit; il l’intègre, toutefois, au niveau systémique, pour parer aux dangers auxquelles une métaphysique autofondée s’exposait. Le fondement de toute connaissance de l’être se trouve dans la certitude qu’une essence séparée existe, mais cette certitude doit venir de l’extérieur, elle doit venir d’une nécessité régressive. C’est l’étude du mouvement et de la génération qui fonde en raison la démarche du métaphysicien. On remonte à l’existence de ce fondement, en régressant de l’évidence de l’étant mobile à la nécessité d’un étant immobile, des dispositions du corps mobile à l’immobilité de son essence. Dans le cadre de cet aristotélisme renouvelé, une ultime question reste à résoudre. Il faut encore expliquer comment «concrètement» sauvegarder la nécessité de ce lien, qui nous permet de remonter des causes prochaines aux causes éloignées et d’établir la connaissance «scientifique» qu’on peut avoir de ces dernières. De quelle façon, pour le dire autrement, Averroès estime-t-il pouvoir relier le sensible à l’intelligible et le sublunaire au supralunaire? Et comment, d’un point de vue épistémique, pouvoir garantir le bien-fondé de l’inférence du signe? À nouveau, les options qui structurent la doctrine d’Averroès sont celles d’un essentialisme corroboré. Sur ce point aussi, la solution d’Averroès consiste à résoudre une indécision qu’il repère dans la doctrine d’Alexandre, plus qu’à la corriger. Pour saisir le sens profond de la solution d’Averroès, il faut à nouveau revenir sur la critique que ce dernier adresse à la doctrine du Donateur des formes. Le débat avec Avicenne, surplombé par la critique qu’al-Ġazālī lui avait adressée, remet en perspective un trait essentiel de l’aristotélisme éminemment problématique, auquel Alexandre s’était lui-même confronté: l’inefficience, au sens strict, de la forme substantielle. Ancrée dans les textes d’Aristote, cette thèse est solidaire de celle qui veut que seul ce qui pâtit peut, au sens strict, agir. La forme, en tant que moteur immobile et principe inengendré, ne meut pas ni n’engendre, de même qu’elle n’est ni mue ni engendrée. C’est notamment à cette déficience de l’aristotélisme que la doctrine du Donateur des formes tentait de subvenir. En effet, l’un des enjeux de cette doctrine, qu’Averroès met magistralement en lumière, était celui d’expliquer la genèse de la forme substantielle dans le sensible et, par cela même, son existence dans la matière. Étant donné que seules

18

Introduction

les qualités affectives agissent et pâtissent, les formes substantielles dans le sensible, en tant que principes impassibles, ne s’engendrent ni n’engendrent; elles émanent toutes d’un principe intelligible séparé. Averroès ne peut qu’admettre la thèse qui nie à la forme la capacité d’agir et pâtir, mais il se trouve obligé de résoudre autrement la difficulté posée par la génération. Il le fait en creusant une voie intermédiaire entre les deux branches de l’alternative qui s’ouvraient à l’aristotélisme: l’intégration des affections sensibles à la forme; la dissociation ontologique de ces mêmes affections et de la quiddité. Face à cette alternative, la solution d’Averroès consiste à admettre que certaines qualités sensibles sont nécessairement liées à l’essence, sans pour autant en constituer une partie. Au niveau des corps simples, comme au niveau des substances plus complexes, la forme constitue l’essence et la substance première; mais il faut admettre que certaines propriétés du corps sont plus que des simples dispositions accidentelles de la substance, qu’elles constituent des qualités essentielles ou, pour utiliser la terminologie empruntée par Averroès à ses prédécesseurs arabes, des concomitants (lawāḥiq) essentiels de la forme. En remédiant à une indécision qu’il repérait dans les textes d’Alexandre, Averroès affirme que ces accidents essentiels sont nécessairement liés à la forme/essence sans en faire partie. C’est en établissant la nécessité de ce lien qu’Averroès peut à la fois relier le plan de la causalité sensible et celui de la causalité intelligible, et doter la forme d’un véritable «pouvoir» causal. En prenant le contrepied de ce qu’Avicenne prédiquait, Averroès assure qu’on peut accorder à la connaissance régressive du signe une véritable certitude, car la nécessité du lien qui soude la forme à ses accidents essentiels garantit la nécessité de la remontée du signe à sa cause. Conscient qu’il ne suffisait pas de définir la forme comme une dunamis pour lui octroyer un véritable pouvoir causal, comme Alexandre le suggérait, Averroès conclut ainsi que si la forme agit, elle ne peut le faire d’elle-même et par elle-même, mais qu’elle le fait par ses concomitants. Seule l’introduction de la notion de concomitant essentiel, à côté du couple matière/forme, peut rendre cette dernière véritablement agente: aucun principe agent ne peut déployer son action sans l’instrument qui lui est propre. C’est ici qu’on trouve la «nouveauté» de la lecture qu’Averroès propose de la génération substantielle, et plus généralement de son néo-aristotélisme. C’est en donnant un statut ontologique intermédiaire à ces accidents essentiels et en en faisant de véritables causes instrumentales, qu’Averroès s’efforce d’échapper aux Charybde et Scylla de l’hylémorphisme: la réification de la matière, d’un côté; le fait d’attribuer à l’intelligible une fonction véritablement agente, de l’autre côté. C’est l’intégration de la notion de cause instrumentale qui permet également à Averroès de clarifier le type de causalité que Dieu exerce sur le monde sensible. Celui-là ne peut agir directement sur celui-ci, mais Il peut le faire par l’intermé-

Introduction

19

diaire du mouvement des corps célestes et des qualités affectives qui en dérivent. Les étants supralunaires, pour la même raison, ne peuvent agir directement sur le sensible, ils le font par l’intermédiaire nécessaire de la chaleur que leurs corps éthérés contribuent à former dans le sublunaire. Même si l’on ne peut admettre que, dans le cas du monde supralunaire, les causes instrumentales soient essentiellement liées à leur moteur immobile, c’est par le réinvestissement de cette notion qu’Averroès parvient à accomplir la tâche principale de tout néo-aristotélisme: celle d’unifier, autant que possible, les mondes supra- et sublunaire. Le cosmos aristotélicien demeure toutefois, pour Averroès, une unité sans uniformité. C’est ce qu’il s’efforce de confirmer, en comparant la causalité du premier principe à celle d’un type d’art particulier, celui des arts qui collaborent avec la nature. Comme c’est le cas des artisans de ce type d’art, les corps célestes et, par leur biais, le moteur immobile ne fournissent pas une forme en acte «concurrente» par rapport à celle que la nature possède en puissance, ils ne font que lui permettre de passer à l’acte. Il faut donc établir entre Dieu et le sensible un rapport de «synonymie», mais d’une sorte «extrêmement générale». C’est dans cette refondation de la démiurgie divine que le projet d’une philosophie néo-aristotélicienne trouve son ultime accomplissement. Dieu est la forme de toutes les formes, mais il ne faut pas pour autant nier la synonymie «stricte» qui régit le sensible et constitue le fondement ultime de la connaissance humaine: celle qui lie chaque effet à sa cause prochaine. L’univers aristotélicien est le résultat de cette double synonymie et de la causalité qui la fonde, une causalité perpendiculaire qui unit de façon indissoluble le supralunaire au sublunaire et l’intelligible au sensible. La lecture qu’Averroès propose de la philosophie d’Aristote se comprend ainsi comme une tentative visant à répondre aux nouveaux enjeux philosophiques et théologiques, auxquels l’aristotélisme gréco-arabe était confronté. La nature unifiée, mais non uniforme du cosmos, la notion de cause, la possibilité pour l’homme de connaître de façon certaine le monde et ses causes ultimes constituent autant de «fondements» à défendre. C’est à la mise en place de cette défense qu’Averroès déploie tous ses efforts. Son projet philosophique constitue ainsi le dernier grand effort engagé par l’aristotélisme, pour différer de quelques siècles les critiques dévastatrices qui devaient faire de lui le repoussoir de la pensée moderne. Comme tout phénomène liminaire, cette entreprise mérite d’être considérée en elle-même. Pour cette raison, toutefois, elle nous ramène avec force au texte d’Aristote. Non pas, donc, ou non pas simplement, parce que celui-ci en constitue le point de départ, mais parce que les difficultés que les nouveaux enjeux mettent en lumière, ainsi que les solutions que ces derniers appellent, nous permettent de nous interroger à nouveaux frais sur le sens et la nature du projet aristotélicien. La distinction entre des causes éloignées et des causes particulières, l’introduction, en sus du couple forme-matière, de la notion de concomitant es-

20

Introduction

sentiel, l’inscription de la preuve régressive par le signe au nombre des véritables démonstrations sont autant de façons de renouveler notre compréhension de l’hylémorphisme et de relancer notre réflexion sur l’ontologie aristotélicienne. On trouve là le sens et la raison ultime de l’étude qu’on propose: prouver, de façon quelque peu paradoxale, que s’il faut lire Aristote pour comprendre Averroès, il faut aussi lire Averroès pour comprendre Aristote. Ce qui rend aujourd’hui indispensable le rapprochement des deux traditions grecque et arabe pour reconstituer sur la longue durée l’histoire des décisions parfois imperceptibles qui ont guidé le devenir conjoint de la philosophie naturelle et de la métaphysique.

Il m’est agréable de remercier ici tous les amis et collègues sans lesquels ce travail n’aurait pu voir le jour. Je tiens à exprimer ma plus profonde gratitude à Marwan Rashed, qui par son soutien, ses conseils et sa bienveillance m’a apporté une aide inestimable, et à le remercier d’avoir accepté de publier cet ouvrage dans la collection qu’il dirige. Sans les heures innombrables passées à discuter avec lui, sans son savoir et ses recherches, dont j’ai tiré le plus grand profit, ce travail n’aurait jamais été le même. Qu’il trouve ici l’expression de toute mon amitié et mon estime. Une pensée particulière va à la mémoire de Francesco Del Punta qui m’a accueillie à la Scuola Normale Superiore pendant mes années de formation et m’a appris la nécessité et le sens profond d’une étude plurielle de l’histoire de la philosophie. Mes remerciements vont également à tous les amis et collègues qui ont relu tout ou partie d’une première version de ce travail et m’ont permis de l’améliorer. Les conseils et les remarques, toujours pertinentes, de Ziad Bou Akl, m’ont aidé à affiner la rigueur de mon propos. Les discussions avec mon ami Andrea Falcon m’ont aussi été d’un grand profit. Qu’ils trouvent ici l’expression de mon amitié et ma gratitude. Mon affection et ma reconnaissance s’adressent tout particulièrement à JeanBaptiste Brenet qui m’a soutenue et encouragée tout au long de ce travail. L’amour et la compréhension dont il m’a témoigné pendant toutes ces années m’ont été d’un secours essentiel. Ma dernière pensée va à notre petit Vittorio, qui a tout rendu plus heureux.

Aristote entre physique et métaphysique

Chapitre I La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote: les critères d’une étude systémique Introduction: L’aporie d’une théorie générale de la génération Dans le cadre de la recherche physique d’Aristote, le devenir est en un sens le phénomène à expliquer. Si la science de la nature est la science des étants qui possèdent en eux-mêmes et par essence le principe de leur mouvement et de leur repos1, la fondation d’une théorie générale du changement et la formulation d’un modèle d’analyse capable de l’exprimer constituent le but ultime du physicien. Maintes fois, pourtant, Aristote affirme qu’il n’existe pas de devenir qui ne soit inscrit dans une catégorie précise; le devenir, comme l’être, se dit d’emblée de plusieurs façons. Plus exactement, ce qui change change toujours soit selon la substance, soit selon la quantité, soit selon la qualité, soit selon le lieu, et on ne peut rien trouver qui soit commun à ces changements et ne soit ni un ceci, ni une quantité, ni une qualité, ni aucun des autres prédicats catégoriels2. Seuls peuvent exister ces types de changement: il ne peut y avoir de changement dans les autres catégories, sauf par accident3. Ainsi, pour le dire avec Alexandre d’Aphrodise, le mouvement n’est pas un genre, puisqu’il n’existe pas en dehors des catégories et qu’il n’y a pas, pour ces catégories, de genre commun4. À cette pluralité ontologique correspond d’ailleurs une pluralité linguistique. Aristote utilise plusieurs termes pour désigner le phénomène du devenir dans ses diverses manifestations. Le terme κίνησις vaut parfois pour les quatre types5, mais en règle générale, il ne s’applique pas à la génération κατ᾽ οὐσίαν laquelle est appelée γένεσις6. Le plus souvent, c’est au terme μεταβολή qu’Aristote re-

1 Aristote, Phys. II 1, 192 b21–23. 2 Aristote, Phys. III 1, 200 b32 et sq. 3 Aristote, Phys. V 2, 225 b10–226 a26. 4 Cf. Simplicius, In Phys. 403, 13 et sq.; Philopon, In Phys. 349, 3 et sq. 5 Cf. Aristote, Phys. VIII 7, 261 a27–36; DGC I 2, 315 a28. 6 Cf. Phys. II 1, 192 b14; V 1, 225 a26, 32, b7; V 2, 226 a24; VII 2, 243 a6; VIII 7, 260 a26; DC IV 3, 310 a23; Met. K 11, 1067 b31, b36, 1068 a9, b16.

24

Aristote

court pour nommer les quatre types de devenir7, même si, quelquefois, ce terme ne semble pas concerner la génération dans la catégorie de la substance8. Lorsqu’on s’interroge sur la nature du devenir, la question fondamentale est ainsi de savoir si l’hétérogénéité du devenir permet une théorie unique ou s’il faut croire que chaque forme de devenir ne peut être analysée qu’à l’aide d’un modèle, c’est-à-dire d’une formule, qui lui est propre. Dans certains textes, le fait d’admettre un modèle unique pour les trois types de changement accidentel ne semble poser à Aristote aucune difficulté9. Dans d’autres, toutefois, la génération substantielle semble avoir un caractère absolument irréductible et Aristote paraît hésiter sur la possibilité de la rapporter stricte loquendo aux autres formes de devenir. Aristote étudie la notion de génération substantielle dans plusieurs textes de son corpus philosophique; mais là aussi ses analyses ne semblent pas toujours procéder de la même manière ni aller dans le même sens. Certains textes semblent en effet admettre la possibilité de rabattre la génération substantielle sur le devenir accidentel; d’autres textes, en revanche, paraissent accentuer les caractères propres de la génération substantielle jusqu’à faire de ce type de génération un phénomène à part. De ce point de vue, le premier livre de la Physique constitue un cas exemplaire. Au tout début de Phys. I 7, Aristote affirme qu’il entend mener une investigation sur «toute forme de génération» (περὶ πάσης γενέσεως), afin de repérer ce qui est commun (τὰ κοινά) à toutes les générations indifféremment, avant d’examiner ce qui est propre (τὰ ἴδια) à chacune d’elles10. Il formule, en conséquence, un modèle unique exprimant à la fois la génération qu’il appelle «absolue» et les générations relatives: tout changement est le remplacement dans un substrat d’un contraire par un autre. Il pose ainsi trois principes communs à toute forme de devenir – les deux contraires et le substrat – au moyen desquels on peut rendre compte de l’ensemble des générations et formuler un modèle capable de les exprimer. La génération absolue, tout comme n’importe quelle génération relative, serait donc définissable comme la succession de deux contraires dans un substrat permanent ou, plus précisément, comme le remplacement d’une privation par une forme, les deux étant prédiquées d’une matière/substrat qui demeure au cours de la transformation. La matière, de ce point de vue, serait le sujet du processus de transformation qui débouche sur une nouvelle prédication.

7 Cf. DGC I 4, 319 b31; Met. Λ2, 1069 b9; H1, 1042 a32. 8 PN, 465 b30. 9 On reviendra sur la question de savoir si le mouvement circulaire constitue ou non une exception. 10 Phys. I 7, 189 b30–32.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

25

Dans d’autres textes, notamment dans le premier livre du De Generatione et Corruptione et du De Generatione Animalium, ainsi que dans les chapitres Z7–9 de la Métaphysique, Aristote examine à nouveau le phénomène de la génération absolue, mais le modèle qu’il propose n’est plus celui de Phys. I. Il s’agit cette fois d’un modèle propre à la génération substantielle: la génération substantielle est définie comme la constitution d’un nouvel «entier» (ὅλον) à partir d’une matière qui demeure comme constituant. La matière/substrat n’est plus le sujet de la transformation substantielle, comme c’était le cas dans le modèle unique de Phys. I 7, car ce dont on prédique per se la génération est le nouvel étant engendré. La génération absolue, en d’autres termes, n’est plus analysée comme le remplacement de deux contraires, mais comme la formation de quelque chose de déterminé à partir de quelque chose qui l’est moins et qui reste en lui comme partie constitutive. D’après l’étude de DGC I 3–4, de DGA I 18 et de Met. Z7–9, contrairement à ce qui ressortait de Phys. I, il semble donc que la génération absolue, conçue comme la génération qui se produit dans la catégorie de la substance, ne puisse se comprendre qu’à l’aide d’une formule qui la distingue de tous les autres types de génération et des principes qui en déterminent l’existence particulière. Les deux séries de textes proposent ainsi deux modèles explicatifs différents dont il reste à comprendre le rapport, car la tension dont ils font état ne semble pas correspondre à un désaccord superficiel entre les textes. En effet, l’emploi d’une formule unique pour exprimer la structure de la génération absolue pose certaines difficultés théoriques qui menacent la cohérence du discours physique et métaphysique d’Aristote. Si l’on exprime toute sorte de γένεσις à l’aide d’un unique schéma et qu’on admet la même structure profonde pour tous les changements, on voit mal comment on peut sauver, d’une part, l’irréductibilité de la génération absolue et, d’autre part, l’unité ontologique de son produit. En effet, en considérant le changement qui a lieu dans la catégorie de la substance comme totalement conforme à ceux qui se produisent dans les autres catégories, on risque de devoir conclure que leurs produits aussi exhibent la même structure ontologique. La question concernant la nature de la génération et la manière de l’exprimer est donc indissociable de celle qui concerne le statut ontologique de son produit. On ne pourra répondre à l’une sans du même coup aborder l’autre. Aristote semble être lui-même conscient de ces difficultés, lorsqu’il admet en Phys. I 7 que s’il y a dans les générations relatives un substrat qui demeure et dont on prédique le changement et la nouvelle forme, dans la génération substantielle, en revanche, le substrat ne semble pas avoir le même statut, puisqu’il n’est ni le sujet propre du processus de génération11, ni le sujet dont la forme qui va remplacer la privation serait prédiquée. On ne peut en effet analyser le 11 Phys. I 7, 190 a25–27.

26

Aristote

produit de la génération absolue et celui des générations relatives en recourant à un même schéma linguistique: la statue de bronze, produit d’une génération absolue, n’est pas du bronze dont on prédique accidentellement une certaine qualité, comme c’est le cas de l’homme dont on prédique la qualité d’être cultivé. C’est pourquoi, dans un cas, on appelle le produit «une statue de bronze», et non pas «du bronze», si l’on peut dire, «statufié», tandis que dans l’autre cas, on peut à bon droit dire du produit de «la génération relative» (γένεσίς τις) que c’est «un homme cultivé». La question, contrairement à ce que l’on pourrait croire12, n’est pas purement linguistique, car affirmer que le produit d’une génération substantielle est la matière dont on prédique une nouvelle forme pourrait nous conduire à conclure que ce produit partage la même structure ontologique qu’un composé accidentel. De même que l’homme cultivé, la substance engendrée ne serait donc qu’une unité accidentelle. Doit-on dès lors exclure la possibilité d’un modèle unique qui soit capable d’exprimer tout changement indifféremment? Si les analyses de la génération sont aussi disparates que peuvent l’être les changements accidentels, les transformations élémentaires et la genèse des animaux, toute tentative de repérer un seul modèle explicatif pour toute forme de γένεσις n’est-elle pas définitivement à écarter? Oui et non, cela dépend du but que l’étude de la génération vise. L’une des thèses qu’on voudrait défendre dans ce livre est qu’il y a dans le corpus physique d’Aristote des niveaux plus ou moins généraux d’analyse qui font que le phénomène de la génération peut être considéré de façon différente selon qu’on entend repérer les causes et les caractéristiques communes à toute γένεσις ou les causes et les caractéristiques propres à la seule génération substantielle. C’est l’existence de différents niveaux d’analyse de l’étant naturel qui explique l’existence de plusieurs modèles exprimant la génération. L’étude de la génération, en effet, constitue un tout unitaire qui comprend plusieurs niveaux de généralité dans lesquels on parvient à différents types de causes. Elle se déploie à l’intérieur du corpus physique d’Aristote suivant un critère de généralité décroissante, selon qu’on considère les propriétés communes à tout étant engendré ou les propriétés spécifiques aux diverses classes dans lesquelles ces étants se divisent. Aristote considère en Phys. I les caractéristiques partagées par toute γένεσις, dans le but de parvenir aux principes qui sont communs aussi bien à la génération absolue qu’aux générations relatives. En revanche, lorsqu’il se propose de repérer les causes propres à la seule génération substantielle, il établit un modèle propre à ce seul phénomène, en ne faisant recours qu’aux caractéristiques propres aux seuls étants sujets à la génération et à la corruption. Les deux modèles sont, en ce sens, le reflet des différents niveaux d’analyse: le modèle unique de Phys. I est le produit d’une étude générale; 12 En faveur d’une interprétation linguistique de la difficulté, voir M.L. Gill, Aristotle on Substance. The Paradox of Unity, Princeton University Press, Princeton 1989, p. 122 et sq.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

27

le modèle de DGC et de la biologie, en revanche, qui appartient en propre à la génération absolue, constitue le résultat d’une étude spécifique aux seuls étants sujets à la génération et à la corruption. La présentation de la génération, pour le dire autrement, varie en fonction du niveau d’analyse auquel on se situe et du type de cause qu’on veut atteindre. De ce point de vue, la difficulté de réconcilier les deux modèles exprimant la γένεσις est indissociable de celle concernant l’organisation et l’unité des différentes parties de la science physique. En effet, l’étude aristotélicienne de la génération substantielle reproduit la structure du corpus dont elle constitue un volet et elle se fonde sur les mêmes principes qui en garantissent l’unité. On montrera ainsi que le corpus physique dans son ensemble comporte des parties plus ou moins générales et des parties spécifiques, selon qu’on y considère les individus caractérisés par le phénomène en question d’une façon générale (καθόλου) ou d’une façon séparée (χωρίς). On ne pourra donc résoudre la question portant sur la théorie de la génération sans aborder celle concernant le corpus physique dont elle constitue une partie. On verra ainsi qu’en dépit de sa complexité, comme dans le cas du corpus scientifique dans lequel elle s’inscrit, l’étude de la génération reste un projet absolument unitaire et cohérent.

§ 1. La complexité de la recherche physique d’après l’exégèse contemporaine Les premiers commentateurs d’Aristote ont tous admis que la science de la nature ainsi que le corpus des ouvrages qui l’expose étaient constitués d’étapes théoriques différentes. De ce point de vue, le début des Météorologiques est toujours apparu comme un passage-clé13. Aristote y trace en effet les lignes d’un vaste programme scientifique qu’il juge encore partiellement en chantier au moment de la rédaction du traité. Des générations d’interprètes ont tâché de repérer dans ce programme les linéaments d’un système cohérent et exhaustif englobant tous les traités de la philosophie aristotélicienne de la nature. Dans ce cadre, la plus grande difficulté était d’établir le fondement d’un tel projet et de comprendre le sens même de l’ordonnancement des divers traités physiques. La question n’était pas simplement d’accorder des séries de textes qui paraissent, dans le meilleur des cas, prendre des chemins parallèles, ni seulement de trouver le principe d’unité méthodologique du discours sur la nature. Il s’agissait en vérité de préserver le système causal qui fonde la science physique de l’éclatement auquel l’aurait condamné une lecture rhapsodique des textes d’Aristote.

13 Meteor. I 1, 338 a20–339 a9.

28

Aristote

Bien qu’après les études évolutionnistes de W. Jaeger l’idée d’une unité systématique des traités d’Aristote tels qu’on les a reçus ait été presque complètement abandonnée14, les spécialistes de la philosophie aristotélicienne n’ont pas cessé de s’interroger sur le principe d’organisation du projet scientifique global qu’Aristote prescrivait à tout philosophe de la nature autant qu’à lui-même15. Sans chercher à dresser une classification exhaustive de la tradition exégétique concernant cette question, le but qu’on vise ici nous demande d’en retracer les lignes principales, pour prendre ensuite place dans le débat. De là vient aussi qu’on se concentrera d’abord sur les hypothèses qui ont été élaborées afin d’élucider le rapport entre les diverses études de la génération substantielle, pour essayer par la suite de repérer le principe d’organisation du corpus physique dans son ensemble. Comme on voudrait le suggérer, en effet, l’ordre des diverses phases de la recherche physique dans son ensemble et les différents traitements de la génération absolue relèvent d’un même principe. À partir de la seconde moitié du XXe siècle, les études sur la question des différentes étapes de la recherche physique et des méthodes adoptées par le physicien ont été marquées par le travail de G.E.L. Owen, qui considérait sa lecture comme une alternative à la thèse évolutionniste de W. Jaeger. Dans son célèbre article Tithenai ta phainomena16, présenté en 1960 au deuxième Symposium Aristotelicum et paru en 1961, Owen soutenait la thèse que dans la recherche des principes de la physique, et notamment dans le premier livre du traité ho-

14 Voir notamment l’étude de W. Jaeger (W.W. Jaeger, Studien zur Entstehungsgeschichte der Metaphysik des Aristoteles, Weidmannsche Buchhandlung, Berlin 1912), qui constitue presque un manifeste de sa lecture évolutionniste. Sa reconstruction d’ensemble des écrits d’Aristote (id., Aristotle. Fundamentals of the History of his Development. Translated with the author’s corrections and additions by R. Robinson, Oxford University Press, Oxford 19482) est un cas encore plus significatif. Les quelques pages consacrées au corpus physique sont le signe du peu d’intérêt que Jaeger accordait à la question concernant la possibilité de reconstruire ce corpus de façon systématique et unitaire. 15 Dans une note de son édition du DGC, M. Rashed, à juste titre, rappelle d’une part que la recherche moderne sur la suite du corpus biologico-physique ne date pas d’aujourd’hui, mais que son début est à mettre au compte de l’aristotélisme padouan du xve et xvie siècle, et d’autre part que cette recherche a été poursuivie dans l’Allemagne du xixe siècle. Il suggère également que ce sont les études génétiques qui, au début du siècle passé, ont arrêté la recherche sur la question, en préférant à une approche systématique l’approche chronologique. Cf. M. Rashed (éd.), Aristote: De la Génération et la Corruption, texte établi et traduit, Les Belles Lettres, Paris 2005, p. cxlvii. 16 Cf. G.E.L. Owen, «Tithenai ta phainomena», dans S. Mansion (éd.), Aristote et les problèmes de méthode. Proceedings of the Second Symposium Aristotelicum, Publications universitaires-Nauwelaerts, Paris-Louvain 1961, p. 83–103. La même thèse est exposée dans G.E.L Owen, «Aristotle: Method, Physics, and Cosmology», dans C.C. Gillespie (éd.), Dictionary of Scientific Biography, Vol.1, Charles Scribner’s Sons, New York 1970, p. 250–258.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

29

monyme, Aristote ne suivait pas une méthode empirique, mais dialectique17. La science de la nature, dans sa partie la plus générale, atteindrait ses principes par un examen des endoxa, des opinions communément acceptées constituant les «phénomènes à sauver». Le travail d’Owen a littéralement dominé l’exégèse anglo-américaine qui s’est employée par la suite à appliquer sa thèse de façon plus ou moins originale. En appliquant de façon systématique le modèle interprétatif proposé par ce dernier, T. Irwin a constitué sans doute le représentant le plus emblématique de ce courant. Dans sa monographie Aristotle’s First Principles, ce dernier accepte l’idée proposée par Owen d’une distinction nette entre une phase dialectique et une phase empirique de la recherche physique et il s’efforce d’expliquer que cette lecture ne peut être assimilée à une interprétation idéaliste de la théorie de la connaissance d’Aristote. Il précise ainsi que, bien que seule l’étude des endoxa puisse nous conduire à la saisie des principes premiers, la lecture analytique se fonde sur une interprétation réaliste de la philosophie d’Aristote18. Nombreux sont les savants européens qui, pour différentes raisons, se sont ralliés à cette thèse19. Parmi les exégètes qui ont abordé directement la question portant sur la génération, W. Charlton représente lui aussi un exemple significatif du courant partageant la lecture inaugurée par Owen. Phys. I et II, d’après l’exégète anglais, ne portent pas sur des problèmes qu’on appellerait de nos jours «physiques», et Aristote ne les aurait pas écrit en tant que scientifique, mais en tant que philosophe20, en les concevant comme une partie de sa philosophie de la science et non pas de sa doctrine physique. À la science de la 17 Owen, comme la plupart des interprètes qui se sont inspirés de ses analyses, a été fortement influencé par les études analytiques de la philosophie du langage. La fortune dont a cependant joui l’interprétation «analytique» d’Aristote était due en grande partie au fait qu’elle était considérée comme la seule capable de sauver au moins la partie «générale» de la physique aristotélicienne. Si l’on ne pouvait s’opposer à la condamnation historique prononcée contre la théorie des lieux naturels, autant concéder qu’au fond Aristote n’accordait à l’observation empirique qu’une faible importance. 18 Cf. T.H. Irwin, Aristotle’s First Principles, Oxford University Press, Oxford 1988. 19 On peut rapprocher la lecture que W. Wieland propose de la physique d’Aristote de celle d’Owen, dans la mesure où le savant allemand affirme dans sa monographie parue en 1962 que la physique aristotélicienne trouve son fondement dans l’analyse du langage, lequel constitue pour lui le reflet, ou la précompréhension, de l’expérience sensible (cf. W. Wieland, Die aristotelische Physik. Untersuchungen über die Grundlegung der Naturwissenschaft und die sprachlilchen Bedingungen der Prizipienforschung bei Aristoteles, Vandenhoek & Ruprecht, Göttingen 1962, p. 85–100). L’affinité des thèses des deux spécialistes est bien mise en évidence par E. Berti, «Les méthodes d’argumentation et de démonstration dans la “Physique” (Apories, Phénomènes, Principes)», dans F. De Gandt et P. Souffrin (éds.), La physique d’Aristote et les conditions d’une science de la nature, Vrin, Paris 1991, p. 53–72. 20 Cf. W. Charlton, Aristotle’s Physics: Books I and II. Translated with Introduction, Commentary, Note on Recent Work and Revised Bibliography, Oxford University Press, Oxford 19922, p. ix.

30

Aristote

nature, poursuit Charlton, appartiennent en effet deux types de recherche: une recherche que l’on peut plus proprement appeler «physique», car elle utilise une méthode «appropriée» à la science de la nature; une recherche que l’on doit plutôt définir comme logique du fait qu’elle suit une méthode «analytique». Cette distinction serait, pour ainsi dire, principielle, car elle découlerait du statut ontologique de ce qui est dans les deux cas l’objet de la recherche: les premiers principes de la nature, d’une part; les phénomènes sensibles particuliers, d’autre part. C’est seulement au moyen d’une analyse de nos structures langagières que l’on peut accéder aux principes premiers, étant donné que l’on ne peut y parvenir en procédant de manière déductive à partir de principes antérieurs21. De ce point de vue, l’analyse de la génération exposée en Phys. I ne serait qu’une analytique du devenir et elle s’opposerait aux autres recherches physiques du fait qu’elle révèle un caractère qui est logique dans cette acception du terme. D’autres interprètes, de façon plus ou moins explicite, ont lu la théorie de la génération exposée dans la Physique au prisme des thèses d’Owen22. Tous, en dépit des particularités de leurs interprétations, ont contribué à consolider l’idée que 1) la Physique traite de problèmes conceptuels – et que son intérêt réside précisément dans le fait d’analyser des notions abstraites telle que la notion de devenir, de lieu, de temps23 –, 2) qu’elle a comme point de départ la manière dont le langage exprime ces phénomènes et 3) qu’elle prouve ses conclusions au moyen d’une analyse de ces expressions langagières. Ce sont en revanche les autres ouvrages du corpus physique qui portent sur les phénomènes sensibles auxquels le physicien accèderait par une autre voie: l’expérience sensible. C’est à la lumière de ces considérations que l’étude de la génération de Phys. I a été considérée comme «logique» et opposée aux études empiriques des autres phases de la recherche physique et notamment de la biologie. D’après cette hypothèse, donc, l’analyse générale, voire logique, de la nature en devenir prendrait son appui sur ce type d’endoxa (à identifier aux καθόλου qu’en Phys. I 1 Aristote désigne comme le point de départ de la recherche physique) et s’opposerait à une analyse inductivo-empirique poursuivie notamment dans le cadre des recherches biologiques. L’interprétation analytique de la théorie de la géné21 Cf. Charlton (éd.), Aristotle’s Physics, p. x. 22 Voir notamment B. Jones, «Aristotle’s Introduction of Matter», Philosophical Review 83, 1974, p. 474–500; D. Bostock, «Aristotle on the principles of change in Physics I», dans M. Craven Nussbaum et A. Rorty (éds.), Essays on Aristotle’s De Anima, Oxford University Press, Oxford 1992, p. 179–196; id., Space, time, matter, and form essays on Aristotle’s physics, Oxford University Press, Oxford 2006; E. Hussey, Aristotle’s Physics: Books III and IV. Translated with Notes, Oxford University Press, Oxford-New York 1983; Berti, «Les méthodes d’argumentation», p. 53–72. 23 Voir à ce propos la monographie de C. Shields (C. Shields, Aristotle, Routledge, London-New York 2007, p. 36–97) qui, dans la lignée de T. Irwin, propose cette lecture dans sa présentation de la physique aristotélicienne.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

31

ration et plus généralement de la physique d’Aristote se caractérise donc par une scission nette de ses différentes phases24. Le risque le plus redoutable d’une telle lecture est ainsi celui de rendre les différents moments de la recherche physique d’Aristote irrémédiablement incommunicables. Certes, il est indéniable qu’il existe une différence substantielle entre les analyses de Phys. I et II, d’une part, et les recherches des Météorologiques ou des traités biologiques, d’autre part. Toutefois, on comprend mal comment dans l’optique analytique on peut tenir ensemble l’idée de science présentée dans les traités généraux de physique avec celle que l’on retrouve dans les ouvrages biologiques, sans rendre schizophrénique le discours physique d’Aristote. À l’hypothèse analytique, en outre, on peut objecter qu’Aristote ne semble pas concevoir la recherche de Phys. I comme opposée à celle des autres traités physiques ni même tracer une distinction dans son corpus physique entre des textes d’épistémologie et des textes de physique au sens strict, de chimie ou de biologie. Ces difficultés, parmi d’autres, ont été à l’origine du rejet de l’interprétation analytique de la physique d’Aristote de la part d’autres exégètes. En effet, bien qu’à une certaine époque cette dernière ait été majoritaire, elle n’a jamais fait l’unanimité des voix. Tout en admettant que les analyses de la Physique sont le plus souvent des analyses de concepts guidées et illustrées par des données de l’expérience, plutôt qu’appuyées sur celles-ci25, Augustin Mansion a suggéré que c’est dans cette même «expérience (ἐμπειρία) ou encore dans l’induction (ἐπαγωγή)»26 qu’Aristote trouve la source des principes et des vérités indémontrables qui constituent le fondement de ses explications du monde de la nature. Le recours à l’une ou à l’autre engendre aux yeux d’Aristote une méthode propre à la physique, présentant une valeur supérieure à celles des considérations que fournissent les simples analyses dialectiques n’atteignant qu’un certain degré de probabilité. Le chemin qui nous conduit aux principes physiques – expliquait Mansion – prend donc son appui sur des données empruntées à l’ordre phénoménal, même si le procédé inductif qui l’accompagne est finalement assez rudimentaire. En effet, l’induction qu’Aristote préconise dans

24 C’est notamment pour cette raison que cette lecture a contribué à freiner la réflexion sur la question de l’unité des différentes étapes de la recherche physique. Il n’est pas étonnant qu’aucun exégète inspiré par la thèse d’Owen n’ait porté une attention particulière à la question concernant le principe d’unité de la recherche physique d’Aristote. 25 Dans son article de 1961, Owen extrayait cette affirmation de son contexte et faisait d’A. Mansion un sympathisant, sinon un partisan, de sa propre thèse. En réalité, Mansion a adopté dans sa monographie une position considérablement plus nuancée, sans jamais se résoudre à effacer l’aspect empiriste de la recherche des principes de la physique et son rôle dans leur découverte. 26 A. Mansion, Introduction à la Physique aristotélicienne, Vrin, Paris 1946, p. 219.

32

Aristote

la recherche physique est plus une sommation de faits présentant entre eux une certaine similitude qu’un procédé scientifique au sens strict27. C’est toutefois dans le travail de R. Bolton, parmi les contemporains, qu’a été soutenue sans réserve la thèse qui veut que les principes de la physique sont atteints en Phys. I par le moyen de l’induction et de l’observation empirique28. De ce point de vue, l’interprétation de Bolton s’opposait radicalement à l’interprétation analytique29. Contre l’hypothèse d’Owen, Bolton s’est employé à montrer que la philosophie de la nature, que ce soit dans la phase de la recherche des premiers principes ou dans l’étude des êtres vivants, ne peut pas, en tant que science, être définie comme une recherche logique; car elle ne parvient pas à ses conclusions scientifiques au moyen de l’étude des endoxa ou du langage, mais en vertu de l’observation empirique. Bolton précise toutefois que l’étude des endoxa est extrêmement utile à la recherche physique, notamment lorsqu’on étudie des phénomènes trop éloignés de notre perception. Cette étude, en effet, peut être définie comme procédant de façon logique (λογικῶς), car elle ne fait pas appel à des données sensibles et des méthodes véritablement scientifiques, mais à des considérations généralement acceptées et des outils dialectiques. Dans ce cadre, le sens du terme λογικῶς que Bolton admet n’est finalement pas si éloigné de celui proposé par Owen. À la différence de ce dernier, toutefois, Bolton estime que l’étude logique ne constitue pas une partie intégrante de la science physique. Elle est, pour ainsi dire, un pis-aller, lorsque les méthodes véritablement scientifiques ne sont pas utilisables. En dépit donc des différences parfois essentielles qui séparent les interprétations contemporaines, on peut conclure que l’idée d’une opposition entre un type de recherche appelée tantôt «logique» tantôt «générale» et un type de 27 Je reviendrai sur la valeur et la portée scientifique de l’epagôgê aristotélicienne dans le chapitre VII, lors de la présentation de la reconstruction par Averroès de la doctrine de Phys. I 1. 28 Voir notamment R. Bolton, «Definition and Scientific Method in Aristotle’s Posterior Analytics and Generation of Animals», dans A. Gotthelf et J.G. Lennox (éds.), Philosophical Issues in Aristotle’s Biology, Cambridge University Press, Cambridge 1987, p. 120–166; id., «Aristotle’s Method in Natural Science: Physics I», dans L. Judson (éd.), Aristotle’s Physics: A Collection of Essays, Oxford University Press, Oxford 1991, p. 1–29. 29 D’autres auteurs ont accordé le même rôle à l’induction dans la recherche des principes (voir notamment C. Dalimier, «La saisie des principes physiques chez Aristote. Simplicius contre Alexandre d’Aphrodise», Oriens-Occidens 2, 1998, p. 77–94; P. Pellegrin, Aristote, Physique. Traduction, présentation, notes, bibliographie et index, Flammarion, Paris 2002), ou bien, plus généralement, ils ont souligné l’importance de l’observation empirique dans l’étude des vivants (voir notamment J. Lennox, Aristotle’s Philosophy of Biology. Studies in the Origins of Life Science, Cambridge University Press, Cambridge 2000; et plus largement les travaux de D. Balme et A. Gotthelf dans D. Devereux et P. Pellegrin (éds.), Biologie, Logique et Métaphysique chez Aristote, actes du séminaire CNRS-NSF, Oléron 28 juin-3 juillet 1987, Editions du CNRS, Paris 1990; et dans Lennox, Aristotle’s Philosophy of Biology.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

33

recherche considérée comme plus proprement physique joue un rôle clé dans la réflexion sur la complexité de la philosophie de la nature d’Aristote. Pour comprendre le rapport entre les différentes analyses de la génération et saisir la raison pour laquelle certains auteurs ont défini l’étude de la génération de Phys. I comme «procédant de façon logique», il faut donc comprendre davantage ce qu’on entend par cette expression.

§ 2. Que faut-il entendre par λογικῶς? Bolton défend l’hypothèse qu’on vient de présenter dans un article s’inscrivant dans le mouvement qui a contribué à remettre la biologie au centre des études aristotéliciennes30. Il s’efforce de montrer que la thèse proposée par Owen est invalidée par une lecture attentive de la biologie. L’étude consacrée au sperme animal dans le premier livre du GA confirmerait en effet qu’Aristote suit exactement le parcours indiqué en An. Post. II 7–9, à savoir une recherche qui a comme point de départ une définition issue d’une première observation empirique et comme point d’arrivée la définition fondée sur la cause ultime du phénomène sous observation. Bolton explique ainsi l’opposition tracée en GA I 21 (729 b8 et sq.) entre une recherche fondée sur des considérations générales (καθόλου) et une recherche qui part des propriétés (ὑπάρχοντα) de l’objet examiné à l’aune de la distinction entre une recherche dialectique et une recherche empirique. Générale, voire logique, serait la recherche qui part des considérations qui semblent être fondées sur des faits, mais qui sont en réalité privées d’une véritable valeur scientifique. La recherche «logique» s’opposerait ainsi à la recherche «physique» dans la mesure où cette dernière serait fondée sur une observation empirique des propriétés réelles de l’objet, alors que la première s’appuierait sur des endoxa. Les termes «logique» et «général» seraient donc, en ce sens, synonymes du terme «dialectique» utilisé pour désigner une recherche fondée sur des opinions généralement acceptées. Dans un autre article plus récent, Bolton développe cette hypothèse et s’efforce de la prouver avec un plus grand nombre de textes31. Il tire de son analyse une conclusion finalement plus générale: Aristote utiliserait dans sa recherche physique deux «standards», c’est-à-dire deux procédures différentes, la première, la seule véritablement scientifique, serait fondée sur l’observation empirique; la se30 Bolton, «Definition and Scientific Method», p. 120–166; cf. R. Bolton, «The Epistemological Basis of Aristotelian Dialectic», dans M. Sim (éd.), From Puzzles to Principles? Essays on Aristotle’s Dialectic, Lexington Books, Lanham 1999, p. 57–105. 31 R. Bolton, «Two standards for inquiry in Aristotle’s De Caelo», dans A.C. Bowen et Ch. Wildberg (éds.), New Perspectives on Aristotle’s De caelo, Brill, Leiden-Boston 2009, p. 51–82.

34

Aristote

conde, dialectique, utiliserait en revanche les endoxa, les opinions généralement acceptées, et elle constituerait la seule alternative possible, lorsqu’on ne peut avoir accès par les sens à l’objet de notre recherche. Les résultats obtenus par l’analyse de ces endoxa, explique Bolton, ne peuvent pas être considérés comme scientifiques, mais lorsqu’ils sont jugés à l’aide des outils fournis par la dialectique des Topiques, ils peuvent donner aux physiciens des indices utiles pour la véritable recherche scientifique. Une recherche logique ou générale, donc, ne pourra pas être au sens strict physique, dans la mesure où elle ne sera pas fondée sur les principes propres de la physique, mais sur des opinions et des généralités non scientifiques qui ne découlent pas d’une observation empirique. C’est en ce sens, alors, qu’il faut comprendre l’opposition entre une analyse logique et une analyse physique, ainsi que la valeur double, tantôt négative, tantôt positive, qu’Aristote lui attribue. En effet, explique Bolton, l’analyse logique peut avoir une valeur positive ou négative, selon que les endoxa sont bien ou mal choisis. Bien que l’étude des endoxa joue un rôle indéniablement important dans la recherche physique d’Aristote, le sens que Bolton attribue au terme λογικῶς ne semble pas pouvoir rendre compte de tous les textes où Aristote évoque la possibilité d’utiliser une analyse logique dans un contexte physique. Comme on le verra, la lecture dialectique proposée par Bolton se heurte notamment à la difficulté d’expliquer les textes où Aristote appelle «logique» une analyse qui part de certaines données qui ne sont pas des pures endoxa, mais des opinions relevant d’une observation empirique. La question de savoir quel sens accorder à l’adverbe λογικῶς, lorsqu’Aristote l’utilise pour qualifier un argument ou un type de recherche utilisé dans la science physique, a été en réalité posée par ses premiers commentateurs32. En signalant qu’Alexandre d’Aphrodise s’était déjà interrogé sur la question, Simplicius distingue dans son commentaire de Phys. III 333 trois sens possibles de ce terme: 1) ce qui est fondé sur les endoxa; 2) ce dont la plausibilité découle de considérations verbales qui ne collent pas aux faits; 3) ce qui est plus général et qui n’est ni spécifique au sujet traité ni découlant des principes propres. On peut reconnaître dans les deux premiers sens énumérés par Simplicius les caractéristiques que Bolton attribue à la recherche logico-dialectique, à laquelle il faut accorder une valeur positive ou négative selon que l’endoxon considéré a été bien choisi ou pas. En effet, «logique», dans les deux premiers sens, est une recherche ou un argument qui procède ou bien d’opinions vraisemblables, ou bien d’opinions qui vont contre ce que les phénomènes manifestent, comme 32 On analysera de plus près les interprétations de Phys. I proposées par les commentateurs anciens dans la partie consacrée à Averroès. 33 Simplicius, In Phys. 440, 18–34. Simplicius reprend dans d’autres passages de son commentaire l’un ou l’autre des sens énumérés, voir par exemple Simplicius, In Phys. 476, 23–30; 1301, 19–24.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

35

c’est le cas, affirme Simplicius, des arguments utilisés par Zénon d’Elée pour nier l’existence du mouvement. Lorsque Simplicius en vient à présenter le troisième sens, il rapporte l’explication et les exemples proposés par Alexandre. D’après ce dernier, si l’on se fonde sur ce que Simplicius nous dit, un argument logique est un argument qui vise à démontrer quelque chose d’un objet particulier, en procédant de propriétés générales qui s’appliquent à cet objet, mais aussi à un ensemble d’autres objets appartenant à d’autres classes. Ainsi Alexandre oppose-t-il à un argument appelé logique en ce sens, un argument qui part des prémisses appropriées et des principes propres à l’objet examiné. En guise d’exemple, Alexandre affirme qu’on peut construire deux preuves de l’immortalité de l’âme: la première qui part des principes propres de l’âme, à savoir le fait d’être auto-moteur, qu’Alexandre considère ici comme l’essence de l’âme; la seconde qui démontre l’immortalité de l’âme en se fondant sur le fait que les contraires s’engendrent toujours des contraires, ce qui est une évidente allusion à la preuve fournie dans le Phédon (70c-72e). Cette seconde preuve (ἐπιχείρησις), nous dit Alexandre, est logique, parce qu’elle ne procède pas des «principes propres et prochains» (ἐξ οἰκείων καὶ προσεχῶν) de l’âme, mais elle se sert des principes «communs» (κοινῶν) par lesquels on peut démontrer qu’une chose qui n’est pas du même genre que l’âme est elle aussi non-engendrée et non corruptible. Sans se prononcer, au moins dans ce que Simplicius rapporte, sur la validité de la première ἐπιχείρησις, qui semble évoquer l’argument du Phèdre (245c-246a), Alexandre affirme de la seconde qu’elle part de principes trop généraux et qu’elle est donc inadéquate, «lorsqu’on veut montrer les caractéristiques propres» (ὅταν τὰ ἰδίως ὑπάρχοντα δεικνύωμεν) d’un certain étant. En se fondant sur ce seul texte, on ne voit toutefois pas clairement si Alexandre voulait conclure que i) toute démonstration logique se fonde sur des principes qui sont extérieurs, pour ainsi dire, au genre de science auquel l’objet examiné appartient (la science physique, dans le cas de l’âme) ou ii) si une démonstration logique peut se fonder sur des prémisses physiques, même si les propriétés utilisées se prédiquent d’autres types d’étants physiques que celui dont on cherche les principes. Dans sa récente monographie sur Met. Z, M. Burnyeat reprend la classification de Simplicius pour expliquer la nature de la recherche du τί ἦν εἶναι, qu’Aristote définit en Met. Z4 (1030 a13–14) comme menée «d’une façon logique»34. En admettant le sens que Simplicius lie au nom d’Alexandre, Burnyeat conclut que l’étude de la notion d’essence en Met. Z4–6 est logique, car elle fait abstraction des principes propres de la science métaphysique, à savoir la matière et la forme. L’analyse logique précède, en ce sens, l’étude du τί ἦν εἶναι de Met. Z 10–11 que Burnyeat appelle métaphysique. L’étude logique est donc celle qui reste à un niveau général de discours et qui ne considère pas les caractéristiques propres 34 Cf. M. Burnyeat, A Map of Zeta, Mathesis Publications, Pittsburgh 2001, p. 19–26.

36

Aristote

de l’objet dont on recherche les principes. C’est en ce même sens, suggère alors Burnyeat, qu’on doit interpréter les autres textes d’Aristote dans lesquels à une analyse logique s’oppose tantôt une étude menée en physicien (φυσικῶς)35, tantôt un type de recherche dont Aristote dit qu’elle est poursuivie «de façon analytique» (ἀναλυτικῶς)36. Dans les deux cas, l’analyse logique s’oppose aux deux autres types de recherche, parce qu’elle ne procède ni des principes propres au genre-sujet («subject-matter») de la physique ni des principes propres de la discipline dont l’Organon est l’exposition. Burnyeat précise aussi qu’une étude logique ne doit pas nécessairement procéder de principes «extérieurs» à la science en question, car elle peut procéder d’un niveau plus général qui se trouve à l’intérieur de la même science37. Il ne précise pas pourtant quelle est la nature de ces considérations «plus générales» qui font qu’une étude logique puisse à juste titre appartenir à la science physique. En effet, dans sa monographie, Burnyeat ne vise ultimement qu’à établir le rapport qui, dans la philosophie première, lie le niveau logique au niveau «métaphysique» et précise dans ce cadre qu’on peut repérer un quatrième sens du terme λογικῶς, qu’il appelle «d’Andronicos» et qui permet de comprendre la nature de la recherche métaphysique. D’après ce quatrième sens, «logique» est l’analyse visant à établir la validité formelle du raisonnement et les règles qui la déterminent, celle qu’Aristote expose dans les ouvrages qu’on appelle Organon. Burnyeat conclut ainsi que, dans le cas de la philosophie première, le troisième sens de Simplicius et le sens d’Andronicos coïncident, car l’étude du niveau logique se trouve finalement coïncider avec l’étude menée dans l’Organon. La lecture proposée par Burnyeat ne permet donc pas à elle seule d’expliquer la nature et le statut d’une étude logique à l’intérieur de la science physique, puisque nombreux sont les textes dans lesquels «le sens d’Andronicos» ne caractérise aucunement l’étude logique qu’Aristote oppose à une étude menée en physicien. La lecture de Burnyeat ne permet donc pas de comprendre ce que voudrait dire procéder dans la physique «d’une façon logique». Pour ma part, suivant l’idée générale d’Alexandre/Simplicius, je voudrais suggérer qu’une argumentation logique peut relever pleinement de la science dans laquelle elle est utilisée, en l’occurrence la physique, lorsqu’elle se fonde sur des propriétés générales, c’est-à-dire des propriétés génériques qui appartiennent à plusieurs classes d’étants. Pour le dire autrement, une preuve ou une analyse est logique quand elle utilise des propriétés plus générales que la classe d’objet analysé, sans que cette généralité dépasse le genre-sujet de la science en question. De ce point de vue, une analyse logique d’un phénomène naturel n’est pas a priori inappropriée ou extérieure à la science physique. C’est en effet en 35 Cf. DGC I 2, 316 a11; DC I 10, 280 a32. 36 Cf. An. Post. I 21, 82 b35–36; I 22, 84 a7–8; I 24, 86 a22; I 32, 88 a19. 37 Cf. Burnyeat, A Map of Zeta, p. 21.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

37

fonction de l’objet étudié et du principe recherché que l’analyse logique peut être appropriée, inappropriée ou même fausse, et non pas parce qu’elle dépasse à chaque fois le genre-sujet de la science dans laquelle on démontre ou encore parce qu’elle est fondée sur des endoxa. D’après l’hypothèse qu’on propose, l’analyse logique est appropriée, lorsqu’on recherche les principes qui sont communs à plusieurs classes d’étants qui ne constituent pas un genre; elle sera même le seul type d’analyse à poursuivre. Dans ce cas, il sera plus correct de parler d’analyse générale (καθόλου), car elle se fonde sur des propriétés générales qui se prédiquent indifféremment de toutes les classes d’étants auxquels les principes en question appartiennent. C’est le cas, comme on le verra, de l’analyse de Phys. I, qui est tout autant logique, voire générale, qu’empirique, dans la mesure où elle ne se fonde pas sur des endoxa ou des principes extra-génériques, mais sur l’observation des propriétés communes à plusieurs classes d’étants qui ne constituent pas un genre. Lorsqu’en revanche on essaie de parvenir aux principes propres à une seule classe d’étants, en faisant appel à une propriété générale qui appartient également à d’autres classes, l’analyse sera logique, mais inappropriée, car pour ainsi dire trop générale. Elle ne respectera pas, pour le dire avec la terminologie d’An. Post. I 4–5, le principe du niveau de généralité approprié que toute véritable démonstration doit respecter. Elle sera, en plus de cela, fausse, lorsque la propriété commune choisie dans la recherche du principe n’est pas la véritable cause du phénomène en question. En effet, si l’on vise à établir les principes propres à une certaine classe d’étants, il faudra conduire une analyse spécifique, c’est-à-dire une étude qui ne considère que les propriétés qui appartiennent en propre à la classe considérée, prise séparément. En proposant cette nouvelle lecture du terme λογικῶς, je voudrais ainsi tirer deux conclusions: i) que le corpus physique s’organise en fonction de la distinction entre recherches «générales» et recherches «spécifiques»; ii) que l’étude de la génération absolue est le reflet de cette même organisation. L’étude de la génération absolue de Phys. I, tout en étant fondée sur une analyse inductive de la réalité, peut se dire logique, non pas dans le sens que la lecture analytique lui accorde, mais dans la mesure où elle est «générale» (καθόλου), du fait qu’elle considère les propriétés communes à tous les étants en devenir, dont elle vise à établir les principes communs. En revanche, la présentation de la génération absolue qu’on trouve dans le DGC et dans les ouvrages biologiques constitue l’étude spécifique de ce même phénomène, dans la mesure où Aristote, considérant de «façon séparée» (χωρίς) les êtres qui y sont sujets, ne recourt qu’à leurs propriétés et n’atteint que leurs principes propres. Je voudrais ainsi conclure que pour comprendre la distinction entre recherches générales et spécifiques, au sein du corpus physique et de l’étude de la génération, il faut comprendre que «procéder de façon logique» veut dire «procéder de façon générale».

38

Aristote

§ 3. Du λογικῶς au καθόλου Dans le premier livre du DGC38, Aristote loue Démocrite pour avoir utilisé des arguments appropriés à la physique, alors que d’autres, les Platoniciens, s’obstinaient à procéder dans l’étude de la nature «de façon logique» (λογικῶς). L’hypothèse des Platoniciens selon laquelle la réalité serait constituée de triangles indivisibles ne peut pas se dire physique, car elle use de principes qui n’appartiennent pas à la science physique, mais à la géométrie. De ce point de vue, une analyse logique de la réalité sensible serait non seulement injustifiée, mais incapable de rendre compte des phénomènes dont on fait l’expérience. On ne pourra jamais expliquer le fait qu’un corps est engendré, car rien, affirme Aristote, ne sort de la composition des surfaces, si ce n’est des solides39. L’analyse des Platoniciens serait donc inadéquate parce qu’elle utiliserait des principes inappropriés au type de recherche en question. L’opposition entre une recherche «logique» et une recherche «physique» tiendrait ainsi au fait d’utiliser des principes non physiques dans le cadre d’une recherche de philosophie naturelle, mais des propriétés mathématiques. C’est cela en effet qu’Aristote condamnerait. Dans ce cas, donc, le caractère logique de l’étude platonicienne semble plus découler de son recours à des considérations inappropriées à l’objet de la physique, que de sa négligence des principes propres de l’objet étudié. Si l’on se fonde sur ce seul texte, on serait donc tenté de conclure que toute recherche logique, comme celle des platoniciens, se caractérise par le fait d’opérer un «passage à un autre genre» (μετάβασις εἰς ἄλλο γένος), c’est-à-dire l’erreur déplorée en An. Post. I 740, qui consiste à passer de façon impropre d’un genre de science à un autre en utilisant des propriétés relevant de l’une pour démontrer les principes relevant de l’autre. Dans d’autres textes, pourtant, il apparaît très clairement que le caractère logique d’une démonstration ne découle pas du fait d’utiliser dans la recherche physique les principes d’une autre science, mais d’utiliser des propriétés qui appartiennent à la même science, tout en étant plus générales que le sujet choisi auquel elles appartiennent. En GA II 8, Aristote stigmatise l’utilisation d’une argumentation logique dans l’explication d’un certain phénomène physique et associe de façon explicite le caractère logique de l’étude au niveau de généralité des propriétés utilisées, tout en opposant ce genre d’examen à une recherche physique. Ainsi explique-t-il que pour parvenir à la cause de la stérilité de l’espèce des mulets, il ne faut pas produire une «démonstration logique» (ἀπόδειξις λογική), même si elle pourrait sembler de prime abord plus «convaincante» (πιθανή) que les explica38 DGC I 2, 316 a11 et sq. 39 La même critique, contre l’atomisme physique de Démocrite et l’atomisme géométrisant de Platon, est développée d’une façon plus détaillée en DC III 7–8. 40 An. Post. I 7, 75 a38–75 b10.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

39

tions précédemment proposées41. Le caractère logique d’une explication, déclare Aristote, tient au fait qu’elle s’éloigne davantage des principes propres (πορρωτέρω τῶν οἰκείων ἐστὶν ἀρχῶν), en raison de sa plus grande universalité (μᾶλλον καθόλου). En ce qui concerne le cas des mulets, l’explication logique consiste à déduire la stérilité des mulets du fait qu’ils sont les produits de deux espèces différentes: le cheval et l’âne. Ce raisonnement pourtant est contredit par une observation empirique de la réalité sensible, car il est plusieurs espèces qui, lors d’un accouplement interspécifique, donnent naissance à une autre espèce qui est à son tour féconde – c’est le cas, par exemple, des chiens et des loups. En d’autres termes, on ne peut pas attribuer la cause de la stérilité des mulets au fait qu’ils sont le produit de deux espèces différentes. Aussi Aristote conclut que ce raisonnement, comme tous ceux qui ne partent pas des principes propres à l’objet étudié, semble découler des faits, mais n’en découle pas vraiment. C’est là le cœur de la solution. Le caractère erroné de l’explication qui est appelée, dans le GA, «logique», ne découle ni du fait que les propriétés sur lesquelles cette explication s’appuie ne sont pas appropriées à la science physique mais à une autre science ou à une science supérieure, ni du fait que ces propriétés sont des endoxa ou des considérations purement verbales. Le caractère logique tient au fait que le raisonnement est trop général, parce que la propriété considérée comme cause du phénomène est recherchée à un niveau trop général, c’est-à-dire non pas au niveau des deux espèces qui s’accouplent (l’espèce des chevaux et l’espèce des ânes), mais au niveau du groupe dans lequel les mulets peuvent être inscrits (le groupe des hybrides). Argumenter de façon logique revient donc dans ce cas à produire un raisonnement «trop universel» (καθόλου λίαν) et, partant, «vide» (κενός), parce qu’il n’est pas d’explication qui vaille pour l’ensemble des hybrides. En termes extensionnels, le raisonnement est incorrect parce que la classe désignée par le moyen terme est trop générale, dans la mesure où ce dernier comprend à la fois des animaux stériles et des animaux qui se reproduisent. C’est cela qui rend la prémisse majeure fausse: tout hybride est stérile; le produit de l’accouplement d’un cheval et d’un âne est un hybride, donc le produit de l’accouplement d’un cheval et d’un âne est stérile. En d’autres termes, l’analogie établie entre le mulet et le chien-loup qui devrait permettre de déduire la stérilité du mulet est fausse, parce qu’elle est fondée sur la propriété commune d’être des hybrides qui n’est pas la véritable cause de leur stérilité. Cette explication, ce logos, est trop universelle, car la propriété qu’on prend en considération comme moyen terme, et donc comme cause du phénomène à expliquer, à savoir la propriété d’être stérile, est trop générale. C’est au niveau de la classe des mulets qu’il faut rechercher la cause du phéno41 GA II 8, 747 b6 et sq.

40

Aristote

mène, c’est en effet l’une des propriétés propres à cette seule classe qui détermine leur stérilité. C’est pour cette raison qu’Aristote affirme que la cause qui peut rendre compte du phénomène observé est à rechercher parmi les principes propres, c’est-à-dire les particularités qui caractérisent le «genre» des chevaux et celui des ânes (τὰ ὑπάρχοντα τῷ τῶν ἵππων καὶ τῷ τῶν ὄνων)42. La propriété qui permet d’expliquer le phénomène de la stérilité est en effet la propriété qui est propre au mulet: la froideur de sa semence. Un argument logique est donc dans ce cas impropre, parce qu’il se fonde sur une prémisse trop éloignée des principes propres du phénomène observé, puisqu’au lieu de rester au niveau de la classe en question, i.e. les mulets conçus comme produits de l’accouplement d’un âne et d’un cheval, il remonte au niveau supérieur constitué par la classe des hybrides. Si l’on agit en bon physicien, nous dit Aristote, il faut rechercher la cause à un niveau, pour ainsi dire, inférieur, le niveau des seules espèces des ânes et des chevaux. Le caractère fautif du raisonnement logique découle donc du fait de rechercher le principe du phénomène en question à un niveau trop général ou, plus précisément, du fait de suivre de façon aveugle la syntaxe genre/espèce sans tenir compte de la sémantique du réel. La classe des hybrides en effet ne constitue pas un genre naturel. Dans le cas du mulet, logique est donc le raisonnement qui fait appel à des propriétés qui sont à un niveau supérieur, c’est-à-dire plus général, par rapport au genos examiné et au type de cause recherché. Il ne s’agit pas de faire appel à des principes qui sont des endoxa, ou des principes extra-génériques ou, encore, inappropriés au genre de la science physique. Car les propriétés qui caractérisent les hybrides en tant que tels restent tout de même des principes d’ordre physique. Le raisonnement logique, dans ce cas, consiste à choisir des propriétés trop générales par rapport au genre d’étants étudiés et aux principes visés. La démonstration non logique du phénomène de la stérilité des mulets, en revanche, est celle qui fait appel aux propriétés qui sont caractéristiques des seuls «genres» des chevaux et des ânes. Dans ce cadre, le genre par rapport auquel le logos est plus ou moins universel n’est pas forcément le genre de la science dans lequel le phénomène s’inscrit, mais un genre en un sens plus lâche. Le terme genos a ici la valeur relative de sujet scientifique43 et il désigne à chaque fois un ensemble plus ou moins englobant. C’est par rapport au genre conçu comme sujet scientifique que la démonstration peut être plus ou moins générale, selon qu’elle considère des propriétés qui lui appartiennent en propre ou non. D’autres textes confirment le sens du terme λογικῶς qu’on vient de proposer. En Phys. III 544, Aristote envisage deux types de réfutation de la thèse admettant 42 Pour une analyse des causes biologiques de la stérilité de l’espèce des mulets, voir chap. IV. 43 A ce sujet, voir P. Pellegrin, La classification des Animaux chez Aristote. Statut de la biologie et l’unité de l’aristotélisme, Les Belles Lettres, Paris 1982, p. 73–137. 44 Phys. III 5, 204 b5–205 b31.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

41

l’existence d’un corps infini, selon qu’on analyse la question d’une façon logique ou physique. L’examen logique permettant de réfuter l’existence de l’infini en acte fait appel à la propriété d’être limité par des surfaces; l’examen physique parvient à la même conclusion en admettant plusieurs autres propriétés du corps: le fait d’être nécessairement soit simple soit composé; le fait de se trouver dans un lieu; le fait d’être nécessairement soit lourd soit léger45. Dans les deux types d’analyse, on parvient à la même conclusion, car il est impossible de concevoir un corps infini, sans dénier au corps ses propriétés. La réfutation logique n’est pas rejetée, car la définition du corps sur laquelle elle se fonde n’est pas impropre, mais plus générale que celle sur laquelle se fonde la démonstration physique. En effet, la formule qui définit le corps comme ce qui est limité par des surfaces se fonde sur une propriété que partagent le corps (fût-il intelligible ou sensible) et le nombre46. En revanche, les autres propriétés considérées dans l’étude physique n’appartiennent qu’au corps sensible. C’est pourquoi les arguments qui se fondent sur ces propriétés sont d’ordre physique, parce que l’étude physique, comme Aristote le dit, porte sur le corps en tant qu’il est sensible47. La réfutation logique de l’existence d’un corps infini est donc acceptable, mais elle dépasse en universalité le genre en question, qui est dans ce cas le genre de la science physique, car elle fait appel à une propriété qui appartient au corps non pas en tant qu’il est sensible, mais en tant qu’il est doué de quantité. Un autre passage confirme l’hypothèse exégétique qu’on propose. Dans le premier livre du De Caelo48, Aristote explique que l’on peut réfuter de deux manières la thèse qui veut qu’«un être engendré peut jouir sans fin de l’incorruptibilité»: i) en traitant la question d’un point de vue physique (φυσικῶς), c’est-à-dire en ne prenant en considération que le cas du ciel (περὶ οὐρανοῦ); ii) en étudiant le problème sous son aspect universel (καθόλου) et en faisant porter l’enquête sur toute espèce d’objet (περὶ ἄπαντος). Aristote affirme avoir déjà démontré que le ciel est nécessairement incorruptible dans les chapitres précédents. Il précise tout de même qu’il faut également prouver cette thèse en poursuivant une analyse «universelle» (καθόλου), car elle peut elle aussi donner une réponse claire à la question débattue. C’est dans les chapitres qui suivent qu’Aristote s’acquitte de cette tâche, en distinguant tout d’abord les termes «inengendré» et «engendré», «corruptible» et «incorruptible». Ce qui permet d’expliquer le caractère qui définit le 45 Aristote explique dans le DC (I 3) que les propriétés de la légèreté et de la lourdeur sont prédiquées per se des corps sensibles. Une théorie physique ne peut se fonder sur une définition du corps qui délaisse ces propriétés. C’est pourquoi l’hypothèse géométrisante de Platon est à ranger du côté de la science mathématique plutôt que du côté de la nature. 46 Sur cette tripartition, voir W.D. Ross (éd.), Aristotle’s Physics, A Revised Text with Introduction and Commentary, Oxford University Press, Oxford 1936, p. 548. 47 Phys. III 5, 204 b1–2. 48 DC I 10, 280 a27–280 b1.

42

Aristote

second type de réfutation: ce type de recherche est «général», car il porte indifféremment sur ce qui est engendré ou inengendré, sans se limiter à l’un des étants particuliers du monde sensible. Dans ce cas aussi, l’idée est qu’à une étude physique, qui ne se fonde que sur des propriétés propres à une classe d’individus ou comme ici à un seul individu, s’oppose une étude plus générale, fondée sur des propriétés universelles qui se prédiquent aussi d’autres individus: ce qui confirme encore l’interprétation qu’on propose. Physique est en effet l’analyse qui parvient à un certain résultat en limitant l’enquête à un type d’étant particulier et en considérant ces propriétés spécifiques. L’étude qui y est opposée n’est pas appelée «logique», mais Aristote nous dit qu’elle est universelle, car elle porte sur toute espèce d’objet engendré ou non et que c’est pour cela qu’elle s’oppose à une analyse physique. La conclusion qu’il faut tirer de ces passages est donc la suivante: le caractère logique d’une recherche n’est pas a priori approprié ou inapproprié à la science que cette recherche concerne; cela tient plutôt au contexte scientifique dans lequel l’étude s’inscrit ou plus précisément au type de principe visé. En effet, une recherche se définit comme logique toujours par opposition à un autre type de recherche plus spécifique qui porte sur la même question et elle se distingue de la seconde par la généralité des propriétés employées dans ses prémisses. C’est donc en fonction du contexte et du type de principe visé dans la recherche, que la qualification «logique» peut avoir une valeur positive ou négative: lorsqu’on recherche des principes universels qui valent véritablement pour plusieurs classes d’étants, la recherche générale doit être préférée à une recherche plus spécifique qui se fonde sur les principes propres à une classe déterminée qu’elle examine «séparément» (χωρίς). Dans ce contexte, le terme «logique» signifie «universel» (καθόλου) et non pas «inapproprié», c’est le cas de DC I 10 et, comme on voudrait le suggérer, de l’analyse de la génération de Phys. I. En revanche, lorsqu’on recherche des principes qui valent exclusivement pour un ensemble particulier, une recherche logique peut être inopportune et erronée. C’est le cas des recherches des platoniciens qui, d’après Aristote, cherchaient à expliquer les principes propres des étants sensibles en faisant appel à des propriétés trop générales, c’est-à-dire des propriétés partagées à la fois par les corps sensibles et les êtres mathématiques. De plus, quand la recherche se fonde sur des propriétés qui sont le produit d’une abstraction insouciante de la sémantique du réel, elle nous donnera des conclusions fausses. Dans ce contexte, la qualification «logique» est synonyme de «trop général» ou «vide»; c’est le cas de l’argument de GA II 8. En conséquence, une recherche qui se définit comme logique ne fait pas nécessairement abstraction des principes propres à la science dont elle dépend, mais elle est le résultat d’un certain degré plus ou moins grand d’abstraction. Cette abstraction étant le principe qui nous permet de trouver la propriété com-

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

43

mune qui fonde l’analogie. C’est là que se trouve la clé pour comprendre la distinction entre une démonstration logique, voire générale, et une démonstration physique, voire spécifique. L’explication générale est possible lorsqu’il y a une propriété commune qui permette d’établir analogiquement une démonstration unique; c’est le cas de la démonstration de la nature finie du corps de Phys. III 5, de l’éternité de ce qui est inengendré de DC I 10 et, comme on le verra, des démonstrations de Phys. I. En revanche, lorsque l’analogie n’est pas correcte, parce que ce n’est pas la propriété commune aux membres de la proportion qui est cause de l’effet étudié, la démonstration logique n’est qu’une fausse démonstration. Il faut alors descendre de niveau dans la recherche des causes et, pour utiliser encore une fois les critères dictés en An. Post. I 4–5, accorder la propriété cause du phénomène à son sujet premier. C’est suivant le même raisonnement qu’on peut conclure que c’est l’analogie qui fonde l’opposition général/spécifique qui traverse l’ensemble du corpus physique et explique l’unité de ses différentes phases. En effet, lorsqu’on n’a pas de genre au sens strict comme sujet de la recherche scientifique, c’est sur la propriété commune, considérée comme la fonction analysée, qu’on établit l’analogie et qu’on fonde du même coup la possibilité d’avoir une explication commune. C’est ce type d’analogie qui garantit l’unité de l’étude des quatre types de changement en Phys. I et de l’étude de la génération substantielle dans son ensemble. On montrera, en effet, que l’analyse de Phys. I est en ce sens générale, car elle est fondée sur cette analogie qui permet d’établir les principes communs (par analogie) à tous les étants en devenir, qui pris dans leur ensemble ne constituent pas un genre au sens strict. Quant à l’étude de la génération substantielle dans son ensemble, qui comprend aussi bien l’étude de la génération des éléments, celle des homéomères et celle des plantes et des animaux, on verra également qu’elle est fondée sur la possibilité d’établir une analogie permettant de mettre en lumière la fonction commune qui est propre à tous ces étants. C’est donc l’analogie, dans ce cas aussi, qui fonde la possibilité de constituer une explication unique de la génération substantielle commune à tous ces étants.

44

Aristote

§ 4. En général (καθόλου) et séparément (χωρίς): l’analogie et l’organisation de la recherche physique À la suite du travail de J. Vuillemin49, M. Rashed a récemment insisté sur le rôle de tout premier plan joué par la théorie de l’analogie eudoxéenne à l’intérieur du système d’Aristote et plus particulièrement dans l’articulation des différentes phases de la recherche biologique50. Dans l’introduction de son édition critique du DGC, il suggère que le principe présenté dans le prologue de Meteor. qui organise l’étude biologique en deux recherches, selon qu’on prend les animaux et les végétaux «en général» (καθόλου) ou «séparément» (χωρίς), repose sur la théorie formelle de l’analogie d’Eudoxe. Dans la biologie, il n’y aurait pas simplement une opposition entre une phase de l’explication et une phase de la collecte des faits, mais une opposition entre des explications générales et des explications mono-génériques qui valent simplement pour une classe déterminée. L’analogie, toutefois, explique les différents moments de la recherche biologique à un niveau qu’on pourrait dire horizontal; mais elle ne suffit pas à expliquer l’unité verticale des diverses phases de la recherche physique dans son ensemble. Ainsi, en s’interrogeant sur l’articulation de la physique et de la biologie, Rashed explique que leur unité n’est ni purement analogique ni focale, mais correspond à une organisation qu’il qualifie, en empruntant le terme à G. Patzig51, de «doublement paronymique». La recherche physique d’Aristote ne suit pas une progression linéaire, mais par «embranchements»52. Cela consiste à procéder dans l’étude de la nature d’une analyse générale de l’opération vers les individus qu’elle affecte, en reproduisant à chaque niveau une division supplémentaire qui suit la même démarche. Ce sont en ce sens les opérations qui dictent, à un niveau général, le déroulement de la science physique. Elles présupposent en effet les causes dont elles dépendent, nécessitent dans l’élucidation de leur nature des notions qui leur sont concomitantes et déterminent le classement des individus matériels dans lesquels elles se réalisent. Dans ce cadre, les opérations et les individus se trouvent dans un rapport de bi-implication, dans la mesure où les opérations se 49 Cf. J. Vuillemin, De la logique à la théologie. Cinq études sur Aristote, éditée et préfacée par T. Bénatouïl. Nouvelle version remaniée et augmentée, Peeters, Louvain-la-Neuve 2008 (1ère éd. Flammarion, Paris 1967), p. 3–33. Vuillemin explique comment la réforme d’Eudoxe a constitué l’outil privilégié dans la recherche biologique. L’importance de l’analogie dans le contexte biologique a été également pointée par P. Pellegrin, qui a toutefois conclu que celle-là, comme le genre et l’espèce, a une nature relative. Pour une présentation plus récente du rôle de l’analogie dans la biologie aristotélicienne, voir M. Wilson, Aristotle’s theory of the unity of science, University of Toronto Press, Toronto 2000, p. 53–115. 50 Rashed, Aristote, p. CLII–CLXIII; cf. id., Essentialisme, p. 11–18 51 G. Patzig, «Theologie und Ontologie in der ‘Metaphysik’ des Aristoteles», Kant-Studien 52, 1960–1961, p. 185–205: p. 196. 52 Cf. Rashed (éd.), Aristote, p. cxliv–clii.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

45

réalisent dans les individus et les individus sont conçus en tant que caractérisés par les opérations. Or, c’est ce principe, d’après Rashed, qui dicte les étapes de la recherche physique et en détermine la progression non linéaire. Aristote procède, en effet, en analysant les individus caractérisés par l’opération en question, avant de procéder à l’opération successive qui «fait office de principe général à l’égard d’une division supplémentaire». La recherche commence par l’analyse de la translation, laquelle est à la fois le mouvement commun à tous les étants et l’opération propre des êtres célestes, pour terminer avec l’analyse du mouvement animal et de l’âme, lequel mouvement est l’opération propre aux seuls êtres vivants. On commence en effet par l’étude de l’opération (Phys. III–VIII) et des principes qui sont communs à tous les êtres (Phys. I–II): la translation et les principes généraux. La translation est l’opération impliquée par toutes les autres, mais elle ne caractérise en propre que les corps célestes. L’on procède ensuite vers l’étude de ces mêmes individus (DC I–II), avant de traiter (DC III–IV et DGC I–II) des autres opérations («génération, altération, augmentation…») qui sont également communes à tous les autres individus, à l’exclusion des individus déjà traités. Les opérations traitées en DC III–IV et DGC I–II font à leur tour «office de principe général» à l’égard de la division suivante et impliquent qu’on traite d’abord des individus qui ne partagent pas «l’opération âme» qui constitue l’autre branche de la division. Deux difficultés pourtant restent à expliquer dans cette reconstruction. La première difficulté est posée par le cas des quatre éléments, dont l’étude se situe au niveau des opérations – du moins si l’on admet qu’Aristote les examine en DC III–IV et en DGC I–II – et non pas au niveau des «conséquences particulières et terminales» de leur principe, c’est-à-dire à la place où l’on s’attendrait à les trouver, en tant qu’individus mus et engendrés. L’autre difficulté est celle de comprendre de quelle manière l’opération peut être en elle-même principe de division, surtout lorsqu’on arrive au niveau des opérations qui sont propres à tous les êtres du monde sublunaire. De fait, on voit mal comment on pourrait passer des opérations génération, altération, etc., à l’opération âme, sans devoir admettre a priori cette division. Pour le dire autrement, il est difficile de comprendre pour quelle raison l’opposition animé/inanimé devrait être le produit de la division des opérations «supérieures». Pourquoi, en effet, devrait-on traiter d’abord des individus qui ne partagent pas l’opération âme? La seconde difficulté pourrait se résoudre si l’on tient compte de deux considérations, qui sont plus des précisions que des modifications de l’hypothèse en question. Il faudrait supposer, comme d’ailleurs Rashed lui-même semble le suggérer53, que ce ne sont pas tant les opérations en elles-mêmes qui dictent les divisions des stades inférieurs, que les individus du dernier stade qui dictent à rebours le classement des opérations. Ce n’est qu’en partant de l’observation de 53 Ibid., p. cxxxv et sq.

46

Aristote

ces individus et de leurs opérations que l’on procède vers les opérations et les individus des niveaux supérieurs. En effet, s’il est vrai que les opérations sont obtenues par généralisation, les individus sont déterminés en vue de leur rapport causal au sensible animé. Il faut donc conclure que, pour déterminer les niveaux supérieurs, on part de l’observation du centre de l’univers vers l’extérieur. En effet, le classement de tous les individus autre que les animaux et les plantes s’opère aussi bien selon la délimitation de leurs opérations qu’en fonction de leur rôle causal à l’égard de ces mêmes individus. L’hypothèse qui veut que l’ordonnancement des étapes de la science physique repose sur le fait que les individus faisant l’objet des analyses successives du physicien forment une série descendante de causes individuelles en interconnexion a été proposée par A. Falcon54. Le critère d’ordre de ce classement étant celui de procéder autant que possible des individus qui sont les plus éloignés d’un point de vue cosmologique. Car, la nature étant un tout unifié formant un système causal, l’individu qui est antérieur d’un point de vue cosmologique, l’est aussi d’un point de vue causal. La question, comme on verra par la suite, sera à chaque fois de comprendre la nature exacte de cette causalité. Cela explique dans tous les cas le fait que l’on commence, dans l’ordre de l’exposition, par les individus qui se trouvent à la périphérie du cosmos et qu’on aborde seulement à la fin l’étude des vivants. Dans le cadre de cette hypothèse, il faut pourtant préciser que les individus traités ne sont pas dans un rapport d’action/réaction les uns vis-à-vis des autres. Il faut, en d’autres termes, insister sur le fait que les individus par lesquels commence l’étude agissent sur, mais ne pâtissent pas des individus qui sont étudiés par la suite. Sans cette précision, on ne comprendrait pas pourquoi les Météor. précèdent l’étude des vivants, alors qu’Aristote traite également dans cet ouvrage de phénomènes qui ont lieu en dessous de la croûte terrestre, comme le sont les tremblements ou les éruptions volcaniques. En effet, l’action causale des sphères célestes et des phénomènes étudiés dans les Météor. se répand sur les individus des régions inférieures, alors que ces individus ne peuvent pas agir directement à leur tour sur les êtres étudiés précédemment. En tenant compte de ces hypothèses de lecture, je voudrais ainsi suggérer que les deux critères proposés ne sont pas alternatifs, mais complémentaires, car ils sont tous les deux nécessaires pour expliquer la complexité du discours physique d’Aristote. En effet, l’hypothèse qui veut que le corpus physique s’ordonne suivant un critère cosmologico-causal n’est pas incompatible avec celle qui considère que ce sont les opérations qui dictent, à un niveau général, le déroulement de la science physique.

54 Cf. A. Falcon, Aristotle & the Science of Nature. Unity without Uniformity, Cambridge University Press, Cambridge 2005.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

47

Je voudrais également suggérer qu’à ces deux critères, il faut ajouter un troisième selon lequel on procède toujours dans la science physique d’une recherche et des démonstrations générales vers des recherches et des démonstrations spécifiques. Il faut autrement dit supposer que la même distinction envisagée pour la biologie entre des explications générales et des explications mono-génériques vaut aussi dans les autres étapes de la science physique. En effet, le principe qui organise l’étude biologique en deux recherches, selon qu’on prenne les animaux et les végétaux «en général» (καθόλου) ou «séparément» (χωρίς), explique également l’ordre du reste du corpus. Comme Rashed le suggère, il faut supposer que «les opérations», les erga, dictent, à un niveau général, le déroulement de la science physique et que les individus sont conçus en tant que caractérisés par ses opérations. Il faut, toutefois, supposer que ce n’est pas stricto sensu la distinction entre les opérations et les individus qu’elles caractérisent qui dicte la suite de l’exposition, mais la distinction entre une analyse «générale» (καθόλου) et une analyse «séparée» (χωρίς) des opérations considérées. C’est sur la base de ce critère qu’il faut que l’étude générale de l’opération précède toujours l’étude spécifique de cette même opération. C’est par l’association de ce troisième critère aux deux autres qu’on peut en effet résoudre la première difficulté évoquée. Si les éléments sont étudiés à la fois en DC III–IV et en DGC II, c’est que DC III–IV constituent l’une des étapes de l’étude séparée de l’opération translation, alors que DGC II constitue l’une des étapes de l’étude séparée de l’opération génération.

48

Aristote

Cette représentation de la structure du corpus physique ne prétend pas être exhaustive, mais permet de comprendre certains aspects de l’étude de la nature et de l’étude de la génération. Ce schéma montre notamment que, s’il est vrai que les opérations présupposent les causes dont elles dépendent, elles nécessitent dans l’élucidation de leur nature des notions qui leur sont concomitantes et déterminent le classement des individus matériels dans lesquels elles se réalisent. À l’aide de ce schéma, on comprend également que les diverses classes (opérations, individus, principes et notions concomitantes) ne doivent pas nécessairement être étudiées dans des traités séparés. Le DC et le DGC représentent en ce sens des cas paradigmatiques: le DC constitue en effet, dans son ensemble, l’étude spécifique de l’opération translation qui comprend d’une part l’étude séparée des individus caractérisés en propre par le mouvement circulaire, d’autre part l’étude séparée des individus caractérisés en propre par le mouvement rectiligne; le DGC constitue le premier traité dans lequel Aristote étudie les autres opérations et il comprend d’une part leur étude générale, d’autre part l’étude qui, portant sur l’une des classes caractérisées par ces opérations, constitue la première étape de leur étude spécifique; mais il expose également les causes communes à toute génération et corruption (II 9–11)55. Cette explication permet donc de résoudre deux questions particulièrement difficiles de l’aristotélisme: d’une part, l’unité des quatre livres du De Caelo, sur laquelle les exégètes se sont interrogés depuis l’antiquité; d’autre part, le dédoublement de l’étude des éléments. Le DC peut se comprendre comme un traité unitaire si on le considère comme la première étude «séparée» de la translation, consacrée d’une part au mouvement circulaire, d’autre part aux mouvements rectilignes. Le DC est donc un traité unitaire, si on considère ses deux premiers livres comme l’étude «séparée» de la translation circulaire et les deux autres comme l’étude séparée des mouvements rectilignes. Concernant l’étude des éléments de DGC II, la même distinction entre «recherches générales» et «séparées» nous explique pourquoi il ne s’agit pas d’un simple redoublement de l’étude de DC III et IV: après avoir traité en DC III et IV des éléments considérés du point de vue de leur translation rectiligne, Aristote expose en DGC II la première étude séparée de la génération substantielle, celle des éléments. Dans le cadre de cette hypothèse générale, il faut comprendre que l’analogie est un outil qui peut servir à différents étages de la recherche physique: de l’étude la plus générale qui soit, celle de la Physique et notamment de Phys. I, à celle des genres animaux et végétaux de la biologie. Elle permet, en effet, de fonder le niveau de l’étude générale de l’opération, lorsque le sujet de recherche 55 Sur ce point, voir infra chap. III.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

49

ne constitue pas un genre unique au sens strict et de construire une démonstration unique pour les classes d’individus caractérisés par l’opération en question, qui ne forment ni un genre ni une espèce. Comme Aristote l’affirme en An. Post. I 5, 74 a17–25, il s’agira en ce sens de trouver la «chose unique que sont toutes ces choses» ou, pour le dire autrement, la propriété que ces individus partagent au niveau général. C’est cette unité analogique, comme on veut le suggérer, qui fonde l’explication de Phys. I. La différence de niveaux dans la recherche physique, ainsi que dans l’étude de la génération, découle donc de l’existence de propriétés plus au moins communes, mais elle est également le reflet de l’existence de différents «niveaux» de causes. En effet, à chaque niveau d’analyse correspond un ensemble de causes qui peuvent être, en fonction du niveau, soit des principes analogiques, soit des causes pour ainsi dire individuelles. C’est l’existence d’un système complexe de causes imbriquées les unes aux autres qui explique que les différentes étapes du discours physique d’Aristote ne soient ni de pures anticipations ni des pures répétitions. Les causes plus générales n’affadissent pas les causes propres aux classes d’étants objets des études spécifiques. Pour saisir pleinement l’unité du projet physique, il faut donc faire intervenir dans ce schéma les trois critères que l’on a évoqués, en se le figurant d’une façon tridimensionnelle. Il faut en effet comprendre que les opérations doivent être étudiées, d’abord de façon générale, puis de façon spécifique. Cela est le cas de la génération substantielle, mais aussi du mouvement translatoire qui est considéré de façon spécifique aussi bien dans le DC que dans le De Motu Animalium56. Il faut en ce sens préciser que l’étude de l’opération translation n’est pas reléguée à la partie supérieure de ce schéma; car, en suivant l’ordre du cosmos, elle est reprise dans la partie consacrée aux êtres vivants. Il faudrait donc tracer une ligne directe qui lie l’étude générale de la translation dans la Physique et l’étude spécifique de cette même notion dans le DM et le De Incessu animalium. Dans le cadre de cette hypothèse, plusieurs questions doivent encore être discutées. Il faudrait notamment comprendre la place occupée dans le corpus physique par le quatrième livre des Météorologiques, le De Anima et l’étude des plantes. Pour des raisons différentes, qu’on ne peut détailler dans le cadre de ce travail, ces cas restent problématiques. Si on se limite à la question de la génération, on peut supposer que dans le cas des animaux et des plantes, on 56 Sur cette question, il faut renvoyer au travail d’A. Falcon qui suggère pour l’étude du mouvement animal une approche similaire à celle qu’on propose dans ce livre pour la génération substantielle. Il explique en effet que le mouvement animal qui fait l’objet du De Motu doit être considéré comme l’une des étapes de l’étude «intégrée» du mouvement, considéré d’une façon générale dans le livre VIII de la Physique (voir A. Falcon, «Between Physics and Metaphysics: Aristotle and the Boundaries of Knowledge» dans C. Cerami (éd.), Nature et Sagesse. Les rapports entre physique et métaphysique dans la tradition aristotélicienne. Recueil de textes en hommage à Pierre Pellegrin, Peeters, Louvain-la-Neuve 2014, p. 71–94).

50

Aristote

peut constituer une explication unique qui leur est commune et qui est fondée sur la même unité analogique, à savoir une analogie fondée sur la fonction. En effet, seul ce type d’unité analogique peut garantir les explications communes aux plantes et aux animaux, s’il est vrai qu’il n’y a pas de définition univoque de l’âme57. De plus, dans une reconstruction exhaustive du projet physique d’Aristote, il faudrait également expliquer et préciser les rapports qui lient les diverses étapes de l’étude des vivants. Il nous suffit ici de conclure que ce schéma et la division entre études générales et études séparées permet d’éclairer la question concernant l’unité de l’étude de la génération substantielle, dans la mesure où il montre que les différents textes dans lesquels Aristote l’étudie répondent à des exigences différentes: en Phys. I, Aristote vise à montrer l’existence des principes communs par analogie à toute opération, alors qu’il expose en DGC I l’étude générale de la génération absolue, avant d’étudier de façon séparée, dans les autres traités, les divers étants qu’elle caractérise. C’est cette hypothèse qui guidera l’ensemble de notre travail exégétique.

§ 5. Étude générale et étude séparée de la génération: principes communs par analogie et principes propres Dans ce cadre théorique général, il faut comprendre que la distinction καθόλου/ χωρίς, en traversant tous les niveaux de la recherche physique, explique également les différentes analyses de la génération substantielle. En effet, l’étude de la génération substantielle confirme l’existence de plusieurs critères d’organisation de l’étude physique. La différence entre plusieurs types d’explication de la génération, comme on l’a annoncé, découle de l’existence de différents niveaux d’analyse, qui sont le produit d’une recherche au début générale, puis «séparée», c’est-à-dire spécifique. Cette différence de niveaux implique l’existence de principes universels qui valent analogiquement pour tout être soumis à devenir et de principes exclusifs. L’étude du devenir nous fournit donc des réponses différentes selon le contexte épistémologique dans lequel elle se situe. Lorsqu’on analyse la génération de la façon la plus générale qui soit, c’est-à-dire en ne considérant que les caractères communs à toute forme de devenir, on parvient aux principes les plus généraux, communs à tous les êtres naturels, même si ces êtres sont hétérogènes; lorsque, en revanche, on analyse la génération substantielle dans ses caractéristiques propres, on parvient aux principes propres aux seuls étants soumis à la généra57 On verra qu’Averroès s’efforce de trouver dans le GA ce genre d’explications communes aux animaux et aux plantes et de considérer ce traité comme une étude de la génération des vivants en général.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

51

tion et à la corruption absolue. À chaque niveau d’analyse correspond un certain type de principe. On a ainsi suggéré que l’analyse de la génération de Phys. I peut être définie comme logique en ce sens: non pas parce qu’elle est fondée sur une analyse a priori du langage ou parce qu’elle utilise des argumentations et des principes non appropriés à la science de la nature, mais parce qu’elle est extrêmement générale, voire universelle, puisqu’elle vise à repérer les principes communs par analogie à tout être soumis au devenir. Dans la proportion «homme: blanc = bronze: forme de la statue», la théorie formelle de l’analogie58 explique l’identité entre les deux rapports et donc l’identité κατ’ ἀναλογίαν des deux couples de termes, «homme» et «bronze» et «blanc» et «forme de la statue». La formule unique de Phys. I, de ce point de vue, est fondée sur la forme d’unité la plus lâche qui soit, si elle doit expliquer potentiellement aussi bien la génération substantielle des animaux et les transformations réciproques des éléments que les mouvements translatoires des astres59. Si cette formule unique est fondée sur l’unité analogique des principes au fondement de tout type de devenir, c’est qu’elle est garantie par l’existence d’une nature unique partagée par tous les êtres composants l’analogie, à savoir le fait d’être potentiellement mus. Cette nature ne fait bien évidemment pas de la classe des êtres en devenir un genre au sens strict, mais permet d’esquiver le risque double qu’on a évoqué: celui d’admettre la pure homonymie des principes du devenir qui conduirait finalement à l’écroulement du fondement d’un système unique de la causalité; celui de concéder leur synonymie stricte avec la conséquence ultime de niveler la génération absolue à un changement accidentel. Dans le cadre de cette hypothèse, il ne faut donc pas conclure que le développement d’une analyse générale de la génération revient à utiliser une méthode ou des principes qui ne lui sont pas, à strictement parler, appropriés. Le physicien procède dans la recherche des principes du devenir par induction et donc en suivant une méthode proprement physique; les principes qu’il manie sont toujours des principes propres à la physique, même s’ils sont plus généraux que les principes propres à chaque phénomène particulier. Il faut plutôt estimer que si l’analyse de Phys. I doit être définie comme logique et générale, c’est seulement en tant qu’elle est une investigation «sur toute forme de génération» (περὶ πάσης γενέσεως). Ce qui n’est pas incompatible avec une analyse propre à la seule génération absolue. Les deux investigations, on l’a dit, se trouvent à deux niveaux d’analyse différents. Lorsqu’on vise à repérer les principes communs à tout être sujet au devenir, il faut exploiter un modèle extrêmement général capable de s’appliquer à toute 58 Cf. An. Post. I 5, 74 a17–25; Top. III 1, 116 b27–36; EN V 6–7, 1131 a10–b24. 59 On reviendra dans le chap. II sur l’hypothèse selon laquelle Phys. I parvient à des principes qui sont les mêmes par analogie pour tout étant sujet à devenir.

52

Aristote

forme de devenir. En revanche, lorsque le but est de saisir les traits propres à la génération substantielle, il ne faut prendre en compte que les principes propres aux êtres qui y sont soumis, en appliquant un modèle d’analyse qui puisse les révéler. Le physicien, visant ultimement à expliquer la génération des animaux, ne peut se contenter de la démonstration générale de Phys. I. Il doit en effet prendre en compte les spécificités des rapports dans les divers types de générations, en distinguant tout d’abord la génération substantielle des générations accidentelles – ce qui est déjà amorcé, comme on le verra, dans une seconde partie de Phys. I 7 – puis, en partant du haut vers le bas, analyser chaque genre d’individus engendrable et corruptible dans le cosmos. L’hypothèse d’une progression non linéaire est donc confirmée par le déploiement du projet physique dans le cas particulier de l’étude de la génération. En reprenant la terminologie utilisée par Rashed, on peut conclure que l’étude physique de la génération constitue un tout unitaire à la structure ramifiée qui a comme point de départ l’analyse la plus abstraite possible de la γένεσις en général et comme point d’arrivée l’étude biologique de la γένεσις animale dans toutes ses manifestations. À chaque niveau d’analyse correspond un niveau de principes, de sorte que l’analyse la plus générale de la γένεσις nous conduira à la saisie des principes les plus généraux, alors qu’un examen propre à la seule génération absolue nous portera jusqu’aux principes qui valent seulement pour la classe d’étants qu’elle concerne. Le cas de l’analyse de la génération nous confirme ultérieurement que c’est la classe d’individus traitée qui dicte la manière dont il faut en analyser la γένεσις. C’est ce que montrent aussi bien l’analyse de Phys. I que celle du DGC. La Physique est décrite en Meteor. I 1 comme le traité le plus général de tout le corpus physique, dans la mesure où elle examine les premières causes de la nature et du mouvement dans son ensemble. De ce point de vue, l’extrême généralité de l’analyse de Phys. I tient à l’ampleur de l’objectif du traité dont ce livre constitue une partie. En effet, c’est parce que le traité de la Physique vise à expliquer l’éternité du mouvement garantie par l’existence d’un principe immobile qu’Aristote n’utilise en Phys. I que les principes nécessaires à rendre compte de l’existence du changement. C’est pour cette même raison, alors, qu’il ne trace pas une distinction nette entre le changement substantiel et les changements accidentels60. Le DGC, en revanche, ou mieux DGC I représente en même temps la dernière des œuvres physiques dans lesquelles la génération (absolue et relative) est 60 Je n’entends pas par cette affirmation attribuer à la physique d’Aristote un but théologique, mais, comme je le préciserai dans le chapitre suivant, suggérer que le traité qu’on appelle Physique a été constitué dans le but ultime d’expliquer le mouvement en général et donc l’existence nécessaire d’un mouvement éternel et continu, ainsi que celle du moteur immobile qui en est le garant.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

53

considérée de façon générale, c’est-à-dire en faisant abstraction du monde des vivants dans lequel elle trouve sa réalisation propre, et le préambule aux œuvres biologiques proprement dites. C’est pourquoi il trouve sa place à la suite de la Phys. et du DC et avant les Météor. et les traités biologiques. En effet, s’il est vrai que le traité considère de manière explicite les seules transformations des éléments et des corps homéomères, il faut admettre que le modèle qu’il fournit nous permet d’expliquer aussi bien la génération et la corruption des éléments et des corps homéomères que la génération et la corruption des véritables substances, c’est-à-dire les êtres animés. Aristote considère sa présentation de la transformation élémentaire comme un schéma général qui, au moyen de certaines additions et de certains affinements, peut expliquer la génération substantielle jusqu’au niveau des substances les plus achevées. C’est en ce sens aussi que le DGC constitue la charnière entre la Physique et les ouvrages biologiques, entre une présentation absolument abstraite de la génération-devenir et une explication biologique de la génération-genèse. Les ouvrages biologiques sont, à cet égard, l’application des résultats du DGC. Dans le GA, le modèle qu’Aristote utilise pour décrire la génération animale n’est que la mise en œuvre de celui qu’il présente en DGC I: la génération est le venir à l’être d’un étant plus parfait, parce que plus actif, à partir de quelque chose de moins parfait, parce que plus passif, qui demeure en lui comme partie et, comme on va l’expliquer, comme «propriété». Par rapport à la terre, le feu ou, plus précisément, dans l’univers animal, la chaleur vitale a le même rôle formatif qui lui était attribué au niveau des éléments dans le DGC. Les animaux sanguins vivipares, donc, qui sont les animaux les plus parfaits dans la scala naturae, s’engendrent à partir du sang de la femelle qui, une fois la coction terminée, reste dans le nouvel individu comme simple «propriété». Le résidu féminin est ce qui, en étant plus froid, est moins parfait que l’être dans lequel il va rester comme substrat. La théorie de la génération animale respecte ainsi le postulat qu’Aristote exhibe implicitement dans la Physique et explicitement dans le DGC: une présentation de la génération absolue «appropriée» doit mettre en lumière le caractère d’unité du nouvel étant engendré. C’est pourquoi elle doit le concevoir comme ce qui procède de ce qui est moins déterminé et qui ne reste en lui qu’au titre de paronyme: ce n’est pas du sang animal qui vient à être, mais un animal sanguin. Une analyse du phénomène physique de la γένεσις, ou plus exactement de celle qui, à titre premier, mérite ce nom, c’est-à-dire la γένεσις ἁπλῆ, permet donc de relever à l’intérieur du corpus physique d’Aristote un projet philosophique unitaire, visant à repérer les principes de la génération substantielle et de la réalité qu’elle concerne, des principes les plus communs et les plus généraux aux principes les plus spécifiques, propres au seul phénomène de la génération substantielle et à ses produits. Le véritable enjeu de l’étude de la génération est donc dans son ensemble de garantir à la fois la légitimité du système phy-

54

Aristote

sique des causes universelles et la pertinence des axiomes et des principes qui régissent une partie de l’univers, celle des vivants sujets à la génération et à la corruption.

§ 6. La génération substantielle dans la science de l’être D’après l’hypothèse qu’on vient de proposer, l’étude de la génération non seulement parcourt tout le corpus physique d’Aristote, mais en un sens en révèle la trame. Les ouvrages physiques, toutefois, ne sont pas le seul lieu où l’on retrouve examinée la génération substantielle, puisque ce phénomène constitue également l’objet de certains textes-clé à l’intérieur de la Métaphysique. C’est le cas notamment des chapitres 7–9 du livre Z. Après l’examen de la notion du τί ἦν εἶναι et avant l’étude consacrée à la définition, on retrouve à l’intérieur du livre Z un ensemble de réflexions plus ou moins unitaire sur la génération substantielle. Que ces chapitres abritent un résumé de thèses physiques ou constituent une élaboration métaphysique du phénomène de la γένεσις, les exégètes s’accordent sur le fait que cette analyse contribue à la recherche qu’Aristote vise dans le livre Z, celle de la substance première. Dans ce cadre, la question se pose de comprendre quel est le statut de cette contribution à la recherche de Met. Z et plus généralement quels sont les rapports qu’entretiennent sur ce point les deux sciences théorétiques par excellence: la physique et la métaphysique. Car si l’étude d’un phénomène physique comme celui de la génération peut fournir des instruments au philosophe premier dans sa propre recherche, le risque est celui de postuler une superposition dans les sujets propres des deux sciences ou, de façon plus globale, une dépendance de la métaphysique à l’égard de la physique. La question de savoir si la physique en général ou la biologie peut apporter une contribution au sens strict aux thèses de l’ontologie ou bien les corriger par la mise en lumière de certaines difficultés a constitué l’un des points centraux de la réflexion de l’aristotélisme des dernières décennies. Dans le cadre de ce travail, on essaiera de répondre à la question plus limitée de comprendre si et de quelle manière l’étude de la génération substantielle concourt à la recherche du but ultime de la métaphysique: comprendre ce qu’est la substance61. D’un point de vue très général, on vient de le dire, les interprètes modernes admettent que l’étude de la génération joue un rôle d’une façon ou d’une autre dans la recherche de Met. Z; ils se divisent en revanche sur la question de savoir

61 On verra dans la seconde partie de ce travail que cette question est au cœur du débat qui, au moyen-âge arabe, a vu s’opposer Averroès à Avicenne.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

55

quel type d’indications cette étude fournit62. D’après la grande majorité des interprètes, l’étude de la génération en général et celle de Met. Z7–9 en particulier mettent en lumière la nature non-unitaire de la substance composée. En dépit des différentes conclusions que ces interprètes tirent, ils partagent tous l’idée que le modèle par lequel la génération substantielle est exprimée en Phys. I et en Met. Z7–9 est le même. La plupart d’entre eux, en outre, s’accordent sur l’idée que l’étude de la génération de Phys. I, avec son modèle unique d’analyse, marque le moment où Aristote a fait chanceler la doctrine de la substance première exposée dans les Catégories63. Si, dans le premier traité de l’Organon, tout individu appartenant à la catégorie de la substance était dit πρώτη οὐσία en raison de son statut de substrat ultime de prédication, dans le nouvel horizon de Phys. I, affirment-ils, une telle théorie ontologique semble menacée par l’entrée en jeu de la matière. Si l’on analyse la génération absolue et les générations relatives à l’aide des mêmes principes ontologiques, il s’ensuit que la matière possède une nature distincte de la forme dont la présence temporaire donne au composé son identité particulière. La matière, en effet, semble être à la forme substantielle ce que l’individu est aux prédicats accidentels; elle serait en cela le véritable substrat ultime de prédication. L’étude de la génération permet donc de montrer la nature non unitaire de la substance engendrée. Cette hypothèse, quoiqu’à certains égards incontestable, semble pâtir d’une certaine faiblesse, dans la mesure où elle néglige certains aspects de l’analyse d’Aristote. On vient d’annoncer que, d’après l’hypothèse qu’on va défendre dans ce livre, le modèle des deux contraires n’est pas directement applicable à la génération absolue et à la substance engendrée et qu’en Phys. I 7, déjà, Aristote faisait état de perplexités qui sont autant d’indices en faveur d’un modèle propre à la seule génération substantielle. Le schéma que Phys. I nous fournit est, pour ainsi dire, une coquille vide qui n’est pas applicable sans restriction au cas de la génération substantielle. L’analyse de la génération ne nous conduit pas en soi à la négation de l’unité ontologique de son produit.

62 Je ne reprendrai pas en compte toutes les hypothèses avancées par les interprètes concernant le rôle de Met. Z7–9, car mon but ici est de comprendre si la présence de l’étude de la génération dans une recherche ontologique menace l’autonomie des deux sciences physique et métaphysique. Sur la doctrine exposée dans ces chapitres, voir infra chap. V. Pour une reconstruction exhaustive de l’exégèse moderne sur le rôle des chapitres 7–9 dans l’économie du livre Z, voir C. Cerami, «La posizione ed il ruolo di 7–9 all’interno del libro Z della Metafisica», Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale 14, 2003, p. 123–158. 63 Cf. Gill, Aristotle on Substance; M.J. Loux, Primary Ousia. An Essay on Aristotle’s Metaphysics Z and H, Cornell University Press, Ithaca-London 1991; F.A. Lewis, Substance and Predication in Aristotle, Cambridge University Press, Cambridge 1991. Pour plus de références, Cerami, «La posizione ed il ruolo».

56

Aristote

La possibilité d’une correction de certaines thèses ontologiques par une analyse du phénomène physique de la génération semblerait donc écartée dans le cas de Phys. I. Cette considération pourtant ne nous renseigne pas vraiment sur la possibilité que l’étude de la génération substantielle a de contribuer ou non à la recherche métaphysique. Il reste notamment à élucider si dans le cas de Met. Z7–9 cette étude contraste ou non avec les conclusions ultimes auxquelles le philosophe premier parviendra dans la recherche de ce qui est substance première. L’hypothèse d’après laquelle l’étude de la génération clarifie la nature de la substance sensible, ainsi que celle de sa définition, a été défendue par M.L. Gill dans sa monographie sur Met. Z. D’après son hypothèse, Met. Z7–9 tout comme Phys. I arriveraient à la même conclusion: du moment que la matière et la forme sont deux étants distincts reliés par une sorte de relation accidentelle, la substance composée ne peut être la véritable substance première. Ce n’est qu’à partir de Met. H6 et ensuite tout au long du livre Θ qu’Aristote passerait d’une position «accidentaliste» à une position «holiste» selon laquelle la matière et la forme ne seraient pas deux étants distincts à l’intérieur d’une substance individuelle, mais deux aspects différents d’un seul et même étant64. D’après cette hypothèse, donc, Aristote concevrait un premier modèle d’analyse selon lequel la matière serait quelque chose d’identifiable indépendamment de la substance engendrée et de sa forme. Ensuite, à partir de Met. H6, il envisagerait un second modèle selon lequel la matière, étant potentiellement la substance qu’elle constitue, serait complètement assimilable aux propriétés accidentelles de cette dernière65. D’après M.L. Gill, les deux modèles impliqueraient deux doctrines différentes de la définition: selon le premier modèle, suggéré par l’analyse de la génération, la substance engendrée ne peut être objet premier de définition, parce que la matière qui la constitue est conçue comme un sujet de prédication autonome par rapport à la forme et liée à cette dernière de façon purement accidentelle. Le raisonnement serait le suivant: seul ce qui ne manifeste pas une structure prédicative peut être objet premier de définition; la substance engendrée, étant composée d’une matière autonome et d’une forme prédiquée de celle-ci, manifeste une structure prédicative; elle ne possède donc une définition qu’en un sens secondaire. Selon le second modèle, en revanche, la substance composée serait objet premier de définition dans la mesure où sa matière et sa forme ne seraient pas identifiables l’une indépendamment de l’autre, mais ne seraient que deux aspects différents d’un même étant. Selon la nouvelle théorie, la matière, n’étant qu’une propriété de la substance sensible, ne doit pas figurer dans sa définition. La substance sensible serait ainsi définie par ses seules propriétés formelles. 64 Cf. Gill, Aristotle on Substance. De ce point de vue, Loux défend une position similaire, même s’il n’accepte pas l’idée que les thèses de Met. Z soient perfectionnées en Met. Θ. Cf. Loux, Primary Ousia, p. 109–146. 65 Cf. Gill, Aristotle on Substance, p. 163–168.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

57

Tout en souscrivant à l’hypothèse formulée par M.L. Gill selon laquelle la matière demeure en tant que propriété dans le processus génératif, sa reconstruction pâtit de la même faiblesse que celle évoquée plus haut concernant la lecture courante de Phys. I, car elle présuppose que la génération substantielle soit analysée dans ce texte et en Met. Z7–9 exactement dans les mêmes termes. En outre, le fait d’affirmer que la doctrine de Phys. I/Met. Z7–9 est corrigée à la lumière de la théorie de la puissance et de l’acte, comme on le verra, conduit inévitablement à admettre une dépendance de la physique à l’égard de la métaphysique. Ce qui constitue la difficulté principale de cette interprétation. D’après l’hypothèse qu’on défendra, en revanche, les conclusions qu’Aristote tire en Met. Z7–9 présentent le modèle propre à la génération substantielle, celui qui tient compte d’une suprématie du τόδε τι et qui considère la génération absolue comme l’advenir d’un nouveau sujet unitaire composé d’un aspect matériel et d’un aspect formel. Ces conclusions et le modèle de Met. Z7–9 ne contredisent ni les affirmations de Phys. I ni celles de Met. H et Θ. Si l’on exprime la génération substantielle à l’aide de son modèle propre, comme DGC I 3–4 l’expliquent, son produit ne peut pas être analysé dans les mêmes termes que les composés accidentels, il doit nécessairement être considéré comme un tout unitaire, car il est le produit de l’arrangement de deux principes dont l’un reste seulement comme propriété constitutive. Le modèle de Met. Z7–9 et celui de Met. H6-Θ ne sont pas contradictoires, car, dans les deux cas, la matière, même si elle ne peut pas être assimilée aux propriétés accidentelles, ne demeure que comme propriété de la nouvelle substance engendrée. De ce point de vue, le but d’Aristote est de montrer que la matière, à n’importe quel niveau de constitution, est complètement dépendante de la forme de la substance engendrée et qu’elle contribue à la constitution de la substance composée sans en menacer l’unité66. On pourrait dire, en portant à bout l’intuition qu’on attribuera à Averroès, que la matière est une propriété par soi d’un type particulier67. Selon cette lecture de Met. Z7–9, la matière ne menace pas non plus l’unité de la définition proposée dans ces chapitres68. Si le but de Met. Z7–9 est celui de 66 Contre la lecture de M.L. Gill, j’essaierai donc de montrer que la théorie de la génération formulée dans les chapitres Z7–9 non seulement exclut une lecture accidentaliste, mais elle permet d’expliquer l’unité de la substance composée sans le recours aux notions de puissance et d’acte. 67 La matière en ce sens aurait certaines caractéristiques des affections accidentelles, ainsi que certaines propriétés de l’essence. C’est en suivant cette idée qu’un certain aristotélisme dont Averroès est l’héritier fera de la doctrine des accidents essentiels un point crucial de son ontologie. Cette idée constitue l’un des points centraux de l’analyse de la seconde partie de ce travail. 68 Sur ce point, voir D.M. Balme, «Aristotle Biology was not Essentialist», Archiv für Geschichte der Philosophie 62, 1980, p. 1–12, (réédité avec en annexe «Appendix 1: Note on the Aporia in Metaph. Z»; «Appendix 2: The Snub», dans Gotthelf et Lennox (éds.), Philosophical issues, p. 291–312) et M. Ferejohn, «The Definition of Generated Composites in

58

Aristote

présenter la substance engendrée comme un nouvel étant composé d’une forme et d’une matière qui demeure en tant que propriété constitutive, cette dernière ne doit pas être considérée comme un sujet autonome de prédication qui ferait de la définition de la substance engendrée une définition analogue à celles appelées en Met. Z4–6 par adjonction. La définition envisagée dans les chapitres Z7–9 serait en effet la définition propre à la science physique. En maints endroits, Aristote affirme que le physicien, à la différence du philosophe premier, doit définir les étants en faisant mention de leur forme ainsi que de leur matière69. En considérant la matière comme une propriété constitutive de la substance engendrée, Aristote ne voudrait pas assimiler la définition physique aux définitions par adjonction, mais concevoir cette définition comme une définition correcte, c’est-à-dire comme une définition remplissant, au moins en un sens, le critère d’unité établi en Met. Z4–6. Dans les chapitres Z10–12, Aristote admet aussi l’existence d’une définition «métaphysique» du composé qui ne doit mentionner que la forme. Cela étant, il ne faut pas croire que les deux types de définition seraient concurrents ou contradictoires, mais qu’ils mettent en lumière les intérêts divers, bien que compatibles, des deux sciences théorétiques. En effet, à la différence de ce que M. Frede affirme, il faut estimer que les deux définitions n’ont pas à strictement parler le même definiendum, à savoir les individus sensibles en tant que membres d’une espèce. Il faut plutôt préciser que si la définition physique vise à expliquer ce qui fait d’une certaine espèce particulière ce qu’elle est, la définition métaphysique porte non pas sur la définition d’une espèce en tant que telle, mais sur la définition de ce qui est substance en tant que substance70. On reviendra sur cette question par la suite. On a donc jusqu’à présent exclu la possibilité que l’étude physique de la génération permette de corriger des thèses métaphysiques et, inversement, l’idée que la métaphysique puisse d’une certaine façon amender la théorie physique Aristotle’s Metaphysics», dans T. Scaltsas, D. Charles et M.L. Gill (éds.), Unity, Identity, and Explanation in Aristotle’s Metaphysics, Oxford University Press, Oxford 1994, p. 291–318. 69 Pour une présentation de ce type de définition, voir M. Frede, «The Definition of Sensible Substances in Met. Z», dans Devereux et Pellegrin (éds.), Biologie, Logique, p. 113–129. M. Frede, toutefois, estime que la définition envisagée en Met. Z7–9, ainsi que dans les autres livres de la Métaphysique, n’est pas celle qu’il appelle physique, mais une définition strictement métaphysique qui ne mentionnerait pas la matière du composé, tout en l’impliquant indirectement. Le but de cette étude n’est pas d’examiner tous les passages de la Métaphysique dans lesquels Aristote discute des définitions qui font référence à la matière, pour décider s’il s’agit dans ces cas-là aussi de définitions physiques ou d’autres types de définitions; mais de suggérer qu’en Met. Z7–9, au moins, Aristote parle des définitions de la science physique. 70 R. Bolton a récemment mis l’accent sur cette question, en soulignant le risque que l’hypothèse de Frede entraîne un recoupement des objets des deux sciences théorétiques (cf. R. Bolton, «Biology and metaphysics in Aristotle», dans R. Bolton et J. Lennox (éds.) Being, Nature, and Life in Aristotle. Essays in Honor of Allan Gotthelf, Cambridge University Press, Cambridge 2010, p. 30–55.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

59

de la génération. Encore faut-il considérer la possibilité que la recherche métaphysique reçoive de la physique des thèses qui permettent, sinon de corriger ses propres thèses, au moins d’en déterminer en partie les fondements. Dans sa monographie sur Met. Z, M. Burnyeat a défendu cette idée et a suggéré que, par l’analyse de la génération des chapitres Z7–9, Aristote vise précisément à élucider le statut ontologique de la forme et anticiper la doctrine de la priorité de l’acte. Le but ultime de ces chapitres serait en effet de démontrer le principe de synonymie, d’après lequel l’agent et le produit dans tout type de génération partagent nécessairement la même forme. Ce qui permettrait d’affirmer non seulement la priorité de la forme, mais aussi sa simplicité, en tant que principe non engendré. En ce sens, l’étude du phénomène physique de la génération non seulement contribuerait à élucider des notions métaphysiques difficiles à pénétrer71, mais poserait les fondements de la recherche à venir. Le risque d’une telle position, comme on l’a déjà remarqué, est celui d’estomper les lignes de séparation des deux sciences théorétiques, jusqu’à postuler leur interdépendance. Comment peut-on sauvegarder l’autonomie de la recherche métaphysique si la thèse qu’elle vise à prouver, celle de la priorité de l’acte, est finalement anticipée par des considérations tirées sur la base de l’étude d’un phénomène physique? Dans un travail récent, R. Bolton a critiqué avec véhémence toutes les hypothèses qui impliquent une quelconque collaboration entre deux sciences non subordonnées en général et entre la physique/biologie et la métaphysique en particulier. En se fondant sur les affirmations d’An. Post. I 10, de Met. Γ et E1, il affirme que toute contribution de la physique à la métaphysique, ou l’inverse, entraînerait nécessairement la perte de leur autonomie. En An. Post. I 10, Aristote affirme en effet qu’une science, pour être autonome, doit porter sur un genre d’objet qui ne peut pas être partagé par une autre science. Deux sciences non subordonnées ne peuvent partager que les axiomes communs à toute recherche scientifique, tel que le principe de non-contradiction. Si l’on suppose, comme dans le cas de Met. Z7–9, que les résultats d’une recherche physique sont utilisés comme prémisses dans une recherche métaphysique, il faut nécessairement admettre une dépendance de la métaphysique à l’égard de la physique. Bolton vise en ce sens à dénoncer une lecture trop simpliste des croisements du corpus philosophique d’Aristote72. Cependant, comme dans toutes les posi71 Burnyeat estime que ce sont la plus grande clarté des doctrines des chapitres Z7–9 et leur statut, pour ainsi dire, non problématique, qui expliquent le fait qu’ils aient été insérés à l’intérieur du livre Z entre les chapitres 4–6 et 10–12. Un signe évident de cela serait le fait qu’en Z7, 1032 b1–2, dans le cadre de l’examen de la génération artificielle, Aristote introduit la thèse de l’identité entre la forme et la substance première, qui constitue le but de la recherche du livre dans son entier, comme s’il s’agissait de quelque chose d’évident. 72 Cf. R. Bolton, «Subject, Soul and Substance in Aristotle», dans Cerami (éd.), Nature et Sagesse, p. 149–176.

60

Aristote

tions de principe, le risque est d’aller trop loin dans la direction opposée. Le rapport des deux philosophies, seconde et première, constitue en effet un cas singulier. Bien qu’elles ne partagent pas stricto sensu leur objet de recherche, que le definiendum de leur définition ne soit pas le même et qu’elles ne se posent pas les mêmes questions, elles ont, en quelque façon, le même point de départ: la réalité sensible. Les phénomènes sensibles constituent autant pour le physicien que pour le métaphysicien les phénomènes à sauver, peu importe que cela constitue le but ultime du premier, mais non pas du second. De ce point de vue, les résultats obtenus par le physicien, même s’ils n’ont pas la valeur de prémisses que le métaphysicien utiliserait dans ses démonstrations, sont autant d’indices guidant sa recherche. Dans le cas de Met. Z7–9, le fait de montrer que dans toute sorte de génération substantielle le produit possède une unité forte, que sa forme préexiste toujours et qu’elle est toujours partagée par la substance engendrée et sa cause efficiente, constitue un contre-exemple suffisant à réfuter l’ontologie platonicienne. Cependant, l’étude de la génération a moins un rôle dialectique que véritablement heuristique; en nous disant ce que la forme ne doit pas être, l’étude de la génération pointe vers des caractéristiques dont le métaphysicien doit tenir compte, lorsqu’il cherche à répondre à la question de savoir ce qui fait d’une substance ce qu’elle est. En Met. Z, Aristote n’a plus comme but ultime d’expliquer ce qu’est la γένεσις ἁπλῆ, mais de démontrer ce qu’est cet être absolu dont le physicien a expliqué la génération. Il reste indispensable dans ce cadre de garder le modèle qui révèle les caractères propres de la génération substantielle, car c’est le seul qui manifeste la nature unitaire de la substance engendrée et la priorité de la forme73. Si en Met. Z7–9 Aristote reprend le même modèle que le DGC, il ne le fait pas dans le but d’analyser la génération substantielle, mais pour découvrir ce qu’est la substance première. L’inscription des questions physiques dans celles de la philosophie première semble donc dictée par les indications que les résultats de la physique fournissent à une recherche proprement métaphysique. Il ne s’agit pas d’une contribution au sens strict de la physique à la recherche métaphysique. Car aucune des thèses de la métaphysique n’est démontrée à l’aide des résultats de la physique. De ce point de vue, la science de la nature ne peut ni prouver ni corriger les résultats de la métaphysique. Il n’y a pas de «don» fait par la physique à la métaphysique. La physique ne fait que pointer vers des données que la métaphysique doit confirmer et ne pas contredire dans sa propre recherche. Inversement, la métaphysique ne doit pas, à strictement parler, expliquer les mêmes phénomènes que ceux que la physique étudie. Mais elle doit déceler la nature de l’ὂν ἁπλῶς, en démontrant que l’être en tant qu’être est la πρώτη οὐσία. Pour ce faire, comme 73 En Met. Z9, en effet, Aristote affirmera qu’il n’est nul besoin, dans les générations non absolues, de postuler la préexistence en acte de la forme accidentelle.

La génération substantielle dans le corpus philosophique d’Aristote

61

on le verra, le philosophe premier doit d’une certaine manière sortir du cadre catégoriel et fonder la primauté de la substance sur les notions de τόδε τι, pour enfin expliquer la notion de substance au moyen de la notion de réalisation et d’acte. La positivité du DGC devient donc l’actualité de la Métaphysique. C’est dans le livre Z, en fondant la notion de substance première sur la notion de τόδε τι, qu’Aristote met cela en œuvre et démontre que la substance première est la forme. L’étude de la génération pose donc d’une certaine façon les bases de la recherche métaphysique; le physicien ne peut revendiquer le titre de philosophe premier, car il ne peut par ses seuls moyens démontrer ce qu’est la véritable substance première. Le but ultime du philosophe de la nature en effet n’est pas de définir les notions de τόδε τι et de substance, mais d’élaborer une théorie du devenir qui permette de démontrer l’existence d’un principe immobile. La compréhension de la substance sensible toutefois n’est possible que par la réflexion sur sa genèse et la réflexion sur la substance en général doit tenir compte de cette nature. C’est en ce sens l’étude du monde sensible qui guide notre compréhension du monde «méta-sensible». Analyser le livre Z dans une perspective physique, à la lumière, donc, des doctrines de Z7–9, revient à analyser la substance composée et la relation de sa matière à sa forme d’un point de vue, pour ainsi dire, dynamique. Cette approche permet également d’expliquer la relation subsistant entre ces deux principes conçus d’un point de vue statique, car elle nous montre l’axiome qui est au fondement de leur distinction: la génération substantielle est toujours la transformation de ce qui est moins déterminé en ce qui l’est davantage. Dans la perspective dynamique, la matière n’est que l’être préexistant qui joue le rôle de matière en étant moins déterminé que l’être qui va s’engendrer. Dans une perspective statique, la matière n’est plus qu’une «partie» du nouveau composé et quelque chose dont l’autonomie découle directement de la forme. Ces deux perspectives reposent sur un seul et même fait ontologique: ce qui est matière existe toujours en vue de ce qui est forme. La substance individuelle est une réalité unitaire: sa matière et sa forme ne constituent pas des véritables parties, car la matière n’a pas d’autonomie à l’intérieur de la substance. Elle doit en effet son identité en tant que matière à la forme dont elle est le support ou, comme Aristote le dit dans le GA, l’instrument. La physique, pour conclure, n’a pas besoin de la métaphysique pour prouver que ses objets d’étude privilégiés, c’est-à-dire les individus du monde animal, sont quelque chose d’unitaire. Cela est déjà montré par l’analyse du phénomène de la génération dans ses caractéristiques propres. Le métaphysicien quant à lui ne doit pas trouver une réponse alternative aux questions que la physique pose ni en bâtir le fondement; il doit montrer, dans le respect de ces mêmes thèses, ce que la physique ne pouvait pas montrer, à savoir ce qu’est l’être en tant qu’être. Contre l’hypothèse d’une séparation étanche de la métaphysique et de la phy-

62

Aristote

sique, il faut donc admettre que les deux sciences puissent communiquer, sans dépendre l’une de l’autre quant à leurs objets, leurs prémisses ou leurs questionnements, cette communication étant garantie par l’identité de leur point de départ: la substance sensible.

Chapitre II Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble Introduction: L’étude de la génération de Phys. I Conformément à l’hypothèse formulée dans le chapitre précédent, l’étude de la nature se distingue en des recherches générales et des recherches spécifiques, selon qu’on étudie «en général» (καθόλου) ou «séparément» (χωρίς) les étants naturels. On a indiqué que cette division vaut pour la recherche naturelle dans son ensemble, lorsqu’on la conçoit comme l’étude des opérations qui caractérisent les individus du monde sensible. En effet, chaque opération qui caractérise les étants naturels est étudiée de façon générale et de façon séparée. Générale est l’analyse dans laquelle un phénomène est étudié en prenant «en général» les étants qu’il concerne, c’est-à-dire en ne considérant que les propriétés communes à tous indifféremment. Spécifique, en revanche, est l’étude dans laquelle les différents étants concernés par ce phénomène sont pris séparément, c’est-àdire en considérant les propriétés qui les caractérisent en propre. Les différents niveaux de la recherche correspondent à différents niveaux de causes: une analyse générale vise à repérer des causes communes, alors que les études spécifiques ont pour but d’établir les causes et les caractéristiques propres à chaque classe d’étant considérée. On a ainsi d’un même phénomène, comme la translation, une étude générale et plusieurs études spécifiques. Son étude générale est exposée dans le traité de la Physique, les études spécifiques sont exposées dans le De Caelo et dans le De Motu. Il en va de même du phénomène de la génération substantielle: Aristote en propose une étude générale dans le premier livre du De Generatione et Corruptione et plusieurs études spécifiques, suivant le type d’étant engendré, notamment dans le second livre du même traité, dans le dernier des Météorologiques et dans le De Generatione Animalium. Dans le cadre de cette hypothèse, Phys. I ne constitue pas au sens strict une étude de la génération absolue, mais l’étude la plus générale possible de tout type de changement. Dans ce livre, en effet, Aristote ne considère que les propriétés communes indifféremment à tous les étants sujets au changement, afin de repérer leurs causes communes, c’est-à-dire les principes communs par analogie à tout être en devenir. De ce point de vue, l’étude de Phys. I est établie sur

64

Aristote

l’unité la plus générale possible, celle fondée sur l’analogie. En effet, lorsque la classe des étants étudiés ne constitue pas un genre au sens strict, comme c’est le cas des étants sujets aux quatre types de changement, les principes auxquels la recherche parvient sont communs seulement par analogie. Le devenir, en effet, ne constitue pas un genre au sens strict, puisqu’il n’existe pas en dehors des catégories de la substance, de la qualité, de la quantité et du lieu et qu’il n’y a pas, pour ces catégories, de genre commun. C’est cette thèse qui va fonder ma lecture du premier livre de la Physique.

§ 1. Recherche générale et démarche inductive: Phys. I et les principes communs par analogie Une grande majorité des exégètes modernes a examiné le texte de Phys. I dans le but d’expliquer l’apparente divergence entre les recherches poursuivies dans ce premier livre et celles des autres ouvrages du corpus naturel. Les interprètes qui se sont ralliés à l’hypothèse d’Owen ont tous expliqué l’extrême généralité de l’étude de la génération de Phys. I comme la marque du type d’analyse propre à la fondation de la science physique. D’après ces exégètes, comme on l’a annoncé, Aristote viserait en Phys. I à déterminer les principes de la réalité en devenir, c’est-à-dire les notions générales communes à tout devenir, par une étude des endoxa et non pas par une observation empirique inductive. L’étude de la génération de Phys. I 7 serait en ce sens l’application du programme établi dans le premier chapitre du même livre. En Phys. I 1, selon ces auteurs, Aristote annoncerait un type d’analyse qui se distingue de celle détaillée dans le dernier chapitre des An. Post. et appliquée dans les ouvrages biologiques pour deux raisons: le but visé et la méthode à suivre. Phys. I 1 nous indiquerait le but de la partie générale de l’étude de la nature, exposée dans le traité de la Physique. Dans cette hypothèse, si Aristote nous dit dans le premier chapitre de ce traité qu’il faut déterminer d’abord ce qui concerne les principes1, c’est que cette étude ne couvre pas la totalité de la recherche physique, mais qu’elle n’en constitue que le début, le reste de l’étude de la nature consistant en définitive à collecter des données empiriques et à retrouver les causes particulières de chaque type d’étant naturel.

1 Phys. I 1, 184 a10–16: «Puisque connaître en possédant la science résulte, dans toutes les recherches dans lesquelles il y a des principes (ἀρχαί), des causes (αἴτια) ou des éléments (στοιχεῖα), du fait que l’on a un savoir de ces (en effet, nous pensons savoir chaque chose quand nous avons pris connaissance de ses causes premières, ses principes premiers et jusqu’aux éléments), il est évident que pour la science portant sur la nature aussi il faut s’efforcer de déterminer d’abord ce qui concerne les principes».

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

65

Dans ce cadre, la recherche des principes ainsi conçue demande une méthode particulière qu’Aristote décrirait de façon inattendue, mais non pas contradictoire, comme une analyse allant d’un certain type d’universaux (i.e. les expressions du langage naturel ou bien les opinions soutenues par les prédécesseurs) vers les particuliers (i.e. les principes en question). C’est de cette façon, d’après ces exégètes, qu’il faut comprendre les indications de Phys. I 1. Les choses qui sont plus connues et plus claires pour nous, d’où part le chemin vers les principes2, à savoir «les ensembles confus» (τὰ συγκεχυμένα) et les «totalités» (ὅλα) connues au moyen de la sensation qu’Aristote appelle ici τὰ καθόλου3, seraient les locutions primitives utilisées par l’homme pour exprimer le phénomène du devenir. Aristote démontrerait ainsi les thèses présentées en Phys. I 4–7 en se fondant sur des argumentations tirées du langage ordinaire, c’est-à-dire sur l’analyse des différentes significations des mots, et il parviendrait aux principes de la génération déductivement, à partir d’une considération a priori des notions qu’elle implique4. À partir de la vérité a priori5 et acceptée par tous selon laquelle tout être procède nécessairement de son contraire, Aristote démontrerait en Phys. I 5 que les contraires sont principes; à partir de l’affirmation vraie a priori6 selon laquelle il faut qu’il y ait toujours quelque chose qui demeure après le changement, il démontrerait en Phys. I 6–7 que le substrat aussi est un principe. D’après ces interprètes, donc, la méthode permettant de parvenir aux principes de la physique est à la fois dialectique, dans la mesure où les argumentations d’Aristote reposent sur des connaissances unanimement acceptées, et analytique, du fait que ces mêmes connaissances reposent sur les structures langagières qui fondent notre manière d’intelliger et d’exprimer le phénomène de la génération7.

2 Phys. I 1, 184 a16–18: «Mais le chemin naturel va de ce qui est plus connu et plus clair pour nous à ce qui est plus clair et plus connu par nature; en effet, ce ne sont pas les mêmes choses qui sont connues pour nous et absolument» (trad. Pellegrin). 3 Phys. I 1, 184 a21–26: «Mais ce qui est d’abord évident et clair pour nous ce sont plutôt les confus; mais ensuite, à partir de ceux-ci, deviennent connus, pour qui les divise, leurs éléments et leurs principes. C’est pourquoi il faut aller des universels aux particuliers, car la totalité est plus connue selon la sensation et l’universel est une certaine totalité; en effet l’universel comprend plusieurs choses». 4 Cf. Jones, «Aristotle’s Introduction of Matter», p. 474–500. 5 Cf. Charlton, Aristotle’s Physics, p. 66 et sq. 6 Cf. Bostock, «Aristotle on the principles», p. 186. 7 Dans cette même perspective, Berti explique que c’est précisément dans la mesure où les analyses de Phys. I sont dialectiques en trois sens (premièrement, parce qu’elles utilisent la méthode de la diairesis, deuxièmement, parce qu’elles partent des opinions communément admises; troisièmement, parce qu’elles portent sur la manière correcte ou incorrecte qu’a le langage humain d’exprimer la génération), qu’elles ne sont pas stricto sensu physiques, mais «dialectico-métaphysiques» (cf. Berti, «Les méthodes d’argumentation», p. 59–61).

66

Aristote

Contre cette hypothèse interprétative, comme on l’a signalé, on peut soulever au moins trois difficultés. Premièrement, si l’on accepte l’hypothèse d’après laquelle Phys. I 5–7 constituent une analyse a priori du langage, le résultat le plus problématique est celui de rendre les différents moments de la recherche physique d’Aristote irrémédiablement incommunicables. On ne voit pas comment tenir ensemble l’idée de science propre à la recherche des principes avec celle qu’on retrouve dans les ouvrages biologiques, sans aboutir à un système physique totalement éclaté. Par ailleurs, en décrétant l’incompatibilité des recherches générales avec les recherches empiriques, l’interprétation analytique ne permet pas d’expliquer l’utilisation du modèle propre à la génération absolue dans le cadre de la Métaphysique. Comment, en effet, expliquer l’utilisation du modèle propre à la génération substantielle dans le contexte de la recherche de la substance première? Si le modèle prédicatif est le plus approprié aux analyses générales, on s’attendrait à le retrouver également dans la Métaphysique, ce qui, comme on le verra, n’est pas le cas. Enfin, au moins en ce qui concerne la doctrine du substrat, l’idée que quelque chose demeure toujours dans tous les changements n’est ni une vérité évidente par soi, ni en réalité un endoxon communément admis: c’est exactement sur ce point que la doctrine d’Aristote s’écarte de celle de tous ses prédécesseurs. Ces mêmes difficultés ont été discutées par les interprètes qui, après les études d’Owen, se sont interrogés sur le but de Phys. I et sur la nature de ses analyses. En laissant en partie de côté la question portant sur la méthode utilisée dans ce livre par Aristote, ces exégètes, partageant ou non la lecture analytique, ont accordé plus d’importance à la question concernant le statut des principes auxquels cette recherche était censée amener8. Le débat s’est rapidement focalisé sur la question de savoir si le modèle prédicatif de Phys. I 7 impliquait ou non l’existence des mêmes principes pour toute forme de devenir. Il s’agissait en d’autres termes de comprendre si le but ultime de l’analyse de la génération de Phys. I 7 était de montrer que la génération absolue impliquait l’existence des mêmes trois principes que les changements accidentels. Dans ce cadre, quasiment tous les efforts des interprètes se sont concentrés sur le cas du substrat et sur la question de savoir si dans les générations substantielles, comme dans les mouvements accidentels, il faut supposer l’existence d’une matière qui demeure au cours du changement. Sans vouloir reconstruire le débat de façon exhaustive, on y peut distinguer deux positions principales: d’après la première position, Aristote applique le modèle unique au cas de la génération substantielle, dans le but de démontrer que la matière qui préexiste et constitue la substance engendrée persiste dans le produit engendré au même titre que le 8 De ce point de vue, les lectures qu’on va considérer ne sont pas a priori divergentes de la lecture analytique, mais mettent l’accent sur un point différent des doctrines exposées en Phys. I.

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

67

substrat des générations relatives; d’après la seconde position, il faut exclure que le modèle unique implique l’existence d’un substrat qui à strictement parler persiste dans le cas des générations substantielles. Les interprètes qui défendent la première lecture9 estiment qu’Aristote présente véritablement un modèle unique qui permet de décrire indifféremment les deux types de γένεσις. Les trois principes sur lesquels se fonde ce modèle sont en effet exactement les mêmes pour les générations relatives et pour les générations absolues. C’est pourquoi on peut décrire toute génération comme un passage de deux contraires dans un substrat qui demeure au cours du changement. La matière aurait ainsi dans la génération d’une substance le même rôle que la substance individuelle a dans une transformation accidentelle, alors que la forme serait, au même titre que les propriétés accidentelles par rapport à la substance, un prédicat de cette matière subsistante10. Cette thèse, pourtant, est problématique. Car, on l’a vu, le risque d’accorder au substrat une autonomie propre, dans le cas d’une génération substantielle, est celui d’assimiler cette génération à un simple changement accidentel et de mettre sur un même plan les composés substantiels et les composés accidentels. Les interprètes partageant la seconde hypothèse11 ont supposé que les générations relatives et la génération absolue n’ont pas exactement les mêmes principes et qu’Aristote ne présente pas un seul modèle, mais deux modèles différents pour chaque type de génération. Il n’y a pas dans le cas d’une génération absolue un principe qui demeure au cours du changement comme la substance individuelle dans les générations relatives. On ne peut parler d’un modèle unique que de façon équivoque. En effet, si dans les générations relatives le substrat se trouve avec la privation, mais subsiste dans le changement, dans les générations absolues, en revanche, la matière est ce qui préexiste et précède le produit de l’engendrement, sans qu’elle puisse demeurer en elle-même en tant que telle. Cette deuxième hypothèse a le mérite de mettre en évidence les problèmes que peut impliquer un accord sans réserve à la théorie du modèle unique. Car il est indéniable qu’Aristote pose certaines conditions à l’application du modèle 9 Cf. F. Solmsen, «Aristotle and Prime Matter», Journal of the History of Ideas 19, 1958, p. 243–252; H.M. Robinson, «Prime Matter in Aristotle», Phronesis 19, 1974, p. 168–188; R. Dancy, «On Some of Aristotle’s Second Thoughts about Substances: Matter», Philosophical Review 87, 1978, p. 372–413. 10 C’est par ce biais qu’Aristote démontrerait, d’après les interprètes mentionnés dans la note précédente, l’existence d’une matière première qui servirait de substrat dans les transformations élémentaires. 11 Cf. H.R. King, «Aristotle without Prima Materia», Journal of the History of Ideas 17, 1956, p. 370–389; Charlton, Aristotle’s Physics; Jones, «Aristotle’s Introduction of Matter», p. 474–500; M. Furth, Substance, Form, and Psyche: An Aristotelian Metaphysics, Cambridge University Press, Cambridge 1988; Gill, Aristotle on Substance. Ces exégètes s’opposent tous à l’idée qu’il y a, dans les générations des substances complexes et des éléments, un substrat qui demeure en lui-même.

68

Aristote

des deux contraires et du substrat dans le cas des générations absolues. Cela étant, elle recèle, elle aussi, certaines difficultés. Si l’on accepte les prémisses sur lesquelles elle se fonde et si l’on nie sans restriction l’existence d’un modèle unique, on risque de faire des différentes générations des phénomènes tout à fait irréductibles et de méconnaître ainsi les nombreux passages dans lesquels Aristote revendique explicitement l’existence de trois principes communs et d’un seul modèle pour toute forme de devenir. À la lumière de ces considérations, la thèse que je voudrais proposer est qu’Aristote vise en Phys. I à repérer un seul modèle qui permette, autant que possible, de faire abstraction des différences qui séparent la génération absolue des générations relatives, car son but dans ce livre est de repérer les principes communs, (τὰ κοινά) de toute génération, c’est-à-dire les principes qui valent, fût-ce seulement par analogie, pour tout devenir. Ce sont en effet des principes communs par analogie à toute génération que la recherche de Phys. I va établir. À la façon dont Aristote le fait en Met. Λ4, Aristote veut parler en Phys. I «universellement (καθόλου) et par analogie (καt’ἀναλογίαν)»12. La recherche de Phys. I est en effet générale, parce qu’elle parvient aux seuls trois principes communs par analogie à tout être soumis à devenir. Comme en Met. Λ4, la généralité du propos implique qu’on parle de ce qui est «commun» à tous les corps sensibles, même si les trois principes sont «différents dans des corps différents»13. Aristote explique en effet en Met. Λ5 que l’analogie permet de repérer, pour des êtres qui ne constituent pas un genre au sens strict, leurs principes communs14. Seule l’analogie, en ce sens, peut fonder la recherche des principes communs à toute génération, qu’elle soit absolue ou relative. Même si ces principes sont différents dans des êtres différents, c’est-à-dire dans la substance et dans les accidents, ils seront les mêmes par analogie: privation, forme et substrat. Comme en Met. Λ4–5, en Phys. I, les principes communs par analogie que la recherche physique la plus générale doit dégager sont les deux contraires, ou mieux les deux opposés, à savoir la forme et la privation, et le substrat. Ce sont donc ces principes que Phys. I établit. Ces principes sont identiques pour toute génération non pas numériquement, mais par analogie. En effet, comme on le verra, en dépit du fait que les quatre types de changements n’ont pas de genre commun, il y a une fonction que leurs principes partagent et qui permet de fonder l’analogie: cette fonction, dans le cas des deux opposés, est celle de fixer les 12 Aristote, Met. Λ4, 1070 a32; 26. Cf. Met. Λ5, 1071 a30–34; An. Post. II 17, 99 a1–16. 13 Ibid., b17–19: «Donc, pour les corps sensibles, les éléments et les principes sont les mêmes, différents dans des corps différents, mais il n’est pas possible de parler ainsi de tous, sauf par analogie, comme si on disait qu’il y a trois principes, la forme, la privation et la matière» (trad. M.-P. Duminil et A. Jaulin). 14 Aristote, Met. Λ5, 1071 a24–27: «Ensuite, si les causes et les éléments des substances sont différents pour des êtres qui ne sont pas dans le même genre: couleurs, sons, substances, quantité, sauf par analogie […]».

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

69

bornes du changement et, dans le cas du substrat, celle de demeurer au cours du passage d’une borne à l’autre. Ces deux fonctions restent les mêmes qu’il s’agisse des principes de la génération absolue ou des générations relatives. Il ne faut pas admettre l’existence d’une matière première commune à tout étant engendré, mais une fonction «substratique» partagée par tout ce qui demeure dans les diverses générations. Seule l’étude «séparée» de la génération absolue montrera ensuite que, dans le cas de la génération absolue, le substrat ne demeure pas en tant que «tout déterminé», mais seulement en tant que constituant. C’est donc en ce sens et pour cette raison que Phys. I ne constitue pas une étude de la génération substantielle, mais une étude «générale» de tout changement. C’est pourquoi il a été placé au début du traité qui explique le mouvement de la façon la plus générale possible et qu’il constitue la première étape de la recherche physique. C’est pour cette même raison, alors, qu’Aristote ne s’interroge pas directement sur les caractéristiques et les principes propres à chaque type de changement. En effet, lorsqu’Aristote formule le modèle unique, il ne s’interroge pas sur le type de persistance propre au substrat de la génération absolue. Il affirme simplement que quelque chose doit nécessairement demeurer. C’est en ce sens qu’on peut admettre que le ὑποκείμενον est un principe commun par analogie à toute génération, même si le substrat de la génération substantielle ne demeure pas au même titre que celui des changements accidentels. Comme Aristote l’explique dans une seconde partie de Phys. I 7, puis dans les traités consacrés en propre à la génération substantielle, lorsqu’on analyse de près ce type de phénomène, on comprend que la matière dont le nouveau produit se constitue demeure seulement comme «propriété» de la nouvelle substance engendrée et non comme sujet du contraire positif. C’est lorsqu’on modifie le modèle des deux contraires en fonction de la nature particulière du substrat matériel, qu’on peut appliquer de façon appropriée ce modèle aux générations absolues. C’est dans cette partie, alors, qu’Aristote pose lui-même des limitations à l’extension du modèle des contraires au cas des générations absolues et laisse entrevoir ce qu’il démontrera ailleurs, à savoir l’irréductibilité de la génération substantielle. En dépit des limitations posées dans la seconde partie de Phys. I 7, il reste indéniable que dans ce livre Aristote vise premièrement à analyser la génération substantielle d’une façon extrêmement abstraite. Suivant l’hypothèse proposée, c’est seulement en ce sens qu’on peut définir l’analyse de Phys. I comme «logique», c’est-à-dire dans la mesure où Aristote ne tient compte dans cette analyse que des caractères communs à tout devenir. Comme on l’a dit, la recherche de Phys. I est en effet générale, parce que fondée sur l’analogie. Cette hypothèse n’implique pas que la démarche qui assure la découverte des principes soit différente de celle indiquée dans le dernier chapitre des An. Post. On verra en effet qu’en Phys. I 5–7 Aristote poursuit un type d’analyse empirique inductive.

70

Aristote

Dans un article bien connu, R. Bolton a défendu l’idée que dans la recherche des principes en Phys. I, Aristote suit une méthode qu’on peut définir comme inductive. Sans s’attarder sur la nature exacte de l’induction menant aux principes physiques, il a montré que l’analyse de Phys. I procède exactement selon la méthode exposée en An. Post. II 1915. L’universel dont il est question en Phys. I 1 coïncide, en effet, avec le πᾶν καθόλου d’An. Post. II 19 qui est défini comme un «premier universel», c’est-à-dire une unité regroupant des choses indistinctes (ἓν τῶν ἀδιαφόρων) qui se fixe dans l’âme16. Ce πᾶν καθόλου, comme l’universel de Phys. I 1, n’est pas le καθόλου d’An. Post. I 1–2, objet d’une connaissance scientifique, mais le premier élément commun à plusieurs choses, celui issu d’une première élaboration des données de la sensation. Suivant en cela l’hypothèse exégétique exposée par Philopon dans son commentaire17, Bolton assure ainsi qu’il n’y a pas réellement de contradiction entre les textes des Analytiques et le texte de Phys. I 1: dans les deux cas, Aristote décrit le processus menant aux principes comme un processus inductif qui conduit de ce qui est indifférencié à ce qui est analysé et premier par nature. Aussi conclut-il que la méthode à suivre dans la science physique n’est ni une méthode dialectique, parce qu’elle ne prescrit pas de procéder des endoxa communément acceptés, ni, en général, une méthode fondée sur une connaissance déductive. En nous ralliant à cette hypothèse, notre but est d’analyser les chapitres 5–7 afin de définir plus précisément la nature des universaux dont part le processus de connaissance, c’est-à-dire les notions «confuses» qui nous conduiraient, après analyse, à la saisie des principes de la génération. C’est une fois qu’on aura identifié les «universaux» dont part l’analyse de Phys. I qu’on pourra déterminer la nature des principes que cette même analyse vise, ainsi que la nature du modèle de la génération qu’Aristote formule.

§ 2. Les ensembles confus: Phys. I 5–6 Au tout début de Phys. I 5, Aristote affirme que tous ses prédécesseurs ont correctement posé les contraires comme principes: tous, en effet, ont admis qu’une chose advient nécessairement de son propre contraire. Il déclare ensuite qu’«il faut aussi examiner, du côté du raisonnement (ἐπὶ τοῦ λόγου), si cela est vrai»18. 15 Bolton, «Aristotle’s Method», p. 1–29. On verra dans la seconde partie de cette étude qu’Averroès défend une doctrine similaire, dans la mesure où il assure qu’on ne peut certifier les principes de la physique qu’au moyen d’une analyse inductive. 16 An. Post. II 19, 100 a6–7. 17 Je reviendrai sur l’exégèse de Philopon dans le chap. VII, consacré au commentaire d’Averroès à Phys. I. 18 Phys. I 5, 188 a30–31.

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

71

À partir de cette affirmation, on pourrait supposer, comme certains l’ont fait19, qu’Aristote serait en train d’opposer l’exposé précédent, fondé sur l’autorité de ses prédécesseurs, à un nouvel exposé qui démontrerait la même conclusion à partir d’une analyse a priori du langage ordinaire. L’endoxon selon lequel les contraires sont les ἀρχαί de la réalité serait utilisé comme prémisse d’une démonstration déductive qui s’appuie sur la validité a priori du principe selon lequel un contraire procède toujours de son contraire. Pourtant, à la lumière de la conclusion de Phys. I 5, il est clair qu’Aristote ne présente pas les doctrines des prédécesseurs dans le but de les utiliser comme prémisse d’un raisonnement dialectique déductif, mais pour montrer que ses prédécesseurs n’avaient pas conduit leur recherche physique jusqu’au bout. Les anciens, en effet, se sont comme arrêtés au premier stade de la connaissance, celui de l’universel indistinct, sans avoir pu avancer dans le processus inductif jusqu’à comprendre la nature des véritables principes. Tous ont choisi des couples de contraires dans leurs théories physiques, les uns des contraires antérieurs, les autres des contraires postérieurs20, mais sans réaliser qu’ils parlaient tous, en dépit de la diversité de leurs choix, de la même chose par analogie: «[…] de sorte qu’ils disent, en un sens, les mêmes choses et, en un autre sens, des choses différentes les unes des autres: différentes comme il le semble à la plupart, mais les mêmes par analogie (ᾗ ἀνάλογον)»21. En effet, ce qu’Aristote reproche ici à ses prédécesseurs, ce n’est pas simplement d’avoir choisi «les mauvais» couples de contraires, attribuant ainsi le titre d’archai à des contraires qui ne sont pas, comme le lisse et le râpeux, les véritables principes de la génération, mais d’avoir été incapables de remonter dans le processus de connaissance et de démontrer que les contraires «en général» sont principes22. Les «physiologues» ont en effet saisi une «notion indistincte» de principe-contraire sans réussir à la définir correctement. C’est précisément cela qu’Aristote identifie comme un premier «ensemble confus» dont la recherche des principes procède. 19 Cf. Charlton, Aristotle’s Physics, p. 66; Bostock, «Aristotle on the principles», p. 190 et sq. 20 Aristote explique que les contraires plus connus selon la sensation, comme le froid et le chaud, le sec et l’humide, sont «postérieurs»; ceux qui, en revanche, sont plus connus selon la raison, comme le pair et l’impair, le grand et le petit, sont «antérieurs». Il faut supposer qu’il s’agit là d’une antériorité et d’une postériorité «par nature» opposées à une antériorité et à une postériorité dans l’ordre de la connaissance humaine. 21 Phys. I 5, 188 b36–189 a1. 22 Phys. I 5, 188 b27–30: «Tous en effet, concernant les éléments et ce à quoi ils donnent le nom de principes, même s’ils les posent sans en donner la raison, n’en disent pas moins que ce sont les contraires, comme s’ils y étaient contraints par la vérité elle-même».

72

Aristote

Il ne s’agit donc pas pour Aristote de conclure déductivement, à partir d’une notion a priori, que les contraires sont principes, mais de remonter à la notion de principe en passant en revue plusieurs cas où des contraires sont, ou sont considérés, comme principes du changement. C’est en effet en analysant des cas particuliers que l’on passe au niveau suivant de la connaissance: celui de la démonstration et de la définition de la notion en question. Aristote ne paraît pas se soucier ici de décider si la recherche inductive doit partir d’une constatation empirique, pour ainsi dire, directe, ou de l’expérience déjà acquise par d’autres individus. De fait, il mentionne à la fois des couples de contraires posés comme principes par ses prédécesseurs (le chaud et le froid, le plein et le vide, le haut et le bas) et des couples de contraires, parmi tant d’autres, objets de l’expérience ordinaire (le blanc et le noir, le cultivé et l’inculte, l’harmonie et la dysharmonie). En dépit de cette ambigüité, il est clair, affirme Aristote, que la conclusion devient évidente (φανερόν)23, une fois que l’on a analysé un certain nombre de cas: toutes les choses qui viennent à l’être par nature sont des contraires ou bien viennent de contraires24. L’évidence ainsi est produite par l’analyse inductive d’un nombre consistant de cas particuliers. C’est en ce sens que la notion présocratique de contraire constitue le καθόλου qui fixe le point de départ de la recherche des principes. C’est cette notion d’«universel indistinct» qui, contenant plusieurs choses comme des parties, doit être ultérieurement divisée. Cette «division» qui fait aboutir à l’universel «scientifique» va être l’objet des chapitres suivants du livre I. Elle consiste à distinguer «à l’intérieur» de la notion de contraire deux parties: ce qui est le véritable contraire et «ce à quoi le contraire appartient». En effet, les physiciens présocratiques ont démontré que les contraires sont principes en tant qu’ils sont les termes a quo du changement; mais, comme Aristote l’explique, il faut encore préciser que ce dont le changement procède peut s’entendre de deux façons: comme ce qui ne demeure pas et comme ce qui demeure25. Pour qu’on parvienne à saisir tous les principes du changement, il faut encore préciser qu’il y a toujours quelque chose qui sert de substrat aux contraires. C’est à partir de ces ensembles confus que «deviennent connus, pour ceux qui les divisent, leurs éléments et leurs principes». Aristote est déjà parvenu à clarifier la nature des contraires, il faut maintenant, à nouveau par division, parvenir à déterminer la nature du troisième principe. Comme dans le cas des contraires, l’argumentation qui conduit à démontrer que le substrat est principe commence par une analyse de ce que les prédé23 Phys. I 5, 188 b16. 24 Phys. I 5, 188 b25–26. 25 Phys. I 7, 190 a9–10: «Parmi ce qui devient, au sens où nous disons que ce qui est simple devient, dans certains cas ce qui devient demeure, dans certains cas il ne demeure pas».

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

73

cesseurs ont entrevu de vrai. Ceux qui soutiennent que le tout est une nature unique déterminée, par exemple l’eau ou le feu ou ce qui est intermédiaire entre eux, ont d’une certaine manière saisi quelque chose de vrai26, car ils ont compris qu’il fallait un troisième élément auquel attribuer les contraires. Cependant, la notion de substrat à laquelle certains des prédécesseurs sont parvenus est encore imprécise; comme dans le cas de la notion de contraire, il s’agit d’une sorte de καθόλου qu’il reste à élaborer avant d’arriver à la notion adéquate de substrat, ainsi qu’à la connaissance précise de sa nature. Afin de remonter jusqu’à la notion de substrat, il faut donc analyser un certain nombre de cas particuliers dans lesquels, outre les contraires, un troisième élément est présent et intervient dans le changement. En réponse à trois objections possibles contre la thèse qui pose la nécessité d’un substrat, Aristote fournit dans le chapitre 6 trois arguments visant à en démontrer l’existence. (1) Aucun contraire ne peut par nature (πέφυκεν) agir sur ou subir quelque chose de l’autre27. La densité ne peut pas agir sur ou subir quelque chose de la rareté, de même que la haine ne peut pas agir sur ou subir quelque chose de l’amitié. De fait, quelle que soit la contrariété en jeu, aucun contraire ne peut agir sur ou pâtir de l’autre28. (2) Nous voyons (ὁρῶμεν) que les contraires ne sont la substance d’aucun des étants29. Le substrat, en effet, semble bien (δοκεῖ) être antérieur à ce qui lui est attribué30. (3) Nous disons (φαμεν) qu’il n’y a pas de substance contraire à une substance31. Ce qui est substance ne peut être précédé de ce qui ne l’est pas. Au moyen de ces trois arguments, Aristote vise une même thèse: parmi les principes, il faut qu’il y ait une substance, entendue au sens de substrat auquel on peut attribuer les deux contraires. Les contraires ne sont pas des substances, car ils ne peuvent ni agir l’un sur l’autre ni pâtir l’un de l’autre. Mais si, comme on le constate, les contraires déterminent un changement, c’est parce qu’il y a un troisième terme qui les reçoit. Certains exégètes, on l’a vu, ont relevé dans ces arguments un caractère de certitude a priori qu’une observation inductive ne pourrait avoir. Aristote serait en train de déduire de la notion logique de substrat, en tant que sujet des contraires, qu’il y a nécessairement dans le devenir un principe qui demeure. La notion de substrat en jeu serait donc la même que celle des Catégories et la démonstration de son existence s’appuierait sur un raisonnement a priori: la notion de contraire implique déjà nécessairement la notion de sujet, car les contraires sont toujours prédicables d’un sujet. C’est pourquoi on ne peut conce26 27 28 29 30 31

Phys. I 6, 189 a34–189 b3. Phys. I 6, 189 a22–27. Ibid., a23–24. Ibid., a29–30 Ibid., a31–32 Ibid., a32–33.

74

Aristote

voir le changement sinon du point de vue du sujet dont les contraires se prédiquent. Toutefois, il n’y a aucune raison suffisante pour considérer les prémisses sur lesquelles les arguments reposent comme des «vérités conceptuelles»32 ou a priori. Dans les trois arguments, les prémisses procèdent plus vraisemblablement d’une constatation de la réalité, et dans le cas du premier argument, elles reposent sur une série d’exemples concrets. Comme dans le cas des contraires, il s’agit de montrer que dans tous les changements dont on fait l’expérience, la seule présence des contraires ne suffit pas à expliquer le phénomène du devenir. Les arguments de Phys. I 6, cependant, ne représentent qu’un premier pas de la démonstration inductive qui sera parachevée dans le chapitre suivant33. Si Aristote ne donne pas une série exhaustive d’exemples marquants, c’est qu’en réalité son but dans le chapitre 6 est essentiellement de montrer que, sur la base d’un premier raisonnement, certains prédécesseurs ont saisi une certaine notion vague de substrat. En effet, comme dans le cas des contraires, ce qu’Aristote montre est que la recherche et le raisonnement des prédécesseurs n’ont pas été menés jusqu’au bout. Afin de parvenir à un résultat scientifiquement achevé, il faut poursuivre l’analyse inductive et parvenir à une notion claire de substrat. C’est là l’objectif de Phys. I 7. En analysant un certain nombre de cas concrets qu’Aristote repère tantôt par une observation empirique tantôt au moyen d’un examen du langage ordinaire, on démontre dans ce chapitre que le substrat ne peut pas coïncider avec l’un des contraires: il est nécessairement un troisième principe en plus de la privation et de la forme. Si le fait d’admettre l’existence d’un passage d’un contraire à l’autre permettait en partie d’écarter les apories éléatiques, il fallait postuler l’existence d’un principe «substratique» pour pouvoir définitivement les défaire. Le modèle de l’alternance constitue en ce sens un point de départ, qui doit être dialectiquement dépassé.

§ 3. Le modèle de l’alternance Aristote nous dit clairement que par l’étude du changement poursuivie en Phys. I il entend résoudre toutes les apories soulevées par la critique parménidienne en même temps que les difficultés léguées par la tradition présocratique. La 32 Sur la notion de vérité conceptuelle ou a priori, voir Charlton, Aristotle’s Physics, p. 66. 33 Phys. I 6 donc doit se lire sans solution de continuité avec Phys. I 7. Ce qui ne veut pas dire que ce dernier chapitre ne constitue pas l’acmé de la démonstration d’Aristote. De ce point de vue, les conclusions de S. Kelsey (cf. S. Kelsey, «The Place of I 7 in the Argument of Physics I», Phronesis 53, 2008, p. 180–208) paraissent complètement infondées.

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

75

position à combattre est donc pour lui aussi bien celle qu’on retrouve chez les monistes Éléates, selon laquelle l’être est immobile, plein partout et éternellement égal à lui-même, que celle des physiciens présocratiques pour lesquels tout changement consiste en un devenir indéterminé, envisagé comme le simple remplacement d’un contraire par un autre. Les deux thèses pourtant ont pour lui un statut heuristique tout à fait différent. En allant jusqu’à nier la possibilité de concevoir le mouvement et la génération, les théories parménidiennes contestaient la validité et donc l’existence d’une science physique. Une constatation empirique de l’existence du changement, en dépit des déclarations de principe d’Aristote, ne paraissait pas suffire à saper les arguments dévastateurs d’une génération ex nihilo. La longue réfutation de ces théories à laquelle lui-même se livre dans les premiers chapitres du livre I en constituait la preuve la plus flagrante. Dans sa radicalité, le raisonnement de Parménide était apparemment incontestable: s’il est impossible et impensable que l’être procède du et vers le néant, il faut bien conclure que l’être a toujours été. Les philosophes post-parménidiens, selon l’histoire tracée dans ce premier livre de la Physique34, se proposaient de résoudre ces difficultés, pour rendre à la recherche sur la nature un fondement stable. Ils avaient tout de même échoué dans leur tentative de sauver les phénomènes et la nature elle-même, car ils n’avaient pas compris que la reconstitution des fondements de la philosophie naturelle demandait non seulement de montrer les principes du mouvement, mais aussi de les prouver. Ils avaient en effet méconnu l’existence et l’importance du seul principe capable de rendre réellement compte de la nature non discontinue du mouvement, à savoir le substrat. Tout en pointant le caractère incomplet de leurs analyses, Aristote porte cependant au crédit des «physiologues» un certain progrès vers l’établissement d’une science de la nature et du mouvement. C’est la thèse d’après laquelle le changement est toujours défini par un couple de contraires. Postuler que le mouvement procède toujours d’un contraire vers l’autre apparaît comme une arme efficace, quoique non fatale, pour réfuter l’idée d’une nécessaire génération ex nihilo. Le mouvement et la génération ne procèdent pas du néant absolu, mais plutôt d’un non-être relatif: le chaud ne procède pas du non-être absolu, mais de ce qui est non-chaud, à savoir le froid. Dans ce contexte spécifique, comme on vient de le suggérer, la théorie des physiciens présocratiques n’est pas tant une position à combattre qu’une hypothèse à préciser.

34 Pour une présentation détaillée de la reconstruction aristotélicienne de la ἱστορία περὶ φὐσεως voir C. Kahn, «La Physique d’Aristote et la tradition grecque de la philosophie naturelle», dans De Gandt et Souffrin (éds.), La Physique d’Aristote, p. 41–52; M. Crubellier et P. Pellegrin, «Approche de la Physique d’Aristote», Oriens-Occidens, 2, 1998, p. 1–37.

76

Aristote

La doctrine des contraires faisait partie de l’héritage théorique que Platon s’était approprié avant Aristote. Le Phédon en est le témoignage le plus fidèle. Au cours de la démonstration de l’immortalité de l’âme, Socrate déclare ajouter foi au «principe général de toute génération, que de choses contraires naissent celles qui leurs sont contraires»35. Par la bouche de Socrate, Platon affirme qu’il existe pour toute γένεσις un couple de contraires entre lesquels s’établit un double processus: le premier va de l’un de ces contraires à son opposé, le second suit le trajet inverse; c’est le cas de l’accroissement et le décroissement, de la décomposition et la composition, du refroidissement et l’échauffement, etc. La multiplicité des γενέσεις mentionnées tout au long du dialogue laisse supposer qu’il y a différents types de devenir dont certains sont plus radicaux que d’autres. Platon, en effet, paraît vouloir distinguer entre deux types de mouvement: l’un qui altère le sujet sans le modifier dans ses propriétés essentielles (comme dans le cas de Socrate qui de grand devient petit36); l’autre qui entraîne la disparition du sujet lui-même (comme le feu qui, en recevant la forme de froid, ne devient pas froid, mais cesse d’exister)37. Il est toutefois indéniable que, dans la présentation de Platon, la distinction des divers types de mouvement reste plutôt à l’état d’ébauche38 et que son but premier est de présenter un devenir indéterminé englobant tous les procès qui impliquent un couple de contraires. Les arguments du Phédon sont manifestement en arrière-fond des analyses des premiers chapitres de Phys. I, lorsque Aristote examine la théorie des contraires de I 5, comme lorsqu’il présente la notion de substrat en I 6. Dans la suite du dialogue39, Platon déclare que la notion de sujet est nécessaire pour la compréhension du changement et il porte à l’appui de sa thèse un argument très proche de celui de Phys. I 6. Si l’on ne pose pas quelque chose à quoi attribuer les contraires qui se succèdent, on serait contraint d’admettre que c’est le contraire lui-même 35 Platon, Phaedo, 71a–b. 36 Platon, Phaedo, 102d6–8. 37 D’autres exemples de ce deuxième type de génération qui sembleraient témoigner en faveur d’une distinction entre propriétés constitutives d’un sujet et propriétés qui ne font pas partie de sa nature, sont repérables ailleurs dans le corpus platonicum. Dans le Ménon (71b3–4), par exemple, Platon affirme que l’on ne saurait affirmer quelle est la vertu, si l’on ne sait ce qu’elle est (τί ἐστι): «Ne sachant pas ce que c’est, comment saurais-je quelle elle est?». 38 Si Platon avait conçu une distinction ontologique entre un changement substantiel et un changement accidentel, il aurait dû en même temps admettre, comme dans l’ontologie aristotélicienne, deux types de ὑποκείμενον: l’un déterminé dans lequel les propriétés non substantielles sont présentes sans le constituer; l’autre indéterminé dont l’existence relève de la forme qui le constitue. Il n’est pas certain que Platon soit parvenu à une telle conclusion. T. Scaltsas a défendu l’hypothèse d’après laquelle Platon aurait envisagé une distinction de ce type, sans jamais en saisir la vraie portée. (cf. T. Scaltsas, Substance and Universals in Aristotle’s Metaphysics, Cornell University Press, Ithaca-London 1994, p. 36–58). 39 Cf. Platon, Phaedo, 102d6–8, 103c7–8, où Platon introduit l’idée que pour comprendre le changement de ce qui est grand à ce qui est petit il faut supposer un sujet dont on prédique les prédicats opposés.

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

77

qui change. Mais cela est contradictoire, puisqu’on devrait attribuer à une propriété son exact contraire. Il est à cet égard étonnant que Platon, exception faite d’une allusion au début du chapitre 440, ne soit jamais mentionné tout au long du livre I et que les arguments du Phédon n’y soient nulle part évoqués41. Le problème concernant les rapports de filiation et d’influence entre les doctrines de Platon et d’Aristote est une question difficile à débrouiller qui ne peut être résolue dans le cadre de ce travail. Il est toutefois nécessaire d’évaluer ce qu’Aristote fait sien et ce qu’il rejette de la doctrine exposée dans le Phédon. La théorie élaborée dans le Phédon repose sur deux prémisses: 1) tout mouvement relève de l’existence d’un couple de contraires qui se situe par rapport aux autres couples sur un même niveau ontologique. En d’autres termes, il n’y a pas de système catégoriel nous permettant d’ordonner et de différencier les divers couples de contraires; 2) tout mouvement est un processus réversible, puisque les contraires s’engendrent toujours mutuellement dans un unique substrat. Il n’y a pas par conséquent un sens qui est prioritaire par rapport à l’autre, on peut aller indifféremment d’un contraire à l’autre et vice-versa: du noir au blanc et du blanc au noir, du grand au petit et du petit au grand, de la vie à la mort et de la mort à la vie. En présentant le mouvement comme un devenir indéterminé englobant tous les procès qui impliquent un couple de contraires, la théorie du Phédon se situe donc à un degré extrême de généralité et permet de décrire toute sorte de mouvement selon un seul modèle. Il est évident qu’à cet égard cette théorie remplit certaines des conditions requises par Aristote dans le livre I. Car, comme on l’a suggéré, le but de l’analyse du premier livre de la Physique est d’aligner tous les mouvements sur un même modèle afin de repérer les conditions d’existence du changement dans son ensemble. La théorie du Phédon toutefois, si on l’admet sans aucune modification, est incapable de fournir un modèle qui peut ensuite être modifié pour relever les caractères propres à chaque type de mouvement. En effet, les deux prémisses sur lesquelles la théorie du Phédon se fonde empêchent tout affinement du modèle des contraires, puisqu’elles admettent que la génération absolue est déterminée par exactement les mêmes principes que les générations relatives. Pour pouvoir affiner la théorie des contraires, Aristote présente en Phys. I 7 un modèle qui transcende le schéma catégoriel et opère à l’aide des seules notions de substrat et de privation/forme. Deux points capitaux expliquent ainsi en quel sens ce modèle dépasse celui du Phédon: 1) le glissement, avec les notions de privation et de forme, de la notion de contraire à la notion de contradictoire; 2) l’introduction de la notion de substrat et la distinction entre identité numérique et 40 Phys. I 4, 187 a17. Les Platoniciens seront la cible des critiques d’Aristote dans le dernier chapitre du livre I, sans que le nom de Platon ne soit jamais mentionné. 41 Le Phédon est explicitement cité dans le livre II du DGC (II 9, 335 b10).

78

Aristote

identité λόγῳ. C’est au moyen de ces deux «rectifications» apportées à la théorie des prédécesseurs qu’Aristote peut dénouer les difficultés qu’elle implique et échapper aux impasses de la dialectique zénonienne. En effet, lorsqu’on passe de la notion de contraire à la notion de contradictoire négatif et de privation, on pose les bases pour dépasser l’indétermination de la notion présocratique de changement comme remplacement mutuel de deux contraires. Le mouvement orienté vers la forme et le positif sera a fortiori ontologiquement distinct du mouvement vers la privation et le négatif. Une telle différentiation est ultérieurement accentuée lorsque, anticipant en partie la distinction entre puissance et acte, on considère la privation comme absence d’ordre et la forme substantielle comme arrangement42. En outre, lorsqu’on affine la notion de substrat et que l’on explique en quel sens il s’identifie λόγῳ avec la privation, on comprendre pourquoi, dans le cas des générations absolues, la matière ne demeure pas par elle-même à l’intérieur de ce qui advient, mais reste seulement en tant que constituant de ce dernier. Aristote montre ainsi qu’on ne parvient à distinguer entre ce qui devient au sens absolu et ce qui devient au sens relatif que lorsqu’on applique certaines restrictions au modèle des deux contraires et du substrat: il le fait en construisant son modèle explicatif sur les seuls principes qui sont, au moins par analogie, communs à toute sorte de changement: la forme, la privation et le substrat.

§ 4. «Venir à être se dit en plusieurs sens»: la plurivocité du verbe γίγνεσθαι en Phys. I 7 Lorsqu’on essaie de rendre compte de la théorie exposée en Phys. I 7, l’une des difficultés majeures tient à l’ambiguïté du vocabulaire employé tout au long du chapitre. Aristote utilise le même verbe, γίγνεσθαι, qui signifie tour à tour «devenir» et «venir à être», pour indiquer la disparition de l’un des contraires, le changement d’un substrat qui devient quelque chose qu’il n’était pas auparavant et l’engendrement d’une nouvelle substance43. La même ambiguïté se retrouve 42 Phys. I 7, 190 b10–15. La privation de la forme de la maison, par exemple, n’est que l’absence d’un certain type d’arrangement. Cf. Pellegrin, Aristote, Physique, p. 94, n. 2. 43 Cf. F. Solmsen, Aristotle’s System of Physical World. A Comparison with his Predecessors, Cornell University Press, Ithaca-New York, 1960, p. 20 et sq.; Charlton, Aristotle’s Physics, p. 70. J’essaierai autant que possible de traduire γίγνεσθαι par «venir à être», qui permet de désigner indifféremment le remplacement des deux opposés, le processus temporel de transformation du substrat et l’émergence de la nouvelle substance. La traduction de Pellegrin traduit, en revanche, le verbe γίγνεσθαι et le participe γιγνόμενον par «devenir» et «ce qui devient» lorsqu’il s’agit de remplacement et «advenir», lorsqu’il s’agit de l’émergence de la nouvelle substance.

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

79

par conséquent dans le participe γιγνόμενον, «ce qui vient à être», qui désigne à la fois le contraire négatif qui disparaît, le substrat qui demeure au cours de la transformation et la nouvelle substance qui vient à être. Aristote considère d’abord une première formule qui nous permet d’exprimer le changement44: «x vient à être y». Il distingue ensuite entre ce qu’il appelle «terme simple» et ce qu’il appelle «terme composé»: x et y peuvent à la fois être des termes simples comme «homme», «non-cultivé» et «cultivé», ou bien des termes composés comme «homme non-cultivé» et «homme cultivé»45. Pour le dire autrement, on pourrait affirmer qu’il est possible de remplacer dans la matrice «x vient à être y» les variables libres x et y par différents items. Première formule (I): «x vient à être y» 1) A vient à être b («l’homme vient à être cultivé») 2) non-b vient à être b («le non-cultivé vient à être cultivé») 3) Anon-b vient à être Ab («homme non-cultivé vient à être homme cultivé») Dans les trois cas, le verbe γίγνεσθαι est utilisé dans sa valeur prédicative, c’està-dire suivi par un complément qui en détermine l’extension. L’homme (A), le non-cultivé (non-b) et l’homme non-cultivé (Anon-b), en étant ce à quoi on attribue le devenir, ont tous le rôle de sujet du verbe γίγνεσθαι et sont tous désignés comme «ce qui devient» (τὸ γιγνόμενον). Le cultivé (b) et l’homme cultivé (Ab), en revanche, jouent le rôle de complément prédicatif et sont définis comme «ce que vient à être» (ὃ γίγνεται) ce qui vient à être (τὸ γιγνόμενον). En dépit de l’univocité linguistique, comme on vient de le suggérer, les trois formulations ne décrivent pas le même phénomène. Bien que le verbe employé soit dans les trois cas le verbe γίγνεσθαι et qu’on affirme que les termes «homme», «non-cultivé» et «homme cultivé» deviennent tous les trois quelque chose, ce n’est pas du même type de devenir qu’il s’agit. Le même verbe γίγνεσθαι signifie d’abord une permanence et ensuite un remplacement: dans le premier cas («l’homme vient à être cultivé»), le terme «venir à être» implique la permanence du substrat qui change, tandis que dans le deuxième («le noncultivé vient à être cultivé») et troisième cas («homme non-cultivé vient à être homme cultivé») le terme «venir à être» désigne seulement le remplacement d’un contraire par un autre. On pourrait admettre que la première formulation («l’homme vient à être cultivé») est préférable aux deux autres parce qu’elle 44 Phys. I 7, 189 b34–36. 45 Phys. I 7, 190 a1–5: «J’appelle donc d’une part simple ce qui vient à être: l’homme, le noncultivé, simple aussi ce qu’il vient à être: le cultivé; j’appelle d’autre part composé à la fois ce qu’il vient à être et ce qui vient à être, quand nous disons que l’homme non-cultivé vient à être un homme cultivé» (trad. Pellegrin modifiée).

80

Aristote

inclut à la fois le principe de la permanence, qui est le substrat, et le principe du remplacement, qui est le contraire46. Aristote explique ensuite47 qu’une autre formule exprime la génération de façon équivalente à la première: «y vient à être à partir de x». Cette seconde formule est ainsi présentée comme une variante de la première. On peut en effet exprimer le changement d’un contraire en l’autre soit en affirmant que «le non-cultivé vient à être cultivé» soit que «le cultivé vient à être à partir de ce qui n’est pas cultivé». Il suffit d’inverser les termes de la première formule et d’utiliser le terme ad quem comme terme ex quo. La locution «venir à être de quelque chose» nous permet d’exprimer le mouvement de séparation des deux contraires et la disparition du contraire qui préexistait. Elle exprime donc deux aspects du changement: elle indique d’une part le point de départ du devenir et d’autre part la séparation et l’éloignement de ce qui est substitué. L’expression «venir à être de quelque chose», nous dit Aristote, signifie dans cette acception «venir à être de ce qui n’est pas en tant qu’il n’est pas»48. Aristote pose cependant une restriction à cette règle: la première formule n’est convertible en la seconde que quand le terme γίγνεσθαι désigne un remplacement49. Seconde formule (II): «y vient à être à partir de x» 1.1) b vient à être à partir de A («le cultivé vient à être à partir de l’homme») 2.2) b vient à être à partir de non-b («le cultivé vient à être à partir de ce qui n’est pas cultivé») 3.3) Ab vient à être à partir de Anon-b («l’homme cultivé vient à être à partir de l’homme non-cultivé») Dans le cas de «l’homme qui vient à être cultivé», la conversion n’est pas possible: on ne peut pas affirmer que «le cultivé vient à être à partir de l’homme». Aristote explique ainsi que parmi les termes qu’on a indiqués comme γιγνόμενον, l’un demeure («l’homme»), tandis que l’autre ne demeure ni de manière simple («le non-cultivé») ni en composition («l’homme non-cultivé»)50. La difficulté vient donc, là aussi, du fait que le type de génération qu’on attribue à l’homme et 46 Cf. Loux, Primary Ousia, p.117 et sq. 47 Phys. I 7, 190 a5 et sq. 48 Phys. I 8, 191 b9–10: «Il est évident que “venir à être à partir du non-étant” signifie aussi cela: “en tant que non-étant”» (trad. Pellegrin modifiée). 49 Phys. I 7, 190 a5–8: «Mais parmi ces , d’un côté on dit que tel non seulement vient à être ceci mais aussi à partir de cela (par exemple “qui est cultivé” à partir de “qui n’est pas cultivé”), mais on le dit pas pour tous les cas. Car “qui est cultivé” n’est pas venu à être de “homme”, mais l’homme est venu à être cultivé» (trad. Pellegrin modifiée). 50 Phys. I 7, 190 a9–13.

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

81

celui qu’on attribue au non-cultivé et à l’homme non-cultivé n’est pas le même: dans le premier cas, le verbe «venir à être» désigne une permanence, tandis que, dans le deuxième, il désigne seulement un remplacement. En effet, si l’expression «venir à être de quelque chose» désigne la disparition du contraire qui préexiste, elle ne peut s’appliquer au cas de l’homme qui demeure au cours d’un changement de deux qualités contraires. Parvenu à ce point de la discussion, Aristote n’a pas encore considéré la différence entre une génération absolue et une génération relative; il a simplement fait référence de façon allusive à une différence entre un devenir qui implique la permanence d’un substrat et un devenir qui implique l’advenir de quelque chose qui en remplace une autre. C’est à partir de la ligne 190 a13 qu’Aristote commence à lever l’ambiguïté du langage utilisé et à tirer les conclusions de son analyse. Ainsi déclare-t-il que le «véritable» γιγνόμενον est ce qui demeure et qui est un numériquement, même s’il ne l’est pas selon la forme et la définition. Il conclut alors qu’il faut dans toute génération un principe de cette sorte51. L’analyse menée jusqu’ici débouche donc clairement sur un premier résultat: indépendamment de la formule qu’on utilise pour exprimer les changements, dans chacun d’eux il y a toujours un substrat qui demeure et deux termes opposés qui se succèdent alternativement. Cette distinction étant faite, Aristote affirme que la deuxième formule («y vient à être à partir de x») est utilisée le plus souvent pour exprimer le remplacement d’un contraire par un autre, car c’est le contraire qui disparaît et non ce qui demeure qui sert de terme ex quo de la génération52. Pourtant, assure-t-il, on peut recourir à la même expression, «venir à être à partir de», pour désigner ce qui demeure; il faut préciser que, pour exprimer certaines générations, on n’utilise que cette deuxième formule avec le substrat comme terme ex quo: «nous disons en effet qu’une statue vient à être à partir de l’airain, et non pas que l’airain une statue»53. C’est à ce stade de la discussion (à la ligne 190 a31) qu’Aristote évoque explicitement l’existence d’une pluralité de sens du verbe γίγνεσθαι et introduit soudai51 Phys. I 7, 190 a13–17: «Mais ces distinctions étant faites, à partir de toutes les choses qui viennent à être il est possible de tirer ceci, si on les considère comme nous les disons: il faut que quelque chose soit sous-jacent, à savoir ce qui vient à être, et que ce quelque chose, même s’il est un numériquement, ne l’est certes pas selon la forme (par “selon la forme” et par “selon la définition”, j’entends la même chose)» (trad. Pellegrin modifiée) 52 Phys. I 7, 190 a21–23: «Que quelque chose vienne à être à partir de quelque chose et non que quelque chose vienne à être quelque chose, se dit plutôt des choses qui ne demeurent pas, par exemple cultivé vient à être d’inculte, mais pas d’homme» (trad. Pellegrin modifiée). 53 Phys. I 7, 190 a25–26.

82

Aristote

nement la notion de génération substantielle, en expliquant que seule la substance s’engendre au sens absolu. Aristote explique ainsi que le verbe γίγνεσθαι fait partie des termes qui se disent en plusieurs sens (πολλαχῶς λέγεσθαι)54. Il semble aussi conclure que le sens par rapport auquel les autres sont dits est celui qui désigne le venir à être de la substance. En effet, si l’on dit des autres étants (c’est-à-dire les catégories dans lesquelles il est possible d’avoir un changement) qu’ils s’engendrent, c’est seulement parce qu’ils sont prédiqués de cette substance qui sert de substrat. Bien que la distinction catégorielle ne soit qu’incidemment évoquée, Aristote est contraint de la faire intervenir, pour poser la distinction entre une génération absolue et une génération relative et expliquer que dans les générations relatives le γιγνόμενον est la substance qui demeure tout en recevant les différents prédicats.

§ 5. La génération absolue et la modification de la seconde formule: la seconde partie de Phys. I 7 La pluralité des sens de l’expression «venir à être» est explicitement posée à la ligne 190 a31, où Aristote confirme la conclusion qu’il avait tirée en 190 a13. Cette polysémie n’exclut pas que dans les générations des substances, comme dans toutes les autres, il faut postuler un substrat qui soit en même temps deux choses, comme l’homme est en même temps cultivé et inculte: «Mais comme venir à être se dit en plusieurs sens, et que, d’un côté, certaines choses ne venir à être mais devenir ceci, et que d’un autre côté seules les substances viennent à être absolument, concernant les autres choses il est manifeste qu’il est nécessaire que quelque chose soit sous-jacent, à savoir ce qui vient être (en effet une quantité, une qualité, une relation, un temps, un lieu viennent à être quand quelque chose leur est sous-jacent, du fait que seule la substance n’est dite d’aucun autre substrat, mais que toutes les autres choses de la substance); mais que les substances aussi et tous les autres étants qui sont absolument viennent à être partir d’un substrat, cela deviendra manifeste à l’examen» (trad. Pellegrin modifiée)55. Aristote explique ainsi que pour décrire la génération substantielle on n’utilise pas la formule (I): 1) A vient à être b («Le bronze vient à être statue») 54 Phys. I 7, 190 a31. 55 Phys. I 7, 190 a31–190 b1.

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

83

On doit en revanche employer la formule (II), en utilisant le substrat matériel comme terme ex quo: 1.2) b vient à être à partir de A («la statue vient à être à partir de l’airain») Nous sommes donc en présence d’une autre exception. Dans le cas des générations absolues, il faut en dernier ressort conclure l’inverse de ce qu’on avait affirmé au sujet des générations relatives. Aristote semble admettre, en effet, que lorsqu’on considère les formules qui incluent soit le contraire soit le substrat, la première matrice («x vient à être y») semble plus opportunément désigner la génération relative, tandis que la seconde («y vient à être à partir de x») semble plus appropriée pour désigner la génération absolue. La raison de cette deuxième anomalie tient au fait que le langage ordinaire recèle une autre ambiguïté: les deux formules n’expriment pas le même genre de devenir, car le verbe γίγνεσθαι signifie dans le premier cas «devenir» («l’homme devient cultivé») et dans le deuxième «venir à l’être» («la statue vient à être à partir du bronze»). 1) A devient b («l’homme devient cultivé») 1.2) b vient à être à partir de A («la statue vient à être à partir du bronze») On retrouve par conséquent la même ambiguïté dans les autres termes de la formule: a) le terme γιγνόμενον n’indique pas le substrat permanent dont les contraires se prédiquent, mais le nouveau produit de l’engendrement, c’est-à-dire la substance qui vient à l’être56; b) l’expression «venir à être de quelque chose» (γίγνεσθαι ἔκ τινος) ne désigne plus le simple remplacement d’un contraire par un autre, mais le fait que le substrat matériel préexistant rentre dans la constitution de la substance engendrée et y demeure, en pouvant être désigné sous la forme linguistique d’un paronyme et donc d’une «propriété»57. Ce deuxième sens de l’expression «venir à être de quelque chose», bien qu’il se rapporte en quelque sorte au sens qui désigne la séparation et le remplacement de quelque chose, ne peut y être ramené. Le substrat matériel et la privation sont tous les deux indiqués comme terme ex quo du changement, mais ils ne le sont pas au même titre; comme Aristote va l’expliquer dans la suite, la raison en est que la matière et la privation sont deux principes de nature différente: la

56 Cf. Phys. I 7, 190 b9–10. 57 En faveur de la thèse selon laquelle l’on trouve en Phys. I un sens «constitutif» de l’expression «devenir de quelque chose» qui désigne la matière, distinct de celui par lequel on désigne la privation, voir S. Waterlow, Nature, Change, and Agency in Aristotle’s Physics, Oxford University Press, Oxford 1982, p. 11 et 18.

84

Aristote

matière est un principe qui constitue l’être de la substance dont elle est partie; la privation, en revanche, est un principe en un sens purement accidentel. Nombre de passages à l’intérieur du corpus confirment l’existence d’une pluralité de sens de l’expression γίγνεσθαι ἔκ τινος; le plus clair à ce propos se trouve dans le premier livre du GA où Aristote s’interroge sur le type de causalité qu’il faut attribuer au sperme dans la génération animale: «[…] Mais une chose vient à être d’une d’autre de plusieurs façons: (1) d’une façon, en effet, au sens où nous disons que la nuit vient du jour et l’homme adulte vient de l’enfant, parce que l’un est après l’autre; (2) d’une autre façon, au sens où nous disons que la statue vient du bronze et le lit du bois et les autres choses engendrées qu’elles le sont comme de la matière: le tout vient de quelque chose qui existe en lui et qui a reçu une certaine configuration. (3) D’une autre façon, au sens où de celui qui est cultivé vient celui qui sans culture et de celui qui est sain, celui qui est malade, et en général au sens où le contraire vient du contraire [… ]» (trad. D. Lefebvre très légèrement modifiée)58. Bien qu’aucun exégète moderne ne fasse appel à ce texte du GA pour expliquer le sens du propos de Phys. I, ce passage est dans ce contexte d’une importance cruciale. Il confirme l’existence d’une polysémie de l’expression «venir à être de quelque chose» et illustre très clairement la différence entre un sens de l’expression impliquant le simple remplacement de deux contraires et l’autre impliquant la constitution d’un nouvel étant. Aristote explique que la nouvelle substance procède de son propre substrat matériel de manière non accidentelle, car la matière est une partie préliminaire et subsistante dont le produit final est constitué59. C’est donc précisément pour cette raison que la matière ne peut être considérée comme le sujet de la génération, parce qu’elle n’est qu’une partie constitutive du véritable γιγνόμενον, c’est-à-dire la substance qui est engendrée. Qu’Aristote utilise sans le dire explicitement deux sens de γίγνεσθαι et de γίγνεσθαι ἔκ τινος est d’ailleurs confirmé par la suite de Phys. I 7 comme par les chapitres suivants. Aristote explique que la matière est un principe dont les étants naturels sont venus à être et dont ils sont constitués. C’est pourquoi on peut affirmer que ceux-ci procèdent de leur matière premièrement et non par

58 GA I 18, 724 a20–28. Sauf indication contraire, les passages du GA sont tirés de la traduction de D. Lefebvre maintenant publiée dans les oeuvres complètes d'Aristote. Je le remercie vivement pour l’avoir mise à ma disposition avant sa parution. 59 D’autres passages dans lesquels Aristote fait explicitement mention d’une pluralité de sens de l’expression γίγνεσθαι ἔκ τινος sont: Met. α2, 994 a22–b9; Δ4, 1014 b17–18, 1014 b26– 35; Δ24 per totum; H4 1044 a23–24; N5, 1092 a21–24.

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

85

accident60. La privation, en revanche, n’est qu’un non-être et ne peut aucunement demeurer comme constituant dans ce qui s’engendre. Aristote déclare61 en effet qu’une chose peut s’engendrer de la στέρησις seulement κατὰ συμβεβηκός, et en passant significativement de la notion de contraire à celle de privation, il précise que la privation et la matière sont deux principes tout à fait différents62. La matière est non-être par accident et elle est, d’une certaine manière, presque substance, alors que la privation est non-être en soi et n’est aucunement substance.

§ 6. Privation et matière: essentiellement deux, numériquement un La privation et la matière sont donc deux principes différents par essence, mais elles peuvent être considérées comme un seul principe, lorsqu’on admet qu’elles sont toujours quelque chose de numériquement un. C’est pourquoi on dit que d’une certaine manière les principes ne sont pas en nombre supérieur aux contraires63. C’est seulement lorsqu’on établit cette différence entre une identité numérique et une identité λόγῳ qu’on peut distinguer entre deux types de génération et deux types de substrat. L’identification «numérique» entre la privation et le substrat explique pourquoi la matière, tout en pouvant être appelée ὑποκείμενον, ne demeure pas en elle-même comme sujet de la génération, mais ne peut être désignée que comme propriété de ce qui est le véritable sujet de la génération, à savoir la nouvelle substance engendrée. Le début et la fin du chapitre 8 montrent clairement qu’Aristote introduit la distinction entre privation et matière afin de résoudre les difficultés soulevées par les Eléates, notamment dans le cas des générations absolues64. En retournant l’aporie qui supprime le devenir contre ceux qui l’avait formulée, Aristote déclare qu’il est possible d’affirmer que toute génération procède aussi bien d’un étant que d’un non-étant. En effet, si l’on fait appel à cette distinction ainsi qu’à 60 Phys. I 7, 190 b17–23: «Il est donc manifeste, puisqu’il existe des causes et des principes des étants naturels, qui sont les premiers termes à partir desquels sont ou sont venus à être ceux-ci, non par accident, mais chacun tel qu’on le dit selon son essence, que tout à partir du substrat et de la figure». 61 Phys. I 7, 190 b24–27: «[…] car il y a d’une part l’homme, l’or et d’une manière générale la matière nombrable, car elle est plutôt un ceci déterminé, et ce qui vient à être à partir d’elle ne vient pas à être par accident; alors que d’autre part, la privation ou la contrariété sont des accidents»; cf. Phys. I 8, 191 b13–17. 62 Phys. I 9, 192 a3–6. 63 Phys. I 7, 190 b35–36. 64 Phys. I 8, 191 a23–24; 191 b30–31.

86

Aristote

la distinction par soi/par accident, on peut affirmer en même temps que quelque chose s’engendre d’un non-être, car il s’engendre de ce qui est non-être par accident, et qu’il s’engendre de l’être, car il procède de ce qu’il est par soi. Ce qui advient procède d’un substrat qui est par soi quelque chose et par accident la négation de ce qu’il deviendra. Le médecin est par soi médecin, mais par accident non-blanc, s’il subit une transformation à l’issue de laquelle il acquiert la propriété d’être blanc. C’est donc en ce sens, ajoute Aristote, qu’il faut que nous affirmions que rien n’advient absolument du non-étant, mais que, cependant, quelque chose peut advenir du non-étant, à savoir par accident65. Comme il l’avait indiqué en Phys. I 7, Aristote confirme que lorsqu’on utilise l’expression «à partir de» pour l’appliquer à la privation, on désigne la provenance du changement et le fait que cette privation est remplacée par son contradictoire, mais non le fait qu’elle constitue le nouveau produit engendré. C’est seulement κατὰ συμβεβηκός que quelque chose advient de la privation qui est par soi un non-étant, qui ne persiste pas dans le résultat66. Ce que les prédécesseurs avaient donc ignoré, en allant jusqu’à nier la multiplicité de l’être, c’est la nature «double» du principe qui sert de substrat. Le substrat est numériquement un, mais «formellement» deux. Et il en va pour les générations relatives comme pour la génération absolue: il y a un substrat qui est par soi quelque chose et par accident la privation de ce qu’il va devenir. Même dans un cas complexe comme celui d’un animal qui s’engendre d’un autre animal67, on peut affirmer que le premier procède par soi de quelque chose qui existe déjà, à savoir l’animal, et par accident de quelque chose qui est non-être, à savoir la privation. Il ne faut toutefois pas conclure que l’animal s’engendre de n’importe quel animal du fait qu’il procède par accident de la privation, comme si un chien pouvait s’engendrer d’un cheval; comme il ne faut pas croire non plus que la préexistence de l’animal supprime l’existence du devenir tout court. Il faut admettre que l’animal vient du non-animal, mais en précisant que c’est un animal déterminé qui vient à être d’un non-animal déterminé ou plus exactement d’un substrat qui est conçu en tant qu’il n’est pas cet animal déterminé68. 65 Phys. I 8, 191 b13–15. 66 Phys. I 8, 191 b15–17. 67 Phys. I 8, 191 b18–26. 68 D’un commun accord Simplicius (Simplicius, In Phys. 239, 8–13) et Philopon (Philopon, In Phys. 179, 26–180,1) affirment qu’il s’agit de la semence animale. L’hypothèse selon laquelle la semence pourrait être considérée d’un point de vue biologique comme le substrat dont les animaux s’engendrent est assez douteuse. Il faut cependant remarquer que, dans le chapitre 7 (cf. Phys. I 7, 190 b4–5) et à plusieurs reprises dans son corpus, Aristote paraît souscrire à cette thèse. Sans doute faut-il croire qu’il n’entend pas la présenter comme sa véritable doctrine, mais qu’il l’utilise en guise d’exemple.

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

87

C’est donc la coïncidence entre la privation et le substrat qui assure l’existence d’un changement continu. Il est toutefois nécessaire de préciser qu’aussi bien dans les générations relatives que dans les générations absolues la privation et le substrat sont un seulement numériquement et non formellement; car la matière est en puissance autre chose par rapport à la privation avec laquelle elle coïncide. C’est pourquoi la matière est non-étant seulement par accident, alors que la privation l’est en soi. C’est le fait de négliger cet aspect du substrat matériel qui a empêché les philosophes antérieurs de résoudre les apories éléates. En affirmant que la nature sous-jacente est une aussi en puissance, ils sont allés jusqu’à identifier la matière et la privation. Mais en faisant cela, ils sont restés prisonniers des arguments parménidiens. Car si ce n’est pas la matière qui est susceptible d’aller vers le contraire qu’elle ne possède pas, étant donné qu’elle est la privation et qu’elle ne demeure pas, on devrait admettre soit que c’est la forme, soit que c’est son contraire qui tend vers le contraire. Dans les deux cas, la conclusion est absurde69: la forme ne peut pas tendre vers elle-même, étant donné qu’elle n’est pas en état de manque; et un contraire ne peut pas non plus tendre vers l’autre, étant donné que les contraires se détruisent mutuellement. Si l’on veut rendre raison de l’existence du changement, il faut admettre que c’est à la matière de s’assimiler au contraire, non pas parce qu’elle va à sa perte, mais parce qu’elle est informée par une nouvelle forme70. Il faut par conséquent conclure que la matière ne s’identifie pas avec la privation et qu’elle est un principe constitutif de la substance engendrée. C’est donc pour cette raison que les substances procèdent d’elle par soi et non par accident. La matière, affirme Aristote71, est le substrat premier de chaque chose, substrat inhérent à partir duquel quelque chose advient non par accident. Aussi confirmet-il, par ces affirmations, l’existence du deuxième sens de l’expression «venir à être de quelque chose» qu’il a implicitement utilisé dans le chapitre précédent. On dit que les étants qui s’engendrent absolument viennent de la matière parce qu’elle reste comme leur composant; mais on ne dit pas qu’elle est le sujet propre de la génération parce que, précise Aristote, en tant qu’elle est «ce en quoi» la privation se trouve, elle est en soi détruite72.

69 Phys. I 9, 192 a19–22: «[…] mais selon eux il en résulte que le contraire désire sa propre corruption. Pourtant ce n’est pas la forme qui est susceptible de tendre vers elle-même puisqu’elle n’est pas en état de manque, ce n’est pas non plus son contraire parce que les contraires se détruisent mutuellement». 70 Phys. I 9, 192 a22–26: «[…] mais c’est la matière, comme si la femelle vers le mâle et le laid vers le beau. À ceci près que ce n’est pas le laid en soi , mais comme accident, et pas la femelle mais par accident». Sur l’importance de ce passage dans la lecture proposée par Averroès, voir chap. VII, p. 382–395. 71 Phys. I 9, 192 a31–32. 72 Phys. I 9, 192 a26.

88

Aristote

Ces deux derniers chapitres permettent donc de conclure qu’Aristote fournit une certaine explication du fait qu’on ne peut utiliser le modèle des deux contraires et du substrat sans le modifier partiellement. Si la matière coïncide avec la privation, elle ne peut demeurer en soi comme sujet de la génération au sens propre: ce sera toujours la statue d’airain qui advient et non l’airain qui devient statue. C’est seulement dans les traités suivants, lorsqu’ Aristote se propose comme objectif de définir la nature propre de la génération absolue, qu’il va expliquer en détail le statut ontologique de la matière et la nature de sa présence à l’intérieur du nouvel étant.

Appendice: L’étude générale de la génération entre cinématique et cosmologie On peut donc conclure que même si dans un second temps, Aristote trace en Phys. I 7 une première distinction entre deux sens du verbe γίγνεσθαι qui permet de distinguer la génération relative de la génération absolue, le chapitre vise premièrement à présenter la génération comme un devenir indifférencié. Ce n’est en effet que par une analyse des caractéristiques qui appartiennent indifféremment à tout être en devenir que l’on peut parvenir aux trois principes communs, qui sont les mêmes par analogie pour tout être engendré: les deux contraires et le substrat. La distinction entre la génération absolue et les générations relatives est certes l’un des enjeux les plus importants dans la recherche d’Aristote, mais tracer les limites précises de cette distinction et les caractéristiques propres de chaque génération ne paraît pas faire partie des objectifs du livre I de la Physique. C’est pourquoi, du reste, Aristote ne fournit pas en Phys. I tous les instruments nécessaires pour atteindre un tel but. La différentiation du devenir ne peut être atteinte que par une restructuration hiérarchique du réel. Or c’est précisément cela qui manque à l’analyse de Phys. I: un critère ontologique qui permette de déterminer ce qui est substance au sens premier. Aristote, on vient de le voir, fait un pas dans cette direction en introduisant à côté du couple indifférencié des deux contraires le couple privation-forme. La notion de privation comme absence d’ordre permet en effet de saisir la forme substantielle comme borne positive du processus génératif et comme principe d’organisation73.

73 Cf. Phys. I 5, 188 b10 et sq. En passant de l’opposition blanc-noir à l’opposition harmonisé-désharmonisé (τὸ ἡρμοσμένον-τὸ ἀνάρμοστον), Aristote met à l’œuvre une notion qui est à cheval sur ce que les Catégories appellent la relation de contrariété et la relation de possession-privation. Ce couple peut d’une certaine manière être considérée comme une matrice conceptuelle susceptible de décrire les productions de tous les composés. Cela ne suffit toutefois pas à établir une distinction nette entre la génération absolue et les générations relatives.

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

89

Cet aspect, pourtant, ne suffit pas à faire de Phys. I une étude spécifique de la génération absolue. C’est seulement lorsqu’Aristote s’interrogera sur le statut ontologique de la matière et de la forme, c’est-à-dire du sujet et de la propriété remplacée dans une génération substantielle, et il démontrera que la matière est substance seulement en puissance alors que la forme est acte, qu’il parviendra à définir pleinement la nature et les caractéristiques propres de la génération substantielle. Autrement dit, il faut déterminer le statut ontologique de la matière et de la forme en tant que principes de la substance pour pouvoir distinguer la génération absolue des générations relatives. Aristote ne considère pas en Phys. I la matière et la forme de ce point de vue, car il recherche plutôt les principes communs par analogies à tout étant en devenir et les conditions de possibilité du mouvement en général. C’est pour cela qu’on a défini la recherche de Phys. I comme une logique du devenir. Pour comprendre ce qui fait d’une génération une génération réellement absolue, il faudra poursuivre l’analyse, en examinant ce qui caractérise en propre (τὰ ἴδια) chaque type de génération. On a montré que la tension de fond qui parcourt le livre I de la Physique, partagé entre une explication valable indifféremment pour toute génération et un paradigme propre à la seule génération absolue, s’explique dans le cadre du projet physique d’Aristote et qu’elle est plus la marque d’une tension systémique que le signe d’une ambiguïté, ou encore moins d’une contradiction, interne à la physique aristotélicienne. Elle découle en effet du rôle joué par le traité qu’on connaît sous le titre de Cours de physique (Φυσικὴ ἀκρόασις) qui constitue la première étape de la recherche naturelle telle que le début des Météorologiques74 nous la décrit: l’analyse des premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble (περὶ πάσης γενέσεως). C’est dans ce cadre plus général qu’est justifiée la nécessité du modèle unique de Phys. I. D’après la description de Meteor. I, la Physique semble de prime abord constituer un traité à la structure bipartite où sont étudiées les causes premières de la nature et du mouvement dans son ensemble. Le plus grand effort des exégètes anciens tendait en ce sens à démontrer que les deux parties de la Physique ne constituaient pas deux traités superposés l’un à l’autre, mais deux sections qui contribuaient à la réalisation d’un seul but: définir le mouvement75. Il est pourtant difficile d’établir les limites précises de ces deux parties supposées et de comprendre à quels livres de notre traité elles correspondent. À cette difficulté théorique s’ajoute celle, philologique, de saisir dans quelle mesure notre traité est dû dans sa forme actuelle à Aristote lui-même ou à des éditeurs postérieurs. En essayant de déterminer les limites des deux parties, les interprètes anciens 74 Meteor. I 1, 338 a20–339 a9. 75 Je reviendrai plus longuement sur le débat ancien concernant le but de la Physique, lors de mon analyse de la position d’Averroès, infra ch. VII.

90

Aristote

ont tous présumé que l’organisation du traité remontait dans ses grandes lignes à Aristote. Le cas du livre VII, qui ne figure pas dans le plan de la Physique d’Eudème tel que Simplicius nous le rapporte, ne constitue pas une exception, car on peut supposer que ce dernier l’ait volontairement négligé en raison du caractère «superflu» qu’il lui attribuait vis-à-vis du livre VIII. Les exégètes contemporains, s’efforçant de nuancer cette hypothèse, partent finalement d’une certitude similaire. En effet, les études de P. Moraux76, W.D. Ross77 et J. Brunschwig78 ont définitivement montré que, même si certains des livres de notre actuelle Physique constituaient sans doute des traités qui auraient existé sous une forme indépendante avant d’être regroupés en un seul ouvrage, le plan général de notre traité devait correspondre grosso modo au plan conçu par Aristote79. En effet, les multiples indications présentes, à l’intérieur et en dehors du texte de la Physique, sous forme de références, de déclarations de programme, de bilans de la recherche accomplie, ainsi que les témoignages des commentateurs, constituent autant de preuves en faveur de l’authenticité globale de notre traité, que le travail de mise en ordre soit dû à Aristote lui-même ou à des éditeurs postérieurs80. Depuis l’antiquité, en revanche, les avis des exégètes divergent sur la question de savoir quels sont les livres qui constituent la partie consacrée aux «premières causes de la nature». L’hésitation de Simplicius sur cette question est

76 Sur cette question l’ouvrage fondamental auquel nous renvoyons est l’excellente étude de P. Moraux, Les listes anciennes des ouvrages d’Aristote, Nauwelaerts, Leuven 1951. 77 Cf. Ross (éd.), Aristotle’s Physics. 78 Cf. J. Brunschwig, «Qu’est-ce que la “Physique” d’Aristote?», dans De Gandt et Souffrin (éds.), La Physique d’Aristote, p. 11–40. 79 Ces traités correspondraient à certains des titres mentionnés dans la liste que reproduit Diogène Laërce au livre V de ses Vies et opinions des philosophes illustres. La provenance de cette liste et le milieu auquel son auteur appartenait sont encore controversés, mais l’hypothèse la plus accréditée veut que la liste remonte au moins à la fin du IIIe siècle ou au début du IIe avant J.C., soit bien antérieurement à Andronicus (Cf. Moreaux, Les listes anciennes, p. 5 et sq.). Comme Brunschwig le suggère, le livre I pourrait correspondre à un traité en un seul livre figurant dans la liste de Diogène sous le titre de Φυσικόν (Traité de physique). Par ailleurs, poursuit Brunschwig, l’autonomie stylistique de ce livre laisse supposer, indépendamment de la correspondance avec un titre des listes anciennes des ouvrages, qu’il a pu constituer un traité indépendant et complet sur le problème des principes (cf. Brunschwig, «Qu’est-ce que la “Physique”», p. 24 et sq.). 80 Le cas le plus probant est, sans aucun doute, celui de Simplicius qui rapporte dans son commentaire la table des matières du traité physique composé par Eudème de Rhodes, appartenant à la première génération des élèves d’Aristote. La Physique d’Eudème était un abrégé et une réélaboration de celle de son maître, dans laquelle il suivait l’ordre et la position des problèmes tels qu’il les trouvait dans son modèle. Or exception faite du livre VII de notre Physique qui ne figure pas dans la table des matières de la Physique d’Eudème, cette dernière nous donne une esquisse fidèle du plan suivi par Aristote dans son propre traité et nous prouve ainsi que celle-ci devait correspondre globalement au traité que nous possédons.

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

91

bien connue81. Dans son article sur la Physique d’Aristote, Brunschwig fait état de ces divergences et distingue deux hypothèses principales: la première, dont la paternité est à attribuer à Andronicos82, veut que l’emplacement exact de la coupure entre les deux parties se trouve après le livre V; la seconde, soutenue par la plupart des exégètes, dont Brunschwig lui-même, fait passer la coupure entre les livres IV et V. De fait, expliquent-ils, même s’il est vrai que le livre III contient déjà une discussion sur la définition générale du mouvement, et que les livres III et IV ne traitent pas du mouvement proprement dit, mais plutôt de ce qu’on pourrait appeler ses caractères propres (l’infini) et ses conditions d’existence (le lieu et le temps), il paraît plus plausible83 de supposer que la première section qui pose les préalables de l’exposé visant à définir le mouvement comprend les livres I et II ainsi que les livres III et IV. Poussés par le caractère préalable des considérations de Phys. I et II, d’autres exégètes ont ainsi supposé que la première partie concernant les premières causes de la nature devait englober uniquement les discussions générales des deux premiers livres, tandis que la deuxième, consacrée à l’étude du mouvement, comprenait le reste du traité84. D’après ces trois hypothèses, toutefois, les deux premiers livres constituent l’introduction proprement dite du traité, tandis que les livres III et IV expliquent les caractéristiques propres et les conditions d’existence du mouvement, et que les livres V–VIII85, pour finir, présentent le véritable noyau théorétique du traité dont l’aboutissement serait la démonstration de l’existence d’un premier mou-

81 Simplicius, en effet, a d’abord soutenu que la coupure entre les deux parties se trouvait entre le livre IV et V (cf. Simplicius, In DC 226, 19–23), ensuite qu’elle se plaçait entre le livre V et VI. 82 Brunschwig démontre en effet de façon convaincante que la paternité de cette hypothèse n’est pas à attribuer à Simplicius, comme on l’estime souvent, mais à Andronicos. C’est à lui en effet que Simplicius aurait emprunté les arguments en faveur de son hypothèse de lecture. 83 Cf. Simplicius, In Phys. 801, 7–13; Philopon, In Phys. 2, 16; Ross (éd.), Aristotle’s Physics, p. 3 et sq.; Brunschwig, «Qu’est-ce que la “Physique”», p. 30 et sq. 84 C’est après le livre II que, d’après Thomas d’Aquin, il faut faire passer la coupure entre la première partie sur les principes des choses naturelles et la deuxième sur le mouvement (Thomas d’Aquin, In octo libros Physicorum Aristotelis expositio, cura et studio P.M. Maggiolo, Marietti, Torino-Roma 1954, p. 139, lec. 1, n. 275). Une position similaire a été soutenue, parmi les contemporains, par A. Mansion (voir Mansion, Introduction à la Physique, chap. II). 85 Le statut du livre V est en réalité incertain et les interprètes hésitent entre deux hypothèses. On pourrait, selon une première hypothèse, le compter au nombre des livres introductifs, car, comme c’est le cas du livre III, il aborde encore la question du mouvement du point de vue de ses principes généraux (cf. Simplicius, In Phys. 801 et sq.; pour une interprétation similaire, voir Pellegrin, Aristote, Physique, p. 38 et sq.). Selon une autre interprétation, le livre V ferait en revanche partie du véritable traité sur le mouvement, en étant le premier livre où Aristote commence à définir le mouvement.

92

Aristote

vement et d’un premier moteur. C’est en ce sens qu’on pourrait conclure que l’analyse du changement recèle un enjeu cosmologique. Comme on l’a vu, en effet, le début des Météorologiques décrit la Physique comme le traité le plus général de tout le corpus naturel, dans la mesure où elle examine les premières causes de la nature et le mouvement dans son ensemble. Ce qui revient à dire que les autres traités, à la différence du premier, étudient tous une classe d’étants particuliers caractérisés par l’opération en question86. Dans ce cadre, le traité de la Physique paraît développer une analyse «neutre», du fait qu’elle propose un examen qui se charge de présenter la notion de mouvement de la façon la plus générale possible et qu’elle fait abstraction des individus dans lesquels le mouvement se réalise. Cela est assurément vrai; mais si l’on regarde le traité dans son ensemble, on doit aussi conclure que l’étude générale du mouvement vise en dernière instance à démontrer qu’à l’origine de la nature et de l’univers tel que nous le connaissons, il y a un mouvement unique, continu et éternel: le mouvement de translation de la dernière sphère. Sous ce rapport, la Physique peut être définie comme un traité de cinématique qui s’interroge sur les principes et la nature du mouvement et dont l’objectif ultime est de démontrer que tout changement est garanti par le mouvement de la dernière sphère produit par le moteur immobile. C’est en ce sens que l’on peut dire que la Physique revêt, dans sa démarche théorétique, un double rôle. Elle aborde d’un point de vue extrêmement général la notion de changement et de mouvement pour en relever les principes, les conditions d’existence et la nature propre. Cependant, elle semble être en même temps orientée vers une fin plus particulière: la démonstration que l’univers dans son ensemble est caractérisé par un mouvement unique, continu et éternel. En effet, l’analyse générale du mouvement nous conduit en dernier lieu à la translation comme à l’opération qui affecte un certain individu, l’univers, ou plus précisément la dernière sphère céleste qui, dans l’ordre de la détermination, est ce qu’il a de plus éloigné du monde sublunaire. C’est précisément la nature particulière de l’individu en question qui fait que son opération doit être étudiée avant les autres. S’il est vrai que la translation est première en tant qu’elle est impliquée dans tous les autres changements87, il est également vrai qu’elle est première dans un cadre

86 Comme M. Rashed l’explique, il ne s’agit pas d’une détermination qui relève de l’essence de la classe des individus en question, mais, si l’on peut dire, de leurs caractéristiques propres: les astres ne sont pas par essence les êtres qui se meuvent circulairement, ni les plantes et les animaux les êtres qui sont soumis à tel ou tel changement. C’est pourquoi déterminer une classe d’êtres sensibles par leurs opérations signifie les considérer comme objet de telle ou telle branche de la science physique (Rashed (éd.), Aristote, p. CXLIX). 87 Cf. E. Berti, «La suprématie du mouvement local selon Aristote: ses conséquences et ses apories», dans J. Wiesner (éd.), Aristoteles Werk und Wirkung. Paul Moraux gewidmet, W. De Gruyter, Berlin-New York 1985, vol. I, p. 123–150.

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

93

cosmologique, en tant qu’elle est l’opération caractérisant l’individu qui englobe tous les autres88. De ce point de vue, si Phys. I doit servir d’introduction non seulement à toute la physique, mais aussi à l’ensemble du traité homonyme, il faut se poser la question de savoir si son modèle peut ou non valoir en un sens très général pour tout changement dans le monde naturel, y compris le mouvement circulaire. Si Phys. I présente un modèle unique d’analyse – car ce livre constitue la toute première étape d’une recherche générale sur le devenir, par opposition à des études spécifiques des divers types de génération –, ce modèle devrait a priori pouvoir s’appliquer au mouvement translatoire circulaire de la dernière sphère. En dépit des nombreuses études consacrées à Phys. I, cette conclusion soulève des difficultés qui n’ont jamais été examinées. De fait, les exégètes se sont longuement interrogés sur la valeur des analyses de Phys. I et sur la cohérence du livre dans sa globalité comme dans son rapport au livre II. Tout leur effort s’est ainsi concentré sur la question de savoir dans quelle mesure le projet énoncé en Phys. I, avec sa tripartition entre principes, causes et éléments, annonce la quadripartition des types de causes que vise toute recherche physique, ou sur la possibilité de rapprocher le trinôme de Phys. I 1 à la tripartition de Phys. I 6–8 et à la quadripartition des causes de Phys. II89. Toutefois, résoudre ces questions ne nous renseigne pas sur la façon dont l’analyse de Phys. I, comme Aristote luimême l’affirme90, peut porter sur toute forme de devenir, y compris la translation circulaire. L’hypothèse selon laquelle le modèle de Phys. I permet de concevoir aussi le mouvement circulaire a été très souvent écartée sans trop d’explication91. Contre cette hypothèse, on pourrait notamment soulever l’objection qui consiste à dire, en se fondant sur les affirmations de DC I 4, qu’Aristote voulait justement nier la possibilité d’utiliser la notion de contrariété dans le cas du mouvement circulaire. On pourrait cependant répondre à cette objection qu’il faut établir une différence entre 1) la thèse qui veut que le mouvement circulaire n’a pas en tant que tel de contraire et 2) celle qui dit que le mouvement circulaire ne peut être conçu au moyen du modèle des deux contraires. Les arguments de DC I 4 88 La lecture qu’Averroès propose de Phys. VIII pourrait en ce sens être inscrite dans cette même perspective exégétique, dans la mesure où elle part du présupposé que le mouvement dont on veut démontrer l’éternité en Phys. VIII 1 est celui de la dernière sphère céleste. On reviendra sur la question dans le chapitre consacré au Grand Commentaire de la Physique. 89 On verra que sur ce point les exégètes anciens font exception, et notamment Alexandre, qui dans son commentaire perdu de la Physique explique qu’on peut rapprocher les quatre causes des principes de Phys. I, dans la mesure où l’on peut assimiler la cause matérielle au substrat et la cause finale, formelle et agente au contraire positif (Cf. Rashed, Essentialisme, p. 191–199). 90 Phys. I 7, 189 b30–32. 91 Comme exemple paradigmatique de cette opposition, voir J.P. Anton, Aristotle’s Theory of Contrariety, Routledge & Kegan Paul, London 1957.

94

Aristote

visent en dernière instance à exclure la première thèse, car ils concluent que le mouvement circulaire n’est pas le contraire du mouvement rectiligne et que les directions opposées dans un mouvement circulaire ne sont pas des contraires. Cette hypothèse permet d’exclure la possibilité d’attribuer à la dernière sphère un mouvement contraire à son mouvement réel qui la fait tourner de l’est vers l’ouest. En DC I 4, toutefois, Aristote n’exclut pas a priori la possibilité de concevoir le mouvement circulaire, de façon très abstraite comme le passage de la puissance à l’acte, conçus comme des états opposés. On pourrait ainsi supposer que, dans le mouvement circulaire d’un point x à un point y de la circonférence, ces deux points pourraient être considérés comme des opposés, par rapport à un point d’observation o, dans la mesure où la sphère passerait à un temps t1 sur x et à un point t2 sur y. La contrariété serait en ce sens donnée par le fait qu’il y aurait dans le mouvement, considéré d’un point de vue chronologique, un «avant» et un «après». La contrariété serait en ce sens donnée par le fait que la matière céleste est une matière potentiellement mue. De cette manière, on écarterait d’emblée une autre objection, selon laquelle l’application du modèle de Phys. I nous obligerait à conclure l’existence d’une matière commune au supralunaire et au sublunaire. En effet, l’utilisation du modèle de Phys. I au mouvement circulaire n’obligerait pas à attribuer aux corps qui y sont sujets une matière au sens strict, car la seule potentialité requise serait celle de passer d’un point à l’autre de la circonférence. En effet, au temps t1, la sphère se trouverait en acte au point x et en puissance au point y. Comme on l’a suggéré, dans le cas du mouvement circulaire comme dans les autres, les principes partagés par toute forme de devenir seraient des principes communs seulement par analogie92. Le corps qui se meut circulairement n’aurait en ce sens qu’une «matière topique» (ὕλη τοπική)93. Pour pouvoir véritablement écarter toutes les objections qu’on pourrait avancer à cette hypothèse, il faudrait consacrer à cette question une étude qui dépasserait les limites du présent travail. On voudrait toutefois suggérer que le fait de concevoir Phys. I comme l’introduction d’un traité à double visée – c’est-à-dire un traité qui vise l’étude générale du changement, mais aussi la démonstration de l’existence d’un moteur immobile – permet d’expliquer son extrême généralité. En effet, si l’analyse de Phys. I ne présente que les principes nécessaires du changement, en faisant abstraction des notions de cause finale et de cause agente, ainsi que de la différence entre génération substantielle et accidentelle, c’est qu’elle doit pouvoir expliquer de façon très générale le devenir de tout 92 Comme on l’a suggéré, on pourrait en ce sens renvoyer à Met. Λ5 (1071 a3–6), où Aristote affirme que l’acte et la puissance sont des principes communs par analogie à tout étant indifféremment, même si ils sont différents en chacun d’eux. 93 Cf. Met. H1, 1042 b6.

Les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble

95

étant du monde physique, y compris la translation des sphères célestes. C’est à la lumière de ces considérations et du contexte général dans lequel elle s’inscrit que l’analyse du changement de Phys. I doit être évaluée. Il est en effet clair que si Aristote entend démontrer dans la Physique la primauté du mouvement local et la dépendance de tous les autres vis-à-vis de celui-ci, l’analyse du changement doit être, au départ, extrêmement générale, si bien qu’elle pourrait être considérée comme une véritable analytique du devenir.

Conclusion Après une analyse des théories des prédécesseurs et une clarification progressive des «notions confuses» de contraire et de substrat, Aristote parvient à réaliser le projet qu’il avait annoncé au début du livre I: repérer les premiers principes du changement. On a défini la recherche poursuivie dans ce livre comme une recherche générale, en ce qu’elle ne fournit pas des principes qui seraient numériquement les mêmes pour tous les étants de l’univers naturel, mais les mêmes seulement par analogie. Ce qu’Aristote démontre, c’est l’existence de trois principes qui se retrouvent analogiquement à tous les niveaux de la réalité, aussi bien dans le monde incorruptible des mouvements célestes que dans le monde des générations sublunaires. En Phys. I 7, au moyen d’un examen systématique du phénomène de la génération et de la façon dont elle s’exprime Aristote démontre que ces trois principes sont nécessaires pour rendre compte de n’importe quel type de génération. Il est en effet possible d’exprimer toute génération, c’est-à-dire aussi bien la génération absolue que les générations relatives, d’une même façon. Non pas parce qu’il existe un modèle capable de les exprimer toutes indifféremment, mais parce que, une fois ce modèle modifié, il est possible d’en faire usage pour présenter le cas particulier constitué par la génération absolue. En faisant cela, Aristote parvient à un double résultat: il présente le changement de la manière la plus générale possible, tout en esquissant l’asymétrie qui sépare la génération absolue des autres générations. Si Aristote ne fournit pas une explication exhaustive des caractères propres à chaque génération, c’est que son but dans le traité de la Physique est de présenter le changement de la façon la plus générale possible. Qu’on considère ou non ce traité comme une œuvre unitaire rédigée dans une même période de sa vie, il faut admettre que ce n’est pas là qu’Aristote fournit les critères pour opérer une distinction précise entre une génération au sens absolu et les générations relatives.

Chapitre III Du général au spécifique: l’étude de la génération substantielle dans ses caractéristiques propres Introduction: Le De Generatione et Corruptione et la recherche des ἴδια Selon le plan esquissé dans le prologue du traité des Météorologiques, comme on l’a vu, la recherche naturelle d’Aristote se présente comme un système cohérent dans lequel chaque étude joue un rôle précis. La Physique traite des premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble; les deux premiers livres du De Caelo traitent des astres dans l’organisation de leurs déplacements supérieurs, tandis que les deux derniers livres et le De Generatione et Corruption décrivent la nature des composants ultimes (les quatre éléments) et expliquent leurs transmutations cycliques1. On a également signalé que le DGC ne se limite pas à considérer les éléments et leurs transformations, mais qu’il étudie en outre la génération et la corruption en général (περὶ γενέσεως καὶ φθορὰς τῆς κοινῆς). Les deux premiers chapitres du DGC confirment les affirmations des Météorologiques et clarifient davantage le rôle du traité dans l’ensemble des œuvres physiques. Dans les premières lignes du livre I, Aristote annonce les buts qu’il se propose d’atteindre: (1) il faut d’abord distinguer, de la même façon pour tous (ὁμοίως κατὰ πάντων), les causes et les définitions (λόγους) de la génération et de la corruption des êtres qui s’engendrent et se corrompent par nature; (2) il faut ensuite déterminer ce que sont l’augmentation et l’altération

1 De fait, on ne voit pas clairement si Aristote considère le DGC comme une partie de la recherche sur les transformations élémentaires ou s’il n’attribue ce rôle qu’aux deux derniers livres du DC. En faveur de cette dernière hypothèse, voir J. Brunschwig, «On Generation and Corruption I.i: A false start?», dans F. De Haas et J. Mansfeld (éds.), Aristotle’s On Generation and Corruption Book I. Symposium Aristotelicum, Oxford University Press, Oxford 2004, p. 24–63. Dans le premier chapitre, on a en revanche suggéré que les deux derniers livres du DC constituent l’une des étapes de l’étude «séparée» du mouvement, alors que le second livre du DGC marque la première des étapes de l’étude «séparée» de la génération. On présentera dans la chap. VI la solution envisagée par Averroès.

Du général au spécifique

97

et (3) établir, enfin, si la génération et la corruption sont deux phénomènes distincts ou s’ils ont une seule et même nature2. Au début du deuxième chapitre3, Aristote réaffirme son propos et déclare qu’il faut examiner de façon générale (ὅλως) aussi bien la génération et la corruption absolues que l’augmentation et l’altération, afin de savoir si les deux premières existent réellement et de saisir comment elles existent4. Si l’on considère conjointement le plan des Météorologiques et les déclarations des deux premiers chapitres du DGC, il faut donc conclure que le rôle du DGC est de considérer à la fois la transformation mutuelle des éléments et la génération et la corruption en général, en distinguant ces dernières des autres types de changement: l’augmentation et l’altération. Une analyse sommaire du plan du traité confirme l’idée d’une structure bipartite. Dans le premier livre du traité, en effet, Aristote développe son analyse de la génération absolue (I 3) et la distingue de l’altération (I 4) et de l’augmentation (I 5); puis, dans le dernier chapitre du même livre, il traite de la notion de mixtion (I 10) en passant d’abord par un examen des notions préliminaires nécessaires à sa compréhension: le contact (I 6) et l’action-passion (I 7–9). C’est ensuite, dans les cinq premiers chapitres du deuxième livre, qu’Aristote considère le cas spécifique des générations élémentaires. Les interprètes ont ainsi tâché de montrer que le traité ne poursuit pas deux objectifs juxtaposés, à savoir l’analyse de la notion générale de génération d’un côté, l’étude des transformations élémentaires de l’autre, mais qu’il faut admettre qu’il constitue un traité unitaire, précisément parce que les deux recherches qu’Aristote y mène visent d’une certaine façon un seul but: analyser les notions nécessaires à l’étude du monde sublunaire. Dans ce cadre, l’étude des éléments renvoie directement ou indirectement à l’analyse de la génération des substances «achevées» qui habitent le monde d’ici-bas. Le DGC est en effet la première étude dans la série des traités physiques qui considère le phénomène de la génération absolue dans ses caractéristiques propres et essaie de la distinguer des autres changements qui affectent les êtres naturels. L’analyse des transformations élémentaires représente ainsi le premier niveau d’application d’une théorie générale de la génération et de la corruption qui s’étend à tous les êtres qui par nature s’engendrent et se corrompent. Puisque les éléments sont les composants ultimes de tous les étants sublunaires,

2 DGC I 1, 314 a1–6. 3 DGC I 2, 315 a26–29. 4 En remarquant que les lignes d’ouverture des deux premiers chapitres du DGC, compte tenu de certaines différences de détail, ne faisaient que répéter le même propos, certains (cf. M. Migliori, Aristotele, La generazione e la corruzione, traduzione, introduzione e commento, Loffredo, Napoli 1976, p. 19–26) ont estimé que ces deux chapitres devaient initialement constituer deux introductions alternatives au traité. Contre cette hypothèse, voir Brunschwig, «On Generation», p. 34–37.

98

Aristote

une analyse des transformations des uns est nécessaire afin d’expliquer la génération des autres. Il faut pourtant préciser que ce n’est pas seulement le fait de traiter des quatre éléments qui fait du DGC une sorte de pivot parmi les ouvrages physiques. Car c’est déjà l’analyse de la génération du premier livre qui nous conduit du niveau abstrait de la théorie de Phys. I aux analyses des vivants des ouvrages biologiques. Le modèle utilisé pour exprimer la génération absolue et la théorie présentée dans les cinq premiers chapitres du DGC se fondent en effet sur un postulat qui est à la base du monde des êtres vivants et de leur analyse. Ce postulat prescrit que les seules générations qui doivent être considérées comme véritablement absolues sont les processus qui parmi tous les autres conduisent à ce qui est plus déterminé et plus actif. Il s’agit de comprendre que c’est seulement en établissant ce qui est au sens absolu, c’est-à-dire ce qui est τόδε τι, qu’Aristote peut parvenir à une explication précise du phénomène de la génération au sens absolu. L’objectif des cinq premiers chapitres de DGC I est de présenter cette théorie de la génération qui ne s’oppose pas à celle de la Physique, mais en constitue un affinement. En analysant le rôle du DGC par rapport à ce qui le précède et à ce qui le suit, on clarifiera davantage ce point et on comprendra du même coup pourquoi, tout en examinant la génération en général et le cas particulier des éléments, le traité ne contient pas deux recherches juxtaposées, mais correspond à une étude unitaire sur la génération et la corruption qui vise à en établir les causes communes à tout étant engendrable et corruptible.

§ 1. La théorie générale de la génération substantielle et l’unité du De Generatione et Corruptione On a suggéré que le DGC représente en même temps la dernière des œuvres physiques dans lesquelles la génération (absolue et relative) est considérée de façon générale, c’est-à-dire en faisant abstraction du monde des vivants dans lequel elle trouve sa réalisation propre5, et le préambule aux œuvres biologiques proprement dites. C’est pourquoi il trouve sa place à la suite de la Phys. et du DC et avant les Meteor. et les traités biologiques.

5 Ailleurs, et notamment dans la Métaphysique (cf. Met. Z16, 1040 b5–10), Aristote refuse aux quatre éléments le statut de substance, leur attribuant simplement le titre de «puissance». On pourra en effet objecter que les transformations des éléments ne sont pas de véritables transformations substantielles, les éléments n’étant pas des véritables substances (sur la question, voir E.G. Katayama, Aristotle on Artefacts. A Metaphysical Puzzle, State University of New York Press, New York 1999).

Du général au spécifique

99

En examinant les caractères propres aux différentes générations, le DGC constitue en effet la suite naturelle de l’étude abstraite du changement poursuivie dans la Phys. Aristote, on l’a vu, déclare au tout début de l’analyse de Phys. I 7 qu’il veut traiter de ce qui est commun à toutes les générations pour ensuite examiner les caractères propres à chacune d’elles. On a ainsi suggéré que l’examen des ἴδια des divers types de génération n’est l’objectif propre ni de l’analyse de Phys. I ni même, de manière plus générale, de la Phys. L’objectif de ce traité, on l’a dit, est en effet de trouver les premières causes de la nature et du mouvement naturel dans son ensemble. L’analyse de la génération de Phys. I 7 se termine par la constatation de son caractère incomplet6. Une fois qu’on a repéré les principes communs à toute sorte de γένεσις, il reste à déterminer, nous dit Aristote, quel est le principe qui est substance et qui, pourrait-on gloser, fait de quelque chose une substance, i.e. si c’est le substrat ou la forme. C’est précisément ce manque qui explique l’incapacité du modèle de Phys. I à fonder une différence ontologique entre la génération absolue et les générations relatives. C’est seulement lorsqu’on admet que le substrat des générations substantielles, à savoir la matière, n’est qu’une substance en puissance et que c’est la forme qui est substance et acte, qu’on aura du même coup trouvé le critère qui permet de distinguer les diverses générations. Si la matière n’est pas une substance en acte, elle ne peut demeurer en elle-même dans le produit de l’engendrement. L’individu sensible, substrat des générations relatives, est en revanche une substance en acte qui persiste, en tant que tel, à l’issue du changement accidentel dont il est ὑποκείμενον. En d’autres termes, il faut expliquer que, au-delà de l’analogie qui les unit, le principe matériel qui sert de substrat dans les générations absolues et la substance individuelle qui sert de substrat dans les générations relatives sont deux ὑποκείμενα de nature différente. On ne peut dépasser le niveau abstrait de Phys. I si l’on ne franchit pas un nouveau seuil dans la recherche physique, postulant la différence, d’un point de vue ontologique, entre le substrat matériel et la substance dont il est le composant. Parvenir à ce résultat n’est pas le but de l’analyse de Phys. I; c’est le DGC qui comble cette lacune et prend comme point de départ de son analyse le point auquel la Physique s’était arrêtée. Même si la théorie que le DGC présente doit encore être affinée pour pouvoir rendre compte de la genèse des véritables substances, les vivants, elle pose les bases qui rendent cette explication possible. Les déclarations concurrentes des Météorologiques et des premiers chapitres du DGC confirment donc que ce dernier traite «de façon générale» (ὅλως) de la génération et de la corruption de tous les êtres qui s’engendrent et se corrompent par nature. L’analyse du DGC est donc elle aussi «générale», mais non pas au même titre que l’analyse de la Physique. L’analyse de DGC I est générale 6

Phys. I 7, 191 a19–21.

100

Aristote

en ce qu’elle veut s’appliquer à tout être qui par nature s’engendre et se corrompt. Cet ensemble, à la différence de celle des étants en devenir, constitue une classe homogène, à savoir celle des êtres qui s’engendrent et se corrompent. C’est pourquoi l’étude de DGC I se révèle moins abstraite que celle de Phys. I. Dans ce même cadre, il faut admettre que les éléments corporels constituent le premier niveau du réel pour lequel il est nécessaire de postuler une distinction entre une génération absolue et une génération relative. Méconnaître cette différence au niveau des éléments rendrait impossible une explication des changements qui affectent les substances vivantes, y compris la génération proprement dite. Toutefois, dans la mesure où tout corps sensible est constitué des quatre éléments, il faut que l’étude spécifique de leur génération soit intégrée à celle générale de la génération et de la corruption. Dans son chapitre introductif au xv e symposium aristotelicum, M. Burnyeat a bien montré que l’étude de l’altération, du mélange et de l’action-passion trouvent leur application directe au phénomène de la perception animale du De Sensu et du De Anima. La perception n’est qu’un type particulier d’altération et, en tant que telle, elle peut être expliquée à l’aide des notions générales d’action et de passion présentées dans le DGC7. Contre Joachim, Burnyeat affirme ainsi que dans ce traité Aristote ne se borne pas à formuler une théorie adaptée exclusivement aux transformations élémentaires, car il élabore une théorie abstraite qui peut expliquer, au moyen de certaines modifications, les phénomènes qui dominent le monde biologique des substances vivantes. Dans l’introduction de son édition du DGC, M. Rashed a défendu une hypothèse similaire: la recherche physique de ce traité ne doit pas être considérée comme une ontologie du sensible, mais comme une étude pré-biologique de tous les phénomènes qui se manifestent dans le monde sublunaire8. L’hypothèse que je propose est qu’il existe le même rapport entre une théorie générale et son application dans le cas de la génération et de la corruption absolue. L’analyse des chapitres I 3 et I 4 montrera que le modèle au moyen duquel Aristote exprime la génération absolue des éléments dans le DGC fournit des instruments conceptuels qui, mutatis mutandis, permettent d’exprimer le cas particulier de la génération des substances achevées, c’està-dire les êtres vivants. Ce sont ces mêmes notions qui, absentes dans le livre I de la Physique, ou alors présentes, mais pas complètement exploitées, font de l’analyse de la génération substantielle du DGC une théorie plus sophistiquée. En ce sens, l’analyse de la génération substantielle en DGC I 3 est moins une analytique du devenir, qu’une étude visant en premier lieu la genèse animale. S’il 7 On pourrait ajouter à ces exemples que la relation du sperme au sang menstruel est conçue, dans le DGA, comme un cas particulier de la relation action-passion. À ce sujet, voir chap. suivant. 8 Cf. Rashed (éd.), Aristote, p. xiv et sq.

Du général au spécifique

101

est vrai que le traité considère de manière explicite les seules transformations des éléments et des corps homéomères9, il faut en ce sens admettre que le modèle qu’il fournit nous permet d’expliquer aussi bien la génération et la corruption des éléments et des corps homéomères que la génération et la corruption des véritables substances, c’est-à-dire les êtres animés. Aristote considère sa présentation de la transformation élémentaire comme un schéma général qui, au moyen de certaines additions et de certaines précisions, peut expliquer la génération substantielle jusqu’au niveau des substances les plus achevées. Les ouvrages biologiques seront, à cet égard aussi, l’application des résultats du DGC. Les éléments et les corps homéomères ne sont donc pas les seuls objets d’analyse de ce traité. La structure de leur changement est le point de départ épistémologique qui permet de comprendre la génération et la corruption en général, ainsi que les autres phénomènes naturels propres aux substances vivantes10. On peut en effet légitimement estimer que le but précis vers lequel le DGC est tourné est l’explication de la vie et des êtres vivants. C’est en ce sens qu’il constitue l’axe servant de charnière entre la Physique et les ouvrages biologiques, entre une présentation absolument abstraite de la génération-devenir et une explication biologique de la génération-genèse.

§ 2. Du pluralisme au continu matériel: la notion de ὅλον au cœur de la théorie de la génération substantielle On a précisé la raison pour laquelle une étude de la génération et de la corruption de tous les êtres qui par nature s’engendrent et se corrompent doit commencer par une analyse des transformations élémentaires. On a également expliqué pourquoi cette analyse est déjà directement orientée vers une explication concrète, voire biologique, du réel. Il reste encore à expliquer en quoi précisément la théorie de la génération exposée dans le DGC s’avère être plus raffinée que celle de Phys. I et plus proprement «biologisante». Pour le dire d’emblée, ce qui fait de la recherche du DGC une étude spécifique à la seule génération substantielle, c’est le fait d’analyser la notion de substrat matériel à la lumière de la notion de réalisation et de classer les étants engendrables et corruptibles selon leur degré de détermination. Les affirmations des chapitres I 3 et I 4 confirment 9 Cf. H.H. Joachim (éd.), Aristotle. On Coming to be & passing away (De Generatione et Corruptione), A Revised Text with Introduction and Commentary, Oxford University Press, Oxford 1922, p. xxxi–xxxvii. 10 Cf. M. Burnyeat, «Introduction: Aristotle on the Foundations of Sublunary Physics», dans De Haas et Mansfeld (éds.), Aristotle’s On Generation, p. 7–24: p. 12.

102

Aristote

qu’on parvient à une définition des différentes générations d’une part en admettant que la nature du substrat matériel n’est pas la même que celle du substrat des changements accidentels; d’autre part en établissant que c’est seulement ce qui est déterminé davantage qui s’engendre absolument. Ces deux conclusions sont, de fait, deux aspects de la même théorie et ressortissent à la thèse qui veut que dans le réel sensible se trouvent des êtres plus réalisés et déterminés que d’autres ou dotés, pour ainsi dire, de plus d’être qu’eux. C’est en même temps en présentant la réalité comme une échelle ordonnée au sommet de laquelle se trouve ce qui est plus actif et en démontrant que le substrat des générations absolues n’est pas en lui-même un τόδε τι et quelque chose de déterminé par soi qu’on parvient à distinguer les générations relatives de la génération absolue et qu’on saisit la nature propre de cette dernière. Ce qui constitue le “progrès” par rapport à l’analyse de Phys. I est par conséquent l’idée de réalisation et de détermination, c’est-à-dire la notion de τόδε τι. C’est pourquoi la recherche des ἴδια des diverses générations ne peut aboutir sans passer par une analyse de la notion de substrat, une analyse visant à clarifier le statut ontologique du substrat de la génération substantielle à la lumière de la notion de détermination. Que la notion de substrat soit l’axe de l’analyse de la génération absolue est confirmé par l’échec remporté par les philosophes précédents: c’est précisément leur doctrine du substrat matériel qui a infirmé leurs théories de la génération absolue. Aristote le démontre dans les deux premiers chapitres du livre I. Dans le premier livre de la Physique, on l’a vu, Aristote recherchait les principes analogiques qui déterminent le changement dans son ensemble et, pour cette raison, présentait ce phénomène de la façon la plus générale et abstraite possible. C’est aussi pour cette raison qu’il éprouvait le besoin de consacrer deux longs chapitres à la réfutation des théories éléates qui niaient l’existence du mouvement dans son ensemble. Dans le DGC l’objectif de la recherche change, tout comme changent les adversaires qu’il s’agit de combattre. Comme on vient de le voir, le but est de distinguer la génération et la corruption absolues des autres générations, afin de parvenir à une définition propre à chacune d’elles. Les théories à réfuter sont donc celles qui nient une différence réelle entre les générations relatives et la génération absolue, notamment les théories qui font de cette dernière une simple altération ou une simple association. Les deux positions à rejeter dépendent, de fait, d’un choix «primitif»11, sur lequel Aristote avait déjà fondé sa classification doxographique du premier livre de la Physique, c’est-à-dire le choix entre le monisme et le pluralisme. Les monistes, explique-t-il, sont contraints d’affirmer que la génération et l’altération sont un seul et même phénomène, puisque le principe qui sert de substrat ma11 Cf. Brunschwig, «On Generation» p. 38.

Du général au spécifique

103

tériel est quelque chose d’inaltérable et d’un (ταὐτὸ καὶ ἕν)12. Les pluralistes, en estimant que la génération relève de la possibilité des principes matériels de s’associer et de se séparer, sont, en revanche, obligés d’affirmer que la génération et l’altération sont deux phénomènes divers, et plus précisément, de nier l’existence d’une quelconque altération. Il est plus aisé de comprendre l’idée que le monisme physique conduise nécessairement à une assimilation de la génération à l’altération et Aristote ne consacre à la réfutation de cette théorie que quelques lignes13. Si le principe qui sert de substrat de la génération absolue est quelque chose de déterminé qui demeure en tant que tel au cours de la transformation, la génération ne sera pas le processus conduisant à un nouvel étant, mais la modification accidentelle de ce substrat14. Il est plus difficile, en revanche, de comprendre pour quelle raison les pluralistes sont contraints de distinguer la génération de l’altération15 et, comme Aristote le précise ensuite, de nier l’existence de cette dernière16. Est-ce qu’il faut supposer que c’est la seconde de ces conclusions qui entraîne la première? Si en effet les pluralistes sont contraints, sur la base de leurs principes, de nier l’existence de l’altération, ils seront a fortiori obligés de distinguer cette dernière de la génération absolue. Il reste donc à comprendre quels sont ces principes qui d’après Aristote obligent les partisans du pluralisme à nier a priori l’existence d’une altération et à admettre une différence entre elle et la génération absolue, alors même que certains d’entre eux, notamment Leucippe et Démocrite, avaient essayé d’après lui de fournir une explication, même incomplète, de l’altération. Une présentation exhaustive de la critique aristotélicienne des doctrines pluralistes demanderait une étude monographique qui dépasse les limites de ce travail. Il suffit à notre recherche d’expliquer la question qu’on vient de signaler, afin de montrer que d’après Aristote c’est une méconnaissance de la nature du substrat qui a conduit en erreur les défenseurs de la multiplicité de la matière. Une fois qu’on aura compris pour quelle raison les pluralistes – les partisans d’Empédocle comme ceux de Démocrite – devaient nécessairement distinguer la génération absolue de l’altération et ne pouvaient pas rendre compte des deux

12 DGC I 1, 314 b3. 13 DGC I 1, 314 b1–4. 14 Les interprètes, aussi bien ceux qui admettent l’existence d’une prima materia que ceux qui la nient, se sont en revanche empressés de trouver un moyen d’expliquer en quoi la théorie de la génération absolue d’Aristote se distinguait de celle des monistes et s’il fallait postuler dans les deux cas l’existence d’un substrat subsistant ou non. On examinera cette question dans les pages suivantes consacrées à I 4. Pour le moment il suffit de constater qu’Aristote ne paraît pas se sentir pressé par la nécessité de différencier sa théorie de celle des monistes. 15 DGC I 1, 314 b4–6. 16 DGC I 1, 314 b8–12.

104

Aristote

phénomènes, on pourra mieux saisir les enjeux de la théorie aristotélicienne de la génération développée dans les chapitres I 3 et I 4. Empédocle, Anaxagore et Leucippe sont les seuls adversaires – en réalité, mieux vaudrait parler d’interlocuteurs17 – contre lesquels, au début de I 1, Aristote se prononce explicitement. Ceux-ci, si l’on en croit la reconstruction aristotélicienne en DCG I 1, font tous de la génération et de la corruption absolues une association et une séparation de parties élémentaires de matière et distinguent tous la génération absolue de l’altération. Certains exégètes contemporains ont émis des doutes sur le fait que la thèse selon laquelle les pluralistes posent une différence entre la génération et l’altération reposait sur des arguments théoriques18. Ils estiment en effet que cette affirmation est moins une conclusion fondée sur un argument théorique qu’une constatation historique. Car rien n’oblige les partisans du pluralisme à distinguer a priori l’altération de la génération; une telle distinction n’est justifiée que parce que les pluralistes auxquels s’oppose Aristote ont fait de la génération et de la corruption une association et une dissociation. En effet, sans aucun conteste, Aristote se dresse dans le chapitre I 1 contre un type de pluralisme historiquement déterminé19: la théorie, qu’Aristote paraît attribuer à Empédocle20, qui veut que les corps matériels à la base de la réalité physique se définissent essentiellement par leurs différences caractéristiques et soient incapables de se transformer les uns dans les autres. Il est néanmoins indiscutable que la conclusion selon laquelle ce pluralisme implique nécessairement la distinction de la génération et de l’altération et la négation de l’existence de cette dernière repose d’après Aristote sur des arguments théoriques. Aristote fonde en effet sa réfutation sur deux thèses qu’il attribue aux partisans d’Empédocle: i) les éléments sont constitués par des affections qui se comportent comme des différences spécifiques; ii) les éléments sont incapables de se transformer les uns dans les autres. S’il est vrai que l’altération est causée, directement ou indirectement, par une transformation des 17 Démocrite est loué pour avoir compris qu’une recherche physique des phénomènes doit se fonder sur une constatation empirique de la réalité. Sur la valeur épistémologique de «l’attitude physique» attribuée à Démocrite, voir chap. I, p. 38 et sq. 18 Cf. C.F.J. Williams (éd.), Aristotle’s De Generatione et Corruptione, Translated with Notes, Oxford University Press, Oxford 1982, p. 61; Brunschwig, «On Generation», p. 42 et sq. 19 Williams (Cf. Williams, Aristotle’s, p. 61 et sq.) observe qu’il n’y a aucun argument théorique qui oblige les pluralistes «en général» à distinguer l’altération de la génération absolue. Ce sont plutôt les pluralistes qu’Aristote examine qui, sur la base de leur doctrine, sont contraints d’admettre cette différence. 20 Peu importe pour le développement de notre discours de savoir si une telle doctrine avait été réellement soutenue par Empédocle ou par des penseurs postérieurs qui s’inspiraient de ses doctrines. M. Rashed suggère que les critiques adressées à Empédocle visaient, outre ou sans doute plus que l’Agrigentin lui-même, l’école médicale sicilienne du IVe siècle avant J.C. qui s’inspirait de ses doctrines, et dont les membres étaient contemporains d’Aristote (cf. Rashed (éd.), Aristote, p. XXXV–LIV).

Du général au spécifique

105

qualités élémentaires primaires de ce qu’elle affecte, une théorie qui implique la non-permutabilité des éléments ne pourra jamais rendre compte de l’existence d’un changement qualitatif. Empédocle est donc taxé d’incohérence du fait qu’il professe à la fois la non-commutativité des quatre corps premiers et l’altération. Si les éléments empédocléens sont intrinsèquement déterminés par des affections irremplaçables, ils ne peuvent perdre ces différences sans, du même coup, disparaître complètement21. Sans doute faudrait-il affirmer que, d’après la reconstruction qu’Aristote fait de la doctrine d’Empédocle, les éléments, amendés de leur fonction «substratique», s’identifient avec leurs différences spécifiques. Si la génération mutuelle des éléments se fait également par le remplacement de ces différences, une théorie qui professe la non-commutativité des éléments ne pourra pas non plus rendre compte de la génération substantielle, étant donné que cette dernière, comme Aristote l’expliquera, est le résultat d’une transformation des qualités élémentaires ou des qualités qui en dérivent. Nier l’existence de l’altération revient donc à nier l’existence de la génération absolue, puisque la première comme la seconde résultent de la capacité qu’a le substrat matériel de changer dans ses différences primaires22. C’est donc une même thèse qui conduit inévitablement les partisans d’Empédocle à nier l’altération et à se méprendre sur la nature de la génération absolue: la thèse selon laquelle le substrat matériel reste le sujet de la génération en étant quelque chose d’absolument un et déterminé, incapable de recevoir la qualité opposée à celle qui le caractérise. Il est manifeste, conclut Aristote, qu’il faut toujours supposer une matière unique aux contraires, que le changement se produise selon le lieu, selon l’augmentation-diminution ou selon l’altération23. Cependant, dans le cas de la génération absolue, le substrat ne sera pas une ma-

21 Le nerf de la critique de la théorie empédocléenne consiste en effet en une relecture de cette dernière à la lumière des principes de l’ontologie d’Aristote. Celui-ci accuse Empédocle de n’avoir pas su comprendre les implications qu’entraînaient les notions de différence et de substrat dont ce dernier avait fait usage. Cf. DGC I 1, 314 b15–25: «Pourtant, d’après ce que disent ceux qui font les principes plus qu’un, le processus d’altération est impossible. Car les affections selon lesquelles nous disons que ce processus a lieu sont des différences des éléments, comme par exemple chaud-froid, blanc-noir, sec-humide, mou-dur, etc. Comme justement le dit Empédocle: “vois le soleil blanc et chaud de toute part … la pluie partout ombreuse et froide” (et il définit ainsi tout le reste); de sorte que s’il est impossible que l’eau soit engendrée du feu ou la terre de l’eau, le noir ne parviendra pas davantage du blanc, ni le dur du mou et ainsi de suite». 22 DGC II 4, 331 a7–11: «Puisqu’on a distingué plus haut que la génération des corps simples était réciproque et que ce processus de génération est en même temps manifeste selon la perception (sinon, il n’y aurait pas d’altération, car l’altération se produit selon les affections des corps tangibles), il faut maintenant dire quelle est la modalité de cette transformation […]». 23 DGC I 1, 314 b26–28.

106

Aristote

tière unique et déterminée, mais comme les chapitres suivants vont le montrer, quelque chose qui ne demeure pas comme τόδε τι La critique de la théorie empédocléenne, comme des doctrines pluralistes parmi lesquelles elle est rangée, est donc plus axée sur le fait qu’elle implique une négation de l’altération que sur la possibilité qu’elle entraîne une assimilation de la génération absolue à une association. Comme on va le voir, l’insistance d’Aristote sur ce point s’explique dans le cadre général de sa théorie: les deux phénomènes de l’altération et de la génération absolue sont deux phénomènes certes ontologiquement irréductibles, mais causés par un même processus physique, à savoir la transformation réciproque des éléments les uns dans les autres. Il est donc manifeste que c’est surtout à cet aspect de la théorie pluraliste qu’Aristote doit s’attaquer. La critique du pluralisme atomiste de Démocrite, dans le deuxième chapitre du livre I, confirme ces conclusions. Les partisans des atomes sont contraints de distinguer, sur la base des principes de leur ontologie, la génération de l’altération. Ces principes cependant ne permettent de reconnaître l’existence d’aucun de deux phénomènes. Même si les arguments atomistes sont fondés en raison et capables de relier un grand nombre de faits24, les grandeurs insécables ne peuvent expliquer les phénomènes sensibles et surtout elles ne peuvent rendre compte des faits biologiques dont on ne cesse de faire l’expérience. Aristote déclare qu’au moyen d’un changement de l’ordre et de la position des atomes ou de leur dissociation et de leur association, on ne peut expliquer ni l’altération, comme le voudraient Démocrite et Leucippe25, ni la génération et la corruption. Après avoir présenté en détail les arguments sur lesquels l’hypothèse des corps indivisibles se fonde, Aristote en conclut que le modèle discontinuiste atomique est contradictoire et que la dissociation et l’association existent, mais non pas l’une vers des insécables et l’autre à partir d’insécables, car «la division conduit à des parties petites et toujours plus petites et l’association procède de parties plus petites»26. Quoi qu’il en soit de la possibilité de diviser, d’associer et de dissocier le continu matériel, Aristote explique que la génération absolue (ἁπλῆ) et complète (τελεία) ne se définit pas, comme les atomistes le prétendent, par l’association et la dissociation. Elle se produit quand il y a un changement total d’un «tout» (ὅλον) en un autre27. C’est précisément la notion de ὅλον, qu’Aristote définira dans les chapitres suivants, qui permet de franchir les limites de la pure cinématique atomiste.

24 25 26 27

DGC I 2, 316 a7–8. DGC I 2, 315 b6–9. DGC I 2, 317 a7–17. DGC I 2, 317 a17–18.

Du général au spécifique

107

C’est seulement en précisant que dans ce «tout» il y a d’un côté la définition (λόγον), et de l’autre la matière, qu’on pourra vraiment saisir la différence ontologique entre la génération absolue et l’altération ou l’association: «[…] il y a cependant une différence: dans le sujet (ὑποκείμενον), il y a d’un côté la définition, et de l’autre la matière»28. Le changement qui intéresse aussi bien le logos que la matière, explique Aristote, sera une génération ou une corruption; le changement qui, en revanche, ne concerne que les affections (παθήματα) et l’accident (συμβεβηκός) sera une altération. C’est donc lors de la critique de ses prédécesseurs, qu’Aristote formule la distinction sur laquelle reposera sa doctrine de la génération absolue: la distinction entre un substrat au sens de composé et de ὅλον et un substrat au sens matériel, à savoir la ὕλη proprement dite. Ayant négligé cette différence, les pluralistes, comme d’ailleurs les monistes, n’auraient jamais pu saisir le caractère unique de la génération absolue par rapport aux autres types de génération. C’est en revanche à partir de cette thèse qu’Aristote développera sa théorie et parviendra à la définition propre de la génération absolue.

§ 3. Du moins déterminé au plus déterminé: le modèle explicatif propre à la génération absolue Une fois réfutée la théorie atomiste qui réduit tout devenir à un simple phénomène d’agrégation ou de désagrégation d’atomes et une fois définie la γένεσις ἁπλῆ comme le processus au cours duquel quelque chose change dans son entier, Aristote en vient, dans le chapitre 3, à examiner la notion de génération absolue. En suivant le programme tracé dans le chapitre précédent, il se propose de prouver d’abord qu’une telle génération existe, puis de préciser quels sont les êtres qui y sont soumis29. Comme il l’avait fait en Phys. I, Aristote prend comme point de départ de son étude le langage ordinaire et il analyse les formules par lesquelles la génération absolue et la génération relative peuvent être exprimées. La démonstration de l’existence d’une génération absolue demande qu’on analyse de quelle manière la langue ordinaire exprime l’advenir d’une chose. Aristote ne nous dit pas dès le départ à quel genre de réalités ce type de génération appartient; il affirme 28 DGC I 2, 317 a23–24. 29 DGC I 3, 317 a32–317 b1.

108

Aristote

simplement que par γένεσις et φθορὰ ἁπλῆ il faut entendre l’advenir et la disparition d’un être. Il distingue ainsi deux schèmes linguistiques permettant d’exprimer le devenir: un premier schème dans lequel on utilise le verbe γίγνεσθαι sans rien ajouter (comme lorsqu’on dit «l’homme s’engendre»); un deuxième schème dans lequel on utilise le verbe γίγνεσθαι suivi d’un attribut (comme lorsqu’on dit que «le malade devient bien-portant»)30. Aristote commence ainsi par affirmer que la génération absolue peut être légitimement exprimée par la deuxième formule, en principe réservée aux générations relatives («x γίγνεται y»). Mais il avance aussitôt deux difficultés contre cette possibilité: appliquer le modèle des deux contraires au cas de la génération absolue nous oblige à admettre une génération du non-être absolu31, ou bien, en termes de puissance et d’acte, l’existence de quelque chose qui serait en puissance sous tous les aspects32. Aristote va ainsi expliquer que les deux apories tiennent au fait qu’on applique sans réserve le modèle de l’alternance aux générations absolues: dans les deux cas, il faut supposer qu’au contraire positif, terme ad quem du processus, s’oppose quelque chose d’absolument négatif. Quel que soit le sens du terme «non-être absolu», on sera en effet contraint d’admettre soit que quelque chose vient à être de ce qui n’existe pas, soit que les affections sont séparées des substances. La solution de ces deux apories se présente à partir de la ligne 317 b35. Aristote affirme de manière laconique que la réponse aux difficultés évoquées surgit une fois que l’on comprend la raison pour laquelle la génération est éternelle, aussi bien la génération absolue que la génération relative33. Il explique dans les lignes qui suivent le sens de son affirmation. C’est l’existence d’un substrat matériel, dont les transmutations impliquent non pas une création ex nihilo, mais une chaîne ininterrompue et continue de générations et de corruptions, qui résout les apories soulevées34. La génération, en effet, qu’elle soit absolue ou relative, peut être considérée comme un processus symétrique qui est à la fois la génération de quelque chose et la corruption de quelque chose d’autre. C’est cela qui nous permet de parler de la génération absolue en utilisant la formule des

30 Ibid. 31 DGC I 3, 317 b1–5: «Si de fait il doit y avoir génération, entendue absolument, quelque chose pourrait bien être absolument engendré d’un non-être, en sorte qu’il serait vrai de dire que le non-être est attribut de certaines choses. Car la génération relative provient d’un nonêtre relatif, d’un non-blanc par exemple ou d’un non-beau, tandis que la génération absolue provient d’un non-être absolu». 32 DGC I 3, 317 b18–33. 33 DGC I 3, 317 b33–35. 34 DGC I 3, 318 a9–13: «[...] Mais pour l’instant, bornons-nous à dire la cause placée pour ainsi dire dans la forme de la matière, en raison de laquelle une corruption et une génération éternelles ne font jamais défaut à la nature (et sans doute d’ailleurs s’éclairera du même coup la présente aporie, touchant ce qu’il faut dire sur la corruption et la génération absolues)».

Du général au spécifique

109

générations relatives: la génération absolue est en effet la transformation de quelque chose en quelque chose d’autre et non plus la génération d’un contraire purement négatif. Il y a donc une innovation fondamentale par rapport au modèle de Phys. I: Aristote ne parle plus simplement de deux contraires qui sont tour à tour prédiqués d’un substrat permanent, mais d’un changement radical de sujet à la suite du processus de génération. On aura une génération absolue quand se produit un changement total de telle chose en telle autre, du feu, par exemple, en terre. Quand le changement affecte le sujet propre des prédications accidentelles, défini comme étant composé d’un aspect formel et d’un aspect matériel, on aura là une génération absolue. Aussi conclut-il que si la génération et la corruption sont sans fin, c’est précisément du fait que la «corruption» de ceci est la «génération» de cela, et que la «génération» de ceci est la «corruption» de cela35. C’est l’existence d’une matière tout au long des transformations qui préserve la continuité de l’enchaînement. La cause matérielle est, si l’on reprend les mots d’Aristote, «applicable» à tous les individus engendrables et corruptibles36. Le modèle de l’alternance est donc toujours au fondement de l’analyse de la génération, mais il nécessite encore de certaines mises au point. Car l’indifférence des processus génératifs qui fait que la génération de quelque chose se confond avec la corruption d’autre chose et vice-versa ne permet pas d’expliquer la nature particulière de la génération absolue. Aristote déclare qu’au moins dans le langage ordinaire la génération ne paraît pas aussi indifférenciée qu’on pourrait le croire sur la base dudit raisonnement. La langue parlée, en effet, semble contredire la théorie qui veut qu’à toute corruption corresponde symétriquement une génération et à toute génération une corruption. Il y a en effet deux types de situation dans lesquelles cette divergence du langage par rapport à la théorie semble confirmée: 1) dans le cas de certaines substances, on n’affirme pas qu’à une corruption absolue correspond une génération absolue37. Nous n’affirmons pas qu’à la corruption de l’homme, par exemple, fait suite la génération absolue du cadavre, ou encore, pour reprendre l’exemple d’Aristote, qu’à la corruption du feu fait suite la génération absolue de la terre. Nous affirmons seulement qu’il y a corruption absolue de l’homme et corruption

35 DGC I 3, 318 a23–25. 36 Il n’y a pas là une allusion à un substrat commun qui reçoit indifféremment les propriétés contraires, mais, comme on va le voir, une référence au fait que dans toute génération se trouve quelque chose qui assure une fonction «substratique». 37 Les commentateurs à partir de Philopon se sont trouvés d’accord sur le fait que, dans ce premier cas, Aristote (cf. DGC I 3, 319 a17 et sq.) envisage à l’intérieur de la catégorie de la substance une différence entre des choses qui sont dites s’engendrer absolument et d’autres dont la génération est présentée comme une corruption relative de ces dernières.

110

Aristote

absolue du feu38; 2) dans le passage d’un état accidentel à un autre, en outre, nous ne parlons pas de génération absolue, mais d’une transformation relative d’un certain sujet. Nous disons que celui qui apprend «devient savant» et non pas, absolument, qu’il «devient»39. Cela est vrai des termes composés («l’homme savant»), comme des termes simples («le savant»): d’aucun des deux nous ne disons qu’il «s’engendre absolument». Quelle conclusion doit-on tirer de cette constatation? Faut-il conclure que la génération absolue ne peut être exprimée par la formule des générations relatives parce qu’elle n’est pas un processus symétrique? Ou bien que la langue parlée se sert d’expressions incorrectes qui ne reflètent pas la structure réelle du devenir? Les interprètes contemporains sont partagés sur la question. Joachim paraît suggérer dans son commentaire40 que la première difficulté découle effectivement d’une «anomalie» du langage et que, même s’il est vrai que nous ne disons pas que toute génération est une corruption et toute corruption une génération, d’un point de vue purement physique il n’y a aucune restriction à cela. A priori nous pourrions toujours parler, dans le cas de la corruption de quelque chose, d’un processus génératif d’autre chose. Quant à la deuxième difficulté, le commentateur, suivi par la plupart des autres interprètes, estime qu’elle est résolue au moyen de la distinction catégorielle. Ce sont seulement les individus dans la catégorie de la substance qui peuvent être dits s’engendrer absolument. D’après cette interprétation, par conséquent, les deux difficultés soulevées par Aristote sont deux difficultés distinctes qui demandent deux solutions distinctes. On rendrait compte de la première difficulté en la considérant comme une anomalie du langage, on résoudrait la seconde à l’aide de la distinction catégorielle. Cette interprétation toutefois présente au moins deux inconvénients, car on pourrait contester l’idée qu’Aristote conçoit la première situation linguistique comme une anomalie du langage et objecter que cette hypothèse laisse inexpliqué le sens du passage argumentatif de la première difficulté à la deuxième, en faisant du raisonnement d’Aristote une sorte de petitio principii selon lequel l’existence d’une génération substantielle serait postulée sur la base de l’existence des substances41. La démarche d’Aristote semble être autre: il ne s’agit pas de postuler que la génération absolue est la génération des substances et la génération relative la génération des accidents, car procéder de cette façon serait 38 DGC I 3, 318 a31–33: «Nous disons: “voilà que ça se corrompt”, absolument, et non pas seulement: ceci se corrompt. Nous disons aussi: “voici une génération”, absolument, “voilà une corruption”». 39 DGC I 3, 318 a33–35: «D’autre part, si ceci devient quelque chose, il ne devient pas absolument: nous disons en effet que celui qui apprend “devient savant”, non pas, absolument, qu’il “devient”». 40 Cf. Joachim, Aristotle, p. 97 et sq. 41 Rashed (éd.), Aristote, p. LXXVIII et sq.

Du général au spécifique

111

effectivement une pétition de principe. Il s’agit au contraire d’analyser d’abord la notion de génération absolue et ses formulations linguistiques, pour déterminer ensuite à quel type de réalités elle appartient. Avant de parvenir à une conclusion définitive sur le sens des affirmations d’Aristote, il convient ainsi d’analyser le texte dans lequel il examine ces deux «anomalies». Leur analyse est présentée dans deux sections séparées, la première aux lignes 318 a35–318 b33, la seconde aux lignes 318 b33–319 a17. À propos de la première situation linguistique42, Aristote présente trois théories dans lesquelles est confirmée l’asymétrie de certains processus génératifs. Selon la première théorie, qu’Aristote attribue à Parménide, la génération absolue est seulement la voie menant au feu, conçu comme être absolu, tandis que celle menant du feu à la terre est une génération relative de la terre, mais une corruption absolue du feu. On ne peut, d’après cette théorie, appeler la corruption absolue du feu «génération absolue de la terre». La terre n’est pas, en d’autres termes, un être dont on dit qu’il s’engendre ἁπλῶς43. Selon la deuxième théorie, que la plupart des commentateurs considèrent comme la seule proprement aristotélicienne, la génération absolue est la génération d’une matière, comme le feu, dont la différence formelle est davantage substance, tandis que la corruption absolue est le processus qui conduit à une matière, comme la terre, dont la différence signifie davantage une privation. D’après cette deuxième théorie, donc, comme dans la théorie de Parménide, on ne dit pas que la corruption du feu est eo ipso la génération de la terre44. Selon la troisième théorie, enfin, présentée comme l’opinion de la multitude, la génération absolue est l’advenir de ce qui est plus perceptible et la corruption absolue le passage vers ce qui est imperceptible45. La corruption de ce qui est plus perceptible, on ne l’appellera pas «génération absolue» de ce qui est moins perceptible, mais seulement génération relative de ce dernier46.

42 DGC I 3, 318 a35–b15. 43 DGC I 3, 318 b2–7: «[…] ce vers quoi change ce qui change n’est pas toujours du même type: ainsi la voie menant au feu serait une génération absolue et une corruption de quelque chose – de la terre, par exemple – tandis que la génération de la terre serait une génération relative [mais non pas une génération absolue] mais une corruption absolue, par exemple du feu – pour reprendre le couple de Parménide lorsqu’il affirme que l’être et le non-être sont le feu et la terre». 44 DGC I 3, 318 b14–18: «D’une autre manière, ce sera par la détermination de la matière: celle dont les différences signifient davantage une individualité propre est davantage substance et celle dont les différences signifient davantage une privation est plus non-être – ainsi s’il est vrai que le chaud est une certaine prédication à titre de forme, tandis que le froid n’est qu’une privation, la terre et le feu se distinguent précisément par ces différences». 45 DGC I 3, 318 b18–33. 46 DGC I 3, 318 b18–20: «Mais l’opinion courante est plutôt d’avis que la différence tient à la possibilité et à l’impossibilité d’être objet de perception: quand en effet il y a changement vers

112

Aristote

La plupart des interprètes, anciens et contemporains, ont considéré la section consacrée à ces trois théories, dans son entier, comme un passage dialectique de l’analyse de la génération. D’après Joachim, le but d’Aristote serait d’opposer à sa propre théorie ces trois théories, dont ce dernier ne reprendrait à son compte que la deuxième, pour en conclure que la génération absolue est véritablement un processus symétrique qui conduit du terme négatif au terme positif. Contre une telle lecture, M. Rashed a suggéré que la nature de la génération substantielle n’est pas fondée en DGC I 3 sur la distinction catégorielle entre substance et accident, mais qu’elle est établie sur une «polarisation» du réel dont ces trois théories constitueraient autant d’indices47. En suivant sur ce point une intuition d’Averroès et ultimement d’Alexandre, Rashed explique que les deux difficultés avancées par Aristote constituent, d’un certain point de vue, une unique difficulté et qu’il y a par conséquent une seule et unique façon de rendre compte des deux48. Les trois théories mentionnées ne sont pas présentées à seule fin de les réfuter ou de prouver la fausseté d’une certaine habitude linguistique, mais pour démontrer la thèse approuvée par Aristote lui-même selon laquelle la génération absolue est toujours la voie menant à ce qui est davantage déterminé. Ces théories ne se fondent pas, comme dans la lecture de Joachim, sur des anomalies linguistiques qui s’opposeraient à la théorie aristotélicienne, mais sur l’intuition que la génération absolue n’est pas une transformation réciproque comme le sont les générations relatives. Les trois théories en effet confirment l’idée qu’il y a dans la réalité sensible une hiérarchie d’êtres et que la génération absolue est le processus qui conduit à ce qui est au sommet de cette hiérarchie. Le but d’Aristote en ce sens n’est pas de justifier la deuxième théorie pour réfuter les autres, mais de considérer ce qu’il y a de correct dans les trois. On reviendra sur cette exégèse dans la seconde partie de ce travail. Il nous suffit pour le moment d’en retenir le point principal: pour arriver à une connaissance rigoureuse de la génération absolue il faut d’abord ordonner les étants en fonction de leur être plus ou moins parfait. Il ne s’agit donc pas, comme Joachim le prétend, de tracer deux structures différentes pour deux types différents d’opposition, l’un à l’intérieur de la catégorie de la substance et l’autre dans le cadre des dix catégories. Il s’agit de comprendre qu’il y a dans un cas comme dans l’autre un seul critère ontologique qui nous permet de distinguer ce qui est plus parfait de ce qui l’est moins sur la base de leur détermination. Ce qui est plus τόδε τι, aussi bien parmi les substances qu’à l’intérieur des dix catégories, est plus parfait et plus achevé et c’est seulement à partir de cela qu’il y a génération absolue. une matière perceptible, les gens disent qu’il y a un processus de génération, mais quand c’est vers une matière inapparente, de corruption». 47 Rashed (éd.), Aristote, p. lxiii–lxxxv. 48 Ibid., p. lxxix–lxxxv.

Du général au spécifique

113

C’est donc la notion de détermination qui résout les apories de la génération absolue et nous permet de définir sa nature. On peut ainsi conclure que dans une certaine mesure le modèle des deux contraires est un modèle en soi vide, qui doit être interprété à la lumière de la structure réelle de l’univers. Le terme a quo et le terme ad quem du changement possèdent un statut ontologique différent selon qu’ils désignent les bornes d’une génération absolue ou celles d’une génération relative, aussi bien à l’intérieur de la catégorie de la substance que dans les autres catégories par rapport à celle-ci. Encore faut-il expliquer le sens exacte de cette «détermination». La solution que je vais proposer consiste à supposer que c'est la notion de «persistance dans l'être» qui explique la notion de détermination et constitue l'ultime critère de classement. Je reviendrai sur cette hypothèse dans la suite. Si on retourne au texte du DGC, on y retrouve l’aporie expliquée exactement dans ces termes: pourquoi disons-nous que celui qui apprend «devient savant», et non pas qu’il devient absolument? Parce qu’on fait toujours une différence entre ce qui signifie quelque chose de déterminé (un τόδε τι) et ce qui ne le signifie pas. Ce vers quoi change ce qui change, glose Aristote, n’est pas toujours le même: il y a génération absolue quand il y a génération d’un τόδε τι, c’est-àdire de quelque chose qui est déterminé en soi, à partir de quelque chose qui ne l’est pas. Il faut pourtant préciser, poursuit Aristote, que la distinction entre ce qui est déterminé et ce qui ne l’est pas permet de classer aussi les substances les unes vis-à-vis des autres: «il reste cependant que, semblablement dans tous les cas, la génération est dite selon l’un des termes de la liste d’opposés: par exemple, dans la substance, si c’est le feu et non si c’est la terre; dans la qualité, si c’est le savant et non si c’est le non-savant»49. La génération substantielle ne peut se comprendre sans faire appel à la notion de détermination. Cependant, le chapitre 3 et le DGC dans son entier ont moins comme but de déterminer ce qu’est concrètement un τόδε τι, que de montrer que la génération absolue est toujours la voie menant à ce qui est davantage être et quelque chose de déterminé. En faisant cela, Aristote montre bien que sa dernière intention est de présenter le réel comme une échelle ordonnée selon un critère de détermination au sommet de laquelle il y a ce qui est davantage τόδε τι et substance. La seule véritable génération absolue est dès lors le processus de genèse de ce qui, dans l’échelle des étants, est le plus déterminé. Le chapitre se termine par une précision nodale dans le déroulement de l’analyse de la génération absolue. On est parvenu à démontrer que le modèle qui exprime au mieux la génération absolue est celui qui la décrit comme un proces49 DGC I 3, 319 a14–17.

114

Aristote

sus qui amène de ce qui est moins déterminé à ce qui l’est davantage. C’est ainsi qu’il faut interpréter le «non-être absolu» à partir duquel la génération procède. Encore, précise Aristote, pourrait-on se demander si ce «non-être absolu» est ou non l’un des contraires (la terre et le lourd étant par exemple le non-être, le feu et le léger l’être). La solution de cette dernière difficulté passe par une série de questions laissées sans réponse explicite50. La conclusion à laquelle ces questions conduisent paraît néanmoins manifeste: ce n’est pas à strictement parler l’un des contraires qui est per se non-être, mais la matière, ou comme Aristote le précise, ce qui est tour à tour la matière et le substrat de la génération. Il affirme ainsi que la matière est en un sens la même et, en un autre sens, différente, «car ce qui lui permet, du fait qu’elle est cela à tout moment, d’être substrat (ὃ μὲν γάρ ποτε ὂν ὑπόκειται), cela est identique (τὸ αὐτό); son être toutefois n’est pas identique (τὸ δ’εἶναι οὐ τὸ αὐτό)»51. Ce passage a été considéré par les défenseurs de la matière première comme un texte-clé pour la démonstration de son existence. La matière première serait le substrat incorporel subsistant identique à soi au cours et à l’issue de la transformation d’un élément à un autre. Aristote serait donc en train d’affirmer que la matière des contraires, quelle qu’elle soit (ὅ ποτε ὄν), c’est-à-dire quelle que soit sa nature précise, est une seule et même chose. En se rangeant contre une interprétation en faveur d’une prima materia, R. Brague a proposée une lecture alternative de ce passage selon laquelle la formule ὅ ποτε ὄν ne se rapporte pas à la nature indéterminée du substrat, mais au fait que distributivement, c’est-à-dire à tout moment, il y a quelque chose dans la transformation qui reste identique52. Brague explique ainsi que, dans la transformation du feu à la terre, qui se fait par le jeu des deux différences qui les séparent (le chaud et le froid), ce qui assure la fonction substratique, c’est la qualité primaire que les deux éléments ont en commun, c’est-à-dire le sec. Cette reconstruction a assurément le mérite de mettre en évidence la valeur temporalo-distributive de l’expression utilisée par Aristote, en rejetant un sens faible qui accréditerait la lecture en faveur de la matière première53. Néanmoins l’hypothèse de Brague, dans la formulation qu’il en a fournie, est efficace seu50 DGC I 3, 319 a29–319 b5: «Mais ce “non-être” absolu, on pourrait se demander s’il est ou non l’un des contraires (la terre et le lourd étant par exemple le non-être, le feu et le léger l’être); à moins que la terre aussi soit être et que le non-être soit la matière, celle de la terre tout autant que celle du feu? Mais ne dirait-on pas que la matière de chacun est différente? Cependant, dans ce cas, ne serait-il pas impossible qu’ils proviennent les uns des autres et des contraires? [...] Ou bien la matière est-elle en un sens la même, en un autre sens différente?». 51 DGC I 3, 319 b2–4. 52 Cf. R. Brague, «Sur la formule aristotélicienne ho pote on», dans id., Du temps chez Platon et Aristote, Vrin, Paris 1982, p. 97–144. 53 Pour une présentation des arguments linguistiques contre une interprétation “affaiblissante” de cette formule, voir Rashed (éd.), Aristote, p. XCII–XCVII.

Du général au spécifique

115

lement dans les cas, comme celui du feu et de la terre, où les deux éléments en jeu ont une différence qualitative en commun. Dans les transformations des éléments qui n’ont aucune différence commune, il demeure difficile d’expliquer ce qui sert de pivot et donc de substrat de la transformation. Comme on le verra plus clairement dans le paragraphe suivant, pour résoudre cette difficulté, il faut préciser que la matière n’est pas un substrat, si l’on peut dire, «concrètement» indéterminé, mais qu’elle est ce qui tour à tour joue le rôle de ὑποκείμενον. Pour le dire autrement, pour comprendre le statut de ce substrat commun sans le réifier, il faut davantage insister sur l’affirmation de Phys. I 7 qui dit que la matière est toujours un principe connaissable par analogie54. Cette précision permet en effet d’expliquer que, dans le cas des éléments, comme dans celui des transformations plus complexes, la ὕλη est ce qui à tout moment du continu matériel assure la fonction de propriété matérielle du produit de la génération: dans le cas de la statue, c’est la propriété d’être de bronze; dans le cas du feu qui se transforme dans la terre, le sec; dans le cas le plus extrême, celui des transformations directes de deux éléments qui n’ont aucune différence commune, on peut supposer que ce qui assure la fonction de substrat sera la propriété d’être un corps ou plus précisément celle d’être quelque chose d’indéterminé par rapport à ce que la matière constitue. C’est cette notion de matière qui permet à Aristote de conclure que la génération absolue est toujours le processus qui conduit de ce qui est moins déterminé à ce qui l’est davantage. C’est toutefois en I 4, lorsqu’il compare la génération absolue à l’altération et explique clairement le différent mode de permanence de leur substrat, qu’Aristote précisera cette notion et parviendra à une présentation complète de la génération absolue.

§ 4. Génération absolue et altération: le substrat matériel comme propriété constitutive On a plusieurs fois signalé que l’objectif principal du chapitre I 4 est de définir le statut précis du substrat des générations substantielles et son mode de permanence dans le produit de cette génération, en le distinguant du substrat de l’altération et de son mode de permanence à l’issue d’un changement qualitatif. Ce n’est qu’en établissant le rôle de la causalité matérielle qu’on pourra parvenir à une présentation spécifique de la génération absolue. Pour pouvoir démontrer que la génération absolue ne doit pas être conçue comme le simple remplacement d’un couple de contraires prédiqués d’un substrat, Aristote doit montrer

54 Phys. I 7, 191 a7–8.

116

Aristote

qu’il n’y a pas dans ce type de génération un substrat matériel qui demeure comme sujet de la génération et comme sujet logique de prédication. On a déjà repéré, dans le cours de l’analyse des chapitres précédents, certains indices qui confirment l’hypothèse qu’Aristote suit précisément cette démarche théorique: il modifie le modèle prédicatif de Phys. I et présente la génération absolue comme le remplacement de deux étants, dont le premier serait moins déterminé que l’autre et, par conséquent, matière de celui-ci. Le vrai sujet de la génération n’est pas une matière demeurant identique au cours de la transformation, mais le nouvel étant produit de la génération: le nouveau tout qui vient à être. La génération absolue n’est donc pas un simple processus de remplacement de deux contraires, mais la constitution d’un nouveau ὅλον à partir d’un autre, moins déterminé, qui sert de matière. Comme Aristote l’avait annoncé, la génération absolue est le changement de l’objet dans sa totalité, voire un changement dans sa matière et dans sa forme. Le ὑποκείμενον de la génération absolue étant concevable en un sens comme λόγος, en un autre comme ὕλη55. Le but du chapitre I 4 est ainsi de déterminer la façon précise dont le sujet de la génération absolue se distingue du sujet des générations relatives. Pour le dire d’emblée, Aristote vise dans ce chapitre à démontrer que le substrat matériel ne demeure ni comme produit de la génération ni comme sujet logique de prédication, mais comme une «propriété» d’un type particulier du nouveau tout. Elle serait une propriété d’un type particulier, qu’on pourrait rapprocher du deuxième type des prédicats «par soi» énumérés en An. Post. I 4. C’est cette distinction qui fonde la possibilité de différencier la génération absolue de toutes les autres générations. Entrant dès le début dans le cœur de la question, Aristote établit dans les premières lignes du chapitre le critère permettant de distinguer l’altération de la génération: «Etant donné que le substrat est quelque chose et que l’affection dite par nature du substrat est quelque chose d’autre, et qu’il y a changement de l’un comme de l’autre, il y a altération, quand, alors que le substrat subsiste (ὑπομένοντος τοῦ ὑποκειμένου) et reste perceptible (αἰσθητοῦ ὄντος), il change dans ses affections, que celles-ci soient des contraires ou des intermédiaires»56. La première prémisse sur laquelle Aristote fonde son raisonnement demande qu’on fasse une distinction entre ce qui est substrat et ce qui se dit par nature d’un substrat. Une distinction qui rappelle de très près celle des Catégories entre ce qui n’est ni dans un sujet ni ne se dit d’un sujet, c’est-à-dire la substance individuelle, et ce qui est dans un sujet, c’est-à-dire l’accident. En effet ce qu’Aristote 55 DGC I 2, 317 a23–24. 56 DGC I 4, 319 b8–12.

Du général au spécifique

117

appelle ici ὑποκείμενον n’est que le substrat premier des Catégories ou, selon la terminologie de DGC I 2, le ὅλον composé de matière et forme. En utilisant dans ces lignes le terme ὑποκείμενον, Aristote ne fait pas implicitement allusion, comme le voudrait l’interprétation traditionnelle57, à deux types de ὑποκείμενον, le sujet des générations relatives et le substrat matériel des générations absolues, mais il fait exclusivement référence au substrat des changements accidentels, c’est-à-dire la substance composée de matière et forme58. Le terme «affection» en revanche ne renvoie pas directement aux πάθη définis dans les Catégories comme l’une des classes des ποιότητες59, mais génériquement à n’importe quel prédicat qualitatif. Selon la deuxième prémisse sur laquelle l’argumentation est fondée, il faut postuler l’existence de deux types de changement: un changement qui concerne le substrat et un changement qui concerne l’affection. La μεταβολή de ce ὑποκείμενον est donc la transformation globale mentionnée en I 2 et expliquée en I 3; cette transformation, atteignant aussi bien le λόγος que la matière, est le remplacement d’un ὅλον par un autre. La génération absolue ne doit pas être conçue comme la simple alternance de n’importe quel couple de contraires prédiqués d’un substrat. Les affections impliquées dans la génération sont les affections constitutives de la substance elle-même. C’est pour cela que le substrat ne peut subsister en tant que tel, la génération est le changement de l’objet dans sa totalité, voire un changement dans sa matière et dans sa forme. La μεταβολή qui concerne l’affection, en revanche, ne touche qu’un aspect partiel du substrat dont l’affection se dit par nature60. Dans ce type de changement, ajoute Aristote, le substrat persiste et demeure perceptible, tout en changeant relativement à l’une ou à plusieurs de ses affections61. Dans la μεταβολή du substrat, en revanche, ceci est affecté dans tout son être et disparaît, en tant que tel, complètement: «Mais quand il y a un changement dans la totalité (ὅταν δ’ὅλον μεταβάλλῃ), sans que rien de perceptible, comme substrat, ne subsiste identique à soi (μὴ ὑπομένοντος αἰσθητοῦ τινὸς ὡς ὑποκείμενον) (lorsque par exemple de la se57 Cf. Robinson, «Prime Matter»; Solmsen, «Aristotle and Prime Matter». 58 Cf. Gill, Aristotle on Substance, p. 53 et sq.; Scaltsas, Substance and Universals, p. 13 et sq. 59 Cat. 8, 9 a14–10 a10. 60 Il ne s’agit pas du même type de prédication καθ’ ὑποκειμένου présentée dans les Catégories (Cat. 1, 1 a21 et sq.) où l’expression désigne le rapport d’appartenance d’un individu à son espèce. Il demeure néanmoins vrai que le ὑποκείμενον «dont l’affection est dite», comme celui de la prédication καθ’ ὑποκειμένου des Catégories, doit être indivisible (ἄτομον) et numériquement un. 61 Dans tous les exemples énumérés, le sujet du changement est ce qu’Aristote appelle ailleurs le πρῶτον ὑποκείμενον de la prédication: le corps qui guérit et tombe malade, l’airain qui est parfois incurvé et parfois anguleux.

118

Aristote

mence dans son ensemble naît le sang, ou l’eau de l’air, ou l’air de l’eau dans son ensemble), c’est alors nécessairement la génération qui se produit, et la corruption d’autre chose […]»62. Les commentateurs ont trouvé étonnant le fait qu’Aristote fonde la possibilité de distinguer la génération absolue de l’altération sur la possibilité de percevoir ou non le ὑποκείμενον dans les deux changements. Cela paraît d’autant plus stupéfiant que, dans le chapitre précédent, ce dernier a blâmé «les partisans du sens» pour avoir fait de la perception le critère scientifique et ontologique. Les interprètes qui défendent l’existence d’une matière première ont interprété les mots d’Aristote au sens strict, estimant que la perceptibilité constituait le véritable critère discriminant distinguant le substrat de l’altération du substrat de la génération élémentaire63. Le substrat de cette dernière serait imperceptible, mais toujours sujet de la génération. La matière première, étant un substrat absolument indéterminé, serait donc absolument imperceptible per se, mais perceptible, comme Aristote le dira dans le livre II, dans la mesure où elle existe toujours avec une contrariété64. On aurait ainsi, d’après cette interprétation, deux substrats: la substance individuelle qui serait per se un substrat perceptible et la matière première qui serait per se imperceptible, mais perceptible parce que toujours accompagnée par une affection qualitative. On ne vise pas ici à reconstituer le dossier complet de tous les textes et de tous les arguments favorables ou contraires à la doctrine de la prima materia65. Le seul but de cette analyse est de montrer que ni dans les passages analysés ni dans le reste du chapitre 4 il n’est besoin d’admettre l’existence d’un substrat de prédication qui tout en étant indéterminé et imperceptible serait sujet de la génération absolue. On ne peut nier que la perceptibilité soit conçue dans notre chapitre comme la condition discriminante qui sert de critère pour distinguer la génération absolue 62 DGC I 4, 319 b14–18. 63 La plupart des interprètes contemporains considèrent la notion de matière première comme nécessaire dans les seules transformations élémentaires. L’existence nécessaire de la matière première tiendrait au fait que les éléments comme les substances complexes sont analysables comme composés de matière et forme. On ne pourrait concevoir les qualités primaires sans un substrat auquel les attribuer. Selon la tradition médiévale, comme on le verra, cette notion était indispensable pour expliquer toute sorte de changement, aussi bien les transformations élémentaires que les générations des substances complexes. La prima materia était en effet conçue comme le substrat physique dernier et unique commun à toutes les réalités sensibles. 64 DGC II 1, 329 a24–26. 65 Pour une reconstruction du débat je renvoie à l’appendice du commentaire de Charlton (cf. Charlton, Aristotle’s Physics, p. 129–145). Pour une analyse plus récente de la question concernant la matière première, voir S. Broadie, «On Generation and Corruption I. 4: Distinguishing Alteration-Substantial Change, Elemental Change, and First Matter in GC», dans De Haas et Mansfeld (éds.), Aristotle’s On Generation, p. 123–150).

Du général au spécifique

119

de l’altération. Il y a toutefois à ce propos deux précisions à faire: premièrement il faut admettre que «perceptible», dans le contexte présent, renvoie moins à une possibilité de saisir au moyen d’une capacité sensorielle le substrat matériel qu’à une détermination ontologique de ce dernier66. Il faut par conséquent supposer que «perceptible» tend à signifier, en ce sens, «identifiable» ou plus précisément doté de qualités affectives. Il faut deuxièmement préciser que l’impossibilité à laquelle Aristote fait ici allusion n’est pas une impossibilité absolue de la matière d’être perçue, mais à l’impossibilité d’être perçue en tant que substrat (ὡς ὑποκείμενον). Rien de déterminé ne reste donc comme substrat, mais en même temps, rien n’empêche que quelque chose subsiste, même si cela n’est pas en soi déterminé et sujet du changement. Aristote serait en train d’affirmer que si dans les changements qui affectent le tout composé de matière et forme il y a quelque chose qui demeure, ce n’est pas comme ὑποκείμενον, c’est-à-dire comme τόδε τι et comme sujet des accidents et du changement, que ce quelque chose demeure (ὑπομένει). C’est cette forme particulière de permanence qu’Aristote va expliquer dans la suite du chapitre I 4, en prenant comme exemple la transformation de l’air en eau: «Mais dans ces processus , si une affection appartenant à une contrariété subsiste identique à soi dans ce qui a été engendré et corrompu (par exemple dans le passage de l’air à l’eau, s’ils sont translucides l’un et l’autre ou froid l’un et l’autre), la seconde affection, vers laquelle il y a changement, ne doit pas être une affection de la première»67. Aristote explique qu’on doit considérer la transformation de l’air (qui est sec et translucide) en eau (qui est translucide et humide)68 comme une génération absolue, puisque la seule chose qui demeure au cours de leur transformation, c’est l’affection commune aux deux: c’est-à-dire le translucide. Cette affection ne reste pas comme sujet de l’autre qui survient au terme du changement, mais elle subsiste comme πάθος de la nouvelle substance. L’eau, de ce point de vue, ne serait pas une modification de l’air, une sorte d’air aqueux ou du translucide humide, de même que la statue ne sera pas du «bronze statufié» et l’homme du «sang humain». Quand on a une génération absolue, s’il y a quelque chose qui demeure, comme dans le cas où une «affection appartenant à une contrariété» demeure66 Cf. Rashed (éd.), Aristote, p. 119, n. 1. 67 DGC I 4, 319 b21–24. 68 Ici, de même qu’aux lignes 319 b16 et sq. où le sang était dit s’engendrer, dans sa totalité, de la semence, les exemples choisis par Aristote ne sont pas témoins de ses croyances scientifiques. L’eau n’est pas translucide et humide, ni l’air sec et translucide.

120

Aristote

rait identique à soi, ce n’est pas comme sujet de l’autre affection que ceci reste, mais comme affection du nouveau ὑποκείμενον. Le substrat des générations absolues n’est pas une matière indifférenciée commune aux quatre éléments et dont ces derniers seraient des modifications. Le substrat est plutôt ce qui reste dans le produit de la génération comme caractéristique et qui lui donne la puissance qualitative qui le détermine. Le cas de la transformation de l’air en eau montre bien que, même si la génération a un caractère qualitatif, du fait qu’elle relève en dernier ressort d’un changement des caractéristiques opposées, elle n’est pas assimilable à l’ἀλλοίωσις, car contrairement à ce qui arrive dans le cas de l’altération, le substrat de la génération absolue doit être transformé dans sa totalité et ce qui demeure ne reste pas comme sujet propre de la génération. Il n’y a donc pas dans les générations substantielles une matière séparée des déterminations constitutives qui resterait comme sujet. Bien qu’à la fin du même chapitre69 Aristote déclare que la matière est le substrat capable d’accueillir éminemment et proprement la génération et la corruption et, d’une certaine manière, également les substrats des autres changements, il ne faut pas croire pour autant qu’elle soit un substrat indifférencié commun aux quatre éléments corporels et, d’une certaine façon, à tout étant sensible. Elle est «substrat», comme on vient de le suggérer, en ce sens qu’elle est ce qui reste du ὅλον qui précède dans le ὅλον qui vient à être et qui donne à ce dernier la puissance qualitative qui le détermine. C’est précisément sur cette puissance que le nouvel étant se constitue: l’eau à partir du translucide, la statue à partir du bronze. C’est exactement cette puissance qualitative qu’est la matière. Dans ce cadre, il n’est pas nécessaire de postuler l’existence d’une prima materia au-delà des quatre contrariétés. Celles-ci sont, à elles seules, suffisantes pour expliquer la constitution ultime du monde sublunaire. Les quatre éléments ne doivent pas être conçus comme des composés de matière et forme, de même que les quatre contrariétés ne sont pas des prédicats d’une matière indéterminée. Il faut plutôt conclure que les éléments sont l’instanciation directe de ces contrariétés. Les éléments sont la seule matière commune à tous les étants sensibles; chacun d’eux est un type de matière et fournit à ce dont il est un composant un «comportement» physique plutôt qu’un autre70. S’il est une matière commune aux éléments qui se transforment les uns dans les autres ce n’est donc que l’affection qui reste commune dans les deux éléments qui constituent le terme a quo et le terme ad quem de la génération élémentaire. Cette propriété ne persiste ni comme sujet de la génération ni comme sujet de l’affection qui vient à être, mais comme puissance qualitative du nouvel élément. 69 DGC I 4, 320 a2–5. 70 Pour une interprétation similaire Cf. W. Charlton, «Prime Matter: a Rejoinder», Phronesis 28, 1983, p. 197–211.

Du général au spécifique

121

On revient ainsi à la difficulté soulevée à la fin du paragraphe précédent. À cette hypothèse, on peut en effet objecter que si le cas de l’air et de l’eau ou du feu et de la terre ne semblent pas poser de difficultés, il reste encore à expliquer le cas des transformations des éléments qui n’ont aucune affection constitutive en commun. Il est difficile de défendre la thèse énoncée, s’il n’y a pas d’affection qui demeure au cours de la transformation. Les partisans de la prima materia pourraient à bon droit faire valoir, en ce cas, la nécessité d’affirmer l’existence d’un substrat commun aux éléments. Pour éviter cette conclusion et continuer d’admettre que, même dans ce type de transformation, ce n’est pas l’existence d’un substrat commun et unique qu’il faut admettre, il faut revenir à la thèse qu’on a suggérée plus haut et supposer que la notion de substrat-matière est une notion analogique. Il faut en ce sens préciser que, dans toute génération, il y a quelque chose qu’on peut concevoir comme matière de ce qui est engendré, car il y a toujours quelque chose qui, d’une façon ou d’une autre, sert de matériau dans la constitution du nouvel étant dans lequel cela même demeure. Le fait de concevoir la matière comme un principe unique tient ainsi au fait qu’on peut analogiquement parler de matière dans tous les cas où il y a un changement. Cela, cependant, n’autorise pas à admettre que cette notion analogique désigne un principe unique et individuel. Ce qui reviendrait à réifier quelque chose qui n’est pour Aristote qu’une simple abstraction, voire une généralisation. Comme on l’a suggéré, en d’autres termes, il faut supposer que la notion de matière devient plus abstraite selon le degré de simplicité de la substance qui est engendrée. Dans le cas de la génération d’une substance achevée comme l’homme, la puissance qualitative qui reste comme matière sera assurément plus complexe d’un point de vue physique que la puissance qualitative qui demeure dans une transformation de deux corps homéomères ou de deux éléments qui ont une affection en commun. Quant au cas de deux éléments qui n’ont aucune affection constitutive en commun, on peut imaginer que la puissance qui demeure identique sera une puissance extrêmement simple: elle sera la propriété d’être déterminé par l’un des quatre couples de qualités contraires. On peut en ce sens affirmer que si du point de concret vue de la constitution des corps la matière n’est pas autre chose que les quatre éléments, d’un point de vue plus abstrait on peut l’identifier à la puissance, qui demeure toujours dans un être, à se transformer en quelque chose d’autre. C’est pourquoi on peut affirmer que la matière est «puissance», étant donné qu’elle coïncide toujours avec l’un des deux contraires. Au niveau d’abstraction le plus élevé, on peut donc identifier la matière à la propriété générique la plus englobante. Néanmoins, il faudra toujours préciser que cette généralisation n’est jamais appropriée à l’horizon de l’analyse spécifique de la génération absolue. Il faudra en effet expliquer, en suivant la séman-

122

Aristote

tique du réel, que dans une génération substantielle la matière est toujours la propriété constitutive du nouveau tout qui vient à être71 et admettre que cette puissance intrinsèquement liée à la matière s’identifie toujours, dans la réalité physique, avec deux des quatre qualités primaires. Dans une transformation élémentaire, la matière du produit de l’engendrement sera à tout moment identifiable avec deux affections toujours orientées vers leurs contraires. Chacune de ces deux affections, en effet, procède progressivement, en suivant une série continue de stades intermédiaires, jusqu’à son contraire72. La matière est en ce sens le degré de l’affection correspondant à chaque phase du continu sensible conduisant d’un contraire à l’autre. Pour tirer les conclusions de cette analyse, on peut admettre que la matière est le quelque chose qui demeure dans le nouveau produit de l’engendrement par ses effets et non en tant que telle. Elle n’est pas le sujet logique de la génération absolue et elle n’est pas non plus le sujet propre de l’affection qui change et qui constitue le nouvel étant. Elle est en revanche la puissance qui demeure dans l’individu engendré, et c’est précisément pour cela qu’elle sera quelque chose d’indéterminé en soi. Comme Aristote l’explique en Met. Θ7, la matière, du fait de sa nature indéterminée, ressemble davantage aux accidents, qu’à un sujet substantiel73. En démontrant ainsi que le substrat matériel ne demeure ni comme sujet de la génération ni comme sujet logique de prédication, mais comme propriété du nouveau tout, Aristote a fourni le critère définitif pour distinguer la génération absolue de toutes les autres générations. La génération absolue n’est donc pas un simple processus de remplacement de deux contraires, mais la constitution d’un nouveau ὅλον à partir de quelque chose de moins déterminé qui sert de matière et qui demeure dans ce dernier comme puissance constitutive. Il reste dans ce cadre une dernière difficulté à examiner. S’il est incontestable que les substances vivantes sont toujours à l’arrière-plan des analyses du DGC, on peut encore se demander s’il est véritablement possible d’appliquer la théo71 Ce parallélisme ne doit pas en ce sens se réduire à une identification à tous les niveaux de la matière au genre. Cette thèse a été en revanche défendue par A.C. Lloyd, «Genus, Species and Ordered Series in Aristotle», Phronesis 7, 1962, p. 67–90 et R.M. Rorty «Genus as Matter: a reading of Metaphysics Z–H», dans E.N. Lee, A.P.D. Mourelatos et R.M. Rorty (éds.), Exegesis and Argument, Phronesis suppl. vol. 1, 1973, p. 393–420. 72 On pourrait sans doute objecter que la transformation de deux éléments qui n’ont aucune affection constitutive en commun ne se réalise jamais de façon directe, mais toujours en passant par la génération des éléments «intermédiaires», de sorte qu’il y a toujours une qualité qui reste tour à tour identique à soi dans le terme a quo et dans le terme ad quem. Par exemple, la transformation du feu (chaud et sec) à l’eau (froide et humide) ne se réaliserait qu’après la transformation du feu à l’air (chaud et humide). À cette objection, on peut toutefois répondre qu’Aristote considère la transformation directe du feu en eau plus difficile et lente à se réaliser, mais a priori tout à fait possible (cf. DGC II 4, 331 b4–14). 73 Met. Θ7, 1049 b1–2.

Du général au spécifique

123

rie de I 4 aussi bien aux éléments et aux corps homéomères qu’aux substances complexes. Il semble en effet que certains caractères de cette théorie excluent cette possibilité.

§ 5. Matière, puissance et détermination: vers une théorie de la scala naturae Contre la possibilité d’expliquer toute génération substantielle à l’aide d’un unique modèle, on a objecté que la génération élémentaire est un phénomène radicalement différent des générations des substances complexes: les substances composées dérivent en effet d’une matière qui persiste et demeure comme leur composant, tandis que les éléments dérivent non pas d’une matière précédente, mais les uns des autres74. En effet, dans les générations élémentaires, l’élément qui précède n’est pas à strictement parler la matière du nouvel élément: on ne peut pas affirmer, dans le cas de l’air qui dérive de l’eau, qu’il est «d’eau» ou «constitué d’elle». On dit, en revanche, que la statue est «de bronze» et l’homme «de sang». De façon encore plus tranchée, on pourrait objecter que la théorie de la génération absolue, en tant que telle, ne peut s’appliquer au cas des transformations élémentaires. Il est impossible, dans le cas des éléments, de concevoir une distinction entre une génération absolue, i.e. substantielle, et une génération relative, i.e. accidentelle. Si l’on peut admettre sans peine l’idée que les éléments subissent une génération et une corruption substantielles, il ne semble pas possible d’admettre qu’ils s’altèrent au sens propre. Cela, en effet, obligerait Aristote à considérer les éléments comme des véritables substances au même titre que les êtres vivants, alors que dans les ouvrages biologiques et surtout dans la Métaphysique il refuse sans aucune réticence le statut de substance aux éléments. Les éléments en effet sont définis dans le livre Z de la Métaphysique comme matière et puissance et sont considérés, au mieux, comme de simples parties des véritables substances75. Il serait en ce sens inconcevable de parler dans leur cas d’un véritable changement accidentel. À toutes ces objections, il faut répondre qu’en dépit des caractères propres à chaque niveau du sensible, le traité du DGC se propose de présenter la génération absolue comme un phénomène qui affecte tous les êtres qui par nature s’engendrent et se corrompent, à savoir aussi bien les corps élémentaires que les corps plus complexes. De fait, les corps élémentaires sont traités comme s’ils étaient des substances achevées, avec un principe formel, une puissance et 74 Cf. Gill, Aristotle on Substance, p. 114 et sq. 75 Cf. Met. Z2, 1028 b10–11; Z16, 1040 b5–10.

124

Aristote

une activité propres. Il faut en ce sens admettre qu’Aristote veut établir, dans le contexte même de DGC I 4, un certain parallélisme entre une théorie des transformations élémentaires et une théorie des générations substantielles au sens strict. Pour comprendre de quelle façon le modèle de DGC I 3–4 s’applique à toute forme de génération substantielle, il faut considérer la génération des substances achevées et anticiper les résultats de l’autre niveau de l’analyse spécifique de ce phénomène: celui de la physique du vivant. On a vu en GA I 18 qu’Aristote explique en quel sens on peut affirmer que ce qui naît vient toujours à être à partir de sa matière76. En distinguant les différents sens de γίγνεσθαι ἔκ τινος, Aristote considère le cas de la statue de bronze et, d’une manière révélatrice, il passe du verbe γίγνεσθαι au verbe εἶναι. Dans tous les cas où il s’agit d’objets constitués d’une matière, le tout, le ὅλον, est fait de quelque chose qui lui est immanent et qui a reçu une forme. Dans le cas des animaux vivipares sanguins, comme on le verra mieux dans le chapitre suivant, Aristote affirme que leur naissance se produit à la suite de la constitution d’un embryon à partir du sang de la mère comme à partir de sa matière77. Dans ce cas, comme dans celui présenté en DGC I 4, la matière n’est pas indiquée dans la formule qui exprime la génération absolue comme le sujet propre du devenir, mais comme ce qui entre dans la constitution de la substance générée et qui est réorganisé par la forme substantielle. Le processus de formation de l’embryon confirme ainsi que la matière désigne aussi bien «ce à partir de quoi» celui-ci advient, que ce qui y demeure comme premier constituant. Le sang constitue la matière de l’embryon qui va être informé par la forme du père et qui demeure comme puissance constitutive de la substance composée. Le καταμήνια est donc aussi bien ce qui précède que ce qui constitue le nouvel étant qui vient à être; en tant que tel, selon les indications de DGC I 3, le sang menstruel est ce qui est moins déterminé et qui est en même temps capable d’être déterminé par une forme. On ne dira pas que c’est le sang qui se corrompt, on dira que c’est l’embryon qui s’engendre. Si l’on reprend alors le cas de la génération humaine à la lumière des considérations de DGC I 4, on peut conclure que le produit de la génération substantielle ne sera jamais dit «du sang humain», mais plutôt «un homme sanguin». La substance générée, en tant que composée, manifeste donc toujours ce double aspect: matériel et formel à la fois; mais, en tant que ὅλον, elle n’est qu’un sujet unitaire déterminé par certaines potentialités qui lui sont en partie fournies par ce qui a servi de matière. Le cas des corps homéomères confirme par ailleurs que l’analyse de DGC I 3–4 prélude à l’étude de la génération des substances achevées qui est menée, d’une part, dans les ouvrages biologiques et, d’autre part, comme on le verra, dans la 76 GA I 18, 724 a20 et sq. 77 Pour une analyse plus détaillée de cette doctrine, voir chap. suivant.

Du général au spécifique

125

Métaphysique. Il est évident, à partir de la structure même du DGC, que l’analyse de la génération élémentaire est orientée, en passant par une analyse du contact et du couple de l’agir et du pâtir, vers une étude de la mixtion. Le produit d’une mixtion est le nouveau corps dont les affections relèvent des affections des corps mélangés, proportionnellement modifiées. De ce point de vue, la μίξις représente le pivot dans l’ontologie aristotélicienne entre la génération élémentaire d’une part et la génération des substances achevées d’autre part, alors que la notion transversale qui nous permet de garder l’analogie entre les trois cas de génération est la notion de puissance. Ce qui reste des éléments une fois mélangés est leur puissance, leur δύναμις. Dans le cas des corps plus simples, on peut affirmer de façon analogique que se produit un phénomène équivalent: la puissance du corps qui sert de matière reste dans le nouvel étant comme puissance qualitative. Certes, il ne s’agit pas de la même potentialité dans le cas des éléments et dans celui des homéomères, et il faudrait préciser, comme on l’a suggéré, que la potentialité est d’autant moins déterminée que le corps dont elle est la potentialité est simple. Dans les cas des quatre éléments, cette potentialité tend à la pure indétermination; cependant on pourrait toujours l’interpréter dans la même perspective et affirmer qu’elle est la puissance de se transformer dans le contraire. Tout est une modification proportionnelle des quatre qualités primaires. Le réel n’est qu’une échelle des puissances ordonnées selon un critère de complexité, l’une orientée vers l’autre comme vers son propre acte. La génération substantielle est, à chaque niveau, la conservation, dans le nouvel étant, de la puissance de l’être immédiatement précédent qui sert de matière et qui demeure comme détermination constitutive de la substance générée. Mais si la naissance d’un nouvel être consiste toujours dans une réorganisation de ce qui sert de matière, c’est parce qu’il existe une nouvelle forme qui oriente la génération. Dans le cas des homéomères, la forme est la proportion des affections primaires qui les constituent; dans le cas des substances pleinement achevées, la forme sera le principe de l’organisation et de l’individualité propre d’un corps extrêmement complexe. Ce sont donc les notions de puissance et de détermination qui permettent d’élaborer un rapport analogique entre tous les étants sujets à génération et corruption. Suivant ce même principe analogique, en effet, on peut admettre que les éléments sont eux aussi ordonnés, sur la base de leurs puissances, selon une échelle de détermination. Chacun d’eux s’oriente vers celui qui, dans l’échelle, est déterminé davantage et qui est forme et acte pour celui qui le précède: la terre par rapport à l’eau, l’eau par rapport à l’air78, l’air par rapport au feu. Certes, d’un point de vue purement chimique, Aristote déclare que les quatre 78 Phys. IV 5, 213 a1–5: «[…] L’air a la même relation à l’eau: l’une est matière et l’autre est forme, l’eau étant matière de l’air, l’air étant comme un certain acte de celle-ci, car l’eau est de l’air en puissance, mais l’air est, d’une autre manière, de l’eau en puissance».

126

Aristote

corps élémentaires sont transformables indifféremment les uns dans les autres79. En ce sens, donc, il serait tout simplement faux de nier une isonomie relative des quatre éléments et une symétrie de leur transformation. Néanmoins, à plusieurs reprises Aristote paraît considérer le rapport entre les éléments comme ontologiquement polarisé80. Dans le cas du rapport entre l’eau et l’air, Aristote explique en Phys. IV 5, 213 a1–5 que l’eau est matière de l’air et que celui-ci est acte de celle-ci, mais il n’est pas, dans le même sens, eau en puissance. Semblablement, il affirme que la terre est matière et puissance du feu, alors que le feu n’est pas terre en puissance, mais seulement forme de celle-ci. Il précise aussi, dans le livre II du DGC, que le feu est l’élément dont la différence spécifique propre (la chaleur)81 est davantage capable d’agir sur les autres. En ce sens, il est davantage acte par rapport aux éléments dont les différences spécifiques sont par nature davantage passives. On peut donc dire, d’un point de vue ontologique, que les éléments sont orientés vers ce qui, parmi eux, est davantage acte et forme. On ne dira pas, pour reprendre les affirmations du Parménide de DGC I 3, que la terre se corrompt absolument, on dira plutôt que c’est le feu qui s’engendre. Tout se tourne vers ce qui est davantage actif. Les éléments entre eux et vers les homéomères, et ceux-ci à leur tour vers des formes de plus en plus complexes. C’est sur ce postulat, c’est-à-dire en ordonnant tous les êtres sensibles selon leur capacité à agir sur autre chose et en désignant le feu comme le principe le plus actif, qu’Aristote fonde la possibilité d’analyser le phénomène de la génération des substances sensibles d’un point de vue strictement physico-biologique82. Il reste toutefois à comprendre en quel sens on peut véritablement concevoir une échelle ontologique des étants déterminés, alors même que la notion de τόδε τι semble fixer le critère ultime de substantialité. De ce point de vue, ni le DGC ni, plus généralement, les réflexions consacrées à la chimie aristotélicienne ne semblent nous assurer une réponse définitive. C’est encore une fois dans le traité consacré à la génération des vivants qu’on trouvera l’ultime critère capable d’établir l’échelle de perfection sur laquelle toute la théorie de la génération substantielle se fonde. 79 DC III 6–7; DGC II 4. 80 Phys. IV 5, 213 a1–5; DC IV 3, 310 b11–15; DGC II 8, 335 a14–20. 81 Aristote explique que chaque élément, bien qu’il soit déterminé par un couple de qualités affectives, n’est défini essentiellement que par l’une des deux: le feu par la chaleur, l’eau par l’humide, la terre par le froid, l’air par le sec. 82 Comme on va le voir, Aristote démontre dans les ouvrages biologiques que parmi les éléments le feu est celui qui est le plus actif et qu’il est la cause agente première dans le processus de constitution des substances. En se fondant sur ce même postulat, il affirme aussi bien dans le GA (cf. GA II 1, 732 b31–32) que dans les PN (cf. PN 477 a15–18) que les animaux qui ont plus de chaleur sont plus parfaits (τελειότερα) et plus nobles (τιμιώτερα) que les autres. On reviendra sur cette thèse dans le chap. suivant.

Du général au spécifique

127

On verra dans le chapitre suivant que ce critère se retrouve au niveau de l’opération, à savoir de la fonction, qui caractérise en propre l’étant étudié: c’est la capacité d’imposer sa propre forme sur une matière et, par là même, de reproduire quelque chose de semblable à soi, qui fournit le critère. Ce que je veux suggérer, c’est que ce critère vaut analogiquement dans le cas de toute génération substantielle, qu’il s’agisse des éléments, des homéomères ou des substances achevées. Dans le cadre d’une telle hypothèse, l’ultime conclusion à tirer est qu’il faut interpréter la notion de détermination à la lumière de celle persistance dans l’être et admettre que c’est la possibilité de demeurer en acte qui nous fournit le véritable critère d’ordonnancement des êtres.

Conclusion Tout en admettant que l’équivalence entre la génération élémentaire et les générations des substances supérieures reste en partie affaiblie par le cas des éléments qui n’ont aucune qualité en commun, on peut conclure, comme Aristote l’assure en DGC I 1, qu’il y a des traits communs à toute génération absolue, qu’il s’agisse des éléments ou des corps plus complexes. La matière et la forme sont d’un certain point de vue des termes relatifs: la matière est en effet ce qui doit être déterminé, la forme ce qui détermine. Si les substances achevées sont les seules véritables substances, c’est parce qu’elles sont les seules à être τόδε τι et χωριστά en un sens absolu, tandis que ni les éléments ni les corps homéomères ne le sont. Pour être quelque chose d’absolument déterminé, elles doivent être quelque chose d’absolument un. La matière ne peut être un substrat autonome par rapport à la forme. Une théorie de la génération absolue réellement exhaustive doit alors mettre en lumière le caractère d’unité de la substance engendrée. C’est pour cela qu’il faut considérer l’analyse du DGC comme «spécifique» par rapport à l’analyse de Phys. I. Celle-ci n’avait pas donné les critères nécessaires pour définir les caractéristiques propres à la génération substantielle et c’est pour cette raison qu’on l’avait définie comme abstraite et extrêmement générale. Toute positivité était conçue comme un contraire et toute génération comme le passage du contraire négatif au contraire positif. Dans le cadre de l’analyse de Phys. I, qu’on a définie comme purement analytique et en ce sens «générale», la matière était conçue comme un principe commun d’un point de vue analogique. En DGC I 3, Aristote nous a fourni un critère pour distinguer d’un point de vue ontologique entre une contrariété indifférenciée qui couvre toutes les catégories de l’être et une contrariété au moyen de laquelle on discerne la substance de tous les autres étants: c’est le critère selon lequel ce qui est plus déterminé a plus d’être. C’est seulement au moyen de ce critère, absent dans l’analyse de

128

Aristote

Phys. I, qu’on est en mesure de distinguer d’une part entre substance et accident, d’autre part entre forme et matière. Dans le cadre de cette analyse «spécifique», il ne faut plus interpréter la matière comme le sujet du devenir, mais en suivant la sémantique du réel, la considérer comme propriété constitutive du nouveau tout engendré, une propriété qu’on a, pour cette raison, rapprochée de la deuxième classe des prédicats par soi d’An. Post. I 4. Pour tirer les conclusions de cette analyse, il faut admettre que seule une analyse «spécifique» permet d’échapper à l’indifférenciation propre au modèle abstrait des deux contraires et de distinguer de manière absolue entre une γένεσις ἁπλῆ et une γένεσίς τις. C’est la réalité qui doit diriger le langage, en lui donnant un critère pour distinguer ce qui est absolument et ce qui est de façon dérivée et secondaire. Le modèle qui décrit la génération substantielle de manière plus appropriée est le modèle qui suit la seconde intuition de Phys. I 7, confirmée par les analyses physiques du DGC: la génération absolue est l’advenir de quelque chose de nouveau à partir d’une matière qui reste comme puissance qualitative et constitutive. C’est ce modèle que le physicien reprend, lorsqu’il examine la génération des animaux et que métaphysicien utilise lorsque, dans sa recherche de ce qu’est la substance première, il examine la substance individuelle d’un point de vue diachronique. C’est le modèle qui considère la génération comme l’advenir d’un nouveau tout unitaire, interprété à la lumière des notions d’acte et de permanence dans l’être, qu’Aristote va employer, dans les traités biologiques83, pour décrire la genèse des êtres vivants et de ceux qui parmi eux sont les plus «parfaits»: les animaux sanguins vivipares. Le critère dit de la détermination, toutefois, ne permet pas à lui seul d'expliquer le classement entre les différents étants sujets à génération et corruption et identifier les sujets privilégiés de la génération absolue. Il faudra lle préciser, en affirmant que les étants qui au sens absolu s'engendrent sont ceux qui plus que les autres sont capables de s'assimiler ce qui est autre, en imposant sa propre forme sur ce qui leur sert de matière. C'est en vertu de cet unique critère que le feu est plus parfait que la terre, l'homme plus parfait que la femme et les vivipares plus parfaits que les ovipares

83 Bien que le terme “biologie” soit absent du corpus aristotélicien et qu’Aristote, comme on l’a suggéré dans le chap. I, n’admette pas de scission nette entre une physique, une chimie et une biologie au sens moderne du terme, il n’est pas anachronique d’utiliser ce terme, si l’on entend par là l’étude de la vie, qui inclut aussi bien l’étude des animaux que celle des plantes. C’est en ce sens qu’on l’utilise dans l’ensemble de cette étude.

Chapitre IV La mise en œuvre de l’étude de la génération substantielle: la génération animale Introduction: La génération substantielle au tournant de la recherche biologique On a montré que le premier livre du DGC nous fournit l’étude générale de la génération absolue. La génération présentée comme le passage de ce qui est moins déterminé à ce qui l’est davantage est plus proche de la genèse des êtres vivants que la γένεσις analysée en Phys. I, qui fait abstraction, autant que possible, de la différence entre la génération substantielle et les générations accidentelles. Si dans toutes les transformations il est vrai que la génération d’un contraire est la corruption de l’autre contraire, il ne faut pas moins préciser que dans la génération absolue la symétrie n’est pas tout à fait respectée, car l’un des contraires a toujours plus d’être que l’autre. Alors que, a priori, le passage du blanc au noir est une altération au même titre que le passage du noir au blanc, il n’en va pas de même des générations absolues: la transformation de l’homme en cadavre n’est pas le même phénomène que la transformation du sang menstruel en homme. Si le sang menstruel est en puissance un homme, l’homme, pour sa part, n’est pas un cadavre en puissance, car une substance n’est jamais en puissance le produit de sa propre corruption1. La théorie de la génération substantielle exposée dans le DGC se fonde donc sur ce paradigme qui fait du terme positif dans le processus l’élément capable d’accorder à une transformation le statut de génération substantielle. Même si cette théorie ne nous fournit pas de façon explicite le critère permettant de définir cette positivité, c’est sur l’existence d’un tel type d’étant qu’elle se fonde. En fonction de ce principe, l’analyse de DGC I 3 fixe une échelle qui, en dépit d’une isonomie des éléments établie au niveau chimique, ordonne, à un niveau cosmo-ontologique, tous les êtres du plus passif au plus actif. Le processus qui conduit de la terre au feu, affirme Aristote, peut s’exprimer dans les termes d’une

1

Met. H5, 1044 b34–1045 a2.

130

Aristote

génération absolue, tandis que le processus inverse ne peut être légitimement défini comme tel2. C’est en faisant cela qu’Aristote abandonne le niveau purement abstrait du devenir de Phys. I 7. Le remplacement du devenir par la génération est clairement établi, lorsque le sujet du processus n’est plus la matière en devenir, mais le nouvel étant qui vient à l’être. C’est pourquoi l’analyse de la génération absolue de DGC I 3 constitue un examen de la genèse plus adéquate que celle de Phys. I 7, car elle se fonde sur des caractères qui ne valent que pour ses véritables sujets, c’est-à-dire ce qui est τόδε τι. La présentation biologique de la génération des vivants se manifeste comme la mise en place de ce postulat; elle est par conséquent exprimée à l’aide du même modèle présenté dans le DGC. Selon ce modèle, la matière n’est pas indiquée dans la formule qui exprime la génération absolue comme le sujet propre du devenir, mais comme ce qui entre dans la constitution de la substance générée et qui est réorganisé par la forme substantielle. C’est ce même modèle qu’Aristote utilise dans le GA pour révéler la nature de la génération des êtres vivants. Dans toutes les espèces vivantes, la matière n’est pas le sujet de la genèse, mais ce qui reste en tant que partie constitutive et puissance qualitative du véritable sujet du phénomène. Dans tous les cas, le véritable sujet de la génération absolue est le τόδε τι qui vient à être à la fin du processus de transformation. Dans le cas des animaux vivipares, considérés comme les animaux les plus parfaits, le sang fourni par la femelle dans la composition duquel prédominent les éléments froids constitue la matière de l’embryon. Étant informé par la forme que véhicule le sperme du mâle caractérisé lui-même par une surabondance de chaleur, le sang, en tant que matière, demeure comme partie et puissance qualitative constitutive de la substance composée3. De ce point de vue, le sang est pour les animaux sanguins ce qu’est le bronze pour la statue; il est en d’autres termes aussi bien la matière a quo que la matière ex quo de la substance issue du processus de génération. Cette explication, qui n’est pas alternative à une explication téléologique par la forme, permet de fonder en raison la continuité qui soude les analyses des traités généraux et les recherches des traités zoologiques4. 2 DGC I 3, 319 a14–17. 3 Sur l’idée que le sang constitue la matière prochaine de l’homme, voir C.A. Freeland, «Aristotle on bodies, matter, and potentiality», dans A. Gotthelf et J.G. Lennox (éds.), Philosophical issues in Aristotle’s biology, Cambridge University Press, Cambridge 1987, p. 392– 407. On verra que cette thèse était déjà au cœur de la théorie de la génération des vivipares qu’Averroès a élaborée. 4 Certains doutes ont été avancés sur la possibilité de considérer les deux explications comme tout à fait superposables. Pour une présentation des ces perplexités, voir G. Freudenthal, Aristotle’s Theory of Material Substance, Heat and Pneuma, Form and Soul, Oxford University Press, Oxford 1995.

la génération animale

131

Tout en élaborant un paradigme commun capable d’expliquer la génération de tous les vivants, Aristote précise qu’il faut reconnaître la suprématie de certains êtres «déterminés» par rapport à d’autres. Tous les produits d’une génération animale manifestent les caractères propres aux véritables τόδε τι, mais ils ne le font pas tous au même titre. Aristote nous dit en effet qu’il y a des animaux plus nobles que d’autres: ce sont les animaux ayant plus de chaleur qui sont aussi les animaux les plus parfaits. On ne voit pas clairement, toutefois, en fonction de quel critère on peut établir cette échelle de perfection. Faut-il déduire que la «qualité» du composant matériel qui prédomine dans chaque espèce vivante suffit à fixer le critère de cet ordonnancement, de sorte que le fait qu’une espèce ait plus de chaleur suffise en lui-même à en établir la supériorité? Il faut croire que non. On voudrait en effet poser que le critère définissant la noblesse et la perfection d’un vivant n’est ni purement matériel, ni purement cosmologique, mais réside dans la possibilité de réaliser au mieux la fonction (l’ἔργον) qui le définit en tant que tel: le fait de reproduire un être semblable à soi même. C’est en fonction de ce critère qu’il faut juger de la «noblesse» des animaux et en fonction de ce critère qu’on considère les animaux vivipares comme les plus parfaits: non pas en vertu de leur constitution élémentaire, mais parce que, grâce à la surabondance de chaleur qui les caractérise, ils peuvent d’emblée reproduire un être qui leur rassemble en tout point5. Dans ce cadre, la chaleur n’est que l’instrument permettant la réalisation de cette perpétuation; elle l’est, comme Aristote le dit en PA II 7, car elle est pour l’âme ce qu’est l’outil pour l’artisan: c’est le corps parmi tous qui seconde le mieux ses fonctions. C’est pour cette même raison que la quantité de chaleur ne peut suffire en elle-même à fonder le classement. Car la chaleur n’est dans l’organisme animal qu’une cause instrumentale. L’affirmation d’un tel principe confirme à nouveau la continuité entre les recherches du DGC et celles consacrées aux vivants. Car, comme on l’a annoncé, on peut conclure de façon plus générale que ce principe et le critère de classement correspondant valent par analogie pour tous les étants du cosmos aristotélicien. En effet, que ce soit au niveau des corps simples ou des corps qui en sont constitués, Aristote définit les produits de la génération absolue comme «ce qui est plus acte» par rapport à ce qui l’est moins et donne ainsi un critère unique pour juger le produit d’une génération comme plus parfait qu’un autre: transmettre sa propre forme et demeurer en acte. C’est dans ce cadre théorique général qu’on analysera dans ce chapitre la théorie de la génération animale exposée dans le GA. Le but sera moins de résoudre toutes les difficultés impliquées par les recherches de ce traité, que de montrer 5 Il faut entendre «tout point qui relève de l’espèce» et non pas tout aspect spécifique et accidentel confondu.

132

Aristote

que l’étude des causes motrices et matérielles auxquelles Aristote fait appel pour expliquer le phénomène de la génération des animaux sanguins6 confirme la théorie générale de la génération substantielle telle qu’on l’a reconstruite dans les chapitres qui précèdent.

§ 1. Génération et reproduction: causes motrices, causes instrumentales et causes substratiques dans la génération animale par semence Dans un article au fondement du tournant biologique des études aristotéliciennes, A. Gotthelf a bien expliqué que, dans la théorie aristotélicienne de la génération animale, la genèse et le développement d’un organisme vivant ne sont pas le résultat de la somme des actualisations des potentialités des éléments, dont l’identification ne ferait pas mention de la forme de l’organisme mûr7. C’est cela qui permet de conclure qu’il n’y a pas dans la théorie aristotélicienne de nécessité par le bas («a necessitation from below»8): la matière ne peut s’organiser par ses seules qualités innées dans un composé structuré. La tendance de la matière à s’organiser d’une certaine façon plutôt que d’une autre est irréductiblement téléologique, le but visé étant dicté par la forme substantielle. Dans un même cadre théorique, il faut admettre que la théorie aristotélicienne de la matière ne peut suffire à expliquer la stabilité et la permanence des composés, étant donné que les éléments qui les constituent gardent toujours leur potentialité à se séparer pour regagner leur lieu naturel9. Il serait en effet impossible d’expliquer, du seul point de vue de la matière, que les éléments restent ancrés les uns aux autres à l’intérieur du composé, alors qu’ils devraient par nature se disperser. Pour expliquer la permanence dans l’être d’une substance composée, il faut concéder qu’elle reste en vie jusqu’à ce que la proportion entre la chaleur et l’humidité qui la caractérise reste stable10, mais il faut aussi préciser que c’est la forme substantielle qui dicte cette proportion. Inversement, pour comprendre la destruction d’un composé substantiel, il faut supposer que celle-ci survient lorsque ce qui est gouverné a le dessus sur 6 Les animaux sanguins, étant les plus parfaits, constituent en un sens le cas privilégié pour l’étude de la génération animale. 7 Cf. A. Gotthelf, «Aristotle’s Conception of Final Causality», dans Gotthelf et Lennox (éds.), Philosophical issues, p. 213 et sq. Une thèse similaire est proposée par D. Balme, «Teleology and Necessity», ibid., p. 276 et sq. 8 Cf. J.M. Cooper, «Aristotle on Natural Teleology», dans Schofield et Craven Nussbaum (éds.), Language and Logos, p. 205. 9 Cf. Gill, Aristotle on Substance, p. 166–167. 10 Meteor. IV 2, 379 b35 et sq.

la génération animale

133

ce qui gouverne11. La destruction, de ce point de vue, doit être conçue comme une conséquence de la nécessité matérielle. Le feu, l’eau et les autres éléments, n’ayant pas la même potentialité, sont, les uns pour les autres, cause de génération et de destruction, de sorte que chacun des autres corps qui tient d’eux son existence et sa constitution participe logiquement de leurs natures. Toutefois, dans ce cas aussi, c’est la forme qui dicte la fin du processus. En effet, si les substances vivantes ne résultent pas, comme une maison, de la juxtaposition d’un certain nombre d’éléments12, leur génération ainsi que leur corruption ne dépendent pas des seules propriétés élémentaires. Seul un principe immatériel, la forme, peut rendre raison de la cohésion des éléments pendant une période définie. La mort, de ce point de vue, est une preuve en faveur de l’existence de ce principe, étant donné qu’elle est dans la plupart des cas un événement qui ne relève pas du hasard, mais de la nature même des vivants13. À cette reconstruction «formaliste» de la doctrine aristotélicienne semble s’opposer un certain traitement des qualités élémentaires des écrits biologiques. À plusieurs reprises, Aristote défend la primauté de la chaleur sur les autres qualités élémentaires et établit une relation privilégiée de celle-ci avec la forme substantielle. Bien qu’il refuse d’identifier l’âme avec la chaleur – ce qui serait, comme lui-même le dit, une thèse bien grossière – il déclare que l’âme «est incorporée» dans la chaleur qu’elle utilise comme un outil dans l’exercice de ses fonctions: «En effet, au lieu de suivre ceux qui tiennent l’âme de l’animal pour du feu ou quelque force du même ordre, ce qui est une thèse grossière, il est sans doute préférable de dire que l’âme se forme (συνεστάναι) dans un corps de cette espèce. La cause en est que le chaud est de tous les corps celui qui seconde le mieux (ὑπερικώτατον) les fonctions de l’âme. En effet, la nutrition et la locomotion sont des fonctions de l’âme et c’est surtout grâce à (διά) la chaleur qu’elles s’exercent. Donc prétendre que l’âme est du feu, c’est la même chose que de dire que le charpentier ou l’art du charpentier sont la scie ou la tarière, parce que l’œuvre se réalise par la collaboration de l’ouvrier et de l’outil. D’où l’on voit que les animaux participent nécessairement de la chaleur»14.

11 Meteor. IV 1, 379 a11 et sq. 12 PN, 465 a14–19. 13 Ainsi pourrait-on conclure que la destruction et la mort des substances s’expliquent par l’isonomie des qualités contraires qui sont en elles – tout contraire change inexorablement dans son contraire. Sur la base d’une même considération, Aristote définit la vieillesse comme une maladie naturelle. Cf. GA V 4, 784 b33–34. 14 PA II 7, 652 b7–16. Cf. GA III 1, 751 b6; De Iuv. 27, 480 a16.

134

Aristote

Ce texte suggère que la chaleur vitale est pour l’âme ce qu’est l’instrument pour l’artisan15. Le rapport de la chaleur vitale à la forme substantielle semble toutefois plus délicat que cette métaphore ne le laisse supposer. Aristote en fait plusieurs fois le substrat de l’âme et du mouvement qui en relève, mais il ne dit pas clairement si la chaleur vitale a le seul rôle de réchauffer ou si elle accomplit une fonction, pour ainsi dire, plus élevée. Il est en ce sens difficile de comprendre si dans la formation et dans la constitution des substances la chaleur vitale joue un rôle véritablement formel ou pas. Contre cette hypothèse, on voudrait défendre que, bien que la chaleur vitale ait une puissance formative dans la génération des êtres vivants, elle ne peut faire fonction de cause formelle du processus. Elle ne sera autre chose que son principe constitutif ultime. C’est ce que l’analyse de la génération animale permet de montrer: la chaleur vitale du produit engendré ne constitue pas son principe formel, mais la puissance qualitative de son principe constitutif et substratique primaire.

§ 1.1. Matière, forme et instrument Nulle part Aristote ne fournit un exposé systématique de la théorie de la chaleur vitale (θηρμὸν ζωτικόν). Notamment, il n’explique pas de manière claire si et pourquoi la chaleur du feu (conçu comme l’un des quatre éléments) se distingue de cette chaleur vitale qui se trouve chez les vivants. Il ne le fait explicitement qu’en association au pneuma, lorsqu’il affirme que dans le processus de reproduction cette chaleur, avec laquelle l’âme a une affinité (κοινωνία) particulière, diffère des éléments, en étant plus divine qu’eux16. À plusieurs reprises, toutefois, Aristote déclare que la chaleur vitale fait fonction de cause efficiente dans la reproduction et dans le développement des substances vivantes et qu’elle est le principe de cohésion des corps animés. Il précise que le même principe vaut également dans le cas des êtres inanimés et des corps homéomères qui se trouvent au fondement de la constitution des vivants. Cette thèse trouve son fondement dans l’étude des propriétés chimiques des quatre éléments exposée dans le second livre du DGC et dans le livre IV des Météorologiques. Dans les deux cas, la chaleur vitale est invoquée comme facteur principal d’explication de tous les phénomènes biologiques qui ont lieu par coction (πέψις). 15 On verra, dans la seconde partie de ce travail, qu’Averroès développe l’analogie forme/ matière, agent/instrument plus clairement qu’Aristote ne l’avait fait. Suivant une intuition d’Alexandre d’Aphrodise, il insistera davantage sur l’idée que les puissances qualitatives de la matière transférées par la forme sont l’instrument par lequel la forme elle-même du composé accomplit ses fonctions. Sur ce point, voir les chap. VIII et IX. 16 GA II 3, 736 b29–35.

la génération animale

135

Dans le DGC, Aristote explique que la chaleur (de même que le froid) est une qualité active qui, agissant sur les qualités passives (l’humide et le sec), cause la coction17. Dans le livre IV des Météorologiques, il définit la coction comme ce qui arrive à chaque chose lorsque «la composante humide est subjuguée»18: la chaleur agit sur l’humide, qui sert de «matière indéterminée» et elle le rend plus compact, plus dense et plus sec19. Tous les processus de coction sont caractérisés par la capacité qu’a le composant chaud de mettre ensemble des choses du même genre, de façon à produire des corps homogènes20 et d’éliminer les résidus21. Dans un cadre biologico-chimique, Aristote explique que la coction se termine lorsqu’elle atteint un résultat bien proportionné et donc stable entre l’humide et le sec. De ce point de vue, le produit de la coction est une mixis qui a comme résultat un corps homogène caractérisé par un certain logos qui en harmonise toutes les composantes. Comme Aristote l’affirme en Met. Z16, 1040 b8–10, la coction est le processus à l’issue duquel un «tas» de choses hétérogènes est élaboré en un tout organisé. Chez les animaux qui se reproduisent, la chaleur qui leur est propre produit dans le mâle le résidu à l’origine de la semence. Aristote explique que ce liquide séminal est réalisé grâce à une séparation et une coction à partir de la nourriture ingérée. Dans le processus de reproduction, la coction est aussi le processus chimique déclenché par le sperme du mâle sur la matière féminine. Pour comprendre l’étude de la génération animale et le paradigme qu’Aristote utilise pour l’expliquer, il faut donc tout d’abord comprendre le rapport qui lie cette chaleur à la semence masculine, à la matière féminine et au processus de la fécondation. C’est cette analyse qui montrera que le paradigme utilisé pour comprendre la génération animale est exactement le même que celui utilisé en DGC I 3–4. L’étude du rôle que le sperme joue dans la génération des animaux, ainsi que le rapport que celui-ci entretient avec la chaleur animale se déroule entre les chap. I 17–22 du GA. Au tout début de son analyse, Aristote affirme qu’il semble que tout naisse d’une semence et que la semence vienne des générateurs22. C’est pourquoi, précise-t-il, il faut tout d’abord comprendre si cette semence procède aussi bien du mâle que de la femelle et si elle est issue d’une seule des parties de l’organisme animal ou de leur ensemble. Cela est d’autant plus nécessaire que la plupart des anciens ont estimé que le sperme procède de tout le corps et qu’il est produit aussi bien par la femelle que par le mâle. 17 DGC II 2, 329 b24–31; cf. Meteor. IV 1, 378 b10–25. 18 Meteor. IV 2, 379 b32 et sq. 19 Meteor. IV 2, 380 a4 et sq. 20 GA I 18, 724 b26 et sq. 21 L’action de la chaleur, néanmoins, est essentiellement d’associer; le fait de dissocier et d’éliminer les résidus est la conséquence indirecte de l’association des choses du même genre. Voir DGC II 2, 329 b27 et sq. 22 GA I 17, 721 b6–7.

136

Aristote

Après avoir pesé les arguments en faveur des diverses hypothèses23, Aristote formule en GA I 18 une première caractérisation du sperme24, affirmant qu’il est le principe d’où viennent les êtres qui se forment naturellement: «Or, par nature, le sperme veut être tel qu’il soit la première chose de laquelle naissent les êtres constitués selon la nature»25. Une telle caractérisation reste pourtant vague, étant donné qu’il existe plusieurs sens de l’expression γίγνεται ἄλλο ἐξ ἄλλου. Aristote, on l’a vu, en énumère quatre26 et affirme que, dans l’un de ces sens, l’être engendré procède de la matière comme de ce qui lui préexiste et qui demeure en lui comme partie, ou plutôt comme constituant. Ce n’est pas dans ce même sens que le sperme est principe de la génération. Aristote explique en effet que le produit de ce dernier vient de lui comme d’un premier moteur (ἐκ πρώτου κινήσαντος). C’est cela qu’Aristote s’emploie à démontrer à partir de la ligne 725 a21.

§ 1.2. Quantité de chaleur et proportion du mouvement C’est seulement à la fin du chap. I18, lorsqu’Aristote exhibe le processus de formation du sperme, que l’on parvient à la définition qui en révèle pleinement la nature: le sperme est un résidu de la nourriture à son dernier degré d’élaboration (litt. le résidu de la dernière nourriture utile)27, qui contient, en même temps qu’une chaleur vitale, un mouvement qui est celui de l’accroissement même du corps de l’animal. Le sperme est donc le résidu de la coction et de la purification du sang et il agit en vertu de la chaleur vitale qui lui est propre, doué du mouvement causé par la fonction nutritive du générateur. C’est en effet la chaleur qui produit le mouvement28. La preuve en est que le sperme froid n’est pas fécond29 et que les mâles, à un certain âge, deviennent stériles, car leur semence, n’ayant

23 Sur la valeur et les sources des différents arguments, voir les notes de D. Lefebvre à sa traduction inédite du GA. Lefebvre suggère à ce propos que, d’un matériel issu de plusieurs sources, Aristote construit un argumentaire allant des «preuves» les plus physiques aux plus logiques. Il suggère également que les contre-arguments d’Aristote sont à la fois logico-dialectiques et observationnels. 24 Sur les différentes caractérisations du sperme, qui en donnent une connaissance de plus en plus exacte, voir Bolton, «Definition and Scientific Method», p. 69–89. 25 GA I 18, 724 a17–18. 26 Voir chap. II, p. 84 et sq. Cf. Met.α2, 994 a20–b3; H4, 1044 a23–25; N5, 1092 a23–35 et Phys. I 7, 190 a21–31. 27 GA I 18, 726 a25–27. 28 GA II 1, 732 a20: τὸ θερμὸν κινητικόν. 29 GA I 7, 718 a24–25.

la génération animale

137

pas assez de chaleur, n’est plus capable de mener à bien la coction de la matière féminine. Le sperme est donc le principe qui déclenche la coction et le processus de formation de l’embryon, et sa puissance est fonction de la quantité de chaleur qui lui est propre et par laquelle il agit. Aristote explique ainsi que le sperme est animé d’un mouvement identique à celui par lequel le corps s’accroît à mesure que s’y distribuent les parcelles de nourriture définitivement élaborée. Quand il pénètre dans l’utérus, il coagule et met en mouvement le résidu de la femelle en lui imprimant le même mouvement dont il est animé30. C’est ainsi qui se trouve mis en branle le processus de formation de l’embryon. La transmission du mouvement se révèle donc être le fait principal. C’est pour cela qu’il faut conclure que le sperme est cause motrice de la génération. Encore faut-il montrer qu’il ne peut être en même temps cause matérielle. Aristote explique ainsi que lorsque le principe mâle et le principe féminin entrent en contact dans des conditions telles que l’un soit agent et l’autre patient, aussitôt l’un est passif et l’autre est actif. Il précise que bien que le processus de fécondation ne puisse qu’advenir par contact31, l’action du sperme, en tant que moteur, n’a rien de matériel. C’est par sa puissance que le sperme du mâle fait subir une certaine transformation à la matière et à la nourriture qui est dans la femelle, mais non pas en apportant du matériel à sa constitution32. Cette action, le sperme peut l’exercer en fournissant de la chaleur et réalisant une coction. La matière du liquide séminal (σῶμα τῆς γονῆς) qui sert de véhicule à la partie de l’âme qui n’est pas séparée se dissout et s’évapore du fait de sa nature humide et aqueuse33. D’un point de vue somatique, donc, le sperme ne contribue en rien à la formation de l’embryon. Le corps du sperme n’est en rien cause de la génération, il est cause en tant qu’il possède un certain état (ἕξις) et le principe du mouvement qui produit la génération. 30 GA II 3, 737 a18–24: «Comme le sperme est un résidu et qu’il est mû du même mouvement selon lequel le corps s’accroît quand la dernière nourriture s’y répartit, lorsqu’il entre dans l’utérus, il fait prendre consistance au résidu de la femelle et le meut du même mouvement dont précisément il est mû lui aussi, car celui-là est un résidu et il possède toutes les parties en puissance, mais aucune en acte». 31 GA I 22, 730 b5 et sq.; II 1, 734 a3–4; II 4, 740 b18–24. 32 On verra que ce postulat de la biologie aristotélicienne est pleinement respecté par Averroès, qui l’utilise pour appuyer sa théorie de la génération absolue comme «altération substantielle». 33 La partie de l’âme qui n’est pas véhiculée par le sperme est assurément l’intellect. GA II 3, 737 a7–12: «Quant au corps de la semence dans lequel part le germe du principe psychique, qui est, d’un côté, séparé du corps pour ceux en lesquels quelque chose de divin est enveloppé (tel est ce qu’on appelle l’intellect), mais qui, de l’autre, en est inséparable, – ce corps de la semence se dissout et s’évapore puisqu’il a une nature humide et aqueuse». Je n’entrerai pas dans le détail de cette affirmation et du débat qu’elle a occasionné. Cela dépasse les limites de la présente analyse.

138

Aristote

Le sperme est donc cause motrice ou mieux une cause motrice et il est seulement en puissance ce que les diverses parties de l’organisme animal sont en acte34. Il n’est pas une partie du fœtus et, même s’il communique la forme à la matière qui se trouve dans la femelle, il n’est pas la cause formelle de la génération: «[…] n’est pas une partie de l’embryon engendré, comme rien non plus ne quitte le menuisier pour la matière que constituent les morceaux de bois et aucune partie de l’art de la menuiserie ne se trouve non plus dans ce qui est engendré, mais c’est la configuration et la forme qui proviennent de celui-là par le mouvement qui est dans la matière; et c’est l’âme dans laquelle se trouve la forme, c’est-à-dire la science, qui meut les mains ou une certaine autre partie d’un mouvement qui a une qualité déterminée (si c’est d’un mouvement différent, ce qui en est engendré est différent, si c’est d’un mouvement identique, ce qui en est engendré est identique), les mains meuvent les outils, les outils meuvent la matière. C’est de la même façon aussi que, chez ceux qui émettent du sperme, la nature qui est dans le mâle fait usage du sperme comme d’un outil et comme d’un outil qui possède des mouvements en acte, de la même façon que les outils sont mus dans le cas de ce qui est engendré par l’art. Car c’est en eux que réside en quelque façon le mouvement de l’art».35 Le sperme agit donc comme un instrument ou, plus exactement, c’est la chaleur vitale qui lui est propre qui accomplit ce rôle, dans la mesure où elle véhicule le mouvement que le générateur lui a imprimé. Même si c’est l’âme qui est à l’origine du mouvement imprimé et qui est un ce sens l’ultime moteur de la génération, c’est la semence par sa chaleur qui possède ce mouvement en acte, de la même façon que les outils dans le cas de ce qui est engendré par l’art. Aristote explique en effet que c’est du fait de posséder le mouvement en acte que la semence possède un principe de telle nature que, une fois ce mouvement arrêté, chacune des parties du vivant se forme et devient animée. C’est en ce sens qu’on peut conclure que la semence ne possède pas le principe formel qu’il véhicule si ce n’est en puissance, alors même qu’il possède en acte le mouvement provoqué en lui par la chaleur. La chaleur est ainsi la cause qui permet le déclenchement du mouvement, mais ce n’est pas elle, en tant que telle, qui est principe du mouvement; elle n’est en effet qu’une cause instrumentale. Pour expliquer le rapport de la chaleur animale au mouvement génératif et à son principe, Aristote fait encore une fois appel au processus de production artificielle auquel il compare de façon analogique le phénomène de fécondation. 34 GA I 19, 726 b15–21. 35 GA I 22, 730 b12–23.

la génération animale

139

De même qu’en parlant d’une hache ou d’un autre outil, nous ne dirions pas que c’est le feu à lui seul qui les a produits, de même aussi en parlant du corps du vivant ou de l’une quelconque de ses parties, nous ne pouvons pas affirmer que c’est la chaleur vitale à elle seule qui les a engendrés. Le chaud et le froid peuvent à la limite rendre compte des propriétés comme la dureté, la mollesse, l’élasticité, la friabilité; mais ils ne peuvent pas expliquer le fait qu’à un moment donné telle partie est un organe et telle autre de la chair. Cela est dû au mouvement issu du générateur et plus précisément à la proportion qui le caractérise. Aristote explique que, dans ce cas aussi, il en va de ce processus comme des productions de l’art. En effet, la chaleur et le froid rendent le fer dur ou mou, mais ce qui fait une épée, c’est le mouvement des outils, mouvement qui a une raison, celle de l’art. C’est donc l’art le principe qui possède et donne la forme du produit, même s’il réside ailleurs que dans ce qu’il produit. Comme dans le cas de l’art, le mouvement de la nature réside dans le produit, mais vient d’une autre nature qui renferme la vie en acte. De même que dans le cas des outils de l’artisan, l’art qui les produit est la forme et le mouvement son acte, ainsi en est-il du produit de la génération animale. C’est l’âme nutritive qui donne au mouvement sa «raison», c’est-à-dire sa proportion et sa mesure, et qui est pour cela même le principe ultime de son déclenchement. C’est donc l’âme nutritive qui se sert du chaud et du froid comme autant d’instruments pour imprimer le mouvement qui caractérise son acte: «De même que ce qui est produit par l’art est produit par les instruments, il est plus juste de dire par leur mouvement, que ce mouvement est l’acte de l’art et que l’art est la forme de ce qui est produit en autre chose, de même la puissance de l’âme nutritive, de la même façon que, plus tard, elle produit la croissance à partir de la nourriture que ce soit chez les animaux eux mêmes ou chez les plantes, en utilisant pour instruments le chaud et le froid (car le mouvement de cette puissance réside en eux, c’est-à-dire que chaque vivant est engendré par une certaine raison), c’est de cette façon que, dès l’origine aussi, cette puissance constitue ce qui est engendré par la nature»36. Le chaud, de même que le froid, ne sont que des instruments, par lesquels l’âme imprime son mouvement. La raison en est, Aristote vient de le dire, que le mouvement véhiculé par la chaleur doit avoir une raison, un λόγος, et que ce λόγος ne peut être fourni ni par la chaleur ni par le froid. En suivant les préceptes du De Anima, on peut affirmer que la chaleur, en tant que telle, ne peut fixer une limite à sa propre action, puisque, comme le feu, sa croissance s’étend à l’infini, tant que le combustible est disponible. En effet, tous les phénomènes biologiques, ainsi que la coction, sont par nature caractérisés par une limite et 36 GA II 4, 740 b25–34.

140

Aristote

tous les systèmes que forme la nature ont un ordre de grandeur et de croissance. Or cela ne peut tenir qu’à l’âme37.

§ 1.3. Le pneuma comme force motrice: le soubassement de la vie animale En tant que véhicule de l’âme et instrument de l’agent, la chaleur vitale contribue ainsi de façon essentielle à l’accomplissement des fonctions reproductives; elle a en ce sens le double rôle de partie constitutive et de principe efficient du produit engendré. Un autre principe, toutefois, est également mis en jeu dans les processus vitaux et reproductifs de l’animal: le souffle vital (τὸ πνεῦμα). On ne peut comprendre le paradigme explicatif à l’œuvre dans le traité du GA, sans comprendre le rapport qui lie ce principe à la chaleur vitale et plus globalement à la génération animale. Les spécialistes de la philosophie naturelle du Stagirite se sont longuement interrogés sur la nature du pneuma, en soulignant l’apparente contradiction qui apparaît entre les deux caractérisations qu’Aristote en propose. Dans les limites de ce travail, mon seul but est d’examiner les solutions proposées par les commentateurs pour conclure avec une partie de cette bibliographie que ce souffle est «le principe substratique» unifiant de l’être vivant38. Cette présentation permettra de confirmer que la chaleur, en tant qu’elle est le principe corporel le plus 37 DA II 4, 416 a9–15: «De l’avis de certains, en revanche, c’est simplement la nature du feu qui est responsable de la nutrition et de la croissance […]. Or, si, d’une certaine façon, il assume effectivement une part de responsabilité, ce n’est pas lui qui assume, en tout cas, la simple responsabilité, mais plutôt l’âme. Car la croissance du feu s’étend à l’infini, tant que le combustible est disponible, alors que les systèmes que forme la nature ont tous une limite et un ordre de grandeur ainsi que de croissance. Or cela tient à l’âme, mais pas au feu, et manifeste une proportion plutôt qu’une matière». 38 Les études sur le sujet sont nombreuses. Voici une liste partielle des travaux ayant le plus nettement marqué le débat: W.D. Ross (éd.), Aristotle. Parva Naturalia, A revised texte with introduction and commentary, Oxford University Press, Oxford 1955, p. 1–61; F. Solmsen, «The vital heat, the Inborn Pneuma, and the Aether», Journal of Hellenic Studies 57, 1957, p. 119–123; P. Moraux, «Quinta essentia», dans G. Wissowa (éd.), Paulys Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, xxiv(1), Metzler, Stuttgart 1963, p. 1161–1263; A. Preus, «Science and Philosophy in Aristotle’s De Generatione Animalium», Journal of the History of Biology 3, 1970, p. 1–52; D.M. Balme (éd.), Aristotle. De Partibus Animalium I and De Generatione Animalium I (with passages from II, 1–3), Translated with Notes, with a Report on Recent Work and an Additional Bibliography by A. Gotthelf, Oxford University Press, Oxford 19922; G. Verbeke, «Doctrine du pneuma et entéléchisme chez Aristote» dans G.E.R. Lloyd et G.E.L. Owen (éds.), Aristotle on Mind and Senses. Proocedings of the Seventh Symposium Aristotelicum, Cambridge University Press, Cambridge 1978, p. 191–214; M. Craven Nussbaumm, «The Sumphuton Pneuma and the De motu Animalium’s Account of Soul and Body», dans ead. (éd.), Aristotle’s De Motu Animalium, Text with Translation, Commentary and Interpretative Essays, Princeton University Press, Princeton 1978, p. 143–164; Freudenthal, Aristotle’s Theory.

la génération animale

141

actif, est ce qui véhicule le principe formel et dicte la nature de la génération, ainsi que celle de son produit. Dans le GA, la notion de pneuma est invoquée pour la première fois dans le deuxième chapitre du livre II, lorsqu’Aristote déclare que l’étude de la nature du sperme conduit à de nombreuses apories39 et explique que la solution de ces apories doit permettre d’expliquer à la fois les propriétés physico-chimiques de ce dernier et ses fonctions dans l’organisme vivant. Pour expliquer les propriétés physico-chimiques du sperme, c’est-à-dire le fait qu’il ne se solidifie pas en refroidissant comme le font tous les fluides aqueux, Aristote affirme qu’il faut nécessairement admettre que le sperme est essentiellement composé d’air. L’air, en effet, et les corps dont il est l’élément dominant, ne peuvent pas geler, mais ils se contractent sous l’action du froid et lorsque la chaleur les abandonne, ils deviennent liquides. C’est donc parce qu’il contient beaucoup d’air chaud que le sperme devient liquide lorsqu’il sort du corps et que la chaleur s’évapore. Le sperme est en effet une écume composée d’un grand nombre de bulles invisibles qui se forment sous l’action de la chaleur sur le corps liquide. Sur la base de ce raisonnement qui nous permet de remonter des effets aux causes, Aristote affirme que le sperme est composé de pneuma et d’eau, le pneuma n’étant que de l’air chaud40. Toutefois, cette caractérisation qui se limite à exhiber la constitution matérielle du souffle vital ne permet pas de contourner toutes les difficultés que cette notion recèle. Dans ce même cadre, les exégètes n’ont pas manqué de souligner l’écart qui apparaît entre cette définition et celle de GA II 3 qui le caractérise comme un corps qui diffère des quatre éléments et qui est plus divin qu’eux. Dans ce passage, Aristote affirme que la nature dans le pneuma (ἡ ἐν τῷ πνεύματι φύσις) n’est ni du feu ni une substance de ce genre, mais qu’elle est analogue (ἀνάλογον) à l’élément astral41. C’est cette nature inhérente au pneuma qui rend le sperme fécond, de même que celle qui procède des astres détermine la génération de certains animaux et plantes qui peuvent s’engendrer sans qu’une semence préexiste. À propos de ce célèbre passage, F. Solmsen42 a observé que, même si le pneuma est introduit dans le but de combler une lacune de la doctrine physiologique d’Aristote – car le sperme, en tant que résidu de la nourriture, ne peut faire fonction de véhicule des fonctions psychiques –, il entre en scène comme une sorte de deus ex machina pour en repartir aussitôt. Une telle interprétation toutefois, dans la mesure où elle nie l’existence d’une relation entre la doctrine du pneuma et les autres doctrines aristotéliciennes et fait de ce dernier un élément étranger 39 GA II 2, 735 a29–30. 40 GA II 2, 735 b37–736 a2. 41 GA II 3, 736 b29–737 a7. Pour un éclairage historique sur cette analogie entre le chaud, le pneuma et l’élément des astres, voir Freudenthal, Aristotle’s Theory, p. 84–93. 42 Cf. Solmsen, «The vital heat».

142

Aristote

au monde sublunaire, risque de miner l’unité de la théorie de la génération animale d’Aristote et plus largement de son système philosophique. Cela se double d’ailleurs d’une autre difficulté: cette interprétation n’explique pas quel est le rôle du pneuma dans le processus d’animation de la matière et quel rapport le lie à la chaleur vitale; car si Aristote fait une distinction explicite entre les deux, il est malaisé de comprendre en quoi la notion de pneuma contribue à la théorie de la génération opérée par la chaleur vitale. C’est pour ces raisons que, d’après D. Balme43, l’analyse doit se focaliser sur la première caractérisation du pneuma. De même que la chaleur vitale, le pneuma ne serait pas un élément supralunaire, mais serait constitué par la même chaleur que les autres corps sublunaire; ce serait la pureté de sa chaleur qui lui vaudrait l’appellation de divin. La chaleur serait le principe informateur du pneuma et ce qui le constitue. Elle serait «analogue» à l’élément astral par la qualité de sa complexion. De ce point de vue, la lecture de Balme a le mérite de préserver la cohérence des deux caractérisations du pneuma, mais elle semble rabattre le statut de la chaleur vitale sur celui de la chaleur, pour ainsi dire, «commune». En s’appuyant sur des considérations similaires et essayant de résoudre la question laissée ouverte par l’analyse de D. Balme, G. Freudenthal a suggéré que le véritable rôle du pneuma était de servir de substrat à la chaleur vitale. Aristote aurait introduit ce principe en parfaite continuité avec sa théorie physique: pour pouvoir atteindre toutes les parties du corps et accomplir sa fonction de véhicule de l’âme, la chaleur vitale doit se servir d’un corps qui puisse être inhérent au sang. En vertu de sa constitution, le pneuma est le seul corps qui peut rendre la diffusion de l’âme continue et totale. Les multiples mouvements de l’animal ont besoin pour se réaliser d’un corps qui serve de point d’appui et qui puisse, sans se détruire, se condenser et se dilater44. Seul le pneuma, dans la mesure où c’est une sorte de vapeur formée par l’action de la chaleur vitale sur le sang, a cette double capacité de contraction et de dilatation. Sans vouloir conclure que la chaleur vitale joue dans le vivant un véritable rôle formel, on peut tirer deux conclusions de cette analyse: d’une part concernant la constitution du pneuma, d’autre part, concernant sa fonction dans la génération des animaux. D’un point de vue physique, la formation du pneuma ne diffère nullement de la «volatilisation» de n’importe quel liquide sous l’action de la chaleur, sauf que dans le cas de la «pneumatisation» du sang, le souffle vital ne s’évapore pas, mais lui reste inhérent et se diffuse grâce à lui dans tout le corps45. La différence tient assurément à la présence de l’âme dans le corps où se produit le phénomène de pneumatisation. 43 Cf. Balme, Aristotle’s De Partibus Animalium, p. 160–164. 44 MA 10, 703 a19–22. 45 Pour une position semblable, voir R.A.H. King, Aristotle on Life and Death, Duckworth, London 2001.

la génération animale

143

Du point de sa fonction, on peut conclure que c’est précisément pour cette capacité qu’on peut caractériser le pneuma, sinon comme le premier moteur immobile46, comme le premier des moteurs mus de la génération. C’est en vertu de cette puissance, en effet, qu’il meut et qui imprime son mouvement à la semence, conçue à son tour comme une mise en commun de souffle et d’eau47. C’est en effet le souffle, produit sous l’effet de la chaleur dans le corps séminal, qui possède et délivre la puissance motrice48. C’est toujours pour ces mêmes raisons que le souffle vital demeure au cœur de l’explication des autres phénomènes liés à la reproduction. En effet, dans la mesure où il est ce qui contient ou enveloppe la chaleur vitale, il est cause de la formation des menstrues et en général de la formation de la matière, tout comme il est aussi, dans l’embryon, l’instrument qui différencie les parties au cours de l’organogénèse49, de même que, dans l’individu formé, il est la cause principale des sensations auditive et olfactive et des phénomènes liés à la voix50. Comme D. Lefebvre l’explique bien dans les notes à sa traduction du GA, ces deux aspects articulent le souffle dans le premier cas à l’âme nutritive et génératrice, dans le second à l’âme sensorielle. Dans les deux cas, le souffle permet d’accomplir les fonctions qui sont propres à l’âme dont il est l’instrument. Et s’il le peut, c’est que l’unité de ces deux fonctions réside dans le fait que le cœur est le siège de l’âme nutritive, génératrice et sensorielle et que c’est en lui que se forme le souffle. Dans tous ces cas, on peut donc conclure qu’il n’est pas nécessaire de faire du pneuma autre chose qu’un moteur intermédiaire du mouvement animal et suggérer, en ce qui concerne le statut de l’analogie entre la chaleur vitale et la chaleur astrale, qu’elle n’est pas fondée sur l’identité de leurs natures, mais sur leur capacité d’informer la matière et de véhiculer la vie. Les deux chaleurs en effet produisent du pneuma dans la substance humide sur laquelle elles agissent. Comme c’est le cas de la chaleur animale, on verra que la chaleur du soleil est le principe efficient prochain des générations spontanées, puisque c’est la chaleur qui procède de lui qui produit dans les matières putrides le pneuma substrat de l’âme. On reviendra sur cette question dans la suite, lorsqu’on soulignera 46 Cette caractérisation serait plutôt le propre du cœur ou plus précisément de l’âme qui y réside. 47 GA II 2, 735 b37–736 a2. 48 Cf. MA 10, 703 a18–23. À la fin du traité, Aristote explique que c’est en raison de cette propriété qu’Aristote déclare que l’organe central de l’animal qui est le principe du mouvement doit avoir la nature du souffle: le souffle, en effet, possède par nature une force motrice, car c’est un corps qui par lui-même est toujours contracté et toujours propre à exercer une poussée, et qui par ailleurs, a une élasticité qui le rend capable de se contracter davantage ou de se dilater. 49 Sur ce point voir GA II 6, 741 b37–742 a16 et les note de Lefebvre ad loc. 50 Aristote en parle au livre II (6, 744 a3 et sq.), puis surtout au livre V, où il explique en V 2, 781a24 et sq. les phénomènes olfactifs et, en V 7, 787 a28 et sq., les phénomènes liés à la voix.

144

Aristote

l’importance que les générations dites spontanées ont eue dans le péripatétisme grec et arabe et dans l’élaboration du paradigme ontologique dont Averroès sera l’héritier. Il suffit de conclure dans le cadre de cette analyse que si le pneuma est considéré comme principe génératif lié à la fonction nutritive et génératrice, c’est en vertu du mouvement et de la puissance motrice dont sa composition le pourvoit, en vertu de ses qualités et notamment de sa chaleur.

§ 2. La génération animale comme constitution d’un nouvel individu Nous sommes maintenant mieux armés pour comprendre le sens et les enjeux de la doctrine biologique de la génération absolue. Aristote, on vient de le voir, décrit la génération sexuelle comme l’action motrice de la semence du mâle sur les fluides menstruels. Si la semence joue ce rôle, c’est en raison de la chaleur qu’elle possède et dont elle se sert, elle-même étant le produit d’un raffinement. Dans les femelles, c’est aussi un résidu qui reçoit du principe venu du mâle l’impulsion qui l’achève et constitue le premier noyau physique de l’animal. Aristote explique que le résidu féminin est en soi stérile, car il n’a pas été suffisamment purifié et ne possède pas assez de chaleur. Il assure que la femelle se caractérise par cette même impuissance: celle qui l’empêche d’opérer une coction complète en raison de la froideur de sa nature51. Le résidu féminin a donc moins de chaleur vitale par suite de l’absence de coction. C’est pourquoi il comporte un excès d’élément terreux qui le rend plus sec, et donc moins compact et moins dense que ce qui a subi une coction complète52. Si, comme Aristote l’affirme, l’humide est propice à la vie tandis que le sec est tout à fait éloigné de l’animé53, on comprend en quel sens le sang menstruel n’a pas «le principe de l’âme»: «En effet, la femelle est comme un mâle infirme et les menstrues sont du sperme, mais pas du sperme pur, car il y a une seule chose qu’elles ne possèdent pas, c’est le principe de l’âme. Et, pour cette raison, chez tous les animaux où se rencontrent des œufs clairs, l’œuf formé possède les parties des deux, mais il ne possède pas le principe, c’est pourquoi il ne devient pas un être animé, car c’est le sperme du mâle qui porte le principe. Mais à chaque fois que le résidu de la femelle reçoit un tel principe, un embryon se forme»54.

51 52 53 54

GA I 20, 728 a18–21. GA II 4, 738 b11–12. GA II 1, 733 a11–12. GA II 3, 737 a27–34.

la génération animale

145

L’embryon est le produit de la coction qu’Aristote définit comme le premier mélange (μίγμα) d’une femelle et d’un mâle55 et, comme la semence du mâle, il possède l’âme en puissance, mais pas en acte. Pour qu’il puisse se dire animé en acte, l’embryon doit être séparé (χωριστόν) et cela ne se produit que lorsqu’il devient capable de se procurer lui-même la nourriture56. Il s’ensuit que le principe que l’embryon possède en puissance est l’âme nutritive. Le résidu féminin en revanche est la matière dont l’embryon se constitue et qui, avant d’être informée par le principe venu du mâle, ne possède ni en acte ni en puissance la forme de l’animal qui s’engendre. Aristote suggère en ce sens que le seul principe que le sang menstruel possède en puissance, c’est l’âme végétative. Dans les animaux sanguins, par conséquent, le sang n’est pas seulement la nourriture ultime, il est aussi le constituant ultime de leur corps57 et le véhicule des multiples mouvements physico-psychiques de l’animal. Il est en ce sens ce dont le nouvel être s’engendre et ce dont sont constituées toutes ses parties. De ce point de vue, il est aussi bien le terme a quo que le terme ex quo du processus de formation du nouvel embryon, si, comme Aristote l’explique, la matière qui nourrit est aussi celle à partir de laquelle la nature procède à la génération58 et à partir de laquelle, après coction, toutes les parties du corps sont formées59. Le sang paraît en effet assurer la jonction entre le niveau des éléments et celui des parties homéomères60. Aussi la procréation est-elle la constitution d’un nouvel animal à partir d’une certaine matière informée par le principe procédant du mâle. Comme le prescrivait le modèle plus abstrait de DGC I 3, la formation de l’embryon ne doit pas être décrite du point de vue du substrat matériel qui demeure, mais du point de vue du nouvel étant qui vient à l’être. Selon ce modèle, l’embryon est ce qui s’engendre (τὸ γιγνόμενον)61, alors que le sang est ce dont celui-ci s’engendre (ἔκ τινος γίγνεσθαι) et non le sujet du processus. C’est ce même modèle, comme on va le voir, qui sera utilisé en Met. Z pour introduire les notions de matière et de forme.

55 GA I 20, 728 b34–35. 56 GA II 3, 736 b8–12. 57 PA III 5, 668 a1–33. 58 GA II 4, 740 b34–36; IV 8, 777 a5–6. 59 GA I 19, 726 b5–7; II 6, 744 b13 et sq.; III 1, 751 a34–b1. 60 Cf. P.-M. Morel, «Parties du corps et fonctions de l’âme en Métaphysique Z» dans G. Van Riel et P. Destrée (éds.), Ancient Perspectives on Aristotle’s De Anima, Leuven University Press, Leuven 2010, p. 125–139. 61 Pour une étude des questions concernant les rapports entre l’embryologie d’Aristote et sa métaphysique, voir D.M. Balme, «Human is generated by Human» dans D.M. Dunstan (éd.), The Human Embryo: Aristotle and the Arabic and European Tradition, University of Exeter Press, Exeter 1990, p. 20–31; J.M. Cooper, «Metaphysics in Aristotle’s Embryology» dans Devereux et Pellegrin (éds.), Biologie, Logique, p. 14–41.

146

Aristote

La génération animale ne peut donc être présentée comme la modification du sang qui de non-animé se transforme en animé, mais comme la formation d’un nouvel individu à partir d’une matière qui préexiste et qui demeure comme propriété. C’est pourquoi, dans le cas des animaux sanguins, on ne dit pas que le sang menstruel a acquis une nouvelle forme, on dit qu’un animal pourvu de sang est venu à l’être: «Il est en effet nécessaire que ce qui est engendré soit engendré de quelque chose (ἔκ τινος), par quelque chose (ὑπό τινος) et qu’il soit quelque chose. (I) Ce dont (ἔξ οὗ), c’est par conséquent la matière première que certains animaux possèdent en eux-mêmes pour l’avoir reçue de la femelle, comme ceux qui ne sont pas vivipares mais larvipares ou ovipares; d’autres animaux continuent très longtemps d’en recevoir de la femelle à travers l’allaitement, comme les vivipares non seulement internes mais aussi externes. Ce dont (ἔξ οὗ) un animal est engendré est donc une matière de ce type. (II) Mais, en réalité, ce qu’il faut chercher, ce n’est pas ce dont les parties sont engendrées, mais ce par quoi (ὑφ’ οὗ) elles le sont. En effet (II.1) ou bien c’est quelque chose d’externe qui est producteur ou bien (II.2) quelque chose est présent dans la semence ou dans le sperme, et dans ce dernier cas, c’est ou bien une certaine partie de l’âme ou bien l’âme ou bien ce serait ce qui possède l’âme»62. On a donc trois éléments qui constituent la formule qui exprime la génération animale: le terme ex quo, à savoir le principe dont le γιγνόμενον vient à être (ἔκ τινος), le principe sous l’action duquel (ὑπό τινος) il vient à être et le quelque chose (τι) qui vient à être une fois que le processus s’est achevé. Le principe dont le nouvel animal vient à être, Aristote vient de l’expliquer, c’est la matière63. Aristote a également fourni les raisons physiques pour lesquelles c’est le résidu féminin qui joue ce rôle. Le sang menstruel, en tant qu’il est composé de terre, est par sa nature passif et apte à subir l’action informatrice de la semence du mâle. Aussi faut-il admettre que c’est le sperme, en vertu de la chaleur pneumatique qui lui est propre, qui déclenche le processus de fécondation et sert de cause motrice de la génération. Mais si Aristote s’arrête longuement pour expliquer la nature du principe matériel et du principe agent, il ne dit pas un seul mot sur la nature du troisième élément en jeu dans la formule: le τι. Le but premier de GA II est en effet de déterminer la cause agente de la procréation et la façon dont les parties du nouvel individu se développent à partir de son premier principe moteur, c’est-à-dire le cœur. C’est pour cette raison qu’Aristote s’interroge moins sur la nature du principe qui définit le τέλος de la

62 GA II 1, 733 b24–734 a1. 63 GA I 18, 724 a20 et sq.

la génération animale

147

génération que sur ses causes motrice et matérielle64. Sur la base de ses analyses on peut néanmoins déduire que le «quelque chose» qui définit la nature de l’être engendré est la même nature que le principe agent communique à la matière: la forme qui s’identifie avec la substance engendrée. La semence, déclare-t-il, est «telle» (τοιoῦτον) et il est cause de la génération «du fait même qu’elle est d’une certaine qualité» (τῷ ποιὰν εἶναί τινα)65. C’est cette nature, comme on l’a annoncé, qui se manifeste dans l’embryon et dans toutes ses parties, une fois que le mouvement que le sperme a transmis s’est arrêté: «Or le sperme est un type de chose tel, c’est-à-dire qu’il possède un mouvement et un principe tels que, lorsque son mouvement cesse, chacune des parties est engendrée et animée»66. Une fois le processus de fécondation terminé, ce qui vient à être, c’est un être animé. C’est donc l’âme qui définit le terme de la génération ainsi que l’être du nouvel étant. Ce qui s’engendre pourtant n’est pas immédiatement ce qu’il sera lorsqu’il aura développé toutes ses potentialités. Car la fin se manifeste en tout dernier lieu et la fin de la génération, c’est ce qui est distinctif de chaque espèce, c’est-à-dire ce qui est ἴδιον: «En effet, on n’est pas engendré en même temps animal et humain, pas plus qu’animal et cheval, de même pour les autres animaux également, car la fin est engendrée en dernier et le propre (ἴδιον) est à chaque fois la fin de la génération»67. On reviendra sur le statut ontologique de ce troisième élément de la formule qui explique la génération dans le chapitre suivant. On verra que Met. Z7–9 donnent de ce point de vue des indications précieuses sur la nature du devenir substantiel et que c’est en cela qu’ils contribuent à une construction de la doctrine de l’οὐσία dans son ensemble. Ce qu’on doit retenir de l’étude du GA, c’est que le modèle qu’Aristote utilise pour décrire la génération animale n’est que la mise en œuvre de celui qu’il présente dans le DGC: la génération est le venir à l’être d’un étant plus parfait, parce que plus actif, à partir de quelque chose de moins parfait, parce que plus passif, qui demeure en lui comme propriété. Par rapport à la terre, le feu ou, plus

64 On peut, comme Averroès le fait, admettre que si le GA ne parle pas de la cause formelle et finale, c’est qu’Aristote leur a déjà consacré une étude à part: le PA. Voir infra chap. viii. 65 GA IV 1, 764 b34–35. 66 GA II 1, 734 b22–24. 67 GA II 3, 736 b2–5.

148

Aristote

précisément, dans l’univers animal, la chaleur vitale a le même rôle formateur que celui qui lui était attribué au niveau des éléments dans le DGC: «Si donc le mâle est un certain principe et une cause – il y a mâle en tant qu’il peut quelque chose de déterminé, femelle en tant qu’il ne le peut pas –, si la limite entre la puissance et l’impuissance, c’est d’être à même ou pas d’opérer la coction de la nourriture parvenue à son dernier stade, qui est dénommée sang chez les animaux sanguins et qui est, chez les autres, son analogue, si la cause en réside dans le principe, c’est-à-dire dans la partie qui possède le principe de la chaleur naturelle, il est par conséquent nécessaire que chez les animaux sanguins se constitue le cœur, et ce qui est engendré sera nécessairement ou mâle ou femelle, tandis que, dans le cas des autres genres qui possèdent la différence de la femelle et du mâle, c’est l’analogue du cœur qui se forme. C’est lui qui est le principe de la femelle et du mâle et leur cause et c’est en lui qu’ils résident»68. Les animaux sanguins vivipares, donc, qui sont les animaux les plus parfaits dans la scala naturae, s’engendrent à partir du sang de la femelle qui, une fois la coction terminée, reste dans le nouvel individu comme simple propriété. Le résidu féminin est ce qui, étant plus froid, est moins parfait que l’être dans lequel il va rester comme matière. La théorie de la génération animale respecte donc le postulat qu’Aristote exhibe implicitement dans la Physique et explicitement dans le DGC: la présentation propre de la génération absolue doit mettre en lumière le caractère d’unité du nouvel étant engendré. Ce n’est pas du sang animal qui vient à l’être, mais un animal sanguin. Cette thèse est ultérieurement confirmée par la doctrine aristotélicienne des générations interspécifiques. Dans le cas où les accouplements entre animaux d’espèces différentes donnent naissance à des individus stériles, l’analyse du processus de genèse confirme les résultats des analyses précédentes: la génération est toujours le processus qui va vers ce qui est plus déterminé, à savoir plus actif.

§ 3. Amener à soi: la génération substantielle comme assimilation de l’autre et le fondement de la scala naturae L’examen poursuivi dans les pages précédentes a permis de clarifier, d’une part, le lien étroit qui soude le mouvement à l’imposition de la forme sur la matière, d’autre part, le rôle qu’a la chaleur dans la génération animale. 68 GA IV 1, 766 a30–b4.

la génération animale

149

En GA I 22, en comparant la procréation à l’action de l’artisan, Aristote a expliqué que la forme du père est véhiculée par le mouvement qui est dans la semence et que c’est ce mouvement (imposé à la semence par l’âme du père) qui, ayant une certaine qualité déterminée, va déterminer le résultat de la génération. Le sperme est ainsi un outil mû par l’âme de l’agent et possède en acte les mouvements qui lui permettent d’imposer la forme du géniteur à la matière féminine. L’âme du père, en revanche, en tant que principe ultime du mouvement du sperme, est le premier moteur immobile de la génération. En GA II 3, Aristote confirme que la procréation se produit lorsque la semence meut le résidu de la femelle du même mouvement dont il est lui aussi mû. Dans le chapitre suivant, en se servant encore de la comparaison entre la nature et l’art, il assure à nouveau que le père agit par le mouvement du sperme, conçu comme l’acte de la forme du père ou, plus précisément, de la puissance de son âme nutritive. Il précise alors que la puissance nutritive réalise aussi bien la croissance que la génération, en utilisant pour instruments le chaud et le froid. En effet, dit-il, c’est en eux que réside le mouvement de la puissance nutritive. La procréation n’est pas, stricto sensu, un mouvement, mais se réalise en vertu d’un mouvement, à savoir le mouvement que la puissance nutritive du père transmet d’abord à la semence et, par son biais, à la matière féminine. Ce mouvement est donc déclenché par la puissance nutritive, mais celle-ci ne peut le transmettre qu’à travers de la chaleur. C’est la chaleur de la semence, ou mieux du pneuma spermatique, qui permet la transmission du mouvement génératif. On a également vu que le PA et le DA confirment l’idée que la chaleur est le meilleur «conducteur» du mouvement imposé par la puissance nutritive. Dans les deux traités, Aristote assure, d’une part, que l’âme n’est pas de la chaleur, mais agit principalement par cette dernière et, d’autre part, que la fonction privilégiée du vivant en tant que tel est la fonction nutritive. En DA II 4, en effet, Aristote assure que ce n’est pas la chaleur qui agit d’elle-même, mais que c’est la puissance nutritive qui agit par la chaleur, en en réglant la proportion. En PA II 7, il explique que le chaud est de tous les corps celui qui «seconde le mieux les fonctions de l’âme». En effet, la chaleur est la puissance par laquelle s’exercent les fonctions qui sont propres au vivant en tant que tel, à savoir la nutrition et le mouvement. C’est pour cette raison, conclut-il, que les animaux participent nécessairement de la chaleur. La chaleur et la puissance animée, ou mieux la puissance nutritive, vont donc de pair. La puissance nutritive, qui est aussi celle qui assure la procréation, ne peut réaliser sa fonction et son acte que par l’intermédiaire de la chaleur. La quantité de chaleur est également mise en cause dans l’explication du caractère plus ou moins parfait de l’individu ou de l’espèce animale considérés. Aristote explique en effet que, parmi les vivants, aussi bien au niveau des espèces qu’au niveau de leurs individus, les plus parfaits et les plus achevés sont ceux qui possèdent le plus de chaleur.

150

Aristote

Concernant les individus d’une espèce, Aristote affirme à plusieurs reprises que leur état d’achèvement découle de la quantité de chaleur qui les caractérise. En effet, la différence thermique explique la nature achevée de l’homme visà-vis de la femme et celle de certains individus mâles par rapport à d’autres69. Concernant le rapport entre les différentes espèces vivantes, en GA II 1, Aristote affirme qu’on peut comparer ces dernières et affirmer que certaines sont plus parfaites que d’autres. Il assure que les plus parfaits, parmi les animaux, sont ceux qui sont doués de plus de chaleur: «les animaux les plus parfaits sont ceux qui ont par nature plus de chaleur et d’humidité, et moins de terre»70. Dans ce même cadre théorique, Aristote confirme à maints endroits l’existence d’une échelle de perfection au sein des vivants et l’associe constamment à leur plus ou moins grande quantité de chaleur. Faut-il en déduire que la qualité et la quantité du composant matériel qui prédomine dans chaque espèce vivante suffit à fixer le critère de cet ordonnancement, de sorte que le fait qu’un individu ou une espèce ait plus de chaleur suffise en lui-même à en établir la supériorité? Il faut croire que non. C’est l’étude du rôle de la chaleur dans la génération et dans la constitution de l’être vivant qui nous le prouve. En effet, si d’une part la chaleur n’est que l’instrument du principe organisateur de l’organisme animal et le véhicule des mouvements déclenchés par l’âme nutritive et si, d’autre part, la proportion de chaleur est déterminée par le principe nutritif lui-même, la chaleur ne peut en tant que telle déterminer la «noblesse» et la préexcellence d’une espèce sur une autre. Pour la même raison, alors, ce ne peut être que le principe dont la chaleur est l’instrument qui permet de fixer le critère de classement des espèces. Mais comment un principe formel peut-il être plus achevé qu’un autre? Comment, en d’autres termes, peut-on affirmer qu’une espèce est supérieure à une autre du point de vue de sa forme, sans ôter à chaque forme et à chaque espèce son autonomie ontologique absolue? Ce que je veux suggérer, c’est que le critère de perfection est fixé par la «fonction» (ἔργον) que la forme animale dicte au niveau générique, à savoir la fonction génératrice. Aristote explique que «la fonction» de tout ce qui est par nature achevé, animal et plante, est par nature de se reproduire, en engendrant un autre individu semblable par la forme. Cette thèse, on l’a vu, se retrouve énoncée à plusieurs reprises dans le corpus biologique, mais constitue l’un des résultats marquants du GA:

69 GA IV 2, 766 b28 et sq. 70 GA II 1, 732 b31–32.

la génération animale

151

«[…] en effet, chez tous, qu’il s’agisse d’une plante ou d’un animal, existe de la même façon le nutritif, c’est-à-dire ce qui est capable d’engendrer un autre être comme soi-même, car c’est la fonction de tout ce qui est par nature achevé, animal et plante»71. La fonction qui définit le vivant en tant que tel, qu’il s’agisse d’une plante ou d’un animal, est donc le fait d’engendrer un autre être comme soi-même. C’est pour cette même raison qu’il faut conclure que, si c’est la forme qui dicte le classement, les animaux les plus parfaits sont ceux qui par leur nature sont davantage capables de reproduire un être semblable à soi-même. C’est, en d’autres termes, la fonction primaire définissant l’animal en tant qu’animal qui dicte le classement. Mais puisque c’est le principe formel qui détermine l’ergon, c’est ce même principe formel qui fonde le critère ultime du classement. En effet, si l’on admet que cette fonction définit l’animal en tant que tel, il faut conclure que c’est le principe nutritif qui se trouve expliquer l’existence de l’échelle de perfection72. L’autonomie ontologique des espèces vivantes est donc sauvegardée. Une espèce n’est pas plus parfaite qu’une autre en tant qu’espèce, mais en tant qu’appartenant au genre des vivants, considérés comme définis par la seule faculté commune à eux tous, la faculté nutritivo-reproductrice. Cette thèse est confirmée dans la suite immédiate du passage qu’on vient de citer. En effet, Aristote explique que c’est précisément dans la mesure où les vivipares réalisent au mieux cette fonction principielle, à savoir la fonction nutritivo-reproductrice, qu’ils sont plus nobles et plus parfaits que les autres, car ils sont les seuls à mettre au monde d’emblée des individus qui leur ressemblent du point de vue de la qualité: «Il faut observer à quel point la nature accomplit heureusement et avec ordre la génération. En effet, les animaux plus parfaits et plus chauds accomplissent un petit qui est achevé du point de vue de la qualité (du point de vue de la quantité, ce n’est le cas chez absolument aucun des animaux car tout ce qui est engendré s’accroît), et ces animaux engendrent donc directement en eux-mêmes. Les seconds n’engendrent pas directement en eux-mêmes des êtres parfaits (car ils sont vivipares après avoir été d’abord ovipares), mais ils sont vivipares à l’extérieur. D’autres animaux n’engendrent pas un animal achevé, mais ils engendrent un œuf l’œuf est achevé. D’autres encore qui ont une nature plus froide que ces derniers engendrent un œuf, mais un œuf qui 71 GA II 1, 735 a16–19. 72 Aristote conclut ainsi que c’est pour cette même raison que le principe nutritif doit être le premier principe engendré et qu’il faut conclure que le même principe psychique explique la croissance, considérée comme un processus partageant le même but: engendrer un autre semblable à soi-même.

152

Aristote

n’est pas achevé et il est achevé à l’extérieur, comme le genre des poissons à écailles, les crustacés et les mollusques. Le cinquième genre est aussi le plus froid et il n’est pas ovipare à partir de lui-même, mais ce caractère lui arrive de manière externe, comme on l’a dit: les insectes, en effet, sont d’abord larvipares, puis la larve se met à ressembler à un œuf (car ce qu’on appelle la chrysalide joue le rôle d’un œuf), et c’est ensuite qu’est engendré à partir d’elle un animal, qui achève sa génération au cours du troisième changement»73. Ce texte confirme de façon claire que le critère ultime de la perfection d’une espèce et du classement lui-même dans le monde des vivants n’est pas du côté de la matière, mais de la forme et donc de la fonction qu’elle réalise au niveau générique. Le critère n’est pas le fait d’avoir plus de chaleur, mais de transmettre, grâce à la chaleur, sa propre forme, en engendrant, plus ou moins «directement», «un autre être comme soi-même», à savoir parfait du point de vue de la qualité. Le critère classificatoire matériel est le côté, pour ainsi dire, «visible» de la question, dès lors que c’est «la supériorité» de l’âme et la capacité de produire d’emblée un autre individu semblable quant à la qualité qui déterminent la supériorité de l’espèce. Aristote explique clairement que la plus grande quantité de chaleur détermine les différentes modalités de reproduction plus ou moins achevée. Les vivipares sont les plus parfaits, parce qu’en étant plus chauds ils engendrent, directement en eux-mêmes, un petit qui est achevé du point de vue de la qualité. Pour la même raison, les larvipares sont les animaux les moins achevés, car non seulement ils ne sont pas vivipares, mais ils ne sont ovipares que «de manière externe». Pour être plus parfait, il faut donc engendrer d’emblée un être achevé du point de vue de la qualité qui est, en tant que tel, le plus semblable possible à soi même74. La chaleur n’est en ce sens que l’instrument de l’accomplissement de cette perfection, du moment qu’elle est, parmi les agents physiques, celui qui véhicule au mieux les mouvements dictés par la forme et qui permet pour cette même raison cette «duplication» qui se produit chez les vivipares, dès le début,

73 GA II 1, 733 a32–733 b23. 74 Plus le produit de la génération doit être parfait quant à la qualité, plus il doit s’achever dans un lieu protégé. Le fait d’engendrer en soi est donc une conséquence du fait que l’engendré est parfait quant à la qualité, mais non pas quant à la quantité. À cause, l’on pourrait dire, de la disproportion entre sa qualité (achevée) et sa quantité (inachevée), le produit de l’accouplement des espèces vivipares ne peut s’achever dans un milieu étranger; il faut qu’il demeure dans la mère le temps nécessaire à atteindre sa perfection. C’est pourquoi le fait d’engendrer en soi n’est pas un critère de perfection, mais le produit d’une nécessité secondaire.

la génération animale

153

de la façon la plus immédiate et la plus directe qui soit. Plus on s’écarte de ce critère, plus on s’éloigne du sommet de l’échelle75. On pourrait objecter à cette hypothèse que le fait de reproduire un être semblable à soi même ne peut constituer le critère de perfection, car en dépit du nombre d’étapes à franchir tous les animaux achevés arrivent au même résultat: reproduire un individu de même espèce ou même genre. Même s’ils le font à l’issue d’un processus qui implique plus d’étapes, les larvipares, tout comme les vivipares, réalisent la fonction reproductrice qui les inscrit dans le genre des vivants. Pourquoi, donc, devrait-on les considérer, en tant que vivants, comme moins parfaits que les vivipares? De fait, cette objection permet de clarifier un aspect crucial de la théorie d’Aristote qui confirme plus qu’il ne réfute l’hypothèse qu’on défend. Le capacité de pouvoir reproduire d’emblée un être semblable à soi même constitue un critère suffisant de classement, car elle n’est que la réalisation, au niveau des vivants, de la capacité qu’a l’agent d’imposer sa propre forme au principe matériel. Plus l’animal est chaud, moins il a de difficultés à imposer à la matière sa propre forme. C’est pourquoi il est plus parfait. Pour mieux saisir le sens de la doctrine aristotélicienne, il faut donc remonter à un niveau plus général d’analyse et conclure que l’échelle de perfection des vivants est fixée par la plus ou moins grande capacité qu’a le principe agent d’imposer sa propre forme au principe patient. Il faut en d’autres termes comprendre que, même si du point de vue de la génération animale la perfection se manifeste comme la capacité de reproduire un individu semblable, elle est l’expression d’un critère plus général, celui qui veut que l’être plus parfait est celui qui est plus capable d’imposer sa propre forme. C’est en ce sens la plus ou moins grande capacité que la forme de l’agent possède à agir sur la matière qui fixe le critère de classement. De ce point de vue, le mâle des vivipares qui engendre un autre mâle est, en tant que vivant, l’être le plus parfait qui soit, car en étant capable de reproduire un individu qui lui ressemble de la façon la plus parfaite qui soit, il est celui qui arrive à imposer sa propre forme sur le principe féminin de la façon la plus efficace qui soit. Cette idée est confirmée par les pages qu’Aristote consacre à la clarification du rapport de supériorité du mâle par rapport à la femelle. Cette étude nous dévoile à la fois la raison profonde du critère de la domination et sa pertinence au-delà même du genre des vivants. À plusieurs reprises, on l’a vu, Aristote interprète le rapport qui lie le principe reproductif masculin au principe reproductif féminin comme un rapport de domination de ce qui est meilleur sur ce qui ne l’est pas. Il serait, toutefois, erroné 75 On pourrait en ce sens intégrer dans le classement non seulement les ovipares et toutes les autres espèces animales, mais aussi les plantes qui, donnant naissance à une graine, sont les plus éloignées de la perfection qui caractérise les êtres vivants.

154

Aristote

de voir là un simple critère de division entre ce qui est actif et ce qui est passif au sein de l’espèce. Certes, la division en mâle et femelle, dans les espèces qui les possèdent, correspond à une division de tâches, dans la reproduction, qui est un autre signe de la supériorité de ces espèces. Toutefois, le critère pour définir cette supériorité dépasse les limites de l’espèce, pour s’inscrire dans une théorie visant à unifier non seulement le monde des vivants, mais aussi l’ensemble des étants engendrables et corruptibles. Au début du livre IV, en résumant les résultats acquis dans les livres précédents, Aristote explique que la perfection que le mâle, en tant qu’agent, possède par nature vis-à-vis de la femelle doit s’entendre dans le sens d’une domination; il précise toutefois que cette domination n’a d’autre but que l’assimilation du principe matériel. Il assure ainsi que le but du principe masculin, identifié par synecdoque à la semence, est de «dominer» pour «assimiler» ou, comme Aristote le dit, «d’amener à soi»: «[…] ce en quoi se distingue le sperme du mâle, c’est qu’il possède en luimême un principe tel qu’il met en mouvement dans l’animal lui-même et achève la coction de la dernière nourriture, tandis que le sperme de la femelle possède seulement la matière. Quand il a dominé, il amène vers lui, tandis que, quand il a été dominé, il change en son contraire ou vers la destruction. Or le contraire du mâle est la femelle, femelle parce que la nourriture que constitue son sang n’a pas été soumise à la coction et est froide»76. Reproduire un être semblable revient donc à dominer, assimiler, amener à soi ce qui est autre. Le contraire consiste, en revanche, à aller vers sa propre destruction. C’est pourquoi le résultat de la génération doit s’entendre dans le sens d’une réunification, c’est-à-dire de la réduction de la contrariété au seul principe positif, à celui qui est actif. La chaleur, encore une fois, est l’instrument de la domination, dans la mesure où elle permet de réaliser l’assimilation du principe contraire et la duplication du principe agent77. Dans ce cadre, le vivant le plus parfait est donc celui qui survit, en amenant à soi le principe qui s’y oppose. Le contraire est éloigné, mais le principe patient n’est pas détruit, mais assimilé à ce qui est mieux que lui. La génération est donc la survie du principe agent réalisée par le biais d’une assimilation et d’une réduction de l’autre au même. Le vivant se reproduit en s’assimilant ce qui n’est pas comme lui, il le fait pour pouvoir survivre. L’être plus parfait est donc celui 76 GA IV 1, 766 b12–17. 77 Le rapport qui lie la domination et l’assimilation nous permet de comprendre, en outre, jusqu’à quel point les fonctions nutritive et reproductrice ne sont en réalité qu’une seule fonction. Qu’il s’agisse de la nourriture qui doit être assimilée ou de la matière qui doit être fécondée, la puissance nutritive vise à rendre semblable le dissemblable. La fonction est donc la même: celle qui permet à l’agent d’amener à soi le principe patient.

la génération animale

155

qui survit en amenant à soi ce qui est autre et qui demeure dans l’être autant que puisse le faire un étant générable et corruptible78. Le fait d’interpréter la préexcellence des espèces à la lumière de leur capacité à s’assimiler ce qui est autre pour demeurer dans l’être nous confirme que le même critère et le classement qui en découle peuvent s’étendre au-delà de la classe des vivants. Lorsqu’on remonte au niveau général de la génération et de la corruption, on comprend mieux, comme on l’a suggéré à la fin du chap. III, en quel sens on peut établir la même échelle de perfection au niveau des éléments. Le même principe qui veut que la perfection découle de la capacité à amener à soi pour demeurer dans l’être s’applique de façon analogique au cas des éléments: le feu est le plus parfait des éléments, car il est le plus actif et le plus capable d’imposer sa propre forme aux autres éléments, pour les dominer et les assimiler. Cela permet à la fois de comprendre la préexcellence du feu par rapport aux autres éléments et, par conséquence, la prédisposition que possède la chaleur à seconder au mieux les fonctions de l’âme. On a vu, en effet, qu’en DGC II Aristote affirme d’abord que le feu peut être considéré comme le plus parfait des éléments et il explique ensuite que la chaleur (de même que le froid), en étant une qualité active, agit sur les qualités passives (l’humide et le sec) et cause la coction79. Dans le livre IV des Météorologiques, la prédisposition du feu à agir est exprimée dans les termes d’une domination du feu, et des corps qui en sont majoritairement constitués, sur les autres. Comme Aristote le dit en Meteor. IV 1, 379 a1: le chaud engendre en «dominant» la matière. Dans le même sens, Aristote définit la coction comme ce qui arrive à chaque chose lorsque «la composante humide est subjuguée»80: la chaleur agit sur l’humide, qui sert de «matière indéterminée» et elle le rend plus compacte, plus dense et plus sec81. Le rôle à la fois dominant, assimilant et unifiant de la chaleur est formulé également en GA I 18, où Aristote explique que tous les processus de coction sont caractérisés par la capacité qu’a le composant chaud à mettre ensemble des choses du même genre, de façon à produire des corps homogènes82 et à éliminer les résidus. De ce point de vue, l’action de la chaleur est essentiellement 78 L’hypothèse que je propose pourrait également expliquer le classement des facultés psychiques animales. Même si la confirmation d’une telle hypothèse demande un travail d’analyse qu’on se propose de mener dans des recherches à venir, le critère de «l’amener à soi» permet également d’expliquer pour quelle raison la faculté noétique est supérieure aux autres facultés. Dans la mesure où elle assure une parfaite identification entre l’intellect et son objet, elle est la faculté qui réalise au mieux la possibilité qu’a le sujet «d’amener à soi» ce qui lui sert de matière, à savoir le produit de la faculté inférieure, c’est-à-dire l’image. Les autres facultés, en effet, la sensitive comme la nutritive, garde en revanche dans leur produit une part d’altérité, dans la mesure où l’agent est toujours affecté en même temps qu’il agit. 79 DGC II 2, 329 b24–31; cf. Meteor. IV 1, 378 b10–25. 80 Meteor. IV 2, 379 b32 et sq. 81 Meteor. IV 2, 380 a4 et sq. 82 GA I 18, 724 b26 et sq.

156

Aristote

d’associer des corps semblables en les assimilant. En effet, le fait de dissocier et d’éliminer les résidus est la conséquence indirecte de l’association des choses du même genre83. On confirme, donc, et on comprend mieux pourquoi le feu est plus parfait que les autres éléments. Ce n’est pas parce qu’il va vers le haut ou qu’il se trouve, au niveau cosmique, dans la région la plus proche du monde supralunaire. Ce n’est pas non plus simplement parce qu’il manifeste plus que les autres une détermination et une positivité. C’est parce que, par la qualité qui le caractérise en propre, à savoir la chaleur, il est davantage capable d’agir sur les autres éléments, pour leur communiquer ses caractéristiques propres. Pour le dire autrement, les éléments sont orientés vers ce qui, parmi eux, est davantage actif et acte, car davantage capable d’imposer sa forme. C’est alors aussi pourquoi il rentre dans la constitution des vivants plus parfaits et qu’il est l’élément qui seconde au mieux les fonctions de l’âme, parce qu’il est lui-même, par sa propre nature, capable de réaliser au mieux la fonction qui correspond de façon analogue à celle qui caractérise l’animal: agir sur ce qui est passif, pour imposer sa forme et, par cela même, demeurer dans l’être et donc en acte. L’ensemble des étants du monde sublunaire, peut-on conclure, est gouverné par ce principe: agir sur l’autre pour pouvoir imposer sa propre forme et, ce faisant, demeurer en acte. Ce principe général est commun à tous l’étants sublunaires par analogie, car la fonction sur laquelle cette dernière est établie dépasse le genre des vivants, en tant que vivants, pour appartenir à tous les êtres engendrables et corruptibles. Que ce soit au niveau des corps simples ou des corps composés, l’étant plus parfait est celui qui peut plus que les autres imposer sa propre forme, car c’est en faisant cela qu’ils demeurent dans l’être ou, comme l’affirme le célèbre début du livre II, qu’ils s’assurent une part d’immortalité: «En effet, puisque parmi les êtres, les uns sont éternels et divins, tandis que les autres peuvent être et ne pas être, que le beau et le divin sont, conformément à leur nature propre, toujours cause du meilleur parmi ce qui est possible, tandis que ce qui n’est pas éternel peut être et participer du pire et du meilleur, que l’âme est meilleure que le corps, que, par le fait d’avoir une âme, ce qui est animé est meilleur que ce qui est inanimé, être, que ne pas être et vivre, que ne pas vivre, – c’est pour ces raisons qu’il y a génération des êtres vivants. En effet, puisqu’il est impossible que la nature d’un tel genre d’êtres soit éternelle, c’est de la façon dont cela lui est possible que ce qui est engendré est éternel. Si donc c’est impossible par le nombre (car la substance des êtres est dans le particulier; or s’il était tel, il serait éternel), en revanche, c’est possible par l’espèce. C’est pourquoi le genre des êtres humains, des animaux et des plantes 83 Voir DGC II 2, 329 b27 et sq.

la génération animale

157

est éternel. Mais puisqu’ils ont pour principes la femelle et le mâle, c’est en vue de la génération que la femelle et le mâle existeront chez les êtres. Or comme, du point de vue de sa nature, est meilleure et plus divine que la matière la cause première qui meut – elle à laquelle appartient la définition et la forme – il est meilleur aussi que ce qui vaut mieux soit séparé de ce qui vaut moins. C’est pourquoi, chez tous ceux où cela est possible et pour autant que cela est possible, le mâle est séparé de la femelle, car c’est comme quelque chose de meilleur et de plus divin que le principe du mouvement appartient, comme mâle, aux êtres engendrés, tandis que la femelle est matière»84. Ce passage passionnant constitue l’un des textes au fondement de la lecture providentialiste de la cosmologie aristotélicienne élaborée par le péripatétisme grec, arabe et latin. On le verra dans la seconde partie de ce travail. Ici, il nous permet de confirmer l’hypothèse qu’on vient de formuler et d’en franchir la dernière étape. Aristote confirme, d’une part, que la vision hiérarchique du réel qu’on a trouvé au cœur de sa conception du vivant s’étend au-delà du genre animal et permet de bâtir un pont qui connecte l’étude du vivant à la théorie générale de la génération absolue. Ce passage confirme en effet que la génération animale est placée au cœur d’un mécanisme plus général qui concerne tout être sublunaire, vivant et non-vivant, dans la mesure où leur fonction commune, en tant qu’êtres générables et corruptibles, est celle d’amener à soi, pour pouvoir demeurer en acte. Il s’efforce, d’autre part, d’outrepasser la frontière du monde sublunaire et d’établir un classement qui s’étend non seulement à la classe des êtres générables et corruptibles, mais aussi à celle des étants qui ne sont pas sujets à la génération et la corruption. Ce classement universel est établi sur une série de couples de contraires dont l’un est toujours posé comme meilleur que l’autre: l’être est meilleur que le non-être, la vie que la non-vie, l’animé que l’inanimé, l’âme que le corps. D’après ce classement, les êtres les plus nobles et les plus divins sont ceux qui demeurent éternellement dans leur individualité. Ceux qui sont incapables de le faire, s’approchent de cette perfection absolue, en engendrant quelque chose qui est comme eux. Le critère qui fixe la positivité et génère ce classement universel ne peut plus être le fait d’imposer sa propre forme pour demeurer «dans l’autre», car cela ne vaut pas pour les étants incorruptibles. Il ne peut donc être que le fait de demeurer dans l’être, et donc dans l’acte, en tant que tel. On passe donc de la capacité de rester en acte au niveau de l’espèce à la capacité d’être toujours le même et toujours en acte au niveau individuel. Cela permet de proposer une hypothèse extrêmement générale et de franchir la dernière étape du raisonnement proposé. On peut en effet conclure que le 84 GA II 1, 731 b23–732 a9.

158

Aristote

critère de l’acte permet d’établir un classement unique englobant tous les étants du cosmos aristotélicien. Certes, ce critère et le classement qui en découle, encore plus clairement que celui de l’amener à soi, ne peuvent s’appliquer aux différents genres d’étants d’une façon univoque. Car, dans le domaine de l’être qui est toujours le même, ce critère est fondé sur la capacité de demeurer en acte en tant que tel, tandis que, dans le cas des étants sujets à la génération et à la corruption, il est fondé sur la capacité qu’a un être de transformer une matière et de demeurer dans l’être en tant que membre d’une espèce. Le critère de l’acte et le classement qui en découle ne seront donc un, pour tous les étants, que par analogie. L’unité que cette analogie permet de fonder, faut-il accorder, est la plus générale possible, car non seulement elle dépasse le genre des étants sublunaires, mais aussi celui des étants naturels. On dépasse ainsi le genre-sujet de la science dans laquelle l’élaboration de la théorie de la scala naturae a été formulée. La thèse qu’Aristote formule dans ce passage est donc, pour reprendre la terminologie aristotélicienne telle qu’on l’a interprétée, logique. Non pas parce qu’elle est fondée sur des considérations généralement acceptées, mais parce que les propriétés des prémisses sur lesquelles le raisonnement se constitue ne s’attribuent plus à l’étant en tant que capable de se reproduire, ni à l’étant en tant que sujet à la génération ou encore à celui doué d’un principe interne de mouvement, mais à l’étant en tant que tel. Il reste que le critère de l’acte permet d’établir une seule échelle ontologique qui s’étend à tous les étants du monde aristotélicien. L’horizon du classement, en effet, n’est plus celui de la nature, mais celui de l’être et donc de l’être en acte. Le moteur immobile, en tant qu’acte pur, constituerait en ce sens l’étant le plus excellent, suivi par les cieux qui sont quant à eux caractérisés par une unique activité éternelle et continue; les animaux vivipares occupent en ce sens le troisième rang, car non seulement ils se perpétuent au niveau spécifique, donnant naissance à un rejeton, mais ils s’assurent une part d’immortalité quasi-personnelle en mettant au monde une quasi-réplique d’eux-mêmes.

§ 4. Le bas de l’échelle Les vivipares sont donc les animaux les plus parfaits, parce qu’ils produisent d’emblée, en vertu d’une surabondance de chaleur, un petit qui est achevé quant à la qualité. Inversement, il s’ensuit qu’un être est moins parfait lorsqu’il n’est pas du tout ou pas tout à fait capable de produire un autre individu semblable à cause de sa nature plus froide85. Cette explication nous permet de comprendre 85 GA I 19, 726 b30–34.

la génération animale

159

également pourquoi les ovipares, de même que tous les animaux qui produisent des larves, sont considérés comme moins parfaits. À cause de leur nature moins chaude, ils sont en effet incapables de produire d’emblée un individu achevé non seulement quant à la quantité, mais aussi quant à la qualité. Dans le cadre de cette même hypothèse, on peut expliquer qu’Aristote aille jusqu’à nier que les êtres incapables d’engendrer soient des substances achevées au sens le plus propre, y compris, donc, les femmes, les enfants, les individus stériles et les animaux engendrés sans qu’il préexiste un géniteur de même espèce ou de même genre qu’eux. Dans tous ces cas, leur principe formel n’est pas à même de s’imposer et amener à soi le principe matériel. L’explication de ces phénomènes qu’Aristote fournit confirme, toutefois, qu’il y a un seul modèle qui explique la génération d’un vivant, même dans les cas où le processus n’a pas été mené à terme.

§ 4.1. Hybrides, stérilité et générations inachevées Aristote consacre les deux derniers chapitres de DGA II à la question de la stérilité. Il signale que si pour la plupart des espèces ce n’est qu’un nombre limité d’individus qui est stérile, il arrive dans certains cas que le genre entier soit incapable de se reproduire; c’est le cas, notamment, du mulet, produit de l’accouplement de l’âne et de la jument. À propos des animaux pour lesquels le mâle et la femelle sont séparés, Aristote affirme que l’accouplement est naturel entre les animaux de même espèce86. Il s’ensuivrait dès lors que toute autre forme d’accouplement, comme celui de la jument et de l’âne, devrait être défini comme contre nature. En réalité, précise-t-il, l’accouplement naturel se produit aussi entre animaux de nature très voisine, mais d’espèce différente. C’est pourquoi le mulet, bien qu’il soit un hybride, ne doit pas être défini comme un être contre nature. Dans ce cadre, on pourrait se demander si la stérilité du genre du mulet découle ou non du fait que ses parents appartiennent à deux espèces différentes. On a vu dans le premier chapitre qu’Aristote s’efforce de démontrer, contre Démocrite et Empédocle, que la stérilité naturelle de l’espèce du mulet ne tient pas à cela. L’explication proposée par ses prédécesseurs est définie comme logique, puisqu’elle consiste à déduire la stérilité des mulets d’une propriété trop générale, c’est-à-dire le fait que les mulets sont les produits de deux espèces différentes: le cheval et l’âne87. Il en donne pour preuve le fait que tous les hybrides ne sont pas stériles.

86 GA II 7, 746 a29–30. 87 Sur le sens général de cette critique, voir chap. I, p. 5–11.

160

Aristote

La cause de la stérilité réside plutôt dans la nature propre à la classe d’animaux observée: dans le cas des mulets, comme dans tous les cas similaires, la stérilité provient d’un manque de chaleur naturelle. L’être en question, en d’autres termes, ne possède pas assez de chaleur pour mener à bien la coction qui est à l’origine de la procréation. L’âne étant un animal froid par nature, sa semence doit nécessairement être froide elle aussi. C’est pourquoi, même s’il peut donner naissance à un rejeton, lorsqu’il s’accouple avec une jument, il sera incapable de produire un être achevé88: cet être, que l’on appelle bidet, ne sera qu’un avorton de mulet. Tout être stérile est en effet un être inachevé, qu’il le soit par une malformation des organes génitaux ou par nature. La cause en est que la coction du résidu de la femelle et de l’embryon au moment de la fécondation n’a pas été menée à terme. C’est pourquoi le produit de cette génération n’est pas une substance complètement réalisée. Une explication similaire vaut aussi dans le cas des femelles des autres espèces animales. La femelle, comme on l’a noté plus haut, est par nature plus froide que le mâle, et c’est la raison pour laquelle elle ne peut conduire à terme la coction de la nourriture, i.e. jusqu’à ce que celle-ci soit informée par le même principe formel qu’elle. C’est précisément pour cette raison qu’à la suite d’une fécondation une femelle vient à l’être plutôt qu’un mâle. Car lorsque la semence du géniteur n’a pas assez de chaleur pour véhiculer son propre principe formel et donner naissance à un être complètement achevé, c’est-à-dire un mâle, c’est le principe matériel qui l’emporte et le rejeton sera un être incapable de purifier le sang jusqu’à le faire devenir sperme89. Toute puissance qui manque au générateur fera également défaut dans le produit90. De ce point de vue, il faut considérer la femelle comme une défectuosité naturelle91: plus le produit s’éloigne du père, plus il doit être tenu pour un échec de la nature. Dans ce même cadre théorique, le cas extrême est représenté par le monstre (τέρας), qui ne conserve que l’aspect générique, c’est-à-dire animal, du géniteur. La femelle, pourtant, constitue le tout premier écart. C’est pourquoi, comme on l’a vu, Aristote la définit comme le contraire du mâle92. 88 GA II 8, 748 a31–748 b7. 89 C’est pour la même raison que les parents jeunes, contrairement à ceux qui sont «dans la force de l’âge», donnent le plus souvent naissance à des femelles: chez les premiers la chaleur n’est pas encore parfaite (τέλειον). Voir GA IV 2, 766 b28–31. 90 La quantité de chaleur et la puissance proportionnelle du mouvement qu’elle véhicule sont donc à la base des ressemblances et des dissemblances entre les rejetons et les parents. Aristote consacre une longue analyse à cette question en GA IV 3 et il explique que le produit ressemble au père ou aux ancêtres suivant la puissance du mouvement du premier. Si le mouvement du générateur se relâche, il se résout dans un mouvement voisin, c’est-à-dire soit en celui du grand-père ou d’un autre mâle de la famille soit en celui de la femelle ou d’une autre femme de la famille. Sur cette question, voir l’excellent article de D. Lefebvre, «La jument de Pharsale. Retour sur De Generatione Animalium IV 3» dans Cerami (éd.), Nature et Sagesse, p. 207–272. 91 GA IV 6, 775 a14–16. 92 GA IV 1, 766 b15–18.

la génération animale

161

Même dans les cas où la génération s’écarte du modèle parfait, Aristote précise qu’il faut analyser le processus de la même manière que la génération achevée: car ce qui s’engendre procède toujours de son contraire, à savoir de sa matière, comme de ce qui est moins déterminé et moins parfait que lui. Les générations ratées sont toujours des générations, même si leurs produits ne peuvent pas être considérés comme des substances au sens plein, à savoir des êtres capables de se reproduire. C’est cette même considération, comme on va le voir, qui est à la base de l’analyse développée en Met. Z7–9, lorsqu’Aristote montre que la génération permet de prouver que la forme substantielle est un principe qui ni ne s’engendre ni ne se corrompt. Tout individu, achevé ou pas, possède la même forme ou une forme de même genre que son géniteur. C’est la validité de ce principe, que l’on appellera dorénavant principe de synonymie, qui garantit la non générabilité et l’incorruptibilité de la forme substantielle.

§ 4.2. Les générations dites spontanées Avant d’aborder l’analyse de l’étude de la génération dans la Métaphysique, il reste encore une question à traiter: faut-il analyser la génération dite spontanée selon le même modèle que les générations naturelles? Ou bien est-il impossible de la ramener au paradigme qui explique les générations substantielles au sens strict?93 On a évoqué ce genre de génération un peu plus haut, lorsqu’on s’est interrogé sur la nature du pneuma. Les processus naturels connus sous le nom de générations spontanées sont en effet l’une des situations physiques dans lesquelles la notion de pneuma est mise en jeu. Le nom «génération spontanée», on le sait, est à certains égards trompeur, car il n’est pas question d’un processus accidentel, comme l’expression pourrait le laisser croire, mais de la génération de certains animaux et de certaines plantes qui s’engendrent sans qu’une semence ou un individu du même genre ou espèce préexistent. Sans vouloir décrire les détails de l’explication fournie par Aristote94, on voudrait montrer que, d’un point de 93 Les enjeux liés à la solution de cette difficulté, comme on le verra dans la partie consacrée à la philosophie d’Averroès, sont capitaux pour la reconstruction de sa théorie ontologique d’Aristote. Car les générations spontanées pourraient constituer un contre-exemple au principe de synonymie et miner l’éternité de la forme substantielle ainsi que son statut non séparé. 94 Sur la notion de génération spontanée, voir D.M. Balme, «Development of Biology in Aristotle and Theophrastus: Theory of Spontaneous Generation», Phronesis 7, 1962, p. 91–104; J. Lennox, «Teleology, Chance, and Aristotle’s Theory of Spontaneous Generation», Journal of the History of Philosophy 20, 1982, p. 219–238; A. Gotthelf, «Teleology and Spontaneous Generation in Aristotle: A Discussion» dans R. Kraut et T. Penner (éds.), Nature, Knowledge and Virtue. Essays in Memory of Joan Kung, Apeiron 22/4, 1989, p. 181–193; S. Stavrianeas,

162

Aristote

vue épistémologique, la génération spontanée dépend de la génération sexuée et que le même modèle doit permettre de comprendre la nature de deux types de générations. L’observation empirique, explique Aristote, montre que les êtres qui se forment de manière spontanée naissent toujours au milieu d’une putréfaction, aussi bien dans la terre que dans l’eau. L’un des rôles principaux est donc joué par le milieu dans lequel se trouve la matière dont le nouvel être procède. Mais s’il faut admettre que rien ne se forme de la putréfaction – car il faut toujours une coction – le milieu matériel n’est pas à lui seul suffisant à expliquer ce phénomène. La putréfaction et les matières putrides sont en effet le résidu de ce qui a subi une coction. Or si ces êtres naissent de manière spontanée dans la terre et dans l’eau, c’est parce que dans la terre, il y a de l’eau, et que, dans l’eau, il y a toujours du pneuma, même si c’est seulement en puissance95. Comme dans les générations par nature, le souffle vital est ce qui produit la coction en vertu de la chaleur dont il est le substrat. Dans ce genre de générations aussi, il se trouve donc un substrat qui véhicule le principe formateur qui est à l’origine de la formation de l’embryon. C’est la parcelle du principe vital qui est enfermée et détachée dans le souffle qui crée l’embryon et lui imprime le mouvement. Il ne faut pas pour autant croire que ce processus relève du hasard. Car le souffle vital ne se forme ni de façon fortuite ni de façon indépendante dans la matière putréfiée: la chaleur ambiante le produit. Aristote explique que lorsque sous l’action de cette chaleur s’échauffent les liquides renfermant des éléments solides, une chaleur vitale vient à être enclose en un point et une espèce de bulle d’écume se forme96. Cette bulle d’écume est pour ces êtres le principe correspondant au mâle et à la semence en vertu de laquelle il agit. L’action que la chaleur propre aux animaux exerce sur la nourriture, la chaleur ambiante de la saison l’exerce sur de l’eau de mer et de la terre: elle les concentre par sa coction et leur fait prendre forme. Ainsi les plantes et les animaux dont la génération est spontanée se forment toujours de la même façon: elles naissent d’une certaine partie qui est, pour les rejetons qui en sortent, soit le principe, soit la nourriture première. La matière putride est ce qu’est la nourriture pour les animaux et les plantes qui s’engendrent à partir d’une semence. Comme on le verra aussi dans les développements consacrés à la génération spontanée en Met. Z, Aristote veut utiliser le modèle explicatif dans le cas des générations spontanées. Il conclut ainsi que, d’un point de vue physiologique, il n’y a pas de différence essentielle entre la génération sexuelle et la génération «Spontaneous Generation in Aristotle’s Biology», Rhizai: A Journal of Ancient Philosophy and Science 5, 2008, p. 303–338. 95 GA III 11, 762 a19 et sq. 96 GA III 11,762 a21–24.

la génération animale

163

spontanée. La seule distinction tient à l’origine de la chaleur qui déclenche la coction: dans le premier cas, c’est le principe dans la semence, dans le second, la chaleur ambiante. Quant à savoir en revanche s’il faut faire une différence entre les deux types de génération d’un point de vue ontologique, c’est une question encore à examiner. Aristote ne se prononce pas de façon explicite dans ses traités biologiques. On tâchera dans les chapitres qui suivent de souligner l’importance de cette question et de présenter les diverses hypothèses formulées par les interprètes anciens. Averroès, comme on le verra, semble défendre une position pour ainsi dire «ultraformaliste», car il conclut que les générations spontanées ne constituent pas un contre-exemple de la théorie des générations ordinaires, dans la mesure où les formes de ces animaux et plantes qui s’engendrent de manière spontanée procèdent du soleil de façon analogue à celle dans laquelle la forme du fils procède du père. Selon une telle lecture, la théorie de la génération substantielle s’oriente vers, et même possède son fondement dans la cosmologie. On pourrait ainsi conclure qu’elle garantit la jonction des deux mondes que F. Solmsen97 avait présentés comme étant, dans l’univers d’Aristote, irrémédiablement séparés: le monde supralunaire et le monde sublunaire.

Conclusion L’analyse de la génération animale a permis de montrer la continuité des divers niveaux de la recherche naturelle, mais aussi la cohérence entre la pratique scientifique d’Aristote d’un côté et sa métaphysique de l’autre. En effet, l’étude de la génération du traité qui vise à expliquer les différents modes de la reproduction des vivants, le GA, exemplifie le modèle théorique des traités généraux et répond aux exigences de la doctrine métaphysique de l’ousia. Le monde des vivants est en ce sens le champ d’application des opérations décrites de façon plus abstraite dans le DGC, et la génération animale des traités zoologiques la mise en œuvre des prescriptions théoriques élaborées dans les traités de physique générale. On a montré que la génération des substances, des êtres vivants notamment, demeurent incompréhensibles, tant qu’on ne définit pas ce processus par le terme positif qui en dicte l’orientation: ce qui est quelque chose de déterminé en acte et qui est capable d’amener à soi le principe matériel. On a expliqué que le réaménagement dans les critères de classement et la suprématie du critère de la fonction sur celui par la matière ne sont que le reflet de la condition ontologique 97 Cf. Solmsen, Aristotle’s System.

164

Aristote

des animaux en général et des vivipares en particulier. La chaleur ne peut donner le dernier critère de classement des espèces animales, car en tant que tel elle ne s’identifie qu’à la matière du vivant. Certes, la chaleur, comme toute partie du corps vivant, ne peut être dépourvue du principe vital, à savoir l’âme; c’est pourquoi, elle sera toujours chaleur vitale, car si l’âme nutritive a dans la chaleur son premier substrat, elle ne s’y réduit pas. De ce point de vue, on ne pourra affirmer sans condition que la chaleur vitale a, dans la génération et dans la constitution des animaux, le rôle de principe formel. Il est assurément vrai que, dans un cadre hylémorphique, la chaleur vitale, en tant que substrat de l’âme nutritive, n’est pas une chose différente d’elle. Toutefois, elle ne peut coïncider avec elle. La chaleur vitale n’est pas une substance ou, plus exactement, elle l’est simplement en tant qu’elle est une partie d’un corps doué de vie. C’est pourquoi elle n’est pas une substance dans le corps, mais une partie constitutive d’un corps animé: elle est de la chaleur imbue d’un principe vital, l’âme. C’est précisément pour cette raison que les animaux qui ont plus de chaleur sont aussi les plus nobles, parce que grâce à la surabondance de l’élément qui «seconde le mieux les fonctions de l’âme», peuvent accomplir la fonction que leur âme leur a fixée: reproduire un être semblable à soi et participer ainsi au divin et à l’éternel, à savoir l’être en acte. C’est à la lumière de ce même principe que la théorie de la génération animale et, plus généralement, de la génération substantielle doit être interprétée. La suprématie de ce qui agit sur ce qui pâtit implique directement le fait qu’au premier appartient la forme et la définition. Cette suprématie se décline à tous les niveaux du réel et se manifeste toujours comme la capacité d’être en acte. C’est donc la capacité que possède un étant d’agir de façon plus ou moins efficace sur une matière et, par cela même, d’être en acte selon la fonction qui le caractérise en propre, qui rend cet étant plus parfait qu’un autre. Le phénomène de la génération substantielle, en ce sens, nous permet de mettre en lumière le rôle que la philosophie du vivant joue dans le cadre général de la science de la nature, comme dans celui de la recherche sur l’ousia du philosophe premier. Les vivants et notamment les animaux sanguins vivipares sont les étants qui par excellence s’engendrent au sens absolu, parce qu’ils manifestent la nature de la substance et du sujet au plus haut point: le fait d’être et de persister en acte. C’est pour cette raison qu’on peut conclure que la philosophie des vivants n’a pas simplement un rôle explicatif, mais aussi structurant dans le cadre de la recherche sur la substance. Il nous reste maintenant à examiner les recherches consacrées à la génération qui se trouvent dans le traité de la Métaphysique pour essayer de comprendre le rôle que l’analyse physique de la génération joue dans l’étude de l’être en tant qu’être et de son principe ultime, la substance première.

Chapitre V Le quelque chose qui vient à être: substance et génération de la substance dans le livre Z de la Métaphysique Introduction L’analyse du DGC et du GA nous a conduit à conclure qu’une théorie de la génération absolue qui soit réellement exhaustive doit mettre en lumière le caractère unitaire du nouvel étant engendré. Le premier modèle de Phys. I, présentant toute génération comme le passage d’un contraire négatif à un contraire positif, ne tenait pas compte des principes ontologiques sur lesquels se fonde la primauté ontologique de la forme sur la matière. C’est seulement en distinguant leur statut ontologique et en expliquant que le produit de la génération n’est pas un composé hétérogène d’un substrat indépendant et d’une propriété prédiquée, qu’on saisit la nature de la génération absolue. La possibilité de distinguer la génération absolue des générations relatives tient en ce sens à la possibilité de différencier les deux types de produit engendré: un tout unitaire, un composé accidentel. Afin de distinguer une génération véritablement absolue d’une génération relative, il faut modifier le modèle indifférencié de Phys. I et suivre les indications du DGC qui imposent une restructuration du réel selon le critère appelé du τόδε τι. La réalité est ainsi une échelle ordonnée au sommet de laquelle se trouve ce qui est plus déterminé et ce qui est davantage capable d’agir sur autre chose. On ne peut distinguer la γένεσις ἁπλῆ de la γένεσίς τις si l’on néglige cet aspect fondamental de la réalité et si l’on ne décrit pas la génération absolue comme la constitution d’un nouveau ὅλον à partir de quelque chose de moins déterminé. Aussi faut-il conclure que ce qui s’engendre de façon absolue est ce qui est davantage positif et déterminé. La génération absolue, dès lors, est toujours le processus qui conduit à ce qui est déterminé davantage, à partir de quelque chose qui l’est moins et qui sert de matière. Elle n’est donc pas le simple remplacement de deux contraires dans un substrat ontologiquement autonome, elle est plutôt la réélaboration de ce qui précède et qui reste dans le nouvel être comme «propriété» de ce dernier. Pour le dire autrement, elle est la transformation d’un être moins déterminé en un autre qui l’est davantage. Même si, d’un point de vue abstrait, on peut légitimement

166

Aristote

décrire la génération absolue en utilisant le modèle commun à toutes les générations, d’un point de vue ontologique, ce n’est que le modèle qui tient compte d’une suprématie du τόδε τι et qui considère la génération absolue comme l’advenir d’un nouveau sujet composé d’un aspect matériel et d’un aspect formel qui permet de définir la nature propre de la γένεσις ἁπλῆ. Ce qu’Aristote ne fait ni dans le DGC ni dans le GA, c’est de fournir un critère pour définir ce qui est positif et τόδε τι; il paraît d’une part le postuler sur la base de l’observation et de l’expérience sensible et d’autre part le suggérer en expliquant que la génération absolue, lorsqu’on l’analyse de façon correcte, nous conduit nécessairement à postuler l’existence d’un tel être. L’absence d’une telle définition, comme on l’a annoncé plus haut, n’est pas accidentelle, car définir la notion de τόδε τι et de substance ne revient pas au philosophe de la nature. Le physicien ne nous dit pas ce qu’est la substance, mais il ne peut se passer de postuler l’existence d’un pôle positif sur lequel axer la génération. En tant que biologiste, il doit également fonder sa recherche sur la présupposition qu’il y a des substances sensibles dont il faut expliquer le comportement régulier et restituer l’essence, mais il ne se charge pas de définir la notion même de τὸ τί ἦν εἶναι. La science de la nature se sert donc de la notion de substance, mais elle ne la définit pas. C’est à une autre science qu’il faut confier cette tâche: c’est au philosophe premier que revient d’établir ce qui est au sens absolu et d’en définir la nature. Doit-on déduire que la physique reçoit ses principes propres de la philosophie première, et supposer que la science physique est subordonnée, au sens fort, à la philosophie première? La réponse ne peut être simple, et le débat sur la question est ouvert depuis le début de l’histoire de l’aristotélisme. Le but de ce travail est d’analyser cette question du point de vue de l’étude de la génération pour conclure que, dans le cadre de la recherche métaphysique, c’est l’analyse physique qui fournit des indications nodales au philosophe premier. Si la science métaphysique est la science de l’être absolu, une analyse de la γένεσις ἁπλῆ sera indispensable pour déterminer la nature de ce qui est ὂν ἁπλῶς. Pour vérifier cette hypothèse et définir la contribution que l’analyse de la génération absolue apporte à la recherche du philosophe premier, il faut donc d’abord nous interroger sur la façon dont Aristote définit le statut et l’objet de la science métaphysique.

§ 1. Γένεσις ἁπλῆ et ὂν ἁπλῶς La métaphysique ou, selon une terminologie proprement aristotélicienne, la philosophie1, est définie dans le livre Γ de l’œuvre qu’on connaît sous ce même nom 1

Met. Γ2, 1004 a3, b21, b23, b26.

Le quelque chose qui vient à être

167

comme la science qui considère l’être en tant qu’être et les propriétés qui lui appartiennent par soi2. L’objectif du livre Γ est ainsi de dénouer les six apories laissées non résolues dans le livre B concernant l’existence, l’objet et l’unité de la science la plus générale qui soit. Dans ces six premières apories, Aristote se demande si la science recherchée doit avoir pour objet seulement la substance ou s’il faut admettre qu’elle traite, en même temps et au même titre, des principes de l’être en tant qu’être, des prédicats transcendantaux et des principes de la démonstration3. La solution exposée au cours du livre Γ consiste à démontrer que la détermination de l’être en tant que tel et de ses principes se ramène premièrement et essentiellement à l’analyse de la notion de substance, du fait que celle-ci est la forme éminente, c’est-à-dire le sens premier, de l’être4. L’être se dit de plusieurs façons, mais tout entier en référence à un seul principe: l’οὐσία. La substance est par conséquent ce dont tout le reste dépend. L’unité du domaine de la science recherchée consiste dès lors en ce que les objets qu’elle étudie se disent en relation avec une nature unique: «Ce n’est pas seulement lorsque des termes se disent d’une réalité unique qu’il appartient à une science unique de les étudier, mais aussi lorsqu’ils se disent en relation avec une nature unique»5, cette nature unique étant la substance. Les analyses des livres suivants montrent que la connaissance des principes et des causes des substances s’identifie aussi, en un sens prégnant, à la connaissance de la substance elle-même. La science de l’être en tant qu’être est la science de la πρώτη οὐσία qui est en même temps substance et principe des substances. C’est ce savoir qui fait de la science de l’être en tant que tel une science une et qui fonde sa primauté, en destituant la physique de sa place première6. Alors que le physicien ne traite qu’un genre de l’être, le philosophe premier, en étudiant la substance en tant qu’ὂν ἁπλῶς, étudie l’être dans son entier.

2 Met. Γ1, 1003 a21–22. 3 L’étude des principes de la démonstration, et notamment du principe de non-contradiction, se fonde sur le postulat ontologique qui veut que le réel soit articulé autour des principes communs des deux contraires et du substrat. Pour une explication de la question, voir A. Jaulin, Eidos et Ousia, De l’unité théorique de la Métaphysique d’Aristote, Klinksieck, Paris 1999, p. 17–76. A. Jaulin montre bien que la science de l’être en tant qu’être a comme objet un genre unique, celui des contraires, dont le contraire positif, «le premier dans chaque catégorie», est la forme et la πρώτη οὐσία. La science de l’être est science de l’axiome de non-contradiction, car c’est la πρώτη οὐσία qui exclut la coexistence des contraires et constitue ainsi le fondement de l’axiome lui-même. 4 Pour une présentation aporétique de la question concernant l’unité de la science métaphysique, voir P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote. Essai sur la problématique aristotélicienne, PUF, Paris 1962. 5 Met. Γ2, 1003 b12–14. 6 Met. Γ3, 1005 a32–b2.

168

Aristote

S’il en est ainsi, le métaphysicien étudie avec la substance tout ce qui est être en raison d’une certaine relation de causalité ou de subordination qu’il entretient avec elle. Ainsi doit-il en même temps considérer les catégories accidentelles (celles-ci en effet sont, du fait qu’elles sont des modifications de la substance) et la génération et la corruption (la génération est dite «être» puisqu’elle est l’«acheminement» vers la substance, la corruption puisqu’elle en est la destruction)7. La science de l’être en tant qu’être englobe par conséquent dans son domaine l’objet de la physique, mais elle le considère d’un autre point de vue, c’est-à-dire du point de vue de la substance. Elle ne s’intéresse pas à la génération en tant que telle et aux étants sensibles en tant qu’ils y sont sujets, mais elle traite de la génération en tant que «route vers la substance» et des étants sensibles en tant qu’ils sont substance et acte. Les étants sensibles, comme Aristote le confirme en Met. E1, sont objets de la philosophie de la nature en tant que non séparés de la matière, mais ils rentrent aussi dans l’horizon du philosophe premier du fait qu’ils peuvent être conçus comme séparés8. Les objets de la philosophie naturelle (τὰ φυσικά), comme par exemple le camus, doivent être conçus et définis dans un contexte physique en faisant mention explicite de leur substrat matériel9. Mais le camus, comme Aristote l’explique à plusieurs reprises, peut être conçu comme séparé de la matière et défini comme concave. C’est au philosophe premier que ce type de définition revient. On pourrait donc conclure, sur la base de ces considérations, que le chevauchement entre physique et métaphysique tient au fait qu’elles portent sur les mêmes objets et que c’est pour cette raison que des considérations physiques peuvent être à juste titre intégrées dans le domaine de la métaphysique. Toutefois, l’inscription des questions physiques dans celles de la philosophie première semble également dictée par la contribution que les résultats de la physique apportent à une recherche proprement métaphysique. On a pu suggérer qu’en Met. Γ5 Aristote se sert de deux arguments physiques pour déterminer l’objet de la philosophie première10. Les arguments de Γ5 liés au mouvement permettent de réfuter les négateurs du principe de non-contradiction et d’établir que c’est une φύσις ἀκίνητος11 qui est l’objet de la scientia prima 7 Met. Γ2, 1003 b6–10: «Certaines choses sont appelées des êtres parce que ce sont des substances, d’autres parce que ce sont des propriétés d’une substance, d’autres parce que ce sont des acheminements vers la substance, ou des destructions, ou des privations ou des qualités ou des productions ou des engendrements de la substance ou de l’une de ces choses qui sont en relation avec la substance, ou la négation de l’une ou de l’autre de ces choses, ou de la substance. C’est pourquoi nous disons que le non-être lui-même est non-être» (nous soulignons). 8 Met. E1, 1025 b28–1026 a6. 9 En ce qui concerne le modèle de définition du physicien, voir aussi Phys. II 2, 193 b22– 194 a12; DA I 1, 403 a29–b19; Met. K7, 1064 a19–28. 10 Cf. Jaulin, Eidos et Ousia. 11 Met. Γ5, 1009 a36–38.

Le quelque chose qui vient à être

169

et le véritable être en tant qu’être. L’existence des phénomènes de la génération et de la perception rend manifeste la fausseté d’une négation dudit principe, car elle aussi en implique la validité. On ne saurait concevoir la génération sinon comme le passage de ce qui n’est pas à ce qui est et la perception comme l’actualisation d’une certaine faculté qui passe de la puissance à l’acte. Le principe de non-contradiction demeure par conséquent au fondement d’un savoir physique: tout phénomène naturel se fonde sur l’existence d’un couple de contraires dont l’un constitue le positif et l’état accompli. On voudrait ainsi suggérer que, de même qu’en Met. Γ l’analyse de la génération a contribué à réfuter les négateurs du principe de non-contradiction et à établir l’objet de la science de l’être en tant que tel, dans le cadre de la recherche de Z, l’analyse de la génération absolue apporte des indications précieuses concernant la nature de la substance première. Une analyse «appropriée» de la génération absolue, en mettant en évidence la nécessaire existence d’un terme positif, marque le point de départ de la recherche sur l’être en tant qu’être et nous fournit des informations positives sur sa nature. Si l’on suit les indications du DGC et si l’on conçoit la «génération absolue» comme la constitution d’un nouvel «entier», c’est-à-dire d’un composé unitaire d’une forme et d’une matière qui reste comme propriété constitutive, on parvient à deux résultats capitaux dans la recherche sur ce qu’est substance première: la substance sensible est un composé unitaire d’une forme non séparée et d’une matière; la forme est un principe absolument simple. C’est précisément pour démontrer ces deux thèses que les chapitres 7–9 s’inscrivent dans le cadre de la recherche du livre Z sur ce qu’est la substance.

§ 2. Le rôle des chapitres 7–9 dans la recherche de Métaphysique Z Le livre Z s’ouvre sur la formulation du même principe d’ordonnancement que celui exposé dans le livre Γ: même si l’être se dit en plusieurs sens, il y a parmi eux un sens premier, à savoir le sens qui désigne l’οὐσία12. Les autres sens selon lesquels l’être se dit désignent des étants qui sont tels seulement de façon secondaire, parce qu’ils ne sont que des qualités ou des quantités ou des affections de l’être premier (πρῶτον ὄν). Ceux-ci ne sont, par leur nature, ni par soi (καθ’ αὑτό) ni capables d’être séparés (δυνατὸν χωρίζεσθαι) de la substance. Leur «secondarité»13 tient au fait qu’ils dépendent du substrat dont ils sont pré12 Met. Z1, 1028 a10–15. 13 L’οὐσία est première dans tous les sens du terme: quant à la définition, quant à la connaissance, quant au temps. Cf. Met. Z1, 1028 a31–33.

170

Aristote

diqués. La substance est le seul être qui est tel en un sens premier et simple. C’est pour cela que se demander ce qu’est l’être revient à se demander ce qu’est la substance. De fait, la recherche de ce qu’est la substance se révèle être, au moins au départ, une recherche sur ce qui est substance14. On ne voit pas clairement quelle relation, d’après Aristote, lie les deux questions. Il est même difficile de comprendre s’il les distingue réellement ou s’il les considère plutôt comme les deux aspects d’une seule question. Répondre à la question sur ce qu’est la substance nous permettrait du même coup de répondre à la question sur ce qui est substance. Lorsqu’on définit les caractéristiques qui font de quelque chose une substance, on sera aussitôt capable de distinguer ce qui est substance de ce qui ne l’est pas. Il est néanmoins également possible de poursuivre une démarche inverse et d’indiquer dès le départ des êtres qui sont indiscutablement des substances pour établir ensuite le principe qui en détermine la substantialité. C’est ce qu’Aristote fait, en Z2, en déclarant que les individus sensibles sont indiscutablement substances. Dans le même chapitre15, il énumère une série d’items qui sont considérés par la plupart des gens comme des substances – les animaux, les plantes et leurs parties, les objets composés à partir d’eux, les éléments, l’univers et ses parties – et d’autres items qui sont considérés comme substances seulement par certains philosophes – les Idées, les êtres mathématiques et les principes non sensibles des doctrines de Platon et Speusippe16. Bien qu’en Z2, Aristote semble répondre à la question portant sur ce qui est substance, les dernières lignes du même chapitre et Z3 semblent orienter la recherche dans l’autre direction et introduire explicitement la question sur ce qu’est la substance. Aristote propose au tout début de Z3 quatre candidats au titre de substance qui représentent quatre réponses possibles à la question sur ce qu’est l’οὐσία: le τί ἦν εἶναι, l’universel, le genre et le substrat17. Le livre Z dans son entier paraît être une analyse de ces quatre candidats. Le substrat est analysé dans le chapitre 3. Une étude de la notion de τί ἦν εἶναι occupe les chapitres 4–6 et 10–1218, alors qu’un examen de l’universel couvre la section comprise entre les 14 Cf. J. Brunschwig, «Dialectique et ontologie chez Aristote», Revue philosophique de la France et de l’étranger 154, 1964, p. 179–200. Une lecture semblable a été proposée par M. Furth (Furth, Substance, Form, p. 54–58), C. Witt (C. Witt, Substance and Essence in Aristotle: An Interpretation of Metaphysics VII–IX, Cornell University Press, Ithaca 1989, p. 7–14) et M. Burnyeat (Burnyeat, A Map of Z, p. 13–14), qui distinguent entre une «population question» et une «nature question». 15 Met. Z2, 1038 b8–13. 16 Il n’y a pas dans le livre Z une discussion séparée concernant les substances non sensibles. Aristote renvoie à un travail spécifique non précisé; il semble se borner en Z à répondre négativement à la question et à réfuter l’existence d’idées non sensibles et séparées. 17 Met. Z3, 1028 b33–36. 18 Les chapitres Z10–12 traitent en réalité de la question de la définition, de ses parties et de son unité. Mais il est manifeste que la définition n’est que le reflet épistémologique de

Le quelque chose qui vient à être

171

chapitres 13 et 16. Le genre n’est pas soumis à une analyse séparée mais, comme semble le suggérer le résumé de H1, on lui refuse le titre de substance pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles on le refuse à l’universel. Le ὑποκείμενον est le premier candidat à être examiné. Le substrat pourrait aspirer au titre de substance («semble être substance» δοκεῖ εἶναι οὐσία)19, car il est ce dont tout le reste se dit, alors qu’il n’est pas à son tour dit d’autre chose. En Z1 Aristote a affirmé que tout, hormis la substance, est dit «être» en tant qu’il se prédique d’un substrat (1028 a25–27); seule la substance en effet est ὑποκείμενον. Dans le traité des Catégories, être le substrat de prédication était considéré comme un critère discriminant pour distinguer les substances premières de tout autre genre d’être, c’est-à-dire de «ce qui est dans un substrat» et de «ce qui se dit d’un substrat». L’individu de la substance, en remplissant toutes les conditions requises pour être substrat dernier, était dit substance première. Aristote ajoute pourtant dans la Métaphysique des éléments supplémentaires qui semblent nous obliger à modifier le cadre esquissé dans les Catégories. Il affirme d’abord que le terme ὑποκείμενον peut en même temps désigner la matière, la forme et la substance composée20; il précise ensuite que la matière se révèle être substrat à un plus haut degré que le composé et la forme, étant donné qu’elle est apparemment le seul ὑποκείμενον qui demeure, lorsqu’on imagine soustraire tout genre de prédicats, accidentels et essentiels. Les prédicats accidentels seraient prédiqués de la substance individuelle, alors que les prédicats essentiels le seraient de la matière. La matière serait en ce sens un substrat ontologiquement antérieur par rapport à la substance individuelle, du fait que celle-ci résulte de la composition de la forme substantielle et de la matière, alors que cette dernière serait quelque chose d’absolument simple. Les analyses de Z3 paraissent donc viser à affaiblir, sinon à invalider, le critère du substrat. On ne voit pas clairement, néanmoins, si ce qui a été défini comme une sorte de «strip-tease ontologique»21 constitue, d’après Aristote, un procédé philosophiquement correct ou s’il ne faut pas plutôt considérer toute la démonstration de la primauté du substrat matériel comme un argument dialectique adressé à des adversaires qui ne sont pas bien définis22. Nous n’entendons pas ici fournir une interprétation de Z3 dans le détail. Nous nous bornons à constater que, au-delà des diverses hypothèses possibles, l’objectif de l’analyse de Z3 est de l’essence. On peut donc admettre qu’une recherche sur la définition de la substance est bien le complément d’une recherche sur l’essence. 19 Met. Z3, 1029 a1–2. 20 Met. Z3, 1029 a1–5. 21 Cf. D. Stahl, «Stripped away», Phronesis, 26, 1981, p. 177–180. 22 Dans leur commentaire, M. Frede et G. Patzig proposent une ligne d’interprétation similaire et suggèrent que les adversaires visés par la critique aristotélicienne étaient les Platoniciens (M. Frede et G. Patzig, Aristoteles Metaphysik Z. Text, Übersetzung und Kommentar, 2 vol., Beck, München 1988, p. 42 et sq.).

172

Aristote

reformuler le critère du substrat, en ajoutant deux nouvelles conditions à remplir pour être substance première: être τόδε τι et être χωριστόν23. Le nouveau critère ou, si l’on préfère, le critère rénové prévoit que le substrat, pour être substance première24, doit être en même temps quelque chose de déterminé et de séparé. Ce sont par conséquent la forme et le composé qui peuvent plus légitimement aspirer au titre de substance première25 et la forme, en tant que dépourvue de matière, plus que le composé. Mais puisque définir le cas de la forme, conclut Z3, est extrêmement problématique (ἀπορωτάτη), et que, en revanche, la substance composée est la seule à être de façon évidente substance, il faudra laisser celle-ci de côté et examiner la forme. C’est ainsi parmi les substances sensibles qu’il faut d’abord mener la recherche. Car, dans l’apprentissage, il faut toujours aller de ce qui est plus connu à ce qui l’est moins. Les interprètes ont remarqué la difficulté de comprendre les lignes conclusives de Z3, surtout à la lumière de la suite de l’analyse. Les chapitres Z4–6 n’examinent pas la forme, mais plutôt le τί ἦν εἶναι. Il est d’ailleurs également difficile de comprendre si Aristote, en faisant allusion à une première analyse des substances sensibles, renvoie implicitement à une étude postérieure des substances non sensibles et de leurs formes26. On pourrait conclure, comme certains l’ont fait27, que l’examen du τί ἦν εἶναι constitue de fait un examen de la forme des substances sensibles. Mais ce serait aller trop vite en besogne. Z4–6 examinent une notion considérablement plus abstraite de τί ἦν εἶναι et Aristote n’affirme nulle part dans les trois chapitres que l’essence coïncide avec la forme28. Le but immédiat des chapitres est plutôt de déterminer les conditions formelles qui doivent être respectées par n’importe quelle chose aspirant au titre de substance première et ils ne semblent pas présupposer une ontologie fondée sur les notions de matière et forme29. 23 Met. Z3, 1029 a27–28. 24 La question est de savoir si le critère du substrat est invalidé et remplacé par le nouveau critère, ou s’il est simplement complété par les deux nouvelles conditions de l’être τόδε τι et être χωριστόν. Pour une présentation du débat contemporain sur la question, voir G. Galluzzo et M. Mariani, Aristotle’s Metaphysics Book Z: The Contemporary Debate, Edizioni della Normale, Pisa 2006, p. 89–132. 25 Met. Z3, 1029 a29–30. 26 Comme on le verra, c’est cette hypothèse qu’Averroès défend dans son Grand Commentaire de la Métaphysique, l’étude des substances non sensibles et séparées étant achevée en Met. Λ. 27 Cf. M.V. Wedin, Aristotle’s Theory of Substance, Oxford University Press, Oxford 2000. 28 La référence à un εἶδος γένους de Z4, 1030 a12 reste, au demeurant, assez ambiguë. On ne saurait affirmer sans réticence qu’elle désigne la forme sans matière dont Aristote dira en Z7 qu’elle est la substance première. Il est sans doute plus prudent d’admettre qu’il s’agit d’une allusion assez vague à l’εἶδος ἄτομον, dont Aristote fera mention à la ligne 1034 a8. 29 Burnyeat (cf. Burnyeat, Map of Zeta, p. 19–26) suggère que c’est en ce sens qu’il faut comprendre l’adverbe λογικῶς qu’Aristote utilise au tout début de Z4 (1029 b13) pour définir le type de recherche qu’il est sur le point d’entreprendre. Les analyses de Z4–6 seraient en ce

Le quelque chose qui vient à être

173

En Z4–5, Aristote tâche en effet de définir les propriétés d’être per se (καθ’ αὑτό) et d’être quelque chose de déterminé (τόδε τι) et il explique, sur la base de ces notions, qu’une réalité est quelque chose de défini et de définissable si son être n’est pas déterminé par le fait que quelque chose se prédique de quelque chose d’autre. Ce faisant, Aristote semble formuler une deuxième condition pour la substantialité, outre celle fournie en Z3: seul est substance ce qui est structurellement simple et existant per se. Les analyses de Z4–6 arrivent donc à une double conclusion: 1) l’essence, en tant qu’elle est ce en vertu de quoi une chose est ce qu’elle est, est la substance de chaque chose et ce qui en détermine la connaissance; 2) il n’y a essence que des choses premières et existantes per se. Cela permet à Aristote d’exclure les composés accidentels du nombre des réalités ayant une essence au sens premier et, par conséquent, du nombre des substances. Les accidents et les composés accidentels peuvent avoir une essence et peuvent être définis seulement en un sens dérivé, c’est-à-dire en tant qu’ils sont les accidents d’une substance ou des composés ayant comme sujet une substance. Mais s’il est clair que les accidents, simples et en composition, n’ont une essence qu’en un sens second, Aristote au cours des trois chapitres ne se prononce pas explicitement sur le cas des composés substantiels. On ne peut affirmer avec certitude que ceux-ci doivent être assimilés au cas des composés accidentels ou savoir s’il faut les considérer comme des τόδε τι et des êtres per se. On ne peut donc pas établir, sur la base des seules affirmations de Z4–6, si c’est la forme ou le composé de matière et forme, ou encore les deux en même temps, qui possèdent les caractères attribués jusqu’à maintenant à ce qui est substance. Les chap. 10–12 ne traitent pas explicitement de la notion d’essence, mais abordent la même question d’un point de vue complémentaire par rapport à celui de Z4–6: Z10–12 sont le reflet sur un plan épistémologique et définitionnel des considérations formulées en Z4–6. Ils visent, en effet, d’une part, à repérer ce qui est à strictement parler définissable et ce qui l’est en un sens second et dérivé, et, d’autre part, à expliquer que la multiplicité des parties d’une définition n’est pas nécessairement le reflet d’une complexité ontologique de l’objet défini. Z10–11 semblent parvenir à la conclusion que c’est la forme qui constitue le véritable objet de la définition, la seule réalité à être ontologiquement simple et la seule à être per se. La substance individuelle, tout en étant un composé, n’est pas absolument indéfinissable, mais il est difficile de savoir quel est le type de définition qu’il convient de lui attribuer. Aristote semble hésiter entre deux solutions: selon la première, la substance composée est définissable seulement en vertu de sens logiques, car elles ne signalent pas les principes propres de la science métaphysique, c’està-dire la matière et la forme. Il est néanmoins malaisé de déterminer l’extension précise de l’analyse logique, i.e. de savoir si elle comprend l’ensemble des trois chapitres ou si elle couvre, comme certains l’ont proposé, la totalité du livre Z. Sur le sens de l’expression λογικῶς, voir infra chap. I.

174

Aristote

sa forme30; selon la seconde, elle est définissable en faisant mention aussi bien de sa forme que de sa matière31. La plupart des commentateurs ont soutenu que les chapitres Z7–9, en examinant la génération substantielle, interrompaient la continuité des chapitres 4–6 et 10–1232 et qu’ils n’étaient d’aucune utilité directe dans la recherche de ce qu’est la substance première. Leur seul rôle serait de présenter d’une façon non aporétique les notions à la base de la théorie de la définition de Z10–12, à savoir les notions de matière et forme. Contre cette ligne interprétative, on voudrait montrer que les trois chapitres ne constituent ni un traité autonome de physique, inséré au milieu d’une discussion métaphysique sur les notions d’essence et de définition, ni un ensemble hétérogène de considérations génériques sur la génération de la substance qui auraient pour seul but de clarifier les conclusions des chapitres précédents et suivants. Même s’ils n’ont sans doute pas fait partie d’une première rédaction du livre Z33, il faut croire que Z7–9 s’intercalent entre les chap. 4–6 et 10–12 parce que les thèses qu’ils démontrent ont un rôle crucial dans le cadre de la discussion sur la nature de la substance et de sa définition. Si dans les chap. Z7–9 Aristote analyse la génération substantielle, il ne le fait pas dans le but d’en définir la nature, mais d’établir ce qu’est la substance. C’est au moyen d’une analyse de la manière qu’ont les substances sensibles de s’engendrer qu’on pourra conclure qu’aussi bien la forme que le composé de matière et forme, même si c’est de façon différente, possèdent les propriétés qui font de quelque chose une véritable substance. Pour ce faire, Aristote ne peut qu’employer dans son analyse le modèle du DGC, celui qui révèle les caractères propres de la génération substantielle et qui la présente comme la constitution d’un nouveau ὅλον unitaire. Même si en Met. Z Aristote n’a plus comme but ultime d’expliquer ce qu’est la γένεσις ἁπλῆ, c’est seulement en utilisant ce modèle qu’il peut démontrer d’une part que la substance sensible, en tant qu’elle est un composé unitaire d’une forme et d’une matière préexistantes, est un τόδε τι et quelque chose ayant une structure unitaire; d’autre part que la forme, en tant qu’elle est le principe inengendré de la constitution et de l’être de la substance sensible, est quelque chose d’absolument simple et définissable en soi. C’est pour démontrer ces deux thèses que les chapitres 7–9 prennent place au sein de Z, et précisément entre les chapitres 4–6 et 10–12. En montrant en Z7 que toute forme de génération substantielle est la constitution d’un nouvel étant à partir d’une matière qui reste seulement comme propriété constitutive, Aristote prouve que la substance sensible doit nécessairement 30 Cf. Met. Z10, 1034 b32–1035 b3; Z11, 1036 a26–b20, 1037 a22–29. 31 Cf. Met. Z10, 1035 a22–b3; Z11, 1036 b21–32. 32 Pour une analyse et une comparaison des diverses hypothèses concernant le rôle et la position de 7–9 à l’intérieur du livre Z, voir Cerami, «La posizione e il ruolo», p. 123–158. 33 Pour les arguments en faveur de la thèse selon laquelle Z7–9 seraient le produit d’une insertion postérieure, voir Cerami, «La posizione e il ruolo», p. 123–126.

Le quelque chose qui vient à être

175

avoir une structure ontologique unitaire, fût-elle complexe. Le produit final de la génération ne peut coïncider ni avec sa matière, car celle-ci en constitue seulement une partie, ni avec sa forme qui est le principe de la constitution, mais non la substance constituée elle-même. L’εἶδος est en effet principe du devenir dans la mesure où c’est ce qui identifie l’individu engendré et ce d’après quoi (καθ’ ὅ) on le dénomme, alors que la matière est principe parce qu’elle est ce qui demeure dans la substance engendrée en tant que constituant. La substance sensible engendrée n’est donc pas un agrégat accidentel de deux éléments hétérogènes, elle est un composé unitaire d’une forme et d’une matière. Relativement au statut ontologique de la forme, l’analyse de la génération montre en outre que les causes motrices, formelles et finales ne sont en réalité qu’une seule cause, car la forme de l’être engendré, qui constitue en même temps la fin du processus, préexiste toujours dans l’agent, soit comme sa propre forme (dans les générations naturelles), soit comme forme dans son intellect (dans les productions artificielles), soit comme forme d’une partie matérielle préexistante jouant le rôle de cause agent (dans les générations spontanées). C’est en faisant appel à ce principe, qu’on a appelé principe de synonymie34, qu’Aristote peut conclure que la forme est une réalité inengendrée et donc absolument simple. C’est de la simplicité ontologique de la forme/acte qu’Aristote peut déduire sa primauté par rapport au composé. Si la forme est une réalité ontologiquement simple, sur la base des critères établis en Z4–6, elle a une définition et une essence en soi; elle est donc, pour cela même, la πρώτη οὐσία recherchée. La forme n’est pas un τόδε τι comme la substance individuelle l’est. Elle est quelque chose de déterminé, puisque, comme la fin de Z8 le confirme, elle est quelque chose d’indivisible (ἄτομον), c’est-à-dire un principe épistémologiquement et ontologiquement non ultérieurement déterminable. Elle est le principe qui délimite l’espèce et qui fait de la substance sensible un τόδε τι et quelque chose de séparé. Cela dit, en tant que principe d’organisation d’un composé, la forme est plutôt un τοιόνδε, c’est-à-dire la caractérisation de l’essence d’un tout ayant certaines fonctionnalités qui en font un objet d’une certaine classe. En tant que telle, elle ne pourra jamais exister sinon comme un principe réalisé dans un individu matériel. La forme n’est pas un principe ontologiquement séparé de la substance soumise à la génération et à la corruption, mais elle est ce qui l’identifie. L’analyse de la génération, en ce qu’elle permet de parvenir à la conclusion qu’aussi bien la forme que le composé sont quelque chose d’unitaire et de déterminé, contribue donc pleinement et de façon pertinente à la recherche de ce 34 M. Burnyeat (cf. Burnyeat, Map of Zeta, p. 29–38) et L. Judson (cf. L. Judson, «Formlessness and the Priority of Form: Met. Z7–9 and Λ3», dans M. Frede et D. Charles (éds.), Aristotle’s Metaphysics Lambda. Symposium Aristotelicum, Oxford University Press, Oxford 2000, p. 111–135) sont arrivés à la même conclusion: le principe, que le premier appelle de synonymie et le second d’homonymie, est le véritable fil conducteur des chapitres Z7–9.

176

Aristote

qu’est la substance première. Si les chapitres Z7–9 présentent une analyse physique et utilisent le modèle de définition de la substance sensible qui appartient en propre au physicien, c’est parce qu’une considération physique et un modèle physique de définition permettent de clarifier le statut ontologique du composé et de la forme et de trouver dans cette dernière ce qui satisfait aux conditions exigées de la quiddité et de la substance première.

§ 3. Qu’est-ce qu’est la génération et qu’est-ce qui vient à être: Métaphysique Z7 C’est donc à la fois dans le but de montrer que la substance individuelle est un composé unitaire de matière et forme et que la forme est un principe ontologiquement simple qu’Aristote se livre en Met. Z à une analyse de la génération substantielle. Dans la réalisation de ces deux objectifs, le rôle de Z7 est double: il examine tous les types possibles de génération afin de démontrer, d’une part, que la génération débouche toujours sur un composé unitaire, d’autre part, que le principe de synonymie vaut, à certaines conditions, pour toute forme de génération. L’analyse des diverses générations occupe la plus grande partie du chapitre 7 (1032 a15–b31). Aristote y examine d’abord les générations naturelles (1032 a15–27), ensuite les générations artificielles (1032 a27–b21) et enfin les générations ἀπὸ ταὐτομάτου (1032 b21–31). C’est au cours de cette première partie qu’Aristote établit l’universelle validité du principe de synonymie et montre que ce qui s’engendre est toujours le composé unitaire d’une forme et d’une matière préexistantes. Dans la seconde partie du chapitre, Aristote s’efforce de clarifier et de confirmer cette thèse en analysant la formule (1032 b31–1033a5) et le nom (1033 a5–23) par lesquels on désigne la substance engendrée, en précisant de quelle façon la matière doit y être mentionnée. Ainsi montre-t-il que le langage reflète la structure ontologique unitaire du composé engendré: la matière n’est pas un principe ontologiquement autonome par rapport à la forme qui l’organise, mais un constituant de la substance engendrée, c’est pourquoi elle ne doit être mentionnée que sous forme de paronyme dans la formule définitionnelle et dans le nom de cette dernière.

§ 3.1. Les principes de la génération: Met. Z7, 1032 a12–15 Z7 s’ouvre ex abrupto sur la distinction des trois types possibles de γένεσις ou plus précisément sur la distinction des trois types possibles de γιγνόμενον; Aristote distingue entre ce qui devient par nature, ce qui devient par l’art et ce qui devient de manière spontanée. Il précise ensuite que les trois types de γιγνόμενον ont

Le quelque chose qui vient à être

177

tous en commun trois éléments: i) ce par quoi (ὑπό τινος) le γιγνόμενον devient, ii) ce à partir de quoi (ἔκ τινος) il devient et iii) ce qu’il devient (τι)35. Il affirme, en conclusion, qu’on a pour chacun des trois types de génération quatre sortes de changements possibles: selon la substance, selon la qualité, selon la quantité et selon le lieu36. La formule utilisée pour exprimer la γένεσις est donc la suivante: πάντα δὲ τὰ γιγνόμενα ὑπό τέ τινος γίγνεται καὶ ἔκ τινος καὶ τί. En utilisant un langage qui paraît de prime abord valoir pour toute sorte de devenir, Aristote semble vouloir étendre son discours à toute sorte de génération. De fait, on verra que la formule proposée ne peut s’appliquer qu’aux générations substantielles. D’ailleurs, bien que dans ces premières lignes il fasse mention des changements dans les catégories accidentelles de la qualité, de la quantité et du lieu, dans la suite du chapitre, Aristote n’examine que le changement substantiel. L’exclusion des «générations relatives» n’est pas accidentelle. Si l’objectif des trois chapitres est de démontrer la préexistence et donc la primauté ontologique de la forme, une analyse des générations accidentelles ne contribuerait aucunement à sa réalisation. Car dans les changements accidentels, comme Aristote lui-même l’affirme, la forme qui détermine la nature du changement ne doit pas préexister en acte, mais seulement en puissance37. En d’autres termes, dans le cas des générations accidentelles, le principe de synonymie sur la base duquel Aristote démontre la préexistence et la primauté de la forme substantielle n’est pas respecté. La formule qui exprime la génération est ainsi générale seulement dans la mesure où elle couvre toute sorte de génération substantielle: les générations naturelles, les générations artificielles et les générations spontanées. Aristote déclare que lorsque quelque chose s’engendre, cela vient à être par quelque chose, à partir de quelque chose et vient à être quelque chose. À ce stade de l’analyse, le langage employé est encore ambigu et potentiellement utilisable pour exprimer aussi bien un changement substantiel qu’un changement accidentel. Trois caractères entraînent l’ambiguïté de cette formule et trois difficultés s’ensuivent: il est premièrement difficile de déterminer (1) la valeur exacte du verbe γίγνεσθαι et (2) corollairement le sens du terme γινγόμενον; il est en outre malaisé de comprendre (3) ce que le pronom indéfini τί désigne. 35 Met. Z7, 1032 a12–15: «Parmi ce qui vient à être, certaines choses viennent à être par nature, d’autres par l’art, d’autres de manière spontanée, mais tout ce qui vient à être vient à être par quelque chose, à partir de quelque chose et quelque chose. Je dis quelque chose selon chaque catégorie: ceci, combien, quel, où». 36 Aristote parle en réalité de changement «selon chaque catégorie» (καθ’ ἑκάστην κατηγορίαν). Pourtant nombreux sont les textes (voir notamment Phys. V 2, 225 b10 et sq.) dans lesquels il affirme que les seules catégories où se produit un changement sont celles de la substance, de la qualité, de la quantité et du lieu. Il faut en ce sens suivre l’explication de Frede et Patzig (cf. Frede et Patzig, Aristoteles, p. 106) qui suggèrent que l’adjectif ἑκάστην, considéré dans sa valeur distributive, s’étend seulement aux quatre catégories mentionnées à la ligne 1032 a15 et non pas en général à toutes les catégories sans distinction. 37 Met. Z9, 1034 b16–19.

178

Aristote

Concernant la première difficulté, les interprètes ont remarqué que d’un point de vue linguistique le verbe γίγνεσθαι, utilisé tout au long de notre chapitre, peut désigner aussi bien les changements accidentels que la génération substantielle38. Lorsque le verbe désigne les changements accidentels, il est synonyme du terme général «changement» (μεταβολή)39 ou du terme plus spécifique «mouvement» (κίνησις)40; quand en revanche il désigne la seule génération substantielle, il peut être substitué par le seul mot μεταβολή. Dans le livre I de la Physique, on l’a vu, le verbe γίγνεσθαι désigne le changement accidentel d’une certaine substance lorsqu’il est suivi par le pronom indéfini τί et il exprime la génération absolue, à savoir la génération substantielle, s’il est utilisé sans rien ajouter, c’est-à-dire ἁπλῶς. On a également constaté que dans une première partie de Phys. I 7 Aristote exprime volontairement la génération substantielle selon le même modèle que les changements accidentels. Il affirme ainsi que le substrat matériel joue, dans la formule qui exprime la génération substantielle, le même rôle que la substance joue dans un changement accidentel. La matière est en effet le sujet auquel on attribue la γένεσις et la génération est décrite comme la transformation de cette matière qui acquiert une nouvelle forme. En Met. Z7, comme on vient de l’expliquer, c’est éminemment du phénomène de la génération substantielle qu’Aristote a intérêt à discuter. Comme il l’avait fait dans le premier livre de la Physique, il n’utilise pas le verbe γίγνεσθαι dans sa construction «absolue», mais il le fait dans sa construction prédicative, c’està-dire suivi du pronom τί: πάντα δὲ τὰ γιγνόμενα γίγνεταί τι. Pour cette raison, en prenant comme confirmation Phys. I 7, certains interprètes ont cru qu’en Met. Z 7 Aristote exprimait la γένεσις de la même façon qu’en Phys. I et qu’il considérait la matière comme étant le γιγνόμενον auquel on attribue le processus de génération41. En adoptant cette lecture, M. Loux affirme que le but d’Aristote en Met. Z 7 comme en Phys. I 7 est de démontrer que toute forme de devenir peut être exprimée par le modèle des générations accidentelles. La génération désignerait donc dans ce chapitre comme en Phys. I 7, la transformation d’un substrat matériel et Aristote décrirait le devenir comme le changement de forme d’un substrat permanent. Le sujet de ce phénomène, c’est-à-dire le γιγνόμενον, serait par consé38 Cf. Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 182; Solmsen, Aristotle’s System, p. 20 et sq.; D. Bostock, Aristotle’s Metaphysics: Books Z and H, Translated with a Commentary, Oxford University Press, Oxford 1994, p. 120. 39 Par le terme μεταβολή Aristote désigne le plus souvent les quatre formes possibles de changement: substantiel, qualitatif, quantitatif et local. 40 Le terme κίνησις désigne les seuls changements accidentels par opposition au changement κατ’ οὐσίαν (cf. Phys. II 1, 192 b14; V 1, 225 a26, 32, b7; V 2, 226 a24; VIII 7, 260 a26; DC IV 3, 310 a23; Met. K11, 1067 b31, 36; K12, 1068 a9, b16). 41 Pour cette ligne d’interprétation, voir M.J. Loux, «Formes, Species and Predication in Metaphysics Z, H and Θ»Q, Mind, 88, 1979, p. 1–23 et Frede et Patzig, Aristoteles, p. 105–106.

Le quelque chose qui vient à être

179

quent la matière: le bronze, par exemple, qui devient circulaire de non circulaire. Je voudrais en revanche soutenir que le texte de Met. Z7–9 ne conduit pas à une telle conclusion. Aristote répète à plusieurs reprises au cours des trois chapitres que le γιγνόμενον est toujours pourvu de matière42 et qu’il est toujours divisible en une matière et en une forme43. La matière donc n’est pas, comme en Phys. I, le sujet de la génération: c’est le nouvel étant engendré le sujet de la génération et le véritable γιγνόμενον. Aristote analyse la génération en Met. Z7–9 afin de démontrer l’unité de la substance composée et la simplicité de la forme. Le modèle prédicatif de Phys. I, comme on l’a signalé, n’est pas capable de révéler cet aspect de la réalité sensible: en présentant la matière de la substance engendrée comme le substrat permanent prédiqué de deux formes contraires, Aristote risquerait d’infirmer l’unité ontologique de cette dernière. Le modèle de Phys. I, en outre, ne peut démontrer la supériorité ontologique de la forme, ce qui en revanche est le but ultime de Met. Z7–944. Par conséquent, il ne faut pas conclure, sur la base d’un usage linguistique similaire, que la génération est présentée en Met. Z7 de la même façon qu’en Phys. I. Il faut plutôt admettre qu’Aristote en Met. Z7 considère la génération absolue du même point de vue qu’en DGC I 3 et en GA. II 1, c’est-à-dire en considérant ce phénomène dans ses caractéristiques propres. En Met. Z7, en effet, Aristote présente le devenir comme l’advenir d’un nouvel étant, produit de la composition d’une matière et d’une forme préexistantes. Le sujet du devenir, c’est-àdire le γιγνόμενον auquel on attribue la génération, ne peut pas être la matière qui change de forme; c’est nécessairement la substance qui advient à l’issue du processus de genèse. Par conséquent, le verbe γίγνεσθαι n’indique pas la transformation de la matière d’un contraire à l’autre, mais l’advenir de la nouvelle substance composée d’une matière et d’une forme. Certes, il ne faut pas conclure que la transformation de la matière et l’advenir de la substance composée soient deux phénomènes indépendants, car ils ne sont en réalité que deux aspects ou deux phases continues d’un même processus. C’est le processus de transformation de la matière qui entraîne le venir à être de la nouvelle substance. Mais, en Met. Z7, Aristote semble être moins intéressé par l’examen des modalités du processus de transformation, que par l’analyse du résultat de l’engendrement, c’est-à-dire le produit de la composition et de la réorganisation d’une matière préexistante régie par une nouvelle forme45.

42 Met. Z7, 1032 a20. 43 Met. Z8, 1033 b12. 44 Comme Aristote lui-même l’a affirmé à la fin de Phys. I 7, démontrer que la forme et le substrat sont principes du devenir ne nous dit pas encore lequel des deux est substance. 45 Cf. Balme, «Aristotle Biology Was not Essentialist», p. 291–312.

180

Aristote

C’est à la lumière de ces considérations qu’il faut lire la formule initiale des lignes 1032 a13–14. Ce qu’Aristote déclare, c’est que ce qui vient à être dans les processus de génération substantielle, à savoir la nouvelle substance engendrée, vient à être par l’action d’un certain agent, à partir d’une certaine matière et vient à être une substance d’un certain type46. Si Aristote utilise en Z7 le verbe γίγνεσθαι suivi du pronom τί ce n’est pas dans le même sens et dans le même but qu’en Phys. I, c’est-à-dire pour indiquer le changement de l’un des prédicats du substrat permanent. Le pronom τί ne désigne pas le prédicat dont la matière serait le sujet, mais il doit plutôt être interprété comme une sorte de complément prédicatif du sujet de la génération. En d’autres termes, le τί désigne ce que la substance engendrée est en elle-même, le quelque chose qui l’identifie. Quant à la matière, comme la suite du chapitre va le montrer, elle est désignée comme ce qui préexiste et qui, une fois achevé le processus de transformation, reste seulement comme propriété constitutive du produit de la génération. Après avoir résolu les deux premières difficultés concernant la formule qui exprime la génération, il faut maintenant comprendre quel type de réalité le pronom τί désigne et avec quoi le produit de la génération s’identifie. Sur ce point aussi, les interprètes se trouvent en désaccord. Selon une première ligne interprétative, le pronom τί désignerait l’individu composé produit final du processus génératif. La forme, d’après cette lecture, ne serait pas désignée par ce pronom, mais par l’expression καθ’ ὅ utilisée quelques lignes après (1032 a22); elle serait donc «ce en vertu de quoi» le produit de la génération est ce qu’il est. En défendant cette hypothèse, M.L. Gill47 affirme que les éléments présents dans la formule qui exprime le devenir sont au nombre de trois: la cause agente par laquelle (ὑπό τινος) le changement est déclenché, la matière constitutive dont (ἔκ τινος) le produit est issu, et enfin le composé individuel (τί) qui advient. Le pronom indéfini désignerait donc l’individualité de ce qui vient à l’être, tandis que les prédicats (les καθ’ ὅ), appartenant à l’une des quatre catégories mentionnées, détermineraient sa nature: ce qui vient à être est un certain individu (τί) dans la catégorie de la substance (τόδε), de la qualité (ποιόν), etc. D’après une deuxième ligne interprétative48, il faut en revanche rejeter l’hypothèse qu’on vient de signaler, car la génération conçue comme le processus qui conduit à un nouvel étant ne peut en aucun cas être orientée vers une entité 46 Afin de garder l’ambiguïté de l’expression grecque γίγνεσθαί τι, j’ai choisi de traduire le verbe γίγνεσθαί par «venir à être», comme dans l’anglais «come to be». Là où une telle traduction n’était pas possible, j’ai utilisé le verbe «s’engendrer». 47 Cf. M.L. Gill, «Metaphysics H 1–5 on Perceptible Substances», dans C. Rapp (éd.), Metaphysik Die Substanzbücher (Z/H/Θ), Akademie Verlag, Berlin 1996, p. 209–228. 48 Cf. G.E.L. Owen, «Particular and General», Proceedings of the Aristotelian Society, 79, 1978/79, p. 279–294; M. Burnyeat (éd.), Notes on Book Zeta of Aristotle’s Metaphysics, Oxford Study Aids in Philosophy, Sub-Faculty of Philosophy, Oxford 1979, p. 53 et sq.; Bostock, Aristotle’s Metaphysics, p. 123.

Le quelque chose qui vient à être

181

individuelle. Il faut qu’elle soit tournée vers quelque chose de général, à savoir le composé universel de matière et forme. Si la substance générée doit s’identifier avec ce que le τί désigne, ceci ne peut pas indiquer la forme. Ce n’est pas la seule forme, en effet, qui définit l’être de la substance composée, mais plutôt l’ensemble de ses caractéristiques matérielles et formelles, c’est-à-dire le composé universel de la forme et de la matière. Enfin, selon une troisième ligne interprétative, le pronom indéfini τί désignerait le principe formel de la substance composée. En défendant cette solution dans leur commentaire49, Frede et Patzig affirment que la génération présentée en Z7 doit être comprise comme le processus de transformation d’une matière qui change de forme. La forme, ainsi, serait le principe individuel qui se réalise dans cette matière, c’est-à-dire «ce que la matière devient» à l’issue du processus de transformation; la matière en revanche serait «ce qui devient» cette forme. M. Loux, on l’a vu, parvient à une conclusion semblable50 puisqu’il estime, tout comme Frede et Patzig, que le sujet de la génération est la matière et que la forme est ce que cette matière devient. Contrairement aux deux commentateurs, Loux estime cependant que la forme est une réalité universelle et qu’elle est désignée, en Met. Z comme en Phys. I, par des expressions, pour ainsi dire, «concrètes» («cultivé» et non «culture», «homme» et non «humanité»). Loux déclare en outre que la génération est exprimée en Z7 de la même façon et selon le même modèle qu’en Met. Λ3 (1069 b36 et sq.). Dans ce chapitre, Aristote affirme que le changement (ἡ μεταβολή) relève de trois principes: la matière qui change (τί), la cause agente (ὑπό τινος) et la forme vers laquelle la génération est orientée (εἴς τι). Par conséquent, avec Frede et Patzig, il estime qu’Aristote en Z7 décrit la génération selon le même modèle qu’en Λ3 et qu’il considère la matière comme sujet du changement51. Or, il est assurément vrai qu’en Λ3, comme en Phys. I 7, la génération est analysée du point de vue de la matière qui change et que c’est cette dernière qui est le sujet du devenir, alors que la forme en est la fin, le τέλος. Pourtant, la génération n’est pas présentée en Z7 à l’aide des mêmes concepts qu’en Λ3 et la matière n’est pas le sujet auquel on attribue le changement. La façon dont Aristote exprime le devenir en Λ3 est plus proche de celle de Phys. I que de celle de Z. Comme on vient de le suggérer, en Met. Z7 la génération est considérée comme le phénomène de genèse qui coïncide avec la fin du processus de transformation de la matière préexistante. Pour tenter de peser les arguments des uns et des autres, il faut remarquer que les deux premières hypothèses interprétatives partagent la conviction que la génération est décrite en Z7 dans les termes d’une transformation de la matière qui acquiert un nouveau prédicat. C’est seulement dans la première hypothèse 49 Cf. Frede et Patzig, Aristoteles, p. 105–106. 50 Cf. Loux, Form, Species, p. 1–23. 51 Cf. Loux, Primary Ousia, p. 111 et sq.; Frede et Patzig, Aristoteles, p. 105.

182

Aristote

que la génération est présentée comme la constitution d’un nouvel étant. On ne peut pas comprendre le rôle que le pronom τί et le terme γιγνόμενον jouent dans la formule qui exprime le devenir si l’on n’admet pas que la génération est présentée comme l’advenir d’une nouvelle substance et non comme le changement d’une matière. Le γιγνόμενον et le pronom τί désignent une même réalité, c’està-dire la substance qui advient: un composé qui sera identifié par un prédicat soit substantiel soit accidentel. Mais, contrairement à la première ligne interprétative, il faut supposer que l’identification de la réalité que le pronom τί désigne est l’un des résultats de l’analyse des chapitres 7 et 8. Le pronom τί a, dans la formule initiale, une valeur, pour ainsi dire, neutre. Il exprime le fait que le produit de la génération est toujours identifiable, qu’il est toujours «quelque chose», quelque chose dans la catégorie de la substance, de la qualité, de la quantité ou du lieu. C’est en prouvant que dans tout processus de génération c’est la forme qui définit et oriente le devenir, qu’Aristote démontre que le principe formel de la substance engendrée est ce qui définit et détermine le produit de génération. La forme, parce qu’elle oriente et identifie le processus qui conduit à la réalisation de la nouvelle substance, détermine et définit également l’être de cette dernière.

§ 3.2. Les trois types de génération: Met. Z7, 1032 a15–b31 Après avoir élucidé la syntaxe de la formule qui exprime la γένεσις, il faut maintenant examiner les différents types de génération substantielle afin de montrer de quelle façon, pour chacun d’eux, Aristote démontre la validité de ses deux conclusions: la validité du principe de synonymie et la thèse selon laquelle tout être engendré est un composé unitaire de matière et forme. Aristote analyse en premier lieu les générations naturelles (1032 a15–25) et il déclare que sont par nature les générations dont les principes appartiennent tous au domaine naturel: la matière dont le produit de génération est issu, la cause agente dont le processus procède, le «quelque chose» que devient ce qui advient. Ce «quelque chose» (τί), précise Aristote, c’est (un) homme, (une) plante ou quelque autre chose de celles de ce type «qu’on dit être surtout des substances» (ἃ δὴ μάλιστα λέγομεν οὐσίας εἶναι)52. On se retrouve à nouveau face à la difficulté qu’on vient d’analyser. Quelle est la réalité qui marque la fin du processus

52 Met. Z7, 1032 a15–19: «Les générations donc sont les unes naturelles, ce sont celles dont la génération est à partir de la nature: le ce à partir de quoi il y a génération est ce que nous appelons matière, le par quoi est quelque chose des étants par nature, le quelque chose, c’est un homme, une plante ou quelque autre chose de celles de ce type que justement nous disons être surtout des substances».

Le quelque chose qui vient à être

183

génératif, le τί, qu’Aristote appelle dans ces lignes «surtout substance»? S’agit-il du composé individuel, du composé universel ou de la forme? En se fondant sur les arguments qu’on vient de présenter, il faut conclure que le pronom τί désigne les réalités sensibles en tant qu’elles sont des individus appartenant à une certaine catégorie. Ce qui vient à l’être, comme en DGA II 1, est un quelque chose identifié dans son être par la forme qui oriente la génération. Les μάλιστα οὐσίαι auxquelles Aristote fait allusion dans ces lignes sont par conséquent les substances engendrées appartenant à une certaine espèce naturelle et identifiées par la forme correspondante. L’adverbe μάλιστα ne fait pas allusion à une sorte de primauté ontologique des individus de la réalité sensible, mais plutôt au fait que leur existence est admise par tout le monde. Ainsi faut-il supposer qu’Aristote définit les substances naturelles comme μάλιστα οὐσίαι sur la base d’une sorte de consensum gentium53 et qu’il les oppose, en s’exprimant ainsi, à tous les êtres qui sont substances seulement selon certains philosophes ainsi qu’à tous les êtres qui, comme les artefacts, ne sont que des substances en un sens dérivé54. Aux lignes 1032 a22–25 Aristote montre de façon explicite que ce qui définit le produit de la génération et le «ce selon quoi» (le καθ’ ὅ) une chose est ce qu’elle est coïncident avec la forme. Ce faisant, il démontre que le τί, qui marque en même temps la fin de la transformation matérielle et l’advenir du nouvel étant, est la substance naturelle considérée dans son aspect formel55 et que le καθ’ ὅ, dans le cas des substances naturelles, est leur cause formelle56. Ce qui s’engendre a en effet toujours une nature, il est un homme, une plante ou un individu appartenant à l’une des autres espèces existantes en nature. Aristote déclare ensuite que, dans les générations naturelles, la cause agente de la génération doit avoir en commun avec la substance engendrée la même nature entendue selon la forme (ἡ κατὰ τὸ εἶδος λεγομένη φύσις). Cette forme est par rapport à la forme de l’être engendré ὁμοειδῆς, c’est-à-dire forme d’une 53 Comme dans le chapitre Z2, Aristote fait ici allusion au fait que tout le monde admet que les substances sensibles naturelles sont des substances. Cf. Met. Z2, 1028 b8–9. 54 D. Bostock (cf. Bostock, Aristotle’s Metaphysics, p. 123) trouve cette affirmation surprenante, surtout à la lumière des lignes suivantes dans lesquelles c’est la forme qui est appelée substance première. Il estime pouvoir résoudre cette difficulté en admettant qu’il existe en Z7 une double couche de composition. À l’époque de la première rédaction, Aristote aurait appelé les substances composées substances par excellence; il aurait ensuite changé d’avis et ajouté dans le corps du chapitre les affirmations en faveur de la primauté ontologique de la forme. Les remarques et la conclusion de Bostock sont néanmoins hors de contexte, si l’on admet qu’Aristote est ici en train d’opposer les substances sensibles naturelles à tous les autres produits engendrés (les artefacts en l’occurrence) et non pas à leurs formes. 55 Met. Z7, 1032 a22–25: «mais dans l’ensemble ce à partir de quoi est nature et ce selon quoi est nature (car ce qui vient à être a une nature, comme la plante ou l’animal) et ce par quoi est une nature entendue selon la forme et de même espèce (mais elle est dans un autre), car l’homme engendre l’homme». 56 Met. Δ18, 1022 a14.

184

Aristote

même espèce, ou plus précisément, c’est la même forme (αὕτη) instanciée en deux individus différents. C’est en affirmant cela qu’Aristote démontre la proposition qu’on a considérée comme l’une des deux thèses visées dans ce chapitre: une substance engendrée est toujours engendrée par un individu qui possède la même forme. Ce principe nous conduit en effet à une double conclusion: c’est la forme de l’agent qui détermine la génération et en même temps l’être de la substance engendrée; la forme est toujours quelque chose qui préexiste. Elle est en effet ce qui oriente et ordonne le mouvement de la matière préexistante, jusqu’à ce que celle-ci exhibe la même organisation que celle du géniteur. En tant que telle, la forme est quelque chose qui préexiste toujours et qui ne s’engendre pas avec la nouvelle substance composée. C’est en revanche aux lignes 1032 a20–22, lorsqu’il affirme que ce qui vient à être est toujours pourvu de matière, qu’Aristote parvient à une deuxième conclusion concernant le statut ontologique de la substance engendrée. Il définit ainsi la cause matérielle comme le quelque chose dont la substance se constitue et comme la capacité d’être ou de ne pas être57. Dans son commentaire58, D. Bostock juge cette affirmation surprenante, car la matière n’est pas la «contingence» des étants, mais le substrat qui, pouvant recevoir deux prédicats opposés, en est l’origine. Une telle perplexité, néanmoins, n’a pas lieu d’être. Comme on l’a expliqué plus haut, la notion de matière acceptée par Aristote est une notion considérablement plus abstraite que la nôtre. La matière des substances est effectivement la capacité d’être ou de ne pas être, car elle est ce qui, à chaque fois, est identifié avec la forme ou avec la privation (κατὰ στέρησιν)59. De ce point de vue, la matière peut être légitimement conçue comme substance et «nature», car elle est substance et nature en puissance60. Elle ne saurait être l’οὐσία du composé sensible ni sa nature, car elle n’est que l’une de ses propriétés. À partir de la ligne 1032 a25, Aristote procède à la démonstration de ses deux thèses dans le contexte des générations artificielles. Il prouve en même temps que c’est la forme présente dans l’agent qui oriente le processus de génération et identifie son produit, et que la substance produite est toujours tirée et pourvue d’une certaine matière qui demeure en elle comme constituant. Le principe de synonymie est vérifié dans les productions artificielles aussi, car ce qui s’engendre et sa cause agente ont en commun une même forme. Les produits de l’art, explique Aristote, possèdent exactement la même forme que celle qui est présente tout au long de la production dans l’intellect de l’artiste. Certains ont jugé que, dans le cadre de l’analyse de Z, la minutieuse analyse 57 Met. Z7, 1032 a20–22: «mais tout ce qui vient à être, par nature ou par l’art, a une matière; chacun d’eux en effet est capable d’être et de ne pas être, ce qui est en chacun sa matière». 58 Cf. Bostock, Aristotle’s Metaphysics, p. 124. 59 Met. H1, 1042 b1–3. 60 Cf. Phys. II, 1, 193 a9–12; Met. Δ4, 1014 b26–35.

Le quelque chose qui vient à être

185

des productions artificielles était hors de propos61. La longue section relative aux modalités de production de la santé serait tout à fait superflue et ne contribuerait aucunement à la réalisation des objectifs du livre. On voudrait au contraire montrer que non seulement l’analyse des générations artificielles est un passage nécessaire dans l’argumentation d’Aristote62, mais qu’elle constitue le moment où le philosophe montre de la façon la plus claire que la forme est le principe ontologique dont relève l’existence de la génération et de son produit63. Les générations qu’il faut appeler productions sont les générations dont la cause agente possède dans son esprit la forme de l’artefact. Par forme, affirme Aristote, il faut entendre l’essence de chaque chose (τὸ τί ἦν εἶναι ἑκάστου) et la substance première (πρώτη οὐσία)64. Les commentateurs n’ont pas manqué de noter que c’est dans ce passage qu’Aristote, pour la première fois en Z, définit la forme comme essence et substance première. Il est d’ailleurs assez stupéfiant qu’Aristote prononce une affirmation aussi capitale dans une parenthèse de moindre importance; d’autant plus que, d’après ce que Z1 annonçait, la recherche de ce qu’est la substance première constituait l’objectif du livre dans son entier. Les deux thèses énoncées dans ce passage, la première selon laquelle l’essence des substances sensibles ne comprend que leur forme et la seconde selon laquelle la forme des substances sensibles est πρώτη οὐσία ne sont pas des affirmations anodines. Pour ce qui est de la première affirmation, il faut préciser qu’il n’est pas possible de résoudre la question concernant la nature de l’essence et de la définition sans d’abord établir quel est exactement le but visé par Aristote lorsqu’il analyse en Z ces deux notions. On ne voit pas clairement, en effet, s’il s’interroge dans les chapitres 4–6 et 10–12 sur la nature de l’essence et de la définition de la substance sensible65 ou, de façon plus générale, sur la notion d’essence et de définition, quel que soit l’objet dont il y a essence et définition. Dans le premier cas, Aristote se demanderait si l’essence et la définition de la substance sensible coïncident seulement avec la forme de cette dernière ou si elles incluent aussi 61 Cf. M. Ferejohn, «The Definition of Generated Composites in Aristotle’s Metaphysics», dans Scaltsas, Charles et Gill (éds.), Unity, Identity, p. 291–318. 62 Nous estimons, en ce sens, que S. Mansion a tort de croire que l’analyse des générations des artefacts ne sert qu’à élucider la nature composée des substances naturelles (cf. S. Mansion, «Sur la composition ontologique des substances sensibles chez Aristote», dans R.B. Palmer et R. Hamerton Kelly (éds.), Philomathes. Studies and Essays in the Humanities in Memory of Philip Merlan, Nijhoff, The Hague 1971, p. 75–87; trad. angl. dans J. Barnes, M. Schofield et R. Sorabji (éds.), Articles on Aristotle. 3. Metaphysics, Duckworth, London 1979, p. 80–87). 63 Cf. S. Broadie, «Nature and Craft in Aristotelian Teleology», dans Devereux et Pellegrin (éds.), Biologie, Logique, p. 389–403. 64 Met. Z7, 1032 b1–2: «mais pour tout ce qui procède de l’art, la forme est dans l’âme (j’entends par forme l’essence de chaque chose et la substance première)». 65 On verra qu’Averroès se range du côté de ceux qui estiment que dans le livre Z Aristote s’interroge premièrement sur l’essence et la définition des substances sensibles.

186

Aristote

le type de matière dont cette dernière est constituée. Dans le second cas, le but d’Aristote serait de déterminer les notions d’essence et de définition, afin d’établir de quel type de réalité on a, au sens premier et absolu, essence et définition, c’est-à-dire s’il s’agit du composé ou plutôt de la forme. Quoi qu’il en soit de la question en général66, et bien qu’il ne soit pas vraiment possible de séparer la première question de la seconde, dans notre chapitre il apparaît clairement que son objectif est de définir l’essence et la définition des substances sensibles. Concernant l’essence des substances sensibles, la question très débattue chez les interprètes est de savoir si elle ne comprend que la forme ou si elle inclut également la matière. On a déjà remarqué que les chapitres Z4–6 qui s’interrogent sur la nature de ce qui est essence ne fournissent pas de réponse explicite à ce propos. Si, en outre, l’analyse de ces chapitres montre clairement que la définition n’est que l’aspect épistémologique de l’essence, il est également difficile d’établir si la définition d’une substance sensible doit mentionner aussi bien les propriétés formelles que les propriétés matérielles ou exclusivement les premières. Dans les chapitres Z10–12, où cette question est thématisée, Aristote paraît se prononcer de façon ambivalente. D’une part il affirme que seules les «parties» de la forme sont parties de la définition67, d’autre part, il semble admettre un type de définition qui mentionne la forme ainsi que la matière. Nombreux sont d’ailleurs les passages, en dehors des livres centraux de la Métaphysique, où Aristote envisage un type de définition du composé qui mentionne aussi bien la forme que la matière68. Le débat concernant la définition des substances sensibles est pour ainsi dire «bipartite»: certains interprètes affirment que les substances sensibles, au moins dans un contexte métaphysique, sont définissables seulement en vertu de leurs formes, car seule la forme détermine l’essence du composé69; d’autres, 66 Pour une analyse du débat concernant la question relative à l’essence et la définition, voir F. Amerini, «Aristotle, Averroes and Thomas Aquinas on the Nature of Essence», Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 14, 2003, p. 79–122; Galluzzo et Mariani, Aristotle’s Metaphysics, p. 61–89, 135–167. 67 Cf. Met. Z10, 1035 b15–16; Z11, 1036 a26–28, 1036 b3–7. 68 Cf. Phys. II 2, 193 b22–194 a12; DA I 1, 403 a29–b19; Met. E1, 1025 b28–1026 a6. 69 Dans plusieurs de ses travaux, M. Frede a soutenu que la forme est le seul vrai objet de définition et la seule réalité qui possède une essence avec laquelle elle s’identifie (cf. M. Frede, Essays in Ancient Philosophy, Oxford University Press, Oxford 1987; Frede et Patzig, Aristoteles, p. 211–213; M. Frede, «The Definition of Sensible Substances in Met. Z», dans Devereux et Pellegrin (éds.), Biologie, Logique, p. 113–129). Néanmoins, puisque la substance composée est dans son aspect essentiel sa forme, elle est également définissable, mais seulement par sa forme. Il existe effectivement une définition de la substance composée qui fait mention de sa matière aussi, c’est-à-dire la définition fournie par le physicien. Mais ce n’est pas à cette définition, d’après Frede, qu’Aristote fait allusion dans la Métaphysique, lorsqu’il parle d’une définition du composé qui doit faire référence à sa matière. Dans la définition du «philosophe premier», la matière n’est pas mentionnée directement, mais on y fait allusion seulement de manière implicite.

Le quelque chose qui vient à être

187

en revanche, estiment que la matière et la forme entrent toutes les deux dans l’essence du composé et, par conséquent, (qu’il s’agisse d’un contexte métaphysique ou physique) dans sa définition70. Si l’on s’en tient aux seules déclarations du chapitre Z7, la réponse d’Aristote, au moins en ce qui concerne l’essence des produits de génération artificielle, est univoque: l’essence de ce qui s’engendre est son εἶδος «sans matière»71. Aristote affirme, dans les lignes qui suivent, que dans le λόγος des cercles de bronze, comme dans celui de tous les composés, il faut faire mention de la matière72; mais il précisera aussitôt que la matière ne demeure à l’intérieur de la formule définitionnelle qu’en forme adjectivale. On reviendra sur cette question dans la suite. En ce qui concerne la seconde affirmation prononcée dans notre passage, selon laquelle la forme est la substance première, la question paraît, au moins d’un certain point de vue, moins problématique. Les interprètes qui estiment qu’Aristote n’ jamais désavoué la théorie ontologique des Catégories, trouvent gênant d’admettre que la forme est πρώτη οὐσία au même titre que les individus sensibles73. C’est d’ailleurs sur la base d’une constatation semblable que d’autres ont supposé que la doctrine de la Métaphysique représentait un véritable dépassement de la théorie logique des Catégories. Les nouveaux critères qu’on a mentionnés, ceux de l’être τόδε τι et séparé, désigneraient la forme comme principe primitif de la réalité. Ce ne serait plus l’individu sensible qui serait πρώτη οὐσία, mais plutôt sa forme substantielle. Sur la base de la simple affirmation des lignes 1032 b1–2, nous ne pouvons pas, encore une fois, trancher en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse interprétative, car Aristote se borne ici à affirmer l’identification de la forme avec la substance première sans la justifier. Sans doute faut-il supposer que, d’après lui, la justification était donnée par l’analyse des générations substantielles: l’étude 70 Ceux qui affirment que la seule définition du composé est celle qui mentionne aussi bien la forme que la matière (cf. Gill, «Metaphysics H 1–5»; D. Morrison, «Some Remarks on Definition in Metaphysics Z», dans Devereux et Pellegrin (éds.), Biologie, Logique, p. 131–144; Loux, Form, Species) refusent l’idée qu’Aristote distingue une définition physique d’une définition métaphysique du composé. La seule définition du composé est la définition «physique» et la seule définition métaphysique est la définition de la forme. En ce sens, le λόγος de la substance sensible n’est pas une définition au sens strict, car c’est un discours complexe constitué de deux parties hétérogènes. La définition de la forme, en revanche, est un «discours» unitaire, car la forme est la seule réalité vraiment simple. 71 Met. Z7, 1032 b11–14. 72 Met. Z7, 1033 a5. 73 L’interprétation de Thomas d’Aquin est différente, qui affirme dans son commentaire (cf. Thomas d’Aquin, Ιn duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis expositio, cura et studio M.-R. Cathala-Spiazzi, Marietti, Torino-Roma, 1950, Lib. 7, lec. 6, n. 1404) que la forme à laquelle Aristote attribue dans ce passage le titre de substance première est seulement la forme dans la «mens» de l’artiste. La forme sans matière serait substantia prima non pas absolute loquendo, mais seulement par rapport à la forme du produit. Car la forme pensée par l’artiste serait première en tant qu’elle précède chronologiquement la forme du produit.

188

Aristote

de la γένεσις montre que la forme est substance première parce qu’elle est un principe inengendré et donc absolument simple. C’est d’ailleurs en analysant les générations artificielles qu’on parvient de façon claire à la conclusion que l’essence et la substance première du produit engendré coïncident avec la forme sans matière qui se trouve dans l’âme de l’agent: «C’est pourquoi, d’une certaine façon, il se trouve que la santé vient à être de la santé, et la maison, d’une maison, de celle qui est sans matière, celle qui possède une matière; en effet, la médecine et l’art de construire sont la forme de la santé et de la maison, et j’entends par substance sans matière, l’essence»74. L’examen des générations artificielles explique en outre de façon plus claire les deux conclusions que l’analyse des générations naturelles avait déjà permis de tirer: 1) il existe une essence unique commune à la forme et à la privation du produit de la génération; 2) la génération conduit à l’advenir d’un être dont la matière préexistante reste comme propriété. Aristote affirme aux lignes 1032 b2–6 que des contraires il n’y a qu’une seule forme, comme la santé est en même temps forme et substance du sain et du malade75. Le médecin, explique-t-il, produit la maladie dans la mesure où il ne produit pas la santé, car la maladie n’est, en réalité, que l’absence de maladie. La privation, en d’autres termes, n’a pas un être autonome par rapport à la forme positive, et le processus qui y conduit n’est pas une génération au sens strict. Le fait qu’Aristote décrive la production de la maladie comme une génération manquée de la santé démontre ici, comme dans le DGC, que la seule véritable génération absolue est le processus qui est orienté vers le positif et ce qui est davantage déterminé. La production de la maladie ne peut être appelée génération absolue de la maladie, elle sera plutôt la corruption absolue de la santé. Le cas des générations artificielles nous permet donc de comprendre que la forme positive est le seul principe qui oriente la génération et définit l’être de son produit. La génération n’est pas un processus réversible et indifférencié du contraire négatif au contraire positif, mais seulement la voie qui mène à la forme76. L’analyse des modalités de la production artificielle nous explique enfin que l’advenir d’un nouveau produit est conditionné par la préexistence de quelque chose qui sert de matière et qui va devenir partie constitutive du produit. Dans 74 Met. Z7, 1032 b11–14. 75 Met. Z7, 1032 b2–6: «En effet, des contraires, d’une certaine façon, il n’y a qu’une seule forme, car la substance de la privation est la substance opposée, comme la santé de la maladie, car la maladie est par l’absence de celle-là, mais la santé c’est la définition qui est dans l’âme et la science». 76 Aristote reformule cette même idée dans le chapitre 5 du livre H, en affirmant que le vin n’est ni matière du vinaigre ni en puissance vinaigre (Met. H5, 1044 b29–1045 a6).

Le quelque chose qui vient à être

189

la production de la santé, par exemple, le médecin raisonne de façon à repérer les passages qui conduisent à la production de l’élément qui sera partie constitutive de la santé, c’est-à-dire la chaleur. Dans l’exemple choisi par Aristote, la santé est conçue comme un certain équilibre d’humeurs et la maladie comme un bouleversement de cet équilibre. L’augmentation de la chaleur permet de rétablir cet équilibre, parce que celle-ci était l’élément défaillant. La chaleur qui est produite par la friction joue ainsi le rôle de la matière de la santé, elle est quelque chose de préexistant qui rentre dans le produit de la génération comme sa partie. Tous les termes intermédiaires se produisent de la même façon: ce qui précède est la matière préexistante qui devient partie constitutive de ce qui suit77. Il en va de même de la production d’une maison: le processus qui doit amener à sa réalisation conduit à la production de quelque chose qui sera à la fin du processus partie constitutive de la maison, à savoir les pierres. La longue analyse des trois types de génération se termine par un bref examen de la génération spontanée. Cette section, comme plusieurs interprètes l’ont remarqué, ne constitue pas une analyse complète de la génération spontanée78; Aristote semble plutôt ne prendre en considération que les processus spontanés de produits normalement réalisés au moyen de l’art. On peut supposer que le but de la section est de démontrer que parmi les thèses qui valent pour les générations naturelles et artificielles, il y en a une au moins qui vaut aussi dans le cas de ce type de générations spontanées: dans ce qui se produit de façon spontanée, on a aussi quelque chose qui préexiste et qui reste comme partie du nouveau produit. Il est en revanche plus difficile d’établir si le principe de synonymie peut dans une certaine mesure valoir aussi dans le cas des générations spontanées79. On reviendra sur la question lors de l’analyse du chapitre 9 consacré à la solution de ce problème. On peut, tout de même, admettre que le passage de Z7 nous donne déjà des éléments pour résoudre cette difficulté. Aristote définit les générations ἀπὸ ταὐτομάτου au moyen d’une comparaison avec les générations artificielles et il explique que sont spontanées les générations dans lesquelles l’action qui déclenche accidentellement la γένεσις coïncide avec l’action accomplie de façon volontaire par l’agent des productions artificielles80. Lorsque le médecin réchauffe la partie malade, il produit de la cha77 Met. Z7, 1032 b6–9: «Le sain se produit quand on a raisonné ainsi: puisque la santé est ceci, il est nécessaire, si ceci est sain, que ceci existe d’abord, par exemple l’équilibre, mais si ceci , la chaleur. Et c’est ainsi qu’on continue de penser, jusqu’a être conduit à la dernière chose qu’on peut soi-même produire». 78 Cf. Judson, «Formlessness and the Priority»; Ferejohn, «The Definition of Generated». 79 On verra que d’après Averroès le principe de synonymie est en un certain sens respecté aussi par les générations spontanées. 80 Met. Z7, 1032 b21–26: «Donc ce qui produit et ce d’où commence le mouvement de guérison, c’est, lorsqu’il procède de l’art, la forme dans l’âme, mais s’il procède du hasard, cela est ce d’où procède ce qui est dans chaque cas au principe de la production pour celui qui procède

190

Aristote

leur dans le corps de l’infirme; cette chaleur, on vient de le voir, est considérée comme la cause matérielle de la santé dans la mesure où elle est l’élément défaillant qui rétablit l’équilibre des humeurs corporelles. Lorsque l’infirme frictionne la partie malade, il produit toujours de la chaleur et il reconstitue l’équilibre des humeurs qui font la santé, mais puisqu’il le fait de façon involontaire, la production de la santé doit être définie comme accidentelle. Dans les lignes qui suivent (1032 b21–30), Aristote poursuit son explication en déclarant, semble-t-il, que le dernier des termes de la chaîne causale, que ce soit la chaleur ou n’importe quel autre terme, constitue à la fois la matière de la substance produite et, d’une certaine manière, la cause efficiente du processus81. Aristote semble en effet affirmer que, dans les générations spontanées, la chaleur (ou ce que la chaleur produit) non seulement demeure comme partie constitutive de la santé, mais qu’elle joue le rôle de cause efficiente. Aussi semble-t-il conclure son explication en assignant le même rôle aux pierres de la maison82. Si cette interprétation est correcte, Aristote montrerait que dans les générations spontanées aussi le principe de synonymie est, dans une certaine mesure, respecté. Car, si la chaleur (ou la chose qu’elle produit) est en même temps agent et partie de la santé, on peut admettre, comme le principe de synonymie le requiert, que le produit et l’agent possèdent une même forme, même si celle-ci ne sera qu’une propriété du produit engendré. Malheureusement le passage des lignes 1032 b28–29 est sans doute irrémédiablement corrompu. H. Bonitz83, dans son commentaire, déclare que les lignes b28–29 sont extrêmement obscures et il explique que le texte transmis par E et J τοῦτο δ’ἔσχατον τὸ ποιοῦν, καὶ τὸ οὕτως μέρος ἐστὶ τῆς ὑγιείας doit être considéré comme grammaticalement incorrect («nec construit grammatice») et inintelligible («nec intelligi possunt»). En effet, l’expression τὸ οὕτως μέρος ne peut être le prédicat nominal du verbe ἔστι, puisqu’il est précédé par l’article déterminatif τό; mais si l’on considère la même expression comme de l’art, comme justement, dans le cas de la guérison, le principe procède sans doute du fait de réchauffer (mais on le produit par la friction)». 81 Met. Z7, 1032 b26–28: «[…] par conséquent la chaleur qui est dans le corps est ou bien une partie de la santé, ou bien quelque chose qui est une partie de la santé fait suite à la chaleur, ou à travers plus de choses». 82 Comme Ross le remarque, le fait de mettre sur un même plan le rôle que la chaleur a dans le processus de réalisation de la santé et le rôle des pierres dans la construction de la maison est inadmissible. Même en admettant que la chaleur puisse à la fois être une partie de la santé et la cause agente qui déclenche la génération de la santé, il est tout à fait impossible d’imaginer que les pierres puissent avoir le rôle de cause agente dans la construction d’une maison. C’est pourquoi il faut supposer que le texte est à cet endroit lacunaire. 83 Cf. H. Bonitz, Commentarius in Aristotelis Metaphysicam, Olms, Hildesheim-Zürich-New York, 1992 (reprod. en fac-sim. de l’éd. de Bonn 1849), p. 322–323.

Le quelque chose qui vient à être

191

sujet, la phrase demeure absolument incompréhensible. Sur la base de considérations analogues, Ross choisit d’éditer, dans son édition critique, le texte d’Ab: τοῦτο δ’ἔσχατόν ἐστι, τὸ ποιοῦν τὸ μέρος τῆς ὑγιείας Si l’on suit ce texte, Aristote serait en train de dire simplement que la chaleur est le dernier terme dans la chaîne des causes agentes qui conduisent à la santé: la chaleur serait donc «ce qui produit la partie de la santé». Dans son commentaire néanmoins, Ross fait état de certaines perplexités à propos du texte d’Ab. Il note que ce texte ne fait que répéter ce qu’Aristote a affirmé dans les lignes précédentes, c’est-à-dire que la chaleur, dans la production de la santé, est la dernière des causes efficientes84. Ainsi, après avoir évalué certaines autres leçons également douteuses, Ross déclare qu’en dépit des exemples mal choisis et de l’état du texte transmis, ce qu’Aristote essaie de démontrer est que la chaleur est en même temps cause matérielle et cause efficiente. Le commentateur propose ainsi la traduction suivante: «and this, viz. that which produces the part of health, is the limiting-point»85. Aristote affirmerait, donc, que la dernière cause efficiente, en tant qu’elle est cause productrice de la partie de la santé, est en elle-même une partie constitutive de la santé. La traduction arabe de la Métaphysique paraît transmettre un texte différent, qui semble néanmoins exprimer la même idée que celle envisagée par Ross. Si l’on fait la rétroversion de l’arabe au grec, le texte qui en résulte semblerait être le suivant: τοῦτο δ’ἔσχατον τὸ ποιοῦν καὶ αὐτὸ οὕτως μέρος ἐστὶ τῆς ὑγιείας Le texte traduit par le traducteur arabe semble donc assez proche de celui qui nous est transmis par les manuscrits E et J. Mais il semble transmettre αὐτὸ οὕτως au lieu de τὸ οὕτως, ce qui rendrait le propos d’Aristote beaucoup plus clair. Le texte de la traduction arabe devrait par conséquent se traduire de la façon suivante: «ce dernier terme l’agent et cela est ainsi partie de la santé». Le sens du texte resterait donc celui suggéré par Ross86: la chaleur ou ce qui est produit par cette dernière est en même temps cause efficiente et partie de 84 Dans leur commentaire, Frede et Patzig reprennent systématiquement toutes les interprétations possibles du texte transmis par le manuscrit de Florence, pour conclure qu’il faut le rejeter pour plusieurs raisons et notamment parce que le texte ne fait que répéter ce qu’Aristote a déjà expliqué dans les lignes précédentes (cf. Frede et Patzig, Aristoteles, p. 129–121). 85 J. Barnes (éd.), The Complete Works of Aristotle, the Revised Oxford Translation, 2 vol., Princeton University Press, Princeton 1984, vol. II, p. 1630–1631. 86 Ross affirme ainsi que la chaleur dans le corps, ou plus précisément le corps réchauffé, serait à la fois une cause matérielle et efficiente: «It is thus both a material and an efficient cause» (cf. Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 184).

192

Aristote

la santé87. Ce qu’Aristote dirait, donc, c’est que dans une génération où il n’y a pas de cause agente volontaire, la vraie cause efficiente ne peut être que le dernier élément physique qui entraîne l’advenir du nouvel étant et qui entre ensuite dans sa constitution. Dans le cas de la santé retrouvée accidentellement, ce dernier élément est la chaleur qui est, en effet, en elle-même partie constitutive de la santé. L’adverbe οὕτως préciserait ainsi que le dernier terme de la chaîne causale, dans les générations spontanées, est en ce sens particulier une partie du produit engendré, c’est-à-dire partie et cause agente de la santé. Bien que la traduction arabe semble transmettre un texte tout à fait acceptable, on ne saura se résoudre à le considérer comme la leçon à adopter. Ce qu’on voudrait plutôt suggérer, c’est qu’en dépit des différentes variantes possibles et du mauvais état du texte que les témoins en notre possession nous ont transmis, le propos d’Aristote paraît clair. Si l’on admet que dans les générations ἀπὸ ταὐτομάτου l’élément qui entre comme partie constitutive dans le nouvel étant est aussi sa cause agente, il en résulte que dans ce type de génération, comme dans les générations naturelles et artificielles, le principe de synonymie est dans une certaine mesure respecté, car, dans les générations spontanées aussi, la cause agente et le produit ont une certaine forme en commun. C’est à une explication plus détaillée de cette question et à la démonstration de la thèse énoncée qu’Aristote consacrera le dernier des trois chapitres sur la génération, Z9.

§ 3.3. Le logos de la substance engendrée: Met. Z7, 1032 b31–1033 a5 Après avoir analysé les trois types possibles de génération substantielle, Aristote tire les conclusions de son examen et confirme que la matière et la forme préexistent nécessairement à la substance engendrée dont elles sont les principes. Une analyse de leur «formule» (λόγος) confirme que les deux principes n’ont pas à l’intérieur du composé le même statut. Aristote affirme que la matière qui préexiste à la substance engendrée, en étant aussi un principe constitutif de la substance engendrée, fait autant partie de la chose que de sa formule (λόγος). Le bronze, pour reprendre l’exemple d’Aristote, est aussi bien partie des cercles de bronze que de leur λόγος. Mais qu’est-ce à dire? Les commentateurs proposent, pour cette affirmation, des interprétations différentes. 87 Dans leur commentaire, Frede et Patzig semblent parvenir à une conclusion semblable et ils proposent de corriger le texte de E et J de la manière suivante: τοῦτο δ’ἔσχατον καὶ τὸ ποιοῦν οὕτως μέρος ἐστὶ τῆς ὑγιείας (cf. Frede et Patzig, Aristoteles, p. 83). Ils traduisent ainsi leur texte comme suit: «Dieses letzte wirksame Glied der Reihe ist auch selbst in diesem Sinne schon Teil der Gesundheit». Le texte proposé par les deux commentateurs est pourtant, de leur propre avis, assez loin de ce qui devait être le texte d’Aristote. Ils estiment néanmoins que leur leçon, même si elle n’est pas authentique, restitue parfaitement le sens du propos d’Aristote.

Le quelque chose qui vient à être

193

Le pseudo-Alexandre88 et Bonitz89 voient dans ce passage une possible allusion à celle qui est traditionnellement connue comme la doctrine du genre comme matière, pour laquelle Bonitz renvoie à Met. Δ24, 1024 b8 et sq. Le but de la section serait d’après le commentateur de démontrer que le genre, en tant que matière de la définition, doit préexister. Dans l’exemple des cercles de bronze, le bronze serait le genre dont le cercle constituerait la différence. En déterminant la caractéristique commune à plusieurs types de figures, le bronze doit être considéré comme leur genre et, pour cette raison, il doit être mentionné dans leur définition. Il est alors possible de faire un raisonnement équivalent pour toutes les substances sensibles: comme dans le cas du cercle de bronze, dans la définition de l’homme, par exemple, le genre «animal» ne désigne que sa composante matérielle, à savoir le type de matière que tous les animaux doivent partager. C’est donc en ce sens que les substances composées doivent avoir dans leur définition leur matière90. Il n’est toutefois pas évident que dans ce passage Aristote fasse allusion à une notion de matière qui n’est pas celle considérée dans le reste du chapitre. D’ailleurs, la doctrine même du genre comme matière est assez contestée et il est difficile de trouver dans le corpus d’Aristote des affirmations qui pourraient témoigner en sa faveur. En outre, dans notre passage, le genre auquel Aristote fait allusion ne semble pas être le bronze, mais la «figure», c’està-dire la classe à laquelle le cercle appartient premièrement. Le cercle serait en effet, comme Aristote le dit, «telle figure» ou, en d’autres termes, une figure d’un certain type91. Le bronze donc ne constituerait pas l’élément générique dans la définition du cercle de bronze, mais il en ferait partie à un certain titre. Frede et Patzig, conformément à leur ligne générale d’interprétation, estiment que dans ce passage Aristote ne considère pas le cercle de bronze comme un exemple de vrai composé substantiel et que par conséquent le λόγος auquel il fait référence n’est pas une véritable définition. D’après les deux commentateurs, on l’a vu, la seule définition des substances sensibles que le philosophe premier peut formuler, c’est la définition de la forme, dans laquelle la matière n’est présente qu’implicitement. Lorsque la forme est définie de manière précise, il devient aussitôt manifeste qu’elle ne peut être instanciée qu’en un type particulier de matière. C’est en ce sens qu’on dit que la définition de la forme fait allusion à la matière qu’elle informe. On a déjà présentée la thèse défendue par 88 Cf. Michel d’Éphèse, Alexandri Aphrodisiensis in Aristotelis Metaphysica commentaria, edidit M. Hayduck, CAG vol. I, Reimer, Berlin, 1891 (dorénavant Ps. Alexandre, In Met.), 492, 20 et sq. 89 Cf. Bonitz, Commentarius, p. 324. 90 Cf. Rorty, «Genus as Matter», p. 393–420. 91 Ross propose de rayer l’affirmation qui semble suggérer l’identification de la matière et du genre (καὶ τοῦτό ἐστι τὸ γένος εἰς ὃ πρῶτον τίθεται). Mais la phrase est attestée par tous les manuscrits grecs et par la traduction arabe. Sa suppression s’avère par conséquent assez douteuse.

194

Aristote

Frede et Patzig dans notre analyse à Z7, 1032 a15–b31. Leur hypothèse concernant la définition de la forme se révèle assez plausible. Toutefois, Aristote n’est pas ici en train d’évoquer ce type de définition, mais plutôt, comme on l’a suggéré, la définition qui est propre au physicien. Lorsqu’on définit une substance sensible d’un point de vue physique, on mentionne la matière comme propriété de la substance. L’exemple du cercle de bronze nous permet de comprendre la différence entre le rôle joué par la matière et celui joué par la forme. Contrairement au cas du cercle de bronze, dans la définition d’une substance sensible, la matière ne pourra à aucun titre être quelque chose d’autonome, quelque chose d’autre qu’une propriété de la substance dont elle est matière. Comme on l’a indiqué dans les chapitres qui précèdent, la matière n’est pas autre chose que les qualités élémentaires dont tout être sublunaire se compose. C’est exactement afin de démontrer cette doctrine qu’Aristote conclut le chapitre 7 par une discussion sur la présence de la matière dans le nom des substances engendrées. Loin d’être une simple considération linguistique, le passage est en réalité une confirmation ultérieure du fait que la matière ne constitue pas à l’intérieur du composé une réalité ontologiquement autonome par rapport à la forme qui l’organise. La section qui marque la conclusion de Z7 a été considérée par la plupart des commentateurs comme une note marginale dans laquelle Aristote n’ajouterait que des considérations linguistiques aux analyses ontologiques du chapitre. Ross, par exemple, qui juge le passage presque insignifiant, estime que les conclusions d’Aristote reposent sur des considérations purement linguistiques92. Le Stagirite se bornerait à faire des précisions linguistiques sur le lexique utilisé pour exprimer le devenir. Il expliquerait que, bien que dans la langue parlée la matière soit désignée comme terme ex quo du devenir, une telle pratique linguistique est philosophiquement incorrecte. Ce n’est que la privation qui peut jouer ce rôle, car le «ce à partir de quoi» ce qui s’engendre procède doit disparaître et ne pas demeurer. D’un point de vue ontologique, on ne devrait utiliser l’expression ἔκ τινος que pour désigner la privation de la forme qui survient à la fin de la transformation. Par cette expression, en effet, on exprime seulement l’éloignement du contraire négatif et de ce qui ne demeure pas. La matière en revanche demeure et elle ne peut être, strictement parlant, ce dont la substance engendrée procède. Le fait que dans le langage ordinaire les locuteurs l’utilisent comme terme ex quo relève d’une carence de la langue parlée qui ne possède pas les termes pour indiquer les privations de certaines formes. Ce même argument expliquerait également la raison pour laquelle la matière est présente dans le nom de la substance engendrée sous forme de paronyme. 92 Cf. Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 186: «Aristotle passes from the implication of the previous existence of something […], to mention, rather irrelevantly, his favourite linguistic point about the use of such words as λίθινος».

Le quelque chose qui vient à être

195

Lorsque la matière est employée comme terme ex quo, les locuteurs lui attribuent les caractéristiques propres de la privation. C’est pourquoi elle ne reste pas comme sujet du devenir. Mais, étant donné que la matière ne se dissout pas comme la privation, elle doit être mentionnée dans le nom de la nouvelle substance au moins sous forme d’adjectif. La matière, par conséquent, est considérée comme terme ex quo de la génération, parce que c’est ainsi que les locuteurs font face à un défaut purement accidentel de la langue parlée. Il n’y a pas de raison d’ordre ontologique qui détermine ce phénomène linguistique93. Contre cette interprétation, jouent pourtant tous les passages, pris en considération tout au long de notre analyse, dans lesquels Aristote envisage une pluralité de sens de l’expression γίγνεσθαι ἔκ τινος. Comme Aristote l’a fait en Phys. I 7 à propos du verbe γίγνεσθαι, on peut affirmer que cette expression se dit en plusieurs sens, πολλαχῶς λέγεται. En effet, elle désigne, en un sens, ce qui précède et disparaît complètement à la fin du changement et, en un autre sens, ce qui précède et change, tout en demeurant seulement comme partie du tout. Dans ce même cadre on pourrait conclure que les deux sens de l’expression γίγνεσθαι ἔκ τινος ne sont ni homonymes ni reliés entre eux par hasard, mais qu’ils le sont, plutôt, en référence à une chose une, selon la relation qu’Aristote appelle πρὸς ἕν. Le sens dans lequel la matière est désignée comme terme ex quo procède d’une certaine façon du sens qui désigne la privation, car dans le premier sens aussi ce dont le changement procède doit changer et ne pas demeurer. Si Aristote était en train d’examiner ici un pur fait linguistique, on serait en outre obligé d’admettre que les lignes finales de Z7 sont en nette contradiction avec Met. Θ7, 1049 a36–b3, où Aristote déclare de façon explicite que la matière, comme les accidents, est désignée par un terme paronyme, puisqu’elle a, comme les accidents, une nature indéterminée. Contrairement donc à l’hypothèse mentionnée j’estime qu’Aristote analyse dans ce paragraphe le langage ordinaire dans le seul but de montrer que ceci reflète la structure ontologique du réel. Le fait que les locuteurs soient naturellement portés à désigner la matière comme terme ex quo d’une génération substantielle ne relève pas d’une pure coïncidence, mais de la structure ontologique du sensible. La matière est quelque chose qui préexiste, mais qui, une fois intégrée dans le nouvel étant engendré, n’a plus aucune autonomie ontologique, étant régie dans son être par la nouvelle 93 Dans sa monographie sur Met. Z, M.L. Gill défend précisément cette lecture. Conformément à sa ligne interprétative générale, elle estime que le but du passage final de Z7 est de montrer la nature non unitaire de la substance composée. L’interprète précise néanmoins que la position présentée dans ces lignes, et plus globalement dans le livre Z, ne correspond pas à la doctrine définitive d’Aristote. Le livre Z n’est en réalité qu’un passage dialectique dans la recherche sur ce qu’est substance. C’est en effet dans les livres successifs et avec l’introduction des notions d’acte et puissance, qu’il expliquera que la matière et la forme constituent un tout unitaire, du fait que la matière n’est que substance en puissance. Cf. Gill, Aristotle on Substance, p. 122 et sq.

196

Aristote

forme qui survient. En tant qu’elle est ce qui reçoit la privation, la matière est détruite; en tant qu’elle est ce qui est en puissance la forme qu’elle va obtenir, elle demeure. C’est cet aspect de la matière qu’Aristote entend montrer en affirmant qu’elle ne peut être désignée que comme propriété du nouvel étant et non comme sujet propre de la génération. C’est d’ailleurs seulement de cette façon que le langage peut exprimer la structure unitaire de la substance individuelle sensible. La substance composée n’est pas la somme d’un substrat matériel et d’une forme, mais une forme réalisée dans une matière qui a, à l’intérieur de la substance, le rôle de constituant. Dans le dernier paragraphe du chapitre 7 Aristote a donc expliqué que la matière ne peut être indiquée dans le nom de la substance engendrée que sous forme de paronyme. On a suggéré que le but de cet examen du langage ordinaire était de démontrer que la substance engendrée, bien qu’elle soit le produit d’une composition, n’est pas un composé accidentel d’un substrat ontologiquement autonome et d’une forme substantielle. Ce qui est l’un des objectifs du chapitre 7 dans son entier. En analysant les différents types de génération substantielle, Aristote vise à prouver que le produit d’une génération absolue doit toujours être un composé d’une matière et d’une forme préexistantes à la structure unitaire. Si l’on veut sauvegarder l’unité de la substance individuelle, il faut admettre que la génération qui conduit à elle ne peut être décrite comme la transformation d’un substrat qui demeure identique à lui-même, mais comme la constitution d’un nouveau tout unitaire. La forme est ainsi le principe qui ordonne et oriente la transformation de la matière et qui identifie en même temps la nouvelle substance engendrée. Elle est, en effet, le principe qui se trouve toujours dans l’agent de la génération soit comme essence de ce dernier, soit comme principe formel présent dans l’intellect de l’artiste. En démontrant cela, Aristote n’a pas encore prouvé que la forme est quelque chose d’ontologiquement simple, il a simplement montré que la forme est toujours préexistante. On pourrait de fait encore objecter que, bien qu’elle préexiste dans l’agent, elle peut être sujet à une sorte de génération et qu’elle est elle aussi, pour cette raison, composée. C’est pourquoi, dans le chapitre suivant, Aristote s’efforce d’écarter cette objection possible pour parvenir à ce qu’on a considéré comme le second objectif de son analyse: la démonstration de la simplicité de la forme.

Le quelque chose qui vient à être

197

§ 4. Le statut ontologique de la forme: Métaphysique Z8 Après avoir montré que les trois types de génération substantielle – naturelle, artificielle et spontanée – manifestent tous la même structure, en étant la constitution d’un nouvel étant composé d’une matière et d’une forme préexistantes, Aristote démontre que ni la forme ni la matière ne s’engendrent. Ce qui constitue le second objectif de l’étude de la génération et le pivot de l’analyse du chapitre 8. Démontrer que la forme est inengendrée nous permet en effet de définir son statut ontologique. En prouvant, au moyen d’une régression à l’infini, que la forme ne peut s’engendrer, on démontre qu’elle est un principe ontologiquement simple. Si en effet ne s’engendre que ce qui manifeste une structure ontologiquement complexe et si l’on démontre que la forme ne s’engendre pas, on peut légitimement conclure que la forme n’est pas quelque chose d’ontologiquement complexe. La démonstration de la non-générabilité de la forme est suivie par une réfutation de la théorie platonicienne des Idées séparées. Z8 est en effet constitué de deux parties bien distinctes, dont la seconde est divisée à son tour en deux sections. Dans la première partie (1033 a24-b19), Aristote montre que la forme est quelque chose d’absolument simple et non-généré. Dans la seconde partie, il explique d’abord (1033 b19–29) qu’il ne faut pas déduire de la non-générabilité des formes qu’elles sont des principes séparés, puisqu’elles sont toujours instanciées dans les individus sensibles. Ensuite (1033 b29–1034 a8), en accord avec le principe de synonymie, il conclut que la forme engagée dans la matière est la véritable cause efficiente de la génération, en tant qu’elle est le principe moteur qui se trouve dans l’agent. Il n’est pas besoin de postuler l’existence de formes séparées, étant donné qu’il suffit, pour que la génération se réalise, qu’une substance sensible du même type que la substance engendrée modifie une certaine matière préexistante. Il est difficile d’établir le rôle de la seconde partie et l’importance de la critique de la théorie platonicienne à l’intérieur de Z7–9. Certains interprètes en sont arrivés à conclure qu’elle constitue le but ultime de l’analyse de la génération et des trois chapitres dans leur ensemble94. D’après cette hypothèse, Z7–9 auraient, dans l’économie de la recherche de la substance première, un rôle essentiellement dialectique: les trois chapitres ne nous donnent pas d’indications positives sur le statut ontologique de la forme, ils nous disent seulement ce qu’elle n’est pas, à savoir un principe ontologiquement séparé. On peut toutefois conclure que si la critique de la doctrine platonicienne est assurément une pièce du raisonnement développé en Z7–9, elle n’en constitue pas le seul but. C’est l’apport

94 On verra qu’Averroès propose une interprétation de ce type.

198

Aristote

positif d’une démonstration de la non-générabilité de la forme qui explique la place de Z8 dans le cadre de la recherche de la πρώτη οὐσία.

§ 4.1. Les principes de la génération ne viennent pas à être: Met. Z8, 1033 a24–1033 b19 Aristote présente la thèse à démontrer au tout début du chapitre. De ce qu’il vient de prouver au sujet de la génération et sur la base de la définition admise dans le chapitre précédent, il en découle que c’est seulement le composé de matière et forme qui vient à être. Si on définit la génération substantielle comme le processus au terme duquel vient à l’être un nouvel étant constitué à partir des deux principes précédents, ni la forme ni la matière ne seront per se engendrables95; si elles l’étaient, il se produirait une régression à l’infini et la génération demeurerait inexplicable. Comme on a essayé de le montrer, le terme γιγνόμενον (dans la formule τὸ γιγνόμενον ὑπό τέ τινος γίγνεται καὶ ἔκ τινος καὶ τί) ne désigne pas la matière qui se transforme, mais le produit final de l’engendrement, à savoir la substance composée identifiée par sa forme. Aristote affirme en effet à la ligne 1033 b12 que ce qui vient à l’être est toujours divisible en une matière et en une forme. La matière n’est donc pas mentionnée dans la formule qui décrit la γένεσις comme étant le γιγνόμενον et le sujet propre de la génération, mais comme l’ἐξ οὕ, c’està-dire comme le terme ex quo du processus. Aussi Aristote confirme-t-il que c’est en ce sens qu’il faut continuer à interpréter l’expression: «la façon dont nous entendons cela a été déjà définie»96. C’est donc en se fondant sur les considérations exposées en Z7 qu’Aristote démontre la non-générabilité de la forme et de la matière. Si la génération est un processus de cette sorte, c’est-à-dire la constitution d’un composé, la forme et la matière, en tant que principes, en sont exclues. Le raisonnement semble valoir a priori aussi bien pour la forme que pour la matière, mais Aristote ne considère 95 Met. Z8, 1033 a24–31: «Puisque ce qui vient à être vient à être en vertu de quelque chose (et cela je l’appelle le principe d’où part la génération) et à partir de quelque chose (admettons que ce soit non la privation, mais la matière, car la façon dont nous entendons cela a été déjà définie) et vient à être quelque chose (cela, c’est une sphère, ou un cercle ou une autre chose quelle qu’elle soit), de même qu’on ne produit pas le substrat, à savoir le bronze, on ne produit pas non plus la sphère, sinon par accident, parce que la sphère de bronze est une sphère et que c’est celle-là qu’on produit ». 96 Il est difficile de savoir à quel passage renvoie Aristote, lorsqu’il affirme qu’il a «déjà» (ἤδη) expliqué de quelle façon il faut entendre l’expression ἔκ τινος. Il ne s’agit pas, comme Frede et Patzig le prétendent, d’un renvoi exclusif à la partie finale de Z7. Car dès le début, Aristote désigne la matière de la génération comme le terme ex quo. On peut par conséquent estimer que l’ἤδη de la ligne a26 se réfère soit aux premières lignes de Z7, où Aristote présente la formule exprimant la génération, soit au chapitre 7 dans son entier.

Le quelque chose qui vient à être

199

explicitement que le cas de la forme. Si la forme pouvait s’engendrer, elle devrait le faire de la même façon que le composé, c’est-à-dire qu’elle devrait se constituer à partir d’une matière et d’une forme préexistantes; or, si tel était le cas, on aurait une série infinie de générations et de formes. Car la deuxième forme dont la première s’engendre procèderait, à son tour, d’une autre matière et d’une autre forme et ainsi à l’infini. Ce n’est donc pas la forme de cercle qu’on produit, lorsqu’on impose à un morceau de bronze une forme circulaire, ce qu’on produit, affirme Aristote, c’est la forme de cercle dans le bronze97. Stricto sensu, l’expression «venir à être» n’est pas synonyme de l’expression «venir à être dans quelque chose». On ne peut affirmer que la forme vient à être, mais on peut en revanche affirmer qu’elle vient à être dans la matière. Quoique le langage utilisé puisse sembler incohérent, la différence est claire. On ne produit pas la forme, mais on produit le fait qu’une forme soit «instanciée» dans un sujet. La génération substantielle est la génération d’un τόδε τι «à partir d’un substrat pris dans son entier» (ἐκ τοῦ ὅλως ὑποκειμένου). Le ὅλως ὑποκειμένου est par conséquent le substrat dans son ensemble, c’est-à-dire le composé de matière et forme98. Ce qu’on produit, c’est une substance constituée par une certaine matière et déterminée par une certaine forme, c’est-à-dire un nouvel étant à partir de deux principes préexistants. Bien que la démarche logique d’Aristote ne fasse pas de doute, les lignes qu’on vient d’analyser et, en général, l’argument de la régression à l’infini font surgir deux difficultés au moins. La première est de comprendre si l’argument de la régression vaut aussi bien pour la matière que pour la forme. Car, même si Aristote paraît évoquer, aux lignes 28–29, la possibilité de démontrer la non-générabilité du substrat matériel, dans la suite du texte il applique l’argument au seul cas de la forme99. La seconde, de loin la plus importante, est de savoir si l’argument de la régression constitue une véritable démonstration. Etant donné qu’elle se 97 Met. Z8, 1033 a31–1033 b5: «En effet, produire un “ceci” c’est produire à partir d’un substrat en général cela (τόδε). Je veux dire que rendre rond le bronze, ce n’est produire ni le cercle ni la sphère mais quelque chose d’autre, c’est-à-dire cette forme dans une autre chose; si en effet il y a production, on produira à partir de quelque autre chose – cela, en effet, a été posé plus haut; on produit par exemple la sphère de bronze, et cela de cette façon: à partir de ceci, qui est bronze, on produit cela, qui est sphère. Si donc on produit cela aussi, il est évident qu’on le produira de la même façon et les générations iront à l’infini». 98 En défendant cette lecture dans les notes de son édition, Ross explique que l’expression ὅλως ὑποκειμένου désigne le substrat dans le sens absolu du terme («in the full sense of the word») et, en renvoyant à Z3, 1029 a2–3, il affirme que le sens absolu de ὑποκείμενον est celui qui inclut la matière et la forme. 99 Ross estime que l’argument des lignes 1033 a31–1033 b5 démontre la non-générabilité aussi bien de la forme que de la matière et, pour cette raison, il considère la phrase comprise entre les lignes a32 et b3 comme une remarque entre parenthèses. Sans la parenthèse, en effet, Ross serait obligé de rapporter le τοῦτο de la ligne b3 à ce qui précède immédiatement, c’està-dire la forme, et d’admettre que la régression vaut exclusivement pour cette dernière.

200

Aristote

fonde sur les résultats de l’analyse de la génération exposée dans le chapitre précédent, on ne voit pas clairement en quoi la démonstration serait utile. La difficulté concernant l’absence d’une démonstration explicite dans le cas de la matière pourrait être contournée, comme Averroès le suggère100, si l’on admet que, dans des processus de production comme celui de la statue de bronze, la préexistence de la matière est quelque chose d’évident qui ne nécessite pas d’être démontré. Lorsqu’on produit une statue de bronze, le bronze préexiste et il n’est pas produit au moment où on lui impose la forme de statue. Cette solution nous semble pourtant à exclure, dans la mesure où elle prête le flanc à une objection forte. On peut en effet objecter qu’en tant qu’alliage de cuivre et d’étain, le bronze a été à un certain moment produit et conclure que la seule matière indestructible et inengendrée est la prima materia. L’absence d’une démonstration explicite dans le cas de la matière semble, en revanche, tenir à d’autres raisons qui ne mettent pas en jeu la notion de matière première. Si en Met. Z8 Aristote ne considère pas directement le cas de la matière, c’est, d’une part, comme on l’a suggéré, parce que c’est le statut ontologique de la forme et non celui de la matière qu’Aristote cherche à définir; et, d’autre part, parce qu’il a démontré la non-générabilité de la matière en Phys. I 9 (192 a25–34) où il a appliqué au cas du substrat matériel la même régression qu’en Met. Z8. La matière, affirme-t-il en Phys. I 9, est un principe inengendré lorsqu’on la considère négativement, c’est-à-dire en tant que substrat de la privation et terme ex quo de la génération. Le substrat matériel est détruit par soi, car il est ce en quoi se trouve la privation et ce qui s’en va en non-être. Mais en tant que puissance, la matière n’est pas détruite, il faut qu’elle soit indestructible et inengendré. Si elle était engendrée, il faudrait qu’il y ait un élément sous-jacent premier qui lui serait inhérent à partir duquel elle serait engendrée. Mais cela, conclut Aristote, est précisément la nature de la matière, à savoir le fait d’être le substrat ultime et le principe dont la génération procède. On serait ainsi paradoxalement obligé d’admettre que la matière est avant d’être advenue. La matière, donc, en tant que puissance ne s’engendre pas. Concernant la seconde difficulté, comme on l’a remarqué, il faut admettre que le fait de démontrer la préexistence de la forme dans l’agent, ce qu’Aristote fait en Z7, n’est pas en soi un argument suffisant pour démontrer que la forme est quelque chose d’absolument inengendré. La forme pourrait, en effet, préexister mais être advenue à un moment donné. Aristote doit nécessairement recourir à l’argument de la régression pour prouver que la forme échappe à tout genre de composition. Si la forme était engendrée, elle serait nécessairement quelque chose de composé; mais s’il en était ainsi, il existerait une série infinie de forme et une série infinie de génération. La génération, par conséquent, serait un phénomène tout à fait inexplicable. Or l’existence de la génération est une donnée 100 Pour une analyse de la position d’Averroès, voir chap. IX.

Le quelque chose qui vient à être

201

incontestable et, comme le montrent les considérations du chapitre précédent, elle est la constitution d’un nouvel étant composé. Pour pouvoir rendre compte de son existence il faut postuler un principe inengendré et donc ontologiquement simple. Après avoir démontré la non-générabilité de la forme, Aristote tire dans les lignes qui suivent les conclusions de son analyse101. Il affirme que ni la forme ni l’essence ne viennent à être et que, d’elles, il n’y a pas non plus génération102. Dans son commentaire, Ross suggère qu’Aristote trace dans ces lignes une distinction entre le venir à être (γίγνεσθαι) d’une forme (εἶδος) et sa génération (αὐτοῦ γένεσις). La première expression désignerait la composition d’un nouvel individu sensible, tandis que la seconde désignerait une sorte de venir à être instantané qui n’implique aucune composition et qui est propre aux formes accidentelles. Aristote ferait ici allusion au fait que les formes substantielles naturelles sont les seules, avec le premier moteur, à être éternelles et donc absolument inengendrées. Bien qu’il y ait plusieurs passages où Aristote paraît envisager une distinction entre deux genres de γένεσις et évoquer un type de venir à être n’impliquant aucun processus de génération et de corruption103, on peut objecter, contre l’hypothèse de Ross, d’une part qu’Aristote ne fait pas dans les trois chapitres une distinction systématique entre le terme γένεσις et le verbe γίγνεσθαι; d’autre part, qu’Aristote ne formule jamais une distinction explicite entre les formes des accidents et les formes substantielles, attribuant aux seules formes accidentelles le type de génération instantanée auquel Ross fait allusion. On pourrait a priori attribuer ce même type de génération aux formes substantielles des individus104. Tout compte fait, il semble plus prudent, comme le suggèrent Frede et Patzig, d’admettre que l’οὐδέ de la ligne b6 a une valeur épexégétique et qu’il n’introduit pas une opposition, mais un éclaircissement.

101 Met. Z8, 1033 b5–10: «Il est donc clair que la forme (ou quelle que soit la manière dont il faut appeler la configuration dans le sensible) ne vient pas à être et que d’elle il n’y a pas génération, et de même pour l’essence (en effet, elle est ce qui vient à être dans une autre chose, soit par l’art, soit par la nature, soit par une puissance). Mais qu’il y ait une sphère de bronze, on produit: car on la produit à partir du bronze et de la sphère; on réalise en fait la forme dans ceci, et c’est cela une sphère de bronze». 102 En suivant la plupart des exégètes, sauf Jaeger, on retient la leçon de E et J, en gardant soit l’οὐδέ de la ligne 5, soit l’οὐ de la ligne 6. En effet, la phrase, dans son entier, n’est compréhensible que si l’on garde la structure de la double opposition. Les deux négations externes (οὐδέ en b5 et en b7) sont en correspondance réciproque, ainsi que les deux internes (οὐ et οὐδέ en b6). La structure de la phrase est donc la suivante: la forme et le τί ἦν εἶναι ne sont pas engendrés, et d’eux, il n’y a pas non plus de génération. On ne peut donc supprimer l’une de ces négations, sans altérer la structure et le sens général de la phrase. 103 Cf. Met. Z15, 1039 b23–26; H3, 1043 b14–16; H5, 1044 b21–22; Λ3, 1070 a15–17. 104 On verra qu’Averroès envisage ce type de génération pour les formes substantielles.

202

Aristote

Aristote est donc en train de nier aux formes toute génération qui implique une composition, qu’elle soit désignée avec le terme γένεσις ou bien avec le verbe γίγνεσθαι. On ne produit pas la forme; ce qu’on produit, c’est le fait qu’une forme soit instanciée dans un sujet ou, pour reprendre les mots d’Aristote, le fait qu’il y ait une sphère de bronze (τὸ δὲ χαλκῆν σφαῖραν εἶναι)105. On produit donc une sphère de bronze à partir du bronze et de la sphère (ποιεῖ γὰρ ἐκ χαλκοῦ καὶ σφαίρας)106. Dans les lignes suivantes, Aristote propose un argument supplémentaire du fait que la forme n’est pas engendrée, une sorte de démonstration par l’absurde fondée sur une comparaison entre la sphère sensible et la figure géométrique de la sphère107. Le raisonnement paraît être le suivant: tout ce qui est engendré est analysable en un aspect formel et un aspect matériel; si l’on repère dans la forme de sphère deux éléments qui puissent jouer le rôle de matière et de forme, quelqu’un pourrait objecter que la forme de la sphère est en ce sens composée et donc sujette à génération. On pourrait ainsi attribuer à la forme de la sphère ou, plus précisément, à l’être en général de la sphère, les propriétés de la sphère de bronze, c’est-à-dire le fait d’être composé d’une matière et d’une forme108. La 105 L’expression τὸ δὲ χαλκῆν σφαῖραν εἶναι pourrait être interprétée à la lumière de la distinction entre un «état des choses» et l’objet concret correspondant. Mais, comme Frede et Patzig l’expliquent, cette distinction ne sera développée que par les stoïciens. Il faut donc supposer que l’expression désigne l’objet concret correspondant, c’est-à-dire la sphère de bronze elle-même. 106 L’expression ποιεῖ ἐκ σφαίρας est assez étrange. On a déjà expliqué en quel sens on peut utiliser l’expression γίγνεσθαι ἔκ τινος pour la matière constitutive: la matière est le terme ex quo d’une génération absolue, car elle est quelque chose qui, en même temps, précède la substance générée et persiste comme son principe constitutif. Il est impossible d’utiliser la même expression pour désigner de manière équivalente le principe formel. La forme en effet n’est pas, strictu sensu, un constituant de la substance composée. On peut néanmoins signaler qu’on trouve d’autres passages dans le corpus dans lesquels Aristote s’exprime d’une façon équivalente (cf. Phys. I 7, 190 b20). On peut ainsi admettre que c’est en un sens large de l’expression que la forme et la matière sont désignées comme «ce à partir de quoi» le produit engendré procède. Elles sont ce dont la substance procède car elles sont, toutes les deux, principes de la génération et de l’être de la substance composée. 107 Met. Z8, 1033 b11–16: «Mais s’il y a génération de l’essence de la sphère en général, quelque chose sera à partir de quelque chose, car il faudra toujours que ce qui vient à l’être soit divisible, et qu’une partie soit ceci et une autre partie cela, je veux dire qu’une partie soit matière et une autre partie forme. Si donc la sphère est la figure dont tous les points sont à distance égale du centre, alors une partie de celle-ci sera ce où se réalisera ce qu’on produit, l’autre partie sera ce qu’on produit dans cela, et enfin le tout sera ce qui est venu à l’être, comme dans le cas de la sphère de bronze». 108 Dans cette lecture, l’οἷον de la ligne 16 n’introduit pas, comme le voudraient le ps. Alexandre (Cf. Ps. Alexandre, In Met. 495, 33–496, 6.) et Schwegler (cf. A. Schwegler, Aristoteles, Die Metaphysik, Grundtext, Übersetzung und Kommentar, 4 vol., Minerva, Frankfurt 1960 (réimpr. de l’éd. Fues, Tübingen 1847), vol. IV, p. 82–83.), un exemple d’une thèse générale (comme si les lignes 14–15 étaient encore une description de la génération d’un concret); οἷον introduit

Le quelque chose qui vient à être

203

conclusion de la comparaison reste implicite, mais on peut supposer qu’elle est sous-entendue. Aristote semble vouloir conclure que même si la forme est divisible en deux parties, c’est-à-dire un genre (σχῆμα) et une différence spécifique (τὸ ἐκ τοῦ μέσου ἴσον), elle ne sera pas pour autant quelque chose de composé et donc d’engendré. Aristote est ainsi parvenu à la démonstration des deux thèses qu’on a considérées comme les objectifs des chapitres 7–8: la démonstration du fait que la substance individuelle est toujours un composé de matière et forme et la démonstration du fait que la forme en tant que principe non-engendré est quelque chose d’ontologiquement simple109. Dans une seconde partie du chapitre, il va s’employer à déterminer d’une façon plus précise le statut ontologique du principe formel dont il vient de démontrer la non-générabilité. Aristote expliquera ainsi que la forme, en tant que cause de la génération et principe essentiel des substances individuelles sensibles, peut et doit être conçue comme un τοιόνδε.

§ 4.2. La réfutation de la théorie platonicienne des Idées: Met. Z8, 1033 b19–29 L’affirmation selon laquelle la génération de quelque chose implique toujours l’existence d’une forme préexistante qui, à son tour, n’est pas générée, pourrait être interprétée comme un argument en faveur de la théorie platonicienne des Idées séparées. On pourrait en effet conclure que si les formes sont inengendrées et en elles-mêmes éternelles, elles sont aussi séparées des individus dont elles sont principes. C’est pourquoi Aristote, dans la seconde partie du chapitre, s’efforce de montrer que l’hypothèse des Idées séparées n’est pas seulement inutile, mais qu’elle est absolument fautive et incapable de rendre compte de l’existence du phénomène du devenir et des réalités qui y sont sujettes. Aristote commence par se demander s’il est nécessaire, sur la base des conclusions atteintes, de postuler l’existence d’une sphère au-delà des sphères individuelles ou d’une maison au-delà des briques110. La complexité et l’extrême concision de la réponse d’Aristote rendent difficile la compréhension de l’argumentation, à tel point qu’il devient malaisé de distinguer d’une part les critiques à la doctrine platonicienne et, d’autre part, les arguments en faveur de la théorie aristotélicienne: plutôt, comme Bonitz le suggère une comparaison entre le cas de la sphère et le cas de la sphère de bronze (Cf. Bonitz, Commentarius, p. 326; Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 188.). 109 Met. Z8, 1033 b16–19: «Il est donc évident, sur la base de ce qui a été dit, que ce qu’on appelle forme et substance ne vient pas à être, mais que c’est le composé, qui reçoit son nom de la forme, qui vient à être, et qu’en outre il y a de la matière dans tout être engendré et qu’une partie est ceci et une autre partie cela». 110 Met. Z8, 1033 b19–21.

204

Aristote

«Mais un “ceci” ne serait jamais venu à être, s’il en était ainsi . En réalité cela signifie “le tel” et elle n’est pas un “ceci” et quelque chose de déterminé; mais on produit et on engendre “un tel” à partir de ceci, de sorte que, alors qu’il a été engendré, il soit un “tel ceci”»111. C’est à partir de l’ἀλλά de la ligne b21 qu’Aristote commence l’explication de l’erreur des platoniciens. On ne distingue toutefois pas clairement la ligne argumentative de sa réponse. Il paraît avancer une première objection à la thèse de la séparation des formes, en affirmant que si l’on postule l’existence d’une sphère au-delà des sphères individuelles un «ceci» ne serait jamais venu à être (ἢ οὐδ’ἄν ποτε ἐγίγνετο, εἰ οὕτως ἦν, τόδε τι). Si le principe formel est quelque chose au-delà des individus sensibles, la génération, c’est-à-dire le venir à l’être d’un τόδε τι, ne pourrait pas se produire. Or ce passage recèle deux difficultés au moins. À supposer même que l’expression τόδε τι désigne la substance individuelle sensible, il faut encore expliquer pourquoi l’existence d’Idées séparées écarte la possibilité qu’il existe dans le monde sublunaire des substances ontologiquement déterminées. En outre, en analysant la suite du raisonnement, il faut comprendre si le terme τοιόνδε de la ligne b22 et l’expression τόδε τοιόνδε des lignes b23–24 désignent des principes aristotéliciens ou bien platoniciens. Aristote affirme en effet que la forme signifie «le tel» τοιόνδε) et qu’elle n’est pas un «ceci» et quelque chose de déterminé. Mais on ne voit pas clairement si, en s’exprimant ainsi, il fait allusion à ses propres formes ou aux Idées platoniciennes112. On pourrait interpréter le passage en suivant l’hypothèse de Bonitz et de Ross, et affirmer que si la forme est un τόδε τι en soi, elle ne saura être le principe de la génération d’un autre τόδε τι. En effet, selon le principe qu’Aristote énoncera en Z13113, aucune substance ne peut être constituée par une autre substance en acte. La forme par conséquent ne serait pas un τόδε τι, mais elle serait un τοιόνδε, c’est-à-dire un principe universel partagé par tous les individus d’une espèce. Si l’on suit, en revanche, l’hypothèse proposée par Frede et Patzig dans leur commentaire, il faut admettre que la forme aristotélicienne est en elle-même un τόδε τι et que le terme τοιόνδε désigne l’Idée platonicienne. La forme platonicienne en effet n’est pas un τόδε τι, mais un prédicat qui désigne la caractéristique commune à tous les individus d’une espèce ou d’un genre. L’erreur des Platoniciens consiste alors à considérer ces prédicats comme des principes ontologiques sé111 Met. Z8, 1033 b21–24. 112 Sur les origines platoniciennes de cette expression et pour une étude de toutes ses occurrences dans l’ensemble du corpus aristotélicien, voir C. Cerami, «La sostanza sensibile e la nozione di tode toionde in Metafisica VII 8», dans F. Fronterotta et W. Leszl (éds.), Eidos-Idea, Platone, Aristotele e la tradizione platonica, Academie Verlag, Sankt Augustin 2005, p. 211–232. 113 Met. Z13, 1039 b3 et sq.

Le quelque chose qui vient à être

205

parés des formes instanciées dans les individus. Le principe qui fait qu’une substance sensible est un τόδε τι, est lui-même un τόδε τι, même si, d’un point de vue épistémologique, la notion qui l’exprime est toujours un terme universel. En définitive, le choix entre une interprétation ou l’autre semble relever du statut ontologique qu’on attribue à la forme aristotélicienne. La première interprétation coïncide avec l’interprétation, pour ainsi dire, «orthodoxe», selon laquelle la forme aristotélicienne est une propriété, même si elle est d’un genre particulier. Car elle est la propriété qui constitue l’être de la substance composée. Selon cette hypothèse, Aristote critiquerait les Platoniciens pour avoir considéré la forme comme un principe individuel; la forme est en revanche quelque chose d’universel, un principe commun à tous les individus d’une certaine espèce. De ce point de vue, la substance composée est un τόδε τοιόνδε, puisque la forme est prédiquée de la matière subsistante comme une propriété d’un sujet. Pour cette raison, dans l’expression τόδε τοιόνδε, le sujet de prédication, à savoir le τόδε, n’est pas le composé, mais la matière, tandis que le τοιόνδε est la forme prédiquée d’elle. La deuxième interprétation, en revanche, coïncide avec la théorie des formes individuelles, ou plus précisément avec la théorie des formes individuelles défendue par M. Frede. D’après cette théorie, Aristote accuserait les Platoniciens d’avoir considéré une abstraction faite à partir des individus sensibles comme un principe individuel, déterminé et séparé. La forme platonicienne n’est qu’un τοιόνδε, c’est-à-dire un prédicat linguistique qui désigne les caractères propres à une pluralité d’individus et non, comme ils le croient, un τόδε τι καθ’ αὑτό. Aristote, en définitive, serait en train d’adresser à la théorie platonicienne une critique équivalente à celle présentée en Z13 où il affirme que le καθόλου n’est pas une substance, mais un τοιόνδε/ποιόν. D’après cette interprétation, la substance sensible est un τόδε τοιόνδε car elle est un individu appartenant à une certaine espèce et, puisque le processus d’abstraction qui nous conduit au concept universel est opéré sur l’individu déjà constitué, le τόδε dont on prédique le τοιόνδε est cet individu lui-même. On pourrait, pourtant, se demander si les deux interprétations présentées constituent véritablement la seule alternative possible et si le terme τοιόνδε désigne nécessairement ce qui est universel. En effet, il nous semble possible d’envisager une troisième hypothèse selon laquelle la forme aristotélicienne, bien qu’elle ne soit pas un principe universel, est désignée par le terme τοιόνδε114. La forme, qu’elle soit individuelle ou universelle, peut être considérée, en tant qu’elle est instanciée dans le sensible, comme la configuration qui fait d’une certaine matière une substance d’une certaine espèce. En d’autres termes, l’expres114 Pour une présentation plus ample de cette hypothèse, voir C. Cerami, «Le statut de la forme substantielle et de l’universel comme τοιόνδε», Documenti e Studi sulla Tradizione Filosofica Medievale, 18, 2007, p. 37–49.

206

Aristote

sion τόδε τοιόνδε désignerait la substance sensible en tant qu’elle est soumise à la génération, c’est-à-dire, comme composé unitaire d’une matière organisée d’une certaine façon. Il faut pourtant préciser que, en faisant usage de cette expression, la matière dont la forme est τοιόνδε ne doit pas être considérée comme un principe autonome par rapport à la forme. Concevoir la matière comme un sujet de prédication autonome reviendrait à mettre sur un même plan la substance sensible et les composés accidentels. Le pronom τόδε dont la forme est τοιόνδε n’est que la substance sensible elle-même considérée du point de vue de sa matière, c’est-à-dire κατὰ τὴν ὕλην. Si l’on interprète la formule aristotélicienne de cette façon, on n’est pas contraint d’admettre que la forme est quelque chose d’essentiellement universel. Si la forme est un τοιόνδε, c’est parce qu’elle est considérée en tant qu’aspect formel d’une substance sensible et rien ne nous empêche de dire, par ailleurs, qu’elle est en elle-même un principe déterminé et un τόδε τι. Certes, la forme n’est pas quelque chose de déterminé comme l’est la substance sensible. On pourrait gloser qu’elle est un τόδε τι en tant qu’elle est ἄτομον, comme le confirme la fin de notre texte, c’est-à-dire en tant qu’elle est un principe qui ne peut être différencié en éléments plus simples. L’espèce en effet ne peut pas être spécifiée davantage. En d’autres termes, on pourrait dire que la forme est un «ceci» seulement en tant qu’elle est séparée λόγῳ115. Enfin, on pourrait tirer une dernière conclusion qui demeure vraie dans les trois interprétations mentionnées. La critique contre la doctrine des Idées semble déboucher sur une discussion qui considère à la fois le statut des formes et celui des substances composées. Aristote semble vouloir comparer d’une part les Idées platoniciennes et les formes aristotéliciennes, d’autre part les Idées et les substances sensibles116. Ainsi peut-on admettre qu’Aristote analyse les universels platoniciens et les substances sensibles d’une manière analogue: tous les deux sont des composés, c’est-à-dire des τόδε τοιόνδε, même s’ils sont de nature différente. L’universel homme et l’universel animal ne sont pas des principes ontologiques, mais une sorte de composé obtenu par l’abstraction des caractéristiques communes aux individus d’un certain ensemble, caractéristiques qui selon Aristote seraient à la fois issues de la forme et de la matière. Les substances sensibles, comme Callias et Socrate, sont les composés à partir desquels on abstrait ces caractéristiques. La forme aristotélicienne en revanche n’est pas composée, elle est le principe de la composition. Elle est le programme instancié qui est identique à l’οὐσία ἐσχάτη: la statue est «l’airain statufié».

115 Cf. Met. H1, 1042 a28–29. 116 Met. Z8, 1033 b24–26: «Le “ceci” dans son entier, Callias ou Socrate, est analogue à telle sphère de bronze particulière, tandis que l’homme et l’animal sont comme la sphère de bronze en général».

Le quelque chose qui vient à être

207

§ 4.3. Un apparent contre-exemple au principe de synonymie: Met. Z8, 1033 b29–1034 a8. Aristote conclut le chapitre 8 en présentant un apparent contre-exemple au principe de synonymie. Dans les générations interspécifiques, comme dans le cas du mulet né d’un cheval et d’une ânesse, on pourrait nier que l’agent et le produit possèdent la même forme. En démontrant pourtant que, même dans ce type de générations, l’action d’un individu du même type que l’individu généré suffit à expliquer la génération substantielle, Aristote confirme l’universelle validité du principe de synonymie et les conclusions anti-platoniciennes du précédent paragraphe. Il y a toujours une forme préexistante qui est cause de la génération en tant que forme dans l’agent117. La préexistence de la forme et le principe de synonymie restent le fil conducteur de la discussion. Le fait de démontrer la validité de ce principe dans les cas où elle n’est pas manifeste constitue un passage d’une importance nodale dans le développement de l’argumentation d’Aristote. Un objecteur pourrait en effet répliquer que dans les générations interspécifiques le principe de synonymie n’est pas respecté, car le mulet n’appartient pas à la même espèce que son agent118. Le mulet possède en effet certains caractères spécifiques du géniteur mâle, à savoir le cheval, et certains caractères spécifiques de la mère, l’ânesse. Aristote répondrait que, même dans ces cas-là, c’est-à-dire dans le cas des hybrides, le principe de synonymie est respecté et qu’il n’est pas du tout besoin de considérer le caractère commun au cheval et au mulet comme séparé. Cette nature commune, bien qu’elle n’ait pas de nom, est toujours inséparable de l’agent et de son produit119. Le principe de synonymie garantit donc encore une fois l’inutilité des formes séparées et le fait que la forme inhérente à la substance composée suffise à elle seule à expliquer la transformation de la matière et le phénomène de la géné117 Met. Z8, 1033 b29–1034 a2: «En outre, dans certains cas, il est manifeste aussi que ce qui engendre est tel que l’engendré, mais sans être la même chose, ni numériquement une, mais selon la forme, comme dans le cas des êtres naturels – car l’homme engendre l’homme – à moins que quelque chose ne soit engendré contre nature: le cheval par exemple engendre le mulet. Mais même ces cas sont semblables; car ce qu’il y a de commun entre le cheval et l’âne, le genre plus proche, n’a pas de nom et il serait également les deux, comme le mulet est les deux». 118 On pourrait supposer, comme Averroès le suggère, qu’admettre des limitations au principe de synonymie pourrait être envisagé ici comme un argument en faveur de l’existence des Idées. L’objecteur en question serait alors un platonicien qui rétorquerait que, dans les générations interspécifiques, il faut poser l’existence d’une forme séparée, commune aux deux parents, qui agit en tant que principe agent de la génération. 119 Met. Z8, 1034 a2–4: «Il est donc clair qu’il n’est pas du tout nécessaire de faire des formes des paradigmes (c’est, en effet, surtout dans ces cas qu’il aurait fallu chercher, car ceux-ci sont les substances par excellence) […]».

208

Aristote

ration120. Ce même principe confirme alors la structure ontologique de la substance engendrée: le produit de la génération est le «tout» (τὸ ἅπαν) engendré qui diffère de l’agent seulement quant à sa matière. Le produit et l’agent sont en effet le même par la forme, car la forme, conclut Aristote, est indivisible (ἄτομον). L’individu engendré, Socrate ou Callias, est analysable comme étant telle forme (τὸ τοιόνδε εἶδος) dans ces chairs-ci et ces os-ci (ἐν ταῖσδε ταῖς σαρξὶ καὶ ὀστοῖς). Pour reprendre la terminologie des lignes 1033 b23–24, il est un τόδε τoιόνδε. L’εἶδος est indivisible non pas parce qu’il est une réalité individuelle, mais en tant qu’il est épistémologiquement simple. La forme en étant le principe qui délimite l’espèce ne peut donner lieu à d’autres divisions: il n’y aura pas de différences de l’ultima species. Interprétées de cette façon, les dernières lignes de Z8 ne sont pas, comme on pourrait le croire, une affirmation en faveur de l’universalité des formes substantielles. Aristote ne dit pas qu’il y a une seule forme commune pour tous les individus d’une espèce, il se borne à affirmer, comme il l’a fait tout au long de Z7–8, que l’agent et le produit sont les mêmes par la forme. Rien d’autre que le principe de synonymie. L’agent et le produit sont une même chose quant à la forme, car le principe qui fait de chacun des deux une substance et un τόδε τι est, d’un point de vue épistémologique, le même τoιόνδε. Le principe de synonymie, ainsi que l’argument de la régression à l’infini, nous ont permis d’arriver à définir le statut ontologique de la forme et du composé. La forme est un principe absolument inengendré; si elle pouvait s’engendrer et se corrompre, il y aurait une série infinie de formes et de matières, et la génération demeurerait un phénomène inexplicable. La forme est donc inengendrée et, pour cela même, non-composée, mais elle n’est pas une Idée séparée de l’individu dont elle est forme. Elle est le principe qui détermine l’être d’une certaine substance, c’est-à-dire la substance sensible elle-même considérée dans son aspect formel. En tant que telle, la forme peut être désignée par le terme τoιόνδε, bien que ce terme puisse en général désigner toute caractéristique commune à un ensemble d’individus. La substance composée, en revanche, est un ἅπαν τόδε et un τόδε τoιόνδε, c’est-à-dire un ὅλον analysable comme un substrat matériel modifié par une forme d’un certain type. Aristote est donc parvenu au but que Z8 visait: démontrer que la forme est quelque chose d’inengendré, tout en sauvegardant son statut ontologique non séparé. Si la forme est quelque chose d’inengendré, elle est un principe absolument simple. Seul ce qui est composé, en effet, est sujet à la génération et à la corruption. Cependant, en accord avec le principe de synonymie, la forme est 120 Met. Z8, 1034 a4–8: «[…] l’être qui engendre est capable de produire et d’être la cause de la forme dans la matière. Et le tout alors, telle forme dans ces chairs-ci et ces os-ci, est Callias ou Socrate, et il est différent par la matière (elle est en effet différente), mais il est le même par la forme (car la forme est indivisible)».

Le quelque chose qui vient à être

209

nécessairement un principe inhérent à une certaine matière. Une forme qui ne serait pas forme de ou dans l’agent ne saurait être principe de la génération et de la substance qui en est issue. C’est ce résultat qui nous permet d’asseoir la primauté ontologique de la forme par rapport au composé et qui explique le rôle de 7–8 au sein du livre Z de la Métaphysique. Z9, de ce point de vue, n’ajoutera pas d’autres conclusions, il analysera les générations spontanées, afin de confirmer les résultats obtenus dans les deux chapitres précédents: la validité universelle du principe de synonymie et la structure unitaire de la substance générée.

§ 5. Le principe de synonymie et les générations ἀπὸ ταὐτομάτου: Métaphysique Z9 On a expliqué pour quelles raisons les chapitres Z7–9 semblent former une unité à part dans l’économie du livre Z. Il est malaisé de relier ces chapitres à ceux qui précèdent, qui portent sur les réquisits logiques de la notion d’essence, et à ceux qui suivent, qui portent sur les parties constitutives de la définition et sur son unité intrinsèque. C’est pourquoi certains, parmi les interprètes contemporains, ont considéré les trois chapitres comme un excursus de moindre importance qui initialement n’aurait pas fait partie du livre Z. L’analyse de la génération aurait, selon cette hypothèse, un rôle accessoire, en étant postérieurement intégrée au sein d’une discussion continue, celle de Z4–6 et 10–12, dans le seul but d’en expliquer les prémisses. De la même manière, certains commentateurs ont estimé que Z9 formait une unité à part au sein de l’ensemble des chapitres 7–9121. Par rapport aux conclusions obtenues au cours de Z7–8 et aux objectifs généraux de l’étude du livre, Z9 ne semble apporter de prime abord aucune contribution significative; il paraît plutôt soulever un problème d’une importance marginale. Ce chapitre s’ouvre en effet sans transition sur une aporie dont l’enjeu et l’importance semblent mineurs par rapport aux questions que le livre Z se propose de résoudre. Aristote se demande, au tout début du chapitre, pour quelle raison certaines choses adviennent à la fois par art et par spontanéité, par exemple la santé, tandis que pour d’autres choses ce n’est pas le cas, par exemple une maison122. Pour quelle raison, en d’autres termes, un corps malade peut-il se guérir de lui-même autant que grâce au médecin, tandis qu’une maison ne peut pas se construire toute seule? S’il est vrai qu’en Z7123 Aristote avait omis de traiter de façon exhaustive la génération spontanée, en reportant l’analyse à une étude postérieure, Z9 déçoit 121 Cf. Judson, «Formlessness and the Priority». 122 Met. Z9, 1034 a9–10. 123 Met. Z7, 1032 a28–32.

210

Aristote

l’attente du lecteur, car il ne semble pas correspondre à l’examen annoncé. Le chapitre 9 en effet ne semble pas aborder la génération spontanée comme Z7 avait abordé les générations naturelles et artificielles, c’est-à-dire en se demandant si dans tout ce qui s’engendre ἀπὸ ταὐτομάτου se trouvent un principe agent (ὑπό τινος), une matière (ἔκ τινος) et une forme qui préexistent124. Il s’interroge plutôt, comme on vient de le dire, sur la raison pour laquelle certaines choses s’engendrent d’elles-mêmes aussi bien que grâce à un agent, tandis que d’autres ne peuvent pas se produire toutes seules. De plus Aristote, contrairement à ce qu’il avait fait en Z8125, semble admettre en Z9 des exceptions au principe de synonymie126 – ce qui a été invoqué comme un argument supplémentaire en faveur de l’hypothèse que Z9 ne faisait pas partie de l’ensemble des chapitres 7–8127. Tous ces arguments, qui semblent plaider en faveur de la thèse selon laquelle Z9 forme une sorte d’appendice rajouté aux chapitres précédents pâtissent néanmoins de la même faiblesse: ils méconnaissent l’importance que revêt le principe de synonymie dans la solution de l’aporie du début et dans le développement du chapitre dans son ensemble. Comme on a essayé de le montrer, le principe de synonymie est le fil conducteur des analyses des chapitres sur la génération: c’est ce principe qui nous permet d’établir la primauté de la forme, en montrant qu’elle est quelque chose d’absolument simple et d’inengendré, étant donné qu’elle préexiste toujours au produit de la génération comme forme de ou dans l’agent. Je voudrais montrer que c’est ce même principe qui explique l’unité des différentes parties qui constituent le chapitre 9 ainsi que son rôle dans l’ensemble des trois chapitres. Tout l’argument de Z9 vise en effet à démontrer que les générations spontanées peuvent dans une certaine mesure être ramenées au principe en question, car même lorsque la matière à partir de laquelle le nouveau produit advient possède en soi la capacité de se mouvoir vers une forme donnée, il faut qu’il y ait quelque chose qui sert de cause agente et qui possède d’une manière ou d’une autre la forme du produit. C’est la matière dont une partie est en même temps matière et cause efficiente du produit engendré – celle qu’Aristote définit comme propre à être mue par elle-même (οἵα κινεῖσθαι ὑφ’αὑτῆς)128 – qui assure la validité du principe dans les générations qui relèvent de la spontanéité. C’est dans ce but qu’Aristote discute l’aporie qu’on vient de mentionner et qu’il distingue entre des matières qui possèdent la capacité à se transformer en une forme donnée sans l’aide d’un agent extérieur et des matières qui ne la 124 Cf. Judson, «Formlessness and the Priority»; Ferejohn, «The Definition of Generated». 125 Met. Z 8, 1033 b33–1034 a1. 126 Met. Z9, 1034 b3–4. 127 Cet argument a été avancé par Judson (cf. Judson, «Formlessness and the Priority») pour qui les chapitres 7–9 non seulement n’appartenaient pas au premier noyau de Z, mais n’ont jamais constitué un traité unitaire et autonome. 128 Met. Z9, 1034 a13.

Le quelque chose qui vient à être

211

possèdent pas. Dans les deux cas, il ne suffit pas d’admettre une puissance dans la matière pour expliquer la génération. Dans le cas des matières incapables de spontanéité par rapport à une forme donnée, cela ne fait aucun doute; mais même dans le cas des matières qui en sont capables, la nécessité demeure. La seule solution possible de l’aporie est en effet d’admettre que ces matières sont quelque chose ou bien possèdent en soi quelque chose d’analogue à la semence, à savoir une capacité innée qui est un principe de mouvement à la façon de la forme de l’artefact dans l’intellect de l’artiste. Si tel est le cas, on est du même coup légitimé à admettre que, au moins partiellement, le principe de synonymie est respecté dans les générations spontanées aussi129, car le produit engendré advient à partir d’une partie de lui-même qui possède en puissance sa propre forme et la capacité à la réaliser. Le lien de cette question avec le principe de synonymie et le but général de Z7–8, quoique non explicite, est indéniable. Les générations spontanées pourraient en effet représenter un contre-exemple au principe, car l’on pourrait admettre que, dans ce type de génération du moins, la forme ne préexiste pas dans un individu producteur. C’est précisément sur ce point, comme on le verra, que l’interprétation d’Averroès est axée130. Admettre que, dans les générations spontanées, il n’y a pas un agent qui possède, en acte ou en puissance, la forme du produit, pourrait invalider la théorie de formes immanentes et constituer un argument en faveur de la doctrine des Idées séparées. Z9 a donc comme but de réfuter ce possible contre-argument, en démontrant que le principe de synonymie reste confirmé dans le cas des générations spontanées aussi. Même si nous ne saurions nous résoudre à considérer Z9 comme une réplique d’Aristote à un contre-argument platonicien, l’interprétation générale d’Averroès, selon laquelle le chapitre 9 vise à démontrer l’universalité du principe de synonymie, paraît dans l’ensemble confirmée. Certes, Z9 ne traite pas d’une façon directe et générale de la génération spontanée dans sa relation avec le principe de synonymie, mais l’aporie de départ, bien qu’elle ne concerne de prime abord que les produits artificiels, semble avoir comme but ultime de rendre compte de toutes les générations spontanées et d’expliquer les difficultés lais-

129 Le cas du mulet, qui naît de l’âne, et de la femme, qui naît de l’homme, sont présentés plus comme des exemples imparfaits que comme de véritables exceptions au principe de synonymie. 130 La tradition grecque, dont Averroès se veut l’héritier, a accordé beaucoup plus d’importance à ce chapitre que les interprètes modernes. Le commentateur arabe, pour qui Z9 met en jeu la doctrine de la génération de l’homme et du rapport entre le monde sublunaire et le monde supralunaire, reprend dans son commentaire la théorie de la virtus formativa de Galien qu’il utilise pour résoudre l’aporie du début du chapitre. Le chapitre est donc d’autant plus important qu’il se trouve, pour Averroès, au croisement entre biologie, cosmologie et métaphysique. Pour une analyse spécifique de son commentaire à Z9, voir chap. IX.

212

Aristote

sées irrésolues en Z7; ce qui constitue un argument fort en faveur de l’unité du chapitre 9 avec ce qui précède. La structure de l’argumentation, dans sa complexité, confirme cette thèse. Dans une première partie du chapitre (1034 a9–32), Aristote résout l’aporie qu’il a posée au début, en prenant en considération les seules productions artificielles, pour conclure que le principe de synonymie y demeure confirmé; ensuite (1034 a33–1034 b7), il analyse le cas des générations naturelles, pour déduire que, stricte ou large loquendo, les générations naturelles spontanées aussi satisfont au principe. Aristote établit une comparaison entre les générations artificielles et les générations naturelles, afin de dégager de cette analyse la conclusion relative aux générations spontanées, à savoir que dans leur cas aussi la forme de l’engendré préexiste. De ce point de vue, la structure du chapitre reflète la même idée que celle qu’Aristote avait suggérée, en passant, en Z7131. La partie conclusive (1034 b7–19), enfin, discute la génération des accidents et la possibilité qu’elle puisse être ramenée au principe de synonymie. Les interprètes ont jugé cette partie sans rapport avec les deux autres, strictement liées à l’aporie de départ; certains, parmi eux, ont même suggéré de la déplacer à la fin de Z8. Cette conclusion, néanmoins, paraît inopportune. Si l’on considère le chapitre 9 comme la dernière étape d’une discussion sur la portée du principe de synonymie, dans laquelle Aristote analyse tous les cas qui, à divers titres, peuvent poser un problème, on peut à bon droit penser qu’un examen des générations relatives, pour succinct qu’il soit, n’est pas si déplacé. Cette discussion, qui permet de dégager la spécificité des formes substantielles par rapport aux formes accidentelles, tout en suggérant que dans leur cas aussi il faut postuler une sorte de préexistence, semble confirmer une fois de plus le principe de synonymie. Malgré tous les arguments en faveur de l’unité structurale de trois chapitres, l’on pourrait toujours objecter que, même si l’on peut tirer des analyses de Z9 des implications logiquement liées au contenu de Z7–8, le chapitre ne devait constituer, au début, ni un tout organique ni une partie conçue pour être la suite de l’étude précédente. On rétorquera qu’il n’en reste pas moins que l’analyse de l’aporie exposée au début de Z9 permet de compléter, même si c’est d’une façon par moments plutôt obscure, la démonstration du principe de synonymie. Toutes les substances, qu’elles soient engendrées par nature, par l’art ou par la spontanéité, s’engendrent à partir d’un individu ou d’une partie d’elles-mêmes qui possède leur même forme. En aucun cas, il n’est pas besoin de formes séparées; 131 Met. Z7, 1032 a27–32: «Toutes les productions artificielles procèdent d’un art, d’une puissance ou de la pensée, mais parmi elles, certaines ont lieu aussi sous l’effet du hasard ou de la fortune, de manière presque semblable à ce qui se passe dans le cas de ce qui vient à être par nature. En effet, dans certains cas, là aussi, les mêmes choses viennent à être aussi bien d’une semence que sans semence».

Le quelque chose qui vient à être

213

la forme immanente, commune à l’engendrant et à l’engendré, suffit à rendre compte de la génération et de l’être des étants sensibles. C’est là le but ultime de l’aporie et des analyses qui occupent Z9. En admettant l’existence d’une matière capable d’atteindre d’elle-même la forme visée, en étant à la fois agent et partie du produit, on résout l’aporie posée au début et on montre, du même coup, que, dans les générations spontanées également, le principe de synonymie est, d’une certaine façon, respecté.

§ 5.1. Les générations artificielles spontanées: Met. Z9, 1034 a9–32 L’aporie qui ouvre Z9, comme on vient de le suggérer, introduit la question de savoir si les générations spontanées satisfont ou non au principe de synonymie. Aristote examine d’abord les générations artificielles spontanées et se demande pour quelle raison certaines choses peuvent advenir à la fois par art et par spontanéité, tandis que pour d’autres choses ce n’est pas le cas. Quelle est la cause du fait que la maison, par exemple, ne peut être produite par un mouvement spontané des briques et des poutres, tandis que la santé peut être engendrée par un processus spontané de ce dont elle va être constituée, à savoir le feu? L’hypothèse que nous voudrions défendre est que la réponse à cette aporie passe par l’établissement d’une sorte d’échelle ontologique dans les diverses étapes de la chaîne causale. En DGC I 3, on l’a vu, Aristote avait envisagé l’existence d’une telle hiérarchie comme critère pour distinguer la génération véritablement absolue des générations qui ne le sont pas132. L’existence d’une telle échelle a été confirmée par l’étude de la génération des vivants, qui a permis de l’interpréter à la lumière du principe plus général qui veut que ce qui par nature agit est plus parfait, car il amène à soi ce qui est par nature passif. Il nous semble qu’il faut ici admettre une classification de même type pour résoudre l’aporie qu’Aristote annonce au début du chapitre 9. Aristote pose d’abord une distinction entre deux types de matière: l’une est telle qu’elle peut se mouvoir d’elle-même, tandis que l’autre non. Mais cette qualification est insatisfaisante sans davantage de précision, car toute matière, jusqu’aux quatre éléments, est pourvue d’une certaine forme de capacité à se mouvoir d’elle-même133. Ainsi faut-il préciser que l’auto-motricité qui préside à la classification est déjà définie par un critère formel précis. Il ne s’agirait donc pas de distinguer une matière inerte d’une matière pourvue d’auto-motricité,

132 Il s’agit du premier indice en faveur de cette distinction, qu’Aristote attribue à Parménide (cf. DGC I 3, 318 a35–318 b14). 133 Cf. Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 191.

214

Aristote

mais d’opposer une matière capable de se mouvoir d’elle-même vers une forme donnée, d’une matière qui en serait incapable: «[…] La cause en est que, dans certaines , la matière qui est principe de la génération dans la production et dans le venir à être de ce qui est par l’art, dans laquelle réside une partie de la chose, est telle134 qu’elle peut se mouvoir par elle-même, tandis que l’autre non. Et dans le premier cas, l’une est capable de telle façon, l’autre en est incapable. En effet, beaucoup de choses sont capables d’être mues par elles-mêmes, mais non de telle façon, par exemple de se mettre à danser»135. Ce qu’Aristote affirme, c’est qu’il faut toujours relativiser le mouvement spontané vers une forme donnée, la forme de la maison, par exemple, ou de la santé. À chaque cas, c’est-à-dire relativement à telle ou telle forme déterminée, il peut y avoir une matière qui se meut d’elle-même pour l’atteindre, une autre qui n’en est pas capable. «La matière qui est principe de la génération»136, dans laquelle existe une partie de la chose, est une matière déjà positivement orientée. Aristote n’entendrait donc pas distinguer des matières complètement inertes, c’est-à-dire incapables de déclencher un mouvement quelconque, de certaines d’autres qui en seraient capables137; et il ne serait pas non plus en train d’opposer des matières douées d’un mouvement spontané complexe à des matières douées exclusivement d’un mouvement simple, car même les matières plus complexes ne perdent pas l’impulsion qui les tourne vers leur lieu naturel. Le feu, par exemple, qui est capable de déclencher de lui-même le processus de guérison, se meut toujours selon son mouvement naturel. Il nous semble en revanche que l’opposition tient à l’état de complexité ou de simplicité des produits engendrés. Aristote établit cette seconde distinction, en admettant que, parmi les matières «actives», l’une est capable d’être mue de telle façon donnée (ὡδί), l’autre en est incapable. Même si la division initiale semble opposer des matières inertes à des matières automotrices, il faut comprendre cette division à la lumière de la seconde et admettre qu’il n’y a pas, absolute loquendo, de matières incapables de se mouvoir d’elles-mêmes, car leur incapacité est toujours relative à une forme donnée. En suivant la première distinction, Aristote voudrait plutôt conclure que certaines matières sont capables de atteindre d’elles-mêmes une forme don134 Pour une explication de l’anacoluthe dans cette phrase, voir Bonitz, Commentarius, p. 328; Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 190. 135 Met. Z9, 1034 a10–16. 136 Met. Z9, 1034 a11. 137 Dans son commentaire, Ross interprète le texte d’Aristote de cette façon, mais il juge cette distinction fautive, car elle obligerait à conclure que si les éléments ont un mouvement naturel, il ne peut y avoir de matière incapable de déclencher d’elle-même un mouvement (Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 190–191).

Le quelque chose qui vient à être

215

née, tandis que d’autres non, et selon la seconde division, que ces matières qui sont automotrices par rapport à telle forme donnée, peuvent êtres par ailleurs incapables de spontanéité par rapport à une autre forme: «Ainsi donc, toutes dont la matière est de ce type, par exemple les pierres, ne peuvent se mouvoir de telle façon, si ce n’est sous l’effet d’autre chose, alors que de telle façon elles le peuvent; et c’est aussi le cas pour le feu»138. On remarque d’emblée que, contrairement au nombre d’affirmations qui en font une cause purement passive, Z9 présente la matière comme un principe actif. C’est en elle qui réside la solution de l’aporie. La matière de «ce type» (τοιαύτη), c’est-à-dire la matière qui peut être mue d’elle-même de cette façon donnée, mais non pas de cette autre façon, est déjà un principe ontologiquement déterminé. C’est pourquoi elle peut être considérée tantôt comme agent et partie préexistante, tantôt seulement comme partie. Si, donc, à la ligne a11, Aristote définit la matière comme principe de la génération dans les productions artistiques (ἡ ἄρχουσα τῆς γενέσεως ἐν τῷ ποιεῖν), c’est seulement en un sens large, car ce n’est pas dans tous les cas que la matière peut être à la fois partie et agent. Les pierres, par exemple, ne sont qu’une partie préexistante de la maison, mais non pas sa cause agente. La chaleur, en revanche, dans le corps qui se guérit tout seul, est en même temps le ποιοῦν du processus qui amène à la santé et une partie de la santé elle-même. En d’autres termes, la chaleur est capable de se mouvoir d’elle-même d’une façon telle (ὡδί), c’est-àdire en vue de la santé, mais non pas de telle autre façon, par exemple elle n’est pas propre à danser. D’une manière semblable, il est impossible que les pierres soient mues de cette façon donnée, c’est-à-dire en vue de la maison, si ce n’est sous l’effet d’autre chose; cependant, il est possible, s’il s’agit d’une autre forme, la forme de statue par exemple, qu’une pierre soit propre à l’atteindre d’ellemême, en agissant ainsi à titre de partie et de cause agente du produit engendré. On peut, par exemple, imaginer qu’une statue soit produite spontanément par une pierre qui, en tombant d’une falaise, prendrait l’aspect d’un visage humain. Concernant l’automotricité de ce type de matière, néanmoins, Aristote ne veut pas suggérer que les circonstances extérieures n’interviennent pas, pour ainsi dire, comme causes concomitantes. Comme Ross le remarque, Aristote veut ici distinguer un type de matière qui, si telles et telles circonstances sont réunies, déclenche par elle-même la production de la chose en question, d’un autre type qui, quelles que soient les circonstances, ne peut produire la chose en question sans l’aide d’un agent qui possède l’art. Un exemple particulièrement marquant est le cas des générations spontanées de certains animaux qui, pour s’engendrer 138 Met. Z9, 1034 a16–18.

216

Aristote

de la pourriture, ont besoin de l’action concomitante du soleil139. Le cas de la santé est parfaitement parallèle, car on peut imaginer que la chaleur dans le corps, pour produire la santé, doit être stimulée par quelque chose d’extérieur au corps malade, par exemple le frottement de la partie malade, l’absorption d’une boisson ou simplement le climat extérieur. Une fois expliquée la distinction entre les divers types de matière, on envisage aisément une solution pour l’aporie posée. Seules les choses dont la matière est à la fois «ce en vertu de quoi» la production se produit et une partie préexistante, peuvent s’engendrer aussi bien par l’art que d’elles-mêmes. Et si en Z7, en raison aussi du mauvais état du texte en notre possession, il était difficile de comprendre dans quels cas une telle coïncidence était possible140, le texte de Z9 explique bien que cela n’est possible que lorsque la matière dont l’artefact procède est d’un type particulier: «C’est pour cela que certaines choses n’existeront pas sans celui qui possède l’art, tandis que d’autres existeront , car elles seront mues du fait de ces qui ne possèdent pas l’art, mais qui peuvent elles-mêmes être mues du fait d’autre chose qui ne possède pas l’art ou bien à partir d’une de leurs parties»141. Le texte de ce passage est néanmoins assez intriqué. J’adopte la leçon de Ross qui suit le texte de Ab. Le sens semble être le suivant: certaines choses, comme la maison, ne peuvent pas être engendrées sans l’art; d’autres en revanche peuvent être engendrées spontanément autant que grâce à un artiste: la santé, par exemple, lorsqu’elle se produit sans l’intervention du médecin, peut être produite soit par l’action involontaire d’un agent qui ne possède pas l’art (le malade, par exemple, ou une boisson absorbée)142, soit par l’action d’une partie

139 Pour les conséquences ontologiques de cette doctrine chez Averroès, voir chap. IX. 140 Ross, par exemple, a remarqué, dans son commentaire à Z7, 1032 b28–30, qu’il est fort difficile de considérer la relation de la chaleur à la santé comme analogue à celle des pierres à la maison et qu’Aristote se trouve en difficulté précisément parce qu’il s’obstine à vouloir garder ce parallélisme. 141 Met. Z9, 1034 a19–21. 142 On suppose donc que le δυναμένων de la ligne 20 reprend le sujet de l’énoncé qui précède (τὰ δέ), c’est-à-dire le produit engendré, et non l’agent qui, aux lignes 19–20, est désigné comme ce qui ne possède pas l’art (οὐκ ἐχόντων τὴν τέχνην). Les commentateurs (Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 191; Frede et Patzig, Aristoteles, p. 153–154) ont suivi cette interprétation et choisi par conséquent le texte de Ab qui ne comporte pas un μέν (référé à l’οὐκ ἐχόντων de la ligne 20), en corrélation avec le δέ de la ligne 20 (référé à δυναμένων). Ils estiment en effet que la corrélation μέν δέ implique nécessairement l’attribution de deux qualificatifs opposés à une même chose, en l’occurrence l’agent, alors que la phrase semble opposer d’un côté l’agent (οὐκ ἐχόντων τὴν τέχνην), de l’autre le produit (δυναμένων δέ).

Le quelque chose qui vient à être

217

de la santé elle-même, à savoir la chaleur143. On a en effet expliqué, en analysant Z7, que dans les deux derniers cas, on peut parler d’une génération spontanée de la santé, car elle est engendrée sans le concours d’un agent qui possède l’art. Après avoir ainsi terminé l’examen des générations artificielles spontanées, Aristote tire la conclusion de son analyse: «D’après ce qu’on a dit, il est clair aussi que d’une certaine manière, tous adviennent à partir d’un homonyme comme les choses par nature, ou à partir d’une partie homonyme (par exemple la maison advient à partir d’une maison, en tant qu’elle du fait de l’intellect, car l’art, c’est la forme), ou bien à partir d’une partie, ou de ce qui possède une partie – à moins qu’ils n’adviennent par accident»144. Là aussi le texte est extrêmement difficile et sans doute corrompu. Les interprètes ont remarqué que la version transmise par les manuscrits comporte plusieurs problèmes qui rendent le propos d’Aristote particulièrement obscur, au point qu’il est difficile de bien discerner combien de cas il envisage. On pourrait supposer, comme Ross le fait, qu’Aristote ne distingue ici que deux types de générations: tous les artefacts adviennent (1) à partir d’un homonyme ou, plus précisément, à partir d’une partie homonyme (comme la maison advient de la forme qui se trouve dans l’intellect de l’artiste) ou bien (2) à partir de ce qui possède une partie (homonyme). Cette hypothèse comporte néanmoins certaines difficultés qu’il convient d’analyser. Tout d’abord, il faut admettre, avec Ross, que la section a9–32 concerne exclusivement les conditions dans lesquelles des choses qui sont normalement produites par l’art peuvent occasionnellement être produites spontanément. Ce n’est qu’à partir de la ligne a33 qu’Aristote se met à considérer les générations naturelles spontanées. Le πάντα de la ligne a22 désigne donc tous les artefacts, c’est-à-dire aussi bien ceux qui sont produits par un agent qui possède l’art que ceux qui sont produits spontanément; il ne désigne pas les êtres engendrés par nature, la comparaison avec les générations naturelles n’étant mise en place que pour clarifier le statut des générations artificielles. 143 En posant cette distinction, Aristote semble envisager la possibilité que la partie matérielle puisse d’elle-même, c’est-à-dire sans l’intervention d’un agent extérieur, engendrer le produit en question. La chaleur dans le corps, selon cette hypothèse, pourrait engendrer la santé sans un agent extérieur (le frottement involontaire ou l’absorption d’une boisson). Cette idée, pour étrange qu’elle puisse paraître à un lecteur moderne, est confirmée par une comparaison avec d’autres textes où Aristote explique le sens de son propos (cf. Met. Z7, 1032 b26–1033 a1; Z9, 1034 a12, 1034 a24–30). Il faut supposer, comme on l’a fait, que les conditions extérieures ainsi que la nature propre des matières et de leurs composants élémentaires ne doivent pas être considérées comme des causes agentes. 144 Met. Z9, 1034 a21–25.

218

Aristote

Or, s’il en va bien ainsi, il faut nécessairement admettre que l’ἤ de la ligne 23 n’introduit pas un cas à part, mais une précision qui vise à qualifier le type de génération en question: «il est clair aussi que d’une certaine manière, tous adviennent à partir d’un homonyme comme par nature, ou à partir d’une partie homonyme»145. Il faut donc comprendre ἢ ἐκ μέρους comme une reformulation de ἐξ ὁμωνύμου, visant à clarifier le cas des générations par l’art: tous les artefacts procèdent certes d’un homonyme, mais seulement en un certain sens (τρόπον τινά), car ils ne procèdent pas d’un individu de même espèce, mais d’une partie homonyme, à la façon dont la maison procède de la maison qui est dans l’intellect de l’artiste. Il est difficile de comprendre ce qu’Aristote entend ici par «partie homonyme». S’il s’agit d’une partie du produit engendré, la partie en question ne peut être que la forme de la maison. C’est elle, en effet, qui est homonyme par rapport à la forme qui se trouve dans l’intellect de l’artiste146. Mais si c’est le cas, il faudrait admettre que la forme est une partie, ce qui serait, au sens strict, incorrect, étant donné qu’elle est plutôt le principe d’organisation des parties matérielles et non pas, en elle-même, une partie147. On pourrait dès lors supposer qu’il s’agit d’une partie de l’agent; Aristote entendrait ainsi dire que l’artefact ne procède pas d’un agent, en tant qu’il est un individu homonyme, mais d’une partie de celui-ci qui partage son nom avec le produit engendré. Le second cas (2) soulève toutefois d’autres difficultés. Le texte est extrêmement controversé, à tel point qu’il est délicat de savoir à quel type de génération Aristote fait allusion. Les manuscrits E et J transmettent ἢ ἐκ μέρους ἢ ἔχοντός τι μέρος (a24–25). Ross supprime ἢ ἐκ μέρους, en conjecturant que cette expression devait initialement se trouver dans les marges et qu’elle a été insérée à tort, à la ligne 24, dans un moment postérieur de la transmission. Il explique que le passage dans son entier se réfère au cas spécifique de la maison; il est, par conséquent, impossible qu’Aristote puisse affirmer que cette dernière procède de l’une de ses parties, de la même façon que la santé s’engendre de la chaleur. La maison en effet ne peut s’engendrer d’elle-même à partir des pierres dont elle est constituée. En affirmant cela, Ross semble donc exclure qu’Aristote parle ici de la génération artificielle spontanée. Il devient malaisé, dans ce cas, de comprendre quel autre type de processus il introduit par l’expression ἢ ἔχοντός τι μέρος que Ross traduit par «or from something which contains a part of it».

145 Met. Z9, 1034 a21–23. 146 Bonitz, Commentarius, p. 329–330; Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 190–191. 147 Met. Z17, 1041 a25 et sq.

Le quelque chose qui vient à être

219

Une autre lecture pourrait rendre le propos d’Aristote plus intelligible, c’està-dire lorsqu’on suppose que la génération de la maison ne sert d’exemple que pour le premier cas, celui des générations artificielles qui relèvent de l’action d’un artiste, et qu’elle n’est plus pertinente lorsque Aristote considère le second type de génération artificielle. Dans ce cas-là, on ne serait plus obligé de supprimer ἢ ἐκ μέρους, car cette expression désignerait le même type de génération que celle présentée à la ligne 21, c’est-à-dire la génération artificielle spontanée. Aristote distinguerait, ici comme en Z7, deux cas possibles de génération spontanée: (a) à partir de quelque chose qui devient immédiatement une partie du produit engendré; (b) à partir d’une chose qui en produit une autre qui sera, elle, une partie du produit engendré. Cette lecture se heurte néanmoins à des difficultés, d’autant plus que la phrase des lignes 24–26 demeure, de toute évidence, sinon corrompue, comme Ross le dit148, du moins assez suspecte. On ne voit pas clairement, en effet, si Aristote entend ramener au principe de synonymie les générations artificielles spontanées – qu’il introduirait ici par l’expression ἢ ἐκ μέρους ἢ ἔχοντός τι μέρος – ou si cette partie matérielle préexistante ne suffit pas à garantir le principe en question. Bonitz, dans son commentaire149, et Jaeger, qui intègre dans son texte ὁμωνύμου après ἐκ μέρους150, semblent pencher pour la première hypothèse. Si l’on suit cette lecture, Aristote, dans ce passage, ne ferait que tirer les conclusions générales de son analyse des productions artificielles, en affirmant que, dans les deux types de générations artificielles, le produit procède en quelque sorte d’un homonyme: d’une partie homonyme (la forme dans l’intellect de l’artiste) ou bien d’une partie matérielle (qui en un sens large est, elle aussi, un homonyme) ou de ce qui possède une partie matérielle (homonyme) du produit. Mais, en réalité, Aristote ne s’exprime pas de façon tranchée. On reviendra sur la question lors de l’analyse du commentaire que donne Averroès de ce passage. Ce qui nous importe pour le moment, c’est de remarquer qu’Aristote insiste sur le lien entre la solution de l’aporie et le principe de synonymie, pour conclure que les seules générations qui, sans aucun doute, y échappent sont les générations par accident (κατὰ συμβεβηκός). Ce type de générations ne coïncide pas avec les générations qui se produisent par hasard (τύχη) décrites en Phys. II, car ce type de génération peut être ramené aux générations artificielles spontanées qu’Aristote vient d’analyser. Sur la base d’autres textes, on peut en revanche affirmer que quelque chose s’engendre ou est engendré κατὰ συμβεβηκός, lorsqu’il est considéré selon l’un de ses accidents: on dit, par exemple, que le constructeur de la maison guérit accidentellement quelqu’un, puisque par nature (πέφυκε) c’est le médecin qui remplit cette 148 Cf. Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 192. 149 Cf. Bonitz, Commentarius, p. 330. 150 Cf. Jaeger (éd.), Aristotelis Metaphysica, p. 145.

220

Aristote

fonction, tandis que le constructeur est médecin par accident151; ou encore que le médecin ne guérit pas l’homme sinon par accident, car il guérit Socrate auquel il arrive (συμβέβηκε) d’être homme152. Aucune de ces générations ne satisfait au principe de synonymie; en réalité, on pourrait même contester qu’il s’agisse de véritables générations, car de l’accident, comme Aristote lui-même le dit, il n’y a pas de génération ni de corruption153. Dans les générations par accident, peut-on conclure, la véritable cause n’est pas une partie du produit engendré. En effet, ce qui est cause en premier et par soi, c’est-à-dire non par accident, doit nécessairement être une partie154. Aristote explique ainsi, une fois de plus, que la cause prochaine de la production proprement dite doit être une partie du produit engendré. Aussi reprend-il ce qu’il a montré en Z7: dans toutes les générations, il y a quelque chose qui préexiste et qui demeure comme partie du produit engendré. Il s’agit de la cause matérielle, qui est toujours une partie (τι μέρος)155 du produit, mais qui est aussi, dans les générations ἀπὸ ταὐτομάτου, l’agent et ce dont le processus de génération débute (τὸ δὴ ποιοῦν καὶ ὅθεν ἄρχεται ἡ κίνεσις)156. Or, c’est sur ce propos qu’Aristote revient ici, en l’illustrant à l’aide de son exemple favori: la génération de la santé à partir de la chaleur: «En effet, ce qui est cause prochaine et par soi de la production est une partie, car c’est une chaleur, celle qui est dans le mouvement, qui a produit une chaleur dans le corps. Or cette dernière est soit la santé, soit une partie ; ou bien elle est suivie soit d’une partie de la santé, soit de la santé elle-même»157. La production de la santé, lorsque le processus dépend de l’art, est produite volontairement par le médecin qui frotte la partie malade, lorsqu’elle survient spontanément, c’est à la suite d’une friction accidentelle. Mais la chaleur dans la friction, c’est-à-dire dans le mouvement (ἐν τῇ κινήσει), s’identifie, dans les deux cas, avec la chaleur ἐν τῷ σώματι, étant donné que le mouvement de l’agent et le mouvement du patient se trouvent toujours coïncider dans le produit engendré. Aristote envisage ensuite une alternative qui semble tenir au type de relation, essentielle ou accidentelle, qui lie la chaleur à la santé: (1) ou bien la chaleur a un rôle pour ainsi dire essentiel et elle est, alors, soit (1a) la santé elle-même soit

151 152 153 154 155 156 157

Cf. Met. Δ30, 1025 a19–20; E2, 1026 b37–1027 a2. Cf. Met. A1, 981 a16–20; M10, 1087 a19 et sq. Met. E2, 1026 b21–24. Met. Z9, 1034 a25–26. Met. Z7, 1032 b32–1033 a1. Met. Z7, 1032 b23–24. Met. Z9, 1034 a25–29.

Le quelque chose qui vient à être

221

(1b) une partie d’elle; ou bien (2) elle contribue à la production de la santé de manière transitive et accidentelle, du fait des modifications qu’elle produit sur la partie malade, et elle est alors simplement suivie soit (2a) par une partie de la santé soit (2b) par la santé elle-même158. Mais si cette chaleur dans le corps est une partie de la santé – ce qui est l’hypothèse pour laquelle, en Z7, Aristote semblait pencher – elle est nécessairement la matière de la santé. On ne sait pas, néanmoins, s’il envisage ici l’une des autres possibilités et le texte des lignes suivantes contribue à rendre la question difficile à résoudre. Aristote se sert d’une analogie entre les productions artificielles et le syllogisme, pour affirmer que dans les deux cas, c’est l’οὐσία qui est le principe à partir duquel le produit advient: «Voilà aussi pourquoi on dit que produit, parce qu’elle produit ce dont la santé est la suite et la conséquence159. De telle sorte que, comme dans les syllogismes, c’est la substance qui est principe du tout. Car c’est à partir du ce que c’est que sont les syllogismes, et dans le cas présent, les générations»160. La chaleur qui déclenche le processus de la guérison est dite «produire la santé», parce qu’elle produit ce dont la santé procède directement. Il faut, d’après cette hypothèse, admettre que la chaleur générée par la friction engendre la santé, car elle produit la chaleur dans le corps qui est la cause prochaine de la santé et une partie constitutive d’elle. Aristote, une fois de plus, mettrait l’accent sur le fait que la dernière étape de la production, quelle qu’elle soit, devient directement partie constitutive du produit engendré, ce qui est, comme on l’a souligné à maintes reprises, le facteur commun à toute sorte de génération. Il n’est pas important, dès lors, de savoir si Aristote fait ici allusion à une guérison spontanée ou à la guérison réalisée par le médecin. Il reste néanmoins à éclairer quels sont les termes de l’analogie posée. Aristote affirme qu’il en va des générations comme des syllogismes, en ce que les deux procèdent de la substance, voire du τί ἐστι. En An. Post. II 3, 90 b31, Aristote montre que dans le syllogisme, c’est-à-dire dans le syllogisme scientifique, une propriété appartient à un sujet en vertu de l’essence ou de la définition. La conclusion du syllogisme découle directement des prémisses, en vertu de la substance qui a le rôle de moyen terme. Les générations seraient comparables à des syllogismes, parce que l’essence, voire la forme, qui est commune 158 Met. Z7, 1032 b26–28. 159 Je traduis, en adoptant les suppressions de Bonitz et de Jaeger, également acceptées par Ross. Jaeger suggère de considérer τὴν ὑγίειαν et θερμότης, à la ligne a30, comme des gloses respectivement de διὸ καὶ λέγεται ποιεῖν (a29) et ὅτι ἐκεῖνο ποιεῖ (a29–30). 160 Met. Z9, 1034 a29–32.

222

Aristote

à l’agent et au produit engendré, aurait la même fonction que le moyen terme, c’est-à-dire celle de produire l’unité ontologique de la substance engendrée. L’analogie entre la génération et le syllogisme permet donc d’atteindre les deux objectifs de Z7–9: elle confirme que la forme est le principe de la génération, et elle permet d’établir l’unité ontologique essentielle de la matière et de la forme à l’intérieur du composé. On ne voit pas bien, cependant, si cette analogie vaut autant pour les véritables générations artificielles que pour les générations artificielles spontanées. Même si l’on admet, en effet, que les générations spontanées, d’une certaine façon, satisfont au principe de synonymie, car l’agent coïncide avec la matière de la substance engendrée, l’analogie ne serait pas tout à fait vérifiée. Car ce ne serait plus la substance en tant que forme, mais la matière qui jouerait le même rôle que le moyen terme. Mais si, comme on l’a avancé, le but d’Aristote est de démontrer que toute forme de devenir substantiel procède, d’une façon ou d’une autre, de la forme que l’agent possède, les générations spontanées doivent être elles aussi comparables à un syllogisme procédant de l’essence. La partie matérielle, dont le produit de la génération spontanée procède, est une matière déjà informée, c’est-à-dire une matière qui possède la capacité de réaliser la forme vers laquelle elle est orientée. En montrant, donc, que tout artefact spontané advient à partir d’une partie de lui-même, on démontre du même coup que, de même que le moyen terme produit la conclusion du syllogisme, la forme dans la matière oriente et cause le processus de la génération. Cette solution est confirmée par les conclusions de Z7 et, comme on va le voir, par l’analyse des générations naturelles spontanées. L’analogie, qui concerne d’abord les seules générations par l’art, peut en effet être aussi appliquée aux générations naturelles.

§ 5.2. Les générations naturelles spontanées et les générations des accidents: Met. Z9, 1034 b7–19 et Met. Z9, 1034 a33–1034 b7 Le but de cette deuxième partie du chapitre est d’appliquer aux générations par nature et aux générations naturelles spontanées ce qui a été démontré à propos des générations artificielles, afin de conclure que, dans leur cas aussi, on pourrait soulever l’aporie exposée au début du chapitre et la résoudre à l’aide de la même distinction: celle entre types différents de matière. La comparaison avec les productions de l’art devrait permettre d’expliquer le cas des générations naturelles, mais les critères sur lesquels elle se fonde ne sont pas explicités. On a du mal, en effet, à comprendre sur quels types de génération porte le propos d’Aristote, et à établir les correspondances entre les différents termes de la comparaison:

Le quelque chose qui vient à être

223

«Il en va aussi de même pour les choses constituées par nature. En effet, la semence produit de la même façon que les choses par art; car elle possède la forme en puissance et ce dont provient la semence est en quelque sorte homonyme (en effet, il ne faut pas s’attendre en toutes choses à ce qu’il en soit à la manière dont un être humain vient à partir d’un être humain, puisque une femme aussi vient d’un homme) pourvu que ce ne soit pas un être mutilé; c’est pourquoi le mulet ne pas du mulet»161. Aristote semble dire que, dans les êtres constitués par nature, la semence engendre comme le principe de la production artistique produit les artefacts. Il explique ensuite qu’il en va ainsi parce que la semence possède la forme en puissance et que ce dont elle provient est homonyme, mais seulement d’une certaine manière (πώς). Mais quel est exactement, dans les productions artificielles, l’équivalent de la semence? Et en quoi la semence lui ressemble-t-elle? On pourrait croire que le but d’Aristote dans ce passage était de comparer le rôle du sperme à celui de l’artiste. Les deux ne possèdent pas en acte la forme qu’ils vont communiquer à la matière, du moins pas au sens strict. Car l’artiste possède en acte, dans son intellect, la forme de l’artefact, mais il ne la possède pas comme sa propre forme; le sperme, quant à lui, ne possède pas en acte la forme de l’individu qu’il va engendrer, mais seulement en puissance. À cette hypothèse, toutefois, s’opposent tous les passages qu’on a analysés dans le chapitre précédent, dans lesquels Aristote affirme que le sperme est comparable à un instrument de l’artiste, plutôt qu’à l’artiste lui-même. On a vu qu’en GA le sperme, doué de la chaleur vitale dont le pneuma le pourvoit, possède le même statut qu’ont l’outil et la chaleur dont se sert l’artisan, lesquels ne peuvent engendrer s’ils ne sont pas dirigés par son action rationnelle162. Comme on l’a également souligné, cela ne veut pas dire que le sperme est une partie constitutive du produit engendré, comme la chaleur dans le corps est une partie de la santé; car le sperme ne contribue en rien à la masse de l’embryon. Son support corporel, en effet, qui sert de véhicule à la portion du principe psychique qu’il communique, se dissout et s’évapore, du fait qu’il possède une nature humide et aqueuse163. Le sperme ne peut donc avoir le même statut que celui qu’a la chaleur dans la guérison; celle-ci est en effet une partie constitutive de la santé ainsi que sa cause agente prochaine, s’il s’agit d’une guérison spontanée; la semence, en revanche, n’est que l’intermédiaire du véritable agent, c’est-à-dire le père. Si l’on se fonde sur les considérations du GA, il faut alors conclure que la forme de l’être engendré se trouve dans le sperme, comme la forme de l’artefact se trouve dans 161 Met. Z9, 1034 a33–1034 b4. 162 Sur la question du rôle du sperme dans la génération des animaux, voir chap. IV. 163 GA II 3, 737 a8–16.

224

Aristote

l’instrument, c’est-à-dire en puissance et non en acte. Pour reprendre l’exemple de la guérison, le sperme ne serait comparable ni au médecin ni à la chaleur dans le corps, mais plutôt à la chaleur dans le mouvement. Le médecin, en tant qu’il possède dans son intellect la forme de la santé, dirige le mouvement, faisant en sorte de déclencher la guérison. D’une manière analogue, le sperme, même s’il possède, en tant que véhicule de l’âme, la forme en puissance, ne peut pas agir s’il est séparé de ce dont il procède, c’est-à-dire s’il n’est pas dirigé par l’action génératrice du père. La comparaison, donc, est établie entre les productions artificielles et les générations naturelles, en vertu de la semence que, comme l’instrument de l’artiste, possède la forme en puissance. C’est par là qu’elle permet aussi de confirmer le principe de synonymie. Aristote semble vouloir dire que dans les générations naturelles, tout comme dans les productions artistiques, la cause agente n’est pas nécessairement homonyme au produit engendré. De même qu’il n’y a pas d’homonymie, au sens strict, entre le constructeur de maison et la maison, mais seulement entre l’une de ses parties (la forme dans son intellect) et son produit, de même aussi il n’y a pas homonymie parfaite entre la femme et l’homme qui l’engendre, c’est-à-dire le père. Le principe de synonymie, dans ces cas-là, ne vaudrait que «d’une certaine manière» (πώς), c’est-à-dire seulement lorsqu’on considère l’espèce, mais non pas les individus des deux sexes qui y appartiennent. Dans la suite du texte Aristote semble vouloir ultérieurement limiter la portée du principe de synonymie. Contrairement à ce qu’il avait affirmé en Z8, il semble conclure que le cas du mulet ne respecte pas ce principe. En Z8, on l’a vu, suivant un raisonnement analogue à celui appliqué au cas des femelles, Aristote semblait inclure le cas du mulet dans le principe de synonymie et admettre dans ce cas aussi l’existence d’un certain type de synonymie. Dans ces lignes de Z9, il semble en revanche nier qu’une telle synonymie suffise à mettre la génération du mulet au nombre des processus qui respectent le principe de synonymie. Il conclut ainsi qu’en tant qu’être mutilé le mulet est en soi stérile et n’est pas engendré par un individu de même espèce. Cette apparente contradiction, on l’a annoncé, a été avancée comme argument en faveur de l’hypothèse selon laquelle Z9 a été inséré postérieurement au bloc constitué par Z7–8, comme une sorte d’appendice autonome. Le texte de Z9 toutefois peut être lu différemment et ne semble pas nécessairement conduire à la conclusion voulue. On peut en effet expliquer l’écart entre les deux textes, si l’on admet que le but d’Aristote n’est pas dans ces lignes le même qu’en Z8. En insistant sur les limites du principe de synonymie, Aristote voudrait ici rappeler, comme il l’avait fait dans le GA, qu’un individu, tout en appartenant à une certaine classe, peut avoir une forme imparfaite ou plus précisément une forme non parfaitement réalisée. Aristote voudrait ainsi alerter qu’il ne faut pas pousser trop loin la synonymie «relative», car il n’en reste pas moins que dans le cas des animaux engendrés par des accouplements interspécifiques et dans celui de

Le quelque chose qui vient à être

225

la génération d’une femelle, la forme de l’agent n’est pas parfaitement réalisée dans le produit164. Après avoir analysé ces deux exceptions relatives et avoir expliqué que, dans les générations par semence, cette dernière sert de trait d’union entre l’agent et le produit engendré, dans la mesure où elle garantit la continuité entre la forme du géniteur et la forme du fils, Aristote en vient à analyser les générations naturelles spontanées: «Quant aux choses naturelles qui, de la même manière que dans le cas précédent, viennent à être spontanément, ce sont toutes celles dont la matière peut être mue par elle-même de ce mouvement dont la semence meut. Celles, en revanche, dont la matière n’en est pas capable ne peuvent venir à être d’une autre manière qu’à partir d’elles »165. Il n’est pas aisé de comprendre, de prime abord, si le propos d’Aristote porte seulement sur les générations naturelles qu’il vient d’analyser, et qu’il compare aux générations naturelles spontanées, ou s’il entend mettre en place une comparaison entre les générations par l’art et les générations par nature, pour montrer qu’on pourrait soulever l’aporie posée au début du chapitre dans le cas de ces dernières générations aussi. S’il en allait ainsi, l’ἐκεῖ de la ligne 4 serait un renvoi à tous les cas étudiés jusqu’à présent et non seulement aux substances naturelles engendrées par semence166. La suite du raisonnement fait pencher pour cette seconde hypothèse. Aristote expliquerait ainsi que de même que, pour les produits de l’art, certains peuvent s’engendrer par l’action d’un agent autant que d’eux-mêmes, dans la nature, certains êtres peuvent s’engendrer aussi bien d’une semence que sans semence167. Aristote reviendrait donc sur le propos de Z7, pour appliquer la solution de l’aporie de Z9 aux générations spontanées naturelles. Si l’on admet cette lecture, on peut expliquer l’unité logique de Z9 et son lien avec les chapitres précédents. L’aporie du départ serait en effet utilisée comme instrument pour clarifier la nature des générations spontanées et pour démontrer que, même si elles ne respectent pas, au sens strict, le principe de synonymie, dans leur cas 164 Comme on l’a vu, Aristote explique en GA IV 1 (766 a18–24, 766 b15–17) que dans les deux cas, celui de la génération d’une femelle et celui de la génération d’un mulet, les mouvements de la matière féminine l’emportent sur le mouvement de la forme du père qui ne parvient pas à les ordonner. 165 Met. Z9, 1034 b4–7. 166 Cf. Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 193. 167 Ce qui ne veut pas dire qu’une même espèce puisse être engendrée par la semence et sans semence, mais que certaines générations naturelles peuvent se produire sans qu’une semence ou un agent en acte préexiste. On verra dans la partie consacrée à Averroès, les difficultés systémiques qu’implique l’idée qu’une même espèce puisse s’engendrer sans et avec une semence.

226

Aristote

aussi, il y a un agent corporel qui préexiste et qui va constituer une partie du produit engendré. L’analyse des productions par l’art a déjà permis de résoudre la difficulté relativement au cas des générations spontanées artificielles: il faut admettre que certaines matières ont une capacité innée à atteindre une certaine forme (et non pas une autre), tandis que d’autres matières ne l’ont pas. La santé pourrait advenir spontanément, car la chaleur dans le corps peut déclencher toute seule le mouvement qui conduit à la guérison. Or, Aristote suggère qu’on peut légitimement tirer la même conclusion à propos des générations naturelles. Lorsque la matière (qui est aussi bien ce dont le mouvement est déclenché qu’une partie de l’ultime résultat du processus) est capable de se mouvoir par elle-même du même mouvement que celui qui lui est normalement communiqué par la semence, la génération peut se produire spontanément. La matière serait, sous ce rapport, comparable à la semence. Si, en revanche, elle n’a pas cette capacité, la génération ne pourra être réalisée que par l’intermédiaire de la semence de l’individu géniteur qui impose sa forme à la matière provenant de la femelle. Εn analysant le GA, οn a expliqué que certains animaux et végétaux peuvent s’engendrer de manière spontanée, lorsque dans de la terre ou dans de l’eau est présente suffisamment de chaleur psychique. Ce type de générations a lieu lorsque, en vertu de la chaleur, se forme dans les matières appropriées une bulle d’écume, à partir de laquelle le processus se déclenche. Dans ce type de génération, le principe qui donne l’impulsion et qui correspond à ce qui, dans les animaux qui engendrent, procède du mâle, c’est la chaleur du soleil et la chaleur vitale enfermée dans les matières putrides qui se trouvent dans la terre ou dans l’eau de mer. Cette chaleur exerce sur la putréfaction un mouvement semblable à celui que la semence exerce sur le résidu féminin. Elle le concentre par sa coction et lui fait prendre forme168. C’est néanmoins la partie du principe psychique qui est enfermée dans le pneuma qui crée l’embryon et lui imprime le mouvement. C’est pourquoi on peut parler de génération spontanée: c’est en effet par le mouvement spontané d’une partie préexistante que la substance s’engendre. En Z9, Aristote ne semble attribuer aucun rôle à la chaleur du soleil, qu’il ne mentionne même pas. Il faut pourtant supposer que, comme dans le cas des produits artificiels spontanés, la chaleur ambiante est implicitement rangée parmi les conditions nécessaires mais non suffisantes qui contribuent à rendre la matière apte à la réception de la forme. Si elle ne figure pas ici parmi les causes des substances engendrées spontanément, c’est sans doute parce qu’Aristote entend surtout mettre en lumière le lien entre le produit engendré spontanément et sa cause agente prochaine, afin de confirmer partiellement le principe de synonymie. Si l’on se fonde sur les textes du GA, c’est la forme véhiculée par la chaleur

168 GA III 11, 762 a8–762 b28.

Le quelque chose qui vient à être

227

psychique qui se trouve enfermée dans la pourriture qui sauverait le principe de synonymie. Le statut des substances qui peuvent s’engendrer de façon naturelle spontanée est alors pensé, d’une part, sur le modèle des artefacts, d’autre part, sur le modèle du développement naturel par la semence. Même si le principe de synonymie n’est parfaitement respecté que lorsque un homme en engendre un autre, Aristote parvient par là à rabattre le cas des substances spontanées sur ce principe et à confirmer les deux thèses exposées en Z7–8 concernant la nature de ce qui s’engendre: ce qui s’engendre est toujours engendré (a) à partir d’une partie matérielle préexistante et (b) par l’action d’un agent qui possède, en puissance ou en acte, la même forme. La section finale de Z9 a en revanche pour but de montrer que les formes accidentelles, comme les formes substantielles, ne s’engendrent ni ne se corrompent. Lorsqu’on affirme qu’un bout de bois devient, de noir, blanc, ce n’est pas l’être blanc qui advient, mais c’est le bois blanc169. La section est donc étroitement liée au chapitre précédent dans lequel Aristote démontre l’ingénérabilité de la forme. Mais, conformément à ce qu’on a affirmé plus haut, l’étude des générations accidentelles ne semble poursuivie ici qu’afin d’expliquer le cas des générations substantielles. Le but de Z7–9 étant de démontrer la préexistence et donc la primauté ontologique de la forme, une analyse des générations accidentelles ne contribue que peu à sa réalisation. Car dans les changements accidentels la forme qui détermine la nature du changement ne doit pas préexister en acte, mais seulement en puissance. Comme Aristote le précise, dans le cas des générations accidentelles, le principe de synonymie n’est pas pleinement respecté. Ce qui intéresse Aristote, c’est la possibilité d’utiliser les générations accidentelles pour confirmer les conclusions relatives aux générations substantielles: comme pour ces dernières, les générations accidentelles coïncident en réalité avec le venir à être d’un étant composé. Ce n’est pas l’être blanc qui advient, mais c’est le bois blanc. Contrairement aux substances, il n’est pas nécessaire que la qualité de l’être blanc qui advient dans le substrat préexiste en acte; il n’est pas nécessaire, en d’autres termes, que l’agent et le produit possèdent la même forme. Cela est en effet un «propre» (ἴδιον) des substances170.

169 Cf. Met. Z9, 1034 b7–16. 170 Cf. Met. Z9, 1034 b16–19.

228

Aristote

Conclusion Met. Z9 est donc étroitement lié aux deux chapitres qui le précèdent, dans la mesure où Aristote vise en dernière instance à y défendre les mêmes thèses: le fait que la substance engendrée soit un composé unitaire; la validité du principe de synonymie, pour tout type de génération substantielle. C’est cette seconde thèse toutefois qui constitue l’axe principal de l’analyse de Z9, car ce principe explique aussi bien l’unité des différentes parties de ce dernier, ainsi que son rôle dans l’ensemble des trois chapitres. Tout l’argument de Z9 vise en effet à démontrer que les générations spontanées peuvent dans une certaine mesure être ramenées à ce principe. Quand bien même la matière à partir de laquelle le nouveau produit advient possède en soi la capacité de se mouvoir vers une forme donnée, il faut toujours qu’il y ait quelque chose servant de cause agente et possédant la forme du produit: c’est la matière dont une partie est en même temps matière et cause efficiente du produit engendré – celle qu’Aristote définit comme propre à être mue par elle-même – qui assure la validité du principe dans les générations qui relèvent de la spontanéité. C’est donc dans leur ensemble que Z7–9 atteignent le but qu’Aristote s’était fixé avec ces trois chapitres: fournir à la recherche du ce qu’est la substance un principe qui permette de clarifier le statut ontologique des candidats au titre de πρώτη οὑσία. Ce principe affirme que toute génération i) procède de quelque chose qui préexiste et qui ne demeure dans le produit de la génération que comme constituant, ii) qu’elle procède de quelque chose d’autre qui possède la même forme que l’engendré et déclenche le processus génératif, et iii) qu’elle soit orientée vers un terme positif qui est en soi inengendré et donc absolument simple. La génération ainsi conçue permet en effet de conclure que la forme est quelque chose de déterminé et d’existant par soi, alors que la matière ne l’est pas. Elle permet également de clarifier que la substance composée de ces deux principes est un produit absolument unitaire et par cela même déterminé et existant par soi, même si ces caractéristiques lui sont garanties par sa forme substantielle. Pour ces raisons, les résultats de Met. Z7–9 non seulement contribuent au but du livre dans son entier, mais ne contredisent pas les résultats auxquels les livres suivants et notamment le livre Θ parviendront: démontrer que la substance première, en tant que forme, est l’actualité d’un substrat qui n’est qu’en puissance ce qu’elle est en acte. Le paradigme qu’en vertu des notions de puissance et acte Aristote tracera dans ce livre ne contredit pas celui exposé en Met. Z. La matière en effet n’est pas considérée en Met. Z7–9 comme un sujet déterminé et existant par soi, mais comme un constituant d’un nouveau tout. C’est pourquoi elle ne peut donner lieu à un produit composé de deux parties autonomes et qu’elle a, comme Aristote le dira en Θ7, un statut ontologique comparable à celui des affections, à savoir indéterminé.

Le quelque chose qui vient à être

229

Dans ce cadre, le fait de remplacer les notions de matière et de forme par celles de puissance et d’acte n’oblige pas Aristote à changer sa conception de la génération substantielle; même en Met. Θ, lorsqu’il utilisera les notions de puissance et d’acte, il pourra décrire la génération substantielle comme le processus à l’issue duquel vient à être un produit unitaire, qui possède un principe garantissant sa nature unitaire et un principe ayant le rôle de substrat et d’instrument dans l’accomplissement de ses fonctions. Cela confirme, dans un cadre plus général, que la recherche naturelle fournit à la recherche métaphysique des résultats dont celle-ci ne peut se passer. L’examen de la génération et les conclusions auxquels Aristote parvient au fur et à mesure que sa recherche naturelle se spécifie fournissent un contenu à sa théorie métaphysique: si la métaphysique définit ce qu’est la substance première, en démontrant qu’elle est τόδε τι et acte, la physique exhibe avant elle quels sont ces étants, par une analyse du mouvement et de la génération conçus à leur tour comme les fonctions qui caractérisent ces étants en tant qu’étants naturels. De ce point de vue, la philosophie de la nature et de la génération ne peut être considérée comme subordonnée à la science de la substance; c’est en revanche la première qui doit être considérée comme antérieure à la métaphysique. La primauté de la science de la nature n’est toutefois pas absolue: s’il est vrai que la science du mouvement fournit le point de départ de toute connaissance, il est vrai aussi que le savoir absolument premier est celui qui définit chaque chose en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’elle est. C’est seulement en ce sens que la recherche du ce qu’est la substance outrepasse les limites de la recherche de sa génération, car celle-ci la considère en tant qu’elle est sujette au mouvement, tandis que l’autre la considère en tant que telle.

Conclusion: Fondements et résultats de l’étude de la génération d’Aristote En prenant le départ d’une apparente aporie du système philosophique d’Aristote, on a voulu montrer que l’étude du phénomène de la γένεσις ἁπλῆ, cette génération qui prend éminemment le nom de γένεσις, nous dévoile la trame d’un projet cohérent et global, en même temps qu’elle nous ouvre un chemin conduisant de l’étude de la nature à l’étude de l’être en tant que tel. Contre une certaine interprétation du projet physique d’Aristote, cette étude nous a permis de conclure que les diverses analyses de la génération ne sont pas en contradiction les unes avec les autres et qu’elles ne sont pas non plus le produit de types de recherches foncièrement différentes, les unes analytiques, les autres empiriques. Les discordances qu’on peut trouver dans les textes sur la génération, ainsi que l’existence de plusieurs modèles explicatifs se justifient à la lumière des différents buts qu’Aristote veut atteindre dans les diverses étapes de son projet physique. L’étude de la génération substantielle se fonde, en effet, sur certains critères qui valent pour l’ensemble du corpus physique auquel elle appartient: la recherche physique procède toujours d’une étude générale de l’opération vers l’étude spécifique de cette même opération. La première opération à être considérée est la translation qui appartient à tout étant physique indifféremment, mais se réalise de différentes façons dans chacun d’eux. Les traités suivants considèrent en revanche les opérations qui n’appartiennent pas à tous les étants naturels, mais seulement à certains d’entre eux. On a ainsi pour chaque opération deux types de recherche: des recherches générales et des recherches spécifiques. Les deux visent à dégager les causes qui expliquent la constitution et les caractéristiques des étants naturels, mais les premières le font en faisant abstraction des caractéristiques propres à chacune des espèces qui réalisent l’opération en question; les secondes le font en prenant séparément les divers étants sensibles dans lesquels l’opération se réalise. Les recherches générales parviennent ainsi à des causes qui sont communes indifféremment aux diverses classes qui réalisent l’opération, les recherches spécifiques à des causes qui sont propres à chacune d’elles. L’étude de la génération suit cette même démarche, dans la mesure où elle vise à déterminer les principes et les causes de toute forme de génération et de la réalité qu’elle concerne, en trouvant d’abord les principes communs et géné-

Fondements et résultats de l’étude de la génération d’Aristote

231

raux, puis les principes et les causes spécifiques, propres au seul phénomène de la génération substantielle et à ses produits. C’est en vertu des propriétés qui appartiennent aux étants naturels, en tant que tels ou en tant que membres d’une certaine classe déterminée, que ces principes sont trouvés. En Phys. I, au moyen d’un examen général du phénomène de la génération et des propriétés qui appartiennent à tous les êtres en devenir, Aristote démontre que trois principes communs sont nécessaires pour rendre compte de tout type de génération: les deux contraires et leur substrat. Il est possible d’exprimer toute génération – la génération absolue autant que les générations relatives – d’une même façon, c’est-à-dire comme le passage de deux contraires sur un substrat qui demeure. Puisque les étants sujets à devenir ne constituent pas un genre au sens strict, les principes auxquels Phys. I parvient ne sont que des principes communs à tous les étants naturels par analogie. Pour cette même raison, ce type d’étude ne peut se considérer comme «appropriée» à la classe des étants sujets à la génération et à la corruption. En effet, puisqu’elle considère des propriétés qui appartiennent indifféremment à tous les étants sujets au devenir, elle doit être considérée comme logique et générale eu égard à la génération substantielle. Lorsque l’objectif n’est plus celui d’établir les principes communs à tous les étants par nature, mais celui d’expliquer la nature de la génération qu’on appelle «absolue», les instruments et le modèle d’analyse doivent nécessairement être modifiés et intégrés par d’autres outils philosophiques. Le DGC est la première étude dans la série des traités physiques qui considère le phénomène de la génération absolue dans ses caractéristiques propres et essaie de la distinguer des autres changements qui affectent les étants naturels. Ce traité, ou plutôt son premier livre, constitue ainsi l’étude générale, mais appropriée de la génération substantielle, dans la mesure où il fournit le modèle qui explique toute génération substantielle, à savoir aussi bien la génération des éléments que celle des substances complexes. Dans ce type d’étude, la génération substantielle n’est plus présentée comme la transformation d’un substrat d’un contraire à l’autre, mais comme le venir à être d’un nouveau tout ou, en d’autre termes, comme la constitution d’un nouveau sujet à partir de quelque chose qui ne reste en lui que comme constituant. Les deux contraires et le substrat demeurent comme principes de la génération, mais il faut préciser que la génération est toujours orientée vers l’un des deux: le principe d’où part la génération est ce qui est, par nature, moins parfait que celui vers lequel la génération procède. La forme est le pôle positif qui s’impose et assimile le pôle négatif. C’est ce modèle qui va être appliqué aussi bien aux transformations élémentaires qu’aux générations des substances de plus en plus complexes. L’étude proposée dans le second livre du DGC, ainsi que celle du GA doivent être considérées comme différents niveaux d’«application» de l’analyse générale de la génération et de la corruption.

232

Aristote

C’est à la lumière de cette même hypothèse exégétique qu’on a lu les développements consacrés à la génération de la substance au cœur du livre Z de la Métaphysique. Dans le cadre de l’étude de l’être en tant que tel, l’étude de la génération vise à montrer, par une confirmation du principe de synonymie, que la forme est un principe simple et non générable, tout en n’étant pas séparé. Le but étant de montrer la priorité de la forme, identifiée au principe agent, le modèle explicatif utilisé pour rendre compte de la génération ne peut être que celui de l’étude «appropriée» de la génération substantielle: la génération est le venir à être d’un nouvel entier identifié à sa forme. D’après ce modèle, la matière ne demeure dans le nouveau sujet que comme constituant et ne peut s’intégrer dans la définition de la substance que sous la forme d’une propriété. Cette étude croisée a permis de saisir le rapport qui lie les deux philosophies de la nature et de l’être en tant que tel. On a ainsi conclut que l’examen de la génération et les conclusions auxquelles Aristote parvient dans sa recherche naturelle fournissent un contenu à sa théorie métaphysique. Par une analyse du mouvement et de la génération, la physique exhibe quels sont les étants, dont la métaphysique se charge de définir ce qu’ils sont. La physique prouve la nécessité de poser un principe positif qui en étant agent oriente la génération; la métaphysique se charge de montrer ce qu’est ce principe, en expliquant que la substance première est la forme, en étant τόδε τι et acte. Pour cette même raison, on a conclu que la philosophie de la nature et de la génération ne peut être considérée comme subordonnée à la science de la substance, mais qu’elle lui est antérieure, dans la mesure où elle lui fournit le point de départ. La recherche du ce qu’est la substance outrepasse les limites de la recherche de sa génération, seulement dans la mesure où le savoir absolument premier est celui qui définit chaque chose en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’elle est. C’est seulement en ce sens que la métaphysique est première par rapport à la physique. On va à présent étudier les commentaires qu’Averroès donne des textes d’Aristote portant sur la génération substantielle afin de reconstruire la lecture qu’il a élaborée de cette doctrine dans la seconde phase de sa réflexion. On verra qu’un grand nombre de difficultés qui depuis plus d’un demi-siècle alimentent les débats de l’exégèse moderne sont aussi au cœur de sa réflexion philosophique. Concernant la génération substantielle, on montrera qu’Averroès a élaboré une théorie permettant à la fois de rendre raison du lien qui soude les diverses étapes de la science naturelle, ainsi que du rapport qui lie cette discipline et la science de l’être. Dans un cadre plus général, on verra qu’Averroès place la question concernant le statut épistémologique de la science naturelle, son organisation interne et son rapport à la métaphysique, au cœur de sa recherche philosophique et de son néo-aristotélisme. L’étude de la lecture qu’Averroès fait sienne nous présentera un aristotélisme renouvelé par les nouveaux enjeux ontologiques et théologiques auxquels tout

Fondements et résultats de l’étude de la génération d’Aristote

233

lecteur musulman d’Aristote devait se confronter. On montrera que sur les sillages d’Alexandre d’Aphrodise, d’al-Fārābī et d’Ibn Bāǧǧa, Averroès s’efforce contre Avicenne, mais ultimement contre la théologie occasionaliste ašʿarite, de rétablir l’autonomie et l’antériorité relative de la science aristotélicienne de la nature. Dans ce projet, son plus grand effort consistera d’une part à montrer sur quelles bases et par quels moyens le physicien peut assurer la certitude de ses connaissances; d’autres part à expliquer que la science de l’être, tout en étant établie sur une connaissance empiriquement fondée, constitue le sommet du savoir humain.

Averroès entre physique et métaphysique

Chapitre VI L’étude de la génération substantielle et l’ordre du corpus physique d’après Averroès Introduction On a montré que l’explication du phénomène de la génération substantielle qu’Aristote fournit ne peut se comprendre hors du projet philosophique global dans lequel il l’inscrit. Car le paradigme explicatif qu’il en donne diffère en fonction du but visé dans les différentes parties de son corpus physique et métaphysique. Selon le traité, la génération substantielle est considérée, de façon plus ou moins abstraite, comme un processus partageant la même nature que les autres devenirs ou comme un phénomène absolument unique possédant des caractéristiques propres. C’est le but visé qui impose à l’analyse son niveau de généralité. L’objectif étant de repérer tous les principes qui sont les mêmes par analogie pour tout étant en devenir, le modèle utilisé doit être le plus général possible. Cela ne veut pas dire qu’il existe un même modèle capable d’exprimer toutes les formes de devenir dans leurs caractéristiques propres, mais que, une fois ce modèle modifié, il est possible d’en faire usage pour présenter le cas particulier constitué par la génération absolue. Dans ce cadre, on a expliqué que l’étude de la génération reflète la complexité du corpus physique dans lequel elle est inscrite, lequel corpus constitue à son tour un système non-linéaire fondé sur plusieurs critères d’organisation. L’analyse des traités qu’Averroès a écrits dans la seconde phase de sa réflexion, notamment les Commentaires Moyens (CM) et les Grands Commentaires (GC) des œuvres d’Aristote, montre que le même principe exégétique vaut aussi dans le cas de sa reconstruction de la théorie aristotélicienne de la génération: pour comprendre cette reconstruction, il faut la lire dans le projet philosophique global qu’Averroès propose. L’étude de la génération et la recherche naturelle dans son ensemble constituent d’après Averroès un champ autonome, cohérent et exhaustif dans lequel on peut toutefois distinguer différents niveaux d’analyse. Cette diversité n’est pour lui ni le signe d’une discordance majeure entre les divers textes qui traitent de la génération absolue ni le produit d’une différence de méthodes de recherches. Comme on l’a suggéré dans la première partie, l’existence dans le corpus d’Aristote de plusieurs études de la génération découle, d’après Averroès, de l’existence d’un système de causes plus ou moins

238

Averroès

communes auxquelles le physicien doit parvenir au moyen d’un examen des propriétés qui caractérisent les êtres qu’il étudie. Les analyses de la génération sont plus ou moins générales, selon qu’elles font appel à des propriétés qui s’appliquent à tous les êtres naturels ou seulement à certains d’entre eux et qu’elles parviennent à des causes plus ou moins communes. On parvient aux causes communes à tous les étants naturels lorsqu’on considère les propriétés qui leur appartiennent en tant que tels, alors qu’on repère les causes propres à leurs divers genres lorsqu’on examine ces êtres dans leurs caractéristiques propres. En dernière instance la structure causale du cosmos aristotélicien qui fait que les recherches naturelles portant sur un même phénomène peuvent conduire à des résultats différents. Cependant, la lecture qu’on a proposée s’éloigne de celle d’Averroès en raison des propriétés qui permettent d’après lui d’ordonner les diverses recherches spécifiques. Ce n’est pas en fonction des divers types de fonctions que la complexité du corpus est expliquée, mais en fonction de la différence de nature des corps étudiés. Averroès envisage en effet au sein de la physique une distinction entre des recherches générales et des recherches spécifiques. Les recherches générales précèdent les autres parce qu’elles envisagent les étants naturels en tant que tels, c’est-à-dire en tant que doués d’un principe de mouvement interne, et que, ce faisant, elles nous conduisent aux causes absolument premières et aux accidents essentiels que tous les étants naturels partagent. Les recherches physiques se spécifient en revanche suivant les divisions du genre du corps naturel où l’on distingue les cinq corps simples, puis les corps composés de plus en plus complexes. Dans les recherches «spécifiques», on procède alors de l’étude du simple vers celle du composé, c’est-à-dire de l’étude des corps simples vers l’étude des êtres composés de plus en plus complexes, lesquels s’achèvent dans l’homme. De ce point de vue, Averroès semble repérer dans la reconstruction du corpus physique deux démarches parallèles, du général vers le particulier et du simple vers le complexe. On va toutefois montrer que c’est toujours le critère causal, à strictement parler, qui les fonde1. Les recherches générales précèdent les spécifiques, du fait de l’existence des causes communes qu’elles prouvent, alors que les recherches portant sur les corps plus simples précèdent celles portant sur les corps de plus en plus complexes puisque les premiers sont causes des seconds. Ce critère explique également le fait qu’un étant doive être étudié d’abord en lui-même, puis comme cause d’autre chose. Dans ce cadre, deux traités différents 1 L’un des buts de ce travail sera de préciser le sens exact de ce lien causal et d’expliquer comment les composants plus simples demeurent dans la constitution des substances achevées. On verra que dans la doctrine d’Averroès joue un rôle fondamental la théorie du sensible d’Alexandre d’Aphrodise, d’après laquelle on peut considérer les formes des étants plus complexes comme des formes des formes des étants plus simples.

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

239

peuvent étudier un même type de corps, mais en le considérant d’abord du point de vue de sa substance, ensuite du point de vue des affections qui expliquent le fait qu’il soit cause du corps plus complexe. On commence en ce sens du corps simple incorruptible, le corps céleste, qui est cause motrice éloignée des corps sublunaires, mais qui est étudié en DC I–II en tant que tel; puis on en vient à l’étude des corps sublunaires, en procédant de l’étude des corps simples vers l’étude des corps dont les formes sont de plus en plus complexes. C’est en fonction de ce critère causal que l’étude des quatre corps simples engendrables et corruptibles de DC III–IV précède celle de DGC II, parce que ces corps sont étudiés, dans le premier traité, en tant que tels, alors qu’ils sont étudiés en tant que causes des corps composés dans le second traité, qui vise à établir les causes et les accidents essentiels des corps composés. C’est toujours en fonction du même critère qu’on explique que les trois premiers livres des Météorologiques viennent avant le quatrième, parce que les corps produits de la coction sont plus complexes que ceux qui ne le sont pas et peuvent rentrer dans la constitution du type d’étant plus achevé qu’eux. C’est seulement à la fin de cette étude qu’on aboutit à l’étude de l’étant qui n’admet rien de plus complexe que lui, et de sa forme, qui ne rentre plus dans la constitution d’autre chose: l’âme animale et notamment l’âme intellective humaine. Le corpus des traités spécifiques, assure ainsi Averroès, suit l’ordre de la nature, dans la mesure où l’on y étudie d’abord ce qui est antérieur du point de vue de la génération, mais postérieur du point de vue de la nature. L’étude du corps qui peut devenir la matière d’autre chose précède, en effet, celle du corps qui en est constitué, car la forme de ce dernier est aussi l’acte vers lequel s’oriente le premier. L’étude de l’âme clôt le corpus de philosophie naturelle en tant qu’elle est l’étude de la forme la plus parfaite qui soit, dans laquelle la nature même trouve son achèvement2. On verra toutefois que cette étude est parfaitement intégrée dans celle générale consacrée aux animaux. En effet, si les traités consacrés aux animaux, HA-PA-GA, (regroupés dans le monde arabe dans le livre connu sous le titre de Livre des animaux) sont consacrés à l’étude de leur matière et de leurs accidents essentiels, le DA constitue l’étude générale de leur forme 2 Ce qui ne veut pas dire que la forme de l’homme soit dès le début parfaitement achevée, car elle est elle-même orientée vers son propre perfectionnement. De ce point de vu, on peut concevoir ses degrés de réalisations au prisme de la même structure substrat/forme et considérer l’intellect agent, constituant l’achèvement ultime de l’intellect matériel, comme la forme ultime de l’homme (sur cette question, ainsi que sur la place de l’étude de l’intellect dans la science naturelle, voir M. Geoffroy, Sources et origines de la théorie de l’intellect d’Averroès, thèse de doctorat soutenue le 16 Décembre 2009 à l’EPHE; voir aussi J.B. Brenet, Les possibilités de jonction, Averroès-Thomas Wilton, W. De Gruyter, Berlin 2013). Cette doctrine toutefois ne remet pas en cause le fait que la forme de l’homme, en tant que telle, ne puisse être le substrat d’un autre étant et qu’elle soit la plus parfaite parmi les formes sublunaires.

240

Averroès

substantielle et de ses puissances, dont le De Sensu, le DM et les PN constituent l’étude particulière. À raison, donc, Averroès conçoit le corpus physique d’Aristote comme un système complexe non-linéaire, fondé sur plusieurs critères qui le structurent au niveau vertical et au niveau horizontal. De façon transversale, Averroès explique 1) qu’à chaque niveau de la recherche, le physicien doit repérer les causes et les accidents essentiels du type de corps étudié. De façon verticale, Averroès semble repérer trois principes qui expliquent la division de la science naturelle: 2a) celui qui dit qu’on procède toujours de l’étude générale vers l’étude «propre» d’un certain phénomène; 2b) celui qui affirme que l’on commence toujours par étudier un corps en tant que tel, puis en tant que cause d’autre chose; 3) celui qui fixe qu’il faut procéder de ce qui est cause, voire simple, vers ce qui est causé, voire complexe. Comme on l’a annoncé, toutefois, les trois principes trouvent leur fondement ultime dans le critère causal. C’est en considérant ces critères d’organisation comme les principes au cœur de la physique aristotélicienne qu’Averroès conclut que les traités physiques d’Aristote constituent l’exposition des résultats de la recherche scientifique. C’est pour cette même raison, assure-t-il, que ces traités doivent suivre l’ordre contraire à l’ordre de la découverte des principes, selon lequel on procède, par induction, du particulier à l’universel. L’ordre du corpus, qu’Averroès appelle «ordre de l’enseignement» (ordo doctrinae, tartīb al-taʿlīm), va en effet des causes universelles aux causes particulières; ce qui, dit-il, le rend parfaitement superposable à l’ordre de l’être puisque les causes universelles sont aussi ontologiquement parlant les causes les plus denses3. C’est au moyen de cette distinction entre un ordre de la découverte et un ordre de l’enseignement qu’Averroès peut rendre compte des déclarations apparemment contradictoires d’Aristote. Lorsque Aristote assure qu’il faut procéder des faits vers leurs causes4 et du particulier vers l’universel5, l’ordre prescrit est celui de la découverte; lorsqu’en revanche il prescrit de procéder des causes universelles vers les causes particulières6 et de l’universel vers le particulier7, il n’est plus question de la recherche, mais de l’exposition de ses résultats. Dans ce 3 Le terme arabe taʿlīm signifie dans ce cas là non pas le mode d’enseignement dans la relation pédagogique du maître à l’élève, mais plutôt un contenu de connaissance susceptible d’une exposition raisonnée. Sur l’existence de deux sortes de taʿlīm selon qu’il est produit par l’acte ou par le discours, voir Averroès, Grand Commentaire et Paraphrase des Seconds Analytiques d’Aristote, Edition critique, notes et introduction par ʿA. Badawī, Qism al-Turāṯ al-ʿArabī, Koweit 1984, (dorénavant GC An. Post.), p. 166 et H. Hugonnard-Roche, «Logique et physique: la théorie aristotélicienne de la science interprétée par Averroès», Medioevo, 27, 2002, p. 141–164: p. 148–149. 4 PA I 1, 639 b6–11. 5 An. Post. II 19. 6 Meteor. I 1, 338 a20–339 a9. 7 Phys. I 1, 184 a23–25.

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

241

cas, alors, l’ordre à suivre est celui qu’Aristote a adopté lui-même dans son corpus physique en plaçant au tout début le traité qui expose la démonstration des causes universelles, à savoir la Physique, puis les traités qui étudient les causes de plus en plus particulières. L’idée selon laquelle il faut suivre dans l’exposition de la doctrine l’ordre contraire à celui de la découverte découle directement de la façon dont Averroès évalue le corpus scientifique d’Aristote, mais aussi de la conception qu’il formulait du savoir de son propre temps. Si en effet Averroès parle d’exposition et d’ordre didactique, c’est que le corpus aristotélicien reflète l’état achevé de la science physique, même si, comme il précise, les traités d’Aristote contiennent encore les traces des discussions dialectiques que le Philosophe était obligé d’engager avec ses contemporains. Dans son Abrégé de la Physique, en effet, Averroès explique qu’une fois que «la sagesse a atteint la perfection», il faut éliminer les parties doxographiques et dialectiques et procéder dans l’étude de la physique à la manière de ce qui se passe en mathématiques8. Ce qu’on voudrait suggérer est que, pour comprendre cette exhortation, il faut admettre que suivre dans l’exposition de la physique le modèle des mathématiques ne signifie pas simplement formuler ou reformuler les arguments d’Aristote de façon déductive, mais procéder, dans l’exposition des résultats scientifiques, des démonstrations générales qui établissent les causes communes vers les démonstrations particulières qui établissent les causes propres. C’est cette idée, dont la source ultime se trouve dans les An. Post., qui constitue le fondement épistémologique de la lecture du corpus physique qu’Averroès défend.

§ 1. Res communes. La première étape de la recherche physique et le principe épistémologique du niveau de généralité approprié L’existence de deux types de recherches physiques, i.e. générales et spécifiques, ainsi que la nécessité de procéder des premières vers les secondes est établie de façon claire dans le prologue (proemium) qui précède le Grand Commentaire de la Physique9. Selon une pratique devenue courante depuis les commentateurs 8 Averroès, Ǧawāmiʿ fī l-falsafa: Kitāb al-samāʿ al-ṭabīʿī, Epitome in Physicorum Libros, J. Puig Montada (éd.), Instituto Hispano-Árabe de Cultura, Madrid 1983 (dorénavant Epit. Phys.), p. 8. Sur ce passage, voir Hasnawi, «L’âge de la démonstration», p. 257–281. 9 Averroès, Commentarium Magnum In Aristotelis De Physico Audito libri octo, dans Aristotelis Opera cum Averrois Commentariis, Venetiis apud Junctas, 1562–1574 (réimpr. Frankfurt am Main 1962), vol. IV (dorénavant Averroès, GC Phys.), f. 1 B-5 F. Le proème qui précède le GC de la Phys. manque dans la traduction latine de Michel Scot, actif comme astrologue, au treizième siècle, auprès de l’empereur Frédéric II. Il a été traduit en latin par Théodore d’Antioche,

242

Averroès

de l’antiquité tardive, introduite dans le monde arabe par al-Fārābī10, Averroès y présente les huit questions préalables (capitula) relatives au livre commenté: (1) quelle est l’intentio de l’œuvre, (2) son utilité, (3) quel est son ordre (ordo) par rapport aux autres traités scientifiques, (4) en combien de parties elle est divisée (divisio), (5) quelle est la relation (proportio) de la science physique aux autres sciences théorétiques, (6) quelle est la méthode suivie (via doctrinae), (7) quel est le nom du livre, (8) quel est le nom de l’auteur11. C’est dans ce proemium qu’Averroès fournit la définition la plus rigoureuse de la science physique et explique que pour en définir la nature, il faut d’une part définir son «objet» ou «genre sujet» et son «but», d’autre part distinguer entre l’étude de ce qui est commun à tous les êtres qu’elle a pour objet et l’étude de «ce qui est propre» seulement à certains d’entre eux12. philosophe à la cour du même Frédéric (Cf. H.A. Wolfson, «Revised Plan for the Publication of a Corpus Commentariorum Averrois in Aristotelem», Speculum, 38, 1963, p. 88–104). Dans l’édition vénitienne de 1562, deux traductions latines de ce proème ont été ajoutées à la traduction du GC par Michel Scot. La première de ces traductions est celle de Théodore d’Antioche, appelée dans l’édition de Venise antiqua translatio; la seconde a été réalisée à la renaissance, à partir de la traduction hébraïque, par Jacob Mantino (première moitié du xvi e siècle). Ce prologue a été traduit en langue hébraïque par Qalonimus ben Qalonimus et fut donc connu des savants juifs d’Espagne à partir du xive siècle. Pour une traduction de la version hébraïque, voir S. Harvey, «Hebrew Translation of Averroes’ Prooemium to his Long Commentary on Aristotle’s Physics», Proceedings of the American Academy for Jewish Research, 52, 1983, p. 55–84. 10 Al-Fa¯ra¯bi¯ , Commentary and Short Treatise on Aristotle’s De interpretatione, Translation, Introduction and Comments by F.W. Zimmermann, Oxford University Press, London 1981, p. xci–xciv. 11 Le terme capitula traduit le terme arabe correspondant au grec κεφάλαια qui indiquait dans les commentaires d’époque alexandrine les points à examiner avant la lecture d’un ouvrage. Sur la littérature d’introduction aux commentaires exégétiques grecs, voir L.G. Westerink, «The Alexandrian Commentators and the Introductions to their Commentaries», dans R. Sorabji (éd.), Aristotle transformed: The Ancient Commentators and their Influence, Duckworth, London 1990, p. 325–348; Simplicius, Commentaire sur les catégories, traduction commentée sous la direction de I. Hadot, Brill, Leiden 1990, p. 21–47; Ph. Hoffmann, La fonction des prologues exégétiques dans la pensée pédagogique néoplatonicienne, dans J. Dubois et B. Roussel (éds.), Entrer en matière. Les prologues, Édition du Cerf, Paris 1998, p. 209–245; M. Rashed, «Alexandre d’Aphrodise lecteur du Protreptique», dans J. Hamesse (éd.), Les prologues médiévaux. Actes du colloque international Roma, 26–28 mars 1998, Brepols, Turnhout 2000, p. 1–37. Sur Averroès et la tradition arabe, voir S. Harvey, «Averroes’ Use of Examples in his Middle Commentary on the Prior Analytics, and Some Remarks on his Role as Commentator», Arabic Sciences and Philosophy, 7, 1997, p. 91–113; id., «Hebrew Translation», p. 72–73, n. 4; id., «The author’s Introduction as a key to Understanding Trends in Islamic Philosophy», dans R. Arnzen et J. Thielmann (éds.), Words, Texts and Concepts cruising the Mediterranean sea. Studies on the Sources, Contents and Influences of Islamic Civilitation and Arabic Philosophy and Science, Peeters, Leuven 2004, p. 15–32. 12 Sur cette distinction et pour une analyse plus détaillée des raisons qui expliquent la nécessaire antériorité de l’étude de «ce qui est commun» et des enjeux épistémologiques de cette

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

243

Suivant les indications données dans les An. Post., d’après lesquelles toute discipline qui se veut scientifique doit porter sur un certain genre d’être et en rechercher les causes, Averroès distingue d’abord «le sujet» (subiectum) de la science physique dans son ensemble de son «but» (intentio)13. L’expression subiectum rend l’expression grecque ὑποκείμενον qu’Aristote utilise en An. Post. I 714 pour désigner le genre d’objets qu’une science étudie (τὸ γένος τὸ ὑποκείμενον)15. À l’origine de l’expression intentio, qui rend le terme arabe ġaraḍ, se trouve le terme grec σκοπός, utilisé pour désigner le but ultime auquel une recherche doit parvenir. Averroès affirme d’emblée que la science de la nature a comme «genre sujet» (subiectum) les «espèces sensibles» (species sensibiles), c’est-à-dire les «choses sensibles» (res sensibiles) «connues par les sens (res sensu cognitae)»16 qui changent d’elles-mêmes (transmutantur de se) ou, selon la définition de Phys. II 1, les choses sensibles «en tant qu’elles possèdent en elles-mêmes le principe du mouvement et du repos» (secundum quod habent de se principium motus et quietis) et qu’elle a, en revanche, comme intentio la connaissance des causes de ces étants et des causes de leurs «accidents»: «J’affirme que le but de la science naturelle dans son ensemble, dont ce livre est une partie, est de connaître les causes des espèces sensibles, ainsi que les causes des accidents qui sont en elles. En effet, l’objet de cet art n’est constitué que par les choses sensibles qui se changent d’ellesmêmes, c’est-à-dire en tant qu’elles possèdent en elles-mêmes le principe du mouvement et du repos»17. L’horizon de la science physique dans son ensemble est donc défini par le genre des étants sensibles et par la manière dont ces étants sont considérés, c’est-àdire, selon la formulation de Phys. II 1, en tant qu’ils possèdent en eux-mêmes le principe de leur mouvement et de leur repos. C’est alors de ce genre d’être que la

thèse, voir C. Cerami, «Le commun avant le propre. Le rôle de Seconds Analytiques I 4–5 dans l’organisation du corpus de philosophie naturelle d’après Averroès», Miscellanea Medaevalia, sous presse, dont ce paragraphe reprend les conclusions. 13 Averroès, GC Phys., f. 1 C8-G5. 14 An. Post. I 7, 75 a39-b2. 15 Cette expression est rendue en arabe, dans la traduction d’Abū Bišr Mattā, par l’expression al-ǧins al-mawḍūʿ. Cf. Aristote, Al-Naṣṣ al-Kāmil li-manṭiq Arisṭū, F. Jabr (éd.), Dār al-Fikr al-Lubnānī, Bayrūt 1999, p. 455, 5–9. 16 Cf. Harvey, «Hebrew Translation», p. 65. 17 Averroès, GC Phys., f. 1 C8-G5: «Dico itaque quod intentio scientiae naturalis in summa, cuius iste liber est pars, est cognoscere causas specierum sensibilium et causas eorum, qui sunt in eis, accidentium. Quia subiectum istius artis non sunt nisi res sensibiles, quae transmutantur de se, id est secundum quod habent de se principium motus et quietis».

244

Averroès

physique se propose de rechercher les causes et d’expliquer les attributs ou plus précisément, comme on le verra, leurs accidents par soi18. Il faut pourtant préciser, poursuit Averroès, que s’il y a plusieurs «espèces sensibles», il y a nécessairement des choses que toutes ces espèces partagent et d’autres que chacune d’elles possèdent en propre. C’est pourquoi il faut distinguer au sein de la science physique deux parties: la première qui traite des «choses communes à toutes les choses naturelles»; la seconde dans laquelle on étudie «les choses propres à chacun des genres des diverses natures». C’est dans la section du prologue consacrée à la place (ordo) que la Physique occupe au sein du corpus de philosophie naturelle, qu’Averroès établit très clairement cette distinction et affirme que l’étude des «choses communes à toutes les choses naturelles», exposée dans ce traité, doit précéder l’étude des «choses propres à chacun des genres des diverses natures»: «Quant à la place (ordo) de ce livre, ce livre est le premier des livres posés par Aristote dans la science de la nature. Les choses naturelles se divisent selon diverses natures, et bien qu’elles diffèrent par ce qui est propre à chacune, elles s’accordent par les choses communes qui existent en elles. C’est la raison pour laquelle l’examen (consideratio) de cet art se divise en deux parties: la première est l’examen des choses communes à toutes les choses naturelles (rebus communibus omnibus rebus naturalibus); la seconde est l’examen des choses propres à chacun des genres des diverses natures (rebus propriis unicuique generi naturarum diversarum). Et cette seconde partie se divise selon le nombre des divers genres. C’est pour cette raison qu’on a posé dans cette science plusieurs livres, comme c’est le cas de la logique et des autres sciences théorétiques»19. Il y a donc dans la physique, comme dans toute science théorétique, deux parties: une première partie qui traite des choses partagées par tous les étants qui sont objet de la science, et un ensemble d’autres parties qui traitent des choses que chaque espèce de ces étants possède en propre. Dans le cas de la science naturelle, Aristote a consacré à la partie générale le traité de la Physique, qui a 18 Cf. An. Post. I 7, 75 b1–2. 19 Averroès, GC Phys., f. 3 C1-G8: «Ordo autem huius libri est quod iste liber est primus librorum positorum ab Aristotele in scientia naturali. Quia res naturales dividuntur ad diversas naturas; et, cum diversantur in eo, quod est proprium uniquique earum communicant tamen in rebus communibus existentibus in eis. Et propter hoc dividitur consideratio huius artis in duas partes. Prima est consideratio in rebus communibus omnibus rebus naturalibus; secunda est consideratio in rebus propriis unicuique generi naturarum diversarum. Et ista pars secunda dividitur secundum numerum diversorum generum et propter hoc fuerunt libri positi in hac arte plures, sicut accidit in Logica et aliis artibus speculativis». Cf. Averroès, GC Phys. II, c. 72, f. 74 G5-I1.

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

245

donc pour but de faire connaître les choses communes à tous les étants naturels, tandis qu’il a consacré aux différentes parties spécifiques les autres traités de son corpus20. Cette thèse est également défendue dans la partie relative au but (intentio) de la Physique où Averroès explique quelles sont les «choses communes» dont ce traité s’enquiert: «Et le but de ce livre est de connaître les causes communes à tous les étants naturels, à savoir la matière, la forme, la fin et l’agent, et de connaître, de ce qu’on peut connaître dans cette science, les causes premières, telles la matière première et le moteur premier (la forme première et la fin première, en revanche, sont examinées par le métaphysicien). En outre, l’examen des concomitants communs (consequentibus communis; *allawāḥiq al-ʿāmmiyya) à toutes les choses naturelles, comme le temps, le lieu et les autres choses semblables, fait partie de la recherche du physicien»21. Chacune des deux parties de la physique est donc définie par son «but», c’està-dire par le type de causes auquel elle se propose de parvenir et le type de concomitants qu’elle examine: la partie générale s’enquiert des causes et des concomitants communs à tout étant naturel, la partie ou plutôt les parties spécifiques recherchent les causes et les concomitants propres à chacun des genres des étants naturels. Les traités particuliers sont donc «spécifiques» non seule20 La même distinction entre une partie générale (exposée dans la Physique) et des parties spécifiques était également admise par les penseurs grecs et arabes qui avaient réfléchi à la même question avant Averroès (Sur la lecture qu’Avicenne propose de cette distinction, voir A. Hasnawi, «Aspects de la synthèse avicennienne», dans M. A. Sinaceur (éd.), Penser avec Aristote, Erès, Toulouse 1991, p. 227–244; id., «La physique du Šifāʾ: aperçus sur sa structure et son contenu», dans J. Janssens et D. De Smet (éd.), Avicenna and His Heritage. Proceedings of the International Colloquium «Avicenna and his Heritage», Leuven-Louvain-la-Neuve, 8–11 Septembre 1999, Leuven University Press, Leuven 2002, p. 67–80.). De ce point de vue, on pourrait croire qu’Averroès n’apporte rien d’original au débat sur l’ordre du corpus physique. Contre cette idée, on voudrait montrer qu’en dépit de sa dette vis-à-vis de ses prédécesseurs, Averroès reconstruit le corpus d’Aristote d’une façon cohérente et originale, non seulement pour les raisons qui expliquent d’après lui les articulations particulières de ce corpus, mais aussi pour la vision d’ensemble qu’il présente de la science qui y est exposée. L’enjeu de cette analyse est en ce sens de montrer que dans le cadre d’un tel questionnement il est plus important de comprendre les critères qui expliquent l’organisation des parties de la science aristotélicienne de la nature que de signaler simplement l’ordre que tel ou tel exégète en a fourni. 21 Averroès, GC Phys., f. 1 G6–16: «Et intentio huius libri est cognoscere de istis causas communes omnibus rebus naturalibus, scilicet materiam, formam, finem, et efficientem, et cognoscere causas primas secundum quod est possibile sciri in hac scientia, sicut materiam primam et movens primum. Forma autem prima et finis primum a metaphysico considerantur. Et consideratio in consequentibus communibus omnibus rebus naturalibus, sicut loco et tempore et his similibus est inquisitio naturalis».

246

Averroès

ment parce qu’ils étudient les propriétés qui se prédiquent en propre des divers genres d’étants, mais aussi parce qu’ils parviennent à des causes particulières dont l’action n’est pas commune à tous les étants naturels, mais particulière aux diverses espèces de ces étants. Des étants naturels, le traité de la Physique doit donc connaître les «causes communes» qui sont à la fois les quatre genres de causes communes à tous les êtres par nature, c’est-à-dire le genre de la cause matérielle, formelle, efficiente, finale, et les causes premières dans deux de ces quatre genres: la matière première et la cause motrice première. C’est au métaphysicien en revanche que revient en propre l’étude des deux autres causes premières: la forme première et la fin première. En effet, comme Averroès l’expliquera par la suite, dans chaque genre de causes il y a des causes éloignées (remotae) et premières et des causes prochaines (propinquae)22. Dans le prologue de son GC de la Phys., Averroès n’explique pas davantage la nature de ces deux causes ni celle de la distinction entre causes premières et causes secondes. Il n’explique pas non plus pourquoi la physique ne peut démontrer que deux des quatre causes premières: la matière première et le moteur premier23. Il nous dit simplement que les causes premières sont comme les principes (principia) et les «racines universelles» (radices universales; *al-uṣūl al-kulliyya) des êtres que le physicien étudie. Ce qui explique pourquoi la Physique est pour le reste du corpus comme le tout par rapport à la partie, ou comme les éléments par rapport aux composés (les premiers étant en puissance les seconds)24. La question de la place que la Physique occupe au sein du corpus de philosophie naturelle est également étudiée dans le GC des lignes 184 a23–b14 de Phys. I 1, consacrées d’après Averroès à la présentation de cette même question25. À la ligne 184 a23 s’ouvre en effet, selon le découpage proposé dans le CM et dans le GC, le dernier des trois capitula dans lesquels Phys. I 1 se divise. Cette partie est 22 Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 6 F5–11. 23 On examinera l’ensemble de ces questions dans le chapitre suivant. 24 Averroès, GC Phys., f. 4 A10–B3: «Quant au rapport de ce livre vis-à-vis de la science naturelle, il est le même que celui des éléments de la chose vis-à-vis de la chose, puisque ce livre contient les choses qui sont les principes et les racines universelles des étants dont le physicien se propose de discuter» («Proportio autem istius libri ad scientiam naturalem est sicut proportio elementorum rei ad rem, quia iste liber comprehendit res, quae sunt principia et radices universales illorum de quibus vult alloqui naturalis»); ibid. f. 4 G11–H2: «Ce livre est le principe et la racine de tout cet art. Et la partie prend le nom du tout, parce qu’elle est en puissance toutes les parties, comme les éléments sont en puissance dans toutes les choses engendrées à partir de lui» («Iste liber est principium et radix totius istius artis. Et vocatur pars nomine totius: quia est in potentia omnes partes, sicut elementum est in potentia omnia generata ex eo»). 25 Sur Phys. I 1 et sur l’idée que ce chapitre doit se lire comme l’introduction de la Physique écrite par Aristote lui-même, voir chap. VII. Pour une analyse plus détaillée du GC de ces lignes, voir C. Cerami, «Thomas lecteur critique du Grand Commentaire d’Averroès à Phys. I,1», Arabic Sciences and Philosophy, 19/2, 2009, p. 189–223.

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

247

précédée, dans la version latine de ces commentaires, par deux titres assez explicites: De modo docendi in hac scientia, dans le premier, De modo ordinis doctrinae, dans le second. Averroès explique ainsi que lorsqu’Aristote assure dans ces lignes qu’il faut procéder de l’universel vers le particulier, il ne fait pas allusion à l’ordre qu’on doit suivre dans la découverte des principes, mais à l’ordre selon lequel il faut enseigner la doctrine physique26. Ce qu’Aristote veut montrer dans ces lignes, explique Averroès en suivant la traduction arabe de ce texte27, c’est que dans l’enseignement il faut suivre en un sens le même principe d’ordre suivi dans la recherche des causes, c’est-à-dire celui d’après lequel il faut procéder de «ce qui est plus connu pour nous» vers «ce qui est plus obscur pour nous». Dans l’enseignement, comme dans l’établissement des principes, les choses qui sont pour nous plus connues constituent le point de départ et les choses moins connues le point d’arrivée. Chacun de ces termes, précise pourtant Averroès, a un référent différent selon que l’on considère l’ordre de la recherche ou celui de l’enseignement qui, respectivement, reflètent l’ordre de la connaissance sensible et l’ordre de la connaissance intellectuelle. Dans la recherche des causes, ce qui est «plus connu pour nous», c’est le premier produit de la connaissance sensorielle, à savoir ce qui est appelé dans ces lignes «le tout» (universum; al-kull): il s’agit du composé individuel dont, par les sens, on acquiert une première connaissance générale et indéterminée28, c’est-à-dire le τόδε τι ou, comme Averroès le dira dans les lignes suivantes, le demonstratum (mušār ilayhī). Les choses auxquelles on aboutit, désignées dans le texte par le terme «particuliers» (particulares; al-ǧuzʾiyyāt), sont par contre les principes qui déterminent l’être du composé, à savoir ses causes. 26 Averroès, GC Phys. I, c. 4, f. 7 F1–10: «Après avoir déclaré que la raison pour laquelle nous devons procéder dans cette science des choses postérieures vers les choses antérieures c’est que nous devons toujours procéder de ce qui nous est connu, vers ce qui nous inconnu, il a affirmé que c’est pour cette même raison, c’est-à-dire procéder de ce qui nous est connu vers ce qui est pour nous plus obscur, qu’il faut commencer dans l’ordre de l’enseignement par la connaissance des causes universelles et des accidents universels» («Cum declaravit quod causa, propter quam debemus ire in hac scientia de posterioribus ad priora, est quia semper debemus ire de illo, quod est notum apud nos, ad illud, quod est ignotum apud nos, narravit quod propter hanc causam, scilicet ire de notiori apud nos ad latentius, oportet incipere in ordine doctrinae a cognitione causarum universalium et accidentium universalium»). 27 Averroès, GC Phys., t. 4, f. 7 E7–12: «Et il faut procéder des choses communes universelles vers les choses particulières. Le tout en effet est plus connu du point de vue de la sensation; et l’universel est un certain tout. L’universel en effet contiennent plusieurs choses comme parties» («Et ideo oportet procedere de rebus notis universalibus (al-kulliyya) ad particulares (al-ǧuzʾiyya). Universum (al-kull) enim notius est in sensu; et universale (al-kullī) est aliquod universum (kullun mā); universale (al-kullī) enim continet res plures, tanquam partes (aǧzāʾ)»). 28 Dans ce cadre, la lecture qu’Averroès propose de ce passage semble s’inspirer de la doctrine de «l’individu vague» de Philopon, à son tour reprise par Avicenne dans son premier traité de la Physique du Šifāʾ.

248

Averroès

Dans l’enseignement (doctrina), en revanche, on commence par le καθόλου au sens propre, c’est-à-dire ce qui est universel selon l’intellect (apud intellectum): il s’agit donc, affirme Averroès, des causes premières et communes à tout être sensible. Dans ce cas, alors, le particulier vers lequel on procède n’est pas l’individu sensible, mais l’espèce: «Et par universels entend les choses les plus universelles qui peuvent se trouver au sein de ces choses naturelles, à savoir parmi les causes et les accidents, puisque plus l’universel est commun, plus il englobe. Et par ce propos, il a été montré que le but de ce livre est de discuter des choses universelles et communes à tout ce qui est constitué par nature. Et quand il dit particuliers, il ne désigne pas les individus, mais les espèces ultimes ou celles qui sont comme les espèces ultimes»29. La nécessité de procéder de ce qui est «plus connu» vers ce qui est «moins connu» n’est que l’une des trois raisons qui expliquent la nécessité, d’un point de vue épistémologique, de commencer par les traités de physique générale pour en venir ensuite aux traités spécifiques. Averroès en ajoute deux autres dans la partie du prologue relative à l’ordre du traité commenté30. D’après la deuxième raison, il faut procéder de la «partie commune» (pars communis) aux «parties propres» (partibus propriis), parce qu’il ne faut pas faire de répétitions dans une même science31; d’après la troisième, parce que les propositions qui fondent une science doivent être premières (primae) et appropriées ou propres (propriae)32. 29 Averroès, GC Phys. I, c. 4, f. 7 G2–13: «Et intendit per universalia universalissima [substrata], quae possunt inveniri in istis rebus rerum naturalium, scilicet de causis et accidentibus, quoniam quanto magis universale fuerit communius, tanto magis continebit. Et ex hoc sermone declaratur quod intentio istius libri est loqui de rebus universalibus communibus omnibus quae constituuntur per naturam. Et cum dixit particularia, non intendit individua, sed ultimas species aut illa, quae sunt quasi ultimae species». 30 Averroès, GC Phys., f.3 G9–I2. 31 Cette deuxième raison est une claire allusion au premier chapitre du De Partibus Animalium, qu’on retrouve également dans la paraphrase de la Physique par Ibn Bāǧǧa. Ibn Bāǧǧa explique en effet qu’inverser l’ordre de l’enseignement, en procédant du particulier vers l’universel, contraindrait à répéter plusieurs fois la même chose, car la même chose peut être cause d’une pluralité d’autres choses. Le feu, par exemple, est cause en même temps des météorites, de la pluie, de l’embryon, etc. Le physicien par conséquent ne doit pas s’attarder à répéter dans tous ces cas la même cause, il doit en revanche formuler des propositions universelles qui peuvent ensuite être appliquées aux cas particuliers (Ibn Ba¯gˇgˇa, Šurūḥāt al-samāʿ al-ṭabī ʿī, M. Ziyāda (éd.), Dār al-Kindī-Dār al-Fikr, Bayrūt 1978, (dorénavant Ibn Ba¯gˇgˇa, Šurūḥāt alSamāʿ), p. 14, 11 et sq. Cf. Ibn Ba¯gˇgˇa, Šarḥ al-samāʿ aṭ-ṭabī ʿī li-Arisṭūṭālīs (Paraphrase of Aristotle’s Physics), Edited with Introduction and Notes by M. Fakhry, Editions Dār al-nahār, Bayrūt 1973, p. 17, 21 et sq.). Cet argument se trouve également dans l’Epit. d’Averroès et dans son CM. 32 Averroès, GC Phys., f. 3 G9–I2. Cf. id., Expositio media super tres primos libros Physicorum, Iacob Mantino interprete: super reliquos vero quinque morte praereptus, eam intactam

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

249

Cette troisième raison est celle à laquelle Averroès consacre dans le GC le plus d’importance et qu’il explique à l’aide de l’exemple récurrent dans les An. Post. – le triangle dont la somme des angles internes est égale à deux droits – et de l’erreur condamnée en An. Post. I 4–533: «En effet, les raisons d’après lesquelles, dans ces sciences, la partie commune précède les parties propres sont au nombre de trois: la première est que ce qui est commun est par nature plus connu pour nous que ce qui est propre; la deuxième est que dans l’enseignement la même chose ne sera pas répétée plusieurs fois; la troisième est que les propositions utilisées en cela seront premières et propres. Par exemple, celui qui démontre que dans le triangle angles est égale à deux droits le démontre par des propositions premières; quant à celui qui démontre cela dans le triangle scalène ou équilatéral, il utilise des propositions qui ne seront pas premières; il en va de même pour celui qui démontre l’existence de la matière première dans l’homme, dans l’animal ou dans les autres choses particulières. C’est pourquoi il faut que la partie commune précède la partie propre»34. En reprenant l’exemple utilisé par Aristote en An. Post. I 4–5, Averroès explique que si l’on inversait l’ordre du corpus physique et que l’on commençait par étudier les diverses espèces sensibles, afin de démontrer, pour chacune d’elles, l’existence des principes naturels communs à toutes, on commettrait la même erreur que celui qui voudrait montrer que le triangle a la somme de ses angles égale à deux droits, en montrant que cette propriété appartient aux différents triangles, c’est-à-dire aux triangles scalènes, équilatéraux et isocèles. En effet, comme ce dernier, le physicien qui veut démontrer l’existence de la matière première, en considérant les diverses espèces des étants naturels et les propriétés qui leur appartiennent en tant qu’espèces particulières, parviendra à des propositions qui ne sont pas premières. C’est pourquoi il faut que la partie générale de la philosophie naturelle précède celle qui porte sur les diverses espèces des étant naturels. reliquit, dans Aristotelis Opera cum Averrois, vol. IV (dorénavant Averroès, CM Phys.), f. 434 B. Cf. id. Epit. Phys., p. 5–6. 33 An. Post. I 4, 74 a1–3; I 5, 74 a25–74 b4. 34 Averroès, GC Phys., f. 3 G9-H15: «Causae autem quare pars communis est prior partibus propriis, sunt tres in his artibus: Prima est quod commune est notius naturaliter proprio apud nos. Secunda quod idem in disciplina non erit pluries iteratum. Tertia quod propositiones usitate in hoc erunt primae et propriae. Verbi gratia qui demonstrat in triangulo angulos esse aequales duobus rectis demonstrat hoc per propositiones primas; qui autem demonstrat hoc in triangulo diversorum laterum, vel aequalium laterum, tunc propositiones quibus utitur non erunt primae; similiter qui demonstrat essentiam primae materiae homini vel animali vel aliis rebus particularis. Propter hoc oportet praeponere partem communem propriae».

250

Averroès

Dans ses démonstrations générales, conclut donc Averroès, le physicien doit manier des propositions qui, selon les indications d’An. Post. I 4–5, sont premières et appropriées. En effet, pour que ces démonstrations soient universelles, les prédicats des propositions qui les constituent doivent appartenir tout le temps à tout le sujet, par soi et premièrement. En inversant l’ordre du corpus, on aurait en revanche des propositions qui ne sont à strictement parler ni premières ni appropriées, car leur prédicat serait plus général que leurs sujets35. Pour parvenir aux principes communs à tous les êtres naturels, il faut donc faire abstraction des propriétés qui appartiennent en propre aux diverses espèces naturelles et ne considérer que les propriétés qui appartiennent aux êtres naturels en tant que tels, tout comme on fait abstraction des propriétés qui appartiennent en propre aux divers types de triangles pour démontrer les principes qui valent indifféremment pour tous. Ce n’est qu’ainsi qu’on arrive au sujet premier auquel la propriété en question appartient par soi et premièrement. Pour démontrer l’existence de la matière première, il faut considérer les propositions dans lesquelles ce principe de généralité est respecté. On ne peut démontrer universellement l’existence de la matière première, en montrant que la propriété d’avoir un substrat ultime appartient séparément à chaque espèce des étants naturels. Pour la même raison, Averroès définit les propositions qui fondent les démonstrations de la physique générales comme appropriées ou propres. Il ne s’agit pas simplement de considérer des propositions propres à la science physique, c’està-dire des propositions dont les prédicats ne dépassent pas le genre-sujet de la science en question, mais de considérer des propositions dans lesquels le prédicat appartient à tout le sujet à la fois par soi et premièrement. La partie du CM de la Phys. dans laquelle Averroès traite de la question de l’ordre du traité confirme cette même idée et attribue une erreur du même type «aux médecins»36. Le physicien qui s’efforce de démontrer l’existence de la matière première, en prouvant que celle-ci existe dans l’une ou l’autre des diverses espèces naturelles, se trompe comme le médecin qui croit pouvoir démontrer que l’homme est composé des quatre éléments: dans les deux cas, les démonstrations fournies sont fondées sur des propositions qui ne sont ni «premières (primae)» ni «propres (propriae)»37.

35 Sur le sens précis de ces affirmations, voir Cerami, «Le commun avant le propre». 36 Averroès, CM Phys., f. 435 H4-L7. 37 Averroès, CM Phys. I, f. 434 L1–7: «Il faut en outre admettre que les propositions de cette sorte n’étaient ni propres ni premières: comme il arrive aux médecins, lorsqu’ils s’essayent de prouver de façon démonstrative que les quatre éléments se trouvent dans l’homme» («Adde etiam quod propositiones eiuscemodi demonstrandi generis non essent propriae neque primae: ut medicis, evenire solet, cum demonstrative quatuor elementa inesse homini probare tentant»).

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

251

On a montré ailleurs que Galien constitue la cible directe de cette critique38. Averroès reproche au médecin de Pergame de vouloir démontrer des principes généraux par des prémisses dans lesquelles le sujet n’est que l’un des cas particuliers auxquels le prédicat peut appartenir. En tant que discipline subordonnée, la médecine ne peut établir ses propres principes; elle ne peut que les postuler. C’est à la science sur-ordonnée, c’est-à-dire la physique, qu’il revient de les démontrer. L’erreur attribuée ici à Galien est celle de vouloir démontrer des principes généraux par des prémisses dans lesquelles le sujet n’est que l’un des cas particuliers auxquels le prédicat peut appartenir. Le reproche est donc toujours celui qu’Aristote formule en An. Post. I 4–5, d’après lequel pour démontrer qu’un principe vaut indifféremment pour plusieurs espèces, il faut trouver le sujet dont le prédicat choisi se prédique en propre et premièrement, à savoir le genre premier auquel toutes ses espèces appartiennent. La partie générale des recherches physiques doit précéder les parties spécifiques, car si tel n’était pas le cas, on contreviendrait au principe du niveau de généralité approprié exposé en An. Post. I 4–5. Ce principe serait en effet violé si, en inversant l’ordre du corpus et en prenant, comme les médecins le font, les cas particuliers comme sujets de ses démonstrations, on prétendait pouvoir établir l’existence des premiers principes de la nature à partir des diverses espèces des étants naturels. Dans les deux cas, on ne formulerait pas des démonstrations véritablement universelles et on ne pourrait que prouver d’une façon dialectique les principes recherchés. En effet, pour pouvoir atteindre les principes, qu’il s’agisse des premiers principes ou des principes moins communs, les démonstrations doivent être constituées par des prémisses dont le prédicat doit être prédiqué de son véritable sujet premier. Deux conclusions majeures se dégagent de cette lecture, ou mieux une conclusion et un corollaire: premièrement, on constate que dans la reconstruction d’Averroès le principe épistémologique d’An. Post. I 4–5 devient une règle non seulement pour la physique dans son ensemble, mais pour chacune de ses phases; deuxièmement, il faut préciser que la notion de genre-sujet ne désigne plus simplement le genre fixé par la science, mais le sujet scientifique qui définit l’horizon de chacune de ces mêmes phases. En ce sens, une démonstration qui n’est ni première ni appropriée n’est pas nécessairement celle dans laquelle le prédicat des prémisses dépasse le genre-sujet de la science physique, mais plus généralement celle dont le sujet est en deçà du prédicat choisi. À tous les niveaux, comme dans son ensemble, si le corpus des traités physiques d’Aristote expose l’état achevé de la science naturelle, il faut qu’il respecte l’ordre correct de l’enseignement, c’est-à-dire l’ordre dicté dans les An. Post. à toutes les sciences accomplies, à savoir celui qui va des démonstrations générales aux démonstrations spécifiques. Si l’ensemble des traités physiques d’Aris38 Cerami, «Le commun avant le propre».

252

Averroès

tote constitue un corpus scientifique au sens strict, il faut que les recherches générales précèdent dans l’ordre de l’enseignement les recherches spécifiques. Il faut donc que les causes et les accidents essentiels communs à tous les étants naturels indifféremment soient atteints, dans le respect du principe du bon niveau de généralité, au moyen de démonstrations générales, en faisant abstraction des causes et des accidents essentiels qui appartiennent en propre aux divers genres des recherches spécifiques.

§ 2. Res propriae. Les recherches spécifiques dans l’étude de la nature Le traité qu’on appelle Physique est donc l’exposition de la partie générale de la science naturelle et elle vise un triple but: 1) connaître les quatre genres de causes communs à tout étant naturel; 2) connaître les causes premières dans le genre de la cause matérielle et dans celui de la cause motrice; 3) connaître les concomitants communs à tout étant naturel. Averroès a expliqué en effet qu’il faut commencer selon l’ordre correct de l’enseignement par l’étude de ce qui est commun à tous les étants naturels en tant que tels, c’est-à-dire en tant qu’ils possèdent un principe interne de mouvement, pour en venir à l’étude de ce qui appartient en propre aux diverses espèces de ces étants. Or, si ce premier critère de distinction en une partie générale et des parties spécifiques explique pourquoi le corpus physique procède de ce qui est commun vers ce qui est approprié, il ne nous explique pas à lui seul l’ordre des traités portant sur les recherches spécifiques. Comme on l’a annoncé, c’est la différence de constitution des corps naturels eux-mêmes, et plus précisément le fait que ces étants entretiennent les uns avec les autres un rapport de cause à causé, qui détermine l’ordre exact qu’on doit adopter dans les traités spécifiques de philosophie naturelle. Dans les recherches spécifiques, il faut procéder de l’étude des corps simples vers l’étude des corps de plus en plus complexes, dans la mesure où les premiers sont, d’une certaine façon, cause des seconds39. Chaque type d’étant, précise en outre Averroès, doit être considéré d’abord en lui-même, puis en tant qu’il est la cause du type d’étant qui constitue l’objet du traité suivant. Les corps simples constituent le cas le plus manifeste. Ils sont d’abord considérés en tant que tels, dans le traité qui les prend comme objet 39 Pour une lecture différente de la façon dans laquelle Averroès reconstruit le corpus des traités physiques d’Aristote, voir Geoffroy, Sources et origines, qui estime que ces traités s’ordonnent, d’après Averroès, du plus simple au plus complexe, mais n’accorde pas au critère causal le même rôle fondateur qu’on a suggéré. On va montrer que sans ce critère, la plupart des articulations du corpus physique d’Aristote restent inexpliquées.

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

253

(subiectum), i.e. le DC, puis ils sont étudiés dans le DGC en tant que cause des étants objets des traités suivants, c’est-à-dire en tant que substrat des homéomères et des substances achevées. C’est ainsi qu’Averroès explique l’ordre des parties «spécifiques» du corpus physique et du même coup l’unité du DC. Le premier traité «spécifique» de philosophie naturelle, i.e. le DC, a pour genre-sujet «les parties simples de l’univers», à savoir le corps céleste et les quatre corps sublunaires. Le redoublement de l’étude des éléments en DC III–IV et DGC II n’est qu’apparent40, car en réalité les éléments sublunaires sont étudiés dans le DC en tant que corps simples et dans le DGC comme causes des corps composés, le DGC étant déjà orienté vers l’étude des substances composées. Cette thèse est très clairement présentée dans le CM et dans le GC du DC.

§ 2.1. La première étape des recherches spécifiques: le De Caelo et l’étude des parties simples de l’univers Conformément à son habitude de ne pas faire précéder ses Commentaires Moyens de longs prologues, Averroès ouvre sa paraphrase du DC indiquant de façon assez sommaire le but du traité: «Le but dans ce livre est de discuter du monde et de ses parties simples et premières ainsi que de tout ce qui suit (mā yalḥaqu) le monde et ses parties premières»41. Ces premières lignes nous donnent plusieurs informations essentielles pour comprendre le rôle qu’Averroès attribue au DC ou plus précisément, d’après le titre arabe, au De Caelo et Mundo. Elles nous disent d’emblée que ce traité vise un but double: discuter du «monde» (al-ʿālam) et de ses parties simples, ainsi que de «tout ce qui les suit», c’est-à-dire, comme Averroès le dit dans son abrégé du même ouvrage, de leurs «concomitants» ou «conséquents» (lawāḥiq) ainsi que de leurs «accidents» (aʿrāḍ)42. On pourrait d’emblée s’étonner du fait qu’Averroès parle de monde et non pas de ciel. Ce choix, pourtant, n’a rien de surprenant. L’ouvrage qu’Averroès s’apprête à commenter n’est pas pour lui un traité d’astronomie. À la différence des

40 Sur cette question, voir le chap. I, p. 47–48. 41 Ibn Rušd, Talḫīṣ al-samāʾ wa-l-ʿālam, Ǧ. al-ʿAlawī (éd.), Faculté des Lettres, Fez 1984 (dorénavant Averroès, CM DC), p. 71, 3–4. 42 Risālat al-samāʾ wa-l-ʿālam wa risālat al-kawn wa-al-fasād (Rasā’il Ibn Rušd al-falsafiyya 2–3), éd. R. A ͑ ǧam et G. Ǧihāmī, Dār al-fikr al-lubnānī, Bayrūt 1994 (dorénavant Averroès, Epit. DC), p. 23, 4–10.

254

Averroès

commentateurs néoplatoniciens43, pour qui le DC constitue essentiellement une étude de l’élément céleste, il est clair que le but du traité n’est pas pour Averroès d’étudier le seul monde des sphères célestes. En effet, ce n’est pas au ciel que le second traité du corpus physique est consacré – du moins si l’on entend par «ciel» le monde supra-lunaire –, mais au monde dans son ensemble, c’est-à-dire à «l’ensemble de ses parties simples». C’est en ce sens qu’il faut entendre le mot «monde» figurant dans le titre arabe du traité. Averroès l’explique clairement dans son commentaire à DC I 9, en affirmant que le mot ʿālam (qui traduit le grec κοσμός) est synonyme du mot «ciel» lorsque ce dernier indique «l’ensemble des parties du monde»44. De ce point de vue, le titre De Caelo et Mundo désigne bien pour Averroès, et même mieux que le titre De Caelo, l’ensemble des doctrines exposées dans le traité aristotélicien, ces deux mots constituant pour lui plus un hendiadyin qu’exprimant deux notions différentes. L’objet du DC est donc fixé dès le début: les parties simples de l’univers, c’est-à-dire aussi bien le corps dont les sphères célestes sont constituées que les quatre corps simples sujets à la génération et à la corruption, i.e. le feu, l’air, l’eau et la terre. C’est en paraphrasant les premières lignes de DC I 145 qu’Averroès confirme cette idée et clarifie le but du traité. Il explique que c’est précisément parce qu’Aristote y expose la première des recherches consacrées aux «diverses espèces des choses naturelles» que le DC suit immédiatement la Physique. Quant au but du traité, Averroès explique qu’il est défini par rapport à celui de la science naturelle dans son ensemble. Si la science naturelle étudie les concomitants, ainsi que les principes et les causes des étants naturels – les premiers étant postérieurs aux seconds –, ses parties spécifiques doivent parvenir aux principes, aux causes et aux concomitants des corps qu’elles ont comme objet: «Puisque ce livre constitue la première partie dans laquelle il entreprend de discuter de chacun des objets sensibles naturels propres (al-ḫāṣṣa) (étant donné que dans le livre qui précède celui-ci il n’a discuté que des objets communs (al-ʿāmmiyya)), il commence premièrement par énumérer ici les objets de cet art. a dit: la plupart de la connaissance des objets naturels et de leur science traite des corps, des grandeurs, des qualités (al-kayfiyyāt) qui leur appartiennent, de leurs mouvements ainsi que des principes de ces 43 Sur cet aspect de la reconstruction du corpus aristotélicien proposée par ces auteurs, voir notamment Simplicius, Commentaire sur les catégories, p. 65 et sq. 44 Averroès, CM DC I, p. 136, 9–13. 45 Aristote, DC I 1, 268 a1–5: «La science de la nature traite manifestement pour ainsi dire dans sa plus grand partie des corps et des grandeurs, ainsi que de leurs affections (πάθη) et de leurs mouvements (κινήσεις), et aussi de tous les principes (ἀρχάς) qui sont ceux de ce genre de réalité. En effet, certaines des choses qui sont constituées par nature sont des corps et des grandeurs, d’autres ont un corps et une grandeur, d’autres sont principes de ce qui a un corps et une grandeur» (trad. C. Dalimier et P. Pellegrin légèrement modifiée).

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

255

choses naturelles et des leurs causes. Et il n’en est ainsi que parce que nécessairement les corps naturels soit sont des corps simples, soit possèdent des corps simples (ce sont les composés à partir des simples, comme les animaux et les plantes). Dans chacune de ces deux sortes , il y a des objets antérieurs, c’est-à-dire leurs principes, et des objets postérieurs. Ceux-ci sont de trois sortes: soit des grandeurs, soit des qualités altérables (kayfiyyāt istiḥāliyya), soit des mouvements»46. Les premières lignes du DC ne définissent donc pas, d’après Averroès, l’horizon de la seule science physique en général, mais aussi le but de ses parties spécifiques. En effet, puisque les corps naturels se distinguent en corps simples et corps composés, le physicien doit chercher à connaître les affections (πάθη), les mouvements (κινήσεις) et les principes (ἀρχάς) de tous les différents corps existant en nature, à savoir aussi bien des corps simples que des corps composés. C’est pourquoi, explique Averroès, lorsqu’on étudie «chacun des objets sensibles naturels propres», on doit fournir leurs «qualités» (al-kayfiyyāt), leurs «grandeurs», leurs «mouvements», ainsi que leurs «principes». Les affections (πάθη), que les premières lignes du DC considèrent comme l’un des buts de la recherche du physicien, sont identifiées dans le CM aux «qualités altérables» (kayfiyyāt istiḥāliyya) et dans le GC de ces mêmes lignes aux «concomitants» (consequentibus): «Puisque ce livre est le premier dans lequel on parle des choses sensibles naturelles, à savoir de chacune des parties de ce monde, dont chacune est contenue dans l’un des livres de cette science, il commence d’abord par discuter, c’està-dire exposer, les sujets de cet art et il dit Puisque la suprême connaissance de la nature et de la science qui la démontre etc. et il veut dire que la science naturelle traite dans sa plus grande partie des corps et des grandeurs, ainsi que de leurs concomitants, de leurs mouvements et des causes d’eux tous»47. 46 Averroès, CM DC I, p. 72, 11–73, 6. Cf. Averroès, Epit. DC, p. 23, 4–10: «Son objectif dans ce traité traduit sous le titre de Traité du Ciel et du Monde est de discuter des corps simples premiers qui sont les parties en lesquelles le monde se divise en premier et des concomitants et des accidents qui appartiennent aussi bien à qu’au monde dans sa totalité (bi-asrihi), comme par exemple le fait qu’il est un ou plusieurs, engendrable ou non engendrable. Et cela parce que, puisqu’il a déjà parlé, dans le livre qui précède, de choses communes (al-umūr al-ʿāmma) des êtres naturels, selon l’enseignement ordonné, il commence par traiter des choses particulières (al-umūr al-ǧuzʾiyya); il commence ainsi par celles d’entre qui sont les plus simples, c’est-à-dire les premières parties du monde et ce qui leur est concomitant». 47 Cf. Averrois Cordubensis Commentum magnum super libro De Caelo et Mundo Aristotelis, ex recognitione F.J. Carmody (†) in lucem edidit R. Arnzen, 2 vol., Peeters, Leuven 2003 (dorénavant Averroès, GC DC), c.1, p. 2, 7–13: «Quia iste liber primus, in quo loquitur de rebus sensibilibus naturalibus, scilicet in singulis partibus istius mundi quarum quelibet continetur in uno libro de suis libris in hac scientia, incepit primo narrare vel dicere subiecta istius

256

Averroès

Dans le GC de DC I 1 (268 a1–5)48, Averroès expose le même raisonnement de façon plus claire et il précise davantage le critère qui ordonne les divers traités spécifiques. Il explique que les trois termes utilisés par Aristote pour définir le but de la physique – les «affections» (passionibus/πάθη), les «mouvements» (motibus/κινήσεις) et les «principes» (principiis/ἀρχάς) – désignent les «qualités essentielles» (qualitates essentiales), les «générations», c’est-à-dire les «chemins conduisant à leurs générations» (vias ducentes ad generationes istorum) et «les causes des corps et de leurs accidents» (causis corporum et accidentium)49. Il explique ensuite qu’il faut entendre par «accidents essentiels» les actions et les affections50. Les affections (πάθη) du texte d’Aristote, par conséquent, présentées d’abord comme les «concomitants» (consequentibus), ensuite comme les «qualités essentielles», puis comme les «accidents essentiels», sont enfin identifiées aux affections et aux actions des corps étudiés. Averroès affirmera ensuite que dans le cas des éléments ces affections ne sont que la chaleur, la froideur, la sécheresse et l’humidité. Chaque partie de la science naturelle, en ce sens, doit connaître les concomitants, les processus génératifs et les causes des corps qu’elle étudie; mais si les corps se divisent en corps simples et corps engendrés à partir des simples et que les causes des corps simples sont la matière et la forme, alors que les causes des corps composés sont les corps simples, on ne peut avoir la science des corps composés, si l’on n’a pas d’abord la science des corps simples: «Et lorsqu’il a dit dans les principes de tout ce qui est de telle nature, il voulait dire: le physicien traite des causes de ceux-ci et des causes de tous les engendrés à partir d’eux; c’est pourquoi Aristote a dit que certains des naturels sont un corps et une grandeur, et que d’autres possèdent un corps et une grandeur, et il entendait par certains sont un corps et une grandeur les corps simples surtout ceux qui possèdent une âme. Ensuite il a dit: certains sont des principes des qui ont des corps et une grandeur, en voulant dire que certaines causes sont causes des simples, comme la forme et la matière, alors que d’autres sont causes des composés, comme les éléments dont les homéomères sont composés. Et il entendait montrer par là que le physicien consi-

artis et dixit Quod maxima cognitio nature et scentie demonstrans ipsam etc., vult dicere quod scientia naturalis maxime est in corporibus et in magnitudinibus et in consequentibus istorum et in motibus eorum et causa omnium illorum». 48 Averroès, GC DC I, c. 1, p. 2–4. 49 Ibid., p. 3, 36 et sq. 50 Averroès, GC DC III, c. 1, p. 485, 52–57.

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

257

dère les corps naturels de deux façons, c’est-à-dire comme simples et comme composés et fournit leurs causes et les causes de leurs accidents»51. Les dernières lignes de ce passage affirment donc clairement que si le physicien doit procéder dans l’enseignement de la science naturelle de l’étude des corps simples vers celle des corps composés, c’est parce que les corps naturels, objet de la physique, se divisent en corps simples et corps composés à partir des simples et que les premiers sont causes des seconds. De ce point de vue, la distinction entre corps simples et composés n’explique pas à elle seule l’ordre des parties spécifiques de la recherche naturelle. C’est toujours premièrement le critère causal qui dicte l’ordre de ces parties: en étudiant d’abord les corps simples puis les corps composés, on procède toujours des causes communes vers les causes particulières, car les corps simples sont les causes de tous les corps composés. Cette thèse est clairement présentée dans le GC du début de DC III 3: «Ensuite il dit disons donc que si la connaissance des choses, etc., c’est-à-dire la voie conduisant à la connaissance des corps engendrables consiste à connaître quels sont et combien sont les principes de la génération, à savoir les principes appelés éléments; en effet, la connaissance des choses ne se produit que par la connaissance de leurs principes – c’est donc comme s’il disait que toutes les choses qui ont des principes ne se connaissent que par la connaissance de leurs principes; or les principes des choses engendrables sont les éléments, c’est pourquoi il faut premièrement examiner les corps appelés éléments»52.

51 Averroès, GC DC I 1, c. 1, p. 3, 50–4, 63: «Et cum dixit In principiis cuiuscumque assimilati nature, intendebat quod considerat Naturalis in causis istorum predictorum et in causis omnium generatorum ab eis; quapropter dixit Aristoteles Naturalium enim quedam sunt corpus et magnitudo, et quedam habent corpus et magnitdinem; et intendebat cum dixit Quedam sunt corpus et magnidudo corpora simplicia, et precipue habentia animas. Deinde dixit Et quedam sunt principia habentium corpora et magnitudinem, intendendo quod causarum quedam sunt cause simplicium, ut materia et forma, et quedam cause compositorum ut elementa ex quibus componuntur res consimilium partium; et intendebat monstrare per hoc quod Naturalis considerat in duobus modis corporum naturalium scilicet simplicium et compositorum, et dat causas eorum et causas accidentium eorum». Assimilati (268 a3: τοιαύτης) traduit sans doute l’expression arabe miṯlu hāḏā ou une autre équivalente, qui dans les premières traductions arabes était souvent utilisée pour traduire les pronoms démonstratifs τοιοῦτος et τοιόσδε. 52 Averroès, GC DC III 3, c. 30, p. 561, 10–17: «Deinde dixit Dicamus igitur quod si cognitio rerum etc. idest et via ad cognitionem corporum generabilium est scire principia generationis que sunt et quot, scilicet principia vocata elementa: cognitio enim rerum non fit nisi per cognitionem suorum principiorum, quasi igitur diceret quod omnia habentia principia non cognoscuntur nisi per cognitionem suorum principiorum: principia autem rerum generabilium sunt elementa, ergo primo perscrutandum est de corporibus vocatis elementa». Cf. Aristote, DC III 3, 302 a10–15.

258

Averroès

Dans ce texte, comme dans le précédent, Averroès affirme clairement que si l’étude des corps simples précède celle des corps composés, c’est que les corps simples sont aussi les principes des corps composés. C’est donc la nature des étants sensibles sujets à génération qui impose l’ordre des parties spécifiques: si «connaître scientifiquement» résulte du savoir qu’on a des causes et des principes, il faut d’abord, pour avoir la science des corps composés, étudier leurs principes élémentaires, i.e. les corps simples. Si l’on reprend l’exemple du médecin donné dans le CM de Phys. I 1 pour expliquer l’antériorité des recherches communes, on peut conclure que ce n’est pas au niveau des composés particuliers qu’il faut étudier les éléments, car ceux-ci sont des causes communes à tout étant composé. C’est par le traité qui étudie les parties simples en tant que telles que cette étude doit commencer. Dans ce cadre, le corps céleste doit être étudié en premier (en DC I et II), parce qu’il est, affirme Averroès, le plus noble des corps simples, du fait qu’il est incorruptible53. Quant aux quatre corps simples dont les composés sublunaires sont constitués, d’après ce qu’Averroès nous dit dans la paraphrase et dans le GC, ils constituent l’objet des livres III et IV du DC. Mais quel rôle, dans cette reconstruction, faut-il attribuer à l’étude des éléments de DGC II? Dans la première partie de ce livre, on a signalé le problème de l’unité du DC et du rapport qu’entretient son étude des quatre éléments avec celle de DGC II. On a vu qu’on ne peut comprendre la structure du corpus de philosophie naturelle ni la théorie de la génération sans expliquer en quel sens DC III–IV ne fait pas double emploi avec DGC II. On a suggéré que le redoublement n’est qu’apparent si l’on admet que l’étude des éléments de DC III–IV constitue l’étude spécifique de l’opération «mouvement», considérée comme appliquée aux corps caractérisés par un mouvement ascensionnel et descendant, alors que l’étude de DGC II constitue la première étude spécifique de l’opération «génération», considérée comme étant appliquée au premier type de corps qui s’engendrent et se corrompent. La réponse d’Averroès à cette question découle, en revanche, de la distinction entre la forme substantielle et les accidents essentiels du corps étudié. § 2.1.2. La forme substantielle avant l’accident essentiel: l’unité du DC et le rapport entre DC III–IV et DGC II La question de la structure du DC, ainsi que celle concernant le rapport de ses deux derniers livres et de DGC II étaient déjà débattues par les exégètes anciens. Les commentateurs de l’antiquité tardive ont tous été frappés par le peu d’unité que le traité présente, la question la plus épineuse étant pour eux d’expliquer comment les quatre livres qui le composent pouvaient constituer un traité uni53 On verra en outre que les cieux sont en un sens fort causes des phénomènes sensibles et qu’ils sont, de ce fait aussi, «plus nobles» qu’eux, infra chap. IX.

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

259

taire, alors qu’ils ont pour objet des thèmes si divers. Les deux premiers livres, en effet, semblent former une étude homogène du monde supralunaire avec une monographie sur la terre en annexe, alors que le livre III paraît constituer une exposition autonome à l’origine, ultérieurement associée au livre IV qui, quant à lui, offre tous les caractères d’une monographie indépendante sur le lourd et le léger. Le problème de l’unité du DC a été repris par les exégètes modernes qui, à la suite des études génétiques du XIXe siècle inaugurées par W. Jaeger, l’ont replacé dans un contexte non seulement théorique, mais aussi éditorial. L’existence d’une autre étude des quatre corps élémentaires, fortement liée à celle des deux derniers livres du DC, a été en ce sens utilisée comme argument en faveur de l’hypothèse selon laquelle les quatre livres ne constituaient pas à l’origine un traité unitaire54. Dans son édition du DC, O. Longo remarque qu’à la fin du livre III Aristote annonce une étude à venir des différences des corps simples qui ne semble pas renvoyer à DC IV, mais à DGC II55. En effet, après avoir réfuté deux systèmes physiques qui ne le satisfaisaient pas – celui qui assimile la génération à une association et celui qui l’explique par un changement dans la configuration des éléments –, Aristote conclut le livre III en affirmant que les éléments ne se différencient pas en fonction d’une figure propre, mais sous le rapport de leurs «affections» (πάθη), «fonctions» (ἔργα) et «puissances» (δυνάμεις)56. Il annonce ainsi que pour pouvoir connaître la nature des éléments, il faut procéder à une analyse de ces propriétés. Par cette annonce, d’après Longo, Aristote ne peut renvoyer à DC IV, car dans ce livre il n’est pas question pour lui des πάθη, ἔργα et δυνάμεις des éléments. En confirmant une hypothèse déjà émise par E. Zeller, le commentateur italien suggère que le livre III du DC ne constituait pas la suite de la partie cosmologique de notre traité, mais une partie intégrante du DGC. Il ajoute en outre que l’étude sur le lourd et le léger exposée en DC IV n’est pas présentée comme une partie intégrante des recherches sur l’univers ni comme une contribution à l’étude des éléments. Car Aristote souligne à son début qu’elle appartient en propre à la recherche sur le mouvement. C’est pour-

54 Pour une présentation détaillée des arguments qui semblent indiquer la nature non unitaire du DC, voir Aristote: Du Ciel, texte établi et traduit par P. Moraux, Les Belles Lettres, Paris 1965, p. VII–XXVIII. 55 Aristotele: De caelo, introduzione, traduzione e testo critico di O. Longo, Sansoni, Firenze 1961, ad loc. 56 Aristote, DC III 8, 307 b19–24: «Puisque les différences (διαφοραί) principales des corps sont les affections (πάθη), les fonctions (ἔργα) et les puissances (δυνάμεις) (en effet nous disons de chaque corps naturel qu’il a des fonctions, des affections et des puissances), c’est d’abord de ces choses qu’il faudra parler, en sorte que, après les avoir considérées, nous puissions saisir les différences entre les corps» (trad. Pellegrin/Dalimier légèrement modifiée).

260

Averroès

quoi il faut admettre que ce n’est pas en tant que partie intégrante d’un exposé sur l’univers, mais plutôt parallèlement à ce dernier, que cette étude a été menée. On vient d’annoncer la façon dans laquelle Averroès esquivait la difficulté concernant l’unité du DC. Le traité a pour lui une structure absolument unitaire, car il porte sur un seul objet: les cinq parties simples de l’univers. Quant à la question concernant le rapport entre DC III et DGC II, Averroès semble avoir soutenu des positions partiellement différentes. Dans les quelques pages qu’il consacre dans l’Épitomé à exposer le contenu de DC III, Averroès déclare d’emblée que ce livre est principalement de nature dialectique et qu’il n’est rien d’autre qu’une introduction à DGC II57. L’étude des éléments du livre III est en effet considérée dans l’Épitomé comme une partie non démonstrative de l’exposition d’Aristote. Les arguments démonstratifs qu’on y trouve, affirme Averroès, ne sont pas prouvés, mais simplement associés aux arguments dialectiques dans le but de les rendre plus clairs. La partie proprement scientifique de la recherche concernant la nature et la génération des éléments fait en revanche l’objet du DGC. C’est pour ces raisons qu’Averroès ne consacre au livre III que quelques pages de son abrégé. Comme on l’a vu, il a en effet déclaré dans le prologue de son Épitomé de la Physique que le but principal des abrégés est celui d’extraire des traités d’Aristote les arguments scientifiques sur lesquels sa doctrine se fonde, en omettant les parties dialectiques, considérées comme inessentielles pour la reconstruction de cette dernière58. Dans un article consacré à l’Épitomé du DC, H. Hugonnard-Roche a interprété l’omission du livre III comme conforme à la vision générale qu’Averroès propose de la théorie aristotélicienne des éléments59. La disjonction opérée dans l’Epitomé entre le DC et le DGC serait l’image d’une coupure plus profonde entre la théorie cosmologique des éléments et leur théorie «chimique», la première étant fondée sur les mouvements naturels simples, la seconde sur les qualités sensibles et sur les couples de leurs oppositions.

57 Averroès, Epit. DC, p. 79, 3–6: «La plupart des arguments contenus dans ce livre ne sont pas des arguments démonstratifs, mais ce sont seulement des arguments réfutatifs. Quant aux arguments démonstratifs qu’il contient, ils sont là en raison des arguments réfutatifs qu’ils soutiennent. Nous montrerons en outre qu’ils sont inclus dans ce qui précède et dans ce qui suit. Le but évident de ce livre est d’être comme l’introduction et le prélude du traité de la Génération et de la Corruption. C’est pourquoi Aristote commence d’abord par réfuter ce qui est dit dans le Timée, à savoir que les corps sont composés de surfaces […] Quant à nous, conformément à notre dessein, nous omettrons ces arguments réfutatifs, et les arguments positifs qu’ils contiennent sont inclus en puissance dans les arguments positifs qui suivront dans le traité de la Génération et de la Corruption». 58 Averroès, Epit. Phys., p. 8. 59 H. Hugonnard-Roche, «Remarques sur les commentaires d’Averroès à la Physique et au De caelo d’Aristote», dans C. Baffioni (éd.), Averroes and the Aristotelian Heritage, Alfredo Guida editore, Napoli 2004, p. 103–119.

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

261

Lorsqu’on regarde le CM et le GC du DC, en revanche, Averroès ne semble plus fonder sa lecture sur une telle explication et ne semble pas vouloir diviser les deux étapes physiques de façon si nette; il insiste, en revanche, sur la complémentarité de l’étude cosmologico-cinétique du DC et de la théorie chimique du DGC. Cette complémentarité, comme on va l’établir, s’explique à la lumière de la lecture absolument systématique du corpus physique d’Aristote qu’Averroès propose dans la seconde phase de sa réflexion. C’est la partie du CM relative à la fin du livre III qui nous le montre. Si les dernières lignes de DC III, comme on vient de le voir, ont été considérées par certains exégètes, dont O. Longo, comme la preuve du fait que les livres III et IV ne constituaient pas à l’origine une partie du DC, mais une partie du DGC, elles permettent en revanche, d’après l’Averroès du CM et du GC, d’expliquer pourquoi ces livres constituent une étude à la fois indépendante et complémentaire par rapport à celle de DGC II. Dans le cadre de cette même hypothèse, ces lignes répondent d’après Averroès au programme annoncé en DC I1. Aristote en d’autres termes renouvelle la même annonce programmatique de DC I1, pour confirmer que le but du physicien, que ce soit au niveau général ou au niveau spécifique, doit repérer aussi bien les affections que les principes des corps qu’il étudie. Cette étude dans le cas des quatre corps simples doit être repartie sur plusieurs traités. Averroès explique ainsi que les mots πάθη, ἔργα et δυνάμεις de DC III 8 désignent d’une part l’objet d’étude du livre IV, d’autre part celui de DGC II. Les «puissances» (δυνάμεις) des éléments sont étudiées dans le DC, alors que leurs «affections» (πάθη) et leurs «fonctions» (ἔργα) sont analysées dans le DGC: «Il est donc devenu manifeste à partir de ce discours que les différences des éléments ne relèvent pas de la figure et qu’en général ceux-ci ne possèdent pas de figures propres. Et puisque leurs différences ne sont que leurs affections (infiʿālātuhā), comme l’humidité et la sécheresse, la chaleur et la froideur, et ne que dans leurs actions (afʿālihā), comme le fait de brûler, de chauffer, de refroidir et d’humidifier, et dans leurs puissances substantielles (qiwāhā al-ǧawhariyya), comme la légèreté et la pesanteur, nous constatons que quand nous avons achevé la science de ces choses, nous connaissons chacun des éléments par ce qui lui est propre. Quant à la pesanteur et à la légèreté, nous en parlons dans le livre qui suit . Quant à toutes les autres différences, nous en parlons dans le traité de la Génération et de la Corruption»60. Averroès explique ainsi que les mots «affection» (πάθη), «fonctions» (ἔργα) et «puissances» (δυνάμεις), en fonction desquels les corps simples se différen60 Averroès, CM DC III, p. 337, 1–7.

262

Averroès

cient, désignent ici «leurs affections» (infiʿālātuhā), autrement dit leurs qualités propres (la chaleur, la froideur, la sécheresse et l’humidité), «leurs actions» (afʿālihā) (le fait de chauffer, refroidir, etc.) et «leurs puissances substantielles» (qiwāhā al-ǧawhariyya), à savoir la légèreté et la pesanteur. Cette tripartition et l’identification des puissances (δυνάμεις) des éléments à leur forme substantielle n’est compréhensible qu’à la lumière de la structure ontologique qu’Alexandre d’Aphrodise attribue aux éléments dans le premier livre de son De Anima61. Dans ce traité, Alexandre distingue entre les qualités élémentaires (le chaud, le froid, le sec et l’humide) et les formes substantielles (la pesanteur et la légèreté) qui surviennent aux couples de qualités caractérisant chaque élément. La forme du feu est identifiée en revanche à la légèreté et elle est définie comme sa «puissance» (δύναμις) et le principe de son mouvement ascensionnel. La forme est ainsi définie comme δύναμις, du fait qu’elle est la capacité dont découle l’activité propre ainsi que les autres caractéristiques de l’élément. Elle est en ce sens identifiée à la fois à l’entéléchie première et au principe interne de mouvement62. On reviendra sur cette question dans la suite. Il suffit pour le moment de retenir, d’une part, que la forme, identifiée à «la puissance substantielle», est distincte des affections/actions des éléments et, d’autre part, que ces affections se trouvent être identifiées aux quatre qualités premières, la chaleur, humidité, etc., définies aussi comme leurs concomitants ou qualités et accidents essentiels. Que le terme «puissances substantielles» désigne, d’après Averroès, les formes des éléments, est ultérieurement confirmé par le GC de ces mêmes lignes où il utilise à la place de cette expression le mot «forme» (forma). Dans ce même passage, Averroès confirme que c’est en fonction de cette tripartition qu’on peut distinguer l’étude de DC III–IV de celui de DGC II. Il explique ainsi que ni les arguments dialectiques ni les arguments démonstratifs de DC III ne se recoupent avec les arguments de DGC II, parce que, en DC III, les corps simples sont considérés en tant que «parties premières du monde» (partes primae mundi), et non pas, comme c’est le cas du DGC, en tant qu’éléments des corps composés63. À la différence de ce qu’Averroès affirmait dans l’Épitomé du DC, donc, aussi bien le livre III que le livre IV sont indispensables à l’étude des corps simples 61 Cf. Alexandre, De An., p. 5, 4 et sq. 62 Sur la notion de forme comme principe cinétique, voir Alessandro di Afrodisia, L’Anima, traduzione, introduzione e commento a cura di P. Accattino e P. Donini, Laterza, Roma 1996, I. Kupreeva, Alexander of Aphrodisias on Soul as Form (de anima 1–26 Br.), A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Philosophy Doctor, Graduate Departement of Philosophy, University of Toronto, Toronto 1999; Rashed, Essentialisme. Sur l’identification de la forme/puissance à une hexis, de son émergence à un mouvement et de son actualisation à un accroissement ontologique, voir C. Cerami «Changer pour rester le même. Forme, dunamis et hexis chez Alexandre d’Aphrodise», à paraître. 63 Averroès, GC DC III 8, c. 77, p. 651, 5–32.

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

263

et ne peuvent être remplacés par le DGC: DC III contient les arguments qui réfutent les doctrines des anciens concernant les corps simples en tant que tels, alors que DC IV étudie les formes substantielles de ces corps simples dont tous les autres sont constitués. Le livre II du DGC est en revanche l’étude des qualités propres des éléments, à savoir, comme on va le voir, des affections qui font que les corps simples peuvent rentrer dans les corps plus complexes. C’est cela qui explique l’existence de deux études séparées consacrées aux éléments. Mais pourquoi, pourrait-on encore demander, l’étude des formes des corps simples précède-t-elle celle de leurs concomitants, à savoir de leurs affections/actions? Dans ce cas aussi, il faut affirmer que c’est du critère causal que découle l’antériorité de l’étude des formes des corps simples. Au tout début du GC de DC I 1, on trouve la même explication de la distinction entre l’étude de DC III–IV et celle de DGC II. Averroès y précise que c’est dans cet ordre que les deux études doivent être ordonnées. Il affirme que dans la science physique un type d’étant doit d’abord être étudié en tant que tel et considéré comme l’objet (subiectum) de la recherche, pour pouvoir ensuite être considéré en tant que cause de l’objet de la recherche suivante: «[…] En effet, l’examen de toutes ces porte en propre sur les quatre corps simples; cet examen concernant ces , toutefois, diffère de l’examen qui porte sur eux dans le livre du DGC: là, en effet, ne considère qu’en fonction de l’examen des composés engendrables et corruptibles, alors qu’il les considère ici en tant qu’ils sont les parties du monde; et il considère génération et corruption puisqu’elles sont des accidents essentiels. Ici donc il les considère en tant qu’ils constituent l’objet , là-bas en revanche en tant qu’ils sont des causes. Dans cette science en effet l’examen doit être mené à bien selon ces deux modes, c’est-à-dire selon la cause et selon l’objet (subiectum)»64. L’examen du DC concernant toutes les questions relatives à la génération des quatre corps simples (qu’Averroès vient d’évoquer dans le passage qui précède ces lignes) diffère donc de celui du DGC, parce que le DGC est déjà orienté vers l’étude des composés engendrables et corruptibles. Le DC en effet n’étudie la génération des quatre corps simples, que parce qu’elle fait partie des accidents 64 Averroès, GC DC III 1, c.1, p. 486, 84–93: «[…] Consideratio enim de omnibus istis est proprium corporibus simplicibus quatuor, et ideo hec consideratio de eis differt a consideratione de eis in libro de Generatione et Corruptione: illic enim non considerat de eis nisi propter considerationem de compositis generabilibus et corruptibilibus, hic autem considerat de eis inquantum sunt partes mundi; et considerat de generatione et corruptione quoniam sunt accidentia essentialia: hic igitur considerat in eis inquantum subiectum sunt, illic autem inquantum sunt cause; et in hac scientia debet compleri consideratio secundum istos duos modos, secundum causam scilicet et subiectum».

264

Averroès

essentiels de son subiectum. Le DGC en revanche ne traite pas premièrement des éléments, mais des êtres composés. Les éléments n’y sont en effet considérés qu’en tant que causes de ces corps et les questions relatives à leur génération n’y sont examinées qu’en fonction de la génération des composés. C’est pourquoi, explique Averroès, l’étude de leur génération exposée en DC doit précéder celle du DGC, parce que l’étude d’un corps, considéré en tant que tel, ainsi que l’étude de ses causes et des accidents essentiels doivent toujours précéder l’étude qui le considère en tant qu’il est cause d’autre chose et qui considère ses affections/ qualités essentielles en tant qu’elles sont les principes en vertu desquels il est cause d’autre chose. Pour cette raison, alors, c’est dans le DGC que l’on trouve l’étude des «affections» (infiʿālāt) des éléments, c’est-à-dire l’humidité et la sécheresse, la chaleur et la froideur, ainsi que de leurs «actions» (afʿāl), c’est-à-dire le fait de brûler, de chauffer, de refroidir et d’humidifier. Dans le même GC du début de DC III 3, après avoir expliqué qu’il faut procéder de l’étude des corps simples vers l’étude de leurs composés, Averroès affirme que c’est par ces propriétés que les corps simples sont les éléments des corps composés65: «Puis il dit: Dont ils sont, c’est-à-dire dont ils sont les éléments. Puis, après cela, nous examinerons leurs qualités et quantités, c’est-à-dire quelle est la substance des éléments, si ce sont des corps et quel corps ils sont et de quoi ils sont les éléments. Ensuite, nous examinerons leurs qualités en vertu desquelles ils sont éléments, et leur nombre: certaines de ces questions sont exposées dans ce traité, d’autres dans le traité de la Génération et de la Corruption»66. Selon l’ordre correct de l’enseignement, il faut donc d’abord considérer un certain type d’étant en lui-même et le considérer en tant qu’objet de la recherche scientifique – ce qui veut dire en rechercher les causes et les concomitants –, 65 Cette reconstruction, comme on le verra, est parfaitement cohérente avec l’ontologie du sensible qu’Averroès propose. Selon la théorie du mélange qu’il défend, les corps simples demeurent dans la constitution des composés, non pas en tant que corps et donc par leur forme, mais en tant que propriétés du nouvel étant. De ce point de vue, stricto sensu, ce n’est pas par leurs formes, mais par leurs qualités élémentaires, à savoir leurs affections, que les corps simples sont les éléments des corps composés. Si l’on peut parler dans leur cas de mélange des formes, c’est uniquement parce que les qualités/affections essentielles qui leur servent de support et d’instrument se mélangent. Voir infra chap. VIII 66 GC DC III 3, c.30, p. 561, 18–24: «Deinde dixit Et quorum sunt, idest et quorum sunt elementa, deinde post hoc perscrutemur de qualitatibus et quantitatibus eorum, idest que est substantia elementorum et si sunt corpora et que corpora sunt et quorum sunt elementa, deinde perscrutemur de qualitatibus eorum per quas sunt elementa, et de numero: harum igitur questionum quedam dicte sunt in hoc tractatu et quedam in libro de Generatione et Corruptione».

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

265

pour ensuite étudier les étants dont les premiers sont causes, en essayant de comprendre de quelle manière ils le sont. C’est pourquoi l’étude des corps simples et donc de leurs formes, la légèreté et la pesanteur, précède celle de leurs affections/qualités essentielles. L’étude des affections et des actions des corps simples devient en effet nécessaire dans l’étape suivante de la recherche, laquelle étudie les corps composés à partir des simples. En considérant les corps simples comme le subiectum du DC, Averroès peut non seulement expliquer l’unité des quatre livres constituant le traité, mais aussi reconstruire le projet physique d’Aristote d’une façon parfaitement systématique: il faut toujours procéder de la cause la plus commune à la cause la plus propre. Chaque traité applique à son objet propre les causes et les principes généraux démontrés dans le traité qui précède et il établit les principes généraux et les causes qui déterminent les phénomènes et les êtres examinés dans le traité qui suit. C’est cet agencement causal qui garantit l’unité et la cohérence absolue du projet physique d’Aristote et des traités qui l’exposent. Cette même exigence de voir dans le corpus aristotélicien une cohérence et une systématicité absolue prime sur la difficulté de trancher une question laissée ouverte autant par Aristote que par ses commentateurs grecs, celle concernant la différence entre les formes et les qualités essentielles des éléments. Si au niveau de l’exégèse, Averroès semble parfois nuancer cette distinction et accorder aux qualités élémentaires un statut quasi-formel, il abandonne toute hésitation au niveau systémique, lorsque la distinction entre les formes et les qualités/affections des éléments permet d’expliquer des apparentes répétitions dans le corpus scientifique d’Aristote. Il ne faudra pas ignorer cette décision en la reléguant au plan général de la reconstruction du corpus, car les conséquences ontologiques qu’elle entraîne rejaillissent sur la théorie du sensible élaborée par Averroès, ainsi que sur son analyse de la génération substantielle. On montrera en effet comme la scission entre forme et qualité essentielle ou concomitant devient dans la physique d’Averroès absolument cruciale et constitue une façon supplémentaire d’inscrire cette science au programme dicté par les An. Post.

§ 2.2. L’étude générale de la génération substantielle: Le De Generatione et Corruptione D’après le CM et le GC du DC, la génération et la corruption des éléments font donc l’objet d’une étude double: elles sont étudiées en DC III–IV en tant qu’accidents essentiels des corps simples et en DGC II en tant que phénomènes nécessaires à l’explication de la génération des corps composés. Ce dernier traité est donc plus orienté vers une étude des corps composés engendrables et corruptibles qu’il n’est consacré à une étude des corps simples en tant que tels. Ces derniers, en effet, n’y sont étudiés qu’en tant qu’éléments des corps composés

266

Averroès

et toutes les considérations les concernant ne s’y trouvent qu’en fonction de ces derniers. Dans le CM du DGC, Averroès défend cette même thèse et explique d’une part que ce livre fait partie des recherches spécifiques, parce qu’il ne considère pas l’être naturel en tant que tel, mais celui qui est sujet à la génération et à la corruption, d’autre part qu’on peut le considérer comme une étude générale de la génération, car ce phénomène ainsi que les autres qui permettent d’en comprendre la nature (i.e. l’altération, l’augmentation, le contact, l’agir, le pâtir et le mélange) avec leurs causes y sont étudiés dans la mesure où ils expliquent d’une façon générale la génération de tous ces corps. Le DGC possède en ce sens une nature double: d’une part, il étudie la génération dans ses caractéristiques générales, d’autre part, il présente le cas de la génération des éléments comme une application de ce qui a été montré auparavant. Ce traité toutefois, explique Averroès dans le CM, a un but ultime unique: fournir les causes communes de la génération des êtres qui s’engendrent et se corrompent, considérée comme un accident essentiel de ces derniers. Averroès affirme que le DGC constitue une étude générale de la génération dans son Épitomé du DGC et dans celui des Meteor. Dans l’Epit. du DGC, Averroès explique que ce traité examine d’une manière générale les types de changement autres que le mouvement local – la génération substantielle, l’altération et l’augmentation –, mais que son but premier, «selon ce que l’ordre correct de l’enseignement prescrit», est d’analyser d’une façon générale le seul phénomène de la génération substantielle, c’est-à-dire d’étudier les seuls principes et les seuls concomitants communs à tout être qui s’engendre et se corrompt67. En effet, l’étude de l’augmentation/diminution et de l’altération doit se considérer comme au service d’un dévoilement de la nature de la génération et de la corruption68. 67 Averroès, Epit. DGC, p. 9, 8–13: «Le but visé par Aristote dans ce livre est de discuter les trois types de changement, c’est-à-dire la génération et la corruption, l’augmentation et la diminution et l’altération, et d’expliquer ce en vertu de quoi ils ont lieu et de quelle manière. Il a en effet discuté dans ce qui précède du changement selon le lieu, qui est appelé translation, il lui reste ainsi à discuter de ces trois ci. Au sujet de ces changements, il prend en considération dans ce livre seulement la notion qui est commune à toutes les choses qui y sont soumises, selon ce que l’ordre correct de l’enseignement prescrit». 68 Averroès, Epit. DGC, p. 10, 7–10: «C’est pourquoi il a donné à ce livre le titre de La Génération et la Corruption, parce que, même s’il discute ici du mouvement d’augmentation et de diminution et d’altération, sa discussion concernant ces phénomènes est un objectif secondaire, relative aux aspects communs à eux et menée afin de déterminer la différence entre ces deux mouvements et celui de la génération et de la corruption». L’étude des caractéristiques propres à ces changements est en revanche l’objectif des traités suivants, notamment du De Anima et du De Generatione Animalium. Ibid, p. 9, 16–10, 2: «Il en va de même pour l’explication donnée dans ce livre au sujet du mouvement d’augmentation, qui est achevée dans le De Anima et dans le De Animalibus. Pareillement il se contente dans l’explication des causes présentée dans ce livre-ci de donner les causes les plus éloignées, selon ce qu’il avait fait dans ce qui précède». 69 Averroès, Epit. DGC, p. 10, 3–7: «Quant au classement (martaba) de ce livre , il vient après le De Caelo. En effet, étant donné qu’il avait été déjà démontré dans ce livre que les corps simples qui se trouvent au-dessous de la sphère lunaire sont seulement quatre et qu’ils se transforment les uns dans les autres et qu’ils s’engendrent les uns des autres, il décide d’examiner ici la manière selon laquelle les éléments s’engendrent les uns des autres et si ces corps sont les éléments des composés, seul l’un d’entre eux ou plusieurs. En outre, au cas où ils seraient un ou plusieurs, si certains sont éléments des autres ou bien s’ils sont tous au même niveau de simplicité». 70 Averroès, Epit. DGC, p. 9, 14–15: «Quant à la génération simple, il en donne dans ce livre une explication complète; quant à la génération des composés, en revanche, il en traite de manière générale, tout en fixant ses principes et ses éléments». 71 On verra, dans le GC de Phys. I 1, que le premier de ces deux termes désigne, d’après Averroès, la cause efficiente, alors que le second désigne les causes «internes», c’est-à-dire la cause matérielle et la cause formelle. Il est fort probable que les deux termes doivent se comprendre ici d’une façon similaire, c’est-à-dire comme les causes externes et internes des corps composés engendrés et corrompus. 72 Averroès, Epit. DGC, p. 9, 15–16: «Encore, quant à l’examen de ce en vertu de quoi tous les étants procèdent des corps homéomères, cela se trouve dans le quatrième livre des Météorologiques».

268

Averroès

en déterminant les caractères propres à chaque genre de corps sensible, il faudra examiner l’ensemble des traités physiques jusqu’aux ouvrages biologiques. Cette reconstruction est également proposée dans l’Epit. des Meteor., où Averroès explique que ce traité a, par rapport aux étants engendrables et corruptibles, le même rôle que la Physique a, par rapport aux étants naturels en tant que tels: « commence tout d’abord dans ce traité par mentionner le but de chacun des traités qui le précèdent et par établir leur place dans l’ordre . Ensuite il présente le but de ce traité et de ce qui reste à dire concernant cette science physique. Nous disons: puisqu’il a discuté des principes premiers de tout ce qui subsiste par nature et qu’il a parlé des concomitants communs des êtres naturels, comme le temps et le lieu, et de tout ce dont on a besoin dans l’étude de ces principes – et tout cela dans le traité traduit sous le titre de la Physique –, il fallait placer ce traité, dans l’ordre de l’enseignement, avant tous les autres du fait de sa généralité, d’après ce qui a été démontré. Après cela, il a discuté des parties simples du monde ainsi que de leurs formes et de leurs concomitants communs, et cela dans le traité Du Ciel et du Monde. Il fallait également que ce traité suive la Physique dans l’ordre de l’enseignement et qu’il précède ce qui le suit, parce qu’il est le premier traité où il examine chacune des choses sensibles. C’est pourquoi il a commencé en premier par les les plus simples et qu’il a fait connaître leurs formes et les accidents qui leur appartiennent. Et lorsqu’il a terminé cette analyse et qu’il y avait encore des choses communes à chacun des objets particuliers qui s’engendrent et se corrompent – à savoir le mouvement de la génération et de la corruption absolues ( simples ou composés), ainsi que le mouvement de l’altération et de la croissance –, il a entrepris aussi, après cela, l’examen de ces choses, en expliquant en raison de quoi ces mouvements d’une façon générale précède et cela dans le traité appelé La Génération et la Corruption. Il était aussi nécessaire que ce traité suive le traité Le Ciel et le Monde et qu’il précède les traités qui le suivent, parce que, puisque son but premier est de parler de chacune des choses particulières qui s’engendrent et se corrompent, il a commencé en premier dans ce livre par faire connaître leurs objets communs, comme il l’avait fait dans La Physique où il avait fait connaître les objets communs à tout ce qui subsiste par nature, qu’il soit éternel ou corruptible, simple ou composé»73. Averroès explique dans ce texte que le DGC, et plus précisément son premier livre, précède les autres traités, dans la mesure où il considère la génération 73 Ibn Rušd, Risālat al-āṯār al-ʿulwiyya, Rasāʾil Ibn Rušd al-falsafiyya, 4, R. al-ʿAǧam et Ǧ. Ǧihāmī (éds.), Dār al-fikr al-lubnānī, Bayrūt 1994, (dorénavant Averroès, Epit. Meteor.), p. 21, 4–22, 8.

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

269

comme étant le phénomène commun à tous les êtres sublunaires et qu’il l’étudie de façon générale, c’est-à-dire en faisant abstraction des caractéristiques propres aux divers étants engendrables et corruptibles. Les éléments dans ce même cadre théorique sont considérés comme faisant partie des causes communes nécessaires à expliquer la génération des composés. L’analyse de la génération, ainsi que les principes propres de ce phénomène, n’est plus au même niveau de généralité que celui de la Physique, mais ils doivent couvrir indifféremment tous les êtres qui y sont soumis. En effet, puisque le but ultime d’Aristote était de traiter «de chacune des choses particulières qui s’engendrent et se corrompent», c’est-à-dire de les étudier séparément, il fallait d’abord étudier ce que toutes ces choses ont en commun. De ce point de vue, Averroès admet clairement, même dans le cas du phénomène de la génération substantielle, une différence entre une étude générale et des études de ce phénomène réalisé dans les différentes espèces des étants engendrables et corruptibles, ainsi que la nécessité de procéder du général vers le spécifique. Dans ces deux traités, Averroès ne s’arrête pas sur les raisons du dédoublement de l’étude des éléments ni n’éclaire le rôle de l’étude des éléments de DGC II par rapport à l’analyse générale de DGC I. Il explique simplement que l’analyse du DC démontre l’existence des quatre corps simples et le fait que ces corps se transforment nécessairement les uns dans les autres, alors que le DGC étudie la manière selon laquelle les éléments s’engendrent les uns des autres et cherche à comprendre si et comment ces corps sont les éléments des composés74. C’est en revanche dans le CM du DGC, confirmant la lecture proposée dans les GC et CM du DC, qu’Averroès explique le rapport entre l’étude générale du livre I et celle des éléments du livre II. Averroès insiste d’abord sur le fait que le DGC dans son ensemble vise à repérer les causes communes à tous les étants sujets à la génération et à la corruption: «Le but visé et ce qu’il faut faire ici, c’est de déterminer les causes communes à tout ce qui s’engendre et se corrompt par nature, de déterminer également les causes de la croissance et de l’altération, d’expliquer chacune d’elles et s’il faut considérer l’altération et la génération comme une seule chose ou bien si elles sont deux natures séparées tout comme leurs noms sont aussi différents»75. 74 S’il est vrai, comme il semble maintenant unanimement admis, que les épitomés de philosophie naturelle, dans leur plus grande partie, ont été composés à la même époque, il n’y a rien d’étonnant dans le fait qu’Averroès ne se penche pas sur la question de ce dédoublement. On peut en effet supposer qu’au moment de la rédaction de ces deux traités Averroès estime, comme il le dit dans l’épitomé du DC, que la seule étude «démonstrative» de la génération des éléments est celle de DGC II. 75 Averroes, Mittlerer Kommentar zu Aristoteles’ De Generatione et Corruption, mit einer einleitenden Studie versehen, herausgegeben und Kommentiert von Heidrun Eichner, Ferdi-

270

Averroès

Comme dans l’Épitomé consacré à ce traité, Averroès affirme dans le CM que l’étude de la génération du DGC permet, d’une part, de repérer les causes et les caractéristiques communes à tout étant engendré et qu’il examine, d’autre part, comme les autres étapes de la recherche naturelle le font aussi, les concomitants communs et les causes de ces mêmes concomitants. C’est en revanche au tout début du CM de DGC II, insistant encore sur le fait que l’étude de la génération de DGC I concerne également les corps simples et les corps composés, qu’Averroès précise que l’étude des quatre corps simples dans ce livre doit être conçue comme faisant partie de l’étude de ce qui explique la génération des corps composés76. En confirmant la lecture proposée dans le CM et dans le GC du DC, Averroès assure donc que les quatre corps simples sont étudiés dans le DGC en tant qu’ils sont les causes élémentaires des corps composés et que leurs affections et leurs actions sont les propriétés en vertu desquelles on explique la génération des composés. C’est pourquoi l’étude de la génération et de la corruption des éléments, avec leurs causes, doit être intégrée à l’étude générale de la génération absolue, même si elle constitue en un sens la première application de cette dernière. C’est à la lumière de cette lecture qu’Averroès reconstruit le plan de DGC II qu’il considère dans son ensemble comme l’étude des causes communes à tout composé engendrable et corruptible77. L’étude de ces causes comprend quatre parties: dans les trois premières, Aristote démontre d’abord que les quatre corps sont les éléments des composés et définit, par une étude de leurs qualités, la manière dont ils s’engendrent les uns des autres (DGC II 1–3); puis il explique la manière dont les composés s’engendrent de ces quatre corps (DGC II 4–6) et démontre que tous les composés en sont constitués (DGC II 7–8). Il examine enfin toutes les autres causes communes de la génération et de la corruption et explique de quelle manière la génération et la corruption ne s’arrêtent jamais (DGC II 9–11).

nand Schöningh, Paderborn-München-Wien-Zürich 2005 (dorénavant Averroès, CM DGC), p. 2, 3–6. 76 Averroès, CM DGC II, c. 1, p. 86, 3–8: «Puisqu’on a déjà dit tout ce qu’il fallait dire au sujet du mélange, du contact, de l’action et de l’affection qui appartiennent aux êtres naturels et qu’en outre, concernant la génération et la corruption absolues communes aux êtres simples et aux êtres composés – je veux dire celles qui se produisent à partir de quelque chose et vers quelque chose – on a dit à quelle réalité elles appartenaient, comment elles avaient lieu et à partir de quoi elles avaient lieu et qu’on a dit en outre, au sujet de l’altération, ce qu’elle est et quelle est sa différence par rapport à la génération, il nous reste à étudier les corps qu’on appelle “éléments” des corps». 77 Sur ce point on peut rapprocher la lecture proposée par M. Rashed de celle d’Averroès. Rashed, on l’a vu, explique en effet que DGC I 2-II 8 peut être considéré dans son ensemble comme l’étude de la cause matérielle des composés, alors que II 9–10 constituent l’étude des causes finale et efficiente et II 11 celle de la cause formelle (Rashed (éd.), Aristote, p. xxxiv).

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

271

En défendant une thèse qu’on retrouve aussi dans le GC de la Phys., d’après laquelle une analyse générale passe toujours par l’étude d’une ou de plusieurs causes communes et premières, alors qu’une analyse particulière a pour but la présentation des causes prochaines et propres, Averroès affirme dans le CM du DGC que la présente recherche a comme but d’analyser la génération absolue et qu’elle comprend, pour cette raison, l’étude de toutes les causes qui sont impliquées dans la génération absolue et qui en déterminent l’éternité. On verra en ce sens que si l’existence de la matière première est considérée comme déjà prouvée dans la Phys. et celle des éléments dans le DC, c’est l’existence de l’écliptique notamment qui constitue la cause ultime commune auquel le DGC permet de parvenir. L’examen général de la génération substantielle constitue, donc, une étude exclusive de tous les principes et concomitants communs à toute génération indifféremment, qu’il s’agisse de la génération des corps simples ou des corps composés. Dans son CM de DGC II 10 (336 a31-b9), Averroès explique ainsi que les deux causes dont l’existence a été démontrée dans la Physique, la matière première et le moteur dernier, rendent compte du fait que le devenir, substantiel ou accidentel, est un processus continu. La matière première n’est donc pas un principe propre à la seule génération substantielle, mais on ne peut parvenir à une compréhension de la nature de ce phénomène sans en admettre l’existence. Le DGC emprunte ainsi à la Phys. l’un des principes qui lui permettent de parvenir à son premier but; c’est pour cette raison que le premier constitue la mise en œuvre de ce qui a déjà été démontré dans le second. Mais pour expliquer la nature de la génération et de la corruption absolues et leur caractère intermittent, c’est-à-dire le fait qu’il n’y a pas toujours génération, ni toujours corruption, il faut admettre l’existence d’un autre principe. Ce principe est à la fois propre à la seule génération substantielle et commun à tous les êtres qui y sont soumis. Il s’agit du cercle de l’écliptique, sur lequel le soleil se meut. C’est la nature de l’écliptique qui fait que le soleil tantôt s’approche et tantôt s’éloigne du monde sublunaire, en étant ainsi la cause de la suite des générations et des corruptions78. C’est en ce sens, affirme Averroès, que le soleil doit être considéré comme la cause efficiente la plus éloignée (al-fāʿil al-aqṣā) de la génération substantielle. Averroès précise en effet que la cause motrice de la génération et de la corruption peut être de deux genres, soit première (awwal) et universelle (ʿāmm), soit non première et non universelle. Puisqu’Aristote a déjà prouvé l’existence 78 Averroès, CM DGC II, c. 56 p. 133, 7–10: «La cause de la perpétuité dans l’être qui continue ici perpétuellement dans un état inaltérable, c’est la translation première, puisque cette translation fait partie des êtres qui demeurent toujours dans le même état. La cause de la génération et de la corruption et de leur perpétuité, c’est ce qui se meut dans cette sphère, puisque ce n’est pas quelque chose qui demeure dans le même état, comme nous l’avons dit, mais qui tantôt s’approche, tantôt s’éloigne».

272

Averroès

de la première de ces causes dans la Physique, il ne se soucie plus d’analyser la génération de ce point de vue; il examinera en revanche dans la suite du traité les causes non premières, particulières (al-ǧuzʾiyya), toujours en mouvement, dont dépend l’éternité de la génération et de la corruption79. La matière première et le soleil sont donc les deux causes éloignées qui permettent de rendre compte de la génération substantielle et suffisent à elles seules à en réaliser une analyse générale. Ce n’est donc qu’en établissant les principes et les concomitants qui sont à la fois propres à la seule génération substantielle et communs à tous les êtres qui y sont sujets, que l’on parvient d’après Averroès à une analyse appropriée du phénomène, c’est-à-dire à une analyse générale qui ne considère que les aspects propres à tous les êtres sujets à ce type de génération. Mais pourquoi, pourrait-on encore se demander, est-il nécessaire pour Averroès de réaliser une analyse générale de la génération absolue? Si l’on se fonde sur les considérations faites jusqu’à présent, on peut affirmer que l’analyse des principes communs précède toujours l’étude des principes propres à un genre particulier d’être, d’une part parce que l’ordre de l’enseignement doit suivre l’ordre de l’être, d’autre part parce que c’est le but de l’analyse qui dicte le genre de démonstration qu’il faut appliquer. De même qu’en Phys. I l’analyse ne mettait en lumière que les aspects et les principes communs à tout être naturel, afin de pouvoir démontrer l’existence de l’une des deux causes premières de la réalité sensible, dans le DGC c’est le but visé qui fait que l’analyse de la génération absolue reste au niveau des seules caractéristiques communes à tout étant engendré. S’il s’agit de démontrer que la génération absolue existe et qu’elle est, par conséquent, distincte de tous les autres changements possibles, il est inutile, voire contre-productif, d’examiner chaque type de génération substantielle séparément. Comme Averroès l’a expliqué à propos de la démonstration de l’existence de la matière première, cela nous obligerait à répéter la démonstration de l’existence de la génération absolue pour chaque cas, ce qui nous amènerait à une connaissance défectueuse. On ne peut, en effet, parvenir à établir l’existence des causes et des concomitants généraux des êtres naturels si ce n’est au moyen d’une démonstration générale, c’est-à-dire une démonstration qui vaut pour tous les cas particuliers, qu’il s’agisse des causes communes à tout étant indifféremment ou des causes propres aux seuls étants sujets à la génération et la corruption absolues. La même règle vaut donc dans le cas des êtres naturels sujets à génération et corruption. C’est pourquoi l’étude de DGC I doit précéder à la fois celle de la génération des éléments et celles des corps composés, qu’il s’agisse des non-vivants comme des vivants.

79 Averroès, CM DGC I, c. 14, p. 22, 5–13.

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

273

§ 2.3. La génération des composés: des phénomènes météorologiques aux corps vivants Conformément aux règles qui selon Averroès ordonnent le corpus physique, le DGC constitue, d’une part, la mise en œuvre des résultats des recherches générales, d’autre part, l’étude générale des concomitants et des causes communes des objets des traités suivants. Averroès confirme cette thèse dans sa paraphrase des Meteor. où il affirme que le DGC constitue l’étude des «choses communes» à tous les étants sujets à la génération et à la corruption, qui seront étudiés séparément dans les traités suivants, c’est-à-dire aussi bien les corps simples que les corps composés80. Dans ce même texte, comme dans l’abrégé, Averroès confirme qu’il faut suivre dans cette étude l’ordre allant du corps le plus simple au plus complexe et qu’on doit pour cela même commencer, dans les trois premiers livres des Meteor., par l’analyse des corps les plus proches des éléments, c’est-à-dire tous les corps composés qui ne sont pas le produit d’une coction, mais de l’un des deux types d’exhalaisons: l’exhalaison fumeuse, qui est chaude et sèche et l’exhalaison qui est soit froide soit chaude, mais toujours humide81. Ces corps, qui comprennent à la fois les phénomènes météorologiques, les minéraux et les métaux, sont en effet les plus simples parmi les corps composés à partir des éléments. Tous ces corps, affirme Averroès à la fin de sa paraphrase du livre III, sont étudiés de façon commune dans les trois premiers livres des Meteor. Ils seront en revanche examinés séparément, par une étude spécifique de chacun de leurs genres. Invoquant la nécessité de compléter l’étude de Meteor. III par un traité consacré aux divers genres de minéraux, Averroès conclut que les trois premiers livres du traité des Meteor. constituent une étude générale de ce type de corps. En effet, ces livres constituent l’étude générale de ces corps dans la mesure où ils en considèrent les concomitants communs et en repèrent les causes communes, i.e. les deux types d’exhalaisons82. Le quatrième livre, en revanche, est consacré 80 Averroès, Talḫīṣ al-Āṯār al-ʿulwiyya li-Abī al-Walīd Muḥammad ibn Rušd al-ḥafīd, Ǧ. al-ʿAlawī (éd.), Dār al-ġarb al-islāmī, Bayrūt 1994 (dorénavant Averroès, CM Meteor.), p. 17–18. 81 Averroès explique que ces exhalaisons sont les produits de l’action des corps célestes selon deux modalités, soit par leur mouvement soit par la réflexion de leur lumière. 82 De ce point de vue, Averroès s’inscrit encore une fois dans une tradition qui lit directement le péripatétisme grec au péripatétisme arabe. On sait en effet que Théophraste avait composé un traité sur les métaux (voir R.W. Sharples et D. Gutas, Theophrastus of Eresus. Sources for his Life, Writings, Thought & Influence. Commentary. Vol. 3.1. Sources on Physics (Philosophia antiqua LXXIV), Brill, Leyde-New York-Köln 1998, p. 20–21) considéré par les exégètes postérieurs comme l’étude spécifique de Meteor. III (voir C. Viano, La Matière des choses. Le livre IV des Météorologiques d’Aristote et son interprétation par Olympiodore, Vrin, Paris 2005, p. 88–89). On sait également que Nicolas de Damas avait élaboré dans son compendium de la philosophie d’Aristote un traité sur le métaux s’aspirant sans doute de celui de

274

Averroès

à l’étude générale des corps produits d’une coction, i.e. les corps homéomères, et il joue, par rapport à ces corps, le rôle que les trois premiers livres jouent par rapport aux corps produits des deux exhalaisons. Contre Alexandre et Avicenne, Averroès conclut ainsi qu’il n’est pas nécessaire de placer l’étude de Meteor. IV avant celle de Meteor. I–III. Dans le livre IV des Météorologiques, en effet, Aristote étudie de façon générale la génération des corps homéomères produits par une coction et explique «ce en vertu de quoi» tous les autres corps composés procèdent d’eux83. C’est en effet dans ce livre, explique Averroès, qu’Aristote achève l’étude générale de la génération des corps composés homéomères, en définissant les principes communs qui permettront dans les traités suivants d’analyser chaque type particulier d’homéomère. Le livre IV des Meteor. doit donc se lire dans la continuité du DGC II, dans la mesure où il complète l’étude des homéomères, par la présentation de leur cause commune, i.e. la coction. Pour cette même raison, Meteor. IV demeure une étude générale par rapport aux traités suivants dans lesquels Aristote étudie chacun des genres des corps homéomères. Il n’est nul besoin de considérer Meteor. IV comme n’étant pas à la bonne place, car il faut admettre que l’étude générale des corps qui ne sont pas produits d’une coction (Meteor. I–III) doit précéder celle des corps produits par une coction dans la mesure où ces derniers sont plus complexes que les premiers. L’erreur serait en ce sens de ne pas voir dans ce traité une étude bipartite, qui conduit d’un côté à l’étude spécifique des métaux, de l’autre à l’étude des plantes et des animaux. C’est donc après l’étude générale des Meteor. qu’Aristote en vient à étudier l’un après l’autre les différents genres d’étants composés engendrables et corThéophraste (H. Takahashi, «Syriac Fragments of Theophrastean Meteorology and Mineralogy», dans W.W. Fortenbaugh et G. Wöhrle (éds.), On the Opuscula of Theophrastus. Akten der 3. Tagung der Karl-und-Gertrud-Abel-Stiftung vom 19.-23. Juli in Trier, F. Steiner, Stuttgart 2002, p. 189–225). Le même rapport était au fondement de la lecture d’Avicenne qui affirmait, suivant sur ce point la même intuition qu’Alexandre, qu’il convient d’abord de parler des «actions et des affections universelles» (en Meteor. IV), pour ensuite s’engager dans l’explication des différentes sortes d’êtres générables et corruptibles, en commençant par les «traces supérieures» (en Meteor. I–III) et les métaux (à savoir à la fin de Meteor. III et dans le De mineralibus), (cf. A. Hasnawi, «Avicenne et le livre IV des Météorologiques», dans C. Viano (éd.), Aristoteles chemicus, Academia Verlag, Sankt Augustin 2002, p. 133–143). Dans son commentaire aux Meteor., Alexandre avait en effet proposé une reconstruction en partie similaire, dans la mesure où il affirmait que Meteor. IV était directement lié à DGC II, plus qu’aux trois premiers livres du traité, et que pour cette raison il ne devait pas être considéré comme la suite de Meteor. I–III (cf. Alexandre d’Aphrodise, In Aristotelis Meteorologicorum libros commentaria, CAG III, 2, edidit M. Hayduck, Preussische Akademie der Wissenschaften, Berlin 1899, p. 179, 3–6). 83 Averroès, Epit. DGC, p. 9, 15–16: «[…] quant à l’examen de ce en vertu de quoi tous les étants procèdent des corps homéomères, cela se trouve dans le quatrième livre des Météorologiques»; cf. p. 13, 6 et sq.

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

275

ruptibles, en procédant toujours du plus simple vers le plus complexe. C’est en suivant cet ordre qu’il faut, après avoir étudié les minéraux, considérer les plantes et les animaux et repérer dans chaque cas leurs causes et les causes de leurs concomitants. Les recherches sur les animaux suivent donc celles sur les minéraux et les plantes. Averroès explique en effet que les plantes doivent être étudiées avant les animaux, puisqu’elles sont plus simples qu’eux; cependant, il ne nous dit pas, dans les commentaires qui nous ont été transmis, si le ou les traités, composés par les successeurs d’Aristote et insérés dans son corpus philosophique afin de le compléter, exposent dans leur ensemble une étude spécifique ou fournissent également, d’après lui, des éléments d’une étude générale commune à toute forme de végétaux84. Quant aux recherches sur les animaux, Averroès nous dit qu’elles constituent une étude de tout ce qui concerne leur âme, leur corps et leurs accidents essentiels, conduite d’un point de vue aussi bien général que spécifique. Cette étude est exposée pour cette même raison dans plusieurs traités: Aristote examine les corps des animaux avec leur cause formelle, ainsi que leurs causes finale, agente et matérielle dans le Livre des Animaux (qui comprend l’HA, le PA et le GA); tandis qu’il étudie l’âme et ses puissances, de façon générale, dans le DA et, de façon spécifique, dans trois traités qui closent le corpus physique: le DS, le DM et les PN. Dans son commentaire du Livre des Animaux, Averroès explique en effet que les traités du PA et du GA, se complétant l’un l’autre, constituent en un sens une étude unique. Le Livre des Animaux étudie, en effet, «le corps de l’âme» et les accidents essentiels des animaux considérés en tant que composés. En PA Aristote étudie la cause formelle et la cause finale des parties du corps animal et

84 La plupart des spécialistes d’Aristote s’accordent à affirmer que ce dernier n’a jamais composé un traité sur les plantes. On sait en revanche que cette tâche avait été confiée à Théophraste (cf. R.W. Sharples, Theophrastus of Eresus. Sources for his Life, Writings, Thought & Influence. Commentary. Vol. 5. Sources on Biology, Brill, Leiden-New York-Köln 1995, p. 131). Ce traité, considéré déjà à l’époque d’Alexandre comme perdu, n’a sans doute pas été connu par les auteurs arabes. Dans le monde arabe, en revanche, circulait une traduction syriaco-arabe de la partie botanique du Περὶ τῆς Ἀριστοτέλους φιλοσοφίας de Nicolas de Damas (Sur celui-ci, voir H.J. Drossaart Lulofs, Nicolaus Damascenus on the Philosophy of Aristotle, Brill, Leiden 1965. Deux éditions du texte arabe sont disponibles: ʿA. Badawī (éd.), Kitāb Arisṭūṭālīs fī al-nabāt, tafsīr Niqūlāwus, dans id. (éd.), Arisṭūṭālīs fī al-nafs, Maktabat al-nahḍa al-miṣriyya, al-Qāhira 1954 et H.J. Drossaart Lulofs et E.L.J. Poortman, Nicolaus Damascenus: De plantis. Five translations, Koninklijke Nederlandse Akademie van Wetenschappen, Amsterdam-Oxford-New York 1989. Il est probable qu’Averroès eût accès à ce traité et qu’il en composa un commentaire, en le considérant comme celui qui permettait de compléter le corpus d’Aristote. Sur ce commentaire et la tradition du De plantis, voir H. Hugonnard-Roche, «Pseudo-Aristote, De plantis» dans R. Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques. Supplément I, CNRS Éditions, Paris 2000, p. 499–505. Chez Nicolas, Averroès pouvait également trouver l’idée que l’étude des plantes précède celle des animaux.

276

Averroès

en GA leurs causes matérielle et efficiente. Ce dernier traité constitue en ce sens le complément de l’étude du PA85. Le DA, dans ce cadre, serait intégré dans les recherches sur les animaux comme constituant une étude générale de l’âme et de ses puissances. Dans les textes évoqués, Averroès semble en effet concevoir ce traité plus comme une étude générale de l’âme animale, considérée en tant que telle, que comme une étude spécifique de l’âme humaine. En ce sens, le fait que ce traité contienne une partie consacrée à la faculté qui n’appartienne qu’à l’homme, à savoir l’intellect, ne suffirait pas à lui ôter son statut général86. Ce traité, pour cette même raison, ne peut clore les recherches sur les animaux, car il traite d’après Averroès de l’âme et de ses puissances de façon générale. C’est avec trois traités spécifiques, comme Averroès l’explique au début de son commentaire du De Sensu, que la série s’achève: le premier, le De Sensu, dans lequel Aristote étudie les sens et les sensibles; le deuxième, le De Motu87, dans lequel Aristote étudie le mouvement animal, le troisième, enfin, qui correspond aux traités qu’on appelle Parva Naturalia, dans lesquels il traite de façon particulière des puissances de l’âme qui s’attribuent à l’animal à cause du corps: 85 Cette hypothèse se trouve déjà chez al-Fārābī. D’une part, en acceptant l’ordre établi par Nicolas, al-Fārābī assure dans son traité de La classification des sciences que l’étude des plantes précède celle des animaux, même si les deux sont partie d’une étude unique, à savoir celle des corps composés de parties non-homogènes; d’autre part, aussi bien dans le cas des plantes et des animaux, il souligne la nécessité de faire précéder leur étude commune à leur étude séparée (voir Al-Fa¯ra¯bi¯ , Iḥsāʾ al-ʿulūm, F. Sezgin (éd.), Institute for the history of Arabic-Islamic Science, Frankfurt 1999. Cf. Al-Fārābī, El catálogo de la ciencias por Al-Farabi, A.G. Gonzáles Palencia, Estanislao Maestre, Madrid 1950, p. 55–62). Le même ordre est admis dans La Philosophie d’Aristote, où al-Fārābī explique le rapport qui lie le PA et le GA. Dans ce traité aussi, l’étude des plantes précède celle des animaux. L’étude des animaux est ultérieurement subdivisée en une partie visant à établir la cause formelle et finale des corps des animaux (le PA) et en une partie consacrée aux causes matérielle et efficiente (le GA) (voir Al-Fa¯ra¯bi¯, Al-Fārābī’s Philosophy of Aristotle, M. Mahdi (éd.), Dār Majallat Shiʾr, Bayrūt 1961, p. 111,15–112,14). 86 Dans une perspective similaire, on ne peut exclure qu’Alexandre, dans son commentaire des Meteor. (Alexandre, In Meteor., p. 3–4), voulait accorder à ce traité cette même nature, à savoir générale. Le fait qu’il affirme que le DA ne fait pas partie des traités qui parlent des seules facultés communes à tous les animaux, n’oblige pas à conclure que ce traité est consacré pour lui à une étude spécifique de l’âme humaine. Pour une lecture différente, voir Geoffroy, Sources et origine, selon qui le DA constitue, d’après le jeune Averroès, un traité essentiellement concentré sur l’étude de l’intellect et donc de l’âme humaine. 87 Il semble que le De Motu et le De Incessu n’aient pas été directement connus dans le monde arabe. Dans son GC du DA (Averroès, GC DA, p. 524, 59–62), Averroès dit avoir disposé d’un résumé du DM réalisé par Nicolas de Damas dans son abrégé de philosophie péripatéticienne. De ce résumé, Averroès a pu inférer la position que ce traité devait avoir dans le corpus physique d’Aristote. Sur l’organisation de ces petits traités dans le premier péripatétisme grec, voir M. Rashed, «Agrégat de parties ou vinculum substantiale? Sur une hésitation conceptuelle du corpus philosophique aristotélicien», dans A. Laks et M. Rashed (éds.), Aristote et le mouvement des animaux, Presses Universitaires du Septentrion, Lille 2004, p. 185–202.

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

277

«Après avoir parlé dans le Livre des Animaux des membres des animaux et des qui les affectent et avoir parlé ensuite, dans le Livre de l’Âme, de l’âme et de ses parties en universel, il commence ici à parler des facultés particulières, et il distingue, parmi celles-ci, entre celles qui sont communes et celles qui sont propres. De façon générale, il examine ici les facultés qui appartiennent aux animaux en tant qu’ils sont animés. Et puisque ces facultés sont de deux sortes, i) l’une qui s’attribue au corps de l’animal à cause de l’existence de l’âme, comme le sens et le mouvement, et ii) une autre qui s’attribue à l’âme à cause du corps – et que ces dernières sont de plusieurs genres: la veille et le sommeil […] – et qu’il avait déjà parlé de la première sorte dans le Livre de l’Âme de manière générale, il commence ici à en parler de manière particulière, je veux dire qu’il mentionne les divisions communes à tous les animaux et celles propres à chaque espèce, et qu’il achève le propos sur ce qui restait à traiter à propos des causes de ces facultés»88. Dans ce texte, Averroès affirme clairement que le rapport qui lie le DA à ces traités est celui du général au particulier. Il explique qu’après avoir parlé dans le Livre des animaux des membres des animaux et des accidents essentiels qui les affectent et dans le DA de l’âme et de ses parties «en général» (kulliyyan), Aristote étudie dans ces trois traités des facultés «particulières» (ǧuzʾiyyan) de l’âme. Il précise toutefois que, puisque les facultés de l’âme sont de deux sortes, cette étude spécifique doit être redistribuée en plusieurs traités. Aristote étudie donc dans les deux premiers traités (le DS et le DM), les facultés de l’âme qui s’attribuent à l’animal à cause de l’existence de l’âme, à savoir le sens et le mouvement et, dans le troisième, des facultés qui s’attribuent à l’âme à cause du corps, comme par exemple la veille, le sommeil, etc. Il conclut ainsi que, puisqu’il avait déjà parlé de la première sorte de facultés dans le DA de manière générale, il commence, avec le DS, à en parler de manière particulière, en divisant les fonctions communes à tous les animaux et celles propres à chaque espèce, pour achever ainsi l’étude des causes de ces facultés animales. Tous ces phénomènes, confirme Averroès, ont été déjà étudiés dans le DA d’une façon générale, car ce traité les considère en tant qu’accidents appartenant aux animaux en tant qu’animaux, c’est-à-dire en tant qu’ils sont des étants animés. C’est pourquoi l’ordre dans lequel il faut exposer les recherches portant sur les animaux veut que le Livre des Animaux précède le DA et que ce dernier précède le DS, le DM et les PN.

88 Ibn Rušd, Talḫīṣ Kitāb Al-Ḥiss wa-l-maḥsūs. Averrois Cordubensis Compendia Librorum Aristotelis qui Parva naturalia vocantur, Textum arabicum recensuit et adnotationibus illustravit H. Blumberg, The Medieval Academy of America, Cambridge (Mass.) 1972, p. 1, 4–2, 2.

278

Averroès

Si l’on se fonde sur ce texte, il est donc clair que le DA vient après les traités zoologiques et avant les PN. Concernant la raison pour laquelle il faut établir cet ordre, on pourrait croire que c’est parce que le DA traite d’au moins une faculté qui n’est pas propre à tous les animaux, i.e. l’intellect, et qu’il est pour cette même raison plus particulier que les traités zoologiques. Ce n’est pourtant pas ce que ces textes nous disent. Averroès nous dit en effet que la distinction entre les traités zoologiques et le DA n’est pas simplement établie en fonction du critère général/particulier ou de celui simple/complexe, mais selon la distinction entre matière et forme. Averroès nous a dit en effet que le Livre des animaux traite des parties du corps animal, de ces accidents essentiels et de leurs causes – c’est en ce sens qu’on pourra dire qu’il traite des animaux en tant que composés –, tandis que le DA traite de façon générale de ce qui appartient à l’âme, car il étudie indifféremment ce qui appartient à tous les animaux et ce qui appartient seulement à certains d’entre eux – c’est en ce sens qu’on pourra le considérer comme une étude générale de l’âme et de ses puissances. Le discours formulé dans le DA est donc général, mais non pas en ce qu’il traite de seules facultés qui appartiennent à tous les animaux, mais dans la mesure où il traite de ce qui concerne l’âme sans faire de distinction entre ce qui appartient seulement à certains animaux, notamment l’homme, et ce qui appartient à tous. Ce texte ainsi que le passage du CM consacré à expliquer le texte programmatique de Meteor. I 1, permettent donc de reconstruire l’ordre de ces derniers traités du corpus physique d’Aristote et plus en général de confirmer les critères qui d’après Averroès l’ordonnent. La science naturelle se divise d’abord en fonction de son objet, i.e. le corps naturel, qui est étudié premièrement en tant que tel (Phys.), puis en fonction de ces différents genres, car ces genres se divisent à leur tour en d’autres sous-genres. C’est pourquoi il y aura autant d’études générales que de sous-genres de corps naturels. Le corps naturel se divise tout d’abord en corps simples, non engendrables (DC I–II) et engendrables (DC III–IV), et corps composés. Les corps composés sont d’abord étudiés d’une façon générale (DGC), puis en fonction de leurs différents genres. Les corps composés se distinguent, en effet, en corps produits des exhalaisons sèche et humide (Meteor. I–III, en général, et De Miner., de façon spécifique) et corps composés produits d’une coction, i.e. les homéomères qui servent à la constitution des corps anhoméomères. Ces corps homéomères sont d’abord étudiés d’une façon générale (Meteor. IV), puis en considérant séparément chacun de leurs différents genres. L’étude des corps plus complexes se particularise ainsi dans l’étude des plantes (De Plant.), puis dans celle des animaux. Les animaux sont d’abord étudiés du point de vue de leur matière, leurs membres, c’est-à-dire les corps anhoméomères, et de la cause finale et efficiente de ces parties et des leurs accidents essentiels (Livre des Animaux), puis du point de vue de leur forme ultime, i.e. l’âme, et des puissances de cette dernière. Celles-ci sont alors étudiées d’une façon générale (DA), avant d’être étudiées d’une façon particulière (DS; DM;

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

279

PN). À tous les niveaux, le but de la recherche est de repérer les causes des corps étudiés et de leurs concomitants. Selon ce plan, le traité le plus général précède toujours le traité le plus particulier, mais la linéarité du corpus physique n’est qu’apparente, car il se ramifie suivant les divers genres des corps naturels. Chaque étude générale, en effet, se particularise en plusieurs études spécifiques et l’étude d’un certain type de corps ne s’achève que lorsqu’on parvient à l’étude séparée de ses divers genres. C’est en suivant ce principe qu’il faut intégrer dans le corpus physique les traités spécifiques qu’Aristote n’avait pas lui-même réalisés. L’étude des corps composés est en ce sens emblématique: l’étude générale de ces corps, exposée dans le DGC, se spécifie dans l’étude commune de Meteor. I–III qui aboutit à l’étude spécifique des divers types de minéraux et dans l’étude commune de Meteor. IV qui s’achève avec l’étude des plantes et des animaux. Pour que le projet physique d’Aristote soit complet, il faut en ce sens intégrer dans le corpus les traités écrits par ses successeurs, consacrés aux études spécifiques des corps produits des exhalaisons sèche et humide et à celle des plantes.

280

Averroès

Le caractère non-achevé du projet physique d’Aristote ne compromet pas son excellence, de même que son caractère non-linéaire n’en brise pas l’unité. Son unité est en effet garantie par le critère qu’on a appelé causal, d’après lequel les traités précédents fournissent les causes des corps étudiés dans les traités suivants. En effet, si Averroès affirme très clairement qu’il faut procéder des corps plus simples vers les corps plus complexes, il précise également à plusieurs reprises que cet ordre est dicté par le fait que les premiers rentrent dans une certaine mesure dans la constitution des seconds. C’est sur ce critère, comme on l’a suggéré, qu’Averroès fonde la complémentarité de l’étude des corps simples en DC et en DGC et sur ce même critère qu’il établit l’unité du reste du corpus. Dans la paraphrase de PA II 1, 646 a12–23, Averroès affirme très clairement que les corps anhoméomères, auxquels le Livre des Animaux est consacré, sont le produit d’une «troisième et ultime composition» (tertia et ultima compositio)89. Il explique ainsi que l’étude des éléments précède celle des corps homéomères et anhoméomères, car «ces compositions sont comme la forme et l’acte des premiers types de corps». Les éléments sont en effet la matière des homéomères, les corps homéomères celle des anhoméomères, alors que ces derniers corps, comme on l’a vu, sont la matière de l’âme. En conformité avec le critère causal, l’étude des corps composés plus complexes, i.e. les animaux, doit nécessairement être précédée par l’étude des corps plus simples, car ceux-ci constituent leurs divers niveaux substratiques. L’existence d’un triple niveau de composition dans le sensible confirme donc qu’il faut procéder dans l’étude de la nature, en suivant cette échelle ontologique qui va de la cause et du constituant vers le dernier constitué. Averroès affirme en effet que la première composition (prima compositio), celle de la matière première avec «les formes des quatre éléments en tant qu’ils sont éléments», qu’il définit comme «ce qui reste (extat) des formes des éléments dans les composés», c’est-à-dire les quatre qualités, fait l’objet de l’étude du DGC. La deuxième composition (secunda compositio), à la suite de laquelle se produisent les homéomères, est étudiée de façon générale (summatim) en Meteor. IV. La troisième composition, enfin, qui est celle des membres organiques qui s’engendrent à partir des homéomères, fait l’objet d’étude du Livre des Animaux. Ce texte confirme donc qu’on procède de l’étude de ce qui est antérieur du point de vue de la génération, mais postérieur du point de vue de la nature vers ce qui est postérieur du point de vue de la génération, mais antérieur du point 89 Averroès, Aristotelis De partibus animalium cum Averrois Cordubensis Paraphrasi, Iacob Mantino Hispano Hebraeo, Medico, interprete, dans Aristotelis Opera cum Averrois Commentariis vol. VI, part 1, ff 117r-203v; Aristotelis De generatione animalium cum Averrois Cordubensis Paraphrasi. Iacob Mantino Hispano Hebraeo, Medico interprete, dans Aristotelis Opera cum Averrois Commentariis vol. VI, part 2, ff. 43v-144r (dorénavant Averroès, CM PA-GA), f. 128 G.

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

281

de vue de la nature90. La dernière composition, pour reprendre la terminologie d’Alexandre d’Aphrodise91, explique la génération de la forme qui est comme une forme pour les formes qui la précèdent. Les éléments sont en effet la matière des parties homéomères et celles-ci la matière des parties anhoméomères. Ces dernières sont, quant à elles, la fin de la génération92, car aucun autre corps n’est constitué à partir d’elles, si ce n’est le corps de l’animal dans son ensemble. C’est pour cette raison que les Meteor. précèdent le Livre des animaux et celui-ci le Livre de l’âme: les produits des trois types de composition sont, l’un vis-à-vis de l’autre, comme la forme dont le corps étudié précédemment est la matière, alors que l’âme est la forme ultime du corps des animaux (ultima forma corporis animalium), qui en tant que tels ne sont plus matière d’autre chose. C’est en ce sens que dans les traités spécifiques on étudie d’abord ce qui est antérieur du point de vue de la génération, mais postérieur du point de vue de la nature. L’étude du corps qui peut devenir la matière d’autre chose précède, en effet, celle du corps qui en est constitué, car la forme de ce dernier est aussi l’acte vers lequel s’oriente le premier. L’étude de l’âme clôt le corpus de philosophie naturelle, comme étant l’étude de la forme la plus parfaite qui soit, dans laquelle la nature même trouve son achèvement. On peut donc conclure qu’existent en un sens plusieurs critères qui pour Averroès dictent l’ordre des traités physiques: celui d’après lequel on procède du commun vers l’approprié, celui d’après lequel on va du simple vers le complexe, celui d’après lequel on va de la matière vers la forme. À strictement parler, toutefois, c’est toujours le critère causal qui garantit l’unité du corpus physique, non seulement parce qu’il faut nécessairement passer des causes communes aux causes propres à chaque genre d’étant sensible, mais parce que ces mêmes étants sont liés par un rapport causal, même s’il ne s’agit pas toujours du même type de cause. En effet, comme on le verra, les cieux exercent sur tous les étants sublunaires une causalité motrice, finale et en un sens formelle, mais non pas matérielle. Tandis que, parmi les étants sublunaires, les plus complexes sont liés aux plus simples du fait que ces derniers rentrent dans la constitution des premiers par leurs qualités essentielles. Ce qui explique le fait que les formes des étants plus complexes sont en un sens fort des formes de formes, tout en étant toujours des principes absolument unitaires.

90 CM PA, f. 128 D-H. 91 Alexandre, DA, p. 8, 8–13. 92 CM PA, p. 128 K7–11 et sq.

282

Averroès

Conclusions La philosophie naturelle dont le corpus des traités aristotéliciens constitue le meilleur enseignement possible représente pour Averroès un véritable projet scientifique accompli et autonome. La physique possède tous les caractères qui, selon les An. Post., font d’une recherche une véritable science, notamment dans la mesure où elle fournit, à chaque niveau, les causes de son objet par des démonstrations appropriées. On verra ainsi que c’est contre l’épistémologie avicennienne qu’Averroès affirme que, dans sa partie la plus générale, la physique établit par des instruments qui lui sont propres l’existence des causes «éloignées» et premières des étants en tant que doués d’un principe interne de mouvement. En s’éloignant de la lecture des commentateurs néoplatoniciens grecs, en outre, il maintient que les traités consacrés aux animaux ne sont pas la simple application de la théorie des traités généraux, mais qu’ils fournissent les causes «prochaines» et propres qui règlent la vie animale. Dans toutes ses étapes, la philosophie de la nature est un discours qui doit établir les accidents essentiels que chaque type de corps possède, ainsi que les causes dont ils découlent, ces causes étant toutes et à tous les niveaux également nécessaires, c’est-à-dire aussi bien au niveau général qu’aux niveaux spécifiques. En effet, comme Averroès l’explique au début de son CM du GA, si dans l’horizon des étants sublunaires l’effet n’était pas nécessairement lié à sa cause prochaine et que quelque chose pouvait s’engendrer du hasard, la notion même de cause efficiente n’aurait plus de sens. Dans ce cas, alors, étant donné que les effets constituent la seule voie capable de nous amener à la première cause motrice, il n’y aurait pas non plus de démonstration de l’existence d’un moteur immobile, à savoir de Dieu, et donc du mouvement en lui-même. La nécessité du rapport cause/effet au niveau du sublunaire constitue ainsi le fondement des recherches générales, mais aussi celui des recherches consacrées à la génération animale. Au niveau des espèces animales, le rapport qui lie la matière à la forme est à la fois nécessaire et univoque. Chaque espèce est unique, car sa forme et sa matière son liées d’un rapport de nécessité: il n’y a qu’une seule matière dans laquelle une forme d’une certaine espèce peut inhérer93. C’est aussi pourquoi la définition d’une espèce doit mentionner à la fois sa forme et sa matière. Si une même espèce pouvait avoir plusieurs matières (comme semblerait être le cas de certains moucherons, qui paraissent pouvoir s’engendrer à la fois par reproduction sexuée et à partir de la pourriture) la connaissance humaine et l’ordre naturel en seraient anéantis: d’une part, on aurait plusieurs définitions d’une même chose – ce qui saperait les fondements de notre connaissance –; d’autre part, la nature même serait évacuée, car elle ferait quelque chose en vain. L’erreur de celui qui croit qu’une seule espèce peut s’engendrer par nature 93 Averroès, CM GA, f. 44 I, 3 et sq.

L’étude de la génération et l’ordre du corpus physique d’après Averroès

283

à partir de deux matières différentes est la même erreur que celle de l’alchimiste qui croit pouvoir recréer, avec son art, ce que la nature fait d’elle-même. Engendrer de l’or à partir d’une pierre, c’est rompre le lien nécessaire qui lie la forme de l’or à sa matière. Dans ce cas aussi, la connaissance humaine et la nature s’écrouleraient: aucune proposition ne serait plus nécessaire; mais sans nécessité l’ordre naturel ne pourrait être éternel. L’éternité de la nature, affirme Averroès, est garantie par la nécessité du rapport entre l’effet et la cause et non pas par le simple fait que ce rapport est maintenu éternellement. Fonder l’ordre naturel sur la simple éternité de sa durée, reviendrait à en éliminer son caractère nécessaire: «si le rapport de la chose à ses causes était simplement sempiternel, on éliminerait la nature du nécessaire»94. Pour que l’ordre naturel demeure éternellement, affirme Averroès, il ne suffit pas que le rapport de la cause à son effet soit éternel, il doit également être nécessaire. S’attaquant à la fois à Avicenne et à l’occasionalisme ašʿarite, Averroès fonde ainsi l’éternité du monde sur la nécessité per se du rapport entre l’effet et ses quatre causes à tous ses niveaux et il exclut qu’elle puisse être garantie par une cause extrinsèque qui garderait liée la matière à la forme ad infinitum95. La matière et la forme sont nécessairement liées l’une à l’autre, aussi bien dans le monde supralunaire que dans le monde de la génération et de la corruption. Des éléments aux espèces animales les plus simples, c’est la nécessité du lien de leur forme à leur matière, ainsi qu’à leurs causes motrices prochaines qui garantit à la nature l’éternité de son ordre et à la philosophie naturelle son fondement épistémologique ultime. C’est le but ultime de l’étude de la génération des éléments, des homéomères et de toutes les espèces vivantes: montrer qu’à tous les niveaux du cosmos la causalité des causes secondes est aussi nécessaire que celle des causes éloignées.

94 Averroès, CM GA, f. 45 A8–10: «si proportio rei ad suas causas sempiterna tantum, tunc tolleretur natura necessarii». 95 On reviendra sur le sens profond de cette polémique dans les chap. VIII et IX.

Chapitre VII Les racines universelles de la nature: l’étude générale de la génération Introduction On a montré pour quelles raisons l’ensemble des traités physiques d’Aristote expose d’après Averroès le stade accompli de la recherche scientifique consacrée à la nature. Ce corpus, ainsi conçu, répond aux exigences de l’idéal scientifique présenté par Aristote dans les An. Post., non seulement parce que ces traités contiennent des arguments qui sont conformes aux règles formelles prescrites dans cet ouvrage et qu’ils prouvent que la physique peut établir par ses seuls moyens l’existence de ses propres principes, mais aussi parce que l’ordre de ces traités respecte le principe épistémologique qui veut que le général, i.e. le commun, soit connu avant le spécifique, i.e. le propre. C’est pour cette raison que l’on procède de l’exposition des recherches générales vers l’exposition des recherches spécifiques. En effet, si d’un point de vue heuristique c’est toujours par le sensible et donc par le particulier qu’on doit commencer, dans un contexte «didactique», il faut toujours commencer par le plus commun, à savoir les causes et les propriétés qui appartiennent à tous les objets étudiés. Cet ordre, explique Averroès, respecte le principe épistémologique du niveau de généralité approprié dicté en An. Post. I 4–5. En effet, suivre l’ordre inverse signifierait construire des démonstrations qui ne sont ni premières ni appropriées, dans la mesure où les prédicats des prémisses (i.e. les propriétés générales) seraient prédiqués de ce qui n’est pas leur sujet premier. Pour parvenir aux causes communes, en effet, le physicien comme tout scientifique doit produire des démonstrations appropriées, à savoir des démonstrations dont le prédicat des prémisses est prédiqué premièrement et en propre de son sujet. Aussi faut-il, pour que ce principe soit respecté, que le sujet des prémisses des démonstrations physiques générales soit l’étant naturel en tant que tel, c’est-à-dire l’étant qui est doué d’un principe interne de mouvement, et non pas l’une des espèces des étants naturels prises séparément. Ces mêmes critères épistémologiques sont évoqués, selon Averroès, dans le premier chapitre de Phys. I qui constitue, pour lui, une sorte de manifeste en faveur de la science de la nature. Ce chapitre en effet est plus qu’une simple introduction au traité de la Physique, car il dicte aussi la manière selon laquelle la science physique doit procéder à la fois dans ses démonstrations et dans l’expo-

l’étude générale de la génération

285

sition de ses résultats. Aristote y annonce le but de la science physique dans son ensemble, les types de démonstration qu’elle doit utiliser et l’ordre de l’exposition de ses doctrines. On ne peut donc comprendre la doctrine de la génération exposée dans le GC de Phys. I, sans examiner l’exégèse qu’Averroès propose de ce premier chapitre et sans expliquer, plus en général, le statut qu’il accorde à la philosophie de la nature dans son ensemble. On consacrera ainsi une première partie de ce chapitre à exposer la conception générale de la philosophie naturelle qu’Averroès fait sienne (§ 1.). On présentera d’abord la façon dans laquelle il définit le statut épistémologique de cette science et de son traité le plus général (§§ 1.1.-2.). Averroès explique que, d’après l’ordre didactique, le traité de la Physique doit être le premier du corpus naturel dans la mesure où il traite de tout ce qui est commun aux étants naturels en tant que tels: les quatre genres de causes, les causes premières dans le genre des causes matérielle et motrice, ainsi que les concomitants communs à tous les étants naturels. Contre Avicenne, Averroès assure que c’est à la physique et non pas à la métaphysique d’établir l’existence de ses causes premières: la matière première et le moteur ultime. L’existence de cette dernière cause serait, d’après lui, démontrée dans le livre VIII, alors que c’est dans le livre I qu’Aristote établirait l’existence de la matière première. Averroès conclut que l’étude de la génération exposée dans ce livre permet d’établir l’existence de la cause matérielle première et que cette preuve est conforme aux critères de la démonstration dictés dans les An. Post. ou, plus précisément, aux critères auxquels doivent se conformer les syllogismes appelés signes. On dévoilera quels sont ces critères et quels sont les instruments qui font de la philosophie naturelle une véritable science (§. 1.3.). Dans ce cadre, toujours contre Avicenne, mais aussi contre alĠazālī, Averroès élabore une théorie selon laquelle le signe et l’induction «scientifique» constituent la seule manière de parvenir aux principes de la science physique et, plus en général, aux premiers principes de toutes les sciences. Ce type d’induction, d’après Averroès, vise à certifier les prémisses du signe et elle doit satisfaire deux conditions à la fois: une condition quantitative, qui exige que l’induction considère tous les cas particuliers en question; une condition qualitative, qui demande que les particuliers en question soient considérés du point de vue de leurs accidents essentiels, appelés aussi conséquents, et non pas des simples propriétés accidentelles. On conclura ainsi que, d’après Averroès, le caractère scientifique du signe et de l’induction découle essentiellement de leur ancrage dans la sémantique du réel. Une fois dégagée la conception générale de la science de la nature qu’Averroès fait sienne, on s’efforcera de reconstruire la théorie de la génération substantielle exposée dans le GC de la Phys. (§§ 2.-3.). On précisera de quelle façon la doctrine du GC de Phys. I s’insère dans le cadre plus général de la conception rušdienne de la science physique pour la confirmer (§ 2.). L’étude de la génération substantielle est conçue dans le GC de Phys. I comme le chemin qui

286

Averroès

nous conduit à établir l’existence de la matière première; Averroès doit donc expliquer de quelle façon il faut interpréter ce phénomène, pour pouvoir établir l’existence de ce principe premier de la nature. Dans ce cadre, Averroès explique que la génération, absolue ou relative, doit être définie comme le processus qui conduit le substrat à perdre une certaine propriété, pour en acquérir une autre. Il en va pour les générations substantielles comme pour les changements accidentels: le subiectum est toujours ce qui reçoit le mouvement (motus) qui s’achève lorsqu’une nouvelle forme succède à la forme qui précède. Dans le cas de la génération substantielle, c’est la matière qui est le sujet du mouvement au sens strict et donc ce qui va devenir «partie de l’engendré», alors que la substance composée est le produit de la transformation aboutissant au venir à l’être de la nouvelle forme. La génération substantielle satisfait donc, au moins en partie, aux conditions que dans le livre III Averroès attribue au mouvement. Car elle est l’actualisation de «ce qui s’engendre» en tant que tel (le generatum) ou comme Averroès le dit aussi de «ce qui est en voie de génération (in via generationis)», à savoir la matière. Elle est en effet le processus temporel qui actualise la potentialité du substrat et qui le fait devenir ce qui est engendré «en acte». Cette nature commune, que la génération substantielle partage avec les autres changements, fonde la possibilité d’établir l’existence de la matière première. Cette analyse montrera ainsi que l’un des efforts majeurs de l’Averroès du GC de la Phys. a été d’élaborer une théorie du devenir autant que possible unique et cohérente, pour montrer que la génération substantielle n’échappe pas aux conditions auxquelles sont soumis les autres genres de changement, notamment le fait d’être un phénomène à la nature continue, tout en étant scandé par des phases temporelles. Dans le même commentaire de Phys. I et plus clairement dans le reste du GC, Averroès explique, toutefois, que la génération substantielle possède certains caractères particuliers qui la distinguent des autres changements, d’une part, parce que son «mobile» n’est pas quelque chose de désigné en acte, d’autre part, parce que sa phase temporelle et le venir à l’être qui en marque la fin ne relèvent pas de la même catégorie. Dans le GC de Phys. I, Averroès fait allusion à cette thèse, mais ne la développe pas; c’est dans le GC de Phys. V et VI qu’il le fait. On montrera ainsi (§ 3.) que, dans ces textes, Averroès présente la génération substantielle comme un phénomène à part, expliquant que dans son cas le changement qui affecte la matière-substrat et le venir à être instantané qui en marque la fin ne relèvent pas de la même catégorie. La génération substantielle, en effet, est constituée par une phase temporelle qui relève de la catégorie de la qualité et une phase instantanée qui relève de la catégorie de la substance. C’est pour cette raison qu’on peut considérer la génération substantielle comme un «mouvement composé». En effet, affirme Averroès, si le processus temporel qui se réalise dans la matière relève de la qualité, le venir à l’être instantané qui marque la fin de ce processus relève de la catégorie de la substance.

l’étude générale de la génération

287

L’analyse de la théorie de la génération exposée dans le GC de la Phys. nous permet ainsi de mesurer, d’une part, l’influence directe ou indirecte qu’Alexandre d’Aphrodise, al-Fārābī, Avicenne et Ibn Bāǧǧa ont eue sur Averroès et de saisir, d’autre part, les enjeux du contexte polémique dans lequel ce dernier développe sa théorie de la génération. L’étude de la théorie de la génération, en effet, nous dévoilera un tableau historico-exégétique complexe, dans lequel Averroès se sert, selon les contextes et en fonction des enjeux, des thèses proposées par ses prédécesseurs grecs et arabes, tantôt en les accordant et les croisant, tantôt en les opposant à la sienne. Le dévoilement de ces enjeux constitue le point d’arrivée de l’étude de la théorie rušdienne de la génération. On verra (Appendices I–II) que cette théorie, selon laquelle la génération est une sorte d’altération substantielle, permet à Averroès d’écarter un certain nombre d’apories élaborées au fil des siècles par la tradition péripatéticienne gréco-arabe. Notamment elle permet, d’une part, de garantir la continuité du mouvement, et avec celle-ci la continuité de la substance sensible, d’autre part, d’exclure la création ex nihilo et de sauver l’éternité du mouvement. Ce sont les deux grands enjeux de la théorie de la génération substantielle exposée dans le GC de la Phys. Si Averroès s’efforce d’analyser la génération substantielle dans les termes d’un mouvement et lui attribuer, au moins dans sa phase temporelle, la définition formulée en Phys. III 1, c’est qu’il veut fournir un modèle capable de surmonter tout à la fois les objections philoponiennes contre l’éternité du mouvement, la théorie créationniste ašʿarite et toute doctrine qui admettrait une forme de génération continue. On ne peut en ce sens comprendre la théorie de la génération qu’Averroès propose dans son GC de la Phys. tant qu’on ne comprend pas qu’elle a été formulée, dans le but ultime de défendre les arguments de Phys. VIII en faveur de l’éternité du mouvement.

§ 1. Certitude, autonomie et légitimité de la science de la nature: le Grand Commentaire de Phys. I 1 Dans la première partie de ce le livre, on a vu que Phys. I, d’après la lecture «analytique», constituait une étude logique et non pas physique du phénomène de la génération, dans la mesure où cette étude prendrait appui sur la manière qu’a l’homme d’exprimer le devenir. Les choses qui sont plus connues et plus claires pour nous, d’où part, selon les indications de Phys. I 1, le chemin vers les principes, à savoir le καθόλου, les «ensembles confus» (συγκεχυμένα) et les «totalités» (ὅλα) connues au moyen de la sensation, sont les locutions primitives utilisées par l’homme pour exprimer le phénomène du devenir; tandis que les particuliers vers lesquels on procède sont les premiers principes auxquels l’analyse conduit. En Phys. I 1, Aristote annoncerait un type d’analyse qui

288

Averroès

se distingue de celle détaillée dans le dernier chapitre des An. Post. pour deux raisons: le but visé et la méthode à suivre. D’une part, Phys. I 1 indiquerait le but de la partie générale de l’étude de la nature et non pas le but des autres recherches physiques; d’autre part, ce chapitre présenterait la méthode conduisant aux principes premiers de la physique, mais non pas celle que le physicien doit suivre dans ses recherches particulières. Le GC de Phys. I 1 montre qu’Averroès défend une lecture radicalement différente de ce chapitre et du livre I dans son ensemble. Il résout les apparentes incohérences et les difficultés liées au texte d’Aristote en considérant ce chapitre comme une présentation de la science naturelle dans son ensemble, pouvant en ce sens servir d’introduction à tout le corpus physique. Aristote y précise la place de la physique, en l’intégrant dans l’horizon plus vaste du savoir humain tel que les An. Post. le définissent: la philosophie de la nature est l’une des sciences «parfaites», c’est-à-dire l’un des savoirs qui fournissent les causes des objets étudiés. La recherche des causes n’est toutefois pas limitée à l’une des étapes de cette science, car à tous les niveaux il y a des causes de moins en moins communes qui doivent être découvertes. À strictement parler, il n’y a donc pas de règles qui valent pour une partie de cette science et non pas pour une autre: à tous les niveaux la seule ou du moins la principale démonstration par laquelle on peut établir l’existence des causes, c’est la preuve du signe qui, par une analyse inductive de la réalité, nous conduit des effets à leurs causes. Si d’une façon de prime abord contradictoire Aristote nous dit (Phys. I 1, 184 a23-b14) qu’il faut procéder des universaux vers les particuliers, ce n’est pas dans un contexte «heuristique», mais dans un contexte «didactique» qu’il le fait. Une fois que la science physique arrive à son stade accompli, il faut en effet procéder à son enseignement en commençant par les démonstrations portant sur les causes et les propriétés les plus communes. C’est pour cette raison qu’Aristote ne se contredit ni en Phys. I 1 ni à la fin des An. Post. On a vu qu’Averroès propose cette lecture aussi bien dans le prologue que dans le GC de Phys. I 1. On verra que cette même conception du statut et de la structure de la science physique est confirmée dans le commentaire au reste du livre I. En ce sens, Phys. I 1 traite de trois des huit questions qui, selon l’usage des commentateurs alexandrins, devaient précéder le commentaire d’un traité: (1) quel est le but du traité, (6) quelle est la méthode suivie et (3) quel est son ordre par rapport aux autres traités physiques. Averroès l’affirme à la fin de son commentaire de Phys. I 1, sans pourtant préciser que ces trois questions ont été déjà considérées dans le prologue de son GC1. Cette redondance non justifiée a été 1 Averroès, GC Phys. I, c. 5, f. 8 H2–5: «Celui-ci est donc le prologue du traité; et il contient son but, son rang et le mode de la science démonstrative» («Iste igitur est prologus libri: et continet intentionem, et ordinem eius, et modum doctrinae demonstrativae»). En résumant les résultats du chapitre I 1, Averroès inverse l’ordre dans lequel les trois

l’étude générale de la génération

289

avancée pour corroborer l’hypothèse selon laquelle le prologue du GC a été inséré postérieurement2. Il faut pourtant remarquer que les superpositions entre le proemium et le commentaire de Phys. I 1 ne sont pas, au sens strict, des répétitions, car Averroès concevait son proemium comme l’introduction de son commentaire, alors qu’il considérait Phys. I 1 comme l’introduction qu’Aristote avait composée pour son propre traité3, c’est-à-dire le proemium écrit par Aristote lui-même pour sa Physique. Averroès adopte cette même position dans l’Epit.4 et dans le CM5 de ce chapitre. Averroès retrouve l’idée que le premier chapitre de la Physique est d’une certaine façon une discussion générale sur les objectifs et la méthode à suivre dans la science naturelle, dans tous les commentaires et tous les traités qu’il avait à sa disposition: le commentaire d’Alexandre6, le commentaire de Philopon7, le

questions ont été analysées. Aristote, en effet, traite d’abord du propositum, ensuite du modum ou, selon la terminologie du proemium, de la via doctrinae, c’est-à-dire les types de démonstration utilisés dans la science physique, et enfin de l’ordo, à savoir de la place du traité au sein du corpus physique, ainsi que de la manière d’exposer les résultats de la science en question. 2 Cf. R. Glasner, «The Evolution of the Introduction in Averroes’ Commentaries: A Preliminary Study», dans Brenet (éd.), Averroès et les averroïsmes juif et latin, p. 141–150; ead., Averroes’ Physics: a Turning Point in Medieval Natural Philosophy, Oxford University Press, Oxford 2010. 3 Cf. Averroès, GC Met. Z, c. 10, p. 782, 17–783, 5, où Averroès affirme explicitement que Phys. I 1 constitue le prologue aristotélicien de la Physique. Sur cette question C. Cerami, «Corps et continuité. Remarques sur la “nouvelle” physique d’Averroès», Arabic Sciences and Philosophy, 21, 2011, p. 299–318. 4 Averroès, Epit. Phys., p. 12, 16–18: «On a ainsi démontré par ce discours quel est le sujet de ce traité, son but, l’ordre à suivre dans l’exposition et sa place. Tout cela, de fait, il est utile que le savant se le représente quand il parvient à cette science et entreprend son étude». 5 Averroès, GC Phys. I, f. 434 L7–8: «Voilà donc les choses contenues dans l’introduction de ce traité»; («Haec igitur sunt, quae in praefatione huius libri continetur»). 6 Au tout début du proème du GC, Averroès déclare qu’il ne possède aucun commentaire ad litteram des commentateurs qui l’ont précédé portant sur la totalité du traité de la Physique (glossa completa super singulis verborum). Il affirme néanmoins qu’il dispose d’une partie du commentaire d’Alexandre aux livres I, II, IV, V, VI, VII, à laquelle est joint un commentaire du livre VIII qui n’est pas d’Alexandre (Averroès, GC Phys., f. 1 B7–11). Le commentaire d’Alexandre ne nous est pas parvenu directement; on peut toutefois vérifier les nombreuses citations explicites d’Averroès en les comparant aux passages du commentaire d’Alexandre rapportés par Simplicius et aux fragments du commentaire des livres IV–VIII, retrouvés et édités par M. Rashed (M. Rashed, «A “new” text of Alexander on the soul’s motion», dans R. Sorabji (éd.), Aristotle and After, Instute of Classical Studies, London 1997, p. 181–95; id., Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote (Livres IV–VIII). Les scholies byzantines, De Gruyter, Berlin 2011). 7 Averroès, on l’a signalé plus haut, cite à plusieurs reprises la paraphrase de Philopon, mais jamais dans le commentaire aux livres I et II. Nombreux, néanmoins, sont les passages dans lesquels Averroès reprend et fait siennes les suggestions de Philopon.

290

Averroès

Kitāb al-Šifāʾ d’Avicenne8 et le commentaire d’Ibn Bāǧǧa. Dans le premier chapitre de Phys. I, d’après tous ces philosophes, Aristote vise un triple but: i) définir l’objet et donc le but (intentio) du traité; ii) déterminer quel genre de processus cognitif nous permet de parvenir à la connaissance de l’objet de la science physique; iii) expliquer quel est l’ordre à suivre dans l’exposition des principes de cette science. Averroès reprend et développe cette même idée aussi bien dans l’Epit.9 et dans le CM que dans le GC. C’est toutefois dans ce dernier texte qu’Averroès explique le plus clairement que Phys. I 1 traite dans son ensemble de la façon de procéder dans la science de la nature (modus procedendi in hac scientia) et que cet examen comporte trois parties (capitula): la première (184 a10–16) dans laquelle Aristote définit l’objectif (propositum ou intentio) de la science physique; la deuxième (184 a16–23) dans laquelle il détermine le genre de processus démonstratif utilisé par le physicien (genus demonstrationum); la troisième enfin (184 a23-b14) où il explique dans quel ordre il faut présenter les résultats de la recherche physique (modus ordinis doctrinae)10.

8 La premier traité de la partie du Kitāb al-Šifāʾ consacré à la philosophie de la nature (AlŠifāʾ: al-Ṭabīʿiyyāt, al-Samāʿ al-ṭabīʿī, S. Zayid (éd.), Al-Hayʾa al-miṣriyya al-ʿāmma li-l-kitāb, al-Qāhira 1983, dorénavant Avicenne, al-Samāʿ al-ṭabīʿī) ne peut pas être considéré comme un commentaire du livre I de la Physique. Il s’agit en effet d’un traité qui peut être lu indépendamment du texte d’Aristote. Dans nombre de passages, cependant, Avicenne se réfère directement au traité aristotélicien qu’il utilise plus comme un point de départ que comme un texte à commenter. 9 Averroès, Epit. Phys., p. 11, 17–12, 5: «On a ainsi démontré que le but de ce livre, traduit Leçons sur la Nature, est de rechercher les causes communes et premières de ce qui existe par nature en tant que cela existe par nature et des concomitants communs de ces causes (al-lawāḥiq al-ʿāmma li-hāḏihi al-asbāb). Or, de même que l’objet de l’art est présupposé par l’art, il faut que nous présupposions au préalable à ce type d’examen qu’il y a quatre causes dont les êtres naturels sont constitués. C’est pourquoi Aristote affirme qu’il n’incombe pas au spécialiste de la science physique de démontrer l’existence de la nature, de même qu’il n’incombe pas au spécialiste de telle ou telle science , mais qu’il faut la poser comme acquise, qu’elle soit en elle-même évidente ou pas». 10 Étant donné qu’on a traité de la troisième question, celle concernant l’ordre du corpus physique, dans le chapitre précédent, on se limitera, dans la suite de ce chapitre, à examiner les deux premières questions: i) la définition du subiectum et de l’intentio de la physique; ii) la détermination des types de démonstrations dont elle se sert.

l’étude générale de la génération

291

§ 1.1. La physique comme science certaine: Subiectum et intentio La première partie de Phys. I 1 (184 a10–16)11 traite, d’après Averroès, du but de la philosophie naturelle en général et du traité de la Physique en particulier. Cette question est également la première des questions préalablement traitées dans le prologue du GC. Averroès, on l’a vu, y explique que l’on ne peut saisir la finalité du traité de la Physique sans d’abord comprendre la finalité de la science dont il porte le nom. Dans le même prologue, il explique aussi qu’il faut distinguer entre le genre-sujet de la science physique (subiectum/mawḍūʿ), à savoir les res sensibiles ayant un principe intérieur de mouvement et de repos, et son but (intentio/ġaraḍ), à savoir le dévoilement de leurs causes éloignées et prochaines, ainsi que de leurs concomitants12. Dans son GC de ces lignes de Phys. I 1, Averroès confirme la nécessité de distinguer l’objet et le but d’une science et il définit mieux le rôle de la philosophie naturelle dans l’horizon plus général du savoir humain. Averroès explique ainsi que le but d’Aristote, dans ces premières lignes du chap. I 1, est d’intégrer la physique au nombre des savoirs humains codifiés par les critères épistémologiques des An. Post. C’est dans ce but, d’après le Commentateur, qu’Aristote donnerait d’abord les conditions que toute véritable science doit satisfaire, puis suivant les quatre genres de causes (matériel, agent, formel, final) et leur rang (prochain ou éloigné), présenterait l’achèvement du savoir humain, attribuant à chacune des sciences théorétiques l’étude des causes qui lui revient. Le raisonnement d’Aristote est ainsi reformulé sous la forme d’un syllogisme dont la majeure (exposée aux lignes 184 a10–14) définit non seulement la physique, mais le savoir humain dans sa totalité. Ce point est essentiel pour comprendre l’exégèse qu’Averroès propose de Phys. I 1. La première condition que toute discipline scientifique doit respecter est celle donnée en An. Post. I 2: pour connaître scientifiquement quelque chose, il faut parvenir à la connaissance de ses causes13. Poussé par le texte d’Aristote, mais 11 Aristote, Phys. I 1, 184 a10–16: «Puisque connaître (εἰδέναι) en possédant la science (ἐπίστασθαι) résulte, dans toutes les recherches dans lesquelles il y a des principes (ἀρχαί) ou (ἢ) des causes (αἴτια) ou des éléments (στοιχεῖα), du fait que l’on a un savoir de ces (en effet, nous pensons savoir chaque chose quand nous avons pris connaissance de ses causes premières (τὰ αἴτια τὰ πρῶτα), ses principes premiers (τὰς ἀρχὰς τὰς πρώτας) et jusqu’aux éléments (στοιχεῖα)), il est évident que pour la science portant sur la nature aussi il faut s’efforcer de déterminer d’abord ce qui concerne les principes» (trad. Pellegrin légèrement modifiée). 12 Averroès, GC Phys., f. 1 C8–15. 13 Aristote, An. Post. I 2, 71 b9–12: «Nous pensons connaître scientifiquement chaque chose au sens absolu, et non pas à la manière sophistique par accident, lorsque nous pensons connaître la cause de la chose et que cette chose ne peut pas être autrement qu’elle n’est» (trad. P. Pellegrin).

292

Averroès

aussi par la traduction arabe dont il disposait14, Averroès précise que c’est cette connaissance des causes qui procure «l’état propre à la science certaine» (dispositio scientiae certae) et permet de départager les sciences «parfaites» et «certaines» des sciences imparfaites: «Il commence ce livre par la raison pour laquelle l’examen de cette science porte sur la connaissance des causes des choses naturelles. Et il dit: Puisque l’état, c’est-à-dire puisqu’il a été montré dans les An. Post. que l’état de la science certaine dans toutes les sciences démonstratives qui examinent des choses qui ont l’une des quatre causes ou plus qu’une ou toutes n’est acquise que par la connaissance des causes. Et il ne considérait pas «science» et «certitude» comme des termes synonymes, puisque dans une discipline démonstrative on ne peut utiliser des termes synonymes, mais il voulait désigner l’état de la science certaine, à savoir la science parfaite. En effet, la science parfaite est celle qui se produit par la cause; la science imparfaite, en revanche, est celle qui se produit sans la cause»15.

14 Voir infra p. 293, n. 16. La Physique d’Aristote a été traduite en arabe plusieurs fois au cours du ix e et du x e siècle de l’ère chrétienne. La section consacrée aux sciences philosophiques dans le Fihrist d’Ibn al-Nadīm permet de parcourir l’histoire de ces traductions et de ses commentaires grecs (cf. Al-Nadīm, Kitāb al-Fihrist, mit Anmerkungen herausgegeben von G. Flügel, nach dessen Tode besorgt von J. Roediger und A. Müller, 2 vol., Vogel, Leipzig, 1871–2; Al-Nadīm, The Fihrist of al-Nadīm. A Tenth-Century Survey of Muslim Culture, Translated by B. Dodge, 2 vol., Columbia University Press, New York-London 1970). La première traduction dont on a connaissance est celle de Sallām al-Abraš (Al-Nadīm, Kitāb al-Fihrist, p. 244, 7; id., The Fihrist of al-Nadīm, p. 587). D’autres traductions partielles ont été réalisées à la fin du ix e siècle par Qusṭā ibn Lūqā et al-Dimašqī. Certains passages de ces traductions ont été reportés dans le manuscrit de Leyde (Or. 583). Ce même manuscrit nous a transmis la seule traduction qui nous soit parvenue en entier, celle réalisée au ix e siècle par Isḥāq Ibn Ḥunayn (m. 910), qui a été éditée par ʿA. Badawī (cf. ʿA. Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa. Tarǧamat Isḥāq Ibn Ḥunayn maʿa šurūḥ Ibn al-Samḥ wa Ibn ʿAdī wa Mattā Ibn Yūnus wa Abū al-Faraǧ Ibn al-Ṭayyib, 2 vol., Al-Dār al-Qawmiyya li-al-ṭibāʿa wa-al-našr, al Qāhira 1964–65; réimpr. dans al-Hayʾa al-Miṣriyya al-ʿÂmma li-al-Kitāb, al-Qāhira 1984.). C’est très probablement cette traduction qu’Averroès a utilisée et commentée. Pour une présentation plus détaillée de l’histoire des différentes traductions de la Physique, voir F.E. Peters, Aristoteles Arabus, Brill, Leiden 1968. 15 Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 5 M1–6 A5: «Incoepit hunc librum a causa, propter quam fuit consideratio huius scientiae in cognitione causarum rerum naturalium. Et dixit: Quoniam dispositio, id est quia declaratum est in Posterioribus, quod dispositio scientiae certae in omnibus artibus demonstrativis considerantibus de rebus habentibus unam quattuor causarum aut plures una aut omnes non adquiritur nisi ex cognitione causarum. Et non intendebat per scientiam et certitudinem nomina synonyma, quoniam nomina synonyma non usitantur in doctrina demonstrativa, sed intendebat dispositionem scientiae certae, et est scientia perfecta. Scientia enim alia est perfecta et est illa, quae est per causam, alia est imperfecta et est illa, quae est sine causa».

l’étude générale de la génération

293

On ne peut comprendre cette exégèse dans toute son ampleur sans l’inscrire dans le cadre épistémologique que les traductions gréco-arabes réalisées au ix e siècle de notre ère ont contribué à établir. Dans la traduction arabe d’Isḥāq Ibn Ḥunayn (m. 910), qu’Averroès semble ici commenter, les verbes «connaître» (εἰδέναι) et «posséder la science» (ἐπίστασθαι) sont rendus par les expressions «état de la certitude» (ḥāl al-yaqīn/dispositio certitudinis) et «état de la science» (ḥāl al-ʿilm/dispositio scientiae): «Puisque l’état de la science (ḥāl al-ʿilm) et de la certitude (ḥāl al-yaqīn), dans toutes les voies dans lesquelles il y a des principes (mabādiʾ) ou (aw) des causes (asbāb) ou des éléments (usṭuqussāt), ne résulte que de la connaissance (maʿrifa) de ceux-ci – en effet, nous pensons connaître chaque chose, lorsque nous connaissons ses causes et ses principes premiers (asbābahu wa-mabādiʾahu al-ūlā), jusqu’à ce que nous parvenons (nabluġ) à ses éléments (usṭuqussātihi) –, il est évident que, dans la science portant sur la nature aussi, il faut que nous cherchions premièrement à déterminer ce qui concerne ses principes (mabādiʾihā)»16. Cette traduction témoigne du même type de glissement produit dans la traduction d’An. Post. I 2 réalisée par Abū Bišr Mattā (m. 940)17. Dans cette dernière traduction, la certitude, conçue comme l’état cognitif produit dans le sujet connaissant par l’utilisation des instruments démonstratifs, est considérée comme l’une des conditions nécessaires pour qu’il y ait science de quelque chose. Plus précisément, Abū Bišr Mattā, comme Isḥāq Ibn Ḥunayn, utilise le terme «certitude» (al-yaqīn) et ses dérivés pour traduire le verbe «connaître» (εἰδέναι). D’après la traduction d’Abū Bišr Mattā, la démonstration ne nous donne pas simplement connaissance, comme le texte grec le dit (An. Post. I 2, 71 b17), mais «connaissance certaine» (ʿilman yaqīnan). La certitude rentre ainsi dans la première définition de la démonstration formulée en 71 b17–19, selon laquelle l’apodeixis (bu16 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 1, l. 10–16; cf. Averroès, GC Phys. I, t. 1, f. 5 I7–18: «Quoniam dispositio scientiae et certitudinis in omnibus viis habentibus principia et causas et elementa non adquiritur nisi ex cognitione istorum (credimus enim in unaquaque rerum ipsam sciri, cum sciverimus causas eius simplices et prima principia eius, donec perveniamus ad elementa eius), manifestum est quod in scientia naturali etiam oportet primo quaerere determinationem principiorum eius». 17 Le texte arabe des An. Post., dans la version d’Abū Bišr Mattā, est édité par ʿA. Badawī dans ʿA. Badawī (éd.), Manṭiq Arisṭū, 3 vols., vol. II, Wikālat al-maṭbūʿa/Dār al-qalam, BayrūtKuwait 1970. Sur les traductions arabes des An. Post., voir A. Elamrani-Jamal, Aristote de Stagire, Organon (4), Les Seconds Analytiques, Tradition arabe, dans R. Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques, publié sous la direction de R.G., avec une préface de P. Hadot, tome I: Abam(mon) à Axiothéa, CNRS Éditions, Paris 1989, p. 521–24. Pour une étude de leur milieu d’origine, voir H. Hugonnard-Roche, «Averroès et la tradition des Seconds Analytiques», dans Endress et Aertsen (éds.), Averroes and the Aristotelian Tradition, p. 172–187.

294

Averroès

rhān) est définie comme «le syllogisme composé certain» (al-qiyās al-muʾtalif al-yaqīnī) qui produit la connaissance en celui qui se le formule18. En traduisant le verbe «connaître» par l’expression «état de la certitude» (ḥāl al-yaqīn), Isḥāq Ibn Ḥunayn oriente le texte de la Physique dans la même direction: si la physique est une véritable science, elle n’est pas n’importe quelle forme de connaissance, elle fait partie des états cognitifs qui s’accompagnent de la certitude, celle qui est produite lorsqu’on acquiert la connaissance des causes. C’est dans ce cadre épistémologique qu’Averroès interprète le propos d’Aristote qui affirme que connaître (εἰδέναι) en possédant la science (ἐπίστασθαι) résulte du savoir des principes, des causes et des éléments et qu’il affirme que la véritable science est celle qui correspond à l’«état de la science certaine». Les deux termes qu’Aristote utilise dans les premières lignes de la Physique pour désigner le savoir, i.e. «connaître» (εἰδέναι, traduit en arabe par «état de la certitude») et «posséder la science» (ἐπίστασθαι, traduit en arabe par «état de la science»), ne sont donc pas d’après Averroès des synonymes, mais constituent un hendiadyin19. En effet, «science» et «certitude» n’ont pas forcément la même signification, car le savoir qui ne comporte pas la connaissance des causes ne produit pas de certitude et il ne constitue pour cela même qu’une science imparfaite. Avec ce hendiadyin Aristote veut désigner le seul véritable savoir scientifique: celui de la science qui, donnant la cause, procure la certitude. La connaissance de la cause et l’état cognitif de la certitude qui en découle sont donc les conditions que doit satisfaire toute véritable science, ou plus précisément, toute discipline ayant pour objet des étants causés. En effet, si Aristote précise qu’il faut viser la connaissance des causes, dans «toutes les recherches (μεθόδους) dans lesquelles il y a des principes (ἀρχαί), ou des causes (αἴτια) ou bien des éléments (στοιχεῖα)», c’est que certaines disciplines ou certaines de leurs parties portent sur des étants qui n’ont pas de causes: «Et il a dit dans lesquelles il y a ou des principes ou des causes ou bien des éléments, puisque parmi les sciences spéculatives ou leurs parties, certaines examinent des choses simples qui n’ont pas de principes. C’est l’état de la science qui examine les principes propres et premiers de n’importe quel art et de n’importe quel étant»20. 18 Sur cet aspect de la traduction arabe des An. Post., voir D. Black, «Knowledge (ʿIlm) and Certitude (Yaqīn) in al-Fārābī’s Epistemology», Arabic Sciences and Philosophy, 16, 2006, p. 11–45. 19 Averroès précise en effet que si la Physique fait partie des traités qui exposent le véritable savoir physique, Aristote ne peut y utiliser des synonymes, car aucune doctrina demonstrativa n’admet de répétitions (Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 5 M12–14). 20 Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 6 A9-B2: «Et dixit habentibus principia, aut causas, aut elementa, quia artium speculativarum, aut suarum partium sunt quaedam, quae considerant de rebus simplicibus carentibus principiis et haec est dispositio scientiae considerantis de propriis principiis et primis cuiuslibet artis vel entis».

l’étude générale de la génération

295

Averroès explique ainsi que lorsque le genre d’étant étudié n’a pas de causes, le savant se limitera à expliquer la nature de ce même étant. L’allusion, comme on le verra mieux dans la suite, est à la métaphysique, ainsi qu’à la partie de cette science qui traite des formes séparées. En effet, dans le cas de la partie «théologique» de la métaphysique, le métaphysicien ne doit pas chercher les causes des étants séparés, mais définir leur nature. Dans la partie de la métaphysique qui ne traite pas de ce type de formes, en revanche, ainsi que dans toutes les autres «sciences parfaites», il faut parvenir aux causes du genre d’étant étudié. C’est alors en suivant la quadripartition aristotélicienne des genres de causes, qu’Aristote, d’après Averroès, fixe à trois le nombre de ces disciplines, à savoir les mathématiques, la physique et la métaphysique: «Et il a dit des principes ou des causes ou bien des éléments à cause de la diversité des sortes de causes. Et il voulait dire par principes ici les causes agentes et motrices et par causes les fins et par éléments les causes qui sont des parties de la chose, à savoir la matière et la forme. Et il utilise ici le terme principe et le terme cause au sens propre ; parce que ce sont des synonymes lorsqu’on les emploie couramment. Et d’après ce qu’il me semble, Alexandre a interprété le texte de la même façon21. Et Aristote voulait enseigner par ce propos que tous les arts n’examinent pas toutes les causes. Mais certains examinent la cause formelle seulement, à savoir les mathématiques, d’autres examinent trois causes, à savoir le moteur, la forme et la fin, c’est le cas de la science divine, et d’autres encore examinent les quatre causes et c’est le cas de la physique»22.

21 D’après ce qu’Averroès nous dit, Alexandre aurait donc distingué entre des causes internes à la substance et des causes externes (le moteur et la fin) et des causes internes (la forme et la matière). Dans l’histoire de cette distinction, dans le monde grec comme dans le monde arabe, il faut donc considérer Alexandre comme une source primaire et reconsidérer l’hypothèse qui affirme qu’al-Fārābī et Avicenne retrouveraient cette distinction dans les commentateurs néoplatoniciens (R. Wisnowsky, «Towards a History of Avicenna’s Distinction between Immanent and Transcendent Causes», dans D.C. Reisman et A.H. Al-Rahim (éds.), Before and after Avicenna. Proceedings of the First Conference of the Avicenna Study Group, Brill, Leiden-Boston 2003, p. 49–68), étant donné que rien n’exclut qie les deux possédaent le commentaire de la Physique d’Alexandre. 22 Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 6 B2-C5: «Et dixit: principia aut causas aut elementa propter diversitatem modorum causarum. Et intendebat per principia in hoc loco causas agentes et moventes, et per causas fines, et per elementa causas, quae sunt partes rei, scilicet materiam et formam. Et quod hic utitur hoc nomine principium proprie et similiter hoc nomine causa, quia sunt nomina synonyma, cum usitentur communiter. Et sic ut mihi videtur, exposuit ipse Alexander. Et intendebat Aristoteles per hunc sermonem docere, quod non omnes artes considerant de omnibus causis. Sed quaedam considerant de causa formali tantum, scilicet mathematice, et quaedam de tribus causis, scilicet motore et forma et fine, et est scientia divina, et quaedam de quattuor causis, et est scientia naturalis».

296

Averroès

Comme il l’avait fait dans son prologue, Averroès précise ainsi qu’il y a différents genres de causes, (c’est-à-dire la cause matérielle, formelle, finale et agente) et que, dans chacun de ces genres, il y a des causes prochaines (causae propinquae) et des causes éloignées (causae remotae)23. C’est d’abord aux quatre genres de causes qu’Aristote fait allusion, d’après Averroès, lorsqu’à la ligne 184 a11 il parle de principia (ἀρχαί), causae (αἴτια) et elementa (στοιχεῖα)24: le terme principia désigne la cause agente, le terme causae la cause finale et le terme elementa les causes matérielle et formelle. À la différence de la plupart des exégètes modernes, il est donc clair pour Averroès que ces trois termes ne sont pas des simples synonymes et que les premières lignes de Phys. I 1 n’annoncent pas seulement la recherche des trois principes communs à toute génération (le substrat, la privation et la forme), ni plus en général celle des principes de la physique25. Dans ces lignes, en effet, Aristote annonce d’après Averroès une recherche beaucoup plus vaste: la recherche des quatre genres de causes qui constituent le but ultime du savoir humain dans son ensemble. Averroès précise ainsi que toutes les sciences théorétiques ne considèrent pas tous les quatre genres de causes, c’est pourquoi Aristote introduit par une conjonction disjonctive (ἤ/aw) chacun des trois termes les désignant26. En effet, 23 Dans le commentaire de Phys. II, Averroès clarifiera davantage son lexique et utilisera l’expression genera causarum pour indiquer les quatre genres de causes et le terme modus pour désigner les différents types de causes dans chaque genre: 1) causae propinquae et remotae; 2) causae per se et per accidens; 3) causae simplices et compositae; 4) causae in actu et in potentia (cf. Averroès, GC Phys. II, f. 61–63, c. 31–38). L’étude et la présentation des quatre genres de causes constituent en effet, d’après Averroès, l’objectif du livre II de la Physique. 24 Dans la partie de l’Epit. relative à ce passage, Averroès se borne à exposer de façon assez concise le propos d’Aristote, en remplaçant les termes «principes» et «causes» par les termes «causes premières» (asbābihi al-uwal) et «causes prochaines» (asbābihi al-qarība). Averroès, Epit. Phys., p. 9, 2–6: «Etant donné que nous ne possédons la science certaine et la connaissance parfaite d’une chose que lorsque nous parvenons à connaître la totalité de ses causes premières, jusqu’à ses causes prochaines et à ses éléments, il est évident que dans la science portant sur la nature et les corps naturels il faut que nous suivions cette démarche et que nous nous efforcions de parvenir dans à la connaissance des causes». C’est ensuite, en traitant de l’ordre à suivre dans l’enseignement, qu’Averroès développera ce point et expliquera la différence entre les deux types de causes. 25 Averroès affirme suivre l’interprétation qu’Alexandre propose de ce passage. Il explique que les trois termes ne désigneraient pas, selon ce dernier, les notions étudiées en Phys. I, mais les quatre modes de causes auxquels le savoir humain dans son ensemble doit aspirer. Pour une autre lecture de la thèse d’Alexandre, voir Rashed, Essentialisme, p. 190–199. Philopon, en revanche, entend le texte d’Aristote de façon différente. Le terme ἀρχαί signifie d’une façon générique les quatre causes, alors que le terme αἴτια désigne exclusivement les causes finale et efficiente, et le terme στοιχεῖα la matière et la forme (cf. Philopon, In Phys. 6, 9–17; 7, 32–8, 5). 26 Dans son commentaire, Simplicius attribue cette interprétation à Alexandre (cf. Simplicius, In Phys. 13, 21–27). Philopon, dans son commentaire, fait sienne une thèse semblable (cf. Philoponus, In Phys. 7, 20–26).

l’étude générale de la génération

297

chaque science doit viser la connaissance des causes de son objet, même si son examen ne porte pas sur tous les quatre genres de cause. Des trois sciences théorétiques, les mathématiques, la physique et la philosophie première, seule la physique étudie les quatre genres de causes. Les mathématiques, en effet, considèrent la seule cause formelle, alors que la scientia divina s’interroge sur les causes efficiente, formelle et finale, mais elle néglige la cause matérielle. Cela, cependant, ne préjuge aucunement de leur statut épistémique, car la certitude qui accompagne la connaissance qu’on a de quelque chose (dispositio certae scientiae) est donnée par la connaissance de sa cause: peu importe, affirme Averroès, que cette chose «ait seulement certaines» des quatre causes27. Chaque science doit donc considérer les genres de causes de l’étant qu’elle a pour objet; sans cela elle ne pourra pas être une science certaine. Cependant, précise Averroès, dans chaque genre de causes se trouvent des causes éloignées et des causes prochaines; c’est pourquoi il faut encore expliquer qu’une même science doive repérer, dans le genre ou les genres de causes qui lui reviennent, les deux types de cause. C’est dans la suite du texte qu’Averroès estime trouver cette affirmation. En effet, lorsqu’Aristote (aux lignes 184 a12–14) affirme que nous estimons connaître chaque chose lorsque nous parvenons, de ses «causes premières» et de ses «principes premiers» (τὰ αἴτια τὰ πρῶτα καὶ τὰς ἀρχὰς τὰς πρώτας/asbābahu wa-mabādiʾahu al-ūlā/causae simplices et prima principia), à ses «éléments» (στοιχεῖα/usṭuqussātihi/elementa)28, il fait allusion, d’après Averroès, à la distinction entre causes éloignées et causes prochaines. Cette affirmation, précise Averroès, ne peut pas être une simple reprise de ce qu’Aristote vient de déclarer (aux lignes 184 a10–13) car, selon le principe susmentionné, dans aucune science démonstrative, on ne peut faire de répétitions29:

27 Averroès, GC Phys. I, f. 6 C9-D4: «Et il dit dans lesquelles il y a ou des principes ou des causes ou bien des éléments, c’est-à-dire qu’il en va de même si l’on admet que ces choses possèdent des principes agents ou bien finals ou bien élémentaires ou tous. Et il est impossible que cette conjonction ou soit copulative. En effet, l’état de la science certaine se trouve dans les choses qui ne possèdent que certaines causes par la connaissance de ces causes, tout comme il se trouve dans les choses qui les possèdent toutes» («Et dixit: Habentibus principia aut causas aut elementa, id est quoniam idem sequitur sive ponatur, quod illae res habeant principia agentia aut finalia aut elementaria aut omnia. Et impossibile est ut haec coniunctio aut sit sicut copulativa. Nam dispositio certae scientiae invenitur in rebus habentibus causas quasdam per scientiam illarum causarum, sicut invenitur in habentibus omnes causas»). 28 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 1, l. 10–16; cf. Averroès, GC Phys. I, t. 1, f. 5 I12–6. 29 Si Aristote utilise deux fois le même mot, à savoir le terme elementa, il ne faut pas croire que ce terme désigne dans les deux cas un même type de cause. Répéter deux fois un même concept serait, d’après Averroès, un manque de précision. La seule chose qu’il peut concéder, c’est qu’Aristote prête peu d’attention aux choix des termes employés; la répétition serait, en ce sens, seulement apparente. Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 6 F11–14: «Et pour cela il fait des termes cause et élément un usage différent par rapport à celui qu’il en avait fait précédemment, suivant son habitude de prêter peu d’attention aux termes» («secundum hoc utitur hoc no-

298

Averroès

«Ensuite il dit quand nous avons pris connaissance de ses causes simples. Et il voulait désigner, à ce qu’il semble, les causes premières, non composées, qui existent dans les choses. Et il s’agit de la matière première et de la dernière forme; toutes celles qui sont en dehors de la matière première et de la dernière forme de chaque chose naturelle sont des matières composées et des formes composées. Ensuite il dit: et les principes premiers et il voulait ici désigner, comme il apparaît, par principes premiers les causes premières qui se trouvent en dehors de la chose, à savoir l’agent premier et la fin ultime de toutes les choses. Ensuite il a dit: jusqu’à ce que nous parvenions à ses éléments. Et il voulait désigner par éléments les causes prochaines et essentielles qui existent dans les choses. Et il fait allusion par ce qu’il a dit au fait que suivant la discipline bien ordonnée il faut commencer par la connaissance des causes premières de la chose qu’il faut connaître parfaitement, pour ensuite procéder à la connaissance des autres causes éloignées suivant l’ordre, jusqu’à parvenir aux causes prochaines»30. Ce texte est d’une importance capitale pour comprendre la structure du savoir humain tel qu’Averroès le conçoit. Le savant qui aspire à connaître la réalité, affirme ce texte, doit d’abord repérer les causes éloignées premières dans les quatre genres: celles qui sont in re, c’est-à-dire la matière première31 et la forme dernière (τὰ αἴτια τὰ πρῶτα/asbābahu […] al-ūlā/causae simplices) et celles qui sont extra rem, c’est-à-dire l’agent premier et la fin dernière (τὰς ἀρχὰς τὰς πρώτας/mabādiʾahu al-ūlā/prima principia). Ce n’est qu’ensuite qu’il doit parvenir aux causes prochaines et essentielles (les elementa), c’est-à-dire la forme et la matière des individus, qui sont de fait des matières composées (materiae compositae) et des formes composées (formae compositae). En effet, assure Averroès, tout enseignement bien ordonné (doctrina ordinata) doit commencer par l’étude des causes éloignées premières et ne parvenir aux causes prochaines qu’après avoir découvert toutes les causes éloignées qui sont, pour ainsi dire, intermédiaires entre ces dernières et les causes éloignées premières. mine causa et elementum alio modo ab eo, quo usus est illic prius secundum suum morem in habendo modicam sollicitudinem de nominibus»). 30 Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 6 E5-F11: «Deinde dixit: cum sciverimus causas eius simplices. Et intendit, ut videtur, causas existentes in re primas, non compositas. Et sunt prima materia et ultima forma; quae enim sunt praeter primam materiam et ultimam formam cuiuslibet rerum naturalium, sunt materiae compositae et formae compositae. Deinde dixit: Et prima principia. Et intendit hic, ut videtur, per prima principia primas causas, quae sunt extra rem, scilicet primum agens et ultimum finem omnium rerum. Deinde dixit: donec perveniamus ad elementa eius. Et intendit hic per elementa causas existentes in re propinquas et essentiales. Et innuit per hoc, quod dixit, quod doctrina ordinata est incipere a cognitione causarum primarum rei cognoscendae perfectae. Deinde intendere ad cognitionem aliarum causarum remotarum secundum ordinem, donec perveniatur ad causas propinquas». 31 Cf. Averroès, GC Phys. II, c. 68, f. 40 L2–10.

l’étude générale de la génération

299

La fin de ce texte nous explique ainsi que pour arriver à saisir la nature de la forme et de la fin ultime, à savoir Dieu, il ne faut pas attendre d’avoir connu toutes les causes des différentes espèces naturelles. La physique, dans sa partie générale, et la métaphysique précèdent les parties spécifiques de la physique, ainsi que les autres disciplines. Pour le dire autrement, la connaissance qu’on a de Dieu, conçu comme cause motrice, formelle et finale ultime, précède la connaissance spécifique de toutes les causes prochaines des espèces naturelles. Il est donc clair, si l’on se fonde sur ce texte, que la connaissance de Dieu à laquelle la physique et la métaphysique amènent n’est pas pour Averroès obtenue par accumulation. Dieu est connu avant de connaître l’ensemble des causes prochaines, à savoir les formes, les matières, les fins et les moteurs prochains des espèces naturelles32. Après avoir indiqué les conditions qui font d’une connaissance une véritable science – conditions qui en conformité avec la tradition arabe des An. Post. incluent l’état cognitif de la certitude – et avoir précisé quels sont les genres et les types de causes auxquelles le savoir humain doit aspirer dans sa totalité, Aristote tire, d’après Averroès, la conclusion de son syllogisme: si la physique est la «science parfaite» (scientia perfecta) et «certaine» (certa) des étants naturels, elle doit être la science qui fait parvenir à leur connaissance certaine, c’està-dire la connaissance qui n’est obtenue qu’une fois qu’on a déterminé les causes éloignées et prochaines de ces êtres. Averroès conclut ainsi que le philosophe de la nature parvient à la connaissance certaine de son genre-sujet, i.e. l’étant naturel, par le fait qu’il en dévoile les causes éloignées et prochaines. Il ne précise pas, en revanche, s’il faut admettre dans le cas de la métaphysique la même distinction entre subiectum et intentio, ni n’explique clairement pourquoi chacune des deux sciences ne peut assigner que deux des quatre causes ultimes. En fait, s’il est clair que toutes les sciences ne doivent pas considérer les quatre genres de causes, Averroès n’explique pas pourquoi la physique, tout en examinant les quatre genres, ne doit déterminer les causes premières et éloignées que dans le genre de la cause motrice et dans celui de la cause matérielle. On verra que, même si de prime abord plusieurs réponses semblent se dégager des textes d’Averroès, elles se fondent toutes sur un seul critère: celui qui veut que deux sciences se distinguent en dernière instance par leur genre-sujet. On ne peut pourtant arriver à saisir l’enjeu de la réponse d’Averroès sans la replacer dans son contexte historico-polémique et essayer d’abord de comprendre quelle est la nature de ces causes éloignées qu’il appelle aussi premières et simples. On verra en effet que la question au 32 On peut signaler à ce propos que cet ordre de l’enseignement, qui veut que la métaphysique vienne après notre traité de la Physique, correspond à celui proposait par Nicolas de Damas dans son abrégé (voir Takahashi, «Syriac Fragments of Theophrastean Meteorology», p. 189–224).

300

Averroès

cœur du débat n’est pas tant de savoir si la physique étudie des causes prochaines, que de comprendre si elle peut véritablement et légitimement parvenir à des causes éloignées.

§ 1.2. L’autonomie de la science physique: les causes éloignées et la polémique contre Avicenne Au cours de l’analyse du texte d’Aristote, on a signalé que les causes premières dont Phys. I 1 annonce la recherche sont des causes communes seulement par analogie. Aristote ne viserait pas des causes «individuelles» qui seraient à l’origine de l’être de tout étant sensible, il annoncerait plutôt la nécessité de formuler des conditions d’intelligibilité ou des notions qui valent analogiquement pour tout genre d’être sujet au mouvement, c’est-à-dire le substrat, la privation et la forme. Le substrat dont Phys. I démontre la nécessaire existence n’est pas une cause individuelle unique mais, pour ainsi dire, un rôle, une fonction accomplie à chaque fois par un certain être ou par un autre. Il en va de même, alors, pour la cause formelle et la privation. Dans tout genre d’être engendré, ces causes sont les mêmes seulement par analogie: il n’y a pas une forme première (et encore moins une privation première) qui serait la forme commune de tous les individus sensibles sujets au mouvement. Le texte d’Averroès qu’on vient d’examiner, ainsi que d’autres qu’on va prendre en compte, suggèrent en revanche que les causes que le Commentateur appelle éloignées (remotae) ne sont pas des causes communes simplement par analogie, elles sont des véritables causes individuelles qui sont en même temps, du fait de leur statut ontologique, communes à tous les êtres existants dans l’univers sensible. Dans chaque genre de cause, il y a des causes prochaines qui sont, comme tout être existant en acte dans le monde sublunaire, des composés de matière et forme et des causes qui sont, chacune dans son genre, absolument simples et premières: une matière première, une forme dernière, un agent premier et une fin dernière. De ces causes, l’une, c’est-à-dire la matière première, n’a pas per se une existence actuelle, les autres, comme on le verra dans la suite, sont simples dans la mesure où elles coïncident avec ce qui est acte pur, à savoir Dieu. Il est difficile de déterminer l’origine précise de cette distinction entre causes éloignées et simples et causes prochaines et composées, que l’on ne trouve pas sic et simpliciter chez Aristote33. L’histoire de cette distinction reste encore à 33 On trouve une distinction semblable en Phys. II où Aristote parle de causes qui se rangent secundum prius et posterius. Mais dans ce livre il ne s’agit pas de causes communes et individuelles, comme c’est le cas chez Averroès, mais de causes plus ou moins universelles: la cause formelle de l’harmonie, par exemple, est de façon première le double, de façon secondaire le nombre et la quantité. On reste en ce sens toujours du côté d’une cause commune non pas au sens numérique, mais par analogie ou par généralisation.

l’étude générale de la génération

301

faire34. Parmi les sources directes ou indirectes d’Averroès il y a sans aucun doute le chapitre I du premier traité de la Physique du Kitāb al-Šifāʾ35. Avicenne y distingue entre les principes qui s’appliquent à tout être indifféremment, les principes qui s’appliquent à tous les individus d’un genre et les principes qui s’appliquent à tous les individus d’une espèce36. Avicenne affirme que les principes qui s’appliquent à tous les êtres indifféremment sont pour cette raison des principes communs. Il précise aussitôt que le terme «commun» peut avoir plusieurs significations37. Dans le cas des causes efficientes et finales, on dit en un premier sens 1) qu’elles sont communes comme est commune la première cause efficiente qui imprime la première forme corporelle à la matière indéterminée ou comme la dernière cause finale vers laquelle tous les êtres s’orientent; 2) en un autre sens, une cause efficiente ou finale est commune, du fait qu’elle désigne des choses qui sont différentes par essence, mais qui sont toutes, à un certain titre, des causes efficientes ou finales. Dans le premier sens de «commun», la cause efficiente et la cause finale sont communes, puisque leur action s’étend à tous les individus existants, mais elles sont numériquement une du fait de leur essence. Elles s’identifient, déclare Avicenne, avec Dieu. Dans le second sens, la notion de cause considérée est une notion, pour ainsi dire, «analogique»: les causes efficientes et finales sont tout simplement les individus du monde sensible qui, à un certain titre, peuvent jouer le rôle de cause efficiente ou de cause finale. Avicenne explique ensuite en quel sens on peut appeler communes les deux autres types de cause: la matière et la forme38. La matière est commune dans le premier sens du terme, seulement si l’on prend en considération les êtres qui sont sujets à la génération et à la corruption. La matière première est en effet un substrat unique qui demeure dans les transformations de tous les étants sensibles. Quant à la cause formelle, il y a dans ce cas aussi une forme qui est toujours la même pour tous les êtres sensibles: c’est la forme dont la matière première n’est jamais dépouillée, celle qui

34 Un instrument important dans la reconstruction de cette histoire est fourni par R. Sorabji (éd.), The Philosophy of the Commentators, 200–600 AD: A Sourcebook. Vol. II, Physics, Cornell University Press, Ithaca-New York, p. 134–161. Dans cette histoire, comme on le verra, Alexandre d’Aphrodise joue assurément un rôle crucial. Toutefois, on ne trouve pas une présentation systématique de cette distinction dans les traités qui nous sont parvenus. Notamment, Alexandre ne parle jamais explicitement d’une cause formelle première qui s’identifierait avec la dernière cause finale. 35 Avicenne, al-Samāʿ al-ṭabīʿī, I, I, 8, 5–11, 9. 36 La paraphrase de la Phys. d’Ibn Bāǧǧa a joué sans aucun doute un rôle aussi important. Avicenne toutefois, constituant la cible privilégiée de la physique et de l’épistémologie d’Averroès, permet de mieux saisir les enjeux ultimes de sa doctrine. 37 Avicenne, al-Samāʿ al-ṭabīʿī, I, I, 11, 10–12, 18. 38 Ibid., I, I, 21, 9–24,14.

302

Averroès

sera connue dans la tradition postérieure comme la forma corporeitatis (al-ṣūra al-ǧismiyya)39. Dans ce même cadre ontologico-épistémologique, Avicenne affirme que le seul but de la science physique est de déterminer les causes prochaines de son objet, c’est-à-dire le corps sensible en tant qu’il est soumis au changement40. Plus précisément, le physicien ne doit ni ne peut prouver l’existence des causes premières et des principes de la physique. Il procède en effet «par simple énumération des principes» dont l’établissement incombe à une autre discipline: la philosophie première. En se référant à An. Post. I 9, Avicenne déclare ainsi qu’aucune science ne peut démontrer l’existence des causes premières de son objet propre; c’est à une science plus générale et «sur-ordonnée» que cela revient. La physique, donc, ne peut démontrer l’existence de ses propres principes, elle ne peut que les «poser», en le recevant de la métaphysique41. Or, c’est exactement l’usage qu’Avicenne fait de ce texte d’Aristote et du principe qui y est exposé qu’Averroès va contester. A. Bertolacci a récemment montré que la thèse d’Avicenne trouve son fondement épistémologique dans le traité des An. Post.42. En partie déterminée par la traduction arabe de ce traité, cette thèse repose sur une lecture stricte du principe énoncé en An. Post. I 9, selon lequel aucune science ne peut démontrer ses propres principes43. Cette affirmation d’Aristote a suscité la perplexité des interprètes anciens et contemporains. Parmi les contemporains on peut distinguer 39 À propos de la notion avicennienne de forma corporeitatis, voir A.-M. Goichon, La distinction de l’essence et de l’existence d’après Ibn Sīnā (Avicenne), Desclée de Brouwer, Paris 1937, p. 424–439; A. Hyman, «Aristotle’s “First Matter” and Avicenna’s and Averroes’ “Corporeal Form”», dans id. (éd.), Essays in Medieval Jewish and Islamic Philosophy, KTAV Publishing House, New York 1977, p. 335–356. Pour une reconstruction du débat sur cette notion dans la tradition arabo-latine, voir P. Duhem, Le système du Monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, Hermann, Paris 1954, t. iv, p. 453–474, 532–545; H.A. Wolfson, Crescas critique of Aristotle, Harvard University Press, Cambridge (Mass.) 1929, p. 577–590; S. Donati, «La dottrina delle dimensioni indeterminate in Egidio Romano», Medioevo, 14, 1988, p. 149–234. 40 Avicenne, al-Samāʿ al-ṭabīʿī, I, I, 7, 27–33. Sur l’objet de la physique d’après Avicenne, voir Hasnawi, «Aspects de la synthèse avicennienne» et id., «La Physique du Šifāʾ», p. 67– 80: p. 71. Pour une étude plus générale de la divisio scientiarum proposée par Avicenne, voir M.E. Marmura, «Avicenna on the Division of Sciences in the Isagoge of His Shifā’», Journal for the History of Arabic Science, 4, 1980, p. 239–241. 41 Cf. Avicenne, al-Šifāʾ, al-Manṭiq: al-Burhān, A.ʿA.ʿAfīfī (éd.), al-Maṭbaʿa al-amīriyya, alQāhira 1956 (dorénavant Avicenne, al-Burhān), p. 162–168: p. 165. Sur le rôle des An. Post. dans l’élaboration de cette thèse d’Avicenne, voir encore Hasnawi, «Aspects de la synthèse avicennienne». 42 Voir A. Bertolacci, «Avicenna and Averroes on the Proof of God’s Existence and the Subject-Matter of Metaphysics», Medioevo, 23, 2007, p. 61–97, qui montre bien dans ce cadre l’influence que les traductions arabes des An. Post. ont eu sur l’interprétation d’Avicenne et d’Averroès. 43 Aristote, An. Post. I 9, 76 a8–17.

l’étude générale de la génération

303

deux interprétations possibles: une première, défendue par J. Barnes, qui estime que, pour Aristote, les principes d’une science ne sont point démontrables44; une seconde, défendue par d’autres interprètes, parmi lesquels M. Mignucci45, qui veut en revanche que les principes propres d’une science particulière sont démontrés par une science supérieure. Conformément à la traduction arabe à laquelle il avait accès, Avicenne défend cette seconde interprétation et affirme que c’est la métaphysique qui prouve les principes des autres sciences. Seul le philosophe premier peut démontrer ces principes à partir de prémisses universelles et a priori, et non pas suivant une méthode analytico-inductive46. S’il est incontestable que la doctrine d’Avicenne trouve son fondement ultime dans une certaine lecture de l’épistémologie aristotélicienne, il faut pourtant préciser qu’elle découle également d’un certain nombre de thèses ontologiques. Elle repose en effet sur l’admission du principe d’ascendance néoplatonicienne selon lequel la cause première de quelque chose ne peut appartenir au même ordre ontologique que cette dernière. Suivant ce principe, en effet, il ne peut revenir à une même science de considérer les effets et de démontrer leurs causes. Une cause appartient toujours à un domaine scientifique différent et antérieur par rapport à son effet, car elle se trouve à un niveau ontologique supérieur par rapport à son effet. C’est en admettant ce postulat qu’Avicenne suggère qu’il y a deux types de sciences: le premier type qui traite des êtres qui possèdent des causes et des principes, c’est le cas de la physique; le second qui étudie l’être qui ne possède ni cause ni principes, à savoir l’être en tant qu’être, c’est le cas de la science divine. Aucune de ces deux sciences ne démontre l’existence de l’être qu’elle a comme objet propre et l’existence de ses causes premières. Le premier genre de science (auquel appartient aussi la physique) ne le fait pas, parce qu’elle reçoit d’une autre science, supérieure à elle, la preuve de l’existence des causes dont son objet relève. La seconde science ne le fait pas non plus, parce que son objet n’a pas de principes. La scientia divina, en effet, possède comme objet propre l’être en tant qu’être qui n’a pas en tant que tel de principe, Dieu étant le principe de l’être créé et non pas de «l’étant absolu» (al-mawǧūd al-muṭlaq). C’est donc pour ces raisons qu’il faut admettre, d’après Avicenne, que la physique ne peut démontrer l’existence d’aucune des causes communes qui sont à l’origine du monde sensible et qu’elle reçoit de la philosophie première la preuve de leur existence, qu’il s’agisse de l’existence de la matière, de la forme, de la 44 Cf. J. Barnes, Aristotle, Posterior Analytics, Translated with a Commentary, Clarendon Press, Oxford 19932, p. 136–137. 45 La thèse de M. Mignucci (M. Mignucci, L’argomentazione dimostrativa in Aristotele. Commento agli analitici secondi, Editrice Antenore, Padova 1975) est discutée et critiquée par J. Barnes (cf. Barnes, Aristotle, Posterior Analytics, p. 136–137). 46 Il faut en ce sens souligner qu’Avicenne, et Averroès dans son sillage, considèrent que les principes dont Aristote fait mention en An. Post. I 9 ne sont pas de simples principes propositionnels.

304

Averroès

cause agente ou de la cause finale communes. La cause efficiente commune, dans le premier sens du terme «commun», (à savoir Dieu) ne peut être ni l’objet ni le but du physicien. Celle-ci est nécessairement un être, pour ainsi dire, surnaturel. Si elle était elle aussi un être naturel, puisqu’elle est le principe de tous les êtres naturels, elle devrait être principe d’elle-même. Mais cela est impossible. C’est pourquoi il ne revient pas au physicien d’étudier ce genre de cause commune, parce que la cause efficiente de tous les êtres naturels n’est pas un être naturel. Si le physicien étudie une cause efficiente commune, c’est seulement dans le second sens du terme: il recherche en effet les causes efficientes particulières. C’est, en revanche, au philosophe premier qu’il revient d’examiner l’essence de Dieu et de démontrer son existence. Quant à la cause matérielle première, elle est à l’origine des substances sujettes à la génération et à la corruption, mais son existence ne peut pas non plus être démontrée par le physicien. Comme dans le cas de la première cause efficiente, elle n’a pas le même statut ontologique que ses effets. Elle est en effet la cause de la génération et de la corruption, mais en elle-même elle n’est ni engendrable ni corruptible. C’est pourquoi son existence est posée par le physicien47, mais établie par le philosophe premier48. Dans son GC de la Phys., Averroès semble admettre le même type de distinction entre des êtres qui possèdent des principes et des causes, et des êtres simples qui n’en possèdent pas (carentibus principiis)49. Il semble également se référer au deuxième type de cause commune tel qu’Avicenne le présente, lorsqu’il distingue entre causes éloignées, simples et communes et causes prochaines, composées et particulières. En effet, les causae remotae dont Averroès fait mention ne sont pas de simples notions qui appartiennent par analogie à tous les êtres engendrés, elles sont des causes stricte loquendo individuelles, même si cette «individualité» n’est pas comparable à celle des substances sensibles numériquement unes. En effet, explique Averroès, les causes éloignées ne peuvent se dire universelles qu’en vertu du rôle causal qu’elles jouent vis-à-vis de leurs effets. La matière première (prima materia) est le substrat de toutes les transformations, qui diffère de tous les autres substrats matériels qui ne sont pas de la «matière pure»50, mais des substrats composés51. La cause efficiente première (primus agens), comme 47 Avicenne, al-Samāʿ al-ṭabīʿī, I, I, p.13, 5 et sq. 48 Cette démonstration est établie par le philosophe premier à partir d’une analyse de la notion de substance corporelle (cf. Ibn Sīnā, Al-Šifāʾ, al-Ilāhiyyāt, (1) Ğ.Š. Qanawātī et S. Zāyid (éd.); (2) M.Y. Mūsā, S. Dunyā, S. Zāyid (éd.), Al-Hayʾa al-āmma li-šu’ūn al-maṭābiʿ alamīriyya, al-Qāhira 1960 (dorénavant Avicenne, al-Ilāhiyyāt), II, II, p. 76, 32–77). 49 Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 6 A5–14. 50 Afin d’expliquer la différence entre une materia propinqua et la prima materia, Averroès considère dans le commentaire de Phys. II 2 le cas du médecin qui est capable de repérer la matière prochaine de la santé, c’est-à-dire la bile et le phlegme, mais qui est incapable de démontrer l’existence d’une matière première (Averroès, GC Phys. II, c. 22, f. 56 K3–13). 51 Averroès, GC Phys. II, c. 10, f. 51 L8-M2: «Ensuite il dit c’est l’une des façons dans lesquels la nature est dite, à savoir la matière première qui est le sujet de toutes les formes; puisque non première est composée de forme et matière. En effet, tout étant qui a un principe interne de mouvement propre doit avoir un sujet propre en plus du premier sujet commun; or cette n’est pas pure, mais composée et elle a donc une nature et elle n’est pas nature» («Deinde dicit iste igitur est unus modus eorum, secundum quos dicitur natura, scilicet prima materia subiecta omnibus formis; quoniam non prima est composita ex forma et materia: quoniam quia unumquodque entium quod habet principium motus proprium necesse est ipsum habere subiectum proprium praeter primum subiectum commune; sed ista non est materia pura, sed composita: est igitur habens naturam, non natura»).

306

Averroès

preuve relèverait d’une autre science, supérieure, qui s’enquerrait du genre qui contient le sujet de l’autre science –, puisque, donc, il avait entendu cela, il a cru que cela était impossible selon les trois types de démonstration, à savoir la démonstration absolue, la démonstration du fait et la démonstration du pourquoi. Mais tel n’est pas le cas. Cela n’est impossible que pour la démonstration absolue et la démonstration du pourquoi. Mais cela n’est pas impossible suivant la démonstration du fait: comme l’atteste ce qu’a fait Aristote dans la démonstration de la matière première et du moteur premier dans ce livre. En effet, si concerne les accidents propres (accidentibus propriis) à l’étant , elle est une démonstration physique, et si elle concerne les accidents propres à l’étant absolu, elle une démonstration métaphysique. Et il appert que l’on ne peut prouver de façon appropriée que la matière première existe, si ce n’est au moyen d’un signe physique. De même, il est impossible de prouver que le moteur premier existe si ce n’est au moyen d’un signe physique. En réalité, la méthode suivie par Avicenne dans la démonstration du premier principe est la méthode des théologiens du kalām. De fait, son propos se trouve toujours à mi-chemin entre les péripatéticiens et les théologiens du kalām»52. Pace Avicenne, assure Averroès, le physicien peut et doit démontrer l’existence des causes premières de son genre-sujet, même s’il ne le fera pas par un syllogisme apodictique, mais en formulant une démonstration quia, à savoir celle que la tradition gréco-arabo-latine appelle «signe». Le physicien doit en effet trouver, pour chaque genre de substances sensibles, ses causes particulières dans les quatre genres de causes existants, mais il doit aussi établir l’existence de deux de leurs causes premières: la cause motrice dernière et la matière première. L’erreur d’Avicenne est en ce sens double, car il a non seulement affirmé une thèse fausse, 52 Averroès, GC Phys. II, c. 22, f. 56 M1–57 B7: «Avicenna autem dicit quod naturalis non loquitur nisi de materia propinqua unicuique enti; de prima autem non considerat nisi primus philosophus. Et peccavit. Cum enim audivit in Posterioribus quod nullus artifex demonstrat causas sui subiecti, de quo considerat: quoniam, si demonstraret eas per res priores illis causis, tunc erit de genere superiori. Quare illa declaratio erit de alia arte superiori, quae considerat de genere continente subiectum illius artis. Et, cum hoc audivit, existimavit hoc esse impossibile in tribus modis demonstrationum, scilicet in demonstratione simpliciter et demonstratione quia, et demonstratione propter quid. Et non est ita. Hoc enim est impossibile, nisi in demonstratione simpliciter et demonstrationem propter quid. In demonstrationem autem quia, non est impossibile: sicut fecit Aristotelis in demonstratione primae materiae et primi motoris in hoc libro. Quoniam, si fuerit de accidentibus propriis entis , erit demonstratio naturalis; et si fuerit de accidentibus propriis entis simpliciter, erit demonstratio metaphysica. Et videtur quod prima materia non potest declarari esse proprie nisi per signum naturale. Primus autem motor impossibile est declararetur esse nisi per signum naturale. Via autem, qua praecessit Avicenna in probando primo principium, est via loquentium et sermo eius semper invenitur quasi medius inter peripateticos et loquentes».

l’étude générale de la génération

307

mais il en a pris pour preuve un texte d’Aristote qu’il a mal interprété. La réponse d’Averroès se fonde, ainsi, sur une relecture du texte d’An. Post. I 9 qui suppose une extension de la théorie de la démonstration exposée dans ce traité. C’est en effet l’un des enjeux les plus importants de la conception qu’Averroès propose de la science de la nature. Ce n’est plus le seul syllogisme apodictique qui répond aux exigences de la démonstration des An. Post., car le signe aussi appartient au nombre des véritables preuves démonstratives. C’est par cette preuve, en effet, qu’on établit l’existence des causes premières de la nature. Les démonstrations quia de la matière première et du dernier moteur sont en même temps l’objectif ultime de l’étude la plus générale de la science physique et le but du traité de la Physique53. Comme dans le cas d’Avicenne, il faut donc conclure que les An. Post. fournissent à Averroès l’arrière-plan théorique de sa thèse, mais que cette thèse s’appuie également sur une toute autre ontologie. Elle se fonde en effet sur le postulat métaphysique opposé à celui qui fondait la thèse d’Avicenne, celui qui veut que la cause et l’effet appartiennent à un même genre, même s’il s’agit d’un genre au sens large. C’est l’un des axiomes fondamentaux du néo-aristotélisme que dans la lignée d’Alexandre Averroès fait sien. § 1.2.1. La distinction entre physique et métaphysique: l’être en tant que doué d’un principe interne de mouvement On a vu qu’Averroès affirme que le physicien doit établir l’existence des causes premières matérielle et motrice, mais qu’il n’étudie ni la cause formelle première ni la cause finale dernière. Cette tâche, comme il l’a précisé dès le prologue de son commentaire, incombe au philosophe premier. Mais pourquoi la physique ne peut-elle découvrir que ces deux causes premières? Alors même qu’elle doit considérer, dans son étude des étants naturels, les quatre genres de causes. Faut-il déduire de cette impossibilité que la physique est une science incomplète, incapable par ses seuls moyens de parvenir aux causes premières de son objet? Concernant la question de savoir pourquoi le physicien ne peut parvenir qu’à deux des quatre causes premières de la réalité sensible, Averroès ne s’exprime pas de façon explicite et semble parfois fournir des raisons différentes dans ses commentaires de la Physique et de la Métaphysique. Toutefois, lorsqu’on analyse l’ensemble de ces textes, une seule explication semble se dégager: le fait que la physique n’arrive ni à la forme première ni à la fin dernière découle de la manière dont le physicien considère ces deux causes et, en dernière instance, du genre-sujet qui limite l’horizon de sa recherche. Pour le dire autrement, si la physique n’étudie pas les causes formelle et finale premières, c’est que son 53 Sur ce point Averroès s’oppose à Avicenne et suit Ibn Bāǧǧa. Dans sa paraphrase de la Physique, ce dernier affirme en effet que la preuve de l’existence d’une matière première revient au physicien et non pas au philosophe premier.

308

Averroès

genre-sujet ne le requiert pas. C’est en donnant cette explication qu’Averroès peut conclure que la physique est une science absolument autonome capable d’arriver par ses seuls moyens aux principes premiers de son genre-sujet. Le statut spécial de l’un de ces principes, i.e. le moteur dernier, expliquera en outre le fait que cette science, tout en étant absolument autonome, est complémentaire à la philosophie première. En commentant la fin de Phys. I 9 (192 a34–37), Averroès affirme clairement que la physique doit assurément traiter de la cause formelle, mais qu’elle ne peut rien démontrer sur la nature de la cause formelle première. En effet, la physique ne peut ni établir si cette cause est une ou plusieurs, ni définir sa nature, ni montrer qu’elle est substance première: «C’est en revanche à la philosophie première que revient en propre d’examiner le premier principe formel, s’il est un ou plusieurs et quelle est sa substance. En effet, parmi les formes, certaines se trouvent dans la matière, d’autres ne se trouvent pas dans la matière – comme cela est montré dans cette science – et c’est pourquoi l’examen des formes appartient à deux sciences, dont l’une, à savoir la philosophie naturelle, examinent les formes matérielles, l’autre en revanche examine les formes simples abstraites de la matière: il s’agit de la science qui examine l’étant absolu. Il faut cependant signaler que l’existence (esse) de ce genre d’étants, à savoir les étants séparés de la matière, n’est établie que dans la science naturelle. Et celui qui affirme que la philosophie première se propose d’établir l’existence des étants séparables, se trompe. Ces étants en effet sont les sujets de la philosophie première et il est montré dans les An. Post. qu’aucune science ne peut établir l’existence de son sujet, mais qu’elle doit admettre que ce dernier existe, soit parce que c’est évident par soi, soit parce que cela est démontré dans une autre science»54.

54 Averroès, GC Phys. I, c. 83, f. 47 E13-G10: «Considerare autem de primo principio formali, utrum sit unum, aut plura, et quae est substantia eius, est proprium primae philosophiae. Formarum enim aliae sunt in materiis, aliae non in materiis, ut declaratum est in hac scientia et ideo consideratio de formis est duarum scientiarum quarum una, scilicet naturalis considerat de formis materialibus, secunda autem de formis simplicibus abstractis a materia et est illa scientia, quae considerat de ente simpliciter. Sed notandum est quod istud genus entium esse, scilicet separatum a materia, non declaratum nisi in hac scientia naturali. Et qui dicit quod prima philosophia nititur declarare entia separabilia esse, peccat. Haec enim entia sunt subiecta primae philosophiae et declaratum est in Posterioribus Analyticis quod impossibile est aliquam scientiam declarare suum subiectum esse, sed concedit ipsum esse, aut quia manifestum per se, aut quia est demonstratum in alia scientia»; cf. GC Phys. II, c. 26, f. 58 K-59 D; GC Phys VIII, c. 3, f. 340 E-F7; GC Met. A, c. 4, p. 60–62; GC Met Λ, c. 5, p. 1422, 6–13; GC An. Post. I, p. 285, 6–14; p. 369, 3–10.

l’étude générale de la génération

309

Dans ce texte, Averroès nous dit clairement que si le physicien ne peut examiner (considerare) la cause formelle première, c’est qu’il y a deux types de formes: des formes séparées de la matière et des formes qui existent nécessairement dans une matière. Les formes séparées, au nombre desquels le principe formel premier est implicitement rangé, ne constituent pas l’objet de recherche du physicien. Plus précisément, Averroès affirme que le physicien doit montrer (declarare) l’existence (esse) de ces formes, mais qu’il ne peut dévoiler leur substance (quae est substantia eius). L’étude de leur essence, en effet, est le but de l’examen (consideratio) de la philosophie première. La même thèse est affirmée dans le commentaire du livre II, où Averroès confirme que la physique doit montrer l’existence des formes séparées et notamment de la forme ultime, sans toutefois examiner son essence (quiditas): «Après avoir montré qu’il faut que le physicien examine les causes motrices, il a commencé à énumérer leurs modes. Et il dit qu’il y en a de naturels et de non naturels. Et c’est cela qu’il entendait lorsqu’il a dit non naturels. Et il voulait dire par là que l’examen de la quiddité de ce moteur n’est pas du ressort du physicien, de fait ne considère ce moteur que pour prouver qu’il existe»55. La physique n’examine les formes qu’en tant qu’elles se trouvent dans la matière; elle doit toutefois établir l’existence des formes séparées qui constituent une partie du subiectum de la philosophie première. En effet, la scientia divina, n’a pas comme seul but d’étudier les substances séparées, mais aussi et premièrement d’examiner les êtres en tant qu’ils sont56. Or, explique Averroès, c’est précisément parce que le philosophe premier examine l’être en qu’être (considerat de ente simpliciter) que c’est à lui, et non pas au physicien, qu’il revient de définir la nature de la cause formelle première. Pour pouvoir le faire, en effet, il faut d’abord montrer que la forme est substance. Or cela, affirme Averroès, c’est au métaphysicien de le faire. En effet, ce dernier montre que la forme est substance (natura, quae dicitur de forma, est substantia), en prouvant qu’elle est ce par quoi la matière est substance en acte (apparet illic quod materia est substantia in potentia et quod forma est illa propter quam ens est substantia in actu). Mais si, 55 Averroès, GC Phys. II, c. 73, f. 74 K9-L6: «Cum declaravit, quod oportet naturalem considerare de causis motivis, incepit inducere modos earum. Et dixit, quod sunt naturalis et non naturalis. Et hoc intendebat, cum dixit non naturalis. Et intendebat per hoc, quod consideratio de quiditate istius motoris non est naturalis, sed solummodo considerat de hoc motore in probando ipsum esse tantum». Cf. GC Phys. II, c. 26; c. 72, f. 74 G5-I1; VIII, c. 3; GC Met. A, c. 4; Λ, c. 5. 56 Averroès, GC Phys. II, c. 71, f. 74 D15-E2: «La science divine n’examine pas seulement les choses abstraites, mais aussi les choses qui sont en tant qu’elles sont» («Scientia divina non considerat de rebus abstractis tantum, sed et de rebus existentibus, secundum quod existunt»).

310

Averroès

comme l’affirme Averroès, la substance et les accidents sont les différences de l’être en tant qu’être (Substantia enim et accidentia sunt differentiae entis secundum quod est ens) et non pas de l’être naturel, c’est à la science qui a pour objet cet être qu’incombe l’établissement de la cause formelle première57: «Mais il apparaît que cela doit être accordé par le physicien et saisi par le philosophe , à savoir que la nature qui se dit de la forme est substance. Et de façon universelle, l’examen de la substance n’est pas le propre de cette science . En effet, la substance et les accidents constituent les différences de l’étant en tant qu’il est. Et il apparaît là-bas que la matière est la substance en puissance et que la forme est ce en vertu de quoi l’étant est substance en acte»58. Définir l’horizon de chacune des deux sciences, sans conclure que l’une est subordonnée à l’autre, c’est donc comprendre l’importance de la clause “en tant que” dans la caractérisation de leurs objets. Si le physicien n’étudie pas les formes séparées, c’est qu’il n’étudie pas l’être en tant qu’être, mais l’étant naturel, c’est-à-dire l’être en tant que doué d’un principe interne de mouvement59. La paire substance/accidents, l’on pourrait dire, ne divise pas le genre de l’étant naturel d’une division première, mais ce sont plutôt, comme on l’a suggéré, les prédicats simple/composé qui le font. C’est alors parce que le physicien étudie cet être et non pas l’être en tant que tel, qu’il doit se limiter à étudier les formes qui sont nécessairement liées à la matière. Le physicien n’étudie pas la forme en 57 On reviendra sur ce point crucial dans le chapitre IX, lorsqu’on reprendra la question du genre-sujet de la métaphysique pour expliquer les raisons qui permettent à Averroès d’affirmer que cette science, tout en étant la science des substances séparées, est la science la plus universelle qui soit. Il suffit pour le moment de retenir l’argument d’Averroès selon lequel c’est le métaphysicien qui étudie la forme en tant que substance, car la substance est une différence de l’être en tant qu’être et que celui-ci constitue le sujet de la métaphysique. 58 Averroès, GC Phys. II, c. 4, f. 49 M1–50 A1: «Sed videtur quod hoc concedendum est a naturali et accipit a philosophi, scilicet quod natura, quae dicitur de forma, est substantia et universaliter considerare de substantia non est proprium huic scientiae. Substantia enim et accidentes sunt differentiae entis secundum quod est ens. Et apparet illic quod materia est substantia in potentia et quod forma est illa propter quam ens est substantia in actu». 59 Cf. Averroès, GC An. Post. I 9, p. 296–298. C’est dans ce texte qu’Averroès critique explicitement Avicenne et explique bien que la physique étudie la matière première et le moteur premier en tant que causes du mouvement et non pas en tant qu’espèces de l’étant. La métaphysique, en revanche, ayant pour objet l’étant en tant que tel, étudie les principes des objets des autres sciences dans la mesure où ces derniers sont des «espèces de l’étant» et non pas en tant qu’ils sont «les sujets des arts» particuliers. Il faut remarquer que, plus clairement que dans le GC de la Phys. Averroès affirme ici que les objets des «arts particuliers», comme la physique, sont en tant que tels des «espèces de l’étant» et que c’est pour cette raison qu’ils peuvent figurer parmi les objets établis par la métaphysique. Le fait de parler d’espèces de l’être, comme on le verra, n’oblige pas Averroès à conclure que l’être en tant que tel est un genre au sens strict.

l’étude générale de la génération

311

tant qu’elle est substance et étant en acte, mais en tant qu’elle est cause formelle d’un être sujet au mouvement, c’est à dire en tant qu’elle est une forme dans une matière, comme c’est le cas du camus: «Et puisque “nature” se dit aussi bien de la forme que de la matière et que la forme ne se trouve jamais sans la matière, il faut que le physicien examine la forme à la manière dont il examine le camus, c’est-à-dire en tant qu’elle est dans la matière. Et il en va ainsi parce que parmi les fondements que le physicien pose il y a le fait que beaucoup de formes se trouvent dans la matière. Et cela est évident par soi. Concernant la forme à propos de laquelle cela n’est pas manifeste par soi, cette science recherche si elle est dans la matière ou pas et, à ce propos, il n’y a de doutes qu’au sujet de l’âme. Et après avoir montré qu’il faut que le physicien n’examine la forme qu’en tant qu’elle se trouve dans la matière, il entreprend de montrer que cela est nécessaire dans le cas de toutes les choses naturelles – que la forme soit une substance ou un accident –, et il a dit et nous n’examinons pas les choses naturelles indépendamment de la matière»60. Le physicien doit étudier les formes de l’objet propre de sa recherche, mais ces formes ne peuvent pas être séparées de la matière sinon d’un point de vue logique ou, pour reprendre la terminologie d’Averroès, per definitionem61. Extra animam, c’est-à-dire in esse, ce genre de forme est toujours dans une matière. Que les formes naturelles soient toujours dans une certaine matière est en effet l’un des principes sur lesquels la science physique se fonde, un principe qui est, d’après Averroès, évident en soi (manifestum per se). Seul le cas de l’âme est douteux et il sera, par conséquent, examiné séparément dans la partie de cette science consacrée à son étude. De ce point de vue, le physicien peut seulement 60 Averroès, GC Phys. II, c. 21, f. 56 A9-G1: «Et, cum natura dicatur de forma, et materia, et forma non invenitur nisi in materia, oportet Naturalem considerare de forma sicut de simo, scilicet secundum quod est in materia et hoc est ita quia ex fundamentis, que ponit Naturalis est quod plurae formae sunt in materia; et hoc est manifestum per se. De forma autem in qua hoc non est manifestum per se, ista scientia perscrutatur utrum sit in materia vel non, et in hoc non est dubium nisi de anima tantum. Et, cum declaravit quod oportet Naturalem considerare de forma, secundum quod est in materia, incoepit declarare quod hoc necesse est in omnibus rebus naturalibus, sive forma fuerit substantia sive accidens, et dixit et non ponamus considerationem de rebus naturalibus sine materia». Cf. GC Phys. II, c. 21, f. 56 G10–16. 61 Averroès, GC Phys. II, c. 12, f. 52 F12-G3: «Ensuite il dit et cette forme etc., c’est-à-dire non-séparée de la matière quant à l’être, de sorte que ne puisse exister sans la matière, n’étant séparée de la matière que du point de vue de la définition» («Deinde dicit et ista forma etc., id est non separatur a materia in esse, ita quod possit esse sine materia, sed est separata a materia secundum definitionem tamen»). Il s’agit assurément de la distinction entre séparation λόγῳ et séparation τῷ εἶναι. On verra que les seules formes qui sont séparées non per definitionem, mais in esse sont les moteurs des sphères célestes.

312

Averroès

démontrer que les formes des étants ayant un principe interne de mouvement (corpora transmutabilia) sont nature ou plus précisément sont leur nature, c’està-dire la cause du fait que ces étants possèdent une certaine nature. Il le fait, d’une part, en montrant qu’elle est aussi bien ce qui se reproduit dans l’être engendré que ce qui lui est communiqué par le géniteur; d’autre part, en montrant que la génération est toujours la voie qui conduit à la forme62. C’est pour cette même raison que le physicien doit définir les étants naturels en mentionnant aussi bien leur forme que leur matière. C’est en effet parce qu’il étudie les étants en tant qu’ils sont doués d’un principe interne de mouvement que le physicien, dans l’énoncé définitionnel des objets de la physique, doit faire mention de leur matière. Averroès considère d’abord l’exemple des chairs et des os qui ne peuvent être définis sans inclure dans leur définition la matière qui leur sert de substrat. Il explique que le physicien, lorsqu’il définit les objets de sa recherche, doit toujours restituer ce type de définition63 et préciser quel type de matière correspond à quel type de forme, puisque des formes différentes se trouvent dans des matières différentes64. Lorsque, par exemple, le physicien définit l’homme, il doit affirmer qu’il est «animal rationnel», mais il faut aussi qu’il précise qu’il est composé de chair et d’os65. Le physicien n’étudie pas les formes séparées d’une matière; il considère les formes comme existantes dans les corps sensibles et il peut seulement parvenir jusqu’à la dernière des formes matérielles et à la première des formes abstraites, celles qu’Averroès appelle les formes des formes, qui sont – dit-il – comme des formes ayant un statut intermédiaire entre les formes matérielles et les formes abstraites66. C’est le physicien, faut-il donc conclure, qui démontre l’existence 62 Averroès, GC Phys. II, c. 13, f. 52 L3–11; c. 14, f. 53 B5 et sq. 63 Averroès, GC Phys. II, c. 19 per totum, f. 55. 64 Averroès, GC Phys. II, c. 26, f. 58 L8–16: «Et il a dit: En fait, différentes quant à la forme différent quant à la matière. Et c’est le raisonnement par lequel il montre que la matière se dit par rapport à la forme. Et c’est comme s’il disait: c’est pourquoi la matière est diversifiée par la diversité des formes, de sorte que la matière des animaux est autre que la matière des végétaux et la matière des hommes autre que la matière des autres espèces» («Et dixit: diversa enim in forma diversantur in materia. Haec est ratiocinatio, qua declarat quod materia dicitur in respectu formae. Et quasi dicat, et ideo diversatur materia per diversitatem formarum, adeo quod materia animaliarum est alia a materia vegetabilium et materia hominis est alia a materia aliarum specierum»). 65 Averroès, GC Phys. II, c. 91, f. 84 M6–85 A4. 66 Averroès, GC Phys. II, c. 26, f. 59 C13-D4: «La science naturelle examine l’être des formes, jusqu’à parvenir à la dernière des formes matérielles et à la première des abstraites ou aux formes des formes, qui sont comme intermédiaires entre elles quant à l’être, comme on l’estime de la dernière forme de l’homme» («Scientia igitur naturalis considerat de esse formarum, quousque perveniat ad ultimam formam materialium et primam abstractarum aut ad formas formarum, quae sunt mediae in esse inter illas: sicut existimatur de forma hominis ultima»). Les formes abstraites, expliquera Averroès dans son GC de Met. E1, sont les moteurs, à savoir les intellects, des corps célestes. Ce passage, cependant, demeure obscur à plusieurs

l’étude générale de la génération

313

des formes séparées, mais il ne peut rien dévoiler de leur nature, si ce n’est qu’il s’agit de formes sans matière. Comme on le verra, si le physicien ne peut le faire, c’est qu’il ne peut démontrer que ces formes sont acte pur. Cela sera en effet la tâche du métaphysicien. Chacune des formae naturales est donc dans la matière ou plus précisément toujours dans le même type de matière, et si le philosophe premier peut et doit considérer ces formes en tant qu’elles sont abstraites de toute sorte de substrat, le philosophe de la nature doit nécessairement les considérer comme étant dans un corps en mouvement, car c’est cet être qu’il a pour objet et non pas l’être en tant qu’être. Pour la même raison, le physicien ne peut démontrer qu’il y a pour tout être sensible une cause finale commune qui coïncide avec la cause motrice dernière et la cause formelle première. En effet, seul le métaphysicien peut le faire, en démontrant que la forme dernière, en tant que pensée de la pensée, est acte pur. Le physicien, en revanche, ne peut que repérer pour chaque être engendré sa cause finale particulière, en admettant que tout mouvement est orienté vers une fin67. Cette proposition, déclare Averroès, représente un principe axiomatique de la science physique qu’il faut accepter comme évident. Si le physicien niait ce principe, il ne pourrait démontrer que la matière est par sa nature orientée vers la forme qui la fait exister en acte; il serait par conséquent obligé de nier aussi la cause agente, étant donné qu’elle opère toujours en vue d’un but précis. S’il n’existait pas un agent qui opère en vue d’un but, la génération serait accidentelle; si, en revanche, il existait un agent, mais que celui-ci n’opérait pas en vue d’un but, son existence serait inutile. Dans les deux cas, le physicien ne pourrait pas expliquer la génération, celle-ci n’ayant pas des causes nécessaires qui constitueraient l’objet d’une démonstration68. égards. Il est notamment malaisé de comprendre quelle entité désigne l’expression primam abstractarum. S’agit-il de la première en procédant, pour ainsi dire, du bas, c’est-àdire du moteur de la sphère la plus proche du monde sublunaire? Ou du moteur de la dernière sphère, c’est-à-dire Dieu? Si l’on admet la seconde possibilité, on expliquerait mieux le fait qu’Averroès parle ensuite de formes intermédiaires entre la dernière des formes matérielles (il s’agit probablement de l’âme cogitative de l’homme) et la première des formes abstraites. Mais d’autres lectures sont possibles. Quoi qu’il en soit, ce qui nous intéresse dans ce passage, c’est l’idée exprimée clairement selon laquelle le physicien s’arrête, dans sa recherche à la dernière des formes matérielles. 67 Cf. Averroès, Epit. Phys., p. 12, 8–15: «Ainsi Aristote – comme l’on a dit – définit-il ce qu’est la nature, pour ensuite remonter de cela aux causes premières et démontrer à partir de cela ce qu’il est possible dans cette science, à savoir la matière première et le moteur le plus éminent. En revanche, les principes qui permettent d’acquérir la connaissance relative à la première forme et à la fin première ne relèvent pas de cette recherche; aussi faut-il la réserver à l’art universel, c’est-à-dire la philosophie première. Il revient à cette science, en revanche, d’étudier, à partir de ces deux , les formes des choses sujettes au mouvement et les fins qui leur sont propres en tant qu’elles sont sujettes au mouvement: on recherche, par exemple, la fin suprême de l’homme en tant qu’il est un être matériel». 68 Averroès, GC Phys. II, c. 75, f. 75 L5 et sq.

314

Averroès

Toutes les formes sont orientées vers une fin qui est la fin ultime et donc, comme le dit le GC de Phys. II, l’ultime bonum verum69. La cause finale première assure la stabilité de l’ordre cosmique et sa causalité dépasse le plan de la nature; mais sur ce même plan l’établissement de son existence repose sur la possibilité de montrer que chaque génération et chaque mouvement sont orientés vers ce qui est positif et plus noble. Ce principe montre, par conséquent, l’un des aspects les plus cruciaux du rapport de complémentarité qui lie la physique et la métaphysique. Averroès explique en effet que nier le principe selon lequel tout mouvement est orienté vers une fin ultime reviendrait, pour le philosophe premier, à ne pas pouvoir démontrer que Dieu est provident vis-à-vis du monde d’ici-bas: «Cette proposition fait partie des principes fondateurs de la science physique, mais aussi de la science divine. En effet, si le physicien ne la concédait pas, il devrait nier le principe final et nier aussi que la matière existe en vertu de la forme. De là il s’ensuit qu’il devrait nier aussi le principe agent (en effet l’agent n’engendre qu’en vue de quelque chose, de même que le moteur meut en vue de quelque chose. Et puisqu’il suit la forme, il suit nécessairement aussi la nature de la matière. Si cela n’était pas le cas, une chose pourrait s’engendrer du hasard, mais alors il n’y aurait pas d’agent, ou s’il existait, il serait inutile). De même si le métaphysicien n’admettait pas , il ne pourra pas prouver que Dieu a une providence à l’égard des choses d’ici-bas, et c’est la raison pour laquelle Aristote a commencé en disant que la nature agit en vue de quelque chose et que c’est de là qu’il faut entamer ici la recherche»70. La providence constitue le but ultime de la métaphysique et la garantie du bienfondé de la science de la nature. Elle constitue en ce sens la partie «synthétique» de la recherche métaphysique et pour cela même la garantie du fait que la nature agit toujours en vue d’un but précis. En effet, puisque la métaphysique montre que le moteur de l’univers, en étant acte pur, est aussi l’ultime bonum verum, elle peut inférer de façon synthétique le caractère essentiellement bon de l’univers

69 Ibid., c. 31, f. 61 G8-H14. 70 Averroès, GC Phys. II, c. 75, f. 75 M3–6: «Quia ista propositio est maxima et fundamentum in hac scientia et in scientia divina, quoniam si naturalis non concesserit eam, negat principium finale et negat materiam non esse propter formam, ex quo sequitur ipsum negare agens (generans enim non generat nisi propter aliquid et similiter movens, movet propter aliquid; et cum sequitur formam, sequitur necessario materiae naturam, et si non, nascitur casu et sic non erit agens; aut si erit, erit frustra), et similiter si divinus non concesserit eam, non poterit probare, quod deus habet sollicitudinem circa ista, quae sunt hic, ideo incepit Aristoteles dicere, quod natura agit propter aliquid et quod ab hoc debet incipere hic […]».

l’étude générale de la génération

315

lui-même. C’est en un sens l’enjeu ultime de la recherche métaphysique: montrer que le monde est le produit de la providence divine. On y reviendra71. Toujours en raison de son genre-sujet, le physicien doit étudier la matière en tant qu’elle est le substrat des transformations des substances sujettes au mouvement et non pas en tant qu’elle est substance en puissance72. C’est aussi pourquoi le métaphysicien considère les genres de la cause agente, formelle et finale, mais non pas celui de la cause matérielle73. Il ne recherche pas, en effet, les causes matérielles prochaines et s’il analyse la cause matérielle première, il ne la considère pas en tant que substrat de la génération, mais précisément en tant que substance en puissance. Si l’on essaie de résumer les conclusions de cette analyse, la science physique a donc dans sa partie générale un triple but: i) connaître les quatre genres de causes; ii) démontrer les causes premières matérielle et motrice; iii) connaître les «concomitants communs»74, c’est-à-dire le lieu, le temps et les autres propriétés par soi communes à l’étant en tant que sujet au mouvement. Le traité de la Physique expose cette étude générale, c’est-à-dire la démonstration des deux causes premières qui lui reviennent – la matière première et la dernière cause agente –, mais aussi l’explication de ces concomitants, conçus comme les propriétés par soi de son genre-sujet. Le fait de ne pas considérer la nature de la cause formelle première et de la cause finale ultime n’est pas la marque d’une insuffisance de la science physique, mais plutôt la preuve de son autonomie. Considérer la forme première pour en établir la nature revient, en effet, à la considérer en tant que substance et donc en tant que différence de l’être en tant qu’être. Or ce n’est pas cet être qui constitue l’objet de la physique, mais l’être en tant que doué d’un principe interne de mouvement. La physique et la métaphysique sont donc deux sciences complémentaires, également nécessaires pour parvenir à la connaissance des quatre causes premières de la réalité sensible. Le fondement ultime de cette théorie, comme on l’a dit, est en même temps épistémologique et ontologique. Si la même science étudie aussi bien les effets que les causes et, parmi celles-ci, aussi bien les causes prochaines que les causes 71 On insistera davantage au chap. IX sur le rôle que la «providence divine» occupe dans la division des sciences qu’Averroès propose. 72 Averroès, GC Phys. II, c. 21, f. 56 G6–10: «L’examen de la matière considérée dans son rapport à la forme est le propre du philosophe naturel, l’examen de la matière en tant qu’elle est un étant est le propre du philosophe premier» («Consideratio enim de materia in respectu formae est consideratio naturalis, et consideratio de illa, secundum quod est unum entium, est consideratio primi Philosophi»). 73 Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 6 B13-C5. 74 Le terme latin consequentia, renvoie sans doute soit au terme arabe lawāḥiq, comme dans l’épitomé de la Phys. soit au terme lawāzim, les deux termes étant employés par Averroès pour désigner les conséquents ou accidents par soi d’un étant.

316

Averroès

éloignées, c’est que, d’un point de vue ontologique, le subiectum et toutes ses causes appartiennent à un même genre, même s’il s’agit d’un genre au sens large qui se prédique de ses membres selon le plus et le moins. La physique, en effet, prouve l’existence d’une cause matérielle première, car celle-ci est substrat autant que les matières dites «composées», même si ces matières sont dites telles selon le plus et le moins75; pour la même raison, elle prouvera également l’existence d’un moteur ultime, car celui-ci rentre dans le genre des causes motrices, même s’il est séparé de toute matière. Suivant un argument du même type, on pourra conclure que la métaphysique étudie aussi bien les formes des substances composées que la forme ultime et inférer aussi que cette forme, bien que séparée, rentre dans le même genre au sens large que la forme des substances composées76. C’est en vertu de ce principe ontologique qu’Averroès conclut que la physique peut et doit parvenir à montrer l’existence des deux causes ultimes de son genre sujet, même si, d’un point de vue épistémologique, cette même thèse est fondée sur un élargissement de la notion de démonstration. En effet, admettant que la preuve du «signe» est une véritable démonstration, Averroès peut conclure que la physique non seulement admet, mais établit l’existence des principes premiers de son genre-sujet. C’est par cette méthode, d’après Averroès, qu’on parvient aux causes de l’étant naturel et à cette preuve qu’Aristote va consacrer la deuxième partie de Phys. I 1 (184 a16–23).

§ 1.3. La méthode du physicien: le signe et l’induction pour une fondation a posteriori de la science de la nature Le physicien a donc comme but ultime de démontrer les causes premières du genre d’être dont sa science s’enquiert, i.e. l’étant naturel; ce qui est aussi l’objectif du premier traité du corpus de philosophie naturelle. Il faut maintenant clarifier quel genre de processus permet au physicien d’établir l’existence de ces causes et, plus généralement, de la plupart des causes par lesquelles il explique l’être de son objet. La présentation de la méthode du physicien est, d’après Averroès, le but de la deuxième partie de Phys. I 1 (184 a16–23). Dans le commen75 Averroès, GC Phys. II, c. 22, f. 56 K3–13. 76 On conclura en ce sens qu’Averroès inscrit le cœur de sa solution dans une ousiologie gradualiste qui se situe dans la lignée de l’essentialisme d’Alexandre d’Aphrodise. Selon cette ousiologie, la forme ultime se trouve dans le même genre au sens large auquel appartiennent les substances composées et leurs formes, même si à strictement parler elle est «plus substance» que ces dernières. La nature de Dieu et celle des «créatures», pour le dire avec une terminologie non-aristotélicienne, doivent être étudiées par une science une, mais pour ce faire il faut que la conception du genre change, de sorte à pouvoir intégrer la cause dans le même genre que les causés.

l’étude générale de la génération

317

taire de ce texte, Averroès assure que le signe est la seule preuve capable d’établir l’existence des causes des étants naturels. On montrera pourtant que dans cette théorie, l’induction ou plus précisément l’induction qu’Averroès appelle «scientifique» joue un rôle fondamental, dans la mesure où elle garantit la certitude des propositions à la base de ce syllogisme. Pour arriver à ce résultat, il faudra d’abord envisager quelles pouvaient être les sources et les cibles polémiques d’Averroès, puis examiner un certain nombre d’autres textes en dehors du GC de la Phys. C’est en faisant appel à l’ensemble de ces textes qu’on pourra dégager les principes épistémologiques au fondement de l’application physique de cette théorie. Toutefois, afin de saisir la finesse de l’exégèse d’Averroès et la portée de son propos, il convient au premier chef de revenir sur le texte d’Aristote et d’examiner les différentes interprétations de ce passage qui ont été proposées par les exégètes précédents. On verra qu’Averroès évalue les thèses de ses prédécesseurs, notamment celles de Philopon, d’al-Fārābī, d’Avicenne et d’Ibn Bāǧǧa, et se confronte à elles pour constituer sa propre théorie du signe et de l’induction. § 1.3.1. Le chemin qui conduit de ce qui est plus clair pour nous à ce qui est «antérieur quant à l’être»: la preuve par le signe Après avoir déclaré que la physique, comme toute science démonstrative, recherche les causes de son genre-sujet, Aristote affirme (184 a16–23) que dans la recherche scientifique le chemin naturel à suivre est celui qui conduit de ce qui est plus connu et plus clair pour nous à ce qui est plus clair et plus connu par nature77. Or, ce qui est d’abord évident et clair pour nous, poursuit Aristote, ce sont les «ensembles confus»78, les «totalités» (ὅλα) connues au moyen de la sensation, appelées dans les lignes suivantes τὰ καθόλου (a24–26). C’est à partir de ces universaux, qu’Aristote définit comme étant plus proches de la sensation, que la recherche des principes de la physique doit commencer. C’est en analysant ces totalités indéterminées, en effet, que l’on parvient à saisir les causes premières, les principes et les éléments des êtres naturels objets de la science physique. La plupart des interprètes contemporains, on l’a vu, s’efforcent de démontrer que les affirmations de Phys. I 1, 184 a16–26 ne sont pas en contradiction avec les principes établis en An. Post. II 19. Tous s’accordent en outre sur le fait qu’afin de résoudre la possible contradiction il faut: i) lire les lignes a16–23 en continuité avec les lignes a23–26 et ii) supposer que le terme καθόλου ne désigne pas en 77 Aristote, Phys. I 1, 184 a16–18: «Mais le chemin naturel va de ce qui est plus connu et plus clair pour nous à ce qui est plus clair et plus connu par nature; en effet, ce ne sont pas les mêmes choses qui sont connues pour nous et absolument» 78 Aristote, Phys. I 1, 184 a21–23: «Mais ce qui est d’abord évident et clair pour nous ce sont plutôt les confus; mais ensuite, à partir de ceux-ci, deviennent connus, pour qui les divise, leurs éléments et leurs principes».

318

Averroès

a24–26 la réalité du même nom que celle évoquée dans les An. Post. Ce qui est appelé «universel» en Phys. I 1 ne serait pas le contenu définitif de la connaissance humaine, mais le produit d’une première élaboration cognitive. C’est pour cela qu’Aristote pourrait considérer cet universel comme «ce qui est plus clair pour nous». Qu’il soit le produit intellectuel le plus proche de la sensation ou un concept admis par une connaissance dialectique, cet universel constituerait le point de départ des élaborations cognitives ultérieures. Quoique les commentateurs contemporains se trouvent tous d’accord sur ces deux points, on a vu que leurs interprétations divergent sur la nature de ce qui est «le plus connu pour nous», ainsi que sur le type de processus conduisant aux véritables principes de la connaissance scientifique. Certains estiment que la seule méthode qui permet de saisir les principes d’une science est la méthode décrite dans le premier livre des Topiques d’après laquelle ce sont des endoxa communément admis et évidents en soi qui nous amènent à la connaissance des principes. D’autres en revanche assurent que, si l’on s’en tient aux propos du dernier chapitre des An. Post., le seul processus conduisant aux principes est celui qui procède par abstraction de l’observation sensible des cas particuliers à la connaissance universelle. La lecture qu’Averroès propose de ce passage, comme du reste de Phys. I 1, ne peut être évaluée en dehors de son interprétation générale du chapitre. Un premier point absolument fondamental pour comprendre cette interprétation est que, d’après Averroès, les lignes a16–23 ne doivent pas être lues en continuité avec les lignes a23–26. Alors que ces dernières lignes traitent de l’ordre des traités de philosophie naturelle, les premières énoncent la méthode qu’à tous les niveaux de son enquête le physicien doit suivre pour atteindre les causes de son objet de recherche79. C’est en suivant cette hypothèse qu’Averroès va expliquer le texte d’Aristote: i) «ce qui est plus clair pour nous» est l’étant sensible considéré du point de vue de ses «accidents par soi», tandis que «ce qui est plus clair par nature» est la cause à laquelle ces «accidents par soi» nous permettent de remonter; ii) l’universel, défini comme «un certain entier» qui doit être divisé en parties, désigne en revanche le subiectum du traité physique le plus général, à savoir l’étant naturel en tant que tel avec ses causes premières et ses concomitants. Concernant ce texte, et dans le sillage de ses prédécesseurs grecs80 et arabes, Averroès va ainsi établir trois points: 1) Aristote fait implicitement allusion à des types différents de démonstration; 2) la recherche qui conduit aux causes des phénomènes sensibles commence par une analyse empirique des mêmes phénomènes; 3) il faut distinguer, à l’intérieur du chapitre, un discours concer79 Sur cet aspect de l’exégèse d’Averroès de Phys. I 1 et sur la critique que Thomas d’Aquin lui a adressée, voir Cerami, «Thomas d’Aquin lecteur critique», p. 189–217. 80 Pour une présentation plus détaillée de ces commentaires, je me permets de renvoyer encore à Cerami, «Thomas d’Aquin», p. 191–198. Pour une présentation générale des commentaires de Simplicius et Philopon de la Physique, voir Golitsis, Les commentaires de Simplicius.

l’étude générale de la génération

319

nant l’ordre de la recherche d’un discours concernant l’ordre de l’enseignement. Il en conclut ainsi que dans la deuxième partie de Phys. I 1 (184 a16–23), Aristote entend présenter la méthode désignée par la tradition arabe et ensuite par la scolastique latine, sous le nom de «signe». C’est à cette méthode, d’après Averroès, qu’Aristote fait allusion lorsqu’il affirme qu’il faut aller de ce qui est plus connu pour nous vers ce qui est plus connu par nature: «Après avoir montré qu’il faut que le physicien fournisse la connaissance des causes et des éléments, il entreprend de montrer le chemin qui conduit à la connaissance des causes des choses naturelles et la nature des démonstrations qui fournissent les causes des choses naturelles. Et ensuite il dit: et le chemin vers elles, c’est-à-dire le chemin qui conduit à la connaissance des causes des choses naturelles va des propositions admises à partir des choses postérieures quant à l’être, qui sont plus connues et manifestes pour nous, vers les conclusions antérieures quant à l’être, qui sont plus connues et manifestes du point de vue de la nature, mais plus cachées pour nous: il s’agit du type de démonstrations qu’on appelle “signe”»81. L’histoire de la doctrine du signe n’est malheureusement pas encore faite. Il est à la fois difficile d’en débusquer l’origine précise82 et de tracer l’histoire de sa réception arabe83. Sans prétendre à l’exhaustivité, on présentera certains textes 81 Averroès, GC Phys. I, c. 2, f. 6 K8-L11: «Cum declaravit quod oportet naturalem largiri cognitionem causarum et elementorum, incoepit declarare viam inducentem ad cognitionem causarum rerum naturalium et naturam demonstrationum largientium causas rerum naturalium. Et deinde dicit Et via ad illa, id est via, inducens ad cognitionem causarum rerum naturalium, est de propositionibus acceptis ex rebus posterioribus in esse, quae sunt notiores et manifestiores apud nos, ad conclusiones priores in esse, quae sunt notiores et manifestiores apud naturam et latentiores apud nos: et est modus demonstrationum qui dicitur signum». 82 L’une de rares études consacrées à la doctrine grecque du signe a été composée par D. Morrison (D.R. Morrison, «Philoponus and Simplicius on Tekmeriodic Proof», dans D.A. Liscia, E. Kessler et C. Methuen (éds.), Method and Order in Renaissance Philosophy of Nature: The Aristotle Commentary Tradition, Aldershot, Ashgate 1997, p. 1–22), complétée par D.R. Morrison, «Alcinous on Methods of Analysis», dans Cerami (éd.), Nature et Sagesse, p. 417–428. Pour une étude de la question chez les Stoïciens et Sextus Empiricus, voir T. Ebert, «The origin of the Stoic Theory of Signs in Sextus Empiricus», Oxford Studies in Ancient Philosophy, 5, 1987, p. 83–126. Pour une présentation générale de la question et de la bibliographie à ce sujet, voir J. Allen, Inference from signes. Ancient Debates about the Nature of Evidence, Oxford University Press, Oxford 2001. 83 La reconstruction de ce pan fondamental de l’histoire de la physique et de la métaphysique reste encore à faire. Dans cette histoire, la doctrine défendue par les théologiens du kalām impliquant la possibilité de démontrer l’existence de Dieu et le caractère crée de l’univers par le biais de «l’inférence du manifeste au caché» (al-istidlāl bi-al-šāhid ʿalā al-ġāʾib) joue un rôle crucial. Il faudra comprendre notamment le rôle que cette notion a exercé sur la doctrine farabienne du signe, puis étudier précisément sa réception chez Avicenne et al-Ġazālī, pour comprendre l’arrière fond théorique vis-à-vis duquel Averroès, plus ou moins consciem-

320

Averroès

qui ont pu jouer un rôle clé dans la lecture qu’Averroès propose de cette doctrine84. Le but sera moins de retracer l’histoire gréco-arabe de cette théorie que d’expliquer la lecture proposée par le Cordouan. a) Aperçus sur les antécédents gréco-arabes de la doctrine du signe C’est dans les textes d’Aristote qu’on décèle les origines d’une doctrine cohérente du signe, notamment, dans la Rhétorique et les Premiers Analytiques85. On ne saurait nier, cependant, que cette sémiologie, dans les textes aristotéliciens qui nous sont parvenus, reste embryonnaire. Il est difficile de percer les raisons d’un tel fait, mais tout se passe comme si Aristote avait laissé à ses successeurs la tâche de développer cet aspect de sa logique86. Bien que, sans aucun doute, Alexandre d’Aphrodise ait joué un rôle crucial dans l’histoire de cette notion87, les premières tentatives d’une systématisation de cette doctrine se trouvent chez les exégètes grecs du VIe siècle, notamment dans leurs commentaires de la Phys. et des An. Post. Le signe y est présenté comme la méthode capable d’amener aux principes de la nature et il est identifié au chemin qu’au début de la Phys.

ment, prend position. Pour une étude de la lecture qu’al-Fārābī propose de la notion d’istidlāl, voir J. Lameer, Al-Fārābī and Aristotelian Syllogistics: Greek Theory and Islamic Practice, Brill, Leiden-New York-Köln 1994, p. 204–232. Pour une présentation de cette notion dans le cadre de la doctrine farabienne du «transfert» (nuqla), voir G. De Vaulx-D’arcy, «La naqla, étude du concept de transfert dans l’œuvre d’al-Fārābī», Arabic Sciences and Philosophy, 20, 2010, p. 125–176: p. 152–155 et plus récemment D. Janos, Method, Structure and Development in alFārābī’s Cosmology, Brill, Leiden-Boston 2012, p. 84–114. 84 Concernant Averroès, deux études ont contribué à mettre en lumière l’importance de cette doctrine dans sa théorie de la science: A. Elamrani-Jamal, «La démonstration du signe (burhān al-dalīl) selon Ibn Rušd (Averroès)», Oriens-Occidens, 3, 2000, p. 41–59 (repris dans «La démonstration du signe (burhān al-dalīl) selon Ibn Rushd (Averroès)», Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 11, 2000, p. 113–131); H. Hugonnard-Roche, «Logique et physique», p. 141–164. Sur Averroès, voir également E.E. Dudley Sylla, «The A Posteriori Foundations of Natural Science. Some Medieval Commentaries on Aristotle’s Physics, Book I, Chapters 1 and 2», Synthese, 40, 1979, p. 147–187. 85 Aristote, An. Pr. II 27, 70 a6: «Le signe veut être une prémisse démonstrative». Pour une étude sur la méthode des signes chez Aristote, voir M. Crubellier, «Aristote et l’inférence au moyen des signes», Oriens-Occidens, 3, 2000, p. 5–24. 86 Cf. P. Pellegrin, «Aristote: preuves et signes. Introduction», Oriens-Occidens, 3, 2000, p. 4–5. 87 Il est difficile de comprendre si et dans quelle mesure Alexandre faisait intervenir la preuve «par le signe» dans son commentaire de Phys. I 1. Il est néanmoins certain qu’on retrouve déjà chez lui l’essentiel de cette théorie que les commentaires postérieurs se sont chargés de développer. De ce point de vue, le prologue qu’il avait rédigé pour son commentaire des An. Pr. a incontestablement influencé les exégètes qui l’ont succédé (cf. Alexandre, In An. Pr., p. 7, 11–22). Sur cet aspect de la doctrine d’Alexandre, voir la scholie 724 dans Rashed, Alexandre d’Aphrodise, p. 592–594, avec le commentaire de Rashed.

l’étude générale de la génération

321

Aristote définit comme allant de ce qui est plus connu pour nous à ce qui est plus connu par nature. Dans son commentaire de Phys. I 1, Philopon affirme que c’est à cette méthode qu’aux lignes 184 a16 et sq. Aristote fait allusion. Il explique que pour comprendre le propos d’Aristote, il faut se reporter à la distinction fournie dans les An. Post. entre deux manières d’obtenir une connaissance scientifique (τῆς ἐπιστημονικῆς γνώσεως): 1) en suivant une procédure apodictique (τρόπος ἀποδεικτικός); 2) en suivant la méthode de l’enseignement (τρόπος διδασκαλικός)88. Cette distinction est en effet calquée sur la distinction présentée en An. Post. I 1 entre la méthode déductive (συλλογισμός) et la méthode inductive (ἐπαγωγή)89. La première méthode, précise Philopon, conduit des premiers principes (qui sont plus connus par nature) aux phénomènes sensibles (qui sont plus connus pour nous, mais moins connus par nature); la seconde méthode, en revanche, procède de ce qui est moins connu par nature, mais plus connu pour nous, vers ce qui est moins connu pour nous, mais plus connu par nature. Philopon conclut que la méthode didactique est, en un certain sens, démonstrative (ἀποδεικτικός τις), mais qu’elle utilise «une démonstration de second rang» (κατὰ δεύτερα μέτρα ἀποδείξεως). Il appelle cette démonstration la méthode des signes (τεκμήρια) et, afin d’en expliquer la nature, il reprend un exemple qu’Aristote utilise deux fois à l’intérieur de son corpus, en DC II 12 (291 b20 et sq.) et An. Post. I 13 (78 b5 et sq.): M «La lumière de la lune augmente et diminue selon des phases» m «Tout ce dont la lumière augmente et diminue selon des phases a une forme sphérique» ˫ «La lune a une forme sphérique» Par ce syllogisme, on prouve que la lune a une forme sphérique à partir d’un phénomène constaté empiriquement, c’est-à-dire le fait que la lune répand une lumière différente selon la phase dans laquelle elle se trouve. C’est ce phénomène qui est d’un point de vue causal, et donc par nature, postérieur à la sphéricité de la lune. C’est pour cette raison que ce phénomène est appelé signe. On parvient donc à quelque chose qui est antérieur par nature, mais moins connu pour nous, au moyen de quelque chose de postérieur par nature, mais plus connu pour nous90. C’est précisément cette méthode que le physicien doit suivre pour établir ses principes. Il devra, en d’autres termes, procéder des phénomènes empiriques 88 Philopon, In Phys., p. 9, 4–13, 17. 89 Aristote, An. Post. I 1, 71 a5 et sq. 90 Cf. Philopon, In An. Post., p. 31, 6–12. On remarquera que, dans son commentaire des An. Post, Philopon intègre l’induction au nombre des preuves tekmériodiques (Philopon, In An. Post., p. 49, 19–21).

322

Averroès

dont on constate la récurrence vers les principes et les causes dont le phénomène de départ est «signe». La distinction des diverses formes de démonstration exposée par Philopon trouve également appui sur la distinction opérée par Aristote en An. Post. I 13. Dans ce chapitre, Aristote distingue entre la connaissance qu’on appelle du τί, c’est-à-dire le fait de savoir qu’une certaine chose ou un certain fait est, et la connaissance du διὰ τί, c’est-à-dire la connaissance de la cause qui détermine l’existence de ce fait. On a par conséquent deux types de preuve: d’une part la preuve du διὰ τί qui fournit la cause du fait observé91; d’autre part, la «preuve du fait» qui établit l’existence de la cause du phénomène92. La preuve du τί, qu’on appelle autrement «la preuve du fait», permet d’établir l’existence de quelque chose qui est moins connu pour nous, mais plus connu par nature: le fait que les planètes sont proches de la Terre. Elle prouve en effet l’existence du fait, en présentant dans la conclusion la cause du phénomène observé; le fait que les planètes soient proches de la Terre est en effet la cause du fait que les planètes ne brillent pas. Dans ce syllogisme, comme dans celui qui démontre la sphéricité de la lune, la prémisse majeure présente un phénomène qui est constaté empiriquement et qui est en réalité l’effet de la cause obtenue dans la conclusion. On peut utiliser un certain phénomène vérifié empiriquement pour remonter à l’existence de sa cause, car l’effet dévoile toujours l’existence de la cause dont il découle. C’est pour cette raison, comme Philopon l’explique, qu’on peut appeler ce genre de démonstration «signe». Le principe du syllogisme, c’est-à-dire le moyen terme qui assure la conclusion, est en effet quelque chose de premier de notre point de vue, mais postérieur par nature. Le moyen terme, en effet, n’est pas la cause de la relation qui lie les deux termes de la conclusion – on ne dit pas que les planètes sont proches de la Terre parce qu’elles ne brillent pas –, mais la cause de notre connaissance de ce fait. Le syllogisme «du fait» nous permet donc de parvenir à la cause du phénomène de départ, mais ce raisonnement est fondé sur la possibilité d’acquérir des données par un processus empirique. La preuve du διὰ τί ou «de la cause», en revanche, considère la cause du phénomène observé comme un fait établi. La prémisse majeure fournit la cause qui est déjà connue soit parce qu’elle est la conclusion d’un syllogisme précédent, soit parce qu’elle est une vérité évidente. Dans ce genre de preuve, la prémisse mineure est véritablement l’explication de la conclusion, car le moyen terme est la véritable cause du phénomène: on peut affirmer que c’est parce que les planètes sont proches de la terre, qu’elles ne brillent pas. 91 M «Les planètes sont proches de la Terre»; m «Ce qui est proche de la Terre ne brille pas»; ˫ «Donc les planètes ne brillent pas». 92 M «Les planètes ne brillent pas»; m «Ce qui ne brille pas est proche de la Terre» ˫ «Donc les planètes sont proches de la Terre».

l’étude générale de la génération

323

Pour que le signe puisse véritablement être démonstratif, précise Philopon, il faut que la prémisse mineure soit convertible. Les deux affirmations, «ce qui ne brille pas est proche de la Terre» et «ce qui est proche de la Terre ne brille pas», sont également vraies, car le sujet et le prédicat sont convertibles. Dans ce cas, la preuve de la cause est en même temps preuve de la cause et de l’existence du phénomène restitué dans la conclusion, car on prouve en même temps que et pourquoi les planètes ne brillent pas. Si en revanche la prémisse mineure dans la preuve du fait n’est pas convertible, la preuve de la cause ne peut être formée. Philopon cependant ne précise pas ici quelle est la nature du prédicat utilisé comme moyen terme dans le syllogisme du signe, il affirme juste qu’il est coextensif au sujet. Dans ce même contexte, il faut considérer la distinction énoncée en An. Post. II 1 (89 b25 et sq.) comme une doctrine-clé. Dans ce chapitre, Aristote affirme que l’on peut formuler quatre types de question: 1) à propos du fait (τὸ ὅτι); 2) à propos de la raison pour laquelle (τὸ διότι) ce fait existe; 3) si le fait existe (εἰ ἔστι); 4) qu’est-ce que cela est (τί ἔστι). Ces quatre questions peuvent être résolues à l’aide des deux preuves énoncées: aux questions 1) et 3) on répond au moyen de la preuve du fait; aux questions 2) et 4) au moyen de la preuve de la cause. Il faut en ce sens signaler que, dans sa paraphrase de ce passage, Thémistius met en corrélation la connaissance du oti avec la démonstration du signe et la connaissance du dioti avec la démonstration de la cause93. Ces mêmes textes font l’objet des réflexions d’al-Fārābī, Avicenne et Ibn Bāǧǧā qui traitent à leur tour de la question des divers types de démonstration auxquels les sciences peuvent recourir et estiment tous qu’en Phys. I 1 (184 a16–23) Aristote fait allusion à la doctrine du signe. Bien qu’ils partagent sur de nombreux points l’interprétation exposée par Philopon, leurs lectures reposent sur une interprétation du signe qu’on pourrait définir comme plus «ontologisante». C’est dans cette tradition aussi que s’inscrit la lecture d’Averroès. Dans L’obtention du bonheur94, al-Fārābī distingue d’abord entre les principes de «l’enseignement» (taʿlīm), qu’il définit comme les choses qui sont antérieures pour nous, et les principes de «l’être» (al-wuǧūd), définis comme les choses qui sont antérieures par nature. Cette distinction rappelle de près la distinction entre la méthode de l’enseignement et la méthode apodictique proposée par Philopon dans ses commentaires de la Phys. et des An. Post.; mais al-Fārābī infléchit la distinction en un sens plus clairement ontologique. Il explique en effet que les phénomènes sensibles, objets de notre perception, sont au nombre 93 Thémistius, In An. Post., p. 28, 15–29, 3. 94 Al-Fa¯ra¯bi¯, Taḥsīl al-saʿādah (The Attainment of Happiness), Edited with Introduction and Notes by J. al-Yasin, Dār Al-Andalus, Bayrūt 1983, p. 51 et sq.; traduction anglaise par M. Mahdi dans Al-Fārābī’s Philosophy of Plato and Aristotle, Translated with an Introduction by M. Mahdi, Glencoe, New-York 2001 (1ère ed. 1962), § 5, p. 15 et sq. qui traduit le texte arabe de l’édition d’Hyderabad.

324

Averroès

des principes de l’enseignement, et leurs causes, en revanche, au nombre des principes de l’être. Il précise que lorsqu’on démontre une certaine chose, si les principes de l’enseignement (c’est-à-dire les principes dont notre connaissance procède) sont aussi les principes de l’être (c’est-à-dire les causes de l’être de cette chose), on aura là une démonstration de l’existence et de la cause de la chose en question. Si en revanche les principes de l’enseignement ne sont pas en même temps les principes de l’être, on pourra obtenir une démonstration «du fait», mais non pas «de la cause». Al-Fārābī ajoute que, dans la science physique, c’est le second type de démonstration qui est utilisé le plus souvent; on remonte en effet des phénomènes sensibles à leurs causes. Néanmoins, lorsqu’on parvient à une certaine cause au moyen d’une démonstration du fait, on pourra en inférer d’autres propriétés et principes qui nous étaient inconnus95. Dans son Kitāb al-Burhān96, al-Fārābī distingue ainsi trois types de démonstration: la démonstration de l’existence, la démonstration de la cause et la démonstration absolue, qui est en même temps une démonstration de la cause et de l’existence. Au moyen de la démonstration de l’existence on parvient à «la connaissance de l’existence de quelque chose» (ʿilm anna al-šayʾ), et au moyen de la démonstration de la cause, à «la connaissance de la raison pour laquelle la chose existe» (ʿilm limā al-šayʾ). Pour expliquer le premier type de démonstration, comme l’avait fait Philopon dans son commentaire de Phys. I, al-Fārābī se sert des exemples de DC II 12 et An. Post. I 13. Il déclare ainsi qu’il faut appeler les démonstrations de l’existence «signes» (dalāʾil), car le moyen terme dans ce genre de syllogisme est l’effet qui présuppose la cause et, pour cela même, le signe de l’existence de cette dernière97. Avicenne traite lui aussi à maintes reprises de cette distinction, notamment dans le Kitāb al-Šifāʾ98, dans le Kitāb al-Išārāt wa-l-Tanbihāt99 et dans le Kitāb alNaǧāt100. Il distingue entre «la démonstration du pourquoi» (burhān al-limā) et 95 Al-Fa¯ra¯bi¯ , Taḥsīl al-saʿādah, p. 53 et sq.; The Attainment, § 8–9, p. 17 et sq. 96 Al-Fa¯ra¯bi¯ , Kitāb al-Burhān, dans al-Mantiq ʿinda al-Fārābī, édition, présentation et notes par M. Fakhrī, IV vol., Dār el-Machreq, Bayrūt 1987, p. 26, 9–11. 97 Sur le rôle d’An. Post. I 13 dans l’épistémologie d’al-Fārābī, voir M.E. Marmura, «The Fortuna of the Posterior Analytics in the Arabic Middle Ages», dans M. Asztelos, J.E. Murdoch et I. Niiniluoto (éds.), Knowledge and the Sciences in Medieval Philosophy, Yliopistopaino, Helsinki 1990, p. 85–104. Sur les quatre questions de II 1, voir aussi S. Menn, «Al-Fārābī’s Kitāb al-Ḥurūf and his Analysis of the Senses of Being», Arabic Sciences and Philosophy, 18, 2008, p. 59–97. 98 Avicenne, al-Burhān, p. 78–84. 99 Avicenne, Kitāb al-Išārāt wa-l-Tanbīhāt, avec le commentaire de Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī, S. Dunyā (éd.), 3 vols., Dār al-Maʿārif bi-Miṣr, al-Qāhira 1957–1960, t. I, p. 485 et sq. Pour un aperçu critique des différentes éditions de ce texte, voir J. Lameer, «Towards a New Edition of Avicenna’s Kitāb al-Ishārāt wa-l-tanbīhāt», Journal of Islamic Manuscripts, 4, 2013, p. 199–248. 100 Avicenne, Al-Naǧāt min al-ġarq fī baḥr al-ḍalālāt, M.T. Dānišpazūh (éd.), Dānišgah Tehrān, Tehrān 1985, p. 126–128.

l’étude générale de la génération

325

«la démonstration du fait» (burhān al-inna). Dans la démonstration du «pourquoi» le moyen terme est la cause de la relation entre les deux termes de la conclusion, aussi bien du point de vue de la réalité que de notre point de vue. Ce genre de démonstration permet de prouver en même temps l’existence et la cause du fait sous observation. Dans la démonstration «du fait», en revanche, le moyen terme est cause de la relation qui lie les deux termes de la conclusion seulement de notre point de vue. Du point de vue de la réalité, ce terme désigne l’effet de la relation qui subsiste entre les deux termes de la conclusion. C’est pourquoi la prémisse mineure ne fournit pas la véritable cause de la conclusion101. Comme al-Fārābī, Avicenne appelle ce genre de démonstration «signe» (dalīl); mais dans le Burhān de son Kitāb al-Šifā’, il en conteste la valeur démonstrative de façon beaucoup plus nette. C’est contre cette critique qu’Averroès va établir sa théorie du signe et de l’induction, même si c’est chez Avicenne lui-même que ce dernier trouve les éléments essentiels pour la construction de sa propre théorie. Dans sa paraphrase de la Physique, Ibn Bāǧǧa ne discute pas explicitement la question relative à l’interprétation des termes καθόλου, καθ’ ἕκαστα et συγκεχυμένα, mais considère lui aussi le problème des divers types de démonstration. Il distingue à ce propos quatre questions que l’on peut formuler à propos d’un certain phénomène ou «objet» (amr): (1) est-ce que cette chose existe en soi: est-ce que «ce blanc», par exemple, existe; (2) quelle est-elle la cause de son existence; (3) est-ce que cela se trouve dans un certain lieu: est-ce que «ce blanc» se trouve ici, par exemple, dans les cheveux; (4) pourquoi cela existe dans un certain lieu. En se fondant sur An. Post. II 1, Ibn Bāǧǧa précise ainsi que ces quatre questions peuvent se réduire à deux, la question du τί et la question du διὰ τί; il conclut que la démonstration qui nous permet de répondre à ces deux questions à la fois est une démonstration absolue, car elle démontre en même temps l’existence et la cause du phénomène, tandis la démonstration qui utilise la cause comme moyen terme pour arriver à une conclusion supplémentaire est une démonstration de la cause102. b) L’extension de la théorie de la démonstration et le débat avec Avicenne: la division et les accidents essentiels au fondement de la doctrine rušdienne du signe On a vu que dans son GC de Phys. I 1 (184 a16–18) Averroès affirme qu’Aristote ne parle plus du but ultime de la science de la nature, mais de la méthode que le physicien doit suivre pour l’atteindre103. Il affirme que, dans la recherche des 101 Sur la distinction entre la démonstration du fait et du pourquoi chez Avicenne, voir Marmura, «Avicenna on the Division»; id., «The Fortuna of the Posterior Analytics». 102 Ibn Ba¯gˇgˇa, Šurūḥāt al-samāʿ, p. 13 et sq. ; cf. Ibn Ba¯gˇgˇa, Šarḥ al-samāʿ, p. 15 et sq. 103 Averroès, GC Phys. I, c. 2, f. 6 K-L.

326

Averroès

causes, cette méthode coïncide avec le mode de démonstration qu’on appelle signe. La théorie du signe qu’Averroès évoque dans son GC de Phys. I 1 s’inspire des doctrines de ses devanciers, mais comme on le verra elle renvoie également à l’interprétation qu’il en propose lui-même dans son GC des An. Post. Comme ses prédécesseurs l’avaient fait, Averroès identifie le chemin le plus naturel à suivre, dont Aristote parle aux lignes 184 a16–18, au genre de démonstration (modus demonstrationis) appelé «signe» (signum). Il le définit comme le chemin qui nous conduit à la connaissance des causes des étants naturels et le décrit comme une connaissance qui est obtenue au moyen d’une démonstration qui procède des propositions constituées par des choses «postérieures quant à l’être (ex rebus posterioribus in esse)», mais antérieures et plus connues pour nous, vers des conclusions qui sont «antérieures quant à l’être» et plus manifestes par nature, mais plus obscures pour nous104. Il conclut que si dans les mathématiques les principes d’où l’on procède sont à la fois plus connus pour nous et plus connus par nature, alors que les conclusions sont moins connues pour nous et moins connues par nature, dans la recherche des causes de la nature, en revanche, ce sont les choses postérieures «quant à l’être» qui sont principe de notre connaissance. La voie suivie par le physicien est en un sens l’exact contraire de la voie suivie par le mathématicien105: dans les mathématiques, les causes des faits établis dans la conclusion sont aussi les choses connues simpliciter et antérieures quant à l’être (priores in esse)106. Comme Philopon l’avait fait, Averroès distingue donc, à la fin du deuxième des trois capitula qui divisent Phys. I 1, deux méthodes possibles: une première qui va des premiers principes aux phénomènes sensibles; la seconde méthode en revanche qui procède de ce qui est moins connu par nature, mais plus connu pour nous, vers ce qui est moins connu pour nous, mais plus connu par nature107. Le lexique qu’Averroès utilise dans ce passage du GC trahit, cependant, ses sources arabes. Il faut en effet remarquer qu’Averroès ne parle pas, comme dans le texte d’Aristote, de ce qui est plus ou moins connu «par nature», mais des choses antérieures et postérieures «quant à l’être». On reconnaît donc dans le propos d’Averroès la distinction entre les principes de l’enseignement et les 104 Ibid., f. 6 L1–10. Pour la traduction de ce passage voir plus haut, p. 319. 105 Il faut cependant insister sur le fait que même si la physique procède, dans la découverte de ses principes, selon un chemin opposé à celui des mathématiques, le physicien doit suivre, dans l’exposition de ses résultats, exactement la même démarche que le mathématicien (cf. ch. VI, p. 241 et sq.). 106 Averroès, GC Phys. I, c. 2, f. 6 L10-M10. La même distinction entre deux genres de principes du savoir (le premier genre incluant les principes mathématiques, le second comprenant la plupart des principes des démonstrations physiques) est admise dans le CM de Phys. I 1, dans lequel Averroès précise que les démonstrations appelées signes ne sont rien d’autre que les démonstrations quia, cf. Averroès, CM Phys. I, f. 434 B2–5. 107 Averroès, GC Phys. I, c. 2, f. 6 M11-A7.

l’étude générale de la génération

327

principes de l’être, présentée par al-Fārābī dans L’obtention du bonheur et admise par Avicenne de façon presque identique. Averroès reprend également ces devanciers arabes, lorsque, dans le Prologue du GC, il distingue à côté du signe deux autres types de démonstration – la démonstration de la cause et la démonstration absolue – et affirme que la physique peut se servir aussi de ces deux types de démonstrations108. En admettant cette tripartition, Averroès a sans aucun doute à l’esprit la distinction établie par alFārābī dans son Kitāb al-Burhān109. Dans le prologue du GC, toutefois, il ne précise pas la nature des trois démonstrations, mais se limite à expliquer que la démonstration du signe et la démonstration de la cause sont utilisées en physique beaucoup plus souvent que la démonstration absolue110. Dans la suite du GC, Averroès explique que c’est dans les An. Post. qu’Aristote explique pourquoi le physicien doit nécessairement utiliser la démonstration du signe dans la recherche des causes des étants naturels. La raison en est, affirme-t-il, que cette démonstration suit exactement le parcours naturel de la connaissance tel qu’Aristote le décrit en An. Post. I 2, à savoir celui qui procède des «choses naturelles» qui sont moins connues «absolument» (simpliciter)111 vers les choses qui sont antérieures «quant à l’être». Ces «choses postérieures quant à l’être», désignées dans le texte grec de la Physique par le terme «confuses» (συγκεχυμένα), constituent donc le fondement des prémisses de la démonstration du signe112. Averroès conclut ainsi que ces mêmes choses sont à identifier aux «composés causés par les éléments» (composita causata ab elementis): 108 Averroès, GC Phys., f. 4 B4–9. 109 Al-Fa¯ra¯bi¯, Kitāb al-Burhān, p. 26, 9–11. 110 De fait, ni dans son prologue ni dans son CG de Phys. I 1, Averroès ne détaille la nature de la démonstration de la cause et de la démonstration absolue. C’est dans l’Epit. de la Phys. qu’il précise le statut exact des trois types de démonstration (Averroès, Epit. Phys., p. 9, 7–12), après avoir souligné l’importance du travail exégétique d’al-Fārābī, ainsi que le rôle fondamental des traités logiques d’Aristote. Averroès, Epit. Phys., p. 8, 8–10: «Il est évident que celui qui étudie ce livre doit nécessairement avoir étudié préalablement l’art de la logique, dans le livre d’Abū Naṣr ou au moins dans notre petit abrégé». Cette considération fait d’Averroès un héritier de la tradition remontant à Alexandre, qui pose que les traités de logique sont nécessaires pour la compréhension des autres ouvrages d’Aristote. Elle explique également la raison du peu de détails qu’Averroès donne de cette doctrine dans son GC de la Physique, consacré à une exégèse mot à mot du texte d’Aristote: préciser la nature des trois types de démonstration n’entre pas dans les buts de la physique, mais de la logique. 111 Averroès, GC Phys. I, c. 2, f. 6 L11-M6. 112 Averroès, GC Phys. I, c. 2, f. 7 A2–7: «Et s’il arrive que les choses connues par nous ne sont pas connues par nature, qui sont antérieures quant à l’être, mais postérieures , alors les démonstrations données dans cette science seront au nombre des “signes”, non pas des démonstrations absolues» («Et si contingerit, ut nota apud nos non sunt nota apud naturam, quae sunt priora in esse, sed posteriora, tunc demonstrationes datae in hac scientia erunt de numero signorum, non demonstrationes simpliciter»).

328

Averroès

«Il dit ces choses qui sont d’abord connues pour nous parmi les choses naturelles sont les composés causés par les éléments, alors que les choses qui sont inconnues pour nous sont par nature les causes des composés»113. Averroès explique ainsi que «les choses composées causées par les éléments», c’est-à-dire les composés sensibles, constituent le fondement de notre connaissance des causes, car elles sont le fondement du type de démonstration qui nous y amène. Le fait de désigner les composés sensibles comme l’assise logique des prémisses du signe découle certainement de la doctrine du signe qu’Averroès adopte, mais elle trouve aussi une confirmation dans sa traduction gréco-arabe de la Physique. Ce passage, comme plusieurs autres, suggère que la traduction de la Physique qu’Averroès commentait est celle d’Isḥāq Ibn Ḥunayn. Ce passage prouve en outre que la version qu’Averroès lisait comportait aussi l’intervention qu’on retrouve dans le seul témoin de cette traduction, le manuscrit de Leyde Or. 583. D’après ce manuscrit, sur lequel se fonde l’édition de ʿA. Badawī, le traducteur arabe utilise le terme «les choses mélangées» (al-umūr al-muḫtalifa), pour rendre le terme grec συγκεχυμένα114: «Et les choses qui sont d’abord évidentes et claires pour nous sont plutôt (ḫāṣṣatan) les choses mélangées (al-umūr al-muḫtalifa); puis, à la fin deviennent connus pour nous, à partir de ceux-ci, les éléments et les principes»115. Badawī signale en apparat qu’on trouve l’expression «c’est-à-dire les composées» (ay al-murakkaba) insérée au-dessus de l’expression «les choses générales» (al-umūr al-muǧmala), qui traduit le terme grec τῶν καθόλου de la ligne suivante (a23–24)116. On sait que, lorsque les autres traductions divergeaient de la traduction d’Isḥāq Ibn Ḥunayn, l’éditeur des textes dans le manuscrit de Leyde, Abū al-Ḥuṣayn al-Basrī (m. 1044), reportait les traductions alternatives dans les marges. Concernant cette glose, on peut formuler deux hypothèses: soit elle fait partie du même type d’intervention, soit elle a été proposée par Isḥāq Ibn Ḥunayn lui-même. Dans les deux cas, il faut signaler que, dans la version

113 Averroès, GC Phys. I, c. 3, f. 7 C5–9: «Dicit: Et illa, quae sunt cognita apud nos primo de rebus naturalibus sunt composita causata ab elementis. Et illa, quae sunt ignota apud nos, naturaliter sunt causae compositorum». 114 Aristote, Phys. I 1, 184 a21–23: «Mais ce qui est d’abord évident et clair pour nous ce sont plutôt les confus (τὰ συγκεχυμένα); mais ensuite à partir de ceux-ci deviennent connus, pour qui les divise, leurs éléments et leurs principes». 115 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 3. 116 Ibid., p. 3, n.1. Cf. Aristote, Phys. I 1, 184 a23–24: «C’est pourquoi il faut aller des universels (τῶν καθόλου) au particuliers […]».

l’étude générale de la génération

329

arabo-latine de ce passage qui précède le GC d’Averroès, les mêmes mots, scilicet composita/ay al-murakkaba («c’est-à-dire les composées»), suivent le terme mixta («les choses mélangées»), qui traduit l’arabe al-muḫtalifa (qui traduisait à son tour le terme grec τὰ συγκεχυμένα de la ligne a21–22): «Et les choses qui sont d’abord évidentes et claires pour nous sont plutôt les choses mélangées (mixta), à savoir les composées (composita); puis, à la fin, deviennent connus pour nous, à partir de ceux-ci, les éléments et les principes»117. Sur la base de ce texte et du commentaire correspondant, on peut donc vraisemblablement conclure que dans le texte de l’exemplaire commenté par Averroès, traduit ensuite en latin, la glose «c’est-à-dire les composées» (ay al-murakkaba) se rapportait plus clairement à l’expression «les choses mélangées» (al-umūr al-muḫtalifa), qu’à celle de la ligne suivante, i.e. «les choses générales» (al-umūr al-muǧmala)118. Le texte d’Aristote qu’Averroès lisait affirmait donc que «les choses qui sont d’abord évidentes et claires pour nous sont plutôt les choses mélangées, à savoir les composées»119. C’est donc aussi en raison de sa traduction qu’Averroès a affirmé qu’Aristote ici voulait dire que la recherche des causes doit commencer par les choses «composées causées par les éléments». Mais que faut-il entendre par là? Si cette périphrase, visant à expliquer le terme grec συγκεχυμένα, désignait simplement les substances composées sensibles, Averroès ne ferait que présenter le signe d’une façon assez générale comme le procédé qui conduit des effets, c’est-à-dire les composés sensibles, à leurs causes premières. Le texte d’Aristote, toutefois, veut dire d’après Averroès quelque chose de plus précis: car ce ne sont pas les composés en eux-mêmes qui constituent le fondement du signe, mais plutôt leurs «conséquents» (consequentibus). C’est le cœur de la doctrine rušdienne du signe:

117 Averroès, GC Phys. I, t. 3, f. 7 B13-C4: «Et illa quae primo sunt apud nos evidentia et manifesta sunt mixta, scilicet composita, proprie; deinde in postremo efficiuntur nobis ex istis elementa et principia manifesta». Le terme proprie, qui est la traduction du mot arabe ḫāṣṣatan, devait à son tour traduire le grec μᾶλλον. 118 D’un point de vue théorique, d’ailleurs, il est plus difficile d’expliquer que le terme «composées» soit une variante du mot «ensembles», surtout dans la phrase d’Aristote dans laquelle le mot figure. On comprend mal, en effet, en quel sens on devrait procéder des composés vers les particuliers. Il faut en revanche supposer que le mot «composées» était une variante du mot «mélangées». 119 Il faut en ce sens donner raison à E. Dudley-Sylla qui supposait que l’exégèse d’Averroès devait découler, au moins en partie, de la traduction qu’il possédait. Cette hypothèse avait été critiquée par Elamrani-Jamal, «La démonstration du signe».

330

Averroès

«[…] Or il est possible de connaître les causes à partir des choses composées, c’est-à-dire à partir de leurs conséquents (ex consequentibus), de sorte que c’est à partir de cela que ces causes à partir desquelles sont composées seront connues»120. Pour pouvoir connaître les causes des substances composées, nous dit Averroès, il faut repérer «les conséquents» de ces mêmes substances, car ce sont eux, à strictement parler, les signes qui rendent possible la remontée de l’étant naturel vers ses causes. C’est à partir «des conséquents» (ex consequentibus) des substances composées qu’on remonte aux causes de ces mêmes substances. Le signe, faut-il donc conclure, n’est pas simplement une remontée du composé sensible à sa cause, mais le syllogisme qui a comme moyen terme les «conséquents» ou concomitants des substances sensibles dont on recherche les causes. Ces concomitants, comme on voudrait le suggérer, font partie des prédicats qui appartiennent par soi à leur sujet, dans le second sens du par soi donné en An. Post. I 4 (73 a34-b4). Ce sont à strictement parler les propriétés qui, étant coextensives au sujet, permettent la constitution du syllogisme du signe et assurent la possibilité de le convertir en une véritable «démonstration de la cause»121. Cette même doctrine est confirmée dans le texte du GC de Phys. II cité plus haut122, où Averroès affirme contre Avicenne que l’existence d’une matière première et celle d’un moteur ultime ne peuvent être établies que par un «signe physique» et il explique qu’un signe est physique et non pas métaphysique précisément lorsqu’il concerne les «accidents propres (accidentibus propriis) à l’étant naturel» et non pas «à l’étant absolu»123. Ces textes du GC de la Phys. confirment ainsi une doctrine qu’Averroès expose à plusieurs endroits de son corpus, notamment dans son GC des An. Post. où il pointe le rôle-clé des conséquents ou accidents propres d’un étant et les énumère 120 Averroès, GC Phys. I, c. 3, f. 7 C-D: «[…] Sed possibile est ex rebus compositis, id est ex consequentibus earum cognoscere causas; adeo quod ex hoc erunt notae illae causae ex quibus componuntur». 121 Sur la question de la réversibilité du signe, voir Hugonnard-Roche, «Logique et physique», p. 149 et sq., qui remarque que la réversibilité de la mineure assure, une fois qu’on a établi le signe, qu’on puisse en invertir les prémisses et inférer déductivement l’effet à partir de la cause. Il faut pourtant aussi signaler qu’Averroès, comme Fārābī (Cf. Al-Fa¯ra¯bi¯, Taḥsīl al-saʿādah, p. 53 et sq.; The Attainment, § 8–9, p. 17 et sq.), explique également que la coextensivité des termes de la mineure et donc sa convertibilité permettent d’inférer, une fois établi le signe, certaines propriétés inconnues de l’objet observé. C’est cela qui garantit qu’on puisse avoir dans les sciences des véritables démonstrations de la cause. Dans la science de la nature, on peut en effet employer la cause établie au moyen d’un signe comme moyen terme pour en déduire l’existence de certains propres ou de certains accidents de l’objet observé (cf. Averroès, Epit. Phys., p. 9, 12–15). 122 Infra p. 306, n. 52. 123 Cf. GC Met. E, p. 702, 3–703, 3.

l’étude générale de la génération

331

parmi ses accidents essentiels. Commentant An. Post. I 13, Averroès assure que méconnaître l’importance de cet aspect de la démonstration du signe produit l’erreur qui a conduit Avicenne à en nier la valeur démonstrative124: «[Avicenne] rejette la démonstration de l’existence (burhān al-wuǧūd) et il prétend qu’elle n’est pas une véritable démonstration. Il porte à l’appui du refus de cette le fait de dire que s’agissant de choses postérieures à des choses antérieures composées, on ne saisit le fait qu’elles sont essentielles aux choses antérieures que lorsqu’on saisit la raison en vertu de laquelle le postérieur se trouve de l’antérieur. Par exemple, nous ne pouvons saisir que l’accroissement de la lumière de la lune selon la figure croissante est pour elle essentiel à moins de saisir la cause de cela, c’est-à-dire le fait que la lune est de figure sphérique. Puisqu’il en va ainsi, n’est pas valide pour nous la preuve d’après laquelle sa figure est sphérique en vertu du fait que sa lumière s’accroît selon la forme croissante, puisque l’accroissement est plus connu et la forme plus cachée»125. D’après la reconstruction qu’Averroès propose de la thèse d’Avicenne, la démonstration du signe – ou selon la terminologie utilisée ici «la démonstration de l’existence» (burhān al-wuǧūd) – est constituée par un syllogisme dont le moyen terme est une propriété essentielle, ou plus précisément un accident essentiel, du phénomène dont on veut trouver la cause. Ce sont en effet ces propriétés qu’Avicenne désigne comme «les choses postérieures» qui permettent de remonter à ce qui est antérieur et «plus caché». Pour infirmer la valeur véritablement démonstrative du signe, Avicenne objecte qu’on est incapable de repérer ce genre d’accidents, avant de connaître la cause à laquelle ses mêmes propriétés sont supposées nous amener. En effet, assure-t-il, on ne peut savoir si l’accident choisi comme moyen terme du syllogisme du signe se prédique essentiellement ou non du sujet, avant de connaître la cause même dont le syllogisme est censé prouver l’existence. Avicenne reprend l’exemple utilisé par Aristote: pour pouvoir démontrer que la lune a une forme sphérique à partir du fait que sa lumière s’accroît selon la figure d’un croissant, on devrait savoir que cet accroissement est pour la lune un accident essentiel. Cependant, tant qu’on ne connaît pas la cause dont découle l’accident, poursuit Avicenne, on ne peut savoir si la relation qui lie le prédicat et le sujet est essentielle ou pas. En effet, objecte-t-il, sans connaître la cause, on n’est pas à même de distinguer les accidents essentiels des

124 Ce passage a été traduit et examiné par H. Hugonnard-Roche (dans Hugonnard-Roche, «Logique et physique») qui a bien mis en lumière l’importance de la distinction entre les différents types de prédicats par soi dans la doctrine rušdienne du signe. 125 Averroès, GC An. Post. I, p. 348, 19–349, 4. Cf. ibid., p. 272–274.

332

Averroès

accidents que nous prédiquons de la totalité du sujet seulement en vertu de «ce qu’on voit par le sens»: «[Avicenne] dit que, lorsque nous ne connaissons pas cette notion dans la prédication des accidents à leur sujet, il n’y a pas de différence pour nous entre les propositions qui sont composées d’accidents essentiels (al-aʿrāḍ al-ḏātiyya), c’est-à-dire dont les prédicats sont des accidents essentiels, et les propositions qui sont composées d’accidents dont il est attesté par le sens qu’ils sont dans la totalité du sujet, sans que soit connue la relation entre eux et le sujet. Par exemple, nous disons que “tout corbeau est noir” et que “toute neige est blanche”. Or ces accidents ne sont ni essentiels ni nécessaires, puisqu’il n’est pas impossible que soit trouvé un corbeau blanc. Et ainsi, si un homme vivait dans un pays dans lequel il n’y a pas d’homme noir et qu’on n’en a pas entendu parler, il pourrait énoncer une affirmation telle que “tout homme est blanc”» (trad. H. Hugonnard-Roche)126. Ce texte explique bien que la critique qu’Avicenne émet contre le signe se fonde sur le fait d’admettre une différence entre «les accidents essentiels» (al-aʿrāḍ al-ḏātiyya) et des accidents dont on ne connaît le lien récurrent avec le sujet que par le sens. Cette critique consiste donc à rétorquer que le signe ne fournit pas les moyens pour distinguer entre une analyse purement extensionnelle et une analyse intensionnelle des prédicats, car l’universalité de ses prémisses n’est garantie que par le sens. En effet, d’après ce qu’Averroès nous dit, la non-fiabilité du signe découle selon Avicenne du fait que l’universalité de ses prémisses est affirmée sur la base de «ce qu’on voit» et de «ce qu’on entend», c’est-àdire d’une connaissance sensorielle qui ne peut par elle-même faire le départ entre une prédication essentielle et une prédication dont on ne peut assurer avec nécessité l’universalité. L’induction qui se fonde sur ce type de connaissance est caractérisée par la même impuissance et, comme elle, elle est opposée à la connaissance qui est fournie par la cause: «Et puisque l’induction est insuffisante pour que l’accident appartient nécessairement à son sujet, alors nécessairement on ne peut saisir qu’un accident est essentiel à un sujet, tant qu’on ne saisit pas sa cause. Et dans la mesure où sa cause est ce qui est cherché, c’est-à-dire qu’elle est inconnue, il suit que les prémisses des signes ne sont pas essentielles. Et puisqu’elles ne sont pas essentielles, ne sont pas des démonstrations» (trad. H. Hugonnard-Roche modifiée)127.

126 Averroès, GC An. Post., p. 349, 6–13. 127 Ibid., p. 349, 13–17.

l’étude générale de la génération

333

Seule la connaissance de la cause, qu’il faudrait sans doute identifier ici à l’essence de la chose, nous permet de savoir que l’accident en question est nécessaire et essentiel pour le sujet. Le manque de nécessité dans la connaissance a posteriori qui fonde les prémisses du signe, associée ici à l’induction, entraîne leur caractère non essentiel et par conséquent non démonstratif. Dans ce passage, donc, l’induction est considérée comme le procédé qui nous conduit à l’établissement des prémisses du signe. Avicenne affirme, d’après Averroès, que c’est à cause de son incapacité à discriminer l’accidentel du nécessaire et le purement accidentel de l’essentiel, que l’induction sape la scientificité du signe. De nombreux passages dans le corpus d’Avicenne confirment le fond de sa critique du signe et de l’induction telle qu’Averroès la reconstruit128. Ces mêmes passages, toutefois, mettent aussi en lumière l’importance que la notion d’expérience (taǧriba), occupe dans la théorie avicennienne du savoir129. Une analyse de cette théorie et de cette distinction, essentielle pour la théorie avicennienne du savoir, dépasse les limites de ce travail130. Il nous suffit de remarquer que dans tous ces textes Avicenne nie que l’induction constitue un outil démonstratif capable de prouver l’essentialité du lien sujet/prédicat, mais il accorde à l’expérience la possibilité de montrer une forme de nécessité dans ce même lien131. Si l’induction, qu’elle soit exhaustive ou pas, ne garantit pas la nécessité du lien sujet/prédicat, l’observation répétée de l’existence de ce lien et la constatation de l’inexistence de véritables contre-exemples peut en revanche engendrer une certaine forme de conviction. Lorsqu’on procède par expérience de l’effet à la cause, nous pouvons postuler l’existence nécessaire d’une cause expliquant cette récurrence, mais nous demeurons dans l’impossibilité d’établir que le prédicat est lié au sujet par un lien essentiel. Or c’est précisément sur ce point qu’Averroès va contester Avicenne. Dans sa reconstruction de la critique avicennienne du signe, Averroès ne fait aucune mention de la notion d’expérience et de la distinction qu’Avicenne postule entre elle et l’induction132. Il retient toutefois un aspect que les deux mé128 Voir notamment Avicenne, al-Burhān, p. 44.17–8 129 Voir notamment Avicenne, al-Burhān, II.9. 130 Sur la critique avicennienne de l’induction et sur le rôle de l’expérience, voir J.J. McGinnis, «Scientific Methodologies in Medieval Islam», Journal of the History of Philosophy, 41, 2003, p. 307–327; id., «Avicenna’s Naturalized Epistemology and Scientific Method», dans S. Rahman, T. Street et H. Tahiri (éds.), The Unity of Science in the Arabic Tradition. Science, Logic and Epistemology and their Interactions, Springer, Berlin 2008, p. 129‐152; J. Janssens, «“Experience” (tajriba) in Classical Arabic Philosophy (al-Fārābī – Avicenna)», Quaestio, 4, 2004, p. 45‐62. 131 L’expérience, parce qu’elle demeure une forme de connaissance a posteriori, est par sa nature incomplète; elle ne peut produire une connaissance nécessaire, mais permet de postuler un certain lien récurrent entre un sujet donné et ses conséquents ou accidents essentiels. 132 Il n’est pas facile de savoir sur quels textes d’Avicenne Averroès fondait sa critique. Bien qu’une série de recherches récentes ait établi qu’Averroès avait accès à des parties de la lo-

334

Averroès

thodes semblent partager: le fait que dans l’induction, comme dans l’expérience, on ne peut établir de façon certaine «l’essentialité» du lien qui lie le sujet et l’accident essentiel qui fait office de moyen terme. En effet, c’est à cette idée, dans sa réponse à Avicenne, qu’il s’oppose et pour la réfuter qu’il précise que la connaissance de ce lien essentiel ne découle pas d’un simple recensement, fût-il exhaustif, mais d’une analyse sémantique de ces mêmes termes. Comme Avicenne, Averroès admet que la connaissance donnée par la cause produit un assentiment «plus complet»; contre Avicenne, il affirme toutefois que même l’assentiment et la certitude qui accompagnent la connaissance démonstrative peuvent avoir des degrés133. En effet, la connaissance qui découle du fait de connaître «la nature du sujet», même si elle ne produit pas une certitude absolue, permet de constituer un syllogisme qui appartient lui aussi «au genre des démonstrations»: «[…] il se peut que nous connaissions le fait pour l’accident d’être essentiel pour la raison qu’il est compris dans la nature du sujet, et cela soit dans le sujet lui-même, soit dans son genre essentiel, c’est-à-dire que nous connaissons l’inclusion de l’accident et de son opposé dans le genre proche du sujet, à savoir celui qui est divisé par cet accident et son opposé d’une division première, selon ce qui a été dit auparavant dans la description des accidents essentiels. Et le signe en est qu’il suffit que le sujet soit dans les définitions de tels accidents, même si la cause n’apparaît pas. Et telle est la différence entre les propositions essentielles et les inductives, à savoir que lorsque l’esprit ne connaît pas la nécessité de prendre le sujet dans la définition de l’accident, la proposition est inductive et il n’est pas sûr que son sujet soit trouvé à un moment donné dépourvu de son accident» (trad. H. Hugonnard-Roche)134. Averroès explique ainsi que lorsque nous connaissons que l’accident et son opposé sont compris dans la nature du sujet, c’est-à-dire qu’ils sont inclus soit dans le sujet soit dans son genre essentiel (i.e. le genre qui est divisé par cet accident et son opposé d’une division première), nous connaissons que le sujet est dans la définition de tels accidents. Cette connaissance nous permet de déduire que l’accident se prédique nécessairement de la totalité du sujet en question; elle gique du Šifāʾ (voir notamment M. Aouad et M. Rashed (éds.), «Commentateurs ‘satisfaisants’ et ‘non satisfaisants’ de la Rhétorique selon Averroès», dans Endress et Aertsen (éds.), Averroes and the Aristotelian Tradition, p. 84–124: p. 101–102, ainsi que al-‘Alawī, al-Matn al-rušdī, p. 44), cette question reste en partie ouverte. En effet, le caractère très ramassé de la présentation de la critique avicennienne qu’Averroès propose dans le GC des An. Post. pourrait infirmer l’idée qu’il possédait en entier la partie du Šifāʾ consacrée à la théorie de la démonstration. 133 Averroès, GC An. Post. I, p. 179–184. 134 Averroès, GC An. Post. I, p. 349–350.

l’étude générale de la génération

335

diffère, par conséquent, de la connaissance inductive, qui à elle seule n’assure pas la nécessité et l’essentialité de ce lien. En effet, explique Averroès, «l’âme» (al-nafs) est en mesure de reconnaître le caractère essentiel de la prédication des prémisses du signe, lorsqu’elle sait que le prédicat est compris dans la nature ou dans le genre du sujet ou, pour le dire autrement, lorsqu’elle sait que le sujet ou son genre, ou encore le genre de son genre, entrent dans la définition du prédicat. Dans sa réponse à Avicenne, Averroès fait donc explicitement appel au second type de prédicats par soi qui, selon la définition d’An. Post. I 4 (73 a34 et sq.), incluent dans leur définition le sujet ou le genre de ce sujet, ou le genre de son genre, mais il souligne davantage le caractère biunivoque de la relation. Il précise en effet que si le sujet rentre dans la définition du prédicat, alors ce prédicat est forcément dans la nature du sujet et donc prédiqué essentiellement de lui, même s’il n’est pas constitutif de son essence. Dans les deux types de prédicats par soi, d’après Averroès, on est donc renvoyé à l’essence de la chose. Tout prédicat par soi, pourrait-on conclure, est en un sens un prédicat essentiel. C’est sur la distinction entre «l’essence» et «la nature» de la chose, et sur cette (re)lecture «essentialiste» de la prédication par soi, qu’Averroès étaie sa conclusion et sa défense du syllogisme du signe. C’est en effet en vertu de cet aspect de ses prémisses que le syllogisme du signe rentre dans le genre des véritables démonstrations: le signe est une véritable démonstration, car le prédicat qu’il utilise comme moyen terme se prédique nécessairement et essentiellement de son sujet. Que la riposte d’Averroès à la critique d’Avicenne soit fondée en raison ou pas, elle repose sur la conviction qu’une connaissance «diairétique» de la nature du sujet et du prédicat nous montre que leur lien, dans une «démonstration de l’existence», n’est pas simplement nécessaire, mais aussi essentiel. L’exemple du corbeau qu’Averroès reprend à Avicenne, pour l’exclure du nombre des propositions essentielles, nous confirme de façon négative qu’Averroès fait appel dans le passage du GC d’An. Post. I 13 à ce type de procédure analytique consistant à distinguer les simples accidents des deux types de prédicats par soi pour lier ces derniers à l’essence du sujet. Averroès nous explique en effet que nous ne pouvons pas affirmer nécessairement la proposition «tout corbeau est noir», car nous savons que le prédicat noir n’est inclus ni dans la nature du corbeau ni dans son genre proche135. C’est donc cette analyse sémantique du prédicat qui nous dit que sa définition n’inclut pas le sujet en question et que le prédicat, par conséquent, ne fait pas partie de la nature du sujet.

135 Averroès, GC An. Post. I, p. 350, 10–14: «Et de fait nous ne disons pas que le noir du corbeau est essentiel au corbeau, ni le blanc du cygne au cygne, parce que le noir n’est pas inclus dans la nature du corbeau ni dans son genre proche qui est l’animal. Et s’il était inclus dans son genre, il serait parmi ses accidents essentiels et l’âme affirmerait que tout corbeau est noir inévitablement».

336

Averroès

L’induction porte donc clairement sur les prémisses du syllogisme du signe, mais elle ne semble que confirmer une donnée qu’elle ne peut, en tant que telle, établir. Faut-il en conclure que l’induction, à la différence du signe, est pour Averroès un outil inessentiel dans la découverte des principes? La réponse n’est pas simple, car comme on le verra elle suppose une distinction entre deux types d’induction: une induction qu’Averroès appelle dialectique et une induction qu’il définit comme «scientifique». En analysant un certain nombre de passages négligés du corpus d’Averroès, on montrera que, pour l’Averroès des Grands Commentaires, l’induction constitue un instrument véritablement scientifique, lorsqu’elle est associée à la même analyse sémantique envisagée dans le GC d’An. Post. I 13. Notre analyse permettra ainsi de mieux comprendre le lien qu’entretiennent le signe et l’induction scientifique. Ce dernier type d’induction, loin d’être un dispositif stérile, constitue la seule manière de certifier notre connaissance des principes, dans la mesure où il garantit l’universalité des prémisses du signe et produit ainsi la certitude. En défendant cette thèse, Averroès se place au cœur d’une tradition qui, remontant jusqu’à Alexandre, accorde à l’analyse un rôle décisif dans la recherche des causes de l’étant naturel et fait de l’induction une notion-clé de l’épistémologie aristotélicienne. C’est cette tradition qu’Averroès s’efforce de défendre et de consolider, même lorsqu’il s’agit de corriger son plus grand représentant dans le monde arabe, al-Fārābī. § 1.3.2. L’induction comme instrument nécessaire du physicien À maintes reprises, tout au long de sa production philosophique, Averroès s’interroge sur la nature et le rôle de l’induction. Il ne lui consacre pas, cependant, d’étude complète et exhaustive. Ses considérations, souvent présentées dans un style assez ramassé, se retrouvent éparpillées dans ses divers traités. Ce qui explique le fait qu’on a souvent sous-estimé le rôle fondamental que l’induction a eu dans sa théorie du savoir136. L’évaluation de la doctrine rušdienne, en outre, est d’autant plus difficile qu’Averroès paraît prononcer des jugements opposés sur l’induction, en la plaçant tantôt du côté de la connaissance purement probable, tantôt du côté de la connaissance véritablement scientifique. Concernant la science de la nature, dans le prologue du GC de la Phys., Averroès affirme que le signe, la démonstration de la cause et la démonstration 136 On peut considérer le cas paradigmatique de Léon Gauthier qui affirme qu’Averroès n’a rien ajouté d’original à la notion d’induction aristotélicienne (L. Gauthier, Ibn Rochd, Presses Univeristaires de France, Paris 1948, p. 62–65. Cf. J.R. Weinberg, Abstraction, Relation, and Induction, The University of Wisconsin Press, New York 1965, p. 136). On peut interpréter dans le même sens, l’absence de l’entrée «Inductio» dans le lexique de M. Zimara publié en annexe de l’édition des Juntes (M. Zimara, Tabula dilucidationum in dictis Aristotelis et Averrois, dans Aristotelis Opera cum Averrois Commentariis, supplementum III).

l’étude générale de la génération

337

absolue sont tous des méthodes dont la science physique se sert pour arriver à ses conclusions. Il y précise également que l’induction fait partie des instruments que le physicien doit utiliser et que son usage diffère de celui qu’en fait le dialecticien: «Quant à la voie de l’enseignement de ce livre, ce sont les espèces de l’enseignement utilisées dans cette science, il s’agit des types à toute discipline, à savoir la démonstration du signe, la démonstration de la cause et la démonstration absolue […]. Et les modes de l’enseignement sont ceux qui relèvent de la définition, de la division, de l’induction et de l’exemple, puisque chacun de ces trois est utilisé par une science démonstrative à la manière indiquée dans les An. Post., mais l’usage que fait de l’exemple et de l’induction est différent par rapport à l’usage qu’en font la rhétorique et la dialectique»137. Averroès distingue ici très clairement une induction dialectique d’une induction dont les sciences démonstratives se servent, mais il ne nous dit pas en quoi consiste leur différence. Il associe, tout en les distinguant, la méthode du signe et l’induction, mais il ne précise pas le type de rapport que les deux entretiennent. Dans le corps du GC de la Phys., s’agissant de la preuve qui établit l’existence de la matière première, Averroès affirme à plusieurs reprises qu’elle appartient au nombre des démonstrations qu’on appelle signe; toutefois, ni dans le GC de la Phys. ni ailleurs, il ne propose une reconstruction explicite de ce syllogisme. De fait, lorsqu’il reconstruit les arguments de Phys. I, Averroès ne mentionne jamais ce type de démonstration; seule l’induction est invoquée comme moyen capable de prouver les divers passages du raisonnement d’Aristote. Pour comprendre la nature de l’induction non dialectique utilisée dans la physique, comme dans les autres sciences démonstratives, ainsi que son lien avec le signe, on ne peut donc se limiter à examiner le seul GC de Phys. I. Il faudra tout d’abord la replacer dans le contexte théorique et historique dans lequel elle s’inscrit, puis considérer les textes principaux dans lesquels Averroès convoque 137 Averroès, GC Phys., f. 4 B4-C9 (trad. Théodore d’Antioche): «Via doctrinae huius libri sunt species doctrinae usitatae in hac scientia: et sunt modi omnium disciplinarum, scilicet demonstratio signi et demonstratio causae et demonstratio simpliciter […] et maneries disciplinae, quae sit in definitione, divisionis et inductionis et exempli quia unoquoque istorum trium utitur ars demonstrativa secundum modum datum in Posterioribus, sed usus quo utitur exemplo et inductione est alius ab usu quo utitur rhetorica et dialectica»; Cf. Averroès, GC Phys., f. 4 F4–14 (trad. J. Mantino): «Utitur insuper eo modo doctrinae quae sit per definitionem et eo quod per divisionem et eo quod per enthymema et eo quod per inductionem et eo quod per exemplum. His etenim quinque modis omnibus utuntur ipsae artes demonstrativae eo pacto quo in libro Posteriorum traditum fuit, sed hae alio modo utuntur exemplo et inductione quam utatur ars Dialectica et ars Rhetorica. Utitur enim ars Dialectica inductionem et ars Rhetorica exemplo».

338

Averroès

cette notion. Une lecture croisée de ces textes importants permettra de conclure qu’Averroès se propose de reprendre et de consolider la distinction élaborée par al-Fārābī entre une induction complète et une induction incomplète, démonstrative et dialectique, dans le but de répondre aux critiques qu’Avicenne avait adressées à ce type de procédé et d’écarter, ce faisant, une forme d’«extrinsécisme» épistémologique attribuée via al-Ġazālī aux théologiens du kalām. a) De l’ἐπαγωγή à l’istiqrāʾ: la distinction entre induction complète et incomplète, dialectique et scientifique Il n’y a pas chez Aristote lui-même d’étude systématique consacrée à la notion d’induction (ἐπαγωγή). Même si cette notion est à plusieurs reprises évoquée dans l’Organon et dans les traités physico-biologiques, les spécialistes ont remarqué d’une part l’absence d’une d’observation au sens scientifique du terme138, d’autre part, l’existence d’une multiplicité de sens apparemment disparates attachés à cette même notion139. Un examen rapide de ces passages permet de conclure que l’induction aristotélicienne entre en jeu dans au moins deux contextes différents: celui de l’instruction et de la dialectique140; celui de l’acquisition et de la confirmation du savoir141. Dans les deux séries de textes, l’ἐπαγωγή est présentée comme le passage d’un certain nombre de particuliers à une notion générale. Plusieurs questions, dans ce cadre, restent toutefois ouvertes, notamment lorsqu’on essaie d’appréhender la nature des différentes sortes d’induction. Concernant les particuliers qui constituent le point de départ du processus, il est difficile de comprendre s’il s’agit d’individus ou bien de classes. Concernant en revanche le point d’arrivée, notamment dans le contexte propre à l’acquisition du savoir, l’universel auquel donne accès l’ἐπαγωγή semble être aussi bien 138 Sur la différence entre la notion moderne d’induction et l’ἐπαγωγή aristotélicienne, voir T. Engberg-Pedersen, «More on Aristotelian Epagoge», Phronesis, 24, 1979, p. 301–319; J. Hintikka, «Aristotelian induction», Revue Internationale de Philosophie, 42, 1980, p. 422– 439. 139 Pour une énumération de l’ensemble des textes d’Aristote concernant l’ἐπαγωγή, voir H. Bonitz, Index Aristotelicus, dans Aristotelis Opera, vol. V, G. Reimeri, Berlin 1870 (reprod. en fac-sim. W. De Gruyter, Berlin 1960), p. 263–264, ainsi que les notes et l’introduction de J. Brunschwig à son édition des quatre premiers livres des Topiques (cf. J. Brunschwig, Aristote: Topiques, Tome I (Livres I–IV), Texte établi et traduit, Les Belles Lettres, Paris, 1967). Pour une discussion de la notion d’ἐπαγωγή, voir aussi F. Caujolle-Zaslawsky, «Étude préparatoire à une interprétation du sens aristotélicien d’ἐπαγωγή», dans Devereux et Pellegrin (éds.), Biologie, Logique, p. 365–387. 140 Cf. Aristote, Top. I 12; VIII 1, 155 b35–37. 141 Cf. notamment Aristote, An. Post. I 18, 81 a40 et sq.; II 6, 92 a37 et II 19; Met. M4, 1078 b27–31; Et. Nic. VI 3, 1139 b28 et sq. et An. Pr. II 23.

l’étude générale de la génération

339

une proposition universelle qu’un principe de nature non propositionnelle142. Concernant la nature même de l’induction, si certains passages opposent clairement l’ἐπαγωγή au syllogisme et à la démonstration143, d’autres semblent la présenter sous la forme d’un raisonnement déductif. En An. Pr. II 23 (68 b15–32), Aristote explique que l’induction, ou plutôt le syllogisme qui en découle, permet de conclure, en examinant un certain ensemble de cas particuliers, qu’un certain attribut appartient nécessairement à un certain sujet144. Aristote explique que l’induction est en ce sens constituée par le syllogisme qui a comme prémisses la conclusion et la converse de la prémisse mineure du syllogisme apodictique correspondant et comme conclusion la prémisse majeure de ce dernier. Il précise toutefois que la conversion de la prémisse mineure du syllogisme n’est possible qu’au moyen de l’énumération complète des cas particuliers auxquels est attribuée la propriété exprimée par le prédicat de cette prémisse. L’exemple qu’il donne explique bien son raisonnement. Si (B) est «le fait d’être dépourvu de bile», (A) «la propriété de vivre longtemps» et (C) «la classe des animaux qui vivent longtemps», on peut conclure que (A) «la propriété de vivre longtemps» est nécessairement liée à (B) «le fait d’être dépourvu de bile», en montrant par induction que (C) la classe de «tous les animaux qui vivent longtemps» sont (B) «dépourvus de bile»145. S’il en est ainsi et si la classe des animaux considérée est caractérisée aussi bien par le fait de vivre longtemps que par le fait d’être dépourvue de bile ou, pour le dire en termes extensionnels, si l’extrême (C) et le moyen terme (B) sont équi-extensionnels et co-exclusifs, la conclusion cherchée, affirme Aristote, suivra nécessairement146. Pour que la conclusion du syllogisme inductif suive nécessairement, l’induction doit donc porter sur tous les cas concernés (ἡ γὰρ ἐπαγωγὴ διὰ πάντων). Les exégètes modernes ont essayé d’expliquer ce chapitre en s’efforçant, notamment, de montrer comment Aristote peut affirmer tantôt que C est la classe de tous les animaux qui vivent longtemps (68 b20) tantôt que c’est la classe de tous

142 Sur ce point, voir Barnes, Aristotle, Posterior Analytics, p. 259–260. 143 Aristote, An. Post. I 18, 81 a40 et sq.; Et. Nic. VI 3, 1139 b28 et sq. 144 Pour une reconstruction détaillée et une interprétation générale de l’argument de An. Pr. II 23, voir Hintikka, «Aristotelian», p. 426. 145 En PA IV 2, 677 a30–35, Aristote attribue la théorie selon laquelle les animaux sans bile vivent longtemps à certains anciens, mais il la remet en question en An. Post. II 17, 99 b4–7, où il affirme que cette théorie vaut seulement dans le cas des quadrupèdes. 146 Dans ce cadre, l’induction n’est pas opposée à toute forme de déduction, mais à une déduction où le moyen terme est la cause de l’appartenance d’un extrême à l’autre, c’est-à-dire le syllogisme du dioti. D’un point de vue syllogistique en effet le terme (C) qui permet de conclure que A appartient à tout B, n’est pas le véritable moyen terme, c’est-à-dire la cause de l’appartenance de A à tout B. C’est pour cette raison qu’Aristote conclut aux lignes 68 b30–37 que là où on n’a pas de moyen terme, la déduction doit procéder par induction et il précise que c’est par ce genre de syllogisme que l’on établit les propositions premières et immédiates.

340

Averroès

les animaux sans bile (68 b21–22), sans parvenir à une pétition de principe147. Si en effet, comme tous les manuscrits grecs, ainsi que les traductions syriaques et arabes, le transmettent, Aristote affirmait que la classe C est l’ensemble de tous les animaux qui n’ont pas de bile, la conclusion («ce qui est dépourvu de bile vit longtemps») serait déjà contenue dans la prémisse majeure. J. Hintikka a essayé de résoudre cette difficulté en supposant que la classe C n’est pas définie par la notion de «vivre longtemps» ni par la notion d’«être dépourvu de bile», mais qu’elle doit être interprétée de re, c’est-à-dire en supposant qu’elle représente la classe des animaux qui de facto vivent longtemps et ne possèdent pas de bile148. Que son hypothèse permette ou non de résoudre la difficulté évoquée, Hintikka et la plupart des exégètes modernes s’accordent à dire que l’induction qui est à la base du syllogisme présenté en An. Pr. II 23 ne se distingue pas des autres types d’induction quant à la complétude149. Ainsi, comme T. Engberg-Pedersen l’explique, le syllogisme inductif d’An. Pr. II 23 doit plus être interprété comme un paradigme pour le raisonnement inductif dans ses diverses formes, que limité à un contexte démonstratif150. En fait, même si Aristote affirme que l’ἐπαγωγή doit considérer tous les particuliers, le nombre de cas ne semble pas impérativement entrer en jeu, de telle manière qu’on puisse distinguer une induction complète d’une induction incomplète. De façon générale, on peut conclure que l’usage aristotélicien de l’ἐπαγωγή se fonde sur l’idée centrale qu’il y a des choses qui, par ressemblance, doivent être rangées sous un même genre; et peu importe que la suite de cas particuliers dont on constate la récurrence soit finie ou infinie. Dans l’ἐπαγωγή d’Aristote, on peut toujours mettre le nombre de cas entre parenthèses. L’ensemble de ces textes laisse donc ouvertes au moins quatre questions concernant l’induction: 1) quelle est la nature du καθ’ ἕκαστον à la source du processus inductif (s’agit-il d’individus ou de classes?); 2) à quoi aboutit l’induction (à des principes propositionnels ou à des notions universelles; à des hypothèses provisoires ou à des véritables thèses?); 3) quelle est la nature de l’induction (a-t-elle la forme d’une inférence ou d’un procédé abstractif qui conduit à l’acquisition d’un concept?); 4) quel est le caractère du procédé (incomplet 147 Cf. H. Tredennick, Aristotle: Prior Analytics, Harvard University Press, Cambridge (MA) 1938, p. 515; W.D. Ross, Aristotle’s Prior and Posterior Analytics, a revised text with introduction and commentary, Oxford University Press, Oxford 19652, p. 485–486. 148 Hintikka, «Aristotelian». 149 M. Mignucci propose une lecture différente (M. Mignucci, L’argomentazione dimostrativa, p. 702–703, n.8). Suivant la lecture de K. Von Fritz (K. Von Fritz, Die ἐπαγωγή bei Aristoteles, Verlag der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, München 1964, p. 1–17), il insiste sur le fait que l’induction décrite ici par Aristote est une induction complète, au sens où tous les sous-ensembles de la classe désignée par B sont énumérables et qu’ils sont les seuls sous-ensembles auxquels appartient la propriété C. 150 Cf. Engberg-Pedersen, «More on Aristotelian», p. 313 et sq.

l’étude générale de la génération

341

ou complet, dialectique ou démonstratif?). Toutes ces questions, sur lesquelles Aristote ne s’est pas exprimé explicitement ou n’a pas tranché, ont été reprises par la tradition exégétique postérieure qui s’est efforcée de définir la nature du procédé inductif, son point de départ ainsi que son aboutissement. La question portant sur le caractère exhaustif ou non du recensement des cas particuliers à la base de l’induction se trouve en un sens au cœur du débat. Elle a été explicitement abordée par les commentateurs grecs qui ont critiqué la fiabilité de l’induction et mis en doute la possibilité de la concevoir comme une méthode pour obtenir une connaissance scientifique151. Dans son commentaire des Topiques, Alexandre insiste sur le fait que l’induction est le procédé cognitif qui conduit de la connaissance des particuliers à la connaissance de l’universel, mais il affirme à plusieurs reprises que ce qui est prouvé par induction n’a pas un caractère nécessaire152. Il est bien connu que cette même critique se trouve au fondement de la critique de Philopon qui, dans ses commentaires, dénie toute valeur scientifique à l’induction étant donné l’impossibilité de recenser l’ensemble des cas particuliers (passés, présents et futurs). La question de l’exhaustivité de l’induction joue également un rôle fondamental dans la théorie épistémologique d’al-Fārābī, qui réfléchit longuement sur la distinction entre une induction complète ou «parfaite» (tāmm) et une induction incomplète ou «imparfaite» (nāqiṣ)153. Tracer l’origine de cette distinction mériterait une étude à part. On se limitera à examiner l’interprétation qu’al-Fārābī en a fournie, dans la mesure où c’est elle, comme on voudrait le suggérer, qui constitue l’arrière-fond de la doctrine d’Averroès. Dans ses ouvrages logiques, al-Fārābī explique que l’induction (istiqrāʾ) est un procédé qui vise à établir une proposition universelle affirmative ou négative en prouvant que le prédicat en question appartient à tous les particuliers considérés ou à aucun d’entre eux. En ce sens, l’induction est complète ou incomplète selon qu’on recense ou pas tous les cas particuliers qui tombent sous l’universel en question. L’induction n’est donc pas le simple passage des particuliers à l’universel, elle est un examen un à un des divers cas particuliers qui a toujours la force d’un syllogisme de première figure. En conformité avec le sens étymologique du terme employé par les traducteurs arabes pour traduire le terme grec ἐπαγωγή154, 151 Pour une présentation de quelques passages cruciaux concernant la valeur que les commentateurs grecs de l’antiquité tardive attribuaient à l’induction, voir Sorabji, The Philosophy of the Commentators (vol. II), p. 262–272. 152 Cf. Alexandre, In Top., p. 13, 11–17; 86, 24–28. 153 La monographie de J. Lameer constitue l’étude la plus complète de la doctrine farabienne de l’induction et de la distinction entre induction complète et incomplète (Lameer, Al-Fārābī, p. 133–175). 154 Dans son sens premier, la dixième forme du verbe qaraʾa (istaqrẚʾa) signifie l’action de rechercher, d’examiner quelque chose à fond. Il en est de même, alors, du nom d’action de la même forme (istiqrāʾ) qui veut dire aussi bien «étude approfondie» et «examen» qu’«induction».

342

Averroès

l’induction est, outre un recensement, une étude systématique de chaque cas recueilli. Dans son commentaire des An. Pr., al-Fārābī affirme ainsi que le but d’Aristote dans son étude sur l’induction est de montrer que les syllogismes utilisés dans la «rhétorique, le droit et la délibération»155 peuvent se ramener aux syllogismes précédemment étudiés. Le syllogisme inductif présenté en An. Pr. II 23 constitue donc pour al-Fārābī un modèle commun tant à l’argumentation apodictique qu’à la dialectique. Au cours de son commentaire de ce chapitre, après avoir émis certains doutes concernant la conformité de l’induction aux critères syllogistiques dictés par Aristote dans ce traité156, il précise de quelle façon l’induction doit être utilisée dans chacun de ces domaines. Le syllogisme inductif a pour but ultime de prouver une proposition qui sera utilisée comme prémisse d’un syllogisme apodictique; mais il faut préciser que seule l’induction complète peut conduire à un tel résultat. En effet, ce n’est qu’en considérant véritablement tous les cas particuliers concernés qu’on peut assurer la convertibilité des deux termes de la prémisse mineure du syllogisme inductif. Dans ce même contexte, al-Fārābī explique qu’un autre but de l’induction est celui d’assurer la prémisse mineure d’un autre syllogisme: un syllogisme de première figure qui a comme prémisse mineure la conclusion du syllogisme inductif et comme conclusion une proposition dans laquelle le sujet de l’induction est prédiqué d’un autre prédicat157. Al-Fārābī trouve confirmation de cette lecture en An. Pr. II 25, où Aristote, d’après la traduction arabe, définit non pas l’abduction, mais l’induction et il attribue à cette dernière la capacité de certifier la prémisse mineure d’un syllogisme158. C’est en ce sens que l’induction complète a une valeur à la fois heuristique et démonstrative et qu’elle doit, pour cette raison, rentrer dans l’horizon des sciences démonstratives159. 155 Sur cette tripartition, utilisée dans la traduction arabe de An. Pr. II 23, 68 b9–14 pour gloser l’expression syllogismoi rhêtorikoi, voir Lameer, Al-Fārābī, p. 234–239. À la suite de Walzer, Lameer suggère de l’interpréter dans les termes de la tripartition entre les discours épidictiques, judicières et délibératifs qu’Aristote établit en Rhet. I 3 (1358 a36–1358 b13). 156 Pour une reconstruction détaillée des doutes avancés par al-Fārābī, voir Lameer p. 149– 154. 157 Al-Fa¯ra¯bi¯ , Šarḥ al Qiyās, dans M.T. Dāniš Pažūh (éd.), al-Manṭiqiyyāt li-l-Fārābī, III vol., Maktabat Āyatullāh al-ʿUẓmā al-Marʿašī al-Nağafī, Qum 1987–89, vol. II, p. 520, 15–23 (suivant les corrections de Lameer, Al-Fārābī, p. 153, n. 18); cf. p. 522, 14–23. 158 Sur la lecture d’An. Pr. II 25 par al-Fārābī, voir Lameer, Al-Fārābī, p. 162–169. 159 On peut en ce sens mettre en parallèle cette doctrine avec les passages dans lesquels alFārābī explique qu’une fois qu’on est remonté à un principe premier par le procédé de l’analyse, on peut utiliser ce même principe, lors du procédé de la synthèse, pour prouver d’autres faits jusque-là inconnus (voir notamment al-Fa¯ra¯bi¯, Kitāb Taḥṣīl al-saʿādah, p. 124–9). Sur l’idée que la méthode de l’analyse-synthèse a, d’après al-Fārābī, une valeur profondément heuristique, voir M. Rashed, «Al-Fārābī’s lost treatise On Changing Beings and the possibility of a demonstration of the eternity of the world», Arabic Sciences and Philosophy, 18, 2008, p. 19–58.

l’étude générale de la génération

343

L’induction toutefois peut également être utilisée dans la dialectique, lorsqu’on prend la conclusion du syllogisme inductif comme prémisse majeure d’un autre syllogisme dont la mineure est une proposition particulière ayant comme sujet l’un des cas particuliers observés et comme prédicat le sujet de la prémisse majeure160. Al-Fārābī signale que, dans ce cas, l’induction complète conduit à une pétition de principe; en effet, si l’on a véritablement recensé tous les cas particuliers, on a forcément considéré aussi le sujet de la conclusion161. C’est pourquoi la seule induction qui doit être utilisée dans la dialectique est l’induction incomplète162. Dans ce cas, toutefois, l’induction dialectique n’a pas de valeur véritablement scientifique, car elle ne passe pas en revue tous les cas particuliers impliqués dans la majeure et elle ne peut aboutir à une conclusion nécessaire163. Al-Fārābī oppose donc deux types d’induction, complète et incomplète, et attribue la première au domaine de la science, la seconde au domaine de la dialectique. Il ajoute toutefois que les sciences démonstratives se servent également d’un autre type de procédé inductif qui ne recense pas forcément tous les cas particuliers, mais qui ne doit pas être assimilée à l’induction dialectique. Dans la plupart des textes où il en fait mention, al-Fārābī ne nomme pas ce type de procédé, se contentant d’expliquer qu’il a un rôle éminemment didactique, car il permet de persuader un élève de la vérité d’un principe. Dans son commentaire à An. Pr. II 25, il définit ce procédé inductif comme «scientifique»164. Dans son Kitāb al-Burhān, il semble rapprocher ce type d’induction de la taǧriba et le concevoir comme le processus qui, produisant la certitude par le moyen d’un jugement universel, nous amène à la saisie des principes premiers d’une science165. Ce procédé, qui peut être considéré comme la source de la notion avicennienne d’expérience, fonde au sens strict la possibilité de parvenir à la connaissance des principes166. Comme Avicenne le fera, al-Fārābī semble ainsi conclure que tandis que l’expérience détient un rôle fondateur dans la connaissance humaine, l’induction, ou du moins un certain type, se rapproche plus du simple assemblage de données que d’un véritable procédé scientifique.

160 Tous les animaux sans bile vivent longtemps; Socrate est sans bile ˫ Socrate vit longtemps. 161 Al-Fa¯ra¯bi¯, Šarḥ al Qiyās, p. 518, 17–19. Sur ce point, Alexandre avait déjà fait la même remarque (In Top., p. 86, 28–30). 162 De fait, il n’est pas facile de comprendre pour quelle raison l’induction dialectique ne peut être utilisée pour assurer la prémisse mineure d’un syllogisme. Je suggère qu’al-Fārābī exclut cette possibilité du fait que, dans ce contexte, le syllogisme propre à la dialectique est éminemment celui qui a comme conclusion une proposition particulière. 163 Sur ce point, voir encore Alexandre, In Top., p. 86, 25–27. 164 Al-Fa¯ra¯bi¯, Šarḥ al Qiyās, p. 529, 12–2. 165 Al-Fa¯ra¯bi¯, Kitāb al-Burhān, p. 24–25. 166 Sur la notion de taǧriba chez al-Fārābī, voir Janssens, «Experience» (tajriba)»; pour d’autres textes farabiens concernant la taǧriba, tirés notamment du livre du Kitāb al-mūsīqā al-kabīr, voir Janos, Method, Structure, p. 58–63.

344

Averroès

b) L’induction scientifique selon Averroès: les conditions quantitative et qualitative L’influence que la doctrine farabienne de l’induction et de l’expérience a eue sur Averroès se manifeste dès les premiers traités de logique. Averroès consacre à l’induction une longue section de son petit traité sur les Topiques, l’un de ses premiers ouvrages de logique (1160 ca.)167. Il y clarifie la nature de l’induction dialectique qu’il définit comme une forme d’argument visant à conduire l’auditeur à l’assentiment. Il explique que l’induction propre à l’art de la dialectique peut être utilisée pour vérifier la prémisse majeure dans un syllogisme de première figure, en montrant que le prédicat de la conclusion se prédique de la plupart des particuliers inclus dans le sujet. En effet, explique Averroès, dans le cas de cette discipline, le but de l’induction est de faire parvenir son adversaire à l’assentiment. C’est pourquoi, affirme Averroès, on n’est pas obligé de recenser tous les particuliers, mais il suffit d’en examiner certains. Cette prémisse, ainsi établie, n’aura jamais la force d’une connaissance scientifique; elle ne sera, en effet, qu’une prémisse «généralement acceptée». Le type d’induction utilisé par le dialecticien est donc caractérisé par le fait que l’examen qui l’accompagne n’est pas un recensement complet de tous les particuliers, mais une énumération d’un nombre de cas suffisant à produire l’assentiment propre aux prémisses généralement acceptées. Dans le même passage, Averroès explique toutefois que même si tous les particuliers étaient recensés, cette induction «ne fournirait pas en elle-même et premièrement le prédicat essentiel nécessaire»168. Le prédicat, en effet, pourrait être prédiqué de la totalité du sujet de façon accidentelle. Dans un contexte démonstratif, par conséquent, cette induction ne peut être utilisée que pour guider vers la certitude (li-l-iršād ilā al-yaqīn), mais non pas pour la produire premièrement et essentiellement (lā ilā ifādatihi awwalan wa-bi-al-ḏāt). L’induction qui en revanche produit la certitude, conclut Averroès à la fin du passage, ne doit pas forcément recenser tous les cas particuliers, mais doit assurément parvenir «au prédicat essentiel» (al-maḥmūl al-ḏātī). Sans préciser la nature exacte de cette induction, Averroès évoque l’exemple de la scammonée, déjà utilisé par Avicenne, et conclut que dans un contexte démonstratif le nombre de cas considérés dans l’induction varie en fonction du sujet et que les prémisses ainsi vérifiées sont appelées «expérimentales» (taǧribiyya).

167 Averroes, Three short commentaries on Aristotle’s “Topics”, “Rethoric” and “Poetics”, edited and translated by C.E. Butterworth, State University of New York Press, New-York 1977 (dorénavant Epit. Top.), p. 153–158 du texte arabe; p. 48–51 de la traduction anglaise. Pour la datation et l’explication de la nature de ce traité d’Averroès, qui est loin d’être un commentaire de l’œuvre d’Aristote, voir p. 1–18. 168 Epit. Top., p. 156, 9.

l’étude générale de la génération

345

Tout en plaçant l’induction du côté d’une connaissance purement probable, Averroès, comme al-Fārābī et Avicenne, accorde une valeur et un rôle véritablement scientifique à la taǧriba. L’induction en tant que telle est un procédé dialectique, l’expérience, en revanche, sans nécessairement devoir prendre en compte tous les cas particuliers, se range du côté de la science. Les mêmes perplexités sont avancées dans la section consacrée au premier lieu de la division. Averroès y explique qu’en fonction de l’usage qu’on fait de ce lieu, on se sert d’un type d’induction qu’on peut définir comme dialectique169. Le premier lieu de la division consiste à diviser le sujet d’un quaesitum donné dans ses espèces proches et à vérifier que dans chacune de ces espèces le prédicat se dit de la totalité du sujet170. Averroès affirme que si ce lieu n’est pas utilisé pour construire un syllogisme de première figure, il ne produit qu’une induction qui est en soi incapable de démontrer le quaesitum. Dans ce cas, il doit être relégué au domaine de la dialectique. Dans le CM de ce même passage, Averroès affirme que l’induction ne peut certifier à elle seule la nécessaire universalité de la conclusion et il précise qu’elle est une méthode non démonstrative, car elle prétend prouver l’universel par le particulier171. Dans son CM d’An. Pr. II 23–25, Averroès s’exprime de façon beaucoup plus claire sur la distinction entre l’induction dialectique et l’induction scientifique ou démonstrative. Il ne fait plus mention d’un type de prémisses qu’on appellerait «expérimentales» ni au procédé de la taǧriba. De fait, ni dans ces chapitres ni, comme on l’on verra, dans son GC des An. Post. , Averroès ne considère l’expérience comme un procédé dissocié de l’induction scientifique et opposé à elle. Comme al-Fārābī, Averroès estime dans son CM qu’en An. Pr. II 23–25 Aristote présente les caractères que toute induction, qu’elle soit dialectique ou scientifique, doit posséder172; mais il fournit aussi les caractères que seule l’induction véritablement scientifique possède. Il explique au début de sa paraphrase d’An. Pr. II 23 que le but d’Aristote dans ces derniers chapitres du traité est de 169 Averroès, Epit. Top., § 7. Sur ce passage, voir A. Hasnawi, «Topic and Analysis: The Arabic Tradition», dans R.W. Sharples (éd.), Whose Aristotle? Whose Aristotelianism? Ashgate, Aldershot 2001, p. 28–62: p. 58–59; Id., «Topique et syllogistique: la tradition arabe (al-Farabi et Averroès)», dans J. Biard et F. Mariani-Zini (éd.), Les lieux de l’argumentation. Histoire du syllogisme topique d’Aristote à Leibniz, Brepols, Turnhout 2009, p. 191–226. 170 Averroès prend l’exemple du mouvement: est-ce que tout mouvement est fini? Dans ce cas le lieu consiste à diviser le mouvement dans ses espèces (selon le lieu, la quantité, la qualité) et à conclure que tout mouvement est fini, après avoir vérifié que dans chacune de ses espèces le mouvement est fini. 171 Averoès, Talḫı̄ ṣ kitāb al-Ǧadal, C.E. Butterworth et A.A.-M. Harıdı (éds.), al-Hayʾah alMiṣrıyah al-ʿĀmmah lil-Kitāb, al-Qāhira 1979 (dorénavant CM Top.). Pour d’autres passages allant dans le même sens, tirés notamment du CM des Topiques, voir Hasnawi, «Topics and Analysis». 172 Averroès hérite également de l’erreur de considérer le chapitre sur l’abduction comme consacré à l’induction.

346

Averroès

montrer que les syllogismes utilisés dans la «rhétorique, le droit et la délibération»173 doivent pouvoir se ramener aux syllogismes précédemment étudiés174 et, par conséquent, que toute forme d’assentiment peut se présenter sous l’une des figures syllogistiques précédemment étudiées. En effet, si l’assentiment, le taṣdīq, se produit soit par syllogisme (ou par ce qui lui est analogue, à savoir l’enthymème) soit par induction (ou par ce qui lui est analogue, à savoir l’exemple) et que l’on peut réduire l’induction à un syllogisme175, on aura démontré que tout assentiment peut se présenter sous la forme d’un syllogisme. On peut donc premièrement conclure que, d’après ce texte et à la différence de celui de l’Epit., l’induction entretient un rapport essentiel à l’assentiment. Averroès précise ensuite que toute induction, pour avoir la forme d’un syllogisme correct, doit être complète; dans le cas contraire, la conversion du moyen terme et du terme mineur ne serait pas possible et la conclusion ne suivrait pas de façon nécessaire. Il faut en ce sens que tous les particuliers soient recensés, admettant que ces particuliers ne sont pas des individus, mais des espèces. Si l’on reprend l’exemple d’Aristote, il faut donc recenser toutes les espèces qui possèdent à la fois la propriété d’avoir peu de bile et de vivre longtemps. Après avoir reconstruit le propos d’Aristote, Averroès souligne toutefois que cette seule condition, c’est-à-dire le fait d’avoir recensé tous les cas particuliers, ne suffit pas à faire du recensement une induction démonstrative. Averroès ne s’exprime pas de façon très explicite, mais on saisit le sens de son propos, lorsqu’on reconnaît la cible de ses critiques: «Cette condition concernant l’induction, ne peut être transférée de l’induction utilisée dans la dialectique à l’induction utilisée dans la démonstration, comme certains l’ont cru. En effet, l’assentiment que l’on obtient par le moyen de l’induction utilisée dans la démonstration vient de l’extérieur et du fait que quelque chose survient en nous. Ce n’est pas l’induction en elle-même qui produit , même si tous les particuliers y sont recensés, mais le fait que le prédicat est essentiel au sujet. C’est cela qui distingue cette induction de l’induction démonstrative. […] se distingue de l’induction utilisée dans la démonstration soit du fait de ce qu’on vient de dire concernant la prédication essentielle, soit du fait que l’induction utilisée dans la dialectique recense tous les particuliers selon l’opinion, mais non pas en vérité»176. 173 Voir note n. 000. 174 Averoès, Talḫı̄ ṣ kitāb al-Qiyās, C.E. Butterworth, A.A.-M. Harıdı et M. Qāsim (éds.), alHayʾah al-Miṣrıyah al-ʿĀmmah lil-Kitāb, al-Qāhira 1983 (dorénavant CM An. Pr.), p. 363, 4–5. 175 Ibid., p. 363, 5–9. 176 Ibid., p. 373, 8–374, 1.

l’étude générale de la génération

347

Même si à la fin du paragraphe Averroès accorde que l’induction démonstrative se distingue de l’induction dialectique lorsque cette dernière n’est pas un recensement véritablement complet, il affirme clairement que le simple fait que l’induction soit complète ne suffit pas à la rendre démonstrative, c’est-à-dire à en faire un procédé capable de produire un assentiment complet. Il faut que quelque chose d’autre s’ajoute au recensement complet des cas particuliers. On pourrait être tenté de voir dans cette clause une allusion à l’intervention d’un principe extérieur auquel l’homme se joindrait, à savoir un intellect agent qui lui surviendrait du dehors. Même si l’intellect est assurément la faculté cognitive qui culmine le processus inductif, la suite du texte précise que «cette chose extérieure» qui produit en nous l’assentiment, c’est le fait que le prédicat de la prémisse vérifiée par induction se prédique essentiellement de son sujet. C’est donc le type de lien entre le prédicat et le sujet qui en fait un procédé produisant l’assentiment. De façon claire dans ce texte, Averroès confirme donc l’existence d’une distinction entre l’induction dialectique et l’induction utilisée dans la démonstration et affirme que cette dernière doit respecter aussi bien la condition quantitative que la condition «qualitative» qui dans son Epit. était déniée aux prémisses de l’induction dialectique et accordée aux prémisses expérimentales: le fait de concerner des propositions dans lesquelles le prédicat se prédique essentiellement du sujet. L’induction démonstrative est celle qui respecte les deux conditions, qualitative et quantitative. C’est ce type d’induction qui est considéré comme capable de produire la certitude. À de nombreuses reprises, dans le reste de son corpus, Averroès évoque les conditions quantitative et qualitative. Certains textes toutefois ne mentionnent que la condition quantitative. On va analyser les plus significatifs parmi ces textes, pour montrer qu’en dépit du caractère parfois ambigu du propos d’Averroès, sa théorie de l’induction demeure cohérente tout au long de la seconde période de sa réflexion. L’ensemble de ces textes confirmera, d’une part, l’importance qu’Averroès accorde au procédé de l’induction et montrera, d’autre part, que sa stratégie consiste en conclusion à gommer la distinction entre la taǧriba et l’induction, pour conclure que l’induction scientifique est le seul procédé capable de certifier notre connaissance des principes. L’expérience, comme on le verra, n’est pas éliminée, mais assimilée à cette dernière. Dans le GC des An. Post., elle sera en effet identifiée à l’induction qui porte sur un certain type particulier de principes, à savoir les principes propres aux différentes sciences. c) L’induction scientifique contre l’«extrinsécisme» ašʿarite Dans le Tahāfut al-Tahāfut, pour répliquer à l’objection avancée par al-Ġazālī contre la sixième preuve en faveur du caractère séparé de l’intellect, Averroès distingue l’induction incomplète, qui ne produit pas de certitude, de l’induction

348

Averroès

complète177. C’est en posant cette distinction qu’il considère pouvoir réfuter l’objection d’al-Ġazālī. Dans la dix-huitième discussion de son Tahāfut al-falāsifa, al-Ġazālī énumère dix preuves que les philosophes auraient avancées en faveur de la séparabilité de la partie rationnelle de l’âme humaine. Dans la discussion réservée à la sixième preuve, il compare le raisonnement des «philosophes» selon lequel l’intellect serait séparé parce qu’il perçoit son substrat, à celui qui conclut par induction que tous les animaux meuvent la mandibule pour mâcher178. Le raisonnement des philosophes, expliquait-il, consiste à conclure que l’intellect est séparé, puisqu’aucune faculté perceptive ne perçoit son substrat, alors que l’intellect perçoit le cœur et le cerveau. Cet argument, objectait al-Ġazālī, comme celui qui conclut que tous les animaux meuvent la mandibule pour mâcher, est invalidé par un contre-exemple: ce second argument n’est pas valide, parce qu’il existe au moins un animal, le crocodile, qui meut la mâchoire pour mâcher; l’argument des philosophes ne l’est pas non plus, puisqu’il existe au moins une faculté, le sens interne, qui tout en étant corporelle perçoit son substrat179. Pour riposter à cette attaque, Averroès accorde à al-Ġazālī que ces deux inductions sont imparfaites, car aucune des deux ne passe en revue tous les particuliers concernés: dans le premier cas, on n’a pas recensé toutes les facultés perceptives, tandis que dans le second, on n’a pas recensé toutes les espèces animales. Il oppose cependant, à ce type d’induction, une induction véritablement démonstrative, qu’il appelle parfaite du fait qu’elle recense tous les cas possibles. Dans le cas des sens, l’induction qui conclut qu’aucun des cinq sens ne se perçoit lui-même est parfaite, car l’homme ne possède de fait que cinq sens. Cette induction permet donc de parvenir à une conclusion certaine. Sans faire allusion à la condition qualitative, Averroès affirme ainsi qu’une énumération complète des particuliers en question permet toujours de vérifier la conclusion. On peut supposer que l’absence de la mention de la condition qualitative s’explique à la lumière du caractère évident de l’exemple choisi et par le contexte polémique dans lequel Averroès l’intègre. En effet, le simple fait de recourir à la condition quantitative permet à Averroès de répondre à l’objection d’al-Ġazālī. La nécessité d’associer au recensement complet des particuliers concernés le caractère essentiel du lien prédicat-sujet de la prémisse à vérifier est en revanche 177 Averroès, Tahāfut al-Tahāfut, p. 565, 20–566, 11. 178 Al-Ġaza¯li¯ , Tahāfut al-falāsifa, The Incoherence of the Philosophers, A Parallel English-Arabic text translated, introduced, and annotated by M.E. Marmura, Brigham Young University Press, Provo 2000, p. 195–197. 179 Ce phénomène était connu dès l’antiquité. Aristote le mentionne plusieurs fois dans son corpus, notamment en HA 2, 294 b23. Sextus Empiricus l’utilise comme argument contre l’induction (Hypoth. Pyrr. ii, 195). L’exemple se retrouvent également dans les commentateurs alexandrins.

l’étude générale de la génération

349

très clairement affirmée dans un plus grand nombre de passages, notamment dans les GC des An. Post. et de la Phys. Dans tous ces textes, Averroès affirme explicitement que l’induction scientifique à la différence de l’induction dialectique ou de l’induction incomplète produit la certitude. À cet égard, un texte très explicite se trouve dans le GC de Phys. VIII 4. Dans le c. 33, Averroès confirme en effet que l’induction produit la certitude lorsque les deux conditions qu’on a appelées «qualitative» et «quantitative» sont réunies. En commentant les lignes finales de notre Phys. VIII 4, Averroès explique que le but d’Aristote dans ce chapitre est de compléter la démonstration entamée en Phys. VII, qui vise à prouver la proposition selon laquelle tout ce qui est mû est mû par quelque chose. Averroès explique ainsi que l’examen de Phys. VII laisse encore place à des doutes concernant le statut des éléments: on pourrait croire que les éléments, se dirigeant vers leur lieu naturel, se meuvent d’eux-mêmes, parce qu’ils ne peuvent pas se diviser, en tant que corps simples, en une partie motrice et une partie mue. Averroès précise pourtant, contre Thémistius, qu’une simple induction, même complète, ne suffit pas non plus à démontrer l’universalité de la proposition de Phys. VII et à évacuer ce doute: «L’induction en effet dans laquelle on ne saisit pas que la prédication est essentielle ne produit pas de certitude naturelle, même si tous les particuliers y sont recensés»180. La seule condition quantitative ne suffit pas à rendre l’induction véritablement scientifique, car la seule complétude du recensement ne produit pas de certitude. Il faut intégrer la condition qualitative, à savoir celle qui veut que la prédication considérée soit essentielle. Dans son GC des An. Post. Averroès évoque à plusieurs reprises la distinction entre une induction dialectique et une induction scientifique ou démonstrative et confirme que la véritable induction scientifique doit impérativement respecter les deux conditions quantitative et qualitative181. Averroès y confirme que l’induction est l’un des procédés qui produisent l’assentiment à partir d’une connaissance préalable, mais que cet assentiment et la certitude qui y correspond se produisent seulement lorsque tous les particuliers se sont rendus manifestes à celui qui produit l’induction. Il conclut que c’est ce type d’induction qui

180 GC Phys. VIII, c. 33, f. 372 E11–15: «Inductio enim in qua non percipitur quod praedicatio est essentialis, non dat certitudinem naturalem, licet inducantur in ea omina particularia». 181 J’ai examiné l’ensemble des passages du GC des An. Post. dans C. Cerami, «Induction et certitude dans le Grand Commentaire d’Averroès aux Seconds Analytiques d’Aristote», dans J. Biard (éd.), Raison et démonstration. Les commentaires médiévaux sur les Seconds Analytiques, Brepols, Turnhout 2015, p. 47–69, auquel je renvoie pour une analyse plus détaillée et une traduction de tous ces textes.

350

Averroès

doit être utilisé dans les sciences, puisque c’est lui qui produit la certitude (alyaqīn)182, dans la mesure où il permet de prouver l’universalité d’une prémisse183. La distinction entre deux types d’induction est réaffirmée à la toute fin du GC d’An. Post. II 19184, où Averroès précise la manière dont la connaissance de l’universel se produit par induction et où il assimile l’expérience (experimentum/ experientia) à l’induction scientifique. Il explique que les deux types d’induction, i.e. dialectique et scientifique, se distinguent en vertu du fait que l’induction dialectique préconisée dans les Topiques ne donne accès qu’à un «universel imaginatif», tandis que l’induction présentée dans ce chapitre amène au «véritable universel»185. Cet universel, auquel l’induction non dialectique donne accès, est celui auquel l’âme parvient en tout dernier lieu et dans lequel les particuliers qui lui appartiennent, à la différence de «l’universel imaginatif», ne s’opposent entre eux qu’en vertu des caractères accidentels186. Dans la suite du texte, Averroès affirme clairement que les «véritables» universaux auxquels l’induction scientifique conduit ne sont pas de simples notions généralisées, mais des intelligibles qui peuvent s’exprimer sous forme de principes propositionnels. Averroès précise ainsi que toute sorte d’intelligible se produit en nous à la suite d’une induction. Il distingue deux espèces d’intelligibles premiers: les intelligibles qu’il appelle expérimentaux et les intelligibles appelés communément «premiers». Dans les deux cas, affirme Averroès, l’âme ne peut les saisir qu’à la suite d’un processus inductif qui consiste dans la réitération de l’expérience187. Les axiomes communs, tels que «le tout est plus grand que la partie», sont donc saisis par induction autant que les intelligibles premiers propres à un certain genre de sensible qu’Averroès associe à l’expérience. La seule différence entre l’induction qui permet d’acquérir ces deux types d’intelligibles est due au fait que, dans le cas des axiomes communs, nous n’avons pas de souvenir de l’induction qui nous a conduit à leur saisie intellectuelle. Puisque ces notions intelligibles, affirme Averroès, se retrouvent dans tout étant indifféremment et qu’on les saisit à l’instant même où nous commençons à percevoir. La même thèse est exposée et clarifiée dans le GC d’An. Post. I 18 où Averroès confirme que l’induction nous donne accès à toutes les espèces de principes premiers, c’est-à-dire aussi bien aux axiomes communs à toutes les sciences qu’aux 182 GC An. Post. I 1, p. 169, 2–6. 183 Ibid., I 18, p. 414, 416. 184 Ibid., II 19 (100 a15-b5), c. 106, p. 565, F1–566, F15. 185 Ibid., II 19, c. 106, 565, F9–566, B9. 186 Ibid., II 19, c. 106, 566, D11-E7. J’ai suggéré dans Cerami, «Induction et certitude» qu’Averroès fait ici allusion à la doctrine de «l’individu vague» de Philopon et à sa relecture avicennienne. L’universel «imaginatif» est en ce sens à identifier au concept général qui, d’après Avicenne, est produit par la faculté imaginative. 187 Ibid., II 19, c. 106, p. 566, E8-F15.

l’étude générale de la génération

351

principes propres à chacune. Ce texte confirme également que l’expérience n’est pas pour l’Averroès des GC un procédé scientifiquement supérieur à l’induction et que les principes appelés dans le GC d’An. Post. II 19 «expérimentaux» ne sont rien d’autre que les principes, se rattachant à tel ou tel sens, propres à un certain domaine scientifique188. Averroès assure ainsi que les principes propres à chaque science, tout comme les axiomes communs (qu’il appelle «propositions premières communes»), sont le produit d’une induction. La seule différence tient au fait que personne ne peut manquer de la connaissance du second type de principes, i.e. les propositions premières communes. Il nous explique la raison de cette impossibilité dans un texte qui en dépit de son importance cruciale n’a jamais été dûment considéré189. Ce passage du GC est doublement intéressant, non seulement parce qu’il donne la réponse à la question de savoir pourquoi nous ne savons ni quand ni comment les principes premiers surviennent en nous (une question qu’Averroès ne fait qu’évoquer dans le GC d’An. Post. II 19, comme dans beaucoup d’autres textes); mais aussi parce qu’il confirme un trait essentiel de sa logique et de sa théorie du savoir: le fait qu’elle soit ancrée dans sa psychologie. Ce texte explique en effet que la distinction entre les deux types d’intelligibles relève mois du statut épistémique de ces principes, que de la nature de la connaissance humaine. Personne ne peut ignorer les axiomes communs puisqu’ils se trouvent dans les sensibles communs auxquels l’homme a accès par le sens du toucher et qu’aucun homme, en tant que tel, ne peut manquer de ce sens. Le sens du toucher, comme le De Anima l’explique, est en effet celui qui définit en propre l’animal. Averroès veut dire par là qu’il y a une limite à l’imperfection, au-delà de laquelle on sort du genre même auquel l’espèce appartient. C’est pour cette raison que l’homme n’a pas de souvenir de l’induction qui a conduit à la formation de ces propositions, car les sensibles communs se trouvent dans tous les objets sur lesquels tombent nos sens. On les saisit donc au moment même où l’on commence à percevoir. C’est dans ce passage qu’Averroès nous donne la dernière indication essentielle pour comprendre sa doctrine, en nous dévoilant, à la toute fin, le véritable enjeu de sa théorie de l’induction. À la fin du commentaire de ce chapitre, Averroès affirme en effet que ce caractère propre aux axiomes communs, qui du fait même de notre nature reste difficile à saisir, explique l’erreur des théologiens du kalām: «Et son affirmation qu’elles soient prises en les rapprochant de chaque matière ou en les dépouillant de la matière peut vouloir dire qu’on a besoin de l’induction pour les deux types de propositions, je veux dire celles qui sont prises 188 GC An. Post. I 18, p. 415, 5–7. 189 Pour un examen plus détaillé de ce texte essentiel pour comprendre la théorie rušdienne de l’induction, voir Cerami, «Induction et certitude».

352

Averroès

dans la matière, à savoir les propositions de la science de la nature, et celles qui sont prises sans matière, à savoir mathématiques. Et elles sont pour la plupart des propositions communes dont nous ne savons ni quand ni d’où elles surviennent. Et cet aspect est commun aux deux genres de propositions, je veux dire qu’elles ont besoin du sens. Et l’obscurité de la question des propositions communes, les théologiens de notre religion ont cru que l’intellect n’a pas besoin du sens pour les saisir»190. Les axiomes premiers, parmi lesquels se trouvent la plupart des principes mathématiques, tout comme les propositions premières de la physique, ne peuvent pas être saisis par l’intellect sans l’intermédiaire des sens et de l’induction. C’est moins du fait de la nature propre de ces principes qu’en dernière instance de la connaissance humaine, que ce caractère commun a échappé aux théologiens du kalām. L’insistance avec laquelle, dans tous les textes qu’on a analysés, Averroès prend soin de distinguer entre une induction dialectique et une induction démonstrative est donc à saisir dans ce cadre polémique: c’est pour réfuter la théorie que via al-Ġazālī191 Averroès attribue aux théologiens ašʿarites qu’il s’en prend de façon si radicale à Avicenne et s’efforce de faire de l’induction un véritable instrument démonstratif. C’est à la lumière du débat avec les théologiens du kalām qu’il faut interpréter la doctrine d’Averroès et sa critique de la position avicennienne. C’est ultimement pour repousser les conclusions tirées par al-Ġazālī qu’Averroès s’efforce de fournir un fondement a posteriori absolu à la physique et à la science en général. Avicenne ne fournit pas les instruments pour repousser la critique dévastatrice d’al-Ġazālī, il lui fournit plutôt des armes pour terrasser les fondements de l’ontologie et de l’épistémologie aristotélicienne. Suivant la stratégie générale du Tahāfut al-Tahāfut, Averroès doit attaquer Avicenne, pour pouvoir réfuter la doctrine ašʿarite et sauver l’aristotélisme. On ne comprendrait pas le sens du projet d’Averroès, si on négligeait cet aspect polémique de son propos192. Avant de chercher une confirmation et une application de la théorie de l’induction dans le GC du livre I de la Phys., il faut essayer de tirer les conclusions de l’analyse qui précède. Bien que, dans son GC d’An. Post. I 13, Averroès se montre critique à l’égard de l’induction, considérée par Avicenne comme insuffisante à garantir le statut démonstratif du signe, il admet, dans tous les passages analy190 GC An. Post. I 18, p. 417, 11–17. 191 Sur les textes d’al-Ġazālī concernant les propositions premières, voir Bou Akl, Averroès: Le philosophe et la Loi, p. 10–41. 192 On verra dans les chap. VIII et IX que cette hypothèse interprétative permet également de comprendre la posture polémique qu’Averroès adopte vis-à-vis de la théorie avicenniene de la génération substantielle, en général, et de la génération spontanée, en particulier.

l’étude générale de la génération

353

sés, qu’un certain type d’induction est en réalité capable de certifier l’universalité du lien entre l’accident essentiel et son sujet et de produire la certitude. Dans tous ces passages, Averroès distingue en effet une induction qui produit la certitude d’une induction dont on peut se servir dans des contextes dialectiques, qui amène à un certain assentiment, mais qui ne produit ni de véritable connaissance universelle, ni de certitude. Sans trop se soucier d’intégrer sa doctrine à une théorie générale de l’abstraction, Averroès conclut que c’est cette induction non dialectique qui nous amène à une connaissance certaine de tous les principes, qu’il s’agisse des principes communs à toute science ou des principes propres à chacune. Elle produit la certitude, lorsqu’elle possède certaines caractéristiques précises, c’est-à-dire lorsqu’elle s’associe à une analyse sémantique du sujet en question et qu’elle examine tous les particuliers concernés, à savoir toutes les espèces incluses dans le sujet. Dans le cas des principes communs, la nature complète de l’induction n’entre pas véritablement en jeu, puisque le fondement ultime de l’induction qui y conduit se trouve indifféremment dans tous les étants et dans notre faculté sensorielle première, à savoir le toucher. La nécessité de produire une induction complète se manifeste en revanche dans le cas des autres principes, à propos desquels Averroès à maintes reprises affirme qu’il faut que l’induction soit complète. Dans tous les cas, toutefois, ce qui garantit le caractère complet de l’induction c’est l’analyse sémantique du sujet de la prémisse qu’on veut certifier qu’Averroès présente dans son GC d’An. Post. I 13. C’est en produisant au préalable cette analyse du sujet qu’on sait que l’induction est complète et qu’elle certifie un lien à la fois nécessaire et essentiel. En effet, si l’analyse du sujet nous dit quels accidents appartiennent à la nature du sujet ou à son genre, sans stricto sensu faire partie de l’essence, la même division sémantique garantit l’essentialité du lien sujet-prédicat et marque l’horizon général de l’induction. Une reconstruction de l’argument qui, d’après Averroès, montre l’existence de la matière première permettra de confirmer cette hypothèse et de clarifier en même temps le rapport que l’induction complète entretient avec le signe. Cette reconstruction confirmera, d’une part, que le but de l’induction démonstrative est de certifier les prémisses du signe, d’autre part, qu’elle ne peut le faire que lorsqu’elle est accompagnée par l’analyse sémantique préconisée dans le GC d’An. Post. I 13.

§ 2. Matière, contraires et qualités: la théorie de la génération substantielle dans le GC de Phys. I Les textes examinés jusqu’à présent nous ont montré que pour Averroès tous les principes premiers, qu’ils soient propres aux différentes sciences ou communs à

354

Averroès

toutes, sont établis au moyen d’un signe et certifiés par induction. Cette conclusion vaut aussi dans le cas de la science physique. En effet, Averroès affirme que l’existence des causes ultimes de la nature en mouvement, c’est-à-dire la matière première et le moteur immobile, est montrée au moyen d’un «signe physique». Contre Avicenne, il assure que la démonstration de ces deux principes constitue le but ultime de la partie la plus générale de cette science. Nulle part, cependant, Averroès ne nous dit explicitement à quel endroit se trouve la démonstration de l’existence de la matière première et comment il faut la reconstruire dans le détail. On peut sans doute estimer que cette démonstration, d’après Averroès, devait se trouver exposée dans le premier livre de la Physique; pourtant, lorsqu’on examine de près le GC du livre I, on ne trouve aucune mention explicite d’une démonstration quia. Nulle part, de fait, Averroès ne reconstruit cette démonstration sous la forme d’un syllogisme du signe; il affirme, en revanche, à plusieurs reprises, que c’est par induction qu’on prouve l’existence de la matière première. Dans le prologue du GC de la Phys., on l’a vu, Averroès distingue le signe et l’induction et laisse entendre qu’ils ne s’identifient pas l’un à l’autre; cependant, ni à cet endroit ni ailleurs, il ne nous donne d’indications plus précises qui nous permettraient de les différencier. Par une reconstruction du GC de Phys. I et à la lumière des résultats des pages qui précèdent, on conclura que ces deux méthodes sont complémentaires dans la mesure où l’induction «scientifique» est le procédé qui certifie les prémisses du signe visant à établir l’existence de la matière première. On verra ainsi que le caractère complet de l’induction est garanti par la division qu’on peut produire au sein des étants sujets à la génération et à la corruption. L’induction utilisée dans la preuve de l’existence de la matière première est complète dans la mesure où elle recense toute sorte de génération: accidentelle ou substantielle, artificielle ou naturelle. Cette même analyse permettra de mettre au clair les aspects essentiels de la doctrine de la génération substantielle qu’Averroès propose dans son GC de Phys. I. En effet, le même examen qui permet de prouver l’existence de la matière première permet aussi, d’après Averroès, de définir la nature de la génération substantielle et les caractères qu’elle partage avec les autres changements. Averroès va ainsi expliquer qu’en Phys. I Aristote arrive à une notion véritablement commune de génération, qu’il appelle generatio communis. L’existence de cette «génération commune» fonde la possibilité d’élaborer un paradigme unique capable d’expliquer aussi bien les changements accidentels que les changements substantiels et parmi ceux-ci, aussi bien les générations des éléments que celles des substances composées193. 193 Averroès, GC Phys. I, c. 57, f. 34 H15-I11. Aristote, on l’a vu, annonce une investigation sur toute génération (περὶ πάσης γενέσεως) et il explique, suivant son principe épistémologique général, qu’il est naturel d’étudier une question en traitant d’abord de ce qui est commun, puis de ce qui est propre à chaque chose particulière (Aristote, Phys. I 7, 189 b30–32).

l’étude générale de la génération

355

L’étude de Phys. I vise en ce sens d’après Averroès à montrer que la génération substantielle et les autres changements partagent à certains égards la même structure: comme les autres changements, la génération substantielle peut être considérée comme un processus qui requiert l’existence d’un couple d’opposés et d’une série d’étapes se trouvant dans un rapport d’opposition et ayant une fin, à savoir la «dernière forme», conçue comme un «état» (habitus) et une perfection qui oriente le mouvement. La génération substantielle se produit en effet lors du remplacement de la série de termes privatifs qui se succèdent de façon continue (successive) dans un même substrat. Du point de vue de ce substrat, par conséquent, on peut considérer la génération comme la procession continue de ces termes imparfaits qui, à la fin de la transformation, seront remplacés par la forme de la substance engendrée194. Dans le même commentaire, toutefois, Averroès hésite sur le statut à donner aux caractères qui se succèdent le long du changement et il signale qu’ils peuvent être considérés soit comme des «parties» de la forme finale soit comme des «accidents propres» de cette dernière. On verra que, sans exclure l’idée que dans la génération substantielle comme dans tout mouvement, on trouve une forme déterminée (quoiqu’imparfaite) à chaque étape du processus, dans le reste du commentaire, Averroès expliquera que ce sont les accidents propres qui scandent de façon continue le changement. Il conclura ainsi que c’est pour cette raison que la génération substantielle peut être considérée dans les termes d’une altération d’un type particulier, qu’employant une formule du GC de Phys. I on appellera «altération substantielle». Cette analyse nous permettra de comprendre que le but du GC de Phys. I est de montrer que la génération substantielle doit être interprétée dans les termes d’un mouvement et qu’elle satisfait au moins en partie la définition de mouvement de Phys. III, qu’Averroès interprète comme la «génération d’une partie après l’autre de la perfection vers laquelle le mouvement s’oriente, jusqu’à ce qu’il s’achève»195. Cela toutefois ne veut pas dire qu’Averroès considère la géné194 C’est dans ce même cadre, comme on le verra, qu’Averroès reprend la même terminologie utilisée par Alexandre d’Aphrodise et il définit la forme engendrée comme une forme de formes ou une forme composée. 195 Cf. GC Phys. III 1, c. 4, f. 87 C15-D4. Pour les implications ontologiques de la définition du mouvement et l’importance de ce passage du GC d’Averroès, voir A. Maier, «Forma fluens oder Fluxus formae?», dans ead., Zwischen Philosophie und Mechanik, Edizioni di Storia e Letteratura, Roma 1958, p. 81–215; J.E. Murdoch et E.D. Sylla, «The Science of Motion», dans D.C. Lindberg (éd.), Science in the Middle Ages, The University of Chicago Press, Chicago1978, p. 206–264; C. Trifogli, Oxford Physics in the Thirteenth Century, Brill, Leiden-Boston-Köln 2000; A. Hasnawi, «Alexandre d’Aphrodise vs Jean Philopon. Notes sur quelques traités d’Alexandre “perdu” en grec», Arabic Sciences and Philosophy, vol. 4/1, 1994, p. 67; id., «Le mouvement et les catégories selon Avicenne et Averroès: L’arrière-fond grec et les prolongements latins médiévaux», Oriens-Occidens, 2, 1998, p. 119–122; id. «La définition du mouvement dans la Physique du Šifā’ d’Avicenne», Arabic Sciences and Philosophy, 11, 2001,

356

Averroès

ration substantielle comme un mouvement au même titre que les changements accidentels. En effet, en dépit du fait que la mise en lumière d’une structure commune à tout changement constitue le but principal de l’étude de la génération poursuivie en Phys. I, Averroès repère déjà dans ce traité des éléments qui permettent d’attribuer à la génération absolue un statut particulier. Ces éléments sont implicitement présents dans le modèle commun tel qu’Averroès le reconstruit dans le GC de Phys. I, mais ils seront mieux développés dans le reste du GC, notamment dans celui de Phys. VI. C’est le GC de ce livre qui nous montrera qu’Averroès conçoit la génération substantielle comme un phénomène à part, dans la mesure où il la conçoit comme un changement «composé», c’est-à-dire la transformation d’un certain nombre de propriétés appartenant à la catégorie de la qualité qui débouche sur un produit appartenant à la catégorie de la substance. C’est à la lumière de ces textes qu’on comprendra que le paradigme de l’altération substantielle permet non seulement de comprendre la nature tout à la fois instantanée et progressive de la génération substantielle, mais de garantir en tout dernier lieu que l’univers ne peut être le produit d’une création ni instantanée ni continue.

§ 2.1. Induction et principes contraires dans le GC de Phys. I 5–6 Le livre I se compose, selon la division proposée dans le GC, de quatre parties (summae): dans la première (Phys. I 1), on l’a vu, Aristote présente le but, la méthode et l’ordre de l’enseignement de la physique; dans la deuxième (Phys. I 2–3), il examine et réfute les opinions des anciens concernant les contraires; dans la troisième (Phys. I 4) il expose les opinions des prédécesseurs concernant le nombre des principes; dans la quatrième (Phys. I 5–9), il démontre le nombre des principes de la génération selon sa propre doctrine. Cette quatrième summa se divise à son tour en cinq chapitres (capitula): dans les deux premiers (Phys. I 5–6), Aristote explique que les contraires sont principes; dans le troisième (Phys. I 6, 189 b16-I 7), il démontre qu’il y a deux principes per se, la matière et la forme, et un principe qui n’est principe que per accidens, la privation; dans le quatrième (Phys. I 8-I 9, 192a 25), il résout certaines apories à l’aide de ce qui a été montré à propos de la matière première; dans le cinquième (Phys. I 9, 192 a25-b4), il affirme que la matière première n’est pas sujette à la génération et la corruption. La partie démonstrative de l’analyse d’Aristote se déroule par conséquent dans la quatrième summa, qui correspond aux chapitres I 5–9 de notre Physique, la démonstration présentée dans le capitulum 3 (Phys. I 6, 189 b16- I 7) en constip. 219–255; id., «Le statut catégorial du mouvement chez Avicenne: contexte grec et postérité médiévale latine», dans R. Morelon et A. Hasnawi (éds.), De Zénon d’Élée à Poincaré: recueil d’études en hommage à Roshdi Rashed, Peeters, Paris 2004, p. 561–605.

l’étude générale de la génération

357

tuant le noyau. C’est dans cette partie, en effet, qu’Aristote présente son modèle général de la génération et montre que c’est sur la possibilité de repérer un tel modèle que repose la possibilité de démontrer l’existence de la matière première. Pour parvenir à cette démonstration, explique Averroès, Aristote doit prouver deux thèses: 1) tout s’engendre des contraires; 2) tout s’engendre dans un substrat. Il montrera ensuite que si tout s’engendre des contraires, mais que les contraires ne peuvent ni pâtir ni agir, il faut nécessairement postuler l’existence d’un substrat dans lequel la génération se produit. Or ces deux thèses, comme on le verra sont prouvées, d’après le commentateur, par induction. La première thèse est démontrée, d’après Averroès, dans la partie qui correspond à notre chapitre 5. En effet, lorsqu’on associe à l’examen des doctrines des prédécesseurs une analyse inductive de la réalité, on arrive à la conclusion que la génération substantielle, comme les autres changements, implique nécessairement l’existence de deux opposés qui constituent le terme ex quo et le terme ad quem de la transformation. Dès le chapitre 5, par conséquent, Aristote fournit des éléments essentiels pour la mise en place de sa théorie de la génération. Cette théorie, comme on va le voir, suppose qu’on passe du couple de deux contraires au couple privation/habitus, puis à celui de deux formes opposées. § 2.1.1. Du contraire à l’habitus À la suite d’Aristote, Averroès affirme que nul n’a jamais ignoré que les contraires soient principes. Cette thèse est en un sens quelque chose d’évident. Pourtant, explique Averroès, lorsqu’on l’analyse dans le détail, on se rend compte qu’il y a une partie qui demande à être vérifiée. Pour pouvoir conclure cette thèse, il faut montrer que les contraires possèdent les mêmes propriétés caractéristiques que les principes: (i) le fait de ne pas s’engendrer d’autre chose (sinon ils ne seraient pas premiers); (ii) de ne pas s’engendrer l’un de l’autre (sans quoi ils seraient en même temps principes et non principes); (iii) le fait que tout s’engendre d’eux. Les premiers principes en effet doivent être communs à tous les êtres qui relèvent de principes. En commentant le texte de Phys. I 5 (188 a26–31), Averroès affirme ainsi qu’il ne fait aucun doute que ces trois propriétés appartiennent aux principes, car il s’agit de vérités évidentes par soi196. Le fait en revanche qu’elles appartiennent aux contraires n’est pas quelque chose d’évident. En effet, explique-t-il, il est évident que les contraires possèdent les deux premières propriétés, c’est-à-dire qu’ils ne s’engendrent ni l’un de l’autre (i) ni d’autre chose (ii); en revanche, que la troisième propriété leur appartienne, c’est-à-dire (iii) que tout s’engendre d’eux, n’est pas quelque chose d’évident par soi. C’est pourquoi, d’après le com-

196 Averroès, GC Phys. I, c. 42f. 27 I14-K13.

358

Averroès

mentateur, Aristote, aux lignes 188 a30 et sq., va prouver par induction que cette propriété leur appartient: «Puisque ces trois propriétés sont évidentes dans le cas des principes, alors que deux seulement sont évidentes dans le cas des contraires – la troisième, à savoir que tout vient à être à partir d’eux, n’étant pas évidente par soi –, il en vient à prouver cela par induction. Et il dit: mais il convient de s’enquérir , etc. c’est-à-dire: mais il convient d’examiner la troisième caractéristique propre par induction, à savoir que tout ce qui vient à être vient à être à partir du contraire»197. Il faut bien remarquer que, dans les lignes correspondantes (188 a30–31), Aristote ne parle pas d’induction, mais utilise le terme générique λόγος198, qui est traduit dans le texte latin par ratio199 et dans la traduction arabe d’Isḥāq Ibn Ḥunayn par le terme al-qiyās200. Le terme λόγος, on l’a vu, a suscité la perplexité des interprètes modernes lesquels ne sont pas d’accord sur le sens qu’il faut lui attribuer dans ce contexte. Averroès, en revanche, ne manifeste aucun doute à ce propos: l’argument, le λόγος, qu’Aristote utilise dans ces lignes pour montrer que «les contraires sont ce dont tout ce qui s’engendre s’engendre», c’est le procédé de l’induction, une induction qu’on peut légitimement définir comme complète. En effet, si l’on se fonde sur les lignes qui suivent, il est clair que le recensement qu’il faut poursuivre pour démontrer que l’affirmation qui dit que les contraires sont ce dont tout s’engendre doit couvrir tous les étants qui sont sujets à génération et à corruption: «[…] après avoir recensé tous les êtres, nous n’avons pas trouvé que n’importe quoi agit sur n’importe quoi ni pâtit de n’importe quoi […]»201.

197 Ibid., c. 43, f. 28 B3–12: «Quia illae tres proprietates in principiis sunt manifestae: in contrariis vero duae tamen sunt manifestae, tertia vero, scilicet quod omnia generentur ex eis, non manifesta per se. Ideo incipit declarare hoc per inductionem. Et dicit sed oportet considerare etc., id est sed oportet considerare in tertio proprio per inductionem, scilicet omne, quod generatur, generatur ex contrario». 198 Aristote, Phys. I 5, 188 a30–31: «Mais il faut aussi examiner, du côté du raisonnement (ἐπὶ τοῦ λόγου), de quoi cela résulte». 199 Averroès, GC Phys. I, t. 43, f. 27 M9–11: «Mais concernant cela il faut examiner du côté du raisonnement de quel façon cela résulte» («Sed oportet considerare in hoc secundum rationem quomodo sequitur»). 200 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 44, 30: «Mais il faut examiner concernant cela l’argument (al-qiyās) aussi de quelle façon cela résulte». 201 Averroès, GC Phys. I, c. 43, f. 28 B12-C2: «Deinde dicit Dicamus igitur etc., id est […] cum induxerimus omnia entia, non invenimus quodlibet agere in quodlibet, neque pati a quolibet […]».

l’étude générale de la génération

359

Pour utiliser l’expression d’al-Fārābī, il faut que l’induction soit complète, car il faut examiner toutes les générations possibles, afin de démontrer que dans chacune d’elles, quelque chose de déterminé (aliquod terminatum) doit nécessairement agir sur ou partir de quelque chose de déterminé. Étant donné que l’induction est vraie (vera)202, conclut ainsi Averroès, la proposition universelle est vraie: «Il dit: et puisque cette induction est vraie, il apparaît que cette proposition universelle est vraie, à savoir qui dit que tout ce qui vient à être vient à être à partir de son contraire ou bien à partir de ce qui se trouve entre les contraires, et que tout ce qui se corrompt se corrompt ou en contraires ou bien en ce qui se trouve entre les contraires»203. Que ce soit, entre autres, la propriété de l’exhaustivité qui caractérise cette induction, cela nous est confirmé par la critique qu’Averroès adresse aux physiciens qui ont précédé Aristote. En effet, affirme Aristote, tous les anciens physiciens, comme poussés par la vérité elle-même, admettaient que les contraires sont principes; mais cela, poursuit le Stagirite, ils l’ont affirmé sans en fournir une raison (ἄνευ λόγου), comme contraints par la vérité elle-même204. Si Aristote s’exprime ainsi, explique alors Averroès, ce n’est pas parce que les anciens méconnaissaient la méthode inductive, mais parce que leur analyse inductive était incomplète. Dans ce cas aussi, Averroès identifie l’argument auquel Aristote fait allusion avec l’induction: «Puis il dit: bien que ce soit sans l’appui d’un argument205, c’est-à-dire sans un argument parfait. En effet, l’induction les a induits à dire cela, à savoir l’induction dans laquelle on n’a pas recensé tous les particuliers. Puis il dit comme contraints, etc., c’est-à-dire comme si la vérité, qui se trouve dans l’induction, les avait contraints cela»206. 202 Une fois de plus, Averroès fait dire au texte d’Aristote plus qu’il n’en disait. Aristote affirmait simplement que «si cela est vrai», c’est-à-dire le raisonnement qui se termine en Phys. I 5, 188 b21, on peut conclure que toutes les choses qui viennent à être par nature soit sont des contraires soit viennent des contraires. 203 Averroès, GC Phys. I, c. 47, f. 29 H8–14: «Dicit: et cum ista inductio sit vera, apparet quod ista propositio universalis est vera, scilicet dicens quod omne, quod generatur, generatur ex contrario, aut ex eis, quae sunt inter contraria, et omne, quod corrumpitur, corrumpitur, aut in contraria, aut in illa, quae sunt inter contraria». 204 Aristote, Phys. I 5, 188 b27–30: «Tous en effet, concernant les éléments, et ce à quoi ils donnent le nom de principes, même s’ils les posent sans en donner la raison, n’en disent pas moins que ce sont les contraires, comme s’ils y étaient contraints par la vérité elle-même». 205 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 47, 29: «sans un argument (bi-ġayr ḥuǧǧa)». Cf. Averroès, GC Phys. I, t. 48, f. 29 L4–5: «sans un argument (sine ratione)». 206 Averroès, GC Phys. I, c. 48, f. 30 B4–10: «Deinde dicit licet sit sine ratione, id est sine ratione perfecta. Nam inductio induxit eos ad dicendum hoc, scilicet inductio, in qua non in-

360

Averroès

Averroès choisit donc d’interpréter le terme λόγος (traduit en arabe par ḥuǧǧa et en latin par ratio) comme désignant un type précis de raisonnement. Comme dans le passage précédent, en effet, le terme ne renvoie pas, d’après Averroès, à un type quelconque d’argumentation, mais à l’induction que les anciens physiciens ont utilisée, c’est-à-dire une induction dans laquelle tous les cas particuliers n’ont pas été pris en considération. Si, en effet, les anciens physiciens se sont mépris sur la nature des contraires, c’est parce que leur ratio, leur induction, n’était pas parfaite: ils ne se sont pas souciés de recenser tous les particuliers (omnia particularia). Si les anciens n’ont pas produit une véritable démonstration, un «argument parfait», ce n’est donc pas parce qu’ils méconnaissaient la méthode inductive, mais parce que leur analyse inductive était «imparfaite». En fin de compte, on pourrait dire que la vision tronquée du réel qu’ont eu les anciens les a conduits à ne pas bien identifier la contrariété au fondement de tous les autres êtres, c’est-à-dire la contrariété qui se trouve dans la catégorie de la substance, et pour cela même à ne pas compléter leur induction207. Si les anciens, explique ainsi Averroès, ont malgré tout compris que les contraires sont des principes, c’est parce que, comme Aristote l’affirme, ils ont été comme contraints «par la vérité elle-même» (ὑπ’αὐτῆς ἀληθείας)208; une vérité qui devient, dans le commentaire d’Averroès, «la vérité de l’induction» (veritas quae est in inductione). Le glissement, encore une fois, n’est pas d’une importance mineure. Averroès prête à Aristote une thèse qui n’était pas du tout explicite dans son propos: l’argument (le λόγος) qui nous permet de démontrer que les contraires sont principes en montrant que «tout ce qui s’engendre s’engendre à partir de contraires», c’est l’induction qui est produite au moyen d’un recensement complet des cas particuliers. Le commentaire des lignes 190 b29 et sq. confirme qu’Averroès attribue ce rôle à l’argument utilisé en Phys. I 5. En effet, lorsqu’il tire les conclusions de la démonstration qu’Aristote vient de conclure et précise que seul le contraire positif est principe par soi avec le substrat, Averroès confirme que c’est par induction qu’Aristote a montré dans le chap. 5 que les principes sont contraires: «Et ainsi on peut dire que les principes sont deux, c’est-à-dire si l’on s’en tient aux principes qui sont par soi, et l’on peut dire qu’ils sont trois, si l’on ne fait pas de distinction entre ceux qui sont par soi et ceux qui sont par accident; et l’on peut dire qu’ils sont contraires, à savoir lorsqu’on ne considère que l’induction par laquelle on a plus haut montré que les principes sont ducuntur omnia particularia. Deinde dicit quasi compellantur etc., id est quasi veritas, quae est in inductione, compellat ad hoc eos». 207 Averroès, GC Phys. I, c. 50, f. 31 D3-E2. 208 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 47, 30: «par la vérité elle-même (min al-ḥaqq bi-nafsihi)». Cf. Averroès, GC Phys. I, t. 48, f. 29 L6: «par la vérité elle-même (ex ipsa veritate)».

l’étude générale de la génération

361

contraires, ou selon que les principes et les contraires partagent les trois propriétés susdites, à savoir qu’ils ne viennent pas à être les uns des autres, qu’ils ne viennent pas à être d’autre chose et que tout vient à être à partir d’eux»209. Mais en quel sens cette induction serait-elle complète? Si l’on examine de près le texte d’Averroès, on réalise que l’induction est complète, d’une part, car son horizon est délimité par les catégories dans lesquels il y a changement; d’autre part parce qu’on montre que la même proposition vaut dans la catégorie de la substance prise dans son ensemble (c’est-à-dire en considérant aussi bien la génération que la corruption) et dans celles qu’on peut considérer comme ses différences spécifiques, c’est-à-dire dans les générations simples qui vont d’un contraire à l’autre et dans les générations composées (à savoir celles qui vont d’un état de non composition à un état de composition) qui se divisent à leur tour en générations des composés naturels et générations des composés artificiels: «et il affirme de façon universelle que la corruption se produit premièrement et par soi soit d’un contraire à l’autre, soit de l’habitus à la privation soit d’un intermédiaire à l’autre, tout comme la génération. Et cela est manifeste par induction. Et après l’avoir montré dans le cas de la génération simple, dans laquelle quelque chose d’un vient à être à partir de quelque chose d’un, il montre qu’il en va de même pour la génération composée, dans laquelle quelque chose d’un vient à être à partir de plusieurs choses»210. Le but de l’analyse inductive complète est donc de vérifier qu’il est impossible qu’une chose s’engendre au hasard à partir de n’importe quelle autre chose. Comme Averroès vient de le dire, l’induction permet de vérifier la validité de la proposition universelle qui dit que «tout ce qui s’engendre s’engendre à partir du contraire ou d’un intermédiaire et, là où il n’y a pas d’intermédiaires, de sa propre privation». En effet, s’il n’y a pas d’intermédiaires, affirme Averroès, on ne parle pas de contraires, mais d’habitus et de privation. 209 Averroès, GC Phys. I, c. 67, f. 40 A5–17: «Et ideo potest quis dicere principia esse duo, scilicet cum intenderit illa quae sunt principia per se, et potest dicere illa esse tria, cum non fecerit distinctionem inter illa, quae sunt per se et per accidens, et potest dicere illa esse contraria, idest cum solummodo consideravit inductionem per quam supra probavit principia esse contraria aut secundum quod principia et contraria conveniunt in illis tribus propriis predictis, scilicet quoniam non sunt ex invicem, neque ex aliis et quod omnia sunt ex eis». 210 Averroès, GC Phys. I, c. 44, f.28 K4–15: «et dicit universaliter quod corruptio etiam principaliter et per se est aut de contrario in contrarium aut de habitu in privationem aut de medio in medium, sicut est dispositio in generatione et quod est manifestum per inductionem. Et cum notificat hoc in generatione simplici, in qua unum fit ex uno, notificat etiam quod ita est in generatione composita, in qua unum fit ex pluribus uno».

362

Averroès

Averroès explique ainsi qu’il faut prendre le terme «contraires» en un sens lâche, afin qu’il puisse désigner aussi bien les extrêmes qui ont des intermédiaires et ceux qui n’ont en pas, c’est-à-dire la privation et l’habitus: «Et il entend ici par “contraire”, comme nous l’avons dit, ce qui est commun aussi bien aux contraires qu’à la privation et l’habitus»211. Quand il n’y a pas d’intermédiaires, explique Averroès, ce qui s’engendre s’engendre nécessairement de ce qui est dépourvu d’un certain habitus, mais qui a la puissance de le posséder. Ce terme est encore voilé d’une certaine ambiguïté. Dans ce passage, Averroès n’affirme pas explicitement que l’opposition privation/forme substantielle rentre dans ce cas de figure, mais il est clair par exclusion que la génération et la corruption substantielle ne peuvent appartenir qu’à ce type d’opposés. C’est ainsi qu’Averroès interprète les lignes 188 b9–26212: Aristote ne veut pas simplement définir n’importe quelle transformation où il n’y aurait pas d’intermédiaires, mais définir aussi le cas de la génération substantielle. La règle qui dit que toute génération va d’un contraire à l’autre est donc généralisée pour couvrir également les générations substantielles des étants simples et des substances composés213. Cette règle, affirme le texte de Phys. I 5, vaut également pour les étants simples et pour les étants composés. Dans la génération de ces derniers aussi, il faut toujours que le passage se fasse entre des «dispositions opposées» (τὰς ἀντκειμένας διαθέσεις b10–11): ce qui est harmonisé (ἡρμοσμένον) vient nécessairement de ce qui est désharmonisé (ἀνάρμοστον). Encouragé par la traduction arabe qui remplace le couple harmonisé/désharmonisé (188 b12– 13)214 par le couple assemblé/non assemblé (ġayr muʾallaf)215, Averroès estime 211 Averroès, GC Phys. I, c. 43, f. 28 D10–13: «Et intendit hic per contrarium, ut diximus, illud, quod est commune contrariis et privationi et habitui». Cf. ibid., c. 41, f. 27, F3–9: «Et notandum est, quod hoc nomen “contrarium” sive usitatur hic large pro contrario et privatione et habitu, sive sit in rei veritate sive secundum famam. Quod contrarium, secundum quod ego credo, nos apellamus disparatum». 212 Aristote, Phys. I 5, 188 b8–15: «Or il en est aussi de même dans les autres cas, puisque ces deux étants qui ne sont pas simples mais composés sont aussi soumis à la même règle. Mais du fait que les dispositions opposées n’ont pas reçu de nom, on ne s’aperçoit pas que la chose se produit. Il est en effet nécessaire que toute chose harmonisée vienne de ce qui est désharmonisé et ce qui est désharmonisé de ce qui est harmonisé, et ce qui est harmonisé se corrompt en dysharmonie, et non pas n’importe laquelle, mais celle qui est opposée». 213 Pour une lecture similaire, voir Philopon, In Phys., p. 119, 15 et sq., qui affirme que le terme «composé» désigne dans le texte d’Aristote la substance composée. 214 Aristote, Phys. I 5, 188 b12–13: «Il est en effet nécessaire que tout chose harmonisée vienne de ce qui est désharmonisé et ce qui est désharmonisé de ce qui harmonisé». 215 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 46, 7–8. Les deux termes sont traduits dans la version arabo-latine par le couple compositum/non compositum (Averroès, GC Phys. I, t. 48, f. 29 L6).

l’étude générale de la génération

363

que «les dispositions opposées» ici en jeu ne sont pas n’importe quelle paire de propriétés, mais des couples de privation/habitus. Il explique ainsi que ce couple permet d’expliquer toute forme de génération et de corruption. La génération des étants composés ne fait pas exception, même s’il n’y a pas de nom pour la «disposition opposée» qui va être remplacée. Il s’agit dans leur cas aussi d’un passage d’une privation déterminée, c’est-à-dire propre à la composition qui va s’engendrer, vers cette même composition qui doit être elle aussi considérée comme un habitus: «Et il dit: Et il en va de même de toutes les espèces engendrables et corruptibles, à savoir qu’elles viennent à être du contraire et se corrompent dans le contraire. Nous observons, en effet, que les choses qui viennent à être à partir de plusieurs – il s’agit des choses qui ne sont pas simples (singularia), mais composées – se trouvent dans cette disposition concernant la génération et la corruption, mais puisque les dispositions opposées qui existent dans ces choses (entre ce qui vient à être et ce dont vient à être et entre ce qui se corrompt et ce en quoi se corrompt ) n’ont pas reçu de nom, on ne s’aperçoit pas . Mais quand on regarde bien, il apparaît que nécessairement existent dans ces choses. En effet, il est nécessaire que tout composé vient à être d’un non-composé, non pas de n’importe quel non-composé, mais d’un non-composé déterminé – il s’agit de ce en quoi se trouve la privation propre de cette composition. Et de la même manière un composé se corrompt en un non-composé, non pas en n’importe quel non-composé, mais en ce en quoi se trouve la privation de cette composition. Il est donc manifeste aussi, concernant ce type de génération et corruption, qu’il se produit à partir d’opposés selon l’habitus et la privation»216. La génération d’une substance composée, comme n’importe quel changement, se fait donc toujours entre deux termes opposés déterminés. Aristote dans la 216 Averroès, GC Phys. I, c. 45, f. 29 A5-C1: «Dicit: Et similiter est de omnibus speciebus generabilium et corruptibilium, scilicet quoniam generantur ex contrario et corrumpuntur in contrarium. Videmus enim, quod illa, quae generantur ex pluribus uno, et sunt illa, quae non sunt singularia, sed composita, talem dispositionem habent in generatione et corruptione, sed quia dispositiones oppositae existentes in istis rebus inter illud, quod generatur et illud, ex quo generatur, et inter illud, quod corrumpitur et illud, in quod corrumpitur, non habent nomina, ideo latet contrarietas existens in istis rebus et non percipitur, sed cum inspicitur, videtur necessario existere in eis. Necesse enim, ut omne compositum fiat ex non composito, et non ex quolibet non composito, sed ex non composito terminato; et est illud, in quo est privatio propria illi compositioni. Et similiter compositum corrumpitur in non compositum, et non in quodlibet non compositum, sed in illud, in quo est privatio illius compositionis. Manifestum est igitur etiam in hoc modo generationis et corruptionis, quod fit ex oppositis secundum habitum et privationem».

364

Averroès

suite du texte considère l’exemple de la maison et de la statue, pour conclure que les deux rentrent dans ce cas de figure, puisque leur génération se fait du «désharmonisé» vers «l’harmonie». Commentant ce passage, Averroès précise alors que la même règle vaut aussi dans le cas des étants composés naturels: «Et la conclusion est en cela la même, et il en va des étants artificiels comme des étants naturels»217. Averroès conclut ainsi que la génération des substances simples218 ou composées, artificielles ou naturelles, comme c’est le cas des autres mouvements, se fait toujours d’un opposé à un autre. Dans le cas des substances composées, les termes de l’opposition doivent être conçus comme une privation et un habitus. Dans le GC de Phys. I, le choix de l’habitus comme terme ad quem de la génération substantielle est fonctionnel au but particulier de Phys. I, à savoir démontrer que dans la génération comme dans les changements accidentels, une chose vient à l’être de son opposé. Cependant, comme on le verra mieux par la suite, en passant du couple des contraires à celui de la privation et de l’habitus, Averroès s’inscrit dans le sillage de l’essentialisme d’Alexandre qui fait de la forme une perfection. Averroès conclut son GC de Phys. I 5 en affirmant qu’Aristote a montré par induction que tout s’engendre à partir de son propre contraire ou de sa propre privation, conçue comme un opposé. Cela est vrai, qu’il s’agisse de la génération des substances simples et composées ou de la génération des accidents. Il expliquera dans le GC du chapitre suivant qu’en Phys. I 6 Aristote montre que les principes contraires ne sont pas infinis et que les seuls véritables contraires premiers sont la privation et la forme219. Il précisera alors que les contraires ne 217 Ibid., c. 46, f. 29 E8–9: «Eadem enim est consecutio in hoc et ita est in artificialibus, sicut in naturalibus». 218 Averroès ne s’attarde pas sur la génération des substances simples. Sans doute devait-il la considérer comme moins problématique que celle des composés. En effet, au début du commentaire de Phys. I 6, suivant une suggestion d’Alexandre, il affirmera que l’opposition dans le cas des corps simples se situe au niveau de leur forme, secundum formam, tandis que dans le cas des substances composés cette possibilité semble à écarter (Averroès, GC Phys. I, c. 52, f. 32 E1-F7). On verra dans le GC de Phys. V qu’Averroès revient sur cette thèse et remet en discussion l’idée même qu’on puisse concevoir une contrariété selon la forme. 219 Averroès, GC Phys. I, c. 50, f. 31 C6-D9: «Il est donc manifeste de façon universelle que les principes doivent être contraires, mais il faut rechercher d’abord s’ils sont deux ou plus que deux. En effet, il est impossible qu’il n’y ait qu’un principe, puisque les principes sont contraires et que les contraires sont à tout le moins deux. Et il est également impossible qu’ils soient infinis, parce que l’étant ne serait pas connaissable, comme nous l’avons dit. En outre, dans chaque genre des dix catégories il y a une contrariété unique, or la substance est le genre unique de ces dont on recherche les principes, puisque la substance est le sujet des autres genres. De là il s’ensuit nécessairement que la contrariété qui se trouve dans les principes n’est pas plus qu’une – c’est la contrariété qui se trouve dans la substance – et qu’il est impossible

l’étude générale de la génération

365

suffissent à expliquer ni la réalité sensible ni la génération; il faut admettre un troisième principe qui sert de substrat au couple de la privation et de la forme. C’est dans le cadre de l’analyse des doctrines des prédécesseurs que, d’après Averroès, cette thèse est d’abord mise au clair. Afin de réfuter des adversaires possibles qui voudraient nier que les contraires sont principes, il faut postuler l’existence d’un principe qui n’est pas un contraire. Les arguments de Phys. I 6 qui, d’après les exégètes modernes220, sont autant de réponses à ceux qui voudraient nier l’existence d’un substrat, sont donc, dans la lecture d’Averroès, des objections à la thèse qui fait des contraires des principes. Contre la thèse qui veut que les contraires soient principes de la génération, quelqu’un pourrait avancer deux contre-arguments et objecter que les contraires ne sont pas des principes, puisqu’ils ne sont la substance d’aucune chose. (1) La substance, si l’on suit les affirmations des Catégories, est ce qui ne se dit d’aucun sujet; or les contraires se disent nécessairement d’un sujet, donc ils ne sont pas substance. Mais s’il en est ainsi, ils ne sont pas des principes, car les principes des substances doivent nécessairement être substance. (2) En outre, si l’on se réfère encore aux Catégories, il faut admettre que la substance n’a pas de contraire; or, selon le même raisonnement, il faut conclure que les contraires ne sont pas des principes, car les principes des substances doivent nécessairement être des substances. En reconstruisant Phys. I 6 de cette façon, Averroès introduit dans l’argumentation un principe qui n’était pas en jeu dans le texte (les principes des substances doivent nécessairement être substance) et il en tire une conclusion à rejeter qui n’y était pas explicitée (les contraires ne seraient pas des principes). C’est pour répondre à ces deux contre-arguments, affirme Averroès, qu’il faut postuler l’existence d’un autre principe et admettre que l’affirmation selon laquelle les principes sont contraires ne constitue qu’une partie de la vérité. que soient infinis. C’est cela qu’il voulait dire quand il a affirmé: Et la substance est un genre unique, mais il a omis la conclusion, à savoir que la contrariété qui se trouve en elle est unique et qu’elle est le principe des autres étants» («Manifestum est igitur universaliter, quod necesse est, quod sint principia contraria, sed perscrutandum est primo, utrum sint duo aut plura duobus. Impossibile enim est, ut sint unum principium, quia principia sunt contraria et contraria sunt saltem inter duo. Et impossibile etiam est, ut sint infinita, quoniam tunc ens erit non scibile, ut prius diximus. Et etiam in unoquoque genere decem praedicamentorum est una contrarietas. Et substantia est unum genus eorum, cuius principia sunt quaesita, cum substantia sit subiectum aliorum generum. Unde necesse est, ut contrarietas existens in principiis non sit plus quam una et est contrarietas existens in substantia, nedum ut sint infinita. Et hoc intendebat, cum dixit: Et substantia est unum genus, sed tacuit conclusionem, et est, quod contrarietas existens in eadem est una et est principium aliorum entium»). 220 La plupart des interprètes modernes, on l’a vu, repèrent dans le texte d’Aristote trois arguments: 1) le premier entre les lignes 189 b22–27; 2) le deuxième entre les lignes 189 b27– 32; 3) le troisième entre les lignes189 b32–34. Averroès affirme, en revanche, qu’il n’y a que deux «raisonnements» (sermones) qui nous contraignent à admettre l’existence d’un substrat (Averroès, GC Phys.I, c. 52, f. 32 C5–10).

366

Averroès

L’affirmation selon laquelle les principes sont contraires n’est vraie que d’un certain point de vue, c’est-à-dire «du point de vue des formes» (secundum formas), mais non pas «du point de vue du sujet» (secundum subiectum)221. La forme et la privation sont en ce sens contraires et principes, mais elles ne sont pas les seuls principes de la réalité en mouvement. Il y a un troisième principe qui n’est pas un contraire: le subiectum lui-même. C’est pour démentir les objections soulevées contre la thèse des contraires qu’on postule l’existence d’un principe qui est substance, mais qui n’est pas contraire. C’est ainsi que d’après Averroès se conclut la démonstration inductive visant à montrer que tout ce qui s’engendre s’engendre de son opposé. Mais quel rapport, peut-on encore se demander, faut-il postuler entre l’induction et le signe dans le cas de cette démonstration? Un passage de la fin du c. 43 nous donne des indications importantes. Averroès affirme dans ce texte que le but de l’induction qui prouve que «tout ce qui s’engendre s’engendre soit des contraires soit de ce qui est intermédiaire» est de vérifier cette proposition comme étant la prémisse mineure d’un syllogisme222. On comprend ainsi qu’Averroès attribue à l’induction utilisée ici le même but qu’il accordait à l’induction dans son GC des An. Post., c’est-à-dire vérifier la prémisse d’un syllogisme. Averroès ne formule pas le syllogisme en question, mais il n’est pas difficile de le reconstruire et de comprendre qu’il s’agit d’un syllogisme du signe223. En effet, la proposition qui dit que «les choses qui s’engendrent s’engendrent du contraire» ou, en d’autres termes, que «tout ce qui s’engendre s’engendre de son contraire» est la mineure du syllogisme qui nous permet de conclure que les contraires sont principes, car c’est dans ce but, faut-il se le rappeler, qu’Aristote selon Averroès s’est employé à montrer par induction que tout vient des contraires. En effet si les contraires 221 Averroès, GC Phys. I, c. 52, f. 32 E1–15. 222 Averroès, GC Phys. I, c. 43, f. 28 E10-F13: «Ensuite il dit ou à partir de l’autre etc., à savoir ou bien à partir d’un intermédiaire entre l’être cultivé et la privation de l’être cultivé, s’il est possible d’avoir des intermédiaires entre la privation et l’état (habitus). Et il a dit cela non pas parce qu’on trouve des intermédiaires entre la privation et l’habitus, mais pour vérifier la prémisse mineure qui dit que tout ce qui s’engendre s’engendre soit à partir des contraires soit à partir des intermédiaires. Et il ne se soucie pas ici de savoir ce qu’il en est, si l’on admet ou pas qu’il y ait un intermédiaire entre la privation et l’habitus. Et une fois qu’il a assuré que tout ce qui vient à être ou bien à partir du contraire ou bien à partir d’un intermédiaire, il va le montrer de la corruption» («Deinde dicit aut ex eo quod est alterius etc. id est aut ex medio quod est inter musicum et privationem musicae, si sit possibile ut sit medium inter privationem et habitum. Et dixit hoc, non quia inter habitum et privationem invenitur medium, sed ad verificandum propositionem minorem dicentem quod omne quod generatur aut generatur ex contrariis aut ex medio, scilicet in contrariis mediatis. Et in hoc loco non curat quocumque modo sit, sive aliquis ponat quod inter habitum et privationem sit medium aut non. Et cum notificavit quod omne generatum est aut ex contrario aut ex medio incoepit declarare hoc in corruptione»). 223 M Les principes sont ce dont tout ce qui vient à être vient à être; m Les contraires sont ce dont tout ce qui vient à être vient à être; ˫ Les principes sont contraires.

l’étude générale de la génération

367

et les principes partagent les trois caractéristiques propres qu’on a vues, on peut conclure que les contraires sont principes par un syllogisme dans lequel la mineure affirme que les contraires sont ce dont tout ce qui s’engendre s’engendre. Le même but, on le verra, peut être accordé à l’induction qui certifie la nécessité de postuler l’existence d’un troisième principe, à savoir le substrat: il s’agira dans ce cas-là de vérifier les prémisses d’un syllogisme du signe par lequel on conclut l’existence de la matière première. C’est cette démonstration qui constitue pour Averroès le but de l’analyse inductive exposée en Phys. I 7 et de l’analyse du langage commun qui la précède.

§ 2.2. Le substrat de la génération et l’analyse secundum vocem dans le GC de Phys. I 7 Au tout début de son commentaire de Phys. I 7, Averroès explique qu’afin de clarifier la nature de la génération, il faut parvenir à en déterminer le véritable sujet, c’est-à-dire «ce qui s’engendre» ou «qui vient à être» (generatum) au sens propre224. On se trouve en effet devant une aporie qui pourrait mettre en doute l’existence même de la génération: si l’on suppose que ce qui vient à être n’est rien d’autre que le contraire positif qui survient, on sera contraint d’affirmer que l’engendré émane du néant, car le contraire dont la génération procède est de fait un non-être; si, en revanche, ce qui vient à être est le subiectum qui reçoit la génération et si, dans la catégorie de la substance, ceci est «quelque chose de désigné», un aliquid demonstratum (al-mušār ilayhi) in substantia, la génération substantielle se ramènerait à une simple altération225. Afin de résoudre cette aporie, il faut donc distinguer deux sens du terme generatum et répondre que ce qui vient à être est en un sens la privation, en un autre sens le substrat. Aristote, affirme Averroès, parvient à ce but de deux façons: en Phys. I 7, 189 b32–190 a8 au moyen d’une analyse du langage (secundum vocem)226; en Phys. I 7, 190 a9–13 au moyen d’une analyse de la réalité (secundum rem)227.

224 On a vu dans la partie consacrée à Aristote que l’ambigüité du verbe γίγνεσθαι et du participe passé γιγνόμενον rendait une traduction cohérente très problématique. Pour garder l’ambigüité du grec, on a choisi de traduire ces termes par «venir à être» et «ce qui vient à être». La même difficulté se retrouve dans le cas de la terminologie arabe d’Averroès (takawwana; mutakawwan) et dans sa traduction latine (generare; generatum). On verra de fait que la langue arabe et l’exégèse d’Averroès rendent cette tâche encore plus difficile. On sera obligée de traduire, selon le contexte, par «venir à être» et «ce qui vient à être» «s’engendrer» et «engendré» ou encore «advenir» et «ce qui advient». 225 Averroès, GC Phys. I, c. 57, f. 34 G1-H7. 226 Ibid., c. 58, f. 35 E8. 227 Ibid., GC Phys., c. 58, f. 35 E9.

368

Averroès

Dans son commentaire de Phys. I 7, Philopon avait proposé une explication similaire228. Il avait en effet affirmé que l’analyse des différentes façons dont on exprime le phénomène de la génération a comme objectif de distinguer la privation du substrat et les deux sens dans lesquels on les appelle «ce qui vient à être» (γιγνόμενον). On explique cette différence de deux façons: en analysant la façon dont on parle (ἀπὸ τῆς κοινῆς χρήσεως)229; en examinant la nature même des choses (ἀπ’αὐτῆς αὐτῶν τῆς φύσεως)230. Par une analyse du langage courant, on remarque qu’à propos de la privation, on peut utiliser en même temps l’expression ἐκ τοῦδε et l’expression τόδε: on peut en effet dire que «de la privation» vient à être quelque chose et que «la privation» vient à être autre chose. À propos du substrat, en revanche, on ne peut utiliser que l’une des deux expressions à la fois. Or cela, explique Philopon, tient au type de transformation qu’on analyse: dans une génération substantielle on utilise l’expression «ceci vient à être à partir de cela» (ἐκ τοῦδε γίγνεσθαι τόδε) où le substrat matériel figure comme terme ex quo; dans une transformation accidentelle on utilise l’expression «ceci vient à être quelque chose» (τόδε γίγνεσθαί τι) et on considère le substrat comme sujet. L’expression «à partir de cela» (ἐκ τοῦδε), en effet, désigne premièrement la privation, car la préposition ἐκ exprime l’éloignement de quelque chose; l’expression τόδε, en revanche, désigne au sens propre ce qui demeure. On est en effet autorisé à utiliser cette dernière expression pour désigner la privation, parce qu’on y considère implicitement le sujet. Lorsqu’on dit que l’inculte devient cultivé, on utilise l’expression «inculte» pour désigner l’homme inculte. Lorsqu’en revanche, dans la même transformation, on parle du substrat, la privation n’est pas impliquée: en utilisant le terme «Socrate», dans la proposition «Socrate vient à être cultivé», on ne sous-entend pas la privation. Il n’en va pas de même des générations substantielles: dans le cas de la génération d’une statue, on ne dit pas que le bronze devient statue, mais que la statue vient à être à partir du bronze. Le terme «bronze», en effet, désigne la seule «matière prochaine» (προσεχὴς ὕλη) qui, à la différence de la «matière première» (πρώτη ὕλη), ne demeure pas. C’est pourquoi, l’expression ἐκ τοῦδε, normalement employée pour désigner la privation, peut être utilisée pour désigner le sujet de la proposition qui exprime le devenir, alors que l’expression τόδε qui désigne le sujet ne peut être utilisée: la matière prochaine ne demeure pas, donc elle est le sujet grammatical, mais non pas ce qui demeure. Si on analyse la réalité, on parvient à la même conclusion: la privation et la matière prochaine ne demeurent pas, seule la matière première reste inaltérée. L’interprétation de Philopon, contrairement à l’hypothèse que nous avons avancée dans la partie 228 Philopon, In Phys., 152 et sq. 229 Ibid., 153, 12–13. 230 Ibid., 153, 19–20.

l’étude générale de la génération

369

de ce travail consacrée à Aristote, repose donc sur l’idée qu’il y a un seul sens correct de l’expression ἐκ τοῦδε: le sens selon lequel cette expression désigne l’éloignement de quelque chose. Lorsqu’on utilise cette expression pour désigner la matière, on doit donc également supposer que l’expression garde son sens premier et que la matière en question est la matière prochaine qui disparaît à la fin de la transformation231. Dans la Physique du Kitāb al-Šifāʾ, Avicenne propose la même thèse et il précise qu’afin de transposer en arabe le discours d’Aristote, il faut remplacer la préposition ʿan, qui traduit la préposition grecque ἐκ, par la préposition baʿda, «après»232. La préposition ʿan exprime en arabe aussi bien le fait que quelque chose s’éloigne d’autre chose, que le fait qu’une chose en constitue une autre233. La préposition baʿda exprime, en revanche, la succession temporelle et donc le seul éloignement. Une fois qu’on a remplacé les deux prépositions, on explique le texte d’Aristote de la même façon. La raison de la différence linguistique reste en effet la même que celle fournie par Philopon: dans une génération substantielle, la matière prochaine est désignée par l’expression baʿda parce qu’elle ne demeure pas. On ne peut dire ni que le bronze devient statue ni que la semence devient homme, parce que les deux disparaissent à l’issue de la transformation. L’homme vient à être parce que la forme de la semence, affirme Avicenne, est remplacée par la forme de l’homme. Dans son GC, Averroès paraît suivre en même temps l’exégèse de Philopon et les suggestions d’Avicenne. Dans l’expression «quelque chose vient à être de quelque chose d’autre», le «quelque chose» dont ce qui vient à être vient à être peut se référer aussi bien au contraire qu’au substrat234. La génération peut donc s’attribuer aussi bien à l’un qu’à l’autre, mais il y a une différence qui est mise en lumière par l’usage linguistique. Lorsqu’on attribue la génération au contraire, 231 On remarque ainsi que l’interprétation de Philopon, qu’Averroès suivra dans son commentaire, a plusieurs points en commun avec l’hypothèse interprétative proposée par M.L. Gill. À ce propos, voir chap. II. 232 Avicenne, al-Samāʿ al-ṭabīʿī, I, p. 13, 4–20, 6. 233 Avicenne prend en exemple le cas de l’encre constituée «à partir de» (ʿan) ou «de» (min) bile et vitriol. 234 Averroès, GC Phys. I, c. 58, f. 35 B3-C4: «Et il est manifeste qu’une chose vient être à partir d’une autre ou d’une autre. Et nous entendons l’une de deux choses: soit nous entendons par cette expression une chose simple soit une chose composée, par exemple quand nous disons que l’homme vient à être cultivé, nous voulons dire que le cultivé vient à être du simple, à savoir l’homme, qui est le sujet du cultivé. Et de la même manière, quand nous disons que le non-cultivé vient à être cultivé, nous entendons que le cultivé aussi vient à être d’une chose simple, à savoir du non-cultivé, qui est la privation du cultivé […]» («Et est manifestum quod aliquid generatur ex aliquo aut ab aliquo. Et intendimus alteram duarum intentionum, quoniam aut intendimus per hanc propositionem rem semplicem aut compositam, verbi gratia cum dicimus quod homo fit musicus, intendimus quod musicus fit ex simplici, quod est homo, qui est subiectum musici. Et similiter, cum dicimus quod non musicus fit musicus, intendimus quod musicus etiam fit ex re simplici quod est non musicus, quae est privatio musici […]»).

370

Averroès

on peut employer les deux expressions à la fois: on peut dire en même temps que «cela vient à être ceci» (ipsum fieri hoc) et que «ceci vient à être de cela» (ex ipso fieri hoc). On peut dire aussi bien que l’inculte vient à être cultivé et que le cultivé vient à être de l’inculte. Si, en revanche, la génération est analysée du point de vue du substrat, on peut employer l’expression «cela vient à être ceci» (ipsum fieri hoc), s’il s’agit d’une transformation accidentelle, et l’expression «ceci vient à être de cela» (ex ipso fieri hoc), s’il s’agit d’une génération substantielle. On peut dire que «l’homme vient à être cultivé», mais non pas que «le cultivé vient à être de l’homme». De façon analogue, on ne peut dire que «la semence vient à être homme», mais on dit que «l’homme vient à être à partir de la semence». Cela, toutefois, déclare Averroès, ne se produit que dans la langue grecque. Les prépositions ex et ab de la traduction latine (aliquid generatur ex aliquo aut ab aliquo)235 traduisent les prépositions arabes ʿan et min qui, comme Avicenne l’avait expliqué, peuvent exprimer soit le fait que quelque chose est une partie constitutive d’une autre chose, soit le fait que quelque chose s’éloigne d’une autre chose. En arabe on pourrait dire en effet que le cultivé vient à être de l’homme, car l’homme est une «partie» de l’homme cultivé. C’est pourquoi, Averroès déclare que, pour pouvoir rendre le sens du propos d’Aristote, il faut remplacer la préposition ex (ʿan ou min) par la préposition post (baʿda). Ainsi peut-on dire que le cultivé vient à être après l’inculte, alors qu’on ne peut dire qu’après l’homme vient à être le cultivé; l’homme est en effet ce qui demeure dans le changement236. C’est donc pour la même raison que, dans une génération substantielle, on doit utiliser l’expression post pour désigner la matière prochaine, parce que celle-ci ne demeure pas: «Et des choses qui sont dites venir à être et devenir quelque chose d’autre en tant que simples – ce sont celles dont on a parlé auparavant – on dit que l’une demeure, quand la nouvelle chose vient à être à partir d’elle, et que l’autre en 235 Ibid. c. 58, f. 35 B3–4. 236 Ibid., c. 58, f. 35, F5-G5: «Et il faut remarquer que cela est vrai de la langue grecque et de la façon dont on parlait à cette époque-là. En effet, cette proposition “à partir de” dans la langue arabe est équivoque, et elle désigne tantôt l’opposé tantôt le sujet. La préposition “de”, en revanche, désigne la cause efficiente, plus que le sujet et l’opposé. De fait, dans notre langue, on ne dit pas que l’opposé “vient à être cela”, mais on le dit seulement du sujet. En revanche, c’est la préposition “après” que dans notre langue se dit de l’opposé, mais non pas du sujet. Nous disons, en effet, que le cultivé vient à être après le non-cultivé, mais nous ne disons pas que le cultivé vient à être après l’homme» («Et notandum est quod hoc est secundum idioma Graecorum et quodammodo accidit in hoc tempore. Haec enim prepositio ex, in Arabico est communis, quandoque igitur notat oppositum et quandoque subiectum. Haec autem praepositio ab, notat causam efficientem, potius quam subiectum et oppositum. Oppositum vero in nostro idiomate non dicitur fieri hoc, sed tamen dicitur in subiecto. Haec vero praepositio post, in nostro idiomate dicitur proprie de opposito et non de subiecto. Dicimus enim post non musicus fit musicum, et non dicimus quod post hominem fit musicus»).

l’étude générale de la génération

371

revanche ne demeure pas, mais se corrompt et elle n’est pas une partie de ce qui vient à être, alors que la première demeure et qu’elle est une partie de ce qui vient à être»237. Le seul substrat matériel qui reste dans une génération substantielle, c’est la matière première. On peut ainsi en conclure que, même s’il est possible d’utiliser la matière et la privation comme termes ex quo et comme sujets de la génération, c’est seulement ce qui demeure (permanet) qui est le véritable subiectum. C’est ce qui demeure, en outre, qui est partie du produit de la génération (pars generati), alors que la privation disparaît à l’issue de la transformation.

§ 2.3. De l’habitus à l’accident propre: la génération comme mouvement sui generis dans le GC de Phys. I 7 Les premières lignes de Phys. I 7 contiennent donc une analyse de la langue parlée, qui nous permet de mettre en lumière la distinction entre la matière et la privation. Cette distinction est ensuite établie par un examen qui la considère «du point de vue de la chose» (secundum rem)238. La démonstration de l’existence de la matière première démarre ainsi avec la présentation de cette distinction, c’est-à-dire à partir de la ligne 190 a13239. L’analyse du langage ne fait que pointer ce qu’une étude de la réalité va établir, mais elle a le mérite de relever une véritable difficulté. Si on ne tient compte que du langage courant, on pourrait croire que le sujet de la génération est en même temps ce qui vient à être et une partie de ce qui est venu à être. Cette difficulté, affirme Averroès, sera évacuée une fois que la distinction entre la matière, la privation et la forme sera établie au moyen d’une analyse inductive de la réalité. Cette analyse montrera que le véritable sujet de la génération est toujours le substrat matériel, alors que la substance composée de la matière et la nouvelle forme est le résultat de la transformation qui a lieu dans ce substrat. Le véritable subiectum de la génération substantielle, en tant que processus temporel, est ce qui reçoit le mouvement de la génération, même si c’est le point d’arrivée de ce processus temporel, à savoir la forme, qui révèle la nature du changement. 237 Ibid., c. 59, f. 35 H7–14: «Et illa quae dicuntur generari et fieri aliquid aliud, secundum quod sunt simplicia, et sunt illa duo, quae praediximus, dicuntur in hoc, quaedam alterum permanet, quando generatur illud ex eo, alterum vero non permanet, sed destruitur, et non est pars generati, alterum vero permanet et est pars generati». 238 Ibid., c. 58, f. 35 G5–6. 239 Bien que les lignes 190 a20–31 (commentées dans le c. 61) ont pour but de préciser un usage linguistique propre à la langue grecque, c’est déjà à ce moment du texte que, d’après Averroès, démarre la démonstration de l’existence de la matière première. On verra ainsi que c’est à partir des lignes 190 b5 et sq. (commentées à partir du c. 63) que se déploie, d’après le Commentateur, l’argument inductif.

372

Averroès

Averroès explique ainsi que pour résoudre la difficulté mise en lumière par le langage courant et identifier le véritable sujet de la génération, il faut distinguer le produit final de la génération (celui qu’Averroès appelle «l’engendré complet», generatum completum) et le substrat qui reçoit les formes qui se succèdent tout le long du mouvement de transformation (qu’Averroès appelle «l’engendré en acte», generatum in actu). La démonstration inductive de Phys. I 7 va montrer la nécessité de postuler ce type de generatum dans toute forme de changement, y compris la génération substantielle. Il est en effet nécessaire de postuler dans toute génération l’existence de quelque chose «qui vient à être en acte». C’est ce generatum in actu qui reçoit pendant le temps de la transformation le passage d’un contraire à un autre et, dans le cas de la génération substantielle, le passage de la privation à la forme ou, comme Averroès l’a précisé, de la privation à la forme-habitus: «[…] tout ce qui vient à être nécessite toujours un certain sujet et c’est cela qui est dit venir à être au sens véritable, c’est-à-dire pendant que ce qui vient à être vient à être en acte. L’engendré complet, en revanche, est venu à être et il ne l’est plus en acte. La génération donc, en tant qu’elle est mouvement, doit nécessairement avoir un sujet et c’est cela qui est dit venir à être en acte. Ce qu’il a dit est donc évident dans la de la substance comme dans les autres. Ce qui vient à être en effet vient à être par le mouvement qu’il subit au cours de la génération»240. La substance composée, en tant que generatum completum, ne peut pas être le sujet de la génération, à savoir ce dont le mouvement de génération est l’actualité. En effet, dans la mesure où elle a sa forme accomplie, elle n’est plus, en tant que telle, sujette à génération. C’est «ce qui vient à être en acte» le véritable sujet de la génération et qui est identifié, en tant qu’il reçoit le passage de la privation à la forme, à «ce qui est en voie de génération (in via generationis)»: «Et il entend par ce qui vient à être, la forme. Et quand il dit Et cela de deux façons, il fait allusion à ce qui vient à être. Nous disons en effet que le sujet devient cela et aussi que l’opposé , d’après ce qu’il a dit plus haut. Mais ce qui vient à être au sens véritable est le composé de la forme et du sujet. L’opposé en revanche, qui est non-être, fait partie de ce qui est nécessaire à la génération, puisqu’il est nécessaire que le non-être précède 240 Averroès, GC Phys. I, c. 60, f. 35 M6–36 A4: «[…] omne generatum semper indiget aliquo subiecto et est illud, quod in rei veritate dicitur generari, scilicet in tempore in quo generatur in actu generatum. Generatum enim completum fuit generatum et non est in actu. Generatio igitur, secundum quod est motus, necessario habet subiectum et est illud quod dicitur generari in actu et hoc quod dixit, manifestum est in substantia et aliis. Generatum enim est generatum per motum, quem habet apud generationem».

l’étude générale de la génération

373

l’engendré. Si ce n’était pas le cas, il n’y aurait pas d’engendré. Mais le nonêtre est éloigné par la forme et le sujet demeure, si bien que l’engendré au sens véritable, c’est le composé de matière et forme. Et c’est donc en ce sens qu’il dit que tout ce qui vient à être est toujours etc. Ensuite il divise ce qui est dit venir à être en deux, le non-être, d’une part, le sujet, d’autre part, le nonêtre est éloigné par ce qui vient à être, à savoir la forme. Et peut-être entend-il par «ce qui vient à être» non pas ce qui est déjà complet, mais ce qui est en voie de génération. En effet, trois choses sont ici requises, à savoir le sujet, une partie de non-être et une partie de la forme. Aussi l’engendré en ce sens est composé de trois choses. L’engendré complet en revanche de deux choses seulement, à savoir le sujet et la forme»241. Le propos d’Averroès demeure quasiment inintelligible, tant qu’on n’a pas compris que le verbe «venir à être» (generari) désigne pour lui de façon équivoque le passage de la privation à la forme et le venir à l’être de la forme, avec laquelle la substance composée s’identifie. Dans le premier cas, c’est la matière ou la matière identifiée aux différentes étapes du processus temporel qui est dite «engendré» (generatum); dans l’autre, «le véritable engendré» (generatum in rei veritate) est la substance composée. Quand on identifie la génération au processus temporel, le generatum est «ce qui vient à être en acte», i.e. la matière, ou «ce qui est en voie de génération», i.e. la matière identifiée aux différentes privations. C’est pour cela qu’Averroès affirme que «ce qui vient à être en ce sens est composé de trois choses», car la matière reçoit aussi bien «une partie du non-être et une partie de la forme». Quand, en revanche on identifie la génération, au venir à l’être de la substance composée, c’est elle qu’on appelle «l’engendré» ou plus précisément «l’engendré complet» et c’est pour cela qu’on doit admettre que ce qui est dit «engendré» en ce sens-ci est composé «de deux choses seulement, à savoir le sujet et la forme». Ces deux textes confirment, donc, dans leur ensemble ce qu’Averroès avait déjà annoncé dans le GC de Phys. I 5 et qu’il réaffirmera encore plus clairement par la suite: il en va pour les générations substantielles comme pour les chan241 Averroès, GC Phys. I, c. 64, f. 38 I3-K11: «Intendit per illud quod generatur formam. Et cum dixit: Et hoc duobus modis, innuit illud, quod generatur. Dicimus enim subiectum fieri hoc et similiter oppositum, secundum quod praedixit. Sed generatum in rei veritate est compositum ex forma et subiecto. Oppositum vero, quod est non esse, est de necessitate generationis, quoniam necesse est, ut non esse praecedat generatum; et si non, non esset generatum. Sed non esse recedit a forma et remanet subiectum. Et sic generatum in rei veritate est compositum ex materia et forma. Quomodo igitur dixit, quod omne generatum est semper etc. Deinde divisit illud, quod dicitur generari in duo, in non esse et in subiectum et non esse recedit a generato, quod est forma. Forte igitur intendit per generatum non illud, quod est completum iam, sed illud, quod est in via generationis. In hoc enim tria exiguntur, subiectum scilicet et pars de non esse et pars de forma, et sic generatum secundum hoc erit compositum ex tribus. Generatum vero completum est compositum ex duobus tantum, scilicet subiecto et forma».

374

Averroès

gements accidentels, puisque la génération est un passage d’un opposé à un autre et que son subiectum est toujours ce qui reçoit le mouvement (motus) de transformation qui s’achève lorsqu’une nouvelle forme succède à la forme qui précède. La génération substantielle, en ce sens, satisfait au moins en partie les conditions qui seront attribuées au mouvement en Phys. III, puisqu’elle est l’actualisation de «ce qui vient à être», i.e. de «l’engendré» (generatum), en tant que tel, c’est-à-dire le processus temporel qui actualise la potentialité du substrat et qui le fait devenir ce qui vient à être «en acte»242. La génération, pour le dire autrement, peut être analysée dans les mêmes termes qu’un mouvement. Il le faut, comme Averroès l’a déjà annoncé dans le GC de Phys. I 5, dans la mesure où son terme ex quo et son terme ad quem sont des véritables opposés: une privation déterminée et l’habitus correspondant. La privation et l’habitus, même s’ils n’ont pas de véritables intermédiaires, c’est-à-dire des termes ordonnés selon le plus et le moins, forment un couple d’opposés. La génération est ainsi conçue comme le mouvement qui va d’une détermination à une autre, les deux étant considérées comme mutuellement opposées; elle est pour cette raison le processus qui conduit à l’émergence d’un nouvel «état», conçu comme la perfection première de la chose. La difficulté est alors de comprendre quelle est la nature de son subiectum et si elle est, comme tout autre changement, scandée par des étapes pouvant scander les phases du processus génératif. Averroès a expliqué que la privation et l’habitus, comme tous les opposés qui ne sont pas des contraires, n’ont pas en tant que tels d’intermédiaires. Dans la suite du GC de Phys. I 7, toutefois, il s’efforce de montrer que même dans la génération substantielle on peut isoler des étapes qui scandent la progression du changement. Averroès considère la génération de l’homme comme cas paradigmatique. Il affirme que cette génération, comme tout mouvement, requiert trois éléments: la forme de la semence en vertu de laquelle elle est semence (ratio spermatis), la forme de l’homme et le substrat qui les reçoit. Ce substrat, qui demeure tout au long de la transformation, est le recipiens de la forme de la semence et de la forme de l’homme. La forme de la semence, alors, correspond au terme opposé dont part la génération, à savoir la privation:

242 Le terme generatum traduit le grec τὸ γιγνόμενον qui, comme on l’a vu, désigne de façon ambigüe ce qui vient à l’être et ce qui demeure dans le mouvement de transformation. Pour garder l’ambigüité du terme generatum, qui pour Averroès peut être utilisé pour désigner la matière-substrat (generatum in actu) et le composé (generatum completum), nous traduisons ce terme par «engendré» ou «ce qui vient à être». Lorsqu’il désigne la matière, afin de mieux saisir le sens du propos d’Averroès et sa volonté de lire la génération à la lumière du paradigme de Phys. III 1, il faudrait cependant traduire generatum par «générable», tout comme on traduit motum par «mobile». On traduira, en revanche, le terme fieri «devenir» quand il désigne le phénomène temporel de transformation du sujet et «advenir» quand il désigne le venir à être de la substance elle-même identifiée à la forme.

l’étude générale de la génération

375

«Et de façon générale, ce qui n’a pas d’opposé, parmi ces deux choses demeure, comme l’homme lorsqu’il devient cultivé […] Il faut comprendre ce qu’il a dit comme quelque chose de commun à toutes les catégories et aussi à la catégorie de la substance. En effet, dans la semence qui devient homme, il est nécessaire qu’il y ait quelque chose en vertu de quoi on l’appelle «semence» – sachant que la notion (ratio) de l’homme qui advient est opposée à la notion de la semence –, mais aussi qu’il y ait quelque chose qui reçoit la forme (forma) de l’homme. C’est cela qui est dit au sens véritable venir à être, c’est-à-dire ce en quoi se trouve ce mouvement (motus). En effet, le mouvement doit se trouver dans un sujet, comme nous l’avons dit, et il est impossible qu’il se trouve dans ce dont les parties se corrompent l’une après l’autre (successive) par la génération des parties de l’autre, à savoir ce qui est opposé à ce qui s’engendre. Reste que ce mouvement est dans un sujet. Et s’il n’avait pas de sujet, il n’y aurait rien ici pour porter ce mouvement ni rien qui fût dit se mouvoir ni rien qui fût en puissance autre chose et auquel on ôterait la nature de la possibilité. Mais à cause de l’habitude les modernes243 ignorent cela»244. De façon absolument claire, Averroès confirme que dans la «génération absolue», comme dans les «générations relatives», il faut postuler un sujet auquel attribuer le changement ou plus précisément le mouvement (motus) de la génération; il faut admettre l’existence d’un sujet qui reçoit aussi bien la forme dont part la génération que celle à laquelle elle aboutit. Le subiectum de la génération substantielle est ce qui reçoit le mouvement qui conduit de la forme précédente à la nouvelle forme; la substance composée, par sa forme, est le point d’aboutissement de ce mouvement et son résultat. Averroès remplace ici le couple priva243 «Les modernes» auxquels Averroès fait ici allusion sont assurément les théologiens ašʿarites. Les ašʿarites sont en effet à plusieurs reprises accusés d’établir leur thèses créationnistes sur une interprétation de la religion fondée sur l’habitude et d’installer, par le biais de cette même consuetudo, des thèses fautives dans les esprits de ceux qui les écoutaient, cf. GC Phys. I, c. 72. On retrouvera la même critique dans le GC de Phys. VIII 1. 244 Averroès, GC Phys.I, c. 60, f. 36 B3-C10: «Et universaliter illud quod caret opposito ex istis duobus permanet, ut homo si fit musicus […]. Et hoc quod dixit, intelligendum est communiter in omnibus praedicamentis et in praedicamento substantiae. In spermate enim quod fit homo, necesse est ut sit aliquid et est illud, per quod dicitur sperma (ratio enim hominis, qui fit, est opposita rationi spermatis); et etiam ut in eo sit aliquid recipiens formam hominis, et est in rei veritate illud, quod dicitur generari, scilicet illud, in quo invenitur iste motus. Motus enim debet esse in subiecto, sicut diximus, et impossibile est ut sit in illo, cuius partes successive destruuntur per generationem partium illius, et est illud quod est oppositum generato, sed iste motus est in subiecto. Et si non esset subiectum, non esset hic aliquid deferens istud motum nec aliquid quod diceretur moveri, neque aliquid quod esset in potentia aliquid et auferretur natura possibilitatis. Sed hoc ignorant moderni propter consuetudinem».

376

Averroès

tion/forme par le couple de deux formes opposées. Il précise toutefois qu’elles ne s’opposent pas tant du fait qu’elles possèdent en elles-mêmes des intermédiaires, que du fait qu’elles sont séparées par la série des «parties» de ce qui se corrompt et de celles de ce qui s’engendre. C’est pour cela que la forme de départ, ou plutôt «ce dont les parties se corrompent l’une après l’autre (successive)», ne peut pas être le sujet dans lequel «ce mouvement» se trouve. C’est en effet ce qui reçoit cette réalisation partie par partie qui se meut du mouvement génératif. Le passage d’une forme substantielle à l’autre peut être considéré comme constitué d’étapes intermédiaires, parce qu’elle se fait par la destruction successive «des parties» de ce qui se corrompt s’achevant dans la forme de ce qui s’engendre. Cette règle vaut également dans le cas de la génération d’un homme: dans son cas aussi, il faut postuler un substrat qui demeure et reçoit l’une après l’autre les parties de ce qui va s’engendrer. Peut-on dès lors admettre que la génération substantielle, en tant que mouvement, est scandée par le remplacement des parties de la forme qui se corrompt et de celle qui vient à l’être? Mais en quel sens peut-on parler de «parties» de la forme? La question de savoir si dans la génération substantielle ce sont «les parties» de la forme qui se succèdent ou autre chose doit se lire dans le cadre plus général de l’interprétation du mouvement comme forma fluens, mais elle est aussi intimement liée à la question de savoir si la génération a une nature continue et progressive ou instantanée. On retrouve dans le commentaire de Philopon, l’hypothèse que la génération, conçue comme processus temporel, est scandée par l’advenir progressif des parties de la substance qui va s’engendrer245. La même idée est reprise et accentuée par Avicenne, qui assure que la génération substantielle se produit «d’un seul coup», dufʿatan, même si elle est précédée par un processus graduel d’altération246. Cette question, comme on le verra, est également au cœur de la doctrine d’Averroès, mais elle ne constitue dans ce passage que l’arrière-plan éloigné de son exégèse247. En effet, peu importe à ce stade de 245 Philop., In Phys., 692, 10–15. 246 Avicenne explique que l’émergence de la forme substantielle ou de chacune de ses parties se fait instantanément, de sorte que la génération substantielle se produit toujours à la suite d’une série de mouvements discrets et qu’elle n’est pas constituée par un seul processus graduel continu. Avicenne, al-Samāʿ al-ṭabīʿī, II.3, p. 98, 12–18; 101, 2–7. Sur ces passages, voir J. McGinnis, «On the Moment of Substantial Change: A Vexed Question in the History of Ideas», dans id. (éd.), Interpreting Avicenna: Science and Philosophy in Medieval Islam, Brill, Leiden-Boston 2004, p. 42–61. 247 On peut imaginer que les parties de ce qui vient à être correspondent aux diverses étapes physiques qui conduisent du sang menstruel à l’embryon, puis au fœtus de l’espèce en question. Suivant la doctrine aristotélicienne, dans le CM du DGC et dans celui du GA, Averroès affirmera que la première partie engendrée d’un animal, c’est le cœur. On pourrait en ce sens supposer que les parties du composé engendré correspondent aux parties de la forme, dans la mesure où, dans la génération, se développent en premier les parties communes à tous les animaux puis les parties propres aux différentes espèces. Averroès expliquera, cependant, qu’à ces

l’étude générale de la génération

377

l’argumentation qu’on considère les parties de ce qui se corrompt ou la série de formes privatives comme opposés, car dans les deux cas la génération substantielle, comme les autres mouvements, est produite par la disparition progressive des termes opposés. C’est cela que, d’après Averroès, Aristote veut ici établir: dans la génération, comme dans les mouvements accidentels, la transformation qui va d’une forme à une autre est progressive et nécessite un substrat qui la reçoit. C’est cette thèse, affirme Averroès, qui va d’abord (190 a31-b5) se rendre manifeste par une analyse de la réalité (Et apparet per considerationem, i.e. ex natura generationis […])248, puis (190 b5 et sq.) par induction (Et apparet per inductionem […])249. C’est donc ainsi qu’il faut scander le propos de Phys. I 7: Aristote rappelle d’abord que la nécessité de postuler un sujet dans les changements accidentels est quelque chose d’évident (190 a31-b1), puis (190 b1 et sq.) que cela est finalement manifeste aussi dans le cas de la génération des substances. Poussé par le texte même d’Aristote250, Averroès se sert à nouveau de l’exemple de la génération animale pour montrer que la génération substantielle est «manifestement» un mouvement d’un opposé à l’autre et qu’elle a besoin, pour cela même, d’un sujet/substrat. En commentant les lignes 190 b1 et sq.251 Averroès déclare ainsi que, lorsqu’on examine la nature de la génération, il apparaît que, «en tant que génération», elle est le mouvement qui se produit dans la matière comme dans son substrat et qui se déroule selon des phases successives. Toute génération, en effet, doit avoir un substrat qui reçoit le mouvement conduisant d’une forme à une autre. Il est évident que dans les générations accidentelles ce mouvement se produit selon des phases; dans les générations substantielles, fût-ce de façon moins nette, cela paraît également vrai. L’exemple de la génération d’un animal à partir de la semence montre bien que dans le cas de la substance on a également des termes opposés et que la forme de la semence, par

parties matérielles correspondent toujours des parties de la forme, dans la mesure où la forme du genre apparaît toujours avant celle de l’espèce. On aurait en ce sens une progression des «parties génériques» de la forme (la fonction propre à tout vivant) vers les parties spécifiques (les fonctions propres à chaque espèce). C’est cette thèse qu’Averroès semble défendre lorsque, dans le CM du GA, il affirme d’abord que la génération dans une espèce quelle qu’elle soit ne se produit jamais d’un seul coup, mais qu’elle suit la progression des vertus qui lui sont propre et, ensuite, que le fœtus passe d’une nature semblable à la plante à celle de l’animal, puis à celle de l’espèce (Averroès, CM GA II, f. 75 C15 et sq., CM GA V, f. 132 I3 et sq.). Sur ces passages, voir chap. VIII. 248 Averroès, GC Phys. I, c. 62, f. 37 G1 et sq. 249 Ibid., c. 63, f. 37 L1 et sq. 250 Aristote, Phys. I 7, 190 b3–5: «toujours en effet il y a quelque chose qui est sous-jacent d’où la chose advient, par exemple les plantes et les animaux à partir de la semence». 251 Averroès, GC Phys. I, c. 62, f. 37 G2 et sq.

378

Averroès

analogie avec la privation du changement qualitatif, est vis-à-vis de la forme de l’animal ce qu’est le noir vis-à-vis du blanc: «Toutes les choses ont un sujet à partir duquel elles s’engendrent; par exemple, dans le cas de la substance, c’est soit la semence animale, soit la graine des végétaux. Et il a dit cela, puisqu’il est absolument manifeste que dans la semence il y a quelque chose qui est, par rapport à l’animal qui est engendré à partir de lui, ce qu’est la substance désignée par rapport au blanc et au noir et, de façon générale, par rapport aux catégories accidentelles. En effet, de même que la génération du blanc, en tant qu’elle est mouvement, a besoin d’un principe opposé à ce qui s’engendre, à partir duquel se produit le mouvement, et d’un troisième , le sujet du mouvement, il en va de même aussi dans le cas des autres générations. Et de même que les parties de l’opposé quittent progressivement le sujet et qu’adviennent dans ce dernier les parties de l’engendré, de même en va-t-il avec les substances. En effet, dans la semence, lors de la génération de l’homme, les parties de la semence ne cessent de disparaître et les parties de l’homme d’advenir, jusqu’à ce que la forme humaine soit accomplie (perficiatur), et cela si la forme peut recevoir une division. Si en revanche elle ne peut pas , cela se produit nécessairement dans les accidents propres (accidentibus propriis) à la forme engendrée, de là vient le fait que la génération suit l’altération»252. Dans ce texte comme dans le précédent, Averroès s’efforce de rabattre la génération substantielle sur les mouvements accidentels et il identifie à nouveau les parties de la substance composée qui se corrompt et de celle qui vient à l’être aux étapes qui scandent la génération. À la différence du texte précédent, Averroès affirme plus clairement que ce sont aussi bien le composé et sa forme qui reçoivent «une partition», mais il précise que cela n’est pas toujours le cas. Toutes les formes, pour tirer la conclusion de son propos, n’ont pas de parties et toutes les substances engendrées ne s’engendrent pas partie par partie. Averroès 252 Ibid., c. 62, f. 37 G7-H2: «Omnia enim habet aliquid subiectum ex quo generantur, verbi gratia in substantia, et est sperma animalium et semen vegetabilium. Et dixit hoc, quia perfecte apparet quod in spermate est aliquid cuius proportio ad animal generatum ex ipso est sicut proportio substantiae demonstratae ad album et nigrum, et universaliter ad praedicamenta accidentis. Quemadmodum enim generatio albi, secundum quod est motus, indiget principio opposito ei quod generatur, ex quo fit motus, et tertio, subiectum motui, similiter est in aliis generationibus. Et sicut partes oppositi successive recedunt a subiecto et fiunt in ipso partes generati, similiter est in substantia. In spermate enim apud generationem hominis non cessant partes spermatis recedere et partes fieri hominis, donec forma humana perficiatur. Et hoc si forma recipit partitionem, si autem non, istud necessario accidit in accidentibus propriis formae generatae, unde necessario generatio sequitur alterationem».

l’étude générale de la génération

379

explique alors que quand la forme n’a pas de parties, ce sont «les accidents propres» de la forme qui se corrompt et de celle qui vient à être (accidentibus propriis formae generatae) qui scandent la transformation. Il conclut que c’est pour cette raison que la génération substantielle suit une altération. Averroès nous dit donc clairement que la génération est toujours scandée par des phases différentes. Ce texte, toutefois, demeure peu clair à plusieurs égards. Averroès ne nous dit pas si les deux possibilités envisagées ici constituent ou pas une alternative exclusive. On ne comprend pas en effet si l’on peut toujours établir une scansion des accidents propres de la forme, ou s’il faut y recourir seulement quand la forme qui s’engendre n’a pas de parties. Il ne s’exprime pas non plus clairement sur le statut «qualitatif» de la génération substantielle, au point qu’on serait tenté d’entendre l’implication entre la génération et l’altération en un sens lâche et non technique. En dépit de son caractère allusif, ce texte nous donne toutefois des indications importantes. Il nous permet de comprendre que les deux possibilités présentées par Averroès peuvent résoudre certaines difficultés que le modèle de la génération comme mouvement pourrait impliquer. L’existence d’une «partition» de la forme exclut la possibilité que les termes intermédiaires qui scandent la génération substantielle soient des «degrés» de la forme. En effet, le fait d’admettre que la forme substantielle se divise selon le plus et le moins pourrait contraindre à affirmer que celle-ci, en tant que substance, possède un contraire. Cette thèse est problématique, notamment parce qu’elle semble contredire certains textes d’Aristote. Averroès, on l’a vu, l’a admise253, mais il sentira la nécessité de la nuancer, jusqu’à la nier254. Le fait, en revanche, de concevoir les divisions des «accidents propres à la forme engendrée» comme les étapes de la génération résout cette difficulté, car ces «accidents propres», en tant qu’accidents, peuvent se différencier selon le plus et le moins. Il permet en outre de rendre compte de la génération de certains phénomènes instantanés, dont Aristote admet à plusieurs reprises l’existence. Averroès ne nous dit pas ici de quel genre d’accidents propres il s’agit, mais il affirme que c’est du fait qu’ils accompagnent la forme engendrée que «la génération suit nécessairement l’altération». On peut en ce sens légitimement conclure que ces «accidents propres», sans être des simples qualités, partagent quelque chose de leur statut: comme ces dernières, ils sont ontologiquement subordonnés à la forme substantielle et à l’individu qui l’instancie. Sans jamais rejeter la possibilité de parler de parties de la forme engendrée255, 253 Averroès, GC Phys. I, c. 52. 254 Voir aussi, Averroès, GC Phys. V, c. 10, f. 215–216. 255 Dans le GC de Phys. II, Averroès parle de la génération comme du remplacement de la série de formes imparfaites (diminutae) auxquelles une privation s’attache par la forme à laquelle plus aucune privation ne s’attache (Averroès, GC Phys. II, c. 15, f. 53 G8-K8). Aux yeux d’Averroès, cette nature devait donc constituer une raison supplémentaire pour considérer la

380

Averroès

Averroès expliquera dans la suite du GC de la Phys., ainsi que dans les commentaires consacrés en propre à la génération substantielle, que le fait d’identifier les étapes de la génération à certaines qualités particulières permet non seulement de rendre compte de la génération des phénomènes instantanés, mais aussi de la génération des corps simples et de celle des véritables substances: les êtres vivants. Dans le cas de la génération de ces derniers, on verra clairement que si la génération se fait partie par partie, elle se fait également par une transformation de certaines qualités propres qui caractérisent leur constitution et font de la partie temporelle de la génération une forme d’altération sui generis. Dans la suite du GC de Phys. I 7, lorsqu’Averroès en vient à montrer qu’il apparaît par induction que toute forme de génération a besoin d’un substrat, il fait des allusions supplémentaires à cette thèse et confirme l’analogie entre l’altération et la génération. L’altération est la transformation d’une certaine chose qui, tout en gardant son nom et sa définition, passe d’une qualité à une autre; la génération substantielle, en revanche, est la transformation de quelque chose qui, en passant d’une «disposition» à une autre, perd son nom et sa définition. Dans les deux cas, cependant, les propriétés qui changent appartiennent à la catégorie de la qualité. Comme l’altération, la génération est un mouvement, dans la mesure où elle est identifiée à la perte progressive des certaines dispositions et à l’acquisition progressive des dispositions propres à la forme engendrée. À la différence de l’altération, toutefois, le substrat matériel dans lequel les dispositions qualitatives se succèdent est indéterminé. C’est pourquoi, à l’issue de «l’altération substantielle», changent le nom et la définition de ce qui a subi le changement: «Et ces deux changements, à savoir celui dans les accidents et celui dans la substance, ont ceci en commun qu’ils sont l’altération d’une chose d’une qualité à une autre et d’un état à un autre. Mais puisque ont vu que parfois, lorsque la chose change dans certaines de ces dispositions, aussitôt changent son nom et sa définition, alors que pour d’autres ce n’est pas le cas, ils ont appelé le premier type de changement dans la substance et altération substantielle et ils ont appelé ces dispositions substantielles; le second changement en revanche, dans lequel ni le nom ni la définition changent, ils l’ont appelé altération»256. génération substantielle comme un mouvement, s’il est vrai que, comme il l’affirme dans sa célèbre définition (GC Phys. III, c. 4, f. 87 C11–13), «le mouvement ne se distingue de la perfection vers laquelle il procède si ce n’est selon le plus et le moins (secundum magis et minus)». 256 Averroès, GC Phys. I, c. 63, f. 37 M2–7: «Et hae duae transmutationes, scilicet quae est in accidentibus et quae est in substantia, conveniunt in hoc, quoniam sunt alteratio eiusdem rei de una qualitate in aliam, et de una dispositione in aliam. Sed quia viderunt quod, quando res transmutatur in quibusdam istis dispositionibus, statim nomen et definitio eius transmu-

l’étude générale de la génération

381

Bien que les substrats des transformations accidentelles et substantielles n’aient pas le même statut ontologique, car dans un cas il s’agit de quelque chose de désigné en acte, dans l’autre de quelque chose qui ne l’est qu’en puissance, il n’en reste pas moins que la génération substantielle, comme l’altération, se fait par un remplacement de qualités opposées. Il faut remarquer qu’ici, comme dans les autres passages du GC de Phys. I, l’analogie avec l’altération et le caractère qualitatif des propriétés remplacées sont présentés de façon très allusive. Ces passages, toutefois, montrent bien que c’est en vertu de ce caractère commun que se fonde la possibilité de prouver par induction qu’il faut postuler un substrat dans le cas de la génération substantielle aussi. C’est cette induction, d’après Averroès, qu’Aristote va produire dans le reste du chapitre 7, une induction qui, comme dans le cas de l’induction utilisée pour montrer que les contraires sont principes, peut être définie comme complète. Aristote, en effet, passe en revue toutes les espèces de générations substantielles possibles, à savoir tout d’abord les générations artificielles qui, en tant que telles, relèvent plus des catégories accidentelles que de la substance, puis les générations naturelles: «Et il apparaît par induction que la génération a nécessairement besoin d’un sujet, non seulement dans le cas des générations naturelles, mais aussi dans le cas des générations artificielles. […] Et toutes ces choses se constituent manifestement à partir d’un sujet. Et il vérifie cela par induction»257. C’est cet examen inductif, d’après Averroès, qui nous permet de montrer l’existence nécessaire d’un substrat ultime de la génération et de la corruption et de conclure que ce substrat n’est rien d’autre que la matière première: «Il a été montré qu’il est nécessaire que, dans la génération dans la substance, comme dans les générations dans les autres catégories, il y ait un certain sujet: c’est la matière première»258.

tabuntur et in quibusdam non, vocaverunt primum modum transmutationem in substantiam et alterationem substantialem, et vocaverunt istas dispositiones substantiales; secunda vero transmutationem, in qua neque nomen rei, nec eius definitio transmutatur, vocaverunt alterationem accidentalem». 257 Averroès, GC Phys. I, c. 63, f. 37 L1-M2: «Et apparet per inductionem, quod generatio indiget necessario subiecto, non solummodo in naturalibus, sed et in artificialibus. […] Et omnia ista videntur esse ex subiecto. Et necessario est, ut omne generatum sit ex subiecto et in subiecto. Et verificat hoc inductione». 258 Averroès, GC Phys. I, c. 68, f. 40 F2–7: «[…] declaratum est quod necesse est ut in generatione in substantia sit aliquod subiectum, et est prima materia, sicut est dispositio in generationibus aliorum predicamentorum».

382

Averroès

L’analyse de la génération comme mouvement nous a donc permis de démontrer l’existence d’un substrat premier. La génération substantielle, conçue comme le remplacement progressif d’un opposé par un autre, nécessite l’existence d’un substrat qui reçoit ce mouvement. Cette démonstration toutefois, en tant que telle, ne nous dit à peu près rien de la nature de ce substrat. À l’éclaircissement de la nature de ce principe est consacré le reste du livre I. C’est dans les deux derniers chapitres du livre, d’après Averroès, qu’Aristote explique que la seule manière qu’on a de se la représenter, c’est par analogie. En effet, comme l’affirme Averroès en glosant Phys. I 7, 191 a7–8259, la matière ne peut être intelligée par soi (non potest intelligi per se), mais seulement «par comparaison» (secundum comparationem), c’est-à-dire lorsqu’on la compare aux substances composées sujettes à la génération et à la corruption260. Pour pouvoir comprendre plus clairement la doctrine qui fait de la génération un mouvement sui generis, il faut donc tout d’abord comprendre la nature du substrat ultime qui, d’après Averroès, reçoit la série d’opposés qui amènent à la nouvelle forme substantielle: la matière première.

§ 2.4. La matière première selon Averroès: perdre la forme pour s’assimiler à Dieu Averroès entend l’expression «est connaissable par analogie» (191 a7–8), rendue en arabe par la périphrase «est connue par ce qui est analogue» (tuʿraf bi-al-naẓīr)261, en un sens non technique. Il explique dans le c. 69 que le procédé auquel on ferait appel pour connaître la «substance» de la matière première et clarifier la nature de son rapport à la forme ne serait qu’une comparaison entre elle et les choses sensibles: «Et cette nature, qui est sous-jacente à la substance, ne peut être intelligée (intelligi) par soi, puisqu’elle n’est pas quelque chose en acte qui possède une quiddité, mais peut être intelligée par comparaison, à cause de la nature cachée de sa substance. C’est pourquoi, lorsque nous voulons fournir sa substance (substantiam eius), nous disons qu’elle est ce qui se rapporte à la substance comme le bronze se rapporte à la statue et le bois à la chaise»262. 259 Phys. I 7, 191 a7–8 «la nature sous-jacente est connaissable par analogie». 260 Averroès, GC Phys. I, c. 69, f. 40 I6–12 . 261 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 64, 7–8. 262 Averroès, GC Phys. I 7, c. 69, f. 40 I6–12: «Et ista natura, quae est subiecta substantiae non potest intellegi per se, cum non sit aliquid in actu habens quiditatem, sed intelligitur secundum comparationem propter latentiam suae substantiae. Et ideo, cum voluerimus dare substantiam eius, dicimus ipsam esse illud, cuius proportio ad substantiam esse est sicut proportio cupri ad idolum aut ligni ad scamnum». Cf. GC Phys. II, c. 26; IV, c. 16; GC Met. Z, c. 35.

l’étude générale de la génération

383

Comme Averroès le précise ensuite, lorsqu’il commente le passage où Aristote compare la matière à la femelle (I 9, 192 a22–25), bien que la comparaison ne soit pas un procédé véritablement scientifique, elle constitue la seule voie d’accès à la nature de la matière première qui, comme toutes les choses non-sensibles, ne peut être intelligée qu’en vertu de ce procédé: «Et bien que ne soit pas utilisée dans la science démonstrative, cependant elle est utilisée dans le cas des choses non sensibles qui ne peuvent être intelligées (intelliguntur) si ce n’est par comparaison (per comparationem)»263. La matière donc n’est concevable si ce n’est pas comparaison aux sujets désignés en acte. Si l’on suppose que les expressions intelligi, dans le c. 69, et intelliguntur, dans le c. 81, traduisent le verbe arabe «est représenté» (yutaṣawwar), Averroès veut dire qu’on ne peut avoir de représentation, taṣawwur, de la matière première en elle-même, mais seulement en tant qu’elle est le complément nécessaire de la forme. Quelle que soit la valeur épistémique de cette «analogie», il est donc clair qu’Aristote ne l’utilise pas, d’après Averroès, afin de montrer l’existence de la matière première, mais afin d’en intelliger la nature. C’est par induction et par un signe qu’on établit l’existence de la matière première, mais c’est par analogie qu’on se la représente, même si on ne pourra jamais se la représenter en elle-même et par elle-même. Cette caractéristique de notre connaissance de la matière première, précise pourtant Averroès, découle moins de notre faiblesse que de la nature même de ce principe. Si l’on ne peut avoir une véritable représentation de la matière première, c’est qu’elle n’est pas quelque chose en acte qui possède une essence propre. Les textes du GC de la Phys. dans lesquels Averroès présente la nature de la matière première n’ont fait l’objet d’aucune étude approfondie de la part des spécialistes modernes. Les seules études consacrées à cette notion portent sur la doctrine exposée dans la série de traités connue par la tradition postérieure sous le titre De substantia orbis, où Averroès fait appel à la notion de dimensions indéterminées, pour s’opposer à la définition avicennienne de corps. Dans le GC de Phys. I, cependant, Averroès ne fait aucune mention explicite de cette notion, mais en se servant des seules notions de privation, puissance et perfection264, il définit la matière première comme une nature «intermédiaire entre l’être et le non-être» et comme quelque chose de «mélangé à la privation». On verra ainsi 263 Averroès, GC Phys. I, c. 81, f. 46 F14–18: «Et licet non usitatur in doctrina demonstrativa, tamen usitatur in rebus non sensibilibus, quae non intelleguntur nisi per comparationem». Sur la difficulté de connaître les principes non-sensibles, cf. GC Phys. IV, c. 16, f. 127 H15-I5. 264 Je me réserve d’examiner la question du rapport entre la doctrine de la matière première du De Sub. Orb. et celle exposée dans les GC dans une étude à part.

384

Averroès

que la seule manière de comprendre le sens profond de ces expressions et la nature qu’Averroès attribue à la matière première, c’est d’inscrire ses affirmations dans un cadre théologico-providentialiste, d’après lequel toute-puissance implique pour le sujet qui la possède une tendance naturelle (appetitus naturalis) à s’assimiler à l’acte pur, à savoir Dieu. D’après la divisio textus qu’Averroès propose de Phys. I, c’est dans les deux derniers chapitres qu’Aristote définit la nature de la matière première, d’abord lors de la résolution de certaines apories soulevées par ses prédécesseurs (Phys. I 8-I 9, 192 a25), puis lorsqu’il montre que la matière n’est pas elle-même sujette à génération et corruption (Phys. I 9, 192 a25–b4). Averroès fournit toutefois une première caractérisation de la nature de la matière première dans le c. 63 de Phys. I 7, toute de suite après avoir distingué les deux types d’altération, i.e. substantielle et accidentelle265. Il y affirme abruptement que le sujet de la génération substantielle peut être considéré comme quelque chose d’un, mais non pas en vertu d’une «disposition (dispositionem) existant en lui qui lui donnerait un nom et une définition propre». Si tel n’était pas le cas, ce sujet existerait en acte en vertu de cette disposition et il ne pourrait pas recevoir les autres formes sans se corrompre. Pour pouvoir recevoir toutes les dispositions, ce sujet, identifié à la fin du passage avec la matière première, doit posséder toutes les dispositions en puissance, mais aucune en acte (Est igitur in potentia ens omnes dispositiones substantiales et accidentales). La matière première ne possède donc pas de forme substantielle (formam substantialem), de sorte qu’on en infère qu’aussi bien les trois dimensions dont il est également le support que toute autre détermination sont pour elle comme des accidents. Il en découle que la matière première ne peut être identifiée au corps, car la définir ainsi reviendrait déjà à lui octroyer une détermination. C’est alors pour cette même raison qu’il faut conclure, contre Avicenne, qu’on peut abstraire d’elle toute forme, y compris la forma corporeitatis: «De là il s’ensuit nécessairement que ce sujet est un, puisque il n’a pas de forme qui lui confère un nom et une définition. Et il est aussi nécessaire que les trois dimensions, qui semblent être inséparables de lui et les mêmes numériquement et qui sont dites “corps”, sont des accidents et quelque chose d’un – en effet, leur sujet n’a pas de nom ni de définition numériquement une –, mais non pas en vertu d’un sujet qui posséderait une forme substantielle; en effet, si elles faisaient partie des dispositions substantielles, le nom de ce sujet et sa définition ne changeraient pas lors du changement de l’une de ses dispositions et le changement serait toujours un changement dans les accidents. Et puisqu’il en va ainsi, il y a donc un sujet numériquement un qui n’a pas de dispositions substantielles, mais qui possède une nature 265 Averroès, GC Phys. I, c. 63, f. 37 M2–38 D12.

l’étude générale de la génération

385

capable de recevoir ces dispositions substantielles. Il est donc ce qui est en puissance toutes les dispositions substantielles et accidentelles. Et c’est cela qu’on appelle matière première et hyle première. Il est en outre manifeste que cette matière est dénuée de la corporéité, sans quoi elle aurait une disposition substantielle et elle posséderait un nom et une définition. De là il apparaît clairement que celui qui soutient que cette matière est un corps se trompe, tout comme celui qui admet que ce qui porte les dimensions est un sujet qui possède une forme en acte, comme Avicenne l’estime»266. Il est difficile d’établir à quelles dimensions Averroès fait ici allusion, s’il s’agit des dimensions indéterminées, qu’il avait identifiées dans le De Sub. Or. à la première détermination de la matière, ou aux dimensions que tout «corps désigné» (corpus demonstratum) possède en acte267. Quoi qu’il en soit, il est clair que ces dimensions n’ont pas un statut ontologique différent par rapport à toutes les autres déterminations que la matière première peut recevoir. En effet, toute disposition, qu’il s’agisse d’une disposition substantielle ou accidentelle, a vis-àvis de la matière première le rapport qu’a un accident vis-à-vis de la substance composée dans laquelle il se trouve:

266 Ibid. c. 63, f. 38 B10-D12: «Unde necesse est, ut istud subiectum sit unum, quia non habet formam dantem nomen et diffinitionem unam. Et est necesse etiam, ut tres dimensiones, quae videntur inseparabiles ab ipso et eaedem numero, quae dicuntur corpus, sint accidentia, et unum, quia subiectum eorum non habet nomen neque diffinitionem unam numero, non per subiectum habens formam substantialem; quoniam si essent de dispositionibus substantiae, non mutaretur nomen istius subiecti neque eius diffinitio per mutationem alicuius dispositionis eius et esset tota transmutatio in accidentibus. Et cum ita sit, est igitur unum subiectum numero, non habens dispositionem substantialem, sed habens naturam recipiendi istas dispositiones substantiales. Est igitur in potentia ens omnes dispositiones substantiales et accidentales. Et haec dicitur prima materia et primum hyle. Etiam manifestum est, quod ista materia [non] denudatur a corporeitate, quoniam tunc haberet dispositionem substantialem et haberet nomen et diffinitionem. Et ex hoc patet, quod qui ponit hanc materiam esse corpus peccat; et similiter qui ponit illud, quod defert dimensiones subiectum habens formam in actu, ut existimat Avicenna». Comme J. Puig le suggère, je supprime le non de la ligne D4 (voir J. Puig Montada, «Les stades de la philosophie naturelle d’Averroès», Arabic Sciences and Philosophy, 7, 1997, p. 115–37: p. 122–125). 267 Averroès explique dans le GC du livre II que les trois dimensions existantes dans les corps sujets à génération et corruption sont les dimensions ultimes qui s’y trouvent (Averroès, GC Phys. II, c. 18, f. 54 I6–11: «Le géomètre ne considère donc le corps qu’en tant qu’il a trois dimensions; le physicien en revanche le considère en tant que ces dimensions sont les dernières choses qui existent dans un corps sujet à changement» («Geometer igitur considerat de corpore, secundum quod habet tres dimensiones tantum, naturalis vero considerat de eo, secundum quod istae dimensiones sunt ultima existentia in corpore transmutabili»)). Dans ce commentaire non plus, Averroès n’évoque ni la notion de dimensions indéterminées, ni la thèse selon laquelle il y aurait une autre forme entre les dimensions qui existent dans les corps et la matière première.

386

Averroès

«Ensuite il dit En effet, l’homme et l’or, etc., c’est-à-dire la matière première est autre chose que la privation, puisqu’elle est aux choses ce qu’est l’homme au fait d’être cultivé et l’or à la bague. Or l’homme, l’or et en général la matière, en tant qu’elle est matière, sont au nombre des étants, ce qui n’est pas le cas de la privation. Et bien que la matière, en tant que matière, ne soit pas en acte, elle est plus digne d’être quelque chose de désigné que la privation, c’est-àdire plus proche de l’être en acte que la privation. Et il a dit cela puisque la matière première est très mêlée (multum admiscetur) à la privation»268. Comme Averroès le confirme de façon encore plus explicite dans son GC de Met. Z3, les prédicats dans les dix catégories se trouvent dans la matière première non pas par essence, mais par accident269. La matière première donc ne possède aucune forme en acte, qu’il s’agisse des dispositions positives ou des privations270. Si elle est tout de même quelque chose d’un, elle ne l’est pas par soi, mais exclusivement en tant que substrat ultime de toute détermination. C’est pour cette raison qu’elle est substance en puissance. Ce qui ne veut pas dire, précise Averroès avec insistance, que la matière première doit être identifiée à la pure puissance ou à la privation et donc au non-être, mais qu’elle est quelque chose qui se trouve «à mi-chemin entre l’être et le non-être». C’est cette caractérisation qui dans le reste du GC de Phys. I va définir le statut ontologique de la matière première et va expliquer en quel sens elle peut être un principe unique, sans toutefois être quelque chose en acte. La matière n’est pas quelque chose de désigné par soi, mais s’approche de l’être en acte de façon asymptotique, car elle est quelque chose entre ce dernier et le non-être absolu: «Le mode de son essence est qu’elle n’est pas quelque chose de désigné en acte, mais elle est comme intermédiaire entre le non-être absolu et l’être en acte. Et il arrive à sa substance d’être en puissance toutes les formes, non pas que sa puissance soit dans substance de sorte qu’elle serait une partie de 268 Averroès, GC Phys. I, c. 65, f. 39 G5–7: «Deinde dixit: Homo enim et aurum etc., id est et prima materia est aliud a privatione, quia ita se habet ad res sicut homo ad musicam et aurum ad anulum. Et homo et aurum et universaliter materia, secundum quod est materia, numeratur in entibus, quod non est in privatione. Et licet materia non sit aliquid in actu secundum quod est materia, tamen dignior est, ut sit aliquod demonstratum, quam privatio, id est tamen propinquior est dici esse in actu quam privatio. Et dixit hoc, quia prima materia multum admiscetur cum privatione». 269 Cf. Averroès, GC Met. Z, c. 8, p. 775, 16–776, 5. 270 Averroès, GC Phys. I, c. 65, f. 39 I6–12: «et celle-ci n’a en soi ni une forme propre ni une privation propre. En effet, si elle avait une forme propre, elle ne pourrait pas recevoir toutes les formes; et de même si elle avait une privation propre» («Et ipsa etiam non habet in se formam propriam neque privationem propriam. Nam si haberet formam propriam, non reciperet omnem formam, et similiter si haberet privationem propriam»). Cf. ibid. c. 69, f. 40 L4-M9; c. 79, f. 45 C2–14; GC Phys. IV, c. 59; GC DC I, c. 67; GC Met. Z, c. 8.

l’étude générale de la génération

387

définition, puisque si la puissance était dans sa substance, alors son être serait détruit par la suppression de la puissance et la présence de la forme en acte, à savoir la forme qu’elle avait la puissance de recevoir. Et de façon générale, si la puissance était dans sa substance, alors sa substance se corromprait au moment de la génération et elle se trouverait dans la catégorie de la relation et non pas dans celle de la substance. De cela il apparaît manifestement que ce sujet est substance et non pas puissance ni la privation, car la partie de la substance est substance271. La matière première possède toute détermination en puissance au point que le fait même d’être en puissance ne lui est pas essentiel. Cependant, insiste encore Averroès, il ne s’ensuit pas qu’elle est «puissance», non pas du moins au sens où la puissance constituerait sa substance. Dans son Epit. de la Phys., Averroès expliquait que la matière ne peut être «puissance» (al-quwwa), car la puissance et la «possibilité» (imkān) font partie des choses qui ont besoin d’un «sujet/ substrat» (mawḍūʿ)272. Si la matière était puissance, on tomberait dans une régression à l’infini, car il faudrait supposer l’existence d’un substrat du substrat, puis d’un substrat de ce substrat et ainsi de suite. La matière donc n’est pas puissance, précisément parce qu’elle est substrat ultime. La même explication demeure au cœur de l’explication du GC, même si dans celui-ci Averroès fait plus clairement intervenir les principes fondateurs de son ontologie: la matière n’est pas l’«être en puissance»; elle est la «substance en puissance». Dans le GC, comme dans l’Epit., Averroès fonde son raisonnement sur l’idée que la matière est substrat, mais il montre plus clairement les conséquences ontologiques de cette affirmation. En suivant un principe clairement affirmé par Alexandre273, Averroès explique que la matière première, en tant que substrat et partie de la substance engendrée, est substance (istud subiectum est substantia), puisque «les parties de la substance sont des substances». Il conclut ainsi que pour cette même raison c’est dans la division du genre «substance» qu’il faut chercher les «parties de la définition» de la matière. La matière n’est pas puis-

271 Averroès, GC Phys. I, c. 70, f. 41 E5-F8: «modus essentiae eius est, quod non est demonstratum in actu, sed est quasi medium inter non esse simpliciter et esse in actu. Et accidit substantiae eius, ut sit in potentia omnes formae, non quod potentia eius est in substantia ita, quod sit pars diffinitionis, quoniam si potentia esset in substantia eius, tunc esse eius destrueretur ablatione potentiae et praesentia formae in actu, scilicet formae, ad quam habebat potentiam, ut reciperet. Et universaliter si potentia esset in substantia eius, tunc substantia eius corrumperetur apud generationem et esset in praedicamento ad aliquid, non in praedicamento substantiae. Ex his igitur patet, quod istud subiectum est substantia non potentia neque privatio; pars enim substantiae est substantia». 272 Averroès, Epit. Phys., p. 15, 8–11. 273 Cf. Alexandre, De An. 6, 3–6; Quaest., I, 8, 17, 17–22; I, 17, 30, 10–16; I, 26, 42, 24–25; Mant.,122, 4–12. Sur l’argument d’Alexandre, voir Rashed, Essentialisme, p. 42–52.

388

Averroès

sance, car en tant que substrat elle est partie de la substance et donc substance elle-même. Comme Averroès vient de le rappeler, la matière première, en tant que partie de la substance, doit être elle aussi substance, fût-ce seulement en puissance. Fidèle aux principes de son ontologie essentialiste, Averroès précise ainsi que la matière n’est substance que de façon «secondaire». En effet, elle est substance d’abord «par rapport (in respectu) à la substance composée» et, en dernière instance, par rapport à la forme qui constitue le principe en vertu duquel la substance composée est quelque chose de désigné, à savoir un tode ti, en acte: «En effet, on dit que sont substance aussi bien le composé de cette matière et de forme que la forme. Et il dit que cette nature se dit par rapport à la substance ou à la substance composée des deux, à savoir soit par rapport à l’individu désigné soit par rapport à la forme, et c’est ce en vertu de quoi la substance est désignée en acte»274. La matière donc est tode ti et substance en puissance, car elle est substance par rapport au principe en vertu duquel le composé est tode ti en acte, à savoir la forme. De ce point de vue, il faut aussi conclure que «la forme est plus substance que le sujet» (forma est magis substantia quam subiectum), même si cette thèse, assure Averroès, sera établie par la métaphysique275. La forme est donc ce qui fait subsister le sujet, cependant, s’agissant au moins de la forme des étants sublunaires276, il faut savoir qu’elle ne peut subsister de façon séparée, car elle ne 274 Averroès, GC Phys. I, c. 69, f. 40 K10-L2: «Substantia enim dicitur de congregato ex hac materia et forma et dicitur de forma etiam. Et dicit, quod ista natura dicitur in respectu substantiae aut substantiae aggregatae ex utroque, scilicet individui demonstrati aut formae, et est illud, per quod substantia est demonstrata in actu». 275 Averroès, GC Phys. I, c. 70, f. 41 F12-G5: «Et il voulait dire, quand il a affirmé Si c’est la forme, qu’il n’a pas encore été montré si la forme est plus substance que le sujet ou le sujet plus substance que la forme, et que cela sera montré dans le livre II. Et peut-être voulait-il dire que cela n’est pas montré dans cette science; ce qui est mieux» («Et intendebat, cum dixit: Utrum vero forma, id est utrum vero forma est magis substantia quam subiectum aut subiectum magis quam forma, nondum declaratum est, sed in secundo declarabitur. Et forte intendit, quod hoc non est declarandum in hac scientia, et est melius»). 276 Averroès explique que les formes des corps célestes n’ont pas besoin d’un sujet pour subsister, car ces corps n’ont pas de puissance de s’engendrer et de se corrompre. La forme donc est séparée du corps, même si elle rentre dans la constitution du corps céleste. Averroès, GC Phys. I, c. 63, f. 38 F4–14: «Et puisque le corps céleste est dépourvu de la puissance à l’égard de quelque disposition que ce soit, si ce n’est de la puissance à l’égard du lieu, alors ce sujet est dépourvu de puissances et puisque est dépourvu de ce sujet, il est dépourvu d’une forme soutenue par ce sujet. Il est nécessaire que sa forme soit libérée de ce sujet, de sorte qu’elle ne subsiste pas en vertu du corps céleste, mais que le corps céleste subsiste en vertu d’elle, comme tu l’apprendras ailleurs» (Et quia corpus coeleste caret potentia ad aliquam dispositionem nisi potentia ad ubi, ideo istud subiectum caret potentiis, et quia caret hoc

l’étude générale de la génération

389

peut exister que dans un sujet277. De façon spéculaire, le sujet ne peut jamais être dénué d’une forme; il reçoit une forme aussitôt qu’il en a perdu une autre, car s’il pouvait exister indépendamment des formes qui se succèdent en lui, il serait quelque chose d’existant en acte278. La matière première n’est donc pas puissance, mais substance en puissance. Elle n’est pas non plus privation, car si elle était pur non-être, rien ne s’engendrerait d’elle: «L’étant en puissance est quelque chose auquel survient une privation, sans que ce soit dans sa substance. La privation, de fait, en tant que privation, est non-être par soi. Et de cela, il apparaît que tout ce qui a une matière est engendrable et corruptible. En effet, la privation de la forme se trouve dans la nature de la matière. Si était informée par sa nature, elle ne pourrait pas recevoir des formes, sauf à dire qu’un étant puisse être engendré d’un étant, de même que si la privation se trouvait dans la nature de façon absolue, alors absolument rien ne pourrait s’engendrer d’elle. est donc comme composée d’être et de non-être. De là il sera démontré [dans De Sub. Orb.], que les corps célestes n’ont pas de matière du tout, puisqu’à ce moment-là ils seraient engendrables et corruptibles à cause du mélange de leur nature avec la privation. En effet, il n’y a d’autre cause de

subiecto, ideo caret forma, quae sustentatur per hoc subiectum. Et fuit necesse ut forma eius esset liberata ab hoc subiecto, ut non haberet constitutionem per corpus caeleste, sed corpus caeleste constituitur per illam, ut scies alibi). Cf. GC Phys. I, c. 79, f.45 D1–9; De Sub. Orb., chap. 2; GC Met. H, c. 12; GC Met. Λ, c. 10. 277 Averroès, GC Phys. I, c. 69, f. 41 D13-E4: «Le sujet soutient la forme, dans la mesure où la forme, en tant que forme, ne peut exister sans sujet, mais la forme soutient le sujet, dans la mesure où elle est son parachèvement et dans la mesure où il ne peut être dénué de forme» («Subiectum sustentat formam, secundum quod forma non potest esse sine subiecto, forma autem sustentat subiectum, secundum quod est complementum eius et secundum quod subiectum non potest denudari a forma»). Cf. Averroès, GC Phys. II, c. 30, f. 61 I8-K6: «Les causes se rapportent les unes aux autres, de sorte que chacune des deux causes différentes par espèce est cause de l’autre, mais de façon différente. Par exemple, l’exercice est la cause de la santé en tant qu’agente, la santé, en revanche, est la cause de l’exercice en tant que fin; de la même façon la matière est cause de la forme, dans la mesure où la forme ne peut exister si ce n’est par elle, mais la forme est cause de la matière dans la mesure où la matière ne peut ni exister en acte ni être quelque chose de désigné si ce n’est par elle, et en particulier la matière première» («Causae etiam habent se ad invicem, ita quod utraque duarum causarum in specie diversarum est causa reliquae, sed duobus modis diversis; verbi gratia quoniam labor est causa sanitatis secundum agens, sanitas autem est causa laboris secundum finem, et similiter materia est causa formae, secundum quod forma non potest inveniri nisi per illam, forma autem est causa materiae, secundum quod materia non potest esse in actu et demonstrata nisi per illam, et praecipue prima materia»). 278 Averroès, GC Phys. II, c. 12, f. 52 F-G.

390

Averroès

la génération et de la corruption que la matière première, à cause du non-être qui est mélangé à sa substance»279. Suivant l’enseignement de Phys. I 9, Averroès partage la critique anti-platonicienne d’Aristote qui distingue la matière de la privation et range la première du côté du non-être par accident et la seconde du côté du non-être absolu280; mais il insiste beaucoup plus que ce dernier sur la nature nécessaire du rapport qui lie la matière à la privation. La matière, à la différence de la privation, est au nombre des étants; mais, par sa propre nature, elle est toujours accompagnée par la privation de la forme qu’elle ne possède pas. C’est sa promiscuité avec la privation, qu’à plusieurs reprises Averroès qualifie de mélange, qui fait que la matière est principe de génération et de corruption. C’est précisément parce qu’elle est, comme il le dit, «composée d’être et de non-être», que la matière possède une tendance naturelle à acquérir la forme et à la perdre causant ainsi la génération et la corruption. C’est parce qu’elle est «mélangée» à la privation qu’elle a un désir naturel de tendre vers la forme: «[…] il commence à montrer que a un rôle dans la génération et de quelle manière, et que son mélange (mixtio) avec la matière est la cause du fait que la matière a un désir naturel de la forme (desiderium naturale ad formam). Et cela est la cause du fait que les choses matérielles sont engendrables et corruptibles. Et il dit: En effet, étant donné qu’il existe quelque chose de divin, c’est-à-dire et puisque la privation appartient à la matière par nécessité et qu’il y a ici une perfection divine maximale à laquelle tous les étants aspirent s’assimiler (appetunt assimilari) et qu’ils aspirent à posséder, selon ce que leur nature leur permet de recevoir, nous disons que la matière, dans la mesure où la privation se trouve en elle, tend par nature à s’assimiler au

279 Averroès, GC Phys. I, c. 79, f. 45 C2-D9: «Ens enim in potentia est aliquid, cui accidit privatio non in sua substantia. Privatio autem, secundum quod est privatio, est non ens per se. Et ex hoc apparet, quod omne habens materiam est generabile et corruptibile. Nam in natura materiae est privatio formae. Et si in sua natura esset formata, non reciperet formas, nisi ens generaretur ex ente, quemadmodum si in sua natura esset privatio simpliciter, tunc omnino nihil generaretur ex ea. Est igitur quasi composita ex esse et non esse. Et ex hoc declarabitur [in De Substantia Orbis], quod corpora caelestia non habent materiam omnino, quoniam tunc essent generabilia et corruptibilia propter mixtionem privationis cum natura eorum. Nihil aliud enim est causa generationis et corruptionis, quam prima materia propter non esse, quod mixtum est in substantia eius». La clause «in De Substantia Orbis», qui ne se trouve ni dans les manuscrits plus anciens ni dans l’édition du xv e siècle, est sans doute une glose rajoutée. Averroès, comme lui-même le fera dans le De Sub. Orb., pourrait plus vraisemblablement renvoyer à Phys. VIII (d’où l’utilisation du futur declarabitur); cf. De Sub. Orb. chap. 3; CG DC I, c.20, p. 37–38. 280 Aristote, Phys. I 9, 192 a4 sq.

l’étude générale de la génération

391

premier principe, autant qu’elle peut. C’est cela aspirer (appetere) à la réception de la forme»281. La matière, par conséquent, puisqu’elle est «mélangée» à la privation, a un désir naturel de posséder la forme. La privation n’appartient donc pas à la matière par essence, mais elle l’accompagne nécessairement, c’est pourquoi elle tend par sa propre nature à ce qui est «divin», c’est-à-dire à «la perfection divine maximale» (perfectio divina maxima). C’est en un sens plus nettement théologique qu’Averroès lit la thèse téléologique de Phys. I 9: tout étant est orienté vers sa propre perfection, parce que tout veut s’assimiler à la perfection divine, mais qu’il ne peut le faire qu’à sa propre manière. La matière, puisqu’elle est bien du côté de l’étant, veut elle aussi s’assimiler à la perfection divine, mais elle ne peut le faire qu’en atteignant sa propre perfection qui consiste à recevoir les formes substantielles, pour ensuite les perdre. Même si la matière n’a pas de forme substantielle, elle a donc une nature qui la caractérise et qui justifie sa place au sein des étants. Elle possède en effet une tendance innée à réaliser sa propre activité et, en faisant cela, à s’assimiler autant qu’elle peut à Dieu qui est acte pur. La matière, comme tous les êtres, cherche son propre perfectionnement, qui à la différence de tous les autres consiste dans l’indifférence ontologique absolue: «Et il entend ici par appétit le mouvement que possède la matière à recevoir la forme. En effet, l’appétit naturel (appetitus naturalis) se produit dans un cas sans la sensation, comme de la nourriture dans les plantes, et dans un autre avec la sensation, comme l’appétit de la nourriture dans les animaux. Dans la matière se trouve donc un appétit naturel à recevoir toutes les formes. Elle les reçoit donc tour à tour, quand la forme agente est là»282. La matière comme tous les étants tend par nature à réaliser sa propre perfection, qui dans son cas s’identifie au fait de recevoir toutes les formes. La matière est 281 Averroès, GC Phys. I 9, c. 81, f. 46 C3-D6: «[…] incoepit declarare ipsam habere introitum in generationem, et quomodo, et quod mixtio eius cum materia est causa in hoc, quod desiderium naturale est in materia ad formam. Et hoc est causa in hoc, quod res materiales sunt generabiles et corruptibiles. Et dixit: Quoniam quia est hic aliquod divinum etc., id est et quia privatio accidit materiae de necessitate et est hic perfectio divina maxima, cui omnia entia appetunt assimilari et ex qua appetunt acquirere, secundum quod natura eorum potest recipere, dicimus nos, quod materia, secundum quod accidit ei privatio, est innata appetere se assimilari primo principio, secundum quod potest. Et hoc est appetere receptionem formae». Cf. GC DC II, c. 64. 282 Ibid., f. 46 D6–15: «Et intellegit hic per appetitum illud, quod materia habet de motu ad recipiendum formam. Appetitus enim alius est naturalis sine sensu, ut in plantis ad nutrimentum, et alius est cum sensu, ut appetitus animalium ad nutrimentum. In materia igitur est appetitus naturalis ad recipiendum omnes formas. Recipit igitur eas alternatim, quando forma agens est presens».

392

Averroès

donc orientée vers la privation, parce que sa perfection consiste à recevoir une forme après l’autre. Cette impulsion qui fait que la matière a un «appétit naturel», poursuit Averroès, doit pouvoir se réaliser et elle se réalise dans le fait même de changer, sans cesse, de forme. Si la matière échappait à ce principe général de finalité, la nature aurait agi en vain. En effet, si la corruption ne pouvait pas s’expliquer en raison de la disposition naturelle de la matière à acquérir les deux contraires, on serait contraint d’admettre que les divers étants eux-mêmes seraient par nature orientés vers la privation de leur forme. La nature en d’autres termes aurait engendré des êtres qui par essence vont vers l’autodestruction, ce qui reviendrait à qualifier de vaine l’existence de ces mêmes étants et par conséquent l’œuvre de la nature elle-même: «En revanche, ceux qui n’admettent pas que la privation est liée à la matière ne peuvent pas expliquer pourquoi cet appétit naturel à recevoir une forme après l’autre se trouve dans les étants. En effet, puisqu’ils n’admettent pas que la privation est mélangée (mixtam) à la matière – raison pour laquelle cette dernière n’est pas en acte –, ils en viennent à dire que ce désir naturel se trouve dans les étants naturels, dans la mesure où ce sont des étants complets en acte. De là il leur arrive qu’une chose aspire à son contraire qui le corrompt et ainsi que quelque chose aspire à se corrompre. Or, s’il en était ainsi, la nature aurait agi en vain, puisqu’elle aurait doué les étants, en tant qu’ils sont en acte, d’une puissance vers leur corruption. Et tout cela est impossible. En effet, tout étant, comme on l’a dit, aime (diligit) demeurer, mais la matière aime se revêtir d’une forme après l’autre, en raison de la déficience qui l’affecte. Et ce qu’il a dit est manifeste, puisque s’il n’y avait pas quelque chose de dépourvu de forme, il n’y aurait pas quelque chose qui aspire une forme après l’autre»283. La corruption est donc entièrement du côté de la matière. Les étants, en tant qu’ils sont réalisés en acte, ne peuvent par nature qu’aller vers l’actualisation 283 Ibid., f. 46 E1-F13: «Qui autem non concedit privationem coniungi cum materia non potest dicere, quare iste appetitus naturalis est in entibus ad recipiendam formam post formam, quoniam cum non concedunt privationem esse mixtam cum materia, quapropter non est in actu, continget eis dicere, quod istud desiderium naturale est in entibus naturalibus, secundum quod sunt completa existentia in actu. Ex quo continget eis aliquid appetere suum contrarium corrumpens ipsum; et sic aliquid appetet se corrumpi. Et si esset, tunc natura ageret otiose, quia poneret in entibus potentiam ad corruptionem eorum, secundum quod sunt in actu. Et totum hoc est impossibile. Omne enim ens, ut dictum est, diligit se permanere, sed materia diligit se inducere formam post aliam propter diminutionem contingentem sibi. Et hoc, quod dixit manifestum est, quoniam si non esset hic aliquid non habens formam, non esset hic aliquod appetens formam post formam». La phrase des lignes F2–7 («Et hoc, quod dixit […] formam post formam») doit être déplacée à la fin du passage, car elle perturbe le raisonnement réfutatif d’Averroès.

l’étude générale de la génération

393

de leur disposition positive. C’est la matière qui désire la privation, non pas parce que se dirigeant vers elle, elle irait à sa perte, mais parce que c’est la seule manière qu’elle a d’actualiser sa propre potentialité. La corruption est donc nécessaire, mais cette nécessité est une perfection pour la matière qui par sa nature propre ne se réalise que lorsqu’elle reçoit en elle toutes les formes, l’une après l’autre. Si la matière est quelque chose d’existant, fût-ce seulement en puissance, sa nature ne peut être conçue purement et simplement comme mouvement vers l’autre, mais elle doit être interprétée comme le perfectionnement de sa propre disposition284. La matière, pour le dire autrement, est le premier degré d’un schéma providentialiste auquel aucun étant n’échappe. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le rapport d’accidentalité que la matière entretient aussi bien avec la privation qu’avec la forme. Affirmant que le rapport de la matière première aux choses sensibles équivaut au rapport de la substance composée aux accidents, Averroès ne veut pas octroyer à la matière une existence actuelle, mais mettre l’accent sur le fait que par sa nature la matière première tend indifféremment vers la forme comme vers la privation: «Nous disons donc que la matière première est disposée à recevoir de façon équivalente les deux contraires. C’est pourquoi la réception de chacun des deux contraires est pour elle naturelle. Et il en va manifestement ainsi de l’âme concupiscible, à savoir qu’elle est préparée aux actions contraires de façon équivalente. Ce phénomène, donc, à savoir ce qui est naturel, n’a pas de causes agentes toujours les contraires de façon équivalente. Autrement, la nature agirait en vain. De là il s’ensuit nécessairement que ces actions sont attribuées à l’agent, à savoir le fait qu’il produit ainsi chacun des deux contraires la plupart du temps et non pas au hasard. Et s’il y avait quelque chose qui agit et n’agit pas de façon équivalente, alors la nature agirait en vain. En effet, la puissance à être en cela serait par soi équivalente à la puissance de ne pas être. Et quand nous disons que dans la matière première la puissance à être est équivalente à la puissance de ne pas être, nous voulons dire que les deux contraires se trouvent en elle à deux moments opposés équivalents, comme le fait qu’il pleut ou qu’il ne pleut pas de façon équivalente, mais le premier en hiver le second en été. Et la succession des causes qui produisent ces deux phénomènes de façon équivalente doit nécessairement se donner dans des temps équivalents. Et leur action sur les causés se produit la plupart du temps. sont les corps célestes»285. 284 Cf. Averroès, GC DC I, c. 20, p. 38, 77–84. 285 Averroès, GC Phys. II, c. 48, f. 67 A7-C8: «Dicamus igitur, quod prima materia est parata ad recipiendum duo contraria aequaliter. Et ideo receptio utriusque contrariorum est ei naturalis. Et similiter apparet de anima concupiscibili, scilicet ipsam esse praeparatam ad actiones contrarias aequaliter. Istud igitur contingens non habet causas agentes contraria aequaliter in omni tempore, scilicet illud, quod est naturale. Et si non, tunc natura ageret otiose. Unde

394

Averroès

La doctrine aristotélicienne de la matière est ainsi relue au prisme d’une théorie générale de la providence. La matière est par nature prédisposée à recevoir indifféremment les deux contraires, de sorte que la puissance à recevoir un contraire et celle à recevoir l’autre sont pour elle absolument équivalentes. C’est pourquoi «la nécessité naturelle» doit découler de l’agent et non pas de la matière première elle-même. Si tel n’était pas le cas et que l’indifférence dans la réalisation de la forme ou de la privation venait de l’agent, il faudrait à nouveau conclure que la nature aurait agi en vain, car son action relèverait du pur hasard. L’agent ne peut pas agir et ne pas agir de façon équivalente à tel moment et dans telle situation; c’est de la matière que l’indifférence découle. L’indifférence de la matière ne peut expliquer le fait qu’un même phénomène, comme la pluie, se produise toujours ou le plus souvent à tel moment de l’année et jamais ou presque à tel autre. Ce sont les mouvements des sphères célestes qui déterminent la réalisation également nécessaire des deux contraires, même si à des moments différents également nécessaires. La tension de la matière première vers la forme n’autorise donc pas à lui attribuer une autonomie ontologique. C’est la nature même de cette tension qui l’exclut, car étant orientée aussi bien vers le positif que vers le négatif, la matière est le seul être pour lequel s’assimiler à la perfection divine, c’est perdre la forme. Il est tout de même essentiel de préciser que seule la matière première entretient avec les formes, et plus directement avec les formes des éléments, ce rapport d’indifférence. Les matières composées, qu’Averroès classe selon l’antérieur et le postérieur286, ne tendent pas indifféremment vers n’importe quelle forme. Car, comme l’analyse propre aux étants soumis à la génération et à la corruption le mettra bien en évidence, à chaque forme correspond une seule matière. Dans le cadre de la generatio communis, toutefois, c’est à cette notion d’indifférence pure qu’il faut plutôt faire appel: si le but est de définir toute génération comme l’actualité du substrat en tant que generatum, c’est à la notion de matière première qu’on est directement renvoyé. C’est la nature indéterminée de cette matière

necesse est, ut illae actiones attribuantur agenti, scilicet quod facit alterum contrariorum ita, secundum quod in pluribus, non casu. Et si esset hic aliquid, quod agit et non agit aequaliter, tunc natura ageret otiose. Potentia enim ad esse et non esse esset aequalis in eo per se. Et cum dicimus, quod potentia ad esse in prima materia est aequalis potentiae ad non esse, intendimus, quod duo contraria inveniuntur in ea in temporibus aequalibus oppositis, ut pluviam esse et non esse aequaliter, sed hoc in hieme et hoc in aestate. Et causarum alternatio agentium haec duo contingentia aequaliter est necesse in temporibus aequalibus. Et actio eorum in causatis est in maiori parte et sunt corpora caelestia». 286 Averroès, GC Phys. II, c. 32, f. 62 M7–11: «Et l’antérieur et le postérieur se trouvent manifestement dans les matières, comme dans la matière première et la matière prochaine, à savoir composée» («Et prius et posterius in materiis manifesta, ut materia prima et propinqua sive composita, sunt»). La phrase «ut materia…composita» ne se trouve pas dans l’édition des Juntes, mais dans celle du XVe siècle par L. Canotius.

l’étude générale de la génération

395

qui expliquera que la génération substantielle, tout en étant conçue comme la transformation progressive d’un opposé à un autre, ne peut être un mouvement au sens strict.

§ 3. Génération, mouvement et continuité dans le GC de Phys. V et VI L’analyse du changement en Phys. I parvient donc, d’après Averroès, à un résultat double, elle permet d’établir l’existence de la matière première et met en lumière le rapport étroit qu’entretiennent la génération substantielle et l’altération. La génération substantielle est un mouvement sui generis, dans la mesure où elle est une transformation qualitative progressive qui débouche sur une nouvelle forme substantielle. Lorsque la forme est divisible, ce qui dicte la progression de la transformation sont les parties de la forme, ainsi que les accidents propres qui leur correspondent; quand la forme n’a pas de telles parties, ce ne sont que les accidents propres qui lui sont associés qui le font. C’est pourquoi on peut conclure que la génération, comme l’altération, peut être conçue comme un mouvement, parce qu’elle peut être identifiée au «défilé» des accidents propres à la forme engendrée qui se succèdent sur un substrat matériel, même si ce dernier est complètement indéterminé. L’idée que la génération substantielle est un changement relevant de deux catégories, celle de la qualité et celle de la substance, est confirmée par une série de passages du GC dans lesquels Averroès affirme que la génération est la transformation qui se produit dans un substrat indéterminé. Dans ces mêmes passages, Averroès semble revenir sur l’idée que la génération puisse être considérée comme un mouvement, pour la nier287. On va prendre en considération certains de ces textes, pour montrer que la contradiction n’est qu’apparente; ces textes en effet ne font que confirmer l’idée que la génération possède un statut comparable à celui d’une altération, même si à bien d’égards il faut la considérer comme un changement sui generis. Leur analyse confirmera ainsi que la notion de qualité est chargée par Averroès d’un rôle ontologique plus fondamental que chez Aristote. La théorie de la génération exposée dans ces textes implique en effet une proximité ontologique de la catégorie de la qualité à celle de la substance qui va au-delà du propos explicite du Stagirite. Avec Aristote, Averroès explique dans son GC de Phys. V qu’à strictement parler la génération substantielle n’est pas un mouvement, puisque la matière première n’est pas un sujet en acte et que les formes de la substance qui se cor287 Averroès, GC Phys. V, c. 51, f. 238 E2-H9; CG Phys. VI, c. 45, f. 274, L1–275, A6; CG Phys. VIII

396

Averroès

rompt, d’une part, et de celle qui est engendrée, d’autre part, ne sont pas des contraires. Il conclut toutefois que la génération est un phénomène qui peut se définir comme un passage entre des termes opposés, lorsqu’au lieu de considérer les formes substantielles on considère les «qualités substantielles» qui les accompagnent. Dans le cas de la transformation des éléments, notamment, on nie que leurs formes soient des contraires, mais on peut accorder que le sont les «qualités substantielles» qui fixent les bornes de leurs corruption et génération mutuelles. Cette thèse peut valoir dans le cas des substances plus complexes. Même s’il faudra préciser que les qualités élémentaires sont «plus près de la substance» des éléments et donc moins qualités qu’elles ne le sont vis-à-vis des substances complexes, Averroès semble admettre que, dans le cas des éléments comme dans celui des composés, la génération se fait toujours entre des qualités dites «substantielles» considérées comme des termes opposés. On émettra ainsi l’hypothèse que si ces qualités, dans le cas des éléments, sont plus des différences spécifiques que des simples propriétés, dans le cas des composés, elles ne sont rien d’autre que les accidents propres dont le GC de Phys. I parlait. Un certain nombre de passages du GC de Phys. VI confirme cette hypothèse et explique pour quelle raison on refuse à la génération substantielle le statut de mouvement au sens strict. Dans tous ces textes, Averroès explique qu’en raison de son statut «qualitatif», la génération substantielle peut être considérée comme une transformation temporellement délimitée, mais qu’elle peut également être conçue comme un phénomène instantané. En effet, comme tout changement, la génération est à la fois le processus de transformation et la fin de ce même processus. C’est pourquoi on peut légitimement appeler «génération» le changement des dispositions du substrat et l’advenir de la forme achevée. Dans le cas de la génération substantielle, précise Averroès, la forme qui marque la fin du processus et les formes qui la précèdent n’appartiennent pas à la même catégorie. C’est en raison de cette particularité, qui fait de la génération substantielle un changement «composé», qu’Averroès s’estime autorisé à considérer la terminologie propre à ce phénomène comme moins stricte: on peut légitimement dire que la génération n’est pas un mouvement, car la forme qui la caractérise en propre, à savoir la forme substantielle, n’arrive qu’à la fin du mouvement d’altération qui y conduit; mais on peut également dire que la génération est un mouvement, parce que ce qui est instantané est toujours nécessairement la fin d’un processus temporel. La stratégie d’Averroès consiste ainsi à expliquer que la génération substantielle coïncide avec l’advenir d’une forme substantielle qui suit nécessairement une transformation qualitative. L’enjeu ultime de cette doctrine est donc de conclure que, même si la génération est un phénomène instantané, elle est toujours la fin d’un processus continu se déroulant dans le temps. Lorsqu’on peut identifier des «parties de la forme» ou du corps engendré, comme c’est le cas

l’étude générale de la génération

397

de la plupart des processus biologiques, la phase temporelle est scandée par l’advenir de ces parties et des accidents propres qui leur sont associés et elle demeure un processus continu jusqu’à ce que s’engendre la plus petite partie de la chose; lorsque la forme n’a pas de parties, cette transformation reste un processus continu, en vertu de la continuité du remplacement des accidents propres en jeu dans la transformation.

§ 3.1. La génération comme transformation des «qualités substantielles» dans le GC de Phys. V Dans son GC de Phys. V 1 (225 a20–34) et V 2 (225 b10–11), Averroès affirme avec Aristote que la génération n’est pas stricto sensu un mouvement. Il fournit dans un premier temps deux justifications de cette thèse. Il réaffirme d’abord ce qu’il avait soutenu dans son GC du livre I, à savoir que la matière première, en tant que substrat de toute génération, n’est pas quelque chose en acte. Il précise ainsi que c’est pour cette raison que la génération n’est pas un mouvement, parce que seul ce qui est en acte peut se mouvoir288. Il considère ensuite la même thèse lorsqu’il commente l’affirmation des lignes 225 b10–11 et assure avec Aristote que «selon la substance il n’y a pas de mouvement, du fait qu’il n’y a aucun des étants qui soit contraire à la substance». Cette affirmation, explique-t-il, semblerait constituer le fondement d’un second argument en faveur de la thèse qui exclut la génération du nombre des mouvements. À cette occasion, Averroès rapporte et critique la position qu’il attribue à Alexandre289, d’après laquelle la forme du feu, identifiée à la chaleur, peut être considérée comme le contraire de la forme d’un autre élément, à savoir l’eau, assimilée à son tour à la froideur. D’après cette hypothèse, on pourrait conclure que la génération est un mouvement, car on pourrait concevoir, au moins dans le cas des éléments, qu’elle est un passage d’un contraire à l’autre. Cette thèse, commente cependant Averroès, pose plusieurs difficultés. Dans un premier temps, Averroès taxe Alexandre d’une double faute: il l’accuse, d’une part, d’avoir rangé un même prédicat (le chaud) dans deux catégories différentes (la substance et la qualité); d’autre part, d’avoir invalidé l’argument des lignes 225 b10 et sq. par lequel Aristote semblait vouloir montrer qu’il n’y a pas de mouvement selon la substance, du fait que cette dernière n’a pas de contraire. Contre l’idée d’Alexandre de considérer les qualités primaires comme les formes substantielles des éléments, ainsi que les contraires qui fixent les bornes de leur génération substantielle, Averroès rétorque que ces qualités ne sont pas les 288 Averroès, GC Phys. V, c. 8, f. 212 G3 et sq. 289 Pour une traduction de ce passage du GC, ainsi que pour une reconstruction de la position d’Alexandre sur cette question, voir Rashed, Essentialisme, p. 133–141.

398

Averroès

formes des éléments, mais leurs «qualités propres» (propriae qualitates). Les générations des éléments, conclut donc Averroès, se produisent à la suite d’un passage entre contraires, mais puisque ces contraires ne sont pas des formes, leur génération n’est pas à strictement parler un mouvement. Les deux fautes sont donc corrigées. Après quelques hésitations, Averroès revient sur sa volonté de sauver à tout prix l’argument d’Aristote et finit par admettre que, «sans doute» (forte), la preuve des lignes 225 b10–11, fondée sur la susdite impossibilité de concevoir une contrariété dans la catégorie de la substance, n’est qu’une preuve «généralement acceptée» (famosa/mašhūra*). Une preuve, en d’autres termes, fondée sur des prémisses notoires. La véritable preuve qui montre que la génération n’est pas un mouvement, concède maintenant Averroès, est celle donnée en Phys. V 1, établie en vertu de la thèse qui dit que le substrat de la génération n’est pas en acte290. Averroès conclut ainsi que la génération n’est pas un mouvement, car la matière n’est pas en acte291, mais il reste discret sur la possibilité d’admettre une contrariété dans la catégorie de la substance. Averroès change également d’avis sur la première faute qu’il attribuait à Alexandre. Non pas parce qu’il estime maintenant que les qualités premières sont les formes des éléments, mais parce qu’il constate à présent qu’à la différence de ce qu’il faisait dans son commentaire du DGC, Alexandre affirme dans son commentaire de la Phys. que les qualités premières ne sont pas des formes, mais des qualités d’un type particulier, différentes des qualités accidentelles en raison de leur proximité avec la substance292. Averroès reste donc d’avis que la génération n’est pas stricto sensu un mouvement, mais il confirme implicitement que les générations des éléments se font moins selon leurs formes substantielles que selon leurs «qualités propres». Dans le cas des éléments, ces qualités propres sont plus près de la substance que dans le cas des étants plus complexes: «Il faut estimer que les substances simples sont contraires selon leurs qualités et que les qualités propres, en elles, ne sont pas des substances – même si elles ressemblent à des substances – du fait qu’il est impossible que quelque chose relève dans une certaine chose d’une certaine catégorie et dans autre chose d’une autre catégorie, comme si la chaleur relevait dans l’homme de la qualité et dans le feu de la substance. Mais elle est, dans le feu, plus proche de la substance (raison pour laquelle elle joue dans la définition le rôle d’une 290 Averroès, GC Phys. V, c. 10, f. 215 M12–216 A7. 291 Cf. Philopon, In Phys., 506, 20–23. 292 Il faut, en ce sens, supposer qu’Averroès lorsqu’il avait commenté le passage pour la premier fois ne possédait pas le commentaire à la Phys. d’Alexandre. Ce passage confirme donc l’hypothèse de R. Glasner, voir Glasner, Averroes’ Physics, p. 52–56.

l’étude générale de la génération

399

différence), tandis que, dans d’autres composés, elle est plus loin de la substance» (trad. M. Rashed)293. Que faut-il conclure de l’ensemble de ce passage? Averroès précise dans la suite du GC de la Phys., mais plus clairement dans ses autres commentaires, notamment dans sa paraphrase du DGC, que le modèle de la génération des éléments n’est pas sic et simpliciter applicable à la génération des substances plus complexes. Le statut particulier de leurs qualités interdit de parler de leur génération comme d’une altération substantielle au sens strict. Les qualités élémentaires, la chaleur, la froideur, la sécheresse et l’humidité, ont plus le statut d’une différence spécifique que d’une simple qualité, fût-elle propre. Ce passage toutefois confirme une idée repérée déjà à plusieurs reprises dans les GC de la Phys. et des An. Post.: l’idée qu’on peut distinguer entre des prédicats qui constituent l’essence d’un étant et des propriétés qui ne sont pas dans son essence, mais qui sont tout de même essentiellement liées à sa nature. Affirmer que certaines qualités sont plus ou moins proches de la substance revient à admettre qu’il peut y avoir des qualités qui, sans être des différences spécifiques, sont plus intimement liées à une certaine forme que ne l’est un simple accident. Ce qu’on voudrait suggérer, c’est que ces qualités «proches» de la substance, dans le cas des substances composées, sont à identifier aux propriétés qu’en Phys. I Averroès a appelées «accidents propres» et à ranger au nombre des propriétés par soi, au deuxième sens de «par soi» présenté en An. Post. I 4. Ce sont ces propriétés, qu’Averroès considère également comme les concomitants ou les accidents essentiels du sujet, qui déterminent les étapes qualitatives de la génération substantielle. Il faut en ce sens prendre au sérieux l’idée, mise en lumière par la génération des éléments, mais avérée surtout dans les générations des substances complexes, qu’une qualité peut s’approcher de la substance, sans être substance et que c’est par le changement de ces qualités que la génération se fait. Dire que certaines qualités sont plus ou moins proches de la substance ne revient donc pour Averroès ni à transgresser la frontière entre qualité et substance ni à ne rien dire du tout: le véritable enjeu de son propos est précisément d’octroyer un rôle physique à ce type de propriétés par soi et de distinguer ces «accidents propres» des formes substantielles, pour montrer que c’est leur existence avec celle de la matière première qui garantit la continuité du changement génératif et de son produit.

293 Averroès, GC Phys. V, c. 10, f. 215 G13-H11: «Et opinandum est quod substantiae simplices sunt contrariae secundum suas qualitates, et propriae qualitates in eis non sunt substantiae – et si assimilantur substantiis –, quoniam impossibile est ut aliquid in aliquo sit de aliquo praedicamento et in alio de alio, ita quod calor sit in homine de qualitate et in igne de substantia. Sed est in igne propinquius substantiae (et ideo accipitur in definitione loco differentiae) et in aliis compositis remotius a substantia».

400

Averroès

§ 3.2. La génération substantielle au prisme du changement selon la relation dans le GC de Phys. VI La doctrine, d’après laquelle la génération doit se définir comme une forme d’altération sui generis, est plus clairement présentée dans le GC de Phys. VI où Averroès se propose d’expliquer comment on peut sauvegarder la structure du continu lorsqu’on admet qu’il y a des transformations instantanées. C’est dans le GC de ce livre qu’Averroès explique de façon absolument claire que la génération est à la fois un processus temporel scandé par différents paliers qualitatifs et le venir à être instantané de la forme substantielle ultime. Il est bien connu que le but ultime d’Aristote en Phys. VI est d’expliquer contre Zénon «qu’on peut comprendre comment le mouvement peut commencer et finir», même si celui-ci est indéfiniment divisible. C’est en vue de cela qu’Aristote propose dans ce livre une théorie générale de la grandeur physique continue capable de nier aussi bien l’existence de corps indivisibles que l’inintelligibilité du continu. Le mouvement, comme la grandeur, est continu, même si dans tout mouvement continu on peut trouver quelque chose qui le divise. Aristote s’efforce ainsi dans les chapitres 1–6 de montrer que tout mouvement est continu et divisible, car il y a toujours un «premier état» dans lequel une partie de la chose qui change se trouve lorsqu’elle commence à se mouvoir: c’est ce qu’Aristote appelle le premier «ce vers quoi la chose change»294. Le cas de la génération ne semble pas échapper à cette règle, au moins quand on considère les générations dans lesquelles, pour reprendre la terminologie d’Averroès, on pourrait envisager une «partition» de la chose engendrée. Que cela vaille aussi dans le cas de la génération de certains êtres est moins évident, comme par exemple le cas des points295, ou de certains phénomènes, comme la congélation296, qui viennent à être de façon subite. Faut-il dans ces cas-là nier qu’il existe un «premier ce vers quoi» de la génération et nier aussi que la transformation substantielle soit un processus divisible? Cette difficulté a fait l’objet d’un long débat parmi les commentateurs grecs et arabes qui ont essayé d’expliquer pourquoi le cas des générations instantanées n’invalide pas la thèse générale de la continuité du mouvement et de sa divisibilité. D’après ce que Simplicius et Thémistius nous rapportent cette question a été en premier soulevée par Théophraste297 et abordée par l’ensemble des exégètes grecs. Dans le monde arabe, elle a été reprise par Avicenne qui lui a consacré une longue section de la Physique du Šifāʾ et par Ibn Bāǧǧa qui, dans sa paraphrase de la Physique, en a également proposé une solution. C’est dans ce cadre polé294 295 296 297

Aristote, Phys. VI 4, 243 b10–20. Aristote, Met. H3, 1043 b14–16. Aristote, Phys. VI 5, 236 a27; VIII 3, 253 b23–25, cf. Phys. I 3, 186 a15–16; DA, 418 b20–26. Sharples et Gutas, Theophrastus of Eresus (Sources on Physics), p. 78–82.

l’étude générale de la génération

401

mique qu’Averroès prend position. Même s’il ne fait pas mention explicite de la solution d’Avicenne et qu’il rejette celle d’Alexandre et d’Ibn Bāǧǧa, il fonde sa propre thèse sur des présupposés communs à celles de ses prédécesseurs. Dans son GC de Phys. VI, Averroès assure que, dans le cas des phénomènes instantanés aussi, on peut identifier un «premier ce vers quoi» de la génération et admettre que leur génération est de fait un processus divisible. La stratégie d’Averroès consiste à expliquer que les transformations instantanées ne sont en réalité que la fin des transformations temporelles qui se produisent dans un substrat et qui s’achèvent au moment où vient à l’être une nouvelle forme appartenant à une catégorie différente. En généralisant cette conclusion, Averroès explique que toute génération substantielle se réalise de façon instantanée, mais toujours à la suite d’un mouvement qualitatif scandé par des phases temporelles. Suivant ce paradigme, la forme qui émerge à la fin du mouvement est l’analogue du point qui produit la division dans une grandeur linéaire ou de l’instant présent («le maintenant») qui divise le temps passé du futur dans le continu temporel298. Pour cette même raison, on peut conclure que le mouvement entretient avec la forme la même relation «paradoxale» qu’entretiennent la longueur avec le point final et le temps avec le «maintenant». La fin du mouvement, en effet, n’est ni un mouvement ni une partie du mouvement, tout comme, en sens inverse, le mouvement ne se fait ni dans un instant ni sans les termes opposés qui marquent son début et sa fin. Dans sa monographie sur la physique d’Averroès, R. Glasner a analysé la difficulté concernant la nature instantanée de la génération substantielle et la réponse qu’Averroès y a apportée dans son GC de la Phys.299. Elle suggère qu’Averroès, sans le déclarer explicitement, remet en question la continuité physique du mouvement et la remplace par une doctrine atomiste qui aboutirait à la notion de mouvement comme forma fluens et trouverait dans la notion de minima naturalia son fondement ontologique ultime300. Glasner estime en effet que tout mouvement apparemment un est pour Averroès constitué par une série de mouvements contigus liés les uns aux autres de façon accidentelle. L’ensemble de ces textes, toutefois, incite à une lecture moins radicale. Averroès ne veut pas dire qu’un mouvement temporel est lié par accident à un autre mouvement temporel, mais que la fin de tout mouvement se produit de façon instantanée et que c’est pour cela qu’on peut la définir comme «un changement par accident». 298 On peut en ce sens suggérer que c’est la forme vers laquelle le mouvement est orienté qui dicte l’arrêt du mouvement. Il faut en ce sens considérer le repos comme l’extrême fin du mouvement et le mouvement lui-même comme ce qui va «d’un repos à un autre repos». Aristote, cependant, semble exclure cette lecture, lorsqu’il nie en Phys. VI 3, 234 a31–34 que le repos est ce qui correspond, dans le mouvement, au point par lequel termine une ligne. 299 Glasner, Averroes’ Physics, p.109–140. 300 Pour une présentation d’ensemble de cette étude et des arguments proposés en faveur de cette hypothèse, je me permets de renvoyer à Cerami, «Corps et continuité», p. 299–318.

402

Averroès

Ces textes ne permettent pas non plus de conclure que les minima naturalia soient des réalités existant en acte à l’intérieur de la substance composée, ni par conséquent d’attribuer à Averroès une forme «d’atomisme aristotélicien»301. Certes, Averroès accentue le caractère quantitatif de la forme plus qu’Aristote ne l’avait explicitement fait et définit le premier «ce vers quoi la chose change» comme un minimum; cela toutefois n’interdit pas, d’une part, de conclure que ces minima ne restent pas divisés en acte dans le composé et, d’autre part, de supposer que la continuité est pour Averroès maintenue par autre chose, à savoir par la matière première. De fait, la lecture qu’Averroès propose ne consiste pas à inférer l’existence actuelle des minima naturalia dans les substances composées, mais à conclure que la génération substantielle a une structure à la fois graduelle et continue. Son caractère graduel découle de la nature scalaire des «accidents propres» qui sont remplacés pendant la transformation qualitative. Sa continuité est garantie par le fait que la forme entretient avec le changement qualitatif qui la précède le même rapport que l’instant entretient avec le temps passé et le temps futur: l’advenir de la forme n’est ni contigu ni consécutif à la transformation qui le précède, il n’est que sa borne positive et sa limite. De façon analogue, il faut conclure que «la partie minimale», conçue comme «le premier ce vers quoi» de cette génération, ne demeure pas divisée en acte dans la substance engendrée, elle n’est divisée et désignée qu’en puissance. § 3.2.1. L’instant de la génération: la génération substantielle comme changement per aequivocationem Avant de proposer une exégèse suivie du début de Phys. VI 4 (234 b10–20) où Aristote affirme que tout ce qui change est divisible, Averroès rapporte dans son GC de ce chapitre la difficulté relative aux changements instantanés telle que tous les exégètes (expositores), grecs et arabes, l’avaient envisagée302: si la thèse selon laquelle tout «ce qui change» (τὸ μεταβάλλον, b10) est divisible vaut pour les trois catégories de la qualité, de la quantité et du lieu comme pour celle de la substance, comment peut-on expliquer les changements instantanés dont Aristote fait souvent mention? Dans le cas de ces phénomènes, en effet, le changement et «ce qui change» semblent indivisibles et l’affirmation d’Aristote, qui dit qu’il est nécessaire que «ce qui change» soit en partie en «ce à partir de quoi» et en partie en «ce vers quoi» la chose change, paraît indéniablement fausse303. Averroès rapporte d’abord la solution d’Alexandre telle que les exégètes la relatent (expositores […] dicunt quod Alexander […]), ainsi que celle de Thémistius. Les deux exégètes, d’après Averroès, ont essayé d’esquiver la difficulté d’une 301 Glasner, Averroes’ Physics, p. 2; 155–159. 302 Averroès, GC Phys. VI 4, c. 32, f. 265 I12-E12. 303 Averroès, GC Phys. VI, c. 32, f. 265 I12-L12.

l’étude générale de la génération

403

façon analogue: le premier affirmant qu’en dépit des apparences, il n’y a pas de véritables changements instantanés304; le second suggérant qu’Aristote a admis ce type de transformations, mais qu’il ne l’a pas envisagé dans cette démonstration. En effet, dans sa paraphrase de la Physique, Thémistius explique qu’Aristote n’avait pas besoin de montrer que dans ce type de transformation «ce qui change» est divisible, car cela est évident305. C’est pourquoi il faut admettre que, même si ce qui change instantanément a des parties, son changement ne se produit pas dans le temps, puisque ces parties changent toutes au même instant306. En tant que doué de parties, «ce qui change» (le transmutabile) est donc divisible, mais son changement (la transmutatio) qui se produit de façon instantanée (non in tempore) ne l’est pas. Que l’on accepte l’une ou l’autre interprétation, explique Averroès, on achoppe sur des difficultés exégétiques: dans celle attribuée à Alexandre, on va à l’encontre de ce qu’Aristote a affirmé et que tous les péripatéticiens ont reconnu, c’est-à-dire qu’il y a des changements instantanés; dans celle de Thémistius, on est contraint de conclure que la démonstration de Phys. VI 4 n’est pas une démonstration au sens premier et essentiel (prima et essentialis). En effet, d’après cette lecture, la divisibilité qui est prédiquée de ce qui change dans le temps et de ce qui ne change pas dans le temps est considérée comme la cause de la divisibilité de ce qui change dans l’instant. Or, affirmer que ce qui change dans l’instant se divise selon cette division, alors que son changement n’est pas divisible, serait comme affirmer, assure Averroès, que l’homme marche parce qu’il est rationnel. Cela reviendrait en effet à considérer la rationalité comme cause de la marche, alors qu’elle n’est cause que par accident307. Après avoir écarté la solution d’Alexandre et celle de Thémistius, Averroès mentionne celle proposée par Ibn Bāǧǧa qu’il présente comme une réponse de la 304 Dans le commentaire de Simplicius (In Phys., 964, 9–23; 966, 15–19; 968, 19–22), ainsi que dans la scholie 339 (Rashed, Alexandre d’Aphrodise, p. 369–370), Alexandre ne se montre pas si radical. Il affirme que ces phénomènes existent réellement et explique que dans leur cas, et notamment dans le cas de ceux qui ont lieu dans la catégorie de l’altération, ce n’est pas le tout, mais la partie qui change de façon instantanée. Pour une reconstruction de la position d’Alexandre, voir Rashed, Alexandre d’Aphrodise, p. 103–105. Si l’on considère la façon très rapide dont Averroès présente la position d’Alexandre et le fait qu’il affirme l’avoir lue chez les commentateurs (expositores), on serait tenté de conclure qu’Averroès, lorsqu’il avait élaboré son interprétation, ne devait pas encore posséder le commentaire d’Alexandre à ce passage, mais qu’il se fondait sur des sources indirectes, sans doute sur la paraphrase d’Ibn Bāǧǧa. 305 Themistius, In Phys., 191, 30–192,22; 197,1–19. 306 De ce point de vue, Thémistius semblerait avoir voulu reprendre la solution d’Alexandre, tout en essayant de dépasser sa difficulté principale, celle de comprendre pourquoi les problèmes posés par l’existence d’un changement instantané ne se posent pas pour la partie comme pour le tout. En effet, conclut Thémistius, le tout et les parties sont tous du côté du changement instantané. 307 Averroès, GC Phys. VI, c. 32, f. 265 A1-B7. Averroès explique que la rationalité, dans la mesure où elle permet de diviser le genre bipède, n’est cause de la marche que par accident.

404

Averroès

difficulté soulevée contre Thémistius. Averroès la reconstruit de façon si ramassée, qu’on ne peut la comprendre sans se reporter au texte original. Ibn Bāǧǧa explique dans sa paraphrase de Phys. VI 4 qu’on peut parler de divisibilité du continu de quatre façons. De ces quatre sens de divisibilité, Averroès en retient deux: 1) le continu est divisible par l’imposition de points qui en constituent les extrêmes et en brisent la continuité; 2) un corps continu peut être divisé selon les propriétés contraires dont il est substrat. En accord avec ce deuxième sens de divisibilité, un corps serait en mouvement lorsqu’une partie est prédiquée d’une propriété contraire et l’autre de l’autre propriété contraire. C’est à ce deuxième type de divisibilité qu’en Phys. VI 4 Aristote ferait allusion, lorsqu’il affirme que le transmutabile est toujours divisible. L’argument d’Aristote ne concernerait donc que les changements divisibles selon les contraires308. Dans la suite du c. 32, Averroès affirme avoir longtemps considéré la position d’Ibn Bāǧǧa comme la meilleure, avant de comprendre qu’il fallait la rejeter, en raison de son inefficacité à résoudre l’aporie en question. L’idée générale proposée par ce dernier n’est toutefois pas écartée. Averroès, en effet, non seulement ne refuse pas l’existence d’une pluralité de sens de divisibilité, mais il étaie sa propre lecture sur cette distinction. Dans sa réponse, il n’évoque plus le nom d’Alexandre, mais la solution qu’il propose repose sur une idée sur laquelle ce dernier avait fondé sa propre lecture: d’une part parce que «le premier ce vers quoi» constitue un seuil physique qui ne brise pas la continuité du mouvement309, d’autre part parce qu’il insiste sur la nature instantanée de l’advenir de la forme310. C’est cette même thèse qu’Averroès reprend, pour l’attribuer, d’une façon plus explicite, à toute génération substantielle. Contredisant à la fois Thémistius et Ibn Bāǧǧa, mais en faisant siens des éléments de la position de ce dernier, Averroès affirme que la seule divisibilité considérée en Phys. VI 4 est celle qui divise le continu «selon les extrêmes», car c’est la seule divisibilité qu’on puisse prédiquer du continu de façon essentielle et première. La divisibilité «selon les contraires», en revanche, ne se prédique du continu que par accident. La lecture d’Ibn Bāǧǧa est donc à écarter, car elle fait dire à ce passage l’exact contraire de ce qu’Aristote affirme. Elle suppose en effet que l’argument de Phys. VI 4 est fondé sur la divisibilité selon les contraires, alors que dans ce texte il n’est question que de la divisibilité qui est par soi divisibilité du continu: celle par les extrêmes311. 308 Ibn Ba¯gˇgˇa, Šurūḥāt al-samāʿ, p. 96, 7 –101, 13. Sur ce passage et les observations supplémentaires qu’on trouve dans le MS Wetzstein 87, voir P. Lettinck, Aristotle’s Physics and its Reception in the Arabic World, with an edition of the umpublished parts of Ibn Bājjā’s Commentary on the Physics, Brill, Leiden 1994, p. 371–377. 309 Rashed, Alexandre d’Aphrodise, p. 102–105. 310 Sur la distinction entre le mouvement et l’advenir de la forme chez Alexandre, voir Cerami, Changer pour rester le même. 311 Averroès, GC Phys. VI, c. 32, f. 266 B15-C6.

l’étude générale de la génération

405

La solution d’Averroès consiste ainsi à supposer qu’il faut appliquer la même solution aux quatre types de changement. Dans chacune des quatre catégories où il y a changement, il faut distinguer entre les changements qui sont tels de façon essentielle (essentialiter) et par soi (per se), et les changements qui sont tels de façon équivoque (per aequivocationem) et par accident (per accidens). Les changements par soi sont les transformations qui vont d’un état de repos à un état de repos et qui se produisent dans un transmutabile qui se divise de façon continue. Les changements per aequivocationem, en revanche, ne sont rien d’autre que les fins des changements par soi. Le transmutabile de ce second type de transformation, comme la transformation elle-même, est donc transmutabile per aequivocationem. Dans la catégorie de la substance, comme dans les autres catégories où l’on a changement, il y a donc un transmutabile divisible par soi et un transmutabile qui, constituant la fin du changement, n’est divisible que par accident et advient de façon instantanée: «Quant à moi, j’ai longtemps soutenu l’opinion d’Ibn Bāǧǧa, mais plus maintenant. Puisque les changements sont de deux types: 1) le changement qui existe par soi, à savoir le changement qui va du repos au repos, et 2) le changement qui n’existe pas par soi, à savoir le changement qui est la fin de l’autre changement, comme par exemple l’illumination de la maison qui se produit par le mouvement d’une bougie et le changement d’une colonne de droite à gauche qui se produit en raison d’un mouvement par rapport à colonne. Et il est manifeste que ces changements ne se produisent pas dans le temps, puisqu’ils sont les fins des changements et que la fin est indivisible et diffère de ce dont elle est la fin. Et il est manifeste que ne peut exister par soi. Par conséquent, les changements qui sont changements au sens premier sont de deux types: i) soit des changements dont la fin est dans le même genre que le changement lui-même, ii) soit le changement dont la fin appartient à un autre genre. Les deux types de changement sont dans le temps et quelque chose est dans ce à partir de quoi et quelque chose dans ce vers quoi , peu importe que la fin du changement appartienne ou pas au même genre . C’est pour cela que les choses qui changent qui ne sont pas dans le temps sont celles-là même qui changent dans le temps. En effet, puisqu’il a été montré concernant les choses qui sont dans le temps qu’elles sont divisibles, il a été montré que toutes les choses qui changent sont divisibles, puisque tout ce qui ne change pas dans le temps est de fait de quelque chose qui change dans le temps. En outre, le fait pour quelque chose de changer mais pas dans le temps, c’est par accident, puisque suit un autre changement. De quelle façon donc peut-on accuser Aristote, dès lors que sa démonstration ne concerne pas ? Étant donné que la même démonstration ne vaut pas pour ce qui est par accident et ce dont la notion relève de ce qui change par soi. En effet, ce qui est par accident suit ce qui est par soi. Aussi la fin du changement n’est pas un changement, puisque la fin de la chose n’est pas la chose même. Si donc on l’appelle changement, c’est de façon équivoque»312. Ce passage crucial nous donne la solution d’Averroès à l’aporie des changements instantanés, en même temps qu’il nous présente une thèse majeure de sa théorie du changement. Anticipant une distinction qu’Aristote n’explicitera qu’au chap. 10, Averroès conclut que la thèse qui affirme que tout ce qui change est divisible ne concerne pas les «changements par accident», mais seulement les «changements par soi». Ce qui est indivisible, comme le dira Aristote en Phys. VI 10 (340 b8–9), ne change que par accident. La thèse de Phys. VI 4 ne s’applique donc pas aux changements instantanés qui ne sont pas «existants par soi», mais qui ne sont que les fins d’un changement existant par soi, comme c’est le cas de l’illumination d’une pièce, par quelqu’un qui apporterait une bougie ou le changement de position vis-à-vis d’un point fixe. En effet, la propriété d’être divisible ne se prédique pas par soi et essentiellement de ce qui change de façon instantanée (l’illumination). Elle s’en prédique seulement par accident dans la mesure où le venir à l’être instantané suit un changement qui est divisible par soi (le mouvement de la bougie). Peu importe que, dans ce type de phénomène, la phase temporelle, à savoir le «changement par soi», et le «changement par accident», à savoir le venir à être instantané, appartiennent à deux catégories différentes, par exemple à 312 Ibid., c. 32, f. 266 C6-F11: «Ego autem diu sustinui opinionem Avempace, sed modo non. Quoniam transmutationes sont duobus modis: modus existens per se, et est transmutatio quae est de quiete in quietem, et modus existens non per se et est transmutatio quae est finis alterius transmutationis, verbi gratia illuminatio domus, quae sit a motu candelae et mutatio columnae de dextro in sinistru a motu columnae. Et manifestum est quod istae transmutationes sunt non in tempore, quia sunt fines transmutationum, et finis est indivisibilis et differt ab illo cuius est finis. Et est manifestum quod impossibile est ut sit per se. Ergo transmutationes quod sunt principales sunt duobis modis, aut transmutatio cuius finis est de genere illius transmutationis, aut transmutatio cuius finis est de alio genere; et utraque est transmutatio in tempore et quaedam est in eo ex quo et quaedam est in eo ad quod; et indifferenter sive finis transmutationis fuerit de genere ipsius aut non de genere. Ergo transmutabilia quae sunt non in tempore eadem ipsa sunt transmutabilia quae sunt in tempore. Ergo, cum fuerit declaratum de istis quae sunt in tempore quod sunt divisibilia, declarabuntur omnia transmutabilia esse divisibilia; cum omne transmutabile non in tempore est transmutabil in tempore; et etiam trasmutari aliquid non in tempore est per accidens, cum consequatur transmutationem aliam. Quomodo igitur accusatur Aristoteles si demonstratio ipsius non continet ipsam? cum illud quod est per accidens non habeat demonstrationem cum hoc quod cognitio eius collocatur in cognitione trasmutabilis per se. Quoniam illud quod est per accidens sequitur illud quod est per se. Et etiam finis transmutationis non est transmutatio: quoniam finis rei non est illa res. Si igitur dicatur transmutatio, erit per aequivocationem».

l’étude générale de la génération

407

celle du lieu et à celle de la qualité, dans le cas de l’illumination. Dans tous les phénomènes instantanés, le changement instantané n’est que la fin d’un processus temporel. C’est pourquoi on peut admettre l’existence de ce type de changements, sans contredire la thèse générale qui dit que tout ce qui change est divisible. Le but d’Averroès toutefois n’est pas d’expliquer ce seul type de phénomène. En proposant cette exégèse, il veut établir deux thèses de portée plus générale: 1) tout changement, qu’il soit substantiel ou accidentel, se réalise dans le temps, puisqu’il est toujours constitué par un «changement par soi» (transmutatio per se) scandé par des phases temporelles et par un «changement par accident» (transmutatio per accidens), qui se produit de façon instantanée et marque la fin de la transmutatio per se313. Il est clair, en effet, que par ces exemples Averroès veut expliquer que l’advenir de la forme substantielle, en tant que changement par accident, entretient avec le changement altératif un rapport comparable à celui impliqué dans le changement qui se produit dans la catégorie de la relation. La forme ne change pas, si ce n’est par accident, tout comme ne change pas la colonne au tour de laquelle se déplace Socrate, en passant de droite à gauche; 2) dans certains cas, «le changement par soi» et «le changement par accident» relèvent de la même catégorie, tandis que dans d’autres le processus temporel n’appartient pas à la même catégorie que le changement instantané. Averroès inclut dans ce type de changement non seulement les phénomènes comme l’illumination et le changement de position, mais toute génération substantielle. Ces deux thèses permettent à Averroès de tirer sa conclusion générale: dans tout changement, accidentel ou substantiel, seules les transmutationes per se sont des processus divisibles par soi, tandis que les transmutationes per accidens ne sont divisibles que par accident. Mais que faut-il entendre par «divisible par accident» et «divisible par soi»? Et pour quelle raison faut-il admettre que la fin instantanée d’un changement est «divisible par accident»? Averroès explique dans ces mêmes lignes que «ce qui change» de façon instantanée (non in tempore) est «divisible par accident», puisqu’il constitue la fin de ce qui change dans le temps (consequatur transmutationem aliam). C’est toutefois dans les pages consacrées à expliquer le rapport entre le temps et le maintenant, qu’il clarifie la notion de divisibilité par accident.

313 Ibid., c. 32, f. 266 F12–14: «[…] Tout changement se produit à partir de quelque chose, à savoir à partir de quelque chose qui est en repos, et cela, comme nous l’avons dit, est le changement qui est changement de façon essentielle, c’est-à-dire du repos au repos; en revanche, le changement qui suit le changement n’est pas du repos au repos et il n’est pas pour cela même un changement existant par soi» («[…] omnis transmutatio est de aliquo, idest de aliquo quod est quiescens et ista, sicut diximus, est transmutatio quae est essentialiter, scilicet de quiete in quietem, transmutatio vero quae sequitur transmutationem non est de quiete in quietem et immo non est transmutatio existens per se»).

408

Averroès

Suivant le texte de sa traduction arabe, Averroès explique dans son commentaire de Phys. VI 3, 234 a15–16314 que la division n’est pas dans le «maintenant» comme dans son essence, mais par accident315. La division n’est pas division du maintenant à titre premier, mais du temps, par le maintenant. De la même manière, on peut affirmer que la fin du mouvement, à savoir la forme qui vient à être à l’issue du processus de génération, n’est pas divisible par soi, mais par accident. C’est aussi pourquoi on peut conclure que la fin du mouvement change seulement par accident: si l’on affirme que seul ce qui est divisible change, on peut en effet conclure par conversion que ce qui n’est pas divisible ne change pas, au moins non pas par soi. Dans tous les types de changement, donc, ce qui se transforme dans le temps est divisible et changeable par soi, car il est en partie «en ce à partir de quoi la chose change» et en partie «en ce vers quoi elle change». En revanche, ce qui vient à être dans l’instant est divisible et changeable par accident, car, comme Averroès l’affirme, «la fin de la chose n’est pas cette même chose», sauf per aequivocationem316. La fin d’un changement est donc divisible, mais seulement par accident, car elle ne se produit pas dans le temps, mais dans l’instant. C’est la transformation par soi, à savoir le changement temporel s’achevant dans la transformation instantanée, le seul véritable processus divisible. Cette solution permet d’expliquer le cas des phénomènes instantanés, mais plus généralement les quatre types de changement, et donc aussi les générations substantielles. Dans le cas de la génération substantielle, on peut en effet conclure que l’advenir de la forme substantielle est le changement par accident qui marque la fin de la phase temporelle de la génération. Par conséquent, on peut également conclure que les formes, dans lesquelles s’achèvent les transformations substantielles, viennent à être de façon instantanée et, comme le dit Averroès, «changent par accident», puisque leur venir à être «suit une autre transformation», c’est-à-dire une transformation scandée dans le temps dont il reste encore à définir la nature. Il faut bien souligner que par cette affirmation, Averroès ne veut dire ni que la fin du changement suit par accident le mouvement, ni qu’il existe à l’intérieur d’un changement une série de changements intermédiaires qui se suivent de façon contigüe317. Lorsqu’ici il parle de «changement qui suit le changement», 314 Ibid., c. 27, f. 263 D6–12. 315 Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa, p. 640, 1: «En effet, la division ne lui appartient pas par essence (ḏalika anna al-qisma laysat lahu fī ḏātihi)». Le traducteur arabe semble en effet traduire un texte qui suit en partie la première conjecture de Simplicius: ἡ γὰρ διαίρεσις οὐ τοῦ καθ’ αὑτό (Simpl., In Phys., 968, 24 et sq.). 316 Averroès, GC Phys. VI, c. 32, f. 266 E2-F12. 317 Cette interprétation a été proposée par R. Glasner, qui estime que la fin du changement soit liée par accident à la transformation temporelle, du fait qu’il appartient à un autre «genre» par rapport au mouvement (Glasner, Averroes’ Physics, p. 119 et sq.). On a vu, toutefois, que le changement de genre n’implique pas une discontinuité du changement, mais le fait que dans

l’étude générale de la génération

409

Averroès ne fait ni allusion à une transformation temporelle qui serait postérieure et contigüe à une autre, ni ne veut admettre que la transformation instantanée est liée à sa transformation temporelle de façon purement accidentelle. Le changement qui suit le changement n’est rien d’autre que le changement instantané qui suit la phase temporelle. Averroès ne veut pas conclure que ces deux changements sont contigus, car s’il le faisait, il contredirait la thèse foncièrement aristotélicienne, qu’il a lui-même acceptée, qui dit qu’un point, en tant qu’indivisible, n’est ni en continuité ni en contiguïté avec la longueur qu’il délimite318. Averroès veut plutôt conclure, à la suite de tout ce qu’il a expliqué jusque-là, que dans les quatre types de changement la fin suit la transformation qui se produit dans le temps comme l’instant présent suit le passé et que c’est pour cela aussi qu’on peut dire que les fins d’un changement changent seulement par accident. Il en va de même des quatre types de transformations, c’est-à-dire celles dont la fin et le mouvement qui la précède appartiennent à une même catégorie et celle dont la fin appartient à une catégorie différente, parmi lesquelles la génération substantielle. Le processus temporel et l’advenir de la forme substantielle ne sont pas deux phénomènes contigus, car le premier entretient avec le second le même rapport que la ligne entretient avec le point: la forme, comme le point, en tant qu’indivisible, n’est ni en continuité ni en contiguïté avec la transformation progressive, elle en constitue simplement la fin319. Son advenir, donc, «suit par accident» la transformation temporelle qui le précède, dans la mesure où il se produit de façon instantanée. Il est en ce sens un changement par accident, car la forme «survient» instantanément à l’issue de la transformation temporelle. C’est dans la partie de l’exégèse ad litteram des premières lignes du chapitre VI 4, qu’Averroès explique plus dans le détail le cas de la génération substantielle et la nature de ce qui, dans son cas, change de façon instantanée. Conformément à la solution qu’il vient de proposer, il affirme qu’il y a un «premier ce vers quoi» dans chacun des quatre changements320. Dans le cas de la génération substantielle, c’est la plus petite partie du produit engendré (minima pars quae potest inveniri de generato) qui constitue le «premier» de la transformation. Dans ce le cas de la substance le processus temporel appartient à une autre catégorie, à savoir celle de la qualité. 318 Aristote, Phys. VI 1. Sur le «maintenant» cf. VI 3; IV 11, 220 a10 et sq.; IV 13, 222 a10 et sq. 319 C’est sur cette même idée que se fonde d’une part la distinction entre la perfection du mouvement dans laquelle aucune potentialité ne demeure (une perfection qui coïncide avec la fin du processus temporel) et la perfection (qui corresponde au processus temporel) qui garde encore de la potentialité (cf. Averroès, GC Phys. III, c. 4); d’autre part, l’idée qu’un mouvement ne peut suivre un autre mouvement si ce n’est par accident (cf. Averroès, GC Phys. V, c. 12, f. 217 B16-C8, C13-D4; GC Phys. VI, c. 32, f. 266 FI4-G4). 320 Averroès, GC Phys. VI, c. 32, f. 266 K11–13.

410

Averroès

passage, Averroès ne précise pas la nature du processus qui y conduit ni n’affirme si cette partie demeure comme quelque chose d’existant en acte à l’intérieur du produit final; cependant la comparaison avec l’altération nous donne des indications claires. S’il faut accorder à cette analogie une véritable importance, comme le prouvent l’ensemble des textes du GC de Phys. I et de la suite du GC de Phys. VI, et si la génération amenant à la forme est un processus unique, c’est-àdire qu’elle procède sans interruption jusqu’à l’advenir de la dernière forme, le «premier ce vers quoi» de la génération ne peut pas demeurer en acte321. Dans la catégorie de la qualité, affirme en effet Averroès, les termes intermédiaires d’une altération unique conduisant d’un contraire à l’autre ne se distinguent pas en acte, mais seulement en puissance. En effet, si le «premier ce vers quoi» était distinct en acte, nous dit Averroès, le mouvement en serait détruit: «[…] cependant cela n’est pas distinct en acte, mais en puissance, parce que, s’il l’était en acte, le mouvement en serait détruit»322. Dans le cas de la génération, il faut supposer qu’il en va de même. La continuité de la génération substantielle est donc garantie par le caractère temporel de la transformation par soi qui précède l’advenir de la nouvelle forme. Le GC de Phys. VI 5–6 confirme cette lecture et explique la nature du changement temporel qui précède l’advenir de la forme. En commentant ces deux chapitres, Averroès confirme que le «premier ce vers quoi» la chose change n’existe qu’en puissance et affirme explicitement que la génération substantielle, dans sa partie temporelle, est une altération. Il le fait, d’abord, dans le c. 45 lorsqu’il commente Phys. VI 5 (236 a5–7)323, puis dans le c. 59 lorsqu’il commente la fin de Phys. VI 6 (237 b9 et sq.)324. Il conclut que la génération substantielle, comme l’altération, est un phénomène continu, en vertu de la continuité du temps dans lequel elle se produit. Dans les deux cas, en effet, il est impossible de «repérer un premier changement désigné en acte»: l’instant où «ce qui change a commencé de changer», assure Averroès, n’existe qu’en puissance: «Ensuite il dit et il est tout à fait impossible de saisir le premier, c’est-à-dire de saisir un premier changement désigné en acte. Ensuite il dit La cause en

321 Sur la nécessité de considérer les étapes intermédiaires d’un mouvement comme des points d’arrêt non actuels, voir Aristote, Phys. VIII 8, 262 a22–4, 28–33. 322 Averroès, GC Phys. VI, c. 32, f. 267 A4–7: «[…] licet hoc quiddam non distinguatur in actu, sed in potentia; quoniam, cum fuerit in actu, destruetur motus». 323 CG Phys. VI, c. 45, f. 274 L1–275, A6. 324 CG Phys. VI, c. 59, f. 284 F-285 F.

l’étude générale de la génération

411

est que, la grandeur, le mouvement et le temps ne sont pas composés d’indivisibles, puisque si le mouvement se divisait en indivisibles, alors il y aurait un premier mouvement et une première grandeur et un premier temps»325. Ce passage confirme donc que «le premier ce vers quoi» de la génération, comme de tout mouvement, n’est pas quelque chose de désigné en acte. Le mouvement, en effet, n’est pas composé d’indivisibles. Si l’advenir de la forme était à la génération ce qu’est un mouvement temporel par rapport à celui qui le précède, il y aurait un premier mouvement et, l’on peut rajouter, une première génération. § 3.2.1. La génération substantielle comme «mouvement composé» Dans le c. 45 du GC de Phys. VI 5, de façon encore plus claire, Averroès assure que l’advenir de la forme est quelque chose d’indivisible, mais qu’elle n’est ni en contiguïté ni en continuité avec la transformation altérative qui précède, car elle n’en est que la fin. Il explique en effet que la génération n’est pas une transformation au sens strict, c’est-à-dire temporellement délimitée par deux termes opposés, mais qu’elle est plus proprement la fin d’un mouvement qualitatif: «Les changements indivisibles, à savoir ceux qui concernent l’indivisible, par exemple la génération et la corruption, sont de la forme; la forme en effet est l’indivisible. Il est manifeste donc que ces changements concernent des choses indivisibles. Ensuite il dit Il est donc manifeste etc. il est donc manifeste que ce qui se corrompt se corrompt dans l’indivisible et ce qui advient advient dans l’indivisible […] la génération et la corruption ne sont pas divisibles, de sorte qu’elles aient un début et une fin. Mais peut-être il nous renvoie à ce qu’il a été dit auparavant, que la génération et la corruption sont les fins d’un changement. Et on a vu ici que la fin du changement est indivisible. Et j’entends par changement ce dont la fin est la génération et la corruption, à savoir le changement de l’altération, et la génération est la fin de l’altération et elle n’est pas un changement, mais elle est ce qui suit le changement, puisqu’elle ne se divise pas selon le plus et le moins, étant donné qu’on ne peut concevoir un homme qui est plus homme qu’un homme, ni un cheval qui est plus cheval qu’un autre, comme en revanche on conçoit un blanc plus blanc qu’un autre. Au contraire, la génération et la corruption ne sont pas des mouvements et elles n’existent pas par soi, 325 CG Phys. VI, c. 58, f. 284 A5-B1: «Deinde dicit et impossibile est in aliquo modo invenire primum, id est invenire primam transmutationem demonstratam in actu. Deinde dicit Et causa in hoc est quia magnitudo et motus et tempus non componuntur ex indivisibilibus, quoniam si motus divideretur in indivisibile, tunc esset illic primus motus et prima magnitudo et primum tempus». Cf. ibid., c. 46, f. 275 H-I.

412

Averroès

mais suivent un mouvement; et peut-être il entend par indivisible dans la génération et la corruption la forme»326. Averroès ne pourrait s’exprimer plus clairement sur la nature qu’il appellera «composée» de la génération substantielle. La génération et la corruption sont des phénomènes instantanés qui ne se produisent pas dans le temps, parce qu’elles ne sont pas bornées par des limites, mais qu’elles sont elles-mêmes les bornes d’un processus temporel. Ce processus temporel dont la génération et la corruption constituent les instants indivisibles appartient à la catégorie de l’altération. La génération au sens propre n’est pas l’altération elle-même, mais la fin de cette altération qui s’achève dans l’advenir de la forme substantielle. La raison en est, affirme Averroès, que la forme ne peut être, en tant que telle, divisible selon le plus et le moins; on peut supposer, en revanche, que c’est le cas des qualités qui dictent la transformation à laquelle fait suite l’advenir de la forme. Stricto sensu, on ne peut pas être plus homme qu’un autre homme, même si comme on le verra, un individu peut être plus parfait qu’un autre. Les propriétés qualitatives qui accompagnent la forme en revanche sont divisibles et, par conséquent, mesurables. C’est donc pour cette raison qu’Averroès insiste sur la nature composite de la génération: la forme n’a pas à strictement parler de plus et de moins; son advenir toutefois ne peut exister par soi, tout comme n’existent par soi ni l’instant présent ni les points. La génération et la corruption, comme l’instant présent ou les points, n’existent pas par soi; elles ne sont que la fin d’une grandeur mesurable, à savoir une transformation qualitative. Dans la suite du GC de Phys. VI, Averroès explique que le paradigme de «l’altération substantielle» permet d’attribuer à la génération une autre des conditions que tout processus continu doit respecter, à savoir celle qui dit que «tout

326 CG Phys. VI, c. 45, f. 274 L1–275 A6: «Transmutationes vero indivisibiles, scilicet quae sunt in indivisibili, verbi gratia generatio et corruptio, sunt in forma; forma enim est indivisibilis. Manifestum est igitur de eis quod istae transmutationes sunt in rebus indivisibilibus. Deinde dicit Manifestum est igitur etc. manifestum est igitur quod illud quod corrumpitur, corrumpitur in indivisibili et illud quod fit, fit in indivisibili. […] generatio et corruptio non sunt divisibiles, ita quod habeant principium et finem. Sed forte transmittit nos ad hoc quod dictum est prius, quod generatio et corruptio sunt fines transmutationis. Et declaratum est hic quod finis transmutationis est indivisibilis. Et intelligo per transmutationem illud cuius finis est generatio et corruptio, scilicet transmutationem alterationis, et generatio est finis alterationis et non est transmutatio, sed est sequens transmutationem, quia non dividitur in magis et minus, quia non intelligitur homo esse magis quam homo, neque equus est magis quam equus, sicut intelligitur album magis quam album. Et immo generatio et corruptio non sunt motus neque existunt per se sed sequuntur motum et immo forte intendit per indivisibile in generatione et corruptione formam». Sur la forme comme indivisible cf. GC Phys. III, c. 68; GC DA I, c. 53, 90; II, c. 7–10, 12; GC Met. H, c. 3, 7.

l’étude générale de la génération

413

ce qui change a changé auparavant». C’est aussi dans ce passage qu’il explique clairement en quel sens on dit que la génération est un mouvement composé. Commentant Phys. VI 6 (237 b9 et sq.) Averroès affirme que, dans le cas de la génération substantielle, l’affirmation d’Aristote qui dit que «tout ce qui est en train de changer et tout ce qui a fini de changer ont changé auparavant» vaut seulement si l’on considère le changement altératif qui précède l’émergence de la forme substantielle. Comme Alexandre, Averroès précise qu’Aristote veut exclure les phénomènes instantanés, tels que la sensation ou l’intellection327. La comparaison avec la sensation et l’intellection permet à Averroès de confirmer le rapprochement entre la génération substantielle et le changement selon la relation. La sensation, l’intellection et la génération substantielle partagent en effet ce caractère qui les rapprochent toutes du changement selon la relation: ce qui advient à la fin de la transformation n’est que la fin du changement, qui en tant que fin ne change pas ni n’est de la même espèce que ce qui était en train de changer. Ce qui change dans le cas de la génération substantielle n’est pas le même au début et à la fin, car comme Aristote l’a expliqué en Phys. V, la génération est le changement d’un non-sujet à un sujet. Par conséquent, à chaque type de transmutatum correspond un type de changement; la génération substantielle est composée d’un changement essentialiter dans la catégorie de la qualité et d’un changement per aequivocationem dans la catégorie de la substance, à savoir l’advenir de la forme, qui ne se produit pas dans le temps: «[…] Et puisque la génération est le changement d’un non-sujet à un sujet et la corruption le changement d’un sujet à un non-sujet, alors ce qui change dans ce changement n’est pas le même du début du changement jusqu’à la fin; c’est pourquoi le changement lui non plus n’est pas de la même espèce. En effet, le mouvement (motus) de génération et de corruption est composé (compositum) d’un changement dans la qualité et d’un changement dans la substance; et le changement dans la substance, c’est-à-dire l’advenir de la forme substantielle, n’est pas dans le temps»328. 327 Averroès, CG Phys. VI, c. 59, f. 284 G10-H3. Averroès ne cite pas explicitement Alexandre, mais on trouve dans le commentaire de Simplicius et dans les gloses attribuées à Alexandre le même type de raisonnement, cf. Simpl., In Phys. 997, 30–998, 3; Rashed, Alexandre d’Aphrodise, p. 393, glose 372. Aucun de ces deux textes, en réalité, ne fait mention de l’intellection, qui peut constituer un ajout d’Averroès. L’utilisation du paradigme du changement selon la relation dans le cas de l’intellection est toutefois à l’œuvre dans certains textes clés du De Anima d’Alexandre et de ces Questions. Pour une présentation de ces textes, voir Cerami, Changer pour rester le même. 328 CG Phys. VI, c. 59, f. 284 H3-I6: «[…] Et quia generatio est transmutatio de non subiecto in subiectum et corruptio est transmutatio de subiecto in non subiectum, immo transmutatum non est idem in ea de initio transmutationis usque ad finem; quare etiam nec transmutatio est eiusdem speciei. Nam motus generationis et corruptionis est compositus ex transmutatione

414

Averroès

Averroès précise ici que la génération est aussi bien le processus continu d’altération que la fin qui boucle le changement, c’est-à-dire l’advenir instantané de la forme substantielle. Ce qui change (le transmutabile) n’est pas du début à la fin une même entité ontologique, car il s’agit, au début, de propriétés qualitatives liées à une certaine forme et, à la fin, d’une nouvelle forme substantielle. C’est cela qui fait de la génération un «mouvement composé». La nature «composite» de la génération substantielle, ainsi que la comparaison avec le changement selon la relation, permet de comprendre en quel sens la forme substantielle, au sens strict, ne s’engendre pas. Dans la mesure où l’advenir de la forme n’est pas dans le temps, elle ne change pas, tout comme ne change pas la colonne autour de laquelle Socrate se meut. Le sujet du changement altératif, en revanche, change dans la mesure où il n’est pas de la même nature que la fin du changement. Ce statut particulier de la génération substantielle permet, d’après Averroès, d’expliquer la précision des lignes 237 b11–13, où Aristote affirme que ce qui est engendré est parfois autre que ce qui a été engendré329. Par cette affirmation, explique Averroès, Aristote ne veut pas exclure la génération des processus continus; il veut plutôt préciser que dans le cas de la substance «ce qui était en train d’être engendré» et «ce qui a été engendré» n’appartiennent pas à la même catégorie ou à la même espèce. C’est ce que l’exemple de la construction de la maison met en lumière: même si la maison n’est pas de la même espèce que ce qui a été engendré, à savoir les fondations, le changement reste en lui-même un processus unique: «Et il ne s’ensuit pas que ce qui a changé précédemment dans la génération soit de la même espèce que ce qui a ensuite changé, mais il est d’une espèce différente, bien que le changement soit de la même espèce. Il donne ensuite un exemple et il dit par exemple quelque chose de ce , en effet quant à la maison puisqu’elle est composée par la génération d’autres corps, il ne s’ensuit pas que les parties de son changement ou de la chose qui change soient de la même espèce que le changement final»330.

in qualitate et transmutatione in substantia; et transmutatio quae est in substantia est non in tempore, scilicet proventus formae substantialis». 329 Aristote, Phys. VI 6, 237 b11–13: «ce n’est pourtant pas toujours le cas de ce qui est engendré, qui parfois est autre , par exemple quelque chose de , comme les fondations pour la maison». 330 Averroès, CG Phys. VI, c. 59, f. 284 I8–18: «sed non sequitur ut transmutatum praecedens in ea sit de specie transmutati posteriori, sed de alia specie, licet transmutatio est eiusdem speciei. Deinde induxit exemplum et dixit verbi gratia quidam illius rei; quoniam domus quia componitur ex generatione aliorum corporum, non sequitur ut ex partes transmutationis, aut transmutati in ea sint de specie postremae transmutationis. Et hoc similiter accidit in generatione animalium et aliorum corporum organicorum».

l’étude générale de la génération

415

Ce passage explique ainsi en quel sens la génération substantielle peut être scandée par des phases différentes, tout en restant un processus unique. La génération se fait partie par partie, car les parties de ce qui est en voie de transformation adviennent les unes après les autres. Les parties du transmutatum ou du changement lui-même peuvent être d’espèces différentes, mais le processus génératif est rendu unique par la forme finale. Il ne s’agit donc pas de nier que le processus qui débouche sur une nouvelle forme substantielle est unique, mais d’admettre que «ce qui change» et le changement lui-même sont d’une espèce différente avant et après la fin de la génération. La transformation qui précède l’advenir de la forme substantielle de la substance engendrée ou de ses parties n’est pas nécessairement le même type de changement qui se manifeste à la fin331. L’importance accordée à cette idée est attestée par le fait qu’Averroès ne se contente pas de citer l’exemple de production artificiel donné par Aristote, mais ajoute qu’il en va de même des générations des êtres vivants. Dans la suite immédiate du texte, il assure que dans leur cas aussi les deux phases du processus relèvent de deux catégories différentes. Bien que ce passage soit fondamental pour comprendre la doctrine de la génération et, plus en général, l’ontologie du sensible qu’Averroès propose, il n’a jamais fait l’objet d’une analyse approfondie. Averroès y affirme d’emblée qu’il n’y a que trois sortes de génération: la génération des corps simples, la génération des corps organiques et la génération de la complexion et du mélange. Il affirme que le seul processus de génération dans lequel la fin n’est pas d’une espèce différente par rapport au processus temporel qui précède est celui des éléments. Toutes les autres sortes de génération, y compris celle des animaux, ne font pas exception: la phase temporelle est d’une espèce différente par rapport à sa fin: «Et il en va de même pour la génération des animaux et des autres corps organiques. En revanche, cela ne se produit pas dans les corps simples, comme 331 On trouve une confirmation supplémentaire de cette thèse dans le GC de Phys. VIII (Averroès, GC Phys. VIII, c. 62, f. 402 D14-E2) où Averroès assure qu’il ne faut pas croire que la génération comme mouvement suit par accident un autre mouvement, mais que la génération, conçue comme phénomène instantané, est un changement par accident puisqu’elle est la fin d’un mouvement temporel. Comme on le verra, Averroès affirme d’abord, dans les cc. 4 et 7 de Phys. VIII 1, que la génération, conçue comme l’advenir d’une forme, est la fin et le complementum d’un mouvement temporel altératif; puis, dans le c. 62, qu’entre deux mouvements dont l’un est la perfection (perfectio) de l’autre, il n’y a pas de temps. Là aussi ce qu’Averroès veut expliquer, c’est qu’on ne peut considérer l’advenir de la forme et la transformation temporelle comme deux mouvements consécutifs l’un par rapport à l’autre, puisque le mouvement altératif et l’advenir de la forme sont d’un côté un changement temporel, de l’autre sa fin qui survient de façon instantanée. C’est pour cela qu’ils constituent un seul et unique processus. La génération est toujours une transformation altérative continue s’achevant dans la forme comme dans sa perfection, alors que la génération conçue comme «mouvement composé» est en soi un processus unique et continu.

416

Averroès

dans la génération du feu et de l’eau. Mais il s’ensuit nécessairement qu’avant le changement posé se produise un autre changement, que ce changement concerne les choses divisibles ou les indivisibles, à savoir seulement les fins de la transformation, de sorte qu’elle n’est pas la fin de la transformation dans la génération. En effet, la fin du changement dans la génération doit nécessairement appartenir à une espèce différente par rapport au mouvement, puisque la fin se trouve de la substance et le changement dont il est la fin se trouve de la qualité. Mais ce changement qui se trouve de la qualité ne concerne pas qu’une seule espèce , puisque, par exemple, lorsque le sang devient chair, il doit nécessairement s’altérer dans plus d’une qualité, jusqu’à ce qu’il expulse la forme du sang et qu’il acquiert la forme de la chair. C’est de cette façon qu’il faut comprendre la génération des corps homéomères. En effet, la génération est de trois sortes: a) soit génération des simples, b) soit génération des corps organiques, c) soit génération de la complexion et du mélange»332. Ce texte confirme de façon claire l’idée que la génération substantielle est un «mouvement composé» d’un changement relevant de la catégorie de la qualité et d’un changement relevant de la catégorie de la substance. L’advenir instantané de la forme relève de la catégorie de la substance et suit un changement d’un certain nombre de propriétés relevant de la catégorie de la qualité. Le phénomène décrit dans ce passage peut être aussi bien celui de la croissance, dans lequel à la suite de la nutrition le sang devient chair, que celui de la génération de l’embryon à partir des menstrues. L’ensemble des qualités qui constituent le soubassement ontologique de la forme du sang change pendant une transformation qu’on peut légitimement définir comme qualitative. C’est à la suite de cette altération que la forme du sang est expulsée et la forme de la chair reçue. La génération de la chair, en tant que génération d’une partie homéomère, doit être considérée comme faisant partie des transformations qui se produisent par mélange. Mais Averroès affirme clairement que le paradigme de l’altération 332 CG Phys. VI, c. 59, f. 284 I18-L10: «Et hoc similiter accidit in generatione animalium et aliorum corporum organicorum. In corporibus vero simplicibus non accidit hoc, ut in generatione ignis et aquae. Sed sequitur necessario ut ante transmutationem positam sit alia transmutatio, sive illa transmutatio accipiatur divisibilibus aut indivisibilibus, scilicet finis transmutationis solummodo, ita quod non sit finis transmutationis in generatione. Nam finis transmutationis in generatione necessario est de alia specie motus, cum finis est in substantia et transmutatio cuius est finis est in qualitate. Sed ista transmutatio quae est in qualitate non est in aliqua una specie eius, verbi gratia quoniam, cum sanguis generatur caro necessario alterabitur in plus quam in unam qualitatem, donec espellat formam sanguinis et habeat formam carnis. Et sic est intelligenda generatio corporum consimilium. Nam generatio est tribus modis aut generatio simplicium aut organicorum aut complexionis et mixtionis».

l’étude générale de la génération

417

substantielle permet d’expliquer tous les phénomènes biologiques, c’est-à-dire aussi bien le mélange, que la génération des anhoméomères et plus généralement celle des animaux. Tous ces phénomènes sont considérés comme des altérations qui débouchent sur une nouvelle forme substantielle. Le mélange, dans la mesure où il fait intervenir les qualités du corps qui se transforme comme pivots du changement, n’est donc que l’une des sortes possibles d’altération substantielle. On peut ainsi conclure que le même modèle explicatif vaut pour la génération de l’embryon et de la première de ses parties organique: le cœur. C’est par une transformation de ses qualités que le sang menstruel acquiert la forme du père. Comme on l’a suggéré, le statut substantiel accordé expressément à ce genre de transformations découle du fait que, pour Averroès plus que pour Aristote, la qualité, ou au moins certaines d’entre elles, acquiert une plus grande épaisseur ontologique. Les éléments constituent en partie une exception, car dans leur cas on ne peut concevoir leurs transformations réciproques dans les termes d’une altération. Cette thèse est confirmée dans la fin du même commentaire, où Averroès identifie explicitement les qualités en jeu dans la transformation substantielle aux accidents propres du corps qui se transforme et confirme implicitement que c’est en raison de cette particularité que les générations des corps homéomères se distinguent de celles des corps simples: «Nous disons en revanche que la génération de la première partie se compose d’une altération et d’une génération; en effet, quand quelque chose s’engendre de quelque chose, par exemple la chair du sang, d’abord s’en vont les qualités et les accidents propres (qualitates et accidentia propria) du sang et viennent à l’être les accidents propres de la chair, jusqu’à ce que la forme du sang s’en aille et que la forme de la chair vienne à être, mais cela se produit à la fin du mouvement, à savoir non pas dans le temps»333. Dans ce texte, comme dans le c. 32 du GC de Phys. VI, ce qu’Averroès appelle la «première partie» de la génération n’est rien d’autre que la plus petite partie du corps engendré, le minimum naturale, qui doit être conçue comme le «premier ce vers quoi» du processus génératif, i.e. le primum generatum. Dans les deux textes, Averroès confirme que la génération est aussi bien la transformation qualitative temporelle et la fin instantanée de cette transformation, dont le minimum naturale est la première partie engendrée. Comme il l’avait affirmé dans le GC de Phys. I334, il confirme également que ce premier noyau de la génération vient à 333 CG Phys. VI, c. 59, f. 285 C3–12: «Nos autem dicamus quod generatio primae partis componitur ex alteratione et generatione, quoniam, cum aliquid generatur ex aliquo, verbi gratia caro ex sanguine, primo amittentur qualitates et accidentia propria sanguini et fient accidentia propria carni, donec amittatur forma sanguinis et fiat forma carnis, sed hoc in fine motus, scilicet non in tempore». 334 CG Phys. I, c. 62, f. 37 F-H.

418

Averroès

être au moment où «les accidents propres» de la forme du corps qui se corrompt sont remplacés par ceux de la forme du corps qui s’engendre. Il conclut que la génération a lieu par cette transformation qualitative qui conduit à l’émergence instantanée de la nouvelle forme substantielle: la forme de la chair survient de façon instantanée lorsque ses accidents propres ont entièrement remplacé l’ensemble des accidents propres du sang. Comme l’expliquait le texte précédent, la transformation du sang en chair n’est qu’un cas de génération substantielle parmi d’autres. Toutes les générations relevant du monde des vivants se réalisent à la suite d’une transformation qualitative dans laquelle les accidents propres du corps qui se corrompt sont remplacés, jusqu’à ce que la nouvelle forme émerge. Plus le corps qui doit s’engendrer est complexe, plus le nombre de qualités qui doivent changer est important, dans le cas des parties homéomères des vivants et des vivants dans leur ensemble il faut supposer que le nombre de ces accidents propres soit considérablement plus important que dans le cas des minéraux ou des autres corps inanimés. Mais que sont concrètement ces «accidents propres» qui mesurent l’altération substantielle? Comme on l’a suggéré, il faut les identifier à des propriétés par soi au deuxième sens de «par soi» énuméré en An. Post. I 4, qui sans être partie de la définition de la chose sont nécessairement liées à sa nature. Ce sont des propriétés de ce type, qu’Averroès appelle également «accidents essentiels» ou «concomitants», qui scandent la transformation substantielle. C’est sur ce point que la doctrine d’Averroès se démarque aussi bien de celle d’Alexandre, que de celle d’Avicenne. En suivant le chemin déjà ouvert par Alexandre, Avicenne affirmait, dans son Kitāb al-Šifāʾ, que la génération substantielle se produit à la suite d’une série de transformations qualitatives graduées qui conduisent à l’advenir instantané de la forme substantielle complète335. En affirmant que la génération substantielle est un mouvement composé, Averroès fait sien et développe le même paradigme. Cependant il va au-delà de la doctrine d’Avicenne, non seulement parce qu’il s’efforce de montrer de façon nette qu’il n’existe pas de rupture entre le changement temporel et l’advenir instantané336, mais surtout parce qu’il précise que les propriétés en jeu dans «l’altération substantielle» ne sont pas de simples qualités, mais des concomitants essentiels intrinsèquement liés à la forme substantielle. De ce point de vue, on comprend mieux pourquoi la génération des corps simples ne peut pas être considérée comme une altération substantielle au même 335 Avicenne, al-Samāʿ al-ṭabīʿī, II.3, p. 98, 12–18; 101, 2–7. 336 Sur le fait qu’Avicenne considère le mouvement comme un étant continu, tout en pouvant se produire dans l’instant, voir Hasnawi, «La définition du mouvement», qui explique qu’Avicenne assure que le mouvement peut avoir à la fois une occurrence dans un instant et une nature temporellement continue, selon qu’il soit considéré comme une réalité extra-mentale ou comme une réalité mentale. Pour une explication de la même question qui fait appel à la notion de limite, voir McGinnis, «On the Moment of Substantial Change», p. 57–61.

l’étude générale de la génération

419

titre que celle des corps complexes. Averroès ne s’attarde pas ici sur la question, mais on peut supposer qu’en accord avec les hésitations exprimées dans son commentaire de Phys. V, il veut suggérer que les qualités propres des éléments sont finalement trop intimement liées à leurs formes pour sortir de la catégorie de la substance et faire de la transformation élémentaire une altération substantielle au sens strict. Les éléments n’ont pas à strictement parler des qualités, car celles qu’on appelle qualités propres sont plus des différences spécifiques que des simples propriétés. Dans leurs cas, pourrait-on conclure, leurs qualités propres suffisent à garantir la divisibilité et la continuité de leur génération. Le paradigme de l’altération substantielle fournit donc à Averroès une clé pour expliquer la génération substantielle et en sauvegarder la continuité, tout en admettant que l’émergence de la forme se produit dans l’instant. C’est dans ce but qu’Averroès élabore une doctrine de la génération cohérente dont on peut encore se demander si elle est conforme au propos d’Aristote. En effet, pour résoudre cette difficulté, Averroès confère à la qualité, ou plus précisément à un certain type de qualités, une fonction ontologique qu’elle n’avait pas dans la théorie aristotélicienne de la génération. Dans le cas des phénomènes instantanés, mais plus généralement dans toute génération et corruption, il est illusoire de croire qu’aucune transformation temporelle ne précède, car si l’advenir de la forme ne se produit pas dans le temps, l’instant dans lequel elle advient est toujours la fin d’un processus temporel. Ce processus, assure Averroès, tout comme son mobile, demeure continu, car il est scandé par des phases qui ne sont pas «désignées» en acte, mais désignées en puissance. C’est ce paradigme ontologique qu’Averroès accorde à toute forme de génération, à l’exclusion relative des générations élémentaires. C’est en appliquant ce paradigme que la continuité de leur transformation temporelle est sauvegardée. La continuité des phénomènes naturels, et notamment des transformations biologiques, est maintenue, car même si la forme substantielle est indivisible et que l’advenir de cette forme ne se fait pas dans le temps337, la génération substantielle est le résultat, ou plus précisément la fin, d’une transformation continue de certaines qualités qu’on peut définir comme des accidents propres de ce qui se transforme. Aucune forme n’advient donc sans qu’un changement temporel ne précède: Phys. VIII est en vue. On comprend en effet que le paradigme de «l’altération substantielle» constitue en définitive une riposte à toute possible objection créationniste. On montrera dans les pages qui closent ce chapitre qu’on ne peut saisir la valeur et le rôle de la théorie de la génération du GC de la Phys., tant qu’on n’aura pas compris que c’est Phys. VIII qui lui en fournit les enjeux ultimes. Si Averroès s’efforce d’analyser la génération substantielle dans les termes d’un mouvement et de lui attribuer la définition formulée en Phys. III 1, c’est qu’il veut fournir 337 Averroès, GC Phys. VI, c. 45, f. 274 L2–275 A11.

420

Averroès

un modèle capable de rejeter tout à la fois les objections philoponiennes contre l’éternité du mouvement, la théorie créationniste ašʿarite et toute doctrine qui admettrait une forme de génération continue. On ne peut comprendre la théorie de la génération qu’Averroès propose dans son GC de la Phys. tant qu’on ne comprend pas qu’elle a été formulée dans le but ultime de défendre les arguments de Phys. VIII en faveur de l’éternité du mouvement. Même si dans un deuxième temps, Averroès niera que la seule nature continue des mouvements sublunaires suffit à montrer l’éternité du monde, il confirmera que la génération substantielle doit être considérée comme une forme d’altération substantielle scandée par des phases continues. La génération substantielle, ou plutôt l’advenir de la forme, suit par accident l’altération substantielle, puisqu’elle se produit dans l’instant. L’instant, comme le point, n’est ni contigu ni continu à la grandeur dont il constitue la fin. C’est suivant le même raisonnement qu’Averroès peut également admettre que les différents changements du monde sublunaire se suivent par accident: non pas parce qu’ils sont reliés par un simple lien contingent, mais parce que la fin du mouvement qui précède, en tant qu’entité instantanée, est un changement par accident. S’il y a «changement de changement par accident», c’est que tout arrêt, pour le dire autrement, brise la continuité du mouvement, en étant l’instant qui en marque la fin et qui est, pour cela même, un «changement per accident». Cette doctrine permet en ce sens de garantir la nature continue de la génération, en même temps que son caractère instantané. La génération est un mouvement, même s’il est d’un genre particulier: bien que le sujet de la transformation substantielle ne soit désigné qu’en puissance, dans son cas aussi, on peut repérer une série de termes opposés s’achevant dans la fin ultime qui advient instantanément. Dans ce même cadre théorique, le plus grand effort d’Averroès est d’admettre que cette théorie de la génération permet aussi de préserver la nature continue des corps naturels. Contre une certaine lecture de la doctrine des minima naturalia, il faut conclure que cette notion n’implique pas l’existence actuelle de parties atomiques dans les corps naturels. Elle ne fait que garantir la nature parfaitement bien organisée du réel. Le minimum naturale, étant «le premier ce vers quoi» de la génération, ne fait que fixer le terme ad quem du processus génératif. La minimum naturale, pour le dire autrement, est à la grandeur ce qu’est l’instant présent au temps, à savoir une limite. On montrera ainsi que cette notion de minimum naturale, impliquant directement celle de «détermination» (taqdīr), permet à Averroès de développer une théorie générale de la providence foncièrement aristotélicienne. La providence se manifeste dans le monde naturel comme la garantie du fait que tout étant naturel possède une forme déterminée, c’est-à-dire nécessairement liée à une certaine quantité, à une certaine qualité et à une série d’autres concomitants qui en découlent nécessairement. C’est de la détermination de la forme, à son tour, que découle le fait que toute activité propre à ce qui possède cette forme doit être également nécessairement détermi-

l’étude générale de la génération

421

née. La forme, en tant que principe final, doit être déterminée et déterminante. En un sens prégnant, on verra ainsi que la providence n’est pour Averroès qu’un corollaire de son ontologie essentialiste.

Appendice I: Les enjeux ultimes de la generatio communis: le Grand Commentaire de Phys. VIII Le véritable enjeu de la définition de la génération comme mouvement et son cadre polémique émergent du débat sur l’éternité du mouvement présenté dans le GC de Phys. VIII 1. Averroès y embrasse, d’une part, la polémique anti-philoponienne engagée par al-Fārābī, et explique, d’autre part, que définir la génération comme mouvement composé permet de s’opposer à la doctrine ašʿarite d’un créateur tout puissant. La génération conçue comme mouvement fournit en effet le paradigme permettant à la fois de réinterpréter le mouvement des éléments en faisant état des objections philoponiennes et de contrer toute doctrine créationniste. Les doctrines créationnistes grecques et arabes constituent sûrement la cible la plus évidente des attaques d’Averroès, mais elles ne sont pas les seules. En effet, lorsqu’on considère la seconde interprétation qu’Averroès propose de Phys. VIII 1, on s’aperçoit que, par sa doctrine de la génération, il se propose d’écarter aussi la possibilité d’une création non pas instantanée, mais éternelle. C’est pour écarter cette possibilité qu’Averroès fait explicitement intervenir la doctrine de l’alteratio substantialis. La génération ne peut être ni un phénomène instantané, ni un processus infini, car en tant qu’altération substantielle, la génération doit nécessairement avoir une fin, à savoir la fin marquée par la détermination formelle. Le rôle de cette doctrine dans le cadre polémique de cette seconde interprétation nous confirme donc qu’elle constitue l’un des aboutissements de la réflexion d’Averroès.

a) La génération comme mouvement sui generis garantit l’éternité de l’univers La critique de Philopon suit la présentation d’une première interprétation des arguments d’Aristote que par la suite Averroès attribuera à al-Fārābī et abandonnera338. Cette interprétation était formulée dans le but de riposter aux objec338 Je ne veux pas ici m’interroger sur la raison de ce changement d’exégèse, mais montrer que la notion de génération comme mouvement sui generis joue un rôle-clé aussi bien avant qu’après le changement de position d’Averroès. Pour une présentation de cette question, voir

422

Averroès

tions de Philopon fondées d’une part sur l’idée que le mouvement des éléments constitue un contre-exemple de la thèse en faveur de l’éternité du mouvement339, d’autre part que la génération n’est pas un mouvement. Dans son Contra Aristotelem, Philopon affirme en effet que, dans le cas des éléments, le mobile qui possède la puissance du mouvement ne préexiste pas au mouvement luimême, puisque le mouvement des éléments se déclenche en même temps que leur génération340. En affirmant cette thèse, Philopon conclut qu’il est faux de dire que tout mouvement est nécessairement précédé par un autre mouvement, parce que ni la génération ni le mouvement d’un moteur extérieur ne précède le déclenchement du mouvement des éléments. C’est pourquoi on peut aussi nier l’éternité du mouvement conçu comme une chaîne infinie de mouvements successifs341. Dans la suite du texte, Philopon affirme que la génération échappe également à la définition de mouvement de Phys. III 1. Pour parer une possible contre-objection de quelqu’un qui lui rétorquerait que la puissance à se diriger vers le lieu naturel se trouve dans l’être à partir duquel l’élément s’engendre, Philopon précise que la génération n’est pas un mouvement. Ce qui s’engendre, affirme-t-il, ne demeure pas, alors que la translation de l’élément vers son lieu propre, dans la mesure où il respecte cette condition, est un véritable mouvement. La seule puissance qui précède le mouvement des éléments est celle qui se trouve dans l’élément lui-même empêché par des conditions extérieures de se mouvoir. La solution envisagée dans un premier temps par Averroès, dont il est difficile de mesurer l’apport farabien, consiste à distinguer deux types de mouvements et deux possibles relations puissance/acte dans les mobiles correspondants. Cette distinction lui permet de montrer que, dans tous les cas, le mobile doué de la puissance de se mouvoir préexiste au mouvement lui-même. Dans le premier H.A. Davidson, Proofs of Eternity, Creation and the Existence of God in Medieval Islamic and Jewish Philosophy, Oxford University Press, New York-Oxford 1987; J. Puig Montada, «Averroes and Aquinas on Physics VIII 1. A Search for the Roots of Dissent», dans S. Knuuttila, R. Tyorinoja et S. Ebbesen (éds.), Knowledge and the Sciences in Medieval Philosophy. Proceeding of the Eighth International Congress of Medieval Philosophy (S.I.E.P.M.), Helsinki 24–29 1987, Luther-Agricola Society, Helsinki 1990, vol. 2, p. 307–313; Lettinck, Aristotle’s Physics; Glasner, Averroes’ Physics; C. Cerami, «L’éternel par soi. Averroes contre al-Fārābī sur les enjeux épistemologiques de Phys. VIII 1», dans dans P. Bakker (éd.), Averroes’ Natural Philosophy and its Reception in the Latin West, Leuven University Press, Leuven 2015 (sous press). 339 À savoir la thèse selon laquelle le mobile qui a la puissance de se mouvoir préexiste toujours au mouvement lui-même 340 Simplicius, In Phys., p. 1133–1148. 341 Pour une reconstruction plus approfondie du débat autour des arguments de Phys. VIII, voir J. Puig Montada, «Zur Bewegungsdefinition im VIII. Buch der Physik», dans Endress et Aertsen (éds.), Averroes and the Aristotelian tradition, p. 145–159; id., «Averroes y el problema de la eternidad del movimiento» Ciudad de dios 212, 1999, p. 231–44; id. Puig Montada, «Averroes and Aquinas», p. 307–313 et Davidson, Proofs for Eternity, p. 43–4.

l’étude générale de la génération

423

type de mouvement, qui inclut aussi bien les mouvements des éléments vers leurs lieux propres que la génération substantielle, le mobile ayant la puissance de se mouvoir du mouvement en question est d’une espèce différente par rapport au mobile qui se meut en acte de ce même mouvement. Dans le second type de mouvement, en revanche, qui inclut le changement selon la qualité et la quantité, ainsi que le mouvement local autre que celui des éléments, le mobile doué de la puissance de se mouvoir de ce mouvement et le mobile en acte sont une seule et même chose: «Il faut entendre par cela que le mobile est antérieur chronologiquement de deux manières: d’une première manière le mobile, qui possède la puissance est d’une espèce différente par rapport au mobile dans lequel se trouve le mouvement lui-même; d’une seconde manière le mobile dans lequel se trouve la puissance au mouvement est mû en acte, c’est-à-dire que le mobile en puissance est identique numériquement à ce qui se meut en acte. La première manière on la trouve dans deux choses, à savoir dans le mouvement de la génération et de la corruption et dans les mouvements locaux des corps simples. En effet, le sujet du mouvement (motus), dont la génération est la fin et l’achèvement (complementum), est ce à partir de quoi se produit la génération (et de la même manière pour la corruption). En revanche, le sujet du mouvement de translation des éléments, dans lequel se trouve la puissance qui précède dans le temps ce mouvement, est le corps dont l’élément s’engendre»342. Contrairement à ce que Philopon objectait, on peut donc admettre, dans tous les mouvements, la préexistence d’un mobile qui a la puissance de se mouvoir du mouvement en question. Dans le second type de mouvement, ce mobile qui se meut en acte est la même substance qui possédait auparavant la puissance de se mouvoir, par exemple Socrate qui marche d’Athènes au Pirée. Dans le premier type, en revanche, c’est-à-dire dans le cas du mouvement des éléments et dans celui de la génération, ce qui possède la puissance de se mouvoir, c’est l’être à 342 Averroès, GC Phys. VIII 1, c. 45, f. 340 L8–341 A11: «Et intelligendum est ex hoc quod motum est prius tempore motu duobus modis. Quorum unus est motum, in quo est potentia, sit alterius speciei a specie moti, in quo est ipse motus. Secundus est ut illud mobile in quo est potentia ad motum, sit motum in actu, scilicet quod motum in potentia est idem in numero cum moto in actu. Primus autem modus invenitur in duobus, scilicet in motu generationis et corruptionis, et in motibus translationis, quae est corporum simplicium. Motus enim, cuius generatio est finis, et complementum, suum subiectum est illud ex quo est generatio: et similiter est de corruptione. Subiectum vero motus translationis elementorum, in quo est potentia praecedens hunc motum in tempore, est corpus, ex quo est generatio elementi».

424

Averroès

partir duquel le mobile est engendré, et qui est – affirme Averroès – d’une espèce différente par rapport à ce qui se meut en acte. Le cas des éléments est assez clair, dans le cas du feu, par exemple, ce qui possède la puissance de se mouvoir vers le haut, c’est le bois qui brûle ou l’huile qui s’enflamme, alors que ce qui se meut en acte, c’est l’élément lui-même. Dans le cas de la génération, Averroès ne désigne pas directement ce qui correspond aux deux termes, c’est-à-dire ce qui possède la puissance du mouvement et ce qui se meut en acte. Toutefois, si l’on se fonde sur les affirmations du GC de Phys. I, on peut légitimement supposer qu’il s’agit d’une part de l’être à partir duquel la génération commence, c’està-dire la matière en tant qu’elle est prédiquée de la privation, et d’autre part la matière première en tant qu’elle reçoit toutes les diverses propriétés, jusqu’à la dernière forme engendrée. La génération rentre donc dans le même schéma que le mouvement translatoire des éléments, car – conclut Averroès – «le sujet du mouvement dont la génération est la fin et l’accomplissement (complementum), c’est ce à partir de quoi il y a génération» et non pas ce qui se meut en acte du mouvement de génération. Qu’on attribue ou pas la paternité de l’ensemble de cette réponse à al-Fārābī343, l’explication qui permet de riposter aux objections de Philopon est en un sens double, mais fondée en dernière instance sur la notion de génération comme mouvement: il s’agit d’une part d’affirmer contre Philopon que la génération est un mouvement, d’autre part de rapprocher, jusqu’à assimiler le déclenchement du mouvement des éléments vers leur lieu propre à une génération et ce même mouvement à une sorte de réalisation ontologique. C’est la seule manière de parer l’objection de Philopon.

b) Création ex nihilo: une tromperie divine? Dans la suite du même commentaire de Phys. VIII 1, on trouve une confirmation encore plus explicite de l’idée qu’il faut considérer la génération comme un mouvement, pour pouvoir contourner le risque de la finitude de l’univers. C’est 343 Les fragments du traité farabien ne permettent pas de savoir avec certitude quelle partie de l’argument lui revient. De fait, même si la distinction entre les deux types de mouvement et l’incorporation dans une seule espèce de la génération substantielle et de la translation élémentaire pouvait être admise par al-Fārābī, on n’en garde pas trace dans les citations du traité farabien par Ibn Bāǧǧa. Cette absence, couplée avec la cohérence des définitions de la génération proposée ici et dans les autres passages du GC, incitent à penser que l’insistance sur la génération constitue un aspect original de l’exégèse d’Averroès (pour la liste complète des citations du texte farabien chez Ibn Bāǧǧa, voir Puig Montada, «Zur Bewegungsdefinition, p. 151, n. 25. Sur les enjeux et le contexte polémique du traité d’al-Fārābī, voir Rashed, «AlFārābī’s lost treatise». Pour les enjeux et le contexte polémique de la lecture d’Averroès, voir Cerami, «L’éternel par soi»).

l’étude générale de la génération

425

ici qu’Averroès dévoile la deuxième cible de ses attaques. La génération, affirme Averroès, est un mouvement; elle satisfait donc à toutes les conditions impliquées dans sa définition, c’est pourquoi il ne peut y avoir ni de création ex nihilo ni de génération à partir d’une matière absolument indéterminée: «Et de cette définition du mouvement il apparaît clairement qu’il ne peut y avoir de génération de l’être à partir du non-être pur et simple. La génération, en effet, est un mouvement et il faut nécessairement que la chose qui se meut soit en acte vers l’être du mobile (necessarium rem motam esse in actu ad esse motus). C’est pourquoi il est impossible qu’un certain étant soit engendré à partir d’un mobile qui n’est qu’en puissance, c’est-à-dire à partir de la matière première, en tant qu’elle peut être conçue comme dépourvue de toute forme, et encore moins qu’il soit engendré du non-être»344. Dans le cas de la génération, comme pour le mouvement des éléments, le mobile qui a la puissance de se mouvoir doit être d’une espèce différente par rapport au mobile en acte, mais il ne peut être quelque chose de purement potentiel: il ne peut pas être la matière première conçue comme dépourvue de toute forme. Averroès ne précise pas de quelle forme elle doit être pourvue pour être considérée comme le «ce à partir de quoi le mouvement de génération se produit». On pourrait croire qu’Averroès veut faire allusion à une première forme inhérente à la matière, telle que la forma corporeitatis. La suite du texte permet de résoudre l’ambiguïté et d’exclure cette hypothèse. L’allusion aux arguments de Phys. I nous permet de conclure que la matière ne peut jamais être dépourvue de la privation de la forme qui marque la fin de la génération345, étant donné que la matière première ne peut jamais être dénuée de la privation des quatre qualités contraires346. Le «ce à partir de quoi il y a génération» est en effet la matière première en tant qu’elle est le sujet de la propriété opposée à celle qui va venir à être: «Et cela apparaît également lorsqu’on considère le sens de cette affirmation ceci vient à être à partir de cela, par exemple le blanc advient à partir du noir et, de façon universelle, un contraire à partir de l’autre, et on ne dit pas que le contraire change dans son contraire. En effet, il est impossible que la blancheur devienne noirceur ou la chaleur elle-même, froideur. Ce qui peut être changé dans le sujet engendré, c’est ce à partir de quoi il y a génération, à 344 Averroès, GC Phys. VIII, c. 4, f. 341 B1–15: «Et ex hac definitione motus apparet bene impossibile esse generationem esse ex non esse puro. Generatio enim est motus; et est necessarium rem motam esse in actu ad esse motus. Et ideo impossibile est aliquod ens generari a moto quod est in potentia ens tantum, verbi gratia a prima materia, secundum quod potest intelligi nuda a forma, nedum ut generetur ex non esse». 345 Cf. Averroès, GC Phys. I, c. 75, f. 43 F7-G5; c. 76, f. 44 A1–7. 346 Averroès, GC Phys. II, c. 15, f. 53 G8-K8.

426

Averroès

savoir le sujet du contraire. Et puisqu’il en est ainsi et que le non-être est l’un des contraires, il est impossible que sa nature se change en être, il est donc impossible que quelque chose vienne à être à partir de lui, si ce n’est par accident. […] Il doit donc nécessairement y avoir quelque chose à quoi s’ajoute le non-être à partir duquel la génération vient à être par essence, et cela est connu par soi. Tous les anciens sont d’accord sur ce point. En revanche, les théologiens arabes considèrent comme possible que quelque chose vient à être du rien et ils nient ce principe»347. En renvoyant implicitement aux développements de Phys. I, Averroès explique qu’il faut qu’il préexiste un principe à partir duquel le nouvel être engendré vient à être par essence. Tous les anciens sont d’accord sur ce principe, alors que les «théologiens de notre religion», conclut de façon polémique Averroès, le nient en s’appuyant d’une part sur l’observation sensible, d’autre part sur le principe qui veut que si l’agent, à savoir Dieu, a besoin d’un sujet pour engendrer, cela obligerait à admettre qu’il n’est pas tout puissant: «Et l’erreur découle du fait qu’on perçoit que beaucoup des choses saisissables à la vue s’engendrent à partir des choses qui ne sont pas saisissables à la vue, par exemple le feu à partir de l’air. Et ils ont ainsi cru au premier regard que quelque chose peut s’engendrer de rien. Le peuple en revanche n’entend pour «non-être» que ce qui ne peut être saisi par la vue. Et ainsi ils prennent ce qui est assimilé à la chose pour la chose vraie et estiment que l’impossible est possible. Et ils se servent pour confirmer cela de ce qu’on dit généralement: qu’ un sujet à partir de quoi la génération se fait, cela correspond à une faiblesse de l’agent. Mais toutes ces affirmations ne sont que des opinions triviales qui […] ne sont pas fondées sur des arguments probants. En réalité, qu’un agent ne puisse pas faire quelque chose d’impossible, on n’appelle pas cela une faiblesse; dire, par contre, qu’il fait quelque chose d’impossible et qu’il peut le faire, c’est une tromperie»348. 347 Averroès, GC Phys. VIII, c. 4, f. 341 C9-E5: «Et etiam apparet hoc idem ex significato huius sermonis, hoc generari ex hoc, verbi gratia album fieri ex nigro et universaliter contrarium ex contrario, non est dicere quod ipsum contrarium mutatur in suum contrarium. Illam enim albedinem fieri nigredinem impossibile est, aut ipsum calorem frigus. Illud igitur quod possibile est trasmutari in subiectum generati, est illud quod ex quo est generatio, et illud est subiectum contrarii. Et cum ita sit, et non esse est unum contrariorum, impossibile est eius naturam mutari in esse, ergo impossibile est aliquid generari ex eo, nisi per accidens. […] Est igitur necessario aliquid cum quo adiungitur non esse ex quo fit generatio essentialiter et hoc motum est per se. Antiqui omnes conveniunt in hoc, loquentes autem Saraceni habent pro possibili aliquid generari ex nihilo et negant hoc principium». 348 Ibid., f. 341 E6-F13: «Et causa erroris eorum fuit haec quod sentitur multa comprehensibilia visu generantur ex rebus incomprehensibilibus visu, verbi gratia ignis ex aere: et sic imaginan-

l’étude générale de la génération

427

Le monde, d’après les théologiens ašʿarites auxquels la critique d’Averroès s’adresse, est le produit de la toute-puissance de Dieu qui décide de le créer par un acte volontaire, qui n’est déterminé ni par une cause autre que lui, ni par une transformation, ni par l’existence d’une matière qui le précéderait. Si cela n’était pas le cas, concluent les défenseurs de cette doctrine, Dieu ne serait pas tout puissant. En effet, dans le cas de la génération substantielle, affirmer qu’elle ne peut se produire que dans le respect du principe aristotélicien qui veut que nécessairement quelque chose procède du contraire et du substrat, reviendrait à affirmer que Dieu est limité dans ses actes par ces mêmes principes et qu’il n’est pas véritablement tout puissant. C’est à cette thèse qu’Averroès s’attaque dans ce texte et contre cette thèse qu’il rétorque que la véritable tromperie, c’est affirmer que Dieu a pu faire quelque chose que nous concevons comme impossible. Averroès ne tire pas la conclusion ultime de son raisonnement; mais, sans trop nous éloigner de sa doctrine historique, nous pouvons le faire à sa place. Dieu ne peut faire quelque chose que nous concevons comme impossible, parce que cela reviendrait à affirmer que Dieu nous a trompés. L’intellect humain, en effet, ne peut concevoir que la génération se fasse à partir de rien. Si Dieu avait engendré le monde à partir de rien, il nous aurait trompés, puisqu’il aurait fait que notre raison conçoive ce qui est de fait possible comme quelque chose d’impossible. La tromperie des théologiens ašaʿrites deviendrait ainsi une tromperie divine. Contre leur thèse, Averroès peut alors conclure que si Dieu est véritablement bon et tout puissant, il ne peut avoir agi de la sorte et que, par conséquent, il ne peut avoir créé le monde à partir du rien. Pour le dire autrement et avec Descartes, on peut donc conclure que le fait de considérer la génération comme un mouvement fait partie des choses dont la nécessité est fondée sur l’impossibilité de concevoir un Dieu trompeur. Aucune génération ex nihilo n’est possible, toute forme de génération est un changement d’un terme à un autre; si cela n’était pas le cas, Dieu nous tromperait. Or cela est impossible, car même dans un système foncièrement aristotélicien, le premier principe, en tant qu’il est fin ultime et ultime véritable bonum verum, est absolument bon. De ce point de vue aussi, la doctrine de la génération d’Averroès s’étaie sur les présupposés d’une véritable théorie péripatéticienne de la providence349. tur primo aspectu possibile esse aliquid generari ex nihilo. Vulgus enim non intelligit de non esse nisi illud quod non comprehenditur visu. Et sic accipiunt rem assimilatam rei loco verae rei et existimant impossibile est possibile. Et nituntur ad confirmandum hoc ex hoc quod mos est dicere quod subiectum ex quo fit generatio est diminutio agentis. Et omnia ista sunt existimationes vulgares, valde sufficientes secundum cursum secundum quem nutriuntur homines in eis, non secundum sermones sufficientes. Agens enim non posse agere aliquod impossibile non dicitur esse diminutio, sed dicere ipsum facere aliquid impossibile et posse facere est deceptio». 349 Sur cette question et concernant la question portant sur la possibilité d’une connaissance humaine du premier principe, tracer l’histoire conduisant d’Averroès à Descartes constitue une étape fondamentale dans l’histoire de la philosophie qui doit encore être franchie.

428

Averroès

c) Altération substantielle vs génération ab aeterno La notion de génération comme mouvement intervient également dans le cadre de la seconde lecture qu’Averroès propose des arguments de Phys. VIII 1 où l’on trouve une allusion explicite à la doctrine de l’altération substantielle. Dans une seconde phase de sa réflexion, Averroès arrive à la conclusion que la chaîne des mouvements sublunaires, quoiqu’infinie, ne peut pas garantir l’éternité du mouvement, car les divers mouvements sublunaires ne sont pas en eux-mêmes continus, mais seulement en vertu du seul mouvement continu par soi, celui de la dernière sphère céleste. De là vient la nécessité de conclure qu’Aristote ne veut pas démontrer en Phys. VIII 1 l’éternité du mouvement en général, mais seulement celle du mouvement de la sphère des fixes350. Averroès suggère ainsi qu’Aristote évoque la définition du mouvement, dans le seul but de montrer que dans tout mouvement, y compris celui de la sphère des fixes, le mouvement nécessite un substrat. En effet, le but ultime des arguments de Phys. VIII 1 n’est plus pour Averroès de démontrer l’antériorité chronologique du mouvement qui précède le prétendu premier mouvement, mais de démontrer que le mouvement céleste premier par nature, ne peut pas être premier d’un point de vue chronologique, car il doit nécessairement être éternel. Après avoir présenté cette seconde exégèse, Averroès précise que quelqu’un pourrait croire que ce mouvement éternel et premier par nature est une génération. Cette possibilité est à exclure, rétorque aussitôt Averroès, puisque la génération est un processus temporel de type altératif qui débouche sur une forme substantielle. C’est ce caractère qui interdit de considérer la génération comme le mouvement premier par nature, car en tant que mouvement orienté, l’altération substantielle ne peut être infinie. La génération est donc un mouvement qui n’est ni premier d’un point de vue chronologique ni premier par nature: «[…] Et quelqu’un ne doit pas affirmer que le premier mouvement d’un point de vue chronologique est le mouvement de génération. En effet, le mouvement de génération n’est pas un mouvement, mais la fin d’un mouvement. Et il est impossible que soit première d’un point de vue chronologique ou par nature. Quant au mouvement dont la génération est la fin, il n’est pas possible non plus qu’il soit premier. En effet, ce mouvement est un mouvement d’altération. Or le premier mouvement doit être éternel, et

350 Ce point a été bien souligné par R. Glasner (Glasner, Averroes’ Physics p. 92–104), même s’il faut préciser que cette thèse ne contraint pas à conclure que chaque mouvement sublunaire, et notamment la génération des substances les plus achevées, à savoir les animaux, ne possède en soi aucune forme de continuité interne.

l’étude générale de la génération

429

on a été montré à la fin du livre VI qu’aucun mouvement ne peut être éternel, si ce n’est le mouvement circulaire»351. Il est difficile de savoir avec certitude si Averroès pense à un adversaire réel ou s’il n’est pas simplement en train de considérer toutes les conclusions possibles découlant de son hypothèse. Il est tout de même certain qu’en admettant que la génération est un mouvement relevant de la qualité qui débouche sur une substance, Averroès veut exclure la possibilité que le mouvement dont tout autre mouvement supra et sublunaire dépend soit un processus de génération éternelle, ce qui revient ultimement à dire que ni le premier ciel ni le monde dans son ensemble ne sont à strictement parler le produit d’une génération de la part du premier moteur. Le monde ne peut être le produit d’une génération ab aeterno, parce que la génération est un processus scandé par des phases et, pour cela même, nécessairement orienté vers une fin, à savoir la fin dictée par la détermination naturelle qui est propre à toute forme substantielle. Dans ce cadre aussi, Averroès affirme donc la nécessité de concevoir la génération substantielle comme un processus temporel à la nature qualitative. Tout mouvement a nécessairement un point de départ et nécessairement un point d’arrivée. Concevoir une génération éternelle reviendrait en ce sens à contredire la notion même de changement. Pour que la génération soit orientée vers son produit, il faut que la transformation qualitative qui la précède ait une fin.

Appendice II: Génération, détermination (taqdīr) et providence: le minimum naturale comme primum generatum C’est à la lumière de cette thèse et de la notion de détermination, comme on l’a annoncé, qu’il faut interpréter la notion de minima naturalia. Dans le cas de la génération substantielle, le minimum naturale constitue l’une des bornes de la transformation qualitative qui débouche sur la génération d’une substance. Il n’est, pour cette même raison, que le lieu où s’instancie en premier la forme substantielle: le primum generatum. Pour le dire différemment, on pourrait dire que le minimum naturale n’est qu’une limite et un but: le premier «ce vers quoi»

351 Averroes, GC Phys. VIII 1, c. 7, f. 343 C11-D8: «[…] Et non debet aliquis dicere quod primus motus temporalis est motus generationis. Motus enim generationis non est motus, sed finis motus, et impossibile est ut sit primus secundum tempus aut secundum naturam. Nec motus cuius finis est generatio est possibile ut sit primus. Nam iste motus est motus alterativus. Et primus motus debet esse aeternus. Et est declaratum in ultimo Sexti quod impossibile est ut motus aeternus sit nisi motus circularis».

430

Averroès

de la génération substantielle. Si elle ne se fixait pas ce but, la génération ellemême se produirait au hasard et la notion de nature perdrait toute sa valeur. De ce point de vue, la conclusion à laquelle cette doctrine conduit n’est pas que les corps naturels sont des agrégats de parties actuelles, mais que sans cette détermination physique la nature n’agirait pas selon un plan, mais au hasard352. C’est sur cette notion de détermination et dans le but d’infléchir la téléologie aristotélicienne vers une théorie providentielle, qu’Averroès insiste autant sur la notion de minima naturalia, ainsi que sur la distinction entre la nécessaire finitude du monde physique et la possibilité d’y concevoir l’infini. Une fois que l’on accorde que les phases de la transformation substantielle ne sont pas des segments actuels, mais des phases continues s’achevant dans l’advenir d’une forme, on comprend également pour quelle raison il ne faut pas admettre que la génération est constituée par une série de mouvements contigus instantanés et la substance par une série d’unités minimales existant en acte en son sein. Le mouvement est un processus scandé par des phases relevant de la catégorie de la qualité qui débouche sur une forme substantielle. La notion de minimum naturale, chez Averroès, ne désigne pas une entité actuellement existante dans les corps des véritables substances, mais constitue pour toute substance le premier noyau ontologique, lieu de toutes les déterminations formelles. Il constitue en ce sens le premier palier substantiel d’une génération. Du point de vue de la génération, le minimum naturale n’est donc que le premier lieu d’instanciation de la forme engendrée. C’est là le véritable enjeu de la doctrine des minima naturalia: lorsqu’Averroès affirme que toute forme a une quantité minimale, il ne veut pas dire que des entités atomiques demeurent à l’intérieur du corps, mais que toute génération doit nécessairement avoir des bornes déterminées dictées par la forme substantielle. Il s’agit en d’autres termes de considérer la notion de minimum naturale comme désignant le premier étant engendré et plus en général le premier lieu d’instanciation de toute détermination formelle. Averroès confirme ainsi la thèse qui se retrouve in nuce dans les textes d’Aristote, selon laquelle la taille de la plus petite unité naturelle varie en fonction de la forme. Cependant, l’idée de concevoir la partie minimale comme la plus petite partie engendrée capable d’accueillir la forme visée par la génération n’est, pour lui, qu’un aspect d’une thèse beaucoup plus vaste, qui dépasse, sans la contredire le propos d’Aristote. Car pour lui, la forme ne détermine pas simplement la taille, mais aussi toutes les déterminations des autres concomitants formels qui lui sont propres. Tout étant naturel possède une forme déterminée, c’est-à-dire nécessairement liée à une certaine quantité, à une certaine qualité et à une série 352 En tant qu’interne à la nature elle-même, la détermination envisagée par Averroès s’éloigne de la notion ašʿarite de taqdīr. Toutefois, comme celle-ci, elle permet de relier l’ontologie du sensible à la réflexion sur l’ordre divin du monde et donc à une véritable théodicée.

l’étude générale de la génération

431

d’autres concomitants qui en découlent nécessairement. De la détermination de la forme découle le fait que toute activité propre à ce qui possède cette forme doit être également nécessairement déterminée. C’est pourquoi il faut conclure que si la partie minimale est le premier lieu de réception de la forme, elle sera également le premier lieu d’instanciation de toute activité déterminée, c’est-àdire de la génération, comme des autres mouvements et activités qui lui appartiennent. C’est dans ce cadre essentialiste fort qu’il faut comprendre la notion de minima naturalia: la forme est une détermination et un principe de détermination, c’est pourquoi tout acte qui en découle directement doit nécessairement être déterminé. Ce principe vaut aussi bien dans le cas du sensible terrestre que dans le monde des cieux: le fait que les cieux tournent nécessairement chacun à une vitesse déterminée qui leur est propre, le fait que les éléments ont un lieu naturel propre qu’ils ne peuvent pas franchir et le fait que toute substance engendrée a une taille minimale et maximale, ne sont que des exemplifications de cette même thèse. On ne peut donc comprendre la notion de minimum naturale sans la replacer dans le contexte général dans lequel elle s’inscrit, à savoir l’univers aristotélicien pris dans son ensemble. C’est une fois qu’on la considère dans ce cadre, qu’on comprend qu’en tant qu’exemple de détermination physique cette notion nous renvoie en dernière instance à la notion de providence. Si, à la différence d’un monde conçu d’une façon purement géométrique, le monde physique est dans tous ses aspects absolument déterminé, c’est que dans chaque cas, la détermination réelle est aussi en un sens la meilleure possible. Le cas de la vitesse des cieux nous permet de mieux comprendre le rapport que la notion de détermination physique entretient avec la notion de providence et de comprendre aussi en quel sens la notion de minimum naturale rentre parfaitement dans ce même cadre théorique. Concernant la vitesse des cieux, Averroès se demande dans son GC de Phys. VI 2 (232 b30 et sq.), suivant explicitement Alexandre353, comment on peut postuler, avec Aristote, qu’il est possible à tout mû de se mouvoir plus vite ou plus lentement354 et affirmer, en même temps, que les cieux ont nécessairement une vitesse finie et déterminée. Il répond, avec Alexandre, que le mouvement en tant que mouvement peut toujours avoir une vitesse supérieure, mais non pas en tant que mouvement d’un étant naturel. A priori, les cieux peuvent tourner plus rapidement, mais ils ne le veulent pas, tout comme les gens de bien peuvent mal agir, mais ne le veulent pas. La vitesse de chacun de ces corps, logiquement infinie, est

353 Averroès, GC Phys. VI 2, c. 15, f. 255 I4–256 A5. Ce même excursus est rapporté par Simplicius (Simpl., In Phys., 941, 21–942, 24). 354 Aristote, Phys. VI 2, 232 b21–22.

432

Averroès

donc physiquement déterminée, car elle est la meilleure possible. C’est pourquoi la volonté la vise355. Ce qu’on voudrait suggérer, c’est que pour Averroès la thèse qu’Alexandre avait énoncée à propos de la vitesse des corps célestes vaut aussi dans le monde de la génération substantielle. Comme chaque sphère se meut nécessairement à une vitesse déterminée qui est aussi la plus appropriée pour elle, le minimum naturale est le mobile qui se meut de son mouvement déterminé comme étant le plus approprié pour lui. Pour le dire autrement et tirer la conclusion ultime de cette hypothèse, il faut admettre que la détermination fixée pour tout être sensible engendré, comme c’est le cas de la vitesse de chaque mouvement céleste, n’est qu’un signe de l’ordre parfait de la nature. C’est en effet cette même notion de détermination, à peine moins clairement liée à la notion de providence, qu’on retrouve dans l’explication qu’Averroès propose de la génération des substances. Non pas parce que le commentateur fait appel à la notion de volonté, qui dans le cas de la génération ne joue aucun rôle, mais parce qu’il se sert de la notion de «détermination», de taqdīr, pour justifier l’existence nécessaire des minima naturalia. Tout dans le cosmos doit avoir une proportion et une quantité déterminée: la forme du feu, comme la forme de l’homme, ne peut s’instancier dans n’importe quelle quantité de matière. La plus petite unité physique, à savoir le minimum naturale, ne fait que concrétiser, dans chaque cas, ce seuil de détermination et fixer les bornes du processus dans le cas de la génération et de la corruption. Si la génération n’avait pas ce type de détermination, elle n’aurait pas une perfection dans laquelle s’achever et son produit ne serait pas le résultat d’un processus orienté, mais d’un hasard. La nature, pour le dire autrement, agirait otiose, c’està-dire sans but356. De ce point de vue, la question cruciale n’est pas tant de comprendre pourquoi la détermination fixée est en un sens la meilleure possible, mais que sans cette détermination physique la nature n’agirait pas selon un plan, mais au hasard. C’est sur cette notion de détermination et dans le but d’infléchir la téléologie aristotélicienne vers une théorie providentielle du meilleur des mondes possibles, qu’Averroès insiste autant sur la notion de minima naturalia, ainsi que sur la distinction entre la nécessaire finitude du monde physique et la possibilité d’y concevoir l’infini. L’écart apparemment incommensurable entre la nature presque géométrique de la matière première infiniment divisible et la nature finie et déterminée de tout étant naturel est ainsi justifié par le recours à la notion de taqdīr et d’ordre naturel. Plusieurs passages de façon plus ou moins claire mettent en lumière le rôleclé joué par la notion de détermination dans l’élaboration de cette doctrine des 355 Pour une interprétation de ce passage du commentaire d’Alexandre, voir Rashed, Essentialisme, p. 297–298. 356 Cf. Averroès, GC Phys. I, c. 50, f. 31 F2–11.

l’étude générale de la génération

433

minima naturalia et son arrière-plan téléologique. Dans le GC de Phys. VIII 7 (261 a31 et sq.), en expliquant le texte qui affirme que les bornes de l’augmentation et de la diminution sont «la grandeur achevée (τελειότης μεγέθους) et la grandeur inachevée (ἀτέλεια)», Averroès assure qu’Aristote ne considère pas ici une notion abstraite d’augmentation, mais veut faire allusion au fait que toute chose naturelle possède une grandeur déterminée. Averroès élargit donc le propos d’Aristote, pour pouvoir y introduire toute détermination quantitative. Il explique ainsi que si tout étant naturel n’avait pas une taille déterminée, le mouvement d’augmentation n’aurait pas la perfection que par nature tout mouvement doit viser. Pour pouvoir dépasser l’horizon du simple changement quantitatif, Averroès procède à rebours, de la notion d’acte/action à celle de forme, et de celle-ci à la notion de qualité et de grandeur déterminée: «Et c’est comme s’il disait que les choses naturelles ont une grandeur déterminée, la minimale de l’homme est déterminée par nature tout comme maximale. En effet, si les grandeurs des choses naturelles n’étaient pas déterminées, alors les grandeurs n’auraient pas la perfection recherchée par nature par le mouvement d’augmentation. Il est donc manifeste par soi que, de même que n’importe quelle action ne se réalise pas en vertu de n’importe quelle qualité, c’est-à-dire en vertu de n’importe quelle forme, de même il est manifeste par soi qu’il est impossible que n’importe quelle action des étants se réalise en vertu de n’importe quelle grandeur. Mais chacune des actions propres à chacun des étants quel qu’il soit possède une qualité propre et une quantité propre. Par conséquent, de même que l’action de l’homme ne peut découler que de la forme de l’homme, de même il est impossible que son action découle, sinon de sa grandeur. La grandeur de l’homme est déterminée par nature, tout comme sa forme, et il en va de même pour toutes les autres choses naturelles»357. Dans tout processus d’augmentation, la nature fixe des bornes qui constituent la plus petite et la plus grande taille capables d’accueillir la forme de l’étant 357 Averroès, GC Phys. VIII 7, c. 62, f. 401 I2-K9: «Et est ita, sicut dicit quoniam res naturales habent magnitudines terminatas, minimum igitur homo est terminatus naturaliter et similiter maximus. Si enim magnitudines rerum non essent terminatae, tunc magnitudines non haberent perfectionem quaesita in natura per motum augmenti. Manifestum est nam per se quoniam, quaeadmodum non quaelibet actio fit per quamlibet qualitatem, scilicet per quamlibet formam, ita est manifestum per se esse impossibile ut quaelibet actio entium sit per quamlibet magnitudinem. Sed unaquaeque actio actionum propriarum cuilibet enti habet qualitatem propriam et quantitatem propriam. Sicut igitur actio hominis non potest provenire nisi a forma hominis, ita impossibile est ut actio eius proveniat, nisi a sua magnitudine. Magnitudo igitur hominis est terminata naturaliter et similiter sua forma, et similiter in unaquaque rerum naturalium».

434

Averroès

naturel. Il en va de même, affirme Averroès, pour la qualité. Sans bornes, les processus de changement iraient à l’infini, mais à ce moment-là les mouvements n’auraient plus une «perfection» dans laquelle s’achever. La notion de perfection joue, dans l’argumentation, le rôle de pivot. Il ne s’agit pas simplement de concevoir que tout processus d’altération ou d’augmentation doit nécessairement être fini358, mais de fixer des paliers, pour chaque étant naturel, dans le spectre des qualités et des quantités qui accompagnent nécessairement leur forme. Ce n’est qu’à l’intérieur de ces paliers que peut s’instancier la forme substantielle qui dirige l’acte/action de l’étant informé. L’acte qui définit chaque substance est donc nécessairement lié à une certaine mesure, qualitative et quantitative, déterminée par nature. Tout acte est donc nécessairement et dans tous ses aspects essentiels déterminé par des bornes qui en fixent le terme maximal et minimal. Quelques pages après, de façon encore plus explicite, Averroès se sert de cette explication pour montrer que la génération doit nécessairement avoir des bornes et que ces bornes correspondent aux limites quantitatives propres à chaque étant: «En effet, tout étant naturel qui vient à être possède une certaine quantité par nature au début et à la fin de la génération et cette quantité possède des extrêmes et des intermédiaires. Par exemple, les quantités des embryons sont déterminées, à savoir du plus petit embryon et du plus grand embryon, et pareillement les quantités des hommes sont déterminées, à savoir de le plus grand et du plus petit. D’où l’impossibilité d’augmenter ou diminuer à l’infini. Car s’il dépassait la quantité naturelle, dans l’amoindrissement et l’augmentation, l’étant serait corrompu. En effet, l’action de n’importe quel étant s’accomplit en vertu d’une quantité et d’une qualité déterminées, comme c’est le cas dans les étants artificiels»359. Les notions de détermination et d’acte permettent ainsi d’appliquer aux vivants sublunaires la théorie proposée pour les mouvements des sphères célestes: pour 358 S’il en était ainsi, Averroès ne ferait qu’évoquer la doctrine formulée dans le c. 4 du GC de Phys. III 1, selon laquelle le mouvement est la génération des parties, les unes après les autres, de la perfection vers laquelle il est orienté et dont il ne diffère si ce n’est selon le plus et le moins. 359 Averroès, GC Phys. VI, c. 91, f. 304 F1–15: «Omne enim generabile naturale habet aliquam quantitatem naturaliter in initio generationis et fine et ista quantitas habet extrema et medium, v.g. quoniam quantitates embryonum sunt terminatae, scilicet minimi embryonis et maximi embryonis, et similiter quantitates hominium sunt terminatae, scilicet maximi et minimi. Unde impossibile est augeri in infinitum aut diminui. Nam si transiverit quantitatem naturalem in diminutione et additione, statim corrumperet ens. Actio enim cuiuslibet entis perficitur per quantitatem et qualitatem terminatam: sicut est dispositio in entibus artificialibus».

l’étude générale de la génération

435

s’accomplir, tout étant doit avoir un acte déterminé et donc des propriétés caractéristiques également déterminées. Les déterminations dont l’acte découle, concomitantes nécessaires de la forme, varient en fonction de la région du cosmos à laquelle l’étant appartient. Dans le monde de la génération, il s’agit de la qualité et de la quantité. Si toute génération, naturelle ou artificielle, est un processus orienté vers une certaine perfection, à savoir vers une certaine forme, les concomitants qui accompagnent cette perfection doivent être déterminés autant qu’elle. La nature doit nécessairement déterminer sa tâche pour pouvoir la réaliser. Quand bien même il est logiquement possible de poursuivre la division et l’accroissement ad libitum, l’infiniment grand, comme l’infiniment petit, restent en dehors de la nature réalisée. La distinction entre logiquement possible et physiquement impossible n’est pas conçue sic et simpliciter comme une opposition entre les mathématiques et la science physique. En reprenant l’idée d’Alexandre, Averroès veut distinguer deux manières d’analyser le sensible: en tant que sujet d’un certain nombre de propriétés partagées avec l’objet des mathématiques; en tant que sujet de déterminations strictement naturelles. Dans un cas comme dans l’autre, le physicien se trouve toutefois contraint par l’existence actuelle de l’objet qu’il étudie: d’une part par la matière qui, même en tant qu’indéterminée, possède une masse finie, d’autre part, par les formes naturelles. En commentant Phys. III 7, Averroès explique dans sa paraphrase que le physicien, autant que le mathématicien, peut diviser la grandeur à l’infini, mais seulement per intellectum et du point de vue de la matière (ratio materiae); lorsqu’il considère la grandeur, non pas en tant que telle, mais en tant que corps physique, il ne peut la considérer comme divisible à l’infini. Dans le cas de l’accroissement, en revanche, le physicien ne peut pas considérer une grandeur toujours plus grande, même s’il peut le faire, s’il la conçoit «en tant que telle». En effet, puisqu’il faut admettre, d’une part, que le physicien considère la grandeur «en tant qu’elle est dans la matière» et la quantité «en tant qu’elle est la limite et la fin des corps naturels» et, d’autre part, qu’il n’y a pas d’autre quantité de matière en dehors du monde, il faut conclure que le physicien ne peut concevoir une étendue plus vaste que celle de l’univers actuel. La même solution est proposée dans le GC du même texte, où Averroès affirme à nouveau que la divisibilité infinie est possible, lorsqu’on ne considère que la grandeur du point de vue de la matière: «[…] En effet, le physicien considère l’extension en tant qu’elle est fin et en tant qu’elle existe dans la matière, le géomètre en revanche en tant qu’elle est abstraite de la matière. Et puisque l’extension peut être considérée de ces deux façons, on peut la retrouver selon des dispositions à la fois opposées et concordantes. La concordance porte sur le fait que peut toujours être

436

Averroès

divisée, qu’elle soit considérée en tant qu’elle est dans la matière ou en tant qu’elle est dans l’imagination. En effet, la proposition du géomètre dit qu’il est possible d’imaginer pour toute ligne une ligne plus petite, la proposition du physicien, qui concorde avec celle-ci, dit que la ligne peut être divisée à l’infini»360. La matière est donc aussi bien le principe de l’infiniment divisible et la limite effective au-delà de laquelle aucune nature n’existe. Le produit d’une génération substantielle, en tant que grandeur, est divisible à l’infini en vertu de la matière première; en tant qu’il est un corps naturel, en revanche, sa taille ne peut ni être réduite en-deçà ni grandir au-delà d’un certain seuil361. La matière première est en ce sens le seul être naturel qui semble franchir les frontières entre physique et géométrie et garantir la continuité du sensible. En effet, si toute détermination demeure du côté de la forme, la matière première est, quant à elle, du côté de l’absolument indéterminé. La doctrine des minima naturalia n’est donc qu’un corollaire de l’ontologie essentialiste qu’Averroès défend. Tout est déterminé dans le monde naturel, car toute forme est un principe déterminé et déterminant. C’est ainsi qu’à l’encontre de toute interprétation ašʿarite, Averroès peut relire la notion coranique de taqdīr à la lumière de l’ontologie aristotélicienne et fonder sur son essentialisme une véritable théorie aristotélicienne de la détermination. C’est en effet par la notion de taqdīr qu’Averroès accède à une réflexion qui met en jeu non seulement la notion de forme, mais celle de providence divine. La détermination que les minima naturalia concrétisent est la marque d’un ordre cosmique parfaitement bien agencé, d’une nature qui ne fait rien en vain. S’il n’y avait pas «un premier ce vers quoi» dans la génération comme dans tout autre changement, les processus naturels ne seraient plus orientés, mais se produiraient au hasard. Mais à ce moment-là la structure du cosmos et la science que l’homme en a perdraient tout leur fondement. Les minima naturalia, en tant que bornes du changement, sont la garantie que tout dans le monde est dirigé vers un but qui oriente en même temps qu’il dicte toute propriété et toute activité de l’étant. 360 Averroès, GC Phys. III, c. 60, f. 114 D3-E4: «Consideratio enim Naturalis de mensura est secundum quod est finis et existens in materia, consideratio vero Geometrae secundum quod est abstracta a materia. Et cum mensura consideratur his duobus modis, invenitur secundum dispositiones oppositas et convenientes. Convenientia enim est in hoc quoniam semper diminuitur, sive consideretur secundum quod est in materia, sive secundum quod est in imaginatione. Propositio igitur Geometrae est quoniam possibile est imaginari ad omnem lineam lineam minorem illa, et propositio Naturalis conveniens isti est quod linea potest diminui in infinito». 361 De ce point, Averroès ne s’éloigne pas de la notion de minima naturalia telle qu’Alexandre la concevait, mais il la présente davantage comme le lieu de la réalisation de la providence. Sur la notion de minima naturalia élaborée par Alexandre, voir Rashed, Alexandre d’Aphrodise, p. 100–113 et p. 369–375.

l’étude générale de la génération

437

Conclusions Dans le premier livre de la Physique, Aristote conçoit la génération de la façon la plus générale qui soit. La génération, relative ou absolue, est considérée comme le passage d’un contraire ou, plus précisément, d’un opposé à l’autre, qui a lieu dans un substrat permanent. Dans toute génération, on a donc quelque chose qui disparaît, i.e. les contraires, et quelque chose qui demeure, i.e. le substrat. Cela, affirme Averroès, est démontré par induction, lorsqu’on examine tous les types possibles de changement. Ainsi, dans les générations substantielles, dans lesquelles rien de déterminé en acte ne demeure, le substrat a une existence purement potentielle et existe en acte seulement parce qu’il reçoit une certaine forme. Ce substrat est la matière première qui est en puissance toutes les formes et qui est, pour cette raison, commune à tous les étants sensibles. C’est pourquoi elle doit être conçue comme le sujet ultime du devenir. La génération substantielle est donc le mouvement qui se produit dans cette matière, comme dans son sujet, et qui, à travers une série d’étapes, progresse et s’achève à l’instant où la nouvelle forme vient à être. Ce n’est qu’en concevant de cette façon la génération que, d’après Averroès, Aristote démontre dans le premier livre de ce traité l’existence de la matière première. Lorsqu’on veut trouver un paradigme commun à toute génération et démontrer par cela même l’existence d’un substrat premier, la prima materia doit donc être considérée comme le sujet du devenir. Elle le sera, néanmoins, en un sens particulier. La matière première n’est pas le produit de la génération, à savoir ce qui s’engendre au sens véritable, ni dans les transformations accidentelles, ni dans les générations substantielles; elle n’est que ce qui reçoit les propriétés essentielles opposées et le mouvement qui conduit de l’une à l’autre. Ce n’est qu’en ce sens qu’on peut la définir comme «ce qui vient à être» (generatum). Si, en revanche, on examine la génération substantielle pour en déterminer les caractéristiques propres et la distinguer des autres changements, c’est la substance individuelle sensible qui doit être considérée comme le sujet de la génération au sens véritable, parce qu’elle est le produit du processus qui véritablement relève de la catégorie de la substance, à savoir l’advenir instantané de la forme. C’est pour cette raison, explique Averroès, qu’il faut distinguer «ce qui s’engendre en acte» (c’est-à-dire le recipiens du mouvement) du produit de cette même génération (c’est-à-dire le generatum completum). Cette même distinction sera également au cœur de l’analyse du CM du DGC et du GC de Met. Z7–9. L’existence d’un paradigme commun à tout changement n’exclut pas que la génération substantielle possède des caractères qui la distinguent des autres changements. Le GC de Phys. V et VI confirme qu’elle est un mouvement sui generis d’une part parce que son substrat, comme le GC de Phys. I le disait, n’est qu’en puissance, d’autre part parce qu’elle est un mouvement «composé». Sa

438

Averroès

phase temporelle et sa fin n’appartiennent pas à la même catégorie, la première en effet relève de la catégorie de la qualité, la seconde de la substance. Averroès explique en effet que les termes opposés qui scandent la progression de la transformation amenant à la nouvelle forme sont les accidents propres de ce qui se corrompt et de ce qui s’engendre. On a suggéré que ces «accidents propres» sont assimilés à des propriétés par soi dans le deuxième sens de par soi présenté en An. Post. I 4. On verra dans le chapitre suivant que ce même paradigme, qu’on a appelé de l’altération substantielle, est confirmé aussi bien dans la paraphrase du DGC que dans celle du DGA. L’étude de ce commentaire montrera que, dans le cas des substances composées, «les accidents propres» qui changent lors de l’altération substantielle ne sont rien d’autre que la complexion de l’étant en question. La génération substantielle, même avec ses particularités, est donc présentée de façon générale comme partageant des caractères communs à tous les autres changements. C’est ainsi qu’on peut démontrer l’existence des causes premières de toute la réalité sensible et c’est pour cette raison que ce type d’étude est le propre du traité de la Physique. Averroès a en effet expliqué, dans son GC de Phys. I 1, que les traités d’Aristote suivent l’ordre naturel de l’enseignement, selon lequel on procède des causes aux effets et des causes premières et communes aux causes prochaines et particulières. Ainsi, même si dans la recherche qui nous conduit à l’acquisition des principes on suit la méthode inductive et l’on parvient aux causes premières à partir des effets, selon l’ordre de l’enseignement, qui reflète l’ordre ontologique des choses, on part des principes premiers et communs à tout être sensible, pour déterminer ensuite les principes propres à chaque genre d’étant sensible. L’enseignement commence, pour ainsi dire, là où s’achève la recherche inductive qu’Aristote a conduite en tant que physicien. La possibilité de saisir les principes premiers de la réalité en mouvement repose en effet sur un processus régressif qui nous amène des effets aux causes. Ce qui veut dire, d’après Averroès, qu’on procède de ce qui a moins d’être vers ce qui en a plus. La méthode inductive et la méthode des signes ne sont pas pour autant des instruments de connaissance moins fiables que la méthode apodictique du géomètre. Il est indubitable, d’après Averroès, que cette méthode, si elle est bien employée, nous conduit à des conclusions certaines, à partir desquelles on pourra ensuite inférer par une démonstration de la cause les autres propriétés des réalités sensibles qui n’étaient pas manifestes par soi. Dans ce cas aussi les propriétés par soi du deuxième type de par soi présenté en An. Post. I 4 jouent un rôle crucial: c’est sur ce type de propriétés qui se construit le syllogisme du signe. Les seules causes premières qui restent en dehors du champ d’action du physicien sont la forme première et la fin dernière. La démonstration de l’existence et l’explication de la nature de ces deux causes premières reviennent en effet au philosophe premier. Mais, encore une fois, il ne faut pas croire pour autant

l’étude générale de la génération

439

qu’Averroès considère la physique comme une science de deuxième rang. Elle est en effet la seule science qui peut parvenir à une démonstration de l’existence de Dieu, en tant que cause motrice de l’univers. Si elle ne peut définir la nature des causes finale et formelle premières, ce n’est pas parce qu’elle est une discipline imparfaite, mais parce que, d’un certain point de vue, cela dépasse les limites de son genre-sujet et que ce n’est pas nécessaire pour parvenir aux objectifs que ce dernier lui fixe. Il faut ainsi conclure que la science de la nature occupe dans le système d’Averroès une place de premier rang. Elle est autosuffisante dans son domaine et, contrairement à ce qu’Avicenne croyait, elle est capable de parvenir aux principes qui déterminent l’objet de sa recherche sans en emprunter la démonstration à une autre science. Si elle est seconde, par rapport à la philosophie première, ce n’est ni à cause de sa méthode ni à cause de son objet, mais parce qu’elle considère l’être d’un point de vue limité, c’est-à-dire parce qu’elle ne le considère pas en tant que tel, mais en tant que sujet au mouvement.

Chapitre VIII La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle: des éléments aux êtres vivants Introduction On a vu dans le chapitre précédent que l’altération est pour Averroès une modalité essentielle du processus de génération, dans la mesure où elle constitue l’état cinétique qui par excellence conduit à l’émergence de la forme substantielle. On a suggéré que c’est la raison pour laquelle on peut définir la génération absolue comme une «altération substantielle»: la génération substantielle est aussi bien l’advenir de la forme substantielle que le passage scandé par le remplacement l’une après l’autre d’une série de formes privatives, à savoir moins parfaites, chacune nécessairement liées à des accidents propres qui constituent, à la fin du changement, les instruments de la forme agente de la substance engendrée. C’est pour cette raison que le produit de la génération n’est ni un agrégat de plusieurs formes ni un composé accidentel d’une forme qualitative prédiquée d’un substrat subsistant par soi. Lorsqu’Averroès affirme que la génération découle d’une altération, il ne veut donc ni simplement dire qu’elle est une transformation (μεταβολή) au sens lâche du terme, ni qu’elle relève, comme tous les mouvements conçus du point de vue de la forme, de la catégorie de la passion. Si cela était le cas, on ne comprendrait pas en quoi la génération serait parmi les quatre types de mouvement le seul mouvement «composé», c’est-à-dire, comme Averroès le dit, un mouvement composé de deux moments ontologiquement hétérogènes, l’un temporel appartenant à la catégorie de l’altération, l’autre instantané appartenant à la catégorie de la substance. De fait, si le terme «altération» devait être pris au sens lâche, tous les mouvements sauf l’altération seraient des mouvements composés et la distinction entre la génération conçue comme mouvement mixte et les autres mouvements n’aurait plus aucun fondement. Dans ce même cadre, on a suggéré que les «qualités» au fondement de la génération ainsi conçue sont des propriétés qui tout en découlant des formes substantielles ne s’y identifient pas. Averroès distingue les accidents propres qui accompagnent toujours la forme, et par lesquelles se fait la transformation subs-

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

441

tantielle, des formes substantielles elles-mêmes. Certes, c’est le remplacement des formes substantielles qui fait d’un certain processus une génération plutôt qu’une simple altération, mais à strictement parler c’est le bouleversement de ce type particulier de qualités qui constitue l’épicentre du changement. Tout comme l’air se transforme en feu parce que la forme de ce dernier émerge à la suite de la transformation de l’humidité en sécheresse, d’une manière analogue la forme d’un étant composé s’engendre par la transformation d’un ensemble de qualités propres sur lesquelles la forme substantielle elle-même survient. Ce même paradigme permet d’expliquer toutes les générations et de sauvegarder en même temps le principe selon lequel il est impossible que «quelque chose relève dans un cas d’une certaine catégorie et dans un autre d’une autre catégorie»: la chaleur ne relève pas dans l’homme de la qualité et dans le feu de la substance, elle relève toujours de la catégorie de la qualité. Mais elle est, dans le feu, plus proche de la substance (raison pour laquelle elle est dans son cas un «propre» (proprium) et joue dans sa définition le rôle d’une différence), tandis que, dans l’homme, elle est plus loin de la substance et constitue une propriété moins intrinsèquement liée à la forme substantielle. Les qualités en jeu dans la transformation substantielle, qu’il s’agisse des éléments ou des substances au sens le plus propre, ne sont donc ni des simples accidents ni à strictement parler des formes substantielles. Dans le cas de la génération des composés, les qualités en jeu ne constituent pas des différences de la forme, mais elles y sont nécessairement liées. C’est en donnant un rôle dans sa théorie physique à des propriétés qui chez Aristote ne trouvaient de place qu’au niveau de sa logique, qu’Averroès élabore sa théorie de la génération. La distinction entre quatre classes de qualités élaborée dans les Catégories1 constitue assurément l’horizon de la théorie d’Averroès, mais cette seule distinction ne suffit pas à l’expliquer. Car c’est en donnant à la troisième classe de qualités et notamment aux qualités affectives2 le statut de concomitants essentiels – ce qu’Aristote ne se décide jamais à faire –, qu’Averroès peut à la fois fixer de façon plus nette la frontière entre les formes et les propriétés qui en découlent et entre l’altération substantielle et la simple altération. Je voudrais montrer dans ce chapitre que cette thèse qu’on a repérée dans le GC de la Phys., selon laquelle la génération absolue est un mouvement qui appartient à la catégorie de la qualité et débouche sur une forme substantielle, est déjà à l’œuvre dans les paraphrases du DGC et du DGA. On suggérera, de façon plus radicale, que ces traités contribuent à la mise en place et à la clarification de cette théorie. En effet, même si c’est dans le GC de la Phys. qu’Averroès expose au mieux la nature de la génération conçue comme mouvement sui generis, c’est en défendant cette même lecture qu’il clarifie dans les commentaires de ces traités 1 2

Cat. 8, 9 a14–10 a10. Cat. 8, 9 a28–31; b27–33

442

Averroès

la nature des accidents propres en jeu dans la génération substantielle et des processus en vertu desquels elle se produit (c’est-à-dire l’action-passion, le contact et le mélange). C’est parce que ces phénomènes se réalisent tous à la suite de la transformation des qualités primaires ou des qualités qui en dérivent, que la génération substantielle peut être considérée comme une forme d’altération, même si elle est d’une nature particulière. C’est en effet à la suite du changement de ces qualités que se fait la génération élémentaire et, par son biais, celle des composées. Qu’il s’agisse des corps homéomères ou des composés, la génération est «une altération substantielle», car elle est le produit d’une transformation des qualités essentielles des corps sensibles qui se fait en fonction de leur affaiblissement ou de leur intensification. Comme on l’a annoncé, ce qui distingue la génération des éléments de celle des composés, c’est que dans le cas des éléments les qualités affectives sont des quasi-formes, au point qu’il est presqu’impossible de les distinguer de leur principe formel, alors que dans les cas des composés, elles ne sont que des concomitants de la véritable forme substantielle3. Dans un article récent, V. Cordonier a montré qu’à la suite d’Alexandre et de Galien et au-delà du propos explicite du Stagirite, Averroès considère le phénomène du mélange comme un processus nécessaire dans toute génération substantielle et plus généralement dans tout phénomène sensible4. Elle explique qu’en poursuivant l’œuvre de systématisation d’Alexandre, Averroès admet non seulement que les éléments possèdent des formes substantielles, mais qu’ils se transforment entre eux suivant un processus analogue à celui de la mixis. Ce «type inédit de mélange», qui est aussi au cœur de la nutrition, est ainsi intégré à chaque niveau de transformation, dans la mesure où il est «l’opérateur privilégié» de l’action/passion qu’Averroès considère comme une sorte de genre commun à tous les types de changement. Dans le cadre de cette hypothèse, elle suggère qu’Averroès franchit une étape supplémentaire par rapport à ses prédécesseurs dans la mesure où il conclut que, quand les éléments se mélangent pour donner naissance à un nouveau corps, ce sont les formes qui se mélangent 3 On a dit que le même paradigme permet en un sens d’expliquer la génération des composés et, avec quelques réserves, celle des éléments. La réserve viendrait du fait que les qualités élémentaires sont si près de la substance des éléments qu’elles peuvent faire office de différences et que leurs formes sont comme à mi-chemin entre les formes et les accidents. On peut donc admettre dans leur cas que ce sont les formes qui se mélangent et non pas les qualités. Ce qu’on ne pourrait pas au sens strict dire des corps composés (Averroès, GC DC III, c. 67, p. 634–635). 4 Cf. V. Cordonier, «Le mélange chez Averroès. Sources textuelles et implications théoriques», dans Hasnawi et Federici Vescovini (éds.), Circolazione dei saperi, p. 361–376. Cet article est le dernier d’un ensemble d’articles que V. Cordonier a consacré à la théorie du mélange défendue par les penseurs de l’antiquité tardive, notamment Alexandre, Galien et Plotin. Dans leur ensemble, ces recherches ont permis de comprendre l’importance et les enjeux théoriques de cette notion non seulement dans la physique du sensible de ces auteurs, mais aussi dans leur ontologie.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

443

et se trouvent à un degré amoindri. Elle conclut que cette approche à la physique élémentaire d’Aristote vise en dernière instance, chez Averroès, à confirmer la solidarité de la forme substantielle et de la qualité qu’on retrouve déjà chez Alexandre. En me ralliant à la thèse selon laquelle le mélange, d’après Averroès, constitue le mécanisme essentiel de toute transformation, y compris de la génération substantielle, je voudrais montrer que si, dans le cas des éléments, Averroès admet par moment qu’on puisse parler d’un mélange de leurs formes, en admettant une presque-identification entre ces dernières et leurs qualités affectives, il s’efforce d’une façon plus massive de distinguer nettement les qualités appelées essentielles et les formes substantielles, pour ranger les premières au nombre des concomitants des secondes5. On verra en ce sens que, lorsqu’il est question de la transformation d’un élément en un autre ou de la génération d’une véritable substance, le mélange au sens strict (à savoir celui dans lequel les deux miscibles demeurent dans le mixte, que ce soit par leurs corps ou par leurs formes) ne donne pas le paradigme général, car dans le cas des générations substantielles c’est un mélange «qualitatif» qui est en jeu, à l’issue duquel ce ne sont pas les formes, mais les qualités des corps agent et patient qui demeurent dans le produit. Dans ce type de processus, même si l’un des deux corps se corrompt, comme c’est le cas de la nourriture dans l’accroissement ou du sperme animal dans la conception de l’embryon, Averroès se sentira autorisé à parler de mélange, dans la mesure où certaines qualités du corps qui se corrompt demeure dans le nouvel étant engendré. Cette analyse confirmera ainsi l’idée que Galien a joué un rôle crucial dans l’élaboration de la théorie du mélange d’Averroès6. On pourrait en effet conclure que ce dernier s’efforce par sa théorie de trouver une voie intermédiaire entre Alexandre et Galien: ce sont certes des qualités qui sont en jeu dans le mélange 5 En ce qui concerne les éléments, l’un des passages les plus explicites restent en ce sens les passages du GC du DC dans lesquels Averroès distingue soigneusement entre la forme des éléments, objet d’étude du DC, et les «qualités affectives», par lesquelles les corps simples sont les éléments des corps composés et par conséquent l’objet d’étude du DGC (voir chap. VI). 6 Cordonier, «Le mélange chez Averroès». Sur le mélange chez Galien et Alexandre, voir notamment V. Cordonier, «Du moyen-platonisme au néo-platonisme: sources et postérité des arguments d’Alexandre d’Aphrodise contre la doctrine stoïcienne des mélanges», dans Th. Benatouïl, E. Maffi & F. Trabattoni (éds.), Plato, Aristotle, or Both? Dialogues between Platonism and Aristotelianism in Antiquity, G. Olms Verlag, Hildesheim-Zürich-New York, 2011, p. 95–116; ead., «Corps, matière et contact. La cohérence du sensible selon Alexandre d’Aphrodise», dans M. Rashed (éd.), «Alexandre d’Aphrodise, Commentateur d’Aristote et Philosophe», numéro thématique de: Les Études Philosophiques 86/3, Presses Universitaires de France, Paris 2008, p. 353–378; ead. «Matière, qualités, mélange. La physique élémentaire d’Aristote chez Galien et Alexandre d’Aphrodise», dans C. Esposito et P. Porro (éds.), La materia/La matière/Die Materie/Matter, Quaestio, 7, Edizioni di Pagina-Brepols, Bari-Turnhout 2007, p. 79–103, ainsi que l’ensemble de la bibliographie citée dans ces articles.

444

Averroès

substantiel, mais des qualités qui ne sont ni de l’ordre de la matière ni de l’ordre de la forme. Il s’agit de qualités qu’on peut définir comme des concomitants de la forme et pour cela même comme ses instruments. Cette thèse aura comme conséquence ultime d’enrichir le couple forme-matière de la notion de cause instrumentale. C’est le grand enjeu de la lecture qu’Averroès propose de la génération substantielle. C’est en systématisant le travail d’Alexandre et en donnant un statut ontologique intermédiaire à ces qualités, que ce soit au niveau des éléments ou au niveau des substances achevées, qu’Averroès s’efforcera d’échapper aux Charybde et Scylla de l’hylémorphisme: la réification de la matière, d’un côté; le fait d’attribuer à l’intelligible une fonction véritablement agente, de l’autre côté. C’est la forme qui agit, mais non pas d’elle-même et par elle-même, mais par ses concomitants. Il faut en ce sens distinguer soigneusement le mélange «au sens strict» de DGC I 10, sous lequel Averroès place la formation des corps homéomères à partir des éléments, de celui qu’il considère comme la conditio sine qua non de la croissance et de la génération substantielle elle-même. C’est ce type de mélange qu’il faut considérer comme la transformation altérative qui, engageant les qualités essentielles des substances, s’achève dans une génération. On montrera, ainsi, que cette stratégie permet à Averroès de lire d’une façon cohérente non seulement les deux livres du DGC, mais aussi la théorie de la génération animale défendue dans le commentaire du GA. Ce commentaire confirme en effet l’explication du CM du DGC, dans la mesure où Averroès applique à la génération des animaux le paradigme de l’action/passion du DGC: la génération des animaux les plus achevés peut à bon droit être considérée comme une altération et un mélange d’un certain type, dans la mesure où l’action du père/agent consiste à transmettre à la matière féminine une qualité, la chaleur, et à rendre la complexion de cette dernière apte à recevoir la forme substantielle. Influencé par la traduction arabe qu’il commentait, Averroès explique qu’au niveau biologique c’est la complexion, résultat plus ou moins bien proportionné du mélange des qualités élémentaires, qui en tant que qualité «substratique» doit être considérée comme un concomitant de la seule et unique forme substantielle de l’animal, à savoir l’âme. On suggérera ainsi que c’est sur la base de cette doctrine qu’il faut comprendre à rebours celle de l’altération substantielle formulée dans le GC de la Phys. D’une façon encore plus radicale, on conclura qu’on ne peut comprendre les thèses exposées dans le GC de la Phys. sans les lire à la lumière de l’analyse du sensible qu’Averroès présente dans ses autres commentaires physiques, de même qu’on ne peut expliquer ni sa théorie du signe ni celle de la définition des substances sensibles sans saisir le rôle-clé qu’y jouent les propriétés au cœur de leur génération.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

445

§ 1. Les traces de la vérité: la génération absolue comme changement vers ce qui est plus noble Au tout début de son CM du DGC, Averroès trace le plan du livre I en le divisant en huit parties (ǧumal)7, la première étant consacrée à l’énumération des objectifs du même livre8: (1) repérer tout d’abord les causes communes à tout étant engendrable et corruptible; (2) repérer les causes de l’altération et de l’augmentation; (3) déterminer ensuite si l’altération et la génération sont deux phénomènes différents ou non9. C’est à partir de la deuxième partie, qui correspond au chapitre I 1 de notre DGC, qu’Aristote entreprend l’exposition de sa recherche, commençant par analyser les doctrines de ceux qui parmi les anciens ne distinguaient pas la génération de l’altération. Cette étude dialectique est d’autant plus importante que, dans le commentaire de cette partie, Averroès nous livre les premières considérations nécessaires pour comprendre sa reconstruction de la doctrine de la génération. En suivant la dichotomie posée par Aristote, Averroès explique que, parmi les anciens, certains ramenaient la génération à l’altération, alors que d’autres, qualifiés de pluralistes, ne le faisaient pas, d’une part parce qu’ils l’identifiaient avec l’agrégation, d’autre part parce que, sur la base de leurs principes, ils ne pouvaient pas admettre l’existence d’une véritable altération. Il précise cependant que certains, en contredisant leurs propres thèses, affirmaient que la génération était une altération. De fait, les pluralistes ne pouvaient aucunement admettre l’existence de l’altération, dès lors que les éléments qu’ils posaient comme principes n’étaient pas des composés10. L’altération, en effet, découle de la possibilité 7 Ces parties ne correspondent pas toujours aux chapitres de l’édition moderne du DGC. Pour une reproduction du tableau complet, voir S. Kurland (éd.), Averroes. On Aristotle’s “De Generatione et Corruptione”. Middle Commentary and Epitome. Translated from the original Arabic and the Hebrew and Latin versions with notes and introduction by S. Kurland, The Medieval Academy of America, Cambridge 1982, p. xix-xxiii. 8 Cette première partie correspond aux lignes d’ouverture du traité (DGC I 1, 314 a1–6). 9 Averroès, CM DGC, p. 2, 3–6: «Le but qui est visé ici et ce qu’il faut faire c’est expliquer les causes communes à tout ce qui s’engendre et se corrompt par nature et expliquer aussi les causes de la croissance et de l’altération et l’identification de chacune de celles-ci, et s’il faut considérer l’altération et la génération comme une seule chose ou bien si elles sont deux natures séparées tout comme leurs noms sont aussi différents». 10 Averroès, Epit. DGC, p. 10, 17–20: «Concernant cette notion, les anciens suivaient l’une de ces deux théories: ceux qui parmi eux ne distinguaient pas entre la génération substantielle et l’altération qualitative, affirmaient qu’il y a un seul élément et que la génération avait lieu à partir de celui-ci par condensation et raréfaction; les autres posaient une distinction entre l’altération et la génération du fait qu’ils admettaient que la génération avait lieu par agrégation et séparation, comme par exemple les tenants des parties non partageables, sauf que ceux-ci affirmaient que l’altération est un phénomène qui peut être perçu par

446

Averroès

de pâtir d’une certaine affection et cette possibilité, à son tour, dépend de l’existence d’un substrat unique capable d’accueillir l’affection en question11. C’est la négation d’une prima materia, qui implique comme conséquence nécessaire la négation de l’altération et celle de la génération absolue. S’il ne se produit ni altération ni génération, c’est en effet qu’il n’existe pas de substrat capable de recevoir les contraires, que ce soit dans la catégorie de la substance ou dans celle de la qualité12. Ce qui ne veut pas dire que pour Averroès les accidents se prédiquent directement de la matière première, mais que la matière première est le substrat des accidents en un sens éloigné, en tant qu’elle est le substrat des transformations élémentaires13. On reviendra sur cette question par la suite. C’est une fois conclu l’examen de ces doctrines qu’Aristote commence, dans la partie qui suit (al-ǧumla al-ṯāliṯa), la véritable analyse de la génération absolue. C’est par conséquent la troisième partie qui constitue, dans la reconstruction d’Averroès, le noyau théorique du premier livre du traité. Cette partie comprend l’examen concernant l’existence et la nature de la génération absolue (DGC I 3), visant à établir l’existence de la génération absolue, mais aussi l’analyse du chapitre 2 visant à réfuter les théories atomistes qui voudraient ramener la génération à une simple agrégation. Dans ce cas aussi, l’examen dialectique des doctrines des prédécesseurs constitue pour Averroès un passage obligé dans la démonstration de l’existence de la génération absolue. Contre la doctrine atomiste, Averroès déclare qu’il faut admettre que l’agrégation et la désagrégation ne sont que des changements d’un aspect relatif d’un étant déterminé. La génération absolue n’est pas ce genre de changement, car elle ne peut se produire «du point de vue d’une quantité continue» (min qibal al-kamm al-mutawaṣṣil)14. En effet, si le corps demeure dans toute sa continuité physique, il ne peut se transformer dans sa totalité, c’est-à-dire dans sa subsle sens […]. En effet, éléments n’étaient pas capables d’être affectés, parce que, s’ils l’étaient, ils seraient des composés». 11 Dans la partie du CM correspondant au dernier des trois chapitres consacrés à l’action et à la passion, DGC I 9, Averroès confirmera que l’altération se produit seulement lorsqu’on admet l’existence de principes composés d’une matière et d’une forme. 12 Averroès, CM DGC I, p. 4, 5 et sq.; cf. ibid., p. 10, 9–13: «On ne peut affirmer que le substrat de l’altération est autre chose par rapport au substrat de la génération. Comment s’ensuivrait-il que, lorsqu’on supprime le substrat du changement substantiel, on supprime le substrat de l’altération? Le substrat de l’altération n’est, en effet, substrat qu’en tant qu’il est substrat de la génération substantielle. C’est pourquoi Aristote a supposé dans le cas de l’altération ce qu’il avait supposé pour la substance». 13 Averroès, CM DGC I, p. 31, 17–18: «La matière est donc proprement le sujet de ce changement, mais on peut l’appeler le substrat des autres genres de changement seulement en un sens éloigné». 14 «Le changement dans le continu» (ἡ ἐν τῷ συνεχεῖ μεταβολή) que les atomistes considéraient comme le déplacement de toutes les parties composant le corps (DGC I 2, 317 a18–19) est donc dans l’exégèse d’Averroès un changement qui laisse intacte la totalité de ce dernier, mais qui peut en changer une qualité.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

447

tance; il peut tout au plus changer de qualité15. En reprenant ainsi la définition de la fin du chapitre I 2, que Joachim considère comme une définition nominale, Averroès déclare que la génération absolue se distingue de la simple altération en vertu de la nature de son substrat: celle-ci est le changement d’un prédicat appartenant à un substrat déterminé, alors que la génération absolue est le changement qui se produit dans un substrat qui n’est ni en acte ni quelque chose de désignable (al-mušār ilayhi). Comme dans le GC de la Phys., Averroès explique ainsi qu’afin de définir l’existence de la génération absolue (al-kawn al-muṭlaq), il faut concevoir deux types de substrat: un substrat déterminé, i.e. la substance sensible individuelle, et un substrat indéterminé, i.e. la matière première. C’est à partir du troisième chapitre de cette troisième section qu’Aristote en vient à l’examen «positif» visant à démontrer l’existence d’une véritable génération absolue et à en expliquer la nature. Averroès considère cette analyse comme une étude générale des principes et des causes de tout ce qui s’engendre et se corrompt, c’est-dire de tous les aspects communs à toute génération absolue, qu’elle soit la génération des corps simples ou celle des corps composés. Il précise ainsi que cette étude présuppose la démonstration de Phys. I, car c’est en posant l’existence de la matière première qu’on résout les cinq apories impliquées par la notion de génération absolue: 1) Si la génération absolue procédait du non-être, à la manière dont les générations relatives procèdent d’un non-être relatif, on serait contraint d’admettre l’existence du non-être absolu (DGC I 3, 317 a32–317 b18). 2) Si la génération absolue procédait d’un être en puissance, on serait contraint d’admettre que ce qui est absolument en puissance a une existence séparée (DGC I 3, 317 b18-b33). 3) Si ce qui s’engendre procédait de ce qui était et qui s’en est allé en non-être, on serait contraint de poser qu’à un certain moment la matière dont les générations procèdent s’épuise (DGC I 3, 317 b33–318 a27). 4) Si la génération et la corruption étaient deux processus symétriques et biunivoques, la génération absolue d’une substance devrait toujours être la corruption absolue d’une autre. Or cette hypothèse est démentie par un usage linguistique contraire (DGC I 3, 318 a27–318 b33).

15 Averroès, CM DGC I, p. 17, 5–8: «Quant à nous, nous n’excluons pas qu’une génération relative se produise à la suite de l’association ni qu’une corruption relative soit produite à la suite d’une dissociation. Pourtant, quant à la génération et à la corruption absolue, il n’est pas possible qu’elles se produisent par suite de l’association et de la dissociation, car il est impossible qu’un changement dans la substance se produise du point de vue d’une quantité continue, mais non pas un changement dans la qualité».

448

Averroès

5) Si, dans le cas des substances, on pouvait parler de générations relatives et de générations absolues, dans le cas des accidents aussi on devrait pouvoir parler de génération et de corruption absolues et relatives (DGC I 3, 318 b3– 319 b5). De ces cinq problèmes, déclare Averroès, les deux derniers sont en réalité réductibles à un seul. Le chapitre se divise par conséquent en quatre parties, chacune fournissant la solution d’un problème. Aristote résout les trois premiers en admettant l’existence de la matière première et les deux dernières en posant, outre l’existence de la prima materia, celle d’une échelle ontologique d’après laquelle certains êtres sont plus parfaits que d’autres. Au cours de l’analyse de la doctrine d’Aristote, on a vu que les deux premières apories tenaient au fait qu’on appliquait sans réserve le modèle de l’alternance aux générations absolues et que l’on supposait que, dans leurs cas aussi, au contraire positif, terme ad quem du processus, s’oppose quelque chose d’absolument négatif. En effet, quel que soit le sens de l’expression «non-être absolu», on serait contraint d’admettre soit que quelque chose dérive de ce qui n’existe pas, soit que les affections sont séparées des substances. Averroès explique que ces deux premières apories sont résolues en admettant que le terme a quo du processus n’est rien d’autre que la matière première16. Si l’on pose l’existence de ce principe, on n’est plus contraint ni d’admettre que le non-être absolu existe, car la matière première, comme on l’a vu, est en même temps être et non-être (en effet elle possède par essence toutes les formes en puissance et aucune en acte) ni d’admettre l’existence séparée de ce qui est en puissance, car la prima materia n’a pas d’existence séparée (bien qu’elle possède toutes les formes en puissance, elle doit toujours être prédiquée en acte de l’une d’entre elles)17. C’est en posant l’existence de la matière première qu’on dénoue aussi la troisième aporie. Ce n’est pas en raison du caractère inépuisable des êtres dont procède la génération et de leur infinité en acte que le processus de génération est perpétuel, mais du fait qu’il existe un substrat matériel unique, dont les deux formes contraires se prédiquent à tour de rôle18. C’est parce que la matière 16 Pour comprendre le sens dans lequel Averroès peut dire que la matière première est l’ex quo de la génération, voir chap. VII. 17 Averroès, CM DGC I, p. 20, 5–9: «Aristote a déjà présenté la solution de cette aporie dans le premier livre de la Physique; il pose ici comme acquis ce qu’il a affirmé là et déclare que la génération absolue procède à partir d’un être qui est en puissance, mais non en acte, c’est-à-dire dont on peut affirmer d’une certaine manière qu’il existe et d’une autre qu’il n’existe pas: car il est non-être en acte, mais être en puissance». De façon cohérente à ce qu’il défendra dans le GC de la Phys., Averroès considère la solution de la première aporie comme relevant de l’étude générale de la science de la nature. 18 Averroès, CM DGC I, p. 23, 13–17: «Cette difficulté aussi bien que la précédente peuvent être résolues en admettant que la corruption d’une certaine chose est en elle-même génération d’une autre. En effet, si la corruption est la génération de ce qui vient à être, il est nécessaire

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

449

première reçoit indifféremment les deux formes contraires, que la génération, qu’elle soit absolue ou relative, peut être considérée comme un processus symétrique qui est à la fois la génération de quelque chose et la corruption de quelque chose d’autre. Après avoir résolu les trois premières apories, Averroès explique que la quatrième découle précisément du fait que l’on considère la génération et la corruption absolues comme des processus symétriques: «Si la génération d’une substance est en même temps corruption d’une autre, comment se fait-il qu’on dise à propos de certaines choses, dont la génération et la corruption relèvent de la substance, qu’elles ne s’engendrent, ni ne se corrompent de façon absolue?»19. L’aporie tient au fait que la langue parlée semble nier que la génération de quelque chose se confond toujours avec la corruption d’autre chose. Nous ne disons pas, à propos de certains êtres, qu’ils s’engendrent au sens absolu, nous disons plutôt, à propos des substances dont ces êtres s’engendrent, qu’elles se corrompent au sens absolu. Nous ne disons pas, par exemple, que le cadavre s’engendre au sens absolu, nous disons plutôt que c’est l’homme qui se corrompt au sens absolu. La même question peut être soulevée à propos des accidents, ce qui constitue, dans la reconstruction d’Averroès, l’objet de la cinquième aporie20: pour quelle raison, dans le cas des accidents, ne peut-on utiliser le verbe «s’engendrer» dans les deux sens (absolu et relatif), alors qu’on peut le faire dans le cas des substances? On a analysé dans le chap. III les diverses hypothèses interprétatives proposées par les commentateurs. On a signalé que la plupart d’entre eux estiment que des deux difficultés soulevées par Aristote, la première est purement linguistique et la seconde peut être résolue à l’aide de la distinction catégorielle. Seul M. Rashed, dans son édition du DGC, s’éloigne de cette lecture et se rallie à celle défendue par Averroès sur deux points: a) sur l’idée que les trois théories de DGC I 3 sont analysées pour expliquer la véritable thèse d’Aristote, à savoir que la génération et la corruption absolues ne sont pas des transformations réciproques; b) sur l’idée que les deux difficultés se dénouent à l’aide d’une seule considération, c’est-à-dire en admettant que vient à être au sens absolu seul ce

que le processus de génération n’ait pas de fin du fait de la succession des formes dans le substrat, qui est la matière. Il est en outre nécessaire que la chose qui est en puissance à partir de laquelle il y a génération absolue ne soit pas dépourvue de ce qui est en acte, à savoir la forme». 19 Averroès, CM DGC I, p. 24, 2–4. 20 Aristote, DGC I 3, 318 a33–35.

450

Averroès

qui est plus déterminé (aussi bien parmi les substances, que dans l’ensemble qui comprend les accidents et les substances)21. Les trois théories montrent en effet, d’après Averroès, que la corruption d’une chose n’est pas toujours la génération d’autre chose, dans la mesure où elles confirment toutes l’idée qu’il y a dans la réalité sensible une hiérarchie d’êtres: «Or, nous affirmons qu’il y a une façon de rendre compte de cette question. Il semble en effet qu’il en aille de même de la génération d’une substance à partir d’une autre et de la génération de la substance par rapport à la génération des accidents. De même qu’on dit concernant la génération de la substance qu’elle est une génération absolue et concernant la corruption , alors qu’on ne dit pas la même chose à propos de la génération et de la corruption des accidents, mais de génération relative et de corruption relative et non de génération absolue ni de corruption absolue, il semble qu’il en aille de même pour les substances les unes avec les autres, puisque les substances qui se transforment les unes dans les autres diffèrent en ce que certaines d’entre elles signifient quelque chose de désigné au sens premier et véritable, je veux dire ce qui est substance première et visée par soi, tandis que d’autres ne signifient pas une individualité propre, mais ne désignent qu’un désigné postérieur quant à la substantialité»22. Averroès déclare que parmi les substances certaines ont un degré de «substantialité» (al-ǧawhariyya) plus élevé que d’autres. S’il est assurément possible, du point de vue de la matière première, de considérer la corruption d’une chose et la génération d’autre chose comme deux processus ontologiquement continus et symétriques, on peut toujours les distinguer en fonction de la «consistance» ontologique de leurs produits. On dira ainsi du processus qui conduit à ce qui est «moins complet dans son être» qu’il est une corruption en un sens absolu et une génération en un sens relatif, alors qu’on dira de celui qui conduit à ce qui est «plus complet dans son être» qu’il est une génération en un sens absolu et une corruption en un sens relatif. Si en effet, du point de vue de la matière première, toutes les corruptions et toutes les générations s’équivalent, cela n’est pas le cas du point de vue des formes qui se trouvent en elle.

21 Sur ces points, l’exégèse d’Averroès s’inspire de la lecture proposée par Alexandre, que Philopon nous rapporte (In Phys. 59, 8–14). Philopon nous dit en effet que conformément à ce qu’Aristote affirme en Phys. III 1 (201 a3 et sq.) Alexandre appliquait la même distinction à toutes les catégories. Pour plus de détail, voir Kurland (éd.), Averroes. On Aristotle’s “De Generatione et Corruptione”, p. 154, n. 27. 22 Averroès, CM DGC I, p. 24, 5–14.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

451

Le but d’Aristote, selon le commentateur, n’est donc pas de justifier ou de réfuter l’une des théories rapportées, mais de considérer ce qu’il y a de correct dans les trois. Dans le cadre d’une explication complète de la génération substantielle, les trois théories pourraient être jugées insatisfaisantes. Pourtant ce qui intéresse Aristote, c’est de saisir ce qu’il y a de vrai en chacune d’elles, à savoir l’idée que la génération absolue est le processus qui mène de ce qui a moins d’être à ce qui en a davantage. À propos de la théorie attribuée à Parménide selon laquelle on ne dit pas, lorsque le feu se corrompt, que la terre s’engendre au sens absolu Averroès affirme: «Voilà donc l’une des façons selon lesquelles on peut dire que certaines substances s’engendrent absolument et d’autres non. Cela d’ailleurs est en accord avec ce que les hommes croient. Or bien que cet usage se soit avéré correct, on ne peut légitimer l’erreur de ceux qui se méprennent sur cela dès lors qu’ils considèrent ce qui est doué d’un être plus parfait comme doué d’un être inférieur et, viceversa, ce qui est doué d’un être inférieur comme doué d’un être plus parfait. Cependant le but ici n’est pas de vérifier le propos de Parménide ou d’un autre, mais de vérifier cet usage»23. Cette première distinction, explique Averroès, relève du fait que les formes des différents êtres qui s’engendrent et se corrompent ne sont pas toutes les mêmes; certaines sont «quelque chose de désigné selon l’antériorité et la réalisation» et d’autres sont «postérieures quant à leur substantialité». L’usage linguistique repose par conséquent sur un fait ontologique: si Parménide appelle la terre non-être et le feu être et le processus qui conduit de l’une à l’autre génération absolue, alors qu’il appelle le processus qui conduit du feu à la terre corruption absolue, c’est parce que la terre est du point de vue de sa forme «moins déterminée» que le feu. Le fait que les gens se soient mépris, étant incapables de distinguer ce qui est véritablement plus parfait dans son être de ce qui l’est moins, n’invalide pas la possibilité de poser cette distinction et d’accepter la pratique linguistique qui en découle. La deuxième théorie aussi implique l’existence d’une échelle ontologique, fondée cette fois sur le critère qui distingue les substances sur la base de leur matière constitutive, c’est-à-dire sur la base du type d’élément qui prédomine dans leur composition24:

23 Averroès, CM DGC I, p. 24, 18–25, 4. 24 Averroès, CM DGC I, p. 25, 4: «Or la différence précédente relève de la détermination de la forme, la deuxième relève plutôt de la détermination de la matière».

452

Averroès

«[…] les substances individuelles, dans la composition desquelles l’élément prédominant des quatre est celui dont les différences contraires sont plus près de l’être et signifient davantage ce qui est désigné, sont aussi plus parfaites quant à la substantialité que les substances individuelles dans la composition desquelles l’élément prédominant des quatre est celui dont la différence contraire est plus près de la privation et signifie à un niveau inférieur ce qui est désigné. Par exemple la différence du feu, à savoir le chaud, est plus près de l’être que la différence de l’eau, à savoir le froid; car le froid est, d’une certaine manière, la privation du chaud. Alors les individus dans la composition des parties desquels prédomine le feu sont plus achevés quant à l’être que ceux dans la composition desquels prédominent la terre et l’eau»25. Ce deuxième critère nous permet donc d’ordonner les substances composées selon une échelle de «substantialité» croissante et de distinguer entre les êtres qui sont le produit d’une génération absolue et les êtres qui sont le produit d’une génération relative. Les différences contraires qui déterminent l’être des quatre éléments n’ont pas un même niveau de substantialité: celles qui sont «plus près de l’être (aqrab ilā al-wuǧūd) et signifient davantage ce qui est désigné (adall ʿalā al-mušār ilayhi)» sont aussi «plus parfaites quant à la substantialité (akmal fī al-ǧawhariyya)»; les différences qui sont en revanche «plus près de la privation et signifient à un niveau inférieur ce qui est désigné» sont moins parfaites quant à la substantialité. En vertu de ce critère, les étants individuels qui sont composés majoritairement d’un élément dont la différence est «plus parfaite» que les autres sont eux aussi «plus achevés quant à l’être» et sont par conséquent le produit d’une génération absolue: «Ainsi est-il possible d’affirmer à propos de ces choses, lorsque la plus imparfaite s’engendre de la plus parfaite, qu’on a corruption absolue de la plus parfaite et génération relative de la plus imparfaite et au contraire lorsque la plus parfaite s’engendre de la moins parfaite. Mais alors il est possible de dire à propos de la plus parfaite, quand elle se corrompt en la moins parfaite, qu’elle s’en va en non-être, et quand elle est engendrée à partir de la moins parfaite qu’elle advient du non-être, selon l’usage habituel des anciens au sujet de ce type de générations»26. La réalité confirme donc l’usage linguistique selon lequel on attribue la génération et la corruption absolues à certains étants et non pas à d’autres. Les deux critères qui fondent la hiérarchie des substances, celui de la forme et celui de la matière, sont jugés par Averroès comme également corrects. La troisième théo25 Averroès, CM DGC I, p. 25, 5–11. 26 Averroès, CM DGC I, p. 25, 11–16.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

453

rie ordonne en revanche les réalités sur le faux critère selon lequel la perfection d’un être est fonction de son degré de perceptibilité27. Cependant, affirme Averroès, ceux qui ont soutenu cette doctrine ont suivi eux aussi «les traces de la vérité» (aṯar al-ḥaqq); car ils ont compris qu’il fallait ordonner la réalité selon un principe qui attribue plus d’être à ce qui est plus déterminé et plus «saisissable» (al-mudrak). Leur erreur consiste seulement en ce qu’ils ont cru que la sensation pouvait fournir ce critère, alors qu’un tel principe, affirme Averroès, ne peut être établi que par l’intellect. En effet, seul ce qui est «plus parfait selon l’intellect» (akmal ʿinda al-ʿaql) est véritablement plus achevé28. Averroès conclut ainsi que la raison pour laquelle on appelle le changement vers et à partir de certaines substances «génération et corruption absolues» et le changement vers et à partir d’autres substances «génération et corruption relatives», n’est pas une raison purement linguistique; elle tient en revanche à ce que parmi les substances il y en a certaines qui sont plus parfaites, plus achevées que d’autres. Averroès a utilisé plusieurs expressions, au cours de son commentaire, pour exprimer le critère qui fait qu’un être est plus parfait qu’un autre: (1) «signifier quelque chose de désigné» (tadullu ʿalā al-mušār ilayhi), c’est-à-dire signifier ce qui est «substance première» (ǧawhar awwal) et «visée par soi» (maqṣūd bi-ḏātihi), «au sens antérieur et véritable» (bi-al-taqdīm wa-al-taḥqīq); (2) être doué d’un être plus parfait; (3) être plus près de l’être; (4) signifier davantage quelque chose de désigné; (5) être plus parfait quant à la substantialité. Il est clair, pourtant, que ces expressions désignent toutes un seul et unique critère selon lequel le degré d’achèvement et de perfection d’une substance est fonction de sa détermination. Ce qui est plus parfait est ce qui est plus parfait quant à la substantialité, c’est-à-dire ce qui désigne quelque chose de déterminé au sens antérieur et véritable. Ce qui ne signifie pas quelque chose de déterminé, mais «désigne quelque chose de désigné postérieur quant à la substantialité» (tadullu ʿalā al-mušār ilayhi mutẚʾaḫir fī al-ǧawhariyya) ne pourra pas être le produit d’une génération absolue. Comme M. Rashed l’a souligné, c’est donc la notion de τόδε τι, d’être «quelque chose de désigné» (al-mušār ilayhi), qui nous permet de définir la notion de génération absolue et, par cela même, celle de substance. Le degré de «substantialité» d’un étant relève donc du fait qu’il possède un être plus déterminé et plus proche de la réalisation. Mais si, comme Averroès 27 Averroès, CM DGC I, p. 26, 1–3: «L’opinion courante parmi les anciens est plutôt que la perfection ou la défectuosité des substances individuelles, en raison de laquelle cet attribut leur survient, tient à la supériorité dans la perceptibilité et à l’absence de perceptibilité». 28 On peut en ce sens remarquer que cette distinction rappelle de près le «double critère de vérité» de la sensation et de l’intellect que depuis Théophraste la tradition péripatéticienne avait fait sien, voir à ce propos R.W. Sharples, «The Criterion of Truth in Philo Judaeus, Alcinous, and Alexander of Aphrodisias», dans P. Huby et G. Neal (éds.), The criterion of truth: essays in honour of George Kerferd, Liverpool University Press, Liverpool 1989, p. 231–256.

454

Averroès

l’affirme dans le GC de la Phys., un être est quelque chose désigné en vertu de sa forme, il est clair que le degré de «substantialité» d’un étant du point de vue de l’intellect n’est rien d’autre que le degré de «substantialité» du point de vue de sa forme. Le degré de «désignabilité» et donc de substantialité d’un étant est dicté par la plus ou moins grande perfection du point de vue de sa forme. Le classement est donc établi sur le fait d’être τόδε τι et, ultimement sur la forme. Mais que faut-il comprendre par l’expression «signifier davantage quelque chose de désigné»? On verra que pour comprendre cette idée il faut interpréter la notion de τόδε τι à la lumière de la notion d’acte; mais pour y arriver, il faut d’abord comprendre en quel sens dans le cas des catégories accidentelles on peut parler de génération absolue. Concernant les accidents et s’agissant donc de la deuxième difficulté, qui constitue l’objet de la cinquième aporie, Averroès explique que pour comprendre pourquoi on ne parle pas de génération absolue dans le cas des accidents, il faut s’appuyer sur la division proposée dans le traité des Catégories. Il faut distinguer deux genres de «choses désignées» (al-umūr al-mušār ilayhā): d’une part ce qui n’est ni dans un sujet, ni ne se dit d’un sujet, c’est-à-dire la substance individuelle, de l’autre ce qui est dans un sujet mais ne se dit pas d’un sujet, c’est-à-dire l’accident individuel. Or, pour le changement vers et à partir de ce qui n’est pas dans un sujet on parle de «génération et corruption absolue». En revanche, pour le changement à partir de et vers les individus qui sont dans un sujet on parle de «génération d’une certaine chose» et «corruption d’une certaine chose». Averroès explique ainsi que les deux difficultés signalées par Aristote relèvent effectivement de deux usages différents de l’opposition entre génération absolue et génération relative; il précise néanmoins que c’est pour une même raison qu’on retrouve cette opposition dans les deux ensembles d’étants, car c’est toujours ce qui est «plus désigné», i.e. plus déterminé, qui oriente la génération absolue: «La cause de ces deux usages, je veux dire celui dans le cadre des substances et celui dans le cadre des accidents et des substances, est, en un certain sens, une cause unique: car on a deux classes, à savoir l’une parfaite et l’autre imparfaite; on appelle donc le changement à partir du parfait (kāmil) et vers le parfait, dans les deux classes, “génération absolue ” et “corruption absolue”; tandis qu’on appelle le changement vers le défectueux (nāqiṣ) et à partir du défectueux, “génération relative” et “corruption relative”. Par exemple, dans le cadre des substances, la génération de la terre à partir du feu et du feu à partir de la terre, et la génération de l’homme, la génération de la science dans l’homme»29.

29 Averroès, CM DGC, p. 27, 12–28, 2.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

455

Il ne s’agit donc pas, comme Joachim le prétend, de tracer deux structures différentes pour deux types d’opposition différents, l’un à l’intérieur de la catégorie de la substance, l’autre dans le cadre des dix catégories. Il s’agit de comprendre que dans un cas comme dans l’autre, il existe un seul critère ontologique, fondé sur la notion de détermination, qui nous permet de distinguer ce qui est plus parfait de ce qui l’est moins. Ce qui est plus déterminé et plus près de la réalisation, aussi bien parmi les substances qu’à l’intérieur des autres catégories, est plus parfait et plus achevé. C’est toujours vers ce genre de réalités que la génération absolue est orientée. La génération absolue est effectivement le passage d’un être à un autre, mais seulement en tant qu’elle est la transformation de ce qui est moins τόδε τι en ce qui est plus τόδε τι. Averroès ne veut donc pas fonder la notion de génération absolue sur la notion de substance au cœur des Catégories, mais fonder la primauté de la substance sur la notion de τόδε τι, pour définir la nature de génération absolue à l’aide de cette même notion. Il ne faut donc pas abandonner l’idée que la génération absolue est toujours la transformation d’un être en un autre, mais il faut «sortir» de la notion de substance exposée dans les Catégories pour repérer un critère qui nous permette d’identifier ce qui est au sens absolu et qui, donc, vient à être au sens absolu30. Revenons maintenant à la question de comprendre comment entendre la notion de détermination et expliquer l'existence d'une échelle de perfection. On vient de suggérer que le degré de «détermination» et de «désignabilité» est dicté par la plus ou moins grande perfection du point de vue de la forme. Il faut préciser, toutefois, que lorsqu’on veut comprendre en quel sens une chose a un degré de «substantialité» supérieur à une autre, c’est à la notion d’acte, telle qu’elle est utilisée dans son commentaire du GA, qu’il faut regarder. C’est dans ce texte, comme on le verra, qu’Averroès explique en quel sens on peut classer les substances entre elles selon un critère formel. Comme nous l’avons proposé dans notre lecture d’Aristote, Averroès explique que les différentes espèces animales, tout comme leurs individus, sont plus ou moins parfaites en fonction de l’acte qu’elles réalisent. L’être – affirme-t-il avec Aristote – est plus noble que le nonêtre, le mouvement plus que le repos, la vie plus que la privation de vie, l’âme intellective plus que l’âme sensible. L’être le plus parfait est donc celui qui est le plus proche de l’acte pur, à savoir l’intellect. C’est dans ce cadre aussi qu’il faut interpréter la notion de détermination en jeu dans le commentaires d'Averroès: si un être est quelque chose de désigné en vertu de sa forme, il est clair que le degré de «substantialité» d’un étant du point de vue de l’intellect n’est rien d’autre 30 Rashed (éd.), Aristote, p. lxxxi et sq. Sur la lecture qu’Averroès propose de la doctrine de la substance première exposée dans les Cat., voir C. Cerami, «La substance première d’Averroès entre logique et ontologie» dans S. Ebbesen, J. Marenbon et P. Thom (éds.), Aristotle’s Categories in the Byzantine, Arabic and Latin Traditions, Royal Danish Academy of Sciences and Letters, Copenaghen 2013, p. 87–138.

456

Averroès

que le degré de «substantialité» du point de vue de sa forme/acte31. Les formes doivent alors être ordonnées en fonction de leur degré d’actualité, ce qui est actif étant plus noble que ce qui ne l’est pas. C’est en ce sens qu’on peut considérer le feu comme plus parfait que la terre, les vivipares plus parfaits que les ovipares et l’homme plus parfait que tous les autres animaux, mais aussi moins parfait que les vivants supra-lunaires.

§ 2. Formes, qualités et concomitants: l’intensification et l’affaiblissement des «qualités affectives» au fondement de la génération En tirant les conclusions de son analyse de DGC I 3, Averroès confirme l’idée que la génération absolue doit être conçue comme le passage de ce qui est moins déterminé à ce qui est plus déterminé et il précise en quel sens elle demeure un processus continu32. Les deux formes qui constituent d’un côté le point de départ de la génération, de l’autre son point d’arrivé, ne doivent pas être conçues comme des contradictoires au sens strict, à savoir comme le non-être absolu et l’être absolu. Il faut identifier la première au «non-être» dans la mesure où elle désigne le contraire le plus vil (aḫassu), et la seconde à l’«être» dans la mesure où elle désigne le contraire le plus noble (ašrafu). Le processus de génération, par conséquent, ne s’épuise jamais, parce que la corruption du non-être, c’est-à-dire du contraire le plus vil, est toujours génération de l’être, c’est-à-dire du contraire le plus noble, alors que la corruption du contraire le plus noble est génération du non-être, c’est-à-dire du contraire le plus vil. On ne pourra toutefois saisir la structure profonde de ce paradigme tant qu’on ne définit pas le rapport qui lie la génération à l’altération, à l’accroissement et au mélange et, en dernière instance, au contact et à l’action/passion. L’étude de l’ensemble de ces phénomènes permettra de comprendre pour quelle 31 Dans son GC de Met. Z, Averroès confirme cette thèse et affirme que la véritable substance première est ce qui est séparé dans la pensée, à savoir, ce qui n’est pas saisi par rapport à autre chose. Il conclut que la forme est la substance première et que la substance composée n’est substance qu’en vertu d’elle. 32 Averroès, CM DGC I, p. 28, 9–13: «[…] il ne faut pas voir une aporie dans le fait d’affirmer que certaines substances s’engendrent du non-être , en raison de ce que nous venons de dire à propos de la cause de la continuité de la génération, à savoir que la matière première ne peut jamais être dépouillée de l’un des deux contraires, [je veux dire que le processus de génération provient de l’être et la corruption procède vers le non-être]. Car le non-être ne désigne que le plus vil des deux contraires et le être le plus noble des deux».

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

457

raison la génération absolue, conçue comme le processus qui va du contraire le plus vil vers le contraire le plus noble, peut être considérée, comme le GC de la Phys. l’affirme, comme une forme d’altération substantielle. Dans ce cadre, c’est tout d’abord la comparaison avec l’altération au sens strict qui permettra de clarifier la nature qualitative de la génération substantielle et d’expliquer le mode de permanence des propriétés concomitantes qui demeurent dans une génération.

§ 2.1. Altération et génération: la corporéité comme substrat par accident Dès le début de son CM du DGC, Averroès affirme que l’étude de l’altération et de l’augmentation trouvent place dans ce traité pour la seule et unique raison qu’elles permettent de comprendre la nature de la génération absolue. L’étude des caractéristiques qui distinguent la génération de l’altération, explique Averroès en commentant DGC I 4, permet en effet de comprendre la nature de ce qui demeure et de ce qui change dans le premier de ces deux phénomènes. Ce qui demeure dans la génération, aussi bien dans le cas des éléments que dans celui des composés, est quelque chose de non désigné qui ne reste pas «comme sujet par soi»: «Le changement dans la substance se produit, en revanche, quand de la chose à partir de laquelle a lieu le changement rien de désigné ne subsiste comme sujet par soi de cette chose qui advient, mais par accident. Lorsque, par exemple, la semence se transforme et devient dans son ensemble sang ou l’air se transforme dans son ensemble et devient eau»33. À la différence des simples altérations, dans toutes les générations substantielles, des plus simples aux plus complexes, ce qui demeure ne peut être un sujet au sens propre du terme, à savoir «quelque chose de désigné», mais un sujet par accident. Averroès n’explique pas tout de suite comment il faut comprendre l’expression «sujet par accident», mais il précise qu’il s’agit dans tous les cas d’une propriété perceptible. Il explique ainsi que l’affirmation d’Aristote selon laquelle la génération se fait «sans que rien de perceptible, comme substrat, ne subsiste identique à soi»34, désigne moins un substrat indéterminé et imperceptible que la seule propriété perceptible que, quelle que soit la transformation, la matière première ne peut perdre, à savoir la corporéité:

33 Averroès, CM DGC I, p. 30, 9–12. 34 Aristote, DGC I 4, 319 b14–16.

458

Averroès

«[…] pour les choses qui s’engendrent, il y a quelque chose de perceptible qui subsiste identique à soi, par exemple la corporéité qui demeure dans l’eau et dans l’air lorsque l’une s’est engendrée à partir de l’autre ou comme le translucide, l’humide et tous les autres accidents qu’elles ont en commun»35. Ce qui demeure dans une génération substantielle élémentaire n’est donc ni une forme substantielle ni un substrat existant en acte36, c’est une propriété qui nécessite à son tour un substrat, si bien qu’on peut la définir comme un substrat par accident: «Toutefois ces choses qui subsistent identiques à elles-mêmes dans le cas des choses qui s’engendrent ne semblent pas être les sujets de ce qui vient à être à la manière dont ce qui est désigné est sujet dans le changement dans la catégorie de la qualité. La raison en est que la chose qui demeure, par exemple, dans la génération de l’eau à partir de l’air, est une chose concomitante (lāḥiq) au sujet qui reçoit le changement (al-mawḍūʿ al-qābil); elle n’est pas en soi le sujet, elle l’est seulement par accident, c’est-à-dire du fait qu’elle se trouve dans un sujet. Pour cette raison, si le sujet désigné de l’altération était sujet de la même façon – je veux dire, par accident – alors l’altération serait génération. Par exemple, si un homme était le sujet de l’art musical et de sa privation à la manière dont la corporéité est sujet de la forme de l’eau et de l’air – je veux dire par accident – alors le changement de l’homme de l’ignorance de la musique à la connaissance d’elle serait une génération et une corruption substantielle. Pourtant l’homme est le sujet par soi de la connaissance de la musique. Pour cette raison alors est une altération et non pas une génération»37. La corporéité, qui demeure dans le cas des générations élémentaires les plus radicales, c’est-à-dire celles dans lesquelles les deux qualités tangibles de l’élément qui se corrompt sont remplacées, est considérée, à l’instar du translucide de DGC I 4, comme un «concomitant» du substrat ultime. Elle n’est donc pas au sens strict la matière première, mais la première des caractérisations sensibles qui s’y trouvent. C’est ce qu’Averroès affirme dans un bref développement qui clôt la section consacrée à l’altération, conservé seulement dans l’original arabe. En identifiant la nature du corps aux dimensions indéterminées, Averroès y affirme 35 Averroès, CM DGC I, p. 30, 17–31, 1. 36 À la différence des défenseurs modernes de la notion de matière première, qui voient dans ce passage une allusion à un substrat indéterminé et imperceptible, Averroès estime qu’Aristote fait allusion à la propriété que d’après lui tous les corps naturels partagent, la forma corporeitatis. 37 Averroès, CM DGC I, p. 30, 15–31, 12.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

459

que celles-ci sont la seule disposition dont la matière première ne peut jamais être dépouillée: «En outre pour cette raison les trois dimensions, dont on considère qu’elles sont la nature du corps, sont la première disposition (ḥāl) dans la matière, même si dans aucune génération la matière ne peut en être dépouillée, non pas parce qu’elles existent dans la matière en acte, mais en une sorte de puissance différente de celle en vertu de laquelle la matière subsiste, celle-ci étant ce qui reçoit les trois dimensions. Leur existence est intermédiaire entre la puissance de la matière et les trois dimensions en acte qui constituent le substrat de l’altération»38. C’est en ce sens que la corporéité est sujet de la forme des éléments, c’est-àdire non pas par soi, mais en tant que propriété qui demeure. Ce même paradigme vaut aussi bien dans le cas des générations des éléments qui partagent d’autres propriétés outre la simple corporéité, que dans le cas des générations plus complexes. Dans ce cas aussi, les propriétés qui demeurent, comme celles qui changent, sont des concomitants de ce qui advient, à savoir la substance engendrée informée par la nouvelle forme substantielle: «[…] la définition des choses qui s’engendrent dans la substance change à la suite d’un changement des formes qui leur appartiennent, même si elles ont en commun la corporéité et les accidents qui suivent la corporéité»39. La nouvelle substance engendrée partage donc avec la substance corrompue certains concomitants, mais elle s’en distingue par d’autres, ainsi que par la forme substantielle dont elle tient sa définition et à laquelle les concomitants sont nécessairement liés. Il est par conséquent clair que la corporéité n’est pas un simple accident qui pourrait inhérer à la matière première avant la forme substantielle, mais un concomitant nécessairement lié à toute forme substantielle, aux formes des corps simples comme à celles des formes composées40. La comparaison de la génération substantielle avec l’altération apporte donc à l’étude de la première ce résultat majeur: on peut admettre qu’une ou plusieurs propriétés demeurent à l’issue du changement substantiel, mais ces propriétés ne sont pas des substrats per se, elles le sont seulement par accident, en tant que concomitants de la nouvelle substance qui s’engendre. On a essayé de montrer dans la partie de ce travail consacrée à Aristote que l’une des raisons qui font de 38 Averroès, CM DGC I, p. 32, 8–12. 39 Averroès, CM DGC I, p. 32, 5–6. 40 La doctrine exposée dans le CM du DGC peut en ce sens éclairer les thèses du De Sub. Orb. et écarter les critiques avancées par les lecteurs latins de ce traité.

460

Averroès

l’analyse de la génération substantielle du DGC une étude, pour ainsi dire, plus sophistiquée que celle de Phys. I 7, c’est qu’Aristote y définit mieux la nature de ce qui demeure dans une génération substantielle. On a ainsi suggéré qu’Aristote s’efforce de considérer le substrat de la génération dans les termes d’une propriété. Averroès paraît dans son CM de DGC I 4 aller dans cette même direction. L’originalité de son exégèse tient alors au fait qu’il tâche de définir le statut de ces propriétés beaucoup plus clairement qu’Aristote ne le fait. S’il est vrai qu’en DGC I 4 Aristote restreint les qualités aux affections, dans le but ultime de mettre en place les fondements de la théorie des transformations élémentaires du livre suivant41, il ne se résout jamais à ranger ces propriétés dans une catégorie plutôt que dans une autre. Averroès, comme on vient de le voir, franchit ce pas et accorde aux propriétés en jeu dans les transformations substantielles un statut particulier, celui de concomitants. En les plaçant à mi-chemin entre les formes et les purs accidents, Averroès fait de ces propriétés le pivot physique de la génération. Ce même paradigme est également mis en lumière dans la partie du CM consacrée à l’étude de l’accroissement. On a déjà souligné l’importance que cette «substantialisation» des qualités occupe dans le processus de l’accroissement42. En confirmant l’hypothèse annoncée, on voudrait à présent revenir sur la comparaison entre l’accroissement et la génération, pour montrer que dans ce cas aussi la génération est conçue dans les termes d’une altération substantielle, c’est-à-dire d’une transformation des qualités affectives qui débouche sur une nouvelle forme substantielle.

§ 2.2. Accroissement et génération: une analogie structurelle La comparaison avec l’accroissement permet, comme dans le cas de l’altération, de mieux définir le substrat de la génération, mais elle nous éclaire, de surcroît, sur la nature de la cause agente du phénomène. Cette possibilité de comparer les deux phénomènes et de comprendre les principes de l’un par une étude des principes de l’autre découle moins d’un principe purement didactique que d’une véritable analogie de structure. Dans sa paraphrase de DGC I 5, Averroès explique en effet que les deux processus de l’accroissement et de la génération se ressemblent quant à leurs causes agente et matérielle. De même que, dans la génération, la cause agente appartient nécessairement au même genre ou à la 41 Rashed (éd.), Aristote, p. lxxxvi–xcii. 42 C. Cerami «Mélange, minima naturalia et croissance animale dans le Commentaire Moyen d’Averroès au De generatione et corruptione, I, 5», dans J. Biard et S. Rommevaux (éds.), La nature et le vide dans la physique médiévale, Études dédiées à Edward Grant, Brepols, Turnhout 2012, p. 137–164.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

461

même espèce que l’engendré43, de même aussi, dans l’accroissement, la nourriture considérée comme cause agente du phénomène appartient à la même espèce que les parties du corps qui s’accroît, à savoir la grandeur44. Quant à la cause matérielle, dans la mesure où l’accroissement est conçu, du point de vue du sujet, comme un changement de l’un de ses accidents et, du point de vue de la partie qui s’accroît, comme une génération, elle sera la même dans les deux processus45: «la matière de la génération du corps et de son augmentation est la matière première dont on a dit qu’elle est une numériquement, mais plusieurs en puissance et non que la matière soit un corps existant en acte dans un corps ou qu’elle soit points, lignes ou plans […]»46. La matière dont découle l’accroissement est en un sens la matière première, car c’est la matière, en tant qu’existant en puissance, que la nourriture et le corps qui s’accroît ont en commun. Il faut pourtant préciser qu’elle est, en acte, quelque chose de différent dans chacun des deux corps, ce qui explique que l’accroissement est une génération seulement du point de vue des parties qui s’accroissent, mais une augmentation par rapport au corps dans son entier. C’est en ce sens que l’accroissement, à la différence de la génération, procède d’une grandeur en acte: «Pourtant, quant à l’augmentation, quand on examine ce qui lui est propre, il est nécessaire, outre le fait que la matière de la génération y soit impliquée, qu’elle procède d’un corps existant en acte. En effet, puisque l’augmentation est la génération dans la catégorie de la quantité, et la diminution la corruption dans la même catégorie, et que la grandeur s’accroît seulement à cause de l’accroissement en elle d’une grandeur en acte – autrement le corps serait nécessairement constitué de points – alors que, de la même façon, elle ne s’amoindrit que par la corruption à partir d’elle d’une grandeur en acte, alors l’augmentation procède nécessairement à partir

43 La phrase «le dur ne naît pas du dur», athétisée par Joachim renvoie aux changements d’une qualité secondaire de la froideur comme celle du dur qui procède de ce qui est seulement génériquement le même qu’elle. 44 Averroès, CM DGC I, p. 37, 9–15. 45 Averroès, CM DGC I, p. 38, 1–5: «Quant à la cause matérielle, étant donné qu’il n’existe pas une matière en puissance du corps en général – comme il a été démontré – mais seulement une matière d’un certain corps déterminé et que l’augmentation est seulement une génération relative aux parties du corps déterminé, alors il est nécessaire qu’il y ait une seule matière pour les deux . De fait, ce qu’on a admis au sujet de la matière de l’augmentation n’est pas propre à elle, mais cela est commun à celle-ci et à la génération». 46 Averroès, CM DGC I, p. 37, 1–3.

462

Averroès

d’un corps en acte. Quant à la génération, étant donné qu’elle a lieu dans la catégorie de la qualité, il ne s’en suit pas la même conclusion»47. La génération et l’accroissement se distinguent donc parce que, dans le premier type de phénomène, le corps engendré ne reçoit pas de son agent une quantité en acte; alors que, dans le second, le corps qui grandit augmente du point de vue de sa quantité. La matière de la génération en effet existe en acte, en tant que substrat du corps qui se corrompt, mais elle se transforme dans un autre corps, sans qu’on puisse véritablement parler d’un accroissement de ce dernier. Cela, conclut Averroès, découle du fait que l’augmentation est la génération dans la catégorie de la quantité, tandis que la génération substantielle a lieu dans la catégorie de la qualité. Dans le texte qu’Averroès paraphrase ici, Aristote ne qualifie pas la génération substantielle dans les termes d’une transformation dans la catégorie de la qualité. Il se borne à remarquer que la génération est «une transformation à partir de ce qui, grandeur en puissance, n’aurait en entéléchie aucune grandeur»48. La négation de ce postulat entraînerait en effet la négation de deux propriétés caractéristiques de l’accroissement: i) celle d’après laquelle quelque chose d’autre vient s’ajouter à ce qui augmente; ii) celle qui veut que ce qui augmente subsiste à l’issue du changement49. Dans la suite immédiate de son commentaire, Averroès n’explique pas en quel sens la génération substantielle serait un changement dans la catégorie de la qualité. Il précise seulement que, même dans des générations où le volume de ce qui s’engendre est plus important que celui de ce qui se corrompt, on ne peut parler d’accroissement, car il n’y a aucun substrat numériquement un qui reçoit d’abord une quantité, puis l’autre. Il n’y a que des propriétés et un substrat indéterminé qui demeurent. L’affirmation d’après laquelle la génération substantielle ne suit pas une augmentation au sens propre parce qu’elle a lieu dans la catégorie de la qualité, reste donc inexpliquée. On pourrait supposer que le terme qualité ne doit pas être pris ici dans son sens ordinaire, mais qu’Averroès veut faire allusion à la thèse qu’on trouve exposée dans le GC de Phys. V 150, selon laquelle tout mouvement appartient du point de vue de la forme à la catégorie de la passion51. Cette lecture, comme on l’a signalé, n’explique toutefois pas pourquoi c’est la seule génération substantielle qui peut être conçue comme une altération et

47 Averroès, CM DGC I, p. 38, 5–11. 48 Aristote, DGC I 5, 320 b25–34. 49 Ibid., 321 a18–29. 50 Averroès, GC de Phys. V 1, c. 3, f. 215 B et sq. 51 H.A. Wolfson comprend le passage de cette façon (dans H.A. Wolfson, Crescas critique, p. 513) et il est suivi par S. Kurland (dans Kurland (éd.), Averroes. On Aristotle’s “De Generatione et Corruptione”, p. 161, n. 17).

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

463

une transformation dans la catégorie de la qualité52. Il nous semble en revanche que cette affirmation ne peut se comprendre qu’à la lumière des autres textes qu’on a examinés et des considérations qu’on en a tirées. Il faut en d’autres termes admettre que si Averroès identifie la génération à une transformation «qualitative», c’est qu’il admet ici un lien nécessaire entre la forme et un certain type de qualités. Ces qualités, dans le cas des éléments, sont si proches de l’essence qu’elles sont pour eux des quasi-formes53, tandis que, dans le cas des substances achevées, comme DGC I 4 le suggère, elles sont des concomitants de la nouvelle substance. Ce même paradigme en effet permet d’expliquer aussi bien la transformation des éléments que la génération des composés: dans les deux cas, la génération est conçue comme un processus qui ne se déclenche qu’au moment où des qualités plus ou moins essentielles sont touchées. C’est ce processus, d’après Averroès, qu’Aristote examine dans les chapitres 6–10, en étudiant le mélange qui se produit lorsque deux corps se trouvent dans une relation d’action/passion.

§ 2.3. Contact, action/passion et mélange: la génération des éléments comme variation des «qualités affectives» Le mélange, explique Averroès, n’est au sens strict ni une altération, ni un accroissement, ni une génération, il est tout de même le phénomène qui, par sa nature qualitative, précède et fonde les deux derniers processus. Cette nature qualitative, il la partage et en un sens l’hérite du phénomène de l’action/passion. L’altération est en effet au cœur de l’action/passion qu’Averroès considère comme le premier phénomène que le mélange et la génération impliquent54. Dans le DGC, Aristote souligne le lien entre ces deux phénomènes, mais il reste assez discret sur le type de qualités en jeu dans l’action/passion55, ainsi que sur la place catégorielle de ce phénomène. Averroès déclare en revanche sans aucune hésitation que l’action/passion est un changement dans les qualités affectives, qu’il faut identifier aux qualités primaires et à leurs dérivées56. C’est en ce sens, explique-t-il, que la génération du feu à partir de l’air doit être considérée dans les termes de l’action du premier corps sur le second:

52 Cf. Averroès, CM DGC II, p. 120, 10–12. 53 Cela tient assurément au fait que les éléments, suivant certaines affirmations d’Aristote, ne sont pas des substances au sens strict. Sur le statut minoré des éléments, voir les textes cités par Cordonier, «Le mélange chez Averroès». 54 Averroès, CM DGC I, p. 59–60. 55 Aristote, DGC I 6, 323 a12–34. 56 Cf. Kurland (éd.), Averroes. On Aristotle’s “De Generatione et Corruptione”, p. 167, n. 8; p. 215–216, n. 62.

464

Averroès

«En effet, il est dans la nature du corps de recevoir une affection (tẚʾṯīr) seulement par un corps à lui contraire, comme par exemple le feu s’engendre de l’air et également une saveur d’une saveur contraire à elle et une couleur d’une couleur contraire à elle»57 Là où Aristote affirmait simplement que c’est dans les contraires que «résident globalement la corruption et la génération»58, Averroès glose que la génération se réalise lorsque les contraires, identifiés à des qualités affectives, rentrent dans un rapport d’action/passion. Il appelle ce genre de qualité «affection» (aṯar) ou «qualité affective» (kayfiyya aṯariyya)59 et l’identifie, dans l’Epit. du même passage, au troisième type des qualités énumérées en Cat. 8. Beaucoup plus explicitement qu’Aristote, Averroès définit donc le phénomène de l’action/passion comme la transmission d’une qualité affective et le considère comme la condition sine qua non de la génération. Il conclut ainsi que la génération implique nécessairement l’existence d’une qualité affective qui agit et d’une autre qui pâtit60 et, de façon cohérente, définit l’agent comme celui qui modifie ce type de qualités. L’action/passion aboutit donc à une génération parce qu’elle touche aux «qualités affectives» des corps qui se transforment, par contact, l’un sous l’action de l’autre. Elle est donc pour cette même raison au cœur du phénomène du mélange, qui constitue le résultat de cette altération61. Averroès conclut ainsi que toute action/passion n’est pas forcément un mélange, du moins non pas au sens strict, mais qu’il faut, pour qu’il y ait mélange, que deux corps agissent et pâtissent par leurs qualités affectives. Comme dans le cas de l’action/passion, donc, Averroès ne montre pas la même indécision que le texte qu’il commente. En effet, en DGC I 10, Aristote ne précise pas la catégorie selon laquelle le changement a lieu; il se contente d’affirmer que le mélange se distingue de la génération, étant conditionné, tout comme l’augmentation, par le jeu de ses affections qui varie selon un certain degré et une modalité particulière62. Dans sa paraphrase, en revanche, Averroès ne montre plus aucune hésitation et affirme d’emblée que le mélange est un processus qui relève de la catégorie de la qualité63, dans la mesure où il est la transformation des qualités affectives des corps qui se mélangent. En effet, conclut Averroès, le mélange ne se produit qu’entre des choses qui sont par nature capables d’agir et pâtir mutuellement, et donc entre contraires. C’est pourquoi la propriété que

57 58 59 60 61 62 63

Averroès, CM DGC I, p. 60, 1–2. Aristote, DGC I 7, 324 a8–9. Averroès, CM DGC I, p. 55, 7–8. Averroès, CM DGC I, p. 61, 10–13. Averroès, CM DGC I, p. 84, 18. Rashed (éd.), Aristote, p. cxv et sq. Averroès, CM DGC I, p. 83, 1–2.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

465

le résultat du mélange possède est «une qualité intermédiaire» (kayfiyya mutawassiṭa) entre les contraires existants dans les miscibles. Dans le cadre de cette théorie, il reste donc à comprendre si et comment on peut distinguer le mélange de la génération substantielle et quel statut ontologique il faut accorder aux qualités affectives des miscibles, ainsi qu’aux «qualités intermédiaires» du résultat du mélange. En DGC I 10, la solution d’Aristote passe par une précision du concept de puissance64. Le mélange, suggère Aristote, diffère de la génération dans la mesure où les éléments, antérieurement séparés, ne se corrompent pas à l’issue du mélange, mais se trouvent dans son produit en puissance. C’est aussi pourquoi ils peuvent se séparer à nouveau, car leur puissance, leur dunamis, est préservée. Aristote glisse donc d’une acception pour ainsi dire statique de puissance, i.e. la capacité de retourner à l’état initial, vers une acception dynamique de cette même notion, i.e. la vertu efficiente de celui qui la possède. Il affirme que la puissance que le produit du mélange hérite de ces composants s’y trouve à un degré amoindri: «[…] quand la puissance des deux corps s’égalise plus ou moins, alors chacun se transforme vers ce qui domine, en sortant de sa propre nature, sans toutefois devenir l’autre: il devient intermédiaire et commun»65. Dans sa paraphrase, Averroès accorde à ce glissement le même rôle crucial, mais l’interprète, d’une façon bien plus radicale, à la lumière de sa lecture qualitative de l’action/passion. La «puissance» du texte d’Aristote est remplacée dans le commentaire d’Averroès par l’expression «qualité affective». Ce n’est plus la puissance des corps qui se mélangent qui s’égalise et demeure dans le produit, mais leurs qualités affectives. Ce glissement supplémentaire est significatif, car il montre bien qu’aux yeux du Commentateur ce sont véritablement les qualités primaires des éléments, et en vertu de ces dernières toutes les autres, qui possèdent «l’efficience» qui permet d’expliquer la transformation substantielle. Les qualités en jeu dans le mélange sont donc toujours les qualités affectives de Cat. 8, dont les qualités résultant du mélange constituent une modification. Mais quel est le statut ontologique de ces qualités et des étants sujets au mélange? Dans la partie consacrée à l’exposition de DGC I 10, fidèle au propos des lignes 328 a10–11, Averroès ne semble pas hésiter sur le fait que le mélange est un processus qui ne concerne que les corps homéomères66. C’est aussi pour cette raison, affirme-t-il avec Aristote, que le mélange n’est pas au sens strict une génération. Il est «l’unification des miscibles et leur devenir un par altération»67. 64 65 66 67

Rashed (éd.), Aristote, p. cxvii. Aristote, DGC I 10, 328 a28–29. Averroès, CM DGC I, p. 84, 15–18. Averroès, CM DGC I, p. 84, 18.

466

Averroès

Dans un article récent, V. Cordonier a montré que dans le reste de son corpus Averroès n’est pas si catégorique et semble admettre, dans le sillage de Galien, que la mixis concerne également les éléments. Elle montre ainsi qu’Averroès interprète la thèse aristotélicienne d’une permanence «en puissance» des éléments dans les composés dans les termes d’une subsistance des formes des éléments à un degré amoindri. C’est cette thèse qui constitue, d’après elle, l’horizon théorique de la doctrine des formae remissae68. Dans le GC du DC, Averroès semble en effet admettre que dans un mélange d’éléments, ce sont leurs formes qui se mélangent et non pas simplement leurs qualités. Le cas des éléments demeure toutefois singulier, dans la mesure où à plusieurs reprises Averroès les considère comme des sub-substances. Par ailleurs, comme on l’a vu dans le GC de la Phys., il assure que leurs qualités sont si proches de l’essence qu’elles peuvent être considérées comme des quasi-formes. De ce point de vue, leur cas ne peut pas être érigé à règle générale, c’est plutôt l’inverse. En effet, s’il est vrai qu’on peut considérer leur unification par mélange comme le mélange de leurs formes, c’est que leurs qualités affectives sont comme des formes; ce qui n’est plus vrai pour les autres niveaux du sensible, où les qualités ne sont pas des formes, mais leurs concomitants et instruments. La transformation d’un élément dans un autre confirme par ailleurs ce même paradigme et permet de comprendre pour quelle raison Averroès peut concevoir cette transformation comme un mélange. C’est le cœur de la partie du CM consacrée à l’explication des transformations élémentaires exposées en DGC II 1–5 et notamment en DGC II 4. C’est ici qu’Averroès affirme clairement que les qualités primaires des éléments sont à la charnière des phénomènes génératifs et explique que si l’on peut rapprocher la transformation des éléments d’un mélange, c’est que leur génération, comme celle des composés, découle de la possibilité d’une variation d’intensité dans leurs qualités élémentaires. La transformation élémentaire ne doit pas être identifiée à un mélange au sens strict, mais partage avec ce phénomène le fait de résulter d’une variation scalaire des qualités primaires. Si, en d’autres termes, on peut concevoir la transformation élémentaire dans les termes d’un mélange et l’assimiler à une véritable génération substantielle, c’est que les deux phénomènes se font par la transmission et l’interaction des qualités affectives en jeu dans l’action/passion. Le modèle de ce type particulier de transformation qualitative est très clairement appliqué à la génération d’un élément à partir de deux éléments contraires, qu’Aristote définit en DGC II 4 comme «la transition» (μετάβασις) de plusieurs corps en un seul. Averroès considère cette forme de génération comme un troisième type possible de transformation élémentaire, à côté de la transformation d’un élément en un élément consécutif et de celle d’un élément en l’élément contraire. Averroès n’appelle pas cette transformation «mélange», mais il l’ex68 Cordonier, «Le mélange chez Averroès».

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

467

plique à la lumière de sa théorie de l’altération substantielle. C’est cela qui justifie qu’on puisse considérer cette transformation comme un mélange au sens large. Je voudrais ainsi suggérer que c’est notamment la description qu’Aristote donne de ce type phénomène qui, dans les autres passages, a poussé Averroès à lire la génération des éléments dans les termes d’un mélange. Aristote consacre à ce type de transformation la partie finale du chapitre II 4 (331 b14–332 a2). Il la décrit de façon problématique comme le produit de la disparition de l’un des contraires du couple qui caractérise chacun des deux éléments qui se corrompent et l’unification en un seul corps des deux autres qualités69. Il conclut que ce type de transformation ne peut se produire entre éléments consécutifs, car la combinaison de ces deux corps donnerait lieu à un corps caractérisé soit par un couple de qualités contraires soit par une seule qualité70. Dans les lignes consacrées à ce type de transformation, deux questions restent ouvertes: on ne comprend ni pourquoi la disparition d’un contraire ne serait pas automatiquement remplacée par l’advenir de l’autre, ni pourquoi la combinaison de deux éléments contraires (par exemple le feu et l’eau) engendrerait un élément (l’air) plutôt que l’autre (la terre). La réponse qu’Averroès apporte à cette deuxième question est aussi originale par rapport au texte commenté que cruciale dans le cadre de sa lecture qualitative de la physique du Stagirite. Averroès explique que, pour résoudre toutes les difficultés concernant ce type de génération, il faut admettre que la transformation de deux éléments en un seul se produit seulement lorsque les qualités primaires qui demeurent subissent un «affaiblissement» (tanaqquṣ) et une «intensification» (tazayyud)71. Puisque chaque élément est caractérisé par une seule et unique affection (la terre par le sec, l’eau par le froid, l’air par l’humide et le feu par le chaud)72, la transformation de chaque élément à partir de la combinaison de deux éléments contraires ne peut se produire que par l’intensification de la qualité qui le caractérise et l’affaiblissement de l’autre qualité qui demeure73. 69 Sur ce type de transformation, voir les notes de Rashed (éd.), Aristote, p. 159–160. 70 Aristote, DGC II 4, 331 b26–33: «Mais quand il s’agit de corps consécutifs, ce n’est pas la corruption en chacun d’eux d’un des deux éléments qui peut produire la transition vers quelque corps que ce soit – puisqu’il ne subsiste, dans les deux ensemble, que la même marque ou deux marques contraires mais que d’aucune de ces deux configurations, il n’est possible que naisse un corps: si, par exemple, du feu se corrompt le sec et de l’air l’humide (car il ne subsiste alors dans les deux que le chaud); si au contraire le chaud s’en va des deux, subsistent les contraires, le sec et l’humide». 71 Averroès, CM DGC II, p. 102–103. 72 Aristote, DGC II 4, 331 a3–6. 73 Par exemple, lorsque la terre (froid-sec) est engendrée à partir du feu (chaud-sec) et de l’eau (froid-humide), le chaud du feu et l’humide de l’eau se corrompent, tandis que le sec du feu s’intensifie (puisque la terre est caractérisée par le sec plutôt que par le froid, alors que le feu est caractérisé par le chaud plutôt que par le sec) et le froid de l’eau s’amoindrit (puisque l’eau est caractérisée par le froid plutôt que par l’humide).

468

Averroès

La possibilité d’un affaiblissement et d’une intensification des qualités découle à son tour de leur nature scalaire que le Commentateur postule et définit lorsqu’il commente DGC II 4, 331 a3–6. Dans ces lignes Aristote affirme que chaque corps est rattaché à une qualité primaire déterminée, mais il ne précise pas la nature de cette spécificité. En commentant ce passage, Averroès comble le silence du philosophe et affirme que le fait qu’un élément soit premièrement caractérisé par une seule des deux qualités qui lui appartiennent découle du fait que cette qualité lui est rattachée «de façon absolue» (ʿalā al-iṭlāq) et qu’elle se trouve en lui «à un degré extrême» (fī al-ġāya)74. Même si, avec Alexandre d’Aphrodise, Averroès admet que l’intensité de la qualité caractérisant chaque élément reste à être définie75, il n’hésite aucunement sur l’idée que c’est la variation à l’intérieur de chaque échelle qualitative qui fait que la matière prend tantôt la forme d’un élément, tantôt la forme d’un autre. Le principe qu’Aristote semble admettre par un souci de symétrie plus que par une argumentation rigoureuse76 devient donc pour Averroès le nerf de sa théorie physique de la génération. En effet, si le mode de subsistance des qualités primaires des éléments est évoqué explicitement dans le seul cas du troisième type de transformation élémentaire, rien n’empêche de conclure que cette variation est également à l’origine des deux autres types de transformation. Un élément, en d’autres termes, viendrait à être à l’issue de la transformation des qualités de l’élément dont il s’engendre – qu’il soit consécutif ou contraire –, lorsque la qualité qui le caractérise parvient à son degré extrême. Aristote, en DGC II 7, envisage l’existence de «contraires gradués» et d’un seuil définissant la nature de chaque élément, pour expliquer la nature du mélange au fondement de la génération des composés77. Cependant, il n’a jamais ouvertement appliqué ce même paradigme à la transformation élémentaire. En plaçant la même structure qualitative gradualiste au cœur de la transformation des éléments, Averroès octroie à la doctrine aristotélicienne de la génération et à celle du mélange une cohérence absolue, au point qu’on pourrait être tenté d’admettre qu’il va jusqu’à identifier les deux processus. En effet, la variation de qualités affectives et leur mélange, étant antérieurs aux autres processus génératifs, et dans la mesure où ils se produisent au niveau du genre comprenant aussi bien les corps simples que les corps composés, les expliquent tous de façon universelle. Il serait néanmoins partiellement trompeur d’identifier la génération, à son niveau général, au mélange et notamment au mélange au sens strict. Le mélange, comme l’étude de l’accroissement l’a montré et comme la génération des animaux le mettra également en lumière, n’est que la condition sine qua non 74 75 76 77

Averroès, CM DGC II, p. 98, 11–15. Averroès, CM DGC II, p. 97–98. Cf. Alexandre, In Meteor., p. 14, 19–28. Rashed (éd.), Aristote, p. 159. Rashed (éd.), Aristote, p. cxix-cxxiii.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

469

d’un processus téléologiquement orienté qui s’achève dans l’actualisation de la forme-dunamis. Si le cas des éléments pourrait pousser à identifier au sens strict les qualités affectives à la forme substantielle et la génération au mélange de leurs formes, l’étude des véritables substances, i.e. les êtres vivants, montre que ces qualités ne sont que des concomitants de leur forme, à savoir l’âme. Il est donc maintenant clair que la stratégie d’Averroès dans le CM du DGC a été de fonder sa doctrine de la génération des éléments, sur celle du mélange de leurs qualités affectives, considérée à son tour comme un phénomène relevant de l’action/passion et donc du contact. Cette forme particulière de mélange est ce qui correspond à celle qu’on a appelée altération substantielle. Il ne s’agit pas d’un mélange au sens strict, où les deux miscibles demeurent à l’état potentiel, mais d’un mélange de leurs qualités affectives, assimilées au troisième type de qualités de Cat. 8 et considérées comme des concomitants essentiels. Averroès veut ainsi conclure que, quelle que soit la génération, le phénomène qui la fonde consiste en une transformation de ce type particulier de qualités sensibles. Cette reconstruction de la théorie averroïste de la génération est confirmée par deux textes cruciaux du CM et du GC de DC I 3, 270 a18-b1. Dans le CM, Averroès explique que le corps supra-lunaire n’a pas une structure ontologique complexe qui permettrait de le rapprocher des corps sublunaires. Il possède en effet une structure absolument simple qui fait qu’on puisse le comparer d’un certain point de vue à la matière et d’un autre point de vue à la forme de ces derniers. Pour cette raison, il doit être considéré comme «une matière en acte» dont «la substance n’est pas en puissance». Averroès distingue dans ce même contexte entre deux types de qualités: 1) des «qualités sensibles» qui impliquent nécessairement dans le sujet qui les possède une «altération passive» (istiḥāla infiʿāliyya); 2) des qualités qui font que le sujet qui les possède puisse être capable d’agir, mais non pas de pâtir. Averroès explique ainsi que le corps céleste ne possède que le second type de qualités et que c’est pour cela qu’il n’est sujet à aucun des phénomènes «qui découlent de l’altération passive, comme la santé et la maladie, la jeunesse et la vieillesse». Il précise ensuite que toute forme de génération implique ce type d’altération qui se produit par le remplacement des «qualités sensibles» et notamment des quatre qualités premières: «Et j’entends ici par altération passive celle qui se produit dans les qualités sensibles et en particulier dans les quatre qualités, celles qui sont causes de la génération et de la corruption, je veux dire la chaleur, l’humidité, la froideur et la sécheresse. Quant aux autres qualités, cette altération n’est pas une condition de leur existence, et donc on ne les refuse pas à ce , par exemple l’existence de la figure et de la luminosité»78. 78 Averroès, CM DC I, p. 86, 14–87, 2.

470

Averroès

Ce passage explique clairement que pour qu’une génération substantielle ait lieu, il faut que se produise préalablement une altération des «qualités sensibles» du corps qui se corrompt. Si cette altération ne peut se produire, c’est que le corps en question est incorruptible. Les corps célestes, en vertu de leur nature absolument simple, ne possèdent pas les qualités sensibles dont la transformation détermine en dernière instance la génération et la corruption. Ils peuvent cependant avoir des qualités «non-passives» ou «non-sensibles», comme le fait de posséder une configuration et de répandre de la lumière. Les qualités sensibles ne sont pas réduites aux quatre qualités élémentaires, même si celles-ci sont considérées comme les qualités à l’origine de la génération et de la corruption. Dans le GC du même passage, Averroès propose une explication similaire et précise que les dispositions du corps céleste sont des qualités qui n’impliquent pas une «altération passive» (alteratio passiva). Il affirme explicitement que «l’altération passive» est la condition de tous les autres changements sublunaires, c’est-à-dire aussi bien de la génération et de la corruption, que des autres changements. Comme dans le CM, Averroès confirme que cette altération se fait notamment par les qualités élémentaires, qu’il appelle ici «actives» (a qualitatibus activis); mais plus clairement que dans le CM il renvoie à la quadripartition de Cat. 8, lorsqu’il affirme que ces qualités-là ne constituent que «l’une des quatre sortes de qualités» (unum quator generum qualitatis) distinguées par Aristote79. Ce sont ces qualités que les corps célestes ne possèdent pas. La même distinction entre deux types de qualités est à l’œuvre dans le CM de DC II 7. Averroès explique que la luminosité des corps célestes est à l’origine d’une action sur le sensible sublunaire, notamment de la production de chaleur, qui n’implique pas pour les corps supra-lunaires d’affection80. Il affirme ainsi que la luminosité est à l’origine de ce type d’action «impassible», car tout ce qui est lumineux n’est pas du feu81. En renvoyant à Alexandre, il précise que ce qui fait office d’intermédiaire dans une chaîne causale ne subit pas forcément l’action finale qui est produite par la série des causes. En effet, le Soleil par son mouvement chauffe l’air qui se trouve dans la concavité de la sphère de la Lune, sans chauffer les autres corps célestes qui le suivent. Le cas des corps célestes qui se trouvent entre l’air et le Soleil serait ainsi comparable à celui du filet du pêcheur qui pêche une torpille. La torpille agit sur la main du pêcheur et l’engourdit, sans que le filet pâtisse de la même affection82. En suivant cette explication, Averroès conclut que c’est le mouvement des sphères

79 80 81 82

Averroès, GC DC I, c. 21, p. 41, 59–76. Averroès, CM DC II 7, p. 229, 6–231, 10. Cf. ibid., p. 232–233. Sur cet exemple, voir Cordonier, «Corps, matière et contact».

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

471

célestes qui embrasent l’air sublunaire, ainsi que la réflexion des rayons lumineux procédant d’eux83, mais que ce mouvement et cette luminosité ne causent pas d’échauffement dans les corps célestes qui se trouvent entre le Soleil et l’air dans la concavité de la Lune. Dans le passage du GC correspondant84, Averroès modifie partiellement son interprétation et, critiquant l’explication d’Alexandre85, il affirme qu’il ne faut pas expliquer la production de la chaleur par le Soleil et «l’innaffectibilité» des corps qui se trouvent entre lui et l’air sublunaire par l’analogie de la torpille. Il assure qu’une seule explication doit rendre compte du fait que 1) le Soleil peut chauffer sans être en contact direct avec l’air de la concavité de la Lune, 2) qu’il chauffe plus que les autres parties de la sphère dans laquelle il se trouve et 3) que cette action n’implique pas d’échauffement ni chez lui ni dans les corps célestes intermédiaires entre lui et l’air sublunaire. Pour rendre compte de ces trois phénomènes à la fois, Averroès affirme qu’il faut considérer le Soleil, tout comme les autres étoiles, comme des «parties» de la sphère dans laquelle ils se trouvent. Il explique que l’intensité de la chaleur produite par le Soleil et les autres étoiles découle de leur densité et de leur rareté (densitate et raritate) et que cette densité est directement proportionnelle à la puissance (potentia) qui leur est propre. La densité et la puissance expliquent, donc, les mouvements et la luminosité. La plus grande densité et la plus grande puissance expliquent, quant à elles, la plus grande chaleur provenant du Soleil et, de façon générale, des parties des sphères où se trouvent les étoiles. L’existence de deux types de qualités «hétérogènes» permet de comprendre le paradigme qu’Averroès propose. La densité ontologique explique l’action de l’étoile, sans impliquer une présence de chaleur ni, plus généralement, la présence d’une affection. En effet, conclut Averroès, la densité et la rareté sont prédiquées de façon équivoque des corps célestes et des corps sensibles86. C’est pour cela, peut-on donc inférer, que ces qualités ne produisent pas dans les corps célestes d’altération passive. L’explication par le mouvement n’est pas abandonnée87, mais elle est précisée pour éviter le recours au paradigme purement instrumental de la torpille. En 83 Sur les modalités de cette génération de chaleur par réflexion, voir G. Freudenthal, «The Medieval Astrologisation of Aristotle’s Biology: Averroes on the Role of the Celestial Bodies in the Generation of Animate Beings», Arabic Sciences and Philosophy, 12, 2002, p. 111– 137: p. 128–135. 84 Averroès, GC DC II 7, c. 42, p. 350, 54–352, 101. 85 De fait, Averroès affirme trouver cette explication d’Alexandre chez Thémistius, à qui il reproche de l’avoir attribuée à Alexandre (GC DC II 7, c. 42, p. 349, 38: «Thémistius prétend (fingit/*yazʿam) qu’à cette question Alexandre a répondu […]»; «Themistius autem fingit quod huic questioni respondet Alexander […]»). 86 Averroès, GC DC II 7, c. 42, p. 350, 54–60. 87 L’explication par les rayons lumineux non plus (cf. GC DC II 7, c. 42, p. 354, 168–183).

472

Averroès

effet, le Soleil meut et agit non pas comme un moteur indépendant, mais comme la partie d’un tout. Même s’il est la partie la plus dense de la sphère et celle douée d’une puissance plus importante, il n’agit qu’en tant que partie: c’est la sphère qui contient l’étoile qui cause le mouvement88. L’étoile qui se trouve dans la sphère constitue en effet avec la sphère elle-même un tout comparable à un organisme animal. En tant que partie, elle n’a pas d’autonomie, pour ainsi dire, causale, par rapport au tout auquel elle appartient. Son action et sa puissance, par conséquent, sont déterminées par le tout dont elle est la partie. En effet, explique Averroès, la puissance du tout est composée des puissances des parties89. Il n’est donc pas besoin d’expliquer la production de la chaleur par le Soleil et l’innaffectibilité des corps qui se trouvent entre lui et l’air à l’aide de l’analogie de la torpille; il faut en revanche remplacer cette analogie par celle du corps organique. Le Soleil et les astres intermédiaires ne sont pas vis-à-vis de la sphère qui les contient des moteurs, ou des moteurs-mus, indépendants; car l’étoile n’est qu’une partie de l’ensemble de la sphère90. Ce changement de position doit être vu comme la dernière étape d’une «évolution» qui a conduit Averroès à abandonner de façon de plus en plus marquée la théorie d’une action intelligible supralunaire sur le sensible. Dans l’Epit., en effet, Averroès attribuait à la puissance divine et au «Donneur des formes» l’action génératrice des cieux; dans le CM, il l’attribuait de façon générale aux cieux et aux astres; dans le GC, il précise que c’est leur densité ontologique et leur puissance qui expliquent leur action sur le sensible. L’analogie avec l’animal du GC tire, en effet, autant que possible l’action cosmique du côté d’une causalité hylémorphique91. Dans le CM comme dans le GC, la distinction entre deux types de qualités (en l’occurrence la luminosité/densité et la chaleur) joue un rôle crucial dans la clarification du type de causalité qui, d’après Averroès, lie le monde supra-lunaire au monde sublunaire. Les corps célestes et les corps sensibles ont des qualités et donc des altérations de type différent: les seconds des qualités affectives qui produisent «des altérations passives»; les premiers des qualités «impassibles» qui ne produisent pas des altérations qui impliquent une passion du même type que celle qu’ils produisent. On verra dans le chapitre suivant que ce paradigme 88 Ou plus précisément la sphère par son âme. 89 GC DC II 7, c. 42, p. 350, 54–352, 101. 90 Même si cette question mérite une étude à part qui dépasse les limites de cette recherche, on voit bien que c’est là la raison de la polémique avec Alexandre. Si les corps célestes intermédiaires, tout comme le Soleil, étaient des moteurs «autonomes» par rapport à la sphère qui les contient, ils seraient véritablement des moteurs mus par le mouvement du Soleil. 91 Sur l’évolution entre l’épitomé et le CM du DC et l’abandon du modèle «avicennien», voir Freudenthal, «The Medieval Astrologisation» (2002). Sur le type d’action que les cieux exercent dans le monde sublunaire et le débat avec les défenseurs du Donneur des formes, voir infra chap. IX.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

473

causal est garanti et confirmé par l’introduction dans l’hylémorphisme aristotélicien de la notion de cause instrumentale. La lumière, en effet, qui n’est pas un corps, agit nécessairement par l’intermédiaire de la chaleur procédant des cieux qui acquiert, vis-à-vis des intellects de ces mêmes corps, le rôle d’un véritable instrument. Dans les cas des corps célestes, c’est l’instrument, à savoir la chaleur ambiante produite par leur mouvement et leur lumière, qui touche, agit et pâtit de «l’altération passive» nécessaire à réaliser la génération dans le monde sublunaire. «L’altération passive», qu’Averroès considère ici comme la condition nécessaire pour toute génération, n’est rien d’autre que le processus qu’on a appelé jusqu’à présent «altération substantielle». Ces deux textes du CM et du GC du DC confirment ainsi que la génération est, pour Averroès, un phénomène à la nature qualitative dans la mesure où la transformation qui conduit à l’advenir d’une nouvelle substance se fait par le remplacement des propriétés qu’il appelle ici «qualités sensibles» et qui peuvent être assimilées aux qualités affectives rangées sous le troisième type de qualités en Cat. 8. Ces textes confirment en outre qu’à la différence de l’action «impassible» des cieux «l’altération passive», considérée comme un phénomène relevant de l’action/passion et donc du contact, concerne indifféremment tous les corps sublunaires, car tout processus, qu’il s’agisse de la génération des corps simples ou des substances complexes, tient en dernière instance à la transformation de ce type particulier de qualités. On verra dans les pages qui suivent que ce même paradigme est au fondement des explications du commentaire du GA, où Averroès conclut que la génération des animaux les plus achevés, i.e. les vivipares, se réalise lorsque le sperme du père, en rentrant en contact avec les menstrues féminines par sa partie aérienne, transmet une qualité, i.e. la chaleur, dans laquelle est véhiculée la puissance qu’on pourrait définir comme l’embryon de la forme de l’animal engendré: la virtus formativa. L’étude des animaux clarifiera davantage la nature des qualités concomitantes en jeu dans la génération, dans la mesure où elle montrera que ces dernières sont les substrats et les instruments par lesquels la forme substantielle agit sur le sensible. Cette étude permettra de confirmer que la forme n’agit pas d’elle-même, mais en vertu de ses concomitants, à savoir les qualités sensibles qui constituent la complexion de chaque corps.

474

Averroès

§ 3. La génération des vivants: matière, forme et définition de la substance dans le commentaire du Livre des animaux Comme dans le cas du DGC, nous ne possédons pas de GC des traités biologiques d’Aristote, rassemblés dans le monde arabe sous le titre de Livre des animaux92. Il nous reste un seul commentaire93 qui ne concerne que le PA et le GA94 et qui ne

92 L’ensemble des écrits biologiques d’Aristote (HA, PA et GA) a circulé dans le monde arabe dans une recension intitulée Kitāb al-Ḥayawān (Livre des animaux), dont les livres (maqālāt) I–X correspondent à HA, les livres XI–XIV à PA, et les livres XV–XIX à GA. Dans son Fihrist, Ibn al-Nadīm nous dit qu’Ibn al-Biṭrīq avait traduit le livre dans son entier et qu’il existait une traduction syriaque plus ancienne et plus correcte (Al-Nadīm, Kitāb al-Fihrist, p. 251). La seule traduction arabe qui nous reste a été faussement attribuée à Yaḥya ibn al-Biṭrīq (la partie correspondant au GA a été éditée par J. Brugman et H.J. Drossaart Lulofs (éd.), Aristotle, Generation of Animals. The Arabic Translation Commonly Ascribed to Yaḥyā ibn al-Biṭrīq, Brill, Leiden 1971; celle correspondant à HA par ʿA. Badawī (éd.), «Arisṭūṭālīs, Ṭibāʿ al-ḥayawān, Tarǧamat Yūḥannā ibn al-Biṭrīq, Koweit 1977; celle qui couvre le PA par ʿA. Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs, Aǧzāʾ al-ḥayawān. Tarǧamat Yūḥannā ibn al-Biṭrīq, Koweit 1978 et ensuite par R. Kruk (éd.), The Arabic Version of Aristotle’s Part of Animals. Books XI–XIV of the Kitāb alḤayawān, Koninklijke Nederlandse Akademie van Wetenschappen, Amsterdam-Oxford 1979). En la comparant aux autres traductions de la période Abbasside, G. Endress (G. Endress, Die arabischen Ubersetzungen von Aristoteles’ Schrift De Caelo, Frankfurt am Main, 1966, p. 113–5) a proposé de l’attribuer à Usṭāṯ, qui l’aurait traduit soit directement de l’arabe soit du syriaque. Drossaart Lulofs a toutefois émis des doutes contre cette hypothèse. L’attribution à Usṭāṯ a été également invalidée par R. Kruk. Pour une étude de la transmission de ces traités dans la tradition arabe, voir les introductions de H.J. Drossaart Lulofs et R. Kruk à leurs éditions. Sur l’hypothèse que la traduction arabe de ces traités avait été réalisée du syriaque, voir J. Den Heijer, «Syriacism in the Arabic Version of Aristotle’s Historia Animalium», Aram 2, 1991, p. 97–114; en faveur de l’hypothèse d’après laquelle cette traduction a été faite directement du grec, voir L. Filius, The Book of Animals by Aristotle, dans A. Akasoy et W. Raven (éds.), Islamic Thought in the Middle Ages, Brill, Leiden-Boston 2008, p. 267–273. 93 Même si aucune source biobibliographique n’en fait mention, nous ne pouvons pas exclure qu’Averroès ait composé un autre commentaire de ces traités ou qu’il en ait au moins eu l’intention, puisqu’à la fin de son texte, s’excusant des erreurs et de l’insuffisance de son étude, dus à un manque de temps, Averroès nous dit espérer pouvoir revenir sur l’ensemble des traités biologiques, afin d’en fournir une exégèse plus précise. Il nous dit également qu’il ne possédait de ces traités aucun commentaire composé par un autre exégète (Averroès, CM GA, f. 144 D15-E11). Ce passage nous permet aussi de dater le commentaire, car Averroès y affirme avoir achevé son texte à Séville, après avoir quitté Cordoue, ce qui permet de fixer l’année 1169 comme terme post quem. 94 Nous n’avons aucune trace d’un commentaire de l’Histoire des animaux par Averroès. Ce fait semble ainsi confirmer une caractéristique commune à la tradition arabe occidentale, dans laquelle ce sont le PA et le GA (correspondant aux livres XI–XIX du Livre des animaux) qui ont été étudiés et commentés (cf. Brugman et Drossaart Lulofs, Aristotle. Generation of Animals, p. 48).

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

475

nous est pas parvenu dans l’original arabe, mais dans les traductions arabo-hébraïque et hébraïco-latine95. Il est avant tout difficile de comprendre si ce traité s’inscrit au nombre des Epit. ou des CM, et les spécialistes ne s’accordent pas sur ce point96. En effet, ce

95 La traduction arabo-hébraïque a été composée par Jacob ben Makhir ibn Tibbon en 1302. Avant cette traduction, certains extraits du commentaire d’Averroès étaient transmis par les savants juifs Judah ha-Cohen (1247 ca.) et Shem Tov Ibn Falaqera (1260 ca.). Dans son De‘ot ha-filosofim, ce dernier a signalé l’existence d’une version double de certains passages du commentaire d’Averroès. Pour une étude de ces textes, voir M. Zonta, «Mineralogy, Botany and Zoology in Medieval Hebrew Encyclopedias. “Descriptive” and “Theoretical” Approaches to Arabic Sources», Arabic sciences and Philosophy 6, 1996, p. 263–315; id., «The Zoological Writings in the Hebrew Tradition: The Hebrew Approach to Aristotle’s Zoological Writings and to their Ancient and Medieval Commentators in the Middle Ages», dans C. Steel, G. Guldentops et P. Buellens (éds.), Aristotle’s Animals in the Middle Ages and Renaissance, Leuven University Press, Leuven 1999, p. 45–48; S. Harvey, «Arabic into Hebrew: the Hebrew Translation Movement and the Influence of Averroes upon Medieval Jewish Thought», dans D.H. Frank et O. Leaman (éds.), The Cambridge Companion to Jewish Philosophy, Cambridge University Press, Cambridge 2003, p. 258–280; id., «Shem-Tov Ibn Falaquera’s De‘ot ha-Filosofim: its sources and use of sources», dans id. (éd.), The Medieval Hebrew Encyclopedias of Science and Philosophy, Springer, Dordrecht 2000, p. 211–247, ainsi que la bibliographie citée à la fin du volume; R. Fontaine, «Averroes’ Commentary on Aristotle’s De Generatione Animalium and its Use in Two Thirteenth-Century Hebrew Encyclopedias», dans Akasoy et Raven (éds.), Islamic Thought, p. 489–502; ead., «Meteorology and Zoology in Medieval Hebrew Texts», dans G. Freudenthal (éd.), Science in Medieval Jewish Cultures, Cambridge University Press, Cambridge 2011, p. 217–229: p. 226–229; G. Freudenthal, «Averroes’ Changing Mind on the Role of the Active Intellect in the Generation of Animate Beings», dans A. Hasnawi (éd.), La lumière de l’intellect. La pensée scientifique et philosophique d’Averroès dans son temps, Actes du IVe Colloque International de la SIHSPAI (Société internationale d’histoire des sciences et de la philosophie arabes et islamiques) Cordoue, 9–12 décembre 1998, Peeters, Leuven 2011, p. 319–328. Une traduction arabo-latine de ce commentaire a été rédigée aux alentours de la première moitié du XIIIe siècle, il ne nous en reste que des fragments. Sur la possibilité d’attribuer cette traduction à Michel Scot, voir D.N. Hasse, Latin Averroes Translations of the First Half of the Thirteenth Century, Olms, Hildesheim 2010. Une traduction hébraïco-latine complète a été réalisée par Jacob Mantino et a été éditée par les frères Juntes. C’est à cette traduction, qui témoigne, comme on le verra, des modifications apportées postérieurement par Averroès que je ferai référence dans la suite du texte. 96 Parmi les lecteurs anciens d’Averroès, Gersonide a considéré ce traité comme un Commentaire Moyen (voir R. Glasner, «On the Writing of Gersonides’ Philosophical Commentaries», dans C. Sirat, S. Klein-Braslavy et O. Weijers (éds.), Les méthodes de travail de Gersonide et le maniement du savoir chez les scolastiques, Vrin, Paris 2003, p. 90–104). Parmi les modernes, M. Steinschneider penche plus pour considérer le commentaire comme un Épitomé (M. Steinschneider, Die hebraïschen Übersetzungen und die Juden als Dolmetscher, Kommissionsverlag des Bibliographischen Bureaus, Graz 1956, p. 144, n. 258). H.A. Davidson ne tranche pas pour l’une ou l’autre hypothèse (H.A. Davidson, Alfarabi, Avicenne & Averroes on Intellect, Their Cosmologies, Theories of Active Intellect and Theories of human intellect, Oxford University Press, Oxford-New York 1992, p. 234, n. 62), mais affirme que le commentaire témoigne d’un stade intermédiaire de la pensée d’Averroès (ibid., p. 242–245; 257). En faveur

476

Averroès

traité présente des caractères «dominants» de l’un et de l’autre genre, à supposer qu’on puisse parler de «genre de traités»97. D’un point de vue stylistique, bien qu’Averroès suive en règle générale l’ordre des chapitres du traité d’Aristote, il permute parfois la place de certaines questions à l’intérieur d’un chapitre ou d’un groupe de chapitres et – ce qui arrive peu souvent dans le cas des paraphrases – il saute les passages les plus techniques, pour n’en expliquer que le sens général. De plus, il cite rarement le texte d’Aristote – ce qui est en revanche l’une des caractéristiques dominantes des paraphrases, dans lesquelles chaque commentaire est précédé par une citation ou un résumé du lemme commenté. De ce point de vue, ce traité est proche des Epit. Sa taille, toutefois, et le fait qu’Averroès analyse de près le propos d’Aristote sont autant de caractères qui permettent de le rapprocher des CM. D’un point de vue chronologique, en outre, on sait que ce commentaire n’a pas été rédigé au début de la carrière d’Averroès comme la plupart des Epit., mais à la toute fin des années 1160, c’està-dire au début de la période des premières paraphrases, lorsqu’Averroès avait quitté Cordoue pour Séville98. Averroès lui-même nous dit que ses occupations politico-juridiques, à cette époque-là, ne lui laissaient pas beaucoup de temps pour accomplir son activité d’exégète et que l’absence d’autres commentaires de ces traités rendait sa tâche encore plus difficile99. On peut donc supposer que le caractère parfois synthétique et en un sens «hybride» du traité s’explique, en partie au moins, à la lumière de ces faits concrets. D’un point de vue doctrinal, enfin, ce traité réunit certains aspects de la première phase de la réflexion d’Averroès, dont les premières rédactions des épitomés témoignent, mais aussi de la période des paraphrases et des GC. Les travaux de H. Davidson et G. Freudenthal ont montré qu’Averroès est revenu sur ce texte, pour modifier certaines thèses et s’éloigner des lectures proposées par Avicenne et Ibn Bāǧǧa, notamment sur la nature de la cause agente «éloignée»

de l’hypothèse qu’il s’agisse d’un commentaire moyen, voir aussi R. Fontaine, «Averroes’ Commentary». 97 Même s’il est en partie trompeur de parler de «genres», car chaque paraphrase, comme chaque épitomé, a des caractéristiques propres, on peut toutefois repérer des caractères qui sont dominants dans le cas des paraphrases et absents des épitomés. C’est donc par approximation qu’on peut considérer les Commentaires Moyens comme appartenant à un groupe plus ou moins homogène de traités. 98 Voir n. 000. Sur cette datation, voir S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, A. Franck, Paris 1859, p. 422; M. Alonso, Téologia de Averroes. Estudios y documentos, Escuela de Estudios Arabes, Madrid-Granada 1947, p. 54 et 79–81. 99 Ces deux raisons sont avancées par Averroès lui-même à la fin du traité (cf. Averroès, CM GA, f. 144 D15-E11); la première se trouve aussi au début de la partie du commentaire consacrée à l’étude du sperme (cf. CM GA I, f. 52 A11–15). Pour d’autres raisons en faveur de cette hypothèse, voir Fontaine, «Averroes’ Commentary», p. 490–491.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

477

des générations animales100. Dans les passages modifiés, en effet, Averroès s’oppose de façon claire à la vision émanatiste propre de la première période de sa réflexion et s’accorde avec celle défendue dans les CM et les GC. Concernant sa doctrine de la génération animale, on verra en outre que, dans l’ensemble du traité, le rôle particulier qu’Averroès accorde à la théorie du mélange et à la notion de complexion témoigne d’une proximité doctrinale de ce traité avec la paraphrase du DGC et celle des traités de Galien101. Pour toutes les raisons évoquées, on peut donc considérer ce traité comme le dernier des épitomés et la première des paraphrases et conclure qu’il est pour cette raison et même indépendamment de son statut littéraire, une source indispensable pour comprendre la théorie de la génération substantielle qu’Averroès défend dans la période des CM et des GC. Sans doute à cause de l’absence d’édition critique des traductions hébraïque et latine, ce commentaire, qui pour sa richesse doctrinale et son usage des sources philosophiques et médicales mériterait une étude à part, reste un texte peu étudié102. Plusieurs articles, dans les dernières années, ont été consacrés à la question du rôle qu’Averroès attribue à la semence masculine et à la «puissance formatrice» (vis formativa/quwwa al-muṣawwira) qui par le biais de cette semence agit sur les menstrues féminines103. L’importance accordée à cette question se justifie par la portée qu’elle a dans la doctrine physique et métaphysique du Cordouan104. Cependant, afin de comprendre la doctrine de la génération animale que ce dernier propose et le type de processus impliqué, il reste encore une autre question fondamentale à clarifier, celle concernant le type de contribution qu’Averroès attribue à la matière féminine dans la constitution de la substance

100 Sur ce point, voir Davidson, Alfarabi, Avicenna, p. 242–245; Freudenthal, «Averroes’ changing mind». 101 Pour l’édition du texte arabe de ces commentaires, voir Averroès, Averrois in Galenum, M. de la Conceptión Vázquez de Benito (éd.), C.S.I.C.-I.H.A.C., Madrid 1984; pour une traduction espagnole, voir Averroes, La medicina de Averroes: Comentarios a Galeno, traducción de M. de la Conceptión Vásquez de Benito; introducción, M.C. Hernández, Ediciones Universidad Salamanca, Colegio Universitario de Zamora, Salamanca 1987. 102 Une édition critique du texte hébraïque est en préparation par G. Bos, R. Fontaine et D. Wirmer. 103 Voir notamment Freudenthal, «The Medieval Astrologisation» (2002), p. 111–137; id. «The Medieval Astrologization of The Aristotelian Cosmos: From Alexander of Aphrodisias to Averroes», Mélanges de l’Université Saint-Joseph, 59, 2006, p. 29–68; id. «The Astrologization of the Aristotelian Cosmos: Celestial Influences on the Sublunary World in Aristotle, Alexander of Aphrodisias, and Averroes», dans A. C. Bowen et C. Wildberg (éds.), A Companion to Aristotle’s Cosmology: Collected Papers on De Caelo, Brill, Leiden 2009, p. 239–281; id, «Averroes’ changing mind ». 104 On reviendra sur cette question dans le chapitre suivant, dans la partie consacrée à clarifier le but de l’étude «métaphysique» des générations spontanées.

478

Averroès

composée105. Car s’il est certain, comme le commentateur le répète à maintes reprises dans sa paraphrase, que la femelle n’apporte que la matière, il reste encore à comprendre de quelle façon et à quel titre les propriétés de la matière féminine peuvent demeurer dans la constitution de l’embryon. Cette question, comme on l’a vu dans la partie consacrée à Aristote, en recèle au moins trois autres qui permettent de jeter un pont entre l’histoire de la biologie et de la physique d’une part, et celle de l’ontologie d’autre part: i) quel rôle joue la matière dans la substance composée engendrée? ii) quel est le statut de la forme? Peut-on repérer une forme sub-spécifique qui comprendrait les caractères propres aux individus? iii) quel est le critère nous permettant de classer les substances les unes par rapport aux autres? Afin de résoudre toutes ces questions et dans le but ultime de comprendre l’interprétation qu’Averroès propose du paradigme explicatif de la génération animale, on se concentrera dans les pages qui suivent sur les passages du commentaire du GA consacrés à la question de l’interaction des principes masculins et féminins. Cette étude nous permettra de confirmer la thèse repérée dans les autres traités analysés, d’après laquelle le processus amenant à l’émergence de la forme est à identifier avec un processus qui à juste titre peut être défini comme une altération substantielle. Dans le cas des animaux les plus achevés, l’embryon est en dernière instance le produit d’un mélange, non pas des deux semences, mais des qualités opposées qui se trouvent dans la matière homéomère. La forme de l’animal engendré, par le biais du pneuma, s’impose sur ces qualités comme agent ultime et comme «forme des formes». La forma complexionalis (al-ṣūra almizāǧiyya*), résultat proportionné de ce mélange, n’est pas en tant que telle une condition suffisante pour la constitution de la substance; mais elle est assurément une condition nécessaire, que seul le père-agent permet d’actualiser. C’est elle en dernière instance qu’on doit considérer comme «le concomitant» dont la transformation débouche sur l’advenir de la nouvelle forme substantielle. En dépit de l’importance accordée par Averroès à la notion de «complexion» (mizāǧ), la place qu’elle occupe dans la biologie rušdienne n’a jamais été convenablement considérée. On verra, en effet, que la complexion, c’est-à-dire la proportion qualitative, propre à chaque espèce animale et à chaque individu est placée au cœur de l’explication de la quasi-totalité des phénomènes biologiques qu’Aristote étudie dans son traité. On montrera alors que, dans cet horizon théo105 Sur la question du rôle génératif de la femelle dans d’autres traités d’Averroès, voir notamment les études de C. Baffioni (notamment, C. Baffioni, «L’embryologie islamique entre héritage grec et Coran: les philosophes, les savants, les théologiens», dans L. Brisson, M.-H. Congourdeau et J.-L. Solère (éds.), L’embryon: formation et animation. Antiquité grecque et latine, traditions hébraïque, chrétienne et islamique, Vrin, Paris 2008, p. 213–31; ead., «Averroes’ contribution to embriology», dans Hasnawi (éd.), La lumière de l’intellect, p. 109– 121; ead., «Further Notes on Averroes’ Embryology and the Question of the “Female Sperm”», dans ead. (éd.), Averroes and the Aristotelian Heritage, Guida, Napoli 2004, p. 159–72).

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

479

rique, Galien joue un rôle crucial, même lorsqu’il s’agit de retourner contre lui la notion qu’il avait lui-même élaborée, pour la réinvestir dans un cadre conceptuel plus proprement aristotélicien106. Averroès soutiendra en effet contre Galien et en faveur de l’hylémorphisme aristotélicien que la complexion que le mâle et la femelle contribuent à former n’est pas le produit d’un mélange au sens strict, c’est-à-dire celui des corps des deux semences, mais du mélange de leurs qualités. Cette complexion qualitative demeure dans la nouvelle substance avec un statut ontologique inférieur, dans la mesure où elle est, en tant que telle, l’instrument de la forme substantielle. Contre Avicenne et Ibn Bāǧǧa, Averroès expliquera que la complexion, sans être partie de la forme, constitue un accident essentiel de la substance engendrée qui ne peut précéder la forme substantielle et qui, à la différence de cette dernière, peut varier selon le plus et le moins. C’est pour cela, comme on l’a annoncé, qu’il faut la considérer comme partageant la même nature que les propriétés par soi dans le deuxième sens de «par soi» d’An. Post. I 4. C’est en un sens analogue qu’on peut admettre que les propriétés que la matière fournit demeurent dans la constitution de la substance engendrée, non pas en tant que partie de l’essence, mais en tant que propriété concomitante de cette dernière: les propriétés de la matière féminine, altérées sous l’action de la chaleur vitale véhiculée par la semence masculine, demeurent dans l’embryon au titre de qualités essentielles et contribuent par cela même à la complexion de l’individu engendré. C’est là que trouve son fondement ultime la loi naturelle qu’Averroès énonce au début du commentaire du GA: à une seule matière, et donc à une seule complexion, une seule forme et une seule espèce. C’est cette thèse, comme on le verra, qui nous livre l’enjeu ultime de la théorie de la génération animale d’Averroès et qui, au niveau épistémologico-métaphysique, lui permet de fonder la thèse selon laquelle la matière propre à chaque animal engendré doit être mentionnée dans sa définition, même si à strictement parler elle ne fait pas partie de la forme. Dans le sillage du «biological turn» que les spécialistes d’Aristote ont imposé à l’étude de la philosophie du Stagirite, cette analyse permettra ainsi de montrer qu’une approche croisée des textes biologiques et métaphysiques est également fructueuse lorsqu’on s’efforce de comprendre la doctrine de son exégète le plus profond. Dans l’horizon plus général de la transmission du savoir grec au monde latin, on a suggéré ailleurs qu’Averroès doit être considéré comme un maillon important dans l’histoire de la doctrine de la latitude des formes107; cette étude montrera alors qu’il constitue également un jalon fondamental dans l’histoire 106 Cette étude confirme ainsi la conclusion suggérée par R. Fontaine, d’après laquelle Averroès, en dépit de ses critiques de fond, s’efforce d’incorporer certains éléments de la doctrine galénique dans sa propre lecture de la philosophie aristotélicienne de la nature (R. Fontaine, «Averroes as a Commentator of Aristotle: the case of Metereologica and the De Animalibus», dans Hasnawi (éd.), La lumière de l’intellect, p. 99–108). 107 Cerami, «Mélange, minima naturalia».

480

Averroès

de la notion de complexion que les savants et les médecins du Moyen-Âge latin placeront au cœur de leurs théories du vivant108.

§ 3.1. La complexion au cœur de la génération des animaux: le rôle de la traduction arabe et le débat avec Galien Au tout début de son commentaire, Averroès explique que le GA constitue en un sens le complément de l’étude du PA: Aristote étudie dans le PA la cause formelle et la cause finale des corps animaux, tandis qu’il étudie les causes matérielle et efficiente dans le GA109. C’est dans le cadre de cette hypothèse générale qu’en paraphrasant GA I 2 Averroès annonce que l’un des buts de la recherche d’Aristote est de montrer qu’en dépit du fait que les organes reproductifs masculins et féminins différent quant à leur aspect (figura) et à leur puissance (potentia), il y a dans leurs actions (actiones) une certaine ressemblance (quaedam aequitas)110. Averroès admet donc d’emblée que les principes masculin et féminin «agissent» de façon concomitante et même analogue dans la génération animale, mais il précise aussitôt qu’il reste à comprendre si cette aequitas est de l’ordre de l’univocité ou de la complémentarité. La réponse à cette question passe par un examen des organes reproductifs qui met tout de suite en valeur la place cruciale que la notion de mélange (mixtio/iḫtilāṭ*) et celle associée de complexion (complexio/mizāǧ*) occupent dans la lecture d’Averroès. On verra que cette insistance sur la notion de complexion, qui est d’une part influencée par Galien, d’autre part, déterminée par la traduction arabe commentée111, constitue un trait marquant de la lecture qu’Averroès propose de la théorie aristotélicienne de la génération animale. Le père-agent Les organes reproductifs masculins font l’objet des chapitres I 3–7 du texte d’Aristote, où ce dernier conclut que les testicules ne sont pas nécessaires dans 108 Pour l’introduction de cette notion dans le Moyen-Âge latin, voir D. Jacquart, «De crasis a complexio: notes sur le vocabulaire du tempérament en latin médiéval», dans G. Sabbah (éd.), Le Latin médical: la constitution d’un langage scientifique: réalités et langage de la médecine dans le monde romain, Publications de l’Université de Saint-Etienne, Saint-Etienne 1991, p. 71–77. 109 Sur la place de ces traités dans le corpus physique, voir ch. VI. 110 Averroès, CM GA I, f. 45 L1–9. 111 À cause du style paraphrastique du commentaire, il est difficile de déterminer avec certitude si la traduction qu’Averroès possédait est celle qui nous a été transmise. Averroès ne nomme jamais le traducteur du texte qu’il commente et cite rarement le texte d’Aristote de façon littérale. Les passages du commentaire relatifs à la génération semblent toutefois confirmer qu’Averroès avait sous les yeux la même traduction que celle qui nous est parvenue.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

481

la reproduction, mais qu’ils sont pour les animaux qui les possèdent en vue du mieux. L’étude de cette doctrine est accompagnée chez Averroès d’une présentation et une réfutation des critiques que Galien y avait opposées. À l’encontre de la thèse aristotélicienne, Galien affirmait en effet que les testicules sont la cause directe de la production du sperme, même s’ils n’en sont pas la cause ultime. Ils sont en effet l’organe principal de la réalisation de la vertu qui se trouve en eux, tout comme le cœur l’est par rapport à la vertu vitale et le cerveau par rapport à la vertu motrice et sensitive112. La preuve la plus évidente en est que les castrés n’engendrent plus. Averroès réfute l’une après l’autre les raisons que Galien avait apportées à l’appui de sa thèse113. En dépit de l’apport particulier de chacun de ces arguments, une seule doctrine permet à Averroès de les relier, car dans chacune de ses réponses il fait appel à la notion de complexion. Contre la preuve principale de Galien, Averroès affirme que si les castrés n’engendrent plus, ce n’est pas parce que les testicules sont nécessaires à la reproduction, mais parce que change la complexion des canaux spermatiques qui, à cause de cela, se rétractent et ne permettent plus au sperme d’arriver jusqu’à la sortie, c’est-à-dire à l’orifice qui le conduisait aux testicules114. C’est aussi pour cette raison que change leur voix, car, une fois castrés, leur complexion se change entièrement en une complexion féminine115. Averroès réaffirme donc la thèse d’Aristote, mais en la relisant à la lumière de la notion de complexion. Alors même qu’Aristote n’utilise jamais dans ces chapitres l’expression κράσις, Averroès affirme que c’est la complexion du corps qui explique tous les phénomènes concernant les testicules que le Stagirite avait étudiés, c’est-à-dire le fait que certains animaux les ont, soit à l’intérieur soit à l’extérieur, tandis que d’autres en sont dépourvus. Même si Averroès avance quelques perplexités sur la preuve empirique fournie par Aristote116, il affirme avec lui que les testicules ne sont pas nécessaires à la production du sperme, mais qu’ils sont en vue du mieux, pour les animaux qui ont une complexion chaude. En effet, si dans ces animaux le sperme restait à l’intérieur, il produirait en eux un excès de chaleur et donc de libido117. Quant aux autres animaux, c’est 112 Averroès, CM GA I, f. 47 M5–15 . Cf. Galien, De semine I.16.1 (Ph. De Lacy (éd.), Galen, On Semen, edited, translated and commented by Ph. De Lacy, Akademie Verlag, Berlin 1992, p. 132–133). 113 Pour une analyse plus détaillée des raisons de Galien et des réponses d’Averroès, voir Fontaine, «Averroes’ Commentary». 114 Averroès, CM GA I, f. 48 A3–15. 115 Averroès, CM GA I, f. 47 F9-G4. 116 Averroès, CM GA I, f. 48 B4–10. 117 Averroès, CM GA I, f. 47 I7-L4. Averroès explique que les animaux qui ont des testicules à l’extérieur sont moins «libidineux» que ceux qui les ont à l’intérieur et que leur coït dure plus longtemps. On peut donc déduire qu’une libido maitrisée constitue le «mieux» vers lequel serait orientée la nature des animaux appartenant à ces espèces.

482

Averroès

toujours à cause de la nature de leur complexion qu’ils ont les testicules à l’intérieur d’eux-mêmes ou qu’ils ne les ont pas du tout. En effet, c’est à cause de leur complexion froide qu’ils ne possèdent pas la chaleur suffisante à réchauffer le sperme jusqu’aux testicules118. Ce qui prouve que la position ou l’absence des testicules dans ce genre d’animaux est nécessaire, mais non pas en vue du mieux et qui montre, en même temps, que la complexion est une condition nécessaire, mais non pas suffisante pour expliquer les phénomènes génératifs. Même s’il ne fait pas de doute pour Averroès que, d’un point de vue causal, la complexion découle de la forme et qu’elle lui est postérieure, il n’en reste pas moins que, d’après lui, tout phénomène biologique est nécessairement accompagné par et réalisé en vertu d’une certaine complexion. Galien est donc réfuté à l’aide de la doctrine qu’il avait lui-même contribué à fonder: l’idée qu’à chaque complexion, conçue comme l’équilibre des qualités propres au mélange, correspond nécessairement une seule vertu119. C’est sur cette même thèse qu’Averroès va fonder sa lecture de la théorie aristotélicienne du sperme et toujours contre Galien qu’il va la retourner, dans le but de réfuter la thèse qui veut que les semences féminine et masculine sont cause de la génération animale en un sens univoque. Ce sont encore une fois la notion de complexion et celle directement impliquée de mélange, qui vont constituer le noyau théorique de la réponse d’Averroès. Comme on l’a vu dans la partie de ce travail consacrée à Aristote, le cœur de l’étude du sperme se trouve en GA I 18. Ce chapitre commence par une étude de la thèse, qu’Aristote finira pour écarter, qui veut que le sperme procède de toutes les parties du corps. Au tout début de sa paraphrase de ce chapitre, Averroès distingue deux lectures possibles de cette thèse chacune défendue par un groupe ou, comme la traduction hébraïco-latine le dit, par une «faction» (secta): la première affirme que toutes les parties du corps produisent du sperme et se trouvent en lui en acte; la seconde affirme que le sperme est une écume produite par le mouvement rapide de toutes parties, même si, faut-il inférer, ces parties ne sont pas en acte dans le sperme. Averroès reprend synthétiquement les raisons opposées par Aristote aux tenants de deux théories, en inversant l’ordre et en précisant chaque fois quel argument réfute quelle doctrine120. Parmi les arguments contre la première thèse, Averroès s’arrête sur celui qu’Aristote construit à partir de sa critique des homéoméries d’Anaxagore. 118 Averroès, CM GA I, f. 47 L1–4. 119 Sur la complexion chez Galien, voir notamment Galien, De complexionibus, II, 1 dans C.G. KÜHN (éd.), Claudii Galeni Opera omnia, Leipzig 1821–1833, 20 vol., (reimpr. G. Olms, Hildesheim 1986–1997), I, p. 576-577. 120 Cf. Fontaine, «Averroes’ Commentary», p. 492–494, qui examine plus dans le détail les inversions dans les arguments et dans les contre-arguments d’Aristote et qui considère ces déplacements comme le signe de la volonté de rendre le propos d’Aristote plus systématique et organique.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

483

Aristote explique que penser que le sperme est en acte toutes les parties du corps revient à croire, comme l’affirmait Anaxagore, que tout contient tout en acte121. Le fait de partager cette doctrine, toutefois, ne permet pas aux tenants de cette théorie de se prévaloir de tous les arguments d’Anaxagore. En effet, à la différence de celui-ci, qui pouvait expliquer l’accroissement d’une chose comme l’ajout du même au même, ceux derniers ne peuvent pas le faire, car du point de vue de la substance qui s’accroît le sperme demeure une substance étrangère (ἑτέρου). L’allusion à la théorie de l’accroissement du DGC est trop évidente pour qu’Averroès la laisse passer sans s’en servir pour confirmer sa propre lecture. Cette allusion lui permet en effet de pointer le rôle crucial que le mélange occupe dans sa reconstruction du phénomène de la génération animale. Comme il le fait dans son CM du DGC, Averroès se sert ici du parallèle entre l’accroissement et la génération, que le texte d’Aristote ne faisait que suggérer, pour conclure que dans les deux phénomènes le mélange occupe un rôle essentiel: «[…] En effet, si de la chair allait s’ajouter à la chair , la chair n’augmenterait pas dans toutes ses parties. De même que ce qui procède n’est pas chair en acte, mais en puissance, de même aussi la semence générative, à partir de laquelle le fœtus s’engendre, n’est pas l’engendré en acte, mais il est nécessaire que préexiste à sa génération et à son accroissement un mélange et un tempérament»122. Le parallèle entre la génération et l’accroissement pourrait sembler problématique, notamment parce qu’il pourrait laisser croire que pour Averroès l’action du sperme masculin et l’apport de la nourriture relèvent du même type de causalité, alors que le sperme, à la différence de la nourriture, n’est matière ni en acte ni en puissance. En réalité, l’analogie entre le rôle de la nourriture et celui de la semence n’a ici d’autre but que de montrer que dans la génération du fœtus, comme dans le cas de l’accroissement, il faut postuler la préexistence d’un certain mélange (mixtionem) et d’un certain tempérament (contemperaturam/iʿtidāl*), dont le résultat constituera le substrat de la forme substantielle. L’embryon n’est pas le produit du mélange de la semence masculine avec les menstrues féminines, il est tout de même, comme Averroès va l’expliquer, le produit d’un certain mélange: celui de certaines qualités du sperme et des menstrues. C’est ce que permettront d’établir le reste du chapitre 18 et l’étude des cha121 Aristote, GA I 18, 723 a6–11. 122 Averroès, CM GA I 18, f. 56 H9-I3: «Nam si caro carni superveniat non augebitur caro in omnibus eius partibus et sicut illud quod oritur non est caro in actu, sed in potentia, sic etiam semen genitale ex quo generatur foetum non est genitum in actu, sed necesse est mixtionem et contemperaturam praecedere ipsi generationi et augmentationi».

484

Averroès

pitres 19–23, consacrés d’après Averroès à définir la nature de l’apport féminin, à savoir les menstrues. Aristote a démontré jusqu’ici que le sperme ne procède pas de tous les organes. Il est par ailleurs manifeste, précise Averroès, que la génération procède de la semence. C’est pour cela, conclut-il, qu’Aristote se livre à une étude des sens dans lesquels on dit qu’une chose vient à être (fieri) d’une autre. Averroès analyse les quatre sens qu’Aristote fournit aux lignes 724 a20–35, en inversant l’ordre du deuxième et du troisième sens123. À la différence d’Aristote, il précise explicitement que parmi les sens de l’expression «venir à être de quelque chose» il y a aussi celui associé à la génération de l’embryon à partir de la matière féminine; il conclut que c’est pour cette raison que le passage nous éclaire également sur le type de contribution que la femelle apporte à la génération. Averroès se lance ensuite dans l’examen des diverses étapes qu’Aristote franchit avant d’arriver à la véritable définition du sperme. Avec ce dernier, il affirme que le sperme est le résidu ultime de la nourriture et que c’est pour cette raison qu’il est tous les membres en puissance124; mais lorsqu’il en vient à expliquer les différences spécifiques et individuelles des divers types de sperme, il fait à nouveau appel à la notion de complexion, absente du texte grec d’Aristote: «[…] la semence cependant varie dans les animaux en vertu de la forme spécifique de la complexion. Dans l’individu elle varie aussi en fonction de la juste forme de complexion et en raison de l’âge, ainsi que de la santé ou de la maladie»125. Alors que, dans ces pages, Aristote se limite à affirmer que les caractères visibles par lesquels se différencient les spermes, i.e. la quantité plus ou moins abondante, la consistance, etc., trouvent leur cause ultime dans le type de coction à laquelle le résidu est soumis, Averroès place encore une fois la notion de complexion au cœur de son explication. On pourrait objecter que la thèse d’Aristote implique nécessairement l’idée que la coction varie en fonction de la nature plus ou moins chaude de l’espèce animale ou de l’individu en question. Il n’en reste pas moins qu’Aristote n’exprime jamais cette idée au moyen de la notion de complexion, mais au moyen de celle de «constitution» ou «consistance» (σύστασις) et de «nature» (φύσις), qui à la différence de la notion de complexion n’impliquent pas nécessairement l’existence d’un mélange et d’un tempérament qualitatif.

123 Sur ce passage, voir les chap.I, p. 84, 124, 146. 124 Aristote affirme qu’il est le dernier produit, d’où sort immédiatement chaque partie (Aristote, GA I 18, 725 a12–13). 125 Averroès, CM GA I, f. 57 M2–7: «Discrepat tamen semen in animalibus propter formam specificam complexionis. In individuo quoque differt iuxtam formam complexionis individualis et ratione aetatis et sanitatis atque aegritudinis».

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

485

Qu’est-ce qui justifie, dès lors, le recours à cette notion dans l’explication des différentes caractéristiques relatives aux parties masculines? Le débat avec Galien joue assurément un rôle fondamental dans ce choix exégétique. Il faut toutefois signaler que c’est la traduction arabe du Livre des Animaux qui oriente et légitime cette lecture. À plusieurs reprises, en effet, le traducteur arabe introduit dans le texte d’Aristote la notion de complexion (mizāǧ) et la place au cœur de la théorie de la génération. Trois passages sont à ce propos absolument cruciaux: le premier correspond à GA I 20, 728 b14–16; le second à GA III 1, 750 a13 et sq.; le troisième à GA II 3, 739 b3 et sq. En GA I 20 (728 b6 et sq.), Aristote affirme que tous les animaux qui sont vivipares sans être ovipares ont tous des menstrues et que les écoulements les plus abondants se rencontrent chez les êtres humains. Il précise que, parmi les animaux, ce sont les femmes qui ont les écoulements les plus importants et que, chez les hommes, l’importance de l’éjaculation du sperme est fonction de la taille. La cause en est, explique-t-il: «la constitution (σύστασις) de leur corps qui est humide et chaud, car c’est dans de ce type (ἐν τῷ τοιούτῳ) qu’il est nécessaire que se forme le plus de résidu»126. Dans la traduction arabe de ce passage, le terme «constitution» (σύστασις) est traduit par le mot «complexion» (mizāǧ), auquel renvoie aussi le démonstratif τοιούτῳ de la ligne suivante: «En effet, la semence est plus abondante en vertu de la complexion humide et chaude du corps. De fait, il faut nécessairement qu’une grande quantité de résidu se forme dans ce type de complexion»127. Le type de complexion devient donc la cause de tous les phénomènes liés à la production de résidu chez les mâles et les femelles: la surabondance de sperme chez certains animaux, ainsi que la quantité plus abondante de menstrues dans les femelles du genre humain. Dans tous ces cas, c’est une complexion davantage chaude et humide qui explique le phénomène observé. La notion de complexion explique également dans la traduction arabe de GA III 1 (750 a13 et sq.) le fait que les oiseaux en générale et les coucous en particulier produisent peu de sperme et soient peu féconds. Dans le texte grec, Aristote explique que le coucou est peu fécond, parce qu’il est d’une nature froide. Il précise ainsi que:

126 Aristote, GA I 20, 728 b16–18. 127 Brugman et Drossaart Lulofs (éds.), Aristotle. Generation of Animals, p. 42, 5–6.

486

Averroès

«pour être spermatique, l’animal doit être chaud et humide (δεῖ θερμὸν καὶ ὑγρὸν εἶναι)»128. Dans la traduction arabe de ces lignes, c’est toujours par l’ajout du mot «complexion» que le traducteur rend le propos d’Aristote: «Et il faut que l’animal qui produit une grande quantité de sperme possède une complexion chaude et humide»129. Si dans le passage précédent le mot «complexion» traduisait le mot grec σύστασις, le traducteur décide ici délibérément d’ajouter ce mot pour clarifier le propos d’Aristote. En faisant cela, cependant, il interprète plus qu’il ne traduit le texte d’Aristote et il l’oriente dans une direction que l’original grec n’attestait pas. Un troisième passage de la traduction arabe du Livre des Animaux fait appel à la notion de complexion pour expliquer le texte grec d’Aristote. En GA II 3, 739 a35 et sq., lorsqu’Aristote définit les conditions de la conception, il affirme qu’au moment de l’acte sexuel se produit chez certaines femelles dans le col de l’utérus une certaine humidité qui n’a toutefois pas une fonction générative. Il précise que c’est ici que le mâle aussi émet son sperme, lequel tantôt reste à l’endroit de l’émission, tantôt vient attiré à l’intérieur de l’utérus si l’état de ce dernier le permet: «[…] l’utérus s’il se trouve être dans une condition adaptée et s’il est chaud (ἂν τύχῃ συμμέτρως ἔχουσα καὶ θερμή) à cause de la purification menstruelle, tire à l’intérieur»130. La notion de «condition adaptée» dans laquelle l’utérus doit se trouver pour pouvoir attirer à son intérieur la semence masculine est clarifiée dans la traduction arabe à l’aide de la notion de complexion. C’est la complexion de l’utérus qui doit être bien proportionnée et chaude pour pouvoir attirer la semence et permettre le processus de conception: «Si la complexion de l’utérus est bien proportionnée et chaude à cause de la purification, il attire la semence à l’intérieur»131. Dans ce passage, comme dans le précédent, rien dans le texte grec n’obligeait le traducteur arabe à faire appel à la notion de complexion. Le choix du mot 128 129 130 131

Aristote, GA III 1, 750 a13. Brugman et Drossaart Lulofs (éds.), Aristotle. Generation of Animals, p. 99, 1. Aristote, GA II 3, 739 b2–4. Brugman et Drossaart Lulofs (éds.), Aristotle. Generation of Animals, p. 70, 21.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

487

complexion est en ce sens délibéré. Sans contredire la doctrine aristotélicienne, le traducteur arabe a choisi d’utiliser la notion de complexion pour clarifier l’explication fournie par Aristote. L’introduction de la notion de complexion dans ces trois passages dévoile un trait important de la traduction arabe du Livre des Animaux qui à ma connaissance n’a jamais été signalé. D’autres passages de la traduction du GA manifestent le même type d’intervention132, mais un travail important d’analyse de ces passages reste à faire. Cette étude permettra de mesurer en amont l’influence que la théorie galénique de la complexion a pu jouer sur cette traduction et en aval l’importance de cet aspect de l’Aristote arabe dans la littérature philosophique postérieure. Dans les limites de notre étude consacrée à la doctrine d’Averroès, il nous suffit de remarquer que ces passages de la traduction arabe du GA légitiment le recours à la notion de complexion dans les autres passages du commentaire dans lesquels Averroès s’efforce d’expliquer les divers phénomènes liés à la génération animale. C’est en vue de ces passages, en effet, que se justifie le choix d’Averroès d’expliquer les phénomènes concernant les testicules et la semence masculine à l’aide de la notion de complexion. On verra alors qu’il en va de même de l’explication qu’Averroès propose du résidu féminin et, plus en général, des différences qui distinguent le mâle de la femelle: dans ces cas aussi, légitimé par le texte arabe et poussé par la volonté d’adapter la théorie galénique à l’hylémorphisme d’Aristote, Averroès place la complexion au cœur de sa lecture. La mère-matière: l’analogie entre le sang menstruel et la semence masculine Après avoir expliqué les diverses caractéristiques des semences masculines, Averroès conclut le commentaire à I 18 par le constat que la définition fournie ici par Aristote ne nous permet pas encore de comprendre sous quel rapport la vertu que cette dernière possède se distingue de la vertu de la semence féminine. Averroès assure ainsi que si les deux semences sont «en puissance tous les membres», il reste à préciser en quel sens elles le sont133. Pour le dire avec la terminologie repérée jusqu’à présent, il reste à comprendre quelle complexion possède quelle vertu, si c’est à la complexion de l’homme que revient la vertu «agente» et à la complexion féminine la vertu «patiente», ou s’il en va autre132 Voir par exemple la traduction arabe de GA V 3, 782 b34 dans Brugman et Drossaart Lulofs (éds.), Aristotle. Generation of Animals, p. 184, 15 du texte arabe. Aristote y affirmait que certaines populations comme les Scythes du Pont et les Thraces ont les poils droits, car ils sont humides. Dans la traduction arabe, ce phénomène est encore une fois expliqué à l’aide de la notion de complexion: ces populations ont les poils droits, car «leur complexion est humide». 133 Averroès, CM GA I, f. 58 C3–13.

488

Averroès

ment. C’est dans le commentaire des chapitres suivants qu’on trouve la réponse définitive à cette question. Averroès commente les chapitres I 19–23 (à partir de la ligne 726 b30, c’est-àdire là où commence l’étude visant à dévoiler la nature des menstrues134), en les considérant comme un propos unitaire. Le but d’Aristote, note Averroès, n’est pas seulement de préciser la nature du sperme, mais d’étudier aussi l’essence (quiditas) de la semence féminine, pour comprendre si c’est le sang menstruel ou le liquide (sperma) féminin émis lors de la copulation. En effet, comme on l’a déjà remarqué, dès sa paraphrase au chap. 18, Averroès ne remet plus en cause l’idée qu’il existe une semence féminine, c’est-à-dire un résidu qui va contribuer à la procréation. La question, pour lui, est de savoir si cette semence est à identifier au liquide émis par la femelle lors de la copulation (qu’on appellera dorénavant «sperme féminin») ou au sang menstruel. C’est une fois qu’on aura compris cela qu’on pourra établir de quelle façon cette semence intervient, d’après Averroès, dans la formation de l’embryon. Averroès affirme d’emblée que le fait que les menstrues sont un résidu non cuit est quelque chose d’évident, dont la cause est à rechercher une fois de plus dans la complexion. Les femmes en effet possèdent une complexion froide et une surabondance d’humidité: «Il apparaît manifestement que les menstrues sont un résidu non cuit parmi les résidus du sang. Cela se produit chez les femmes à cause de la froideur de leur complexion et de l’excès d’humidité […]»135. Ni dans le grec ni dans le texte arabe, on ne trouve évoquée la notion de complexion. Le texte affirme simplement que la femme participe par nature à moins de chaleur et que pour cette raison elle est plus faible et elle ne peut achever la coction des menstrues venant de l’excès d’humidité136. D’après Averroès, en revanche, influencé par la traduction arabe du chap. suivant, c’est encore une fois à la complexion de l’animal qu’il faut faire appel pour expliquer le phénomène: dans les espèces où se trouvent des femelles, c’est la proportion de chaleur et d’humidité de la complexion propre aux femmes qui explique l’existence en elles d’un résidu de sang non cuit. C’est toujours la complexion propre à chaque espèce, en outre, qui explique la quantité et la qualité des pertes sanguines. Comme le texte arabe du chap. I 20 l’assure, c’est pour cette raison en effet que les vivi-

134 La première partie du chap. 19 (726 b1–31), qui traite de l’origine du sperme n’est pas commentée dans cette partie de la paraphrase, mais dans la précédente. 135 Averroès, CM GA I, f. 62 B2–7: «Menstruum autem esse excrementum inconcoctum ex excrementis sanguinis aperte patet. Et accidit illud ipsis mulieribus ob frigiditatem complexionis earum et exuperantiam humiditatis». 136 Aristote, GA I 19, 726 b30–727 a2. Cf. PA II 2, 648 a12.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

489

pares sont les animaux qui ont les menstrues les plus abondantes, parce que leur complexion est plus chaude que celle des autres animaux137. Les menstrues sont donc un résidu analogue au sperme masculin, mais leur complexion a une proportion moins importante des qualités propres du feu et de l’air, ce qui explique, glose Averroès, qu’elles contiennent moins de pneuma, de spiritus naturalis: «Il en va ainsi parce que la semence est, comme l’écume, la partie la plus noble de la nourriture ultime des membres, dont la proportion la plus importante est constituée par le souffle naturel, qui est l’instrument premier de l’âme; et il montre que sa complexion est de la même nature que l’écume du fait que la partie aérienne et ignée surabonde en elle. En revanche, le sang menstruel est éloigné de la nature de la semence à cause de la privation de sa coction et l’exiguïté de souffle qui se trouve en lui»138. La complexion constitue donc un critère pour distinguer les deux types de semence. En raison de sa complexion, le sperme masculin est constitué, en plus grande partie, de pneuma, qui est – dit Averroès – l’instrument premier de l’âme. En effet, la complexion du sperme est comparable à celle de l’écume, litt. de la crème (butyrum), puisqu’elle est caractérisée par une surabondance des propriétés de l’air et du feu, à savoir l’humidité et la chaleur. C’est par cette partie aérienne, comme Averroès l’expliquera dans le commentaire du livre II, que la semence agit sur les menstrues. Les menstrues, quant à elles, ont une complexion qui a proportionnellement moins d’air et de feu, c’est pourquoi elles possèdent moins de souffle. Les menstrues contiennent donc du pneuma, mais pas suffisamment, peut-on conclure, pour posséder la même vertu générative que le sperme masculin. Il n’en reste pas moins que leur disposition (dispositio) et leur nature sont les mêmes par analogie, car, lorsque leur quantité et leur qualité sont appropriées, chacun des deux est un résidu «apte à la génération» (congruum generationis) et possède «une puissance générative» (potentiam ad generationem)139.

137 Averroès, CM GA I, f. 62 D2–9. La chaleur ayant comme vertu celle d’associer le semblable et indirectement celle d’éliminer le dissemblable, les animaux qui ont une complexion plus chaude produisent pour cela même une quantité plus importante de résidu. 138 Averroès, CM GA I, f. 62 F5-G1: «Quae res ita se habet, quia genitura est veluti butyrum nobilioris nutrimenti ultimi membrorum: cuius maior portio est spiritus naturalis qui est instrumentum primum animae; et eius complexio, ipsam autem esse ex natura butyrum ostendit cum in ea plus exuperet pars aerea et ignea. Sed sanguis menstruus distat a natura geniturae in privatione concoctionis eius, paucitateque spiritus in eo reperti». Cf. CM GA III, f. 95 K4 et sq., sur le fait que la semence des femelles a un certain «degré» de virtus formativa. 139 Averroès, CM GA I, f. 62 G1-I2.

490

Averroès

Le sang menstruel est donc l’analogue du sperme masculin, c’est-à-dire le liquide qui, dans la femme, possède la puissance (potentia) générative. Par conséquent, le sperme féminin, c’est-à-dire le liquide féminin émis lors de l’accouplement, ne peut contribuer directement à la génération140. C’est cette doctrine qu’Averroès va défendre, en répondant aux critiques de Galien dans un long excursus intégré à la paraphrase du chapitre I 19141. Suivant la même stratégie adoptée pour nier la nécessité des testicules, Averroès retourne la notion de complexion contre Galien et affirme que ce ne sont pas les spermes masculin et féminin qui se mélangent pour informer le sang menstruel, mais les qualités du sperme masculin qui vont agir sur et se mélanger avec les qualités des menstrues féminines. C’est ce mélange de qualités qui donne lieu à une nouvelle complexion apte à recevoir les vertus animales. Il ne faut donc pas croire que les semences sont pour Averroès soustraites à toute forme de mélange, mais seulement à celle qui implique l’existence de deux substances qui agiraient en vertu de deux formes substantielles différentes. Ce ne sont ni les deux spermes, masculin et féminin, ni le sperme et le sang menstruel qui se mélangent au sens strict; ce sont en revanche les qualités du sperme masculin avec les qualités du sang menstruel. Il n’y a donc pas deux formes qui agissent et pâtissent réciproquement dans une même matière, mais plusieurs qualités et une seule forme. Il s’agit du type de mélange que dans le CM du DGC Averroès associe, via sa théorie de l’action/passion, à la génération substantielle et que dans le GC de la Phys. il définit comme une altération substantielle. C’est en défendant cette théorie qu’Averroès va ici s’opposer à Galien.

§ 3.2. Le mélange qualitatif contre la théorie de la double semence La doctrine d’Aristote, explique Averroès, se fonde sur deux thèses: 1) le sang menstruel a une puissance générative, c’est-à-dire une vertu par laquelle il intervient dans la génération; 2) il est impossible que deux choses aient la même puissance, active ou passive, dans la génération d’une chose une142. Si en effet une même substance avait deux causes agentes différentes, elle aurait du même coup deux matières différentes et elle ne serait pas quelque chose de véritablement

140 Sur le rôle biologique de ce liquide et du plaisir sexuel qui accompagne chez la femme son émission, voir C. Cerami, «Le plaisir des femmes selon Aristote: Averroès contre Galien sur Natura nihil facit frustra», Philosophie Antique, à paraître en 2016. 141 Avant de présenter dans le détail les objections à la thèse de Galien, Averroès nous dit avoir réfuté la théorie de ce dernier dans son traité sur le GA, («in sermone de Generatione Animalium»; cf. Averroès, CM GA, f. 62 K15-L3). On peut en ce sens supposer que l’excursus a été rajouté postérieurement. 142 Averroès, CM GA I 19, f. 62 K1–7.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

491

unitaire143. C’est ce principe essentiel de l’onto-biologie d’Aristote que, d’après Averroès, la thèse de Galien contredit. Ce dernier, explique Averroès, en assurant que le sang menstruel est à l’origine d’une certaine partie du corps humain admet, comme d’ailleurs tous les physiciens, la première de ces deux thèses. Il nie cependant la seconde, dès lors qu’il affirme qu’il existe un sperme féminin qui, comme le sang et le sperme masculin, constitue une autre partie du corps. La lecture qu’Averroès propose des thèses de Galien trouve sa confirmation ultime dans les thèses exposées dans le De semine auquel Averroès avait accès soit par une traduction arabe attribuée à Ḥubayš soit par un abrégé que les sources biobibliographiques attribuent à Ḥunayn ibn Isḥāq144. Galien affirme dans ce traité que les deux spermes, masculin et féminin, ainsi que le sang menstruel, contribuent de façon active à la génération de l’embryon. Il explique que le peu de chaleur qui caractérise la femme fait que ses parties spermatiques et sa semence restent à l’intérieur de son corps, afin de fournir à l’embryon qui se développe dans son utérus la membrane qui l’entoure, l’allantoïde, ainsi que la nourriture nécessaire à son évolution. Le sperme féminin, alors, explique la formation des veines et des nerfs, tandis que le sperme masculin explique celle des os, de la moelle épinière, etc. Les deux spermes ont donc une action à la fois «agente» et matérielle. Le sperme féminin est seulement davantage patient et le sperme masculin davantage efficient, mais absolument parlant, l’un et l’autre accomplissent le même rôle, celui de principe constitutif du corps animal. La génération serait en ce sens le produit de l’action concomitante du sang et des spermes féminin et masculin145. D’après la théorie de Galien, conclut Averroès, il faut donc nécessairement déduire qu’il y a deux agents de la génération animale et, par conséquent, plusieurs matières qui en procèdent. Ce qui revient à conclure, d’après Averroès, que l’animal n’a pas un seul substrat et qu’il n’est qu’un agrégat d’éléments séparés comparable à un artefact. En effet, affirme-t-il, aucun type de combinaisons, parmi celles existantes en nature, peuvent être au fondement de cette constitution. En s’appuyant sur PA II 1, Averroès affirme que si le corps animal, comme Galien le voudrait, était constitué de plusieurs matières, à savoir celle procédant du sang et celles procédant des spermes, il ne pourrait l’être que de deux façons: soit 143 Averroès, CM GA I 19, f. 62 K10–15: «[…] si une seule et même chose avait plusieurs puissances, soit active soit passive, elle aurait aussi plusieurs matières et plusieurs causes efficientes et une forme n’aurait pas non plus un sujet propre»; ([…] si una et eadem res haberet plures potentias, sive activam sive passivam, haberet etiam plures materias, et plura efficientia, neque una forma habebit unum proprium subiectum). 144 Sur la traduction et la tradition arabe du De Semine, voir De Lacy (éd.), Galen, On Semen, p. 14–16. 145 P. Accatino, «Galeno e la riproduzione animale nel ‘De semine’», dans W. Haase (éd.), Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, II.37.2, W. De Gruyter, Berlin-New York 1994, p. 1856–1886: p. 1864–1867; p. 1871–1875.

492

Averroès

«par composition» (secundum compositionem), comme le corps dans son ensemble est composé des parties anhoméomères et celles-ci, à leur tour, des parties homéomères; soit «par mélange et tempérament» (secundum mixtionem et contemperaturam), comme les parties homéomères sont constituées à partir des éléments. Il n’existe pas en nature d’autre forme de composition146. Or, poursuit Averroès, la combinaison du sang et du sperme féminin ne peut relever d’aucun de ces deux cas: on ne peut ni dire que le corps dans son entier procède des deux liquides, comme les anhoméomères viennent des homéomères, ni qu’il soit le produit de leur mélange. Galien lui-même, d’ailleurs, a exclu cette seconde possibilité, lorsqu’il a affirmé que, pour pouvoir expliquer l’existence de plusieurs types de matières homéomères, il faut supposer que chacune d’elles découle d’une cause séparée, c’est-à-dire non mélangée aux autres147. Si l’on admet le raisonnement de Galien, assure Averroès, il faut donc conclure qu’il existe un seul type de composition à la suite duquel le corps animal pourrait se constituer des parties procédant des deux spermes et de celles procédant du sang menstruel, à savoir l’assemblage. Cependant, ce type de composition, conclut Averroès, peut expliquer la constitution d’un artefact, mais non pas celle d’un être vivant. Pour pouvoir expliquer l’unité du corps vivant, il faut en effet le considérer comme le produit de la modification d’une seule matière, à partir de laquelle s’engendrent d’abord les parties homéomères, puis les anhoméomères. Les avortons sont une preuve manifeste du fait que la seule matière dont le corps animal s’engendre est le sang et non pas un mélange de celui-ci avec le sperme féminin: le fœtus au début n’est qu’un corps amorphe constitué de sang. C’est seulement ensuite que s’y différencient en acte les divers organes, dont en premier lieu le cœur. Si, par ailleurs, le fœtus était le produit du mélange du sperme féminin avec le sang menstruel, la femelle pourrait engendrer d’ellemême et le mâle serait par nature inutile. Ce qui impliquerait que la nature aurait fait quelque chose en vain. Contre Galien et avec Aristote, Averroès explique que le rôle du sperme, par rapport au sang féminin, est le même que le rôle de la présure qui fait cailler le lait148. Dans le monde arabe, cette analogie avait déjà été reprise par Al-Fārābī qui, dans son traité Sur les opinions de la cité idéale, expliquait que comme la présure, qui agit pour cailler le lait sans être ni une partie du caillé, ni une matière, le sperme agit sur les menstrues sans être ni une partie du caillot qui se constitue dans l’utérus, ni une matière. L’embryon se constitue à partir du sperme, comme se constitue le caillé à partir de la présure; il se forme à partir du sang de l’utérus 146 Averroès, CM GA I, f. 63 C4–14. 147 Averroès, CM GA I, f. 63 D2-F3. 148 Aristote, GA I 20, 729 a11–12; II 3, 737 a12–16; II 4, 739 b22. Sur la postérité de cette analogie, voir M.H. Congourdeau, L’Embryon et son âme dans les sources grecques, Association des amis du Centre d’histoire et civilisation de Byzance, Paris 2007, p. 205–215.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

493

comme le caillé à partir du lait liquide et comme l’aiguière à partir du cuivre149. Le même exemple, comme Averroès nous le dit, sera également au cœur de l’explication fournie par Avicenne150. Averroès reprend ainsi l’exemple du lait caillé, mais fidèle à sa doctrine de la génération, le replace dans le cadre de sa théorie du mélange qualitatif: «Il a déjà été montré dans le livre Sur la génération et la corruption que, lorsque deux choses se mélangent suivant une proportion équivalente quant à la quantité et la qualité, il résulte de leur mélange ou de leur unification un corps homogène qui n’est pas le même en acte que les miscibles. En effet si l’une de ces choses était en plus petite quantité, l’autre en plus grande, la plus petite ne se manifesterait à la plus abondante que par la qualité, comme la présure. Et il en va ainsi d’après Aristote du mélange du sperme masculin avec le sang menstruel. C’est pourquoi il estime que le sperme masculin ne donne que la forme, comme nous le dirons par la suite»151. Dans le texte correspondant du GA (728 a29–30), Aristote évoque lui-même la notion de mélange et affirme, en comparant la génération et l’accroissement, que, lorsqu’il y a génération, les menstrues sont mêlées (μιγνυμένη) au sperme masculin, comme les éléments nourriciers sont mêlés, lorsqu’il y a nutrition, à de la nourriture à l’état pur. Quelques lignes plus bas (728 b32–36), il affirme que l’embryon (κύημα), dans les animaux qui se reproduisent, comme dans les plantes où les principes masculin et féminin ne sont pas séparés, est le premier mélange (μῖγμα) des deux. Dans les deux textes, cependant, Aristote ne semble utiliser la comparaison entre la génération et la nutrition qu’au titre d’une simple analogie et attribuer à la notion de mélange le sens faible d’union. Toute la lecture d’Averroès, en revanche, semble reposer sur une certaine homologie entre le phénomène de la nutrition et celui de la génération et, notamment, sur le fait que les deux impliquent l’existence d’un certain type de mélange. Si Averroès, par moment, semble vouloir admettre que la semence masculine se 149 Al-Fa¯ra¯bi¯, On the Perfect State, Mabādiʾ ārāʾ ahl al-madīnat al-fāḍilah, Revised Text with Introduction, Translation, and Commentary by R. Walzer, Great Books of the Islamic World, Chigago 1998, p. 186, 15–187, 10. 150 Averroès, CM GA II, f. 76 I14-K4. 151 Averroès, CM GA I, f. 63, K13-L14: «Declaratum enim fuit iam in libro De generatione et corruptione quod, quando miscentur plures res secundum aequalitatem quantitatis et qualitatis, resultabit ex earum commistione vel coniunctione corpus homogeneum, quod non est idem actu cum rebus miscibilibus. Quia si ex his una res sit minoris quantitatis, alia vero maioris, tunc minor exhibet maiori qualitate tantum, veluti coagulum lacti. Et ita res se habet apud Aristotelem de mixtione spermatis masculini cum sanguine menstruo. Et ideo putat ipsum dare formam tantum, ut posterius dicemus».

494

Averroès

mélange au sens strict à la semence féminine; à plusieurs reprises, comme ici, il affirme clairement qu’on ne peut dire que le corps du sperme masculin se mélange au sens strict avec le sang. Contre Galien et contre les tenants de la double semence, il affirme que les conséquences d’une telle hypothèse saperaient les fondements de la physique et de l’ontologie aristotéliciennes; mais il admet que le rapport qu’entretiennent le sperme masculin et le sang féminin implique un type de mélange particulier152. On peut en effet comprendre l’interaction de ces derniers dans les termes d’un mélange analogue à celui du lait caillé. Comme cette analogie le montre, ce n’est pas la quantité du corps qui est transmise à l’issue du processus de modification, mais sa qualité. Il est clair, en effet, que le processus qui voit les deux semences interagir afin d’engendrer un nouvel individu n’est pas un mélange au sens strict, mais une forme de mélange dans lequel le sperme, comme la présure, partage avec les menstrues une certaine qualité: la chaleur. C’est pourquoi, conclut Averroès, Aristote a dit que la semence masculine donne la forme. C’est ce même processus que le sperme féminin, à cause de sa complexion, est incapable de déclencher: la transmission au sang menstruel d’une qualité apte à engendrer: «La complexion du sperme féminin ne semble pas capable de conférer au sang menstruel une qualité apte à la génération»153.

152 Il ne faut pas voir dans ces passages la marque d’une pensée incohérente, car, comme on veut le montrer, en parlant de mélange des deux semences, Averroès ne fait pas allusion au mélange au sens strict, à savoir celui dans lequel les corps des deux miscibles demeurent en puissance. On peut également suggérer que le choix terminologique d’Averroès était conforté par certains textes que la tradition arabe attribué à Aristote ou à ces héritiers. Sur ce point le livre X de l’HA a pu jouer un rôle important. Le compendium arabe attribué à Thémistius pourrait également être une source directe ou indirecte dans le développement d’une telle théorie, car son auteur affirme que la forme n’est pas dans la semence, mais dans le mélange (ʿA. Badawī (éd.), Commentaires sur Aristote perdus en grec et autres épîtres, Bayrūt 1971, p. 264, 18–19). La question des sources d’Averroès reste ouverte, étant donné qu’il nous dit lui-même ne posséder aucun commentaire du Livre des animaux (cf. Averroès, CM GA, f. 144 D15-E11). Cela toutefois n’exclut pas qu’il possédait ce compendium, qui d’après certains spécialistes semble plutôt avoir été réalisé au X e siècle par un auteur arabe, sur la base de la traduction arabe des traités d’Aristote (voir J.N. Mattock, «The supposed Epitome by Themistius of Aristotle’s Zoological Works», dans A. Dietrich (éd.), Akten des VII. Kongresses für Arabistik und Islamwissenschaft, Göttingen, 15. Bis 22. August 1974, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen 1976, p. 260–267). Dans le même cadre historique, il faudrait également considérer le rôle qu’a pu jouer le compendium de Nicolas de Damas, dont Averroès lui-même nous dit en lire la partie concernant le De Motu (Averroes, GC DA, p. 524, 59–62). Sur ce traité, voir Drossart Lulofs (éd.), Nicolaus Damascenus. On the Philosophy of Aristotle; id., «Aristotle, Bar Hebraeus and Nicolaus Damascenus on Animals», dans Gotthelf (éd.), Aristotle on Nature and Living beings, p. 345–357. 153 Averroès, CM GA I, f. 63 M7–11: «Complexio quoque spermatis muliebris non videtur esse conveniens ut inferat in sanguinem menstruum qualitatem aptam generationi».

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

495

Averroès distingue ici clairement le sperme féminin du sang menstruel et il nie que le premier puisse agir sur le second, de sorte à lui transmettre «une qualité apte à engendrer». L’acte qui caractérise le principe agent de la génération est donc la transmission d’une qualité d’un type particulier, à savoir une qualité capable de produire la complexion de ce qui permettra l’émergence de la forme substantielle et de ses différentes vertus. Ici Averroès ne clarifie pas davantage la nature de cette qualité, il le fera dans la suite du commentaire au livre I et II, en montrant d’abord pour quelle raison la génération de l’embryon et sa nutrition peuvent être mises en parallèle, puis en précisant que la qualité transférée de l’agent au patient est celle de la chaleur. L’analogie stricte entre la nutrition et la génération est encore une fois au cœur de la théorie d’Averroès et il lui fournit, dans son commentaire à I 19, le paradigme pour expliquer la nature du processus impliqué dans la génération. Elle montre d’une part que la matière commune à tous les membres qui grandissent est aussi la matière à partir de laquelle l’animal vient à être et elle confirme, d’autre part, que la génération, de même que l’accroissement, est le résultat d’un certain mélange: «Et puisque le sang est la matière commune à tous les membres en vue de l’augmentation et de la nourriture, on tient là un signe absolument manifeste du fait que celui-ci est la matière de leur génération. Il est faux en effet de dire que la nature de la nourriture ultime des membres est différente de la nature de la matière à partir de laquelle ceux-ci viennent à être. C’est qu’il n’y a aucune différence entre l’augmentation et la génération, si ce n’est que l’augmentation est une génération dans les parties, et la procréation est une génération au sens absolu»154. De façon explicite, Averroès confirme ici que la génération et l’accroissement sont deux phénomènes analogues, qui doivent, au moins en partie, obéir au même type de causalité et procéder pour cela même de la même matière. Aristote dans le DGC avait expliqué que, d’un point de vue purement abstrait, la matière de la génération est la même que celle de l’accroissement, mais il n’avait pas si clairement affirmé que cette identité vaut aussi au plan concret155. Averroès en 154 Averroès, CM GA I, f. 64 B9-C5: «Et, cum sanguis sit materia communis omnibus membris pro augmento et nutrimento, est igitur evidentissima indicatio quod ipse est materia generationum eorum. Falsum enim est naturam nutrimenti ultimi membrorum esse diversam a natura materiae ex qua generatur. Et hoc est quia nulla inest differentia inter augumentum et generationem, nisi quod augmentum est generatio in partibus et procreatio est generatio universalis». 155 On peut en ce sens signaler que cet aspect de la doctrine d’Aristote et la possibilité d’identifier au sang de l’animal sa matière ex quo continue de constituer une difficulté pour les exégètes modernes. Voir chap.IV.

496

Averroès

revanche n’a plus aucune hésitation: les deux phénomènes doivent partager la même matière, car c’est celle-ci, une fois modifiée par la forme, qui constitue le soubassement physique de toutes les parties du corps. Contre Galien, à nouveau, Averroès conclut que l’âme animale doit posséder un seul substrat156. Certes, le corps animal peut être constitué de matières homéomères de type différent, mais le substrat ultime dont elles procèdent toutes doit être unique: dans le cas des animaux sanguins vivipares, cette matière n’est autre chose que le sang157. Le mâle et la femelle sont donc tous les deux causes de la génération, tout comme ils sont tous les deux causes des traits par lesquels leur progéniture leur ressemble, même s’ils ne le sont pas en un sens univoque. La fin de la paraphrase au livre I se conclut ainsi sur une autre critique des thèses de Galien qui permet à Averroès de confirmer à nouveau sa thèse générale. Galien avait affirmé que les ressemblances entre les parents et les enfants doivent nécessairement s’expliquer comme l’effet d’une cause unique et que l’existence de ces ressemblances prouvait que le sperme de la femelle, tout comme celui du mâle, jouait un rôle dans la procréation. Le sang en effet ne peut expliquer les ressemblances entre la femelle et son enfant, car le mâle n’en fournit pas. C’est donc nécessairement le sperme qui est à l’origine des ressemblances, car c’est le seul liquide impliqué dans la génération qui se trouve aussi bien dans le mâle que dans la femelle. De là, il faut conclure que le sperme de la femelle contribue lui aussi à la constitution de l’embryon. Cet argument, rétorque Averroès, est fondé sur un principe qui peut être interprété de différentes façons. Il s’agit du principe qui affirme que «si quelque chose d’un (i.e. le fait de transmettre des caractères) se trouve en deux choses différentes (i.e. le mâle et la femelle), c’est qu’il y a une cause commune aux deux». Galien, poursuit Averroès, a utilisé ce principe à contresens, car il a cru que la cause du phénomène à expliquer devait appartenir à une même espèce de cause, à savoir celle de la cause agente. Il faut en revanche admettre, explique Averroès, qu’il s’agit d’une communauté générique: le père et la mère, en tant que causes de la transmission des caractères, appartiennent au même genre, celui de la cause, mais à deux espèces différentes, celle de la cause agente et celle 156 Averroès, CM GA I, f. 63 B8-C4: «Quant au substrat de la forme alors, par exemple du corps de l’animal qui est le sujet de l’âme, il semble également que ses parties ne puissent pas avoir des matières différentes, bien que les parties de son corps (qui sont comme son substrat prochain) se trouvent dans des dispositions différentes, comme la différence des membres similaires quant à la dureté et la mollesse, la blancheur et la noirceur et les autres différences qu’on peut y trouver»; («Subiectum autem formae, exempli gratia corpus animalis, quod est subiectum animae, videtur etiam quod eius partes non possint habere materias diversas, quamvis partes sui corporis, quae sunt sicut subiectum propinquum eius, reperiantur in diversis modis: veluti discrepantia membrorum similarium in se duritie et lenitate, albedine atque nigredine et reliquis differentis in eis repertis»). 157 Averroès, CM GA I, f. 66 B8–15.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

497

de la cause matérielle. Il en va en effet pour les ressemblances entre parents et enfants, comme pour les artefacts qui sont les produits de deux arts subordonnés l’un à l’autre. En effet, affirme Averroès, de même que deux arts sont à l’origine d’un seul artefact, mais non pas en un sens univoque, car l’un donne la matière première, l’autre l’élabore (comme c’est le cas de l’art du tanneur et de celui du cordonnier par rapport à la sandale), de même aussi, les géniteurs sont tous les deux causes des ressemblances avec les enfants, sans l’être d’une façon univoque. L’action du mâle et de la femelle ne relèvent pas de la même espèce de cause, car le premier fournit la forme et il est pour autant «donneur de formes» (dator formae), la seconde fournit la matière. Ces deux principes toutefois, en tant qu’ils sont causes d’un seul phénomène, appartiennent à un même genre, c’est-à-dire au genre de la cause158. Des arguments plus précis, conclut Averroès, seront présentés dans la suite de la paraphrase, mais les raisons fournies jusqu’à présent suffisent à montrer que le sperme féminin n’est pas apte à engendrer et que c’est le sang féminin qui constitue l’analogue de la semence masculine. Ce sont, donc, le sperme masculin et le sang menstruel, confirme Averroès, utilisant encore une fois la terminologie de la mixis, qui se mélangent (miscentur) dans l’utérus. C’est en effet lorsque le sperme se mêle (admiscetur) au sang menstruel, que le premier fournit au second la substance et la forme: «Il convient par conséquent que le sperme du mâle fournit la substance et la forme au sang menstruel, lorsqu’il se mélange à lui. Et il fait cela en le cuisant et en séparant de lui les résidus qui ne sont pas capables de transformer la matière des membres; il le fait coaguler et le rend plus corsé et ferme, comme la présure le fait, quand elle est introduite dans le lait, elle le fait coaguler et elle sépare de lui la partie aqueuse. Et ce qui se produit entre la semence du mâle et le sang de la femelle est semblable à l’union du palmier dattier mâle avec la femelle»159. Dans ce texte, comme dans les autres, Averroès affirme sans hésitation que la génération d’un nouvel individu, qui se produit lorsqu’une nouvelle forme substantielle émerge, implique nécessairement qu’entre l’agent et le patient s’instaure un rapport donnant lieu à un mélange. Comme il vient de l’expliquer, ce 158 Averroès, CM GA I, f. 65, D3-H3. 159 Averroès, CM GA I, f. 65 K14-L10: «Convenit ergo ut semen maris praestet sanguini menstruali, quando cum ipso admiscetur, substantiam et formam. Et hoc concoquendo ipsum et secernendo ab ipso excrementa quae non sunt apta converti materiam membrorum, quem coagulat redditque ipsum corpulentum atque stabilem, quemadmodum facit coagulum, quando in lacte ponitur, quod quidem ipsum congelat segregatque ab ispo partem aquosam. Et id quod accidit de semine maris cum sanguine foeminae est simile coitui palmae dactyli maris cum foemina».

498

Averroès

processus n’implique toutefois pas l’unification des corps des deux semences, car il consiste en une transmission d’une qualité de la part du mâle qui modifie la complexion de la matière féminine. La comparaison croisée entre le processus de coagulation du lait et la pollinisation des palmiers permet de clarifier la lecture d’Averroès160. Averroès explique en effet que si le propos d’Aristote est universel, il doit pouvoir expliquer aussi bien la génération des animaux, que celle des espèces des plantes dans lesquelles le mal est séparé de la femelle. Dans leur cas aussi, affirme-t-il, le mâle ne donne que la forme, en produisant une coction dans la matière féminine161. La suite de la paraphrase confirme ce paradigme explicatif et conclut que le mâle ne transmet pas sic et simpliciter sa forme, mais sa forme et sa qualité, ou plus précisément, sa forme par sa qualité: «[…] Et cet argument démontre de façon décisive que le sperme du mâle contribue à la génération seulement par sa qualité et non pas par sa quantité, comme le dit Galien. Et je dis que cela est manifeste non seulement dans les animaux, mais aussi dans les plantes. Celui qui a observé l’union des palmiers dattiers sait que les branches du palmier mâle fournissent à la femelle la chaleur par laquelle elle parachève la coction des dattes. Il en va de même aussi du figuier mâle. Ce sont là les arguments par lesquels Aristote prouve que le sperme du mâle est capable d’engendrer par sa qualité seulement et non pas par sa quantité»162. L’argument décisif, auquel dans ce passage Averroès fait allusion, est celui des poissons ovipares qu’Aristote mentionne en GA I 21, 730 a18–23. Ce dernier explique que, lorsque la femelle a pondu ses œufs, le mâle vient y répandre son liquide spermatique, en rendant fertiles les œufs touchés par ce liquide et en laissant infertiles les autres. Cet exemple, affirme Averroès avec Aristote, constitue une preuve décisive du fait que le mâle contribue à la formation des êtres non pas du point de vue de la quantité (εἰς τὸ ποσόν), mais de la qualité (εἰς τὸ ποιόν).

160 L’exemple du lait caillé est présent dans le texte d’Aristote, qui mentionne également le cas du figuier et explique que le lait du figuier a un rôle analogue à celui de la présure (Aristote, GA I 20, 729 a10–12). Comme il le fera quelques lignes après, Averroès remplace l’exemple du figuier par celui des palmiers dattiers. 161 Averroès, CM GA I, f. 65 K-M. 162 Averroès, CM GA I, f. 66 G4-H3: «Et haec est ratio decisiva ostendens quod semen maris est promptum tantum sua qualitate ad generationem et non quantitate, ut dicit Galenus. Et ego dico quod hoc solum apparet in animalibus, verum etiam in plantis. Qui enim viderit compositionem palmae dactylorum, sciet quod rami palmae masculinae praestant foeminae calorem quo perficitur concotio dactylorum. Mas quoque ficus est huismudi generis. Haec igitur sunt res quibus Aristoteles probat semen maris esse conveniens generationi, qualitate tantum, non quantitate».

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

499

On pourrait en ce sens conclure que, dans le texte d’Aristote comme dans la lecture d’Averroès, la qualité ici en jeu n’est rien d’autre que la forme substantielle que le mâle véhicule. Mais le cas des palmiers confirme que la qualité en question à plus strictement parler est, pour Averroès, la chaleur. En effet, l’action informatrice du dattier mâle, affirme-t-il, se réalise grâce à la transmission de sa chaleur à la matière féminine. Cette analogie confirme donc bien que, d’après Averroès, il en va de même de la semence des mâles vivipares comme des plantes et de tous les êtres vivants où le mâle est distingué de la femelle: c’est par et avec la chaleur du mâle que la conception de l’embryon se fait lorsque sa semence touche les menstrues. C’est ce phénomène qui permet à Averroès de parler de l’interaction de la semence masculine et du sang féminin comme d’un mélange. Lorsqu’Aristote affirme que le mâle ne fournit pas la matière, il ne veut pas dire, selon Averroès, que ce dernier ne transmet avec sa forme rien de sensible; car la qualité qu’il donne, à savoir la chaleur est assurément quelque chose de sensible. Elle est, en effet, pour utiliser la terminologie du CM du DC, une «qualité sensible». Aristote veut plutôt dire, d’après le Commentateur, qu’aucune quantité de matière provenant du père n’accompagne la transmission de la qualité par laquelle il agit. En conformité donc avec le principe qu’on a déjà repéré, Averroès veut dire que c’est la forme de l’agent qui agit, mais par une qualité propre qui lui sert d’instrument. La stratégie exégétique d’Averroès est maintenant évidente: il s’agit de relire la doctrine de la génération animale à la lumière de la même doctrine de l’action/ passion exposée dans son CM du DGC. C’est celle-ci qui fournit le cadre épistémologique permettant d’interpréter la génération animale comme un mélange d’un type particulier. La génération, comme tout changement, se fait lorsque l’agent entre en contact avec le patient, car c’est à ce moment-là que les qualités sensibles de l’un et de l’autre se mélangent pour donner lieu à une nouvelle proportion, c’est-à-dire une nouvelle complexion. Comme Averroès le dira explicitement dans son commentaire à GA II 1, le mâle en tant que moteur doit agir par contact, car sans contact aucune altération ne peut se produire163. L’agent, i.e. le mâle, est donc le moteur, le patient, i.e. la femelle, est le mû. Cette thèse est très clairement affirmée dans la paraphrase du premier chapitre du livre II, lorsqu’Averroès doit expliquer le mode d’efficience du principe masculin dans la conception de l’embryon. C’est dans ce cadre, comme on va le voir, qu’Averroès clarifie en quel sens on peut considérer la génération animale comme un mélange de qualités et explique en même temps que la forme qui est

163 Averroès, CM GA II, f. 71 E5–8. Dans le passage commenté (GA II 1, 734 a4), Aristote dit seulement qu’il n’est pas possible de mouvoir sans être en contact ni de pâtir en quoi que ce soit (πάσχειν τι) de ce qui ne meut pas.

500

Averroès

véhiculée par le biais de cette altération n’est pas une forme en acte, mais une «force» capable de se développer et constituer le reste de l’organisme vivant.

§ 3.3. Contact, transfert de qualités et complexion dans la génération animale: la chaleur naturelle comme instrument de la virtus formativa Après avoir fourni les critères de classement des diverses espèces animales et la raison de la séparation entre le mâle et la femelle dans les espèces les plus achevées, Aristote reprend la recherche des principes de la génération au livre II, en affirmant qu’il faut encore comprendre la nature de «ce sous l’action de quoi» se développent les parties du fœtus (GA II 1, 733 b31 et sq.). C’est cette étude, comme on l’a vu dans la partie consacrée à Aristote, qui permet ensuite d’expliquer le rôle moteur du cœur, ainsi que celui du pneuma. Aristote se demande d’abord si le principe agent des parties (ὑφ’οὗ γίνεται τὰ μόρια) est quelque chose d’extérieur ou bien quelque chose qui se trouve dans la semence et, dans ce cas, si cette chose est une partie d’âme, une âme ou bien quelque chose qui posséderait une âme164. Il explique tout d’abord qu’il serait irrationnel de croire que quelque chose d’extérieur pourrait produire chacun des viscères et des autres parties internes, car l’agent, pour déclencher un mouvement et produire un effet, doit être en contact avec le patient165. C’est sur cette indication et sur la primauté des notions de contact et d’action/passion que toute l’explication d’Averroès va se greffer. Un principe agent externe, en tant que tel, ne peut ni expliquer la formation des parties externes, ni à plus forte raison celle des parties internes. En effet, seul l’agent qui est en contact avec son patient peut le mouvoir et, glose Averroès, peut produire en lui une altération: «[…] il est impossible que quelque chose d’externe meuve quelque chose qu’il ne touche pas; et s’il n’est pas en contact, il ne se produit pas non plus une altération»166. Averroès affirme donc d’emblée que c’est bien cela que le principe efficient de la génération et des parties du fœtus doit produire en tout premier lieu par contact: une altération. Cette altération pourtant ne peut être ni le seul effet d’un principe externe ni celui d’un principe interne qui posséderait en acte la forme des parties qu’il va constituer, que ce soit la semence ou un organe. En effet, ce n’est 164 Aristote, GA II 1, 733 b30–734 a1. 165 Aristote, GA II 1, 734 a3–4. Cf. I 22, 730 b5 et sq., II 4, 740 b18–24. 166 Averroès, CM GA II 1, f. 71, E5–8: «[…] impossibile sit quicquam extrinsecum movere aliquid quod non tangat et si non est ibi tangens, neque ibi fiet etiam alteratio».

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

501

qu’en admettant que le principe externe agit par un principe interne en tant que celui-ci possède en puissance la forme des parties, qu’on expliquera la genèse de ces dernières. C’est par le biais de cette double précision, affirme Averroès, qu’on peut résoudre tous les doutes concernant le type de causalité agente à l’œuvre aussi bien dans la génération de l’embryon que dans son développement. C’est en effet un principe externe, le père, qui agit, mais seulement au moyen de sa semence qui entre en contact avec la matière de la femelle. Cette semence agit, non pas en tant qu’elle possède l’âme en acte, mais en tant qu’elle possède une «vertu» génératrice acquise par le générateur, une puissance qu’on peut légitimement appeler «formatrice»167. C’est en raison de cette puissance que la semence «meut la matière vers son accomplissement (perfectionem) et sa génération (procreationem)», jusqu’à la formation du corps qui contiendra en puissance toutes les autres parties: le cœur. L’analogie entre la nature et l’art permet, une fois de plus, de clarifier la lecture d’Averroès et de montrer que l’idée centrale de son explication réside dans le fait d’interpréter la conception comme le produit d’un contact entre l’agentmâle et le patient-femelle, à l’issue duquel il se produit un transfert de qualités et l’émergence d’une forme, ou mieux d’une puissance animée168. Le mécanisme de la génération, explique Averroès, est le même en nature comme dans les productions artificielles: l’agent premier, qu’il s’agisse du père ou de l’artisan, agit sur la matière soit par contact direct (c’est le cas des animaux qui ne produisent pas de sperme et des artisans qui n’ont pas besoin d’instruments), soit par le biais d’un instrument (le sperme dans le cas des animaux ou un outil dans le cas des artisans). En reprenant l’exemple aristotélicien des automates, Averroès répète avec Aristote que la conception de l’embryon ressemble au mécanisme de certains artefacts, dans lesquels l’agent premier imprime par contact le mouvement que la première partie touchée communique au reste du mobile. Cette analogie, explique Averroès, montre que celui qui donne le principe du mouvement, dans l’art comme dans la nature, ne doit pas nécessairement rester en contact avec le corps du produit jusqu’à celui-ci s’achève; il suffit qu’il communique, par son mouvement, la même vertu qu’en tant que principe il possède en acte. C’est donc

167 En traduisant virtus informativa par «puissance (quwwa) formatrice», on garde les deux aspects caractéristiques de cette notion: la capacité d’informer la matière; la capacité de lui donner la forme propre à chaque partie homéomère et anhoméomère. Sur la fortune de cette notion, voir H. Hirai, «Formative Power, Soul and Intellect in Nicolò Leoniceno between the Arabo-Latin Tradition and the Renaissance of the Greek Commentators», dans P. Bakker, S.W. De Boer et. C. Leijenhorst (éds.), Psychology and the Other Disciplines: A Case of Cross-Disciplinary Interaction (1250–1750), Brill, Boston-Leiden 2012, p. 297–324. 168 Averroès, CM GA II, f. 72 A8-B9.

502

Averroès

par le transfert de cette vertu possédée en acte par le générateur et véhiculée par la chaleur de la semence, que cette dernière agit en tant qu’instrument. Suivant le paradigme de l’art, Averroès précise que dans le cas des générations par émission de sperme (à savoir dans le cas de tous les vivipares), l’agent premier, c’est-à-dire le père, n’est pas directement en contact avec la matière, mais qu’il l’est par sa semence. C’est pourquoi, explique Averroès, l’agent ne doit pas être en contact avec le patient du début à la fin, car il suffit que son instrument le soit jusqu’à ce que le fœtus soit informé, c’est-à-dire jusqu’à ce que le premier principe récepteur de l’âme, le cœur, soit constitué. C’est ce dernier qui prend ensuite le relais et, dans la mesure où il possède la même virtus que la semence lui a communiquée, procède à la formation des autres parties du corps. Mais de quelle façon se produit concrètement le passage de cette puissance formatrice par le biais de la semence? Comme on l’a annoncé, c’est en vertu d’un transfert de qualités et notamment de la chaleur. Averroès explique que l’altération que par contact la semence produit s’opère en vertu de la qualité que cette dernière véhicule, i.e. la chaleur, même si celle-ci n’est pas l’agent premier de l’effet qui en découle, à savoir la formation des parties homéomères et anhoméomères du corps. En suivant encore une fois le texte du GA II 1 et les indications du DA, Averroès explique que les qualités de la chaleur et de la froideur agissent par soi et produisent, en tant que telles, les qualités de la dureté et de la souplesse. Elles sont ainsi à l’origine du mélange qui constitue les parties homéomères; mais elles ne peuvent dicter la proportion et la complexion du mélange en question: «Tout comme nous ne pouvons pas dire que la hache ou l’épée ne sont produites que par le feu, sans dire que c’est l’art qui les fait, de la même manière nous ne pouvons pas du tout affirmer que n’importe quel membre instrumental ou similaire, comme la main ou la chair, n’est engendré que par le chaud ou le froid, de sorte que la chaleur soit leur agent premier. La chaleur et la froideur agissent par soi et, en tant qu’elles sont chaude et froide, produisent les différences qui se trouvent dans les parties similaires, comme la dureté et la souplesse et les autres propriétés du même type. En revanche, la complexion et le mélange dont résulte la proportion de la chair et des os ne sont pas engendrés par l’action de la chaleur et de la froideur; mais puisque se rapporte à ce qui est dans la nature comme la forme artificielle à la chose produite, est ce dont la semence est engendrée. Et de même que la chaleur rend le fer souple ou dur en vertu de l’art lui-même, mais que la forme de l’épée ou de la hache s’engendre en vertu du mouvement de l’instrument qui se produit suivant la proportion de la science de l’artiste lui-même, de même aussi la configuration des membres et leur forme sont engendrées par le sperme en raison de la vertu qu’il a acquise par celui dont procède la semence. En effet, tout comme le principe de

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

503

mouvement de n’importe quel art particulier procède de la forme artificielle, le principe du mouvement et de la génération de n’importe quelle nature particulière procède de la chose dans laquelle réside en acte la forme de la chose engendrée»169. Comme Averroès l’explique aussi dans son CM du DGC, ainsi que dans le GC du DA, les qualités ne suffisent ni à déterminer la complexion du mélange qui produit les parties homéomères, ni à expliquer l’existence des parties anhoméomères qui en résultent170. En effet, le mouvement qui amène à la formation de ces parties doit suivre une proportion (mensura) que les qualités ne possèdent pas en tant que telles. C’est l’agent en vertu de sa forme, comme l’artisan en vertu de sa science, qui peut mouvoir secundum mensuram, en se servant, comme de ses propres instruments, des qualités qui caractérisent le sperme. Cette détermination proportionnelle trouve son origine chez le père qui possède la forme en acte; mais elle est réalisée par le sperme, c’est-à-dire sa cause instrumentale, qui par la vertu qu’il a reçue de son générateur communique à la semence féminine une chaleur proportionnée. C’est cette vertu, qu’Averroès va dorénavant appeler formatrice, qui constitue «le principe du mouvement» dans la génération animale171. La vertu formatrice opère donc une transformation par cette qualité et produit dans le fœtus une vertu analogue qui s’installe dans le cœur comme dans son premier substrat. C’est pourquoi, assure Averroès, le cœur doit être considéré comme un animal complet qui est en puissance tous les membres, parce que 169 Averroès, CM GA II, f. 72 D11-F14: «Sicut enim non possumus dicere securim sive ensem fieri ab ignem tantum, absque hoc quod ars faciat ipsa, sic etiam minime possumus affirmare aliquod membrum instrumentale, vel similare, sicut est mano vel caro, generari a calido vel frigido tantum, ita ut calor sit primum agens ipsorum. Caliditas et frigiditas per se agunt; et in quantum calida et frigida sunt, efficiunt differentias in similaribus compertas, sicut est durities et mollities et similia his. Ex complexione vero et mixtione, ex qua resultat portio carnis portioque ossis, illud non fit ex actione caliditatis vel frigiditatis: sed quia se habet ad id quod est in natura, veluti forma artificialis ad rem factam, et est id a quo generatur semen. Et sicut calor reddit ferrum molle et durum per ipsam artem, forma tamen ensis et securis fit ex motu instrumenti, quod movetur secundum mensuram scientiae ipsius artificis, sic etiam figuram membrorum et eorum forma ex semine generantur ratione virtutis, quam acquisivit ab eo, a quo semen. Nam quemadmodum principium motus alicuius artis particularis fit per formam artificialem, sic etiam principium motus et generationis alicuius particularis naturae fit per rem, in qua est in actu forma huius rei generatae». 170 Sur ces deux textes, voir Cerami, «Mélange, Minima naturalia». 171 Dans ce cas-là aussi, Averroès hérite de Galien les instruments qui vont lui permettre de réfuter sa théorie de la double semence. En effet, la «puissance formatrice», comme Averroès va lui-même l’affirmer, n’est rien d’autre que la δύναμις πλαστική que Galien avait placée au fondement de sa théorie de la génération animale. Cf. Galien, De foetuum formatione, übersetzt und erläutert von Diethard Nickel, Corpus Medicorum Graecorum V, 3, 3, Akademie Verlag, Berlin 2001, p. 92 et sq.

504

Averroès

c’est en lui qu’inhère la virtus formativa qui, une fois l’embryon formé, procède à la formation des autres parties, ainsi qu’à leur accomplissement172. Dans ce cas là aussi, la vertu formatrice n’est rien d’autre que le premier principe du mouvement. L’étude du sperme et de son rapport avec l’âme qu’Aristote poursuit en GA II 2–3 permet à Averroès de clarifier la nature des parties et des qualités par lesquelles celui-ci agit sur la matière et d’élucider en même temps le type d’altération en jeu dans la formation de l’embryon. C’est dans le commentaire de ces chapitres qu’Averroès explique clairement que le contact entre la semence/ instrument et les menstrues/matière implique que le passage de la vertu formatrice du père se fasse par un transfert de qualités. Averroès confirme ainsi que le sperme agit par sa partie pneumatique et qu’il a vis-à-vis du père, ou plus précisément de sa vertu formatrice, le rôle d’un instrument. Il conclura de là que la vertu formatrice ne se trouve pas dans ce pneuma comme dans un substrat, précisément parce qu’elle n’est pas la forme du pneuma, mais qu’elle se sert des qualités de la partie aérienne de la semence comme d’un instrument. C’est précisément en vertu du schéma tripartite agent-instrument-patient qu’il faut conclure, d’après Averroès, que les propriétés de la semence ne vont constituer le fœtus ni d’un point de vue matériel, comme Galien le croyait, ni d’un point de vue formel, comme Avicenne le voulait. Ce ne sont ni la matière ni la forme du sperme qui vont constituer le fœtus, mais la qualité de sa partie pneumatique maitrisée par sa virtus formativa. En effet, c’est plus précisément sa partie aérienne qui, dirigée par la virtus formativa, rentre dans le sang, se mélange avec lui de sorte à créer une ébullition, puis une coction, et constitue tous les membres en leur donnant la forme de la complexion qui leur est propre: «De fait, Aristote estime que cette partie qui se trouve dans la semence prête à engendrer le fœtus n’est que la partie aérienne et que ce souffle rentre dans le sang menstruel, avec lequel il se mélange (admiscetur) d’un mélange (admistione) qui engendre en lui une ébullition, une coction, une enflure et des bulles; c’est aussi au début de la production de ces vésicules et enflures que se forment les bulles dont se différencie le cœur. C’est grâce à cette vertu, comme il l’estime, qu’a lieu la formation des membres, leur configuration et leur séparation et qu’est donnée à chaque membre la forme de la complexion qui lui est propre»173. 172 Le cœur, à la différence du sperme qui n’a pas la vertu nutritive en acte, possède cette vertu en acte et même temps qu’il possède l’âme nutritive. 173 Averroès, CM GA II 3, f. 76 E10-F10: «Aristoteles vero putat illa pars quae est in semine prompto ad hoc ut fiat foetus est pars aerea tantum et quod iste spiritus ingreditur sanguinem menstruum, cum quo admiscetur admistione generante in eo ebullitionem et coctionem tumoremque, et ampullas; in principio autem suae vescicationis et tumefactionis apparent ampullae ex quibus secernitur cor. Per hanc autem virtutem, ut ipse putat, fit formatio membro-

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

505

Avec Aristote, Averroès affirme donc que c’est par sa partie aérienne, à savoir par le pneuma, que la semence agit; mais, au-delà même du texte aristotélicien, il assure que le rapport agent/instrument peut se transférer du rapport entre le mâle et le pneuma au rapport qui lie la vertu formatrice à la partie aérienne. Il conclut ainsi que le sperme, par le pneuma, est l’instrument (organum) de la vertu formatrice du père: «Si tu observes les propriétés essentielles qui sont inhérentes à cet instrument, en tant que tel, il apparaît que la semence est l’outil de la vertu formatrice par le biais de sa partie aérienne»174. D’une façon de prime abord peu aristotélicienne, Averroès affirme en outre que cette partie aérienne se mélange (admiscetur) au sang, de sorte à créer en ce dernier, par coction, la même nature gazeuse qui le caractérise. C’est cette coction et cette formation aérienne qui forment le cœur et diversifient ensuite les autres membres. Dans la suite du texte, Averroès précise que ce mélange se produit parce que cette partie aérienne peut facilement se mêler (admiscetur) aux corps poreux (cum corporibus fungosis) et les pénétrer, se mouvant d’elle-même par sa virtus informativa: «De fait, la partie aérienne peut se mélanger (admisceri) avec les corps poreux et pénétrer en eux, en se mouvant de ce mouvement par soi, non pas par un autre corps qui le meut, mais seulement par sa puissance formatrice»175. Comme dans l’exemple des automates, c’est cette auto-motricité qui fait que le pneuma peut pénétrer dans le sang et le mouvoir même une fois que le mâle s’est séparé de la femelle. C’est en vertu de cette caractéristique, poursuit Averroès, qu’à la différence des outils des arts la semence peut se mélanger (admisceri) et toucher toutes les parties de la chose qu’elle façonne, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. On retrouve donc à nouveau le vocabulaire du mélange, utilisé pour montrer que la semence agit sur la matière par contact et pour préciser que ce contact doit être, pour ainsi dire, «total». En effet, à la différence des outils des artisans, qui ne sont en contact qu’avec les parties externes de la chose qu’ils

rum, eorumque figura atque discretio et datur unicuique membro forma sua complexionalis sibi propria». 174 Averroès, CM GA II 3, f. 76 H9–11: «Si ergo observaveris has res essentiales inharentes ipsi instrumento, ut tale est, apparebit quod semen est organum virtutis informativae per partem aeream ipsius». 175 Averroès, CM GA II 3, f. 76 K4–9: «Pars vero aerea bene potest admisceri cum corporibus fungosis penetrareque in ea, cum moveatur huiusmodi motu per se, non ab alio corpore movente ipsum, sed a virtute informativa tantum».

506

Averroès

contribuent à fabriquer, la semence touche aussi bien les parties qui se trouvent à l’extérieur que celles qui se trouvent à l’intérieur du sang menstruel: «En effet, il apparaît de ce qui a été dit plus haut que la semence est un instrument qui, comme les outils, possède trois propriétés, dont deux sont communes aux choses naturelles et artificielles. La première veut que l’instrument ne soit pas une partie de la chose produite – que ce soit la matière ou la forme –, ni une partie de la matière. La deuxième veut que l’outil se sépare, une fois achevé l’accomplissement. La troisième – qui est propre aux choses naturelles – veut que l’instrument touche de la même façon toutes les parties de la chose produite, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur; dans l’art, en revanche, ce ne sont que les parties externes qui sont touchées par l’outil»176. Averroès déclare donc clairement que la conception a lieu lorsque la partie aérienne du sperme entre en contact avec toutes les parties du sang, internes et externes. Il confirme également que ce processus n’implique pas que ce corps demeure dans le sang une fois informé, car il partage avec tout instrument la propriété de se séparer du produit, une fois l’œuvre accomplie. La suite du commentaire fournit la même explication par le contact et confirme que la partie aérienne s’éloigne du nouveau corps sanguin, une fois que celui-ci acquiert la nouvelle forme et la nouvelle configuration. Averroès confirme ainsi que la partie aérienne du sperme se mêle (admiscetur) au sang et, se plaçant à l’intérieur de lui (accentratur in ipso), le touche (contangit), jusqu’à ce que ce dernier acquiert la forme et la figure de l’animal, pour ensuite s’en séparer: «Mais nous disons que la partie aérienne se mélange avec cet humide dont ce qui est engendré par lui et qu’il s’en sépare, à la manière dont se séparent les parties aériennes des choses humides quand se produit la sécrétion, lorsque cette partie touche (contangit) le sang menstruel et elle se sépare de cet humide, en se plaçant à son intérieur, jusqu’à ce qu’elle lui fasse acquérir la forme et la configuration; puis, elle se sépare de ce fœtus à la façon d’une résolution imperceptible»177. 176 Averroès, CM GA II, f. 76 H4–9: «Nam ex superioribus dictis apparet semen est instrumentum, tale autem ut organum tres habet proprietates, quarum duae sunt communes rebus naturalibus et artificialibus. Prima est instrumentum non est pars rei factae, sive sit materia sive forma, neque est pars materiae. Secunda vero est quod organum separatur post constituti perfectionem. Tertia quae est propria rebus naturalibus est quod instrumentum tangit omnes partes rei confectae intus et extra eodem modo; arte vero tantum exteriora tanguntur ab organo». 177 Averroès, CM GA II, f. 76 M4–14: «Sed dicimus hanc partem aeream admisceri cum huismodi humido ex eo quod generatur ab eo separaturque ab ipso, eo modo quo separantur partes aereae a rebus humidis quam secretio fit, quando contangit sanguinem menstruum et ibi sepa-

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

507

Averroès confirme à nouveau que la génération implique nécessairement le contact du patient et de l’agent et celui-ci une certaine forme de mélange. Dans ce texte comme dans les précédents, on pourrait l’accuser d’avoir bouleversé le propos d’Aristote et de défendre une position finalement peu éloignée de celle des défenseurs de la double semence. Contre cette accusation, cependant, il faut à nouveau préciser que bien qu’Averroès utilise la terminologie du mélange pour expliquer le processus de formation de l’embryon, le mélange en jeu ici ne concerne ni les corps, ni au sens strict les formes des semences en tant que telles. Car, d’après lui, le corps du sperme, aussi bien dans sa partie humide que dans sa partie aérienne, est éliminé à la fin de la conception et se corrompt. Avec Aristote, Averroès explique en effet que la partie humide du sperme est évacuée avec les autres liquides en excès. Ce qui est humide, assure-t-il, ne peut pas demeurer en soi une fois qu’il se retrouve en autre chose; soit il se corrompt et se transforme en la substance du corps qui l’assimile, comme dans la nutrition, soit il est expulsé à l’extérieur, comme c’est le cas de la partie humide du sperme. Quant à la partie aérienne, poursuit Averroès, une fois achevée la procréation, elle se sépare de l’embryon à la suite d’«une résolution imperceptible» et se corrompt, pour se transformer en l’air qui existe dans les concavités des membres et dans les interstices des membranes qui l’enveloppent: «Mais une fois achevée la génération, cette partie aérienne se sépare du fœtus et se corrompt, en se transformant en l’air qui existe dans les concavités des membres et dans les interstices des membranes qui entourent le fœtus»178. Averroès confirme donc que le processus en jeu dans la conception d’un nouvel individu, qu’il a défini dans les termes d’une mixtio, n’est pas un mélange au sens strict. En effet, pour qu’il y ait mélange, il faut que les deux miscibles demeurent en puissance sans se corrompre; or la partie humide du sperme s’écoule à l’extérieur et sa partie aérienne se corrompt. En allant à nouveau au-delà du texte d’Aristote, Averroès affirme que la partie aérienne de la semence se corrompt, car elle se transforme en l’air qui existe dans les interstices des membres du fœtus. On pourrait en ce sens confirmer l’accusation d’hétérodoxie et conclure que la thèse d’Averroès est bien une théorie de la double semence, car elle implique qu’il y a bien quelque chose du corps de la semence qui reste dans l’embryon et le constitue. Là aussi, toutefois, le CM du DGG nous fournit les moyens pour ratur ab huiusmodi humido et accentratur in ipso, quousque faciat ipsum adipisci formam et figuram; mox secernitur ab ipso conceptu per via resolutionis insensibilis». 178 Averroès, CM GA II, f. 76 F10-G2: «sed perfecta iam generatione separatur huismodi pars aerea ex foetu et corrumpitur, cum transmutetur in aerem existentem in concavo membrorum et meatibus membranarum circuentium foetum».

508

Averroès

intégrer cette explication dans le cadre d’un néo-aristotélisme cohérent. On comprend en effet que le processus en jeu dans l’interaction du pneuma et du sang, sans être un mélange au sens strict, partage quelque chose de sa nature, à savoir le fait que certaines qualités du corps qui se corrompt sont transférées au nouvel individu qui s’engendre. Comme l’expliquait DGC I 4, le fait qu’une ou plusieurs qualités demeurent à l’issue d’un processus n’exclut pas que ce dernier soit la corruption d’une chose et la génération d’une autre. En effet, si au cours du processus une ou plusieurs qualités demeurent, mais que rien de déterminé ne reste comme sujet, à savoir quelque chose qui garde le même nom et la même définition, le processus est bien une corruption et une génération et non pas un simple changement qualitatif. La suite du commentaire nous explique qu’Averroès interprète dans le même sens la corruption de la partie aérienne du sperme, dès lors qu’il affirme que le pneuma qui se forme dans le cœur du nouveau-né et celui de la semence du père ne sont pas «pneuma» dans le même sens: «Le nom de souffle n’est pas dit de façon univoque de la partie aérienne et du souffle qui se trouve dans le cœur. En effet, si cela était le cas, le souffle séminal serait une partie de l’animal lui-même et il ne se séparerait pas»179. Le corps aérien qui se forme dans le cœur n’est donc pas le même que celui contenu dans la semence du père. Il n’y a donc pas de contribution quantitative de la part de la semence du mâle. Dans la suite, Averroès confirme cette idée et précise davantage la façon dont la partie aérienne opère concrètement dans la matière féminine avant de se corrompre. Il confirme d’abord que l’action informatrice de la vertu formatrice se réalise en vertu de la chaleur de la partie aérienne qui permet de différencier dans la matière le substrat des parties organiques, puis des parties homéomères180. Il précise ensuite que l’opération réalisée par cette partie aérienne est comparable à celle du vitrier qui souffle dans la pâte vitreuse pour lui donner la configuration du produit voulu: 179 Averroès, CM GA II, f. 76 L3–8: «Neque nomen spiritus dictum de parte aerea et de spiritu in corde existente dicitur univoce. Nam si ita esset, tunc spiritus seminalis esset pars ipsius animalis et non separaretur». 180 Averroès, CM GA II, f. 86 H3–8: «Il faut savoir que le début de l’opération de la vertu formatrice qui informe avec la chaleur aérienne de la semence est la différenciation de la matière appropriée à la substance des membres organiques; puis la différenciation de la matière apte à chacun des membres homéomères qui constituent les parties du membre organique en question» («Debemus quoque scire quod initium operationis virtutis informativae quae informat cum caloris seminali aereo est discretio materiae convenientis ipsi substantiae membrorum organicorum; mox discretio materiae aptae unicuique membrorum similarium quae sunt partes huis membri organici»).

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

509

«En effet, c’est seulement par cette portion aérienne qu’il peut donner la configuration des membres à l’extérieur et en produire les concavités à l’intérieur, à la manière dont le vitrier donne la configuration au verre en le gonflant»181. La partie aérienne de la semence permet donc la formation des concavités des membres par une forme de contact, comme l’air soufflé dans la pâte vitreuse par le vitrier, qui déforme le verre, mais qui en sort une fois que le produit est terminé. Averroès attribue ainsi au pneuma la capacité d’imposer aux menstrues des figures concaves. On pourrait conclure que c’est la nature des bulles dans le pneuma qui, d’après Averroès, rend possible l’opération de «concavitation» de la matière. La configuration des parties serait en ce sens due à la configuration sphérique des bulles du pneuma182. Quant aux qualités qui permettent aux parties d’accomplir leur fonction, à savoir la dureté et la souplesse, etc., Averroès nous dit que c’est la chaleur de la même partie aérienne qui suffit à les engendrer. Le pneuma de la semence paternelle a donc une action proprement formatrice, aussi bien parce qu’il réalise la configuration des différentes parties du corps informé, que parce qu’il fournit à ces derniers les qualités aptes à produire leurs propriétés; en tant que tel, toutefois, il ne demeure pas dans le corps informé. On trouve, dans le commentaire des chapitres du livre IV consacrés à rendre compte de la naissance des femelles, une dernière confirmation de cette thèse. Averroès confirme encore une fois qu’aucune partie corporelle de la semence ne demeure, mais que c’est par le contact de la partie aérienne avec le sang que se produit un transfert des qualités de ce dernier à la matière féminine. Ce sont ces qualités, guidées par la vertu formatrice, qui demeurent dans la nouvelle complexion produite dans le sang de la femelle. Averroès explique d’abord que la chaleur pneumatique cause la substantialisation de la matière féminine et que la forme substantielle qui s’instancie est propre à l’espèce et ne se distingue pas, en tant que telle, chez la femelle ou le mâle. Dans chaque espèce, affirme-t-il, la femelle et le mâle ne se distinguent

181 Averroès, CM GA II, f. 86 K14-L4: «Nam hac portione aerea tantum potest formare figuram membrorum extrinsecus et facere concavitates eorum intrinsecus, sicut facit vitrearius figuram vitri, inflando ipsum». 182 M. Rashed a émis cette hypothèse dans le cadre de la théorie de la génération d’Aristote. Contre la doctrine platonicienne des triangles élémentaires, Aristote soutiendrait que toute surface naturelle est concave. Ce qui impliquerait, dans la génération animale, que le principe générateur, à savoir le pneuma spermatique, doit être constitué de microbulles pour pouvoir façonner la matière féminine (M. Rashed, «The Form between Homeomery and Quantity in Gen. An. IV 4», à paraître).

510

Averroès

qu’en fonction de la proportion de la chaleur qui caractérise leur complexion183. Puis, il assure que, dans le processus de conception, c’est la quantité de chaleur que la semence du mâle arrive à imposer au sang menstruel, qui détermine le sexe du fœtus: «Si en effet la semence du mâle fournit à la semence féminine une chaleur égale à celle du mâle de l’espèce en question, l’engendré sera nécessairement un mâle, parce que le sang qui existe dans le cœur de ce fœtus est engendré par une coction et une chaleur semblable au sang qui existe dans le cœur des mâles de l’espèce en question»184. Sans rentrer dans le détail de l’explication d’Averroès, on peut donc conclure que c’est la quantité de chaleur transmise qui explique la différence de sexe, mais que c’est ultimement le degré de force de la puissance formatrice qui détermine la quantité de chaleur: «Une cause plus contraignante par laquelle se séparent les membres du mâle et de la femelle est la diversité de la nature de ce résidu, alors que la cause de la diversité de la nature de leur résidu est la diversité de la nature de la chaleur qui se trouve dans leur corps. La cause de la diversité de cette chaleur, quant à elle, est la diversité de la puissance de l’agent qui varie quant à sa faiblesse et à sa force vis-à-vis de la matière»185. Averroès précisera ensuite que la détermination sexuelle dépend de la quantité de chaleur de la semence du père, mais aussi de la puissance des qualités du sang féminin et donc de la force de la puissance formatrice possédée par ce dernier, quoique cette force soit moindre par rapport à celle du père. Dans tous les cas, toutefois, le paradigme explicatif de l’action agent du père demeure le même: il s’agit d’un transfert de qualités et, par cela même, de la transmission d’une

183 On peut ainsi conclure que là aussi la complexion joue un rôle crucial dans l’onto-biologie d’Averroès. Dans la mesure où la forme substantielle peut s’instancier dans une complexion qui varie selon le plus et le moins à l’intérieur de paliers déterminés, les deux sexes peuvent avoir la même forme, même si leur complexion diffère à l’intérieur de ces paliers. 184 Averroès, CM GA IV, f. 115 A6–13: «Si enim semen maris praestat semini foemineo calorem aequalem caloris maris in hanc speciem, genitum erit de necessitate mas quia sanguis existens in corde huius fœtus generatur ex concoctione et calore simili sanguini existenti in cordibus marium huius speciei». 185 Averroès, CM GA IV, f. 115 C3–12: «Fortior autem causa ob quam discrepant membra maris et foeminae est diversitas naturae huius excrementi et causa diversitas naturae huius excrementi ipsis est diversitas naturae caliditatis naturalis existentis in cordibus eorum. Et causa diversitatis huius caloris est diversitas virtutis ipsius agentis in debilitate et robore respectu materiae».

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

511

puissance animée. Ce sont ces qualités qui, en tempérant et modifiant celles de la matière, vont créer la complexion nécessaire à la réception de la vie animale. L’explication proposée pour le phénomène de la naissance des femelles confirme donc que ce ne sont ni le corps ni la forme de la semence, mais les qualités de sa partie pneumatique et, par celles-ci, la vertu qu’elle véhicule, qui sont transmises au fœtus. Comme Averroès le précise contre Avicenne, ce n’est pas l’âme que la semence transmet à la matière féminine (car la semence n’a pas l’âme en acte), mais la virtus formativa qu’elle reçoit du générateur et qu’elle véhicule par sa chaleur pneumatique. C’est par cette puissance que la semence opère et possède l’âme en puissance et c’est cette virtus qui est communiquée à la matière féminine. Une fois compris le type d’action que la partie pneumatique de la semence permet de réaliser, il reste maintenant à comprendre la nature de cette virtus et le type d’inhérence dont elle jouit vis-à-vis de cette partie pneumatique, ainsi que son rapport à l’âme animale. C’est encore dans le cadre complexe de l’analyse qu’Averroès propose de GA II 3 que cette explication est fournie.

§ 3.4. De la forme en puissance à la puissance de la forme: la virtus formativa comme «force dynamique» En GA I 21, Aristote se demandait si la semence masculine est un élément intrinsèque du corps qui se développe, une partie se mélangeant à la matière que la femelle fournit, ou s’il fallait plutôt conclure que c’est «la force (δύναμις) et le mouvement» dans le sperme qui agissent186. Il répondait que «c’est cette force (δύναμις) qui est le principe agent» capable de modifier la matière féminine et que c’est le mâle qui apporte le principe du mouvement (ἀρχὴν κινήσεως), tandis que la femelle apporte la matière187. S’inscrivant dans l’horizon théorique que la psychologie d’Alexandre et la théorie de la «puissance formatrice» de Galien avaient massivement contribué à constituer, Averroès prend ces affirmations aux pieds de la lettre: il fait de la transmission du mouvement le fait principal et donne à l’expression dunamis un sens véritablement efficient. Il ne suffit pas de dire que le sperme a l’âme en puissance; il faut admettre qu’il a la puissance, la force, la vertu que l’âme lui a communiquée. La notion aristotélicienne de dunamis est ainsi réinvestie d’un nouveau sens, un sens foncièrement actif: elle n’est pas simplement le principe qui implique la possibilité d’être, elle est la force efficiente du principe agent188. 186 Aristote, GA, I 21, 729 b2–6. 187 Cf. ibid., 730 a14–15. 188 La notion aristotélicienne de dunamis prend en effet chez Galien, Alexandre et Averroès un sens nouveau qu’on ne peut trouver dans les textes d’Aristote qu’implicitement. Même si les spécialistes modernes d’Aristote s’intéressent de plus en plus à la notion de «force» («power») et à son impact dans la philosophie postérieure, ils ne semblent pas avoir conscience

512

Averroès

La virtus formativa, en tant que «puissance animée» fait donc en sorte que la semence, qui ne possède pas l’âme en acte, la possède en puissance189, car elle est «le principe du mouvement». À plusieurs reprises Averroès affirme que cette vertu n’est ni une âme ni une partie de l’âme et conclut, contre Avicenne qui identifiait cette vertu à l’âme nutritive et contre Ibn Bāǧǧa qui l’identifiait à l’intellect, qu’elle n’est qu’une force, une puissance, qui procède d’une âme. C’est la puissance que Galien appelait informativa: «Cette vertu Galien l’appelle informatrice et ce n’est ni l’âme nutritive, comme le croyait Avicenne, ni l’intellect séparé, comme il apparaît des propos d’Ibn Bāǧǧa dans son livre Sur l’âme. La vertu à laquelle Aristote fait référence, quand il a dit que dans les éléments se trouve une certaine vertu animée, est liée à l’âme. Et puisque les âmes diffèrent quant à la noblesse et à la bassesse, il est nécessaire que cette vertu aussi diffère quant à la noblesse et à la bassesse. Certains ont estimé que le principe et la vertu qui se trouve dans la substance du sperme et qui donne la forme et l’engendre, est une vertu séparée, puisque le sperme lui-même n’a pas d’âme. De plus, il ne semble pas qu’une âme engendre une âme qui lui ressemble. C’est ce que pense Ibn Bāǧǧa, en imaginant que telle fut dans ce passage l’opinion d’Aristote lui-même; il a dit que c’est cela que ce dernier voulait dire quand il a affirmé qu’on appelle intellect»190. du rôle joué par ces auteurs dans la transmission de cette notion. Toute tentative de réécrire l’histoire de cette notion qui ne tienne pas compte de ces auteurs est vouée à l’échec. Il est par ailleurs clair que, dans cette histoire, ces affirmations du GA ont joué un rôle-clé. Pour un examen de certains de ces textes, voir D. Lefebvre, «Force et puissance chez Aristote» dans C. Lavaud (éd.), Itinéraires de la puissance, Presses Universitaires de Bordeaux, Bordeaux 2004, p. 15–31; id., «La jument de Pharsale. Retour sur De Generatione Animalium IV 3», dans Cerami (éd.), Nature et sagesse, p. 207–271. Pour une étude de l’évolution de la notion de dunamis, voir la belle étude de G. Aubry (G. Aubry, Dieu sans la puissance: “dunamis” et “energeia” chez Aristote et chez Plotin, Vrin, Paris 2006), qui ne s’attarde toutefois ni sur le rôle que la génération animale a joué dans l’histoire de cette évolution, ni sur le rôle qu’ont eu Alexandre et Galien. Sur l’importance de la notion de dunamis chez Alexandre, voir la thèse de Phd de I. Kupreeva, malheureusement non publiée (Kupreeva, Alexander of Aphrodisias on Soul as Form). Sur le lien entre les notions de dunamis et hexis et leur réinvestissement ousiologique chez Alexandre, voir Cerami, «Changer pour rester le même». 189 Averroès, CM GA II, f. 75 G3–14. 190 Averroès, CM GA II, f. 75 K8-M3: «Hanc aequidem virtutem appellat Galenus informativam et non est anima nutritiva, ut imaginatus est Avicenna, nec est intellectus separatus, ut apparet verbis Abubachar in libro suo de Anima. Sed est virtus ad animam relata, quam Aristoteles intendit, dum dixit quod in elementis est insita quaedam virtus animata. Et sicut inter se animae differunt nobilitate et ignobilitate, ita oportet etiam hanc virtutem animatam differe nobilitate et ignobilitate. Principium vero et virtus existens in substantia seminis dans animam generansque ipsam iam existimatur a quibusdam hominibus quod sit virtus separata, cum ipsum semen non habet animam. Item non videtur animam efficere animam sibi similem. Hoc

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

513

Le fait de faire de la puissance formatrice une force animée ou, en des termes plus aristotéliciens, une âme en puissance, permet à Averroès de s’opposer à deux doctrines qu’il considère comme également fautives. Contre l’hypothèse d’Avicenne, Averroès explique que la semence ne peut véhiculer une âme en acte, ne serait-ce qu’une de ses parties, à savoir l’âme nutritive191. Contre l’hypothèse d’Ibn Bāǧǧa, Averroès explique que, même si la puissance formatrice n’est pas inhérente à quelque chose qui a l’âme en acte, elle n’en est pas séparée comme l’intellect est séparé192; car ce qui agit par un instrument, n’est pas une substance ou une puissance séparée193. Or la virtus formativa, on l’a vu, agit en usant de la partie aérienne du sperme comme d’un instrument194. Elle doit être par conséquent une puissance non-séparée du corps qui la véhicule. Le paradigme de la causalité instrumentale permet ainsi à Averroès de conclure que la vertu formatrice n’est pas séparée, même si elle n’est pas la forme du corps qui la véhicule, et d’exclure l’hypothèse qui fait d’elle un intellect séparé. En effet, même si elle n’est pas liée au pneuma comme à son substrat, elle est nécessairement liée aux qualités sensibles, celle de la chaleur pneumatique notamment, qui lui sert d’instrument. Contre l’hypothèse qui fait de la puissance formatrice un principe séparé, Averroès rétorque en outre qu’elle est contraire au propos d’Aristote, car elle amène à postuler l’existence d’idées séparées et, en dernière instance, la possibilité d’une génération ex nihilo: «Cette thèse est semblable à celle qui postule l’existence des Idées, dans la mesure où s’il existe une forme séparée qui produit la forme dans la matière, quelque chose pourrait s’engendrer à partir de rien et la forme n’aurait pas besoin d’un substrat, si ce n’est à la manière dont le corps a besoin est quod putat Abubachar benalzaig, quam opinionem immaginatur fuisse ipsius Aristotelis in hoc sermone et dixit quod hoc intendit cum dicit id appellari intellectus». 191 Averroès explique qu’Avicenne a formulé cette hypothèse pour s’opposer à la théorie de la double semence de Galien. D’après sa reconstruction, Avicenne aurait rétorqué à Galien que la semence paternelle ne contribue pas d’un point de vue matériel à la formation de l’embryon, car il ne donne pas au sang menstruel de la matière; mais qu’elle y contribue d’un point de vue formel, car elle véhicule l’âme nutritive (cf. 76 E4–6; 76 I2-K4). Je me propose de traiter de cette critique d’Averroès et de sa pertinence dans une étude à venir. Sur l’embryologie d’Avicenne, voir U. Weisser, Zeugung, Vererbung und pränatale Entwicklung in der Medizin des arabisch-islamischen Mittelalters, H. Lüling, Erlangen 1983; B. Musallam, «Biology and Medicine», dans l’article «Avicenna», Encyclopedia Iranica 3, 1989, p. 94–9; id., «the Human Embryo in Arabic Scientific and Religious thought», dans Dunstan (éd.), The Human Embryo, p. 32–46. 192 On trouve donc dans ce texte un écho des arguments que, dans le GC de Met. Z9, Averroès attribuera aux défenseurs du Donneur des formes. Les lignes qui suivent confirment par ailleurs que c’est à cette doctrine qu’Averroès veut ici s’opposer. 193 Averroès, CM GA II, f. 75 K1–3. 194 Averroès, CM GA II, f. 76 H9–11.

514

Averroès

d’un lieu, puisque la génération est du composé de matière et forme, comme Aristote l’a montré dans le livre VII de la Métaphysique. Et la chose qui engendre est celle-là même qui transforme la matière dans laquelle la forme se trouve en puissance, jusqu’à la faire passer en acte»195. Comme G. Freudenthal l’a montré, ce passage fait partie des réélaborations auxquelles le commentaire du Livre des animaux a été sujet196. D’un point de vue exégétique, il a pour but de montrer le caractère non-aristotélicien de la thèse qui veut que la puissance véhiculée par la semence soit une vertu séparée et il nous montre en même temps l’enjeu ultime de la théorie de la génération défendue à cette époque par Averroès: la négation de toute création ex nihilo. Affirmer que la puissance formatrice est, ou procède d’un principe intelligible séparé revient à admettre la possibilité que les formes substantielles puissent subsister sans leur substrat et qu’elles puissent, par cela même, être le produit d’une création absolue. Comme Averroès l’expliquera en commentant Met. Z 9, auquel il renvoie ici, affirmer que la forme procède non pas du père-agent, mais d’un agent séparé et donc incorporel, oblige à admettre que la forme n’est pas dans la matière en puissance, mais qu’elle y est introduite sans aucun intermédiaire corporel197. Contre cette thèse, Averroès assure que la virtus formativa est une puissance, une force littéralement (quwwa), qui étant liée au corps qui la véhicule permet au véritable donneur de la forme (dator formae), i.e. le père, de modifier la matière jusqu’à ce que la forme que cette matière possède en puissance passe à l’acte. Même si la puissance formatrice n’est pas une âme et que l’âme se trouve en acte dans un autre individu, elle n’est pas séparée de l’instrument utilisé par l’agent, comme la vertu de l’artiste n’est pas séparée de ses instruments. En effet, comme l’analogie entre l’art et la nature l’a montré, le sperme n’a pas la forme en acte, mais en puissance, tout comme l’instrument ne possède qu’en puissance l’art que l’artisan possède en acte dans son intellect. Pour la même raison, la virtus formativa n’est pas la forme du sperme, tout comme la forme de l’art n’est pas la forme de l’instrument qui permet de la réaliser198. 195 Averroès, CM GA II, f. 75 M3–76 A2: «Sed huiusmodi sententia similatur illi quae ponit ideam, videlicet quod si daretur hic forma separata producens formam in materia, posset fieri aliquid ex nihilo, formaque non indigeret subiecto, nisi eo modo, quo corpus indiget loco, quia generatio est ipsius compositi ex materia et forma, quod quidem Aristotelis declaravit in VII Metaphysices. Et haec res generans est ipsum transmutans materiam, in qua est forma in potentia, donec ponat ipsam in actu». 196 Voir Freudenthal, «Averroes’ changing mind». 197 On analysera de près la thèse du Donneur des formes dans le chap. IX. 198 Ce caractère, on le verra, permettra à Averroès d’établir l’analogie entre le corps subtil du sperme, le pneuma, et le corps céleste, qui lui permettra d’expliquer le rapport qu’a l’âme visà-vis de son substrat pneumatique.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

515

L’analogie avec l’art permet ainsi de comprendre la nature non-séparée de cette puissance, mais elle n’en épuise pas toute la richesse. La puissance formatrice, explique Averroès, est en puissance l’âme, parce qu’elle est une puissance, une puissance animée et pour cela même un principe de mouvement. Elle est la force, la puissance, qui délivrée par la semence du père agit par le biais des qualités du pneuma; mais elle est aussi, comme on l’a dit, le premier embryon de la forme qui se développe dans la matière féminine, lorsqu’elle a atteint la bonne complexion. Le glissement théorique est d’une importance majeure. En suivant la piste déjà ouverte par Alexandre, Averroès affirme que l’âme, avant même d’être une hexis, est une dunamis, dans la mesure où elle est une puissance capable de changer la matière par le biais des qualités affectives de la partie pneumatique du sperme. C’est en ce sens qu’il insiste sur la thèse qui affirme que même si cette force n’est pas l’âme en acte, elle l’est en puissance, parce qu’elle est la force qui, pour reprendre l’analogie avec l’art, forge par ses instruments, à savoir les qualités sensibles, la matière féminine de sorte à en faire émerger une nouvelle force «formatrice». Averroès assure ainsi que le père, par la partie pneumatique de son sperme et par la virtus formativa qu’il fournit à ce dernier, ne produit pas simplement la forme de la complexion (forma complexionalis). En effet, si le père était responsable de la génération de la seule forme de la complexion, mais non pas de la forme substantielle, la première pourrait subsister sans la seconde. Mais, dans ce cas, les parties non-animées d’un corps et les parties animées seraient dites parties d’une façon univoque, ce qui ne peut être le cas: «De fait, si quelqu’un voulait dire que ce qui transforme la matière n’est pas ce qui donne la forme, nous lui répondrons que la forme est la fin de la transformation de la matière, dont il y a transformation; et ce qui donne le principe de la transformation est cela-même qui donne sa fin, à savoir la forme. Si toutefois quelqu’un voulait ajouter que sans doute cette fin que donne celui qui transforme la matière est la forme de la complexion, tandis que l’Intellect Agent donnerait la forme animée, nous lui dirons que s’il se pouvait que la forme de la complexion existe par soi, quand l’âme est reçue, son nom lui serait attribué de façon univoque. Mais il n’en va pas ainsi. En effet, le nom «chair» qui est dit de la chair qui possède la vertu animée est dit de façon équivoque»199. 199 Averroès, CM GA II, f. 76 A2-B4: «Si vero quispiam velit dicere quod transmutans materiam non est dator formae, dicemus ei quod forma est finis transmutationis materiae, quae est eadem transmutatio; et dator principii transmutationis est dator finis ipsius, videlicet formae. Si tamen velit adhuc aliquis dicere quod fortasse ille finis, quae dat transmutans materiam, est forma complexionalis, sed intellectus agens est dator formae animatae, dicemus ei quod si posset dari forma complexionalis per se existens, quando recipit animam, nomen eius diceretur

516

Averroès

Dans une attitude clairement anti-avicennienne, Averroès affirme que la forme substantielle n’est pas communiquée à la matière par «un Intellect agent» qui serait le donneur de toutes les formes, mais qu’elle est la fin qui émerge de la transformation qualitative opérée dans la matière. Que cette critique soit adressée à Avicenne ou à Ibn Bāǧǧa, comme le reste du passage le laisse supposer, Averroès accuse les deux de défendre une théorie qui les oblige nécessairement à admettre la subsistance de la forme de la complexion indépendamment de la forme-âme200 et de ne pas pouvoir échapper à son ultime conséquence: le fait de considérer la génération ex nihilo comme possible. Dans un respect total de l’ontologie d’Aristote et du principe de synonymie au fondement de sa théorie de la génération, Averroès rétorque que la même cause, à savoir le père-agent en tant que substance composée, déclenche le mouvement génératif par sa vertu formatrice et fait passer à l’acte la virtus qui se trouve en puissance dans la matière douée de la complexion correspondante. Il n’y a pas d’agent intelligible, de Dator formarum séparé, qui donnerait les formes du sensible. Au-delà du propos du Stagirite, toutefois, Averroès attribue aux qualités sensibles le rôle de cause instrumentale et à la vertu formatrice, conçue comme le premier embryon de la forme, le rôle d’agent. La vertu formatrice est donc l’agent qui se sert des qualités du pneuma comme de ses propres instruments. C’est pour cette raison que la complexion ne subsiste jamais par elle-même, non pas parce qu’elle est l’instrument d’une puissance séparée, mais parce qu’elle est toujours soumise à la puissance formatrice communiquée par le mâle. C’est pour cette même raison, comme on le verra dans le chapitre suivant, qu’Averroès accorde que la cause instrumentale, à savoir le pneuma et sa chaleur vitale, ne doit pas respecter en tout et pour tout le principe de synonymie: elle peut engendrer une âme, sans pour autant être animée en acte, tout comme l’instrument de l’artisan peut engendrer un lit, même s’il ne possède pas la forme du lit. La forme substantielle et la forme de la complexion ne peuvent donc pas venir de deux agents séparés, l’un matériel, l’autre intelligible, car, pour le dire avec le GC de la Phys., la forme substantielle est par rapport à la génération comme l’instant présent par rapport au temps passé ou le point final par rapport à la ligne droite: elle ne peut être séparée du mouvement altératif qu’elle achève. La forma complexionalis de la substance engendrée, pour le dire autrement, est univoce. Sed res non ita se habet. Nomen enim carnis, quod dicitur de carne habente animatam virtutem aequivoce dicitur». 200 Comme on le verra plus clairement dans le chapitre suivant, les deux thèses d’Avicenne et d’Ibn Bāǧǧa partagent pour Averroès la même conclusion fautive: le fait de considérer que les formes substantielles émanent directement d’un principe Donneur des formes, tandis que les causes sensibles disposeraient la matière à les recevoir. Peu importe, pour Averroès, qu’Avicenne ait admis que la semence du père véhicule l’âme nutritive, si cette âme lui est finalement donnée par le Donneur des formes. La conclusion serait en ce sens la même, la forme de la complexion et la forme substantielle ne seraient plus nécessairement liées.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

517

intrinsèquement liée à l’âme-forme, même si la seconde ne se réduit pas à la première. La forme de la complexion en ce sens ne peut précéder l’actualisation de la forme substantielle, même pas logiquement, sans quoi les chairs de l’animal, n’ayant pas encore reçu la forme substantielle, seraient chairs en un sens univoque, tout comme le sont les parties d’un cadavre. La complexion doit donc essentiellement être liée à la forme-âme, d’abord à la puissance formatrice qui constitue l’âme-embryon, puis à l’âme-hexis, lorsque le cœur de l’embryon s’est formé. Ce n’est qu’en postulant ce lien intrinsèque entre la forme substantielle et la complexion que, d’après Averroès, on peut écarter toute doctrine qui admet la création ex nihilo.

§ 3.5. Le rôle des corps célestes dans la génération animale La seule explication de la génération animale qu’Averroès considère comme valable est donc celle qui affirme que la fécondation de la matière féminine se produit à l’issue d’une modification de sa complexion, opérée par la puissance formatrice qui agit par la chaleur de la semence du père, déterminée à son tour par l’âme de ce dernier. Le père par son âme et par sa puissance formatrice est donc la cause efficiente de la génération du rejeton, tandis que la chaleur de la partie pneumatique de sa semence en est la cause instrumentale. Cette explication, précise toutefois Averroès, n’est pas en soi suffisante, car elle ne donne que les causes prochaines du phénomène. En effet, explique-t-il, les causes efficientes prochaines constituent une chaîne infinie qui, en tant que telle, ne permet de rendre compte de la génération du dernier produit de la chaîne des générations dans l’espèce en question: «Par ces biais, il apparaît manifestement ce qu’Aristote dit, à savoir que dans la semence se trouve une puissance capable de produire le principe de la vie, qui n’est pas du feu ni ne procède du feu; mais cette puissance ne peut produire un étant animé, sans le concours du soleil et des sphères célestes. En effet, un nombre infini de causes doit nécessairement dépendre d’une cause éternelle»201. Par cette affirmation, Averroès fait clairement allusion à l’un des arguments utilisés par Philopon dans son Contra Aristotelem, celui de l’impossibilité de remon201 Averroès, CM GA, f. 75 I7-K1: «Ex his igitur modis apparet id quod dicit Aristoteles, scilicet quod semini inest virtus efficiens principium vitae, quae nec est ignis nec ab igne oritur; neque est sufficiens huiusmodi virtus efficere animatum absque sole et corporibus coelestibus. Causae namque infinitae impossibile est quin reducantur ad principium aeternum». Cf. Averroes, Tahāfut al-Tahāfut, p. 211.

518

Averroès

ter une série linéaire infinie de causes efficientes202. Philopon objectait, en effet, qu’on ne pourrait jamais rendre compte de l’existence du cosmos, comme de celle d’un certain individu présent membre d’une espèce, si l’on postulait, dans un cas comme dans l’autre, la préexistence d’un nombre infini de causes efficientes203. Pour contourner l’objection philoponienne et en suivant la piste déjà engagée par Alexandre, Averroès assure dans le CM du GA qu’il faut admettre que les corps célestes sont la cause éloignée de toute génération. Après avoir écarté la doctrine du Donneur des formes, qu’Averroès considère comme une tentative alternative pour bloquer la régression à l’infini dans la recherche des causes des phénomènes sensibles204, il précise que d’après Aristote le soleil et les corps célestes constituent «la cause éternelle» qui bloque la régression des causes de la génération, dans la mesure où ils contribuent à la constitution du corps aérien qui réalise la pneumatisation du substrat matériel: «et ce sujet fait partie de la définition de la puissance qui est appelée informatrice par Galien et qu’Aristote appelle âme, dont la cause efficiente d’après lui sont le soleil et le reste des planètes et d’après les autres la forme séparée que Platon appelle Idée. Et de nombreux péripatéticiens l’appellent Donneur des formes»205. Les corps célestes, comme on l’a vu dans les commentaires du DC, agissent sur le monde sublunaire en produisant de la chaleur par leur lumière et leur mouvement. Ce passage du CM du GA nous dit plus clairement qu’ils doivent être considérés comme des causes efficientes, dans la mesure où par cette action ils réalisent l’émergence de la forme dans le sensible. De ce point de vue, les corps célestes remplacent les formes séparées de Platon et le Donneur des formes qui d’après «nombreux péripatéticiens» était à l’origine de la vie dans le sensible. C’est pour cela, affirme Averroès, qu’Aristote dit que l’homme est engendré par l’homme et le Soleil. Il faut donc conclure, comme Freudenthal l’a montré à la suite de Davidson, que ce dicton aristotélicien acquiert chez Averroès un sens plus foncièrement «métaphysique»206. Le Soleil, se mouvant sur l’écliptique, ne serait plus qu’une cause purement mécanique comme chez Aristote, car avec le reste des corps célestes il contribuerait de façon essentielle à la génération des vivants, aussi bien 202 Sur cet argument, voir Davidson, Proofs for Eternity, p. 86–116. 203 Davidson, Proofs, p. 251; Freudenthal, «The Medieval Astrologization» (2002). 204 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 885, 17–886, 6. 205 Averroès, CM GA III, f. 109, E15–12: «Et hoc subiectum ingreditur definitionem virtutis, quae appellatur informativa apud Galenum; et Aristotelem appellat animam, cuius efficiens apud ipsum est sol et caeterae stellae, sed apud alios est forma separata quam Plato vocat ideam; et multi ex secta Peripateticorum appellant eam colcodeam (sive datricem formae)». 206 Freudenthal, «The Medieval Astrologization» (2002).

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

519

dans le cas des générations naturelles que dans les générations dites spontanées. De façon explicite, en effet, Averroès admet que les corps célestes contribuent à la formation de la vie et des âmes dans le sensible, dans la mesure où ils sont euxmêmes doués de vie et d’une âme. C’est cette thèse qui remplace dans la seconde phase de la réflexion d’Averroès la doctrine d’un intellect séparé Donneur des formes défendue dans ses premiers traités207. Le rôle essentiel que jouent les cieux dans l’explication de la génération animale du CM du GA est confirmé et souligné par le cas des générations des animaux qui peuvent «s’engendrer d’eux-mêmes» (geniti ex se). À propos de ces animaux, Averroès affirme en effet que: «La matière de ces individus de ces espèces [à savoir celles qui s’engendrent sans semence]208 est engendrée par le mélange des éléments causé par ces corps célestes, par lequel les éléments deviennent une mixture capable de recevoir la forme. Mais la puissance qui tient la place d’instrument ou de sujet de la puissance formatrice est la chaleur engendrée par le soleil et les étoiles dès lors qu’elle est délivrée dans un certain corps disposé à cet effet, à savoir le corps aérien, qui est semblable au corps de la semence qui est engendré dans les animaux qui se reproduisent»209 Averroès suggère que dans le cas de ce type de génération ce sont les corps célestes qui fournissent les puissances formatrices. De façon encore plus claire que dans les générations par reproduction sexuée, dans les générations sans semence, les nouveau-nés sont les produits d’une causalité «verticale». Ce sont en effet les corps célestes, en tant que doués d’une âme, qui véhiculent les puissances animées dans la matière bien disposée. Que ce soit dans le cas des générations par reproduction sexuée ou des générations sans semence, on pourrait donc reprocher à Averroès d’avoir simplement remplacé le Donneur des formes par les intellects séparés des corps célestes et d’avoir finalement nié une véritable causalité au niveau du sensible sublunaire. Si les corps célestes par leurs âmes cosmiques dotent la matière sensible d’une 207 On reviendra sur cette question dans le chap. IX. 208 À l’encontre de ce que Freudenthal suggère dans sa traduction de la version hébraïque de ce passage, les espèces ici en cause sont bien celles qui s’engendrent sans semences et non pas celle qui se reproduisent par reproduction sexuelle ( cf. Freudenthal, «The Medieval Astrologization» (2002), p. 123) 209 Averroès, CM GA III, f. 109 D5-E1: «Et est dicendum quod materiae harum specierum generantur ex mixtione facta a corporibus coelestibus in elementa, eorumque contemperatura inferendo, scilicet in ea complexionem aptam recipere formam. Sed virtus quae se tenet ut instrumentum aut subiectum virtutis informativae est ipse calor generatus ex sole et stellis quando infertur in aliquo corpore prompto huic officio, id est in corpore aereo quod est veluti corpus geniturae creatae in animali gignitivo».

520

Averroès

puissance animée, pourquoi ne doit-on pas conclure que ces formes séparées sont la véritable cause de la génération substantielle? On reviendra sur la nature de l’action céleste et sur la critique de la doctrine du Donneur des formes dans le chapitre suivant, car c’est dans le GC de la Met. que cette question est directement abordée et résolue. Il nous suffit de remarquer pour le moment qu’Averroès ne veut aucunement affirmer ici que les corps célestes donnent les âmes des substances sensibles, que ce soit dans le cas des générations naturelles ou spontanées. C’est toujours le schéma tripartite cause/ instrument/causé qui donne la solution et permet d’expliquer qu’à la différence du Donneur des formes, les cieux ne donnent pas une âme en acte, même si leurs formes sont des formes séparées. C’est en effet sur ce point de doctrine que cette partie du CM de GA III insiste. Lorsqu’on relit les deux derniers passages dans leur contexte d’origine, on se rend compte qu’Averroès ne veut pas supprimer la causalité du sensible au profit de la causalité cosmique, mais essayer d’expliquer les générations spontanées à la lumière des générations naturelles. Averroès, en effet, affirme vouloir montrer que dans les générations dites spontanées on peut trouver des principes analogues à ceux de la semence du mâle et du résidu féminin dans les animaux qui se reproduisent. Il explique que dans les générations spontanées, comme dans toute génération naturelle ou artificielle, le substrat de la forme de celui qui engendre doit être différent du substrat de la forme de l’engendré. Dans le cas des générations par semence, ce corps n’est rien d’autre que la semence; dans le cas des générations spontanées, c’est une partie de la matière putréfiée (excrementuum putrefactivum), une fois modifiée par la chaleur produite par les corps célestes, qui joue ce rôle210. C’est ici, assure Averroès, que se trouve la puissance formatrice que Galien appelle informatrice et Aristote âme. La chaleur céleste est en ce sens la cause instrumentale de la puissance formatrice qui est engendrée dans la matière putréfiée et qui engendre la nouvelle puissance animée. Dans les générations spontanées, comme dans les générations naturelles, ce n’est donc pas un intellect agent qui agit directement sur la matière, en lui donnant des formes. S’agissant de l’action cosmique des cieux, ce sont des formes, certes séparées, qui contribuent à la génération sublunaire, mais qui ne peuvent agir que par l’intermédiaire d’un corps et d’une qualité, à savoir la chaleur céleste. C’est en ce sens, comme on le verra, qu’Averroès va comparer le pneuma au corps céleste et la chaleur animale à la chaleur céleste. Dans les deux cas, la forme, que ce soit l’âme du vivant ou l’âme séparée des cieux, n’agit ni en tant que forme du véhicule instrumental, ni d’elle-même; elle agit par le biais d’un instrument dont elle n’est pas la forme: la première par la chaleur ayant pour substrat le pneuma, la seconde par la chaleur céleste produite dans le sublu210 Averroès, CM GA III, f. 109 E9-F3.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

521

naire par les mouvements des corps auto-subsistants des orbes. Dans le cas du corps céleste, ce n’est donc pas une forme inhérente au corps qui agit; c’est une forme séparée qui agit, mais par le biais de la puissance formatrice qui agit par la chaleur céleste et modifie la complexion de la matière substrat de la nouvelle forme. Les cieux sont donc la cause éloignée des générations animales, mais ils ne peuvent remplacer les agents sensibles. Dans toute génération naturelle, la causalité cosmique est nécessairement liée à l’action des causes prochaines qui se déploie par le biais des qualités sensibles. Il reste toutefois à comprendre plus clairement comment la chaleur céleste se rapporte à la chaleur animale qui dans le cas de la génération sexuelle vient du père et à clarifier plus concrètement comment Averroès articule la causalité des causes efficientes prochaines à celle des causes célestes éloignées. On montrera que, dans le cas des générations spontanées comme dans le cas des générations sexuelles, l’analogie avec le type d’arts qu’Averroès définit comme «opérant en collaboration avec la nature» lui permettra d’expliquer que les cieux ne donnent à la matière ni une forme ni une partie d’elle, mais qu’ils collaborent à disposer la matière, pour qu’il en émerge la forme qu’elle avait en puissance.

§ 3.6. Complexion, parties de la forme et formes des formes contre l’existence d’une pluralité de formes L’analyse de la paraphrase des livres I et II a montré que le modèle explicatif à l’œuvre dans le CM du GA est le même que celui présenté dans le CM du DGC: la génération animale ne se produit pas en vertu d’un mélange au sens strict, mais d’un mélange de qualités, puisqu’elle se produit à l’issue de l’action/passion occasionnée par le contact de l’agent-mâle avec le patient-femelle. Dans toutes les espèces dans lesquelles le mâle est séparé de la femelle, son action consiste à véhiculer une qualité qui, mesurée par la forme, est capable de modifier la complexion de la femelle, jusqu’à ce que la matière que cette dernière pourvoit possède une complexion apte à recevoir le premier embryon de la forme substantielle, à savoir la virtus formativa. La complexion n’est pas stricto sensu la matière, mais elle n’est pas non plus une forme qui pourrait subsister indépendamment de la forme substantielle. Elle est pour cette même raison une forme pour ainsi dire «inférieure» qu’on peut considérer comme un instrument de la forme-âme. C’est pour cette raison qu’elle ne peut faire partie de l’essence, mais qu’elle fait partie de la nature des espèces qu’elle caractérise. C’est dans le respect de ce principe ontologique qu’Averroès interprète la manière dont on peut classer les espèces animales les unes par rapport aux autres et, à l’intérieur de chacune d’elles, les individus les uns par rapport aux autres.

522

Averroès

On peut en effet classer les espèces en vertu de leurs différentes complexions, mais cela ne nous expliquera pas pourquoi une espèce est plus noble qu’une autre: même si à chaque niveau de l’échelle de perfection correspond un type de complexion, l’échelle en elle-même est déterminée par des critères formels, c’est-à-dire par l’acte propre à l’espèce et donc par la vertu animée en question. Ce qui veut dire qu’un animal n’est pas plus parfait qu’un autre en vertu de sa complexion plus ou moins chaude, mais en vertu de l’acte que cette complexion permet de réaliser: c’est l’acte réalisé par la vertu qui est plus ou moins noble. De manière semblable, ce n’est pas stricto sensu en fonction de la complexion qu’un individu est plus noble qu’un autre, mais en vertu de sa capacité à accomplir au mieux l’acte qui le définit en tant qu’individu de son espèce. On revient donc à la question qu’on avait posée lors de l’analyse du CM du DGC, celle concernant le critère qui nous permet de distinguer ce qui est plus noble de ce qui l’est moins. Classer les espèces en fonction de leur complexion, c’est comme les définir en vertu de leur matière; on peut le faire, mais ce classement et cette définition seront inévitablement insuffisants. Comme Averroès l’explique dans son CM du DGC, c’est «selon l’intellect» (ʿinda al-ʿaql) qu’on détermine le critère permettant de classer ce qui est plus noble. C’est ce critère qui nous fait conclure que l’être est moins noble que le non-être, le mouvement que le repos, la vie que la privation de vie, l’âme intellective plus noble que l’âme sensible. L’être le plus parfait est donc celui qui est le plus proche de l’acte pur. C’est pourquoi, comme on l’a suggéré dans la partie consacrée à Aristote, on peut classer les animaux en fonction de la façon dont ils se reproduisent ou s’engendrent, parce qu’engendrer un individu semblable, parfait quant à la qualité, même s’il est imparfait quant à la quantité, c’est demeurer en tant que tel dans l’être, autant que peut le faire une substance corruptible. C’est cela qui consiste dans le monde animal à s’approcher le plus possible de l’acte pur. Même si Averroès affirme qu’il y a des complexions qui sont plus éloignées de la vie, d’autres, plus nobles, qui en sont plus proches, ce ne sont pas les formes des complexions, en tant que telles, qui décident de la noblesse d’une espèce, mais les formes substantielles avec leurs «vertus» dans la mesure où elles causent la formation des premières et en déterminent la mesure. Comme Averroès l’a dit dans le cas de la génération des femelles, ce sont les puissances formatrices qui dictent le classement des animaux, lorsqu’on les considère comme appartenant au genre des animaux, à savoir le genre caractérisé par la fonction reproductrice. C’est en fonction de la force de la puissance formatrice qu’une espèce est plus noble qu’une autre et le mâle plus noble que la femelle. Cette conclusion découle nécessairement de la reconstruction qu’Averroès propose de la génération animale. La complexion ne peut donner le véritable et ultime critère pour classer les animaux, car elle n’est qu’une forme de niveau inférieur, c’est-à-dire une propriété qui pour exister a besoin d’une autre forme: l’âme animale.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

523

L’étude de la génération animale permet ainsi d’identifier les accidents propres aux formes de degré inférieur qui servent de substrats à la forme substantielle. C’est l’un des résultats les plus féconds de cette étude. La complexion, résultat plus ou moins bien proportionné du mélange des qualités sensibles, est dans une substance achevée l’instrument de la forme-âme et, pour cela même, une forme d’un niveau inférieur. Les formes de la complexion ou, à un niveau plus élémentaire, les qualités primaires ne sont pas à strictement parler la matière de la substance composée, car la matière du composé, en tant que substrat ultime, échappe de par sa nature à toute forme de prédication essentielle; elles ne constituent pas non plus le noyau formel des substances, car elles ne peuvent pas se séparer de la forme substantielle sans cesser d’exister. Cependant, investies d’un rôle instrumental dans les processus téléologiquement orientés, les formes de la complexion partagent avec la matière le caractère de passivité que cette dernière manifeste au plus haut point, et avec la forme le caractère de nécessité qui leur permet de rentrer dans la nature d’une substance composée. Elles se situent donc à la frontière entre l’un et l’autre principe de l’ontologie aristotélicienne et elles en constituent, pour cette même raison, la charnière. Elles sont des propriétés nécessaires des substances, car chaque forme, avec sa virtus, ne peut s’instancier que dans un type particulier de complexion, mais elles ne peuvent pas s’identifier à la forme, car elles ne peuvent fixer ni leur proportion, ni le but et l’acte de la substance. Peut-on en ce sens conclure que les formes de la complexion sont les formes vis-à-vis desquelles la forme de la substance engendrée est une forme des formes? Dans son commentaire du GA, Averroès ne se prononce pas sur cette question, ni sur la possibilité d’avoir une partition de la forme, comme il le dira dans le GC de la Phys. à propos de la génération humaine. Il explique toutefois, suivant Aristote, que la génération dans une espèce quelle qu’elle soit ne se produit jamais d’un seul coup, mais qu’elle suit la progression des vertus qui lui sont propres. Si un homme, par exemple, ou un cheval vient à être, c’est d’abord sa nature animale qui s’installe, puis les «vertus» qui en font un membre de son espèce211. Dans la génération d’un nouvel individu, suivant encore les principes de l’embryologie aristotélicienne, cette progression est accompagnée par la formation des différentes parties du corps, l’une après l’autre, elle-même rendue possible par la formation d’une complexion particulière pour chacune de ses parties212. On peut en ce sens suggérer que c’est dans cette progression qu’on repère la partition de la forme évoquée dans le GC de la Phys. La génération animale, comme les autres générations substantielles, suit un changement «altératif», c’est-à-dire une transformation dans la complexion. Cette transformation est 211 Averroès, CM GA II, f. 75 C15 et sq. 212 Cf. Averroès, CM GA V, f. 132 I3 et sq., où Averroès explique que le fœtus passe d’une nature semblable à la plante à celle de l’animal, puis à celle de l’espèce.

524

Averroès

mesurable en vertu de la possibilité qu’a la complexion de varier selon le plus et le moins à l’intérieur de certains paliers et elle est scandée par l’émergence des différentes «vertus» qui trouvent dans ces complexions leur substrat. Ce sont donc ces vertus, accompagnées de leurs complexions, qui constituent aussi bien les «parties de la forme» que les formes vis-à-vis desquelles la forme substantielle ultime est «forme des formes»: ce sont donc les hexeis, les formes qui émergent de façon instantanée, l’une après l’autre, à chaque fois à l’issue d’une transformation qualitative. C’est donc par rapport à ces formes-hexeis que la forme de l’espèce est considérée comme une forme des formes. Les complexions, à leur tour, sont les instruments de «ces formes incomplètes» ou de ces «parties» de la forme ultime qu’est la forme de l’espèce. C’est en vertu de ce principe que la doctrine d’Averroès est absolument incompatible avec une théorie de la pluralité des formes telle que le Moyen-Âge latin la développera.

Conclusions, résultats et enjeux de l’étude propre de la génération substantielle: retour sur la polémique avec Avicenne L’étude propre de la génération substantielle a mis en lumière le rôle crucial qu’Averroès attribue au type de qualités qu’il appelle «essentielles», ainsi qu’à la complexion, considérée comme le résultat du mélange de ces mêmes qualités. Par l’étude des deux commentaires du DGC et du GA, on a montré que les formes de la complexion et plus généralement ces qualités dites essentielles sortent de l’horizon du purement accidentel, pour accéder au rang de concomitants de la substance. Dans le cas de transformation élémentaires, en effet, comme dans celui des substances plus complexes, les qualités affectives et leurs mélanges sont considérés comme des propriétés qui sans jamais véritablement s’identifier à l’essence, font partie de la nature de la substance et rentrent dans sa définition. C’est par la transformation de ces qualités que la génération substantielle se fait: la génération substantielle est conçue comme une transformation de ce type de qualités, à l’issue de laquelle survient une certaine forme substantielle. Ce paradigme explicatif est présenté dans le CM du DGC et il est mis en œuvre dans celui du GA. En suivant ce paradigme, Averroès montre dans le CM du DGC, que la génération substantielle est conçue comme découlant d’une forme de mélange d’un type particulier, réalisé par le contact de l’agent et du patient. Ce sont en effet «les qualités affectives» qui, se modifiant les unes les autres, rendent possible la génération des substances. La génération est ainsi conçue comme le passage de ce qui est moins parfait, à savoir plus déterminé et déterminant, à ce qui l’est moins. Le CM du DGC I 3–4 fournit le schéma général: lorsque, dans une transformation d’une chose en une autre, une propriété de ce qui précède, considérée

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

525

comme un concomitant, demeure, alors que rien de déterminé ne reste comme sujet, on a là la corruption d’une chose et la génération d’une autre. Au niveau des éléments, c’est par l’intensification ou l’affaiblissement de la qualité affective qui caractérise en propre chacun d’eux que la transformation se fait. Dans le cas des éléments qui possèdent une propriété en commun, leur transformation implique que cette qualité affective demeure, alors que l’autre est modifiée, jusqu’à ce que, par son affaiblissement, elle laisse place à la qualité contraire. Dans le cas des éléments qui n’ont aucune qualité en commun, Averroès suggère que la propriété qui demeure est celle de la corporéité, toujours considérée comme un concomitant de la substance qui se corrompt et de celle qui s’engendre. Dans le cas du mélange au sens strict, à savoir celui dans lequel plusieurs corps contribuent à la constitution du nouveau produit, Averroès peut ainsi affirmer que les formes des éléments y demeurent à un niveau affaibli, car d’un point de vue ontologique, comme il le répète, il est presqu’impossible, dans le cas des éléments, de distinguer leur forme de leur qualité. Le cas des éléments respecte donc partiellement le modèle explicatif général de la génération substantielle: la qualité affective fixe l’épicentre de la transformation substantielle, même si c’est par la disparition d’une forme et l’apparition d’une autre que la génération substantielle en tant que telle se fait. Du point de vue de la substance, ces qualités ne font pas partie de l’essence, mais y sont nécessairement liées. Du point de vue de l’ontologie du sensible, ce geste permet, d’un seul coup, de donner une consistance ontologique à la notion purement abstraite de substrat et d’expliquer la causalité agente de la forme, sans remettre en cause l’unité ontologique de la substance composée. Le couple forme-matière est ainsi (ré)interprété à la lumière du couple agent-patient et il est enrichi par l’introduction de la notion de cause instrumentale. La forme peut agir sur la matière, mais à la seule condition d’utiliser un intermédiaire qui n’est pas à strictement parler un corps, mais qui n’est pas non plus un principe purement intelligible: les qualités sensibles. Ce schéma tripartite a l’avantage énorme de pouvoir s’appliquer aussi bien au plan horizontal du sensible, qu’au plan vertical de l’action cosmique des cieux. Au plan horizontal de la causalité sensible, les formes substantielles sublunaires n’agissent jamais d’elles-mêmes, mais se servent des qualités sensibles comme d’un instrument. Ces qualités, inversement, n’agissent pas en tant que telles, mais elles le font dans la mesure où elles sont guidées par la virtus formativa que l’agent possède. Comme on le verra plus clairement dans le chapitre suivant, au plan «vertical» de l’action cosmique sur le sensible le schéma est toujours le même. En confirmant la doctrine du CM du GA, Averroès expliquera dans le GC de la Met. que ce n’est pas un intellect agent qui agit directement sur le monde de la génération, en lui donnant des formes; ce sont toujours des corps, à savoir les corps célestes, qui ne peuvent agir que par l’intermédiaire d’un autre corps doué d’une qualité sensible, à savoir la chaleur céleste. La seule différence

526

Averroès

c’est que, dans le cas de l’action cosmique des cieux, les formes qui déterminent la chaleur céleste sont les formes séparées des corps célestes. Suivant ce même paradigme, dans la génération animale où il y a un mâle et une femelle, Averroès affirme que le sperme masculin engendre dans la matière féminine de la chaleur vitale qui quant à elle a pour substrat le pneuma. C’est cette qualité substratique du pneuma qui véhicule à titre premier l’âme du vivant et c’est par son biais que l’âme du vivant va imposer son action à toutes les parties du corps. Le mâle n’ajoute pas de la matière aux menstrues, mais il lui communique quelque chose qui tout en n’étant pas du corps, est quelque chose de sensible qui peut agir, à savoir de la chaleur. En effet, la chaleur vitale n’est pas conçue comme relevant de la catégorie de la substance, mais de celle de la qualité. C’est par cette qualité guidée par la puissance formatrice que, dans l’animal engendré, la forme «s’installe» premièrement dans le pneuma et par son biais dans la matière dans son ensemble. Le risque de concevoir la substance engendrée dans les termes d’un agrégat de deux corps, i.e. le pneuma et le reste de la matière, est ainsi esquivé. Le pneuma en effet n’est pas une substance séparée à tout point de vue, étant donné qu’il n’est qu’une partie du corps de l’animal douée d’un certain nombre de qualités, déterminées par l'âme de ce dernier. Il ne s’agit donc pas d’affirmer que la matière du vivant doit être soustraite à toute forme de mélange. Car, au contraire, il faut admettre que le premier palier ontologique de la génération est le résultat d’une certaine mixtio. Non pas, certes, celle de deux semences, ni celle de la matière avec la forme, mais celle des qualités de la matière féminine qui se trouvent à être bouleversées par l’action «altérante» du sperme et par celle des corps célestes. Il faut, par conséquent, admettre que le passage de la puissance à l’acte, c’est-à-dire l’«émergence» de la forme du rejeton, se produit au moment où dans la matière, affinée par l’action chauffante de la semence paternelle et des mouvements célestes, la chaleur prend le dessus et l’emporte sur la qualité opposée de la froideur, de façon à produire une complexion capable de recevoir la vertu formatrice propre à l’espèce animale en question. C’est pourquoi on peut affirmer que la génération substantielle s’identifie à la génération d’une vis formativa dans les menstrues, c’est-à-dire d’une force qui s’engendre à l’issue de la production dans les menstrues d’une chaleur pneumatique. C’est en ce sens qu’on a affirmé que la puissance formatrice est le premier embryon de la forme-hexis qui se réalisera avec le développent de l’individu. C’est ce même paradigme, conçu dans ses caractéristiques les plus générales, qu’on a pu déceler dans le GC de la Phys. Même si l’explication fournie dans ce dernier traité est plus précise et raffinée que celle des CM, le paradigme explicatif ici en jeu est le même: il s’agit de comprendre la génération substantielle à l’aide de mêmes instruments que les autres changements. Certes, la génération substantielle ne peut être identifiée à aucune transformation accidentelle, mais elle partage avec ces dernières certains caractères qui la rapprochent d’un mou-

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

527

vement, notamment le fait de se produire à la suite d’un contact et d’une action/ passion, à l’issue desquels un ensemble de qualités sont transférées de l’agent au patient. Ce sont ces qualités qui vont constituer la complexion de la nouvelle substance engendrée. C’est pour défendre ce paradigme qu’Averroès s’oppose à la fois à Avicenne et à Ibn Bāǧǧa. Contre la doctrine d’un intellect séparé qui infuserait la forme substantielle dans une matière prédisposée par les agents sensibles, Averroès explique dans son commentaire du GA que la complexion et la forme substantielle ne peuvent procéder de deux agents différents. Ce n’est pas un intellect séparé qui donne la forme en acte à la matière féminine préalablement prédisposée par les agents sensibles. Ce n’est pas non plus la semence qui le fait. Dans les deux cas, explique Averroès, on serait contraint de conclure que la forme peut exister sans la matière et qu’elle s’y trouve, lorsqu’elle est instanciée dans un corps sensible, comme dans un lieu et non pas comme dans un substrat. La conséquence à laquelle cette thèse nécessairement conduit, comme Averroès le dira aussi dans le GC de Met. Z, est plus proche de la philosophie de Platon que de celle d’Aristote: si la forme substantielle et la forme de la complexion peuvent venir de deux agents différents, l’un intelligible, l’autre matériel, les formes du sensible seraient engendrées par des formes séparées. Mais si cela était le cas, les formes du sensible pourraient être engendrées à partir de rien et n’importe quelle forme pourrait s’instancier dans n’importe quelle matière. C’est cette critique qui est au cœur du CM du GA; en effet, comme Averroès l’avait assuré au tout début de son commentaire, cette thèse oblige plus généralement à nier la nécessité du rapport cause/effet qui au niveau du sublunaire constitue le fondement de toute recherche naturelle. Au niveau des espèces animales qui se reproduisent, le rapport qui lie la matière à la forme et, plus généralement, la substance individuelle à ces quatre causes prochaines doit être à la fois nécessaire et univoque: «En effet, espèce est une, puisque sa forme est une et que sa matière est aussi une: on ne peut trouver une forme que dans une seule matière, autrement il serait possible qu’il se produise la transmigration (al-tanāsuḫ) des âmes. En effet, le rapport de chaque chose à ses quatre causes est un rapport nécessaire. C’est pour cela que les définitions sont constituées de la matière et de la forme. Et il n’est pas possibles qu’une seule chose possède plusieurs définitions: les étants en effet diffèrent en fonction de leurs différentes définitions, mais si une seule et même chose pouvait avoir deux matières différentes, alors une seule et même chose pourrait avoir deux définitions différentes, ce qui est absolument faux»213. 213 Averroès, CM GA, f. 44 I3-K5: «Nam species ideo est una, quia eius forma est una et eius materia quoque una: neque potest reperiri una forma nisi in una tantum materia, nisi posset

528

Averroès

Chaque espèce est unique, car sa forme et sa matière sont nécessairement liées au point qu’il n’y a qu’une seule matière dans laquelle une forme d’une certaine espèce puisse inhérer. La conséquence de cette thèse au niveau épistémologique est que la définition de chaque espèce doit contenir aussi bien la matière que la forme. On a déjà repéré cette thèse dans le GC de la Phys. et on la trouvera à nouveau dans le GC de la Met.: à chaque forme une seule matière, à chaque vertu une seule complexion. Si ce n’était pas le cas, aucune définition ne serait plus nécessaire et la connaissance humaine, ainsi que la notion même de nature en seraient anéanties. C’est pour cette raison aussi que les espèces sont en nombre fini. On ne peut croiser indéfiniment les espèces, n’importe quoi ne peut s’engendrer de n’importe quoi, car chaque espèce n’a qu’une forme et une matière qui lui appartiennent en propre. Si une espèce pouvait s’engendrer d’une autre espèce quelle qu’elle soit, les espèces seraient infinies, mais à ce moment-là elles ne seraient plus connaissables214. Les conséquences de toute doctrine qui admettrait que la complexion et la forme substantielle sont dissociables et qu’elles viennent de deux agents différents, comme celle du Donneur des formes, sont donc à la fois ontologiques et épistémologiques. C’est pour éviter ces conséquences qu’il faut garantir aussi l’univocité du rapport causal entre l’agent sensible et son produit: c’est toujours le semblable qui engendre le semblable. Si un individu pouvait être engendré par n’importe quel autre individu ou si une espèce vivante pouvait s’engendrer aussi bien par des géniteurs semblables, que par le seul milieu ambiant (ne serait-ce dans le cas de certains insectes qui paraissent pouvoir s’engendrer à la fois par reproduction sexuée et à partir de la pourriture), la nature aurait fait quelque chose en vain, à savoir les géniteurs215. La conclusion, comme dans le cas précédent, serait toujours la même: la nature et la connaissance humaine qui remonte des effets aux causes n’auraient plus aucun fondement. C’est dans ce même cadre théorique qu’il faut interpréter la critique contre la doctrine de la génération spontanée de l’homme qu’Averroès attribue à Avicenne. Même si on examinera le cas des générations spontanées dans le chapitre suivant, il convient de considérer cette critique ici, parce que, comme on voudrait le montrer, on ne peut la comprendre en dehors du cadre théorique qu’on vient de tracer.

dari transmigratio illa dicta in Arabico Altansach. Nam proportio alicuius rei ad suas quatuor causas est proportio necessaria, ideoque definitiones constant ex materiis et formis; neque eidem rei possunt inesse duae definitiones diversae: differunt namque entia iuxta varias eorum definitiones, sed si una et eadem species posset habere dua materias diversas, tunc una et eadem species posset habere duas diversas definitiones; quod totum est falsum et vanum». 214 Averroès, CM GA I, f. 44 C5–9. 215 Averroès, CM GA I, f. 44 K12-M5.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

529

Dans un célèbre passage du GC de Phys. VIII, Averroès accuse Avicenne d’admettre que tous les animaux, y compris l’homme, peuvent s’engendrer d’une matière putride et, plus généralement, d’une matière qui ne leur est pas propre. En effet, explique Averroès, en supposant que l’homme ou n’importe quel autre animal puisse s’engendrer avec et sans semences, on supprime la nécessité (auferretur natura necessari) du rapport cause/effet, on doit admettre que les matières sont quelque chose d’inutile (ociosa) et que les espèces sont en nombre infini216. Cette même critique se retrouve dans un autre passage célèbre du GC de la Met., où Averroès l’expose plus succinctement et en fournit la cible ultime217. Il y affirme qu’Avicenne, comme la plupart «de ses contemporains», avait admis la possibilité que l’homme puisse s’engendrer à partir de la terre (turāb) et il conclut que cette erreur était la conséquence de la proximité d’Avicenne (mubāšaratahu) avec la science (ʿilm) ašʿarite. On a récemment conclu que cette critique de la doctrine d’Avicenne de la part d’Averroès doit être considérée comme tendancieuse et illégitime, car elle en serait plutôt une simplification et une distorsion218. D’après cette lecture, Averroès accuserait Avicenne i) d’avoir admis la possibilité que l’homme soit engendré d’une matière «trop simple» par rapport à la forme de l’homme, à savoir «la terre élémentaire» et ii) de l’avoir fait dans le but de justifier les préceptes coraniques. La distorsion viendrait, ainsi, d’une part, du fait qu’Avicenne n’affirme nulle part que la terre constitue la matière de l’homme, d’autre part, du fait que ni son approche ni ses enjeux ne peuvent se considérer comme théologiques. Avicenne, en effet, a bien affirmé que, dans des situations très exceptionnelles, l’homme peut s’engendrer sans géniteurs219, mais, en dépit de ce qu’Averroès lui reproche, il n’a ni soutenu que la terre était le substrat constitutif de l’homme 216 Averroès, GC Phys. VIII, c. 46, f. 387 E2-H8. Le passage est donc parfaitement parallèle au début du CM du GA. 217 Averroès,GC Met. α, c.15, p. 46, 18–47, 4 218 A. Bertolacci, «Averroes against Avicenna on Human Spontaneous Generation: The Starting-Point of a Lasting Debate», dans A. Akasoy et G. Giglioni (éds.), Renaissance Averroism and its Aftermath. Arabic Philosophy in Early Modern Europe, Springer, Dordrecht 2013, p. 37–54, qui définit la présentation d’Averroès comme une «intentional ideological simplification». 219 Avicenne, Al-Šifāʾ, al-Ṭabīʿʽiyyāt, al-Maʿādin wa-al-Āṯār al-ʿulwiyya, ʿAbd al-Ḥalīm Muntaṣir, Saʿīd Zāyid, ʿAbdallāh Ismāʿīl (éds.), al-Hayʾa al-ʿāmma li-šuʾūn al-maṭābiʿ al-amīriyya, al-Qāhira 1965 (dorénavant Avicenne, al-Maʿādin wa-al-Āṯār al-ʿulwiyya), II, 6, p. 76, 18–77, 4: «It is not objectionable that the animals and the plants, or some of their genera, passed away and then took place [again] through [spontaneous] generation rather than reproduction. For no demonstration whatsoever prevents things from existing and taking place, after their extinction, by way of [spontaneous] generation rather than reproduction. Many animals take place through both [spontaneous] generation and reproduction, and likewise [many] plants. Snakes can result from hairs, scorpions from clay (ṭīn) and lemon balm, mice can be [spontaneously] generated from mud, frogs from rain. But of all these things there is also reproduction» (trad. A. Bertolacci).

530

Averroès

engendré spontanément, ni n’a essayé de montrer que sa théorie s’accordait avec les doctrines exposées dans les textes sacrés. À la lumière des analyses précédentes, il nous semble nécessaire de nuancer ces conclusions. Concernant le premier point, il faut en effet comprendre que la critique d’Averroès ne consiste pas à accuser Avicenne d’avoir admis une matière «trop simple», à savoir la terre élémentaire, comme substrat de la forme humaine, mais d’avoir admis que l’espèce humaine puisse «s’engendrer à partir de» (yatawalladu min) la terre220 et que sa forme puisse «s’instancier dans» une matière «autre» que celle qui par nature lui est propre. L’erreur ontologique qu’Averroès attribue à Avicenne n’est donc pas celle d’avoir désigné la terre comme «matière prochaine» de la forme humaine, mais a) de l’avoir désignée comme «matière ex quo» de sa génération221, b) d’avoir par conséquent supposé que la matière ex quo (i.e. la terre) et la matière nutritive (i.e. le sang) de l’homme peuvent être différentes222, et c) d’avoir considéré, plus généralement, que la forme humaine puisse s’instancier dans plus d’une matière. Comme Averroès l’a expliqué dans son CM du GA, le fait d’admettre qu’une espèce, en l’occurrence l’espèce humaine, puisse avoir plusieurs matières ex quo revient à briser le lien nécessaire qui unit chaque forme à son substrat et, plus précisément, celui qui unit chaque forme substantielle à la complexion qui par nature lui sert de substrat. Peu importe, de ce point de vue, qu’on désigne la terre ou un mélange plus sophistiqué dérivé à partir d’elle comme matière de la supposée génération spontanée de l’espèce humaine, la conclusion demeure pour Averroès la même: on brise le lien nécessaire qui soude la forme à sa matière. Peu importe, faut-il encore préciser, qu’on puisse arriver par un processus plus ou moins compliqué de raffinement de la matière ex quo (la terre, par exemple) à la même matière constitutive (en l’occurrence le sang), l’erreur est pour Averroès le même, celui d’avoir nier la thèse qui affirme que chaque espèce ne doit avoir qu’une seule matière ex quo et une seule matière constitutive. La rupture du lien de nécessité qui soude les causes formelle et matérielle se retrouve au niveau de la causalité efficiente. La thèse qui consiste à admettre qu’une espèce puisse avoir plusieurs matières est solidaire de celle qui suppose 220 Averroès, GC Met. α3, c.15, p. 47, l. 1. 221 Concernant cette thèse, par ailleurs, on ne peut manquer de signaler un passage, dans la partie du Šifāʾ consacrée aux Météorologiques, où Avicenne semble bien admettre la possibilité qu’à l’équateur se forme un certain mélange à partir de la terre capable de recevoir la forme humaine. Cf. Avicenne, al-Maʿādin wa-al-Āṯār al-ʿulwiyya, p. 27. Cette thèse est reprise par Ibn Ṭufayl, qui dans son Ḥayy Ibn Yaqẓān présente cette thèse plus dans le détail. Sur la présentation d’Ibn Ṭufayl, voir R. Kruk, «Ibn Ṭufayl: A Medieval Scholar’s Views on Nature», dans L.I. Conrad (éd.), The World of Ibn Ṭufayl: Interdisciplinary Perspectives on Ḥayy Ibn Yaqẓān, Brill, Leiden 1996, p. 69–89. 222 Il faut tenir compte à ce propos de tous les passages dans lesquels Averroès insiste sur la thèse qui affirme que dans le cas des vivipares, dont l’homme, le sang est à la fois la matière ex quo de la génération et la matière substrat de la forme de l’engendré.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

531

qu’une espèce puisse être engendrée aussi bien avec et sans semence, à savoir avec et sans géniteurs. Dans ce cadre, l’erreur attribuée à Avicenne est celle d’avoir considéré que, dans la supposée génération spontanée de l’homme, le Donneur des formes puisse prendre la place du père. Si une espèce qui s’engendre par nature par reproduction sexuelle (que ce soit celle de l’homme ou de n’importe quel autre vivant) pouvait s’engendrer aussi sans géniteurs, la conséquence serait toujours la même, celle de briser le lien nécessaire qui soude la cause agente sensible à son effet. Peu importe que cela ne se produise qu’à certaines conditions et dans des situations exceptionnelles. Comme Averroès l’a expliqué au début de son CM du GA, si une espèce pouvait s’engendrer de plusieurs matières, avec ou sans géniteurs, les matières sensibles et les agents sublunaires seraient ociosae et superfluae. C’est cette double erreur ontologique qu’Averroès attribue Avicenne et c’est en raison d’elle que, dans le GC de Met. α, il l’accuse d’avoir suivi la doctrine ašʿarite223. En effet, s’il accuse Avicenne de suivre les ašʿarites, il ne le fait ni parce que ce dernier adopterait d’après lui une méthode dialectique224, ni parce qu’il essaierait de justifier les doctrines sacrées. L’erreur dont Averroès accuse ici Avicenne est celle de ne plus pouvoir maintenir la nécessité per se du rapport entre l’effet et ses quatre causes. De ce point de vue, Averroès ne fait que porter la doctrine d’Avicenne à ses extrêmes conséquences. Admettre une exception dans l’ordre naturel des choses, que ce soit dans le cas de l’espèce humaine ou dans celui d’une autre espèce qui se reproduit, c’est nécessairement s’engager dans la voie de la théologie ou, comme le dit Averroès, de la science (ʿilm) ašʿarite225. 223 Pour une présentation plus détaillée de ces doctrines et du rôle qu’elles ont joué dans la critique contre Avicenne, voir chap. IX. 224 J’ai examiné l’un des aspects de cette critique dans l’article, C. Cerami, «Signe physique, signe métaphysique. Averroès contre Avicenne sur le statut épistémologique des sciences de l’être», dans ead. (éd.), Nature et sagesse. 225 Il est crucial à ce propos de rappeler la célèbre polémique qui opposent les muʿtazilites de Bagdad et ceux de Basra. D’après ce que nous relate Abū Rašīd al-Nīsābūrī, les bagdadiens, et notamment Abū al-Qāsim al-Kaʿbī al-Balḫī, refusent la possibilité qu’un individu dans une espèce puisse s’engendrer d’un autre individu appartenant à une autre espèce (par exemple, le blé de l’orge, l’homme d’autre chose que d’un autre homme) et, plus en général, qu’une substance puisse s’engendrer de ce qui n’a pas le «pouvoir» de l’engendrer, sans que change aussi «la nature» inhérente à la chose (cf. Abū Rašiˉd al-Niˉsaˉ buˉriˉ, Al-Masāʾil fī al-khilāf bayna al-Baṣriyyīn wa-al-Baġdādiyyīn, M. Ziyāda et R. al-Sayyid (éds.), Maʿhad al-Inmāʾ alʿArabī, Bayrūt 1979, p. 133–139); les basriens, en revanche, affirmaient que Dieu a le «pouvoir» de faire directement engendrer le blé de l’orge et un animal différent de la semence de l’homme, sans nécessairement changer leur nature (cf. ibidem). À ce texte on peut ajouter, un passage du Kitāb awā’il al-maqālāt du Šayḫ al-Mufīd, dans lequel ce dernier fait état de ce même débat (Šayḫ al-Mufiˉd, Kitāb Awāʾil al-Maqālat (Principle Theses), edited by M. Mohaghegh, English Introduction by M.J. McDermott, Institute of Islamic Studies, 1993 Tehrān, p. 44; trad. dans M.J. McDermott, The Theology of al-Shaykh al-Mufīd, Dār el-Machreq, Bayrūt 1978, p. 215). Si on peut exclure qu’Averroès ait eu accès direct à ces sources, on ne peut écarter

532

Averroès

Ce n’est donc pas en raison de la «tendance théologique»226 de sa doctrine qu’Averroès condamne Avicenne et qu’il l’accuse de trop s’apparenter «de la science ašʿarite», mais en raison des thèses ontologiques que, d’après lui, elle implique et qu’elle partage avec elle227. La thèse commune serait celle d’accorder que seul un être séparé peut agir de façon véritable, tandis que les causes sensibles ne font que prédisposer la matière228. L’erreur commune serait donc, d’après Averroès, celle de ne pouvoir plus maintenir la nécessité du rapport entre l’effet et ses quatre causes et de devoir nier par cela même la notion de nature, ainsi que le fondement de la connaissance humaine. Cette hypothèse est confirmée par les lignes qui précèdent le passage du GC de Met. α cité plus haut. En commentant Met. α3, 994 b32–995 a5, Averroès affirme avec Aristote qu’on connaît plus facilement ce qui nous est habituel; au-delà du propos de ce dernier, il assure toutefois que cet aspect de l’apprentissage humain constitue parfois un empêchement pour celui qui veut atteindre la vérité. C’est le cas, explique Averroès, des hommes qui dans leur enfance ont côtoyé ceux qui pratiquent «la science du kalām». Ayant entendu d’eux que tout ce qui existe relève du possible et rien du nécessaire et qu’on ne peut connaître la nécessité du lien entre l’effet et la cause, ces hommes nient l’existence de la nature et de la connaissance humaine229. Ce passage montre donc bien que l’erreur attribuée, dans ce contexte, aux ašʿarites est celle d’avoir dénié la nécessité du lien cause/effet et d’avoir, par là, ôté à la connaissance humaine tout fondement. C’est dans ce même cadre qu’il faut interpréter la polémique contre Avicenne des lignes suivantes. Averroès s’attaque à la thèse qui veut que l’homme puisse s’engendrer spontanément, parce qu’en tant qu’elle admet une exception dans l’ordre naturel des choses, elle ébranle les fondements de la nature et de la connaissance humaine.

l’hypothèse qu’Avicenne connaissait ce débat lorsqu’il affirmait que l’homme peut s’engendrer sans la semence du géniteur. Sur ces passages, voir M. Rashed (éd.), Al-Ḥasan ibn Mūsā al-Nawbakhtī. Commentary on Aristotle De generatione et corruptione, W. De Gruyter, Berlin-New York 2015. 226 Bertolacci, «Averroes against Avicenna», p. 52. 227 Il ne faut pas croire pour autant qu’Averroès ne saisisse pas la portée aristotélicienne et anti-ašʿarite de la doctrine d’Avicenne. On verra dans le chapitre suivant que c’est précisément dans la mesure où Averroès la conçoit comme une réponse possible à l’ontologie ašʿarite qu’il se montre à son égard d’autant plus violent. Comme on l’a vu dans le cas de la théorie du signe, le véritable «pôle négatif» de la doctrine d’Averroès n’est pas Avicenne, mais le kalām ašʿarite. Si Averroès s’attaque si violemment à la doctrine d’Avicenne, c’est qu’il l’accuse de ne pas avoir bâti une ontologie assez forte pour répondre à l’ontologie occasionaliste ašʿarite. On reviendra sur cette question dans le chap. IX. 228 On verra qu’Averroès tire explicitement cette conclusion dans le GC de Met. Z9. 229 Averroès, GC Met. α3, c. 14, 43, 5–44, 11.

La voie vers le plus parfait. L’étude propre de la génération substantielle

533

C’est dans ce même cadre théorique qu’il faut comprendre aussi l’autre critique qu’on trouve au début du CM du GA, adressée non pas à Avienne, mais aux alchimistes230. C’est en effet une erreur du même type qu’Averroès attribue dans ce passage à «ceux qui croient qu’un corps naturel inanimé puisse s’engendrer par nature et par art». Admettre, comme le font les alchimistes231, qu’on puisse engendrer de l’or à partir d’une pierre, c’est rompre le lien nécessaire qui lie la forme de l’or à sa matière et à sa complexion. Dans ce cas aussi, la connaissance humaine et la nature s’écrouleraient: aucune proposition ne serait plus nécessaire; mais sans nécessité l’ordre naturel ne pourra être connaissable. D’après Averroès, dans cette doctrine, comme dans la doctrine ašʿarite et dans celle d’Avicenne portée à ses extrêmes conséquences, il faut conclure que si l’effet et ses quatre causes ne sont pas liés par un rapport absolument nécessaire, la nature n’aurait plus aucun ordre et la connaissance humaine perdrait tout son fondement232. On a là l’enjeu ultime de l’étude de la génération substantielle. La possibilité de connaître la nature, explique Averroès, doit être garantie par la nécessité du rapport entre l’effet et la cause et non pas par le simple fait que ce rapport est maintenu éternellement. Fonder l’ordre naturel sur la simple sempi-éternité de sa durée, reviendrait à en éliminer le caractère nécessaire233. S’attaquant à Avicenne pour repousser ultimement l’occasionalisme ašʿarite, Averroès conclut que si la nécessité par soi du rapport entre l’effet et ses quatre causes n’était pas garantie, toute connaissance humaine, au niveau physique et métaphysique, s’écroulerait. La matière et la forme, conclut Averroès, doivent être nécessairement liées l’une à l’autre, aussi bien dans le monde supralunaire que dans le monde de la génération et de la corruption: à une seule forme une seule matière, à une seule vertu une seule complexion, même si cette complexion, à la différence de la forme substantielle peut varier selon le plus et le moins. Contre toute théorie qui impliquerait une séparation de la forme et de la matière, Averroès assure que les qualités affectives des corps simples et les complexions des corps composés doivent être conçues comme des concomitants essentiels de la forme substantielle. C’est ainsi qu’Averroès estime pouvoir sauvegarder l’ancrage des formes substantielles au sensible et le lien néces230 Averroès, CM GA I, f. 44 L8–13. 231 L’allusion est sans doute à Ǧābir Ibn Hayyān et à ces partisans, qui non seulement défendaient la possibilité de reproduire «par art» les produits de la nature, mais considéraient comme possible la génération spontanée de l’homme. Voir à ce propos, Ǧaˉ bir ibn Hayyaˉ n. Contribution à l’histoire des idées scientifiques dans l’Islam, T. I: Le corpus des écrits jabiriens, T. II: Jābir et la science grecque, P. Kraus (éd.), IFAO, MIE, al-Qāhira 1942, (rééd. aux Belles Lettres, Paris 1986), p. 341–92. 232 Il faut accorder qu’Averroès adopte une posture dialectique dans le fait d’associer, même implicitement, ces trois doctrines, alors même qu’Avicenne ne cesse d’accuser et réfuter les théories alchimiques de son temps. Voir sur ce point, G.C. Anawati «Avicenne et l’alchimie», dans Oriente e Occidente nel Medioevo, Accademia nazionale dei Lincei, Rome 1971, p. 285–341. 233 Averroès, CM GA I, f. 44 M9–45 B5.

534

Averroès

saire entre la cause agent et son effet. Les formes qualitatives des complexions constituent le soubassement ontologique qui permet l’instanciation de la forme substantielle. Elles deviennent la cheville ouvrière de l’hylémorphisme aristotélicien. Elles ne peuvent être séparées des formes substantielles dont elles sont les concomitants et elles manifestent un aspect essentiel des substances qui permet de les classer, même si, comme on l’a montré, ce sont les formes substantielles qui donnent le véritable principe de classement. C’est toujours par ces concomitants que l’agent sensible est dit véritablement agir sur la matière. C’est en effet par eux que la forme de la substance composée qui agit opère sur la matière dont la nouvelle substance va s’engendrer. C’est à ces conclusions que l’étude physique de la génération a permis d’arriver. Elle nous a dévoilé un projet philosophique cohérent et novateur qui ne peut se comprendre en dehors du contexte polémique qui oppose Averroès à ses directs prédécesseurs et de celui qui le place dans la continuité du néo-aristotélisme engagé par Alexandre d’Aphrodise. Averroès a montré que la science physique de l’être générable permet d’établir les principes de la génération et d’en comprendre la nature. Il reste toutefois à définir les notions de détermination et de réalisation, car on ne donne un fondement à la génération absolue que lorsqu’on pose quelque chose qui est en un sens absolu. C’est ce qui signifie quelque chose de déterminé, c’est-à-dire ce qui est antérieur et plus saisissable du point de vue de l’intellect. C’est ce principe qui permet aussi de définir le critère ultime sur la base duquel établir l’échelle des étants. Or, expliquer la nature précise de cet être et démontrer que ceci est la forme et la substance première, en tant qu’acte, est le but d’une autre science: la scientia divina.

Chapitre IX La noblesse de l’être: physique, ontologie et théologie dans le Grand Commentaire de la Métaphysique «Par la substance première, a voulu dire le principe premier des substances, et c’est Dieu, qu’Il soit loué. Et si la science physique n’est pas cette science, c’est parce que la n’étudie pas l’être premier, et le premier ici est l’antérieur selon la noblesse de l’être et la causalité»1.

§ 1. La métaphysique comme science On a montré dans le chapitre VII que, d’après Averroès, la science de la nature a comme genre-sujet (subiectum) l’être en tant que doué de mouvement et comme but ultime (intentio) la saisie des quatre genres de causes, ainsi que celle des deux causes premières et simples qui déterminent l’être de son genre-sujet. On a également clarifié l’importance que cette distinction ainsi que celle entre les causae simplices, primae et universales et les causae compositae, secundae et particulares, ont dans le système épistémologique d’Averroès. Ces deux distinctions sont en effet nécessaires pour comprendre le statut épistémologique de la science de la nature. On voudrait à présent montrer qu’elles permettent aussi de déterminer celui de la philosophie première. Par cette analyse, on atteindra la dernière étape de cette étude: comprendre le but qu’Averroès attribue aux développements sur la génération qu’on trouve dans la Métaphysique, ainsi que le rapport qui, d’après lui, soude la science du devenir à la science de l’être. Dans ce but, on va examiner de près le GC de Met. Z7–9; on verra que dans le cas de ce commentaire, comme dans les autres, la traduction arabe qu’Averroès commente joue un rôle crucial2. 1 Averroès, GC Met. Γ, c. 7, p. 340 16–19. 2 Nombreuses sont à présent les études fouillées sur les traductions arabes du texte grec de la Métaphysique. Entre le IXe et le Xe siècle, le traité a été traduit, entièrement ou partiellement, par plusieurs traducteurs soit du syriaque, soit directement de l’arabe. Dans le Fihrist, parmi les traductions arabes de la Métaphysique, Ibn al-Nadīm signale celle d’Usṭāṯ, celle de Šamlī, celle d’Isḥāq ibn Ḥunayn, celle d’Abū Bišr Mattā et celle de Yaḥyā ibn A ͑ dī (cf. al-Fihrist, p. 251, 25–252, 1). La seule intégralement conservée est celle d’Usṭāṯ (première moitié du IXe siècle),

536

Averroès

On a vu, concernant la physique et la métaphysique, que leur rapport implique, d’après Averroès, qu’elles se distinguent ultimement en vertu de leur genre-sujet et, par conséquent, des causes auxquelles chacune d’elles aboutit. On va expliquer à présent de quelle façon cette lecture assure à la métaphysique sa primauté par rapport à la physique, en même temps que son universalité. Pour cela, il nous faudra commencer par une analyse des passages du GC de Met. B, Γ et Λ qui traitent de la nature universelle et première de la métaphysique. C’est une fois qu’on aura précisé les raisons qui garantissent à la métaphysique son statut épistémologique à part, qu’on comprendra de quelle façon l’étude de la génération intervient dans la recherche qui la caractérise en tant que science de l’être, à savoir celle de la substance première.

§ 1.1. La primauté de la science des causes suprêmes En se fondant sur les affirmations des Analytiques Postérieurs et du début de la Physique, Averroès a déclaré dans son GC de Phys. I 1 que tout scientifique parvient à son but lorsqu’il dévoile les causes de son genre-sujet, ainsi que les causes de ses concomitants3. Ce même raisonnement vaut aussi bien pour le physicien que pour celui qu’Averroès appelle tantôt «le maître de la philosophie première» (ṣāḥib al-falsafa al-ūlā) tantôt «le maître divin» (al-ṣāḥib al-ilāhī). En d’autres termes, les deux sciences, la physique et la philosophie première, doivent parvenir aux causes du genre d’être qui leur est propre. Le même propos est confirmé dans le GC de Met. B1 où Averroès déclare que l’objet de la «science recherchée» est l’être en tant qu’être, ou plus précisément

qui se trouve dans les lemmes du GC de la Met. d’Averroès transmis dans le manuscrit unique de Leyde (Or. 2074). Pour certains livres, dans son GC, Averroès rapporte et utilise des traductions alternatives; mais on peut être sûr qu’en ce qui concerne le livre Z Averroès ne possédait que celle d’Usṭāṯ, étant donné qu’à deux reprises dans le GC de Z7 il comble une lacune de son texte arabe avec la partie correspondante de l’abrégé de Nicolas de Damas. Sur l’histoire des traductions arabes, voir M. Bouyges, Notice, dans Averroès, Tafsir ma baʿd at-Tabiʿat. Texte arabe inédit établi par M. Bouyges, Imprimerie Catholique, Bayrūt 1952, p. cxvi-cxxiv; Peters, Aristoteles Arabus, p. 49–52; A. Martin, «Aristote de Stagire. La Métaphysique. Tradition syriaque et arabe», dans Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques, vol. I, p. 528–34; C. D’Ancona Costa, La casa della sapienza. La trasmissione della metafisica greca e la formazione della filosofia araba, Guerini, Milano 1996, p. 57–65; C. Martini Bonadeo, «Mise à jour bibliographique de La Métaphysique. Tradition syriaque et arabe», dans Goulet (éd.), Dictionnaire des Philosophes Antiques, Supplément, p. 259–264; ead., Abd al-Laṭīf alBaġdādī’s Philosophical Journey. From Aristotle’s Metaphysics to the ‘Metaphysical Science’, Brill, Leiden-Boston 2013, p. 9–56; A. Bertolacci, «On the Arabic Translations of Aristotle’s Metaphysics», Arabic Sciences and Philosophy, 15, 2005, p. 241–275. 3 Averroès, GC Phys., f. 1 C8–15.

La noblesse de l’être

537

«l’être absolu» (al-mawǧūd al-muṭlaq)4 et que c’est de cet être que la science qui l’étudie doit saisir les causes. Concernant l’être comme objet de science, Averroès explique que s’il y a, en effet, des sciences théorétiques qui étudient l’être d’un point de vue limité et relatif et qui sont pour cette raison des sciences «particulières», il faut également qu’il existe une science qui étudie l’être d’un point de vue absolu, c’est-à-dire une science qui étudie l’être en tant qu’être. En affirmant cela, Averroès annonce d’emblée ce qu’Aristote affirmera seulement au livre Γ et il lit les apories du livre B à la lumière de ces affirmations5. La présentation de l’objet de la science recherchée est toutefois à peine ébauchée. Averroès nous dit simplement que cette science a en propre l’étude de l’être au sens absolu. Encore faut-il expliquer ce que l’expression «être absolu» désigne et définir quelle est l’intentio de la science recherchée. Car si le Commentateur déclare que la philosophie première, comme toute autre science, doit repérer les causes premières et les causes des concomitants de l’objet qu’elle étudie, il ne nous dit pas explicitement dans le commentaire à B1 quelles sont les causes qu’elle doit rechercher. C’est dans le commentaire du chapitre suivant qu’Averroès va élucider ce point en montrant que la science métaphysique doit être considérée comme première en vertu du statut des causes dont elle étudie les instances ultimes6. Aristote se demande dans la première des apories analysées dans le livre B7 si les quatre causes peuvent faire l’objet d’une seule science, alors qu’elles ne sont pas des contraires et qu’elles ne se trouvent pas dans tout type d’étant. Lorsqu’il commente cette aporie, Averroès ne se contente pas d’expliquer la difficulté envisagée par Aristote, il en annonce en même temps la solution. Il explique d’abord que s’il existe effectivement une science de toutes les causes, celle-ci sera du même coup la science de toutes les choses et elle méritera, pour cette raison, d’être appelée «sagesse» (ḥikma) et d’être considérée comme la science première. Il rétorque ensuite qu’étant donné qu’il existe différents «genres d’étants» (aǧnās al-mawǧūdāt) et qu’il est «connu par soi» (maʿlūm bi-nafisihi)8 que l’on ne trouve pas dans chacun d’eux les quatre types de cause – c’est le cas, par exemple, des êtres immobiles objet des mathématiques, pour lesquels on 4 Averroès, GC Met. B, c. 1, p. 167, 13: «[…] les deux sciences ont le même sujet, à savoir l’être absolu». Les traductions du GC de Met. B, sauf indication contraire, sont tirées de Averroès, Grand Commentaire (Tafsīr) de la “Métaphysique”, Livre Bêta, précédé de Averroès et les apories de la Métaphysique d’Aristote par L. Bauloye, presentation et traduction par L. Bauloye, Vrin, Paris 2002 (dorénavant Bauloye, Grand Commentaire Met. B). 5 C’est en effet dans le livre Γ, d’après Averroès, qu’Aristote dénoue la plupart des apories du livre B. 6 Bauloye, Averroès, Grand Commentaire, p. 113–181. 7 Aristote, Met. B2, 996 a18 et sq. 8 Averroès, GC Met. B, c. 3, p. 186, 8.

538

Averroès

ne trouve ni de cause motrice ni de cause finale –, on pourrait supposer que la sagesse n’existe pas. L’argument est le suivant: s’il y a différents genres d’étants, il y a donc nécessairement différentes causes et, par conséquent, différentes sciences. Les genres d’étants auxquels Averroès fait référence sont ceux qu’il a énumérés au début de son commentaire à B1: les choses naturelles, les choses mathématiques et les choses séparées9. En posant cette distinction à la base de son raisonnement, Averroès annonce, une fois de plus, ce qu’Aristote expliquera seulement dans les livres suivants. Cette distinction en effet correspond à celle énoncée en Met. E1 entre les êtres non séparés et mobiles, les êtres non séparés et immobiles et les êtres séparés et immobiles10. Cet argument, réplique aussitôt Averroès, ne conduit pas à nier l’existence d’une science de toutes les causes, car au moins la physique traite bien de tous les genres de causes. Des quatre genres de causes, comme on l’a vu dans le GC de la Physique11, la métaphysique ne considère pas la cause matérielle, et si elle analyse la cause matérielle première, elle ne la considère pas comme substrat de la génération, mais comme substance en puissance. Les mathématiques, de leur côté, ne traitent que de la cause formelle. Seule la physique étudie donc les quatre genres de causes, en recherchant les causes prochaines dans les quatre genres et les causes les plus éloignées dans les genres de la cause matérielle et motrice. De ce point de vue, la physique pourrait aspirer au titre de science première; il n’en reste pas moins qu’elle ne parvient pas aux causes finale et formelle ultimes. Dans son commentaire de Met. B2, Averroès reprend la même idée et affirme que s’il revient au physicien de démontrer l’existence de la dernière cause motrice et de la première cause matérielle, c’est à celui qui possède la «sagesse» qu’il incombe de traiter de la première forme et de la première fin12. La science physique ne peut prétendre au titre de sagesse car, bien qu’elle étudie les causes prochaines dans les quatre genres de causes, elle ne nous permet pas d’atteindre la connaissance des causes formelle et finale dernières. On a déjà expliqué que cette caractéristique de la physique ne doit pas être considérée comme une marque de faiblesse, mais d’autonomie. Cela, en effet, découle du fait que la phy9 Averroès, GC Met. B, c. 2, p. 175, 9–10. 10 Aristote, Met. E1, 1026 a14–16. Dans son édition, Ross suit la correction de Schwegler qui, en suivant la leçon transmise par la traduction latine qu’on appelle translatio media, propose de remplacer le terme ἀχώριστα – transmis par toute la tradition grecque – qui définit à la ligne a14 l’objet de la physique, par le terme χωριστά. Les objets de la physique seraient, donc, séparés et mobiles, parce qu’ils seraient capables de subsister par eux mêmes et doués de mouvement: «in the sense that they exist separetely». La traduction arabe se range du côté de la tradition grecque et présente la variante ἀχώριστα, «les choses non séparées» (ašyāʾ lā tufāriq). La physique en ce sens aurait comme genre-sujet les êtres mobiles et non séparés. 11 Averroès, GC Phys. I, c. 1, f. 6 B13-C5. 12 Averroès, GC Met. B, c. 3, p. 192, 1–5.

La noblesse de l’être

539

sique étudie l’être en mouvement et que la cause motrice et la cause matérielle ultimes, ainsi que l’ensemble des quatre causes prises comme genres, suffisent à en rendre raison. On a également expliqué que c’est pour la même raison que l’étude de la cause ultime dans les genres de la cause formelle et finale relève de la métaphysique. Averroès en effet a assuré dans le GC de la Phys. que l’étude de la dernière forme, dont la physique a montré qu’elle est séparée, revient à celui qui étudie l’être en tant que tel, puisque l’être en tant que tel se divise d’emblée en substance et accident et que la forme est substance de façon éminente. Cependant, il n’a expliqué ni pourquoi le fait d’étudier ces deux causes confère à la métaphysique le titre de science première, ni pourquoi la forme est substance première. C’est dans le GC de la Met. qu’il entreprend de le faire, en expliquant que la métaphysique est la science première parce qu’elle étudie les deux causes premières qui conduisent à la connaissance la plus parfaite qui soit: «Ce qu’on appelle sagesse, c’est ce qui fait aussi connaître, avec la cause finale première, la cause première qui est la forme et la substance. Car la science qui se rapporte à la connaissance des causes premières qui, au plus haut point, font connaître les choses, est aussi la science qui est la plus digne de s’appeler “sagesse”»13. C’est la supériorité des causes qu’elle étudie qui fait de la sagesse la science première. Cette considération épistémologique, d’après laquelle certaines causes sont supérieures à d’autres quant à leur vertu épistémique, était absente du GC de la Phys., même si le principe foncièrement aristotélicien qui la fonde était implicitement admis: on peut connaître une chose de différentes manières, mais on la connaît le plus intimement lorsqu’on connaît «ce qu’elle est». En effet, dans les quatre genres de causes, les genres des causes formelle et finale sont ceux qui font connaître chaque chose le plus parfaitement14, car on connaît une chose le plus parfaitement, lorsqu’on connaît sa substance et que l’on est capable d’énoncer ce qu’elle est en soi: «En effet, la chose, comme l’a dit , se connaît de plusieurs manières, mais ce par quoi on la connaît le plus parfaitement, c’est par sa substance. En raison de ce qu’ a dit, il est nécessaire que cette science soit appelée “sagesse”, et non la science naturelle. En effet, la science naturelle étudie aussi les deux causes premières, le moteur et la matière, tandis que cette étudie les deux causes les plus éloignées, la forme et la fin. Et c’est en raison 13 Ibid., p. 190, 9–12. 14 Cette explication montre bien que d’après Averroès il faut comprendre le mouvement et le devenir en général comme un concomitant de l’être sensible, ou pour le dire avec la terminologie du DC, comme l’une des opérations de l’étant sensible.

540

Averroès

de la supériorité (faḍl) de ces deux causes sur les deux autres que cette science est supérieure à la science naturelle»15. La supériorité des causes formelle et finale découle donc directement de leur «vertu épistémique», car elles sont supérieures aux autres causes dans la mesure où elles nous assurent la connaissance la plus parfaite et la plus essentielle des êtres. La cause formelle, en effet, est supérieure aux autres causes parce que la connaissance de la chose qu’elle confère surpasse la connaissance qu’on en obtient par les autres choses présentes en elle16. Quant à la fin, assure Averroès, elle est supérieure parce que les autres causes ne sont qu’en raison d’elle17. La supériorité de la sagesse, par conséquent, découle du fait qu’elle recherche ces deux genres de causes, en même temps que les causes ultimes rangées sous eux. Averroès paraît ainsi ne pas hésiter à identifier la connaissance que la forme nous donne d’une chose avec la connaissance de la substance de cette chose, c’est-à-dire, donc, à assimiler la sagesse et la science de la substance: «Ce qui indique que la science de la substance est la science de la chose la plus achevée (atamm) qui soit, c’est que quand nous cherchons à connaître chacune des choses par une démonstration, nous ne croyons la connaître que quand nous croyons la connaître par ce qu’elle est (bi-mā huwa), c’est-à-dire par sa substance et sa définition»18. La science première est donc la connaissance de la substance des choses et, même si l’identité entre la forme, la substance et la fin d’une chose n’est affirmée que de manière allusive, il ressort manifestement du raisonnement d’Averroès que c’est sur cette identité que repose la possibilité même de concevoir une science première. Ce n’est toutefois pas dans le commentaire à B2 que cette identité est expressément formulée, pas plus, d’ailleurs, que la démonstration de l’universalité de la science métaphysique. Cela, d’après Averroès, sera le but des premiers chapitres du livre Γ et du livre E, mais surtout des livres centraux, consacrés à la substance sublunaire, et du livre Λ, consacré ultimement à démontrer l’identité des causes formelle et finale ultimes. Ce qu’Aristote a démontré jusqu’à présent, c’est que toute science étudie un ou plusieurs genres de causes, qu’il n’y a que deux sciences qui étudient les causes premières et que la sagesse est la science qui a en propre l’étude de la 15 Averroès, GC Met. B, c. 3, p. 190, 13–18. 16 Ibid., p. 190, 18–191, 2. 17 On reviendra par la suite sur la suprématie de la cause finale, non seulement parce qu’elle met encore une fois en lumière l’influence de l’essentialisme d’Alexandre sur Averroès, mais parce qu’elle nous donnera l’ultime clé pour comprendre la raison qui explique l’unité et la primauté de la métaphysique. 18 Ibid., p. 191, 6–8.

La noblesse de l’être

541

forme première et de la fin première19. Si elle traite aussi des autres causes et si donc, d’une certaine manière, elle est la science de toutes les quatre à la fois, c’est d’une façon indirecte. La sagesse est la science de toutes les causes non pas, comme la physique, parce qu’elle recherche les quatre genres de causes, mais parce qu’elle étudie les causes premières auxquelles toutes les autres causes se rapportent20. Pour la même raison elle est la science la plus noble et la plus parfaite qui soit, même par rapport à la physique, parce qu’elle a comme but ultime l’étude des causes ultimes dans les genres de causes qui nous assurent la connaissance la plus parfaite qu’on puisse avoir. Il faut maintenant démontrer qu’elle est aussi la plus universelle qui soit, c’est-à-dire la science de tous les êtres existants. Averroès expliquera ainsi, dans le commentaire du livre Γ, que l’universalité de cette science tient à la nature ontologique de son genre-sujet. Concernant le genre-sujet et l’universalité de la métaphysique, les lecteurs médiévaux et modernes d’Averroès ont signalé que ce dernier semble hésiter entre deux positions21: 1) une position que l’on pourrait appeler «ontologisante» qui consiste à considérer l’être en tant qu’être comme le subiectum de la science première et la forme et la fin premières comme son but ultime; 2) une position qu’on pourrait appeler «théologisante» qui consiste à considérer les substances séparées comme le véritable sujet de la métaphysique. On voudrait montrer qu’il ne faut voir dans les affirmations d’Averroès ni contradiction ni hésitation. Ses propos apparemment contradictoires s’expliquent une fois que l’on comprend que l’unité de la métaphysique est fondée, d’après lui, sur le fait d’admettre que le genre-sujet de la métaphysique, l’être en tant qu’être, constitue un genre au sens large prédiqué de ces instances selon l’antérieur et le postérieur et que ce rapport d’antériorité et de postériorité subsiste également au sein de la catégorie de la substance, qui constitue quant à elle un genre au sens propre. La solution d’Averroès, pour le dire d’avance, consiste à appliquer à l’être et à la catégorie de la substance le principe ontologique selon lequel la cause de quelque chose est cette même chose, mais à un degré supérieur. On verra alors que cette solution revient à interpréter le rapport πρὸς ἕν comme impliquant une relation de causalité et, par conséquent, d’antériorité ontologique entre le 19 Averroès, GC Met. B, c. 3, p. 192, 1–4: «Il ressort manifestement de ceci qu’il y a une science propre à la connaissance de chacun des genres de ces causes, et qu’il y a une seule science appelée “sagesse”. C’est elle qui a en propre l’étude de la forme première et de la fin première». 20 On va expliquer dans les pages qui suivent la raison pour laquelle la cause finale est cause de toutes les causes. Pour le dire d’avance, l’hypothèse qu’on propose est que la fin est une cause supérieure aux autres, d’après Averroès, car elle s’identifie à l’acte et à l’accomplissement, qui est le principe méta-causal qui constitue le fondement ultime de l’être dans son entier. 21 Pour une analyse des textes marquants, voir Bertolacci, «Avicenna and Averroes on the Proof».

542

Averroès

sens premier et ceux qui se disent par rapport à lui. C’est en vertu de cette lecture qu’Averroès peut affirmer sans contradiction que le genre-sujet de la métaphysique est constitué aussi bien par l’être en tant que tel, que par les formes séparées22. Cette explication permettra également de comprendre de quelle façon la cause formelle et finale ultime agit sur le cosmos et en quel sens la cause finale première est en un sens la première de toutes les causes.

§ 1.2. La lecture causale du πρὸς ἕν et l’ontologie gradualiste au fondement de l’unité et de l’universalité de la métaphysique Averroès estime trouver la démonstration de l’unité et de l’universalité de la science première dans le livre Γ où se trouve exposée la doctrine de l’unité πρὸς ἕν de l’être. Au début du commentaire de ce chapitre, Averroès déclare que le terme «être» fait partie d’une espèce de noms qui sont dits des choses «relativement à une chose une»: «Le nom d’être se dit de plusieurs espèces, mais il ne se dit pas de l’espèce homonyme, comme al-ʿayn se dit de l’or, de la partie du corps, du petit fleuve et des autres noms. Il ne se dit pas non plus par synonymie comme l’animal et l’homme. L’être fait partie d’une espèce de noms qui sont dits des choses relativement à une chose une. Ce sont celles qui sont connues dans l’art de la logique comme ce qui est dit selon l’antérieur et le postérieur, car elles sont intermédiaires entre la synonymie et l’homonymie»23. La relation πρὸς ἕν, qui fonde d’après Aristote l’unité des sens de l’être, implique pour Averroès que le premier sens «par rapport auquel les autres sont dits» leur est antérieur. Cette relation implique donc que les éléments en jeu dans la relation πρὸς ἕν appartiennent tous à une même classe, mais qu’ils soient ordonnés selon un rapport d’antériorité et de postériorité. C’est en ce sens qu’Averroès affirme que les choses qui se disent en un sens unique, mais selon l’antérieur et 22 Des études récentes ont montré que la même explication a été fournie par Alexandre dans son commentaire de la Métaphysique (voir G. Guyomarc’h, L’unité de la métaphysique selon Alexandre d’Aphrodise, Vrin, Paris à paraître). Même si, vraisemblablement, Averroès ne possédait pas l’ensemble du commentaire d’Alexandre, mais seulement celui du livre Λ, on peut supposer que c’est à partir de ce dernier qu’il a reconstruit sa lecture d’ensemble. La thèse d’Averroès, toutefois, est en un sens plus radicale que celle d’Alexandre, dans la mesure où à la différence de ce dernier Averroès affirme explicitement que Dieu est la substance première en tant que forme de toutes les formes. 23 Averroès, GC Met. Γ, c. 2, p. 302, 13–303, 3. Cf. Al-Fa¯ra¯bi¯, Kitāb al-ḥurūf (Book of Letters), Commentary on Aristotle’s Metaphysics, éd. M. Mahdi, Dār el-Machreq, Bayrūt 19902, p. 115, 15–22, où l’on trouve déjà l’exemple du ʿayn comme terme plurivoque.

La noblesse de l’être

543

le postérieur, appartiennent à un même genre, même s’il s’agit d’un genre qui n’est pas prédiqué par synonymie24. Averroès confirme cette thèse dans son commentaire du livre Λ où il répète que «le genre se dit tantôt par synonymie, tantôt selon l’antérieur et le postérieur» et que c’est dans ce second sens qu’on parle de l’être comme d’un genre25. C’est en ce sens précis que l’on peut admettre que les dix catégories appartiennent toutes à une seule classe, même si l’être, conformément aux prescriptions d’Aristote, ne constitue pas un genre au sens strict. Les sens de l’être, en effet, n’impliquent pas un genre synonymique, mais ils sont ordonnés selon l’antériorité et la postériorité. La différence entre les dix sens du terme «être», explique-t-il dans ce même passage, est la même différence que celle qui permet de distinguer les différentes parties du corps humain, lesquelles sont toutes dites «organes», mais «selon l’antériorité et la postériorité». Le cœur, en effet, est dit «organe» selon l’antériorité, parce qu’il est la cause de toutes les autres parties26. Cette même explication est fournie dans la suite du GC de Met. Γ. Averroès y explique que l’être antérieur et premier en vertu duquel tous les autres sens reçoivent «le nom d’être» (ism al-huwiyya) est la substance, car elle est «ce en vertu de quoi subsistent» toutes les autres catégories (min qibal annahā qāʾima bi-hi). Si elle est cause, précise ainsi Averroès, c’est parce qu’elle en est le substrat27. L’être se dit donc en plusieurs sens et la substance est assurément le premier de ces sens, puisqu’en tant 24 Sur les sources aristotéliciennes de ce type de termes, voir Lloyd, «Genus, Species and Ordered Series in Aristotle», p. 67–90. Sur l’identification de ces termes aux termesἀφ’ἑνὸς καὶ πρὸς ἕν et leur utilisation ontologique chez Alexandre, voir Guyomarc’h, L'unité de la métaphysique. Sur l’utilisation de ces termes dans le monde arabe, voir A.H. Wolfson, «The Amphibolous Terms in Aristotle, Arabic Philosophy and Maimonides», dans A.H. Wolfson, I. Twersky et G.H. Williams (éds.), Studies in the History of Philosophy and Religion, Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts) 1973, vol. 1, p. 455–471 (paru pour la première fois dans The Harvard Theological Review, 31, 1938, p. 151–173). Sur leur utilisation ontologique chez al-Fārābī, voir Ph. Vallat, Farabi et l’école d’Alexandrie. Des prémisses de la connaissance à la philosophie politique, Vrin, Paris 2004. Sur l’utilisation de ce type de termes dans l’ontologie d’Avicenna, voir A. Treiger, «Avicenna’s Notion of Transcendental Modulation of Existence (taškīk al-wuğūd, analogia entis) and Its Greek and Arabic Sources», dans F. Opwis et D. Reisman (éds.), Islamic Philosophy, Science, Culture, and Religion. Studies in honor of Dimitri Gutas, Brill, Leiden-Boston 2012, p. 327–363. 25 Averroès, GC Met. Λ, c. 2, p. 1409, 16–1410, 1: «[…] l’antériorité et la postériorité peuvent se trouver dans le même genre en soi; elles peuvent se trouver dans les genres différents qui se disent par rapport à une même chose, comme c’est le cas du nom d’être des dix catégories». Les traductions du GC de Met. Λ, sauf indication contraire, sont tirées de Averroès, Grand Commentaire de la “Métaphysique” d’Aristote (Tafsī r ma ba‘da aṭ-ṭabī‘at). Livre lām-lambda. Traduit de l’arabe et annoté par A. Martin, Les Belles Lettres, Paris 1984. Sur la différence entre genre prédiqué par synonymie et genre prédiqué selon l’antériorité et la postériorité cf. Bauloye, Grand Commentaire Met. B, p. 135–145. 26 Averroès, GC Met. Λ, c. 2, p. 1412, 12–15. 27 Averroès, GC Met. Γ, c. 2, p. 305, 9.

544

Averroès

que substrat elle est la cause de tous les autres êtres. Le rapport πρὸς ἕν est donc interprété comme impliquant une relation d’antériorité entre le sens premier et les autres qui se rapportent à lui, parce que le premier désigne la cause de ce que les autres désignent. Le terme «substance», poursuit Averroès, est cependant lui aussi un terme qui peut désigner plusieurs choses et dont l’attribution se fait «selon l’antérieur et le postérieur»: «[…] certaines autres choses sont dites d’une seule façon, mais elles diffèrent selon l’antérieur et le postérieur, comme par exemple le nom “substance” se dit de la forme et de l’individu»28. Averroès admet donc que les différents sens de substance entretiennent entre eux un rapport d’antériorité et de postériorité comparable à celui que la substance elle-même entretient vis-à-vis des accidents. Dans ce cas, le terme substance se dit de toutes ses acceptions «d’une seule façon». Cela, toutefois, n’empêche pas d’affirmer que ces sens sont ordonnés selon l’antérieur et le postérieur. Car conformément à l’interprétation causale de ce rapport, Averroès conclut que le titre de «substance» est attribué à la forme à un plus haut degré que le composé et la matière, étant donné que la forme est la cause de la substantialité de ce dernier, c’est-à-dire ce qui lui permet d’être en acte. Ce principe a déjà été énoncé explicitement dans le GC de la Physique sous la forme causa rei est dignior causato: «Le composé par conséquent est plus digne de posséder le nom de substance que la matière, parce qu’il est en acte, alors que la matière est en puissance; mais la forme est plus digne de posséder le nom de substance que le composé, puisque c’est par elle que le composé est en acte et que la cause de la chose est plus digne que le causé»29. La forme et le composé sont tous les deux des substances, et quoique ce terme leur soit prédiqué «selon l’antérieur et le postérieur», ils appartiennent à un genre unique, c’est-à-dire la catégorie de la substance. C’est donc pour la même raison que, d’une part, le terme «être» n’est pas un terme équivoque et que, 28 Ibid., p. 303, 6–8. 29 Averroès, GC Phys. II, c. 4, f. 50 A2–8: «Compositum igitur est dignius habere hoc nomen substantia quam materia, quia est in actu et materia est in potentia; et forma est dignior habere hoc nomen substantia quam compositum quoniam per illam est compositum in actu; et causa rei est dignior causato». Cf. Averroès, Compendio de Metafisica, Texto árabe con traducción y notas de Carlos Quirós Rodriguez, Madrid 1919 (dorénavant Ep. Met.), p. 15–16; Averroes, On Aristotle’s “Metaphysics”. An annotated Translation of the so-called “Epitome”, edited by R. Arnzen, W. De Gruyter, Berlin-New York 2010, p. 30–31.

La noblesse de l’être

545

d’autre part, les trois substances, i.e. la matière, la forme et le composé des deux, appartiennent à un seul et même genre impliquant un rapport d’antériorité et de postériorité. La forme en tant que cause de la substance est substance à plus forte raison30; mais précisément en tant que telle elle est aussi «être» à plus forte raison. C’est l’un des piliers de l’ontologie gradualiste dont Averroès se fait le défenseur31. Cette même thèse est répétée dans le GC de Met. Λ où Averroès confirme que c’est cette forme de relation hiérarchique qu’il faut attribuer à la forme par rapport aux autres acceptions de substance, c’est-à-dire la substance en puissance et la substance composée: «Il y a plusieurs choses, dans un même genre, dont certaines sont antérieures les unes aux autres dans ce genre, comme c’est le cas de l’antériorité des substances les unes par rapport aux autres»32. Même si les trois substances, forme, matière et composé, appartiennent à un même genre, tandis que les dix catégories appartiennent à un genre au sens large, on dit de façon analogue que la substance est «plus être» que les accidents et que la forme est «plus substance» (et par conséquent «plus être») que le composé et la matière. Si, en effet, la substance en tant que cause de la subsistance des accidents est «plus être» que ces derniers, la forme, en tant que cause de la subsistance de la substance composée, sera être à plus forte raison. C’est sur cette identité relative entre l’être en tant qu’être et ses causes que la métaphysique trouve la garantie de son unité et de son universalité. La métaphysique, en effet, en tant que science de l’être, est également science de la forme, parce que celle-ci en tant que cause du premier sens de l’être, c’est-à-dire de la substance, est être à plus forte raison. La forme sera pour cette raison en même temps l’intentio et le subiectum de la métaphysique. 30 C’est à la démonstration de la supériorité de la forme et de son identité avec l’acte que, d’après Averroès, sont consacrés les livres centraux de la Métaphysique. On reviendra sur le rôle de Met. Z dans la suite. Pour le moment, il nous suffit de comprendre que la forme, puisqu’elle est cause de la substance, est substance à plus forte raison. 31 Sur les sources aristotéliciennes de ce principe, voir A.C. Lloyd, «The Principle that the Cause is greater than its Effect», Phronesis, 21, 1976, p. 146–156. Sur l’utilisation cruciale qu’Alexandre en fait, voir Guyomarc’h, L'unité de la métaphysique. Sur l’utilisation néoplatonicienne du même principe, L. Lavaud, D’une métaphysique à l’autre. Figures de l’altérité dans la philosophie de Plotin, Vrin, Paris 2008; C. D’ancona Costa, «Modèles de causalité chez Plotin», Études philosophiques, 90, 2009, p. 361–385. Pour l’héritage de la lecture néoplatonicienne au Moyen-Âge arabe, voir ead., «La notion de cause dans les textes néoplatoniciens arabes», dans C. Chiesa et L. Freuler (éds.), Métaphysiques médiévales. Études en l’honneur d’André de Muralt, Cahiers de la Revue de Théologie et de Philosophie, 20, Genève-LausanneNeuchâtel 1999, p. 47–68. 32 Averroès, GC Met. Λ, c. 2, p. 1409, 14–16.

546

Averroès

La science de l’être, par conséquent, étudie prioritairement la forme, car celle-ci est la cause de la subsistance de la substance composée, qui est à son tour la cause de la subsistance des accidents. Dans ce même cadre, poursuit Averroès, il reste toutefois à préciser qu’il existe différentes classes de substances individuelles ou – comme il le dit – deux types d’«instances de la substance» (ašḫāṣ al-ǧawāhir): les substances mobiles, générables et corruptibles, et les substances mobiles et éternelles, c’est-à-dire «les corps célestes» (al-aǧrām al-samāwiyya). Il faut donc comprendre si et de quelle façon il revient à cette même science de traiter des deux classes de substances et de leurs principes. Averroès l’annonce dans le GC de Met. E; mais il le prouve définitivement dans le GC de Met. Z-Θ et Λ, en montrant que la forme s’identifie à la substance première et à l’acte et que la forme de l’ultime sphère céleste s’identifie à la fin ultime et à la cause de toutes les causes, en étant acte pur.

§ 1.3. La métaphysique comme théologie: la primauté de la cause finale et l’acte comme fondement de l’être Chacune des deux classes de substances, explique Averroès dans son commentaire à Met. E1, possède une «substance» de nature différente. Les substances des étants mobiles, mais sujets à la génération et la corruption sont des formes «non séparées» (ašyāʾ lā tufāriq), c’est-à-dire «qui ne peuvent exister dépourvues de matière» (lā yumkin an tūǧada ḫilwan min al-hayūlā)33 et ne peuvent se trouver sans mouvement34. On a vu dans le chap. VII que c’est ce type de forme que le physicien doit étudier, la forme qu’Averroès appelle, dans les mêmes lignes du GC de Met. E, «matérielle» (al-ṣūra al-hayūlāniyya). Les êtres étudiés par le physicien, en effet, sont non séparés aussi bien du point de vue de leur définition que du point de vue de leur être35. Les causes des étants mobiles et éternels, comme la physique l’a montré, sont en revanche des substances «séparées» (mufāriq) de la matière. Ces substances séparées, absolument dépourvues de tout mouvement, sont «plus éternelles» (akṯar sarmadiyya) que les «choses éternelles mobiles divines» (al-sarmadiyya al-mutaḥarrika al-ilāhiyya) et s’identifient aux causes 33 Averroès, GC Met. E, c. 2, p. 709, 14. 34 Ibid., p. 711, 2–3. 35 En suivant le texte de sa traduction, Averroès explique qu’aux trois sciences théorétiques correspondent trois genres d’étants: 1) la physique étudie les êtres mobiles et non séparés quant à leur définition et quant à leur être; 2) les mathématiques traitent des êtres immobiles et séparés quant à leur définition; 3) la philosophie première étudie les êtres immobiles et séparés quant à leur être et quant à leur définition. Aristote, d’après Averroès, n’est pas en train de diviser les sciences en fonction des êtres qu’ils ont comme objets, mais en fonction du type de formes qui leur appartient. Les êtres séparés que la physique étudie sont les formes qui ne sont pas séparées d’une matière.

La noblesse de l’être

547

formelles des corps célestes36. Mais en quel sens sont-elles «plus éternelles» et antérieures aux formes des substances sensibles sublunaires? Averroès nous le dit d’abord dans un passage du GC de Met. E, où il affirme que les formes séparées sont ontologiquement supérieures aux formes matérielles: «Puisque les choses séparées sont celles qui sont antérieures dans l’être par rapport aux choses non-séparées, il faut que la science première et antérieure dans l’être soit la science des choses séparées»37. Averroès explique ainsi dans ce passage que l’antériorité des formes séparées est une antériorité ontologique et que c’est la raison pour laquelle la science première doit les étudier. Mais cette considération à elle seule ne suffit pas à expliquer la raison profonde de l’unité de ces deux recherches, à savoir celle de l’être en tant qu’être et celle des formes séparées. C’est encore une fois à l’interprétation causale du rapport d’antériorité et de postériorité qu’il faut faire appel. Dans son commentaire de Met. Λ5 et à plusieurs reprises au cours du commentaire du même livre, Averroès affirme que les corps célestes sont les causes des substances sublunaires. Il explique ainsi qu’en étant les principes des choses animées et inanimées, il est nécessaire qu’ils soient eux aussi animés et que «leurs principes» (mabādiʾahā) soient «le corps» (al-badan) et «l’âme» (al-nafs): «[…] les substances sont les unes naturelles, les autres animées, et manifestement les animées sont principes des substances naturelles. C’est comme si disait: à la suite de cette assertion, nous affirmons que la substance première de toutes les substances, c’est peut-être une âme et un corps, ou bien seulement l’intellect de l’âme et du désir. Par là Aristote fait allusion aux corps célestes. Puisqu’ils sont en effet principes des animées et des non animées, il faut nécessairement qu’ils soient animées et que leurs principes soient le corps et l’âme»38. Comme on l’a vu dans le chapitre précédent, le type de causalité qui, d’après Averroès, unit les deux classes de substances n’est pas simplement un type de causalité finale ou motrice, mais aussi formelle. On a également signalé qu’on ne voit pas clairement dans quelle mesure Averroès a pu considérer les intellects séparés comme étant à l’origine des formes sublunaires, sans admettre la théorie émanatiste qu’il avait défendue dans une première période. On verra que la solution du GC de la Met. consiste à admettre que si les formes sublunaires «procèdent» des intellects célestes, c’est parce que les corps célestes ont un rôle 36 Averroès, GC Met. E, c. 2, p. 711, 11–15. 37 Ibid., p. 711, 7–11. 38 Averroès, GC Met. Λ, c. 25, p. 1534, 4–10.

548

Averroès

sur le monde sensible comparable à celui que joue l’artisan d’un type particulier d’arts, à savoir ceux qui parachèvent la nature39. C’est seulement en ce sens que les intellects célestes sont cause de la subsistance des formes sensibles. On reviendra sur la question. Quoi qu’il en soit, du fait que les substances célestes sont cause de la subsistance des substances sublunaires, on peut conclure que les deux appartiennent à un genre unique, même si les premières sont ontologiquement supérieures aux secondes. En effet, du fait que les substances célestes sont au moins en partie les causes de l’être des générations sublunaires, et conformément au principe selon lequel la cause appartient au même genre que l’objet causé, il faut admettre que les substances célestes sont substances en un sens plus éminent que les causes des substances sublunaires et que leurs causes sont, pour la même raison, causes des causes de ces dernières. Les formes des corps célestes, pour le dire autrement, sont plus substance par rapport aux corps célestes eux-mêmes et aux substances sensibles. La science de l’être en tant qu’être, par conséquent, doit traiter des unes comme des autres. C’est sur la base de cette doctrine, et en dénouant du même coup la troisième aporie de Met. B40, qu’Averroès achève la démonstration de l’unité et de l’universalité de la science de la substance. Bien qu’il y ait des substances supérieures (i.e. les substances célestes et leurs principes) et des substances inférieures (i.e. les substances sublunaires et leurs formes), une seule science traite des deux en même temps, dès lors qu’elles forment un genre prédiqué selon l’antérieur et le postérieur, car les substances supérieures sont en elles-mêmes causes des substances inférieures et donc être à plus forte raison. Mais si les substances séparées divines ne sont que les âmes ou, comme Averroès l’expliquera au cours de son commentaire à Λ, les intellects des corps célestes, l’intellect du premier de ces corps sera la substance absolument première, cause formelle de tous les autres êtres. Cet intellect, qui est à l’origine du mouvement de l’univers dans son entier, est ce qu’Averroès identifie à la fin, l’agent et la forme ultimes et qu’il définit à maintes reprises comme la forme de toutes les formes. C’est cet intellect qu’Averroès appelle Dieu. Toutes les choses, explique-t-il, doivent leur forme à la cause formelle première, parce qu’elles se trouvent toutes dans la première forme: «[…] la forme du premier moteur, c’est d’une certaine manière l’ensemble de toutes les formes»41.

39 Sur la question, voir infra § 3.4. 40 Aristote, Met. B1, 995 b10–11; B2, 997 a15–16. 41 Averroès, GC Met. Λ, c. 24, p. 1529, 8.

La noblesse de l’être

549

Mais si la première des formes séparées est la forme de toutes les formes et qu’elle les contient d’une certaine manière toutes, c’est parce qu’elle est, en tant que dernier intellect, pensée de pensée et acte pur. Or, précisément pour cette raison, cette cause formelle première et les formes dont elle est cause ne constituent pas du point de vue de leur sujet, qui est l’intellect divin, deux êtres ontologiquement distincts; elles forment en revanche une unité parfaite, l’unité essentielle qui est propre à l’intellect et à l’intelligible42. C’est en un sens fort donc que cet intellect est cause formelle et finale première et moteur immobile de tous les autres intellects: c’est en étant tournés vers elle que les intellects des sphères suivantes contiennent toutes les formes eux aussi43. C’est en effet en tant qu’acte pur que cet intellect est ce à quoi tout le reste veut s’assimiler. C’est pour cette raison aussi qu’en un sens fort la cause finale est la première de toutes les causes. C’est sur cette identification stricte entre cause formelle, finale et agente, dont Dieu est l’instanciation ultime, que se fonde l’unité de la science de l’être. En effet, selon le principe précédemment énoncé, Dieu, en tant qu’il est forme de toutes les formes, appartient au même genre que celui auquel appartiennent tous les êtres dont il est cause. Bien que la synonymie qui fonde l’existence de ce genre soit une synonymie d’une sorte très générale44, une seule et même science étudie Dieu et l’ensemble de tous les autres êtres. Elle traitera de Dieu, parce que celui-ci, en étant la cause première de tous les êtres en tant qu’ils sont être, en constituera le but ultime; elle étudiera aussi l’être en tant qu’être, c’està-dire l’ensemble des substances sensibles, en tant qu’elles sont des substances, parce que celles-ci constituent le genre-sujet sur lequel porte la recherche. C’est donc en s’appuyant sur ce raisonnement qu’Averroès démontre que la science de l’être en tant qu’être est de fait une théologie. Si le genre-sujet de la science métaphysique est l’être en tant qu’être, son intentio est la saisie de la cause, si l’on ose dire, de toutes les causes. Si cette cause est la substance au sens premier du terme, c’est-à-dire la forme, la science de l’être en tant qu’être est nécessairement la science de la forme en général, mais aussi de celle qui est, dans ce genre de cause, la plus éloignée et donc la plus universelle, à savoir l’intellect divin. 42 Ibid., p. 1706, 6–10. 43 Je laisse de côté, dans le cadre de cette reconstruction, la difficulté de comprendre le type de rapport cosmo-noétique qui lie d’un côté les sphères célestes avec leurs formes séparées, d’un autre côté ces mêmes formes avec l’intellect premier. Il suffit à notre propos de comprendre que le dernier intellect, en tant qu’acte pur, est cause finale et formelle de tout le reste. Pour une synthèse des différentes positions sur cette question, voir D. Twetten, «Averroes’ Prime Mover Argument», dans Brenet. (éd.), Averroès et les averroïsmes, p. 9–75. Sur l’Intellect comme cause formelle, voir M. Geoffroy, «Averroès sur l’intellect comme cause agente et cause formelle, et la question de la “jonction” – i *», dans Brenet. (éd.), Averroès et les averroïsmes, p. 77–110. 44 Averroès, GC Met. Λ, c. 24, p. 1529, 16–1530, 1: «Le principe premier ne comporte pas de synonymie au sens où on la trouve dans le principe propre: sa synonymie doit être d’une autre sorte, générale».

550

Averroès

On pourrait encore objecter à cette hypothèse interprétative que si, d’un point de vue ontologique, la cause est à un plus haut titre ce qu’est la chose dont elle est la cause, la substance séparée est substance première et substance au sens absolu, et que c’est en raisonnant ainsi qu’Averroès devrait faire de ce genre de substance l’objet propre de la métaphysique, et non de la substance en tant que substance. Pour le dire autrement, si la métaphysique a comme genre-sujet la substance et qu’il s’avère que la substance première est Dieu, il faudrait destituer ce qui est substance première «pour nous» de son titre de substance, pour ne l’attribuer qu’à ce qui est substance première «par nature». Pour la même raison, il faudrait conclure que la métaphysique a comme véritable subiectum Dieu. À une telle objection, on peut répondre que «seule une lecture naïvement mécanique» pourrait prétendre déduire du raisonnement d’Averroès une équivalence directe et absolue entre l’être en tant qu’être et la forme première45 et conclure que la métaphysique n’est pas la science de l’être en tant qu’être, mais la science de Dieu. Contre une telle lecture, Averroès ne cesse de répéter que Dieu est assurément la substance première, mais qu’il l’est en tant que cause première de ce qui est substance. La recherche humaine a comme point de départ obligé la substance sensible, puis elle découvre que sa cause, c’est-à-dire «la forme première», est substance à un degré supérieur. La forme première est la cause première de l’être en tant qu’être et c’est pour cela qu’elle constitue l’objectif de la science première; elle n’en constitue pas, à strictement parler, le subiectum, mais l’intentio. L’unité des causes formelle, finale et motrice se réalise assurément dans la cause formelle, qui est la substance première, et dans la cause formelle première qui est «la Forme des formes»; mais on ne peut déduire de cela une équivalence stricte entre l’être en tant qu’être et cette cause. Si Averroès affirme parfois que la philosophie première est l’étude des substances séparées, c’est, comme on a essayé de l’expliquer, parce que, dans le cas de la forme, la cause est à un degré supérieur par rapport à son effet. De ce point de vue, la cause formelle première et les autres substances séparées peuvent être elles aussi considérées comme l’objet de la science de l’être absolu. La science divine, dès lors, est d’une part la science de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire de toutes les substances en tant que substances, car ce sont les substances en tant qu’existantes qui constituent son genre-sujet; elle est, d’autre part, science de Dieu, car c’est Dieu qui est la première des causes formelles 45 En examinant la question de l’objet de la métaphysique selon Alexandre d’Aphrodise, P.L. Donini tire cette conclusion à propos de ceux qui voudraient attribuer cette position à Alexandre (cf. P.L. Donini, «L’objet de la Métaphysique selon Alexandre d’Aphrodise», M. Narcy et A. Tordesillas (éds.), La «Métaphysique» d’Aristote, perspectives contemporaines. Première rencontre aristotélicienne (Aix-en-Provence, 21–24 octobre 1999), Vrin-Editions Ousia, Paris-Bruxelles 2005, p. 84 et sq.).

La noblesse de l’être

551

et ce qui est au sens le plus éminent. C’est cette thèse qui constitue la solution d’Averroès à la question de l’unité de la philosophie première: l’étude de la nature divine, en tant qu’elle est au plus haut point ce qui est, fait partie des objets/ objectifs du philosophe premier46. Il faut donc conclure que la «science divine» n’a pas comme seul objet de recherche les substances séparées, car si elle traite de Dieu, c’est parce qu’elle est la science qui recherche la cause première des substances sensibles en tant qu’elles sont. L’étude de l’être en tant qu’être est l’étude des substances sensibles considérées du point de vue de leur substantialité. C’est précisément pour cette raison qu’elle se distingue de la physique: «En effet, le physicien fournit les causes matérielle et motrice de la substance mobile mais il ne peut en fournir les causes finale et formelle. Le métaphysicien, quant à lui, explique quelle est la cause de la substance mobile dont nous parlons, je veux dire la cause formelle et finale, en faisant connaître que le principe moteur, dont l’existence a été déjà démontrée dans la physique, est le principe de la substance sensible par le moyen de la forme et de la fin. De ce point de vue, ce que recherche le métaphysicien, ce sont les éléments de la substance sensible, c’est-à-dire les éléments de l’être en tant qu’être. Il expose donc dans cette science que l’être immatériel, dont on a montré qu’il est moteur de la substance sensible, est une substance antérieure à la substance sensible et qu’il en est le principe en tant qu’il en est la forme et la fin. D’après quoi nous devons comprendre que le métaphysicien examine les principes de la substance naturelle, c’est-à-dire la forme première et la fin, et que la cause motrice et la cause matérielle, c’est au physicien de les examiner et de faire de leur existence un principe pour l’étude de deux autres causes» (trad. Martin partiellement modifiée)47. Seule la métaphysique démontre que Dieu est la cause finale et formelle ultime, mais seule la physique peut en démontrer l’existence. C’est en effet après avoir montré, dans la science physique, qu’il existe un corps sensible qui se meut et agit sur toutes les autres substances sensibles, par une forme séparée, et après avoir démontré, dans la philosophie première, que la forme est le principe des substances sensibles et qu’elle est acte, qu’il devient manifeste que la forme/ acte de ce corps premier est le principe de la substance suprême, antérieure aux

46 Une phrase d’E. Berti pourrait bien expliquer la position d’Averroès: «la science de l’objet et la science du principe sont la même science non pas parce que l’objet et le principe seraient identiques, mais parce que la science d’un objet consiste dans la connaissance des principes et des causes de cet objet» (E. Berti, «La Métaphysique d’Aristote: “onto-théologie” ou “philosophie première”?», Revue de Philosophie ancienne, 14, 1996, p. 61–85: p. 84). 47 Averroès, GC Met. Λ, c. 6, p. 1433, 9–1434, 4.

552

Averroès

autres substances, principe qui confère aux autres substances leur substantialité et indirectement leur générabilité et corruptibilité48. Cette substance antérieure, cause de la substantialité de toutes les autres substances n’est que la forme de celle qu’Averroès appelle «la substance absolue», c’est-à-dire la dernière sphère qui entoure l’ensemble des substances. Si le philosophe commence par étudier le principe essentiel des substances sensibles, c’est pour ensuite pouvoir saisir et expliquer, en remontant des effets à la cause, le principe essentiel de cette substance première, c’est-à-dire le principe essentiel de la dernière des sphères célestes. La méthode «analytique» qui nous conduit des effets à la cause est la seule méthode, dans la physique comme dans la métaphysique, qui nous permette de définir la nature du premier principe: «[…] étant donné qu’il ne nous est pas possible de procéder autrement, tâchons donc de partir des connaissances inférieures, parce que particulières, pour arriver aux connaissances universelles, en passant par la connaissance des natures de ces substances sensibles jusqu’à celle de la substance absolue, connue d’une manière universelle, je veux dire de la substance qui entoure l’ensemble des substances»49. On confirme donc que la philosophie première est la science de l’être en tant qu’être, parce qu’elle a comme point de départ de sa recherche l’ensemble des substances sensibles, c’est-à-dire les substances sublunaires et supralunaires, en tant qu’elles sont substances; mais elle est aussi bien la science de Dieu, c’està-dire de la forme de la dernière sphère céleste, parce que c’est lui qui, en tant qu’acte pur, est cause formelle et finale première et cause de toutes les substances sensibles et de leurs formes. Si seule la physique peut démontrer l’existence de Dieu, en montrant qu’il est le premier moteur, seule la métaphysique peut en définir la nature, en montrant qu’il est la forme première et la fin dernière, parce qu’il est acte pur. On a là le fondement ontologique d’une lecture véritablement métaphysique de l’argument téléologique50. C’est pour cette raison que la physique et la science de l’être en tant qu’être sont parfaitement complémentaires, car si la physique fournit à la philosophie 48 On a vu dans le commentaire du DGC que la continuité des générations et des corruptions dépendait de l’existence d’un moteur immobile, mais que leur existence dépendait des mouvements “superposés” des sphères placées sous la première, lesquelles, contrairement à la première, gardent toujours une forme d’imperfection, en tant qu’elles sont placées sous la première. 49 Averroès, GC Met. Z, c. 10, p. 784, 9–12. Cf. GC Met. Λ, p. 1402, 4–7. 50 Si l’argument téléologique n’a pas de valeur scientifique dans la démonstration de l’existence de Dieu, Averroès attribue à la remontée des formes/fins des substances sensibles jusqu’à la Forme/Fin première cette tâche essentielle: démontrer ce qu’est Dieu.

La noblesse de l’être

553

première la cause de l’existence de l’être étudié par cette dernière, la métaphysique explique les fondements ontologiques sur lesquelles la physique a établi son analyse. On a vu que l’analyse de la génération n’est possible que lorsqu’on pose que ce qui vient à être absolument est quelque chose d’absolu, en étant quelque chose d’absolument déterminé. Le physicien postule en ce sens l’existence de la substance, le métaphysicien la définit à la lumière de la notion de détermination et d’acte et il démontre que la substance première et ce qui est plus déterminé ne sont qu’une seule et même chose: la forme en tant qu’acte. C’est pourquoi il faut conclure que la primauté de la métaphysique est ultimement fondée sur la primauté de la cause finale en tant qu’acte. C’est parce que la forme et la fin s’identifient à l’acte et la forme et la fin premières à l’acte pur que la métaphysique, en tant qu’elle établit cette identité, est aussi bien la science première que la science la plus universelle. L’acte est le principe méta-causal qui fonde l’unité des quatre causes et l’acte pur le fondement ultime de l’être dans son entier. Si la cause finale est supérieure aux autres causes, c’est parce que, en tant qu’elle s’identifie à l’acte, toutes les autres causes sont en vertu d’elle51. L’acte est le fondement. C’est pourquoi la science de la cause finale ultime est la science de toutes les sciences et pour cette raison aussi, comme on le verra, qu’elle aboutit à la démonstration de l’existence d’une providence divine. Une fois qu’on a défini l’objet et le but de la métaphysique dans son ensemble et qu’on a expliqué pourquoi elle est première par rapport à la physique, il faut maintenant comprendre le rôle précis que joue l’étude de la génération dans la recherche de l’être en tant qu’être. Si l’examen des textes analysés nous a permis de comprendre que la physique, au niveau général, fournit la preuve de l’existence des formes séparées dont la métaphysique définit l’essence, il faut encore comprendre si et de quelle façon l’étude de la génération contribue de façon positive à la recherche de la substance. C’est dans ce but qu’il nous faut comprendre le rôle qu’Averroès attribue aux chapitres 7–9 du livre Z de la Métaphysique.

51 Suivant les conclusions de M. Rashed, on pourrait ainsi conclure que la cause finale est première, car toute substance, en tendant à l’acte, tend nécessairement à sa préservation (M. Rashed, «La préservation (σωτηρία), objet des Parva Naturalia et ruse de la nature», Revue de philosophie ancienne, 20, 2002, p. 35–59).

554

Averroès

§ 2. La doctrine de la substance dans le livre Z de la Métaphysique Averroès clarifie de façon synthétique le rôle que joue le livre Z dans l’économie de la Métaphysique dans le prologue qui précède son commentaire du livre Λ. Il y affirme résumer le prologue qu’Alexandre d’Aphrodise avait placé avant son propre commentaire du livre Λ52 et en partager globalement les conclusions. Ce résumé nous permet ainsi de reconstruire la lecture qu’Alexandre proposait de Met. Z et de mesurer la dette d’Averroès à son égard.

§ 2.1. Alexandre d’Aphrodise et la structure de Met. Z D’après ce qu’Averroès rapporte, Alexandre distinguait trois «sortes d’êtres» (aṣnāf al-huwiyyāt): l’être par accident, l’être qui est dans l’âme et «l’être qui est en dehors de l’âme» (al-mawǧūd ḫāriǧ al-nafs). Il définissait les deux premières sortes comme «imparfaites» (naqiṣatāni) et la troisième comme le seul «être véritable» (al-huwiyya al-ḥaqīqiyya) dont les deux autres sortes dépendent. Il concluait que c’est pour cette raison que la science recherchée doit premièrement étudier cet être et qu’elle doit rechercher les principes de la substance, parce qu’elle est le principe de l’être qui existe en dehors de l’âme53. Alexandre précisait ensuite qu’il existe deux espèces de substances et que l’étude de leurs principes se divise nécessairement en deux moments distincts: l’étude des principes des substances générables et corruptibles et l’étude des principes des substances sensibles éternelles. À chacune d’elles, Aristote consacre une partie de sa Métaphysique: il consacre les deux premiers livres qui exposent la véritable doctrine de l’être en tant qu’être (i.e. les livres Z et H) à l’étude des

52 Averroès affirme au tout début de son proème de Met. Λ qu’il ne dispose d’aucun commentaire de la Métaphysique, à l’exception du commentaire d’Alexandre au deux tiers du livre Λ et de la paraphrase de ce même livre par Thémistius. Les fragments du commentaire d’Alexandre ont été édités par J. Freudenthal (cf. Alexandre, Die durch Averroes erhaltenen Fragmente des Alexanders, untersucht und übersetzt von J. Freudenthal, Abandlungen der Berliner Akademie, Berlin 1885). En ce qui concerne la paraphrase de Thémistius, on conserve la traduction hébraïque et latine (Thémistius, Themistii in Aristotelis Metaphysicorum librum Λ Paraphrasis hebraïce et latine, edidit S. Landauer, CAG vol. V, 5, Reimer, Berlin 1903) et une traduction arabe partielle (ʿA. Badawī, Arisṭū ʿinda al-ʿarab, Maktabat al-Nahḍa al-miṣriyya, al-Qāhira 1947, p. 11–22; 329–333); sur la tradition indirecte de cette paraphrase voir Thémistius, Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda), traduit de l’hébreu et de l’arabe, introduction, notes et indices par R. Brague, Vrin, Paris 1999, p. 24–34. 53 Averroès, GC Met. Λ, p. 1401, 5 et sq. D’après le résumé d’Averroès, Alexandre précisait également que d’un point de vue extensionnel le sujet de la métaphysique n’est pas différent du sujet de la science de la nature, car cette dernière aussi étudie «l’être qui est en dehors de l’âme». Sur ce point aussi, la doctrine d’Averroès dépend de celle d’Alexandre.

La noblesse de l’être

555

substances générables et corruptibles54 et le dernier livre à l’étude des substances supralunaires et de leurs principes55. La science recherchée, donc, étudie les deux types de substances et ne se termine que lorsqu’Aristote repère dans le livre Λ les principes de la première substance sensible, en montrant qu’elle est substance et en expliquant en quels sens elle est substance56. On a conclu dans les pages qui précèdent que c’est cette lecture qu’Averroès fait sienne. Pour Averroès comme pour Alexandre, la science de l’être en tant qu’être est la science des substances, en tant qu’elles sont substances, et la science de la forme de la première substance, en tant qu’elle est la cause de toutes les autres substances. L’affinité des deux exégèses toutefois ne se limite pas à ce point. Le prologue du commentaire de Λ, montre en outre que pour les deux commentateurs, c’est avec le livre Z que la recherche du philosophe commence, car c’est ici qu’Aristote s’efforce de définir la nature des formes des substances générables et corruptibles. D’après ce qu’Averroès rapporte, Alexandre attribuait au livre Z un but positif et un but négatif. En résumant les résultats des différentes parties de Met. Z dans un ordre différent par rapport à celui de l’édition moderne, il présentait d’abord les chapitres 10–12 et 4–5, puis les chapitres 6–957. Le but des premiers chapitres était positif, il s’agissait de montrer d’abord que la forme des substances sensibles est substance, en admettant que la définition des substances sensibles désigne la forme, puis que la forme est une seule et même chose avec la substance dont elle est forme. Le but des chapitres suivants était en revanche négatif, car Aristote entendait prouver contre Platon que les formes sont des substances non séparées. Aristote parvenait à établir cette thèse une première fois, en Z6, au moyen d’une considération épistémologique, et une deuxième fois, en Z7–9, en se fondant sur l’analyse de la génération. D’après cette reconstruction, on peut donc conclure

54 Averroès, GC Met. Λ, p. 1401, 2–1402, 7. Les autres livres constituent pour Alexandre, comme pour Averroès, l’étude des «concomitants communs» de l’être en tant qu’être: l’acte et la puissance et l’un et le multiple. À la première de ces deux notions est consacré le livre Θ, à la seconde le livre I (ibid. p. 1403, 11–18). 55 L’ordre suivi par Aristote dans sa Métaphysique, explique Alexandre, est le meilleur ordre possible, étant donné que l’on commence par étudier ce qui est plus connu pour nous, les substances sublunaires et leurs principes, pour passer ensuite à l’étude de ce qui est plus connu en soi, les substances éternelles et leurs principes. Sur ce point aussi Averroès fait sienne l’interprétation d’Alexandre et déclare que la substance sensible doit être, dans l’étude métaphysique, le point de départ de notre recherche. 56 Averroès, GC Met. Λ, p. 1404, 12–16. 57 Si le résumé d’Averroès reflète fidèlement l’intention d’Alexandre, il faut en déduire que ce dernier ne concentrait pas son attention sur les mêmes chapitres que les spécialistes modernes d’Aristote. Des dix-huit lignes de l’édition Bouyges consacrées à Z, six résument les chapitres Z7–8, alors que deux lignes seulement sont consacrées aux chapitres Z10–12 et une seule au chapitre Z13.

556

Averroès

que pour Alexandre c’est cela que vise l’étude de la génération en Met. Z: démontrer que les formes des substances générables sont des formes non séparées. D’après ce résumé, le rôle qu’Alexandre attribuait au livre K confirme cette thèse. Selon Averroès, Alexandre y expliquait que le métaphysicien et le physicien étudient tous les deux la notion de mouvement, ainsi que celle d’infini, mais qu’ils le font d’une façon différente et dans un autre but58. Chacune de ces notions peut être étudiée par deux sciences distinctes, mais l’étude poursuivie par chacune de ces dernières sert à atteindre des résultats divers. On pourrait en ce sens étendre cette considération à l’analyse de la génération et la considérer comme au cœur de la lecture d’Averroès. C’est ce que le début du GC du livre Λ semble confirmer. Au tout début de son commentaire de en effet Λ1, Averroès déclare que s’il est vrai qu’Aristote a déjà traité dans la Physique des principes des substances sensibles générables et corruptibles, c’est-à-dire la matière et la forme, il le fait dans les livres Z et H d’un autre point de vue: «[…] car l’examen des principes de la en tant qu’elle est substance diffère de l’examen des principes de la en tant qu’ils sont les causes du changement»59. En accord avec le cadre épistémologique proposé, Averroès explique dans ce texte que la métaphysique et la physique étudient toutes les deux la substance et ses principes, mais qu’elles le font de façons différentes. La physique étudie les principes de la substance en les considérant comme principes du devenir, la métaphysique comme principes de l’être. C’est en un sens analogue qu’on peut affirmer que la génération peut elle aussi faire l’objet de deux types d’étude, non pas d’après Averroès parce qu’elle rentre en tant que telle dans l’objet de la métaphysique, mais parce que son examen nous permet de clarifier le statut des principes que les deux sciences ont en commun, à savoir les formes des substances sensibles. Le GC de Met. Z7–9 confirme cette lecture. En suivant l’intuition d’Alexandre, Averroès y explique que ces chapitres constituent une discussion d’un phénomène physique visant à résoudre une question d’ordre métaphysique. Pour comprendre cette thèse et saisir le rôle qu’Averroès attribue à ces chapitres, il faut au préalable comprendre la manière dont ce dernier interprète l’ensemble du livre Z. Cette analyse montrera également à quel point la lecture d’Averroès s’inspire de celle d’Alexandre.

58 Averroès, GC Met. Λ, p. 1404, 1–3. 59 Ibid., p. 1407, 6–7.

La noblesse de l’être

557

§ 2.2. Substance première pour nous, substance première par nature: l’enjeu de Met. Z d’après Averroès Le livre Z s’ouvre sur la formulation du principe de réduction présenté dans le livre Γ: même si l’être se dit en plusieurs sens, il y a parmi eux un sens premier, à savoir celui qui désigne l’οὐσία60. Les autres sens selon lesquels l’être se dit désignent des êtres qui sont tels seulement de façon secondaire, parce qu’ils ne sont que des qualités ou des quantités ou des affections de l’être premier (πρῶτον ὄν). Ceux-ci ne sont, par leur nature, ni par soi (καθ’ αὑτό) ni capables d’être séparés de la substance (χωρίζεσθαι δυνατὸν τῆς οὐσίας). Leur postériorité découle de leur dépendance vis-à-vis du substrat dont ils sont prédiqués. La substance est le seul être qui est tel en un sens premier et simple. C’est pour cela que se demander ce qu’est l’être revient à se demander ce qu’est la substance et que rechercher ce qui est en un sens absolu revient à rechercher ce qui est substance première. On a expliqué que, même si la recherche de ce qu’est la substance s’avère être, au moins au départ, une recherche sur ce qui est substance, il est malaisé de comprendre jusqu’à quel point Aristote distingue nettement les deux questions. On a vu également que les interprètes modernes ne s’accordent pas sur ce point et que si, pour certains, la stratégie d’Aristote consiste à répondre à la question portant sur ce qu’est la substance pour pouvoir répondre à la question concernant ce qui est substance, pour d’autres, il est possible de poursuivre une démarche inverse et d’indiquer dès le départ des êtres qui sont incontestablement des substances, pour établir ensuite le principe qui est à l’origine de leur substantialité. C’est précisément cette seconde ligne interprétative qu’Averroès va poursuivre dans son commentaire de Met. Z: la recherche de ce qu’est la substance première est fondée sur le postulat qui veut que les substances sensibles soient indéniablement des οὐσίαι. Les substances sensibles sont le point de départ de toute connaissance humaine. Leur existence et, si l’on peut dire, leur «substantialité» sont quelque chose d’évident par soi (bayyin bi-nafsihi) qui ne peut être mis en doute. C’est à partir d’elles que la connaissance peut progresser vers les causes premières de toute la réalité, même si la connaissance de la cause est toujours supérieure à la simple constatation de l’existence d’une chose: «Par les mots: il nous faut donc laisser de côté maintenant la substance composée des deux, je veux dire de la matière et de la figure, veut dire: laissons de côté l’étude portant sur la substance composée de matière et forme qu’il désigne ici sous le nom de figure. Et son affirmation: Car c’est une substance

60 Aristote, Met. Z1, 1028 a10–15.

558

Averroès

postérieure et aussi manifeste veut dire: si nous devons laisser de côté l’étude de composée, c’est parce qu’elle est une substance postérieure aux deux autres substances dont elle est composée et que l’étude ne doit porter que sur les causes des choses et non pas sur leurs effets, puisque les choses sont connues par elles-mêmes, alors que leurs causes sont inconnues; de plus, il est manifeste par soi que le composé est substance»61. Deux éléments, explique Averroès, permettent de soutenir que les substances sensibles sont incontestablement substances: d’une part, les résultats du traité des Catégories, où Aristote démontre que la substance première est le sujet ultime de prédication; d’autre part, une constatation d’évidence et le relatif consensus gentium62. Les substances sensibles sont de façon éclatante des substances, et c’est pourquoi, dans la recherche portant sur ce qu’est la substance, il convient d’examiner leurs essences63. Tous les savants, explique Averroès dans son commentaire au chapitre Z2, tombent d’accord pour les considérer comme telles64; c’est sur l’identification des principes qui en déterminent la substantialité que divergent leurs doctrines. C’est pour cela qu’Aristote se charge d’examiner les diverses théories et les prétendus candidats au rang de principe de la substance, pour établir lequel d’entre eux est le véritable principe et la véritable substance première. La vérification des différents candidats et de leur aptitude au titre de principe de la substance est l’objectif de la recherche exposée dans le livre Z. Comme le GC de Met. B et Γ l’a annoncé, l’enquête sur le principe de la substance sensible s’avère être pour Averroès une enquête sur la substance tout court. En effet, une fois que l’on admet que les substances sensibles sont sans aucun doute substances, on doit admettre que leurs causes le sont à plus forte raison. En accord avec le principe formulé plus haut, qui veut que ce qui est cause de quelque chose soit cette même chose à un plus haut titre, la cause de la substance est, en tant que telle, substance par excellence. La cause et son effet ou, selon la terminologie de Met. Z, «la substance désignée» (al-ǧawhar al-mušār ilayhi) et son «essence» (māhiyya), constituent un seul et même genre, même si ce genre se prédique d’elles selon le plus et le moins. Il serait en partie trompeur, pour cette raison, de lire l’interprétation d’Averroès à la lumière de la distinction 61 Averroès, GC Met. Z, c. 9, p. 778, 7–13. 62 J’ai examiné la lecture qu’Averroès propose de l’étude de la substance des Catégories, dans Cerami, «La substance première d’Averroès», p. 87–138. J’ai expliqué dans cet article qu’Averroès considère l’affirmation des Catégories, qui fait des substances composées les substances premières, comme une thèse «généralement acceptée» et «vraie par accident», dans la mesure où le traité ne donne pas la cause de leur substantialité, à savoir la forme. 63 Averroès, GC Met. Z, c. 6, p. 766, 16–767, 2: «[…] il convient d’étudier l’essence des substances dont on sait qu’elles sont des substances, c’est-à-dire les individus subsistant par soi». 64 Ibid., c. 5, p. 762, 17–763, 1: «[…] que les substances individuelles soient substance, personne n’en doute».

La noblesse de l’être

559

utilisée en logique entre une notion «mono-argumental» de substance et une notion «bi-argumental». Une telle distinction n’a pas de place dans l’ontologie averroïste, étant donné que la substance de la substance est, pour cela même, la substance première. Averroès défend cette hypothèse interprétative dans le commentaire de Met. Z1, en confirmant ainsi ce qu’il a soutenu lors de son commentaire aux premiers chapitres du livre B: ce qui fait connaître l’être d’une chose de la façon la plus parfaite, c’est ce qui nous fait connaître son essence, c’est-à-dire «ce qu’elle est» (mā al-šayʾ)65; c’est ceci qui est dit «être» et «substance» en un sens premier. La preuve en est que c’est en répondant à cette seule question que l’on parvient à la connaissance essentielle de la chose, alors que les réponses à toutes les autres questions ne renvoient qu’aux accidents de la chose examinée66. C’est pourquoi les prédicats faisant connaître l’essence d’une substance individuelle méritent plus que les autres prédicats d’être appelés du nom d’être et du nom de substance, et sont plus connus qu’eux67. Il est donc manifeste que la substantialité des essences tient d’après Averroès au fait qu’elles sont les principes de ce qui est incontestablement substance, à savoir la substance individuelle désignée. En s’appuyant sur le principe alexandrinien qui veut que la partie de la substance est substance, Averroès affirme ainsi que: «Si ces se sont avérées être des substances, c’est parce qu’elles sont les parties des substances au sens vrai, c’est-à-dire les particuliers»68. Comme dans le cas de son prédécesseur, on ne saurait toutefois conclure que c’est la substantialité du composé qui reflue sur «ses parties». De fait, l’ontologie d’Averroès se fonde précisément sur la thèse opposée selon laquelle c’est la substantialité éminente de la cause qui confère la sienne à l’individu causé. La

65 L’expression mā al-šayʾ traduit l’expression grecque τί ἐστι. 66 Averroès, GC Met. Z, c. 2, p. 747, 13–18: «Ainsi, par les mots: Puisque l’être se dit de ces acceptions, il est donc clair que de ces l’être premier est ce qui signifie le ce que c’est et c’est cela qui désigne la substance veut dire: Puisqu’il appert que le nom d’être se dit des genres des catégories, il est manifeste que le premier d’entre eux à être désigné par le nom d’être ou de substance au sens absolu, c’est ce par quoi l’on répond à la question: qu’est-ce qu’est tel individu désigné, subsistant par soi? Et cette question porte sur la substance et en est le signe». 67 Averroès, GC Met. Z, c. 4, p. 755, 15–18: «[…] ce qui est recherché au premier chef, c’est la substance désignée. Par conséquent, puisque la connaissance que nous avons de cette substance, au moyen de ses attributs substantiels, est plus parfaite que la connaissance que nous avons d’elle au moyen de ses attributs accidentels, nécessairement les attributs substantiels sont mieux connus que les attributs accidentels». 68 Averroès, GC Met. Z, c. 3, p. 751, 15–16.

560

Averroès

substance composée n’est que la manifestation de sa cause et le «signe» de son existence. Cette même thèse est confirmée dans le commentaire des dernières lignes de Z169 et aux premières de Z270 où Averroès explique, en lisant un texte assez loin de l’original grec71, que la recherche de la substance première passe par une étude du principe des substances individuelles, car ceci est la cause de ce qui est incontestablement substance et il déclare, anticipant les résultats ultimes du livre, que c’est la forme des substances sensibles qui est cause de la substance et substance elle-même: «Si nous considérons tout d’abord le principe de la substance individuelle, c’est parce que l’on s’accorde à estimer que les corps individuels subsistant par soi sont des substances et qu’ils renferment un principe. C’est ce qu’ explique par les mots: l’être de la substance semble appartenir avec évidence aux corps, c’est-à-dire que tout le monde est d’avis que la nature de la substance se montre clairement dans les corps désignés. Et cette substance qu’il a dit vouloir étudier en premier est celle dont il montrera par la suite qu’elle est la forme»72. Dans la recherche de ce qui est substance, comme dans la recherche physique, il faut donc procéder des effets aux causes, c’est-à-dire des substances corporelles aux formes, car l’effet est le «signe» de la cause et des propriétés qui lui appartiennent73. Comme Averroès l’a déjà déclaré, l’effet est ce qu’est sa cause, mais à un degré, pour ainsi dire, inférieur; la substance composée est substance, mais à un degré inférieur par rapport à sa forme. Les substances «désignées», c’est-àdire les substances qui sont délimitées par un lieu et des surfaces74, ne sont des 69 Aristote, Met. Z1, 1028 b6–7. 70 Aristote, Met. Z2, 1028 b8–9. 71 Les dernières lignes de notre Z1 (Met. Z1, 1028 b6–7) rapportent le texte suivant: «c’est pourquoi nous aussi de façon première, fondamentale et unique, pour ainsi dire, nous devons examiner ce qu’est l’être entendu en ce sens là». Le traducteur arabe ne paraît pas avoir compris le sens du passage, dès lors qu’il traduit: «c’est pour cela que nous aussi nous examinons en premier ce qui est notamment pris en ce sens et qui est premier et un, en expliquant ce qui est» (Averroès, GC Met. Z, t. 5, p. 757, 2–4). Les adverbes πρῶτον et μόνον de la ligne b6 sont considérés par le traducteur comme deux épithètes se référant au principe de la substance. 72 Averroès, GC Met. Z, c. 5, p. 761, 10–15. 73 Averroès, GC Met. Z, c. 10, p. 782, 17–783, 5: «Et par les mots L’enseignement procède ainsi en chaque de ce qui est moins connu par nature vers ce qui est plus connu il veut dire: il en est ainsi de tout processus d’enseignement dans toutes les sciences, les mathématiques mises à part, je veux dire qu’on y procède de ce qui est plus connu pour nous et moins connu par nature vers ce qui est plus connu par nature. C’est ce qu’il dit dans le prologue du premier livre de la Physique». 74 En commentant Met. Z1 (1028 a22–24), Averroès a expliqué que, dans le cas des substances individuelles, les propriétés d’être per se et d’être capable de subsister séparément tiennent

La noblesse de l’être

561

substances déterminées et «unes» que du fait de leur principe. Si la forme est le principe de la substance et la substance première, Aristote devra démontrer qu’elle est quelque chose d’absolument déterminé et d’absolument un: «Et si appelle cette substance “première”, c’est parce qu’elle est la cause de la substance désignée et que les substances désignées ne sont des substances qu’en vertu d’elle; et s’il a dit d’elle qu’elle est “une”, c’est parce que la substance désignée n’est une qu’en vertu de cette substance. Et cette nature est ce qu’on appelle forme»75. C’est donc une fois qu’on a démontré que les essences des substances sont antérieures à tous les autres êtres et qu’elles sont leurs causes, qu’Aristote peut entreprendre de rechercher quelles sont effectivement les essences des substances sensibles. C’est sur la base de ces considérations qu’Averroès estime que l’objectif ultime du livre Z est de définir la nature de la forme, en procédant à l’examen de tous les candidats au rôle de cause de la substance sensible: la quiddité ou essence (al-inniyya), l’universel et le genre76. La recherche de ce qu’est la substance commence donc pour Averroès après le chap. 3. En effet, de la liste présentée au tout début de notre Z 3, Averroès ne considère pas le substrat comme l’un des candidats au rôle de cause de la substance: le ὑποκείμενον n’est que la substance individuelle du traité des Catégories. En effet, affirme-t-il, le sujet/substrat c’est ce sur quoi porte la recherche et ce dont il faut trouver la cause77, c’est-à-dire l’être qui, selon le critère défini dans les Catégories, est la substance première. La lecture d’Averroès diverge donc de la lecture des interprètes contemporains à plusieurs égards. Le titre de substrat

au fait que ces substances peuvent, en étant entourées par des limites spatiales, se démarquer du continuum matériel (Averroès, GC Met. Z, c. 3, p. 751, 5–13). On verra en revanche que la séparabilité qu’Averroès attribue dans son commentaire à Z3 aux formes substantielles est une séparabilité fondée sur la possibilité de les séparer par la pensée, et ce faisant, de les saisir par elles-mêmes. C’est cette séparabilité qu’Aristote, d’après Averroès, essaie de définir au cours des chapitres Z4–6. 75 Averroès, GC Met. Z, c. 5, p. 761, 15–19. 76 Averroès paraît ultérieurement réduire ces trois candidats à deux. La quiddité, explique-il, a été considérée par certains comme étant l’universel spécifique, c’est-à-dire ce qui dans la liste est appelé al-kullī, et par d’autres comme étant l’universel générique, c’est-à-dire al-ǧins. 77 Averroès, GC Met. Z, c. 7, p. 769, 4–9: «Puis ajoute: Et, en quatrième lieu, le sujet, en entendant par là la substance individuelle; et c’est pour cela qu’il reprend la définition qu’il en donne dans le traité des Catégories en disant: Le sujet, c’est ce dont les autres se disent, alors que lui-même ne se dit pas d’autre chose, ce qui signifie: ce , c’est ce dont se prédique tout le reste, alors que lui-même n’est prédiqué d’aucune chose. déclare ensuite: C’est pour cela que nous devons d’abord étudier cette substance ce qui veut dire: c’est pour cela qu’il nous faut d’abord étudier cette substance, qu’est le sujet, c’est-à-dire sa cause».

562

Averroès

n’est pas attribué, d’après sa reconstruction, à la forme, à la matière et au composé, mais seulement aux deux derniers. Si, en effet, les commentateurs modernes estiment que c’est le titre de sujet/substrat qui est attribué (aux lignes 1029 a1–2) aux trois types de substance78, Averroès assure en revanche que c’est le seul titre de substance qu’Aristote est en train de leur attribuer: «Ensuite il dit: et ce qui est de telle sorte (miṯlu hāḏā) est dit en un certain sens la matière, en un autre sens la forme et en un troisième sens ce qui des deux et il veut dire: “substance” se dit, d’une certaine façon, de la matière, d’une autre façon de la forme et d’une autre façon encore de l’ensemble des deux. Et s’il dit en un sens la matière, en un autre sens la forme, c’est parce que la matière est substance en tant qu’elle est le substrat de la forme et la forme est substance en tant qu’elle est ce qui fait subsister le substrat; le composé des deux est substance du fait qu’il est le composé des deux»79. Comme d’après la plupart des interprètes contemporains, Averroès estime néanmoins que le but du chapitre est de tester la fiabilité du critère des Catégories et d’établir les conditions qu’une chose doit remplir pour être la cause de la substance80. Le chap. 3, en ce sens, a pour Averroès un but essentiellement réfutatif. Les arguments d’Aristote visent en effet à montrer l’ambiguïté de la description qui fait de la substance le substrat ultime de prédication. La décrire comme «ce dont se prédiquent les autres choses, alors qu’elle-même ne se prédique d’aucune chose» conduirait inévitablement à admettre que la matière est substrat à un plus haut titre que le composé. Ce qui est absurde, car on serait du même coup contraint d’admettre que la matière est la substance des choses81. Met. Z3 permet ainsi, d’après Averroès, de mettre en évidence deux autres conditions qui sont propres à la substance et que la matière ne respecte pas: le fait d’être «ce qui est séparé» (al-mufāriqa) et «ce qui désigne la quiddité en 78 Ross assure que c’est le titre de substrat et non pas celui de substance qui est attribué dans ces lignes à la matière, à la forme et au composé (cf. Ross (éd.), Aristotle’s Metaphysics, p. 164). Il déclare qu’il est surprenant («surprising») qu’Aristote attribue ce titre à la forme. On peut toutefois signaler qu’il existe d’autres passages dans lesquels Aristote semble faire la même chose (cf. Met. Δ18, 1022 a32; H2, 1042 a28). 79 Averroès, GC Met. Z, c. 7, p. 769, 13–18. 80 Ibid., p. 768, 8–9: « veut dire: il nous faut avant cela distinguer en combien de sens se dit la substance et examiner lequel est la cause de la substance recherchée». 81 Averroès, GC Met. Z, c. 8, p. 773, 8–12: «Il se peut que par les mots: Mais il ne faut pas distinguer de cette façon seulement, car cela n’est pas suffisant, entend faire référence à la description notoire de la substance, c’est-à-dire qu’elle est ce dont se prédiquent les autres choses, alors qu’elle même ne se prédique absolument de rien. Ainsi donc, s’il dit cela, c’est parce qu’une telle description implique nécessairement que la matière mérite le nom de substance plus que la forme».

La noblesse de l’être

563

exprimant de cette chose» (allatī tadullu ʿalā inniyyatihi bi-qawli hāḏā al-šayʾ). Par ces deux expressions, le traducteur de la traduction qu’Averroès commente, Usṭāṯ, a voulu rendre les deux conditions de substantialité posées à la ligne 1029 a28: l’être χωριστόν et l’être τόδε τι. Il est difficile de comprendre les raisons qui l’ont poussé à traduire l’expression τόδε τι par la périphrase: «ce qui désigne la quiddité en exprimant de cette chose»82. Quoi qu’il en soit, cette expression ne paraît pas poser de difficulté à Averroès qui interprète les deux conditions comme étant remplies par la forme substantielle83. Ainsi explique-t-il qu’«être séparé» signifie être séparé «dans l’intelligence» (fī alfahm)84, c’est-à-dire être «une notion» (maʿnā) saisie par elle même et non par rapport à autre chose. Quant à la seconde condition, Averroès déclare qu’elle désigne la forme de la substance individuelle, puisque c’est la forme qui est l’essence que la définition désigne85. «Ce qui désigne la quiddité en exprimant de cette chose» n’est donc que la définition qui exprime l’essence, c’est-à-dire la forme, de la substance sensible. Ce sont ces deux conditions, conclut Averroès, qui nous permettent d’identifier ce qui est substance. La «description (rasm) notoire», présentée dans les Catégories, qui veut que la substance soit le dernier substrat de prédication,

82 Sur la traduction de la Métaphysique par Usṭāṯ, voir N. Mattock, «The early Translations from Greek into Arabic: an Experiment in comparative Assessment», dans G. Endress et M. Schmeink (éds.), Akten des Zweiten Symposium Graeco-Arabicum, Ruhr-Universität Bochum, 3–5. März 1987, B.R. Grüner, Amsterdam 1989, p. 73–102; G. Endress, «The circle of al-Kindī. Early Arabic translations from the Greek and the rise of Islamic philosophy» dans G. Endress et R. Kruk (éds.), The Ancient Tradition in Christian and Islamic Hellenism, dedicated to H.-J. Drossaart Lulofs on his ninetieth birthday, CNWS Publications, Leiden 1997, p. 43–76. 83 On a vu, dans la première partie de ce travail, que les interprètes modernes ont tâché de démontrer que les deux conditions, avec certaines restrictions, pouvaient être remplies aussi bien par la substance composée que par sa forme. Le texte arabe n’autorise pas une telle interprétation, étant donné que la substance composée ne peut en aucun cas remplir la seconde condition. Averroès ne pouvait donc que formuler l’interprétation qu’il propose, parfaitement cohérente d’ailleurs avec son interprétation générale. 84 Il s’agit de la faculté noétique qui permet de saisir les intelligibles. Le terme fahm (dérivé de la racine fhm qui exprime le sens de «saisir» ou «comprendre») rend donc le terme grec νόησις. Sur les occurrences de ce terme dans le Grand Commentaire de la Métaphysique, voir Averroès, Averroès. Grand Commentaire, p. 234, n. 3. 85 Averroès, GC Met. Z, c. 8, p. 777, 6–11: «Il n’est pourtant pas possible que la seule matière soit la substance, puisqu’on peut constater que les notions qui sont séparées dans l’intelligence, à savoir celles qui ne sont pas saisies par rapport à une autre chose (comme c’est le cas de la matière), mais qui sont saisies par elles-mêmes, méritent plus que tout le nom de substance. Et c’est la notion qui restitue l’être de telle chose désignée et ce que la définition désigne. Et c’est pour cela que la forme semble être substance, puisqu’elle est l’essence que la définition désigne […]».

564

Averroès

est jugée par Averroès comme insuffisante86. Il faut donc supplanter le critère du sujet, ou du moins lui accoler ce nouveau critère: considérer la substance comme ce qui est sujet de tous les prédicats ne suffit pas à définir sa véritable nature; il faut croire que ce qui est substance doit aussi bien être saisissable en lui-même et capable de révéler et déterminer la substance individuelle dans tout son être. Le chapitre Z3 représente en ce sens un stade introductif de la recherche, car Aristote n’y parvient pas à des résultats positifs, mais seulement négatifs. Il nous dit simplement que la matière, en tant qu’elle est quelque chose d’indéterminé et de non séparé, ne peut être la substance première. En Met. Z3, Aristote ne démontre pas de manière apodictique que la forme est la véritable cause de la substance; il le prouve, explique Averroès, par exclusion. Le raisonnement du Commentateur est donc le suivant: si l’on a trois substances, le composé, la matière et la forme, et que le composé n’est causé ni par lui-même ni par sa matière, alors seule la forme peut être principe de la substance et substance elle-même. C’est pour cette raison que ce chapitre constitue moins le maillon fort d’une argumentation apodictique qu’une démonstration par l’absurde de ce qu’est la substance. En Z3, Aristote nous fournit un critère préalable pour définir ce qui est substance première. Encore faut-il repérer ce qui remplit véritablement les conditions requises. Ce sera l’objectif des chapitres suivants, dans lesquels Aristote va examiner «la substance que la définition désigne»87; cette substance, comme Averroès vient de l’annoncer, est la forme substantielle. C’est en effet à partir du chapitre 4 que commence le véritable examen de la primauté ontologique de la forme. Les chapitres Z4–6 et Z10–12 constituent, d’après la reconstruction d’Averroès, un discours unitaire sur la définition des substances sensibles. Aristote cherche à y démontrer, «d’un point de vue logique», que la forme est l’essence des substances sensibles et qu’elle est par conséquent la substance première. Les chapitres 4–6 et 10–12 constituent en ce sens une étude «logique» de la substance non pas parce qu’ils analysent la réalité d’un point de vue abstrait, mais parce qu’ils utilisent comme point de départ une thèse qu’Aristote a déjà démontrée dans ses ouvrages logiques, selon laquelle la substance est la «chose» désignée par la formule qui restitue l’essence, c’est-à-dire la définition88. 86 Sur la thèse d’Averroès qui affirme que les Catégories ne fournissent qu’une description notoire ou généralement acceptée de la substance première, voir Cerami, «La substance première d’Averroès». 87 Averroès, GC Met. Z, c. 10, p. 782, 6–10. 88 Averroès, GC Met. Z, c. 11, p. 785, 9–14: «[…] puisque ce qu’on étudie davantage dans cette science relève des propositions logiques et que l’une des propositions logiques, qui est formulée dans l’art de la logique, est que la substance de la chose est ce au moyen de quoi on répond à la question ce qu’est telle chose désignée, c’est-à-dire cette substance individuelle, dit: et à ce sujet on a précédemment formulé, dans certains de nos discours, une remarque logique, selon laquelle est la chose qui est désignée en vertu

La noblesse de l’être

565

C’est en se fondant sur cette considération qu’Averroès va déduire la primauté ontologique de la forme: si la forme est ce que désigne la définition de la substance individuelle, il s’ensuit qu’elle est son essence et sa substance et, par conséquent, la substance première. En effet, si la substance de ce qui est indéniablement substance est ce que sa définition désigne et que la définition restitue l’essence qui est la forme, c’est cette dernière qui est substance par excellence. Cependant, en Z4–5, l’équivalence entre l’essence-définition et la forme substantielle est seulement annoncée, sans être explicitement démontrée89. Aristote y démontre simplement que seules les substances individuelles ont une essence au sens strict et que «l’essence de la chose» et «la chose» elle-même forment «une seule chose en soi» (šayʾ wāḥid bi-ʿaynihi). C’est ce qu’Aristote fait en Z6, où il démontre, d’après Averroès, que la forme (à savoir «l’essence») et la substance sensible (à savoir «la chose» dont elle est essence) ne constituent qu’une seule réalité. Cette recherche s’achève ainsi en Z10–12 où Aristote démontre que la définition ne restitue que la forme substantielle. Selon cette reconstruction, Z6 doit nécessairement précéder Z10–12, car il permet de prouver l’identité entre l’essence-forme et ce dont on a essence, en même temps qu’il réfute la séparation des formes. En suivant la lecture d’Alexandre, Averroès conclut ainsi que la réflexion de Z6 permet à Aristote de réfuter la doctrine des platoniciens, qui prétende que les essences des substances sensibles sont séparées d’elles. La doctrine platonicienne, assure Averroès, a pour conséde la quiddité de la chose; il veut dire: dans certains de nos discours, nous avons déjà décrit cette substance, selon une description logique, comme la chose qui est désignée par le discours qui restitue l’essence de la chose, c’est-à-dire la définition». L’interprétation qu’Averroès propose du début de Z4 et des chapitres 4–6 dans leur totalité, se fonde donc sur une lecture différente du texte d’Aristote ou, plus précisément, sur un texte différent. Aristote déclare à la ligne 1029 b13 vouloir entreprendre un examen logique du τί ἦν εἶναι et exprime, avec le subjonctif εἴπωμεν, la valeur exhortative de son propos: «à propos de cela formulons, tout d’abord, certaines de façon logique». Le traducteur arabe n’a pas su reconnaître le subjonctif aoriste utilisé par Aristote et il le traduit par l’accompli du verbe qāla précédé par la particule qad, comme s’il s’agissait d’un simple aoriste indicatif: «on a déjà formulé […]». Pour Averroès il ne s’agit donc pas d’une discussion logique encore à faire, mais d’un examen logique déjà accompli. Sur ce point voir M. Di Giovanni, «Averroes and the Logical Status of Metaphysics», dans M. Cameron et J. Marenbon (éds.), Methods and Methodologies. Aristotelian Logic East and West, 500–1500, Brill, Leiden-Boston 2010 p. 53–74. 89 Tout au long des trois chapitres, comme on l’a remarqué, Aristote n’utilise le terme εἶδος qu’une fois (Met. Z4, 1030 a11–13: «et donc l’essence n’appartiendra à rien d’autre qu’aux espèces d’un genre (τῶν μὴ γένους εἰδῶν), mais à elles seulement»). Le traducteur arabe toutefois ne reproduit pas fidèlement le passage en question, car il traduit l’expression τῶν μὴ γένους εἰδῶν ὑπάρχον par la phrase «les formes qui n’ont pas un genre». Averroès cherche à donner un sens à cette phrase qui n’en a pas un. Ainsi affirme-t-il que les définitions qui expriment les essences des choses n’appartiennent qu’aux formes (ṣuwar) dont le genre, c’est-à-dire le sujet, n’est pas d’une nature différente, comme c’est le cas des accidents (cf. Averroès, GC Met. Z, c. 13, p. 797, 11–15).

566

Averroès

quence néfaste de ruiner toute possibilité d’une connaissance humaine. On ne saurait connaître une chose si le principe qui en détermine l’être était séparé d’elle. Seule la forme qui se trouve «dans la matière», qui s’identifie avec la substance sensible elle-même, peut déterminer l’être de la substance sensible et la connaissance qu’on en a. La discussion du chapitre Z6, comme Alexandre l’avait suggéré, constitue pour Averroès la première réfutation, à l’intérieur de Z, de la théorie platonicienne des formes séparées. Aristote ne démontre pas l’identité de la forme avec son essence, mais l’identité de la substance sensible avec son essence. L’interprétation d’Averroès diverge en ce sens de celle des interprètes contemporains qui estiment que le but du chapitre 6 est de démontrer, de manière générale, d’une part que n’importe quelle réalité aspirant au titre de substance première doit s’identifier avec son essence; d’autre part que cette identité n’est vérifiée que dans le cas de la forme substantielle et de son essence. Comme Averroès le déclare dans son commentaire de Z8, la forme ne possède pas, au sens strict, d’essence, car elle est l’essence. S’il n’en était pas ainsi, on aurait une régression à l’infini dans la recherche des essences. La lecture qu’Averroès propose du chapitre 6 est donc parfaitement en ligne avec son interprétation générale du livre Z. Comme on vient de le voir, le but d’Aristote, en Z4–6 et 10–12, est d’abord d’identifier le principe substantiel de la substance sensible en démontrant que la définition restitue l’essence et la forme, puis de conclure que celle-ci est la substance recherchée. À la fin de son commentaire de Z6, Averroès déclare que l’identité démontrée entre la substance individuelle et son essence n’autorise toutefois pas à déduire une assimilation totale du composé à sa forme, par exemple l’identification absolue de l’homme à son âme. L’essence de l’homme, écrit-il, est en un sens l’homme, mais en un autre sens, elle ne l’est pas, car elle est «la forme de l’homme» (ṣūrat al-insān), mais non pas l’homme composé de forme et matière90. Les analyses de Z4–6 nous ont donc fourni des informations fondamentales à propos de la nature du principe essentiel de la substance sensible; Aristote a démontré que seules les substances sensibles peuvent avoir une essence au sens strict et que cette essence, identifiée à la forme, et la substance sensible forment une seule et même réalité. La démonstration de la non-séparabilité de la forme est un passage incontournable de la recherche de la substance, d’une part parce qu’elle permet de résoudre les absurdités qui découlent de la thèse de la séparabilité, d’autre part parce qu’elle nous donne des informations sur la nature du principe recherché. C’est également en vue de ces deux objectifs qu’Aristote poursuit son examen, en analysant la génération des substances sensibles. Comme on va le voir, l’étude de la génération substantielle nous permet en effet de démontrer que les formes ne sont pas des principes séparés, mais toujours 90 Averroès, GC Met. Z, c. 21, p. 835, 6–14; GC Met. H, c. 8, p. 1058, 2–6.

La noblesse de l’être

567

instanciés dans une matière, même si elles sont ontologiquement simples. Elles sont, pour utiliser la terminologie d’Averroès, non séparées quant à l’être, mais séparées du point de vue de l’intellect.

§ 3. Le Grand Commentaire de Met. Z7–9. L’homme engendre l’homme et le soleil aussi: le principe de synonymie contre toute forme de créationnisme On a vu que Z4–6 et 10–12 constituent d’après Averroès une étude unitaire consacrée à la définition/essence des substances sensibles. En se fondant sur la thèse prouvée dans l’Organon selon laquelle la substance est «ce que la définition exhibe», Aristote y démontre que seules les substances sensibles ont une essence au sens strict, qui s’identifie avec elles et coïncide avec leur forme substantielle. En introduisant le thème de la génération, les chapitres 7–9 semblent interrompre l’étude de la définition, d’autant plus qu’Averroès luimême affirme, au tout début de son commentaire de Z10, qu’Aristote reprend avec ce chapitre l’analyse de la définition91, en laissant ainsi entendre qu’il l’avait suspendue au chapitre 6. Cependant, les trois chapitres ne constituent pas pour Averroès un simple excursus visant, comme Jaeger et Ross l’ont cru, à compléter l’enquête sur la substance sensible au moyen d’une présentation de sa genèse. La discussion qui occupe les trois chapitres permet de démontrer la non-séparabilité des formes; c’est pourquoi Averroès estime qu’elle contribue à la réalisation de l’objectif du livre Z. Dans le livre qui vise à démontrer la primauté de la forme, comme on l’a annoncé, l’analyse de la génération a une visée métaphysique. Dans les premières lignes de son GC de Z7, Averroès déclare qu’un examen de toutes les formes de générations a pour but de démontrer que les Idées invoquées par Platon ne permettent d’expliquer ni l’existence du phénomène de la génération ni, par conséquent, celle des substances engendrées. La discussion développée en Z7–9 représente ainsi, après celle de Z6, la deuxième réfutation de la théorie platonicienne des formes séparées92. Comme en Z6, en outre, la conclusion est obtenue au moyen d’un raisonnement par l’absurde. Aristote admet la validité de la thèse à réfuter, c’est-à-dire que les formes séparées existent 91 Averroès, GC Met. Z, c. 33, p. 890, 17–891, 1: « revient à l’examen des définitions, afin de parachever le discours qui les concerne». 92 La troisième et dernière réfutation de la doctrine platonicienne sera développée en Z13 où Aristote rejette, d’après Averroès, la thèse qui fait des universaux génériques les substances premières, principes de la réalité.

568

Averroès

et qu’elles sont causes de la génération, pour finalement la rejeter, après avoir démontré que l’existence des formes séparées était superflue, voire gênante, dans l’explication de la génération elle-même. Les trois chapitres ont donc pour Averroès un but éminemment anti-platonicien et doivent, pour cela même, être considérés comme un passage important dans la recherche sur ce qu’est la substance: «Le but dans cette section est de démontrer que les formes dont Platon parlait ne sont d’aucune utilité dans la génération. Platon admettait, en effet, que les formes avaient dans la génération la même utilité que le modèle de l’artefact a pour l’artisan. Ainsi, après avoir démontré l’inutilité des formes dans la connaissance, en ayant supposé qu’elles existent, , dans cette section, veut également nier leur utilité dans la génération, en admettant encore qu’elles existent»93. L’examen des trois générations, naturelle, artificielle et spontanée, permet de démontrer que la forme, même si elle est toujours instanciée dans une matière, n’est ni engendrable ni corruptible. C’est donc pour parvenir à cette conclusion que, d’après Averroès, Aristote doit passer en revue toutes les formes de génération. Aussi doit-il prouver que dans aucune génération, y compris la génération spontanée, la forme ne s’engendre avec la substance composée. Elle préexiste toujours, en tant qu’elle est forme de ou dans la cause efficiente ou bien forme d’une partie qui précède le produit engendré. Selon l’expression utilisée par M. Burnyeat, le but qu’Averroès assigne à l’analyse de la génération de Z7–9 est donc de démontrer le principe de synonymie. Mais si les interprètes contemporains hésitent sur la possibilité d’assigner à ce principe une validité universelle, Averroès paraît ne manifester aucune réserve à ce propos. Le cas des générations spontanées, qui pourraient représenter une exception au principe qui veut que la forme de la substance engendrée vienne directement de sa cause agente prochaine et donc de ce qui lui est semblable, ne fait pour Averroès aucun doute. Il ne peut y avoir de contre-exemple: une exception au principe constituerait un argument en faveur de la théorie platonicienne des formes séparées. C’est dans le GC du chapitre 9 qu’Averroès illustre clairement les conséquences qui découlent nécessairement du fait de concéder que les générations spontanées constituent une exception au principe de synonymie et qu’il explique que le «platonisme» ne représente pas pour lui une théorie dépassée appartenant à une autre époque, mais une doctrine qui compte encore des nombreux partisans. Averroès assure, ainsi, que la doctrine du «Donneur des formes» doit être consi-

93 Averroès, GC Met. Z, c. 22, p. 838, 9–14.

La noblesse de l’être

569

dérée comme une forme de platonisme et il explique que ses défenseurs l’ont professée parce qu’ils voulaient défendre la même thèse que les théologiens du kalām, à savoir que «l’agent de toutes les choses est un»94. Selon la reconstruction qu’Averroès propose dans le GC de Met. Z9, les tenants de la doctrine du Donneur des formes, derrière lesquels il faut voir non seulement Avicenne, mais aussi Ibn Bāǧǧa, déclarent que seules les qualités affectives peuvent véritablement être communiquées d’une substance sensible à l’autre. En revanche, les formes substantielles, à savoir les formes des corps simples et homéomères, ainsi que les âmes des substances achevées, émanent toutes d’un agent incorporel qui pour cette raison est appelé «Donneur des formes». C’est donc une forme séparée, le Donneur de formes, qui installe les formes substantielles dans le sensible. C’est pourquoi Averroès définit cette doctrine comme une forme de «platonisme». Cette forme de «platonisme», toutefois, n’est plus celle qu’Aristote attaque en Met. Z7–9. En effet, on a expliqué dans la première partie de ce travail que la nécessité de réfuter le platonisme venait, pour Aristote, du risque de confondre les formes non engendrables mais «matériées», avec les Idées platoniciennes, conçues comme des formes séparées et éternelles. Le raisonnement d’Aristote était le suivant: le fait d’admettre des formes non engendrables et éternelles dans leur récurrence numérique, ne revient pas à admettre l’existence de formes ontologiquement séparées et éternelles dans leur individualité. Aristote n’envisageait pas la possibilité d’un troisième type de formes, c’est-à-dire une forme séparée et implantée dans le sensible par un agent extrinsèque. En ce qui concerne les doctrines du kalām, Averroès ne cite explicitement aucun des théologiens qu’il attaque; il se borne à les appeler «les théologiens de notre religion». Il est tout de même clair qu’il s’agit des théologiens du kalām ašʿarite, auquel Averroès avait accès essentiellement via al-Ġazālī95. Selon l’un des principes acceptés par la plupart des atomistes ašʿarites, les substances individuelles ne sont que des agrégats contingents d’atomes, produits de la souveraine volonté divine. Toute propriété, y compris celle de l’existence et de la

94 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 885, 17–886, 6; cf. GC Met. Λ, c. 18, p. 1503, 13–1504, 5. 95 Il n’y a pas d’étude complète sur les rapport entre Averroès et le kalām ašʿarite. Pour un aperçu général, voir H.-A. Wolfson, The Philosophy of the Kalam, Harvard University Press, Cambridge (Mass.)-London (England) 1976. Sur les rapports «compliqués» avec le kalām d’Ibn Tūmart, voir M. Geoffroy, «L’almohadisme théologique d’Averroès», Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 66, 1999, p. 9–47. Sur l’influence qu’al-Ġazālī a eu sur la conception juridique d’Averroès, voir Bou Akl, Averroès: le philosophe et la Loi; sur l’importance qu’al-Ǧuwaynī a jouée dans ce même cadre, voir M. Arfa-Mensia, «Regards d’Ibn Rushd sur al-Ǧuwaynī. Questions de méthode», Arabic Sciences and Philosophy, 22, 2012, p. 199–216.

570

Averroès

volonté, n’est qu’un accident créé en elles directement par Dieu96. C’est cette thèse de l’ontologie ašʿarite qui est remise en cause97. En suivant le même raisonnement qu’on lui a prêté dans le chapitre précédent, Averroès explique dans le GC de la Met. que la doctrine du Donneur des formes et le kalām ašʿarite doivent être rapprochées du fait d’avoir en commun cette thèse, qui affirme que les principes substantiels des étants sensibles ne résident pas dans leurs causes prochaines, mais procèdent d’un principe séparé sans l’intermédiaire d’une causalité sensible. Il conclut, en conséquence, que c’est du fait de cette thèse commune que la doctrine du Donneur des formes entraîne les mêmes conséquences que les thèses du kalām ašʿarite. Comme on l’a vu dans le chapitre précédent, les conséquences directes de cette thèse sont pour Averroès de deux ordres: ontologique et épistémologique. S’il n’y a plus de rapport nécessaire entre la cause prochaine de la génération et l’être engendré, d’un point de vue ontologique, l’existence des espèces vivantes ne serait plus nécessaire, car Dieu pourrait créer n’importe quelle forme dans n’importe quelle matière, et plus généralement, n’importe quel effet en concomitance avec n’importe quelle cause; d’un point de vue épistémologique, la connaissance de l’homme n’aurait plus aucun fondement, dès lors qu’elle procède nécessairement des effets aux causes. C’est pourquoi pour Averroès la thèse de la séparabilité des formes est solidaire de celle qui admet la création ex nihilo et qu’elle ébranle les fondements de la connaissance humaine: admettre que les principes formels des sensibles sont séparés conduit inévitablement à devoir admettre leur nature créée et pour cela même l’impossibilité pour l’homme de les connaître. Le débat avec «les platoni-

96 Voir à ce propos les travaux de D. Gimaret sur le kalām et la doctrine d’al-Ašʿari (cf. D. Gimaret, Théories de l’acte humain et théologie musulmane, Vrin, Paris-Louvain 1980; id., La doctrine d’al-Ashʿari, Les éditions du Cerf, Paris 1990.) Voir aussi J. van Ess, Une lecture à rebours de l’histoire du Muʿtazilisme, Geuthner, Paris 1984; id., Theologie und Gesellschaft im 2. und 3. Jahrhundert Hidshra. Eine Geschichte des religiösen Denkens im frühen Islam, De Gruyter, Berlin-New york 1991–1997; R.M. Frank, «The structure of created causality according to al-Ašʿarî. An analysis of the Kitâb al-Lumaʿ, §§ 82–164», Studia Islamica, 25, 1966, p. 13–75; id., «The science of kalām», Arabic Sciences and Philosophy, 2, 1992, p. 7–37; id., Classical Islamic Theology: The Ashʿarites, Texts and Studies on the Development and History of Kalām, Variorum, Ashgate 2008; id., Creation and Cosmic System: al-Ghazālī and Avicenna, Carl Winter Universitätverlag, Heidelberg 1992. 97 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1503, 13–1504, 5: «Puisque les théologiens de notre religion, convaincus que l’agent agit en créant et en produisant de rien, ils déclarent, faute de n’avoir rien constaté de semblable dans les choses qui agissent l’une sur l’autre, qu’il y a un agent unique pour l’ensemble des êtres, qu’il crée directement, sans intermédiaire, et que l’action de cet agent unique s’exerce au même instant par une infinité d’action qui s’opposent ou qui concordent. Ils nient que le feu brûle, que l’eau désaltère, que le pain rassasie, puisque – disent-ils – ces choses ont besoin d’un créateur. Ce n’est pas non plus, , le corps qui crée le corps ni qui engendre en lui l’une de ses dispositions» (trad. Martin modifiée).

La noblesse de l’être

571

ciens modernes» qu’Averroès engage a donc un enjeu créationniste totalement absent du texte d’Aristote. La mise en contexte du commentaire d’Averroès et du débat qu’il engage avec Avicenne permet ainsi de mieux évaluer l’originalité de son exégèse et la pertinence de sa critique. D’un point de vue exégétique, lorsqu’on place le GC de la Met. dans l’horizon théorique et historique qu’on vient d’esquisser, on comprend bien la raison pour laquelle l’analyse de la génération et la vérification du principe de synonymie occupent, dans la reconstruction d’Averroès du livre Z, le devant de la scène. D’un point de vue théorique, cette mise en contexte nous permet également de résister à une double tentation: celle d’accuser Averroès de ne pas avoir saisi le caractère «aristotélicien» du propos d’Avicenne; celle de voir dans ce dernier la cible ultime et privilégiée d’Averroès. L’examen du GC de Met. Z9 permet, ainsi, de confirmer la lecture du débat entre Averroès et Avicenne qu’on a proposée tout au long de notre étude. Averroès ne veut pas identifier la doctrine du Donneur des formes et le kalām ašʿarite. Il est bien conscient du caractère «aristotélicien» de certaines prémisses qu’Avicenne pose, mais il veut montrer qu’en creusant l’écart ontologique qui sépare les qualités sensibles des formes substantielles, le «formalisme» d’Avicenne se trouve «à mi-chemin entre les péripatéticiens et les mutakallimūn». C’est pour cette raison que ce dernier ne peut échapper à la même conséquence que le kalām ašʿarite. Même si, comme on le verra, la lecture qu’Averroès propose d’Avicenne est fortement influencée par celle d’al-Ġazālī et d’Ibn Bāǧǧa, l’examen croisé des sources directes et indirectes de ce débat nous permettra d’évaluer à de nouveaux frais la pertinence de la critique d’Averroès. Aussi conclura-t-on qu’en suivant la même tactique qu’on a repérée aussi bien dans le GC de la Phys. que dans le commentaire du GA, Averroès ne fait pas d’Avicenne sa cible ultime: il faut frapper Avicenne, pour atteindre al-Ġazālī et le kalām ašʿarite. Il faut revenir aux «véritable» Aristote, si l’on veut exclure la possibilité d’une création ex nihilo et l’impossibilité pour l’homme de connaître le monde et sa cause ultime. C’est contre le «formalisme» avicenno-bāǧǧien, mais ultimement contre alĠazālī qu’Averroès va élaborer son propre aristotélisme: la forme dans le sensible agit véritablement sur le corps, parce que les puissances agentes et les qualités sensibles par l’intermédiaire desquelles elle agit sont essentiellement liées à elle. La solution d’Averroès est donc celle qu’on a repérée tout au long de notre étude: il ne suffit pas d’affirmer que les qualités sensibles et les complexions se produisent concomitamment à la forme substantielle, il faut admettre qu’elles y sont essentiellement liées. Si Avicenne et ses héritiers ont crû devoir admettre leur «formalisme» pour pouvoir conclure que «l’agent de toutes les choses est un» et défendre ainsi le tawḥīd divin, Averroès prend à contre-pied cette doctrine et affirme que Dieu, en tant qu’intellect de la dernière sphère, est cause première du sensible comme

572

Averroès

est cause l’artisan des arts qui collaborent avec la nature. C’est cette idée qui fondera aussi sa lecture néo-aristotélicienne du taqdīr. * La partie de texte qui comprend nos chapitres Z7–9 constitue donc, dans la reconstruction d’Averroès, un discours unitaire et cohérent visant à démontrer la non-séparabilité des formes substantielles. Il est pour cela même difficile d’établir s’il distingue, à l’intérieur de cette unité, des sections argumentatives séparées. Il paraît concevoir l’exposition de cette démonstration comme se déroulant en trois chapitres ou plutôt en trois sections argumentatives (fuṣūl). Cependant, la division qu’on obtient ne correspond pas exactement à la division en chapitres telle qu’elle a été fixée au XVe siècle par les premiers éditeurs modernes du texte d’Aristote, puis acceptée par Bekker et les éditeurs suivants. Selon la division d’Averroès, la première section argumentative, qui comprend une première partie de notre Z7 et se termine à la ligne 1032 b29 de l’édition Bekker, a pour but de démontrer le principe de synonymie dans les générations naturelles et dans les générations artificielles volontaires et accidentelles. La deuxième section argumentative, qui commence à la ligne 1033 a1 (à partir de l’expression ἐν τῷ λόγῳ) après une lacune dans le texte arabe, comprend la partie finale de notre Z7 et Z8 dans son entier, et consiste à clarifier la distinction entre forme et matière, ainsi qu’à réfuter la théorie platonicienne des idées. La troisième section argumentative enfin, qui correspond à notre Z9, a pour objectif de rejeter certaines objections possibles au principe de synonymie dans le cas particulier des générations spontanées naturelles. En abordant le commentaire d’Averroès aux chapitres Z7–9, on doit donc garder à l’esprit deux points: 1) bien que la génération soit un phénomène physique, elle est analysée dans un but métaphysique ou, pour le dire autrement, dans une perspective ontologique: l’analyse de la génération nous permet de tirer au clair la nature de la forme et du composé, parce qu’elle nous montre que les formes substantielles sensibles ne peuvent pas être séparées; 2) la section de texte comprenant les chapitres Z7–9 constitue une unité argumentative homogène qui contribue parfaitement à la démonstration de la thèse centrale visée dans le livre Z: la thèse selon laquelle la forme est la substance par excellence. Le but de l’analyse de la génération substantielle, en d’autres termes, fait de cette dernière un instrument dont le métaphysicien se sert pour exclure certaines propriétés de la définition de la substance première, à savoir le caractère séparé. Si Aristote reprend dans sa recherche sur ce qu’est la substance des considérations d’ordre physique, c’est précisément pour cette raison: c’est en analysant la génération substantielle qu’on prouve que la forme est un principe non séparé dans l’être et ontologiquement simple. En tant que forme de l’agent ou dans l’agent, la forme préexiste toujours au produit et elle agit toujours par l’intermédiaire d’un corps. C’est pourquoi elle est nécessairement inengendrée et donc

La noblesse de l’être

573

non composée. Le but des trois chapitres n’est donc pas, d’après Averroès, de présenter la génération substantielle en tant que telle, mais de l’analyser à seule fin de démontrer le caractère non-séparé et simple des formes substantielles. La vérification de celui qu’on a appelé le principe de synonymie a donc, dans la reconstruction d’Averroès, un rôle crucial. Si, en effet, le but de l’analyse de la génération est de démontrer que les formes ne sont pas des causes ontologiquement séparées, tout en étant des principes déterminés et déterminants, la démonstration du principe selon lequel c’est toujours une substance corporelle «semblable» qui en engendre une autre constitue, d’après Averroès, le véritable enjeu des chapitres Z7–9.

§ 3.1. Les trois types de génération: le GC de Met. Z7 Met. Z7 comprend, dans la reconstruction d’Averroès, quatre sous-sections argumentatives qui correspondent aux textus 22–25 de l’édition de M. Bouyges. Dans la première sous-section (t.c. 22) qui couvre les lignes 1032 a12–29 de Z7, Aristote analyse les êtres qui s’engendrent par nature. Il montre d’abord qu’ils ont une matière et un agent qui appartiennent, eux aussi, à la classe des êtres par nature (1032 a12–19). Il explique ensuite que les produits de la nature et les produits de l’art partagent trois caractéristiques: les deux viennent à être d’une matière et par l’action d’un agent et sont «quelque chose» (1032 a20–25). Il énonce enfin les différentes causes efficientes dans les générations artificielles (1032 a25–30). Dans la deuxième sous-section (t.c. 23), qui comprend les lignes 1032 a28–1032 b29 de l’édition Bekker (auxquelles Averroès intègre un passage extrait de l’Abrégé de la Métaphysique de Nicolas de Damas), Aristote analyse les êtres qui sont engendrés par l’art et démontre que dans les productions artificielles aussi la forme de ce qui engendre est identique à la forme du produit. Enfin, il assure que la définition des composés doit toujours mentionner la matière et la forme. Dans la troisième sous-section (t.c. 24), comprenant les lignes 1033 a1–8, Aristote revient sur la différence entre la forme et la matière afin de mieux expliquer leur rôle à l’intérieur de la définition du composé. Il explique enfin dans la quatrième section (t.c. 25) (qui comprend la section finale de notre Z7, jusqu’à la ligne 1033 a19), pour quelle raison le produit de la génération ne prend pas le nom de la matière dont il est issu. Dans son ensemble, donc, notre chapitre 7 vise à prouver d’une part que le principe de synonymie est vérifié aussi bien dans le cas des générations naturelles que dans celui des générations artificielles volontaires et accidentelles et, d’autre part, que tout être engendré est composé d’une matière et d’une forme.

574

Averroès

§ 3.1.1. Les trois caractères communs à toute génération: le GC Met. Z7 (1032 a12–30), c. 22 Le but de la première section est de montrer les caractères que la nature et l’art partagent et ceux qui les distinguent. Averroès explique que l’objectif d’Aristote est de prouver que tous les êtres engendrés, qu’ils soient naturels ou artificiels, ont en commun trois aspects: (1) ils relèvent de l’une des dix catégories; (2) ils sont composés d’une matière; (3) ils sont engendrés par l’action d’un agent qui possèdent la même forme qu’eux ou une forme du même genre. Lors de l’analyse du chapitre Z7, on a constaté l’ambiguïté de la formule qu’Aristote utilise dans les premières lignes du chapitre pour décrire la génération: πάντα δὲ τὰ γιγνόμενα ὑπό τέ τινος γίγνεται καὶ ἔκ τινος καὶ τί98. On a expliqué d’une part que le terme γιγνόμενον semble de prime abord désigner aussi bien le substrat qui reçoit la nouvelle forme que la substance composée qui vient à être et, d’autre part, que le pronom τί semble indiquer tant cette substance engendrée que la forme qui en a dirigé la génération. Dans la traduction arabe du texte d’Aristote, la formule utilisée pour décrire la génération est, d’un certain point de vue, moins ambiguë qu’en grec. Les verbes utilisés pour exprimer ce phénomène, c’est-à-dire le verbe kāna («être», «advenir») et sa cinquième forme dérivée takawwana («venir à être», «s’engendrer») ne désignent que l’advenir de quelque chose qui n’existait pas auparavant; ils ne peuvent donc pas désigner le changement d’un substrat qui demeure au cours du devenir99. Par conséquent, le texte arabe de la formule des premières lignes du chapitre 7100 ne peut se traduire que de la façon suivante: «tout ce qui vient à être une chose (šayʾ), à partir d’une chose (min šayʾ) et par une chose (bi- šayʾ)»101. L’interprétation d’Averroès s’accorde à cette traduction. Ce dernier retranscrit la formule dans son commentaire, en y ajoutant le pronom hiya qui remplit dans la phrase le rôle de copule102: 98 Aristote, Met. Z7, 1032 a13–14. 99 En particulier la cinquième forme, takawwana, celle qu’Averroès utilise le plus souvent dans son commentaire à Z7, est rigoureusement intransitive et, contrairement au verbe grec γίγνεσθαι, elle ne peut être suivie d’un complément prédicatif. C’est plutôt la cinquième forme taġayyara qui traduit le verbe grec μεταβάλλειν qui est utilisée pour exprimer la transformation d’un substrat permanent. 100 Aristote, Met. Z7, 1032 a12–14. 101 Averroès, GC Met. Z, t. 22, p. 837, 7–8. 102 Le pronom personnel de la troisième personne du singulier huwa (hiya au féminin) est utilisé comme copule dans les phrases nominales, lorsque le sujet et le prédicat sont tous les deux déterminés. Le traducteur latin, comme Averroès le fait dans son commentaire, ajoute entre le sujet et le prédicat le verbe «être» et traduit: «Et omne quod generatur est aliquid» (Aver-

La noblesse de l’être

575

«toutes les choses qui viennent à être sont quelque chose (šayʾ mā) parmi les dix catégories, viennent à être de quelque chose, à savoir la matière, et par quelque chose, à savoir l’agent»103. Les choses qui viennent à être sont des étants qui appartiennent à l’une des catégories dans lesquelles le devenir se produit et qui s’identifient avec les prédicats qui y appartiennent104. Comme en Phys. I 7, donc, ce qui vient à être au sens propre n’est pas le substrat qui demeure identique au cours du changement, ni la forme, mais la substance qui se compose de la matière préexistante et s’identifie avec la nouvelle forme. Dans le passage correspondant aux lignes suivantes, la traduction arabe s’écarte de nouveau du texte grec et permet à Averroès de confirmer l’interprétation qu’il vient de proposer. Aristote affirme aux lignes 1032 a14–15 que le «quelque chose» (le τί) que devient ce qui vient à être doit s’entendre «selon chaque catégorie» (καθ’ ἑκαστην κατηγορίαν): ceci, combien, quel, où. Le texte arabe omet la préposition κατά de la ligne a14 et traduit: «Et par “une chose”, j’entends chacune des catégories: soit ceci, soit combien, soit quel, soit où»105. En lisant ce texte, il est évident pour Averroès que le «quelque chose» (le τί de la ligne a14) désigne l’un des prédicats qui permettent d’identifier ce qui vient à être et qui s’identifie, dans le cas des générations substantielles, à la forme substantielle de la substance engendrée. Ce qui vient à être, le γιγνόμενον, appartient en effet à l’une des catégories, parce qu’il s’identifie avec le prédicat qui marque la fin du processus de génération qui définit son être. Dans le cas de la génération substantielle, le τί avec lequel le γιγνόμενον s’identifie est le «ceci», c’est-à-dire la forme substantielle qui oriente la génération et définit la substance engendrée106. On peut donc remarquer que, pour Averroès, les difrois Cordubensis In Aristotelis Metaphysicorum Libros XIIII Commentarium, dans Aristotelis Opera cum Averrois, vol. VIII, f. 172 A13, dorénavant Averroès, GC Met. (éd. Juntes)). 103 Ibid., c. 22, p. 839, 3–5: wa-ǧamīʿ al-ašyāʾ allatī takūnu hiya šayʾun mā min al-maqūlāt alʿašar wa-tatakawwan min šayʾin mā wa-huwa al-ʿunṣur wa bi-šayʾin mā wa-huwa al-fāʿil. 104 Il convient de préciser que les catégories ne sont pas pour Averroès de simples classes de prédicats, mais plutôt de véritables “modes” de l’être dans lesquelles se trouvent aussi bien des individus que des prédicats. Comme on l’a vu, il déclare à plusieurs reprises que dans la catégorie de la substance, par exemple, se trouvent aussi bien la substance individuelle composée que la forme et la matière. 105 Ibid., t. 22, p. 837, 8–9: wa-innamā aqūlu šayʾun kullu wāḥid min al-maqūlāt immā hāḏā wa-immā kam wa-immā kayfa wa-immā ayna. 106 Averroès, GC Met. Z, c. 22, p. 839, 7–9: «Nous voulons dire par l’affirmation “les êtres qui viennent à être sont une chose” qu’ils sont soit une substance soit l’une des autres catégories. Et il affirme cela car tout ce qui vient à être est l’une des dix catégories». Averroès ne

576

Averroès

ficultés de lecture que les interprètes contemporains soulèvent à propos de la formule qui exprime la génération n’ont pas lieu d’être107. D’une part, il ne fait aucun doute pour le Commentateur que «ce qui vient à être» (al-mutakawwina), dans le cas des générations substantielles, n’est pas la matière mais le composé de forme et matière108; d’autre part, il sera évident dans la suite du commentaire que le «quelque chose» (le τί) que le composé devient, une fois qu’il est venu à être, c’est sa forme. Il s’agit en d’autres termes d’analyser le phénomène de la génération comme l’advenir d’une nouvelle substance définie par la forme que sa cause agente lui a communiquée et non pas comme la transformation d’un substrat matériel permanent109. Après avoir énoncé ces trois principes (le quelque chose, le à partir de quelque chose et le par quelque chose), Aristote peut entreprendre la réalisation de celui qui constitue pour Averroès le but de cette section: examiner les générations naturelles et les générations artificielles pour démontrer que les deux se réalisent en vertu de ces trois principes. Il analyse tout d’abord les générations par nature110. Aux lignes 1032 a18–19, Aristote affirme que le «quelque chose», le τί de la ligne a18, c’est un homme, ou une plante, ou autre chose parmi celles «qu’on dit être surtout des substances» (ἃ δὴ μάλιστα λέγομεν οὐσίας εἶναι)111. Les interprètes contemporains, comme on l’a vu, se demandent si ce «quelque chose», ce τί qui est surtout substance, est la substance composée ou bien son principe substantiel. Dans les deux cas, on est confronté à certaines difficultés, car on ne voit pas clairement à quel type d’excellence Aristote ferait allusion en utilisant l’adverbe μάλιστα. Pour Averroès, en revanche, cela ne fait pas de doute: sur la base du texte qu’il lit, il est évident que «la chose» qui est substance n’est pas la forme, mais le composé, et qu’il ne s’agit pas d’affirmer que la forme plutôt que le composé est «surtout substance», mais d’opposer les substances naturelles aux artefacts. Pour bien comprendre son interprétation, il est nécessaire d’exaprend donc pas l’expression «chacune» (kullu wāḥid), dans la phrase «chacune des catégories» (kullu wāḥid min al-maqūlāt) dans son sens distributif et il ne comprend pas qu’Aristote veut faire allusion aux quatre catégories mentionnées toute de suite après: le ceci, le combien, le quel, l’où. On a déjà expliqué, dans le chap. I, que pour Aristote il n’existe que quatre types de changement: dans la catégorie de la substance, dans celle de la qualité, de la quantité, du lieu. 107 Cf. chap. V. 108 Averroès s’exprime sur ce point de façon encore plus nette dans son commentaire de Met. Z8. 109 Selon le paradigme du GC de la Phys., il s’identifie donc au processus d’altération substantielle qui s’achève avec l’émergence instantanée de la forme. 110 Aristote, Met. Z7, 1032 a15–19: «Les générations sont les unes naturelles, ce sont celles dont la génération est à partir de la nature: le ce de quoi il devient est ce que nous appelons matière, le par quoi est quelque chose des étants par nature, le quelque chose, c’est un homme, une plante ou quelque autre chose de celles de ce type que justement nous disons être surtout des substances». 111 Aristote, Met. Z7, 1032 a18–19.

La noblesse de l’être

577

miner la traduction arabe de ce passage qui s’écarte du texte grec édité par Ross sur au moins trois points: «Parmi les choses qui viennent à être, certaines sont naturelles et ce sont celles dont la génération est à partir de la nature; et parmi elles “ce à partir de quoi” , c’est ce que nous appelons matière (ʿunṣur), et “ce par quoi” vient à être chacune des choses qui sont par nature, c’est soit cette chose (immā hāḏā al-šayʾ), soit cet homme, soit cette plante soit une autre chose de cette sorte, que nous disons être substances […]»112. Le traducteur traduit le terme αἱ γενέσεις (1032 a15–16), c’est-à-dire «les générations», par «les choses qui viennent à être» (al-mutakawwināt). On a déjà expliqué qu’il faut effectivement comprendre l’affirmation d’Aristote comme si, au lieu du terme γενέσεις, on avait le terme γιγνόμενα. Car ce ne sont pas les générations qui viennent à être, mais plutôt leurs produits. Le texte arabe est en ce sens plus compréhensible et, pour ainsi dire, plus précis que le grec. Il faut par ailleurs remarquer que le traducteur arabe semble avoir mal compris le sens de l’expression τὸ δὲ τὶ, «le quelque chose» de la ligne a18. En traduisant cette expression par «cette chose» (hāḏā al-šayʾ), il semble en effet la confondre avec la locution τόδε τι113. Il omet en outre l’adverbe μάλιστα qui se rapporte dans le texte d’Aristote aux étants qui viennent d’être mentionnés, à savoir l’homme, la plante, etc. La phrase prend alors un tout autre sens: ce par quoi vient à être chaque chose par nature, ainsi que cette même chose sont un «certain ceci», c’est-à-dire une substance composée individuelle. L’interprétation d’Averroès s’accorde avec cette traduction, dès lors que ce dernier affirme que les êtres par nature sont ceux dont la cause matérielle et la cause agente appartiennent à la classe des choses naturelles114. Le but de l’analyse des êtres engendrés par nature est en effet de démontrer que leur matière et

112 Averroès, GC Met. Z, t. 22, p. 837, 7–13. Le texte arabe peut être lu de différentes façons, selon qu’on lit à la ligne 12 le ‫اﻤﺎ‬, dans l’expression ‫( اﻤﺎ ھﺬا اﻠﺸﻲء‬qui traduit le grec τὸ δὲ τὶ de la ligne a18), comme amma ou comme imma. En lisant amma, le texte devrait se traduire de la façon suivante: «[…] et “ce par quoi” est l’une des choses qui sont par nature; quant à cette chose, cet homme, cette plante ou une autre chose de telle sorte, ce sont ce que nous disons être des substances. Comme le traducteur latin, je lis imma (Cf. Averroès, GC Met. Z (éd. Juntes), t. 22, f. 172 B: «et ex eis quoddam est illud ex quo est generatio, quod est materia; et quoddam illud per quod fit aliud quod fit a natura aut hoc aut domus, aut aliud tale, de quibus dicimus eas esse substantiae»). 113 Sans doute s’agit-il d’un mauvais découpage du texte grec en oncial. 114 Averroès, GC Met. Z, c. 22, p. 839, 10–12: «Ensuite il affirme: Parmi les choses qui viennent à être, certaines sont naturelles et ce sont celles dont la génération est à partir de la nature et il entend: parmi les choses qui viennent à être, certaines sont naturelles et ce sont celles qui viennent à être de la nature».

578

Averroès

leur agent appartiennent également au domaine de la nature115. Dans les générations naturelles, la cause matérielle, la cause efficiente et le produit engendré sont tous des «choses naturelles». Seuls ces êtres, ajoute Averroès, appartiennent à la classe des substances et s’engendrent au sens strict. L’interprétation d’Averroès dépend sur ce point aussi de la traduction arabe, qui affirme que les individus engendrés par nature sont dits substances, mais non pas qu’ils sont les substances par excellence. Il ne s’agit donc pas, pour Averroès, de dire que la forme, ou le composé, est «surtout substance», mais d’opposer les substances composées engendrées par nature aux produits de l’art, qui ne sont que des composés accidentels. Aussi déclare-t-il que ce qu’Aristote entend dire, c’est qu’il faut admettre comme seules véritables substances les produits de la génération naturelle, c’est-à-dire les êtres engendrés qui se trouvent dans la catégorie de la substance. Il précise ainsi que, s’agissant des êtres qui s’engendrent dans les autres catégories, le terme «productions» leur convient davantage que le terme «êtres engendrés naturels»116. C’est après avoir mentionné les principes généraux de la génération naturelle que, d’après Averroès, Aristote en vient à démontrer (à partir de la ligne 1032 a20) le but de l’analyse développée dans cette section: la comparaison entre les substances naturelles et les produits de l’art. En effet, à la différence des interprètes contemporains qui considèrent ce passage comme la partie finale de l’analyse des générations naturelles, Averroès estime qu’Aristote y présente les caractères que les générations naturelles et les générations artificielles ont en commun: 1) le fait d’appartenir à une certaine catégorie, 2) d’être produit par un agent et 3) de posséder une matière préexistant à leur génération117. Le passage 115 Ibid., p. 839, 13–840, 3: «Après avoir fait mention des choses qui viennent à être par nature, commence à expliquer que la cause matérielle de chacune d’elles appartient à leur genre. Ainsi affirme-t-il: et parmi elles “ce à partir de quoi” , c’est ce que nous appelons matière (ʿunṣur), et “ce par quoi” vient à être chacune des choses qui sont par nature, c’est soit cette chose (immā hāḏā al-šayʾ), soit cet homme, soit cette plante soit une autre chose de cette sorte et il veut dire: parmi les choses qui viennent à être par nature, on trouve la cause matérielle et l’agent des choses qui viennent à être, par exemple une plante ou une autre des choses qui viennent à être. Et par son affirmation: ou autre chose parmi celles de cette sorte que nous disons être des substances montre par cela que son discours ne porte que sur les êtres engendrés qui se trouvent dans la catégorie de la substance, c’est-à-dire ceux auxquels on attribue proprement le nom “engendré”». Plus précisément, Averroès parle de «genre des choses qui viennent à être par nature». La matière et l’agent feraient donc partie de la classe des choses qui s’engendrent. Pourtant, Aristote déclare que la matière n’est pas quelque chose qui s’engendre. Sans doute faut-il penser qu’Averroès se réfère de façon plus générale à la classe des choses naturelles. 116 Ibid., p. 840, 3–4: «[…] quant aux choses qui viennent à être dans les autres catégories, le nom “productions” leur convient davantage que le nom “choses engendrées naturelles”». 117 Ibid., p. 840, 5–9: «Après avoir montré que les êtres engendrés naturels viennent à être d’une matière et par un agent de même genre qu’elles, c’est-à-dire des êtres engendrés par nature, annonce que les objets artificiels et les objets naturels ont ces trois caractères

La noblesse de l’être

579

relatif à la matière (1032 a20–22) n’est donc pas lu par Averroès comme une parenthèse, mais comme la première partie d’une affirmation plus ample118. Averroès poursuit son analyse en examinant le deuxième aspect commun aux deux types de générations, c’est-à-dire le fait que le produit engendré ressemble, par la forme, à sa cause agente: «La chose engendrée qui possède la forme et la nature (en effet ce qui est engendré a une nature et une forme comme l’homme parmi les produits naturels et la maison parmi les produits artificiels) a en commun avec ce qui engendre la forme et la nature. C’est ce qu’Aristote signifie par les mots: et “ce par quoi” est la nature entendue selon la forme ou bien ce qui est semblable par la forme, mais dans un autre , car l’homme engendre l’homme. Et il dit: semblable, pour tenir compte des choses qui naissent d’une nature commune à deux formes différentes, comme le mulet qui naît de l’âne et de la jument»119. Averroès explique ainsi qu’Aristote veut annoncer dans ce passage que «ce qui possède une nature», c’est-à-dire l’être engendré, ressemble par sa forme et sa

en commun, je veux dire qu’ils à partir d’une matière, qu’ils une certaine chose, qu’ils par l’action d’une certaine chose. Il commence par la matière et il affirme: Mais toutes les choses qui viennent à être, par nature ou par l’art, ont une matière». En suivant le manuscrit de Leyde, je lis šayʾ à la ligne 8; et non pas bi-šayʾin, comme le propose Bouyges, qui suit la traduction latine. 118 Une fois de plus l’interprétation d’Averroès dépend essentiellement du texte arabe, qui ne restitue pas fidèlement le propos d’Aristote. Aristote explique à partir de la ligne 22 que dans la nature l’ἐξ οὕ, le καθ’ ὅ et l’ὑφ’ οὕ sont tous «nature», et que ce qui engendre et ce qui est engendré possèdent une forme de même espèce (ὁμοειδῆς): «mais dans l’ensemble (καθόλου) ce de quoi est nature et ce selon quoi est nature (car ce qui vient à être a une nature, comme la plante ou l’animal) et ce par quoi est une nature entendue selon la forme et de même espèce (mais elle est dans un autre)» (Met. Z7, 1032 a22–25). Le traducteur arabe n’a sans doute pas compris le rôle du terme καθόλου et il le traduit comme s’il s’agissait d’un complément de spécification du terme φύσις: «Et, “ce à partir de quoi” est nature de tout […]» (Averroès, GC Met. Z, t. 22, p. 838, 1). Averroès rattache ainsi cette phrase à la précédente et estime que la discussion relative à la matière se termine avec le mot «tout» (kull) ou comme dans le texte tel qu’il le rapporte dans le corps du commentaire «le tout» (al-kull). Averroès, GC Met. Z, c. 22, p. 840, 13–15: «[…] En effet, se trouve en chacun des deux une chose qui peut recevoir ou ne pas recevoir la forme naturelle ou artificielle. Ce à quoi revient un tel attribut, c’est ce qu’on appelle unṣūr [matière] ou mādda [matiere], et c’est ce à partir de quoi la nature du tout». Il faut remarquer que lorsqu’il recopie le lemme (ligne 11) et le commente (lignes 10 et 13), Averroès remplace le pluriel par un duel. Cela confirme que pour lui il est question dans ces lignes des produits de la nature et de l’art. Sur les différentes traductions du mot «matière», voir P. Thillet, «La formation du vocabulaire philosophique Arabe», dans D. Jacquart (éd.), La formation du vocabulaire scientifique et intellectuel dans le monde arabe, Brepols, Turnhout 1994, p. 39–54: p. 47–51. 119 Averroès, GC Met. Z, c. 22, p. 840, 17–841, 6.

580

Averroès

nature à ce qui l’a engendré120. L’interprétation qu’il propose est donc globalement fidèle au propos d’Aristote, mais à la différence du texte d’origine elle suppose que le principe de synonymie ne concerne pas seulement les êtres par nature, mais aussi les produits de l’art et les êtres naturels engendrés par deux individus de deux espèces différentes. En lisant, dans ce qui correspond à la ligne 1032 a23, le mot «maison» (bayt) au lieu du mot «plante» (φυτόν)121, Averroès estime en effet qu’Aristote étend le principe de synonymie aux produits artificiels. En lisant, dans ce qui correspond à la ligne 1032 a24, «semblable par la forme» (šabīhihi bi-al-ṣūra) au lieu de «de même espèce» (ὁμοειδῆς), il estime qu’Aristote fait référence à un individu qui engendre un autre individu de même genre mais d’espèce différente, comme dans le cas du cheval et du mulet. La suite du commentaire permet alors de conclure que dans tous les cas de générations naturelles et artificielles, d’après Averroès, le principe de synonymie est respecté122. § 3.1.2. Le principe de synonyme dans les productions artificielles: le GC de Met. Z7 (1032 b5–b 4 […] 1032 b20–29123), c. 23 Après avoir annoncé dans la section précédente les caractères communs à toute génération et à tout être engendré, Aristote veut montrer, selon Averroès, la thèse principale de la recherche de Z7–9: le fait que ce qui est engendré est pro120 Il faut remarquer que le texte arabe cité dans le lemme d’Averroès est différent de celui qui se trouve dans le textus correspondant (Averroès, GC Met. Z, t. 22, p. 838, 2). Au lieu de «Et “ce selon quoi” (bihi) est la nature aussi», Averroès reproduit le texte suivant: «Et ce qui possède (lahu) une nature». La phrase citée dans le lemme ne peut avoir de sens que si elle est lue en continuité avec la phrase suivante: «et “ce selon quoi” est la nature entendue selon la forme ou bien ce qui est semblable par la forme, mais dans un autre , car l’homme engendre l’homme». C’est donc en recomposant le texte de cette façon qu’Averroès parvient à donner un sens à un texte assez éloigné de l’original. 121 La raison de l’erreur est simple. Il suffit de changer les points diacritiques du mot ‫ﻨﺒﺖ‬ (nabt, «plante») pour obtenir le mot ‫( ﺒﯿﺖ‬bayt, «maison»). Pour le même type d’erreur, voir Averroès, GC Met. Z (éd. Juntes), t. 22, f. 172 B. 122 Averroès, GC Met. Z, c. 22, p. 841, 9–19. Averroès explique en effet qu’il n’y a pas en nature de substances qui seraient engendrées par hasard. En renvoyant à Z9, Averroès explique que les substances qui s’engendrent spontanément ne peuvent pas rentrer dans cette classe, même si dans leur cas on pourrait croire que le principe de synonymie n’est pas respecté. 123 Le texte de la traduction arabe correspondant à la section qui comprend les lignes 1032 b5– 1032 b29 est fortement corrompu. En outre, il manque le passage compris entre la ligne 1032 a29 (παραπλησίως) et la ligne 1032 b5 (ἡ νόσος). Averroès remplace le texte manquant avec une partie de l’abrégé de Nicolas de Damas connu sous le titre de Abrégé de la philosophie d’Aristote. On verra néanmoins que le texte cité par Averroès n’est pas une reprise littérale du texte d’Aristote. Le texte de «Nicolas le péripatéticien» auquel Averroès fait référence devait faire partie du chapitre consacré à la Métaphysique du même abrégé de Nicolas de Damas, qui avait été traduit en syriaque et en arabe. Les parties qui nous sont conservées de la traduction syriaque ont été éditées par H.J. Lulofs (Nicolas de Damas, Nicolaus Damascenus on the philosophy of Aristotle).

La noblesse de l’être

581

duit par un individu de même forme ou de forme semblable, c’est-à-dire le fait que la véritable cause efficiente de la génération est la forme qui se trouve dans la cause agente prochaine. On a signalé les doutes que les interprètes contemporains soulèvent à propos de la section relative aux générations artificielles. Certains en contestent l’utilité, d’autres estiment qu’elle a comme seul objectif de clarifier le cas des substances naturelles. Tous, néanmoins, s’accordent pour considérer la discussion sur la production accidentelle de la santé (1032 b23–29) comme une esquisse de l’étude de la génération spontanée qu’Aristote achèvera dans le chapitre 9. Sur ces deux points Averroès propose une lecture différente. L’examen des générations artificielles est nécessaire pour atteindre le but qu’Aristote se propose dans ce chapitre, car il joue un rôle crucial dans la démonstration du principe de synonymie. L’analyse du cas de la guérison accidentelle vise ainsi le même but, mais elle ne doit pas être considérée comme un exemple de génération spontanée, mais plutôt comme un cas de génération artificielle involontaire. L’objectif spécifique de la section et de l’analyse des productions artistiques est en ce sens de démontrer la validité du principe de synonymie dans le cas de toutes les générations artificielles, c’est-à-dire aussi bien dans le cas des productions volontaires que dans celui des productions accidentelles. Averroès explique ainsi que dans cette section Aristote considère deux types de générations artificielles: la génération artificielle volontaire (la production de la santé opérée par le médecin) et la génération artificielle accidentelle (la production de la santé opérée accidentellement par le malade). Il assure que le principe de synonymie est respecté, d’une certaine façon, dans les deux types de productions artificielles. Il devra par conséquent démontrer que, dans les deux cas, la cause efficiente prochaine possède et communique au produit engendré la forme qui détermine son être. Dans le cas des productions volontaires, le principe de synonymie est parfaitement respecté: il suffit de montrer que la forme qui oriente le processus intellectuel de l’artisan coïncide avec la forme qui marque la fin du processus de réalisation et qui est, en même temps, le principe formel du produit. Si tel est le cas, l’agent possède la forme du produit, même si, contrairement à ce qui se produit dans les générations naturelles, la forme que l’artisan possède n’est pas son principe formel mais une forme qui se trouve dans son intellect. Dans le cas des productions involontaires, en revanche, il est malaisé de prouver la validité du principe de synonymie et Averroès semble conclure que le principe est respecté seulement de manière partielle. Il est difficile, d’une part, de repérer une véritable cause efficiente, étant donné que celui qui déclenche le mouvement qui conduit au produit engendré n’agit pas en vue de sa réalisation; il n’est pas facile, d’autre part, de démontrer que cette cause efficiente possède la forme du produit engendré. Averroès va démontrer que le principe est vérifié, pourvu que l’on considère comme cause efficiente une partie matérielle dans

582

Averroès

laquelle préexiste en puissance la forme et qui devient ensuite une partie en acte du produit. Il explique ainsi que, dans le cas de la santé engendrée accidentellement par le malade, cette partie est la chaleur qui se trouve en puissance dans le corps et qui est menée à l’acte par une friction accidentelle du malade. Cette chaleur est en même temps agent et partie constitutive. Le principe de synonymie est donc partiellement respecté, puisque ce n’est pas le produit dans son entier qui possède la forme en commun avec l’agent, mais seulement l’une de ses parties. Analysons séparément les deux types de production artificielle. Le texte arabe omet les premières lignes (1032 a29–1032 b5) de la section consacrée à l’analyse des générations artificielles et il signale la lacune par la phrase «lacune du grec» (nāqiṣ min al-rūmiyya). Averroès rapporte un extrait de l’abrégé de la Métaphysique de Nicolas de Damas qu’il estime se rattacher au texte qu’il vient de commenter. Ce dernier, pourtant, ne reproduit pas de façon littérale le texte original d’Aristote: il en propose plutôt une reformulation qui s’éloigne, parfois considérablement, du texte d’origine. Concernant les produits de l’art, Aristote affirme aux lignes 1032 a32–1032 b2 que la forme de chaque chose est son essence et la substance première: «[…] pour tout ce qui procède de l’art, la forme est dans l’âme (j’entends par forme l’essence de chaque chose et la substance première)»124. J'ai signalé, dans ma analyse de Z7, les raisons pour lesquelles la plupart des interprètes contemporains considèrent ce passage comme problématique. Nicolas de Damas toutefois ne cite pas dans son texte le passage mentionné plus haut et il reformule l’affirmation d’Aristote jusqu’à en modifier le sens: «Les choses qui procèdent de l’art sont celles dont la forme et l’essence se trouvent dans l’âme, je veux dire dans la substance première»125. Le texte qu’Averroès commente n’est plus celui que les interprètes contemporains considèrent comme problématique. Néanmoins, la reformulation de Nicolas contient une affirmation a priori également litigieuse, car elle attribue à l’âme le titre de substance première. Suivant sa lecture essentialiste, Averroès ne repère aucune difficulté dans ce texte: affirmer que l’âme est substance première s’accorde parfaitement avec sa doctrine générale selon laquelle c’est le principe formel de la substance composée qui est substance au plus haut titre. Nicolas clarifie ensuite la nature des productions artificielles et déclare, suivant Aristote, que l’artisan, le médecin par exemple, possède simultanément les

124 Aristote, Met. Z7, 1032 a32–1032 b2. 125 Averroès, GC Met. Z, c. 23, p. 844, 7–8.

La noblesse de l’être

583

deux formes contraires, c’est-à-dire la forme et la privation, à savoir la santé et la maladie126. Il ajoute pourtant une considération supplémentaire et affirme que la santé qui se trouve, en tant que forme, dans l’intellect du médecin est la véritable santé, car elle est la cause de la santé qui se trouve dans le corps: «La santé, d’ailleurs, se dit de deux sortes: l’une est la forme qui se trouve dans l’âme, la disposition qui appartient au corps. Les deux sont une seule chose, mais la santé au second sens procède de celle au premier sens. S’il en est ainsi, celle-là est postérieure à celle-ci ou bien c’est elle qui est la santé»127. En lisant le texte de Nicolas, Averroès tire deux conclusions fondamentales pour sa reconstruction du propos d’Aristote: 1) la forme du produit de l’art est la même forme que celle que l’artisan possède dans son intellect; 2) c’est cette «forme intelligible» qui doit être considérée comme la véritable cause de la forme qui se trouve dans le corps: «[…] s’il en est ainsi, il est manifeste que la forme de l’art se dit de deux sortes, une sorte est la forme dans l’âme, l’autre celle qui est en dehors de l’âme, les deux étant une chose une, et que celle qui est en dehors de l’âme procède de celle qui est dans l’âme. La santé, par exemple, peut se dire de deux sortes: l’une est la santé intelligible qui se trouve dans l’âme, l’autre la santé qui existe dans le corps. Et ces deux forment une chose une, et la santé qui est dans le corps procède de celle qui est dans l’âme»128. C’est en prouvant que la forme intelligible qui se trouve dans l’âme de l’agent est la forme qui détermine l’être du produit engendré qu’Aristote parvient à son objectif: vérifier le principe de synonymie dans les générations artificielles volontaires et démontrer du même coup que la véritable cause efficiente de la génération est la cause agente prochaine: «Tel est le but dans cette section: montrer que l’art ressemble à la nature en ce que la chose y est produite par ce qui est de même forme ou semblable et que c’est en cela que l’art ressemble à la nature. C’est pourquoi affirme que la santé qui est dans l’âme est la santé au sens premier (bi-al-maʿnā al-awwal). Et son affirmation: S’il en est ainsi, celle-là est postérieur à celle-ci ou bien c’est elle qui est la santé veut dire: la santé qui est en dehors de l’âme vient après la santé qui se trouve dans l’âme

126 Ibid., p. 844, 9–11. 127 Averroès, GC Met. Z, c. 23, p. 844, 11–14. 128 Averroès, GC Met. Z, c. 23, p. 845, 15–846, 5.

584

Averroès

ou bien la santé qui est dans l’âme est la santé au sens absolu, alors que celle qui est en dehors de l’âme se dit en un sens postérieur»129. Aristote prouve donc que le principe de synonymie est respecté dans le cas des productions artificielles volontaires, en montrant que la forme qui définit le produit de l’art est identique à celle qui est dans l’intellect de l’artiste. C’est là que la traduction arabe reprend. Aristote, explique Averroès, fournit un exemple de génération artificielle, celui de la guérison, afin de vérifier cette thèse. La santé, comme tout autre phénomène physique, doit être analysée par le scientifique en suivant la méthode analytique qui remonte des effets aux causes. Le médecin doit remonter à la cause première de la santé, en repérant tous les passages intermédiaires qui y conduisent: étant donné que la santé est une certaine chose, c’est-à-dire un certain tempérament, afin de la rétablir, il faudra réchauffer le corps malade; mais ce réchauffement ne peut être obtenu qu’en administrant un laxatif130. Averroès appelle ce processus la méthode de «l’analyse» (al-taḥlīl) et déclare que c’est le seul processus qui nous conduit à la connaissance de la santé, dès lors qu’elle nous amène à la cause de cette dernière. Le processus de réalisation, appelé «synthèse» (al-tarkīb), est en revanche le processus qui nous conduit de la dernière phase mentale de l’analyse (c’est-à-dire la première phase de la synthèse) à la réalisation de la santé131. L’examen de la guérison a pour Averroès 129 Ibid., p. 846, 5–11. Le texte arabe à la ligne 7 (miṯluhu bi-al-ṣūra aw ʿan šabīhihi) ne se laisse pas traduire aisément. On pourrait traduire ad litteram de la façon suivante: «par ce qui lui est similaire par la forme ou qui lui est semblable». On ne voit pas clairement si Averroès considère ces deux expressions comme des synonymes ou pas. Si l’on se rapporte aux lignes suivantes, il semble plutôt les considérer comme désignant deux cas différents: il semble faire allusion par l’expression «ce qui lui est similaire par la forme» aux individus de même espèce et, par l’expression «ce qui lui est semblable», aux individus de deux espèces différentes appartenant à un même genre. 130 Ibid. p. 847, 1–5: «Ensuite il dit: puisque ceci est la santé, il est nécessaire, si ceci est sain, qu’il possède déjà une nature tempérée et il entend: en effet, si ce malade recouvre la santé, c’est nécessairement parce qu’il a recouvré son tempérament naturel. Et s’il l’a retrouvé, c’est qu’il s’est produit de la chaleur, et si s’est produite, c’est qu’on a administré un laxatif. C’est ce qu’ signifie par son affirmation: et si ceci, c’est qu’il existe d’abord la chaleur». Nous suggérons de lire al-muḫtaliqa au lieu de al-muḫtalifa (p. 842, 4; 847, 2). Le mot “nature” (alṭabīʿa) (‫ )اﻠﻄﺒﯿﻌﺔ‬accompagné par l’adjectif dérivé du participe de la VIII forme de la racine ḫlq, peut en effet traduire le mot grec ὁμαλότητα. Alors que l’expression “une nature différente” n’a, dans ce contexte, aucun sens. 131 Ibid., p. 847, 6–10: «Et son affirmation: Et c’est de cette façon que l’on considère une chose après l’autre, jusqu’à ce qu’on arrive à cela même après lequel il n’est plus possible qu’il y ait autre chose veut dire: c’est ainsi qu’on considère une chose après l’autre, selon la méthode de l’analyse qui est l’acte qui fait parvenir à la connaissance de la santé, je veux dire ce sans quoi la santé ne se réalise. Et cela en remontant du but, jusqu’à parvenir au dernier dans la pensée». Sur cet usage du terme tarkīb, voir la traduction arabe des premières ligne de l’Ars Medica de Galien, dans R. Rashed, «La philosophie des mathématiques d’Ibn al-Haytham», MIDEO, 21, 1993, p. 87–275: p. 272–275.

La noblesse de l’être

585

un but précis. C’est une fois qu’on démontre que l’analyse et la synthèse se recoupent et qu’elles ne sont que deux phases continues d’un même processus, qu’Aristote prouve que la forme de la santé qui est en dehors de l’âme est la même forme que celle qui se trouve dans l’intellect du scientifique. L’analyse est le procédé intellectuel qui nous amène de l’effet à la cause, la synthèse le processus de réalisation qui nous permet, en partant de la cause, de parvenir à l’effet: «Ensuite dit: Ensuite, le mouvement qui procède de cela est appelé production, celui qui procède vers la santé; de sorte que, d’une certaine manière, il se trouve que la santé advient d’une santé, la maison d’une maison et il veut dire: ensuite, le mouvement qui commence du dernier de l’analyse, à savoir la synthèse, est appelée la production qui mène à la santé, de sorte qu’il arrive que la santé qui est en dehors de l’âme émane de celle qui se trouve en elle. Ce qu’ veut donc dire c’est que le début de la génération de la santé qui se trouve dans l’âme correspond à la génération de la santé qui se trouve en dehors d’elle. Voilà le sens du propos selon lequel le commencement de l’exécution est l’achèvement de la réflexion, et le commencement de la réflexion est l’achèvement de l’exécution»132. Le but de cet examen est donc, d’après Averroès, de démontrer que les deux processus, celui de l’analyse et celui de la synthèse, coïncident non seulement parce que le point final de l’analyse est le début de la réalisation, mais aussi parce que le point final de la réalisation est le début de la réflexion, c’est-à-dire la forme de la santé. On démontre ainsi que la forme de la santé dans le corps sain, qu’on obtient à la fin du processus de synthèse, n’est que la forme que le médecin possède dans son intellect, à partir duquel le processus d’analyse démarre133. L’art médical qui se trouve dans l’âme du scientifique s’identifie à la forme de la santé qui se trouve en dehors de l’âme. La seule différence entre les deux formes, c’est qu’il s’agit dans le cas de l’art d’une forme sans matière et dans le cas de la santé en dehors de l’âme d’une forme dans la matière134. C’est ainsi qu’Aristote parvient à la conclusion visée: démontrer que les produits de l’art, comme les produits de la nature, sont «une certaine chose», qu’ils 132 Ibid., p. 847, 11–848, 3. 133 Ibid., p. 848, 3–5. 134 Ibid., p. 848, 6–12: «Et son propos l’art de la médecine et l’art de la construction sont la forme de la santé et la forme de la maison veut dire: la cause en est que l’art de la médecine qui se trouve dans l’âme est en lui-même la forme de la santé qui se trouve en dehors de l’âme; et il en va de même de l’art de la construction et des formes des constructions. Ensuite affirme: et j’entends par substance sans, et dans la traduction le discours s’interrompt brusquement. Peut-être veut-il dire: j’entends par substance, c’est-à-dire forme, sans matière, la forme qui se trouve dans l’âme, et par forme dans une matière la forme qui se trouve en dehors de l’âme».

586

Averroès

proviennent d’une matière et qu’ils sont engendrés par l’action d’un agent qui possède la même forme qu’eux135. En effet, le but de l’examen mené jusqu’à présent a été d’analyser la nature des générations naturelles et artificielles volontaires pour prouver qu’elles reposent sur les mêmes principes ontologiques et, notamment, sur le principe qui veut que la forme du produit procède directement de sa cause prochaine. Loin d’être un passage inessentiel dans l’argumentation d’Aristote, comme l’estiment la plupart des interprètes contemporains, l’analyse des productions artificielles constitue donc, d’après Averroès, un point nodal de la démonstration du principe de synonymie et de la recherche menée tout au long des trois chapitres. Il ne reste plus qu’à prouver que le même propos vaut aussi dans le cas des produits d’une action involontaire. C’est ce qu’Aristote tâche de faire, d’après Averroès, entre les lignes 1032 b21–29. Afin de démontrer cette thèse, Aristote prend en considération un cas particulier de production involontaire: la production accidentelle de la santé déclenchée par une action involontaire du malade. J’ai cherché à élucider dans la partie consacrée à l’analyse de ce passage toutes les difficultés textuelles qu’il implique; je n'y reviendrai pas. Le texte arabe, en effet, ne paraît pas comporter les mêmes difficultés que le texte grec que nous possédons et Averroès ne semble pas manifester de doute sur l’interprétation qu’il faut en donner. Il s’agit pour lui de prouver que dans la production involontaire de la santé, la véritable cause agente est la chaleur qui a été produite accidentellement par le malade. Si c’est le cas, dans ces productions aussi le principe de synonymie est vérifié. La santé engendrée accidentellement provient toujours d’une santé préexistante, parce que, comme l’affirme Averroès, sa cause efficiente est la santé qui est dans le corps sain: «Ensuite mentionne les espèces des causes efficientes et affirme: Ainsi, la santé, si elle procède de l’art, est la forme dans l’âme, et si elle procède de ce qui est par soi, c’est ce qui procède de ceci et il veut dire: Ainsi, si la santé procède de l’art de la médecine, la cause efficiente première est la forme de la santé dans l’âme, et si elle survient sans le concours de l’art, sa cause efficiente est la santé qui est dans le corps sain. Toutefois, cette dernière est imparfaite, c’est pourquoi elle nécessite l’intervention de l’art. Et s’il affirme cela, c’est parce que les puissances naturelles génératives ressemblent aux puissances artificielles»136.

135 Ibid., p. 848, 13–16: «Et par son affirmation: Ceci est tel. Et il appartient à telle chose en puissance. Et ceci en est la cause efficiente et ce dont le mouvement commence, il veut dire: la santé possède les trois mêmes caractères que possède tout être engendré: elle est une certaine chose, à partir de quelque chose en puissance, et du fait d’une chose en acte, à savoir ce dont le mouvement commence». 136 Ibid., p. 848, 17–849, 4.

La noblesse de l’être

587

La «puissance naturelle générative» n’est que la puissance du corps à se réchauffer, une puissance qu’Averroès juge imparfaite du fait qu’elle ne peut passer à l’acte sans l’intervention d’un agent extérieur. Mais une fois qu’elle est menée à l’acte par la friction involontaire du malade, cette puissance devient chaleur en acte; or, cette chaleur, poursuit Averroès, est soit en elle-même une partie de la santé, soit est suivie par une ou plusieurs choses qui sont des parties de la santé. C’est la première de ces parties, que ce soit la chaleur ou autre chose, qui est en même temps partie et agent de la santé: «Prenons à titre d’exemple le cas de la santé qui est produite par l’art: lorsque la santé procède de l’art, alors il est naturel qu’elle procède du fait de réchauffer; ce qui produit le réchauffement est soit la friction soit l’absorption d’une boisson ou ce qui est semblable. Et s’il en est ainsi, la chaleur qui se trouve dans le corps, générée par la friction ou par l’absorption d’une boisson, ou bien est une partie de la santé ou bien c’est la chose qui la suit (qu’elle soit une ou plusieurs) qui est une partie de la santé. Ainsi toutes ces choses sont des parties de la santé, et l’une d’entre elles est son agent premier, à savoir la chaleur, et elle sera, d’une certaine façon, aussi une partie de la santé»137. La conclusion pour Averroès ne fait aucun doute: la cause agente dans les productions involontaires, c’est la première partie de la santé, c’est-à-dire la chaleur dans le corps, qui est produite accidentellement par le malade. En démontrant cela, Aristote prouve que, dans ce cas aussi, la santé provient de la santé: «Ce qu’ veut donc dire, c’est que la santé qui survient sans le concours de l’art procède elle aussi d’une certaine santé ou bien d’une partie d’une certaine santé, étant donné que l’art, pour produire la santé, doit nécessairement utiliser cette partie de la santé, je veux dire celle qui est dans la chose saine»138. Le principe de synonymie est donc vérifié, même si la cause agente dans la génération accidentelle n’est qu’une partie du produit engendré. C’est ici que s’achève la section consacrée à l’analyse de la génération par nature et par l’art; mais à la fin de ce passage, Averroès trouve dans le texte de sa Métaphysique une troisième lacune qu’il comble en recourant à nouveau à l’abrégé de Nicolas. Le passage qu’Averroès y trouve sans doute à la suite du texte qu’il vient de commenter ne correspond pas à la partie du texte qui manque (Met. Z7, 1032 b30–1033 a1); il en est plutôt un total remaniement:

137 Ibid., p. 849, 9–16. 138 Ibid., p. 849, 16–19.

588

Averroès

«Ainsi, la maison, la santé, la sphère de bronze sont ce dont l’être est avec une matière (mādda); en effet, la partie dont l’être n’est pas avec une matière est cela même qui constitue aussi le genre, car elle est quelque chose de commun. Quant à la matière (al-hayūlā) et ce dont la chose est constituée, elle ne se dit pas toujours de façon synonymique de la chose produite à partir d’elle. Par exemple, le cercle de bronze ou de pierre ne porte le nom d’aucune de ces deux »139. Ce passage marque donc, selon la reconstruction d’Averroès, le changement de perspective dans l’analyse d’Aristote; après avoir examiné la génération et avoir présenté les principes ontologiques qui la fondent, Aristote entreprend d’expliquer la différence entre la composante matérielle et le principe formel de ses produits. Le passage extrait du texte de Nicolas a pour but de distinguer la matière au sens strict de la forme qui correspond au genre. Ainsi Averroès explique que le nom et la définition du genre peuvent se prédiquer de la substance engendrée, mais non pas la matière. En se fondant sur la doctrine exposée dans le traité des Catégories, le Commentateur déclare que ni le nom de la matière ni sa définition ne sont prédiqués de la substance composée140. Mais Averroès ne s’arrête pas sur la question et déclare que la différence entre la matière et la forme, ainsi que l’explication de leur nature non engendrée constituent le but de la section suivante141. § 3.1.3. La matière et la forme dans la définition des substances engendrées: le GC de Met. Z7 (1033 a1–8 et 1033 a8–19), cc. 24–25 Comme on vient de l’annoncer, Aristote entame avec ces deux sections un nouveau propos, visant à élucider la différence entre la forme et la matière et à en 139 Ibid., p. 850, 2–7. 140 Ibid., p. 850, 8–14: «Et il veut dire: De la partie de la maison et de la santé qui se trouve dans une matière, à savoir la forme qui est en dehors de l’âme, on prédique correctement le nom et la définition de la forme universelle de la partie qui se trouve dans l’âme. Cette forme est ce qu’on connaît comme le genre. En revanche, on ne prédique pas correctement du composé ni le nom ni la définition de la partie qui est la matière de la maison ou de la sphère. En effet, de telle sphère d’airain déterminée, on dit qu’elle est “sphère” et on n’affirme pas d’elle qu’elle est “airain”; tout au plus par un nom dérivé: on dit, par exemple, que la sphère est d’airain ou faite d’airain». 141 Ibid., p. 850, 15–851, 3: «Cette section visait à faire connaître la nature de la génération et on retrouve cette idée dans le propos d’Aristote qui se trouve dans la section qui se rattache au propos et on s’exprime dans le discours de deux façons, il clarifie, en outre, la différence entre la forme et la matière et il introduit la proposition dans laquelle il veut montrer que la forme ne vient à l’être ni ne se corrompt si ce n’est par accident et qu’il en va de même de la matière, car ce qui est véritablement générable et corruptible, c’est l’individu composé de forme et matière».

La noblesse de l’être

589

expliquer la nature non engendrée. Dans la première des deux sections, l’objectif d’Aristote est de montrer que le nom et la définition de l’être engendré doivent nécessairement inclure aussi bien la forme que la matière, bien que cette dernière ne puisse être présente que sous la forme d’un paronyme. Dans la seconde section, il en fournit la raison et explique que la matière n’est pas mentionnée par soi dans le nom du produit de génération, car elle a une nature similaire à celle de la privation. Les commentateurs contemporains ont considéré cette dernière partie de Z7 comme une discussion d’une importance mineure portant sur certains usages linguistiques et sur leurs causes. D’après la plupart d’entre eux, le propos d’Aristote ne concerne pas une notion technique de définition; pour d’autres, en revanche, il s’agit d’une véritable définition, qui n’est toutefois pas celle métaphysique sur laquelle s’interrogent les chapitres 10–12, mais la définition «physique» de la substance composée. Averroès ne paraît pas exprimer les mêmes perplexités ni admettre une distinction entre une définition métaphysique et une définition physique de la substance composée, il affirme que dans ces lignes Aristote examine la nature de la définition (al-ḥadd) des substances composées et explique que cette définition doit inclure aussi bien la forme que la matière: « veut donc dire que la définition du composé est constituée de deux aspects, c’est-à-dire de la matière et de la forme, comme dans le cas du cercle d’airain»142. En effet, même si au cours de la discussion, Aristote ne mentionne que la sphère d’airain, pour affirmer que sa «formule» (λόγος, kalima) doit mentionner la forme («la figure de la sphère») et la matière («l’airain») en forme de paronyme, Averroès déclare qu’il en va de même pour l’homme, ce dernier n’étant dit ni «sang» ni «chair», mais «de sang» et «de chair»: «[…] de l’homme, par exemple, nous disons qu’il est “de sang” et “de chair”, mais nous ne disons pas qu’il est “chair” et “sang”»143. Cette section confirme donc la thèse affirmée dans le GC de la Phys., d’après laquelle la définition de la substance composée, qu’il s’agisse d’un artefact ou d’un produit naturel, fait toujours mention aussi bien de la forme que de la matière. Averroès toutefois ne creuse pas ici la question de la définition et se 142 Averroès, GC Met. Z, c. 24, p. 852, 1–2. Cf. p. 852, 8–9: « entend distinguer entre la matière, la forme et le composé des deux et que la définition du composé est constituée des deux»; p. 852, 14–6: «quant à la chose qui est constituée de l’airain et de la figure, il y a dans sa définition, outre la figure, l’airain; elle est donc nommée “cercle d’airain” ou “statue d’airain”». 143 Ibid., p. 853, 5–6.

590

Averroès

borne à exposer le sens des affirmations d’Aristote; c’est dans son commentaire à Z10–12 qu’il l’examinera dans le détail et qu’il expliquera que la définition des substances sensibles mentionne leur matière, même si elle désigne essentiellement la forme. De fait, le but de cette section, comme Averroès vient de le dire, est moins d’établir les principes de la définition que de clarifier la distinction entre la matière et la forme à l’intérieur de la substance engendrée. La discussion concernant le nom de la substance engendrée vise, en effet, à prouver que la matière a un statut intermédiaire entre la privation et la forme. En commentant les dernières lignes de Z7 (1033 a8–19), Averroès déclare ainsi que le processus de génération est défini par les termes contraires qui en marquent les limites: la privation et la forme144. Cela est vrai, qu’il s’agisse d’un changement accidentel ou d’une génération substantielle. C’est pourquoi, affirme-t-il, il faut admettre que le lien entre la santé recouvrée et la maladie, par exemple, est plus fondamental que celui entre la santé et l’homme malade145. C’est pour cette raison que ce qui advient et le contraire dont il procède ne partagent pas le même nom: on n’appellera l’homme qui recouvre sa santé ni «malade» ni «maladif», on l’appellera «sain»146. Dans les générations dont la privation inhérente au substrat n’est pas évidente et ne porte pas de nom, le substrat paraît prendre le rôle de la privation, de sorte que dire que le bien portant procède du malade serait équivalent à dire que la maison procède des briques et la chaise du bois. La matière, pour cette raison, ne serait présente dans le nom du produit engendré que sous forme de paronyme. C’est ainsi qu’Averroès reconstruit le raisonnement d’Aristote. Mais on ne voit pas clairement si le Commentateur considère cette conclusion comme fondée sur des raisons ontologiques ou sur un simple fait linguistique. La matière se comporte comme la privation, mais doit-on en déduire que cette similitude relève d’une pure convention linguistique ou plutôt de son statut ontologique? Averroès ne s’exprime pas de façon tranchée; il affirme que la ressemblance entre la matière et le contraire implique nécessairement que ce qui est engendré ne prend pas le nom de sa matière, comme il ne prend pas non plus le nom de son contraire147. Cette question toutefois ne semble pas avoir ici une grande importance148. Dans le contexte présent, le fait de constater que la matière est mentionnée dans le nom de la substance engendrée comme simple paronyme a une seule conséquence de taille: cela nous permet de déduire que la matière est 144 Ibid., c. 25, p. 854, 7–10. 145 Ibid., p. 855, 4–5: «En effet, la relation qu’a la génération de la santé vis-à-vis de la maladie est plus réelle que celle qu’a la santé vis-à-vis de l’homme malade». 146 Ibid., p. 855, 6–9. 147 Ibid., p. 856, 2–5. 148 Sur la doctrine averroïste de la matière et le fait qu’il y a une véritable raison ontologique dans le fait d’accorder à la matière un statut intermédiaire entre la forme/être et la privation/ non-être, voir ch. vii, p. 382–395.

La noblesse de l’être

591

quelque chose qui ne s’assimile pas tout à fait à la forme. Comme Averroès l’explique dans la section suivante, c’est par le biais de cette discussion qu’Aristote parvient à prouver que ce qui s’engendre n’est pas quelque chose d’absolument un.

§ 3.2. La forme ne peut ni venir à être ni engendrer: le GC de Met. Z8 Après avoir montré que tout ce qui vient à être par nature et par art vient à être d’un synonyme et qu’il est nécessairement composé d’une matière et d’une forme, Aristote, d’après Averroès, en vient à l’examen de ces deux principes, afin de démontrer qu’ils ne sont pas soumis à la génération et à la corruption. L’analyse de la génération a permis en Z7 de définir la nature de la substance sensible et de sa définition: si la génération est la modification d’une matière à laquelle l’agent communique une nouvelle forme, la substance sensible qui est le résultat de cette transformation, ainsi que sa définition, doivent nécessairement être composées. S’il en va ainsi, conclut Aristote en Z8, ni la forme ni la matière ne peuvent être engendrées; au sens propre, ce n’est que la substance composée qui vient à être. Si la forme et la matière étaient engendrées, elles seraient elles aussi composées d’une matière et d’une forme, qui seraient à leur tour composées d’une matière et d’une forme, et ainsi à l’infini. Par l’analyse de la génération, donc, on aboutit aussi à des conclusions concernant la forme: si la forme n’est pas engendrée, c’est parce qu’elle est quelque chose d’absolument un qui ne peut subsister indépendamment de la matière qu’elle informe. La démonstration de cette thèse constitue pour Averroès l’un des buts de la recherche menée dans les trois chapitres sur la génération, ainsi que le noyau théorique de Met. Z 8. On a vu que le fait que la substance sensible soit nécessairement composée d’une matière et d’une forme constitue, d’après Averroès, l’un des principes sur lesquels la science de la nature se fonde. Ce principe, nous dit-il, c’est le physicien qui doit le prouver par induction149. De ce point de vue, l’étude de la génération exposée dans ce chapitre n’est pas propre à la métaphysique, elle constitue une partie de la physique. Si Aristote fait ici mention de ce qu’il a exposé dans la Physique, c’est parce que le métaphysicien se sert des principes démontrés par le physicien pour parvenir à la démonstration de ses propres principes. Si l’analyse de Z8 se trouve au sein du livre Z de la Métaphysique, c’est précisément parce qu’elle contribue à prouver que la forme est inengendrée, tout en étant inséparable de la matière. C’est en ce sens, comme on l’a annoncé, que l’étude de la génération a ici un but métaphysique. Elle contribue d’après Averroès à définir 149 Averroès, GC Phys. I, c. 8, f. 9 et sq.

592

Averroès

le statut ontologique de la forme. Lorsqu’on démontre qu’elle n’est pas une réalité engendrée, on peut en effet lui soustraire toutes les propriétés qu’implique l’être soumis à la génération: le fait d’être quelque chose de matériel, de subsistant et de séparé dans l’être. De ce point de vue, Z8 contribue à la recherche de Z, dans la mesure où Aristote y établit ce que la forme n’est pas: une réalité engendrée et une cause capable d’engendrer. Le but ultime du livre Z étant de parvenir à définir la nature du principe de la substance sensible, Z8 concourt pleinement à sa réalisation. Cette démonstration se déploie pour Averroès en deux moments: Aristote démontre tout d’abord que la forme n’a pas de matière, en montrant au moyen d’une régression à l’infini qu’elle n’est pas engendrée (t.c. 26–27), puis qu’elle n’est ni subsistante ni séparée. Il conclut ainsi que c’est pour cela qu’elle ne peut pas non plus engendrer (t.c. 28). Ces deux moments sont, dans la reconstruction d’Averroès, intimement liés. Démontrer que la forme n’est pas engendrée et n’a pas de matière pourrait conduire à conclure, comme le croient «les platoniciens», qu’elle est une réalité éternelle, subsistante et séparée de la matière et qu’elle est, en tant que telle, la véritable cause agente des réalités sensibles. En effet, d’après Averroès, la doctrine qu’en Z8 Aristote est en train de réfuter ne présuppose pas seulement que la forme est séparée et universelle, mais qu’elle est aussi une cause agente. Comme il l’explique dans son commentaire à Z9, il s’agit d’un platonisme qu’on pourrait définir comme créationniste, qui se fonde sur la thèse selon laquelle les formes sont installées dans la matière par un intellect séparé et sont pour cela même les principes efficients des substances sensibles. C’est pour cette raison que l’étude de la substantialité des formes implique nécessairement une démonstration de leur caractère non engendré et de leur incapacité à engendrer. C’est sur ce point que l’interprétation d’Averroès se distingue de celles des contemporains. Si les interprètes contemporains ont tous souligné le but anti-platonicien du propos d’Aristote, ils n’ont pas considéré la réfutation de Z8 comme une critique de la causalité efficiente des formes, mais comme une réfutation de leur séparabilité150. Pour Averroès, en revanche, l’efficience et la séparabilité ne peuvent être dissociées, car la séparabilité implique nécessairement le fait d’exister en dehors de l’âme, de posséder une matière et d’être donc capable d’agir. La forme séparée ne peut expliquer la génération précisément parce qu’elle ne se trouve pas dans une matière. Suivant les principes fondateurs de 150 Pour Bonitz (Bonitz, Commentarius, p. 327) et Ross (Ross, Aristotle’s Metaphysics, p. 189), la critique de Z8 anticipe fondamentalement celle de Z13 (1039 a3 et sq.), où Aristote affirme qu’une substance ne peut contenir une autre substance existante en acte; en effet, si cela était le cas, l’unité ontologique du sensible disparaîtrait. Selon cette interprétation, le nerf de la critique aristotélicienne consiste à montrer que les formes ne peuvent être des substances en acte dans le sensible et non pas à nier, comme dans la lecture d’Averroès, que les formes séparées sont des causes agentes.

La noblesse de l’être

593

son néo-aristotélisme, Averroès assure que seul un corps qui agit en vertu de sa forme et par une qualité affective peut modifier un substrat matériel afin de lui imposer une nouvelle forme151. C’est le nerf de la critique qu’Averroès adresse en Met. Z8–9 aux Idées platoniciennes: les formes séparées ne peuvent être des causes efficientes, seule la forme dans la matière peut rendre compte de la génération152. La lecture qu’Averroès propose de l’argument de Z8 découle ainsi de son interprétation générale de la doctrine platonicienne. Pour pouvoir bien comprendre la portée de son raisonnement, il faut donc essayer de préciser le statut ontologique qu’il attribue aux principes formels postulés par les platoniciens. L’Idée est définie comme une forme qui est en même temps universelle (kulliyya), c’està-dire intensionellement la même pour tous les individus qu’elle informe, «séparée» (mufāriqa) dans l’être, c’est-à-dire non liée à une matière, et «subsistante» (qāʾima) par soi, c’est-à-dire «existant en dehors de l’âme» (mawǧūda ḫāriǧ alnafs) comme quelque chose de «numériquement un» (wāḥida bi-al-ʿadad). Elle a donc une nature semblable à celle du bouc-cerf, car elle a des propriétés qui sont non seulement incompatibles, mais aussi contradictoires. La propriété d’être une réalité séparée implique nécessairement, pour Averroès, la propriété d’être dans un certain lieu et d’être un τόδε τι, «quelque chose de désigné» (al-mušār ilayhi); le fait en revanche d’être une réalité universelle tient nécessairement à la possibilité d’être en même temps dans tous les individus dont l’universel est prédiqué153 et d’être un ποιόν154. Averroès attribue aux Idées toutes les propriétés qu’il va attribuer aux universaux dans son GC de Met. Z13. La critique qu’il adresse au platonisme repose en effet sur l’opposition entre formes universelles et formes particulières et, de ce point de vue, la réfutation de l’existence des Idées a plusieurs points en commun avec la réfutation de l’existence des universaux. La propriété d’être un universel est incompatible avec la propriété d’être subsistant et existant en dehors de l’âme. En accord avec son interprétation de Z13, 151 De ce point de vue, Averroès semble lire la critique de Met. Z8 à la lumière de celle de DGC II 9, où Aristote accuse les platoniciens de considérer les Idées comme des causes efficientes et de ne pas avoir compris que seul un être pourvu de matière peut déclencher le processus génératif. Comme en DGC II 9, la critique de Z8 viserait donc, selon Averroès, à hisser les Idées platoniciennes au rang de causes formelles, pour souligner leur manque d’efficience. 152 La critique est adressée aux formes des substances sensibles sublunaires. Dans son CM du DGC, lorsqu’en II 9 Aristote accuse les tenants de la théorie des Idées de ne pas avoir compris le rôle de la cause efficiente, Averroès affirme que cette critique ne remet pas en cause le fait qu’il existe malgré tout certaines formes qui sont véritablement efficientes (cf. Averroès, CM DGC II, p. 127–128; Averroes, On Aristotle’s “De Generatione et Corruptione”, p. 98–99). Averroès, comme on le verra, estime que les formes séparées des substances supra-lunaires possèdent une certaine efficience, mais il assure qu’elles ne peuvent agir sur le sensible sublunaire qu’au moyen d’une qualité sensible, à savoir la chaleur. 153 Aristote, Met. Z16, 1040 a26–27. 154 Cat. 5, 3 b20; Met. Z13, 1039 a1–2.

594

Averroès

Averroès déclare que la forme universelle est le produit de l’abstraction humaine et ne peut exister comme étant quelque chose d’individuel155. Seules les réalités «désignées», c’est-à-dire les substances douées d’une matière et circonscrites par des limites spatiales, peuvent être des individus au sens strict. La propriété d’être séparé, au moins dans le monde sublunaire, implique d’après Averroès la notion physique de matière qui rend possible l’individuation de la substance sensible. C’est pourquoi un principe universel, qui n’a pas de matière, ne peut être ni séparé ni individuel. La notion de forme universelle séparée est donc en soi un concept contradictoire. La démonstration d’Averroès semble ainsi s’enchaîner de la façon suivante: non seulement l’ensemble des propriétés qui appartiennent aux universaux séparés est en soi inconsistant, mais quand bien même il existerait un principe qui possède toutes ces propriétés, il ne servirait nullement à expliquer la génération des substances sensibles. Une forme qui ne se trouve pas dans un substrat matériel ne peut expliquer le processus de la génération, car elle ne peut aucunement modifier la matière qui est le point de départ du processus génératif et le principe qui permet de distinguer les différents membres de l’espèce. Les formes en elles-mêmes n’ont rien de particulier; c’est pourquoi elles ne peuvent être le principe ontologique qui explique la multiplicité des individus sensibles. La «particularité» est pour les formes une propriété extrinsèque, elles sont «individualisées» par la matière qui les situe à un certain point du continuum spatio-temporel156. Or, si la forme séparée ne peut rendre compte de l’existence d’une multiplicité d’étants, elle ne peut pas être le principe qui détermine la génération. À supposer même que les formes universelles et séparées existent, elles ne sont pas capables d’expliquer comment les individus composés de matière et forme s’engendrent. C’est donc l’analyse de la génération qui permet d’après Averroès de réfuter le platonisme, car elle nous conduit à deux conclusions qui vont à l’encontre de la doctrine des formes séparées: 1) la forme ne s’engendre pas; 2) elle n’a pas d’essence157. Si la forme était séparée et déterminée, elle devrait nécessairement être engendrée et donc composée car, comme on vient de le voir, la génération 155 Il n’y a pas d’étude complète sur l’influence que la doctrine des universaux d’Alexandre d’Aphrodise a pu avoir sur Averroès. Il est en effet indéniable que ce dernier reprend sur nombre de points les thèses qu’Alexandre a défendues dans ses commentaires et dans ses Quaestiones. Sur la doctrine d’Alexandre, voir M.M. Tweedale, «Alexander of Aphrodisias’ Views on Universals», Phronesis, 19, 1984, p. 279–303; A. De Libera, L’art des généralités. Théories de l’abstraction, Aubier, Paris 1999, p. 25–157; Rashed, Essentialisme, p. 254–261. 156 Sur la question du principe d’individuation chez Averroès, voir M. Di Giovanni, «Individuation by Matter in Averroes’ Metaphysics», Documenti e studi della tradizione filosofica medievale, 18, 2007, p.187–210. 157 Cette seconde conclusion, comme on le verra, tient au texte arabe qu’Averroès lisait, qui semble refuser à la forme le fait d’être engendrée et de posséder une essence.

La noblesse de l’être

595

est la composition de quelque chose de déterminé, c’est-à-dire d’un composé d’une matière et d’une forme. Cela est pourtant absurde, parce qu’il s’ensuivrait un nombre infini de formes. En outre, si la forme était quelque chose de séparé et de déterminé, comme les platoniciens le croyaient, elle devrait nécessairement avoir une essence car, comme Aristote l’a montré en Z4–6, il y a toujours une essence de ce qui est déterminé. Mais s’il en était ainsi, il en résulterait un nombre infini d’essence, puisque l’essence de la première forme aurait à son tour une essence et ainsi à l’infini158. En accord avec son interprétation des chapitres Z4–6, Averroès conclut qu’il n’y a d’essence que de ce qui est τόδε τι (mušār ilayhi), c’est-à-dire de la substance sensible composée. Aristote a donc démontré, selon Averroès, que la forme n’est pas engendrée; il lui reste maintenant à prouver que si elle est considérée comme une réalité universelle et auto-subsistante, elle n’est pas non plus capable d’engendrer. L’Idée ne peut en rien expliquer la nature de la substance sensible, étant donné qu’elle est incapable d’en expliquer la genèse. L’existence de la génération, qui est pour Averroès un phénomène incontestable, nous permet d’avancer dans notre connaissance de la réalité, car elle est «le signe» de l’existence de sa cause: la forme. Si la forme séparée des platoniciens ne peut expliquer la nature engendrée de la substance sensible, c’est qu’elle n’en est pas le principe recherché. Les formes séparées ne peuvent aucunement assurer l’existence du monde d’ici-bas. La réfutation de la théorie des formes séparées se fonde donc ici sur une donnée physique: aucune forme séparée n’est capable de réaliser la modification de la matière qui conduit à la genèse de la substance individuelle. Seul un agent corporel en est capable, en engendrant un être qui lui est, en tout ou en partie, semblable, dès lors qu’il communique sa forme à la matière qui la possède en puissance. Seules des causes agentes sensibles, en agissant par leur forme et au moyen de qualités sensibles, peuvent souder la forme et la matière de façon à en faire un véritable sujet ontologique. Les chapitres de Z consacrés à la génération et Z8 en particulier apparaissent donc, dans la reconstruction d’Averroès, comme une sorte d’éloge de la cause agente. Ce n’est pas la forme séparée qui engendre, c’est toujours un individu qui en engendre un autre de même forme ou de forme semblable. Comme en Z7, le principe de synonymie constitue ici le véritable enjeu de l’analyse. Sa vérification permet en effet de démontrer que c’est toujours «la forme particulière» (al-ṣūra al-ǧuzʾiyya), c’est-à-dire la forme qui se trouve instanciée dans sa matière, le véritable agent de la génération et de l’être de la substance engendrée. À plusieurs reprises, Averroès confirme le lien théorique entre le principe de synonymie et la réfutation de la théorie platonicienne: une forme qui est unique 158 Le raisonnement d’Averroès s’appuie sur la thèse de l’identité de la forme avec l’essence. L’essence de la deuxième forme sera elle aussi une forme et elle aura elle aussi une essence, étant donné que, par hypothèse, la forme est déterminée et dotée d’essence.

596

Averroès

et séparée ne peut rendre compte de la génération, car elle n’a pas de matière. La matière est en effet le principe qui détermine la multiplicité des étants engendrés, mais elle est aussi le principe qui rend possible tous les phénomènes physiques que la génération présuppose nécessairement, à savoir l’agir et le pâtir, le contact et le mélange. En se fondant implicitement sur la critique adressée aux partisans des Idées en DGC II 9, Averroès affirme ainsi que seule une forme pourvue de matière peut rendre compte de la génération, car seul ce qui a un corps est capable de produire la transformation matérielle que la génération implique. Seul un individu peut engendrer un autre individu, seul l’homme engendre l’homme. Le principe de synonymie est donc d’après Averroès la réponse aristotélicienne à l’ontologie «logicisante» de Platon. C’est, en effet, en niant une totale assimilation du plan logique de l’abstraction, qui fait de la forme universelle une réalité séparée, au plan ontologique du sensible, qui exige l’existence d’une multiplicité de principes, qu’Averroès proclame l’inadéquation de la théorie platonicienne des idées. Le principe de synonymie prouve donc que la forme est toujours communiquée à la matière par un agent qui la possède en acte avant la génération. Il prouve de façon irréfutable que la forme est un principe éternel, mais non séparé, car elle est toujours liée à une matière qui agit par l’intermédiaire d’un corps et d’une qualité affective. En d’autres termes, la forme, si elle doit être le principe formel des réalités sensibles, doit expliquer leur genèse, mais pour ce faire elle doit agir par le moyen d’un corps sensible. Bien que l’analyse de la génération et la démonstration du principe de synonymie se situent sur un plan physique, leurs implications métaphysiques sont d’une importance décisive pour deux raisons: d’une part parce que le principe de synonymie nous permet de déterminer le véritable principe de la substance sensible, c’est-à-dire la forme qui par l’agent est communiquée à la matière; d’autre part, parce qu’il clarifie le statut de la forme elle-même, en fournissant des arguments supplémentaires à la démonstration de sa primauté ontologique. La forme, considérée comme principe formel de ou dans l’agent, préexiste toujours à ce qui est engendré. On peut donc en conclure que la recherche de Z8, comme d’ailleurs celle des autres chapitres de Z, se déploie pour Averroès sur deux plans indissociables: celui de la substance engendrée et celui de son principe formel. Cependant, comme on l’a dit, si le principe de la substance est pour Averroès la substance au plus haut titre, la distinction tranchée entre ces deux notions est dans une certaine mesure inadéquate. C’est pourquoi il faut conclure qu’en Z8 comme dans le reste de Z la recherche du principe de la substance sensible s’avère être la recherche de ce qui est substance première et substance au sens absolu.

La noblesse de l’être

597

§ 3.2.1. La forme n’est pas composée: le GC de Met. Z7 (1033 a19)-Z8 (1033 b5), c. 26 Cette première section est consacrée d’après Averroès à formuler la réduction à l’absurde qui permet de prouver la non-générabilité de la forme substantielle et de la matière. La position d’Averroès est assez claire: il s’agit pour lui de prouver, sur la base de ce qu’on a montré à propos du phénomène de la génération, que la forme n’est pas un composé, mais quelque chose d’absolument simple. La traduction arabe de cette section, cependant, est à plusieurs endroits très éloignée du texte grec, à tel point que le sens du propos aristotélicien en est parfois complètement bouleversé. L’interprétation d’Averroès dépend directement de ce texte que le Commentateur s’efforce d’expliquer ad litteram; elle ne peut donc être saisie sans un examen minutieux de ces discordances textuelles. La section correspondante au t. 26, comme on l’a signalé, commence à la ligne 1033 a19 de notre Z7 où Aristote affirme que, lorsqu’on procède à un examen attentif, on ne peut dire absolument que la statue vient du bois et la maison des briques, parce que ce dont la génération a lieu doit changer et non pas demeurer159. Si, en effet, l’expression ἐξ οὕ désigne le point de départ de la génération, cette expression ne peut désigner ce qui demeure dans le produit engendré. Nous avons proposé notre interprétation de ce passage dans le chapitre consacré à l’analyse de Z7: il y a un sens de l’expression γίγνεσθαι ἔκ τινος qui peut désigner ce qui se transforme, tout en demeurant comme partie du produit engendré; Aristote ne serait pas en train d’expliquer que l’être désigné par l’expression ἐξ οὕ doit nécessairement disparaître, mais de suggérer que, pour peu que la matière soit indiquée comme ce dont la génération procède, elle doit se transformer et non pas demeurer en soi. La traduction arabe de ce passage s’écarte du texte grec sur deux points: le traducteur omet la négation (οὐδέ) de la ligne a19 et il traduit la proposition principale (οὐκ ἂν ἁπλῶς εἴπειεν) de la manière suivante: «on ne dira pas de façon simple que est un»160. Le passage prend par conséquent un tout autre sens161: Aristote n’affirme plus que l’on ne doit pas dire que la maison vient des briques et la statue du bois, mais au contraire qu’il faut affirmer que tout ce qui vient à l’être vient à être à la façon dont la maison s’engendre des briques:

159 Aristote, Met. Z7, 1033 a19–22. 160 Averroès, GC Met. Z, t. 26, p. 856, 8: lam yaqul bi-nawʿ innahu wāḥid. 161 Sans doute faut-il supposer que le traducteur arabe n’a pas su reconnaître l’optatif aoriste de la ligne a21 (εἴπειεν), gouverné par l’ἄν de la même ligne, et qu’il a pris son suffixe (-εν) pour le numéral ἕν («un»).

598

Averroès

«Puisque vient à être à la façon dont la statue vient à être du bois ou la maison des briques, si l’on analyse la question attentivement, on ne dira pas de façon simple que cela est un»162. C’est ce texte qu’Averroès commente, lorsqu’il conclut que l’analyse de la génération nous conduit à admettre que la substance engendrée n’est pas quelque chose d’ontologiquement un et simple, mais qu’elle résulte d’une matière, d’une forme et de la privation qui était prédiquée de la matière avant la génération: «Etant donné qu’on dit de tout ce qui vient à être dans la substance qu’il vient à être de ceci à la façon dont on dit que la statue vient à être du bois et la maison des briques, il est évident et manifeste, si l’on analyse cette question attentivement, qu’on ne peut affirmer que ce qui vient à être est une chose une et simple, à savoir une forme seulement, mais que ce qui vient à être est une chose qui résulte d’une matière, d’une forme et d’une privation qui se trouvait dans le substrat auparavant».163 Ce qui vient à être, explique Averroès suivant la traduction arabe164, n’est pas quelque chose de «simple» (maʿnā basīṭ); car, il ne peut être une forme seulement, il est le produit de la modification d’une matière qui va acquérir une nouvelle forme165. Il est donc nécessairement un composé d’une forme et d’une matière. Averroès conclut dès lors que ce dont le produit procède n’est pas la privation, mais la matière qui se transforme sous l’action de l’agent. Le sujet propre de la génération est assurément la substance composée, mais c’est le processus de transformation de la matière qui fait que la substance vient à être en même temps que sa forme. C’est pour cette raison que la génération est toujours génération d’un composé166, même si l’on peut dire que la forme, étant le principe de 162 Ibid., p. 856, 7–8. 163 Averroès, GC Met. Z, c. 26, p. 857, 10–14. 164 Averroès, GC Met. Z, t. 26, p. 856, 8–10: «et cela du fait que ce qui vient à être à partir d’une chose doit nécessairement venir à être à partir de quelque chose qui change et non pas à partir d’une chose qui demeure dans son état». L’expression «ce qui vient à être à partir d’une chose» (allaḏī yakūnu min šayʾ) est absente du texte grec. La traduction arabe des lignes a21–22 est ici plus une simplification qu’une déformation; le traducteur ne fait que reformuler le passage, en précisant que c’est le produit de la génération qui doit procéder de quelque chose qui se transforme et qui ne demeure pas dans l’état initial. 165 Averroès, GC Met. Z, c. 26, p. 858, 1–4: «Assurément, il faut que ce qui est venu à être ne soit pas une notion simple, car la génération consiste en ce que ce qui engendre transforme la matière jusqu’à ce que la forme soit produite en elle. Et il dit justement: non pas à partir d’une chose qui demeure dans son état, car si la matière demeurait dans son état lors du processus de génération de l’engendré, réalisé par ce qui engendre, alors celui-ci ne produirait que la forme». 166 Ibid., p. 858, 5–6: «La génération ne se dit que de ce qui est désigné de cette façon et non de la forme de ce qui est désigné».

La noblesse de l’être

599

modification de la matière, vient à être en même temps que le composé. Comme Aristote le dira quelques lignes plus loin, la forme vient à être par accident. Le début de Met. Z8 confirme cette conclusion, qui est établie d’après le Commentateur en Phys. I167. C’est en effet la physique, d’après Averroès, qui établit d’abord que la matière est principe de la génération, puis définit de quelle façon elle se distingue de la privation. Aristote reprend ici cette conclusion «physique» et affirme que la réalité qui s’engendre vient à être en vertu de quelque chose (ὑπό τινος), à partir de quelque chose (ἔκ τινος) et vient à être quelque chose (τί)168. Comme au tout début de Z7, dans ces premières lignes de Z8, Aristote déclare que ce qui s’engendre est quelque chose, «une sphère, par exemple, ou un cercle ou une autre chose quelle qu’elle soit». Certains interprètes modernes envisagent la possibilité de considérer le τί de la ligne a27 comme le sujet du verbe γίγνεται plutôt que comme le prédicat nominal; ils supposent ainsi un changement de sujet à l’intérieur de la proposition causale comprise entre les lignes 1033 a24–28169. La traduction arabe d’Usṭāṯ ne présente pas la même ambiguïté: elle paraît attester la leçon transmise par toute la tradition grecque, qui porte le pronom relatif ὅ au lieu du pronom indéfini τί conjecturé par Bonitz. Usṭāṯ, en outre, divise la période des lignes 1033 a24–28 en deux propositions autonomes, dont la première est constituée par une proposition causale et une principale170; la seconde par une principale isolée171. Il paraît ainsi considérer le pronom ὅ comme le sujet de la nouvelle principale, dont le prédicat est constitué par la copule ἐστι (a27) et le pronom τοῦτο (a27) en position de prédicat nomi167 Ibid., p. 858, 12–14: «Et puisque cela a été déjà défini dans la science naturelle, il affirme: Nous avons déjà défini dans ce qui précède de quelle façon nous disons cela et il entend: on a dit que la matière est principe, que la privation est principe, et en combien de sens la matière ». En interprétant le renvoi de la ligne 1033 b26 comme un renvoi au premier livre de la Physique, et non pas au chapitre précédent, Averroès estime trouver une confirmation de la thèse selon laquelle les principes démontrés par le physicien servent de point de départ aux démonstrations du métaphysicien. La substance engendrée est nécessairement un composé d’une matière et d’une forme, la privation étant un principe purement accidentel. Voir infra ch. VII. 168 Aristote, Met. Z8, 1033 a24–28. Le pronom τί de la ligne a 27 a été conjecturé par Bonitz. La tradition grecque transmet à l’unanimité la leçon ὅ, attestée aussi par le texte arabe. Pour une analyse des difficultés linguistiques que ce passage comporte, voir chap. V. 169 Aristote ne serait pas en train d’affirmer que «ce qui vient à être vient à être quelque chose», mais que «quelque chose vient à être». 170 Averroès, GC Met. Z, t. 26, p. 856, 10–12: «Puisque ce qui vient à être vient à être par quelque chose (cela on l’appelle ce dont le principe de la génération), il est aussi à partir de quelque chose (admettons donc que ceci soit non la privation, mais la matière)». Ce passage correspond aux lignes 1033 a24–27 de l’édition Bekker. 171 Ibid., p. 856, 12–14: «Et ce qui s’engendre est ceci, soit une sphère, soit un cercle, soit une autre chose que l’on peut saisir parmi les autres choses». Ce passage correspond aux lignes 1033 a27–28 de l’édition Bekker.

600

Averroès

nal; il semblerait donc traduire le texte suivant: καὶ ὅ γίγνεται τοῦτο δ’ἐστὶν ἢ σφαῖρα ἢ κύκλος («Et ce qui s’engendre est ceci, soit une sphère soit un cercle»). À la différence de la plupart des interprètes contemporains, il est donc clair pour Averroès qu’Aristote est en train de définir le statut de la substance engendrée et non pas de la forme. Ce qui s’engendre, explique-t-il, est un «individu désigné en acte» (al-šaḫṣ al-mušār ilayhi bi-al-fiʿl), c’est-à-dire un τόδε τι, objet immédiat de notre connaissance sensible172: «Puisqu’il est devenu manifeste que ce qui vient à être est un composé de matière et forme et qu’il est autre par rapport à elles, ce qui vient à être est un individu désigné en acte, par exemple cette sphère désignée de cet airain désigné ou cercle désigné de cette matière désignée ou n’importe quelle autre chose qui se manifeste aux sens»173. Que seule puisse s’engendrer «la substance désignée» et non la forme, c’est ce qu’on démontre par l’analyse du processus génératif. La génération est opérée par un agent qui fait en sorte qu’une certaine matière acquière une nouvelle forme. La forme est donc engendrée uniquement par accident car, produisant une «chose informée» (šayʾ muṣawwar), l’agent produit la forme par accident: «L’agent ne fait que produire à partir d’une certaine matière quelque chose d’informé; il ne produit ni la forme seulement ni la matière. Voilà ce qu’Aristote entend dire par son affirmation: En effet, de même que l’on ne produit pas le substrat, on ne produit pas non plus la sphère d’airain, c’est-à-dire la forme, sinon par accident. Et si dit par accident, c’est parce que lorsqu’on produit une chose qui possède une forme, on produit la forme par accident»174.

172 L’expression al-mušār ilayhi (τόδε τι) désigne incontestablement la substance individuelle composée de matière et forme qui, comme Averroès l’explique dans son commentaire de Z1 (cf. Averroès, GC Met. Z, c. 3, p. 751, 6–9), est aussi quelque chose de délimité et «défini par soi» (maḥdūd bi-ḏātihi), c’est-à-dire «défini par le lieu et les surfaces» (maḥdūd bi-al-imkān wa-al-suṭūḥ) et qui est, pour cela même, le premier objet de la connaissance sensible. Néanmoins, la mise au point d’Averroès, lorsqu’il précise dans son commentaire de Z8, que ce qui est τόδε τι est ce qui se manifeste aux sens, est déterminée ici par une erreur du traducteur arabe (Averroès, GC Met. Z, t. 26, p. 856, 13–14) qui traduit la phrase ἢ ὅ τι ἔτυχε τῶν ἄλλων (a28) de la façon suivante: «soit une autre chose que l’on peut saisir parmi les autres choses» (šayʾun āḫarun udrika min sāʾir al-ašyāʾ). En effet, ce que l’on peut saisir parmi les autres choses, explique Averroès, est ce que l’on saisit par le sens. 173 Averroès, GC Met. Z, c. 26, p. 858, 16–859, 2. 174 Ibid., p. 859, 4–8.

La noblesse de l’être

601

L’analyse de la génération permet ainsi de démontrer que la forme, en tant que principe de la génération, n’est pas une réalité engendrée et donc composée. L’agent ne peut produire la forme, qui est inengendrée, il la fait venir à être, en causant la génération de la substance composée. Mais pour opérer un changement dans une matière, il faut que l’agent aussi soit «quelque chose de désigné», c’est-à-dire un τόδε τι. Cette thèse occupe un rôle central dans le système ontologique d’Averroès et dans son interprétation générale de Z7–9, d’après laquelle Aristote vise ultimement à démontrer que le véritable agent de la génération est la cause agente prochaine qui opère par sa forme. Le texte de la traduction qu’Averroès a sous les yeux confirme cette lecture: «J’affirme donc que cette chose produit cette chose à partir du substrat universel, je veux dire que l’on produit l’airain arrondi175 ou la sphère»176. Le traducteur a considéré le premier τόδε τι (a31) comme sujet du verbe ποιεῖν et le second (a32) comme son complément d’objet. Aristote ne serait donc plus en train d’expliquer que la production d’un τόδε τι se réalise lorsqu’on produit, à partir d’un substrat en général, quelque chose de désigné177, mais que quelque chose de désigné produit une autre chose désignée. En suivant ce texte, Averroès estime que le propos d’Aristote porte sur la cause agente dont il entend définir la nature: l’agent est une «chose désignée» (šayʾ mušār ilayhi) qui produit une «chose désignée» (šayʾ mušār ilayhi). La génération, pour reprendre l’exemple utilisé par Averroès, est la transformation du sang en homme178 ou, comme il le montre dans ses CM du DGC et du GA, elle n’est que le remplacement d’un certain τόδε τι par un autre τόδε τι ou, plus précisément, la transformation de quelque chose qui est moins déterminé en quelque chose qui l’est davantage. L’agent ne produit donc pas une chose dans une autre, car la forme, déclare-t-il, ne se trouve pas dans la matière comme dans un sujet:

175 Le texte arabe qu’Averroès commente omet, dans ce qui correspond à la ligne a33, la phrase ποιεῖν ἐστὶν οὐ τὸ στρογγύλον. L’omission résulte sans doute d’un saut du même au même, du premier στρογγύλον (a31–32) au second (a33). Il est néanmoins difficile d’établir à quel moment de la transmission le saut s’est produit. 176 Averroès, GC Met. Z, t. 26, p. 856, 16–857, 1. 177 Aristote, Met. Z8, 1033 a31–32. 178 Averroès, GC Met. Z, c. 26, p. 859, 12–15: «Et son affirmation: J’affirme donc que cette chose produit cette chose à partir d’un substrat universel, je veux dire que l’on produit l’airain arrondi ou la sphère signifie: une fois que cela a été établi, il est nécessaire que ce qui produit soit une chose désignée qui produit une chose désignée, je veux dire que l’airain devienne arrondi et le sang homme ou cheval».

602

Averroès

«Et son affirmation: et cela n’est pas autre chose, par exemple cette forme, dans une autre chose veut dire: on ne produit pas une chose une dans une autre chose une, comme si une forme était produite dans un sujet. […] Il est donc manifeste que si l’on produit, l’on produira une chose à partir d’une autre et non pas une chose dans un autre. Car l’on produit à partir de la matière une informée et non pas une forme dans la matière»179. On remarquera d’emblée que l’interprétation d’Averroès dépend, dans ce cas aussi, du texte arabe qu’il commente. Le traducteur place une négation devant la proposition qui, aux lignes a33–34, définit la nature du processus génératif comme la production d’une forme dans une autre chose180. Le sens du propos d’Aristote en est complètement bouleversé. Mais Averroès, qui marche dans le sillage d’Alexandre, prend cette déclaration comme de la pure doctrine aristotélicienne: la forme ne peut se trouver dans la matière comme dans un sujet181. Celui qui engendre n’installe pas la forme dans un sujet ontologiquement autonome, il engendre une nouvelle substance douée de forme à partir d’une matière qui n’est pas en soi quelque chose de désigné182. La génération donc n’est que le venir à être d’un nouvel étant doué d’une certaine forme. Il en résulte que l’on ne peut admettre une génération de la forme et de la matière, à moins de déclencher une régression à l’infini: «Si donc on produisait la forme, elle serait produite à partir d’une forme et d’une matière et cette forme aussi d’une forme et d’une matière, et ainsi jusqu’à l’infini; et il en va de même de la matière. Ainsi, ce qui vient à être est nécessairement le composé de forme et matière, ce n’est ni la forme ni la matière»183. Si la forme était engendrée au sens strict, elle devrait venir à être à la façon dont tout le reste vient à être, c’est-à-dire à partir d’une matière et d’une autre forme. Mais s’il en était ainsi on aurait un nombre infini de formes engendrées. La forme et la matière donc ne sont ni soumises à génération, ni composées.

179 Averroès, GC Met. Z, c. 26, p. 859, 16–860, 4. 180 Aristote, Met. Z8, 1033 a31–34. 181 Cf. Alexandre, Alexandri Aphrodisiensis praeter commentaria scripta minora: Quaestiones; De Fato; De mixtione, edidit I. Bruns, Supplementum Aristotelicum, vol. II, 2, Reimer, Berlin, 1892, Quaestiones I 8, p. 17–19, I 17, p. 29–30; Alexandre, Alexandri Aphrodisiensis praeter commentaria scripta minora, de Anima liber cum mantissa, edidit I. Bruns, Supplementum Aristotelicum, vol. II, 1, Reimer, Berlin 1887 (dorénavant Alexandre, DA), p. 15–26. Sur l’hylémorphisme d’Alexandre, voir Rashed, Essentialisme, p. 145–231. 182 Averroès, CG Met. Z, c. 26, p. 860, 6–7. 183 Ibid., p. 860, 9–12.

La noblesse de l’être

603

§ 3.2.2. La forme n’a pas d’essence: Le GC de Met. Z8 (1033 b5–19), c. 27: Dans cette section, d’après Averroès, Aristote poursuit la démonstration de la non-générabilité de la forme. Après avoir prouvé au moyen de la régression à l’infini que ni la forme ni la matière ne s’engendrent, il se concentre sur le cas de la forme, pour montrer que si elle vient à être, c’est uniquement par accident, dès lors que c’est la substance dont elle est forme qui le fait. Dans mon analyse de Z8, j’ai signalé qu’il était malaisé de compendre si ce passage (1033 b11–16) constitue un rappel de ce qu’Aristote vient de démontrer ou s’il introduit, à côté de la régression à l’infini, un argument supplémentaire. J’ai suggéré qu’il s’agissait d’un contre-argument à une possible objection d’un adversaire qui pouvait rétorquer à Aristote que la forme est de fait divisible en un genre et une différence. Au moyen d’une comparaison entre la sphère sensible et la figure géométrique de la sphère, Aristote répond que la thèse selon laquelle la forme n’est pas engendrée reste confirmée, car même si elle est divisible en deux parties, c’est-à-dire un genre (la figure, τὸ σχῆμα) et une différence spécifique (ce dont tous les points sont à distance égale du centre, τὸ ἐκ τοῦ μέσου ἴσον), elle ne sera pas pour autant quelque chose de composé et donc d’engendré184. En accord avec le texte arabe qu’il a sous les yeux, Averroès propose une lecture différente de ce passage qu’il ne considère ni comme un argument supplémentaire de la non-générabilité de la forme, ni comme une comparaison entre le cas de l’espèce et le cas du concret, mais comme une sorte de rappel de ce qu’Aristote vient d’expliquer à propos de la génération du composé. En confirmant ce qui vient d’être prouvé, Aristote affirme (1033 b5–8) que ni la forme, ni l’essence ne viennent à être, et que, d’elles, il n’y a pas non plus de génération185. Il apparaît clairement que l’οὐδέ de la ligne b7 (οὐδὲ τὸ τί ἦν εἶναι) est en corrélation avec celui de la ligne b5 (οὐδὲ τὸ εἶδος), bien que les deux négations soient assez éloignées l’une de l’autre. Aristote déclare que ni la forme ni l’essence, «ou quelle que soit la manière dont il faut appeler la configuration (μορφή) dans le sensible», ne viennent à être. Averroès, sans doute induit en erreur par l’ambiguïté du texte arabe, met en corrélation la négation (wa-lā) correspondant à l’οὐδέ de la ligne b7 (οὐδὲ τὸ τί ἦν εἶναι) avec la négation (wa-lā) correspondant à l’οὐδέ de la ligne précédente, c’est-à-dire celui de la ligne b6 184 On a vu également que, selon l’interprétation de Bonitz et de Ross, Aristote veut simplement introduire une comparaison entre le cas de la forme spécifique de la sphère (τοῦ δὲ σφαίρᾳ εἶναι ὅλως) et le cas de l’individu concret (la sphère de bronze), afin de mieux expliquer la génération de ce dernier. 185 Aristote, Met. Z8, 1033 b5–8: «Il est donc clair que la forme (ou quelle que soit la manière dont il faut appeler la configuration dans le sensible) ne vient pas à être, qu’il n’y en a pas de génération, et que ce n’est pas non plus le cas de l’essence (en effet, elle est ce qui vient à être dans une autre chose, soit par art, soit par nature, soit par une puissance)».

604

Averroès

(οὐδ’ἔστιν αὐτοῦ γένεσις). En faisant cela, toutefois, il lit la phrase en un tout autre sens: Aristote ne serait plus en train de dire que ni la forme ni l’essence ne s’engendrent, mais que la forme n’a ni génération ni essence: «Son propos: Il est donc manifeste que la forme non plus (et je ne sais pas quelle chose il faudrait appeler “l’image” dans le sensible) ne vient pas à être et que d’elle il n’y a pas génération ni ce qui est quant à l’être186 veut dire: il est en outre manifeste, sur la base de ce discours, que les formes et les images (à supposer qu’il faille appeler les formes images, puisqu’on ne voit pas clairement de quelle chose dans le sensible elles sont images) ne viennent pas à être et qu’elles ne possèdent pas en général d’essence (māhiyya)»187. Cette interprétation est tout à fait en accord avec la thèse générale d’Averroès selon laquelle on n’a d’essence que de ce qui est désigné, c’est-à-dire de la substance sensible composée de matière et de forme. La forme, déclare Averroès, n’est pas quelque chose qui peut, à strictement parler, avoir une essence, parce que, comme l’analyse de la génération le démontre, la forme n’est pas un tode ti, à savoir un composé. Si la forme était produite, elle serait composée, par l’action d’un agent, comme «une certaine chose dans une autre»; la forme donc posséderait une autre forme et ainsi à l’infini. De la même façon, affirme-t-il, si la forme possédait une essence, elle subsisterait «en vertu d’une chose dans une autre», c’est-à-dire en vertu d’une essence qui se trouve dans une matière, mais cette essence, pareillement, serait subsistante en vertu d’une autre essence et ainsi à l’infini. Aussi faut-il conclure que la forme ne peut avoir d’essence188. Ce n’est que «la forme désignée» (al-ṣūra al-mušār ilayhā)189, c’est-à-dire la forme qui est individualisée du fait qu’elle se trouve dans une matière190, qui est engen186 Nous avons choisi de traduire cette locution mā huwa bi-al-inniyya littéralement, en utilisant la périphrase «ce qui est quant à l’être». Cette périphrase traduit, dans la plupart des cas, chez Usṭāṯ l’expression τὸ τί ἦν εἶναι. Averroès, dans le commentaire correspondant, remplace cette locution par le mot māhiyya qu’il utilise habituellement pour désigner cette même notion. 187 Averroès, GC Met. Z, c. 27, p. 861, 12–862, 2. 188 Ibid., p. 862, 3–8. 189 Ibid., p. 862, 11–13. 190 Il est fort douteux qu’Averroès ait admis l’existence de formes individuelles, à la façon dont Frede et Patzig le font. À plusieurs reprises, néanmoins, il paraît poser une distinction entre «les formes désignées» et les formes universelles, ce qui pourrait laisser croire que ces formes désignées sont de véritables formes individuelles. Il faut en revanche supposer que, selon la doctrine que la tradition médiévale fera sienne, Averroès estime que c’est la matière qui est le véritable principe d’individuation et que les formes ne sont individuelles que parce qu’elles se trouvent dans une matière qui les individualise (sur la question, voir Di Giovanni, «Individuation by Matter»). C’est d’ailleurs cette thèse qu’Averroès semble défendre dans la suite de son commentaire de Z8.

La noblesse de l’être

605

drée et qui possède une essence; mais cette forme n’est, en dernier ressort, que la substance individuelle elle-même. L’agent en effet produit à partir d’une certaine matière, à partir de «cet airain désigné» (hāḏā al-nuḥās al-mušār ilayhi), par exemple, cette sphère désignée. De «la sphère de façon universelle» (bi-nawʿ kullī) – dit le texte arabe191 – il n’y a pas de génération; s’il n’en est pas ainsi, «une chose sera engendrée de rien (lā šayʾ)»192. Le texte arabe s’éloigne donc une fois de plus de façon radicale du texte grec, qui affirme qu’«une chose sera à partir de quelque chose (ἔκ τινος τὶ ἔσται)». Usṭāṯ rajoute en effet une négation avant le pronom τινος193. L’interprétation d’Averroès se conforme à cette traduction. Si la sphère en universel, ou comme le dit Averroès, «la sphère universelle» (al-kura al-kulliyya), était engendrée, elle devrait procéder d’une non-chose, ce qui veut dire, précise-t-il, qu’elle procéderait d’une «non-forme» (lā ṣūra)194. La forme, pour le dire autrement, ne vient pas à être, car sinon elle devrait venir à être de ce qui n’est pas substance et donc ex nihilo. Le «tout qui vient à être», en revanche, est le produit de l’unification de la matière et de la forme195, qu’on peut définir, explique Averroès en glosant le texte arabe196, comme quelque chose de «mélangé» (mumtaziǧ)197. C’est cette «forme mélangée» qui engendre, en engendrant toujours un individu qui lui rassemble: «[…] et il entend par l’expression d’un autre côté le tout engendré l’ensemble de matière et forme, par exemple la sphère d’airain composée de la sphère et de l’airain ou l’homme composé de l’âme et du corps. Et si explique cela, c’est pour montrer que la nature qui engendre les espèces au 191 L’expression arabe traduit le grec ὅλως de la ligne b11. 192 Le texte arabe, comme les manuscrits Ab et E, atteste le futur ἔσται au lieu du présent ἔστι transmis par le manuscrit J. 193 Usṭāṯ traduit la phrase ἔκ τινος τί (Met. Z8, 1033 b11) par «une chose sera à partir d’une non-chose» (Averroès, GC Met. Z, t. 27, p. 861, 3: sayakūnu šayʾun min lā šayʾ; l’expression «non-chose» étant équivalente en arabe à «non-être» ou «rien». On pourrait ainsi supposer qu’Usṭāṯ disposait d’un témoin qui transmettait la variante οὐκ à côté de la leçon ἐκ. 194 Averroès, GC Met. Z, c. 27, p. 862, 14–15; cf. GC Met. Λ, c. 18, p. 1496, 14 et sq. 195 Averroès, GC Met. Z, c. 27, p. 862, 18–863, 2: «Dès lors qu’il apparaît que ni la forme absolue ni la matière ne viennent à être, il est nécessaire que tout ce qui vient à être soit divisé en deux parties, dans le discours et non pas en acte: l’une d’elles est ce qui est appelé matière, l’autre forme». 196 Là aussi l’interprétation d’Averroès dépend de la traduction arabe qu’il commentait. À la ligne 1033 b14, Aristote affirme «[…] la sphère est la figure dont tous les points sont à distance égale du centre […]». Le traducteur arabe ne comprend pas le sens de la périphrase et, en rattachant ces lignes à ce qui précède, il traduit: «Et si la forme qui est la sphère est, la figure au milieu» (Averroès, GC Met. Z, t. 27, p. 861, 5–6: wa-al-ṣūra allatī hiya al-kura in kāna fa-al-šakl allaḏī min al-wasṭ). Cette «figure au milieu» serait donc, dans l’interprétation d’Averroès, la substance composée. 197 Ibid., p. 863, 10.

606

Averroès

sein des choses qui se reproduisent, c’est une chose intermédiaire, c’est-àdire un composé de matière et de forme, et qu’elle produit des choses de telle sorte»198. C’est la conclusion qu’Aristote visait; tout le passage, en effet, a pour Averroès le seul but d’expliquer que la génération est opérée par un individu composé qui engendre un autre individu composé. § 3.2.3. La forme n’engendre pas: le GC de Met. Z8 (1033 b19–1034 a8), c. 28 Cette section conclusive, et plus généralement toute la discussion concernant l’ingénérabilité de la forme substantielle, a comme clef de voûte la réfutation de la théorie platonicienne des Idées. Les formes séparées ne sont en rien responsables de la génération et encore moins de l’être des substances particulières dont Aristote recherche les principes. Nier l’utilité des formes séparées revient à admettre, pour Averroès, que ce sont les causes agentes prochaines qui, en opérant par leurs propres formes ou par les formes qui se trouvent dans leur âme, sont à l’origine de la génération des individus. La réfutation de la doctrine des formes séparées déployée dans cette section se révèle donc être une réfutation de la théorie qui fait des universaux les principes de la génération de la réalité sensible. À la forme platonicienne, on l’a vu, Averroès assigne toutes les propriétés qu’il attribue en Z13 aux universaux: elle est «universelle», «séparée» dans l’être, «subsistante» par soi, c’est-à-dire «existant en dehors de l’âme» comme quelque chose de «numériquement un». La forme séparée est l’universel qui existe en dehors de l’âme et subsiste indépendamment des formes des individus. C’est à cet universel qu’Aristote, d’après Averroès, ôte le titre de cause de la génération199. On peut donc tracer un cadre ontologique précis à partir de la façon dont Averroès interprète la réfutation aristotélicienne des Idées séparées: les substances individuelles sensibles ont des principes qui leur sont propres. Pour pou198 Ibid., p. 863, 17–864, 2. 199 Averroès, GC Met. Z, c. 28, p. 866, 6–13: «[…] Quant à la question de celui qui demande s’il y a une sphère séparée de la matière existant en dehors de l’âme, différente de la sphère particulière matérielle, ou une maison séparée sans briques et en général une forme séparée de la matière, différente des formes des choses particulières, qui est, elle, forme de la sphère composée ou de la maison engendrée, c’est là une question absurde. Ensuite fournit la cause de cela et il dit: Puisque, s’il en était ainsi, il n’y aurait jamais eu de génération et il veut dire: en effet, si les formes des choses qui viennent à être étaient une forme numériquement une (je veux dire la forme de ce qui engendre et de ce qui est engendré), il n’y aurait absolument rien qui se produit, parce que ce qui engendre et ce qui est engendré sont deux choses différentes en nombre, mais une chose une quant à la notion universelle».

La noblesse de l’être

607

voir distinguer deux individus de la même espèce, il ne suffit pas d’admettre l’existence d’une forme universelle unique, il faut que chaque individu ait sa propre forme, c’est-à-dire une forme qui est spécifiquement identique à celle d’un autre individu de même espèce, mais engagée dans un substrat matériel qui lui est propre. Une forme unique ne peut être à l’origine de l’existence d’une pluralité d’individus engendrés. La matière est certes le principe qui rend possible l’individuation des substances composées, mais dans la réalité sensible il n’existe que la forme déjà «individualisée» qui est cause de la substantialité du composé et de la matière elle-même. Dans le monde sublunaire, pour le dire autrement, seul l’individu possède la propriété qui en fait un membre d’une certaine classe. La forme universelle n’est que le principe commun aux individus de la même espèce; elle est une notion abstraite par l’intellect humain et, pour cela même, existant exclusivement dans l’âme. Elle ne peut à proprement parler ni engendrer ni être engendrée, car la génération implique nécessairement l’existence d’une pluralité d’individus, et donc d’une matière. Seule une forme matérielle peut modifier une matière afin de la transformer en «une chose de telle sorte» (šayʾ miṯlu hāḏā), c’est-à-dire, comme Averroès l’explique, en une chose semblable à ce qui engendre. Si la cause agente était une forme séparée de la matière et si cette forme était numériquement une et la même aussi bien pour ce qui engendre que pour ce qui est engendré, aucune génération, affirme Averroès, ne pourrait avoir lieu. Mais sur la base de quel argument Averroès tire-t-il cette conclusion? La réponse à cette question passe d’abord par une analyse du texte sur lequel le commentateur fonde son interprétation: « Puisque, s’il en était ainsi, il n’y aurait jamais eu de génération. En effet, s’il était de cette manière cette chose, il n’y aurait pas de génération; mais il signifie une chose de telle sorte et il n’est pas cette chose déterminée; en fait, il produit et il engendre à partir de ceci de telle sorte et quand ceci vient à être, il est de telle sorte»200.

200 Averroès, GC Met. Z, t. 28, p. 864, 12–865, 2: iḏ law kāna ḏālika kaḏālika lam yakun takawwun abadan, fa-innahu law kāna bi-hāḏā al-nawʿ hāḏā šayʾ lam yakun takawwun. Le texte arabe atteste la même leçon que le manuscrit E qui porte à la ligne 21 ἀλλ’ὅτι τοιόνδε. Le texte arabe semble reporter une double traduction de la phrase de la ligne b21 (ἢ οὐδ’ἄν ποτε ἐγίγνετο, εἰ οὕτως ἦν, τόδε τι): 1) «Puisque, s’il en était ainsi, il n’y aurait jamais eu de génération»; 2) «En effet, s’il était de cette manière cette chose, il n’y aurait pas eu de génération». Dans les deux cas, il ne place pas de virgule après le εἰ οὕτως ἦν et fait de l’expression τόδε τι le sujet du verbe ἦν et non pas, comme Ross le fait, du verbe ἐγίγνετο. Dans le lemme de son commentaire, Averroès ne rapporte que la première traduction (voir Averroès, GC Met. Z, c. 28, p. 866, 6–13), ce qui pourrait suggérer que l’autre traduction se trouvait dans les marges de l’antigraphe du manuscrit de Leyde.

608

Averroès

L’expression «une chose de telle sorte» (šayʾ miṯlu hāḏā) traduit la locution utilisée aux lignes b21–22 «ce qui est tel» (ὅτι τοιόνδε)201. Les interprètes contemporains, comme on l’a vu, sont en désaccord à propos du sens qu’il faut assigner au démonstratif τοιόνδε: certains d’entre eux estiment que par ce terme Aristote a voulu désigner la forme platonicienne, d’autres la forme aristotélicienne. Dans les deux cas, néanmoins, le terme «tel» signifie le fait que le principe dont Aristote discute la substantialité peut être conçu comme une propriété d’un certain type. Dans les deux cas, donc, la substance dont ce principe détermine l’être serait un individu de telle sorte (τόδε τοιόνδε), c’est-à-dire un être ayant telle qualité. Suivant le texte de sa traduction arabe, Averroès propose en revanche une interprétation partiellement différente: l’expression «de telle sorte» (miṯlu hāḏā) ne désigne ni la forme platonicienne ni la forme aristotélicienne, mais plutôt la substance engendrée: «Et ses mots: mais il signifie une chose de telle sorte et il n’est pas cette chose déterminée; en fait, il produit et il engendre à partir de ceci de telle sorte et quand ceci est venu à être, il est de telle sorte veulent dire: mais ce qui vient à être signifie une chose qui est semblable à ce qui engendre; et celui-ci et ce qui engendre ne constituent pas une chose numériquement une; et ce qui vient à être n’est pas la notion déterminée, ce qui veut dire que la notion déterminée est ce qui est en commun au générateur et à ce qui vient à être»202. La forme universelle n’est pas quelque chose qui vient à être, elle est «la notion déterminée» (al-maḥdūd al-maʿnā) commune au générateur et à ce qui vient à être. Le véritable produit de la génération est la substance composée de matière et forme qui est désignée par l’expression «de telle sorte», parce qu’elle ressemble à sa cause agente par la forme: ce qui vient à être est quelque chose de semblable à ce qui l’a engendré. La notion commune, c’est-à-dire la propriété qui détermine l’appartenance des deux individus à une même classe, est en revanche une notion déterminée. La forme universelle que l’on abstrait à partir des individus dont elle est prédiquée, comme le dira Aristote à la fin de ce même chapitre, est une notion qui ne peut plus être divisée au moyen d’une différence spécifique. Elle est, affirme Averroès, ce que la définition désigne et ce qui garantit l’universalité de notre connaissance.

201 Ross accepte dans son édition (b21) la leçon attestée par le manuscrit Ab: τὸ τοιόνδε («le tel»). Le texte arabe paraît en revanche attester la même leçon que le manuscrit E qui porte ὅτι τοιόνδε («ce qui est tel»). Sur la pratique courante chez Usṭāṯ de traduire les adjectifs τοιόσδε et τοιοῦτος par l’expression miṯlu hāḏā, cf. Brugman et Drossaart-Lulofs (éds.), Aristotle: Generation of animals, p.7. 202 Averroès, GC Met. Z, c. 28, p. 866, 14–867, 2.

La noblesse de l’être

609

Le but ultime de cette section – cela ne fait aucun doute pour le Commentateur – est donc d’opposer à une ontologie qui fait de l’universel le principe fondateur de la réalité une ontologie qui confère cette primauté à l’individu considéré comme s’identifiant à son essence203. Le rapport qui existe entre la cause agente et le produit n’est pas celui de l’universel au particulier, mais celui de deux individus qui ont en commun leurs propriétés formelles204. Méconnaître la nature du rapport de la cause agente à son produit serait confondre le plan logique de l’abstraction avec le plan ontologique de la causalité. L’universel, déclare Averroès, ne peut ni venir à être ni engendrer205. Poussé en ce sens par la traduction qu’il possédait206, le Commentateur assure que les formes séparées de la matière, c’est-à-dire les formes universelles, ne sauraient être causes des formes particulières. C’est précisément sur ce point que les tenants des formes séparées se sont fourvoyés; les formes universelles ne peuvent être la cause de l’existence de cette forme désignée dans cette matière désignée, parce que seule la forme «matérielle» peut modifier la matière de telle sorte qu’une autre forme particulière vient à être: «Après avoir établi cela, il devient manifeste que ce que certains ont coutume d’affirmer, à savoir que les formes sont causes des formes, s’ils entendaient dire par là qu’elles sont autres que les individus, n’est d’aucune utilité à la génération ni des substances ni des accidents. En d’autres termes, s’ils entendaient dire que les formes universelles sont causes agentes des formes particulières ou comme des paradigmes pour celles-ci, cela n’est d’aucune 203 Ibid., p. 867, 7–8: «L’homme et l’animal, c’est-à-dire l’universel, sont comme la sphère universelle, ils ne viennent pas à être, ni n’engendrent»; 9–10: «[…] la forme séparée de la matière ne peut ni engendrer ni être engendrée». 204 Averroès, GC Met. Z, c. 28, p. 868, 8–11: «[…] on ne peut affirmer correctement que le générateur est l’engendré, à la façon dont on prédique correctement l’universel du particulier, par exemple dans notre affirmation: Zayd est homme. Et, le générateur et l’engendré ne sont pas non plus un en nombre, mais ils le sont par la forme». 205 Ibid., p. 867, 7–8. 206 Aristote, Met. Z8, 1033 b26–28: «Il est donc manifeste que la causalité des formes (à la manière dont certains ont coutume de parler des formes), si ces formes sont quelque chose au-delà des individus, n’est d’aucune utilité, en tout cas pour les générations et pour les substances». Le traducteur arabe change la structure de la phrase et considère le pronom «certains» (τινες), à la ligne b27, comme le sujet de la proposition déclarative introduite par le ὅτι de la ligne b 26; il considère, ensuite, l’expression «les formes» (τὰ εἴδη) comme le sujet d’une seconde proposition déclarative. Aussi traduit-il le passage de la façon suivante: «Il est donc évident que certains hommes ont coutume de dire que les formes sont causes des formes. Or si celles-ci sont quelque chose au-delà des particuliers, elles ne sont d’aucune utilité ni pour les générations ni pour les substances» (Averroès, GC Met. Z, t. 28, p. 865, 3–5). Aristote, d’après cette traduction, ne serait pas en train de refuser aux Idées une quelconque causalité, mais d’accuser les platoniciens de considérer les Idées comme les causes des formes qui se trouvent dans le sensible.

610

Averroès

utilité dans les deux générations, à savoir dans la génération des substances et dans celle des accidents. Car, toute génération ne se produit manifestement qu’à la suite d’un changement de la matière; or ce qui opère le changement, c’est l’individu qui engendre. Et si dit cela, ce n’est que parce que les formes séparées ne peuvent changer la matière; seul ce qui se trouve dans une matière peut le faire. C’est donc pourquoi il s’ensuit, pour ceux qui admettent que le monde est soumis à génération (mukawwan), que c’est l’un des individus, c’est-à-dire un corps particulier, qui produit le changement»207. L’existence d’une matière et celle d’une forme séparée ne suffisent pas à expliquer l’instanciation de la forme dans la matière. Il faut encore qu’un principe efficient réalise cette forme dans cette matière. La forme particulière qui, comme on l’a expliqué, s’identifie à l’individu composé ou, comme Averroès vient de l’affirmer, à «un corps particulier» (ǧism ǧuzʾiyy), est la seule cause agente capable de déterminer la transformation que la matière doit subir pour que passe à l’acte la potentialité qu’elle possède en tant que matière. Soutenir cette thèse, c’est défendre le principe aristotélicien de synonymie selon lequel c’est toujours un individu qui engendre un autre individu qui lui est semblable. C’est à cette thèse, conclut polémiquement Averroès, que ceux qui affirment que le monde est soumis à génération sont nécessairement amenés aussi: dans ce cas, comme dans les autres, ce n’est qu’un individu corporel qui peut engendrer. La forme universelle n’est donc pas la cause de la génération, parce qu’elle n’a pas un substrat qui lui permet d’agir sur un autre corps. Il n’est rien qui puisse agir au sens propre sans être affecté. Comme le dit Aristote, seul ce qui est pourvu d’un substrat matériel peut agir et être affecté208. C’est là, d’après Averroès, le pivot de la réfutation des formes séparées. Ce qui agit doit en effet être en acte et l’acte est synonyme de la forme, mais il ne peut être pure forme. C’est nécessairement l’agent corporel qui est principe de mouvement. Un tel raisonnement, toutefois, pourrait prêter le flanc à une objection. On pourrait juger l’argument d’Averroès défaillant et incapable de démontrer de façon incontestable l’inutilité des formes universelles. Admettre que seule la forme matérielle puisse modifier la matière ne contraindrait pas à nier par ailleurs que les formes universelles demeurent les véritables principes ontologiques de la réalité sensible. Les tenants des formes universelles séparées pourraient en effet rétorquer que la causalité des Idées n’a rien de matériel: les substances sensibles viennent à être et existent du fait qu’elles participent de la forme universelle, qui peut se multiplier dans chacune d’elles tout en demeurant séparée du sensible. L’argument d’Averroès échappe néanmoins à cette critique pour au moins deux raisons: d’une part, la forme universelle dont Averroès réfute l’existence 207 Averroès, GC Met. Z, c. 28, p. 867, 12–868, 2. 208 Aristote, DGC I 6, 322 b22–25.

La noblesse de l’être

611

est une forme universelle d’un type particulier, c’est-à-dire une forme numériquement une existante en dehors de l’intellect humain; d’autre part, l’argument qu’il propose paraît être moins une réfutation de l’existence des formes séparées qu’une constatation de leur inutilité. En arrière-plan se trouve en effet le principe d’inspiration aristotélicienne auquel le Commentateur a maintes fois fait appel: natura nihil facit frustra. En s’appuyant sur ce principe, on l’a vu, Averroès démontre dans son commentaire de Phys. II209 que l’agent doit nécessairement agir dans un but précis. Si l’agent engendrait sans but, son existence serait inutile et la nature aurait agi en vain. C’est sur un raisonnement du même type qu’Averroès appuie sa réfutation: la cause agente prochaine suffit à expliquer la génération des substances sensibles210. Il est donc inutile de postuler l’existence de formes séparées de la matière211, qu’il s’agisse de la génération des espèces naturelles, des générations «contre nature» ou des générations spontanées212. C’est la continuité et la perpétuité de la chaîne des générations qui garantissent l’existence des formes des espèces et assurent le bien-fondé de la connaissance humaine. Ce qui vient à être par nature, affirme Averroès, vient à être «de façon ininterrompue» (ġayr munqaṭiʿ)213. C’est à la lumière de ces considérations, qu’il faut interpréter le dicton aristotélicien selon lequel l’homme engendre l’homme: «Chaque espèce engendre une autre espèce semblable, l’homme, par exemple, engendre l’homme; à moins que la génération ne se produise par accident et contre nature, comme c’est le cas du mulet qui naît du cheval et de l’âne. C’est donc ce qu’ veut dire par ces mots: la jument par exemple engendre le mulet. Et par là il ne veut que prouver la vérité de la proposition universelle qui affirme qu’une chose naît de quelque chose qui est semblable par la forme. On pourrait, alors, soulever un doute concernant cette proposition lorsqu’il s’agit d’animaux appartenant à des espèces proches dont la copulation donne lieu à une espèce animale différente, comme cela est le cas du mulet qui naît du cheval et de l’âne. Ainsi, afin de prouver la vérité de ladite proposition, il faut préciser que tout ce qui vient à être selon la nature, c’est-à-dire de manière ininterrompue, est engendré de ce qui lui est semblable»214. 209 Averroès, GC Phys. II, c. 75, f. 75 et sq. 210 On verra en outre que, dans le GC de Met. Z9 comme dans le CM du GA, Averroès accuse les tenants des formes séparées de ne pas pouvoir expliquer l’unité des substances sensibles. Si la forme séparée agit d’une causalité purement intelligible, ce n’est pas elle qui engendre le substrat. Mais à ce moment là, la forme et la matière de la substance sensible ne pourraient pas être quelque chose d’un. Seul l’effet d’un principe un peut véritablement être quelque chose d’un. 211 Averroès, GC Met. Z, c. 28, p. 870, 5–17. 212 Ibid., p. 870, 1–4. 213 Ibid., p. 869, 3–4. 214 Ibid., p. 868, 15–869, 4.

612

Averroès

Le cas du mulet ne menace nullement l’universalité du principe de synonymie, car le mulet est engendré d’une nature qui lui est semblable, à savoir la nature commune au cheval et à l’âne215. En vertu de la proximité de leurs espèces, le mulet et le cheval peuvent engendrer un individu qui possède certaines caractéristiques communes; cette nature est par conséquent «commune» (muštarika) et «intermédiaire» (mutawassiṭa), dit Averroès, au cheval et à l’âne. Suivant une doctrine du mélange absolument cohérente avec celle qu’on a repérée dans la paraphrase du Livre des Animaux, Averroès explique que la semence du cheval diffère de celle de l’âne par la quantité de chaleur qui la caractérise216. Lorsque la jument et l’âne s’accouplent, la chaleur de la semence du mâle s’accroît, en vertu du mélange de sa propre chaleur et de celle provenant de la femelle, de sorte qu’il s’engendre une nouvelle nature proportionnée, mais stérile, le mulet217. Le mulet, par conséquent, est engendré à partir d’un individu qui lui est semblable, même si la ressemblance est imparfaite et que l’individu engendré est incapable de se reproduire. La doctrine du mélange constitue ainsi le fondement physique de la lecture d’Averroès et de sa démonstration du principe de synonymie dans les générations interspécifiques: comme dans les générations naturelles, c’est une nature déterminée commune et semblable qui produit. Il ne reste qu’à prouver que le principe vaut également dans le cas des générations spontanées; ce qui est d’après Averroès le but du chapitre suivant. Il n’est nul besoin d’admettre l’existence des formes séparées, étant donné qu’il suffit, pour que la génération ait lieu, qu’un agent matériel ait la puissance de faire passer à l’acte la forme qui est en puissance dans la matière218, qu’il y ait, pour le dire autrement, une «puissance formatrice». La forme séparée ne peut expliquer la 215 Ibid., p. 869, 7–11: « ne dément nullement l’universalité de la proposition qui affirme qu’une chose ne vient à être que de ce qui lui est semblable par la forme. Car le mulet est engendré d’une nature qui lui est semblable, à savoir la nature commune au cheval et à l’âne, du fait de la proximité de deux espèces auxquelles ceux-ci appartiennent». 216 Ibid., p. 869, 12–16: «Il est naturel que de leurs semences naisse une certaine nature équilibrée (mustawiya), c’est-à-dire proportionnée et unique et il fait référence par là à ce qui a été montré dans le Livre des animaux: le sperme de l’âne étant froid et celui du cheval chaud, ils s’équilibrent en se mélangeant; il se produit ainsi une nature intermédiaire entre l’âne et le cheval». Pour le texte arabe cité, voir Brugman et Drossaart Lulofs, Aristotle Generation of Animals, p. 92–94. 217 Averroès, on l’a vu, n’admet pas entre les deux semences du mâle (i.e. le sperme) et de la femelle (i.e. les menstrues) un mélange au sens strict, à savoir un mélange de leurs corps. Il admet en revanche que leurs qualités se mélangent de sorte à créer une nouvelle nature tempérée. Pour plus de détails, voir chap. VIII. 218 Ibid., p. 870, 7–11: «En réalité, il suffit que, dans la génération, ce qui engendre possède une puissance à engendrer dans la matière, qui est la forme en puissance, une forme qui lui est semblable. En d’autres termes, l’action ne consiste qu’à faire passer à l’acte la forme qui est en puissance dans la matière. Ainsi, la cause de la multiplicité des êtres qui sont engendrés d’un seul générateur, c’est la multiplicité des matières sur lesquelles celui-ci agit et, en général, sa capacité d’agir sur autre chose».

La noblesse de l’être

613

génération, parce qu’elle ne peut déterminer l’existence d’une multiplicité de principes dans le sensible219: seule la forme dans la matière est la véritable cause efficiente de la génération.

§ 3.3. Les générations dites «spontanées»: le GC de Met. Z9 On a vu que, selon l’interprétation d’Averroès, les chapitres Z7–8 visent premièrement à démontrer l’universelle validité du principe de synonymie, afin de réfuter la doctrine platonicienne qui fait de la forme séparée le véritable agent de la génération: c’est un individu corporel semblable qui engendre un autre individu corporel; la forme «matérielle» ne vient à être que par accident. Quant à la forme séparée, elle ne peut ni venir à être ni engendrer; car, dans la mesure où elle n’est pas dans une matière, elle ne peut opérer la transformation nécessaire pour faire passer la forme de cette dernière de la puissance à l’acte. Du point de vue de l’étude de la substance, on peut donc conclure que la forme est un principe simple, quoique non séparé; tandis que la substance sensible est un composé à la structure complexe, dans la définition duquel il faut mentionner aussi bien la forme que la matière. Ces conclusions, on l’a vu, sont confirmées par une analyse des générations naturelles «ordinaires» et interspécifiques, ainsi que par une analyse des productions artificielles: dans les trois cas, la substance composée qui vient à être est un composé de matière et forme, dont la cause agente ne peut être qu’un individu corporel qui possède la même forme qu’elle. L’agent est toujours soit un individu de la même espèce ou du même genre, soit un individu qui possède la forme de l’artefact dans son propre intellect. Seul le cas des générations spontanées, et notamment celui des générations spontanées naturelles, nécessitent un examen supplémentaire. Comme on l’a annoncé, les générations spontanées, artificielles et naturelles, peuvent, en effet, constituer des objections au principe de synonymie, car dans les deux cas, il ne semble pas exister d’agent corporel synonyme qui communique à la matière la forme qui l’organise. C’est pour cette raison, d’après Averroès, qu’Aristote consacre le chap. 9 à la réfutation de ces possibles contre-exemples. Averroès distingue en ce sens deux objections auxquelles Aristote cherche à répondre au cours du chapitre: la première concerne les objets qui viennent à être aussi bien par l’art que spontanément; la seconde concerne les animaux et les plantes qui s’engendrent «d’elles-mêmes», c’est-à-dire les êtres qui s’engendrent sans qu’il y ait une semence qui déclenche la génération. À chacune de ces apories correspond une partie du chapitre qui se conclut par une remarque 219 Ibid., p. 870, 14–17.

614

Averroès

concernant la génération des accidents. L’objectif commun des deux parties et de la remarque conclusive, nous dit Averroès, est de confirmer la thèse selon laquelle ce qui engendre et ce qui est engendré sont différents quant à la matière, mais sont une seule chose quant à la forme220. De ce point de vue très général, la lecture suggérée par Averroès ne se distingue pas de manière significative de l’interprétation communément admise qui veut que le but particulier de Z9 soit d’élucider le cas des générations spontanées. La singularité de son analyse réside dans le fait de placer l’entière discussion de Z9 dans le cadre de la polémique anti-platonicienne. Les générations spontanées, déclare Averroès, représentent l’argument le plus fort en faveur de Platon et contre Aristote. Sur ce point, comme on le verra, Averroès est redevable de la tradition exégétique grecque. Le cas des générations dites spontanées est analysé dans une longue digression à la fin du commentaire de Z9, où Averroès explique pourquoi ces générations ont été considérées par «les platoniciens» comme un argument en faveur de l’existence des Idées. Cette digression confirme, en ce sens, que le but ultime de l’analyse des générations spontanées est pour Averroès éminemment anti-platonicien. Les générations spontanées, réplique Averroès, ne constituent pas un contre-exemple à la théorie d’Aristote et à son interprétation du principe de synonymie, car la puissance génératrice qui permet l’actualisation de la matière putride ne procède pas de formes séparées, mais des corps célestes. Dans les générations spontanées aussi la forme substantielle n’agit donc que par l’intermédiaire d’un corps et de la chaleur qui en procède. L’introduction d’un intellect séparé, conclut Averroès, est nécessaire pour les seules puissances intellectuelles: de même qu’une forme naturelle ne s’engendre que d’une forme naturelle, une puissance intellectuelle séparée ne peut s’engendrer que d’un intellect séparé. En un sens fort, donc, le principe de synonymie fonde aussi la possibilité de la pensée; mais dans aucun cas un intellect séparé ne place les formes en acte dans le sensible. 220 Dans le commentaire aux dernières lignes de Z9 (1034 b7–19), en suivant Aristote, Averroès affirme d’abord que dans les générations des accidents, comme dans celles des substances, c’est toujours le composé qualifié qui vient à être et non pas la qualité en elle-même, puis que dans ces dernières à la différence des premières, il ne faut pas que l’accident préexiste en acte. Averroès glose ensuite que la génération des accidents nécessite toutefois la préexistence de quelque chose qui possède la qualité en puissance, i.e. la matière (Averroès, GC Met. Z, c. 32, p. 887, 11–888, 7). De ce point de vue, on peut conclure que la génération des accidents implique pour lui le degré minimal de synonymie. Dans les dernières lignes du c. 32, Averroès précise en outre que si Aristote affirme à la ligne b19 qu’il n’est pas nécessaire que la qualité préexiste en acte, c’est que dans certains cas, comme pour les qualités premières, la qualité préexiste, dans d’autres non, comme c’est le cas des qualités dont la génération suit la forme du mélange des qualités primaires (ibid., p. 880, 7–9). Cette remarque est importante, car elle confirme la différence qu’Averroès établit entre les formes substantielles, qui se rangent dans la catégorie de la substance, et les qualités premières ou dérivées, qui se rangent dans celle de la qualité.

La noblesse de l’être

615

La solution d’Averroès aux difficultés concernant les générations spontanées, ainsi que la longue digression qui résume et conclut son analyse de Met. Z7–9, confirment la lecture d’ensemble qu’on a proposée: l’analyse de la génération constitue une étape de la recherche du livre Z, car elle permet de réfuter la doctrine des formes séparées et de démontrer de façon négative qu’une forme peut être le principe de la substance seulement par l’intermédiaire d’un corps. L’interprétation qu’Averroès propose de Met. Z9 confirme donc du même coup la thèse plus générale que nous lui avons également prêtée: le métaphysicien se sert des principes démontrés par le physicien pour parvenir aux principes de l’objet de sa recherche, c’est-à-dire la forme première et la fin dernière. C’est au physicien qu’il revient de certifier par induction le principe selon lequel ce qui vient à être est quelque chose de composé d’une matière et d’une forme non séparée qui préexiste dans la cause agente, tout comme c’est à lui qu’il revient de prouver l’existence des formes séparées. Le métaphysicien, quant à lui, admet ces deux résultats comme postulats afin de parvenir analytiquement à son propre but, à savoir montrer que la forme substantielle est la substance première et l’acte et que la forme séparée ultime est cause agente, formelle et finale ultime en étant acte pur. C’est ce résultat qui lui permettra synthétiquement de tirer la conclusion ultime de sa recherche: démontrer qu’il y a une providence divine qui fonde l’arrangement du monde d’ici-bas. § 3.3.1. Quand l’art parachève la nature. Le principe de synonymie dans les générations par art et par nature: le GC de Met. Z9 (1034 a9–21)-(1034 a21–30), cc. 29–30 Averroès estime que Z9 a pour but premier de résoudre deux objections qu’un adversaire pourrait soulever contre le principe qui veut que ce qui est engendré n’est engendré que de «ce qui est synonyme»221. Aristote, on l’a vu, commence abruptement par poser la difficulté suivante: «pour quelle raison certaines choses adviennent-elles à la fois par art et par spontanéité, par exemple la santé, tandis que pour d’autres choses ce n’est pas le cas, par exemple une maison?»222 Les interprètes contemporains se trouvent tous d’accord sur le sens qu’il faut attribuer à la question posée par Aristote: il s’agit de savoir pour quelle raison un corps peut se guérir aussi bien de lui-même que grâce au médecin, tandis qu’une maison ne peut se construire toute seule. La difficulté, d’après cette lecture, concernerait les générations artificielles spontanées, c’est-à-dire les générations d’objets qui sont normalement produits par l’art, mais qui peuvent également venir à être spontanément. Aristote, en d’autres termes, opposerait des choses qui peuvent venir à être soit par l’art, soit par la spontanéité, à d’autres choses 221 Averroès, GC Met. Z, c. 29, p. 872, 2–9. 222 Aristote, Met. Z9, 1034 a9–10.

616

Averroès

qui peuvent venir à être seulement s’il y a un artiste qui les produit. J’ai suggéré lors de mon analyse que dans son ensemble l’aporie est résolue lorsqu’on admet l’existence de différents types de matière, l’un capable de se mouvoir vers une forme donnée, l’autre incapable de le faire. Cette première difficulté permettrait à Aristote de montrer que dans le cas des générations artificielles spontanées, la matière qui constitue le premier moment de la production spontanée peut être conçue sur le modèle de l’art, dans la mesure où la matière possède en elle-même le principe que l’artiste lui communique. Averroès propose une lecture différente de cette aporie initiale. Il s’agit pour lui de distinguer des choses qui sont engendrées par l’art seulement de certaines autres choses qui sont engendrées nécessairement par la coopération de l’art et de la nature. La difficulté soulevée n’aurait donc pas comme objectif premier d’opposer des choses qui s’engendrent par l’art (τέχνῃ) à des choses qui s’engendrent d’elles-mêmes (ἀπὸ ταὐτομάτου), mais des choses qui viennent à être «par le concours de l’art et de la nature» (ʿan al-ṭabīʿa wa-ʿan al-ṣināʿa maʿan) à des choses qui viennent à être «seulement par l’art» (ʿan al-ṣināʿa faqaṭ): «Puisqu’on pourrait soulever un doute à propos de ce qu’ a posé ici concernant le fait que ce qui est engendré n’est engendré que de ce qui est homonyme, c’est-à-dire que la génération contre-nature, comme la génération du mulet à partir du cheval et de l’âne, mais qu’il a dit que dans ce cas aussi, d’une certaine manière, ceci de ce qui est semblable, il cherche à résoudre un autre doute à ce sujet, je veux dire à propos du fait que certaines choses semblent venir à être par la nature et par l’art en même temps, tandis que d’autres ne viennent à être qu’à partir de l’art seulement»223. En résumant le but de cette première partie du chapitre, Averroès ne fait ainsi plus mention de la spontanéité dont il était question aussi bien dans le texte grec d’Aristote (ἀπὸ ταὐτομάτου) que dans sa traduction arabe (bi-allaḏī min ḏātihi); il parle en revanche de la nature (ṭabīʿa). L’aporie, alors, ne concernerait plus directement la possibilité qu’un produit de l’art puisse aussi venir à être de lui-même, mais le fait que, dans certains cas, la nature et l’art doivent s’associer pour pouvoir parvenir à une certaine fin (c’est le cas de la santé), tandis que, dans certains autres cas, l’art ne doit pas se servir de la nature pour achever la production (c’est le cas de la maison)224. 223 Averroès, GC Met. Z, c. 29, p. 872, 2–7. 224 Ibid., p. 872, 11–15: «On pourrait à raison soulever une question difficile et un doute au sujet de ce que nous venons de dire, en affirmant que certaines choses adviennent par l’art et par la nature, comme la santé (celle-ci, en effet, est produite par l’art du médecin et par la nature), tandis que d’autres ne sont produites que par l’art, comme la maison (celle-ci, en effet, n’est produite que par l’art)».

La noblesse de l’être

617

De prime abord, la formulation qu’Averroès propose de l’aporie semble inappropriée. Comme Aristote l’explique en Phys. II, l’art est une cause secondaire par rapport à la nature et il ne peut, en aucun cas, opérer de façon totalement autonome. La matière garde toujours ses propriétés naturelles dont l’artiste se sert, lorsqu’il impose la forme de l’artefact qu’il va produire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Aristote n’accorde aux artefacts que le simple statut de composé accidentel. La lecture proposée par Averroès est cependant plus subtile qu’il n’y paraît: Aristote serait en train d’opposer des arts qui imposent une forme qui n’était pas par nature en puissance dans la matière à des arts qui ne font qu’«aider la nature», en actualisant une puissance qui est déjà dans la matière. Si l’on interprète l’affirmation d’Averroès en ce sens, on comprend bien en quel sens l’aporie vise pour lui à opposer les choses qui viennent à être par l’action concomitante de l’art et de la nature aux choses que l’art est capable de produire tout seul. Il faut toutefois accorder que l’aporie d’Averroès n’est plus celle qu’Aristote prête à son interlocuteur fictif. Aristote, d’après le Commentateur, vise à démontrer que bien que l’art et la nature concourent ensemble à la production de l’artefact, il n’y a pas deux causes agentes et deux formes, mais une seule cause agente et une seule forme. C’est ce que l’adversaire d’Aristote lui répliquerait ici. Dans les générations artificielles, notamment dans les cas où l’art «parachève la nature», on pourrait en effet supposer qu’il y a deux formes et non pas une seule qui expliquent la génération. C’est cela qui pourrait mettre en doute le principe de synonymie. Le chapitre 9 est donc, dès le début, intégré dans l’interprétation générale qu’Averroès a proposée: tout ce qu’Aristote y affirme vise à sauvegarder le principe de synonymie: «[…] En effet, dans , on pourrait estimer qu’elles s’engendrent à partir de deux formes, d’une forme artificielle et d’une forme naturelle; aussi pourrait-on mettre en doute le fait que ce qui engendre et ce qui est engendré sont nécessairement un par la forme»225. C’est à cette objection qu’Aristote répond dans la première partie du chapitre. Il le fait en démontrant qu’il n’y a pas deux formes qui se superposent lorsque l’art et la nature collaborent, mais une seule forme, la même qu’on trouve en puissance dans la matière. Une fois de plus, par conséquent, on constate que toute l’attention d’Averroès est dirigée vers le principe de synonymie, qui selon lui permet de démontrer que la forme immanente, c’est-à-dire la cause agente par sa forme, est le seul principe pouvant déclencher la génération. Si le produit engendré était engendré par l’action de deux formes, il ne serait pas «un par la forme» 225 Ibid., p. 872, 7–9.

618

Averroès

avec ce qui l’engendre, parce qu’il n’y aurait pas un seul agent, mais deux. C’est, d’après Averroès, le nerf de l’objection à laquelle Aristote réplique par la suite. La solution à cette difficulté passe par une diversification des matières que l’artiste se trouve utiliser: une matière qui possède une puissance naturelle semblable à l’art; une matière qui n’a pas une telle puissance. C’est l’existence de ces deux types de matière qui explique le fait que certaines choses s’engendrent par le concours de l’art et de la nature, tandis que d’autres choses s’engendrent seulement grâce à l’art: «La cause en est que dans la matière de certaines choses qui sont engendrées à partir de l’art il y a une puissance naturelle semblable à l’art, tandis que dans la matière de certaines autres choses engendrées par art, il n’y a pas une puissance naturelle semblable à l’art: ce sont là les choses qui sont engendrées exclusivement par l’art; les choses, en revanche, dans lesquelles se trouve une partie de la puissance naturelle semblable à l’art sont engendrées par les deux à la fois»226. Averroès explique que le but d’Aristote est de montrer qu’il en est de la nature comme de l’art: il y a certains arts qui, pour parvenir à leur fin, doivent se servir d’un autre art; l’art de la danse, par exemple, ne peut parvenir à son accomplissement sans l’art du rythme227. De la même façon, la nature parfois ne peut parvenir à son but sans l’aide d’un certain art qui l’assiste et la parachève, comme c’est le cas de la médecine et de l’agriculture. La raison en est, explique Averroès, qu’il y a dans les matières des différents produits de l’art des parties qui possèdent des «puissances naturelles» qui parfois ressemblent aux puissances artificielles et qui parfois ne leur ressemblent pas: «Toutes les choses dans lesquelles ne se trouve pas le principe de la puissance du mouvement spontané, c’est-à-dire toutes les choses qui ne sont mues que par l’art, comme par exemple les pierres, il est impossible qu’elles se meuvent d’elles-mêmes jusqu’à l’état achevé; elles ne peuvent être mues que par autre chose. Et tel est le cas de la matière des arts qui ne possèdent pas, ni de façon parfaite ni de façon imparfaite, un principe naturel par lequel elle pourrait se mouvoir d’elle-même vers le but visé par l’art autrement que par l’art. En revanche, ce qui possède un principe naturel dont l’art se sert est comme l’art médical, l’art de l’agriculture, l’art d’émonder les vignes, du polissage du chrome et de polliniser les palmiers et les arbres, et en général comme toutes les actions dans lesquelles l’art parachève et aide la nature»228. 226 Ibid., p. 872, 19–873, 4. 227 Ibid., p. 873, 11–14. 228 Ibid., p. 873, 16–874, 7.

La noblesse de l’être

619

C’est ainsi, pour Averroès, que cette première difficulté doit être interprétée: dans certaines choses, la matière possède une puissance naturelle qui ressemble à une puissance artificielle, mais qui nécessite tout de même un agent qui possède l’art. En effet, cette puissance naturelle, comme Averroès l’a dit dans son commentaire de Z7229, est «imparfaite» (nāqiṣ); dans ce cas, alors, l’art ne fait que parachever la nature. Averroès prend comme exemple le cas de la guérison de certaines maladies qui ne peut se produire que grâce à l’art du médecin qui produit la santé en actualisant la puissance génératrice qui se trouve dans le corps malade230. Dans d’autres choses, en revanche, la matière ne possède «ni de façon parfaite» (lā tāmman) «ni de façon imparfaite» (lā nāqiṣan) le principe naturel par lequel elle pourrait se mouvoir d’elle-même vers le but visé par l’art. Dans ce cas, alors, la matière ne peut être mue de telle façon, si ce n’est sous l’effet de l’art. Tel est le cas des pierres, qui ne peuvent se mouvoir d’elles-mêmes de façon à engendrer une maison. Averroès évoque aussi un troisième cas, celui des choses dont la matière possède une puissance à se mouvoir d’elle-même vers sa propre fin sans le concours de l’art. C’est ce qu’il explique par une comparaison entre les êtres engendrés et les êtres qui se meuvent dans l’espace. Il en va de même des générations comme des translations: certaines choses peuvent se mouvoir d’elles-mêmes d’un certain mouvement, mais elles ne se meuvent pas d’un autre mouvement, à moins que ce soit sous l’effet d’autre chose231. Le feu, explique Averroès, peut de luimême engendrer un autre feu, mais il a besoin d’un artiste pour engendrer une binette ou un couteau232. Ce type de génération, néanmoins, ne semble pas ici intéresser Averroès, pour qui la véritable difficulté à résoudre reste ici celle qu’il a énoncée au début, selon laquelle, dans les générations des choses qui viennent à être par l’art et la nature, quelqu’un pourrait objecter qu’il y a deux formes, l’une naturelle et l’autre artificielle. Si l’on essaie de résumer la lecture d’Averroès, on n’a donc pas deux cas, comme chez Aristote, mais trois: 1) lorsque l’art impose une nouvelle forme à la matière, qui ne possède pas une puissance naturelle qui l’oriente vers cette forme (c’est le cas de l’art de bâtir); 2) lorsque l’art parachève et aide la nature, car la matière possède déjà une puissance naturelle semblable à la puissance de l’artiste (c’est le cas de la médecine); 3) lorsque la nature agit d’elle-même, sans le concours de l’art (c’est le cas du feu qui engendre un autre feu). Ici Aristote ne discuterait que le deuxième de ces trois cas, puisque c’est le seul qu’un adversaire pourrait encore utiliser comme contre-argument au principe de synonymie.

229 230 231 232

Ibid., c. 23, p. 849, 1–4. Ibid., p. 874, 15–18; cf. ibid., c. 23, p. 849, 1–4. Ibid., c. 29, p. 873, 4–5. Ibid., p. 874, 8–12.

620

Averroès

Averroès, pourtant, n’explique pas clairement de quelle manière la distinction entre les différents types de matière constitue une solution à la difficulté envisagée. Pour quelle raison, dans le cas où l’art parachève la nature, n’a-t-on pas deux formes, mais une seule? Sans doute faudrait-il répondre, comme Averroès le fait dans la suite du commentaire, que c’est précisément parce que l’art permet à la nature de parvenir à son propre aboutissement que l’artiste, dans ce genre d’art, n’impose pas une autre forme, mais permet à celle qui est en puissance dans la matière de se réaliser. Cela se vérifie, explique Averroès, car la puissance naturelle imparfaite est «semblable» à celle de l’art. Cette dernière ne fait que porter à l’acte ce qui était déjà dans la matière sans lui ajouter une seconde forme, pour ainsi dire, «concurrente». C’est pour cela que ce type de production artificielle ne remet pas en cause le principe selon lequel ce qui s’engendre et ce qui est engendré sont un par la forme. Le principe de synonymie demeure donc d’après Averroès le pivot des analyses d’Aristote. Les lignes qui suivent en fournissent une confirmation supplémentaire. Le passage qui comprend les lignes 1034 a21–30 constitue pour Averroès un résumé des cas qu’Aristote a jusqu’à ici essayés de ramener au principe de synonymie. Cela permet au Commentateur de tirer les conclusions de ce qu’il a affirmé dans la section précédente, ainsi que dans son commentaire de Z7–8. Seules les générations des «êtres qui se reproduisent», affirme Averroès, c’està-dire les animaux et les plantes qui se multiplient par reproduction naturelle, satisfont parfaitement au principe de synonymie. Car c’est un individu composé qui en engendre un autre qui appartient à la même espèce ou au même genre, en faisant passer à l’acte la matière qui était la forme en puissance. Dans les générations artificielles, en revanche, l’individu qui vient à être, ne procède que d’une partie homonyme. C’est pourquoi il faut admettre que ce genre de générations satisfait seulement partiellement au principe de synonymie. Ce n’est pas l’agent en tant que composé qui partage la même forme avec l’artefact, mais l’agent en tant qu’il possède une forme dans son intellect. On a expliqué pour quelles raisons les interprètes contemporains manifestent des perplexités au sujet de cette affirmation, d’après laquelle la forme semblerait être définie comme une partie du produit engendré. À la différence de ces interprètes, Averroès ne voit aucune difficulté en cela et déclare que c’est précisément du fait que la forme est seulement une partie du produit engendré que le principe de synonymie n’est respecté que partiellement. L’artefact, affirme-t-il, est composé d’une matière et d’une forme, mais ce n’est qu’une partie de lui, à savoir la forme, qui se trouve dans l’âme de l’artiste233: 233 Averroès, GC Met. Z, c. 30, p. 876, 4–9: «Il entend, alors, par son affirmation à partir d’un homonyme les êtres engendrés naturels qui se reproduisent, comme on vient de le dire; et il entend par son affirmation ou bien à partir d’une partie homonyme ce qui est engendré par l’art; il ne dit à ce propos que d’une partie, puisque l’artefact est composé d’une matière et

La noblesse de l’être

621

«c’est pour cela qu’ ne dit pas, à leur sujet, que le tout s’engendre du tout»234. Après avoir rappelé le cas des générations naturelles et le cas des productions artificielles, Aristote présente, d’après la plupart des interprètes modernes, celui des générations artificielles spontanées. Le texte transmis par les manuscrits est pourtant assez problématique et il a été considéré comme corrompu par tous les éditeurs modernes. On a fait état des diverses corrections proposées dans la partie consacrée à Aristote. Le texte arabe qu’Averroès lit présente ce troisième type de génération comme la génération d’un produit à partir de l’une de ses parties: «à partir d’une partie qui possède une partie»235. Aussi Averroès estime-t-il qu’Aristote ne désigne pas par cette expression les générations artificielles spontanées, mais les générations artificielles qu’il a précédemment analysées, c’est-à-dire les générations qui sont réalisées par le concours de l’art et de la nature. L’explication fournie par Averroès est extrêmement complexe, mais le sens de son propos demeure assez clair. L’art peut utiliser une partie naturelle qui se trouve dans les matières qu’il utilise, mais c’est la nature qui parvient au but vers lequel la génération est orientée: «Et son affirmation ou encore à partir d’une partie qui possède une partie, à moins qu’elle n’advienne par accident veut dire: ou bien l’art agit dans le sujet, au moyen de l’une de ses parties, dans un sujet qui la possède, c’est-à-dire celui qui possède aussi une des parties de la nature. Ce sont là les arts dont les actes se composent de l’art et de la nature et c’est pour cela que l’art réalise la part de l’acte qui lui revient dans des cas semblables, puis le but est atteint par l’acte de la nature. C’est ce qui se passe pour l’art médical et pour les arts agricoles par rapport aux puissances naturelles qui se trouvent dans le corps des animaux, dans les semences et dans les plantes, dans le membre viril et dans le pollen»236. On retrouve, dès lors, la solution de l’aporie précédente: si dans ce type de générations on n’a pas deux formes, c’est parce que l’artiste déclenche un mouvement que la nature mène à terme. L’artiste est, si l’on peut dire, chronologiquement antérieur, mais c’est la puissance naturelle dont celui-ci permet l’actualisation qui est en même temps la partie préexistante et la cause agente de la génération237. De même qu’en Z7, la santé est présentée ici comme un exemple de ce type de génération. La chaleur produite par le frottement devient chaleur d’une forme et, de ce qui est engendré, il ne se trouve dans l’âme de l’artiste que la forme, qui est une partie de ce qui est engendré». 234 Ibid., p. 876, 9–10. 235 Averroès, GC Met. Z, t. 29, p. 875, 4. 236 Averroès, GC Met. Z, c. 30, p. 876, 13–877, 2. 237 Ibid., p. 877, 5–7.

622

Averroès

dans le corps et celle-ci est la santé ou bien une partie d’elle, car elle est suivie d’une certaine partie de la santé en soi: «[…] comme par exemple la chaleur qui suit le mouvement du corps: elle est en effet une certaine santé, parce qu’elle engendre dans le corps une certaine chaleur; la génération de cette chaleur est la santé ou bien est suivie par la santé. En général, en effet, la chaleur qui est dans le corps est soit une partie de la santé soit est la santé en puissance, car elle est suivie par la partie de la santé qui est comme sa perfection ultime»238. Le médecin produit la chaleur par le frottement de la partie malade, mais c’est la «puissance naturelle génératrice» dans la matière qui, après avoir été activée, réalise la génération. Cette puissance naturelle peut être activée par l’agent artificiel, parce qu’elle ressemble à la puissance que celui-ci possède, mais elle peut également être activée par quelque chose qui ne possède pas l’art. Dans ce cas-là, on l’a vu dans le commentaire à Z7, ce n’est qu’à partir de la puissance naturelle dans le corps que le processus de la guérison procède. Le principe de synonymie, conclut Averroès, n’est parfaitement respecté que par les générations naturelles; une génération artificielle, quelle qu’elle soit, peut être analysée sur le même modèle, mais elle ne satisfait que partiellement le principe. Cela, néanmoins, suffit à démontrer que ces générations ne constituent pas un contre-exemple du principe de synonymie, mais plutôt une confirmation. Après avoir dénoué la première difficulté concernant la validité du principe de synonymie dans le cas des arts qui collaborent avec la nature, il ne reste d’après Averroès qu’à analyser l’autre type de génération qui pourrait constituer un contre-exemple du principe: les générations naturelles spontanées. § 3.3.2. La causalité perpendiculaire. Le principe de synonymie dans les générations dites «spontanées»: le GC de Met. Z9 (1034 a30-b7), c. 31 La seconde objection au principe de synonymie est analysée par Averroès dans la section de texte qui correspond au c. 31 de l’édition de Bouyges. Elle n’est pas discutée, cependant, lors de l’exégèse ad litteram du texte d’Aristote, mais à la fin du même commentaire, dans le corps d’une longue digression au cours de laquelle Averroès explique le véritable enjeu du principe de synonymie et les conséquences «néfastes» qui découlent de sa mauvaise interprétation. Cette digression, qui comprend sept pages de l’édition arabe, représente un unicum à l’intérieur du GC du livre Z dans lequel Averroès se tient toujours près du texte qu’il commente, sans jamais abandonner le style exégétique qui caractérise ce 238 Ibid., p. 877, 9–13.

La noblesse de l’être

623

type de commentaire. À quelques exceptions près, en outre – et conformément à la ligne directrice de ses commentaires littéraux qui consiste à expliquer Aristote avec Aristote – Averroès ne réserve au débat philosophique avec ses contemporains qu’une place mineure. Sur ce point aussi cette digression s’écarte du reste du GC de la Métaphysique, car Averroès semble vouloir y tracer l’origine d’une erreur partagée aussi bien par les théologiens musulmans que par Avicenne dans le but ultime de réfuter leurs doctrines. Sous ce double rapport, la partie conclusive du commentaire à Z9 est plus un exposé théorique qu’une simple digression. Elle déborde le simple développement de l’aporie évoquée par Aristote au début de son commentaire, pour montrer que la causalité du sensible, et par conséquent la connaissance humaine, ne sont sauvegardées que si le principe de synonymie interprété à la façon d’Aristote est respecté. Cet excursus constitue donc un témoignage d’une importance fondamentale non seulement de l’exégèse d’Averroès, mais aussi de la reconstruction qu’il proposait de l’histoire de la philosophie. Il est d’autant plus étonnant qu’aucune analyse d’ensemble n’en a pas été proposée jusqu’à présent239. La structure de cet exposé est extrêmement précise; on y distingue quatre parties: après avoir rapporté brièvement la doctrine d’Aristote (p. 881, 1–3), Averroès présente les objections qui ont été soulevées par les philosophes qui l’ont suivi, ainsi que leurs solutions (p. 881, 3–883, 14). Il expose ensuite sa propre solution, placée sous le patronage d’Aristote (p. 883, 15–885, 16). Il réfute en conclusion les philosophies d’Avicenne et d’al-Fārābī, en établissant un lien de dépendance entre celles-ci et la doctrine du kalām (p. 885, 17–886, 15). L’exposé du GC de Z9 recoupe presque parfaitement, du moins dans sa structure, un autre excursus qu’on trouve dans le GC de la Met., celui qui suit le c. 18240

239 Pour des analyses partielles de ce commentaire, voir D.N. Hasse, «Spontaneous Generation and the Ontology of Forms in Greek, Arabic, and Medieval Latin Sources», dans P. Adamson (éd.), Classical Arabic Philosophy: Sources and Reception, The Warburg Institute-Nino Aragno Editore, London-Torino 2007, p. 150–175; C. Cerami «Generazione verticale, generazione orizzontale: il principio di sinonimia nel Commento Grande di Averroès al libro Z della Metafisica di Aristotele», Chôra, Revue d’études anciennes et médiévales, 7–8, 2009–2010, p. 131–160; J.-B. Brenet, «Le feu agit-il en tant que feu? Causalité et synonymie dans les Quaestiones de sensu et sensato de Jean de Jandun», dans Ch. Grellard et P.-M. Morel (éds.) Les Parva naturalia d’Aristote. Fortune antique et médiévale, Publications de la Sorbonne, Paris 2010, p. 163–195. 240 Le c. 18 est l’un des plus longs du GC du livre Λ, il a été étudié et analysé par M. Allard (M. Allard, «Le rationalisme d’Averroès d’après une étude sur la création», Bulletin d’études orientales, 14, 1952–1954, p. 7–59). On y distingue cinq parties: 1) Averroès expose la doctrine d’Aristote telle qu’il la comprend (Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1491, 4–1492, 2); 2) il cite la partie du commentaire de Thémistius au même texte (p. 1492, 3–1494, 14); 3) il critique la lecture du commentateur grec (p. 1495, 1–1497, 6); 4) il propose sa propre lecture de la difficulté posée par les générations spontanées (p. 1497, 7- 1503, 10); 5) il réfute les Mutakallimūn (p. 1503, 10–1505, 5).

624

Averroès

des lignes conclusives de Met. Λ3 (1070 a27–30)241. Les chapitres Λ3 et Z7–9, on l’a vu, ont plusieurs points communs, notamment le fait d’associer la réfutation de la théorie platonicienne des Idées séparées à la démonstration du principe de synonymie. Dans la reconstruction d’Averroès, ils ont la même portée anti-platonicienne: les deux textes visent d’après lui à réfuter l’efficience des formes séparées242. Averroès avance dans les deux commentaires les mêmes considérations, mais dans le c. 18 de Λ il reconstruit les doctrines à réfuter et la présentation de son raisonnement de façon plus détaillée et structurée. Il y est surtout très clairement expliqué que la discussion concernant le principe de synonymie, dans son ensemble, vise ultimement à expliquer le type de causalité efficiente qui régit l’univers sensible dans son ensemble: «Après avoir montré que, parmi les causes, les unes sont efficientes et antérieures à l’existence, tandis que les autres font partie de l’être existant, déclare évident que notre recherche des causes efficientes des êtres ne nous oblige pas à dire des formes ce que Platon en a dit. En effet, si l’être ne vient que de son synonyme, nous n’avons nullement besoin que les Idées existent, car l’homme est engendré par un homme semblable à lui, le cheval par un cheval semblable à lui, un individu par un individu. C’est le particulier qui engendre le particulier et non, comme l’affirment les partisans des Idées, le général qui engendre le particulier»243. Met. Λ3 et Z7–9 visent ainsi à prouver que c’est toujours le sensible et donc le particulier qui engendre un autre particulier sensible. Au début de son commentaire de Z7, Averroès a expliqué que «les partisans des Idées» ont invoqué l’existence de formes séparées pour pouvoir expliquer la génération. D’après eux, seules les formes séparées, en tant que modèles des individus engendrés, peuvent rendre compte de la génération des êtres sensibles, dans la mesure où elles sont les véritables causes efficientes de la réalité sensible. Leur existence se241 La traducteur arabe traduit de la façon suivante le texte grec correspondant aux lignes 1070 a27–30: «Il est donc évident que, pour ces raisons, nous n’avons nullement besoin que les Idées existent. En effet, c’est un homme qui engendre un homme, un individu particulier un individu. Et il en est de même dans les arts, car l’art médical est la formule (kalima) de la santé» (Averroès, GC Met. Λ, t. 18, p. 1490, 11–1491, 2). 242 C’est ce qu’Averroès déclare dans le commentaire de Met. Λ3, 1070 a4–9, dans lequel il confirme que le but ultime des chapitres Z7–9 est pour lui la démonstration du principe de synonymie: «Après avoir exposé les principes immanentes de la substance générable et corruptible – j’entends la forme et la matière – veut en expliquer aussi les principes efficients, pour tendre par là à ses principes premiers. Il commence par rappeler ce qui en a déjà exposé dans les livres sur la substance, en déclarant que chacune des substances procède de son synonyme: l’homme vient de l’homme, le cheval du cheval» (Averroès, GC Met. Λ, c. 13, p. 1457, 1–6). 243 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1491, 4–10.

La noblesse de l’être

625

rait donc établie à partir de l’analyse de la génération. C’est pourquoi, explique Averroès, Aristote doit frapper les platoniciens sur ce terrain même, c’est-à-dire en réfutant l’existence des Idées au moyen d’une analyse de la génération: les Idées n’existent pas, parce qu’elles ne sont en rien cause des générations sensibles. C’est le but principal qu’Averroès confère aux chapitres 7–9. On l’a lu dans les premières lignes du commentaire de Z7244, ainsi que dans le corps du commentaire de Z8, et on en trouve confirmation au début de la digression du c. 31 de Z9 où Averroès résume le raisonnement qu’Aristote vient d’achever245. La digression du c. 31 de Met. Z9 a en effet comme but particulier de résoudre la seconde objection au principe de synonymie, celle concernant les générations naturelles sans semence. Averroès, à la suite des commentateurs qui l’ont précédé, explique que s’il est assurément vrai que, dans les générations naturelles ordinaires et dans les productions artificielles, le semblable s’engendre du semblable, il reste à rendre compte des générations dites «spontanées», dans lesquelles il ne semble pas y avoir d’agent semblable qui possède en acte la forme du produit: «Mais cette thèse que professe soulève des doutes difficiles et des problèmes épineux. En effet, lorsqu’on suppose que ce qui est en puissance ne passe à l’acte que par une chose de même genre, ou espèce, en acte, alors que nous trouvons nombre d’animaux et plantes qui passent de la puissance à l’acte, sans qu’une semence soit engendrée de ce qui leur est semblable par la forme, il s’ensuivrait – pourrait-on estimer – qu’il existe des substances et des formes qui confèrent à de tels animaux et plantes les formes en vertu desquelles ces animaux et plantes s’engendrent. Et tel est l’argument le plus fort en faveur de Platon et contre Aristote»246. Averroès ne nous dit pas si cette objection avait été formulée par un adversaire réel ou non; il nous apprend seulement que certains avant lui avaient considéré les générations spontanées comme un argument en faveur de l’existence des Idées. Parmi les commentaires anciens de la Métaphysique qui nous sont parvenus, c’est seulement dans la paraphrase de Met. Λ rédigée par Thémistius que les générations spontanées sont invoquées comme pouvant infirmer la théorie aristotélicienne de la forme au profit d’un certain platonisme. Mais Alexandre,

244 Averroès, GC Met. Z, c. 22, p. 838, 9–14. 245 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 881, 1–3: «Tel est globalement ce qu’Aristote vient de dire dans ce lieu, à savoir que, s’il existe des formes séparées, elles ne sont d’aucune utilité dans la génération, et que la génération ne concerne que les choses qui s’accordent en forme et diffèrent en nombre». 246 Ibid., p. 881, 3–10.

626

Averroès

dont Averroès résume l’exégèse dans son commentaire de Λ3 (1070 a4–9), semblait également avoir envisagé la difficulté247. Alexandre et Thémistius sur les générations spontanées En Met. Λ3, 1070 a4–9, Aristote affirme que chaque substance vient à être à partir d’un synonyme. Il semble d’abord admettre que cela vaut aussi bien pour ce qui s’engendre de l’art, de la nature, par hasard et spontanément. Il précise toutefois que si l’art est un principe de génération dans autre chose et la nature un principe de génération dans la chose même, les autres causes sont les privations de celles-là. En commentant ces lignes, d’après ce qu’Averroès rapporte, Alexandre affirmait que si l’on comprend sans problème que cela est vrai dans le cas de l’art, il n’est notamment pas aisé de comprendre comment le principe de synonymie serait respecté dans le cas des générations par hasard et dans celles qui se produisent spontanément248. Il est difficile de reconstruire la position d’Alexandre en se fondant sur ce qu’Averroès nous dit. Bien qu’il semble le citer littéralement, il est difficile de distinguer les parties dans lesquelles Averroès paraphrase le propos d’Alexandre, de celles dans lesquelles il recopie son texte. Si l’on se fonde sur l’ensemble de ces textes, on distingue deux lectures partiellement différentes, mais non inconciliables. Alexandre semble en effet hésiter entre une position plus lâche et une position plus stricte, selon laquelle la synonymie n’est véritablement garantie que dans les générations naturelles et artificielles et non pas dans les spontanées. D’après ce qu’Averroès rapporte au début, Alexandre nie que les événements issus d’un hasard puissent véritablement être considérés comme des générations et qu’ils puissent donc respecter le principe de synonymie249. De façon en peu 247 Averroès, GC Met. Λ, c. 13, p. 1457, 7–10: «Alexandre dit: On doit en outre chercher à savoir comment les animaux qui naissent de la putréfaction sont engendrés de synonymes, car ils semblent naître de la nature, non de la volonté ni du hasard». 248 Ibid., p. 1457, 14–1458, 5: «On peut admettre que par ces mots soutient que non seulement les substances viennent de synonymes, mais aussi toutes les autres choses qui, n’étant pas des substances, n’en viennent pas moins de synonymes. […] En ce qui concerne les choses qui naissent du hasard et n’ont pas d’agent défini, comment en arriver à saisir qu’elles viennent de synonymes?». 249 Ibid., p. 1458, 7–17: «[…] Mais il se peut qu’ nie jusqu’au fait qu’elles puissent naître , comme le prouve la suite. Quand en effet il parle des choses qui naissent de la nature et qui naissent de l’art, il ajoute que les autres causes ne sont que les privations de ces deux . Or les privations ne sont pas des générations au premier chef; elles ne passent pour telles que par suite d’une erreur et d’un glissement hors des fins qu’on prête aux choses, puisque, même dans les arts, les choses qui naissent par suite d’une erreur ou d’une déviation ne naissent pas réellement. Ce qu’Alexandre veut dire, c’est que, selon Aristote, on ne peut croire que les choses produites par hasard viennent de

La noblesse de l’être

627

détournée, Alexandre semble admettre que les générations spontanées peuvent être assimilées à ce type d’événements et qu’elles ne peuvent être considérées comme de véritables générations. Il faut en effet plutôt définir ces processus spontanés comme des générations manquées et considérer leurs produits comme des privations des véritables substances250. Dans le même commentaire, toutefois, Averroès cite d’autres passages du commentaire d’Alexandre qui expriment une position plus «libérale». Alexandre est dit avoir affirmé qu’en un sens large le principe de synonymie vaut aussi pour les générations spontanées. En effet, nous dit Averroès, en portant à l’appui de sa thèse les doctrines de la Physique et de Met. Z, Alexandre aurait affirmé que les animaux et les plantes qui naissent de la putréfaction viennent en un certain sens d’un synonyme car elles procèdent d’un acte: «Puis Alexandre dit: a traité abondamment de cette question au livre Zay de cet ouvrage et il a expliqué ce qu’est chacune des choses qui viennent de synonymes. C’est dans la physique qu’il a traité des choses qui naissent de la putréfaction: si elles ne viennent pas de leurs synonymes au sens absolu, elles ne viennent pas moins d’un acte; car la chaleur qui existe dans les substrats peut être la cause de la génération d’êtres de ce genre» (trad. Martin modifiée)251.

synonymes, puisqu’il n’est pas possible de les appeler générations, mais seulement privations des choses générables. Elles sont en effet dans la nature au même titre que les choses qui dans l’art sont produites par suite d’une erreur ou d’une déviation» (trad. Martin modifiée). 250 Ibid., p. 1460, 7–18: «Alexandre dit: Ayant dit cela, ajoute: “car l’homme engendre l’homme”. dit: Ces mots prouvent que, quand il dit qu’il n’y a de génération que dans des choses qui viennent de synonymes, Aristote n’a en vue que le premier des sens de “synonymes”. Toutes les choses, en effet, qui, étant par nature ou par l’art, ne présentent pas cette particularité, ou bien existent du fait du hasard, ou bien existent spontanément. Car ce qui prend naissance de cette manière, il l’appelle privation, non génération. Par ces mots, Alexandre veut dire que ces choses dont Aristote prétend qu’elles viennent de synonymes, ce sont les choses qui sont produites par la nature et par l’art au premier chef, car tout ce qui est produit par la nature et l’art est de cet ordre. a déjà étudié en d’autres passages le problème de la génération fortuite et celui de la génération spontanée; et pour preuve allègue qu’Aristote ne les appelle pas générations. Alexandre dit: Dans ce qui naît du hasard et spontanément, il y a aussi l’être vivant engendré de la putréfaction»; Averroès, GC Met. Λ, c. 24, p. 1530, 8–10: «Alexandre déclare que l’affirmation selon laquelle le synonyme procède du synonyme ne vaut que pour les causes efficientes prochaines et pour ce qui est par essence, non du hasard, à savoir ce qui provient de causes efficientes qui tendaient vers une autre finalité. avait déjà affirmé qu’à ses yeux les animaux engendrés de la pourriture relèvent de cette catégorie: c’est là une opinion qui requiert un examen particulier». 251 Averroès, GC Met. Λ, c. 13, p. 1459, 3–8.

628

Averroès

L’acte qui garantirait la synonymie, c’est donc l’acte de la chaleur qui existe dans les substrats252 et qui serait à l’origine de la génération de ces êtres253; mais dans ce passage Averroès ne précise pas la nature exacte de cette chaleur. Dans la suite du texte, il suggère qu’il s’agit de la chaleur en acte qui se trouve dans les matières putrides dont les êtres engendrés spontanément sont issus254; mais il n’en précise pas l’origine. Le commentaire d’Asclépius à Met. Z9 (1034 a21 et sq.) nous confirme qu’Alexandre avait envisagé les générations spontanées comme une possible difficulté au principe de synonymie et qu’il avait admis que dans leur cas aussi le principe est respecté. Dans ce passage, Asclépius ne nous dit pas explicitement quelle était la solution d’Alexandre, mais il assure que celle-ci faisait intervenir les corps célestes: «Alexandre propose une difficulté concernant le type de substance qui préexiste dans le cas des qui naissent à partir de la putréfaction, et il met en cause le mouvement des corps célestes»255. On peut donc imaginer que dans les générations spontanées, d’après Alexandre, la synonymie était garantie par l’acte de la chaleur des matières putrides et ul252 On peut interpréter les deux affirmations d’Alexandre comme deux étapes d’un seul raisonnement. Alexandre nierait d’abord la thèse des adversaires, à savoir celle qui dit que les générations spontanées constituent une exception au principe de synonymie, (en disant que les générations spontanées ne sont pas des vraies générations, mais qu’il faut les assimiler aux événements dus au hasard); puis il leur concéderait que même dans le cas où une partie de leur thèse est vraie, à savoir le fait que les générations spontanées sont des vraies générations, elle ne conduit pas à la conclusion qu’ils en tirent, à savoir le fait d’admettre qu’elles constituent une exception au principe de synonymie (car il suffit de dire que dans leur cas les corps célestes et la chaleur qui en procède sont la cause synonyme). On peut en ce sens interpréter ce mouvement comme un exemple de la tactique argumentative d’Alexandre qui oppose d’abord une attaque (ἔνστασις), puis une contre-objection (ἀντιπαράστασις). Je dois cette suggestion à M. Rashed. Sur la tactique de l’ ἔνστασις/ἀντιπαράστασις, voir M. Rashed, «Alexander of Aphrodisias on Particulars and the Stoic Criterion of Individuation», dans R.W. Sharples (éd.), Particulars in Greek Philosophy, Brill, Leiden-Boston 2010, p. 157–179: p. 160–164. 253 Concernant la référence à la physique, s’il s’agit, comme Freudenthal le croit (Alexandre, Die durch Averroes, p. 81, n. 3), de Phys. II 6, elle n’est pas pertinente, car il n’est pas question dans ce chapitre des générations spontanées, mais de la distinction entre le hasard et la fortune. Sur la base du raisonnement qu’Averroès semble attribuer à Alexandre dans les lignes qui suivent, le renvoi est plus probablement à GA II 6, 743 a35–36 et plus en général à GA III, 11 ou encore, comme Freudenthal lui-même le suggère, à HA V, 539 a21 et sq. (Alexandre, Die durch Averroes, p. 81, n. 4). 254 Averroès, GC Met. Λ, c. 13, p. 1465, 8–11: «Quand nous disons que ce qui est engendré de la putréfaction l’est du synonyme, nous ne voulons pas dire qu’il l’est d’une chaleur qui ne serait qu’en acte, comme le rapporte l’une des deux interprétations d’Alexandre». 255 Asclepius, Asclepii in Aristotelis Metaphysicorum libros A-Z commentaria, edidit M. Hayduck, CAG vol. IV, 2, Reimeri, Berlin 1988, p. 408, 19–22.

La noblesse de l’être

629

timement par les corps célestes, dans la mesure où cette chaleur en procède256. On verra que la solution d’Averroès à la difficulté posée par les générations spontanées reprend cette intuition d’Alexandre et achève le raisonnement que ce dernier semble avoir envisagé. La suite du GC de Λ et notamment le c. 18 nous confirment qu’Averroès considérait la lecture d’Alexandre comme correcte et celle de Thémistius comme une mauvaise interprétation du propos d’Aristote et, ce qui est pire, comme une défense de la théorie platonicienne des Idées séparées. Dans la digression du c. 18 de Λ, Averroès reproduit une longue citation de la paraphrase de Thémistius257 où celui-ci observe, à propos des générations spontanées, que, bien que le principe de synonymie constitue une arme efficace pour réfuter les Idées, Aristote a omis de considérer «le grand nombre d’animaux qui sont issus de ce qui ne leur ressemble pas»258 et qui pourrait constituer un contre-exemple au principe de synonymie. Thémistius, qui rapporte l’argument sans l’endosser, n’estime pas défendre les thèses platoniciennes, il s’efforce plutôt ici de résoudre l’aporie et réfuter la doctrine des adversaires d’Aristote. Mais Averroès, qui ne saisit pas l’intention ultime du commentateur, l’accuse de vouloir utiliser les générations spontanées comme contre-argument au principe de synonymie259. Toute génération, affirme Thémistius d’après ce qu’Averroès rapporte, est le processus que «la nature» réalise en vertu des «proportions» spécifiques qui préexistent dans la matière et dont l’être engendré surgit. Le corps n’agit sur le corps qu’à l’origine, c’est-à-dire au moment de la conception. C’est la nature, à proprement parler, qui, agissant sur le corps, achève la génération, parce qu’elle reçoit ces proportions d’une cause plus élevée. Cela, affirme Thémistius, est prouvé par le fait que la nature agit «fixée vers un but qu’elle ne comprend pas»260. C’est de la cause «la plus noble et la plus élevée de toutes: l’Âme de la 256 Sur le rôle des corps célestes dans l’explication des générations chez Alexandre, voir Freudenthal, «The Astrologization of the Aristotelian Cosmos» (2009) et Rashed (éd.), Al-Ḥasan ibn Mūsā al-Nawbakhtī. 257 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1492, 3–1494, 14; Thémistius, In Met. Λ, p. 7, 28 et sq.; Thémistius, Paraphrase de la Métaphysique, p. 63–64. 258 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1492, 4–5. 259 Notre but ici n’est pas de reconstruire la doctrine de Thémistius, mais d’examiner la lecture qu’en propose Averroès, pour montrer l’importance historique que ce dernier lui attribue dans le débat sur les générations spontanées et, plus généralement, dans celui sur le principe de synonymie. Sur la doctrine de Thémistius, voir S. Pines, «Some distinctive metaphysical conceptions in Themistius’ commentary on book Lambda and their place in the history oh philosophy», dans P. Moraux et J. Wiesner (éds.), Aristoteles Werk und Wirkung, 2 vol., De Gruyter, Berlin-New York 1985–1987, vol. I, p. 177–204; H.J. Blumenthal, «Themistius: The Last Peripatetic Commentator on Aristotle?», dans Sorabji (éd.), Aristotle transformed, p. 113–23; D. Henry, «Themistius and Spontaneous Generation in Aristotle’s Metaphysics», Oxford Studies in Ancient Philosophy, 24 (2003), p. 183–207. 260 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1494, 7–8.

630

Averroès

Terre261 dont Platon dit qu’elle naît des dieux seconds262 et Aristote du soleil et de l’Écliptique263» que ces proportions découlent264. En plaçant l’origine des formes dans ce principe, Thémistius semble fonder sa défense du principe de synonymie sur une assimilation de la théorie d’Aristote à la doctrine qui affirme l’existence d’une Âme de la Terre qui contient toutes les formes du sensible265. Averroès interprète cette thèse en identifiant cette âme à une forme séparée dont la causalité formelle se répand dans l’univers entier, lorsqu’il résume la position de Thémistius et qu’il l’accuse de l’avoir énoncée pour combattre la théorie d’Aristote. Peu importe que Thémistius l’ait fait intentionnellement ou pas, le verdict d’Averroès est tranché: il n’a pas compris le sens du principe de synonymie ni le phénomène de la génération en lui-même: «Voilà tout ce que dit Thémistius pour combattre la théorie d’Aristote. Or, il ressort clairement de ses propos qu’il n’a pas compris comment se passe la génération ni ce que veut dire notre théorie selon laquelle l’engendré est engendré de son synonyme en définition et en substance»266. Dans la suite de son commentaire de Λ, ainsi que dans la digression de son commentaire de Z9, Averroès analyse et critique la position de Thémistius. Dans la suite du c. 18 de Λ, Averroès explique que parmi toutes les doctrines concernant la génération et la causalité efficiente, on peut distinguer deux doctrines radicalement opposées, celle de «la création latente» (kumūn) et celle de «la création absolue» (ibdāʾ), et trois doctrines intermédiaires, dont celle de Thémistius, partageant un certain nombre de présupposés. Concernant la création latente, Averroès affirme que d’après cette doctrine tout est en tout et que la génération n’est que la sortie des choses les unes des autres, l’agent n’intervenant dans la génération que pour faire sortir les êtres les uns des autres et pour les distinguer 261 Ad litteram, «l’Âme qui se trouve sur la Terre» (al-nafs allatī fī al-arḍ). 262 Cette théorie d’une Âme diffuse dans l’univers trouve, en effet, sa source dans le Timée (41a2 et ss). 263 L’expression arabe (al-falak al-māʾil), mot à mot «le cercle incliné», traduit le grec ὁ λοξὸς κύκλος. 264 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1494, 4–6. 265 Plus qu’à la doctrine platonicienne de l’Âme du monde, Thémistius semble faire référence à la doctrine qu’on trouve chez Plotin et Proclus d’une Âme de la Terre. Voir à ce propos, C. Steel, «The divine Earth: Proclus on Timaeus 40 bc», dans R. Chiaradonna et F. Trabattoni (éds.), Physics and Philosophy of Nature in Greek Neoplatonism, Brill, Leiden 2009, p. 259–281. Sur l’importance de cette doctrine dans le débat sur les générations spontanées à la Renaissance, voir H. Hirai, «Earth’s Soul and Spontaneous Generation: Fortunio Liceti’s Criticism against Ficino’s Ideas on the Origin of Life», dans S. Clucas , P.J. Forshaw et V. Rees (éds.), Laus Platonici Philosophici: Marsilio Ficino and His Influence, Brill, Boston-Leiden 2011, p. 273–299. 266 Ibid., p. 1495, 1–3.

La noblesse de l’être

631

entre eux. C’est pourquoi, d’après cette doctrine, l’agent n’est rien d’autre qu’un moteur267. La doctrine de la création absolue est en revanche explicitement attribuée aux théologiens musulmans268 et chrétiens, ainsi qu’à Philopon. Pour eux tous, affirme Averroès, «l’agent», à savoir Dieu, n’a pas besoin d’une matière pour créer l’être dans sa totalité. Dieu crée la totalité des étants et l’ensemble de leurs attributs. Averroès considère la doctrine de Thémistius comme intermédiaire entre ces deux écoles. Il explique que ce dernier affirme que a) la génération est un changement dans la substance, b) que rien ne vient de rien et c) que ce qui s’engendre procède toujours de son synonyme. Sur ces trois affirmations, explique-t-il, Thémistius s’accorde avec Aristote. Toutefois, le fait d’avoir affirmé que les âmes et les formes sont toutes créées par une Âme séparée qui les contient toutes fait de Thémistius un défenseur de la doctrine platonicienne des Idées séparées. C’est cette même thèse qu’on trouve affirmée dans le c. 31 de Z9: «Quant aux êtres qui viennent à être sans semence, cela est clair et l’a déjà expliqué dans le livre Lām de cette science. En ce qui concerne l’ensemble des formes, où il dit, à la fin du livre VI de sa paraphrase du Livre de l’Âme: l’âme n’est pas seulement ce qui contient toutes les formes, je veux dire les intelligibles et les sensibles, mais, en outre, ce qui enfonce toutes les formes dans les matières et les crée. Cette est ainsi une preuve du fait qu’il entend par l’âme les formes séparées»269. Dans le système ontologique de Thémistius, au moins d’après Averroès, le principe de synonymie ne vaut plus au niveau du sensible, mais entre un principe intelligible et les formes que ce principe installe dans la matière. La citation dans le GC est loin d’être littérale, mais Averroès ne semble pas dans ce cas déformer

267 Averroès (ibid., p. 1497, 17–1498, 1) ne mentionne pas les tenants de cette doctrine. Il n’est pas facile par conséquent de les identifier. Allard et Martin estiment qu’il peut faire allusion à la doctrine du muʿtazilite al-Naẓẓām selon qui, d’après ce qui nous est rapporté par Abū l-Ḥusayn al-Ḫayyāṭ, dans son Kitāb al-Intiṣār, Dieu a créé tout d’un seul coup et en même temps (Pour la citation du passage, voir A. Nader, Le système philosophique des Mu‘tazila (Premiers penseurs de l’Islam), Imprimerie catholique, Bayrūt 1956, p. 146). On pourrait supposer que, de façon plus lâche, Averroès assimilait cette thèse à certaines doctrines présocratiques, comme celle d’Empédocle ou d’Anaxagore, qu’il accuse à plusieurs reprises de ne pas avoir su distinguer l’agent du moteur, même si Averroès ne parle jamais dans leur cas de création. 268 Averroès les appelle littéralement «les théologiens de notre religion», ce qui pourrait inclure également les muʿtazilites. Il est clair, toutefois, comme on le verra, que l’allusion est plutôt aux partisans de la doctrine d’al-Ašʿarī et notamment à al-Ġazālī. 269 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 883, 1–7.

632

Averroès

le sens général du propos de Thémistius270, lorsqu’il lui attribue la thèse selon laquelle c’est l’Âme contenant toutes les formes des réalités sensibles qui installe ces formes dans la matière271. Ce n’est donc pas un individu corporel de même espèce ou de même genre qui engendre un être qui lui est semblable, c’est l’Âme née de l’Écliptique et du Soleil qui engendre les âmes dans le sensible: «[…] si la naissance se fait à partir d’un synonyme, il faut qu’il y ait une Âme séparée qui engendre les âmes. Cette théorie se trouve déjà exposée par Thémistius dans son De Anima, au dernier des livres où il traite de l’intellect272, comme elle l’est aussi là où il affirme que cette Âme, c’est celle dont Platon reconnaît qu’elle tire son existence des Dieux seconds et Aristote du Soleil et de l’Écliptique»273. Le principe de synonymie est donc respecté, mais entre un principe formel séparé, à savoir l’Âme universelle, et la forme dans le sensible, à savoir les âmes des individus. Même si Thémistius a analysé le cas des générations spontanées dans le but de combler une lacune de la doctrine d’Aristote et de résoudre une possible objection, les conclusions générales qu’il en tire non seulement contredisent la thèse d’Aristote, mais elles constituent des arguments en faveur de la thèse opposée, celle qui voudrait expliquer la génération au moyen d’un principe séparé «Donneur de formes». Averroès déclare ainsi que l’erreur de Thémistius est à l’origine des interprétations fautives professées par les «pseudo-philosophes modernes de la philosophie d’Aristote»274 qui pensent qu’accepter le principe de synonymie conduit nécessairement à admettre la théorie des formes séparées et l’existence d’un agent immatériel qui les crée: le Donneur des formes.

270 Themistius, An Arabic translation of Themistius Commentary on Aristotle’s De Anima, M.C. Lyons (éd.), Oxford, 1973, p. 210–211: «En un sens l’âme est toutes les choses […]. Bien plus, l’âme est la forme des formes au moyen de laquelle on saisit les autres formes. Et non seulement il serait correct de dire que l’âme, du fait qu’elle saisit toutes les formes, est les êtres, mais aussi qu’elle introduit les formes dans la matière». Cf. Thémistius, Themistii in libros de Anima paraphrasis, edidit R. Heinze, CAG vol. V, 3, Berlin 1899, p. 98, 12–116, 25. 271 Sur la doctrine de Thémistius selon laquelle le rapport de l’Âme universelle aux sensibles relève de l’ordre de la causalité formelle, voir Pines, «Some distinctive metaphysical», p. 177– 204. 272 Themistius, An Arabic translation, p. 169–213. 273 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1497, 1–6; cf. ibid., p. 1502, 5. 274 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 882, 6.

La noblesse de l’être

633

Le Donneur des formes comme cause de la génération: Averroès contre Avicenne? Averroès rapporte, dans la suite de sa digression de Z9, quatre arguments utilisés par «certains»275 en faveur de l’existence d’un «principe extrinsèque» synonyme par rapport au produit de la génération. Comme Thémistius, les philosophes dont Averroès s’efforce de réfuter la doctrine ne contestent pas la validité du principe selon lequel le semblable procède du semblable; ils croient plutôt que la synonymie qui explique la génération substantielle ne se joue qu’entre un principe séparé et les formes infusées par ce dernier dans le sensible. Avant de parvenir à la réplique d’Averroès et à la présentation de sa thèse, analysons les arguments qu’il s’efforce de réfuter pour comprendre quels sont les penseurs et les doctrines qu’Averroès avait en ligne de mire. Cela nous permettra de mieux évaluer sa façon de reconstruire ces doctrines et la critique qu’il va leur adresser. (1) Premier argument: «On pourrait en outre dire que, si les formes substantielles, dans chaque être, étaient quelque chose d’excédent par rapport aux formes du mélange dans les choses mélangées et par rapport aux qualités primaires dans les quatre éléments, telle que la forme de la légèreté dans le feu, celle de la gravité dans la terre et notamment les âmes (car il est évident à su sujet qu’elle est quelque chose d’excédent par rapport aux formes du mélange), et bien ces formes substantielles qui excédent par rapport aux qualités qui se trouvent dans ces choses soit s’engendrent d’elles-mêmes, mais alors la génération aurait lieu sans générateur, soit s’engendrent de quelque chose d’extrinsèque. Et ce qui est extrinsèque est soit un individu de même espèce ou genre soit une forme séparée. Mais, puisque nous trouvons que les formes des choses qui ne se reproduisent pas s’engendrent de quelque chose d’autre par rapport à leur genre et à leur espèce, alors il faudrait qu’existent des formes qui donnent leurs formes»276.

275 Averroès ne révèle pas d’emblée le nom des auteurs de ces arguments, ni dans son commentaire à Z, ni dans le commentaire à Λ. Il parle dans un cas d’«aristotéliciens modernes», dans l’autre de «certains» (qawm).Comme Bouyges l’observe (Index, 14), le mots ānās et qawm désignent parfois implicitement, d’après le contexte, des spécialistes: en philosophie, mathématiques, etc. Dans le Tahāfut al-Tahāfut, le mot (qawm) est tantôt utilisé pour désigner les philosophes, en opposition aux théologiens, tantôt pour désigner ces derniers. On verra que, dans le commentaire à Λ comme dans le commentaire à Z, le terme qawm désigne aussi bien Avicenne et al-Fārābī, qu’Ibn Bāǧǧa. 276 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 881, 10–20.

634

Averroès

Ce premier argument repose sur une double alternative: a) soit les formes substantielles s’engendrent d’elles-mêmes, mais alors il n’y aurait pas de générateur; b) soit elles s’engendrent de quelque chose d’extrinsèque qui ne peut être b1) qu’un individu de même espèce ou genre ou b2) une forme séparée. Pour rendre compte des générations spontanées sans devoir remettre en cause toutes les autres générations, on ne peut postuler ni a) ni b1); il faut donc nécessairement admettre b2). L’argument se fonde sur deux prémisses explicites: i) les quatre éléments et les corps qui en sont composés, c’est-à-dire les produits de leur mélange, sont caractérisés par des qualités propres, qui sont simples ou résultent de leurs mélanges, par rapport auxquelles les formes substantielles sont quelque chose «en excédent»; ii) seules les qualités propres, le sec, l’humide, le chaud et le froid et leurs dérivés, peuvent agir et pâtir, les formes substantielles n’étant en soi ni actives ni passives. Lorsqu’un feu, par exemple, engendre un autre feu, ce n’est pas sa forme substantielle, la légèreté, qui agit et engendre la forme du second feu. C’est la chaleur, conçue comme la qualité primaire concomitante du feu, qui agit et produit quelque chose de semblable, c’est-à-dire de la chaleur. La forme du feu est quelque chose de surajouté, tout comme le sont la forme substantielle, dans les mélanges, et l’âme par rapport aux autres propriétés caractéristiques. La forme du feu, comme toute autre forme substantielle, ne peut être engendrée par une qualité sensible, c’est pourquoi il faut postuler un agent séparé qui l’implante dans la matière sans l’intermédiaire d’aucun corps. En ce sens, les générations spontanées ne font que confirmer quelque chose qui vaut pour toute génération: les qualités sensibles procèdent des qualités sensibles, la forme substantielle d’une forme séparée. L’argument, tel que le Commentateur l’expose ici, est assez ramassé, au point qu’il est difficile d’en mesurer l’importance. Il constitue, en effet, l’un des pivots de la démonstration des philosophes auxquels Averroès s’oppose. De fait, en maints endroits de son corpus, ce dernier aborde la difficulté soulevée par cet argument; deux textes, en particulier, permettent de le reconstruire clairement et d’en évaluer la force: le c. 18 de Λ3, 1070 a27–30 et la discussion du neuvième problème métaphysique du Tahāfut al-Tahāfut277. Dans le commentaire à Λ3, Averroès reproduit le même argument, en l’attribuant à des penseurs non identifiés qui déclaraient qu’il faut postuler l’existence des formes séparées et d’un agent extrinsèque pour toutes les générations et non seulement pour les générations spontanées: «[…] C’est ainsi qu’il se trouve des gens pour dire que toutes les formes substantielles naissent d’une forme séparée extérieure, qu’ils appellent “Donneur des formes” et qu’ils identifient avec l’Intellect Agent. Et ils allèguent à l’ap277 Averroès, Tahāfut al-Tahāfut, p. 401 et sq.

La noblesse de l’être

635

pui de leur thèse que les puissances agentes, ce sont les quatre qualités, la chaleur, le froid, l’humidité et la sécheresse, qu’il n’y a dans la matière que ces qualités qui agissent, je veux dire qu’elles forment leurs semblables. Quant aux formes substantielles, elles ne se produisent pas l’une l’autre. Prenons un exemple: le feu fait naître, d’un corps lourd, un feu semblable à lui, mais les formes substantielles qui sont en lui, en l’occurrence la légèreté, ne font pas naître dans ce corps lourd qu’elles transforment en feu, une légèreté semblable »278. La conséquence de cet argument est donc la même que celle évoquée dans le commentaire de Z9: quand la forme du feu naît dans un autre corps, c’est nécessairement un agent incorporel qui l’engendre. En effet, puisque la forme substantielle dans le sensible, à savoir la légèreté, ne peut pas reproduire une autre forme substantielle, car seules «les quatre qualitatives» sont agentes, s’il n’y avait pas une forme séparée qui l’engendre, la seule possibilité serait qu’elle advienne comme les accidents, à savoir d’une non-forme279. Le principe de synonymie établi au niveau du sensible ne suffit pas à rendre compte de la génération des substances, il peut expliquer seulement la génération des qualités sensibles: la chaleur engendre de la chaleur, mais non pas la légèreté. Il faut donc postuler un agent synonyme, séparé, qui engendre la forme substantielle. Dans ces lignes, comme dans le commentaire de Z, Averroès ne révèle pas les noms des auteurs de cet argument. C’est dans le Tahāfut al-Tahāfut, lorsqu’il discute la critique d’al-Ġazālī d’après laquelle les philosophes seraient incapables de démontrer l’incorporalité du premier principe, qu’Averroès identifie les auteurs de l’argument: «[…] l’âme qui se trouve dans un corps agit seulement par l’intermédiaire du corps et ce qui agit par l’intermédiaire du corps ne peut faire exister ni une forme ni une autre âme, puisqu’il n’est pas de la nature du corps de produire une forme substantielle, que ce soit une âme ou autre chose. Cette théorie, qui ressemble à celle de Platon des idées séparées de la matière, est professée par Avicenne et par d’autres philosophes musulmans. Leur argument veut que le corps produise seulement la chaleur ou la froideur, l’humidité ou la sécheresse; et ces sont, d’après eux, les actes des corps célestes uniquement. Quant à ce qui produit les formes substantielles et, en particulier, les animées, c’est un être séparé qu’ils appellent “Donneur des formes”»280.

278 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1496, 2–10. 279 Ibid., p. 1496, 16–1497, 1. 280 Averroès, Tahāfut al-Tahāfut, p. 407, 7–13.

636

Averroès

Ce sont donc Avicenne et «d’autres philosophes musulmans» qui restent ici anonymes, qui ont défendu l’argument qu’Averroès expose dans son GC de Met. Z9. Ils l’ont fait, affirme-t-il, afin de démontrer qu’il existe un «Donneur de formes» qui crée les âmes et toutes les autres formes substantielles dans le corps. La forme sensible, ici identifiée à l’âme qui se trouve dans un corps, ne peut produire que par l’intermédiaire du corps et donc des quatre qualités primaires, appelées dans le GC de Met. Λ «puissances agentes», ainsi que des qualités qui en résultent. Pour cette raison, le corps ne peut engendrer ni l’âme ni une autre forme substantielle. C’est un principe intelligible séparé qui installe les formes dans le sensible et qui est, pour cela même, la véritable cause de la génération des êtres sensibles. Les corps célestes n’auraient en revanche qu’une fonction auxiliaire, en générant dans le sensible les quatre qualités de la chaleur, de la sécheresse, de la froideur et de l’humidité. De façon beaucoup plus claire que dans son CM du GA, Averroès explique que, d’après cette théorie, les phénomènes sensibles sont le produit de deux ordres de causalité parallèles: celui du corps, comprenant les corps sublunaires et les corps célestes, qui ne peuvent que produire les quatre qualités affectives et leurs mélanges; celui de l’intelligible qui met en jeu un intellect séparé dont procèdent toutes les formes substantielles des étants naturels. La nature intelligible ne peut agir sur la nature sensible que par le biais de ce qui agit et pâtit, à savoir les quatre qualités sensibles et celles qui en résultent. Les formes substantielles ne se trouvent dans le sensible que par l’action d’un principe de même nature, à savoir impassible en tant qu’intelligible, qui les installe dans la matière. Même si, comme les spécialistes l’ont signalé, l’expression «Donneur des formes» n’est qu’exceptionnellement utilisée par Avicenne, l’origine de cette théorie peut être retracée dans ses écrits281. Avicenne affirme en effet que cette intelligence cosmique, appelée Donneur des formes282 est le principe dont tout dans le sensible découle, c’est-à-dire aussi bien les formes que la matière. Les

281 Sur la doctrine du Donneur des formes (wāhib al-ṣuwar), voir Davidson, Alfarabi, Avicenne, p. 76–77; J. Janssens, «The notions of wāhib al-ṣuwar (giver of forms) and wāhib al‛aql (bestower of intelligence) in Ibn Sīnā», dans M.C. Pacheco et J.F. Meirinhos (éds.), Intellect et imagination dans la Philosophie médiévale. Intellect and Imagination in Medieval Philosophy. Intellecto e imaginação na Filosofia Medieval. Actes du XIe Congrès International de Philosophie Médiévale de la Société Internationale pour l’Étude de la Philosophie Médiévale (S.I.E.P.M.), Porto, du 26 au 31 août 2002, 3 vol., Brepols, Turnouth 2006, vol. I, p. 551–562. 282 Averroès dit explicitement dans la suite que ce principe séparé, qui introduit la forme substantielle dans le substrat préalablement disposé, doit être identifié à la dixième intelligence séparée, à savoir l’Intellect Agent (cf. Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1496, 2–10). Contre l’identification du Donneur des formes à l’intellect de la dixième sphère, voir HASSE, «Spontaneous Generation», p. 150–175.

La noblesse de l’être

637

agents sensibles ne font que prédisposer les substrats à la réception des formes283. Les formes sont la cause des réalités sensibles et de la matière elle-même284, mais, puisqu’elles sont directement émanées dans le sensible par un agent incorporel, elles ne sont qu’une cause intermédiaire285. Tout, en dernier ressort, procède d’une forme séparée, qui est un principe extrinsèque au monde sensible, les puissances sensibles n’étant que des causes concomitantes286. C’est en ce sens qu’on peut définir l’ontologie avicennienne comme un «formalisme»287 ou, selon l’expression d’E. Gilson288, un «extrinsécisme radical». Mais qui sont ces «autres philosophes musulmans» qui défendent, avec Avicenne, la séparation des deux ordres de causalités et l’existence d’un Donneur de formes? Dans le CM du GA, on l’a vu, Averroès affirme qu’Ibn Bāǧǧa défendait la même thèse qu’Avicenne, en assurant que «ce qui transforme la matière n’est pas ce qui donne la forme». En associant les deux penseurs, Averroès a expliqué que leur doctrine affirmait que seul l’Intellect Agent donne «la forme animée», tandis que «celui qui transforme la matière donne la forme de la complexion». Il suggérait, par la suite, d’identifier cet Intellect Agent au principe efficient que «nombreux péripatéticiens» appellent «Donneur des formes» et dont, d’après eux, les puissances formatrices tiennent leur origine. Il accusait cette doctrine d’être trop près de celle platonicienne des formes séparées, tout en se considérant comme «péripatéticienne»289. Il faut donc supposer que ce soit Ibn Bāǧǧa, dans le GC de la Met., la cible innomée de la critique d’Averroès. La teneur aristotélicienne de l’argument du Donneur de formes est confirmée par la version qu’on en trouve dans le passage du GC de Met. Z9 cité plus haut. De fait, les deux prémisses qu’on a décelées au fondement de l’argument avicenno-bāǧǧien sont en dernière instance authentiquement aristotéliciennes. La première ii), qui affirme que le lourd et le léger ne sont susceptibles ni d’agir ni 283 Sur la notion d’istiʿdād voir J. Mc Ginnis, Avicenna, Oxford University Press, Oxford-New York 2010, p. 178-195; O. Lizzini, Fluxus (fayḍ). Indagine sui fondamenti della metafiscica e della fisica di Avicenna, Edizioni di Pagina, Bari 2011, p. 335–482. 284 Avicenne, Ilāhiyyāt, II, 4, 83, 4–85, 12. 285 Avicenne, Ilāhiyyāt, II, 4, 87 et sq. Sur le rôle intermédiaire des formes, voir O. Lizzini, «The relation between form and matter: some brief obsevation on the ‘Homology argument’ (Ilāhīyāt, II.4) and the deduction on the fluxus», dans J. McGinnis (éd.), Interpreting Avicenna. Science and Philosophy in Medieval Islam, Proceedings of the second conference of the Avicenna study group; with the assistance of D.C. Reisman, Brill, Leiden-Boston 2004, p. 175–185. 286 Sur ce point, voir M. Marmura, «The Metaphysics of Efficient Causality in Avicenna», dans id., Islamic Theology and Philosophy. Studies in Honour of G. Hourani, State University of New York Press, Albany, 1984, p. 175–187. 287 L’expression est de J. Michot ( J.R. Michot, La destinée de l’homme selon Avicenne: Le retour à Dieu (maʿād) et l’imagination, Peeters, Louvain 1986). 288 Cf. E. Gilson, «Notes pour l’histoire de la cause efficiente», Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge, 37, 1962, p. 7–31. 289 Voir infra, p. 848.

638

Averroès

d’être affectés, car seuls le chaud, le froid, le sec et l’humide peuvent agir (les premiers) et pâtir (les seconds), trouve sont fondement ultime dans le DGC290. À cette prémisse, dans le sillage du néo-aristotélisme d’Alexandre d’Aphrodise, Avicenne ajoute l’autre prémisse i), selon laquelle la légèreté et la lourdeur sont les formes substantielles du feu et de la terre, alors que la chaleur et la froideur sont des qualités par rapport auxquelles les formes excèdent291. La conclusion de cet argument, par ailleurs, est en un sens également aristotélicienne, dans la mesure où ce dernier ne conteste pas la validité du principe de synonymie. En effet, le principe de synonymie est respecté dans chacun de ces deux ordres parallèles: d’une part, entre le Donneur des formes et les formes substantielles dans le sensible, d’autre part, entre les corps célestes, les corps sublunaires et les qualités sensibles. Les deux ordres, toutefois, demeurent séparés. Les agents corporels ne peuvent produire que des qualités et non pas des substances. Seul ce qui est intelligible peut être cause de ce qui est intelligible; seule, donc, une forme séparée, le Donneur des formes, peut être à l’origine de la génération substantielle, en infusant dans la matière les formes substantielles des êtres sensibles. Telle est la doctrine qu’Averroès attribue à Avicenne, mais aussi à Ibn Bāǧǧa: lorsqu’elles agissent, les puissances sensibles ne font rien que modifier la matière dans ses dispositions sensibles et la disposer à recevoir les véritables formes substantielles. L’action d’une qualité sensible sur une matière ne conduit qu’à une autre qualité sensible. Un corps, qu’il soit supra ou sublunaire, doué d’une âme ou pas, ne peut faire exister ni une forme ni une autre âme, seule une forme séparée peut le faire. Les formes substantielles, en tant que principes intelligibles, procèdent donc d’une forme intelligible sur-ordonnée: le Donneur des formes. Les autres arguments du GC de Met. Z ne font que confirmer cette conclusion. 2) Deuxième argument: «[…] Et on estime cela non seulement au sujet de ce qui ne se reproduit pas, mais aussi au sujet de ce qui se reproduit. Dans la semence, en effet, il ne se trouve pas l’âme en acte, mais elle s’y trouve seulement en puissance. Or, tout ce qui est en puissance a besoin de ce qui est en acte; et il en est ainsi de ce qui possède la semence, car dans la semence il ne se trouve pas une âme en acte, de sorte qu’il y ait une âme en acte qui vient à être»292. 290 Aristote, DGC II 2, 329 b20 et sq. 291 Que la forme du feu soit la légèreté, ainsi que la lourdeur celle de la terre, c’est comme on l’a vu une thèse qui semble avoir été défendue par Alexandre (voir notamment Alexandre, DA, p. 19, 5 et sq.). Cette thèse a été reçue et acceptée par la plupart des philosophes arabes, dont Avicenne et Averroès. On a suggéré, toutefois, que la thèse d’Averroès consiste à accorder aux qualités affectives un caractère ontologique particulier: ils ne sont ni des formes ni des simples accidents, car ce sont de véritables concomitants de la substance. 292 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 881, 20–882, 3.

La noblesse de l’être

639

Cette deuxième preuve, de même que la précédente, repose sur des prémisses authentiquement aristotéliciennes: 1) une substance en puissance ne passe à l’acte que par une substance de même espèce ou de même genre en acte; 2) la semence ne possède pas l’âme en acte. La première prémisse constitue une formulation différente du principe de synonymie, qui fait intervenir les notions de puissance et d’acte afin de préciser le statut ontologique de l’agent qui détermine la génération. L’agent doit nécessairement être en acte, s’il est vrai, comme Aristote l’affirme, que l’on ne doit pas parler de création ex nihilo, mais de réalisation d’une puissance préexistante. L’arrière-plan aristotélicien de la seconde prémisse est également manifeste. Dans le GA293, on l’a vu, Aristote compare la semence à l’instrument de l’artisan guidé par son art, «le mouvement qui l’habite» étant «comme l’architecture à l’égard de la maison» (GA II 1, 734 b16–17). La semence semble en ce sens posséder, en acte, une forme qui n’est pas celle qui va émerger dans le nouveau produit engendré et, seulement en puissance, la forme du rejeton. La doctrine d’Aristote, de ce point de vue, semblerait conduire nécessairement à postuler l’existence d’un principe extérieur. Dans les générations naturelles, en effet, il n’y a pas de synonymie entre l’agent physique, c’est-à-dire la semence, et le produit, c’est-à-dire l’embryon doué d’une âme. En s’appuyant sur ces deux prémisses, cet argument conclut donc que la semence ne peut être le véritable agent, comme dans le cas de la chaleur, elle ne peut que prédisposer la matière à recevoir les formes qui procèdent d’un principe incorporel. En effet, dans la semence des animaux et des plantes qui se reproduisent, il n’y a pas d’âme en acte. Donc l’âme en acte des êtres engendrés ne peut provenir de la semence. Elle doit venir d’ailleurs, c’est-à-dire, là encore, d’une forme séparée. Les semences ne contribuent qu’à la production d’une chaleur dans le corps, qui n’est qu’une simple disposition sensible. L’âme, comme la forme substantielle du feu dans l’argument précédent, ne peut procéder d’une non-substance, c’est-à-dire de ce qui n’est pas en acte, elle survient de surcroît à la disposition sensible du substrat récepteur. La véritable synonymie substantielle est celle qui subsiste entre la forme engendrée dans la matière et l’agent incorporel dont elle procède. Comme dans l’argument précédent, donc, l’analyse de la génération et l’utilisation de thèses véritablement aristotéliciennes conduisent à la démonstration de l’existence d’un principe efficient extrinsèque, le Donneur des formes. Averroès ne nomme pas ici les auteurs de cet argument, mais on a vu dans le CM du GA qu’il en attribue une version très proche à Ibn Bāǧǧa294. 3) Troisième argument:

293 Aristote, GA I 22, 730 b12 et sq.; II 1, 734 b20 et sq. 294 Averroès, CM GA II, f. 75 K8-M3.

640

Averroès

«Et on ne peut admettre que les âmes soient une chose qui s’engendre de la complexion, sauf selon l’opinion de qui estime que l’âme est une complexion»295. Cette brève remarque semble constituer un argument supplémentaire en faveur d’une synonymie intelligible. Elle reproduit une critique qu’on trouve également dans le Tahāfut al-Tahāfut296. Averroès la formule dans ce dernier texte contre les partisans du «matérialisme» (al-dahriyya), derrière lesquels il faut voir Galien plus qu’Alexandre, qui ont accordé aux seuls éléments et à leur mélange la possibilité de produire les formes substantielles et les âmes. Dans ce même texte, Averroès explique que c’est contre ces doctrines matérialistes qu’Avicenne et «certains autres philosophes» ont élaboré la doctrine du Donneur des formes. Puisque l’âme est quelque chose d’incorporel, elle ne peut ni procéder du mélange des qualités sensibles, ni y être réduite; elle doit procéder d’un agent incorporel. L’argument débouche donc sur la même conclusion: les formes substantielles excèdent les dispositions sensibles, ce n’est qu’un agent incorporel qui garantit la synonymie substantielle et rend compte de l’advenir des formes des êtres sensibles. Là encore l’auteur de l’argument est identifié explicitement à Avicenne. Il faut cependant également signaler que dans le CM du GA Averroès a attribué le même argument à Ibn Bāǧǧa297, dans la mesure où ce dernier affirmait que les formes substantielles excèdent les formes des complexions. Ici, comme dans les autres arguments, il faut donc compter Ibn Bāǧǧa au nombre des «autres penseurs musulmans» qui ont défendu l’existence d’un Donneur des formes. 4) Argument supplémentaire: «En outre, on pourrait dire que les formes des éléments n’émanent que du Donneur des formes, en vertu de la preuve que nous voyons, à savoir qu’à partir (ʿan) du mouvement s’engendre le feu en acte de ce qui est feu en puissance, mais nous ne pouvons pas dire que le mouvement engendre la forme substantielle qui appartient au feu; il est ainsi nécessaire que la forme du feu qui se produit à partir du mouvement n’existe qu’à partir (ʿan) du Donneur des formes»298. Ce dernier argument qu’Averroès ajoute dans un second temps, après avoir réfuté les trois arguments précédents, repose sur les mêmes prémisses que l’argument de la semence, mais il accentue la nature «accidentelle» du rapport qui 295 296 297 298

Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 882, 3–5. Averroès, Tahāfut al-Tahāfut, p. 524, 12 et sq. Averroès, CM GA II, f. 76 A2-B4. Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 883, 9–14.

La noblesse de l’être

641

lie la forme substantielle à la disposition matérielle. Il a pour but d’assimiler le cas des éléments aux autres cas traités. Le feu qui est engendré par le mouvement, par exemple, par le frottement de deux pierres, de deux bâtons ou d’une flèche qui perce l’air, ne procède pas d’un autre individu semblable qui possède en acte la même forme, mais de quelque chose «d’accidentel» par rapport à sa nature, c’est-à-dire le mouvement. D’après la doctrine du Donneur de formes, on accorde que le feu procède du mouvement, mais on nie que celui-ci puisse en engendrer la forme substantielle. La forme du feu et des autres éléments doit procéder d’un agent séparé, incorporel, qui agit à la suite du changement matériel qui se produit à l’issue du mouvement. La conclusion est toujours la même: le principe de synonymie au fondement de la génération substantielle est respecté, non pas au niveau horizontal du sensible, mais plutôt au niveau vertical de l’intelligible, entre les formes des êtres infusées dans le sensible et l’intelligence séparée dont elles émanent. Dans le cas de cet argument aussi, la source ultime est véritablement aristotélicienne299. Quelle conclusion faut-il tirer de la reconstruction de ces arguments en faveur d’une causalité efficiente extrinsèque? Quel est leur but ultime et quels enjeux Averroès veut-il leur attribuer? Averroès, on vient de le voir, affirme dans le Tahāfut al-Tahāfut que la doctrine du Donneur des formes avait pour but de récuser les doctrines «matérialistes» qui faisaient de l’âme une complexion. De ce point de vue, une réponse simple consisterait à affirmer que ces arguments visaient à prouver, contre toute doctrine matérialiste, la nature intelligible des formes substantielles et, plus généralement, leur nature séparée. Cependant, les quatre arguments du GC de Met. Z9, et notamment le dernier, nous suggèrent une réponse plus complexe. Ils nous font, en effet, comprendre que la doctrine du Donneur des formes s’inscrivait dans un cadre théorique plus vaste, celui du débat portant sur la thèse défendue par le kalām qui affirme qu’il n’existe qu’une seule véritable cause efficiente, à savoir Dieu, qui crée dans les étants sensibles aussi bien leur puissance d’agir et de pâtir que leur lien causal. Cette hypothèse exégétique est confirmée par une analyse croisée du GC de Met. Z, du Tahāfut al-Tahāfut et du Tahāfut al-falāsifa. Dans la dix-septième question du Tahāfut al-falāsifa300, dans laquelle al-Ġazālī vise à montrer comment la théorie ašʿarite de la causalité permet de rendre compte de l’existence des miracles, il explique que les théologiens affirment que la seule chose qu’on puisse conclure concernant les phénomènes tels que le fait que le coton brûle au contact du feu ou que le pain rassasie une fois ingéré, c’est 299 Voir Aristote, Meteor., I 3, 341 a12–20, où Aristote explique que le mouvement engendre de la chaleur et que c’est pour cela que souvent les objets en mouvement fondent. Cf. DC II 7, 289 a19 et sq., où l’exemple utilisé pour expliquer la production de chaleur à partir du mouvement est celui de la flèche. 300 Al-Ġaza¯li¯, Tahāfut al-falāsifa, p. 170–181; cf. Averroès, Tahāfut al-Tahāfut, p. 517–519.

642

Averroès

que les deux événements (par exemple, le fait d’entrer en contact et le fait de brûler) se produisent l’un avec (ʿinda) l’autre, mais non pas l’un par l’effet (bi) de l’autre. La connexion entre «ce qui par habitude (ʿāda) est considéré comme l’effet» et «ce qui par habitude est considéré comme la cause» n’est pas une connexion nécessaire. On ne peut conclure que le pain ou le feu sont les agents des phénomènes qu’on constate. Seul Dieu doit être considéré comme le véritable agent de tout ce qui se produit dans le monde301. Suivant le même raisonnement, al-Ġazālī assure qu’on ne peut affirmer non plus que le fils soit engendré par le sperme du père; car il faut plutôt conclure que la génération du fils se produit avec l’entrée du sperme du père dans l’utérus de la mère. Sur ce point, d’ailleurs, les falāsifa s’accordent avec les théologiens302: ce ne sont pas les qualités de la chaleur ou de la froideur, de l’humidité ou de la sécheresse du sperme qui engendrent une âme. Dans le cas de la génération d’un nouvel individu, comme dans les autres cas, conclut al-Ġazālī, rien n’interdit de penser que Dieu pourrait produire le second phénomène sans le premier: la destruction du coton sans le feu, la sensation de satiété sans le pain et la génération du fils sans le père. À cette théorie al-Ġazālī oppose celle des philosophes qui affirment que ce sont la nature de l’agent et celle du patient qui font que le premier agit et le second est affecté, lorsque les deux rentrent en contact. C’est par «sa nature» que le feu brûle au contact avec le coton et la nourriture produit la satiété dans l’organisme une fois assimilée. Il explique ainsi que même les philosophes qui admettent l’existence d’un principe divin suprême estiment que les propriétés qui déterminent l’action et la passion dans les étants contingents résident en eux. Dans la suite du passage, al-Ġazālī précise toutefois que «les plus perspicaces» parmi les philosophes ont élaboré la doctrine du Donneur des formes pour rendre compte des phénomènes sensibles, tout en tenant compte des difficultés soulevées par les théologiens. Il explique ainsi que ces philosophes admettent que les agents sensibles ne donnent pas les formes substantielles et que «les préparations et les dispositions» qui rendent le substrat apte à recevoir ces formes ne sont que des «accidents» qui se produisent au moment où (ʿinda) l’agent sensible et l’effet entrent en connexion; tandis que les formes substantielles émanent du Donneur des formes. Ces philosophes, suggère-t-il, affirment donc, comme les théologiens, que ce n’est pas le père par les qualités de la chaleur ou de l’humidité de son sperme qui engendre le fils, car le sperme ne fait que 301 M.E. Marmura, «Al-Ghazālī’s Second Causal Theory in the 17 th Discussion of his Tahāfut», dans P. Morewedge (éd.), Islamic Philosophy and Mysticism, Caravan Books, Delmar-New York 1981, p. 85–112. F. Griffel, Al-Ghazali’s Philosophical Theology, Oxford University Press, Oxford 2009, p. 147–179, et la bibliographie citée. R. Frank, Creation and the Cosmic System: Al-Ghazālī and Avicenna, Winter, Heidelberg 1992. 302 Al-Ġazaˉ liˉ, Tahāfut al-falāsifa, p. 170, 19–30.

La noblesse de l’être

643

produire les dispositions et les accidents qui rendent le substrat apte à recevoir la forme; mais contrairement aux théologiens, ils concluent que ce n’est pas directement Dieu qui crée l’âme dans la matière et la forme dans le substrat, mais que c’est le Donneur des formes qui le fait. Par cette doctrine, conclut-il, la thèse des (autres) philosophes, qui affirment que ce sont les corps sensibles qui agissent et pâtissent devient fausse303. Al-Ġazālī suggère donc que la doctrine du Donneur des formes était censée répondre à certaines difficultés mises en avant par la théologie du kalām. Pour répondre à ces difficultés, Avicenne, si c’est à lui qu’al-Ġazālī fait allusion, concédait qu’il n’y a pas de véritables causes, à savoir des causes essentielles, dans le sensible et que l’action/passion des causes sensibles se produit concomitamment à une action intelligible supérieure, véritablement efficiente. Il visait toutefois à conclure, contre un «certain» kalām et avec les «autres» falāsifa, que les agents sensibles agissent et pâtissent en vertu d’une disposition qui leur est propre et que Dieu n’est pas la seule cause véritablement efficiente du sensible. Le Donneur des formes en effet l’est aussi; il est de fait la dernière des causes efficientes qui, en émanant les formes substantielles dans les matières préalablement disposées par les agents sensibles, relient le sensible à Dieu. Ce passage du Tahāfut al-falāsifa semble donc attribuer à Avicenne une volonté de défendre certaines thèses des falāsifa, tout en faisant des concessions aux mutakallimūn. La concession viendrait du fait que «les défenseurs du Donneur des formes» admettent que les dispositions opérées par les agents sensibles n’entretiennent pas avec les formes infusées par les principes intelligibles un rapport de nécessité absolue, car ces dernières ne font qu’advenir «au moment» où (ʿinda) les agents et les patients sensibles entrent en contact, mais non pas «en vertu de» ce contact et des dispositions qui le rendent possible. Que cette reconstruction soit fidèle ou pas, c’est ce qu’on peut déduire de ce qu’écrit al-Ġazālī: d’après les philosophes défenseurs du Donneur des formes, il faut admettre I) que l’action «formelle» se produit «simultanément» à l’action des causes sensibles, à savoir la réalisation des dispositions, mais non pas en vertu d’elle; II) que ces dispositions, quoique non purement contingentes, ne relèvent pas de l’ordre de l’essentiel; III) que la seule causalité essentielle est celle intelligible qui appartienne au Donneur des formes, qui agit comme intermédiaire divin. Pour mieux saisir la complexité de la position des «défenseurs du Donneur des formes» telle qu’al-Ġazālī la présente, on peut à nouveau faire appel à la controverse qui opposait les mutakallimūn de Bagdad et ceux de Basra à propos de l’existence, dans les sensibles, de «natures» qui leur seraient propres et en vertu desquelles les corps seraient prédisposés à agir et à être affectés. Dans son Kitāb awāʾil al-maqālāt, le Šayḫ al-Mufīd explique que, d’après l’école de 303 Al-Ġaza¯li¯, Tahāfut al-falāsifa, p. 172, 18–28.

644

Averroès

Bagdad, les corps de ce monde agissent et sont affectés en vertu de «natures» qui leur sont inhérentes et qui les prédisposent à agir et à être affectés. Le feu agit parce qu’il y a en lui une nature par laquelle il est prédisposé à brûler. La nature n’est pas le véritable principe de l’action, mais ce qui prédispose l’agent à agir et le patient à être affecté304. Le texte d’al-Nīsābūrī cité plus haut305 expose cette même doctrine et précise que tant que «la nature» demeure dans la chose, pas même Dieu ne peut changer la connexion cause/effet sans que la chose qui agit ne change aussi: Dieu ne peut ni faire naître de l’orge à partir du blé, tout en laissant le blé ce qu’il est, ni faire naître un animal différent de la semence de l’homme. Dans le même texte, Al-Nīsābūrī oppose à cette thèse celle de l’école de Basra qui attribuait à Dieu le contrôle direct du cours de la nature. Dieu peut faire en sorte que de l’orge pousse à partir du blé, même si le blé demeure ce qu’il est, et Il peut faire en sorte qu’un autre animal, quel qu’il soit s’engendre de la semence de l’homme, tout en restant la semence semence de l’homme. Il faut en ce sens comprendre que, dans les deux écoles, la question n’était pas de nier à Dieu la possibilité de changer l’ordre des choses, mais de pouvoir le faire directement ou pas. D’après les Bagdadiens comme d’après les Basriens, Dieu peut changer le cours des choses, mais selon les premiers Il ne le fait qu’en changeant aussi les natures, selon les seconds Il peut le faire, en laissant ces dernières inchangées. On remarquera que, sur ce point, les Basriens se montrent particulièrement proches des ašʿarites306. On reconnaît clairement, dans cette opposition, et notamment dans la position des théologiens de Bagdad des éléments de la doctrine des philosophes «les plus perspicaces» évoqués par al-Ġazālī. Même s’il est impossible ici de préciser davantage l’influence réelle qu’une telle polémique a pu jouer sur Avicenne, on peut remarquer que dans la doctrine du Donneur des formes, comme dans celle des tenants des «natures», les dispositions en vertu desquelles les corps agissent et sont affectés ne sont pas les causes ultimes du sensible, notamment dans les générations, car il faut plutôt déférer à des causes extrinsèques le pouvoir de sauvegarder l’ordre des choses ou de le changer. Il y a une forme de causalité «propre» aux corps sensibles, mais cette causalité est secondaire, tout en étant concomitante, par rapport à celle extrinsèque307. 304 Šayḫ al-Mufi¯ d, Kitāb awāʾil al-maqālāt, p. 44. 305 Abu¯ Raši¯d al-Ni¯sa¯bu¯ri¯ , Masāʾil fī al-khilāf, p. 133 306 Voir à ce propos la remarque de McDermott, The theology of Shaykh al-Mufīd, p. 216; cf. R.M. Frank, «Notes and remarks on the ṭabāʾiʿ in the teaching of al-Māturīdī», dans P. Salmon (éd.), Mélanges d’Islamologie, Brill, Leiden 1974, p. 137–149. 307 Il n’y a malheureusement pas d’études complètes sur le rapport ambivalent qu’Avicenne a pu engager avec la théologie du kalām. Ce pan de l’histoire de la philosophie arabe reste encore une terre partiellement inconnue. Des exceptions dans cet horizon sont constituées par les quelques études consacrées à l’influence que le kalām a exercée sur la théorie avicennienne

La noblesse de l’être

645

On peut également remarquer que, dans la reconstruction d’al-Ġazālī, ce dernier semble vouloir attribuer aux philosophes «les plus perspicaces» une «dérive» basrienne. Dans le fait de leur accorder l’idée que «les préparations et les dispositions» ne sont que des accidents simultanés à la causalité émanative, il semble en effet vouloir insister sur la nature non essentielle du lien postulé par la théorie du Donneur des formes entre les agents sensibles et la cause intelligible extrinsèque308. La reconstruction qu’al-Ġazālī propose de l’argument du Donneur des formes tire, donc, autant que possible la doctrine d’Avicenne du côté de la théologie ašʿarite, en même temps qu’elle en fait ressortir le but critique. C’est de la même façon que les quatre arguments exposés dans le GC de Met. Z doivent être interprétés: I–II) ils supposent un rapprochement de la doctrine du Donneur des formes à celle ašʿarite, dans la mesure où ils impliquent une assimilation de l’ordre des dispositions sensibles à celui de l’accidentel et de l’ordre de causes intelligibles à celui de l’essentiel; 2) ils visent à prouver que la véritable causalité efficiente appartient à Dieu, mais par l’intermédiaire du Donneur des formes. Ces deux points sont clairement exprimés dans le dernier argument exposé dans le GC de Met Z9. L’argument, en effet, admettait que la chaleur fait suite à un mouvement, mais que le mouvement n’engendre pas la forme du feu. Le mouvement de deux pierres frottées l’une contre l’autre ou celui de la flèche décochée qui s’échauffe au contact de l’air qu’elle perce ne font que prédisposer la de la «chose» et de la différence entre être et essence (R. Wisnovsky, «Notes on Avicenna’s Concept of Thingness (šayʾiyya)», Arabic Sciences and Philosophy, 10, 2000, p. 181–222), ainsi que l’étude très suggestive de A. Dhanani qui signale certains traits du rapport qu’Avicenne entretient avec le kalām et suggère qu’ʿAbd al-Ǧabbār, de même qu’al-ʿĀmirī, constituaient une source, outre qu’une cible, de ses théories cosmologiques (A. Dhanani, «Rocks in the Heavens? The Encounter between ʿabd al-Ğabbār and Ibn Sīnā», dans Reisman et Al-Rahim (éds.), Before and after Avicenna, p. 127–144). 308 Même si on a insisté sur le caractère déformant de cet aspect de la reconstruction d’alĠazālī, il faut encore clarifier en amont l’impact que la lecture ašʿarite a pu avoir sur Avicenne. Comme dans la note précédente, on ne peut que regretter l’absence d’études complètes sur le rapport que ce dernier a entretenu avec le kalām ašʿarite. Pour des études pionnières, voir Frank, Creation and the Cosmic System; id., «The structure of created causality», qui insiste sur l’influence d’al-Ašʿarī sur la doctrine avicennienne de l’acte humain et de la puissance. Sur la teneur ašʿarite de la philosophie avicennienne, voir aussi Y. Michot, «A Mamluk Theologian’s Commentary on Avicenna’s Risala Adhawiyya: Being a Translation of a Part of the Dar’ al-ta’rud of Ibn Taymiyya with Introduction, Annotation, and Appendices» Part I, Journal of Islamic Studies, 14/2, 2003, p.149–203; Part II, Journal of Islamic Studies, 14/3, 2003, p. 309–363, qui pointe, à rebours d’Ibn Taymmiyya, l’influence d’al-Ašʿarī sur la lecture avicenniene du tawḥīd et de la prophétie. Sur le rapport ambivalent qu’al-Ġazālī a eu avec Avicenne, voir J. Janssens, «Al-Ghazzālī’s Tahāfut: is it really a rejection of Ibn Sīnā’s philosophy?», Journal of Islamic Studies, 12, 2001, p. 1–17; id. «Al-Gazālī, and his use of Avicennian texts» dans M. Maroth (éd.), Problems in Arabic philosophy, The Avicenna institute of Middle Eastern studies, Piliscsaba 2003, p. 37–49.

646

Averroès

matière et la préparer à recevoir la forme du feu, qui excède les dispositions produites par le mouvement. Dans ce type de cas, il est particulièrement clair que le mouvement, conçu comme cause des dispositions, est ontologiquement «autre» par rapport à la forme qui vient à être et qu’il n’est qu’un concomitant non essentiel par rapport à l’émanation de la forme. Cela, conclut toutefois l’argument, n’oblige ni à annuler toute forme de lien nécessaire entre la causalité sensible opérée par les agents en mouvement et la causalité intelligible qui appartient à l’ordre de l’essentiel, ni à conclure qu’il n’existe d’autre véritable agent que Dieu. Le mouvement n’est pas le vrai agent de la génération du feu, mais il ne faut pas croire pour autant que ce soit Dieu directement et exclusivement qui l’est. On peut lire les autres arguments du GC de Met. Z de la même façon. Ils inscrivent la doctrine avicennienne dans un projet complexe qui, en dialogue avec la théologie du kalām, se propose d’en corriger certaines conclusions. C’est cette lecture qu’Averroès en fait. Il reconnaît à Avicenne la volonté de s’opposer à la théorie du kalām et de le faire avec certains instruments aristotéliciens, dans le but de défendre une causalité divine «médiée»: Dieu est la cause ultime de tout phénomène, mais il n’en est pas la cause directe. D’une part, parce qu’entre l’ordre de la causalité intelligible et l’ordre de la causalité sensible il faut postuler un certain lien régulier, celui qui lie les dispositions sensibles aux formes intelligibles; d’autre part, parce que les intelligences célestes sont des véritables causes efficientes. De ce point de vue, Avicenne et Averroès avaient une cible commune, à savoir la doctrine qui affirmait qu’il n’existe de véritable agent que Dieu. C’est cela qui explique la violence de la polémique qu’Averroès engage contre Avicenne. Si Averroès s’attaque si durement à Avicenne, c’est qu’il se voit, au moins en partie, dans le même camp que lui, celui dans lequel se trouve aussi l’aristotélisme. L’hypothèse exégétique qui consiste à lire la critique qu’Averroès a formulée contre Avicenne à la lumière de la critique adressée par al-Ġazālī à toute philosophie péripatéticienne est confirmée par la doxographie du c.18 de Met. Λ. Après avoir identifié les deux théories opposées de la création latente et de la création absolue, Averroès y affirme que la théorie d’Avicenne, celle d’al-Fārābī assimilée à celle de Thémistius, et celle d’Aristote sont toutes intermédiaires entre les deux premières: «Ces trois opinions ont ceci de commun que leurs partisans posent en principe que α) la génération est un changement dans la substance, que β) rien ne vient de rien, c’est-à-dire que la génération postule un sujet et que γ) l’être engendré ne peut provenir que d’un être de même forme. Les partisans de la première de ces opinions estiment que l’agent est celui qui crée absolument la forme et l’établit dans la matière. Parmi eux, il en est qui, comme Avicenne, sont d’avis qu’un agent de cette sorte ne réside

La noblesse de l’être

647

nullement dans une matière: ils appellent cet agent «Donneur des formes». Il en est d’autres qui estiment qu’un agent de cette sorte se présente sous deux aspects, l’un séparé de la matière, l’autre non séparé. Non séparé, il est selon eux comme le feu qui produit le feu, ou l’homme qui engendre l’homme. Séparé, il engendre les animaux et les plantes qui ne proviennent pas d’animaux ou de grains semblables à eux: c’est la doctrine de Thémistius et peutêtre celle d’Abū Naṣr […]. La troisième position, que nous tenons d’Aristote, est la suivante: l’agent ne produit que le composé de matière et forme et ce en donnant un mouvement à la matière et en la changeant, pour que ce qui en elle est en puissance par rapport à la forme passe à l’acte»309. Avicenne est donc clairement placé dans le même camp qu’Aristote, contre les doctrines créationnistes des théologiens ašʿarites. Cela, explique Averroès, se justifie d’une part parce qu’Avicenne a nié la possibilité d’une création ex nihilo et qu’il a admis avec Aristote que la génération est un changement dans la substance impliquant la préexistence d’un sujet, d’autre part parce qu’il a admis que l’être engendré ne peut provenir que d’un être de même forme. Ce sont ces trois prémisses qu’Avicenne, Thémistius, al-Fārābī et Aristote partagent: α) la génération est un changement dans la substance, β) rien ne vient de rien, c’est-à-dire que la génération implique la préexistence d’un sujet et que γ) l’être engendré ne peut provenir que d’un être de même forme. L’ensemble de ces philosophes, donc, pose la nécessité du principe de synonymie au fondement de leur doctrine de la génération et contre la thèse d’une création ex nihilo. Toutefois, explique Averroès, la synonymie substantielle postulée par Thémistius, al-Fārābī et Avicenne n’est pas établie au plan du sensible, comme chez Aristote, mais au plan de l’intelligible entre un agent intelligible séparé et les formes substantielles dans le sensible. Les trois philosophes se sont éloignés d’Aristote dans la mesure où ils ont invoqué la nécessité d’une synonymie intelligible au fondement de la génération substantielle. C’est leur erreur commune. La seule différence, assure Averroès, est que Thémistius et al-Fārābī ont fait appel à un principe intelligible séparé pour expliquer les générations spontanées, tandis qu’Avicenne a radicalisé cette position en admettant que toute forme substantielle indifféremment procède du Donneur des formes. Ce texte nous permet ainsi de confirmer que les quatre arguments présentés dans l’excursus du GC de Met. Z9 sont tous, d’après Averroès, potentiellement en faveur d’un certain aristotélisme, dans la mesure où ils s’essaient de défendre l’existence d’un vrai agent autre que Dieu et d’exclure la création ex nihilo. Dans le GC de Met. Z9, comme dans le CM du GA et dans le Tahāfut al-Tahāfut, Averroès juge toutefois que le titre d’«aristotéliciens» ne convient pas aux

309 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1498, 9–1499, 5.

648

Averroès

défenseurs du Donneur des formes. Cette doctrine, assure-t-il, ressemble plus à celle de Platon qu’à celle professée par Aristote: «En général, ces difficultés reposent sur prémisses: A) la première, c’est que ce qui est en puissance ne passe à l’acte que par une chose de même espèce ou genre qui le fait passer ; B1) que les formes substantielles matérielles ne sont par soi ni actives ni passives, et B2) que ce sont les qualités premières qui agissent et sont affectées. Or si l’on posait ces prémisses, il s’ensuivrait que les agentes de ces formes sont des principes incorporels».310 Ici, comme dans l’excursus de Λ3, le principe de synonymie est au cœur du débat et constitue l’un des fondements véritablement aristotéliciens de la philosophie d’Avicenne, auquel il faut ajouter trois autres prémisses authentiquement aristotéliciennes qui fondent la doctrine du Donneur de formes: A) ce qui est en puissance ne passe à l’acte que par une chose de même espèce ou genre, qui le fait passer à l’acte311; B1) les formes substantielles ne sont en soi ni actives ni passives, car B2) seules les qualités «premières» et leur dérivées peuvent agir et pâtir312. Pour l’ensemble de ces raisons, Averroès ne peut considérer Avicenne et les défenseurs du Donneur des formes comme de simples adversaires; s’ils ne sont pas des «véritables» partisans de la doctrine d’Aristote, ils partagent avec lui certaines thèses véritablement aristotéliciennes. Cependant, si l’on interprète ces trois thèses comme Avicenne l’a fait, à savoir en séparant ontologiquement l’ordre du sensible de celui de l’intelligible, force est de conclure que le seul véritable agent «essentiel» des générations substantielles est un principe séparé. Si la forme dans le sensible ne pouvait aucunement se définir comme «agente», la véritable cause des générations ne serait plus un individu corporel, mais une forme séparée, c’est-à-dire l’intellect de la dixième sphère, qui s’identifie avec l’ensemble des formes séparées, dans la mesure où il les possède toutes en lui comme objet de sa pensée. Sous ce double rapport, Averroès accuse Avicenne de ne pas avoir compris la véritable doctrine d’Aristote et la nature de la génération. C’est la critique qu’Averroès réitère dans la suite du c. 31 de Z, où il confirme qu’il faut attribuer l’origine de cette erreur à Thémistius313. De façon encore plus nette que dans 310 Ibid., c. 31, p. 882, 13–17. 311 Cette prémisse correspond à la prémisse 1) du deuxième argument du GC de Met. Z9. 312 On a trouvé ses prémisses exprimées dans la prémisse ii) du premier argument du GC de Met. Z9. 313 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 882, 18, 883, 1: «Puisqu’Avicenne a accepté ces prémisses, il s’est convaincu que toutes les formes procèdent de l’Intellect agent, qu’il appelle Donneur des formes. Et on estime que Themistius ait, lui aussi, adhéré à une telle opinion […]». Dans cette doxographie, qui divise les philosophes en deux camps, celui du platonisme et celui de l’aristo-

La noblesse de l’être

649

le GC de Met. Λ, Thémistius est ici accusé d’être à l’origine d’une lecture trop platonisante du propos d’Aristote314. En ayant postulé l’existence d’un principe intelligible séparé pour expliquer l’existence de toutes les formes dans le monde sensible, Avicenne est accusé d’entériner cette erreur. Ibn Bāǧǧa ne figure plus dans le GC de la Met. parmi les cibles de la critique d’Averroès, mais on sait par le CM du GA qu’il le demeure, notamment pour son engagement en faveur du Donneur des formes. Mais quelles seraient les conséquences inacceptables de cet aristotélisme avicenno-bāǧǧien «trop platonisant» et quelle serait la raison profonde de son refus de la part d’Averroès? Si l’on essaie de faire le point sur les différentes critiques qu’Averroès adresse à Avicenne, on réalise qu’ici, comme dans les autres cas, Averroès insiste toujours sur le même point de doctrine: les accidents essentiels ou, d’un point de vue physique, les qualités sensibles et les complexions relèvent d’un ordre de réalité parallèle par rapport à celui des formes substantielles. C’est cette thèse que mettait en cause la critique de la théorie avicennienne du signe et celle de la génération animale: dans les deux cas, pour Averroès, Avicenne a trop creusé l’écart ontologique qui sépare les qualités sensibles des formes substantielles. C’est encore cette thèse, on vient de le voir, qui est placée au fondement de tous les arguments en faveur du Donneur des formes et toujours elle qui explique aussi le fait qu’Averroès taxe la thèse d’Avicenne d’être à la fois proche du platonisme et à mi-chemin entre l’aristotélisme et la doctrine du kalām. Cette séparation ontologique, pour Averroès, menace non seulement la cosmologie et la physique d’Aristote, mais aussi sa métaphysique. S’il est possible de prouver qu’une chose dans le monde est engendrée par un agent extrinsèque sans que l’ordre sensible et celui intelligible soient essentiellement liés, le monde entier pourrait être créé sans l’intermédiaire d’un corps. C’est cette thèse, conclut Averroès, qu’al-Fārābī et Avicenne sont contraints d’accepter et qu’ils partagent avec les théologiens du kalām. À la toute fin du c. 31 du GC de Z9, de façon plus radicale que dans le c. 18 de Met. Λ3, Averroès inscrit dans une lignée commune la théorie platonicienne des formes séparées, le kalām ašʿarite et les philosophies d’al-Fārābī et d’Avicenne. Il y explique que tous ces penseurs se sont vus contraints de poser l’existence d’un télisme, Alexandre est placé du côté de ce dernier, en étant considéré comme un défenseur du principe de synonymie au niveau horizontal. Ibid., p. 883, 7–9: «En ce qui concerne Alexandre, son opinion s’accorde ici avec l’opinion d’Aristote et avec ce qu’il a dit dans le XVI du Livre des Animaux: c’est là qu’on a dit, au sujet de la génération des choses à partir des semences par soi, quelque chose de semblable à ce qui a été dit ici». 314 On pourrait avancer cette différence comme un argument en faveur de l’antériorité du GC de Met. Λ par rapport à celui de Z9, dans l’idée qu’Averroès prendrait dans un second temps la mesure de l’écart qui sépare Thémistius et Aristote. Par ailleurs, cette hypothèse semble confirmée par le caractère plus synthétique de l’excursus du c. 31 de Z par rapport à celui du c. 18 de Λ.

650

Averroès

agent incorporel unique, pour pouvoir expliquer les phénomènes et éviter toute régression à l’infini dans la recherche des causes: «Et si ces gens en sont arrivés à cela, c’est qu’ils n’avaient pas compris la démonstration d’Aristote à cet endroit et qu’ils n’ont pas reconnu sa vérité. Et on ne s’étonne pas seulement d’Avicenne, mais aussi d’Abū Naṣr . Il apparaît, en effet, à son propos dans son livre Sur les deux Philosophies, qu’il soulève des doutes sur cette notion315. Et si les gens ont penché pour la doctrine de Platon, c’est parce qu’elle s’apparente de près à ce que croient les théologiens de notre religion concernant cette notion, c’est-à-dire que l’agent de toutes les choses est un et que celles-ci ne sauraient agir les unes sur les autres. Ils estiment, en effet, que si l’on admet la création des choses les unes des autres, la conséquence qui en découle, c’est que l’on procède à l’infini dans les causes. C’est pourquoi ils posent un agent incorporel»316. Si Avicenne et al-Fārābī ont admis l’existence d’une forme séparée comme principe de la génération, c’est qu’ils ont compris, comme d’ailleurs les mutakallimūn, qu’il fallait postuler l’existence d’un premier principe de la génération pour éviter la régression à l’infini dans la recherche des causes. Ils se sont tous mépris, cependant, car ils ont cru que cela les obligeait à conclure qu’aucun agent sensible n’est véritablement efficient. C’est la plus grande erreur d’Avicenne, mais aussi, s’étonne Averroès, d’al-Fārābī qui, comme on l’a vu tout le long de notre étude, a été pour lui plus un interlocuteur qu’un adversaire317. En effet, pour Averroès, dans le système d’Avicenne comme dans le système ašʿarite, la conséquence ultime est la même: qu’il s’agisse de la génération spontanée d’une mouche, de celle de l’homme ou de l’univers dans son entier, si la seule véritable cause essentielle est extrinsèque, à savoir incorporelle, rien ne garantit plus le lien qui soude l’effet à sa cause sensible. C’est à cela qu’on parvient inévitablement lorsqu’on dégage la causalité intelligible de la causalité sensible. Les conséquences «erronées» auxquelles aboutit la négation de la synonymie au niveau du sensible se répercutent nécessairement aussi au plan épistémologique. En effet, si ce n’est pas un agent sensible par sa forme qui engendre une autre substance sensible semblable, n’importe quelle espèce pourrait s’engendrer de n’importe quelle espèce, mais alors la connaissance humaine n’aurait plus aucun fondement. Cette critique est formulée à plusieurs reprises par Averroès. On l’a déjà retrouvée dans le commentaire du GA et elle est au cœur 315 Dans le c. 18 du GC de Met. Λ, Averroès fait la même remarque. Le renvoie pourrait être à: (Al-Faˉ raˉ biˉ, Philosophy of Aristotle. Falsafat Arisṭūṭālis wa-ağzāʾ falsafatihi wa-marātib ağzāʾihā wa-al-mawḍiʿ allaḏī minhū ibtadẚʾa wa-ilayhī intāhā, M. Mahdi (éd.), Dār mağallat Šiʿr, Bayrūt 1961, p. 68. Je dois cette suggestion à D. Wirmer.) 316 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 885, 17–886, 6. 317 Voir à ce propos le texte cité dans la note précédente.

La noblesse de l’être

651

aussi bien de la réponse formulée dans le Tahāfut al-tahāfut à la dix-septième question d’al-Ġazālī318, que des digressions du GC de Met. Z9 et Λ3. Ôter toute forme d’efficience substantielle aux agents sensibles pour l’octroyer à la seule cause intelligible dont toutes les formes substantielles émanent, c’est priver la connaissance humaine de son véritable fondement: c’est, d’après Averroès, la conséquence la plus désastreuse de la doctrine de tous ceux qui admettent qu’un agent incorporel peut agir sur le sensible sans l’intermédiaire d’un corps. Dans tous les textes analysés, Averroès conclut que les défenseurs du Donneur des formes sont, malgré eux, conduits inévitablement à ces deux conclusions: l’impossibilité d’échapper au créationnisme ašʿarite et, par cela même, l’incapacité d’expliquer la réalité sensible. On ne peut scinder l’ordre de la causalité sensible de celui de la causalité intelligible, sans devoir en tirer les mêmes conséquences ontologiques et épistémologiques que la doctrine ašʿarite. C’est donc pour des raisons ontologiques et épistémologiques qu’Averroès accuse constamment Avicenne de se trouver toujours à mi-chemin entre la philosophie péripatéticienne et le kalām. Mais comment juger, peut-on encore se demander, de la pertinence de cette critique qu’Averroès adresse à Avicenne? Faut-il la considérer comme illégitime? Comme on l’a suggéré dans le chapitre précédent, il serait simpliste de le faire. Dans sa critique à la doctrine du Donneur des formes, comme dans celles de la théorie du signe et de la doctrine de la génération spontanée de l’homme, il faut plutôt conclure qu’Averroès ne fait que porter les thèses d’Avicenne à ses extrêmes conséquences et qu’il le fait sous l’influence de ses prédécesseurs et dans un contexte polémique précis. Les textes analysés jusqu’à présent montrent en effet que «l’extrémisme» d’Averroès s’inscrit d’une part dans le cadre polémique déjà tracé par al-Ġazālī, d’autre part dans la relecture qu’Ibn Bāǧǧa avait proposée des doctrines d’Avicenne. Comme al-Ġazālī, mais aussi comme Ibn Bāǧǧa l’avait fait, Averroès identifie le Donneur des formes d’Avicenne à l’Intellect séparé de la dixième sphère céleste, à savoir l’Intellect Agent. Mais l’influence de ces derniers va au-delà de ce point de doctrine, car c’est chez eux qu’Averroès trouve confirmation de la thèse ontologique sur laquelle il bâtit toute sa critique contre Avicenne. D’une part, comme le Tahāfut al-falāsifa l’a montré, il trouve chez al-Ġazālī l’idée que la doctrine d’Avicenne implique que l’action des agents sensibles ne relève pas de l’ordre de «essentiel» et que seul le lien entre le Donneur des formes et les formes substantielles y appartient. D’autre part, il repère chez Ibn Bāǧǧa une 318 C’est sur ces conséquences épistémologiques et ontologiques de la doctrine du Donneur des formes qu’insiste aussi la réponse à la dix-septième question du Tahāfut al-tahāfut. Si dans cette réponse le risque d’une dérive créationniste est moins visible, la critique d’Averroès consiste toujours à accuser Avicenne et les défenseurs du Donneur des formes d’avoir ébranlé les fondements de la nature sensible et de la connaissance humaine.

652

Averroès

confirmation de cette thèse, dans la mesure où il lui attribue l’idée que les agents sensibles donnent les formes des complexions, alors que l’Intellect Agent donne l’âme. C’est en effet à cette lecture ġazalo-bāǧǧienne de la théorie d’Avicenne qu’Averroès reprend le point doctrinal qui fonde le cœur de sa critique, lorsqu’il accuse Avicenne d’avoir trop séparé l’ordre de la causalité sensible de celui de la causalité intelligible. Al-Ġazālī et Ibn Bāǧǧa sont également à l’origine de la relecture d’après laquelle la doctrine du Donneur des formes implique une assimilation du plan de la causalité sensible à celui de l’accidentel et de celui de la causalité intelligible à celui de l’essence. Ils sont donc également responsables de la façon dont Averroès lit Avicenne. Le fond de la critique d’Averroès, toutefois, touche à un vrai point de la doctrine avicennienne que la reconstruction ġazalienne ne fait qu’exaspérer. Car, pour Averroès, le simple fait de séparer ontologiquement l’ordre du sensible de celui de l’intelligible suffit à conclure qu’il n’y a plus de véritable nécessité dans le lien qui unit l’un à l’autre. Peu importe, comme on l’a vu dans le cas de la génération spontanée de l’homme, que le lien entre les dispositions sensibles, les complexions et les formes substantielles ne soit altéré qu’exceptionnellement et que les agents sensibles soient à l’origine de ces dispositions, la conclusion demeure pour Averroès la même: le lien entre les dispositions et les formes, entre les agents sensibles et les agents intelligibles n’est plus un lien absolument nécessaire, à savoir véritablement essentiel. C’est en défendant cette séparation, conclut Averroès, qu’Avicenne a exposé sa doctrine aux attaques d’al-Ġazālī, en mettant en danger tout aristotélisme. Qu’on accepte ou pas la légitimité de la critique d’Averroès, on tient là la vraie raison de sa polémique: Avicenne ne constitue pas la cible ultime de la critique d’Averroès. Il n’est pas le pôle négatif de la philosophie d’Averroès. Si Averroès s’attaque si violemment à Avicenne, faut-il encore le répéter, c’est que sa doctrine, portée à ses extrêmes conséquences, conduit nécessairement aux mêmes conclusions que la théologie ašʿarite. Pour toutes ces raisons, il faut donc conclure que la critique qu’Averroès adresse à Avicenne ne peut se comprendre que lorsqu’on la considère en dialogue avec l’ontologie ašʿarite. Elle ne peut se comprendre que lorsqu’on considère la doctrine d’Avicenne comme une réponse et une façon de dépasser dialectiquement un kalām très proche de l’ašʿarisme. Une réponse qui, d’après le «second» Averroès, est non seulement faible, comme al-Ġazālī l’a montré, mais aussi fausse d’un point de vue aristotélicien, précisément dans la mesure où elle se rapproche trop de la thèse qu’elle veut dépasser. En effet, en séparant ontologiquement le plan de la causalité intelligible de celui de la causalité sensible, Avicenne, d’après Averroès, supprime inévitablement les fondements de la connaissance humaine qui procède, par nature, de l’ordre du sensible à l’ordre de l’intelligible en vertu du lien causal nécessaire qui les relie l’un à l’autre. C’est la

La noblesse de l’être

653

véritable et la plus profonde raison de la polémique qu’Averroès engage contre Avicenne. C’est alors pour éviter cette double conclusion ontologique et épistémologique et dans le but ultime de défendre un aristotélisme rénové qu’Averroès s’efforce de résoudre autrement les difficultés liées à la génération spontanée: la forme dans le sensible agit véritablement sur le corps, parce que les puissances agentes et les qualités sensibles par l’intermédiaire desquelles elle agit sont essentiellement liées à elle. La solution d’Averroès est donc celle qu’on a repérée tout le long de notre étude: il ne suffit pas d’affirmer que les qualités sensibles et les complexions se produisent concomitamment à la forme substantielle, il faut admettre qu’elles y sont essentiellement liées. La solution d’Averroès: Causalité instrumentale, action cosmique et synonymie divine Averroès expose sa propre solution des difficultés soulevées par les générations spontanées dans le long passage (p. 883, 15–885, 16) qui suit la présentation des quatre arguments qu’on vient d’analyser. Le Commentateur se concentre sur les difficultés liées à la génération des substances vivantes; il traite d’abord des générations ordinaires, ensuite des générations spontanées. Il est en effet obligé de revenir sur les générations par semence, étant donné que les arguments avicenno-bāǧǧiens remettent en cause le principe de synonymie au plan du sensible non seulement dans le cas des générations spontanées, mais aussi dans celui des générations par semence. La solution d’Averroès consistera précisément à établir un paradigme explicatif commun aux deux types de génération. On montrera alors qu’il s’agit du même paradigme qu’on a reconstruit dans le chapitre précédent, consacré aux commentaires du DGC et du GA. Quant aux générations par reproduction, Averroès déclare que les «formes matérielles», c’est-à-dire les substances individuelles, sont engendrées par la semence du géniteur en vertu de la forme dont le générateur la pourvoit. C’est le sperme du géniteur qui contient la puissance d’informer la matière qui est en puissance vivante: «Nous disons que si l’on réfléchit bien sur la démonstration d’Aristote dans ce lieu à propos du fait que ce sont les formes matérielles qui engendrent les formes matérielles, il apparaît clairement que ce sont les semences des choses qui donnent les formes des choses engendrées par les semences, en vertu (bi) des formes que leur donne celui qui les répand et qui les engendre»319.

319 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 883, 15–18.

654

Averroès

Comme dans le commentaire du GA, Averroès explique ici que c’est la semence qui engendre en vertu de la forme qu’elle reçoit du géniteur. Ce n’est pas un agent séparé qui installe la forme de l’engendré dans une matière préalablement préparée, mais un agent corporel qui par l’intermédiaire de la semence permet l’émergence de la forme dans la matière qui la possède en puissance. Cette «information», dit Averroès, se produit en vertu de la forme dont le géniteur pourvoit la semence. Cette forme, faut-il inférer, n’est rien d’autre que la «puissance génératrice» (al-quwwa al-mukawwina) qui est véhiculée par la semence et dont on a décelé l’origine chez Galien. Cette puissance, comme on l’a suggéré, est en effet le premier embryon de celle qui sera la forme substantielle de l’individu engendré. Avant de préciser cette explication, Averroès fournit dans la suite du passage sa solution concernant les générations spontanées. Il affirme d’emblée que celles-ci ont lieu en vertu d’un principe analogue et selon un schéma identique à celui des générations naturelles ordinaires. C’est là le pivot de la démonstration d’Averroès: lorsqu’une substance s’engendre d’une matière putride, ce n’est pas un agent séparé qui crée la forme en acte dans la matière, ce sont les sphères célestes qui constituent ce qui est analogue à la semence et communiquent à la matière, par le biais de ce corps, la même puissance génératrice qui se trouve dans la semence: «En ce qui concerne les choses qui s’engendrent d’elles-mêmes, ce sont, en revanche, les corps célestes qui leur confèrent ce qui prend la place des semences et de la puissance qui aux semences dans les choses qui s’engendrent des semences»320. Ce que les corps célestes confèrent n’est donc pas une âme en acte, c’est une âme en puissance ou plus précisément une puissance, une force, qui pour pouvoir agir a besoin d’une matière et des qualités actives et passives comme celles qui sont propres à la semence dans le cas des vivants qui se reproduisent. Là est donc la différence capitale avec le système conçu par Avicenne: il n’y a pas deux ordres de causalité parallèles, celui du corps qui engendre les qualités affectives et celui de l’intelligible qui engendre les formes substantielles; le monde est le produit d’une causalité perpendiculaire qui soude la terre au ciel. Le produit de cette causalité ne se réalise qu’en vertu des formes substantielles, mais par l’intermédiaire nécessaire d’un corps doué de qualités sensibles. Certes, tout procède des cieux, et en dernier ressort de Dieu, mais les corps célestes par leur intellect ne créent ni ne déposent des formes et des âmes en acte dans la matière; ils donnent ce qui tient lieu de semence et de puissance génératrice. C’est donc la puissance génératrice, à strictement parler, qui garantit dans tous les cas la synonymie. 320 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 883, 18–884, 2.

La noblesse de l’être

655

Comme on l’avait signalé précédemment, cette explication laisse toutefois un certain nombre de questions ouvertes. Car Averroès n’explique ici ni comment la puissance formatrice procède des cieux, ni si les sphères célestes jouent le même rôle dans les générations par semence comme dans les générations spontanées. Il le fait dans la suite de notre commentaire à Z, ainsi que dans le commentaire à Λ, comme il l’avait fait dans la version modifiée du commentaire du GA. En proposant une explication autant que possible commune aux générations par et sans semence, Averroès affirme que toutes les générations se produisent en vertu des puissances formatrices et que dans toutes les générations, y compris celles par semence, les sphères célestes jouent un rôle essentiel. En affirmant que «toutes» ces puissances partagent le même ensemble de propriétés, Averroès va établir une analogie à trois termes entre les générations par semence, les productions artificielles et les générations spontanées. C’est cette analogie qui le conduira à conclure que l’action qu’exercent les corps célestes sur le sensible n’est pas purement mécanique ni purement accidentelle; car elle est, à l’instar de toute production artificielle, commandée par une véritable causalité formelle et finale. Dans la suite immédiate du GC de Met. Z9, Averroès explique que «toutes» les puissances génératrices, que Galien et les médecins appellent formatrices (al-quwwa al-muṣawwira), partagent un ensemble de caractéristiques qui permettent de formuler une explication commune aux générations par semence et aux générations dites spontanées. Tout en réfutant l’hypothèse d’une identification entre la puissance formatrice et le Créateur, Averroès accorde à Galien le mérite d’avoir compris que cette puissance a quelque chose de divin: «[…] toutes ces puissances sont des puissances naturelles divines qui engendrent ce qui leur est semblable, de la même façon que celle dont les arts produisent leurs produits. C’est pourquoi Aristote affirme, dans le Livre des Animaux, que ces puissances ressemblent à l’intellect, c’est-à-dire qu’elles agissent comme l’intellect. En effet, ces puissances ressemblent à l’intellect en ce qu’elles n’agissent pas au moyen d’un organe corporel. C’est en ce sens que ces puissances génératrices, que les médecins appellent informatrices, se différencient des puissances naturelles qui se trouvent dans les corps des animaux. Celles-ci, en effet, opèrent de la même façon que l’intellect pratique, sauf qu’elles agissent au moyen d’un instrument défini et de membres propres. Quant à la puissance formatrice, elle n’opère pas au moyen d’un organe propre. C’est pourquoi Galien soulève un doute à ce propos et il affirme: “Je ne sais pas si cette puissance, c’est le Créateur ou non”. Mais en général, n’opère qu’au moyen de la chaleur qui est dans la semence, et non pas dans la mesure où une forme se trouve en celle-ci, comme l’âme dans la chaleur naturelle, mais en tant qu’elle y est enfermée à la façon dont l’âme est enfermée dans les corps célestes. C’est pour cela

656

Averroès

qu’Aristote attache beaucoup d’importance à cette puissance et la met en relation aux principes divins et non pas aux principes naturels. Quant au fait que cette puissance s’intellige elle-même en plus d’être séparée, ce n’est pas correct»321. Il n’est pas besoin de postuler l’existence de formes séparées et d’un Donneur de formes pour expliquer la génération, car ce sont les puissances formatrices qui le font. Ces puissances, en effet, possèdent toutes un certain nombre de caractéristiques qui en font des principes d’un type particulier, à savoir des principes qui ne se trouvent pas dans le corps chaud comme dans un organe ou dans un substrat, mais qui agissent nécessairement par le biais de celui-ci. Averroès explique que ces puissances, qu’il appelle naturelles divines 1) engendrent ce qui leur est semblable à la façon dont les arts produisent leurs produits; 2) qu’elles n’agissent pas au moyen d’un organe corporel et que pour cette raison a) elles ressemblent à l’intellect et b) elles diffèrent des autres puissances naturelles, qui se trouvent dans les corps des animaux et qui agissent au moyen d’un instrument défini et de membres particuliers; 3) qu’elles opèrent au moyen de la chaleur qui est dans la semence; 4) qu’elles ne se trouvent pas dans ce corps chaud comme en en étant la forme (comme l’âme dans la chaleur naturelle), mais comme l’âme céleste est enfermée dans le corps éthéré; 5) qu’elles ne sont pas des puissances intellectives séparées. Le paradigme explicatif que ce texte permet d’établir est donc le même que celui formulé dans le commentaire du GA: c’est toujours par la qualité de la chaleur, produite par une substance sensible en vertu de sa forme substantielle, mais véhiculée par un corps dont elle n’est pas la forme, i.e. le pneuma, que la puissance formatrice fait en sorte que viennent à être des nouvelles formes qui étaient en puissance dans la matière. Ce paradigme, comme on l’a suggéré, implique l’existence d’une cause instrumentale en plus du couple substrat/forme, à savoir la semence ou le corps analogue doué de la qualité active de la chaleur et de la puissance formatrice. C’est en utilisant ce paradigme qu’Averroès prouve ici que dans les générations spontanées, comme dans les générations par semence, la synonymie entre la cause et le produit de la génération est respectée sans faire appel à un principe séparé. C’est en mettant en place ce paradigme, qu’on peut appeler de la «causalité instrumentale», qu’Averroès sauve la validité du principe de synonymie. Dans les générations par et sans semence, en effet, la puissance formatrice est transférée par un corps qui n’est pas son substrat substantiel, à savoir la semence ou un corps analogue dans le cas des générations spontanées. La puissance n’est pas la forme de la semence ou du corps chaud qui la délivre, mais elle peut s’en servir comme d’un instrument. C’est pour cette raison, nous dit Averroès, que 321 Ibid., p. 884, 2–15.

La noblesse de l’être

657

la puissance formatrice se distingue des autres puissances de l’âme qui agissent par un organe propre et qui, elles, se trouvent dans la chaleur comme dans leur substrat. Toutes les puissances trouvent dans leurs substrats un instrument, un organe, mais pas toutes les puissances n’ont leur instrument comme substrat. La puissance formatrice, en effet, n’est pas dans la chaleur ou dans le corps pneumatique comme dans son substrat. C’est cela qui explique le fait qu’on puisse comparer le rapport qu’elle entretient avec ce corps à celui qu’entretient l’âme céleste avec le corps éthéré. Cette puissance en effet n’est pas la forme substantielle du corps qu’elle meut. Contre les défenseurs du Donneur des formes et notamment contre Ibn Bāǧǧa, Averroès assure que cela interdit d’identifier la puissance formatrice à une forme séparée, précisément parce qu’elle se sert de la chaleur déterminée par la cause agente comme d’un véhicule et d’un instrument nécessaire dont elle ne peut se séparer. La chaleur pneumatique, y compris celle qui procède des cieux, n’est donc pas le substrat de la puissance formatrice, mais son instrument inséparable. C’est cette notion de cause instrumentale qui permet l’analogie de deux types de générations entre elles et avec la production artificielle. La chaleur qui procède des cieux, comme toute chaleur pneumatique, a le même rôle que la chaleur dont l’artisan se sert lorsqu’il produit, à savoir celui d’instrument. Quant à la puissance formatrice qui opère par cette chaleur, elle joue le même rôle que l’art de l’artisan: elle est à la fois forme dans l’agent et dans le produit, mais elle agit par un instrument dont elle n’est pas la forme. De même que le marteau et le feu du forgeron ne possèdent pas la forme de l’épée en acte, mais qu’ils la véhiculent guidés par l’art de l’artisan, du géniteur la semence ou le corps chaud qui lui est produit par le mouvement des cieux analogue transfèrent la puissance formatrice, sans que cette dernière soit pour eux une forme substantielle. C’est en vertu de cette même analogie qu’en ce qui concerne l’agent, on peut conclure que de même que i) l’artisan en acte possède dans son intellect la forme de l’artefact qu'il produit à l'aide de son outil, ii) le père possède en acte la même forme que qu'il engendre par sa semence le fils et iii) la sphère possède dans son intellect la forme de l’espèce animale ou végétale qu’elle engendre ou contribue à par le biais de la chaleur qu'elle produit engendrer. C’est donc en vertu de l’analogie à trois termes entre les générations par semence, les générations spontanées et les productions artificielles, qu’Averroès s’estime à même de prouver que l’action des cieux n’est pas purement mécanique, mais véritablement formelle et finale, sans jamais être purement intelligible. La chaleur pneumatique, qu’elle soit animale ou cosmique, joue le rôle de pivot, car dans les générations spontanées, comme dans les générations par semence, le fait qu’elle soit un simple instrument permet de conclure que l’émergence de la forme substantielle se fait nécessairement en vertu d’un transfert de qualités sensibles, mais pas forcément par un agent strictement synonyme. Il ne faut donc postuler ni une synonymie substantielle stricte, ni une communauté

658

Averroès

de matière entre les cieux et le sensible. C’est cela qui explique que les corps célestes ne sont pas affectés, à savoir chauffés, alors même qu’ils agissent par la chaleur. En effet, le fait que la chaleur céleste ne soit qu’un instrument pour l’intellect des corps supralunaires explique, comme on l’a dit, le fait qu’il ne se produise pas, entre ces corps et les corps sublunaires de vrai contact et donc d’action/passion. La doctrine d’Averroès est en ce sens un maillon essentiel dans l’histoire de la notion de «contact virtuel» discutée dans le moyen-âge latin322. C’est donc par l’introduction d’une cause instrumentale, le corps chaud qui véhicule par sa chaleur la puissance formatrice, et d’une synonymie qu’on pourrait par conséquent appeler «instrumentale», qu’Averroès veut parer les difficultés des défenseurs du Donneur des formes, en même temps qu’en réfuter les arguments. Cette même thèse, ainsi que l’idée que l’action non purement mécanique des sphères célestes interviennent dans toute type de génération, est confirmée aussi bien dans le Tahāfut al-Tahāfut que dans le GC de Met. Λ, plus clairement que dans le CM du GA. Dans le Tahāfut al-Tahāfut323, lorsqu’Averroès explique le type de rapport que lie l’âme et le corps dans le but d’en déterminer la nature corruptible, il affirme que l’action divine se déploie dans le monde sublunaire exclusivement par l’intermédiaire des corps célestes et, plus précisément, de la chaleur céleste qui en procède (ḥarāra samāwiyya). Aucun philosophe, affirme-t-il, ne s’oppose à la thèse soutenant que cette chaleur qui véhicule la puissance génératrice des animaux et des plantes se trouve dans les éléments. Certains, poursuit-il, appellent cette puissance «naturelle céleste» (ṭabīʿa samāwiyya), tandis que Galien l’appelle «formatrice» (al-muṣawwira) et parfois «créateur» (ḫāliq). Comme dans le GC de Met. Z9 Averroès explique donc que les cieux interviennent dans la génération, mais il affirme encore plus explicitement que leur action ne se limite pas aux seules générations spontanées. Il assure, en effet, que les puissances génératrices de tous les animaux et de toutes les plantes procèdent des corps célestes par l’intermédiaire de la chaleur céleste. Comme dans le GC de Met. Z, les corps célestes ont un rôle, pour ainsi dire, informateur, mais ils ne créent pas l’âme en acte, ils communiquent une puissance formatrice, capable de faire passer la matière de la puissance à l’acte, par 322 Pour une synthèse du débat concernant cette notion dans le Moyen-Âge latin, qui ne relève toutefois pas l’importance d’Averroès, voir N. Weill-Parot, «Pouvoirs lointains de l’âme et des corps: l’action à distance entre philosophie et magie, entre Moyen Âge et Renaissance», Lo Sguardo. Rivista Elettronica di Filosofia, 10 (2012), p. 85–98. En aval, la doctrine d’Averroès doit se voir dans la continuité du débat grec sur cette question et sur la réponse élaborée par Alexandre d’Aphrodise. Sur le débat grec, voir V. Cordonier, «De la transmission à la sympathie: Plotin et la désaffection du milieu perceptif (Enn. IV, 5 [29])», dans M. Narcy (éd.), Néoplatonisme, Philosophie Antique 9, Presses Universitaires du Septentrion, Paris-Lille 2009, p. 35–69. 323 Averroès, Tahāfut al-Tahāfut, p. 577–578.

La noblesse de l’être

659

l’intermédiaire de cette chaleur pneumatique. En ce qui concerne les espèces qui se reproduisent, explique Averroès, la chaleur céleste se mélange avec la chaleur de la semence du géniteur, de sorte qu’elles forment ensemble le seul véhicule capable d’accueillir la puissance formatrice propre à l’espèce en question. Ce n’est que le corps spermatique, produit de l’union de ces deux chaleurs, qui peut véhiculer la puissance génératrice. La même affirmation se trouve dans la suite de l’excursus du c. 18 de Met. Λ324, où Averroès explique que l’action de la semence dans toutes les générations tient à l’entremêlement de la chaleur qui lui est propre et de la chaleur céleste. Ainsi, les puissances qui sont dans les semences, qu’Averroès appelle à nouveau divines, recèlent une puissance capable de donner la vie. Les semences qui possèdent ces puissances n’agissent qu’en vertu de la chaleur qui est en elles, une chaleur différente de la chaleur en tant que telle, laquelle ne produit qu’un réchauffement, un dessèchement ou un durcissement, mais non pas une forme animée. C’est pourquoi, affirme Averroès en renvoyant au Livre des Animaux, Aristote soutient que cette chaleur n’est pas le feu et qu’elle n’est pas composée de feu; car ce que fait le feu, c’est corrompre les animaux, non pas les engendrer, alors que cette chaleur les engendre. Cette chaleur en effet possède une forme, mais cette forme n’est pas une âme en acte, elle est une âme en puissance; c’est pourquoi elle est appelée «chaleur psychique» (ḥarāra nafsiyya). Elle n’est donc pas produite par le seul individu qui porte la semence, elle est le produit de la chaleur psychique dans la semence et de la chaleur céleste procédant des étoiles: «Et cette chaleur, douée de la forme et diffuse dans les semences, est engendrée par le porteur de semences et par le Soleil. C’est pour cette raison qu’Aristote déclare que l’homme est engendré par un homme semblable à lui et par le Soleil. Et cette chaleur, sur la terre et dans l’eau, est engendrée par la chaleur du Soleil mêlée à celle des autres étoiles. C’est pourquoi le Soleil et les autres étoiles sont le principe de la vie pour chaque être vivant dans la nature. […] Et si n’attribue cette action qu’au Soleil, c’est parce que, de tous les astres, il est celui dont l’action est la plus manifeste en cela. Par conséquent, les chaleurs nées des chaleurs des étoiles engendrent chacune des espèces d’animaux (car elles sont en puissance telle espèce particulière d’animaux), la détermination (taqdīr) qui existe dans chacune des chaleurs particulières résultant des quantités des mouvements des étoiles et de leurs situations relatives dans la proximité et l’éloignement»325.

324 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1500, 14 et sq. 325 Ibid., p. 1501, 16–1502, 12.

660

Averroès

Averroès explique de façon claire que «la chaleur psychique», dans le cas des semences, procède au moins en partie du soleil et des autres corps célestes. Et s’il faut admettre, comme Averroès vient de l’expliquer, qu’à une chaleur vitale s’associe toujours une puissance formatrice, il faut aussi conclure que l’action des cieux n’est pas purement mécanique, elle est aussi, en ce sens particulier, formelle326. En effet, la chaleur céleste contribue avec la chaleur de la semence à constituer le véhicule dont la puissance formatrice a besoin pour «éduire» la forme de la matière qui la possède en puissance. Comme Averroès l’a expliqué, cette chaleur doit être déterminée pour pouvoir engendrer. Dans le cas de la chaleur qui procède des cieux, nous dit-il dans ce passage, cette «détermination» (taqdīr) est le résultat des mouvements de ces derniers et de leur position vis-à-vis du monde sublunaire. Cette thèse, alors, nous explique également pour quelle raison, même si on compare la semence ou le corps chaud qui lui est analogue à un instrument, on ne peut ni conclure que le même instrument, à savoir la même semence ou le même corps chaud, pourrait a priori et exceptionnellement engendrer plus d’une espèce ni que la même espèce puisse s’engendrer avec ou sans semence. Pour reprendre la terminologie utilisée dans le chapitre précédent, on doit conclure qu’à une seule chaleur vitale ne correspond qu’une seule puissance formatrice et donc une seule espèce: chaque chaleur vitale, en tant que déterminée, détermine l’espèce qui s’en engendre. Une espèce ne pourra jamais s’engendrer d’autre chose que de la semence douée de la chaleur déterminée propre et de la puissance formatrice qui lui correspond: jamais un homme ne pourra s’engendrer d’autre chose que de la semence de son père. De ce point de vue, alors, les cieux doivent être considérés comme une véritable cause agente de la génération des espèces, même si, en tant qu’ils sont des causes éloignées, ils ne sont pas la seule. Si en effet, comme on l’a vu dans le GC de la Phys., il faut admettre que toute détermination est le fruit d’une action formelle et finale et non pas d’une pure action mécanique, les cieux sont des véritables agents. C’est en ce sens qu’il faut considérer cette détermination comme le signe d’une véritable providence cosmique, que vient corroborer la connotation religieuse et «providentialiste» du terme taqdīr utilisé dans ce contexte327.

326 Je me rallie en ce sens à la lecture proposée par G. Freudenthal, voir p. 471, n. 83. Toutefois, plus que ce dernier ne le fait, comme je vais l’expliquer, il faut considérer les corps célestes et leurs intellects comme des agents qui ne font que «collaborer» avec la nature sublunaire. On verra en ce sens que la forme substantielle n’est pas en partie donnée par les cieux et en partie par les agents sensibles, mais intégralement par ces derniers «avec la collaboration» des premiers. 327 Voir notamment Cor. 54, 49; 25, 2; 80, 19. Sur le débat théologique concernant le taqdīr divin, voir Gimaret, Théories de l’acte humain.

La noblesse de l’être

661

Dans ce cadre aussi, l’analogie avec l’art joue un rôle fondamental: «[…] Or, cette détermination (taqdīr) dérive de l’art divin de l’intellect comparable à la forme unique de l’art unique et primordial auquel tous les autres sont subordonnés. D’après quoi il faut comprendre que, si la nature organise parfaitement, mais inconsciemment, c’est qu’elle est inspirée par des puissances agentes, plus nobles qu’elles, et qu’on appelle Intelligence. Or, ces proportions et ces puissances, nées dans les éléments par l’action des mouvements du soleil et des autres étoiles, sont ce que Platon croyait être les Idées. C’est vers elles que tendait sa spéculation, mais il les étudiait comme une chose lointaine. De là sa théorie des Idées»328. Telle est donc la solution proposée par Averroès. Dans les générations par semence, il faut admettre que le sperme, par sa chaleur vitale, et plus précisément sa partie pneumatique, produit de l’entremêlement de la chaleur céleste et de celle de la semence, n’est pas un corps qui possède une âme en acte, elle est le véhicule de l’âme en puissance, c’est-à-dire de la puissance formatrice, laquelle se rapporte à lui non pas comme à son substrat, mais comme à son instrument. Dans le cas de ce type de générations, cette puissance procède aussi bien des sphères célestes que de l’agent prochain corporel car la chaleur qui la délivre est le résultat des deux chaleurs: l’homme est engendré par un homme semblable à lui et par le soleil, mais non pas par le soleil seulement, ni par son Intellect. Dans le cas des générations spontanées, en revanche, elle ne procède que des corps célestes, mais toujours par le biais d’un corps chaud analogue à la semence qui contient la puissance formatrice. Dans les deux types de générations, le corps chaud et la chaleur qui le caractérise sont propres, à savoir appropriés, à la substance engendrée. C’est en ce sens que cette chaleur peut être considérée comme un véritable concomitant de la substance et qu’elle n’est ni une forme substantielle ni un simple accident. Les puissances formatrices, qu’elles se trouvent dans les semences ou dans les corps chauds analogues aux semences, agissent toujours au moyen de ces qualités actives sensibles propres, de façon à faire passer à l’acte la forme qui est en puissance dans la matière. Pour le dire avec la terminologie qu’on a utilisée précédemment, les puissances formatrices par le biais du corps chaud qui leur sert d’instrument sont à même de produire l’altération substantielle qui conduit à l’émergence de la forme. Ces puissances ne sont donc pas séparées, car bien qu’elles n’aient pas d’organe propre, à savoir un organe dont elles seraient la forme, elles agissent nécessairement en vertu de leur chaleur propre qui les véhicule et dont elles se servent comme d’un instrument. C’est seulement en associant la notion de cause instru328 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1502, 12–1503, 5. Cf. c. 37, p. 1607, 3; 1712, 9–11.

662

Averroès

mentale au couple substrat/forme et en considérant la chaleur psychique comme l’instrument et le concomitant essentiel de la puissance génératrice, qu’Averroès peut en même temps sauvegarder l’unité de la substance et «la causalité perpendiculaire» qui lie le ciel à la terre. Même dans le cas des générations spontanées où seuls les cieux interviennent, la génération n’est pas réalisée par une forme séparée, car les cieux agissent par l’intermédiaire d’un corps chaud analogue à la semence qui délivre la puissance formatrice. Cette chaleur aussi, comme on l’a vu, est propre à chaque espèce animale et végétale concernée. On peut à présent prendre mieux la mesure du propos d’Averroès et de la polémique qu’il engage avec Avicenne: la réplique d’Averroès au «formalisme» d’Avicenne consiste à affirmer que les qualités actives, certes, ne sont pas des formes substantielles, mais que précisément, en tant que concomitants essentiels de la substance, elles agissent guidées par la forme substantielle dont elles sont l’instrument. Par conséquent, la forme dans le sensible est «agente», car elle peut agir par ses concomitants essentiels: les qualités affectives. Si la chaleur vitale peut produire l’altération substantielle qui conduit à l’émergence de la forme qui se trouve en puissance dans la matière, ce n’est donc que parce qu’elle est l’instrument de la puissance formatrice de l’agent/père ou, dans le cas des espèces qui ne se reproduisent pas, des seules sphères célestes. La forme du père peut agir, car elle est liée essentiellement à sa chaleur qu’elle utilise comme véhicule et instrument de sa propre puissance formatrice. Dans toutes les générations, la synonymie est donc garantie par l’existence de la cause instrumentale, car même si le produit de la cause instrumentale n’est pas semblable à cette cause instrumentale elle-même, elle l’est par rapport à l’agent principal qui guide cette dernière. Comme Averroès le répète à plusieurs reprises: «il n’est pas indispensable que l’agent soit un synonyme identique en tout»329. C’est ainsi que le principe de synonymie est vérifié dans tout type de génération, sans mobiliser des formes séparées. Ce qui engendre, dès lors, c’est ce qui meut la matière, afin qu’elle reçoive la forme, c’est-à-dire ce qui la fait passer de la puissance à l’acte. Or, ce qui meut la matière, conclut Averroès à la fin de l’excursus du GC de Met. Z9, c’est nécessairement un corps doué d’une qualité active ou bien la puissance d’une substance qui opère au moyen d’un corps doué d’une qualité active: «La démonstration sur laquelle Aristote s’appuie ici, c’est que les formes ne viennent pas à l’être en soi, car, si tel était le cas, la génération aurait lieu sans la matière de ce qui est pourvu de matière. Or s’il en va ainsi, ce qui vient à l’être, c’est ce qui est doué d’une forme. Et ce qui engendre, dès lors, c’est ce qui meut la matière, de sorte qu’elle reçoive la forme, c’est-à-dire ce qui la fait passer de la puissance à l’acte. Mais ce qui meut la matière, c’est 329 Ibid., p. 1500, 8–9; 14–16.

La noblesse de l’être

663

nécessairement un corps doué d’une qualité active ou bien la puissance d’une substance qui opère au moyen d’un corps doué d’une qualité active»330. C’est l’agent principal qui agit, mais toujours par le biais de la semence ou de ce qui lui est analogue et en vertu de la puissance formatrice que sa qualité active véhicule. Dans les générations par semence, c’est donc le géniteur qui fait passer à l’acte la matière, en vertu de sa forme qui se manifeste comme étant une puissance dans sa semence. C’est le géniteur qui engendre le sujet de la forme et la forme elle-même, même si l’instrument par lequel il opère est le produit de la coopération astrale. En reprenant l’exemple des arts qui parachèvent la nature, examiné par Averroès dans les cc. 29–30 du GC de Z9331, on peut ainsi affirmer que l’art divin des astres ne fait que parachever l’œuvre des agents sublunaires. On comprend donc à la lumière de son implication cosmo-théologique l’importance qu’Averroès avait accordée dans son commentaire à ce type particulier d’art. Comme Averroès l’avait instamment affirmé, dans ce type d’arts, à la différence des arts comme celui de bâtir, l’artisan n’impose pas à la matière une forme qui n’y était pas en puissance. L’agriculteur, le médecin, le polisseur de chrome ne font qu’aider la nature à faire émerger la forme qui était déjà dans la matière. Même s’ils possèdent dans leur intellect la forme qui va émerger, ils n’imposent pas à la matière une forme «autre», comme c’est le cas de la forme de la maison pour les pierres. C’est pourquoi, disait Averroès, il n’y a pas dans les produits de ces arts deux formes, mais une seule forme et un seul agent principal: la nature. L’art divin des cieux est absolument analogue à ce type d’artisanat. C’est en établissant cette analogie qu’Averroès peut conclure que les causes qu’il nomme «éloignées» ne sont pas les seuls véritables agents et c'est en vertu de cette analogie que sa doctrine diffère de celle d’Avicenne. Comme les artisans de ce type d’arts, les cieux, leur intellect et en dernière instance Dieu, conçu comme l’intellect de la dernière sphère, ne donnent pas la forme; ils jouent le même rôle dans la génération substantielle que celui de ce type d’artisan: ils n’imposent pas à la nature des formes qu’elle n’avait pas déjà en puissance, ils ne font que collaborer avec les agents sensibles. Il n’y a donc dans chaque génération substantielle qu’un seul agent, celui qui possède en acte la forme qu’il va communiquer à son rejeton. Si le sujet de la forme et la forme elle-même étaient engendrés par deux agents différents, conclut Averroès en reprenant une fois de plus les conclusions du commentaire du GA, un seul effet, en tant qu’il est un, serait engendré par deux agents, ce qui est absurde:

330 Averroès, GC Met. Z, c. 31, p. 884 16–885, 3. 331 Supra, p. 615 et sq.

664

Averroès

«Et si ce qui engendre le sujet de la forme était différent de ce qui engendre la forme, le sujet et sa forme seraient deux choses en acte, mais cela est absurde. Par conséquent, le sujet ne peut exister sans la forme, sans que cela ne soit dit de façon homonyme. Du fait que le sujet de la forme n’existe qu’en vertu de celle-ci, l’acte de l’agent ne s’y rattache qu’en tant que rattaché à la forme. En effet, l’acte de l’agent ne se rattache ni à la forme seule ni au sujet sans la forme. S’il en est ainsi, il est évident que l’acte de l’agent ne se rattache au sujet qu’en raison de son rattachement à la forme et que ce qui engendre le sujet de la forme, c’est ce qui engendre la forme, et même il n’engendre le sujet qu’en tant qu’il engendre la forme et il les engendre tous les deux en même temps. Mais si le sujet de la forme était engendré par un agent et la forme par un autre, alors un seul effet, en tant qu’il est un, serait engendré par deux agents, mais cela est absurde; car à un seul acte ne se rattache qu’un seul agent. C’est donc sur cela qu’il faut se fonder ici et c’est ce qu’Aristote a considéré»332. Si la forme substantielle était engendrée par une forme séparée et le substrat par des causes sensibles, comme le veut d’après Averroès la théorie du Donneur des formes, la substance sensible ne serait plus une chose une, mais deux choses en acte; elle ne serait plus pour cela même une véritable substance. C’est sur ce point aussi, on l’a vu, qu’Avicenne s’est mépris: d’un point de vue ontologique, sa doctrine ne peut rendre raison de la structure unitaire des substances sensibles et donc de la connaissance que l’homme peut en avoir. La critique ontologique est toujours solidaire de la critique épistémologique. C’est pourquoi, dans le cadre de l’étude physique de la génération comme dans celui de l’étude métaphysique de la substance, il faut impérativement réfuter cette théorie. Car, comme on l’a vu, la recherche métaphysique commence et, en un sens fort, se fonde sur le postulat qui fait des substances sensibles des véritables substances et qu’elle se fonde, comme on va le conclure, dans l’affirmation de l’existence d’une providence divine. En ce qui concerne le monde de la génération et de la corruption, le principe de synonymie vaut à tous les niveaux, qu’il s’agisse des générations naturelles, spontanées ou par reproduction, et des générations artificielles. Ce principe doit être interprété comme Aristote le fait, c’est-à-dire en affirmant que c’est toujours un agent corporel doué d’une qualité active ou bien la puissance d’une substance qui opère au moyen d’un corps doué d’une qualité active, qui agit. La synonymie purement intelligible ne vaut qu’au niveau de l’intelligible. Ce n’est que dans le cas des formes non mélangées, qu’il faut faire appel à une substance qui n’agit pas par le biais d’un corps. C’est seulement dans le cas de l’intellection que la

332 Ibid., p. 885, 3–16.

La noblesse de l’être

665

substance synonyme nécessaire pour expliquer son advenue est nécessairement et véritablement séparée: «[…] s’il existe quelque chose d’incorporel, il ne pourra transformer la matière qu’au moyen d’un autre corps soustrait au changement, comme les corps célestes. Et c’est pour cela que les intellects séparés ne peuvent fournir une forme mélangée à la matière. Si a été amené à introduire un intellect agent séparé de la matière dans l’advenue des puissances intellectives uniquement, c’est parce que les puissances intellectives sont pour lui non mélangées à la matière. Ainsi, il est nécessaire que ce qui n’est pas mélangé à la matière vienne à être d’une certaine manière de ce qui est absolument non mélangé à la matière, tout comme tout ce qui est mélangé à la matière vient à être de ce qui est mélangé à la matière»333. En un sens fort, il faut donc conclure que le principe de synonymie fonde aussi la possibilité de la pensée, car l’advenir de l’intellection nécessite la préexistence d’un intellect agent, qui communique à l’intellect en puissance la forme intelligible qui le fait devenir intellect en acte. Comme pour toute génération, pour l’advenir de la puissance intellective, il faut qu’une substance intelligeant en acte préexiste; mais il ne faut pas en déduire que l’intellection puisse se réaliser indépendamment des sens. Car, comme on l’a montré, qu’il s’agisse des principes premiers ou des principes des sciences particulières, Averroès assure que la connaissance se fait par induction et par un processus abstractif qui nous permet de procéder du sensible à l’intelligible. On ne connaît l’intelligible que parce qu’on a accès à ce qui est intelligible en puissance, à savoir le sensible. En effet, si, dans la génération comme dans l’intellection humaine, le passage de la puissance à l’acte implique nécessairement la préexistence d’une substance qui était déjà en acte cela même qui est en puissance, le premier ne peut se réaliser sans la seconde. L’existence de l’agent ne peut supprimer l’existence de ce qui est en puissance: c’est dans l’ancrage de celui-là à celle-ci et dans l’articulation nécessaire de la puissance à l’acte, qu’Averroès inscrit la possibilité pour l’univers d’exister et pour l’homme de le connaître. L’acte précède la puissance, mais ne la supprime pas. Dans ce cas aussi, c’est le système ašʿarite qui est en cause. Comme Averroès l’affirme à la fin du c.18 de Met. Λ, convaincus que Dieu est l’agent unique pour l’ensemble des êtres qu’il crée directement, sans intermédiaire, avec toutes leurs dispositions, les ašʿarites ont nié l’existence de la puissance334. Mais la fausseté de cela, rétorque Averroès, apparaît clairement à quiconque possède quelque notion de métaphysique. 333 Ibid., p. 886, 7–15. 334 Averroès, GC Met. Λ, c. 18, p. 1503, 14–1504, 8. Cf. GC Met. Θ, c. 10, p. 1153; GC Met.α, c. 14, 43, 5–44, 11.

666

Averroès

«Car si la puissance n’existait pas, il n’y aurait pas du tout d’agent. Et si l’agent n’existait pas, il n’y aurait absolument rien qui soit en acte. C’est pourquoi on dit que l’ensemble des proportions et des formes existent en puissance dans la matière et en acte dans le moteur premier, ce qui est en quelque sorte comparable à l’existence en acte de l’objet fabriqué dans l’esprit de l’artisan»335. Engendrer la forme d’un élément, d’un mélange, d’un vivant, ou n’importe quelle autre forme substantielle, ne veut donc dire ni la créer ex nihilo, comme le voudraient les ašʿarites, ni l’«installer dans une matière» comme le voudrait, d’après Averroès, le système d’Avicenne336. La génération consiste à faire passer la forme de la puissance à l’acte. Ce passage, assure Averroès avec Aristote, est possible car l’agent possède la forme en acte comme sa propre forme, ou du moins comme forme dans son intellect. C’est ce principe foncièrement aristotélicien qui structure l’être au niveau des particuliers et à l’échelle cosmique. Il faut un principe qui soit tout en puissance, c’est la matière première, et un principe qui soit tout en acte, c’est le moteur immobile. C’est la manifestation la plus universelle du principe de synonymie, même si cette synonymie et l’existence de toutes les formes en Dieu n’est pas comparable à celle de la forme du fils dans le père, mais à l’existence en acte de la forme de l’objet fabriqué dans l’esprit de l’artisan des arts qui collaborent avec la nature. Cette synonymie, comme Averroès le dit, est une synonymie très générale337, c’est elle qu’on doit attribuer à Dieu et c’est elle qui garantit qu’on puisse encore attribuer à l’univers néo-aristotélicien d’Averroès une unité, sans uniformité.

Conclusion: La providence divine comme enjeu ultime de la métaphysique Toute la discussion consacrée à la génération spontanée et à la vérification du principe de synonymie a donc pour but ultime de prouver la nécessité du lien efficient, formel et final qui soude l’agent sensible à son effet et d’établir que cette nécessité et cette continuité subsistent aussi au plan vertical de l’action céleste. La négation de cette nécessité et du principe de synonymie entraînerait, d’après Averroès, des conséquences désastreuses aussi bien du point de vue épistémologique que théologique. En effet, la suppression de la nécessité 335 Ibid., p. 1505, 2–6. 336 Ibid., p. 1500, 8–13. 337 Averroès, GC Met. Λ, c. 24, p. 1529, 16–1530, 1: «Le principe premier ne comporte pas de synonymie au sens où on la trouve dans le principe propre: sa synonymie doit être d’une autre sorte, générale».

La noblesse de l’être

667

des quatre causes au niveau sublunaire n’implique pas seulement l’écroulement de tout savoir humain, mais aussi l’impossibilité de garantir à Dieu sa nature absolument divine. Du point de vue de la science de la nature, la négation de cette nécessité revient à nier la possibilité de démontrer l’existence de Dieu et l’éternité du monde. Averroès, on l’a vu, estime qu’on ne peut établir l’existence de Dieu qu’en le concevant comme la dernière des causes motrices et que c’est par la continuité de cette causalité motrice, qu’on peut conclure que le monde dans son ensemble existe depuis toujours et pour toujours. Or, assure Averroès, pour remonter jusqu’à cette cause motrice et pour inférer synthétiquement l’éternité de son effet, il faut que la chaîne causale au niveau horizontal de la génération naturelle et celle au niveau vertical de la causalité céleste soient également nécessaires. Il faut postuler, pour le dire autrement, que la nécessité du mouvement et de la génération soit le produit d’une causalité perpendiculaire. De façon plus générale, dans le GC de Phys. II, Averroès explique que si l’on supprime la nécessité qui lie la cause agente à son effet et que l’on admet l’existence d’un hasard, force est de nier aussi l’existence d’une finalité naturelle. Il conclut que c’est cette double suppression qui bouleverse la notion même de nature et cause la disqualification de tout savoir physique: «Cette proposition fait partie des principes fondateurs de la science physique, mais aussi de la science divine. En effet, si le physicien ne la concédait pas, il devrait nier le principe final et nier aussi que la matière existe en vertu de la forme. De là il s’ensuit qu’il devrait nier aussi le principe agent (en effet l’agent n’engendre qu’en vue de quelque chose, de même que le moteur meut en vue de quelque chose. Et puisqu’il suit la forme, il suit nécessairement aussi la nature de la matière. Si cela n’était pas le cas, une chose pourrait s’engendrer du hasard, mais alors il n’y aurait pas d’agent, ou s’il existait, il serait inutile). De même si le métaphysicien n’admettait pas , il ne pourra pas prouver que Dieu a une providence à l’égard des choses d’ici-bas, et c’est la raison pour laquelle Aristote a commencé en disant que la nature agit en vue de quelque chose et que c’est de là qu’il faut entamer ici la recherche»338.

338 Averroès, GC Phys. II, c. 75, f. 75 M3–6: «Quia ista propositio est maxima et fundamentum in hac scientia et in scientia divina, quoniam si naturalis non concesserit eam, negat principium finale et negat materiam non esse propter formam, ex quo sequitur ipsum negare agens (generans enim non generat nisi propter aliquid et similiter movens, movet propter aliquid; et cum sequitur formam, sequitur necessario materiae naturam, et si non, nascitur casu et sic non erit agens; aut si erit, erit frustra), et similiter si divinus non concesserit eam, non poterit probare, quod deus habet sollicitudinem circa ista, quae sunt hic, ideo incepit Aristoteles dicere, quod natura agit propter aliquid et quod ab hoc debet incipere hic».

668

Averroès

Averroès explique que le principe agent et/ou moteur agit nécessairement en vue de quelque chose; c’est le finalisme de son action qui définit sa nature agente et motrice. En effet, si l’on affirme qu’un agent n’agit pas en vue d’une fin, on doit admettre qu’il agit par hasard, mais à ce moment-là, on ne peut plus le considérer comme véritablement agent. Si l’on s’obstinait à admettre qu’un tel agent existe, alors même qu’on croit que des événements ont lieu par l’effet du hasard, on serait obligé d’admettre que la nature a fait quelque chose en vain, car l’existence de l’agent serait superflue du point de vue de la génération. La cause agente et la cause finale sont donc liées indissolublement, de sorte que la négation de l’une comporte la négation de l’autre. C’est sur cette interdépendance que repose la science physique dans son ensemble. En effet, si ce lien de nécessité était supprimé, non seulement le physicien ne pourrait pas atteindre l’une des causes ultimes qui lui revient, à savoir la dernière cause motrice, mais il ne serait plus capable d’interpréter et de comprendre la nature dans son entier. En effet, sans cause finale et sans cause efficiente, la nécessité du rapport matière/forme serait également supprimée. Chaque matière en effet ne tendrait pas naturellement vers une forme en particulier, mais indifféremment vers toutes, ce qui veut dire qu’elle ne tendrait par nature vers aucune. De ce fait, aucune définition substantielle ne serait plus fondée, de sorte que la science de la nature dans son entier perdrait tout fondement. La suppression de la nécessité du lien qui soude les causes agentes, formelles et finales à leurs effets, ainsi que celle de la nécessité du lien forme/matière entraînerait également l’effondrement de tout savoir métaphysique. On a montré que le but ultime de «la science divine» consiste, d’après Averroès, à définir l’être dont la physique a établi l’existence. L’étude métaphysique s’achève en effet lorsqu’on montre que cet être est la dernière des causes finales et formelles, en étant acte pur. C’est de cette façon qu’Averroès départage les deux sciences de l’être et attribue à chacune d’elle une tâche relativement autonome. Chacune des deux sciences en effet parvient au but que son genre-sujet lui dicte: la science de l’être doué d’un principe interne de mouvement parvient à la première cause matérielle et à la première cause motrice; la science métaphysique, en revanche, parvient aux causes ultimes qui constituent le fondement de l’être en tant qu’être, à savoir la forme et la fin ultime. La cause formelle ultime, en tant que forme séparée, assure la stabilité de l’ordre cosmique et de l’étant en mouvement objet de la science physique; mais sa nature ne peut être définie par la science qui étudie l’être en tant que doué de mouvement. Pour pouvoir parvenir à définir la nature de la forme/fin ultime, c’est l’être en tant qu’être qu’il faut étudier, parce que celui-ci se divise d’emblée en substance et accident et que la forme est cause de la substance. Plus précisément, ce n’est pas la forme dans le rapport qu’elle entretient vis-à-vis d’un certain type de matière qu’il faut étudier, mais les propriétés communes à toute

La noblesse de l’être

669

forme, qu’elle soit ou non séparée. C’est pour cette raison que l’étude de l’essence de la dernière forme séparée, comme de la forme en général, est du ressort du métaphysicien, car celui-ci les étudie en tant que causes des substances, c’est-àdire en tant qu’acte et perfection. C’est en ce sens la primauté de la cause formelle et finale qui garantit à la métaphysique averroïste son unité et son fondement ultime. La fin, assure Averroès, est une cause supérieure aux autres, car elle s’identifie à l’acte, qui est le principe méta-causal qui constitue le fondement ultime de l’être dans son entier. L’acte est le fondement. C’est pourquoi la science de la cause finale ultime est la science de toutes les sciences. Tout tend vers sa propre forme, parce que l’acte est la perfection. Si Dieu est la forme de toutes les formes, car il est acte pur et «pensée de pensée», il est, pour cette même raison, perfection, fin suprême et moteur ultime de tout l’étant. Il est donc fin ultime en tant qu’objet de désir. C’est là le point d’arrivé du processus analytique que le «maître de la science divine» a parcouru en remontant de la forme des substances composées, jusqu’à la dernière des formes séparées: démontrer que la cause motrice ultime et aussi la dernière cause formelle et finale, en étant acte pur. En tant qu’acte pur, Dieu est fin ultime de toute la nature et, en tant que fin ultime, le suprême bonum verum. C’est de là alors que le métaphysicien peut inférer, de façon synthétique, que l’univers qui en dépend est lui aussi absolument bon. Si sa cause agente, formelle et finale ultime est le suprême bonum verum, l’univers, en tant qu’effet, sera aussi nécessairement bon. C’est en suivant ce raisonnement qu’on peut affirmer que la démonstration d’une providence divine constitue la partie «synthétique» de la recherche métaphysique: c’est en montrant que le moteur de l’univers est le suprême bonum verum, que la métaphysique garantit le caractère essentiellement bon de l’univers lui-même. En effet, si la physique nous montre «analytiquement» qu’il existe un moteur immobile ultime qui garantit «synthétiquement» l’existence, l’éternité et la continuité du mouvement de l’univers, la métaphysique nous montre «analytiquement» que ce principe ultime est forme, fin et perfection ultime, puis elle nous permet d’inférer «synthétiquement» que le monde est bon, car Dieu est bon339. Nier la causalité finale oblige nécessairement de supprimer ces deux voies. En effet, si la voie analytique qui nous conduit des formes et des fins particulières 339 Cette relecture de la théorie averroïste de la providence, fondée sur l’opposition entre une phase de l’analyse et une phase de la synthèse à l’intérieur de la métaphysique, vient ainsi préciser les travaux déjà existants sur ce pan de la pensée d’Averroès. Voir notamment T. Kukkonen, «Averroes and the Teleological Argument», Religious Studies, 38/4, 2002, p. 405– 428; C. Belo, Chance and determinism in Avicenna and Averroes, Brill, Leiden 2007, qui ont à juste titre insisté sur le caractère métaphysique de cette doctrine, sans toutefois relever que la preuve de l’existence d’une providence divine est le résultat de la phase synthétique de l’étude de l’être en tant qu’être.

670

Averroès

à la forme et à la fin ultime était supprimée, on ne pourrait plus affirmer que Dieu est véritablement et absolument bon; mais on ne pourrait pas non plus démontrer qu’il est bienveillant vis-à-vis de l’étant qui en dépend. C’est en ce sens qu’Averroès assure que nier le principe selon lequel tout mouvement est orienté vers une fin ultime reviendrait, pour le philosophe premier, à nier que Dieu s’intéresse au monde d’ici-bas. La providence ici en jeu reste à l’intérieur du cadre aristotélicien, tout en le dépassant. Elle ne met pas en cause l’existence d’une volonté, d’une bonté, d’une connaissance divine des particuliers, mais on peut tout de même la considérer comme étant une propriété par soi du premier principe. Une propriété que seul le métaphysicien peut déduire à partir de la définition qu’il a formulée et qui garantit à rebours la démarche analytique du physicien. En suivant l’enseignement des An. Post., on peut conclure que la providence qu’a Dieu à l’égard des choses naturelles constitue un postulat pour la physique et le résultat d’un raisonnement synthétique pour la métaphysique. Averroès conclut ainsi que la négation du lien nécessaire entre la cause et l’effet et la négation, avec celui-ci, du principe de synonymie empêche de prouver l’existence d’une providence divine. C’est aussi pour cette ultime raison épistémologique, ontologique et théologique qu’il faut refuser l’ašʿarisme. En renversant l’accusation de mécréance contre al-Ġazālī lui-même, Averroès peut ainsi conclure que cette négation contredit l’existence d’une providence divine et qu’elle nous oblige à nier le caractère essentiellement bon de Dieu. Si Dieu brisait le lien nécessaire entre tout effet et ses quatre causes, que ce soit dans la région incorruptible des sphères célestes ou dans le monde biologique de la génération, les fondements du savoir humain s’écrouleraient. C’est cela le vrai «scandale», le vrai blasphème. En effet, affirmer avec les ašʿarites qu’aucun agent sensible n’agit, car c’est Dieu qui agit en créant chaque chose à partir du rien, que ce soit un événement particulier ou le monde dans son entier, c’est affirmer que Dieu peut faire l’impossible. Or, comme Averroès l’affirme dans son GC de Phys. VIII, cela n’est qu’une tromperie: c’est une tromperie humaine, de la part de ceux qui l’affirment; et ce serait une tromperie divine, d’un dieu qui rendrait notre intellect incapable de concevoir la génération ex nihilo, tout en la réalisant par ses propres actes. Dieu ne peut faire l’impossible. S’il pouvait le faire et s’il pouvait bouleverser l’ordre de la nécessité naturelle, il ne serait pas suprêmement bon, car il nous aurait dotés d’une connaissance qui n’en est pas une. Il nous aurait dotés d’un intellect qui nous fait croire que la création ex nihilo est impossible, pour ensuite réaliser cette possibilité à chaque instant. De ce point de vue, et pour tirer les conclusions de notre étude de la doctrine métaphysique du Cordouan, il faut admettre que si le principe de finalité dont le métaphysicien fournit l’ultime fondement était nié, non seulement la remontée dans la chaîne des causes prochaines jusqu’à la cause première ne

La noblesse de l’être

671

serait plus possible, mais la notion même de divinité en serait anéantie. Pour le dire autrement et parvenir à ce qu’on peut considérer comme la conclusion ultime de la doctrine averroïste, si Dieu est Dieu, l’homme doit pouvoir (le) connaître.

Conclusion: D’Aristote à Averroès. La théorie de la génération au cœur du néo-aristotélisme Avicenne a cru pouvoir placer son système philosophique entre la théologie du kalām, d’un côté, et de l’autre la philosophie d’Aristote. C’est du moins ce qu’Averroès estime, dès lors qu’il assure qu’Avicenne se trouve toujours à mi-chemin entre les mutakallimūn et le péripatéticiens. Qu’il s’agisse de sa théorie de la génération, de son épistémologie ou de sa métaphysique, Avicenne a essayé de tenir ensemble les principes ultimes du monothéisme du kalām avec les axiomes de l’aristotélisme. Il a cru pouvoir le faire, en admettant avec les tenants du premier que le véritable agent des générations est incorporel et avec les défenseurs du second que cette causalité peut être déférée à d’autres agents, pourvu qu’il s’agisse de principes séparés du sensible. Mais cela, rétorque Averroès, n’est qu’une forme de platonisme. C’est la raison ultime de sa critique, qui consiste à remettre en cause la possibilité même du projet avicennien tel qu’il le reconstruisait: il n’y a pas de troisième voie entre le platonisme et l’aristotélisme. En faisant de l’histoire de la philosophie la perpétuation du débat entre Platon et Aristote, Averroès repousse les doctrines de tous ses prédécesseurs au-delà de la frontière qui sépare l’aristotélisme du contra-aristotélisme et, en identifiant cette frontière à la limite qui divise le vrai du faux, il refuse au projet avicennien toute véridicité en même temps qu’il lui en retire le fondement. La doctrine du Donneur des formes est fausse; mais ce n’est pas la raison ultime de son rejet. Elle est dangereuse, car par la nature même du projet dans lequel elle est inscrite elle prête le flanc aux critiques d’al-Ġazālī. C’est ce dernier la véritable cible, dont les critiques n’ébranlent pas seulement les fondements du projet aristotélicien, mais celles de la rationalité humaine dans son entier: il faut frapper Avicenne, pour atteindre al-Ġazālī. Le système physique et métaphysique qu’Averroès développe se veut comme la reconstruction après la destruction de la destruction. Seule la philosophie aristotélicienne peut à la fois établir l’existence d’une cause première, définir sa nature et garantir à la connaissance humaine son fondement, une connaissance, qui permet d’abord à l’homme de remonter de façon analytique des effets à la cause première, puis de redescendre de façon synthétique de celle-ci à ceux-là.

D’Aristote à Averroès

673

Cet aristotélisme, toutefois, dont Averroès se fait le défenseur, n’est plus celui du Stagirite, mais un aristotélisme renouvelé, qui doit se confronter à des nouveaux enjeux et qui se trouve doté de nouveaux dispositifs conceptuels. La possibilité de prouver l’éternité du monde, l’existence d’un système causal unitaire, ainsi que la bonté absolue de notre cosmos et de sa cause ultime en font partie. Ces enjeux, comme les nouveaux dispositifs qui permettent d’y faire face, se trouvent tous au croisement d’une étude physique et métaphysique de la génération substantielle et de son produit. L’étude de la génération nous montre ultimement que ce n’est qu’en réinstaurant l’absolue nécessité de la causalité sensible et en la nouant à la nécessité de l’action céleste qu’on peut montrer l’existence de Dieu et en expliquer la nature. Seule cette interconnexion causale, en effet, peut garantir à Dieu sa nature absolument divine et à l’univers sa nature essentiellement bonne. C’est le trait essentiel du néo-aristotélisme averroïste. Le monde d’Aristote ne constitue pas un étant unique et unifié. Ses deux régions sont séparées par une frontière ontologique infranchissable. Le grand défi de tout exégète monothéiste d’Aristote, qui devait se confronter aux critiques non éternalistes d’une part et aux accusations de mécréance d’autre part, était de combler cet écart ontologique tout en sauvegardant la non-uniformité du cosmos aristotélicien. C’est en établissant un système causal qui, au niveau moteur, final et formel, mais non pas matériel, remonte via le monde supralunaire jusqu’à Dieu, qu’Averroès répond au défi. La frontière dictée par les deux types de matière est maintenue, mais la continuité d’un monde à l’autre est garantie par toutes les autres causes. Il n’y a pas d’échange de matière d’une région du cosmos à l’autre, mais à la différence des systèmes émanatistes la puissance formatrice, toujours véhiculée par une cause instrumentale matérielle, ne fait que permettre l’actualisation des formes qui étaient déjà en puissance dans la matière sublunaire. Comme ses prédécesseurs dans le monde arabe, Averroès s’efforce donc d’élaborer une ontologie qui permette à l’action divine de se répandre dans l’univers entier sans supprimer l’écart ontologique qui sépare la nature divine de la nature corporelle. S’il fallait, en même temps, maintenir l’unicité divine et distinguer une région incorruptible douée d’un mouvement continu éternel, d’une région soumise à la génération et à la corruption, dans le but ultime de les relier à la cause première, la seule possibilité était de postuler un réseau causal unifié. Cela obligeait à admettre que les causes qui gouvernent le monde supralunaire et le monde sublunaire ne sont pas les mêmes seulement par analogie, mais les mêmes numériquement. Cependant, à la différence d’al-Fārābī, d’Avicenne et d’Ibn Bāǧǧa, Averroès assure qu’on ne peut fonder ce réseau causal complexe sans accorder à la causalité verticale céleste et à la causalité horizontale sublunaire un même type de nécessité. Il conclut ainsi que si au niveau des sphères célestes la nécessité

674

Averroès

appartient aux individus, dans le monde sublunaire, elle appartient aux espèces. C’est seulement en postulant, pour chaque espèce, l’existence d’un lien nécessaire entre une matière, une forme, une fin et un agent particuliers, qu’on est à même de rejeter toute forme de créationnisme et de garantir ainsi au monde et à Dieu leur nature absolument bonne. C’est pour cette raison qu’Averroès abandonne la philosophie émanatiste avicennienne et se présente comme le défenseur d’un aristotélisme arabe rénové. Comme l’aristotélisme d’Alexandre d’Aphrodise, celui d’Averroès est solidaire d’une ontologie gradualiste, qui fait de la forme la véritable essence et la véritable substance première. C’est sur cette ontologie qu’Averroès va étayer sa propre théorie hylémorphique, selon laquelle la réalité ultime de chaque chose réside dans une forme qui agit par le biais de ses concomitants essentiels. Ces concomitants, considérés comme des accidents essentiels, constituent l’instrument par lequel la forme agit. Le rapport forme/matière n’est plus simplement interprété à la lumière du paradigme prédicat/sujet, mais relu à l’aide des notions d’agent et d’instrument. L’hylémorphisme aristotélicien devient un essentialisme foncièrement efficient. La forme n’est plus simplement un principe constituant, c’est une force agente, une force qui ne peut agir que par le biais de ses concomitants sensibles. Ce sont ces mêmes concomitants alors qui constituent, du point de vue de la théorie du savoir, la possibilité de construire les syllogismes du signe. À la différence d’Alexandre et d’Aristote lui-même, toutefois, Averroès se retrouve contraint de justifier le choix d’une ontologie close délimitée par dix genres suprêmes de l’être et de fournir les raisons du refus de la distinction entre essence et existence, qui bouleversa à tout jamais l’histoire de l’ontologie. Il ne le fera jamais explicitement. Cependant, il ne faut pas voir dans ce refus et dans ce silence un retour aveugle à une ontologie incapable de satisfaire les nouvelles exigences métaphysiques que la théologie monothéiste avait contribué à faire apparaître. C’est tout le contraire. Dans la mesure où il exige que chaque existant rentre forcément dans l’une des dix catégories et assure que les causes prochaines et éloignées, qu’elles soient motrices, finales ou formelles, appartient au même genre que leurs effets (même s’il s’agit d’un genre au sens large), le projet philosophique d’Averroès est clair: il s’agit de donner à la connaissance humaine un fondement épistémologique inébranlable et sans limite. Si Dieu, en tant qu’il est fin, est forme et perfection, il est, comme toutes les autres formes, substance, même s’il l’est à un degré supérieur. C’est l’enjeu ultime de son système néo-aristotélicien: montrer qu’entre l’homme et Dieu il y a un rapport synonymique, même s’il s’agit d’une synonymie très générale, une synonymie universelle. En ce sens, l’analogie est l’outil privilégié qui permet de suivre la trame causale du cosmos. Une analogie qui, de façon plus nette que chez Alexandre,

D’Aristote à Averroès

675

n’est pas un simple mode de l’examen1, car les principes auxquels elle nous permet de parvenir possèdent un statut «entitatif» fort, puisqu’ils sont toujours des principes individuels. Faut-il en conclure que l’essentialisme qu’Averroès professe en sort affaibli? Il faut croire que non. Pour Averroès, comme pour Alexandre, l’eidos reste, au niveau du monde biologique, le lieu unique de l’être et de l’unité2; mais plus explicitement que chez Alexandre il devient, au niveau cosmologique, le fondement de l’être lui-même, puisque le moteur immobile est la forme de toutes les formes. Une dernière question, cruciale dans le cadre d’un système verticaliste comme celui d’Averroès, demeure. C’est la question qu’adresse J. Vuillemin à toute forme d’aristotélisme: celle de savoir s’il y a une manière de dépasser ce qu’il appelle le cercle du dogmatisme de l’aristotélisme. Quel fondement, pour le dire autrement, peut-on accorder à l’analogie qui nous permet de remonter du monde sensible à la première de toutes les causes? Comment établir le bien-fondé de la connaissance humaine, sans en postuler dogmatiquement la nécessité? Si l’histoire de la pensée doit encore attendre la philosophie critique d’Emmanuel Kant pour que le cercle soit brisé, nous avons cru pouvoir montrer que l’aristotélisme d’Averroès constitue un jalon fondamental dans cette histoire, dès lors qu’il étaie sa théorie de l’analyse/synthèse sur la croyance en une providence divine. On a suggéré que la providence n’est pas pour Averroès un pur et simple postulat physique, mais le résultat d’un corollaire métaphysique. Elle est, en effet, le dernier corollaire par lequel le métaphysicien, une fois établi le caractère essentiellement bon de Dieu, infère de façon synthétique qu’il est nécessairement provident eu égard au monde naturel. Le fait d’être le produit d’une providence, et donc d’être nécessairement bon, est ainsi interprété comme une propriété par soi qu’on attribue au monde dans son ensemble. C’est dans ce même cadre théorique que l’homme d’Averroès trouve la façon d’innocenter, plus que de nier son dogmatisme. Car c’est ce même résultat qui lui permet d’établir le fondement de sa propre connaissance sans le poser comme un simple postulat. C’est du fait même de montrer que le fondement de l’être est l’ultime bonum verum, en étant acte pur, que l’homme déduit la garantie de sa connaissance. Si la connaissance humaine n’avait pas de fondement, c’est-àdire si l’homme ne pouvait parcourir, comme sa nature le veut, le chemin qui le conduit de l’effet à la cause, sa nature, en tant qu’animal rationnel, s’en trouverait complètement anéantie. L’homme serait, pour le dire autrement, une espèce vouée par nature à l’échec. Qu’est-ce qui nous empêcherait, dès lors, de parler de tromperie divine? Cela ne serait que le dernier pas à franchir.

1 Pour le rôle que l’analogie joue dans l’essentialisme d’Alexandre, voir Rashed, Essentialisme, p. 31 2 Ibid., p. 31.

Bibliographie Sources (éditions et traductions) Aristote J. Barnes (éd.), The Complete Works of Aristotle, the Revised Oxford Translation, 2 vol., Princeton University Press, Princeton 1984. P. Pellegrin (éd.), Aristote, Œuvres Complètes, Flammarion, Paris 2014. Categories et De Intepretatione=: L. Minio-Paluello, Aristotelis Categoriae et Liber De Interpretatione, recognovit brevique adnotatione critica instruxit, Oxford University Press, Oxford 1949. J.L. Ackrill, Aristotle’s Categories and De Interpretatione, Translated with Notes, Oxford University Press, Oxford 1962. R. Bodéüs, Aristote: Catégories, texte établi et traduit, Les Belles Lettres, Paris 2001. Premiers et Seconds Analytiques=: W.D. Ross, Aristotle’s Prior and Posterior Analytics. A Revised Text with Introduction and Commentary, Oxford University Press, Oxford 1949. M. Mignucci, Aristotele: gli analitici primi. Traduzione, introduzione e commento, Loffredo, Napoli 1969. M. Mignucci, L’argomentazione dimostrativa in Aristotele: commento agli “Analitici secondi”, Antenore, Padova 1975. J. Barnes, Aristotle’s Posterior Analytics, Translated with a Commentary, Oxford University Press, Oxford-New York 19932. P. Pellegrin, Aristote, Seconds Analytiques, introduction, traduction, notes, bibliographie et index, Flammarion, Paris 2005. ʿA. Badawī (éd.), Manṭiq Arisṭū, 3 vols., Wikālat al-maṭbūʿa/Dār al-qalam, Bayrūt-Kuwait 1970. F. Jabr (éd.), Al-Naṣṣ al-Kāmil li-manṭiq Arisṭū, taḥqīq wa-taqdīm F. Jabr; murājaʿat J. Ǧihāmī, R. al-ʿAǧam, Dār al-Fikr al-Lubnānī, Bayrūt 1999. Topiques et Réfutations sophistiques=: W.D. Ross, Aristotelis Topica et Sophistici Elenchi, recensuit brevique adnotatione critica instruxit, Oxford University Press, Oxford 1958. J. Brunschwig , Aristote: Topiques. Tome I (Livres I–IV), texte établi et traduit, Les Belles Lettres, Paris 1967. J. Brunschwig , Aristote: Topiques. Tome II (Livres V–VIII), texte établi et traduit, Les Belles Lettres, Paris 2007.

678

Bibliographie

Physique=: W.D. Ross, Aristotle’s Physics, A Revised Text with Introduction and Commentary, Oxford University Press, Oxford 1936. W. Charlton, Aristotle’s Physics: Books I and II, Translated with Introduction, Commentary, Note on Recent Work and Revised Bibliography, Oxford University Press, Oxford 19922. E. Hussey, Aristotle’s Physics: Books III and IV, Translated with Notes, Oxford University Press, Oxford-New York 1983. P. Pellegrin, Aristote, Physique, traduction, présentation, notes, bibliographie et index, Flammarion, Paris 2002. ʿA. Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs. Al-Ṭabīʿa. Tarǧamat Isḥāq Ibn Ḥunayn maʿa šurūḥ Ibn al-Samḥ wa Ibn ʿAdī wa Mattā Ibn Yūnus wa Abū al-Faraǧ Ibn al-Ṭayyib, 2 vol., Al-Dār al-Qawmiyya li al-ṭibāʿa wa al-našr, al-Qāhira 1964–65; réimpr. dans al-Hay’a al-Miṣrīya al-ʿÂmma li-lKitāb, al-Qāhira 1984. De Caelo=: O. Longo, Aristotele, De caelo, introduzione, traduzione e testo critico, Sansoni, Firenze 1961. P. Moraux, Aristote: Du Ciel, texte établi et traduit, Les Belles Lettres, Paris 1965. C. Dalimier et P. Pellegrin, Aristote, Traité du ciel, traduction et notes par C. Dalimier. Introduction de P. Pellegrin, Flammarion, Paris 2004. De Generatione et Corruptione=: H.H. Joachim, Aristotle’s On Coming-to-be & passing-away (De Generatione et Corruptione), A Revised Text with Introduction and Commentary, Oxford University Press, Oxford 1922. M. Migliori, Aristotele, La generazione e la corruzione, traduzione, introduzione e commento, Loffredo, Napoli 1976. C.J.F. Williams, Aristotle’s De Generatione et Corruptione, Translated with Notes, Oxford University Press, Oxford 1982. M. Rashed, Aristote: De la Génération et la Corruption, texte établi et traduit, Les Belles Lettres, Paris 2005. Météorologiques=: P. Louis, Aristote: Météorologiques. Tome I (Livres I–II), texte établi et traduit, Les Belles Lettres, Paris 1982. P. Louis, Aristote: Météorologiques. Tome II (Livres III–IV), texte établi et traduit, Les Belles Lettres, Paris 1982. J. Groisard, Aristote: Météorologiques, Présentation et traduction, Flammarion, Paris 2008. De Anima=: W.D. Ross, Aristotle’s De Anima. Edited with Introduction and Commentary, Oxford University Press, Oxford 1961. D.W. Hamlyn, Aristotle’s De Anima: Books II and III (with passages from Book I). Translated with Introductory and Notes, with a Report on Recent Work and a Revised Bibliography by C. Shields (reprinted with new material), Oxford University Press, Oxford 19932. R. Bodéüs, Aristote, De l’Âme, traduction inédite, presentation, notes et bibliographie, Flammarion, Paris 1993. ʿA. Badawī, Arisṭūṭālīs Fī al-nafs, Maktabat al-nahḍa,al-miṣriyya, al-Qāhira 1954.

Bibliographie

679

Parva Naturalia=: W.D. Ross, Aristotle’s Parva Naturalia, A Revised Text with Introduction and Commentary, Oxford University Press, Oxford 1955. P.-M. Morel, Aristote: Petits traités d’histoire naturelle, traduction inédite, presentation, notes et bibliographie, Flammarion, Paris 2000. Historia Animalium, De Partibus Animalium  et De Generatione Animalium=: D.M. Balme, Aristotle, De Partibus Animalium I and De Generatione Animalium I (with passages from II, 1–3), Translated with Notes, with a Report on Recent Work and an Additional Bibliography by A. Gotthelf, Oxford University Press, Oxford 19922. J.G. Lennox, Aristotle, On the Parts of Animals, Translated with Commentary, Oxford University Press, Oxford 2001. P. Pellegrin, Aristote, Les Parties des Animaux, traduction, présentation, notes et bibliographie, Flammarion, Paris 2011. H.J. Drossaart Lulofs, Aristotelis De Generatione Animalium, Recognovit brevique adnotatione critica instruxit, Oxford University Press, Oxford 1965. D. Lefebvre, La Génération des Animaux, dans P. Pellegrin (éd.), Aristote, Œuvres Complètes, Flammarion, Paris 2014. J. Brugman et H.J. Drossaart Lulofs (éds.), Aristotle, Generation of Animals. The Arabic Translation Commonly Ascribed to Yaḥyā ibn al-Biṭrīq, Brill, Leiden 1971. ʿA. Badawī, «Arisṭūṭālīs, Ṭibāʿ al-ḥayawān, Tarǧamat Yūḥannā ibn al-Biṭrīq, Wikālat al-Maṭbūʻāt, Koweit 1977. ʿA. Badawī, Arisṭūṭālīs, Aǧzāʾ al-ḥayawān. Tarǧamat Yūḥannā ibn al-Biṭrīq, Wikālat al-Maṭbūʿāt, Koweit 1978. R. Kruk, The Arabic Version of Aristotle’s Part of Animals. Books XI–XIV of the Kitāb al-Ḥayawān, Koninklijke Nederlandse Akademie van Wetenschappen, Amsterdam-Oxford 1979. A.M.I. Van Oppenraaij, De Animalibus, Michael Scot’s Arabic-Latin translation. 3, Books XV–XIX. With a Greek index to “De generatione animalium” by H.J. Drossaart Lulofs, Brill, Leiden-New York-Köln 1992. De Motu Animalium=: P. Louis, Aristote: Marche des animaux, Mouvement des animaux, texte établi et traduit, suivi d’un Index des traités biologiques, Les Belles Lettres, Paris 1973. M. Craven Nussbaum, Aristotle’s De Motu Animalium, Text with Translation, Commentary and Interpretative essays, Princeton University Press, Princeton 1978. P.M. Morel, Aristote, Le Mouvement des animaux, La locomotion des animaux. Introduction, traduction et notes, GF- Flammarion, Paris 2013. Métaphysique=: A. Schwegler, Aristoteles, Die Metaphysik, Grundtext, Übersetzung und Kommentar, 4 vol., Minerva, Frankfurt am Main 1960 (réimpr. de l’éd. Fues, Tübingen 1847). H. Bonitz, Commentarius in Aristotelis Metaphysicam, Olms, Hildesheim-Zürich-New York 1992 (reprod. en fac-sim. de l’éd. de Bonn 1849). W. Christ, Aristotelis Metaphysica, recognovit, Teubner, Leipzig 1886. W.D. Ross, Aristotle’s Metaphysics, A Revised Text with Introduction and Commentary, 2 vol., Oxford University Press, Oxford 1924. W. Jaeger, Aristotelis Metaphysica, recensuit brevique adnotatione critica instruxit, Oxford University Press, Oxford 1957. M. Furth, Aristotle. Metaphysics Books VII–X, Hackett, Indianapolis 1985. M. Frede et G. Patzig, Aristoteles Metaphysik Z. Text, Übersetzung und Kommentar, 2 vol.,

680

Bibliographie

Beck, München, 1988 (trad. it. Il lbro Z della Metafisica di Aristotele, presentazione di G. Reale, traduzione di N. Scotti Muth, Vita e Pensiero, Milano 2001). C. Kirwan, Aristotle’s Metaphysics: Books Γ, Δ and E, Translated with Notes, Oxford University Press, Oxford 1993. D. Bostock, Aristotle’s Metaphysics: Books Z and H, Translated with a Commentary, Oxford University Press, Oxford 1994. A. Madigan, Aristotle’s Metaphysics: Books B and K 1–2, Translated with a Commentary, Oxford University Press, Oxford 2000. G. Vuillemin-Diem, Aristoteles Latinus, t. xxv 2, Metaphysica (Lib. I–X, XII–XIV): Translatio Anonyma sive ‘Media’, Brill, Leiden 1976. Politiques=: P. Pellegrin, Aristote, Les politiques, traduction, notes et bibliographie, Flammarion, Paris 2008.

Averroès (suivant l’ordre des traités d’Aristote) Aristotelis Opera cum Averrois Commentariis, Venetiis apud Junctas, 1562–1574 (réimpr. 14 vol., Minerva, Frankfurt am Main 1962). Abrégés ou Épitomés=: Averroes, Three short commentaries on Aristotle’s “Topics”, “Rethoric” and “Poetics”, edited and translated by C.E. Butterworth, State University of New York press, Albany 1977. Ibn Rušd, Rasāʾil Ibn Rušd, Dāʾirat al-maʿārif al-ʿuṯmāniyya, Hayderābād 1946–1947. Ibn Rušd, Kitāb al-samāʾ wa al-ʿālam, dans Rasāʾil Ibn Rušd. Averroès, Ǧawāmiʿ fī l-falsafa: Kitāb al-samāʿ al-ṭabīʿī, Epitome in Physicorum Libros, edidit J. Puig Montada, Instituto Hispano-Árabe de Cultura, Madrid 1983. Ibn Rušd, Risālat al-Samāʾ wa-al-ʿālam wa risālat al-kawn wa-al-fasād (Rasā’il Ibn Rusd alfalsafiyya 2–3), éd. R. wa-al-ʿAǧam et G. Ǧihāmī, Dār al-fikr al-lubnānī, Bayrūt 1994 Ibn Rušd, Ǧawāmiʿ al-Kawn wa-al-Fasād, texte établi par A.W. al-Taftazānī et S. Zāyid, révision et introduction par I. Madkour, Société Générale Egyptienne d’Edition, al-Qāhira 1991. Ibn Rušd, Kitāb al-Kawn wa-al-Fasād. Epitome del libro sobre la generación y la corrupción. Edición, traducción y commentario J. Puig Montada, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, Madrid 1992. Ibn Rušd, Kitāb al-Āṯār al-ʿulwiyya, dans Rasāʾil Ibn Rušd. Ibn Rušd, Ǧawāmiʿ al-Āṯār al-ʿulwiyya, texte établi par S. Fadl Allah et S. Abdel Razik, révision de El Khodeiry, al-Maktaba al-ʿarabyyia, al-Qāhira 1994. Ibn Rušd, Risālat al-āṯār al-ʿulwiyya, Rasāʾil Ibn Rušd al-falsafiyya, 4, R. al-ʿAǧam et Ǧ. Ǧihāmī (éds.), Dār al-fikr al-lubnānī, Bayrūt 1994. Ibn Rušd, Talḫīṣ kitāb al-nafs (Epitome De anima), edidit S. Gómez Nogales, Istituto HispanoArabe de Cultura, Madrid 1985. Ibn Rušd, Risālat al-nafs li-Bni Rušd, Rasāʾil Ibn Rušd al-falsafiyya, 5, R. al-ʿAǧam et Ǧ. Ǧihāmī (éds.), Dār al-fikr al-lubnānī, Bayrūt 1994. Averroes, Librorum Aristotelis qui Parva Naturalia vocantur, recensuit L. Shields; adiuvante H. Blumberg, The Medieval Academy of America, Cambridge (Mass.) 1949. Averroes, Epitome of “Parva Naturalia”, translated of the Arabic and the Hebrew and Latin version, with Notes and Introduction by H. Blumberg, The Medieval Academy of America, Cambridge (Mass.) 1961. Ibn Rušd, Talḫīṣ Kitāb Al-Ḥiss wa-l-maḥsūs. Averrois Cordubensis Compendia Librorum

Bibliographie

681

Aristotelis qui Parva naturalia vocantur, Textum arabicum recensuit et adnotationibus illustravit H. Blumberg, The Medieval Academy of America, Cambridge (Mass.) 1972. Averroes, Die Metaphysik des Averroes, nach dem arabischen Übersetzt und Erläutert von M. Horten, Niemeyer, Halle 1912. (réimpr. Minerva, Frankfurt am Main, 1960). Averroes, Compendio de Metafisica. Texto árabe con traducción y notas de Carlos Quirós Rodríguez, Real academia de ciencias morales y políticas, Madrid 1919. Averroes, Die Epitome der Metaphysik des Averroes, Übersetzt und mit einer Einleitung und Erläuterung versehen von S. Van den Bergh, Brill, Leiden 1924. Averroes, On Aristotle’s “Metaphysics”. An annotated Translation of the so-called “Epitome”, edited by R. Arnzen, W. De Gruyter, Berlin-New York 2010. Commentaires Moyens=: Averroès, Commentaire Moyen sur le “De Interpretatione”, introduction, traduction et notes par A. Benmakhlouf et S. Diebler, Vrin, Paris 2000. Averroes, Talḫı̄ṣ kitāb al-Qiyās, C.E. Butterworth, A.A.-M. Harıdı et M. Qāsim (éds.), alHayʼah al-Miṣrıyah al-ʻĀmmah lil-Kitāb, al-Qāhira 1983. Averroes, Talḫı̄ṣ kitāb al-Ǧadal, C.E. Butterworth et A.A.-M. Harıdı (éds.), al-Hayʼah alMiṣrıyah al-ʻĀmmah lil-Kitāb, al-Qāhira 1979. Averroes, Expositio media super tres primos libros [Physicorum], Iacob Mantino interprete: super reliquos vero quinque morte praereptus, eam intactam reliquit, dans Aristotelis Opera cum Averrois, vol. IV. Ibn Rušd, Talḫiṣ al-Kawn wa-al-Fasād, Texte établi par J.E. Alaoui, préface M. Mesbāhi, Dār al-Gharb al-Islam, Bayrūt 1995. Ibn Rušd, Talḫiṣ al-samāʾ wa-al-ʿālam, Ğ. al-ʿAlawī (éd.), Faculté des Lettres, Fez 1984. Averroès, Talḫīṣ al-Āṯār al-ʿulwiyya li-Abī al-Walīd Muḥammad ibn Rušd al-ḥafīd, Ǧ. al-ʿAlawī (éd.), Dār al-ġarb al-islāmī, Bayrūt 1994. Averroes, Mittlerer Kommentar zu Aristoteles’ De Generatione et Corruption, mit einer einleitenden Studie versehen, herausgegeben und Kommentiert von Heidrun Eichner, Ferdinand Schöningh, Paderborn-München-Wien-Zürich 2005. Averroes, Commentarium medium in Aristotelis “De Generatione et Corruptione libros”, recensuit F.H. Fobes; adiuvante S. Kurland, The Medieval Academy of America, Cambridge (Mass.) 1956. Averroes, On Aristotle’s “De Generatione et Corruptione”. Middle Commentary and Epitome. Translated from the original Arabic and the Hebrew and Latin versions with notes and introduction by S. Kurland, The Medieval Academy of America, Cambridge (Mass.) 1982. Averroès, Aristotelis De partibus animalium cum Averrois Cordubensis Paraphrasi, Iacob Mantino Hispano Hebraeo, Medico, interprete, dans Aristotelis Opera cum Averrois Commentariis vol. VI, part 1, ff 117r-203v; Aristotelis De generatione animalium cum Averrois Cordubensis Paraphrasi. Iacob Mantino Hispano Hebraeo, Medico interprete, dans Aristotelis Opera cum Averrois Commentariis vol. VI, part 2, ff. 43v-144r. Averroès, Averrois in Galenum, M. de la Conceptión Vázquez de Benito (éd.), C.S.I.C.-I.H.A.C., Madrid 1984. Averroes, La medicina de Averroes: commentarios a Galeno, traducción de M.C. Vásquez de Benito; introducción, M.C. Hernández, Ediciones Universidad Salamanca, Salamanca 1987. Grands Commentaires=: Averroès, Grand Commentaire et Paraphrase des Seconds Analytiques d’Aristote, Édition critique, notes et introduction par ʿA. Badawī, Qism al-Turāṯ al-ʿArabī, Koweit 1984. Averrois Cordubensis In Posteriorum Resolutoriorum, Libri duo, cum Averrois Cordubensis Magnis Commentaris, dans Aristotelis Opera cum Averrois, vol. I.

682

Bibliographie

Averrois Cordubensis Commentarium Magnum In Aristotelis De Physico Audito libri octo, dans Aristotelis Opera cum Averrois, vol. IV. Ibn Rušd, Mu.h.ammad Ibn Ah.mad Ibn Muh.ammad al-h.afi¯d. Commentary on Aristotle’s Book on the Heaven and the Universe, Sharḥ Kitāb al- Samāʾ wa-l-ʿālam. With an introduction by G. Endress. Reproduced from MS 11821, National Library, Tunis (Aḥmadiyya Fund, 5538), Institute for the History of Arabic-Islamic Science, Frankfort am Main 1994. Abū l-Walīd Ibn Rušd, Sarḥ al-Samā’ wa-l-ʿālam li-l-ḥakīm Arisṭūṭālīs, 2 vol., A. Ǧumʿa (éd.), Markaz al-našr al-ǧāmiʿī, Tunis 2002. Averrois Cordubensis Commentum magnum super libro De Caelo et Mundo Aristotelis, ex recognitione F.J. Carmody (†) in lucem edidit R. Arnzen, 2 vol., Peeters, Leuven 2003. Averroes, Commentarium Magnum in Aristotelis “De Anima libros”, recensuit F.S. Crawford, the Medieval Academy of America, Cambridge (Mass.) 1953. Averroes (Ibn Rushd) of Cordoba, Long Commentary of the De anima of Aristotle, Translated and with introduction and notes by R.C. Taylor, with Th.-A. Druart, Yale University Press, New Haven-London 2009. Averrois Cordubensis In Aristotelis Metaphysicorum Libros XIIII Commentarium Magnum, dans Aristotelis Opera cum Averrois, vol. VIII. Averroès, Tafsīr Mā baʿd aṭ-ṭabīʿa, texte arabe inédit établi par M. Bouyges, 3 vol., Dār el-Machreq, Bayrūt 20045 (1ère éd. 1938). Averroès, Grand Commentaire de la “Métaphysique” d’Aristote (Tafsīr Mā baʿd aṭ-ṭabīʿa). Livre lām-lambda, traduit de l’arabe et annoté par A. Martin, Les Belles Lettres, Paris 1984. Averroes, Ibn Rushd’s Metaphysics. A Translation with Introduction of Ibn Rushd’s commentary on Aristotle’s “Metaphysics”, book “Lām” by C. Genequand, Brill, Leiden 1986. M. Ahmed Nabil Elsakhawi, Étude du livre Zāy (Dzeta) de la Métaphysique d’Aristote dans sa version arabe et son commentaire par Averroès, Presses Universitaires du Septentrion, Paris 1997. Averroès, Grand Commentaire (Tafsīr) de la “Métaphysique”, Livre Bêta, précédé de Averroès et les apories de la Métaphysique d’Aristote par L. Bauloye, présentation et traduction par L. Bauloye, Vrin, Paris 2002. Autres ouvrages=: Ibn Rušd, Al-Kullīyāt, J.M. Fórneas Besteiro et C. Alvarez de Morales (éds.), Consejo Superior de Investigaciones Científicas, Madrid 1987. Averroes, Questions in Physics. From the unpublished Sefer ha-derušim ha-tib‘iyim, translated and edited by H.T. Goldstein, Kluwer academic, Dordrecht 1991. Averroes, Tahāfut al-Tahāfut (The Incoherence of Incoherence), translated from the Arabic with Introduction and Notes by S. Van den Bergh, The trustees of the “E.J.W. Gibb memorial, Cambridge 1954. Averroes, Averroes’ Destructio destructionum philosophiae Algazelis in the Latin version of Calo Calonymos, edited with an introduction by B.H. Zedler, The Marquette University Press, Milwaukee 1961. Averroes, De Substantia Orbis, critical edition of the Hebrew text with English translation and commentary by A. Hyman, The Medieval Academy of America, Cambridge (Mass.) 1986. Ibn Rušd, Tahāfot al-Tahāfot, texte arabe établi par M. Bouyges, Dār el-Machreq sarl, Bayrūt 19923. Averroès, Le livre du discours décisif, introduction par A. de Libera; traduction inédite, notes et dossier par M. Geoffroy, Flammarion, Paris 1996. Averroè, L’incoerenza dell’incoerenza dei filosofi, a cura di M. Campanini, UTET, Torino 1997.

Bibliographie

683

Ibn Rušd, al-Kašf ʿan manāhiǧ al-adilla fī ʿaqāʾid al-Milla, M. al-Ḥanafī (éd.), sous la direction de ʿA. al-Ǧābirī, Markaz dirāsāt al-waḥda al-ʿarabiyya, Bayrūt 1998. Averroès, L’Islam et la raison. Anthologie de textes juridiques théologiques et polémiques, traduction de M. Geoffroy, présentation par A. de Libera, Flammarion, Paris 2000. Averroes, The Book of the decisive Treatise determining the connection between the law and wisdom and Epistle dedicatory, Translation with Introduction and Notes by C. Butterworth, Brigham Young University Press, Provo 2001.

Autres auteurs anciens et médievaux (en ordre chronologique) Platon, Platonis Opera, recensuit brevique adnotatione critica instruxit J. Burnet, 5 vol., Oxford University Press, Oxford 1902. Platon, Phaedo, dans Platonis Opera, vol. I. Platon, Ménon, dans Œuvres complètes, tome III, 2, texte établi par A. Croiset, avec la collaboration de L. Bodin, Les Belles Lettres, Paris 1924. Platon, Timée, texte établi et traduit par A. Rivaud, dans Œuvres complètes, tome X, Les Belles Lettres, Paris 1925. Platon, Phédon, texte établi et traduit par L. Robin, dans Œuvres complètes, tome IV. I partie, Les Belles Lettres, Paris 1926. Nicolas de Damas, Kitāb Arisṭūṭālīs fī al-nabāt, tafsīr Niqūlāwus, dans ʿA. Badawī (éd.), Arisṭūṭālīs fī al-nafs, Maktabat al-nahḍa,al-miṣriyya, al-Qāhira 1954. Nicolas de Damas, Nicolaus Damascenus on the philosophy of Aristotle: fragments of the first fives books, Translated from the Syriac with an Introduction and Commentary by H.J.D. Lulofs, Brill, Leiden 1965. Nicolas de Damas, Nicolaus Damascenus: De plantis. Five translations, Edited and Introduced by H.J. Drossaart Lulofs et E.L.J. Poortman, Koninklijke Nederlandse Akademie van Wetenschappen, Amsterdam-Oxford-New York 1989. Galien, De Semine, dans Claudii Galenii Opera Omnia, editionem curavit C.G. Kühn, 20 vol., Leipzig 1821–1833 (réimpr. anast. Olms, Hildesheim 1964–1965, vol. IV, pars I). Galien, De complexionibus, dans KÜHN (éd.), Claudii Galeni Opera omnia, vol. II, 1. Galen, On Semen, edited, translated and commented by Ph. De Lacy, Akademie Verlag, Berlin 1992. Galien, L’âme et ses passions, introduction, traduction et notes par V. Barras, T. Birchler, A.-F. Morand; préface de J. Starobinski, Les Belles Lettres, Paris 1995. Galien, Traités philosophiques et logiques: Des sectes pour les débutants, Esquisse empirique, De l’expérience médicale, Des sophismes verbaux, Institution logique, traduction par C. Dalimier, J.-P. Levet, P. Pellegrin; introduction par P. Pellegrin, Flammarion, Paris 1998. Galien, De foetuum formatione, übersetzt und erläutert von Diethard Nickel, Corpus Medicorum Graecorum V, 3, 3, Akademie Verlag, Berlin 2001. Alexandre d’Aphrodise, Alexandri in Aristotelis Analyticorum priorum librum I commentarium, edidit M. Wallier, CAG II, 1, Reimer, Berlin 1883. Alexandre d’Aphrodise, Die durch Averroes erhaltenen Fragmente des Alexanders, untersucht und übersetzt von J. Freudenthal; mit Beiträgen zur Erläuterung des arabischen Textes von S. Fränkel, Abandlungen der Berliner Akademie, Berlin 1885. Alexandre d’Aphrodise, Alexandri Aphrodisiensis praeter commentaria scripta minora,

684

Bibliographie

de Anima liber cum mantissa, edidit I. Bruns, Supplementum Aristotelicum, vol. II, pars I, Reimer, Berlin 1887. Alexandre d’Aphrodise, Alexandri Aphrodisiensis in Aristotelis metaphysica commentaria, edidit M. Hayduck CAG, I, Reimer, Berlin 1891. Alexandre d’Aphrodise, Alaxandri Aphrodisiensis Praeter commentaria Scripta minora: Quaestiones; De Fato; De mixtione, edidit I. Bruns, Supplementum Aristotelicum, vol. II, pars 2, Reimer, Berlin 1892. Alexandre d’Aphrodise, In Aristotelis Meteorologicorum libros commentaria, CAG III, 2, editit M. Hayduck, Reimer, Berlin 1899. Alexandre d’aphrodise, Traité du Destin, texte établi et traduit par P. Thillet, Les Belles Lettres, Paris 1984. Alessandro di Afrodisia, L’Anima, traduzione, introduzione e commento a cura di P. Accattino e P. Donini, Laterza, Roma 1996. Alexandre d’aphrodise, Traité de la Providence, version arabe de Abū Bišr Mattā ibn Yūnus, introduction, édition et traduction de P. Thillet, Verdier, Lagrasse 2003. Alessandro di Afrodisia, De Anima II, Mantissa, premessa, testo rivisto, traduzione e note di P. Accattino; con la collaborazione di P. Cobetto Ghiggia, Edizioni dell’Orso, Alessandria 2005. Themistius, Themistii in libros de Anima paraphrasis, edidit R. Heinze, CAG V, 3, Reimer, Berlin 1899. Themistius, Themistii in Aristotelis Metaphysicorum librum L paraphrasis, hebraïce et latine, edidit S. Landauer, CAG V, 5, Reimer, Berlin 1903. Themistius, An Arabic translation of Themistius’ Commentary on Aristotele’s De Anima, edited by M.C. Lyons, Cassirer, London 1973. Thémistius, Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda), traduit de l’hébreu et de l’arabe, introduction, notes et indices par R. Brague, Vrin, Paris 1999. Asclepius, Asclepii in Aristotelis Metaphysicorum libros A-Z commentaria, edidit M. Hayduck, CAG vol. VI, 2, Reimer, Berlin 1888. Simplicius, Simplicii in Aristotelis Physicorum libros quattuor priores commentaria, edidit H. Diels, CAG vol. IX, Reimer, Berlin 1882. Simplicius, Simplicii in Aristotelis De Caelo commentaria, edidit I.L. Heiberg, CAG vol. VII, Reimer, Berlin 1894. Simplicius, Simplicii in Aristotelis Physicorum libros quattuor posteriores commentaria, edidit H. Diels, CAG vol. X, Reimer, Berlin 1895. Simplicius, Commentaire sur les Catégories d’Aristote. Chapitres 2–4, traduction par Ph. Hoffmann; avec la collaboration de I. Hadot; commentaire par C. Luna, Les Belles Lettres, Paris 1991. Philopon, Ioannis Philoponi in Aristotelis Analytica posteriora commentaria cum anonymo in librum II, edidit M. Wallies, CAG vol. XIII, 3, Reimer, Berlin 1909. Philopon, Ioannis Philoponi in Aristotelis Physicorum libros tres priores commentaria, edidit H. Vitelli, CAG vol. XVI, Reimer, Berlin 1887. Philopon, Ioannis Philoponi in Aristotelis Physicorum libros quinque posteriores commentaria, edidit H. Vitelli, CAG vol. XVII, Reimer, Berlin 1888. Philopon, Ioannis Philoponi in libros de Generatione et Corruptione, edidit H. Vitelli, CAG vol. XIV, 2, Reimer, Berlin 1901.

Bibliographie

685

Michel d’Éphèse, Alexandri Aphrodisiensis in Aristotelis Metaphysica commentaria, edidit M. Hayduck, CAG vol. I, Reimer, Berlin 1891. Al-Fa¯ra¯bi¯, Kitāb al-ǧamʿ bayna rẚyay al-ḥakīmayn Aflāṭūn al-ilāhī wa-Arisṭūṭālīs: dans F. Dieterici (éd.), Alfārābī’s Philosophische Abhandlungen aus Londoner, Leidener und Berliner Handschriften, Brill, Leiden 1890 (réimpr. dans Publications of the Institute for the History of Arabic-Islamic Science, F. Sezgin (éd.), XII, Frankfurt am Main 1999). Al-Fa¯ra¯bi¯, Philosophy of Aristotle. Falsafat Arisṭūṭālis wa-aǧzāʾ falsafatihī wa-marātib aǧzāʾihā waʾl-mawḍiʿ allaḏī minhū ibtadaʾa wa-ilayhī intāhā, M. Mahdi (éd.), Dār maǧallat Šiʿr, Bayrūt 1961 Al-Fa¯ra¯bi¯, Kitāb al-ḥurūf (Book of Letters), Commentary on Aristotle’s Metaphysics, éd. M. Mahdi, Dār al-Mašriq, Bayrūt 19902. Al-Fa¯ra¯bi¯, Al-Fārābī’s Philospophy of Plato and Aristotle, Translated with an Introduction by M. Mahdī, Glencoe, New York 1962. Al-Fa¯ra¯bi¯, The Attainment of Happiness, dans Al-Fārābī’s Philospophy of Plato and Aristotle. Al-Fa¯ra¯bi¯, Commentary and Short Treatise on Aristotle’s De interpretatione, Translation, Introduction and Comments by F.W. Zimmermann, Oxford University Press, London 1981. Al-Fa¯ra¯bi¯, Taḥsīl al-saʿādah (The Attainment of Happiness), Edited with Introduction and Notes by J. al-Yasin, Dār Al-Andalus, Bayrūt 1983. Al-Fa¯ra¯bi¯, al-Mantiq ʿinda al-Fārābī, édition, présentation et notes par M. Fakhrī, Dār elMachreq, Bayrūt 1987. Al-Fa¯ra¯bi¯, Kitāb al-Burhān, dans al-Mantiq ʿinda al-Fārābī, IV vol. Al-Fa¯ra¯bi¯, Šarḥ al Qiyās, dans M.T. Dāniš Pažūh (éd.), al-Manṭiqiyyāt li-l-Fārābī, 3 vol., Maktabat Āyatullāh al-ʿUẓmā al-Marʿašī al-Naǧafī, Qum 1987–89. Al-Fa¯ra¯bi¯, Iḥsāʾ al-ʿulūm, F. Sezgin (éd.), Institute for the history of Arabic-Islamic Science, Frankfurt 1999. Al-Fa¯ra¯bi¯, El catálogo de la ciencias por Al-Farabi, A.G. Gonzáles Palencia, Estanislao Maestre, Madrid 1950. Al-Fa¯ra¯bi¯, On the Perfect State, Mabādiʾ ārāʾahl al-madīnat al-fāḍilah, Revised Text with Introduction, Translation, and Commentary by R. Walzer, Great Books of the Islamic World, Chigago 1998. Al-Nadi¯m, Kitāb al-Fihrist, mit Anmerkungen herausgegeben von G. Flügel, nach dessen Tode besorgt von J. Roediger und A. Müller, 2 vol., Vogel, Leipzig 1871–2. Al-Nadi¯m, The Fihrist of al-Nadīm. A Tenth-Century Survey of Muslim Culture, Translated by B. Dodge, 2 vol., Columbia University Press, New York-London 1970. Abu¯ Rashi¯d al-Nīsa¯bu¯ri¯, Al-Masāʾil fī al-khilāf bayna al-Baṣriyyīn wa-al-Baġdādiyyīn, M. Ziyāda et R. al-Sayyid (éds.), Maʻhad al-Inmā' al-ʻArabī, Bayrūt 1979. Šayḫ al-Mufi¯d, Kitāb Awāʾil al-Maqālat (Principle Theses), edited by M. Mohaghegh, English Introduction by M.J. McDermott, Institute of Islamic Studies, Tehrān 1993. Ibn Si¯na¯, Kitāb Al-Naǧāt, M. Kurdī (éd.), al-Qāhira 1938. Ibn Si¯na¯, Al-Naǧāt min al-ġarq fī baḥr al-ḍalālāt, M.T. Dānišpazūh (éd.), Dānišgah Tehrān, Tehrān 1985. Avicenne, Livre des directives et remarques, traduction avec introduction et notes par A.-M. Goichon, Vrin, Paris 1951. Avicenne, al-Šifāʾ, al-Manṭiq: al-Burhān, A.ʿA. ‘Afīfī (éd.), al-Maṭbaʿa al-amīriyya, al-Qāhira 1956.

686

Bibliographie

Avicenne, Kitāb al-Išārāt wa-l-Tanbīhāt, avec le commentaire de Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī, S. Dunyā (éd.), 3 vols., Dār al-Maʿārif bi-Miṣr, al-Qāhira 1957–1960. Ibn Si¯na¯, Al-Šifāʾ, al-Ilāhiyyāt (1), éd. Ğ.Š. Qanawātī et S. Zāyid, Al-Hayʾa al-ʿamma li-šuʾūn al-maṭābiʿ al-amīriyya, al-Qāhira 1960. Ibn Si¯na¯, al-Ilāhiyyāt (2), éd. M.Y. Mūsā, S. Dunyā, S. Zāyid, Al-Hayʾa al-ʿamma li-šuʾūn al-maṭābiʿ al-amīriyya, al-Qāhira 1960. Avicenne, Al-Šifāʾ, al-Ṭabīʿiyyāt, al-Maʿādin waʾl-Āṯār al-ʽulwiyya, ʿAbd al-Ḥalīm Muntaṣir, Saʿīd Zāyid, ʿAbdallāh Ismāʿīl (éds.), al-Hayʾa al-ʿāmma li-šuʾūn al-maṭābiʿ al-amīriyya, al-Qāhira 1965. Avicenna Latinus, Liber de Philosophia prima sive Scientia divina, édition critique par S. Van Riet, Peeters-Brill, Leuven-Leiden, 1977. Ibn Si¯na¯, Al-Šifāʾ: al-Ṭabīʿiyyāt, al-Samāʿ al-ṭabīʿī, S. Zayid (éd.), Al-Hayʾa al-miṣriyya al-ʿāmma li-l-kitāb, al-Qāhira 1983. Avicenna Latinus, Liber primus naturalium. Tractatus primus de causis et principiis naturalium, édition critique par S. Van Riet, Peeters-Brill, Leuven-Leiden, 1992. Avicenna, The Metaphysics of the Healing, a parallel English-Arabic text, Translated, Introduced and Annotated by M. Marmura, Brigham Young University Press, Provo, 2005. Avicenna, Metafisica, traduzione dall’arabo, introduzioni, note e apparati di O. Lizzini; prefazione, revisione del testo latino e cura editoriale di P. Porro, Bompiani, Milano, 20062. Avicenna, Libro della Guarigione, Le Cose Divine di Avicenna (Ibn Sīnā), a cura di A. Bertolacci, UTET, Torino 2007. Al-Ġaza¯li¯, Tahāfut al-falāsifa, éd. M. Bouyges et M. Fakhrī, Dār el-Machreq, Bayrūt, 1962. Al-Ġaza¯li¯, Tahāfut al-falāsifa, The Incoherence of the Philosophers, A Parallel English-Arabic text translated, introduced, and annotated by M.E. Marmura, Brigham Young University Press, Provo 2000. Ibn Ba¯gˇgˇa, Kitāb al-Kawn wa-l-Fasād, Libro de la generación y corrupción. Edición, traducción y estudio J. Puig Montada, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, Madrid 1995. Ibn Ba¯gˇgˇa, Šarḥ al-samāʿ al-ṭabīʿī li-Arisṭūṭālīs (Paraphrase of Aristotle’s Physics), Edited with Introduction and Notes by M. Fakhry, Editions Dār al-nahār, Bayrūt 1973. Ibn Ba¯gˇgˇa, Šurūḥāt al-samāʿ al-ṭabīʿī, M. Ziyāda (éd.), Dār al-Kindī-Dār al-Fikr, Bayrūt 1978. Ǧa¯bir ibn Hayya¯n. Contribution à l’histoire des idées scientifiques dans l’Islam, T. I: Le corpus des écrits jabiriens, T. II: Jābir et la science grecque, P. Kraus (éd.), IFAO, MIE, al-Qāhira 1942, (rééd. aux Belles Lettres, Paris 1986) Thomas D’Aquin, S. Thomae Aquinatis in duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis expositio, cura et studio M.-R. Cathala-Spiazzi, Marietti, Torino-Roma 1950. Thomas D’Aquin, S. Thomae Aquinatis in octo libros Physicorum Aristotelis expositio, cura et studio P.M. Maggiolo, Marietti, Torino-Roma 1954.

Études P. Accattino, «Galeno e la riproduzione degli animali. Analisi del “De Semine”», dans Haase (éd.), Aufstieg und Niedergang, p. 1856–1886. P. Adamson (éd.), Classical Arabic Philosophy: Sources and Reception, The Warburg InstituteNino Aragno Editore, London-Torino 2007.

Bibliographie

687

A. Akasoy et W. Raven (éds.), Islamic Thought in the Middle Ages, Brill, Leiden-Boston 2008. A. Akasoy et G. Giglioni (éds.), Renaissance Averroism and its Aftermath. Arabic Philosophy in Early Modern Europe, Springer, Dordrecht 2013. Ǧ.D. Al-ʿAlawi¯, Al-Matn al-rušdī. Madḫal li-qirāʾa ǧadīda, Dār Tūbqāl li-al-našr, Casablanca 1986. M. Allard, «Le rationalisme d’Averroès d’après une étude sur la création», Bulletin d’études orientales, 14, 1952–1954, p. 7–59. J. Allen, Inference from signes. Ancient Debates about the Nature of Evidence, Oxford University Press, Oxford 2001. M. Alonso, Téologia de Averroes. Estudios y documentos, Escuela de Estudios Arabes, MadridGranada 1947. F. Amerini, «Aristotle, Averroes and Thomas Aquinas on the Nature of Essence», Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 14, 2003, p. 79–122. G.C. Anawati «Avicenne et l’alchimie», dans Oriente e Occidente nel Medioevo, Accademia nazionale dei Lincei, Roma 1971. J. P. Anton, Aristotle’s Theory of Contrariety, Routledge & Kegan Paul, London 1957. M. Arfa-Mensia (éd.), Actualité d’Averroès. Colloque du huitième centenaire, Carthage, 16–21 février 1998, Editions UNESCO, Tunis 2001. M. Arfa-Mensia, «Regards d’Ibn Rushd sur al-Juwaynī. Questions de méthode», Arabic Sciences and Philosophy, 22, 2012, p. 199–216. R. Arnzen et J. Thielmann (éds.), Words, Texts and Concepts cruising the Mediterranean sea. Studies on the Sources, Contents and Influences of Islamic civilitation and Arabic philosophy and science, Peeters, Leuven 2004. M. Asztelos, J.E. Murdoch et I. Niiniluoto (éds.), Knowledge and the Sciences in Medieval Philosophy, Yliopistopaino, Helsinki 1990. M. Aouad et M. Rashed (éds.), «Commentateurs ‘satisfaisants’ et ‘non satisfaisants’ de la Rhétorique selon Averroès», dans Endress et Aertsen (éds.), Averroes and the Aristotelian Tradition, p. 84–124. P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote. Essai sur la problématique aristotélicienne, PUF, Paris 1962. P. Aubenque, Études sur la Métaphysique d’Aristote. Actes du VI Symposium Aristotelicum, Vrin, Paris 1979. G. Aubry, Dieu sans la puissance: “dunamis” et “energeia” chez Aristote et chez Plotin, Vrin, Paris 2006. ʿA. Badawi¯, La transmission de la philosophie grecque au monde arabe, Vrin, Paris 1968. ʿA. Badawi¯, Commentaires sur Aristote perdus en grec et autres épîtres, publiés et annotés, Dār el-Machreq, Bayrūt 1971. ʿA. Badawi¯, Histoire de la philosophie en Islam, 2 vol., Vrin, Paris 1972. ʿA. Badawi¯, ʿArisṭū ʿinda al-ʿarab, Maktaba al-Nahḍa al-miṣriyya, al-Qāhira 1947. ʿA. Badawi¯, «Averroès face au texte qu’il commente», dans Jolivet (éd.), Multiple Averroès, p. 59–89. C. Baffioni (éd.), Averroes and the Aristotelian Heritage, Guida, Napoli 2004. C. Baffioni, «Further Notes on Averroes’ Embryology and the Question of the “Female Sperm”», dans ead. (éd.), Averroes and the Aristotelian, p. 159–72. C. Baffioni, «L’embryologie islamique entre héritage grec et Coran: les philosophes, les savants, les théologiens», dans Brisson, Congourdeau et Solère (éds.), L’embryon, p. 213–31. C. Baffioni, «Averroes’ contribution to embriology», dans Hasnawi (éd.), La lumière de l’intellect, p. 109–121. P. Bakker, S.W. De Boer et. C. Leijenhorst (éds.), Psychology and the Other Disciplines: A Case of Cross-Disciplinary Interaction (1250–1750), Brill, Boston-Leiden 2012.

688

Bibliographie

D.M. Balme, «Development of Biology in Aristotle and Theophrastus: Theory of Spontaneous Generation», Phronesis, 7, 1962, p. 91–104. D.M. Balme, «Aristotle Biology was not Essentialist», Archiv für Geschichte der Philosophie, 62, 1980, p. 1–12, (réédité avec en annexe «Appendix 1: Note on the Aporia in Metaph. Z»; «Appendix 2: The Snub», dans Gotthelf et Lennox (éds.), Philosophical issues, p. 291– 312. D.M. Balme, «Matter in definition: a reply to G.E.R. Lloyd», dans Devereux et Pellegrin (éds.), Biologie, Logique, p. 49–54. D.M. Balme, «Human is generated by Human» dans Dunstan (éd.), The Human Embryo, p. 20–31. D.M. Balme, «Teleology and Necessity», dans Gotthelf et Lennox (éds.), Philosophical issues, p. 275–285. J.R. Bambrough, New Essays on Plato and Aristotle, Routledge and Kegan, London 1965. J. Barnes, M. Schofield et R. Sorabji (éds.), Articles on Aristotle. 3. Metaphysics, Duckworth, London 1979. J. Barnes, J. Brunschwig, M. Burnyeat et M. Schofield (éds.), Science and Speculation: Studies in Hellenistic Theory and Practice, Cambridge University Press-Maison des sciences de l’homme, Cambridge-Melbourne-London-Paris 1982. L. Bauloye, La question de l’essence. Averroès et Thomas d’Aquin commentateurs d’Aristote: “Métaphysique” Z1, Peeters, Louvain-La-Neuve1997. C. Belo, Chance and determinism in Avicenna and Averroes, Brill, Leiden 2007. Th. Benatouïl, E. Maffi et F. Trabattoni (éds.), Plato, Aristotle, or Both? Dialogues between Platonism and Aristotelianism in Antiquity, G. Olms Verlag, Hildesheim-Zürich-New York 2011. E. Berti, «La suprématie du mouvement local selon Aristote: ses conséquences et ses apories», dans Moraux et Wiesner (éds.), Aristoteles Werk, vol. I, p. 123–150. E. Berti, «Les méthodes d’argumentation et de démonstration dans la “Physique” (Apories, Phénomènes, Principes)», dans De Gandt et Souffrin (éds.), La physique d’Aristote, p. 53–72. E. Berti, «La Métaphysique d’Aristote: “onto-théologie ou “philosophie première”?», Revue de philosophie ancienne, 14, 1996, p. 61–86. A. Bertolacci, «The Structure of Metaphysical Science in the Ilāhiyyāt (Divine Science) of Avicenna’s Kitāb al-Šifā’ (Book of the Cure)», Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 13, 2002, p. 1–69. A. Bertolacci, «On the Arabic Translations of Aristotle’s Metaphysics», Arabic Sciences and Philosophy, 15, 2005, p. 241–275. A. Bertolacci, The Reception of Aristotle’s Metaphysics in Avicenna’s Kitāb al-Šifā’, Brill, Leiden 2006. A. Bertolacci, «Avicenna and Averroes on the Proof of God’s Existence and the SubjectMatter of Metaphysics», Medioevo, 23, 2007, p. 61–97. A. Bertolacci, «Averroes against Avicenna on Human Spontaneous Generation: The Starting-Point of a Lasting Debate», dans Akasoy et Giglioni (éds.), Renaissance Averroism, p. 37–54. J. Biard et F. Mariani-Zini (éds.), Les lieux de l’argumentation. Histoire du syllogisme topique d’Aristote à Leibniz, Brepols, Turnhout 2009. J. Biard et S. Rommevaux (éds.), La nature et le vide dans la physique médiévale, Études dédiées à Edward Grant, Brepols, Turnhout 2012. J. Biard (éd.), Raison et démonstration. Les commentaires médiévaux sur les Seconds Analytiques, Brepols, Turnhout 2015. D. Black, «Knowledge (‘Ilm) and Certitude (Yaqīn) in al-Fārābī’s Epistemology», Arabic Sciences and Philosophy, 16, 2006, p. 11–45.

Bibliographie

689

H.J. Blumenthal, «Themistius: The Last Peripatetic Commentator on Aristotle?», dans Sorabji (éd.), Aristotle transformed, p. 113–23. J. Bogen, «Aristotelian Contraries», Topoi, 10, 1991, p. 53–66. J. Bogen et J. McGuire, How Things are. Studies in the Predication and the History of Philosophy and Science, Reidel Publishing Company, Dordrecht-Boston-Lancaster 1985. R. Bolton, «Aristotle’s Method in Natural Science: Physics I», dans Judson (éd.), Aristotle’s Physics, p. 1–29. R. Bolton, «Definition and Scientific Method in Aristotle’s Posterior Analytics and Generation of Animals», dans Gotthelf et Lennox (éds.), Philosophical Issues, p. 120–166. R. Bolton, «The Epistemological Basis of Aristotelian Dialectic», dans Sim (éd.), From Puzzles to Principles?, p. 57–105. R. Bolton, «Two standards for inquiry in Aristotle’s De Caelo», dans Bowen et Wildberg, New Perspectives, p. 51–82. R. Bolton et J. Lennox (éds.) Being, Nature, and Life in Aristotle. Essays in Honor of Allan Gotthelf, Cambridge University Press, Cambridge 2010. R. Bolton, «Biology and metaphysics in Aristotle», dans Bolton et Lennox (éds.) Being, Nature, and Life in Aristotle, p. 30–55. R. Bolton, «Subject, Soul and Substance in Aristotle», dans Cerami (éd.), Nature et Sagesse, p. 149–176. H. Bonitz, Index Aristotelicus, (Unveränderter photomechanischer Nachdruck aus dem fünften Bande der Ausgabe der Werke des Aristoteles, Berlin, 1870), Akademische DruckVerlagsanstalt, Graz 1955. D. Bostock, «Aristotle on the principles of change in Physics I», dans Schofield et Craven Nussbaum (éds.), Language and Logos, p. 179–196. D. Bostock, Space, time, matter, and form essays on Aristotle’s physics, Oxford University Press, Oxford 2006. Z. Bou Akl, Averroès: Le philosophe et la Loi, édition, traduction et commentaire de l’Abrégé du Mustaṣfā, W. De Gruyter, Berlin-New York 2015. A. C. Bowen et C. Wildberg (éds.), A Companion to Aristotle’s Cosmology: Collected Papers on De Caelo, Brill, Leiden 2009. R. Brague, Du temps chez Platon et Aristote, PUF, Paris 1982. R. Brague, «Sur la formule aristotélicienne ho pote on», dans id., Du temps, p. 97–144. J.-B. Brenet (éd.), Averroès et les averroïsmes juif et latin. Actes du colloque international tenu à Paris les 16–18 juin 2005, Brepols, Turnhout 2007. J.-B. Brenet, «Le feu agit-il en tant que feu? Averroès et le péripatétisme grec et arabe dans les Quaestiones de sensu de Jean de Jandun», dans Grellard et Morel (éds.), La réception des Parva Naturalia, p. 163–195. J.B. Brenet, Les possibilités de jonction, Averroès-Thomas Wilton, W. De Gruyter, Berlin 2013. L. Brisson, M.-H. Congourdeau et J.-L. Solère (éds.), L’embryon: formation et animation. Antiquité grecque et latine, traditions hébraïque, chrétienne et islamique, Vrin, Paris 2008. S. Broadie, «Nature and Craft in Aristotelian Teleology», dans Devereux et Pellegrin (éds.), Biologie, logique, p. 389–403. S. Broadie, «On Generation and Corruption I.4: Distinguishing Alteration-Substantial Change, Elemental Change, and First Matter in GC», dans De Haas et Mansfeld (éds.), Aristotle’s On Generation, p. 123–150. J. Brunschwig, «Dialectique et ontologie chez Aristote», Revue philosophique de la France et de l’étranger, 154, 1964, p. 179–200. J. Brunschwig, «Forme, prédicat de la matière?», dans Aubenque, Études sur la Metaphysique, p. 131–158.

690

Bibliographie

J. Brunschwig, «Qu’est-ce que la “Physique” d’Aristote?», dans De Gandt et Souffrin (éds.), La Physique d’Aristote, p. 11–40 J. Brunschwig, «On Generation and Corruption I.i: A false start?», dans De Haas et Mansfeld (éds.), Aristotle’s On Generation, p. 24–63. M. Burnyeat (éd.), Notes on Book Zeta of Aristotle’s Metaphysics, Oxford Study Aids in Philosophy, Sub-Faculty of Philosophy, Oxford 1979. M. Burnyeat, A Map of Zeta, Mathesis Publications, Pittsburgh 2001. M. Burnyeat, «Introduction: Aristotle on the Foundations of Sublunary Physics», dans De Haas et Mansfeld (éds.), Aristotle’s On Generation, p. 7–24. M. Cameron et J. Marenbon (éds.), Methods and Methodologies. Aristotelian Logic East and West, 500–1500, Brill, Leiden-Boston 2010. F. Caujolle-Zaslawsky, «Étude préparatoire à une interprétation du sens aristotélicien d’ἐπαγωγή», dans Devereux et Pellegrin (éds.), Biologie, Logique, p. 365–387. M.H. Congourdeau, L’Embryon et son âme dans les sources grecques, Association des amis du Centre d’histoire et civilisation de Byzance, Paris 2007. C. Cerami, «La posizione ed il ruolo di 7–9 all’interno del libro Z della Metafisica», Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 14, 2003, p. 123–158. C. Cerami, «The Aristotelian Analysis of Generation: Physics A and Metaphysics Z», Documenti e Studi sulla Tradizione Filosofica Medievale, 15, 2004, p. 1–38. C. Cerami, «La sostanza sensibile e la nozione di tode toionde in Metafisica VII 8», dans Fronterotta et Leszl (éds.), Eidos-Idea, p. 211–232. C. Cerami, «Le statut de la forme substantielle comme τοιόνδε», Documenti e Studi sulla Tradizione Filosofica Medievale, 18, 2007, p. 37–49. C. Cerami, «Thomas lecteur critique du Grand Commentaire d’Averroès à Phys. I,1», Arabic Sciences and Philosophy, 19, 2009, p. 189–223. C. Cerami, «Corps et continuité. Remarques sur la “nouvelle” physique d’Averroès», Arabic Sciences and Philosophy, 21, 2011, p. 299–318. C. Cerami «Mélange, minima naturalia et croissance animale dans le Commentaire Moyen d’Averroès au De generatione et corruptione, I, 5», dans Biard et Rommevaux (éds.), La nature et le vide, p. 137–164. C. Cerami, «La substance première d’Averroès entre logique et ontologie» dans Ebbesen, Marenbon et Thom (éds.), Aristotle’s Categories, p. 87–138. C. Cerami (éd.), Nature et Sagesse. Les rapports entre physique et métaphysique dans la tradition aristotélicienne. Recueil de textes en hommage à Pierre Pellegrin, Peeters, Louvain-laNeuve 2014. C. Cerami, «Signe physique, signe métaphysique. Averroès contre Avicenne sur le statut épistémologique des sciences de l’être», dans ead. (éd.), Nature et sagesse, p. 429– 474. C. Cerami, «Induction et certitude dans le Grand Commentaire d’Averroès aux Seconds Analytiques d’Aristote», dans Biard (éd.), Raison et démonstration, p. 47–69. C. Cerami, «L’éternel par soi. Averroes contre al-Fārābī sur les enjeux épistemologiques de Phys. VIII 1», dans dans P. Bakker (éd.), Averroes’ Natural Philosophy and its Reception in the Latin West, Leuven University Press, Leuven 2015 (sous press). C. Cerami, «Le plaisir des femmes selon Aristote: Averroès contre Galien sur Natura nihil facit frustra», Philosophie Antique, à paraître en 2016. C. Cerami, «Le commun avant le propre. Le rôle de Seconds Analytiques I 4–5 dans l’organisation du corpus de philosophie naturelle d’après Averroès», Miscellanea Mediaevalia, à paraître en 2016. C. Cerami «Changer pour rester le même. Forme, dunamis et hexis chez Alexandre d’Aphrodise», à paraître.

Bibliographie

691

D. Charles, «Matter and Form: Unity, Persistence, and Identity», dans Scaltsas, Charles et Gill (éds.), Unity, Identity, p. 75–105. W. Charlton, «Aristotle and the Principle of Individuation», Phronesis, 17, 1972, p. 239–249. W. Charlton, «Prime Matter: a Rejoinder», Phronesis, 28, 1983, p. 197–211. H. Cherniss, Aristotle’s criticism of Plato and the Academy, John Hopkins press, Baltimore 1944. R. Chiaradonna, Sostanza, movimento, analogia: Plotino critico di Aristotele, Bibliopolis, Napoli 2002. R. Chiaradonna, «Connaissance des intelligibles et degrés de la substance – Plotin et Aristote», Études Platoniciennes, 3, 2006, p. 57–85. R. Chiaradonna et F. Trabattoni (éds.), Physics and Philosophy of Nature in Greek Neoplatonism, Brill, Leiden 2009. C. Chiesa et L. Freuler (éds.), Métaphysiques médiévales. Études en l’honneur d’André de Muralt, Cahiers de la Revue de Théologie et de Philosophie, 20, Genève-Lausanne-Neuchâtel 1999. S. Clucas, P.J. Forshaw et V. Rees (éds.), Laus Platonici Philosophici: Marsilio Ficino and His Influence, Brill, Boston-Leiden 2011. A. Code, «The aporematic approach to primary being in Metaphysics Z», Canadian Journal of Philosophy, 14, 1984, p. 1–20. A. Code, «Soul as Efficient Cause in Aristotle’s Embryology», Philosophical Topics, 15, 1987, p. 51–59. A. Code, «The Persistence of Aristotelian Matter», Philosophical Studies 29, 1976, p. 357–367. L.I. Conrad (éd.), The World of Ibn Ṭufayl: Interdisciplinary Perspectives on Ḥayy Ibn Yaqẓān, Brill, Leiden 1996. J.M. Cooper, «Aristotle on Natural Teleology», dans Schofield et Craven Nussbaum (éds.), Language and Logos, p. 197–222 (réimpr. dans Cooper, Knowledge, Nature, p. 107– 129). J.M. Cooper, «Metaphysics in Aristotle’s Embryology» dans Devereux et Pellegrin (éds.), Biologie, logique, p. 14–41. J.M. Cooper, Knowledge, Nature and the Good. Essays on Ancient Philosophy, Princeton University Presse, Princeton-Oxford 2004. H. Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, Paris 1964. V. Cordonier, «Matière, qualités, mélange. La physique élémentaire d’Aristote chez Galien et Alexandre d’Aphrodise», dans Porro (éd.), La materia, p. 79–103. V. Cordonier, «Corps, matière et contact. La cohérence du sensible selon Alexandre d’Aphrodise», dans Rashed (éd.), «Alexandre d’Aphrodise», p. 353–378. V. Cordonier, «De la transmission à la sympathie: Plotin et la désaffection du milieu perceptif (Enn. IV, 5 [29])», dans Narcy (éd.), Néoplatonisme, p. 35–69. V. Cordonier, «Du moyen-platonisme au néo-platonisme: sources et postérité des arguments d’Alexandre d’Aphrodise contre la doctrine stoïcienne des mélanges», dans Benatouïl, Maffi et Trabattoni (éds.), Plato, Aristotle, or Both?, p. 95–116 . V. Cordonier, «Le mélange chez Averroès. Sources textuelles et implications théoriques», dans Hasnawi et Federici Vescovini (éds.), Circolazione dei saperi, p. 361–376. L. Couloubaritsis, «Le Statut du devenir dans Metaphysique Z et H», dans Moraux et Wiesner (éds.), Aristoteles Werk und Wirkung, p. 288–310. M. Craven Nussbaum et A. Rorty (éds.), Essays on Aristotle’s De Anima, Oxford University Press, Oxford 1992. M. Craven Nussbaum, «The Sumphuton Pneuma and the De motu Animalium’s Account of Soul and Body», dans Craven Nussbaum, Aristotle’s De Motu Animalium, p. 143–164. M. Crubellier et P. Pellegrin, «Approche de la Physique d’Aristote», Oriens-Occidens, 2 1998, p. 1–37.

692

Bibliographie

M. Crubellier, «Aristote et l’inférence au moyen des signes», Oriens-Occidens, 3, 2000, p. 5–24. C. D’Ancona Costa, La Casa della Sapienza. La trasmissione della metafisica greca e la formazione della filosofia araba, Guerini e Associati, Milano 1996. C. D’Ancona et G. Serra (éds.), Aristotele e Alessandro di Afodrisia nella tradizione araba, Il Poligrafo, Padova 2002. C. D’ancona Costa, «Modèles de causalité chez Plotin», Études philosophiques, 90, 2009, p. 361–385. C. D’ancona Costa, «La notion de cause dans les textes néoplatoniciens arabes», dans Chiesa et Freuler (éds.), Métaphysiques médiévales, p. 47–68. R. Dancy, «On Some of Aristotle’s Second Thoughts about Substances: Matter», Philosophical Review, 87, 1978, p. 372–413. C. Dalimier, «La saisie des principes physiques chez Aristote. Simplicius contre Alexandre d’Aphrodise», Oriens-Occidens, 2, 1998, p.77–94. H.A. Davidson, Proofs of Eternity, Creation and the Existence of God in Medieval Islamic and Jewish Philosophy, Oxford University Press, New York-Oxford 1987. H.A. Davidson, Alfarabi, Avicenna & Averroes on Intellect, Their Cosmologies, Theories of Active Intellect and Theories of human intellect, Oxford University Press, Oxford-New York 1992. F. De Gandt et P. Souffrin (éds.), La Physique d’Aristote et les conditions d’une science de la nature, Vrin, Paris 1991. F. De Haas et J. Mansfeld (éds.), Aristotle’s On Generation and Corruption Book I. Symposium Aristotelicum, Oxford University Press, Oxford 2004. A. De Libera, La querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Âge, Éditions du Seuil, Paris 1996. A. De Libera, L’art des généralités. Théories de l’abstraction, Aubier, Paris 1999. G. De Vaulx-D’arcy, «La naqla, étude du concept de transfert dans l’œuvre d’al-Fārābī», Arabic Sciences and Philosophy, 20, 2010, p. 125–176. J. Den Heijer, «Syriacism in the Arabic Version of Aristotle’s Historia Animalium», Aram 2, 1991, p. 97–114. D. Devereux et P. Pellegrin (éds.), Biologie, Logique et Métaphysique chez Aristote. Actes du séminaire CNRS-NSF, Oléron 28 juin-3 juillet 1987, Editions du CNRS, Paris 1990. A. Dhanani, «Rocks in the Heavens? The Encounter between ‘abd al-Ğabbār and Ibn Sīnā», dans Reisman et Al-Rahim (éds.), Before and after Avicenna, p. 127–144. M. Di Giovanni, «La definizione delle sostanze sensibili nel Commento Grande (Tafsīr) di Averroè a Metafisica Z 10–11», Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 14, 2003, p. 27–63. M. Di Giovanni, «Averroes on the Species of Celestial Bodies», Miscellanea Mediaevalia, 33, 2006, p. 438–464. M. Di Giovanni, «Individuation by Matter in Averroes’ Metaphysics», Documenti e studi della tradizione filosofica medievale, 18, 2007, p.187–210. M. Di Giovanni, «Averroes and the Logical Status of Metaphysics», dans Cameron et Marenbon (éds.), Methods and Methodologies, p. 53–74. A. Dietrich (éd.), Akten des VII. Kongresses für Arabistik und Islamwissenschaft, Göttingen, 15. Bis 22. August 1974, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen 1976. S. Donati, «La dottrina delle dimensioni indeterminate in Egidio Romano», Medioevo, 14, 1988, p. 149–234. S. Donati, «Physica I, 1: L’interpretazione dei commentatori inglesi della Translatio Vetus e la loro recezione del commento di Averroè», Medioevo, 21, 1995, p. 75–255. S. Donati, «Materia e dimensioni tra XIII e XIV secolo: la dottrina delle dimensiones indeterminatae», dans Porro (éd.), La Materia, p. 361–393.

Bibliographie

693

P.-L. Donini, «Unità e oggetto della metafisica secondo Alessandro di Afrodisia», dans Movia, (éd.), Alessandro di Afrodisia, p. 15–22. P.-L. Donini, «L’objet de la Métaphysique selon Alexandre d’Aphrodise», dans Narcy et Tordesillas (éds.), La Métaphysique, p. 81–98. J. Driscoll, «EIDH in Aristotle’s Earlier and Later Theories of Substance», dans O’Meara (éd.), Studies in Aristotle, p. 129–159. H.J. Drossaart Lulofs, «Aristotle, Bar Hebraeus and Nicolaus Damascenus on Animals», dans Gotthelf (éd.), Aristotle on Nature and Living Things, p. 345–357. T.-A. Druart, Averroes: The Commentator and the Commentators, dans Schrenk (éd.), Aristotle in Late Antiquity, p. 184–202. J. Dubois et B. Roussel (éds.), Entrer en matière. Les prologues, Édition du Cerf, Paris 1998. E.E. Dudley Sylla, «The A Posteriori Foundations of Natural Science. Some Medieval Commentaries on Aristotle’s Physics, Book I, Chapters 1 and 2», Synthese, 40, 1979, p. 147– 187. P. Duhem, Le système du Monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, t. iv, Hermann, Paris 1954. D.M. Dunstan (éd.), The Human Embryo: Aristotle and the Arabic and European Tradition, University of Exeter Press, Exeter 1990. I. Düring et G.E.L. Owen (éds.), Aristotle and Plato in the Mid-Fourth Century. Papers of the Symposium Aristotelicum held at Oxford in August, 1957, Elanders Boktryck, Göteborg 1960. S. Ebbesen, J. Marenbon et P. Thom (éds.), Aristotle’s Categories in the Byzantine, Arabic and Latin Traditions, Royal Danish Academy of Sciences and Letters, Copenaghen 2013. T. Ebert, «The origin of the Stoic Theory of Signs in Sextus Empiricus», Oxford Studies in Ancient Philosophy, 5, 1987, p. 83–126. H. Eichner, «Ibn Rušd’s Commentary and Alexander’s Commentary in their relationship to the Arab commentary tradition on the De Generatione et Corruptione», dans D’ancona et Serra (éds.), Aristotele e Alessandro, p. 281–297. A. Elamrani-Jamal, Aristote de Stagire, Organon (4), Les Seconds Analytiques, Tradition arabe, dans Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques (t. I), p. 521–24. A. Elamrani-Jamal, «La démonstration du signe (burhān al-dalīl) selon Ibn Rušd (Averroès)», Oriens-Occidens, 3, 2000, p. 41–59 (repris dans «La démonstration du signe (burhān al-dalīl) selon Ibn Rushd (Averroès)», Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 11, 2000, p. 113–131). G. Endress, Die arabischen Ubersetzungen von Aristoteles’ Schrift De Caelo, Frankfurt am Main 1966. G. Endress et M. Schmeink (éds.), Akten des Zweiten Symposium Graeco-Arabicum, RuhrUniversität Bochum, 3–5. März 1987, B.R. Grüner, Amsterdam 1989. G. Endress et R. Kruk (éds.), The Ancient Tradition in Christian and Islamic Hellenism, dedicated to H.-J. Drossaart Lulofs on his ninetieth birthday, CNWS Publications, Leiden 1997. G. Endress, «The circle of al-Kindī. Early Arabic translations from the Greek and the rise of Islamic philosophy», dans Endress et Kruk (éds.), The Ancient Tradition, p. 43–76. G. Endress, J.A. Aertsen et K. Braun (éds.), Averroes and the Aristotelian Tradition. Sources, Constitution and Reception of the Philosophy of Ibn Rushd (1126–1198). Proceedings of the Fourth Symposium Averroicum (Cologne 1996), Brill, Leiden-Boston-Köln 1999. G. Endress, «Le projet d’Averroès: constitution, réception et édition du corpus des œuvres d’Ibn Rušd», dans Endress, Aertsen et Braun (éds.), Averroès and the Aristotelian Tradition, p. 3–31. G. Endress, «“If God Will Grant me Life”. Averroes the Philosopher: Studies on the History of

694

Bibliographie

His Development», Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 15, 2004, p. 227– 253. T. Engberg-Pedersen, «More on Aristotelian Epagoge», Phronesis, 24, 1979, p. 301–319. C. Esposito et P. Porro (éds.), La materia/La matière/Die Materie/Matter, Quaestio, 7, Edizioni di Pagina-Brepols, Bari-Turnhout 2007. J. van Ess, Une lecture à rebours de l’histoire du Mu‛tazilisme, Geuthner, Paris 1984. J. van Ess, Theologie und Gesellschaft im 2. und 3. Jahrhundert Hidshra. Eine Geschichte des religiösen Denkens im frühen Islam, De Gruyter, Berlin-New york 1991–1997. M. Fakhry, A History of Islamic philosophy, Longman, London 1983. A. Falcon, Aristotle & the Science of Nature. Unity without Uniformity, Cambridge University Press, Cambridge 2005. A. Falcon, «Between Physics and Metaphysics: Aristotle and the Boundaries of Knowledge» dans Cerami (éd.), Nature et Sagesse, p. 71–94. I. Faruqi (éd.), Islamic Thought and Culture, International Institute of Islamic Thought, Washington 1982. G. Federici Vescovini et A. Hasnawi (éds.), Circolazione dei saperi nel Mediterraneo: filosofia e scienze (secoli IX–XVII); Circulation des savoirs autour de la Méditerranée: philosophie et sciences (IXe–XVIIe siècle)’, Actes du 5e colloque de la SIHSPAI, Cadmo, Firenze 2013. M. Ferejohn, The Origins of Aristotelian Science, Yale University Press, New Haven-London 1991. M. Ferejohn, «The Definition of Generated Composites in Aristotle’s Metaphysics», dans Scaltsas, Charles et Gill (éds.), Unity, Identity, p. 291–318. L. Filius, The Book of Animals by Aristotle, dans Akasoy et Raven (éds.), Islamic Thought, p. 267–273. K. Fine, «Aristotle on Matter», Mind, 101, 1992, p. 35–57. R. Fontaine, «Averroes’ Commentary on Aristotle’s De Generatione Animalium and its Use in Two Thirteenth-Century Hebrew Encyclopedias», dans Akasoy et Raven (éds.), Islamic Thought, p. 489–502. R. Fontaine, «Meteorology and Zoology in Medieval Hebrew Texts», dans Freudenthal (éd.), Science in Medieval, p. 217–229. R. Fontaine, «Averroes as a Commentator of Aristotle: the case of Metereologica and the De Animalibus», dans Hasnawi (éd.), La lumière de l’intellect, p. 99–108. W.W. Fortenbaugh et G. Wöhrle (éds.), On the Opuscula of Theophrastus. Akten der 3. Tagung der Karl-und-Gertrud-Abel-Stiftung vom 19.-23. Juli in Trier, F. Steiner, Stuttgart 2002. D.H. Frank et O. Leaman (éds.), The Cambridge Companion to Jewish Philosophy, Cambridge University Press, Cambridge 2003. R.M. Frank, «The structure of created causality according to al-Aš̔ arî. An analysis of the Kitâb al-Luma̔ , §§ 82–164», Studia Islamica, 25, 1966, p. 13–75. R.M. Frank, «Notes and remarks on the ṭabā’i‘ in the teaching of al-Māturīdī», dans Salmon (éd.), Mélanges d’Islamologie, p. 137–149. R.M. Frank, «The science of kalām», Arabic Sciences and Philosophy, 2, 1992, p. 7–37. R.M. Frank, Classical Islamic Theology: The Ash‘arites, Texts and Studies on the Development and History of Kalām, Variorum, Ashgate 2008. R.M. Frank, Creation and Cosmic System: al-Ghazālī and Avicenna, Carl Winter Universitätverlag, Heidelberg 1992. R.M. Frank, Al- Ghazālī and the Ash‘arite School, Duke University Press, Durham 1994. M. Frede, Essays in Ancient Philosophy, Oxford University Press, Oxford 1987. M. Frede, «Individuals in Aristotle», dans Frede, Essays, p. 49–71.

Bibliographie

695

M. Frede, «Substance in Aristotle’s Metaphysics», dans Frede Essays, p. 72–80. M. Frede, «The Unity of General and Special Metaphysics: Aristotle’s Conception of Metaphysics», dans Frede, Essays, p. 81–95. M. Frede, «The Definition of Sensible Substances in Met. Z», dans Devereux et Pellegrin (éds.), Biologie, Logique, p. 113–129. M. Frede et D. Charles (éds.), Aristotle’s Metaphysics Lambda. Symposium Aristotelicum, Oxford University Press, Oxford 2000. C.A. Freeland, «Aristotle on bodies, matter, and potentiality», dans Gotthelf et Lennox (éds.), Philosophical issues, p. 392–407. G. Freudenthal, Aristotle’s Theory of Material Substance, Heat and Pneuma, Form and Soul, Oxford University Press, Oxford 1995. G. Freudenthal, «The Medieval astrologization of Aristotle’s biology: Averroes on the role of the celestial bodies in the generation of animate beings», Arabic Sciences and Philosophy, 12, 2002, p. 111–137. G. Freudenthal, «The Medieval Astrologization of The Aristotelian Cosmos: From Alexander of Aphrodisias to Averroes», Mélanges de l’Université Saint-Joseph, 59, 2006, p. 29–68. G. Freudenthal, «The Astrologization of the Aristotelian Cosmos: Celestial Influences on the Sublunary World in Aristotle, Alexander of Aphrodisias, and Averroes», dans Bowen et Wildberg (éds.), A Companion to Aristotle’s Cosmology, p. 239–281. G. Freudenthal (éd.), Science in Medieval Jewish Cultures, Cambridge University Press, Cambridge 2011. G. Freudenthal, «Averroes’ Changing Mind on the Role of the Active Intellect in the Generation of Animate Beings», dans Hasnawi (éd.), La lumière de l’intellect, p. 319–328. F. Fronterotta et W. Leszl (éds.), Eidos-Idea. Platone, Aristotele e la tradizione platonica, Akademie Verlag, Sankt Augustin 2005. M. Furth, Substance, Form and Psyche: An Aristotelian Metaphysics, Cambridge University Press, Cambridge-New York-New Rochelle-Melbourne-Sydney 1988. G. Galluzzo et M. Mariani, Aristotle’s Metaphysics Book Z: The Contemporary Debate, Edizioni della Normale, Pisa 2006. E. Gannagé, «Alexandre d’Aphrodise In de Generatione et Corruptione apud Ğābir b. Ḥayyān, K. al-Taṣrīf», Documenti e studi della tradizione filosofica medievale, 9, 1998, p. 35–86. L. Gauthier, Ibn Rochd, Presses Univeristaires de France, Paris 1948. M. Geoffroy, «L’almohadisme théologique d’Averroès», Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 66, 1999, p. 9–47. M. Geoffroy, «Averroès sur l’intellect comme cause agente et cause formelle, et la question de la “jonction” – i *», dans Brenet (éd.), Averroès et les averroïsmes, p. 77–110. M. Geoffroy, Sources et origines de la théorie de l’intellect d’Averroès, thèse de doctorat soutenue le 16 Décembre 2009 à l’EPHE. M.L. Gill, Aristotle on Substance. The Paradox of Unity, Princeton University Press, Princeton 1989. M.L. Gill, «Perceptible Substances in Metaphysics H. 1–5», dans Rapp (éd.), Aristotle: Die Metaphysik, p. 209–228. C.C. Gillespie (éd.), Dictionary of Scientific Biography, Vol.1, Charles Scribner’s Sons, New York 1970. E. Gilson, L’être et l’essence, Vrin, Paris 1948. E. Gilson, «Notes pour l’histoire de la cause efficiente», Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge, 37, 1962, p. 7–31. E. Gilson, Études Médiévales, Vrin, Paris 1983. D. Gimaret, Théories de l’acte humain et théologie musulmane, Vrin, Paris-Louvain 1980. D. Gimaret, La doctrine d’al-Ash‘ari, Les éditions du Cerf, Paris 1990.

696

Bibliographie

R. Glasner, «On the Writing of Gersonides’ Philosophical Commentaries», dans Sirat, Klein-Braslavy et Weijers (éds.), Les méthodes de travail, p. 90–104. R. Glasner, «Review of Averroës, Middle Commentary on Aristotle’s De anima, A Critical Edition of the Arabic Text with English Translation, Notes and Introduction by A. Ivry», Æstimatio, 1, 2004, p. 57–61. R. Glasner, «The Evolution of the Introduction in Averroes’ Commentaries: A Preliminary Study», dans Brenet (éd.), Averroès et les averroïsmes, p. 141–150. R. Glasner, Averroes’ Physics: a Turning Point in Medieval Natural Philosophy, Oxford University Press, Oxford 2010. A.-M. Goichon, La distinction de l’essence et de l’existence d’après Ibn Sīnā (Avicenne), Desclée de Brouwer, Paris 1937. H.T. Goldstein, «Dator formarum: Ibn Rushd, Levi ben Gerson, and Moses ben Joshua of Narbonne», dans Faruqi (éd.), Islamic Thought, p. 107–121. P. Golitsis, Les Commentaires de Simplicius et de Jean Philopon à la Physique d’Aristote. Tradition et Innovation, W. De Gruyter, Berlin-New York 2008. A. Gotthelf (éd.), Aristotle on Nature and Living Things. Philosophical and Historical Studies Presented to D.M. Balme on his Seventieth Birthday, Mathesis Publications-Bristoll Classical Press, Pittsburgh-Bristol 1985, p. 151–167. A. Gotthelf et J.G. Lennox (éds.), Philosophical issues in Aristotle’s biology, Cambridge University Press, Cambridge-New York-New Rochelle-Melbourne-Sydney 1987. A. Gotthelf, «Aristotle’s Conception of Final Causality», dans Gotthelf et Lennox (éds.), Philosophical issues, p. 226–254. A. Gotthelf, «Teleology and Spontaneous Generation in Aristotle: A Discussion», dans Kraut et Penner (éds.), Nature, p. 181–193. R. Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques, publié sous la direction de R. Goulet, avec une préface de P. Hadot, tome I: Abam(mon) à Axiothéa, CNRS Éditions, Paris 1989. R. Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques. Supplément I, CNRS Éditions, Paris 2000. C. Grellard et P.-M. Morel (éds.), La reception des Parva Naturalia d’Aristote (antiquité, Moyen Âge), Actes du Colloque tenu en Sorbonne, 4–5 Novembre 2006, Publications de la Sorbonne, Paris 2010. F. Griffel, Al-Ghazali’s Philosophical Theology, Oxford University Press, Oxford 2009. D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian Tradition, Brill, Leiden 1988. D. Gutas, Greek Thought and Arabic Culture: the Greco-Arabic translation movement in Baghdad and early ‘Abbāsid society, 2nd–4th/8th–10th centuries, Routledge, New York-London 1998. G. Guyomarc’h, L’unité de la métaphysique selon Alexandre d’Aphrodise, Vrin, Paris à paraître. W. Haase (éd.), Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, De Gruyter, Berlin-New York 1994. J. Hamesse (éd.), Les prologues médiévaux. Actes du colloque international, Rome 26–28 mars 1998, Brepols, Turnhout 2000. S. Harvey, «Hebrew Translation of Averroes’ Prooemium to his Long Commentary on Aristotle’s Physics», Proceedings of the American Academy for Jewish Research, 52, 1983, p. 55–84. S. Harvey, «Averroes’ Use of Examples in his Middle Commentary on the Prior Analytics, and Some Remarks on his Role as Commentator», Arabic Sciences and Philosophy, 7, 1997, p. 91–113. S. Harvey, «The author’s Introduction as a key to Understanding Trends in Islamic Philosophy», dans Arnzen et Thielmann (éds.), Words, Texts, p. 15–32.

Bibliographie

697

S. Harvey (éd.), The Medieval Hebrew Encyclopedias of Science and Philosophy, Springer, Dordrecht 2000. S. Harvey, «Shem-Tov Ibn Falaquera’s De‘ot ha-Filosofim: its sources and use of sources», dans id. (éd.), The Medieval Hebrew, p. 211–247. S. Harvey, «Arabic into Hebrew: the Hebrew Translation Movement and the Influence of Averroes upon Medieval Jewish Thought», dans Frank et Leaman (éds.), The Cambridge Companion, p. 258–280. S. Haslanger, «Parts, Compounds, and Substantial Wholes», dans Scaltsas, Charles et Gill (éds.), Unity, Identity, p. 129–170. A. Hasnawi, «Aspects de la synthèse avicennienne», dans Sinaceur (éd.), Penser avec Aristote, p. 227–244. A. Hasnawi, «Alexandre d’Aphrodise vs Jean Philopon. Notes sur quelques traités d’Alexandre “perdus” en grec, conservés en arabe”, Arabic Sciences and Philosophy, 4, 1994, p. 53–109. A. Hasnawi, «Le mouvement et les catégories selon Avicenne et Averroès: l’arrière-fond grec et les prolongements latins médiévaux», Oriens-Occidens, 2, 1998, p. 119–122. A. Hasnawi, «La définition du mouvement dans la physique du Šifā’ d’Avicenne», Arabic Sciences and Philosophy, 11, 2001, p. 219–255. A. Hasnawi, «La physique du Šifā’: aperçus sur sa structure et son contenu», dans Janssens et De Smet (éds.), Avicenna and His Heritage, p. 67–80. A. Hasnawi, «Avicenne et le livre IV des Météorologiques», dans Viano (éd.), Aristoteles chemicus, p. 133–143. A. Hasnawi, «Le statut catégorial du mouvement chez Avicenne: contexte grec et postérité médiévale latine», dans Morelon et Hasnawi (éds.) De Zénon d’Élée à Poincaré, p. 561–605. A. Hasnawi, «Topique et syllogistique: la tradition arabe (al-Fārābī et Averroès)», dans Biard et Mariani-Zini (éds.), Les lieux de l’argumentation, p. 191–226. A. Hasnawi (éd.), La lumière de l’intellect. La pensée scientifique et philosophique d’Averroès dans son temps, Actes du IVe Colloque International de la SIHSPAI, Cordoue, 9–12 décembre 1998, Peeters, Leuven 2011. A. Hasnawi, «L’âge de la démonstration. Logique, science et histoire: al-Fārābī, Avicenne, Avempace, Averroès», dans Federici Vescovini et Hasnawi (éds.), Circolazione dei saperi, p. 257–281. D.N. Hasse, «Spontaneous Generation and the Ontology of Forms in Greek, Arabic, and Medieval Latin Sources», dans Adamson (éd.), Classical Arabic Philosophy, p. 150–175. D.N. Hasse, Latin Averroes Translations of the First Half of the Thirteenth Century, Olms, Hildesheim 2010. D. Henry, «Themistius and Spontaneous Generation in Aristotle’s Metaphysics», Oxford Studies in Ancient Philosophy, 24, 2003, p. 183–207. J. Hintikka, «Aristotelian induction», Revue Internationale de Philosophie, 42, 1980, p. 422–439. H. Hirai, «Formative Power, Soul and Intellect in Nicolò Leoniceno between the Arabo-Latin Tradition and the Renaissance of the Greek Commentators», dans Bakker, De Boer et. Leijenhorst (éds.), Psychology, p. 297–324. H. Hirai, «Earth’s Soul and Spontaneous Generation: Fortunio Liceti’s Criticism against Ficino’s Ideas on the Origin of Life», dans Clucas, Forshaw et Rees (éds.), Laus Platonici Philosophici, p. 273–299. Ph. Hoffmann, La fonction des prologues exégétiques dans la pensée pédagogique néoplatonicienne, dans Dubois et Roussel (éds.), Entrer en matière, p. 209–245. P. Huby et G. Neal (éds.), The criterion of truth: essays in honour of George Kerferd. Liverpool University Press, Liverpool 1989. H. Hugonnard-Roche, «Averroès et la tradition des Seconds Analytiques», dans Endress, Aertsen et Braun (éds.), Averroes, p. 172–187.

698

Bibliographie

H. Hugonnard-Roche, «Remarques sur les commentaires d’Averroès à la Physique et au De Caelo d’Aristote», dans Baffioni (éd.), Averroes, p. 103–119. H. Hugonnard-Roche, «L’Epitome du De caelo d’Aristote par Averroès: questions de méthode et de doctrine», Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge, 51, 1984, p. 7–39. H. Hugonnard-Roche, «Méthodes d’argumentation et philosophie naturelle chez Averroès», dans Miscellanea Mediaevalia, 17, 1985, p. 240–253. H. Hugonnard-Roche, «Pseudo-Aristote, De plantis» dans Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques. Supplément I, p. 499–505. H. Hugonnard-Roche, Logique et physique: la théorie aristotélicienne de la science interprétée par Averroès, Medioevo, 27, 2002, p. 141–164. A. Hyman, (éd.), Essays in Medieval Jewish and Islamic Philosophy, KTAV Publishing House, New York 1977. A. Hyman, «Aristotle’s “First Matter” and Avicenna’s and Averroes’ “Corporeal Form”», dans Ead. (éd.), Essays in Medieval Jewish, p. 335–356. T.H. Irwin, Aristotle’s First Principles, Oxford University Press, Oxford 1988. A. Ivry, «Averroes’ Three Commentaries on De anima», dans Endress et Aertsen (éds.), Averroes and the Aristotelian Tradition, p. 199–216. A. Ivry, «Averroes’ Middle and Long Commentaries on the De amina», Arabic Sciences and Philosophy, 5, 1995, p. 75–92. D. Jacquart, «De crasis a complexio: notes sur le vocabulaire du tempérament en latin médiéval», dans Sabbah (éd.), Le Latin médical, p. 71–77. W.W. Jaeger, Studien zur Entstehungsgeschichte der Metaphysik des Aristoteles, Weidmannsche Buchhandlung, Berlin 1912. W.W. Jaeger, Aristotle. Fundamentals of the History of his Development. Translated with the author’s corrections and additions by R. Robinson, Oxford University Press, Oxford 19482. J. Janssens, «Al-Ghazzālī’s Tahāfut: is it really a rejection of Ibn Sīnā’s philosophy?», Journal of Islamic Studies, 12, 2001, p. 1–17. J. Janssens, «Al-Gazālī, and his use of Avicennian texts», dans Maroth (éd.), Problems in Arabic, p. 37–49. J. Janssens et D. De Smet (éds.), Avicenna and His Heritage. Proceedings of the International Colloquium «Avicenna and his Heritage», Leuven-Louvain-la-Neuve, 8–11 Septembre 1999, Leuven University Press, Leuven 2002. J. Janssens, «“Experience” (tajriba) in Classical Arabic Philosophy (al-Fārābī–Avicenna)», Quaestio, 4, 2004, p. 45‐62. J. Janssens, «The notions of wāhib al- ṣuwar (giver of forms) and wāhib al-‛aql (bestower of intelligence) in Ibn Sīnā», dans Pacheco et Meirinhos (éds.), Intellect et imagination, p. 551–562. D. Janos, Method, Structure and Development in al-Fārābī’s Cosmology, Brill, Leiden-Boston 2012. A. Jaulin, Eidos et Ousia, De l’unité théorique de la Métaphysique d’Aristote, Klinksieck, Paris 1999. A. Jaulin, «Le rôle de la matière dans la théorie aristotélicienne du devenir», Revue de Métaphysique et de Morale, 37, 2003, p. 23–32. J. Jolivet (éd.), Multiple Averroès. Actes du Colloque international organisé à Paris à l’occasion du 850e anniversaire de la naissance d’Averroès, Paris 20–23 septembre 1967, Les Belles Lettres, Paris 1978. J. Jolivet et R. Rashed (éds.), Etudes sur Avicenne, Les Belles Lettres, Paris 1984. J. Jolivet, «Aux origines de l’ontologie d’Ibn Sīnā», dans Jolivet et Rashed (éds.), Etudes sur Avicenne, p. 11–28.

Bibliographie

699

B. Jones, «Aristotle’s Introduction of Matter», Philosophical Review, 83, 1974, p. 474–500. L. Judson (éd.), Aristotle’s Physics: A Collection of Essays, Oxford University Press, Oxford 1991. L. Judson, Formlessness and Priority of Form. Metaphysics Z7/9 and L3, dans Frede et Charles (éds.), Aristotle’s Metaphysics Lambda, p.111–135. C. Kahn, «La Physique d’Aristote et la tradition grecque de la philosophie naturelle», dans De Gandt et Souffrin (éds.), La Physique d’Aristote, p. 41–52. E.G. Katayama, Aristotle on Artefacts. A Metaphysical Puzzle, State University of New York Press, New York 1999. S. Kelsey, «The Place of I7 in the Argument of Physics I», Phronesis 53, 2008, p. 180–208. R.A.H. King, «Aristotle without Prima Materia», Journal the History of Ideas, 17, 1956, p. 370–389. R.A.H. King, Aristotle on Life and Death, Duckworth, London 2001. S. Knuuttila, R. Tyorinoja et S. Ebbesen (éds.), Knowledge and the Sciences in Medieval Philosophy. Proceeding of the Eighth International Congress of Medieval Philosophy (S.I.E.P.M.), Helsinki 24–29 1987, Luther-Agricola Society, Helsinki 1990. R. Kraut et T. Penner (éds.), Nature, Knowledge and Virtue. Essays in Memory of Joan Kung, Apeiron, 22/4, 1989. R. Kruk, «A frothy bubble. Spontaneous generation in medieval Arabic thought», Journal of Semitic studies, 35, 1990, p. 265–282. R. Kruk, «Ibn Ṭufayl: A Medieval Scholar’s Views on Nature», dans Conrad (éd.), The World of Ibn Ṭufayl, p. 69–89. T. Kukkonen, «Plenitude, Possibility, and the Limits of Reason. A Medieval Arabic Debate on the Metaphysics of Nature», Journal of the History of Ideas, 61, 2000, p. 539–560. T. Kukkonen, «Possible Worlds in the Tahāfut al-Tahāfut. Averroes on Plenitude and Possibility», Journal of the History of Philosophy, 38, 2000, p. 329–347. T. Kukkonen, «Averroes and the Teleological Argument», Religious Studies, 38, 2002, p. 405– 428. J. Kung, «Aristotle on Thises, Suches, and the Third Man Argument», Phronesis, 26, 1981, p. 207–247. I. Kupreeva, Alexander of Aphrodisias on Soul as Form (de anima 1–26 Br.), A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Philosophy Doctor, Graduate Departement of Philosophy, University of Toronto, Toronto 1999. A. Laks et M. Rashed (éds.), Aristote et le mouvement des animaux, Presses Universitaires du Septentrion, Lille 2004. J. Lameer, Al-Fārābī and Aristotelian Syllogistics: Greek theory and Islamic practice, Brill, Leiden-New york- Köln 1994. J. Lameer, «Towards a New Edition of Avicenna’s Kitāb al-Ishārāt wa-l-tanbīhāt», Journal of Islamic Manuscripts, 4, 2013, p. 199–248. C. Lavaud (éd.), Itinéraires de la puissance, Presses Universitaires de Bordeaux, Bordeaux 2004. L. Lavaud, D’une métaphysique à l’autre. Figures de l’altérité dans la philosophie de Plotin, Vrin, Paris 2008. D. Lefebvre, «Force et puissance chez Aristote» dans Lavaud (éd.), Itinéraires, p.15–31. D. Lefebvre, «La jument de Pharsale. Retour sur De Generatione Animalium IV 3», dans Cerami (éd.), Nature et Sagesse, p. 207–272. E.N. Lee, A.D.P. Mourelatos et R.M. Rorty (éds.), Exegesis and Argument. Studies in Greek Philosophy Presented to Gregory Vlastos, Van Gorcum, Assen 1973. J. Lennox, «Teleology, Chance, and Aristotle’s Theory of Spontaneous Generation», Journal of the History of Philosophy, 20, 1982, p. 219–238. J. Lennox, Aristotle’s Philosophy of Biology. Studies in the Origins of Life Science, Cambridge University Press, Cambridge 2000.

700

Bibliographie

P. Lettinck, Aristotle’s Physics and its Reception in the Arabic World, with an edition of the umpublished parts of Ibn Bājjā’s Commentary on the Physics, Brill, Leiden 1994. F.A. Lewis, Substance and Predication in Aristotle, Cambridge University Press, CambridgeNew York-Port Chester-Melbourne-Sydney 1991. D.C. Lindberg (éd.), Science in the Middle Ages, The University of Chicago Press, Chicago 1978. D.A. Liscia, E. Kessler et C. Methuen (éds.), Method and Order in Renaissance Philosophy of Nature: The Aristotle Commentary Tradition, Aldershot, Ashgate 1997. O. Lizzini, «The relation between form and matter: some brief obsevation on the ‘Homology argument’ (Ilāhīyāt, II.4) and the deduction onf the fluxus», dans McGinnis (éd.), Interpreting Avicenna, p. 175–185. O. Lizzini, Fluxus (fayḍ). Indagine sui fondamenti della metafiscica e della fisica di Avicenna, Edizioni di Pagina, Bari 2011. A.C. Lloyd, «Genus, Species and Ordered Series in Aristotle», Phronesis, 7, 1962, p. 67–90. A.C. Lloyd, «The Principle that the Cause is greater than its Effect», Phronesis, 21, 1976, p. 146–156. G.E.R. Lloyd et G.E.L. Owen (éds.), Aristotle on Mind and Senses, Proocedings of the Seventh Symposium Aristotelicum, Cambridge University Press, Cambridge 1978. M.J. Loux, «Form, Species, and Predication in Metaphysics Z, H, and Q», Mind, 88, 1979, p. 1–23. M.J. Loux, Primary Ousia. An Essay on Aristotle’s Metaphysics Z and H, Cornell University Press, Ithaca-London 1991. A. Maier, Zwischen Philosophie und Mechanik, Edizioni di Storia e Letteratura, Roma 1958. A. Maier, «Forma fluens oder Fluxus formae?», dans ead., Zwischen Philosophie, p. 81–215. A. Mansion, Introduction à la Physique aristotélicienne, Vrin, Louvain-Paris 1946. S. Mansion (éd.), Aristote et les problèmes de méthode. Proceedings of the Second Symposium Aristotelicum, Publications universitaires-Nauwelaerts, Paris-Louvain 1961. S. Mansion, «Sur la composition ontologique des substances sensibles chez Aristote», dans Palmer et Hamerton Kelly (éds.), Philomathes, p. 75–87 (trad. angl. dans Barnes, Schofield et Sorabji (éds.), Articles on Aristotle, p. 80–87). P. Manuli et M. Vegetti (éds.), Le opere psicologiche di Galeno. Atti del III Colloquio galenico internazionale. Pavia, 10–12 settembre 1986, Bibliopolis, Napoli 1988. M.E. Marmura, «Avicenna on the Division of Sciences in the Isagoge of His Shifā’», Journal for the History of Arabic Science, 4, 1980, p. 239–241. M.E. Marmura, «Al-Ghazālī’s Second Causal Theory in the 17 th Discussion of his Tahāfut», dans Morewedge (éd.), Islamic Philosophy, p. 85–112. M. Marmura (éd.), Islamic Theology and Philosophy, Studies in Honor of G. Hourani, State University of New York Press, Albany 1984. M. Marmura, «The Metaphysics of Efficient Causality in Avicenna», dans id., Islamic Theology and Philosophy, p. 175–187. M.E. Marmura, «The Fortuna of the Posterior Analytics in the Arabic Middle Ages», dans Asztelos, Murdoch et Niiniluoto (éds.), Knowledge and the Sciences, p. 85–104. M. Maroth (éd.), Problems in Arabic philosophy, The Avicenna institute of Middle Eastern studies, Piliscsaba 2003. A. Martin, «Aristote de Stagire. La Métaphysique. Tradition syriaque et arabe», dans Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques, vol. I, p. 528–34. C. Martini Bonadeo, «Mise à jour bibliographique de La Métaphysique. Tradition syriaque et arabe», dans Goulet (éd.), Dictionnaire des Philosophes Antiques, Supplément, p. 259–264. C. Martini Bonadeo, Abd al-Laṭīf al-Baġdādī’s Philosophical Journey. From Aristotle’s Metaphysics to the ‘Metaphysical Science’, Brill, Leiden-Boston 2013.

Bibliographie

701

M. Matthen, Aristotle Today. Essays on Aristotle’s Ideas of Science, Academic Printing and Publishing, Edmonton 1986. M. Matthen, Individual Substances as Hylomorphic Structures, dans Matthen, Aristotle Today, p. 151–176. J.N. Mattock, «The supposed Epitome by Themistius of Aristotle’s Zoological Works», dans Dietrich (éd.), Akten des VII. Kongresses für Arabistik, p. 260–267. N. Mattock, «The early Translations from Greek into Arabic: an Experiment in comparative Assessment», dans Endress et Schmeink (éds.), Akten des Zweiten Symposium, p. 73–102. M.J. McDermott, The Theology of al-Shaykh al-Mufīd, Dār el-Machreq, Bayrūt 1978. J.J. McGinnis, «Scientific Methodologies in Medieval Islam», Journal of the History of Philosophy, 41, 2003, p. 307–327. J. McGinnis (éd.), Interpreting Avicenna. Science and Philosophy in Medieval Islam, Proceedings of the second conference of the Avicenna study group; with the assistance of D.C. Reisman, Brill, Leiden-Boston 2004. J. McGinnis, «On the Moment of Substantial Change. A Vexed Question in the History of Ideas, dans McGinnis (éd.), Interpreting Avicenna, p. 42–61. J. Mc Ginnis, «Avicenna’s Naturalized Epistemology and Scientific Method», dans Rahman, Street et Tahiri (éds.), The Unity of Science, p. 129‐152 J. Mc Ginnis, Avicenna, Oxford University Press, Oxford-New York 2010. S. Menn, «Al-Fārābī’s Kitāb al-Ḥurūf and his Analysis of the Senses of Being», Arabic Sciences and Philosophy, 18, 2008, p. 59–97. J.R. Michot, La destinée de l’homme selon Avicenne: Le retour à Dieu (ma’ād) et l’imagination, Peeters, Leuven 1986. Y. Michot, «A Mamluk Theologian’s Commentary on Avicenna’s Risala Adhawiyya: Being a Translation of a Part of the Dar’ al-ta’rud of Ibn Taymiyya with Introduction, Annotation, and Appendices» Part I, Journal of Islamic Studies, 14, 2003, p.149–203; Part II, Journal of Islamic Studies, 14, 2003, p. 309–363. M. Mignucci, La teoria aristotelica della scienza, Sansoni, Firenze 1965. D.K. Modrak, «Forms and Compounds», dans Bogen et McGuire (éds.), How Things are, p. 85–89. P. Moraux, Les listes anciennes des ouvrages d’Aristote, Nauwelaerts, Leuven 1951. P. Moraux, «Quinta essentia», dans Wissowa (éd.), Paulys Realencyclopädie, p. 1161–1263. P. Moraux et J. Wiesner (éds.), Aristoteles Werk und Wirkung, 2 vol., W. De Gruyter, BerlinNew York 1985–1987. P.-M. Morel, «Parties du corps et fonctions de l’âme en Métaphysique Z», dans Van Riel et Destrée (éds.), Ancient Perspectives, p. 125–139. R. Morelon et A. Hasnawi (éds.) De Zénon d’Élée à Poincaré: recueil d’études en hommage à Roshdi Rashed, Peeters, Paris 2004. D.R. Morrison, «Some Remarks on Definition in Metaphysics Z», dans Devereux et Pellegrin (éds.), Biologie, Logique, p. 131–144. D.R. Morrison, «Philoponus and Simplicius on tekmeriodic Proof», dans Liscia, Kessler et Methuen (éds.), Method and Order, p. 1–22. D.R. Morrison, «Alcinous on Methods of Analysis», dans Cerami (éd.), Nature et Sagesse, p. p. 417–428. A. Motte et C. Rutte (éds.), Aporia dans la philosophie grecque des origines à Aristote, travaux du Centre d’études aristotéliciennes de l’Université de Liège, avec la collaboration de L. Bauloye et A. Kefka, Peeters, Louvain-La Neuve 2001. G. Movia, (éd.), Alessandro di Afrodisia e la “Metafisica” di Aristotele. Temi metafisici e problemi del pensiero antico, Vita e Pensiero, Milano 2003.

702

Bibliographie

P. Morewedge (éd.), Islamic Philosophy and Mysticism, Caravan Books, Delmar-New York 1981. S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, A. Franck, Paris 1859. J.E. Murdoch et E. Dudley-Sylla, «The Science of Motion», dans Lindberg (éd.), Science in the Middle Ages, p. 206–264. B. Musallam, «Biology and Medicine», dans l’article «Avicenna», Encyclopedia Iranica 3, 1989, p. 94–9. B. Musallam, «The Human Embryo in Arabic Scientific and Religious Thought», dans Dunstan (éd.), The Human Embryo, p. 32–46. A. Nader, Le système philosophique des Mu‘tazila (Premiers penseurs de l’Islam), Imprimerie catholique, Bayrūt 1956. M. Narcy et A. Tordesillas (éds.), La «Métaphysique» d’Aristote, perspectives contemporaines. Première rencontre aristotélicienne (Aix-en-Provence, 21–24 octobre 1999), VrinEditions Ousia, Paris-Bruxelles 2005. M. Narcy (éd.), Néoplatonisme, Philosophie Antique, 9, 2009. D. O’Meara (éd.), Studies in Aristotle, Catholic University of America Press, Washington 1981. F. Opwis et D. Reisman (éds.), Islamic Philosophy, Science, Culture, and Religion. Studies in honor of Dimitri Gutas, Brill, Leiden-Boston 2012. G.E.L. Owen, «Tithenai ta phainomena», dans Mansion (éd.), Aristote et les problèmes, p. 83–103. G.E.L Owen, «Aristotle: Method, Physics, and Cosmology», dans Gillespie (éd.), Dictionary of Scientific Biography, p. 250–258. G.E.L. Owen, «Particular and General», Proceedings of the Aristotelian Society, 79, 1978/79, p. 279–294. G.E.L. Owen, Logic, Science and Dialectic, Cornell University Press, Ithaca-New York-London 1986. C. Pacheco et F. Meirinhos (éds.), Intellect et imagination dans la Philosophie médiévale. Intellect and Imagination in Medieval Philosophy. Intellecto e imaginação na Filosofia Medieval, Actes de XIe Congrès International de Philosophie Médiévale, Porto, 26 au 30 août 2002 organisé par la SIEPM, 3 vol., Brepols, Turnhout 2006. R.B. Palmer et R. Hamerton Kelly (éds.), Philomathes. Studies and Essays in the Humanities in Memory of Philip Merlan, Nijhoff, The Hague 1971. G. Patzig, «Theologie und Ontologie in der ‘Metaphysik’ des Aristoteles», Kant-Studien 52, 1960–1961, p. 185–205. P. Pellegrin, La classification des Animaux chez Aristote, Statut de la biologie et l’unité de l’aristotélisme, Les Belles Lettres, Paris 1982. P. Pellegrin, «Aristote: preuves et signes. Introduction», Oriens-Occidens 3, 2000, p. 4–5. J. Pelletier et J. King-Farlow (éds.), New Essays on Aristotle, Canadian Journal of Philosophy, 10, 1984. F.E. Peters, Aristoteles Arabus, Brill, Leiden 1968. S. Pines, «Some distinctive metaphysical conceptions in Themistius’ commentary on book Lambda and their place in the history of philosophy» dans Moraux et Wiesner (éds.), Aristoteles Werk und Wirkung, p. 177–204. A. Preus, «Science and Philosophy in Aristotle’s De Generatione Animalium», Journal of the History of Biology, 3 (1970), p. 1–52. J. Puig Montada, «Averroes and Aquinas on Physics VIII 1. A Search for the Roots of Dissent», dans Knuuttila, Tyorinoja et Ebbesen (éds.), Knowledge and the Sciences, vol. 2, p. 307–313. J. Puig Montada, «Zur Bewegungsdefinition im VIII. Buch der Physik», dans Endress et Aertsen (éds.), Averroes and the Aristotelian tradition, p. 145–159.

Bibliographie

703

J. Puig Montada, «Una nota acerca de Avicena en al-Andalus», Anaquel de estudios árabes, 6, 1995, p. 141–148. J. Puig Montada, «Aristotle and Averroes on Coming-to-be and Passing-away», OriensOccidens, 35, 1996, p. 1–34. J. Puig Montada, «Les stades de la philosophie naturelle d’Averroès», Arabic Sciences and Philosophy, 7, 1997, p. 115–37. J. Puig Montada, «Averroes y el problema de la eternidad del movimiento» Ciudad de dios 212, 1999, p. 231–44. J. Puig Montada, «Averroes, y la crítica de Avicena», Revista de filosofía medieval, 10, 2003, p. 127–138. J. Puig Montada, «Necesidad y posibilidad, Avicena y Averroes», Metafísica y antropología en el siglo XII, EUNSA, Pamplona 2005, p. 81–107. J. Puig Montada, «Algacel, sus fuentes y la crítica de Averroes a Avicena», Aporía, 2, 2011, p. 35–60. S. Rahman, T. Street et H. Tahiri (éds.), The Unity of Science in the Arabic Tradition. Science, Logic and Epistemology and their Interactions, Springer, Berlin 2008. C. Rapp (éd.), Aristotle: Die Metaphysik, Die Substanzbücher (Z-H-Q), Akademie Verlag, Berlin 1996. M. Rashed, «A “new” text of Alexander on the soul’s motion», dans Sorabji (éd.), Aristotle and After, p. 181–95. M. Rashed, «Alexandre d’Aphrodise lecteur du Protreptique», dans Hamesse (éd.), Les prologues, p. 1–37. M. Rashed, «La préservation (σωτηρία), objet des Parva Naturalia et ruse de la nature», Revue de philosophie ancienne, 20, 2002, p. 35–59. M. Rashed, «Priorité de l’EIDOS ou du GENOS entre Andronicos et Alexandre: vestiges arabes et grecs inédits», Arabic Sciences and Philosophy, 14, 2004, p. 9–63. M. Rashed, «Agrégat de parties ou vinculum substantiale? Sur une hésitation conceptuelle du corpus philosophique aristotélicien», dans Laks et Rashed (éds.), Aristote et le mouvement des animaux, p. 185–202. M. Rashed, Essentialisme. Alexandre d’Aphrodise entre logique, physique et cosmologie, W. De Gruyter, Berlin-New York 2007. M. Rashed (éd.), «Alexandre d’Aphrodise, Commentateur d’Aristote et Philosophe», Les Études Philosophiques, 86, Presses Universitaires de France, Paris 2008. M. Rashed, «Al-Fārābī’s lost treatise On Changing Beings and the possibility of a demonstration of the eternity of the world», Arabic Sciences and Philosophy, 18, 2008, p. 19–58. M. Rashed, «On the Authorship of the Treatise On The Harmonization of the Opinions of the Two Sages Attributed to Al-Fārābī», Arabic Sciences and Philosophy 19, 2009, p. 43–82. M. Rashed, «Alexander of Aphrodisias on Particulars and the Stoic Criterion of Individuation», dans Sharples (éd.), Particulars, p. 157–179. M. Rashed, Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote (Livres IV– VIII). Les scholies byzantines, De Gruyter, Berlin 2011. M. Rashed (éd.), Al-Ḥasan ibn Mūsā al-Nawbakhtī. Commentary on Aristotle De generatione et corruptione, W. De Gruyter, Berlin-New York 2015. M. Rashed, «The Form between Homeomery and Quantity in Gen. An. IV 4», à paraître. R. Rashed, «La philosophie des mathématiques d’Ibn al-Haytham», MIDEO, 21, 1993, p. 87–275. D.C. Reisman et A.H. Al-Rahim (éds.), Before and after Avicenna. Proceedings of the First Conference of the Avicenna Study Group, Brill, Leiden-Boston 2003. H.M. Robinson, «Prime Matter in Aristotle», Phronesis, 19, 1974, p. 168–188. R. Rorty, «Genus as Matter: a Reading of Metaphysics Book VII–IX», dans Lee, Mourelatos et Rorty (éds.), Exegesis and Argument, p. 393–420.

704

Bibliographie

G. Sabbah (éd.), Le Latin médical: la constitution d’un langage scientifique: réalités et langage de la médecine dans le monde romain, Publications de l’Université de Saint-Etienne, SaintEtienne 1991. P. Salmon (éd.), Mélanges d’Islamologie, Brill, Leiden 1974. T. Scaltsas, Substance and Universals in Aristotle’s Metaphysics, Cornell University Press, Ithaca-London 1994. T. Scaltsas, D. Charles et M.L. Gill (éds.), Unity, Identity, and Explanation in Aristotle’s Metaphysics, Oxford University Press, Oxford 1994. M. Schofield et M. Craven Nussbaum (éds.), Language and Logos. Studies in Ancient Greek Philosophy Presented to G.E.L. Owen, Cambridge University Press, Cambridge 1982. M. Schofield, M. Burnyeat et J. Barnes (éds.), Doubt end Dogmatism. Studies in Hellenistic Epistemology, Oxford University Press, Oxford 1989. L.P. Schrenk (éd.), Aristotle in Late Antiquity, The Catholic University of America Press, Washington D.C. 1996. R.W. Sharples, «The Criterion of Truth in Philo Judaeus, Alcinous, and Alexander of Aphrodisias», dans Huby et Neal (éds.), The criterion of truth, p. 231–256. R.W. Sharples, Theophrastus of Eresus. Sources for his Life, Writings, Thought & Influence. Commentary. Vol. 5. Sources on Biology, Brill, Leiden-New York-Köln 1995. R.W. Sharples et D. Gutas (éds.), Theophrastus of Eresus. Sources for his Life, Writings, Thought & Influence. Commentary. Vol. 3.1. Sources on Physics (Philosophia antiqua LXXIV), Brill, Leyde-New York-Köln 1998. R.W. Sharples (éd.), Particulars in Greek Philosophy, Brill, Leiden-Boston 2010. C. Shields, Order in multiplicity. Homonymy in the philosophy of Aristotle, Oxford University Press, Oxford 1999. C. Shields, Aristotle, Routledge, London-New York 2007. M. Sim (éd.), From Puzzles to Principles? Essays on Aristotle’s Dialectic, Lexington Books, Lanham 1999. M.A. Sinaceur (éd.), Penser avec Aristote, Erès, Toulouse 1991. C. Sirat, S. Klein-Braslavy et O. Weijers (éds.), Les méthodes de travail de Gersonide et le maniement du savoir chez les scolastiques, Vrin, Paris 2003. C. Sirat et M. Geoffroy, L’original arabe du Grand Commentaire d’Averroès au De Anima d’Aristote. Prémices de l’édition, Vrin, Paris 2005. F. Solmsen, «Aristotle and Prime Matter», Journal of the History of Ideas, 19, 1958, p. 243–252. F. Solmsen, «The vital heat, the Inborn Pneuma, and the Aether», Journal of Hellenic Studies, 57, 1957, p. 119–123. F. Solmsen, Aristotle’s System of Physical World. A Comparison with his Predecessors, Cornell University Press, Ithaca-New York 1960. R. Sorabji, Necessity Cause and Blame, Duckworth, London 1980. R. Sorabji, Time, Creation and the Continuum, Duckworth, London 1983. R. Sorabji, Matter, Space and Motion, Duckworth, London 1988. R. Sorabji (éd.), Aristotle transformed: The Ancient Commentators and their Influence, Duckworth, London 1990. R. Sorabji (éd.), Aristotle and After, Institute of Classical Studies, London 1997. R. Sorabji (éd.), The Philosophy of the Commentators, 200–600 AD: A Sourcebook. Vol. II, Physics, Cornell University Press, Ithaca-New York, 2005. D. Stahl, «Stripped away», Phronesis, 26, 1981, p. 177–180. S. Stavrianeas, «Spontaneous Generation in Aristotle’s Biology», Rhizai: A Journal of Ancient Philosophy and Science, 5, 2008, p. 303–338. C. Steel, G. Guldentops et P. Buellens (éds.), Aristotle’s Animals in the Middle Ages and Renaissance, Leuven University Press, Leuven 1999.

Bibliographie

705

C. Steel, «The divine Earth: Proclus on Timaeus 40 bc», dans Chiaradonna et Trabattoni (éds.), Physics and Philosophy, p. 259–281. M. Steinschneider, Die hebraïschen Übersetzungen und die Juden als Dolmetscher, Kommissionsverlag des Bibliographischen Bureaus, Graz 1956. H. Takahashi, «Syriac Fragments of Theophrastean Meteorology and Mineralogy», dans Fortenbaugh et Wöhrle (éds.), On the Opuscula of Theophrastus, p. 189–225. J.M.M.H. Thijsesen et H.G.A. Braakhuis (éds.), The Commentary Tradition on Aristotle’s De Generatione et Corruptione, Brepols, Turnhout 1999. C. Trifogli, Oxford Physics in the Thirteenth Century, Brill, Leiden-Boston-Köln 2000. A. Treiger, «Avicenna’s Notion of Transcendental Modulation of Existence (taškīk al-wuğūd, analogia entis) and Its Greek and Arabic Sources», dans Opwis et Reisman (éds.), Islamic Philosophy, p. 327–363. M.M. Tweedale, «Alexander of Aphrodisias’ Views on Universals», Phronesis, 19, 1984. D.B. Twetten, «Averroes on the Prime Mover Proved in the Physics», Viator, 26, 1995, p. 107–134. D. Urvoy, Averroès. Les ambitions d’un intellectuel musulman, Flammarion, Paris 1998. Ph. Vallat, Farabi et l’école d’Alexandrie. Des prémisses de la connaissance à la philosophie politique, Vrin, Paris 2004. G. Van Riel et P. Destrée (éds.), Ancient Perspectives on Aristotle’s De Anima, Leuven University Press, Leuven 2010. G. Verbeke, «Doctrine du pneuma et entéléchisme chez Aristote» dans Lloyd et Owen (éds.), Aristotle on Mind, p. 191–214. C. Viano (éd.), Aristoteles chemicus, Academia Verlag, Sankt Augustin 2002. C. Viano, La Matière des choses. Le livre IV des Météorologiques d’Aristote et son interprétation par Olympiodore, Vrin, Paris 2005. K. Von Fritz, Die ἐπαγωγή bei Aristoteles, Verlag der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, München 1964. J. Vuillemin, De la logique à la théologie. Cinq études sur Aristote, éditée et préfacée par T. Bénatouïl. – Nouvelle version remaniée et augmentée par l’auteur, Peeters, Louvain-laNeuve 2008 (1ère éd. Flammarion, Paris 1967). S. Waterlow, Nature, Change, and Agency in Aristotle’s Physics, Oxford University Press, Oxford 1982. M.V. Wedin, Aristotle’s Theory of Substance, Oxford University Press, Oxford, 2000. J.R. Weinberg, Abstraction, Relation, and Induction, The University of Wisconsin Press, New York 1965. U. Weisser, Zeugung, Vererbung und pränatale Entwicklung in der Medizin des arabisch-islamischen Mittelalters, H. Lüling, Erlangen 1983. N. Weill-Parot, «Pouvoirs lointains de l’âme et des corps: l’action à distance entre philosophie et magie, entre Moyen Âge et Renaissance», Lo Sguardo. Rivista Elettronica di Filosofia, 10, 2012, p. 85–98. L.G. Westerink, «The Alexandrian Commentators and the Introductions to their Commentaries», dans Sorabji (éd.), Aristotle transformed, p. 325–348. J. Whiting, «Living Bodies», dans Nussbaum et Rorty (éds.), Essays on Aristotle’s, p. 75– 91. W. Wieland, Die aristotelische Physik. Untersuchungen über die Grundlegung der Naturwissenschaft und die sprachlilchen Bedingungen der Prizipienforschung bei Aristoteles, Vandenhoek & Ruprecht, Göttingen 1962. M. Wilson, Aristotle’s theory of the unity of science, University of Toronto Press, Toronto 2000. C. Witt, Substance and Essence in Aristotle: An Interpretation of Metaphysics VII–IX, Cornell University Press, Ithaca 1989.

706

Bibliographie

R. Wisnovsky, Avicenna’s metaphysics in context, Cornell University Press, Ithaca-New York 2003. R. Wisnovsky, «Notes on Avicenna’s Concept of Thingness (šay’iyya)», Arabic Sciences and Philosophy, 10, 2000, p. 181–222. R. Wisnowsky, «Towards a History of Avicenna’s Distinction between Immanent and Transcendent Causes», dans Reisman et Al-Rahim (éds.), Before and after Avicenna, p. 49–68. G. Wissowa (éd.), Paulys Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, xxiv (1), Metzler, Stuttgart 1963. H.A. Wolfson, Crescas critique of Aristotle, Harvard University Press, Cambridge (Mass.) 1929. H.A. Wolfson, «Plan for the Publication of a Corpus Commentariorum Averrois in Aristotelem», Speculum, 6, 1931, p. 412–27 A.H. Wolfson, «The Amphibolous Terms in Aristotle, Arabic Philosophy and Maimonides», The Harvard Theological Review, 31, 1938, p. 151–173 (paru aussi dans Wolfson, Twersky et Williams (éds.), Studies in the History, vol. 1, p. 455–471). H.A. Wolfson, «Averroes’ Lost Treatise on the Prime Mover», Hebrew Union College Annual, 23, 1950–51, p. 683–710 (réimpr. dans Wolfson, Twersky et Williams (éds.), Studies in the History of Philosophy, p. 402–429). H.A. Wolfson, «Revised Plan for the Publication of a Corpus commentariorum averrois in aristotelem», Speculum, 38, 1963, p. 88–104. H.A. Wolfson, I. Twersky et G.H. Williams (éds.), Studies in the History of Philosophy, 2 vol., Harvard University Press, Cambridge 1973–1977. H.-A. Wolfson, The Philosophy of the Kalam, Harvard University Press, Cambridge (Mass.)London (England) 1976. M.J. Woods, «Universal and Particular Forms in Aristotle’s Metaphysics», Oxford Studies in Ancient Philosophy, 9, 1991, p. 41–56. M.J. Woods, «Particulars Forms Revisited», Phronesis, 36, 1991, p. 75–87. M. Zimara, Tabula dilucidationum in dictis Aristotelis et Averrois, dans Aristotelis Opera cum Averrois Commentariis, supplementum III. M. Zingano, «L’ousia dans le livre Z de la Métaphysique», dans Narcy et Tordesillas (éds.), La Métaphysique, p. 99–130. M. Zonta, «Mineralogy, Botany and Zoology in Medieval Hebrew Encyclopedias. “Descriptive” and “Theoretical” Approaches to Arabic Sources», Arabic sciences and Philosophy, 6, 1996, p. 263–315. M. Zonta, «The Zoological Writings in the Hebrew Tradition: The Hebrew Approach to Aristotle’s Zoological Writings and to their Ancient and Medieval Commentators in the Middle Ages», dans Steel, Guldentops et Buellens (éds.), Aristotle’s Animals, p. 45–48.

Index des lieux

Alexandre d’Aphrodise In Analytica Priora, éd. Wallies 7, 11–22 : 320 In Topica, éd. Wallies 13, 11–17 : 341 86, 24–28 : 341, 343 86, 28–30 : 343 In Meteorologica, éd. Hayduck 3–4 : 276 14, 19–28 : 468 179, 3–6 : 274 De anima, éd. Bruns 5, 4 et sq. : 262 6, 3–6 : 386 8, 8–13 : 280 15–26 : 602 19, 5 et sq. : 638 Mantissa 122, 4–12 : 386 Quaestiones I 8, 17, 17–22 : 386, 602 I 17, 29–30 : 602 I 17, 30, 10–16 : 386 I 26, 42, 24–25 : 386 Aristote Categoriae 1, 1 a21 et sq. : 117 5, 3 b20 : 593 8, 9 a14–10 a10 :117, 441 8, 9 a28–31 : 441 8, 9 b27–33 : 441 Analytica Priora II 23, 68 b9–14 : 342 II 23, 68 b15–32 : 339–340 II 27, 70 a6 : 320 Analytica Posteriora I 1, 71 a5 et sq. : 321

I 2, 71 b9–12 : 291 I 2, 71 b17–19 : 293 I 4, 73 a34-b4 : 330, 335 I 4, 74 a1–3 : 249 I 5, 74 a25–74 b4 : 249 I 7, 75 a38–75 b10 : 38 I 7, 75 a39-b2 : 243 I 7, 75 b1–2 : 244 I 9, 76 a8–17 : 302 I 13, 78 b5 et sq. : 321 I 18, 81 a40 et sq. : 339 I 18, 81 a40 et sq.  : 338 I 21, 82 b35–36 : 36 I 22, 84 a7–8 : 36 I 24, 86 a22 : 36 I 32, 88 a19 : 36 I 5, 74 a17–25 : 49, 51 II 1, 89 b25 et sq. : 323 II 6, 92 a37 : 338 II 17, 99 a1–16 p. 68 II 17, 99 b4–7 : 339 II 17, 99 b17–19, p. 68 II 19 : 338, 240 Topica III 1, 116 b27–36, p. 51 Physica I 1, 184 a10–18 : 64–65, 290–291, 296–297 I 1, 184 a16–23 : 290, 316–319, 323–325 I 1, 184 a16–26 : 317–318 I 1, 184 a21–23: 317, 327, 329 I 1, 184 a21–26 : 65 I 1, 184 a23–25 : 240, 328 I 1, 184 a23-b14 : 246, 288, 290 I 3, 186 a15–16 : 400 I 4, 187 a17 : 77 I 5, 188 a26–31 : 357 I 5, 188 a30–31 : 70, 358 I 5, 188 b8–26 : 362 I 5, 188 b10 et sq. : 88 I 5, 188 b16 : 72 I 5, 188 b21 : 359 I 5, 188 b25–26 : 72

708

Index des lieux I 5, 188 b27–30 : 71, 359, 365 I 5, 188 b36–189 a1 : 71 I 6, 189 a22–27 : 73 I 6, 189 a23–24 : 73 I 6, 189 a29–30 : 73 I 6, 189 a31–32 : 73 I 6, 189 a32–33 : 73 I 6, 189 a34–189 b3 : 73 I 6, 189 b16-I 7 : 356 I 7, 189 b30–32 : 2, 24, 93, 354 I 7, 189 b32–190 a13 : 367 I 7, 189 b34–36 : 79 I 7, 190 a1–5 : 79 I 7, 190 a5–8 : 80 I 7, 190 a9–10 : 72 I 7, 190 a9–13 : 80 I 7, 190 a13–17 : 81 I 7, 190 a21–31 : 136, 371, 376 I 7, 190 a21–23 : 81 I 7, 190 a25–27 : 25, 81 I 7, 190 a31 : 81–82 I 7, 190 a31–190 b1 : 82 I 7, 190 b4–5 : 86, 377 I 7, 190 b5 et sq. : 371, 376 I 7, 190 b9–10 : 83 I 7, 190 b10–15 : 78 I 7, 190 b17–23 : 85 I 7, 190 b20 : 202 I 7, 190 b24–27 : 85 I 7, 190 b35–36 : 85 I 7, 191 a7–8 : 114, 382 I 7, 191 a19–21 : 99 I 8, 191 a23–24 : 85 I 8, 191 b9–10 : 80 I 8, 191 b13–17 : 85–86 I 8, 191 b18–26 : 86 I 8, 191 b30–31 : 85 I 9, 192 a3–6 : 85, 390 I 9, 192 a19–26 : 87 I 9, 192 a22–25 : 383–384 I 9, 192 a25–34 : 200, 356 I 9, 192 a31–32 : 87 I 9, 192 a34–37 : 308 II 1, 192 b14 : 23, 178 II 1, 192 b21–23 : 23 II, 1, 193 a9–12 : 184 II 1, 193 b13 : 1 II 2, 193 b22–194 a12 : 186, 168 III1, 200 b12–14 : 1 III 1, 200 b32 et sq. : 3, 23

III 1 201 a3 et sq. : 450 III 5, 204 b1–2 : 41 III 5, 204 b5–205 b31 : 40–41 IV 5, 213 a1–5 : 125–126 IV 11, 220 a10 et sq. : 409 IV 13, 222 a10 et sq. : 409 V 1, 225 a20–34 : 397 V 1, 225 a26 : 23, 178 V 1, 225 a32 : 23, 178 V 1, 225 b7 : 23, 178 V 2, 225 b10–226 a26 : 23, 177, 397–398 V 2, 226 a24 : 23, 178 VI 2, 232 b21–22 : 431 VI 3, 234 a15–16 : 408 VI 3, 234 a31–34 : 401 VI 4, 243 b10–20 : 400 VI 4, 234 b10–20 : 402 VI 5, 236 a27 : 400 VI 5, 236 a5–7 : 410. VI 6, 237 b9 et sq. : 410, 413 VI 6, 237 b11–13 : 414 VII 2, 243 a6 : 23, 178 VIII 3, 253 b23–25 : 400 VIII 7, 260 a26 : 23, 178 VIII 7, 261 a27–36 : 23 VIII 7, 261 a31 et sq. : 433 VIII 8, 262 a22–4, 28–33 : 410 De caelo I 1, 268 a1–5 : 254–256 I 10, 280 a27–280 b1 : 41 I 10, 280 a32 : 36 II 7, 289 a19 et sq. : 641 II 12, 291 b20 et sq. : 321 III 3, 302 a10–15 : 257 III 8, 307 b19–24 : 259 IV 3, 310 a23 : 23, 178 IV 3, 310 b11–15 : 126 De generatione et corruptione I 1, 314 a1–6 : 97, 445 I 1, 314 b1–6 : 103 I 1, 314 b8–12 : 103 I 1, 314 b15–28 : 105 I 2, 315 a26–29 : 97 I 2, 315 a28 : 23 I 2, 315 b6–9 : 106 I 2, 316 a7–8 : 106 I 2, 316 a11 et sq. : 36, 38 I 2, 317 a7–18 : 106

Index des lieux I 2, 317 a18–19 : 446 I 2, 317 a23–24 : 107, 116 I 3, 317 a32–317 b18 : 447 I 3, 317 a32–317 b1 : 107 I 3, 317 b1–5 : 108 I 3, 317 b18–33 : 108, 447 I 3, 317 b33–318 a227 : 447 I 3, 317 b33–35 : 108 I 3, 318 a9–13 : 108 I 3, 318 a23–25 : 109 I 3, 318 a27–318 b33 : 447 I 3, 318 a31–35 : 110, 449 I 3, 318 a35–318 b15 : 111, 213 I 3, 318 b2–7 : 111, 447 I 3, 318 b14–33 : 111–112 I 3, 319 a14–17 : 130 I 3, 319 a17 et sq. : 109 I 3, 319 a14–17 : 113 I 3, 319 a29–319 b5 : 114 I 4, 319 b8–12 : 116 I 4, 319 b14–18 : 117–118, 457 I 4, 319 b21–24 :119 I 4, 319 b31 : 24 I 4, 320 a2–5 : 120 I 5, 320 b25–34 : 462 I 5, 321 a18–29 : 462 I 6, 322 b22–25 : 610 I 6, 323 a12–34 : 463 I 7, 324 a8–9 : 464 I 10, 328 a28–29 : 465 II 1, 329 a24–26 : 118 II 2, 329 b20 et sq. : 638 II 2, 329 b24–31 : 135, 155–156 II 4, 331 a3–6 : 467 II 4, 331 a7–11 : 105 II 4, 331 b4–14 : 122 II 4, 331 b26–33 : 467 II 8, 335 a14–20 : 126 II 9, 335 b10 : 77 II 10, 336 a31-b9 : 271 Meteorologica I 1, 338 a20–339 a9 : 27, 89, 240 I 3, 341 a12–20 : 641 IV 1, 378 b10–25 : 135, 155 IV 1, 379 a1 : 155 IV 1, 379 a11 et sq. : 133 IV 2, 379 b32 et sq. : 135, 155 IV 2, 379 b35 et sq. : 132 IV 2, 380 a4 et sq. : 135, 155

De anima I 1, 403 a29–b19 : 168, 186 II 4, 416 a9–15 : 140 II 5, 417 b3–7 : 6 II 7, 418 b20–26 : 400 Parva naturalia 465 a14–19 : 133 465 b30 : 24 477 a15–18 : 126 480 a16 : 133 Historia animalium V, 539 a21 et sq. : 628 De partibus animalium I 1, 639 b6–11 : 240 I 1, 640 a18–19 : 1 II 1, 646 a12–23 : 280 II 2, 648 a12 : 488 II 7, 652 b7–16 : 133 III 5, 668 a1–33 : 145 IV 2, 677 a30–35 : 339 De motu animalium 10, 703 a18–23 : 142–143 De generatione animalium I 7, 718 a24–25 : 136 I 17, 721 b6–7 : 135 I 18, 723 a6–11 : 483 I 18, 724 a17–18 : 136 I 18, 724 a20 et sq. : 84, 124, 146 I 18, 724 b26 et sq. : 135, 155 I 18, 725 a12–13 : 484 I 18, 726 a25–27 : 136 I 19, 726 b5–7 : 145 I 19, 726 b15–21 : 138 I 19, 726 b30–34 : 158, 488 I 20, 728 a18–21 : 144 I 20, 728 b6–18 : 485 I 20, 728 b34–35 : 145 I 20, 729 a11–12 : 492, 498 I 21, 729 b2–6 : 511 I 21, 729 b8 et sq. : 33 I 21, 730 a14–1 : 511 I 22, 730 b5 et sq. : 137, 500 I 22, 730 b12–23 : 138, 639 II 1, 731 b23–732 a9 : 5, 156–157 II 1, 732 a20 : 136

709

710

Index des lieux II 1, 732 b31–32 : 126, 150 II 1, 733 a11–12 : 144 II 1, 733 a32–733 b23 : 152 II 1, 733 b24–734 a1 : 146, 500 II 1, 734 a3–4 : 137, 499–500 II 1, 734 b16 et sq. : 639 II 1, 734 b22–24 : 147 II 1, 735 a16–19 : 151–152 II 2, 735 a29–30 : 141 II 2, 735 b37–736 a2 : 141, 143 II 3, 736 b2–5 : 147 II 3, 736 b8–12 : 145 II 3, 736 b29–35 : 134 II 3, 736 b29–737 a7 : 141 II 3, 737 a7–12 : 137 II 3, 737 a8–16 : 223 II 3, 737 a12–16 : 492 II 3, 737 a18–24 : 137 II 3, 737 a27–34 : 144 II 4, 738 b11–12 : 144 II 3, 739 b2 et sq. : 485–486 II 4, 739 b22 : 492 II 4, 740 b18–24 : 137, 500 II 4, 740 b25–34 : 139 II 4, 740 b34–36 : 145 II 6, 741 b37–742 a16 : 143 II 6, 743 a35–36 : 628 II 6, 744 a3 et sq. : 143 II 6, 744 b13 et sq. : 145 II 7, 746 a29–30 : 159 II 8, 747 b6 et sq. : 38–40 II 8, 748 a31–748 b7 : 160 III 1, 750 a13 et sq. : 485–486 III 1, 751 b6 : 133 III 1, 751 a34–b1 : 145 III 11, 762 a8–762 b28 : 226 III 11, 762 a19–24 : 161 IV 1, 764 b34–35 : 147 IV 1, 766 a18–24 : 225 IV 1, 766 a30–b4 : 148 IV 1, 766 b12–17 : 154 IV 1, 766 b15–18 : 160, 225 IV 2, 766 b28 et sq. : 150, 160 IV 6, 775 a14–16 : 160 IV 8, 777 a5–6 : 145 V 2, 781a24 et sq. : 143 V 4, 784 b33–34 : 133. V 7, 787 a28 et sq. : 143

Metaphysica A1, 981 a16–20 : 220 α2, 994 a20–b3 : 136 α2, 994 a22–b9 : 84 α3, 994 b32–995 a5 : 532 B1, 995 b10–11 : 548 B2, 996 a18 et sq. : 537 B2, 997 a15–16 : 548 Γ1, 1003 a21–22 : 167 Γ2, 1003 b6–10 : 1, 168 Γ2, 1003 b12–14 : 167 Γ2, 1004 a3 : 166 Γ2, 1004 b21–26 : 166 Γ3, 1005 a32–b2 : 167 Γ5, 1009 a36–38 : 168 Δ4, 1014 b17–18 : 84 Δ4, 1014 b26–35 : 84, 184 Δ18, 1022 a32 : 562 Δ24, 1024 b8 et sq. : 193 Δ30, 1025 a19–20 : 220 E1, 1025 b28–1026 a6 : 168, 186 E1, 1026 a14–16 : 538 E2, 1026 b21–24 : 220 E2, 1026 b37–1027 a2 : 220 Z1, 1028 a10–15 : 169, 557 Z1, 1028 a22–24 : 560 Z1, 1028 a25–27 : 171 Z1, 1028 a31–33 : 169 Z1, 1028 b6–7 : 560 Z2, 1038 b8–13 : 170 Z2, 1028 b8–9 : 183, 560 Z2, 1028 b10–11 : 123 Z3, 1028 b33–36 : 170 Z3, 1029 a1–5 : 171 Z3, 1029 a2–3 : 199 Z3, 1029 a27–30 : 6, 172 Z4 1029 b13 : 172 Z4, 1030 a11–13 : 565 Z4 1030 a13–14 : 34 Z16, 1040 a26–27 : 593 Z7, 1032 a12–15 : 177, 180, 574 Z7, 1032 a15–19 : 576 Z7, 1032 a15–27 : 176, 182 Z7, 1032 a15–b31 : 194 Z7, 1032 a20 : 179 Z7, 1032 a20–22 : 184, 579 Z7, 1032 a22–25 : 180, 183–184, 579–580 Z7, 1032 a27–b21 : 176 Z7, 1032 a27–32 : 212, 209, 581 Z7, 1032 b1–2 : 185, 187, 582

Index des lieux Z7, 1032 b2–6 : 188 Z7, 1032 b6–9 : 189, 580 Z7, 1032 b11–14 : 187–188 Z7, 1032 b21–31 : 176, 189–190 Z7, 1032 b23–24 : 220, 581 Z7, 1032 b26–1033 a1 : 217, 221 Z7, 1032 b26–28 : 190, 580 Z7, 1032 b28–30 : 216 Z7, 1032 b31–1033 a5 : 176, 192 Z7, 1032 b32–1033 a1 : 220 Z7, 1033 a5 : 187 Z7, 1033 a5–23 : 176, 597 Z8, 1033 a24–31 : 198, 599 Z8, 1033 a24-b19 : 197 Z8, 1033 a31–1033 b5 : 199, 601–602 Z8, 1033 b5–10 : 201, 603 Z8, 1033 b11–16 : 202, 603–605 Z8, 1033 b12 : 179, 198 Z8, 1033 b16–19 : 203 Z8, 1033 b19–29 : 197, 607 Z8, 1033 b19–21 : 203 Z8, 1033 b21–24 : 204, 208, 607–608 Z8, 1033 b24–26 : 206 Z8, 1033 b26–28 : 609 Z8, 1033 b29–1034 a8 : 197 Z8, 1033 b29–1034 a2 : 207 Z8, 1033 b33–1034 a1 : 210 Z8, 1034 a2–4 : 207 Z8, 1034 a4–8 : 208, 607 Z9, 1034 a9–10 : 209 Z9, 1034 a9–32 : 212, 615 Z9, 1034 a10–16 : 214 Z9, 1034 a11 : 214–215 Z9, 1034 a12 : 217 Z9, 1034 a13 : 210 Z9, 1034 a16–18 : 215 Z9, 1034 a19–21 : 216 Z9, 1034 a21–25 : 217–219, 620 Z9, 1034 a25–26 : 220, 620 Z9, 1034 a25–29 : 220, 620 Z9, 1034 a29–32 : 221 Z9, 1034 a33–1034 b7 : 212, 223, 622 Z9, 1034 b3–4 : 210 Z9, 1034 b4–7 : 225 Z9, 1034 b7–19 : 212, 614 Z9, 1034 b7–16 : 227 Z9, 1034 b16–19 : 177, 227 Z10, 1034 b32–1035 b3 : 174 Z10, 1035 a22–b3 : 174 Z10, 1035 b15–16 : 186

Z11, 1036 a26–b20 : 174 Z11, 1036 b21–32 : 174 Z11, 1036 a26–28 : 186 Z11, 1036 b3–7 : 186 Z11, 1037 a22–29 : 174 Z13, 1039 a1–2 : 593 Z13, 1039 a3 et sq. : 592 Z13, 1039 b3 et sq. : 204 Z15, 1039 b23–26 : 201 Z16, 1040 b5–10 : 98, 123, 135 Z17, 1041 a25 et sq. : 218 H1, 1042 a28–29 : 206 H1, 1042 a32 : 24 H1, 1042 b1–3 : 184 H1, 1042 b6 : 94 H2, 1042 a28 : 562 H3, 1043 b14–16 : 201, 400 H4, 1044 a23–25 : 84, 136 H5, 1044 b21–22 : 201 H5, 1044 b29–1045 a6 : 188 H5, 1044 b34–1045 a2, p. 129 Θ7, 1049 a36–b3 : 195 Θ7, 1049 b1–2 : 122 K7, 1064 a19–28 : 168 K11, 1067 b31 : 23, 178 K11, 1067 b36 : 23, 178 K12, 1068 a9 : 23,  178 K12 1068 b16 : 23,  178 Λ2, 1069 b9 : 24 Λ3 1069 b36 et sq. : 181 Λ3, 1070 a4–9 : 626 Λ3, 1070 a15–17 : 201 Λ3, 1070 a26 : 68 Λ3 1070 a27–30 : 624 Λ4, 1070 a32 : 68 Λ5 1071 a3–6 : 94 Λ5, 1071 a24–27 : 68 Λ5, 1071 a30–34 : 68 M4, 1078 b27–31 : 338 M10, 1087 a19 et sq. : 220 N5, 1092 a21–24 : 84 N5, 1092 a23–35 : 136 Politica I 2, 1252 a24–25 : 1 Ethica Nicomachea V 6–7, 1131 a10–b24 : 51 VI 3, 1139 b28 et sq. : 338 VI 3, 1139 b28 et sq. : 339

711

712

Index des lieux

Rhetorica I 3, 1358 a36–1358 b13 : 342 Aristote arabe Al-Naṣṣ al-Kāmil li-manṭiq, éd. Jabr 455, 5–9 : 243 Al-Ṭabīʿa, éd. Badawī 1, 10–16 : 293, 297 3, n. 1 : 328 44, 30 : 358 47, 29 : 359 47, 30 : 360 46, 7–8 : 362 64, 7–8 : 382 640, 1 : 408 Kitāb al-Ḥayawān, éd. Drossaart Lulofs 42, 5–6 : 485 70, 21 : 486 92–94 : 612 99, 1. : 486 184 : 487 Asclépius In Metaphysica, éd. Hayduck 408, 19–22 : 628 Averroès Epitomé Topiques, éd. Butterworth 153–158 : 344 156, 9 : 344 Epitomé Physique, éd. Puig 5–6: 249 8 : 241, 260 8, 8–10 : 327 9, 2–6 : 296 9, 7–12 : 327 9, 12–15 : 330 11, 17–12, 5 : 290 12, 16–18 : 289 12, 8–15 : 313 15, 8–11 : 387 Epitomé De caelo, éd. ʿAǧam et Ǧihāmī 23, 4–10 : 253, 255 79, 3–6 : 260

Epitomé De gen. et corr., éd. Puig 9, 8–13 : 266 9, 14–15 : 267 9, 15–16 : 267, 274 9, 16–10, 2 : 266 10, 3–7 : 267 10, 7–10 : 266, 445–446 13, 6 et sq. : 274 Epitomé Meteor., éd. ʿAǧam et Ǧihāmī 21, 4–22, 8 : 268 Epitomé PN, éd. Blumberg 1, 4–2, 2 : 277 Epitomé Met., éd. Quirós Rodriguez 15–16 : 544 Commentaire Moyen An. Pr., éd. Butterworth et al. 363, 4–5 : 346 363, 5–9: 346 373, 8–374, 1: 346 Commentaire Moyen Phys., éd. Juntes 434 B : 249 434 B2–5 : 326 435 H4-L7 : 250 Commentaire Moyen De Caelo, éd. ʿAlawī 71, 3–4 : p. 253 72, 11–73, 6 : 255 86, 14–87, 2 : 469 136, 9–13 : 254 229, 6–231, 10 : 470 232–233 : 470 337, 1–7 : 261 Commentaire Moyen De gen. et corr., éd. Eichner 2, 3–6 : 269, 445 4, 5 et sq. : 446 10, 9–13 : 446 20, 5–9 : 448 22, 5–13 : 271 23, 13–17 : 448 24, 2–14 : 449–450 24, 18–25, 4 : 451 25, 5–16 : 452 26, 1–3 : 453

Index des lieux 27, 12–28, 2 : 454 28, 9–13 : 456–457 30, 15–31, 12 : 458 31, 17–18 : 446 32, 5–6 : 459 32, 8–12 : 459 37, 1–3 : 461 37, 9–15 : 461 38, 1–5 : 461 38, 5–11 : 462 55, 7–8 : 464 59–60 : 463 61, 10–13 : 464 60, 1–2 : 464 83, 1–2 : 464 84, 15–18 : 464–465 86, 3–8 : 270 97–98 : 468 98, 11–15 : 468 102–103 : 467 120, 10–12 : 463 127–128 : 593 133, 7–10 : 271 Commentaire Moyen Meteor., éd. ʿAlawī 17–18 : 273 Commentaire Moyen Part. anim., éd. Juntes 128 G : 280 128 D-H : 280 128 K7–11 et sq. : 280 Commentaire Moyen Gen. anim. 44 I, 3 et sq. : 282 45 A 8–10: 282 44 I3-K5 : 282, 527–528 44 C5–9 : 528 44 K12-M5 : 528 44 L8–13 : 533 44 M9–45 B5 : 533 45 L1–9 : 480 47 F9-G4 : 481 47 I7-L4 : 481 47 L1–4 : 482 48 A3–15 : 481 48 B4–10 : 481 52 A11–15 : 476 56 H9-I3 : 483 57 M2–7 : 484

58 C3–13 : 487 62 B2–7 : 488 62 D2–9 : 489 62 F5-I2 : 489 62 K1–7 : 490 62 K10–15 : 491 62 K15-L3 : 490 63 B8-C4 : 495–496 63 C4–14 : 492 63 D2-F3 : 492 63 K13-L14 : 493 63 M7–11 : 494 65 D3-H3 : 497 65 K14-L10 : 497 65 K-M : 498 66 B8–15 : 496 66 G4-H3 : 498 71 E5–8 : 499–500 72 A8-B9 : 500 72 D11-F14 : 502–503 75 G3–14 : 512 75 K1–3 : 513 75 K8-M3 : 512 75 M3–76 A2 : 514 75 C15 et sq. : 377, 523 75 I7-K1 : 517 75 K8-M3 : 639 76 E4– : 5136 76 E10-F10 : 504 76 F10-G2 : 507 76 H4–9 : 506 76 H9–11 : 505 76 I14-K4 : 493 76 K4–9 : 505 76 L3–8 : 508 76 M4–14 : 506–507 76 H9–11 : 513 76 I2-K4 : 513 76 A2-B4 : 515–5, 640 86 H3–8 : 508 86 K14-L4 : 509 95 K4 et sq. : 489 109 D5-E1 : 519 109 E9-F3 : 520 109 E15–12 : 518 115 A6–13 : 510 115 C3–12 : 510 132 I3 et sq. : 523, 377 144 D15-E11 : 474, 476, 494

713

714

Index des lieux

Grand Commentaire An. Post., éd. Badawī 166 : 240 169, 2–6. 179–184 : 334 272–274 : 331 285, 6–14 : 308 296–298 : 310 348, 19–349, 4 : 331 369, 3–10 : 308 349, 6–13 : 332 349, 13–17 : 332 349–350 : 334 350, 10–14 : 335 415, 5–7 : 351 417, 11–17 : 352 Grand Commentaire An. Post., éd. Juntes 565, F1–566, F15: 350 565, F9–566, B9: 350 566, D11-E7: 350 566, E8-F15 : 350 Grand Commentaire Phys., éd. Juntes 1 B-5 F : 241 1 B7–11 : 289 1 C8–15 : 291, 536 1 C8-G5 : 243 1 G6–16 : 245 3 C1-G8 : 244 3 G9–I2 : 248 3 G9-H15 : 249 4 A10–B3 : 246 4 B4-C9 : 337 4 F4–14 : 337 4 G11–H2 : 246 5 I7–18 : 293 5 I12–6 : 297 5 M1–6 A5 : 292 5 M12–14 : 294 6 A5–14 : 304 6 A9-B2 : 294 6 B2-C5 : 295 4 B4–9 : 327 6 B13-C5 : 315, 538 6 C9-D4 : 297 6 E5-F11 : 298 6 F5–11 : 246 6 F11–14 : 297 6 K-L : 325 6 K8-L11 : 319

6 L1–10 : 326 6 L10-M10 : 326 6 L11-M6 : 327 6 M11-A7 : 326 7 A2–7 : 327 7 B13-C4 : 329 7 C-D : 330 7 C5–9 : 328 7 E7–12 : p. 247 7 F1–10 : p. 247 7 G2–13 : p. 248 8 H2–5 : 288 9 et sq. : 591 27 I14-K13 : 357 27 M9–11 : 358 28 B3–12 : 358 28 B12-C2 : 358 28 D10–13 : 362 28 E10-F13 : 366 29 H8–14 : 359 28 K4–15 : 361 29 A5-C1 : 363 29 E8–9 : 364 29 L4–5 : 359 29 L6 : 360, 362 30 B4–10 : 359 31 D3-E2 : 360 31 C6-D9 : 364–365 31 F2–11 : 432 32 E1-F7 : 364 32 C5–10 : 365 32 E1–15 : 366 34 G1-H7 : 367 34 H15-I11 : 354 35 B3-C4 : 369 35 B3–4 : 370 35 E8–9 : 367 35, F5-G5 : 370 35 G5–6 : 371 35 H7–14 : 371 35 M6–36 A4 : 372 36 B3-C10 : 375 37 F-H : 417 37 G1 et sq. : 377 37 G7-H2 : 378 37 L1 et sq. : 377 37 L1-M2 : 381 37 M2–7 : 380 37 M2–38 D12 : 384 38 B10-D12 : 385

Index des lieux 38 F4–14 : 388 38 I3-K11 : 373 39 G5–7 : 386 39 I6–12 : 386 40 A5–17 : 361 40 F2–7 : 381 40 I6–12 : 382 40 K10-L2 : 388 40 L2–10 : 298 40 L4-M9 : 386 41 D13-E: 389 41 E5-F8 : 370 41 F12-G5 : 388 43 F7-G5 : 425 44 A1–7 : 425 45 C2-D9 : 390 45 C2–14 : 386 45 D1–9: 389 46 C3-D6 : 391 46 D6–15 : 391 46 E1-F13 : 392 46 F14–18 : 383 47 E13-G10 : 308 49 M1–50 A1 : 310 50 A2–8 : 544 51 L8-M2 : 304–305 52 F-G : 389 52 F12-G3 : 311 52 L3–11 : 312 53 B5 et sq.  : 312 53 G8-K8 : 379, 425 54 I6–11 : 385 56 A9-G1 : 311 56 G6–10 : 315 56 G10–16 : 311 56 K3–13 : 304, 316 56 M1–57 B7 : 305–306 58 K-59 D : 308 58 L8–16 : 312 59 C13-D4 : 312 61 G8-H14 : 314 61 I8-K6: 389 62 M7–11 : 394 67 A7-C8 : 393 74 D15-E2 : 309 74 G5-I1 : 244, 309 74 K9-L6 : 309 75 L5 et sq. : 313 75 M3–6 : 314, 667 84 M6–85 A4 : 312

87 C11–13 : 380 87 C15-D4 : 355 114 D3-E4 : 435–436 127 H15-I5 : 383 212 G3 et sq. : 397 215–216 : 379 215 B et sq. : 462 215 G13-H11 : 399 215 M12–216 A7 : 398 217 B16-C8 : 409 217 C13-D4 : 409 238 E2-H9 : 395 255 I4–256 A5 : 431 263 D6–12 : 408 265 A1-B7 : 403 265 I12-E12 : 402 265 I12-L12 : 402 266 B15-C6 : 404 266 C6-F11 : 405–406 266 E2-F12 : 408 266 F12–14 : 407 266 FI4-G4 : 409 266 K11–13 : 409 267 A4–7 : 410 274 L1–275, A6 : 395, 410, 412 274 L2–275 A11 : 419 275 H-I : 411 284 A5-B1 : 411 284 F-285 F : 410 284 G10-H3 : 413 284 H3-I6 : 413–414 284 I8–18 : 414 284 I18-L10 : 416 285 C3–12 : 417 304 F1–15 : 434 340 E-F7 : 308 340 L8–341 A11 : 423 341 B1–15 : 425 341 C9-E5 : 426 341 E6-F13 : 426 343 C11-D8 : 428–429 372 E11–15 : 349 387 E2-H8 : 529 401 I2-K9 : 433 402 D14-E2 : 415 434 L7–8 : 289

715

716

Index des lieux

Grand Commentaire De caelo, éd. Carmody 2–4 : 256 2, 7–13 : 255 3, 50–4, 63: 256–257 3, 36 et sq. : 256 37–38 : 390 38, 77–84 : 393 41, 59–76 : 470 349, 38 : 471 350, 54–352, 101 : 471–472 354, 168–183 : 471 485, 52–57: 256 486, 84–93 : 263 561, 10–17 : 257 561, 18–24 : 264 634–635 : 442 651, 5–32 : 262 Grand Commentaire De anima, éd. Crawford 524, 59–62 : 276 90 : 412 524, 59–62 : 494 Grand Commentaire Met., éd. Bouyges 43, 5–44, 11 : 532, 665 46, 18–47, 4 : 529 47, l. 1 : 530 60–62 : 308, 309 167, 13 : 537 186, 8 : 537 190, 9–12 : 539 190, 13–18 : 539–540 190, 18–191, 2 : 540 191, 6–8 : 540 192, 1–5 : 538, 541 302, 13–303, 3 : 542 303, 6–8 : 544 305, 9 : 543 340 16–19 : 535 702, 3–703, 3 : 330 709, 14 : 546 711, 2–3 : 546 711, 7–11 : 547 711, 11–15 : 547 747, 13–18 : 559 751, 5–13 : 561, 600 751, 15–16 : 559 755, 15–18 : 559, 561

757, 2–4 : 560 761, 10–15 : 560 762, 17–763, 1 : 558 766, 16–767, 2 : 558 768, 8–9 : 562 769, 4–9 : 561 769, 13–18 : 562 773, 8–12 : 562 775, 16–776, 5 : 386 777, 6–11 : 563 778, 7–13 : 558 782, 6–10 : 564 782, 17–783, 5 : 289, 560 784, 9–12 : 552 785, 9–14 : 564–565 797, 11–15 : 565 835, 6–14 : 566 837, 7–8 : 574 837, 7–13 : 577 837, 8–9 : 575 838, 1 : 579 838, 2 : 580 838, 9–14 : 568, 625 839, 3–5 : 575 839, 7–9 : 575 839, 10–12 : 577 839, 13–840, 3 : 578 840, 3–4 : 578 840, 5–9 : 578 840, 13–15 : 579 840, 17–841, 6 : 579 841, 9–19 : 580 844, 7–8 : 582 844, 9–11 : 583 844, 11–14 : 583 845, 15–846, 5 : 583 846, 5–11 : 584 847, 1–5 : 584 847, 6–10 : 584 847, 11–848, 3 : 585 848, 3–5 : 585 848, 6–12 : 585 848, 13–16 : 586 848, 17–849, 4 : 586 849, 1–4 : 619 849, 9–16 : 587 849, 16–19 : 587 850, 2–7 : 588 850, 8–14 : 588 850, 15–851, 3 : 588

Index des lieux 852, 1–2 : 589 852, 8–9 : 589 853, 5–6 : 589 854, 7–10 : 590 855, 4–5 : 590 855, 6–9 : 590 856, 2–5 : 590 856, 8 : 597 856, 7–8 : 598 856, 8–10 : 598 856, 10–12 : 599 856, 12–14 : 599–600 856, 16–857, 1 : 601 857, 10–14 : 598 858, 1–4 : 598 858, 5–6 : 598 858, 12–14 : 599 858, 16–859, 2 : 600 859, 4–8 : 600 859, 12–15 : 601 859, 16–860, 4 : 602 860, 6–7 : 602 860, 9–12 : 602 861, 3 : 605 861, 5–6 : 605 861, 12–862, 2 : 604 862, 3–8 : 604 862, 11–13 : 604 862, 14–15 : 605 862, 18–863, 2 : 605 863, 10 : 605 863, 17–864, 2 : 605–606 864, 12–865, 2 : 607 865, 3–5 : 608 866, 6–13 : 606–607 866, 14–867, 2 : 608 867, 7–8 : 608 867, 12–868, 2 : 610 868, 8–11 : 608 870, 1–4 : 611 869, 3–4 : 611 870, 5–17 : 611 868, 15–869, 4 : 611 869, 7–11: 612 869, 12–16 : 612 870, 7–11 : 612 870, 14–17 : 613 872, 2–9 : 615–616 872, 7–9 : 617 872, 11–15 : 616

872, 19–873, 4 : 618 873, 4–5 : 619 873, 11–14 : 618 873, 16–874, 7 : 618 874, 8–12 : 619 874, 15–18 : 619 875, 4 : 621 876, 4–9 : 620 876, 9–10 : 621 876, 13–877, 2 : 621 877, 5–7 : 621 877, 9–13 : 622 880, 7–9 : 614 881, 1– 886, 15 : 623 881, 1–10 : 625 881, 10–20 : 633 881, 20–882, 3 : 638 882, 3–5 : 640 882, 6 : 632 882, 13–17 : 648 882, 18, 883, 1 : 648 883, 1–7 : 631 883, 7–9 : 649 883, 9–14 : 640 883, 15–885, 16 : 651 883, 15–18 : 651 883, 18–884, 2 : 654 884, 2–15 : 656 884 16–885, 3 : 663 885, 3–16 : 664 885, 17–886, 6 : 518, 569, 650 886, 7–15 : 665 887, 11–888, 7 : 614 890, 17–891, 1 : 567 1058, 2–6 : 566 1153 : 665 1401, 2–1402, 7 : 555 1401, 5 et sq. : 554 1402, 4–7 : 552 1403, 11–18 : 555 1404, 1–3 : 556 1404, 12–16 : 555 1407, 6–7 : 556 1409, 14–16 : 545 1409, 16–1410, 1 : 543 1412, 12–15 : 543 1422, 6–13 : 308, 309 1433, 9–1434, 4 : 551 1457, 1–6 : 624 1457, 7–10 : 626

717

718

Index des lieux 1457, 14–1458, 5 : 626 1458, 7–17 : 626–627 1459, 3–8 : 627 1460, 7–18 : 627 1465, 8–11 : 628 1490, 11–1491, 2 : 624 1491, 4- 1505, 5 : 623–624 1492, 3–1494, 14 : 629 1492, 4–5 : 629 1494, 4–6 : 630 1494, 7–8 : 629 1495, 1–3 : 630 1496, 2–10 : 635–636 1496, 16–1497, 1 : 635 1497, 1–6 : 632 1497, 17–1498, 1 : 631 1498, 9–1499, 5 : 6471529, 8 : 548 1500, 8–9 : 662 1500, 8–13 : 666 1500, 14 et sq. : 659 1500, 14–16 : 662 1501, 16–1502, 12 : 659 1502, 5 : 632 1502, 12–1503, 5. 1503, 13–1504, 5 : 569–570 1503, 14–1504, 8 : 665 1505, 2–6 : 666 1529, 16–1530, 1 : 549, 666 1534, 4–10 : 547 1530, 8–10 : 627 1607, 3 : 661 1706, 6–10 : 549 1712, 9–11 : 661

Grand Commentaire Met., éd. Juntes 172 A13 : 575 172 B : 577, 580

Avicenne Al-Naǧāt, éd. Dānišpazūh 126–128 : 324 Kitāb al-Šifāʾ : al-Burhān, éd. ʿAfīfī 44, 17–8 : 333 78–84 : 324 162–168 : 302 Kitāb al-Šifāʾ : al-Samāʿ al-ṭabīʿī, éd. Zāyid 7, 27–33 : 302 8, 5–11, 9 : 301 11, 10–12, 18 : 301 13, 4–20, 6 : 369 13, 5 et sq. : 304 21, 9–24,14 : 301 98, 12–18 : 376, 418 101, 2–7: 376, 418 Kitāb al-Šifāʾ : al-Maʿādin wa-al-āṯār alʿulwiyya, éd. Muntaṣir et al. 27 : 530 76, 18–77, 4 : 529 Kitāb al-Šifāʾ : al-Ilāhiyyāt, éd. Anawati et al. 76, 32–77 : 304 83, 4–85, 12 :11, 637 87 et sq. : 12, 637 Kitāb al-Išārāt wa-l-Tanbīhāt, éd. Dunyā 485 et sq. : 324 Al-Fārābī Iḥsāʾ al-ʿulūm, éd. González 55–62 : 275

Tahāfut al-Tahāfut, éd. Bouyges 211 : 517 401 et sq. : 634 407, 7–13 : 635 524, 12 et sq. : 640 565, 20–566, 11 : 348 517–519 : 641 577–578 : 658

Falsafat Arisṭūṭālis, éd. Mahdi 86 : 650 111,15–112,14 : 276

De substantia orbis 2: 389 3 : 390

Kitāb al-Burhān, éd. Faḥrī 24–25 : 343 26, 9–11 : 324, 327

Taḥsīl al-saʿādah, éd. Yasīn 51 et sq. : 323 53 et sq. : 324, 330 124–9 : 342

Index des lieux Šarḥ al Qiyās, éd. Dānišpažūh 520, 15–23 : 342 522, 14–23 : 342 518, 17–19 : 343 529, 12–2 : 343 Mabādiʾ ārāʾ ahl al-madīnat al-fāḍilah, éd. Walzer 186, 15–187, 10 : 493 Kitāb al-ḥurūf, éd. Mahdi 115, 15–22 : 542 Ibn Bāǧǧa Šurūḥāt al-samāʿ, éd. Ziyāda 14, 11 et sq : 248 13 et sq. : 325 Šarḥ as-samāʿ, éd. Fakhry 96,7–101, 13 : 404 Galien De semine I.16.1 : 481 De complexionibus 576–577 : 482 De foetuum formatione 92 et sq. : 503 Al-Ġāzālī Tahāfut al-falāsifa, 170–181 : 641 170, 19–30 : 642 172, 18–28 : 643 195–197 : 348 Michel D’Ephèse In Metaphysica, éd. Hayduck 492,20 et sq. : 193 495, 33–496, 6 : 202 al-Mufīd (Šayḫ) Awā’il al-Maqālāt, éd. Mohaghegh 44 : 644 215 : 531

719

Ibn Al-Nadīm Kitāb al-Fihrist,  ed. Taǧaddud 244, 7 : 292 251, 25–252, 1 : 535 al-Nīsābūrī, Abū Rashīd al-Masā’il fī al-ḫilāf bayna al-Baṣriyyīn wa-al-Baġdādiyyīn, éd. Ziyāda 133–139 : 531, 644 Philopon In Analytica Posteriora, éd. Wallies 31, 6–12 : 321 49, 19–21 : 321 In Physica, éd. Vitelli 2, 16 : 91 6, 9–17 : 296 7, 20–26 : 296 7, 32–8,5 : 296 9, 4–13, 17 : 321 59, 8–14 : 450 119, 15 et sq. : 362 152 et sq. : 368 153, 12–13 : 368 153, 19–20 : 368 179, 26–180,1 : 86 349, 3 et sq. : 23 692, 10–15 : 376 506, 20–23 : 398 Simplicius In Physica, éd. Diels 13, 21–27 : 296 239, 8–13 : 86 403, 13 et sq. : 23 440, 18–34 : 34 476, 23–30 : 34 801, 7–13 : 91 941, 21–942, 24 : 431 964, 9–23 : 403 966, 15–19 : 403 968, 19–22 : 403 968, 24 et sq. : 408 997, 30–998, 3 : 413 1133–1148 : 422 1301, 19–24 : 34

720 In De caelo, éd. Heiberg 226, 19–23 : 91 Platon Phaedo 70c-72e : 35 71a–b : 76 102d6–8 : 76 102d6–8 : 76 103c7–8 : 76 Phaedrus 245c-246a : 35 Thémistius In Analytica Posteriora, éd. Wallies 28, 15–29, 3 : 323

Index des lieux In Physica, éd. Schenke 191, 30–192,22 : 403 197,1–19 : 403 In De anima, éd. Heinze 98, 12–116, 25 : 632 In Metaphysica, éd. Landauer 7, 28 et sq. : 629 24–34 : 554 Thomas d’Aquin In Physyca lec. 1, n. 275 : 91 In Metaphysica lec. 6, n. 1404 : 187

Index des termes grecs Cet index ne contient que les termes grecs non traduits. Il ne recense pas les termes traduits qui figurent dans les passages reportés dans les notes ou dans le corps du texte.

ἀδιάφορον : 70 αἰσθητόν : 116 αἴτια : 64, 291, 294–296 ἀλήθεια : 360 ἀλλοίωσις : 120 ἀναλογία : 51 κατ’ ἀναλογίαν : 51, 68 ἀνάλογον : 71, 141 ἀναλυτικῶς : 36 ἀνάρμοστον : 88, 362 ἀντιπαράστασις : 628 ἀπὸ ταὐτομάτου : 176, 189, 192, 209–210, 516 ἀπόδειξις : 38, 321 ἀποδεικτικός : 321 ἀπορωτάτος : 172, 189 ἄρχεται : 220 ἀρχή/ἀρχαί : 39, 64, 71, 254–256, 291, 294–296 ἄρχουσα : 215 ἄτομον : 117, 175, 206, 208 ἀχώριστα : 538 γένεσις : 23, 25–27, 52, 67, 76, 176, 177, 182, 188–189, 198, 230, 577, 604 γένεσις ἁπλῆ : 53, 60, 106–108, 128, 165– 166, 174, 230 γένεσίς τις : 26, 128, 165 περὶ πάσης γενέσεως : 24, 51, 89, 354 περὶ γενέσεως τῆς κοινῆς : 96 γένος : 38, 40, 193, 243, 565 γίγνεσθαι : 78–82, 84, 88, 107, 124, 177, 180, 201 γίγνεσθαι ἁπλῶς : 111, 158 γίγνεσθαι ἔκ τινος : 83–84, 124, 145–146, 177, 180, 195, 198, 210, 368, 574 γίγνεται ἄλλο ἐξ ἄλλου : 136 γίγνεσθαι ἐκ πρώτου κινήσαντος : 136 γίγνεσθαι πολλαχῶς λέγεσθαι : 82, 195 γιγνόμενον/γιγνόμενα : 78–84, 145–146, 176–180, 182, 198, 367–368, 574, 575 γονή : 137

δεικνύωμεν : 35 διαίρεσις : 65, 408 διδασκαλικός : 321 δοκεῖ : 73, 171 δυνάμενον : 216 δύναμις : 18, 259, 261–262, 511 δύναμις πλαστική : 503 δυνατόν : 169, 557 εἰδέναι : 291, 295 εἶδος : 175, 182, 187, 201, 208, 565, 603, 609 εἶναι : 114, 124, 182 ἐμπειρία : 31 ἔνδοξα (endoxa) : 29–30, 32, 34, 37, 39–40, 64–65, 70 ἕν : 103 πρὸς ἕν : 15, 195, 541, 542, 544 ἔνστασις : 628 ἕξις : 137, 262 ἐπαγωγή : 31–32, 321, 338–341 ἐπίστασθαι : 291, 293, 295 ἐπιχείρησις : 35 ἔργον : 3, 131, 150–151, 259, 261 θηρμόν : 221, 486 θηρμὸν  ζωτικόν : 134 θερμὸν κινητικόν : 136 ἡρμοσμένον : 88, 362 ἴδιον/ἴδια : 24, 89, 96, 99, 102, 147, 227 καθ’ αὑτό : 169, 173, 205, 557 καθ’ ἕκαστον : 325, 340 καθ’ ὅ : 175, 180, 183, 579 καθόλου : 2, 27, 30, 33, 37–39, 41–42, 44, 47, 50, 63, 68, 70–73, 287, 317, 325, 328 καθόλου λίαν : 39 πᾶν καθόλου : 70 καταμήνια : 124 κατηγορία : 177, 575 κενός : 39

722

Index des termes grecs

κεφάλαια : 242 κινεῖσθαι : 210 κίνησις : 13, 178, 220, 254–256 κοινά : 24, 68 κοινωνία : 134 κοσμός : 254 κύημα : 493 λίθινος : 194 λογική : 38 λογικῶς : 32–34, 36–38, 40, 172–173 λόγος/λόγοι : 96, 107, 116–117, 135, 139, 187, 192, 193, 358, 360, 589 λόγῳ : 78, 85, 206, 311 ἐπὶ τοῦ λόγου : 70, 358 ἄνευ λόγου : 359 ἐν τῷ λόγῳ : 572 λέγεσθαι : 82 πολλαχῶς λέγεσθαι : 82 μάλιστα : 182–183, 576, 577 μεθόδους : 294 μέρος : 190–92, 218–220 μεταβάλλειν : 574 μετάβασις : 38, 466 μεταβολή : 13, 117, 178, 181, 440, 446 μεταβάλλον : 402 μίγμα : 145, 493 μίξις : 125, 135 μορφή : 603 νόσος : 580 οἰκεῖος : 35 ἐξ οἰκείων : 35, 39 πορρωτέρω τῶν οἰκείων ὅλον/ὅλα : 25, 65, 101, 106–107, 116–117, 120, 122, 124, 165–166, 174, 208, 287, 317 ὅλως : 97, 99, 603, 605 ὁμαλότης : 584 ὁμοειδῆς : 182, 579–580 ὁμοίως : 96 ὁμωνύμου : 218, 219 ὄν : 60, 166, 167–168 ὂν ἁπλῶς : 60, 166–167 πρῶτον ὄν : 168, 557 ὅ ποτε ὄν: 114 ὁρῶμεν : 73 οὐρανός : 41

οὐσία/οὐσίαι : 163–164, 167, 169–171, 182– 183, 557, 576 πρώτη οὐσία : 55, 60, 167, 175, 185, 187, 198, 228 οὐσία ἐσχάτη : 206 κατ᾽ οὐσίαν : 23, 178 πάθος : 117, 119, 254–256, 259, 261 παθήματα : 107 παραπλησίως : 580 πέφυκεν : 73, 219 πέψις : 134 ποιότητες : 117 ποιόν : 147, 180, 190–191, 220, 593 προσεχῶν : 35 πιθανή : 38 πνεῦμα : 140–143, 161, 226 σκοπός : 243 στέρησις :85 κατὰ στέρησιν : 184 στοιχεῖα : 64, 291, 294–296 στρογγύλον : 601 συγκεχυμένα : 65, 287, 325, 327–328 συναγωγή : 15 σωτηρία : 5, 553 σῶμα : 137, 220 συλλογισμός : 321 συμβέβηκε : 220 συμβεβηκός : 107 κατὰ συμβεβηκός : 85–86, 219 συνεστάναι : 133 σύστασις : 484, 485 σφαίρα : 202, 600, 603 σχῆμα : 203, 603 ταὐτό : 103, 114 τεκμήριον : 321 τέλειον/τελεία : 106, 160 τελειότερα : 126 τελειότης : 433 τέλος : 146, 181 τέρας : 160 τέχνη : 216, 516 τι : 146, 177, 180–183, 198, 574, 575, 576, 599 τί ἐστι : 76, 221 τί ἦν εἶναι : 35, 166, 170, 172, 185, 565, 603, 604 τιμιώτερα : 126 τόδε τι : 6, 60, 98, 102, 106, 113, 119, 126–127, 130–131, 165–166, 172–175, 187, 199,

Index des termes grecs 204–208, 229, 232, 453–555, 563, 577, 600, 601, 607 τοιόνδε : 175, 204–208, 607, 608 τοιοῦτον : 147, 215, 257 ὑγίεια : 190–192, 221 ὕλη : 107, 115–116 ὕλη τοπική : 94 προσεχὴς ὕλη : 368 πρώτη ὕλη : 368 κατὰ τὴν ὕλην : 206 ὑπάρχοντα : 33, 35, 40 ὑπερικώτατον : 133 ὑποκείμενον : 69, 76, 85, 99, 107, 115–118, 120, 171, 199, 243, 561 καθ’ ὑποκειμένου : 117 πρῶτον ὑποκείμενον : 117 ὡς ὑποκείμενον : 119 ὅλως ὑποκειμένου : 199 ὑπόκειται : 114

ὑπομένει : 119 ὑπομένοντος : 116–117 φαμεν : 73 φθορά : 96 φθορὰ ἁπλῆ : 107 φανερόν : 72 Φυσικὴ Ἀκρόασις : 89 φύσις : 141, 182, 368 φύσις ἀκίνητος : 168 φυσικόν/φυσικά : 90, 168 φυσικῶς : 36, 41 φυτόν : 580 χαλκός : 202 χρῆσις : 368 χωρίζεσθαι : 169, 557 χωρίς : 2, 27, 37, 42, 44, 47, 50, 63 χωριστόν/χωριστά : 6, 127, 145, 172, 538, 563

723

Index des termes arabes Cet index ne contient que les termes arabes non traduits. Il ne recense pas les termes traduits qui figurent dans les passages reportés dans les notes ou dans le corps du texte.

— ʾBD — abadan : 607 — ʾṮR — aṯar : 453, 464 taʾṯīr : 464 — ʾLF — muʾallaf : 362 — ʾRḌ — arḍ : 630 — ʾSR — bi-asr : 255 — ʾSṬQSS — usṭuqussāt : 267, 293, 296

— BDʾ — mabādiʾ : 267, 293, 296, 547 mabādiʾ ūlā : 293, 296–298 — BDN — badan : 547 — BRHN — burhān : 293–294 burhān al-dalīl : 320 burhān al-limā : 324 burhān al-inna : 325 burhān al-wuǧūd : 331 — BŠR — mubāšara : 529 — BʿD — baʿda : 369–370

— ʾṢL — uṣūl al-fiqh : 7 al-uṣūl al-kulliyya : 246

— BLĠ — balaġa : 293

— ʾLH — al-ṣāḥib al-ilāhī : 537

— BYT — bayt : 580

— ʾMR — amr : 325 al-umūr al-muǧmala : 328–329 al-umūr al-muḫtalifa : 328–329 al-umūr al-mušār ilayhā : 454 al-umūr al-ʿāmma : 255

— BYN — bayyin bi-nafsihi : 557

— ʾNN — al-inniyya : 561, 563, 604 — ʾNS — ānās : 633

— TRB — turāb :529 — TMM — tāmman : 619 — ǦRB — taǧriba : 333, 343, 345, 347 taǧribiyya : 344 — ǦRM — al-aǧrām al-samāwiyya : 546

Index des termes arabes — ǦSM — ǧism ǧuzʾiyy : 610

— ḪLL — taḥlīl : 584

— ǦZʾ — aǧzāʾ : 247 al-ǧuzʾiyyāt : 247 ǧuzʾiyyan : 277

— ḪSS — aḫassu : 456

— ǦNS — al-ǧins : 243, 561 — ǦWHR — al-ǧawhar al-awwal : 453 al-ǧawhar al-mušār ilayhi : 558 al-ǧawhariyya : 450 akmal fī al-ǧawhariyya : 452 ašḫāṣ al-ǧawāhir : 546 — ḤǦǦ — ḥuǧǧa : 359–360

— ḪṢṢ — al-ḫāṣṣa : 254 ḫāṣṣatan : 328 aḫassu : 456 — ḪLṬ — iḫtilāṭ : 480 — ḪLF — al-muḫtalifa : 329, 584 — ḪLQ — ḫāliq : 658 al-muḫtaliqa : 584

— ḤDD — ḥadd : 589 maḥdūd bi-ḏātihi : 600 maḥdūd bi-al-suṭūḥ : 600 maḥdūd bi-al-imkān : 600

— ḪLW — ḫilwan min : 546

— ḤRR — ḥarāra samāwiyya : 658 ḥarāra nafsiyya : 659

— DFʿ — dufʿatan : 376

— ḤRK — al-mutaḥarrika al-ilāhiyya : 546 (al-umūr) al-murakkaba : 328–329 — ḤQQ — ḥaqq : 361, 453 bi-al-taḥqīq : 453 — ḤKM — ḥikma : 537 — ḤML — al-maḥmūl al-ḏātī : 344 — ḤWL — ḥāl : 293–294, 459 istiḥāla infiʿāliyya : 469

— DRK — mudrak : 453

— DLL — tadullu ʿalā al-mušār ilayhi : 453 tadullu ʿalā inniyya : 563 adall ʿalā al-mušār ilayhi : 452 dalīl : 320, 324–325 al-istidlāl : 319 — DHR — al-dahriyya : 640 — ḎWT — ḏāt : 344 bi-allaḏī min ḏātihi : 616 — RTB — tartīb al-taʿlīm : 240 martaba : 267 — RSM — rasm : 564

725

726 — RŠD — al-iršād : 344 — RKB — tarkīb : 584 — RWM — rūmiyya : 582 — ZʿM — yazʿam : 471 — ZYD — tazayyud : 467 — SBB — sabab : 290, 293, 297 al-sabab al-muḥarrik al-awwal : 271 al-sabab al-ʿāmm : 271 al-asbāb al-ūlā : 293, 297–298 al-asbāb al-uwal : 296 al-asbāb al-qarība : 296 al-asbāb al-ǧuzʾiyya : 271 — SRMD — sarmadiyya : 546 akṯar sarmadiyya : 546 — ŠBH — šabīh bi-al-ṣūra : 580 — ŠHD — al-šāhid : 319 — ŠHR — mašhūra : 398 — ŠRF — ašraf : 456 — ŠRK — muštarika : 612 — ŠKL — šakl : 605 — ŠWR — al-mušār ilayhi : 247, 367, 447, 453, 455 593, 595, 601, 605

Index des termes arabes — ŠYʾ — šayʾ : 574, 575, 579, 600 hāḏā al-šayʾ : 563, 577, 578 lā šayʾ : 605 šayʾ wāḥid bi-ʿaynihi : 565 šayʾ mušār ilayhi : 600, 601 šayʾ muṣawwar : 600 — ṢDQ — taṣdīq : 346 — ṢNʿ — ṣināʿa : 616 — ṢWR — al-ṣūra : 302, 605, 565 al-ṣūra al-ǧismiyya : 302 al-ṣūra al-mizāǧiyya : 478 al-ṣūra al-ǧuzʾiyya : 595 al-ṣūra al-mušār ilayhā : 604 ṣūrat al-insān : 566 al-ṣūra al-hayūlāniyya : 546 wāhib al-ṣuwar : 636 yutaṣawwar : 383 taṣawwur : 383 — SWY — mustawiya : 612 — ṬBʿ — ṭabīʿa : 584, 616 — ṬLQ — ʿalā al-iṭlāq : 468 — ṬYN — ṭīn : 529 — ʿDL — iʿtidāl : 483 — ʿRḌ — aʿrāḍ : 253 al-aʿrāḍ al-ḏātiyya : 332 — ʿRF — maʿrifa, 293

Index des termes arabes — ʿLM — al-ʿālam : 253, 254 al-ʿilm : 293–294, 529, 531 ʿilm yaqīn : 293 ʿilm limā al-šayʾ : 324 ʿilm anna al-šayʾ : 324 ʿilm al-uṣūl : 7 maʿlūm bi-nafisihi : 537 al-taʿlīm : 323

— FḌL — faḍl : 540

— ʿMM — al-ʿāmmiyya : 245, 254

— FLSF — al-falsafa al-ūlā : 536 ṣāḥib al-falsafa al-ūlā : 536

— ʿN — ʿan : 369–370, 640 — ʿND — ʿinda : 642 ʿinda al-aql : 522 — ʿNṢR — ʿunṣur : 575, 576, 578, 579 — ʿNY — maʿnā : 564, 583, 608 maʿnā basīṭ : 598 al-maḥdū al-maʿnā : 608 — ʿWD — ʿāda : 642 — ʿYN — al-ʿayn : 542 — ĠRD — ġaraḍ : 243, 291 — ĠYB — al-ġāʾib : 319 — ĠYR — taġayyara : 574 — ĠYY — fī al-ġāya : 468 — FRQ — ašyāʾ lā tufāriq : 538, 546 mufāriq : 546, 562, 593

— FʿL — fāʿil : 575 afʿāl : 261, 264 bi-al-fiʿl : 600 al-fāʿil al-aqṣā : 271 infiʿālāt : 261, 264

— FLK — al-falak al-māʾil : 630 — FHM — fahm : 564 — QʾM — qāʾima : 593 qāʾima bi-hi : 543 — QDR — taqdīr : 420, 429, 432, 436, 572, 659–661 — QDM — bi-al-taqdīm : 453 — QRʾ— istaqraʾa : 341 istiqrāʾ : 338, 341 istiqrāʾ tāmm : 341 istiqrāʾ nāqiṣ : 341 — QSM — al-qisma : 408 — QṢD — maqṣūd bi-ḏātihi : 453 — QṬʿ — munqaṭiʿ : 611 — QWL — qāla : 565 maqūlāt : 575, 576

727

728

Index des termes arabes

— QWM — qawm : 633 — QWY— quwwa : 387, 501, 514 quwwa ǧawhariyya : 261 quwwa muṣawwira : 477, 655, 658 quwwa mukawwina : 654 — QYS — al-qiyās : 294, 358 al-qiyās al-muʾtalif : 294 al-qiyās  al-yaqīnī : 294 — KLL — al-kull : 247 al-kullī : 247, 561 kulliyya : 593 kulliyyan : 277 bi-nawʿ kullī : 605

— KYF — kayfa : 575 al-kayfiyyāt : 254 kayfiyyāt istiḥāliyya : 255 kayfiyya aṯariyya : 464 kayfiyya mutawassiṭa : 465 — LḤQ — yalḥaqu : 253 lāḥiq/lawāḥiq : 18, 315, 458 al-lawāḥiq al-ʿāmma : 290 al-lawāḥiq al-ʿāmmiyya : 245, 253, 290, 315 — LZM — lawāzim : 315 — MṮL — miṯlu hāḏā : 257, 562, 607, 608 miṯluhu bi-al-ṣūra : 584

— KLM — kalima : 589 kalām : 13, 306, 319, 352, 532, 569, 570, 571, 623, 641–650, 672 mutakallimūn : 643, 650, 672

— MA — māhiyya : 558, 604

— KMM — al-kamm al-mutawaṣṣil : 446

— MZǦ — mizāǧ : 478, 485 mumtaziǧ : 605

— KML — kāmil : 454 akmal ʿinda al-ʿaql : 453 — KWN — al-kawn al-muṭlaq : 447 kāna : 574, 607 takawwana : 574, 575 al-mutakawwina : 576, 577 mukawwan : 610 takawwana : 367 takawwun : 607 mutakawwan : 367 yakūnu min šayʾ : 598 — KWR — al-kura : 605

— MDD — mādda : 579, 588

— MKN — imkān : 387 — MN — min : 369–370 — NBT — nabt : 580 — NḤS — nuḥās : 605 — NẒR — naẓīr : 382 — NSḪ — tanāsuḫ : 527

Index des termes arabes — NFS — nafs : 547, 593, 630 — NQṢ — nāqiṣ : 454, 554, 582, 619 nāqiṣan : 619 tanaqquṣ : 467 — HW — huwa : 574, 604 bi-mā huwa : 540 al-huwiyya : 543 al-huwiyya al-ḥaqīqiyya : 554 aṣnāf al-huwiyyāt : 554 — HYWLY — al-hayūlā : 546, 588 — WǦD — tūǧadu : 546 al-wuǧūd : 323 aqrab ilā al-wuǧūd : 452

al-mawǧūd : 303 mawǧūda ḫāriǧ al-nafs : 593, 554 al-mawǧūd al-muṭlaq : 303, 537 aǧnās al-mawǧūdāt : 537 — WḤD — tawḥīd : 571 wāḥid : 597 wāḥid bi-al-ʿadad : 593 — WḌʿ — al-mawḍūʿ : 243, 291, 387, 458 al-mawḍūʿ al-qābil : 458 — WSṬ — mutawassiṭa : 612 — WLD — yatawallad min : 530 — YQN — al-yaqīn : 293, 344, 350

729

Index des termes latins Cet index non exhaustif contient les notions principales qui se trouvent dans les textes latins cités en note.

accidens : 243, 248, 257, 310–311, 378, 380, 385 accidentia essentialia : 263 accidentia propria : 306, 330, 378–379, 417 accidentia universalia : 247, 248 per accidens : 311, 356, 361, 405–407, 426 actio : 393–394, 433–434, 480, 503 admisceri : 386, 497, 504–506 admistio : 504 aequitas : 480 aequivocatio : per aequivocationem : 402, 405–406, 408, 413 aequivoce : 516 aeternus : 428–429, 517 alteratio : 378, 380, 412, 417, 500 alteratio accidentalis : 381 alteratio passiva : 470 alteratio substantialis : 381, 421 anima : 311, 489, 496, 512, 515, 518 extra animam : 311 appetere : 390–392 appetitus naturalis : 384, 391–392 Arabico : 370, 528 bonum verum : 314, 427, 669, 675 caliditas : 503, 510 calidus : 503 calor : 399, 426, 498, 503, 508, 510, 519 causa : 247–248, 255–256, 263, 292, 295–298, 319, 328, 330, 389–391, 394, 411, 426, 510, 544 causae communes : 245, 248 causae compositae : 296, 298 causa efficiens : 370 causa fomalis : 295 causa in actu : 296 causa in potentia : 296 causa motiva : 309 causa movens : 295 causae particulares : 535 causae per accidens : 296 causae per se : 296

causae primae : 245, 535 causae propinquae : 246, 296 causae remotae : 246, 296, 298, 300, 304 causae secundae : 535 causae simplices : 257, 296–298, 535 causae universales : 247–248, 535 causa rei est dignior causato : 544 certitudo : 292–293, 349 concoctio : 498, 510 complementum : 389, 415, 423–424 complexio : 416, 480, 484, 488–489, 503 complexio apta recipere formam : 519 complexio individualis : 484 compositio : 363, 492, 498 prima compositio : 280 secunda compositio : 280 tertia compositio : 280 compositum : 257, 305, 327–329, 361–363, 373, 390, 394, 399, 413, 514, 544 congregatum : 388 consequens : 255–256, 329–330 consideratio : 244–245, 263, 292, 308–309, 315, 436 consimilis : 257, 416 consuetudo : 375 contemperatura : 483, 492, 519 corpus : 255–257, 264, 385, 388, 414, 416, 425, 496, 505, 514 corpus aereum : 519 corpus animale : 496 corpus caeleste/coeleste : 389–390, 394, 517, 519 corpus consimile : 416 corpus demonstratum : 385 corpus fungosum : 505 corpus geniturae : 519 corpus homogeneum : 493 corpus organicum : 414, 416 corpus simplex : 263, 423 corpus transmutabile : 312 corruptio : 361, 363, 390, 392, 412–413, 423 contangere : 505

Index des termes latins dator formae : 497, 514–515 dator formarum : 516 dator principii transmutationis est dator finis ipsius : 515 deceptio : 427 demonstratio : 306, 319, 406 demonstratio causae : 337 demonstratio naturalis : 306 demonstratio propter quid : 306 demonstratio quia : 306 demonstratio simpliciter : 306, 327, 337 demonstratio signi : 319, 327, 337 genus demonstrationis : 290 modus demonstrationis : 306, 326 demonstratum : 308 aliquid demonstratum : 247, 367, 386 demonstratum in actu : 387, 411 definitio/diffinitio : 311, 337, 380–381, 385, 387, 399, 425, 518, 528 definitiones constant ex materiis et formis : 528 densitas : 471 desiderium naturale ad formam : 390–392 diminutio : 392, 427, 434 dispositio : 294, 361, 363, 380–381, 384–385, 388, 434, 436, 489 dispositio certitudinis : 293 dispositio scientiae certae : 292–293, 297 dispositio substantialis : 381, 384–385 divisio : 242, 302, 337, 384 doctrina : 248, 288, 292, 298, 337, 383 via doctrinae : 242, 289, 337 modus ordinis doctrinae : 247, 290 ordo doctrinae : 240, 247 dubium : 311 elementum : 246, 250, 257, 264, 293–298, 319, 327–329, 423, 512, 519 ens : 294, 305–306, 308–310, 358, 365, 384, 386, 390–392, 425, 433–434, 528 ens secundum quod est ens : 310–311, 315 non ens : 390 entia separabilia : 308 genus entium : 308, 365 Omne enim ens diligit se permanere : 392 esse : 306, 308–309, 311–312, 319, 326–327, 386–387, 390, 394, 426 non esse : 373, 387, 390, 394, 425–426 essentia primae materiae : 249, 387 essentialiter : 405, 407, 413, 426

731

excrementum : 488, 497, 510 expositor : 7, 402–403 famosa : 398 fieri : 370, 371, 373–374, 378, 417, 426, 484, 503–504, 507, 514 fieri ex : 363, 370, 426 fieri ex nihilo : 514 frigiditas : 388, 503 frigidus : 503 figura : 480, 503, 505, 507, 509 finis : 245, 295, 389, 406, 412, 436, 515 finis alterationis : 412 finis generationis : 434 finis indivisibilis : 406, 412, 416 finis motus : 417, 429 finis primus : 245 finis transmutationis : 406, 412–413, 416, 515 finis ultimus : 298, 305 forma : 245, 257, 262, 295, 309–315, 373, 375, 388–391, 417, 503 forma abstracta : 308, 312–313 forma animata : 515 forma complexionalis/complexionis : 478, 484, 505, 515–516, 519 formae compositae : 298 forma corporeitatis : 302, 384, 425, 458 forma corporis ultima : 281 forma diminuta : 379 forma fluens : 376, 401 forma formarum : 312 forma generata : 378–389 forma hominis/humana : 375, 378, 433 forma hominis ultima : 312 forma indivisibilis : 412 forma liberata a subiecto : 389 forma materialis : 308 forma naturalis : 313 forma prima : 245 forma remissa : 466 forma sanguinis : 416–417 forma separata : 311, 514, 518 forma substantialis : 384–385, 414 forma ultima : 298, 304–305, 309, 312 forma est causa materiae : 389 forma est finis transmutationis materiae : 515

732

Index des termes latins

forma est magis substantia quam subiectum : 388 forma recipit partitionem : 378 forma una habet unum proprium subiectum : 491 una forma non potest reperiri nisi in una tantum materia : 527 esse formarum abstractarum : 308 generari : 371, 373, 378, 416, 483, 503, 506, 510, 574 generari ex aliquo : 371, 358, 363, 369, 370, 417, 426, 503 generari ex contrario : 358–359, 363, 366 generari ex nihilo : 426–427 generari ex non esse : 425 generari ex pluribus : 363 generari in actu : 372 generari in rei veritate : 372, 375 generari in tempore : 372 generatio : 263, 361, 372–373, 377, 381, 423, 426–427, 434, 503, 507, 514, 577 generatio animalium : 414, 416 generatio communis : 354, 394, 421 generatio corporum consimilium : 416 generatio in indivisibile : 412 generatio primae partis : 417 generatio secundum quod est motus : 372, 378 generatio universalis : 495 generatio componitur ex alteratione et generatione : 417 generatio est finis alterationis : 412 generatio est finis motus : 423, 429 generatio est finis transmutationis : 412 generatio est tribus modis : 416 generatio sequitur alterationem : 378 generatio sequitur motuum : 412 vias ducentes ad generationes : 256 generatum : 246, 256, 286, 367, 372–374, 378, 381, 394, 437 generatum completum : 372–374, 437 generatum in actu : 372–374 generatum in rei veritate : 372–373 generatum in via generationis (est forma) : 286, 372–373 primum generatum : 417, 429 generatum per motum : 372 genus : 244, 250, 290, 296, 365, 470, 498 Geometer : 385, 436

habitus : 355, 357, 361–366, 371–374 idioma : 370 impossibilis : 297, 306, 308, 365, 375, 392, 399, 406, 411, 425–427, 429, 433–434, 500, 517 individuus : 248, 484 individuus demonstratus : 388 inductio : 337, 358–361, 377, 381 inductio vera : 359 instrumentum : 503, 505–506, 519 instrumentum animae : 489 instrumentalis : 503 intellectum : 512–513, 515 apud intellectum : 248 per intellectum : 435 intentio : 242–245, 248, 288, 209, 290–291, 299, 369, 535–537, 545, 549–550 Loquentes : 306, 426 locus : 245, 514 manifestum : 293, 329, 352, 358, 369, 372, 385, 392, 394, 406, 412 manifestum  per se : 308, 311, 433 manifestum per inductionem : 361 manifestior : 319 materia : 245, 257, 295, 308, 311, 373, 388, 390–391, 436, 491, 496, 506, 510, 514–515, 527–528, 577 materia communis : 495 materia composita : 298, 305, 394 materia generationis : 495 materia hominis : 312, 249 materia membrorum : 495, 497 materia prima : 103, 114, 118, 120–121, 200, 245, 249, 298, 304–306, 381, 385–386, 389, 390, 393–394, 425, 437, 446, 448, materia propinqua : 306, 394 materia pura : 305 materia dicitur in respectu formae : 312 materia est causa formae : 389 materia est substantia in potentia : 309– 310 materia est in potentia : 544 materiam est propter formam : 314 materia non est in actu : 389, 392 materiae appetitus naturalis : 391–392 membrum : 489, 495–496, 503–505, 507–510 menstruum : 489, 494, 497, 504, 506 mensura : 436, 503

Index des termes latins minimum naturale : 401–402, 409, 417, 420, 429–434, 436, 460, 479 minima pars de generato : 409 misceri : 493, 497 miscibilis : 493 mixtus : 329, 392 mixtio : 390–391, 416, 480, 483, 492–493, 503, 507, 519, 526 movere : 314, 667 moveri : 375, 503, 505 motor : 295, 309 primus motor : 306 motus-a-um : 374, 423, 425 motus-us : 255–256, 286, 372, 374, 375, 378, 391, 406, 410–412, 416–417, 423, 425, 429 motus alterativus : 429 motus generationis : 414, 423, 429 motus circularis : 429 motus compositus : 413–414 motus per se : 426 motus instrumenti : 503 esse motus : 425 finis motus : 429 movens : 295, 505 primum movens : 245 natura : 244, 248, 305, 309, 310–311, 314, 319, 327, 382, 388, 392, 429, 433, 503, 667 Naturalis : 246, 306, 309, 310, 314, 319, 667 consideratio Naturalis : 314 inquisitio Naturalis : 245 naturaliter : 249, 328, 433–434 necessarium : 282, 314, 363, 372, 378, 381, 416, 425, 426, 528, 529, 667 ordo : 240, 242, 244, 247, 288, 289–290, 298 organum : 505–506 otiose : 392–394, 436 pars : 243, 246–247, 294, 375, 378, 496, 506, 508 pars aerea : 504, 507 pars animalis : 496, 508 pars communis : 248–249 pars consimilis : 257 pars de forma : 373 pars de non esse : 373 pars diffinitionis : 387 pars generati : 371, 378 partes hominis : 378 pars in semine : 504

733

pars materiae : 506 partes mundi : 262–263 partes spermatis : 378 pars substantiae : 387 particularis : 247–249, 349, 360, 503 passio : 256 perfectio : 415, 433, 501, 506 perfectio divina maxima : 391 possibilitas : 375 potentia : 480, 387, 423, 471, 480, 490 potentia activa : 491 potentia ad corruptionem : 392 potentia ad esse : 394 potentia ad generationem : 489 potentia ad motum : 423 potentia ad non esse : 394 potentia passiva : 491 potentia ad ubi : 388 in potentia : 246, 296, 309–310, 375, 384– 385, 387, 390, 410, 423, 483, 514, 544 in potentia tantum : 425 praedicamentum : 365, 387, 399 praedicatio essentialis : 349 principium : 246, 256–257, 293–296, 304, 329, 358, 378, 426 principium aeternum : 517 principium agens : 297 principium contrarium : 361, 365 principium finale : 297, 314, 667 principium formale : 308 principium generationis : 257, 412 principium motus : 243, 305, 503 principium per se : 361 principium primum : 293, 297–298, 306, 391 principium transmutationis : 515 principium universale : 246 principium vitae : 517 privatio : 363, 366, 369, 386–387, 390–392, 489 procreatio : 495, 501 proportio : 242, 246, 282, 378, 382, 528 propositio : 314, 319, 366, 369, 667 propositio universalis : 359 propositiones primae : 249–250 propositiones propriae : 249–250 propter quod alia, id maximum tale : 15 qualitas : 264, 380, 414, 416, 433, 470, 493, 498 qualitas essentialis : 256 qualitas apta generationi : 494

734

Index des termes latins

qualitas propria : 398–399, 417, 433 qualitas terminata : 434 qualitas activa : 470 quiditas : 309, 382, 488 raritas : 471 ratio : 358, 360, 375, 498 ratio hominis : 375 ratio spermatis : 374 ratio materiae : 435 recedere : 373, 378 recedere successive : 378 recipere : 378, 385–387, 390–393, 515, 519 recipiens : 374–375, 437 res communes : 241, 244, 248 res essentialis : 505 res naturalis : 244–245, 248, 255, 282, 298, 311, 319, 328, 433 res posteriores in esse : 326 res priores in esse : 326 res propriae : 252 res sensibilis : 243, 291, 255 resolutio : 507 sanguis : 416–417, 488–489, 493–495, 497, 504, 506, 510 scala naturae : 53, 123, 148, 158 scientia certa : 292, 297 scientia de ente simpliciter : 308 scientia divina : 295, 297, 303, 309, 314, 534, 667 scientia naturalis (haec scientia) : 243, 244–247, 255, 263, 290, 292–293, 295, 308, 310–312, 314, 327, 337–338, 667 scientia perfecta : 292, 299 scientia prima : 168 secundum prius et posterius : 300 secundum magis et minus : 380 secundum vocem : 367 secundum rem : 367, 371 semen : 378, 483–484, 497–498, 503–506, 510, 512 sermo : 248, 295, 306, 365, 426–427, 490, 513 signum : 306, 319, 326–327, 337 signum naturale : 306 sollicitudo dei : 314, 667

species : 208, 243, 248, 312, 337, 510, 519, 527–528 substantia : 310–311, 365, 367, 372, 375, 378, 380–382, 387–388, 399, 414, 416, 497, 508, 544, 577 substantia aggregata : 388 substantia demonstrata : 378, 388 substantia elementorum : 264 substantia in actu : 309–310 substantia in potentia : 309–310 substantia materiae : 382, 387, 390 substantia prima : 187 substantia primi principii : 308–309 substantia seminis : 512 substantia simplex : 399 sperma : 374–375, 378, 488, 493–494 spiritus : 489, 504, 508 subiectum : 243, 253, 263, 265, 286, 290–291, 299, 305–306, 308–309, 316, 318, 365–375, 378, 381, 385, 387–389, 413, 423, 426–427, 489, 491, 496, 518–519, 535, 541, 545, 550 synonymum : 292, 295 successive : 355, 375–376, 378 summatim : 280 tangere : 500, 506 transmigratio : 528 transmutatio : 380–381, 385, 403, 406, 411–414, 416, 515 transmutatio per se : 406–407 transmutatio per accidens : 406–407 transmutatio in tempore : 406–407 transmutatio non in tempore : 406, 414 transmutatio quae est finis : 306, 406, transmutatio indivisibilis : 412 virtus : 503–504, 510, 516 virtus animata : 512, 515–516 virtus ad animam relata : 512 virtus dans animam : 512 virtus efficiens : 517 virtus formativa : 211, 473, 489, 500, 503, 504, 511–515, 521, 525 virtus informativa : 501, 505, 508, 512, 518–519 virtus separata : 512