Essais de clinique littéraire du texte médiéval 2868781837, 9782868781833

Etude psychanalytique de la littérature du Moyen Age.

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Essais de clinique littéraire du texte médiéval
 2868781837, 9782868781833

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Essais

de clinique littéraire du texte médiéval

Jean-Charles Huchet

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Essais de clinique littéraire du texte médiéval

Jean-Charles Huchet

Essais de clinique littéraire du texte médiéval

PARADIGME 122 bis, rue du Faubourg-Saint-Jean

45000 ORLÉANS

1 CFNOR

rt

H83 Medievalia Collection dirigée par Denis Hüe fondée par Bernard Ribémont

n° 24

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction, par tous procédés, réservés pour tous pays.

© PARADIGME, Orléans, 1998 ISBN 2-86878-183-7 ISSN 1251-571X

Avant-propos

L'écrivain ne sait pas ce qu’il dit. Entendons qu’il en dit toujours plus que ce qu’il escomptait mettre dans le texte dont il lui faut se séparer, dès lors même qu’il éprouve le sentiment d’être resté en deçà de ce qu’il espérait signifier à titre privé ou collectif. Ce surplus de sens n’est pas l’avers d’un manque de sens ; il ne rédige pas l’insatisfaction inhérente à l’incapacité où se trouve l’« œuvre » à satisfaire le désir qui l’a produite; il n’est que le produit du travail de la langue ou de la fiction offert à la lecture à l’insu de celui qui l’accomplit. Il ne relève pas du secret, ni d’un inconscient à décrypter, ni même d’un sens en souffrance

dans le sens, mais plutôt d’une possibilité du sens attachée au fait que le texte ne peut se réclamer de la littérature qu’à la condition d’être toujours en

avant

de lui-même,

irréductible

subjectif ou social auquel l’assujettit littéraire. Cet « en avant » du texte, ce surplus muette propre au travail du signifiant, cité, un dépôt en souffrance, en attente

à l’enracinement

toujours peu

formel,

ou prou l’histoire

de sens est d’abord une énergie de la narrativité ou de la poétide la lecture qui la libérera et

lui conférera le statut de « littérarité » qui, avant d’être la conscience du littéraire comme tel, se veut l’effet de la rencontre d’une subjectivité

et d’un montage signifiant. Simple recueil ou construction élaborée des effets de l’excès du texte, la « littérarité >»demeure inséparable du travail de la lecture, entendue comme coup d’arrêt producteur et relance simultanée du processus signifiant et subjectif qui projette le texte dans un temps non linéaire, assujetti au régime de l’éclipse. Le texte médiéval n’échappe pas à cette logique. Qu'il puisse encore être lu aujourd’hui,

comme

faire retour sur la scène

culturelle

et éditoriale,

on l’a clamé un temps, alors que la langue (les langues serait

plus juste) médiévale,

même

celle de Christine de Pisan et de Villon, 7

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

est à peu près inaudible au non-spécialiste, que les structures sociales et mentales du moyen âge relèvent d’une altérité plus grande que celle des sociétés grecques et latines anciennes, suffiraient à souligner son énergie. Que Lévi-Strauss interroge le mythe d’Œdipe à partir du Perceval!, que Lacan repense la sublimation à l’aide des pièces obscènes du troubadour Arnaut Daniel”, que Julien Gracq approfondisse sa mythologie personnelle de l’attente avec la littérature du Graal confirmeraient que l’histoire et la philologie ne sauraient livrer le fin mot de cette énergie et que l’une comme l’autre ne peuvent rendre compte du dialogue que le moyen âge entretient avec la modernité lorsqu’un sujet, une écriture en captent et en relancent l’énergie propre. Certes, il convient de toujours mieux connaître le contexte historique, économique, social et anthropologique afin de mieux déchiffrer les inscriptions du réel au sein du texte, de mieux décrire les langues des textes, d’approcher au plus près de l’état du texte initial, ne fût-ce que pour donner un cadre à la lecture. Néanmoins, l’enracinement du texte dans sa « médiévalité » n’a de légitimité dernière que s’il s’applique à ordonner sa rencontre avec un sujet apte à déchiffrer dans sa propre langue le surplus de sens projeté dans l’histoire, à le mettre en travail dans le cadre théorique de son

époque. Aussi, quelque méfiance que puissent manifester à son endroit les médiévistes, la psychanalyse a vocation à participer à la gestion de l’énergie des textes médiévaux, de ce qui les rend contemporains sans affaiblir leur altérité pour mieux déplacer les certitudes dont la modernité borne son horizon théorique. C’est l’objet du présent ouvrage“. Que les structures anthropologiques de la famille médiévale s’avèrent différentes de celles de la famille nucléaire à l’intérieur de laquelle

éclôt la découverte freudienne, que la sexualité fois plus libre et plus répressive que celle de xIX° siècle à partir de laquelle Freud construit ble de l’identité subjective n’invalident pas la

soit au moyen âge à la la Vienne de la fin du un modèle universalisapertinence du commerce

! C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, t. IX, Paris, Plon, 1973.

? J. Lacan, Le Séminaire. Livre VII. L'Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986. Pal Gracq,

Le Roi Pêcheur.

Œuvres

complètes,

t. I, Paris,

Gallimard,

pp. 327-396. * À ce titre, il illustre et complète les thèses de Littérature médiévale chanalyse. Pour une clinique littéraire, Paris, P.U.F., 1990.

8

1989,

et psy-

AVANT-PROPOS

de la psychanalyse et de la critique littéraire du texte médiéval. À la condition toutefois que l’on rende l’une et l’autre à ce qu’elles sont : une écoute d’un usage singulier de la langue où parole comme silence, répétitions comme rectifications élaborent une structure subjective requérant la caution d’une écoute et d’un travail qui la met en forme et la rend communicable. La clinique constitue le champ où la psychanalyse se trouve rendue à sa dimension première d’écoute d’une parole douloureuse. Le sujet s’engage dans une cure analytique pour confier son impossibilité à vivre, à aimer, à jouir, à savoir ce qui l’afflige. Il demande à l’analyste de le délivrer de cette impossibilité et attend de la parole qu’il lui adresse une délivrance qu’il ne sait pas encore impossible. La clinique est la collection infinie des témoignages d’une même vérité, d’une même impossibilité qui régit le rapport du sujet à lui-même et aux autres et aux modalités (la parole, la sexualité...) l’organisant. Plus encore que des quelques mots d’interprétation qui la relancent, la parole de l’analysant se soutient du silence de l’analyste, ce sujet-supposé-savoir Autre du discours, invitant à parler toujours plus pour se rapprocher de la racine de l’impossibilité dont le sujet pâtit. Qu’apprendra-t-il de ce voyage dans les mots sinon que les méandres douloureux de son histoire constituent la réponse singulière apportée à une impossibilité structurale et qu’il n’est jamais que le sujet produit par le discours adressé à l’Autre qui incarne cette impossibilité. Réduite à cette épure, la structure de la clinique se découvre une étrange similitude avec la structure de la lyrique troubadouresque scrutée aux quatre coins de l’Europe du XII au xIV° siècle. Le « grand chant courtois » ne fut jamais que le témoignage d’une impossibilité à vivre formulée comme une prière amoureuse dont le troubadour fait hommage à une dame — à la Dame -, qu’un « je» adresse à une autre que les mots installent à la place de l’Autre. L'originalité première de la poésie troubadouresque est d’avoir acclimaté la poésie de première personne au domaine des langues romanes, d’avoir imposé un « je » impossible à identifier biographiquement de manière certaine, linguistiquement ténu, réduit à quelques indices linguistiques. La substance de ce «je» n’a pas d’autre consistance que l’énonciation; comme l’analysant, le « je » se réduit à ce qu’il dit, à la plainte ou à la demande qu’il adresse à la Dame. À sa manière, ce « je » demande la guérison, à être guéri d’une parole ou d’un geste, à être guéri par la jouissance de son désir impossible.

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

La Dame du troubadour ne s’identifie à l’ Autre qu’à la condition de désigner le lieu évidé de la présence d’où le discours revient à celui qui le lui a adressé. La Dame demeure anonyme. Elle ne saurait posséder de nom dans la mesure où elle incarne une femme en son absence, une femme interdite parce que mariée, « luenh es lo castelhs e la tors/On elha jay e sos maritz » se plaint Jaufré Rudel. L’incantation à la féminité ne requiert pas de référent, pas de corps autre que celui que confèrent les mots qui, au-delà de l’enveloppe charnelle, révèlent l’essence. Aussi le corps de la Dame se veut-il toujours « bel », « gent », « delgat », « blanc sotz la vestidura », effacement du corps par la rhétorique au profit de l’idée soutenant l’inconsistance de l’objet du désir. « Plus blanca qu’evori », la Dame se confond avec le « dreyt nien », le pur néant chanté par le comte de Poitiers. Elle ne se chante que sur le mode de l’absence ou de l’éloignement; elle est par essence « l’amor de lonh » de Jaufré Rudel ; le troubadour ne peut aimer d’autre femme

qu’ieu anc no vi »’. La Dame se perd dans le lieu qu’elle est;

que « cela

elle n’est

qu’un lieu, « lai on est ma volontatz »*, là «on om a son tezor» dit Bernart de Ventadorn, adresse du chant et du désir où les mots font du

désir un trésor absent. Lieu où s’autorise d’un silence la parole qui s’y trouve adressée, où la poésie apparaît comme l’effet du silence sur la parole. Muette parce qu’absente, la Dame est le lieu Autre, le lieu de l’Autre où la parole, de ne pas trouver de réponse,

constitue

le « je »?.

Lieu et objet impossibles. Lieu où se décline une modalité historique de l'impossible, où la psychanalyse d’aller s’y ressourcer se découvre à même de libérer un savoir en lui donnant une langue nouvelle. On ne s’étonnera donc pas que ce « lieu », ainsi que les modalités (le désir, la jouissance) du rapport manqué que le sujet entretient avec lui soit

l’objet d’une investigation privilégiéef.

La clinique n’est pas seulement littéraire parce qu’elle saisit dans la littérature l’obsession de l’impossible dont elle fait commerce et dont elle tire un surcroît de légitimité, mais parce qu’elle repère que la « lit* Jaufré Rudel, « No sap de chantar qui so non di», pièce VI (version 2) de l'édition Rupert T. Pickens, The songs of Jaufré Rudel, Toronto, 1978, v. 10. $ «Lancan folhon bosc e jarric », édition Moshé Lazar, Les chansons d'amour de Bernard de Ventadour, Paris, Klincksieck, 1964. 7 Cf. J. C. Huchet, L'Amour discourtois, Toulouse, Privat, 1987, pp. 19-58.

$ Chapitres 5, 6, 7 & 8

AVANT-PROPOS

térarité » s’avère l’autre nom de l’impossible, l’horizon d’impossibilité à partir duquel elle peut se réfléchir, la demande jamais satisfaite d’une conscience définitive de soi dont le « dreyt nien » du comte de Poitiers et le chapitre sur l’entropie lyrique” essaient de prendre la mesure. Comme la Dame, elle ne se livre que dans le retrait par lequel elle s’absente pour mieux

autoriser un discours qui, de faire retour sur soi,

produit du savoir et de la théorie analytiques et littéraires. On verra, par exemple, dans le premier chapitre que la lecture croisée d’une « canso » de Bernart de Ventadorn et de sa « razo » (glose) permet à la fois de délimiter le champ de la clinique entre symptôme et fantasme et de saisir dans la structure de ces derniers des éléments d'’intelligibilité de l'identité des discours lyrique et romanesque. La littérature médiévale n’inaugure pas la modernité littéraire parce qu’elle invente la poésie rimée et rythmée en langue vernaculaire et le roman, d’abord en vers puis en prose, mais parce qu’elle fait de l’émergence de ces modalités du discours littéraire l’objet d’une préoccupation constante qui ne parvient pas à trouver les moyens d’une conscience de soi et d’une théorie qui la formalise. L’identité des discours qu’elle produit constitue la modalité principale de l’impossible sur lequel bute la littérature médiévale et à partir duquel elle entreprend à travers chaque texte nouveau la quête d’une « littérarité » qui se confond aussitôt avec l’impossible même. Cette impossibilité se mesure à l’aune de la confusion présidant aux « poétiques » médiévales apparaissant au début du x° siècle, aux taxonomies des genres incluses dans les grammaires qui mélangent dans leur description les constituants linguistiques, sémantiques et axiologiques. Toute approche formelle des genres médiévaux s’avère décevante mais elle constitue dans le champ littéraire un symptôme, le signe décalé d’un désir de saisie impossible de la « littérarité », telle qu’elle s’incarne et s’accomplit dans une série de textes formant discours, dont la clinique littéraire s’attache à montrer la prégnance et à collecter les effets de savoir produits. La critique a souligné depuis longtemps la confusion des genres à l’œuvre dans les textes médiévaux, le mélange (parfois ludique) d’indices formels, de thèmes et de motifs provenant de genres différents. Cet amalgame est moins le signe d’une carence de rigueur que d’un travail, d’une dialectique qui cherche à cerner l'identité discursive dans

? Chapitre 6. 11

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

la confrontation à un autre discours littéraire, appelée grâce à sa thématique ou à un de ses motifs, voire un de

ses

signifiants,

à incarner

l’Autre dont l’identité se déduit. Ainsi, le discours épique occitan peut-il s’ouvrir au roman pour cerner, par différence, ce qui le spécifie dans la gestion de l’obsession du père et de son meurtre, de la question de l’origine, de la transmission, partant de l’identité subjective et générique". Là où la psychanalyse, dans la singularité de chaque cas, montre comment un sujet en découd dans son rapport au père avec l’énigme irréductible de son origine et de la jouissance qui l’a fait naître, la clinique littéraire fait du père un discriminant générique, un opérateur de la dialectique qui confronte au sein d’un même texte les discours littéraires qu’il actualise et sur lesquels il produit du savoir dans la quête de sa propre identité. Écrits ou réécrits à des époques ou dans des circonstances

différen-

tes, ces Essais de clinique littéraire du texte médiéval prennent les textes un à un, attentifs qu’ils se veulent au fait que les textes médiévaux, dès

lors même qu’ils paraissent se ressembler, s’avèrent, comme les sujets auxquels a affaire la psychanalyse, d’une irréductible singularité qui, confrontée à d’autres, permet de déduire un savoir constituant

une mo-

dalité de l’énergie de ces textes. La clinique littéraire ne s’y avance pas comme une arme théorique destinée à soumettre l’« altérité du moyen âge », elle se déduit d’une lecture, de la rencontre d’une subjectivité et d’un texte, surplus de sens dont les effets théoriques restent à formaliser et à prolonger. Parce qu’elle se réclame de la clinique, la démarche adoptée procède par « cas », par la formalisation immédiate d’un savoir littéraire et subjectif n’excédant pas le cadre ponctuel de la rencontre d’un texte ou d’un ensemble

de textes. Par sa clôture,

le «cas»

con-

teste peu ou prou l’universalité de la théorie qui se réclame de lui; il est le lieu où, de se constituer, elle se trouve renvoyée à l’impossibilité qui l’autorise et qu’elle tente d’oublier. La clinique littéraire n’échappe pas à cette règle. Au vrai, elle est moins une théorie qu’une pratique du texte médiéval, installé par le temps en objet impossible à saisir, qui convoque la psychanalyse pour déplacer l’impossibilité qui la hante en recueillant et en relançant l’énergie de son objet.

® Chapitre 3. 12

La clinique littéraire, entre implication et application

Le rapport de la littérature et de la psychanalyse est de nature aporétique, sans doute parce que, depuis Freud, la première sert d’espace d’élaboration et de validation du savoir dont la seconde autorise la pratique. L’implication et l’application de l’une dans l’autre et de l’autre sur l’une constituent les deux modalités de l’impasse de ce rapport. On connaît la dette avouée

part de Sophocle

de Freud à l’égard de la littérature,

et de Shakespeare

d’'Œdipe, de Goethe

dans

celle

dans l’élaboration

du roman

familial

la

du complexe

du névrosé,

ou de

Dostoïevski dans le repérage de la fiction du meurtre dans la fonction paternelle. La remarque vaudrait pour Lacan, dont l’enseignement n’a jamais cessé de se nourrir de multiples lectures allant de sainte Thérèse d’Avila à Sade, d’Hadewich d’Anvers à Marguerite Duras. Le Séminaire VI !, qui conjoint la lecture de Freud à celle de Sade, d’Arnaut Daniel et de Sophocle, en fournirait à lui seul une preuve. Le retour à Freud,

dont Lacan a fait profession, passait aussi par la reconnaissance de l’implication de la littérature dans la constitution du savoir analytique : Le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position [...] c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière l'artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psycholo-

gue là où l’artiste lui fraie la voie.? * Texte paru dans Poétique, n° 90, Paris, Seuil, 1992, pp. 229-241.

! Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre VII. op. cit. ? J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras du stein », Ornicar ?,n° 34, Paris, Navarin, 1985, pp. 8-9.

13

ravissement

de

Lol

V

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Chez Lacan, plus encore que chez Freud, la littérature a tenu la place de la clinique dans la démarche théorique. Que le recours de Lacan aux pièces d’Arnaut Daniel” pour approfondir la théorie de la sublimation ait ouvert une voie à la relecture de la production du troubadour vint de surcroît, prime allouée à un effort de conceptualisation où la littérature n’intervint qu’au titre d’un support, voire d’un prétexte. La place conférée à Joyce dans les dernières années de son enseignement

en

attesterait,

dans

la mesure

où les textes

pris en

compte

ne

l’intéressent qu’à la condition de lui permettre une redéfinition du symptôme dégageant sa fonction de suppléance du Nom-du-Père, de montrer comment Joyce, en se faisant un nom par la littérature, a paré à la carence du signifiant de la fonction paternelle qui eût dû le conduire à la folie“. Bref, les textes importaient moins que la subjectivité de leur producteur,

elle-même

moyen

d’une

redéfinition

de la structure

dans

laquelle s’avère pris l’être parlant. Le fait que cette rencontre avec Joyce ait mis certains de ses élèves, voire remis quelques spécialistes sur le chemin des textes”, ne suffit pas à lever l’ambiguïté d’une démarche où la littérature n’est impliquée dans le destin de la psychanalyse qu’à la condition de faire le deuil de ce qui la spécifie. L’étymologie du mot lui-même souligne l’équivoque théorique de l’implication*; elle suggère une communauté de destins liée à une confusion initiale: « implicatio » désigne en effet un entrelacement, un enchaînement, un embarras. Le verbe « implico » signifie « plier dans », « entortiller », « emmêler », « embrouiller ». Entortillée dans la littéra-

ture, la psychanalyse en serait la continuation par d’autres voies, tout comme la littérature se trouverait inextricablement mêlée au destin de la psychanalyse, au point d’embrouiller à jamais la théorisation de leur rapport. Dans un contexte juridique, l’implication suggère la compromission, l’engagement dans un mauvais coup. L’implication, n’est-ce pas un mauvais coup théorique qui compromet la littérature en l’obligeant

* Cf. Le Séminaire. Livre VI, op. cit., pp. 167-184 & 191-194. * Cf. Le Séminaire. Livre XXIII. Le Sinthome, édition J. A. Müiler,

ae

Ornicar ?, n° 5

* Cf. Joyce avec Lacan, édition J. Aubert, Paris, Navarin, 1987. $ C’est A. Grosrichard, de l’université de Genève et de Katatuches (Cercle freudien roman), qui a promu la notion d’implication, dans une perspective

différente.

LA CLINIQUE LITTÉRAIRE

au sacrifice d’une spécificité rendant impossible la saisie du bénéfice de son commerce avec la psychanalyse ? L’application de la psychanalyse à la littérature a trouvé dans Délire et Rêves dans la « Gradiva » de Jensen ses lettres de noblesse et ses limites. Là encore, l’étymologie peut éclairer l’impasse théorique dans laquelle Freud lui-même a engagé la littérature et la psychanalyse. « Applico », dont dérive « applicatio », signifie «mettre contre », « attacher » et, dans certains

cas, « assujettir ». À l'inverse de l’impli-

cation, qui suppose une confusion interne, l’application évoque un mouvement externe par lequel la psychanalyse vient se mettre contre la littérature, s’attache à elle pour l’assujettir à sa loi. La lecture freudienne de la Gradiva de Jensen en témoigne : l’application plie le texte à la loi du concept et le transforme en champ d’expérimentation et de vérification d’un savoir. Plus sûrement que l’implication, parce que plus violemment, l’application dissout la littérature dans la psychanalyse; le texte de Jensen n’est plus pour Freud un roman, mais une étude psychiatrique : Le romancier a, répétons-le, fait une étude psychiatrique fort correcte, conforme à notre compréhension de la vie psychique ; il nous a retracé l’histoire d’une maladie psychique et de sa guérison, comme pour nous faire saisir certains principes fondamentaux de la psychologie pathologique.’

Le scepticisme de Jensen à la lecture de l’étude de Freud n’est peutêtre pas à considérer avec autant de légèreté qu’on l’a fait; même si l’on peut légitimement le porter au passif d’une résistance à l’inconscient, il a le mérite de mettre en valeur que la littérature, par la bouche de l’écrivain, ne retrouve pas à cause de l’application ce qu’elle avait investi dans son commerce avec la psychanalyse.

1. La clinique littéraire Réfléchi à travers l’implication et l’application, le rapport de la littérature et de la psychanliyse semble osciller entre l’impensable et l’impossible pour mieux sacrifier la littérarité. La clinique littéraire prend 7 S. Freud, Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1976, p. 174.

15

(trad. M. Bonaparte),

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

acte de la disjonction des champs et fait du non-rapport entre la littérature et la psychanalyse l’occasion d’une production de savoir intéressant l’une et l’autre. L'expression « clinique littéraire » se donne d’ailleurs pour une manière d’oxymore juxtaposant deux champs hétérogènes dont il convient de construire l’intersection théorique. Choisir pour supports, comme on va le faire, des textes médiévaux équivaut à parier que l’élargissement du fossé séparant la littérature et la psychanalyse offre la seule voie permettant de repérer ce qui les rapproche. Lieu de parole, la clinique est l’espace où l’analysant vient dire son impossibilité à vivre, soit en clamant le caractère insupportable de ses symptômes, soit en témoignant par sa démarche qu’il reste à côté d’une vie dont il vient réclamer le chiffre. Qu’elle lève ou non les symptômes, en déchiffrant en eux la réponse à une situation insupportable, la clinique apprend à celui qui s’y risque à vivre avec l’impossible. Le symptôme et le fantasme s’y donnent à lire comme les signes d’une réponse irréductiblement singulière à l’impossible, qui est fait de structure, d’une structure rendue dysharmonique par le fait que l’homme est porté vers l’autre par une sexualité qui ne permet de l’atteindre qu’en le réduisant. Du savoir intéressant la structure peut être déduit de la collection des singularités dégagées par la clinique; il facilite luimême l’écoute des singularités. La clinique littéraire obéit à la même logique; elle suppose que la littérature procède de l’impossible, qu’elle est réponse par l’écriture à un impossible relevant de la structure, les textes figurant les manières singulières d’en découdre avec l’impossible. La mise en série des réponses permet d’entrevoir la structure dont elles procèdent et de dégager du savoir. L’intersection de la littérature et de la psychanalyse (leur rapport) est à chercher dans la clinique définie comme réponse donnée à la découverte d’un non-rapport fondamental. Un fragment de la « vida », de la biographie fictive du troubadour Raimbaut d'Orange, illustrera la manière dont le moyen âge occitan a cerné cet impossible. Après avoir donné quelques informations sur les origines et les talents du troubadour, l’auteur s’attarde à évoquer les amours de Raimbaut, les deux femmes objets de sa poésie : Marie de Verfeuil et la comtesse d’Urgel, aimée sans qu’il la vît jamais : Lonc temps entendet en aquesta comtessa e la amet senes veser, et anc non ac lo destre que la anes veser. Don ieu ausi dir ad ella qu’era ja morgua, que, c’el i fos venguz, ella l’auria fait plaser 16

LA CLINIQUE LITTÉRAIRE ee

d’aitan, qe.il agra sufert q’el com la ma reversa

camba nuda.°

l’agues tocada

la

[Longtemps, il désira et aima cette comtesse sans l’avoir vue et jamais il n’eut l’habileté d’aller la voir. C’est pourquoi j’ai moi-même entendu dire à cette dame, lorsqu'elle était déjà nonne, que, si Raimbaut était venu à elle, elle lui aurait fait le plaisir de souffrir qu’il lui touchât la jambe nue du revers de la main.]

L’impossible se situe d’abord ici dans la contradiction d’un désir qui ne pousse pas vers son objet, d’un amour qui ne vise pas à l’union avec l’autre, qui établit le rapport de l’homme et de la femme sur la base d’un non-rapport. Qu'il soit imputable à la maladresse du troubadour suffirait à souligner que quelque chose en lui résistait à l’atteinte de la Dame. La récompense allouée, s’il fût venu,

dévoile une seconde

modalité

de l’impossible lié à la singularité d’une jouissance qui fait l’économie de l’acte et morcelle le corps de l’autre réduit à la jambe prêtée à la caresse. L’acte amoureux est un acte manqué où le partenaire se livre un peu pour mieux se dérober, où le désir rate l’objet qui le cause, où la jouissance partage et sépare de l’autre qui en devient le moyen et non la fin. Emblématique du corpus troubadouresque, ce fragment situe l’impossible au cœur de la sexualité

humaine,

dans l’insurmontable

contra-

diction du désir et de la jouissance. Mais la « ma reversa », « le revers de la main », ou plus exactement

encore « la main inversée ou renversée », ne manque pas de faire écho à « la flor enversa »°, à « la fleur inverse », au célèbre poème

de Raim-

baut d'Orange, structuré par le mot-rime « enversa/enverse » à l’initiale de chaque « cobla », où la Dame n’est renversée d’un baiser (« Quar en baisan no.us enverse ») que grâce à l’inversion du poème (« Mos vers an qu’aissi l’enverse », v. 41) permettant l’éclosion de la fleur inverse (« Ar resplan la flors enversa », v. 1), déjà l’« absente de tout bouquet ». La Dame ne s’atteint qu’au prix d’un renversement de la poésie par lequel les mots organisent l’émergence de ce qui n’existe pas ou donnent accès à l’envers des choses. N'est-ce pas dire, sous forme inversée,

8 Édition J. Boutière et A. H. Schutz, Biographies des troubadours, Paris, Nizet,

1973, p. 442. ? Ar resplan la flor enversa, édition W. Paden, The Life and Works of the troubadour Raim baut d'Orange, Minneapolis, 1952, v. 25. HZ

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

que dans son rialisé par la Le « vers ble sexuel et à sa manière

ordinaire la poésie a partie liée avec un impossible matédistance infranchissable séparant de la Dame ? » de Raimbaut d'Orange ancre la poésie dans un impossilui assigne pour tâche de parer à cet impossible ; il cerne le champ

de la clinique

littéraire

et cristallise,

au

sein

même du poème, le savoir produit par cette confrontation avec l’impossible. Conformément à l’étymologie du mot « clinique », la clinique littéraire se tient au bord du lit, comme

le nain des Romans de Tristan

ou les « lausenjadors » de la lyrique occitane, pour scruter ce qui s’y passe entre l’homme et la femme ; elle y lit les procédures d’évitement et d’aveu par l’écriture de l’impossible atteinte de l’autre. La clinique, psychanalytique et littéraire, collectionne les singularités : l’une lit des symptômes, (re)construit par l’interprétation le texte de rêves et de fantasmes où s’appréhende le travail d’un désir irréductible; l’autre s’attache aux particularités d’une écriture en tant qu’elles révèlent les caractéristiques d’une réponse à un impossible sexuel qui spécifie le texte et libère un savoir sur la littérature qui l’excède. La clinique littéraire ne connaît donc que des textes, défendant face à l’impossible des réponses singulières qu’il importe peu, pour la période médiévale, d’assigner à des sujets référencés puisqu'ils n’ont généralement pas d’autre identité que celle que leur ont construite les textes produits par eux. Compte tenu du poids de l’« auctoritas » et de la rhétorique, la singularité se réduit au moyen âge à l’inscription d’une différence, souvent minime, traduisant une modalité particulière du rapport qu’un sujet entretient avec l’impossible. Alors que, dans le champ analytique, la clinique aperçoit la structure à travers la mise en série des singularités, en littérature elle s’appliquerait plutôt à dégager la manière dont un sujet s’approprie cette structure. Les Vidas, là encore, s’avèrent exemplaires. Textes d’escorte, en prose, préfaçant les pièces dans les manuscrits à partir du xIl° siècle, les Vidas composent — de manière décalée — une biographie à une centaine de troubadours; la critique a déploré le caractère souvent fantaisiste de l’information, dont la précision diminuait lorsqu'on prétendait fixer dans la mémoire le souvenir des troubadours les plus anciens (comte

de Poitiers, Marcabru,

Cercamon,

Jaufré

Rudel...).

L’imagina-

tion ne palliant pas toujours les lacunes de l’information, les auteurs ont recouru aux pièces lyriques et prélevé des détails significatifs, souvent infimes, susceptibles de mettre en perspective la singularité d’une vie. 18

ee

LA CLINIQUE LITTÉRAIRE

Ainsi la fiction de la comtesse de Tripoli, aimée par Jaufré Rudel et

dans les bras de laquelle il mourut au terme d’un voyage durant lequel la maladie le priva de la vue, provient-elle du thème récurrent de l’« amor de lonh » qui structure la pièce célèbre du troubadour Lancan li Jorn son lonc en may. De même, le détail de la naissance servile prêtée à Bernart de Ventadorn (« Bernart de Ventador si fo de Lemoisin

L'ET,

de paubra generation, fils d’un sirven e d’una fornegeira »)!° est emprunté à un « sirventes » où Peire d’Alvernha brocarde quelques troubadours, dont Bernart de Ventadorn'!. Dans le temps où elles inventent l’auteur, les Vidas promeuvent une conception littéraire du sujet où ce dernier n’apparaît que comme l’effet de ses œuvres; il n’est rien d’autre que le sujet de ses textes; il y est moins un nom désignant un producteur qu’un renom, fruit du parcours effectué dans l’espace et le temps par les textes. Purement textuel, même si la fable biographique prétend l’inscrire dans la réalité, il ne se différencie structurellement pas du sujet advenu par la parole dans l’espace de la cure analytique. Les Vidas les plus longues présentent généralement deux parties : la première, marquée par la rhétorique exordiale et le modèle des Vitae

poetarum latines antérieures”, rappelle toujours la contrée et le lieu de naissance du troubadour, parfois sa parenté, et fournit quelques brèves informations sur sa formation et l’orientation de sa production à l’aide de formules très générales («e saup ben chantar et trobar») qui ne peuvent pas définir une écriture; la mention d’un objet d’amour (identifié ou non) vient enfin rappeler qu’un bon troubadour se doit d’être amoureux. Plus anecdotique, la seconde partie déploie une brève séquence narrative destinée à illustrer d’une expérience amoureuse la singularité littéraire du troubadour. La première partie définit donc la structure à partir de laquelle un sujet advient : un troubadour, c’est une langue

(la contrée

désignant

une

aire

dialectale,

comme

dans

les

® Op. cit., p. 26. ” El terz Bernartz de Ventadorn, q’es menre de Borneil un dom ;/en son paire ac bon sirven/per traire’ab arc nanal d’alborc.,/e sa maire’ escaldava.l fomn/et amassava

l’issermen.

[Le troisième, Bernard de Ventadour, inférieur à Bornelh

de la largeur de la main, eut pour père un serviteur expert à tirer l’arc de cytise. Quant à sa mère, elle chauffait le four et ramassait les sarments], Édition A. del Monte, Peire d’Alvernha. Liriche, Turin, 1955, v. 19-24.

? Cf. M. Egan, The Vidas of the Troubadours, New York-Londres, 1984. 19

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

grammaires occitano-catalanes tardives), une parenté (un père presque toujours), une place dans le « Trobar » (la poésie), un objet d’amour, entendons un désir. La seconde partie montre comme une vie se résume à l’appropriation de cette structure, comme la singularité de la différence que le troubadour inscrit dans le « Trobar » traduit la singularité d’un désir appréhendé à partir de son objet. Aussi le troubadour est-il sujet de sa production parce qu’il est sujet de la structure qui l’autorise. La clinique littéraire retrouve ainsi l’aliénation du sujet à la structure du langage mise en valeur par la psychanalyse et dégage la modalité proprement littéraire et médiévale de cette aliénation par laquelle advient moins un auteur qu’un sujet littéraire, sujet et non maître de ses œuvres. La dialectique du général et du particulier,

de la structure et de son

appropriation, telle que la clinique littéraire la définit, doit permettre, dans le champ médiéval, une particularisation des discours. En marge de l’acception linguistique du mot, on appellera « discours » un ensemble textuel spécifié, en deçà d’une identité générique, thématique ou formelle, par son rapport à l’impossible, sexuel ou littéraire. La clinique littéraire doit ainsi permettre d'approcher autrement les discours lyrique et narratif médiévaux. Dans le corpus occitan médiéval, le discours lyrique prévaut, alors que le discours narratif apparaît effondré; les deux mille cinq cents textes attribués à quelques quatre cent soixante troubadours en témoignent, face aux quelques fragments épiques, à la poignée de « novas » dont le statut générique reste incertain, aux rares romans anonymes conservés dans des manuscrits fragmentaires!*. Les Vidas et les Razos, les biographies

des troubadours et les com-

mentaires en prose de certaines de leurs pièces, participent de ce discours narratif labile et inconsistant,

dans la mesure

viennent jamais de la vérité biographique

où elles ne se sou-

ni de principes herméneuti-

ques, mais font de la vie un roman et de la glose un récit littéraire‘. En

elles s’illustrent toutes les incertitudes et les incohérences du discours narratif ; elles peuvent donc servir à sa description clinique. Une « cobla » de Can vei la lauzeta mover de Bernart de Ventadorn et sa glose nous guideront :

© Cf.J. C. Huchet, Le Roman occitan médiéval, Paris, PUF, 1991, pp. 7-38. # Sur l’appartenance

des Vidas

et des Razos

pp. 74-89. 20

au

discours

narratif, cf. Ibidem,

RE

LA CLINIQUE LITTÉRAIRE

Can vei la lauzeta mover de joi sas alas contra.l rai, que s’oblid’ e.s laissa chazer per la doussor c’al cor li vai, ai ! tan grans enveya m’en ve de cui qu’eu veya jauzion, meravilhas ai, car dese lo cor de dezirier no.m fon !° E apelava l’amava,

La Bfernart]

« Alauzeta », per amor

e ella apelet lui « Rai ». E un jomn venc

d’un cavalier

que

lo cavaliers

a la

dugessa e entret en la cambra. La dona, que.l vi, leva adonc lo pan del mantel e mes li sobra.l col, e laissa si cazer e[1] lieg. E B[ernart] vi tot, car una donzela de la domna li ac monstrat cubertamen; e per aquesta razo fes adonc la canso que dis: « Quan vei la lauzeta mover...'

2. La plainte Dans cette « cobla » emblématique du corpus troubadouresque, le discours lyrique se transforme en plainte dès qu’il s’énonce à la première personne. Plainte qui se prolonge dans les autres strophes (« Ai, las ! tant cuidava saber/d’amor, e tan petit en sai », v. 9-10) par l’aveu d’une souffrance (« me dezesper », v. 25), conduisant le troubadour à la lisière de la mort (« vas leis que.m destrui e.m confon », v. 30; « mort

m'a, e per mort li respon », v. 54). La plainte donne ainsi la parole au symptôme; comme l’analysant, le troubadour témoigne d’une impossibilité inscrite au cœur d’un amour qui l’éloigne de l’objet vers lequel il tend. De quoi le troubadour se $ Pièce

31 de l’édition de M. Lazar, éd. cit., v. 1-8. [Quand je vois l’alouette

mouvoir de joie ses ailes contre le rayon du soleil, se pâmer et se laisser choir à cause de la douceur qui pénètre son coeur, hélas! une si grande envie naît en moi à la vue de ceux que je vois jouir ; je suis étonné que mon coeur n’en fonde pas aussitôt de désir.]

6 Edition J. Boutière et AH. Schutz, op. cit., p. 29. [Et Bernard l’appelait « Alouette » à cause d’un chevalier qui l’aimait et qu’elle appelait « Rayon ». Un jour, le chevalier se rendit auprès de la duchesse et entra dans la chambre. La dame, en le voyant, leva le pan de son manteau, le lui mit sur le cou et se laissa choir sur le lit. Bernard vit tout, car une suivante de la dame le lui montra en cachette et, sur ce sujet, il composa alors la chanson qui dit « Quand je vois l’alouette mouvoir... »].

21

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

plaint-il sinon du fait que la rencontre avec la Dame se place inéluctablement sous les auspices d’une confrontation avec la féminité (« D’aisso’s fa be femna parer/ma domna », v. 33-34), où le partenaire apparaît sous les traits d’un Autre tout-puissant et silencieux (« Pus ab mi dons no.m pot valer/precs ni merces ni.l dreihz qu’eu ai », v. 49-50) ? Autre que rien n’entame, ni prières ni demandes de grâce (v. 50), qui érige son caprice en Loi (« car no vol so c’om deu voler,/ e so c’om li desvada fa », v. 35-36). Le troubadour se plaint de l’aliénation consubstantielle du sujet à un

Autre qui est tout pour que sujet à lui-même (« Anc non mation de la rencontre avec parodoxalement constitutive du désir :

le « je » ne soit rien, de la non-identité du agui de me poder », v. 17), de la transforla femme en épreuve de désubjectivation d’une identité réduite à la reconnaissance

Tout m’a mo cor, e tout m’a me, e se mezeis e tot lo mon; e can se.m tolc, no.m laisset re mas dezirer e cor volon. (v. 13-16) [Elle m’a ravi le cœur et elle a ravi mon être ; elle s’est dérobée et a dérobé le monde avec elle et, en se dérobant, elle ne m’a rien laissé, sauf le désir et le cœur désirant]

La rupture, sur laquelle se clôt le poème («eu m’en vau, chaitius, no sai on./De chantar me gic e.m recre », v. 58-59), constitue la forme

ultime de la soumission à l’Autre, la reconnaissance du clivage du sujet dont l’incomplétude est l’envers de l’inaltérabilité de l’Autre. Épingler ce procès du terme de « castration » serait de peu de profit, sauf si l’on consent à débarrasser la castration de l’image d’amputation d’organe à laquelle on la réduit pour nommer en elle un effet de la structure, une impossibilité liée au fait que le sujet ne se trouve qu’en se perdant dans l’Autre et ne découvre son désir qu’en restant à Jamais à distance de l’objet qui le cause. La plainte donne une forme littéraire au symptôme engendré par cette impossibilité ; lorsqu'il en relance l’écho, le discours lyrique devient discours du symptôme. La plainte naît dans la premièe « cobla » de l’envie d’une jouissance (« jauzion », v. 6), dont l’impossibilité constitue la chance du désir (« lo cor de dezirer no.m fon », v. 8). Bernart de Ventadorn rappelle là, en quelques vers (v. 5-8), le dispositif général de la « fin’amor » qui 22

LA CLINIQUE LITTÉRAIRE

EE

repose sur un deuil de la jouissance servant à promouvoir un culte du

désir”.

Les

quatre

premiers

vers

articulent

l'impossibilité

du

« jauzimen » à l’existence d’une autre jouissance dont la pâmoison de l’alouette donne le spectacle à défaut de livrer le secret. Elle ne s’appréhende qu’au travers de symptômes (v. 3) et de l’énigme d’une

double cause: «la doussor c’al cor li vai» (v. 4) et le « joi » (v. 2), cette « joie » incernable que ni l’étymologie ni les commentaires philologiques ne parviennent à expliquer de manière satisfaisante!#, Indépendante du commerce sexuel, cette jouissance est paradoxale. Tension vers un pôle incandescent, une altérité impossible à approcher, elle n’éclôt qu’à la condition de s’en séparer. L’image de l’oiseau pâmé pose à l’orée du poème qu’il existe une jouissance à soutirer de l’impossible atteinte de l’Autre, une jouissance reposant sur la séparation dont l’altérité est marquée dans la « cobla » par l’absence de liaison rimique entre la première partie (v. 1-4), consacrée

à l’alouette,

et la

seconde (v. 5-8) où le « je » lyrique prend la parole. Les vers 5 à 8 confirment que l’expérience décrite relève bien de la jouissance et voient dans le désir la possibilité de la susciter. Le désir ne fait-il pas fondre le cœur du troubadour (v. 8), à l’instar de la douceur saisissant celui de l’oiseau (v. 4)? Confession du désir insatisfait, la plainte offre cette jouissance paradoxale à la condition que le désir reconnaisse sa cause dans l’impossibilité de l’union avec le partenaire : Ai, las ! tan cuidava saber d’amor, e tan petit en sai,

car eu d’amar no.m posc tener celeis don ja pro non aurai. (v. 9-12) [Hélas ! je croyais tant savoir d'amour, et combien peu j'en sais puisque je ne peux me retenir d’aimer celle dont je n’obtiens nulle jouissance.]

La « fin’amor » appelle à aimer le désir enraciné dans une impossibilité dont le vers 9 déploie la structure entre l’Autre (« celeis ») et le « je > suggéré par la flexion du verbe, appelé seulement au terme du parcours du vers comme produit de ce parcours. Aussi le poème tend-il à

7 Cf. sur ce point J. C. Huchet, L'amour discourtois, op. cit. 8 Cf. sur ce point C. Camproux, Le Joy d'amour des troubadours, Montpellier, 1965. 23

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

séparer définitivement de la Dame (« Aissi.m part de leis e.m recre », v. 53) et de la poésie (« De chantar me gic e.m recre », v. 59) pour que l’un et l’autre s’évanouissent, pour que prennent sens l’expérience de l’oiseau et l’expérience poétique des troubadours dont elle est l’emblème. Le discours lyrique se plaint de la dépendance du sujet à l’Autre, de l’impossibilité du lien sexuel avec le partenaire où s’enracine le désir qui ne cesse de la reconduire. Épousant la cause du désir, il décante de la jouissance de l’impossible union qui règle le commerce entre les sexes.

3. La scène

Un seul des sept manuscrits qui ont conservé la Vida de Bernart de Ventadorn y a intégré le texte de la glose (la « razo ») de Can vei la lauzeta mover, donné plus haut. Cet ajout, significatif par son

unicité,

relève d’une herméneutique recourant à la fiction: la fiction n’y accompagne pas la glose, au titre d’un « exemplum » illustrant un ou plusieurs sens que l’exégèse médiévale scrute avec les outils de la patristique,

le récit

d’une

scène épiée, qui déplace l’exégèse vers le roman. Le sujet regardant du texte lyrique, le « je » implicite du voir vei »), est introduit dans la scène comme pur regard, comme un mis en scène par la suivante, dont le support corporel est effacé secret (« cubertamen »). Même si la «razo » commente bien

elle est le commentaire

lui-même,

structuré

par

(« can regard par le la pre-

mière « cobla », elle semble aussi donner structure de fiction à un vers de la troisième « cobla » (« Miralhs, pus me mirei en te»), construire

un miroir dans lequel le texte lyrique est appelé à se réfléchir grâce à la mise en abyme du regard et au transfert de l’énonciation. Nulle plainte ici, mais l’ordonnancement d’une scène que sa nature sexuelle et la prégnance du regard dérobé font glisser du côté du fantasme. Le récit de la glose structure la cause de la plainte en exhumant la scène primitive occultée ou effacée par la « canso ». La « razo » rappelle que l’origine ne s’appréhende que par la fiction, qu’elle n’est jamais qu’une fiction produite à partir du texte dont elle se veut la glose, que l’Autre-scène du texte n’est rien d’autre qu’un autre régime du texte, qu’une mutation dans l’économie dont le texte se réclame. Ainsi, le fantasme littéraire interprète d’une fiction la plainte 24

LA CLINIQUE LITTÉRAIRE

lyrique, ce qui relevait de la structure du symptôme. N'est-ce pas dire, en termes psychanalytiques, que le fantasme est interprétation du symptôme ? Pan de savoir analytique que la clinique littéraire accrédite. Le fantasme commente

mais ne se commente

pas, il est tout entier

dans la scène organisée par le déploiement fictionnel de quatre signifiants du texte lyrique : la « lauzeta », le «rai»,

« vei » et « cazer » ;

les deux verbes constituent le noyau de la scène fantasmatique et ne subissent pas de modifications ; l’anthropomorphisation des noms relève d’une glose qui identifie. Le fantasme met ainsi en scène le lien fonctionnel du symptôme et du signifiant, le premier obéissant à la structure du second. La scène narrative opère une démétaphorisation du fragment lyrique ; en traduisant les signifiants « lauzeta » et « rai », elle remonte en deçà de la métaphore inaugurale et met à plat la métaphoricité du discours lyrique et du symptôme auquel il emprunte sa structure. L'interprétation opérée par la scène fantasmatique délivre plus de l’impossibilité dont se plaint le texte lyrique qu’elle n’en livre la signification. La « cobla » offrait le spectacle d’une double séparation. Exaltation, la première éloignait l’oiseau de la source de sa jouissance. Plainte, la seconde trahissait l’envie du locuteur à jamais séparé de l’oiseau et de sa Dame. L’une et l’autre scellaient l’impossibilité d’une union avec le partenaire. La « razo » inverse le mouvement et organise le spectacle de la venue de l’homme à la femme (« venc lo cavaliers a la dugessa »). La scène maintient l'illusion de l’union sexuelle; elle répond d’un acte certifié par les regards complémentaires du troubadour (« Bernart vi tot ») et de la suivante («una donzela de la domna li ac mostrat ») à l’absence de rapport. Elle rabat le « joi » sur le « jauzimen », naturalise la jouissance chaste en l’inscrivant dans le cadre du commerce sexuel ordinaire. À la jouissance hors sexe approchée par le poème se trouve substituée la jouissance sexuelle. L’effort de normalisation de la jouissance s’effectue aussi grâce à l’équivoque des signifiants introduits par la « razo ». Le nom du troubadour — Bernart — peut aussi s’entendre comme

« Ber n’art », comme

un

« baron brûlé », « un baron qui se brûle » au « rai» comme l’alouette. L’humanisation de l’oiseau défait ainsi l’altérité de sa jouissance et confirme la volonté du fantasme de l’assujettir à l’ordre sexuel. La scène du fantasme est toujours une scène ordinaire, destinée à soutenir le plus banalement possible le pari de l’impossible. La complexité n’est jamais à chercher dans la fonction du fantasme mais dans son organisation, dans les ruses d’une scénographie qui font de l’union 29

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

une affaire de croyance. Le fantasme littéraire déplié par la « razo » ne donne pas à voir l’impossible, il ménage plutôt la survenue du possible par une stratégie du regard jouant des deux niveaux de la scène. Le « vi tot » attribué à Bernart est sujet à caution puisque la « monstration » de la scène amoureuse est une scène d’aveuglement. Le mouvement qui la régit est double et paradoxal: dévoilement du corps de la duchesse (« leva adonc lo pan del mantel »), il dérobe à la vue de Bernart ce que

le « rai » est admis à contempler («e mes li sobra.l col »). Le fantasme littéraire donne à voir pour mieux aveugler le regard, pour continuer à ne pas voir ; en liant cette dérobade du regard au corps féminin voilé, il donne structure de fiction au mouvement

de la « Ver-

leugung », du désaveu théorisé par Freud à partir de la perversion. Audelà, la mêlée indifférenciée dans le manteau des corps chus « el lieg » prétend représenter l’union dont elle espère ainsi asseoir la croyance. Dans la perspective de la clinique littéraire, la « razo », dès lors que sa structure fantasmatique et son appartenance à la narration occitane ont été reconnues, livre un savoir sur la fonction du fantasme (promouvoir l’impossible union de l’homme et de la femme) et sur le discours littéraire qui, emblématiquement, épouse sa structure.

4. Miroir et mirage théorique On ne s’étonnera pas que la glose d’un texte de Bernart de Ventadorn, d’un troubadour qui nomme sa Dame «Bel Vezer» (« Beau Voir », « Beau Regard »), mette ainsi l’accent sur le regard. Le poème glosé ne liait-il pas lui-même, au vers 21, la naissance

de l’amour à la

contemplation des yeux de l’aimée, miroir invitant à se perdre, à l’instar de Narcisse de la tradition ovidienne ?

Pour banal qu’il soit au moyen âge, le couplage de la naissance de l’amour et du narcissisme appellerait le secours de la psychanalyse. Mais à quelle fin, sinon celle de lui tendre un miroir où elle céderait

au

mirage théorique de la contemplation d’une légitimité que le décalage chronologique conforte ? On se réjouirait pourtant à bon droit de ce vers 21 qui, au-delà du rappel de la dimension narcissique de l’amour, nous ramènerait au stade du miroir, à la fonction structurante pour le sujet de l’expérience spéculaire et à sa place dans la constitution de 26

LA CLINIQUE LITTÉRAIRE

l'idéal du moi”. À la condition toutefois d’entendre dans le « mirei » un « mi(s) rei » et de scander autrement

le vers pour qu’il résonne comme

« Miroir, (de)puis je me mis roi en toi », « je me suis découvert roi en toi », « je me suis construit une image idéale en toi ». À ne voir dans la Dame que la projection de l’idéal du moi, ne manquerait-on pas l’enjeu de la « fin’amor » et le sens de la pièce de Bernart de Ventadorn ? L'importance du regard dans cette «cobla» et dans la « razo » donne à penser que la glose répond peut-être aussi par la fiction au vers 21. Si la psychanalyse et la littérature médiévale partagent quelque chose, c’est bien l’attention à la dimension signifiante de la langue, aux

équivoques génératrices d’effets de signification qu’elle engendre, l’une prenant pour la voie de la vérité ce que l’autre reconnaît comme source de jeu et de plaisir. Le jeu sur l’équivoque des mots est pour l’auteur médiéval l’équivalent phonétique des jeux spéculaires. Contempler le miroir des yeux de la Dame ne doit pas rendre sourd à ce qui résonne dans le mot « miralhs » lorsque la mouillure du /l/ engendre une diphtongue presque équivalente au /ai/, lorsque le « miralhs » équivaut à un « mi rai», à un « moi rayon ». Dès lors, le vers peut

s’entendre

de la

manière suivante: « Moi le rayon, (de)puis je me mis roi en toi ». Le statut de la « cobla » dans la « canso » s’en trouve radicalement changé; il ne s’agit plus de renvoyer à la naissance de l’amour vécue comme une expérience spéculaire, mais de confier aux ruses de la langue le soin de porter atteinte à l’altérité de la Dame, d’entamer l’Autre dont la « fin’amor » suppose le caractère inaltérable pour mieux s’en plaindre. L’équivoque signifiante fait ainsi entendre un autre texte démentant le propos général de la pièce ; elle profile un acte qui, bien que conjugué au passé, ouvre un espace de possibilité à l’union. Le fantasme met en scène ce qu’ourdit l’équivoque du texte lyrique, il montre la manière dont le «rayon se mit roi» dans la duchesse; l’interprétation opérée par le truchement de la fiction porte essentiellement sur l’entame de l’Autre ; elle fraie la voie de l’union en substituant

une femme accueillante au partenaire inhumain incarné par la Dame. Au plan analytique, la «razo» confirmerait que l'impossibilité de l’union sexuelle tient à ce que la femme est appelée à la place de l’Autre. La nomination du troubadour souligne l’effort de banalisation Ÿ Cf. J. Lacan, « Le stade du miroir comme

formateur de la fonction de « je »

telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 93-100. 27

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

sexuelle entrepris par le fantasme ; Bernart est le « rai », comme

lui il

brûle; grâce à l’équivalence postulée par l’équivoque des signifiants, il se regarde s’unir à l’« Alauzeta ». Scène où le sujet se donne à luimême en spectacle. Le fantasme lui permet de voir l’acte soustrait à la vue de qui s’y livre et de croire qu’il actualise l’union, «la some/

qu’avint d’une fame et d’un home »*. Il semble bien que la « canso » et la « razo » obéissent à deux économies différentes: l’une postule l’existence d’une autre jouissance, frappant d’impossibilité l’union sexuelle que l’autre s’emploie à réintroduire dans l’orbe sexuel pour maintenir la croyance en la possibilité de l’union. Au-delà de leurs discriminants

formels et thématiques,

les discours

lyrique et narratif épousent l’un la structure du symptôme, l’autre celle du fantasme, et proposent de soutirer de la jouissance de l’impossible union avec le partenaire sexuel, ou de suppléer par la fiction à la carence de cette union. L’un et l’autre peuvent se définir comme façon de composer avec l’impossible. La clinique littéraire permettrait encore de mettre en valeur la secondarité, logique plus que chronologique, de la narration occitane par rapport à la lyrique. Dans la mesure où elle a partie liée avec la glose, cette narration réagit parfaitement à cette éthique de la souffrance composant avec l’impossible, en interprétant ses failles, en déployant des fictions qui font écran à la saisie de la vérité. La clinique littéraire confirmerait dans la singularité d’un cas que le roman est ennemi de cette vérité dont la poésie fait sa croix.

? J. Bodin, Li sohaiz desvez, in Jean Bodel. Fabliaux, édition P. Nardin, Nizet, 1965, v. 3-4.

28

Paris,

Du père en littérature”

Les textes médiévaux se montrent d’une surprenante malléabilité, d’une insoupçonnable complaisance à l’égard des discours que la modernité critique a produits pour rendre compte du fait littéraire. Point n’est besoin de les mettre longtemps à la question théorique pour qu’ils avouent s’inscrire dans une vision sémiotique ou anthropologique du fait littéraire, applaudir à la revendication de l’histoire des mentalités à être l’horizon indépassable de leur lecture, se prêter à un commerce fécond avec la psychanalyse... Ils entretiennent toutes les illusions, toutes les prétentions scientistes, qu’elles apparaissent armées de leur métalan-

gage ou se montrent timorées, qu’elles bénéficient ou non de l’autorité de la tradition. Aussi déçoivent-ils quelque peu le débat théorique, chacun trouvant dans leur lecture une preuve de la légitimité de son propos, et le réduisent-ils souvent à la confrontation des vanités et des ambitions ou à la défense des territoires et des pouvoirs. Cette complaisance possède un statut théorique: elle constitue la substance de cette altérité du moyen âge, trop souvent évoquée pour ne pas servir à dissimuler l’impossibilité à classer dans un ensemble cohérent et signifiant les monuments du passé. Néanmoins, pas plus qu’elle ne se mesure de manière suffisante en écarts temporels,

définit comme une collection Que les lettres médiévales ne signifie nullement qu’elles que leur passivité invite, par

l’altérité ne se

de différences. se posent en Autre des discours critiques les invalident de leur résister mais plutôt l’insatisfaction qu’elle engendre, à persé-

* Publié dans Mélanges Roger Dragonetti, Champion, 1996, pp. 281-298. 29

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

vérer dans le désir critique dont elles sont l’objet. L’Autre ne se concrétise pas dans une objection qui contredit ou fait obstacle mais s’éprouve dans une insatisfaction, dans ce quelque chose à dire ou à trouver audelà de ce qui existe déjà et dont le défaut constitue la loge et la dynamique du désir critique. L’altérité des textes médiévaux n’est peutêtre que la tentative d’objectivation de l’exigence des discours critiques à rendre compte sans perte de leur sens et de leurs enjeux. Exigence nécessaire et illimitée qui anime, qui étymologiquement donne une âme au discours critique et à celui qui le tenant en reçoit un surcroît d’identité. Si elle n’était pas restée curieusement à l’abri de l’attention érudite,

la chanson de geste occitane de Daurel et Beton en eût fourni une preuve irréfragable, dans la mesure où elle se montre capable de légitimer nombre des discours critiques appliqués à l’épopée. Au premier chef, elle autorise un fantasme récurrent des occitanistes qui se soutient de la croyance en une antériorité de l’épopée occitane dont la tradition manuscrite n’aurait gardé que quelques bribes alors que son homologue septentrionale, plus tardive et mise à son école, aurait

connu l’efflorescence que l’on sait. Inachevée, cette épopée de deux mille cent quatre-vingt-huit vers, conservée par un seul manuscrit, a probablement été composée vers 1150-1160? dans une aire linguistique intermédiaire située entre Poitiers et Bordeaux”. Fragmentaire, sans doute de peu d’ampleur, ce texte rédigé dans une langue en marge de la « koïné » n’aurait pas dû parvenir jusqu’à nous, s’il n’avait été miraculeusement inséré à la fin d’un manuscrit colligeant essentiellement des pièces religieuses. * C'était la thèse de C. Fauriel (Histoire de la poésie provençale, Paris, 1846, t. IL, chap. XXIII-XXX) reprise par R. Lejeune, «Le problème de l’épopée occitane », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, t. II, 1972, pp. 147-179. * La chanson de Daurel et Beto semble avoir été connue de Guiraut de Cabrera

qui, dans son Cabra Juglar (vers 1160 ?), l’inscrit dans le répertoire possible de son jongleur («Ja de Mauran/on no.t deman/ni de Daurel ni de Beton », éd.

F. Pirot, Recherches sur les connaissances littéraires des troubadours catalans des XII° et XIIF siècles, Barcelona, 1972, v. 118-120).

occitans et

© Cf. AS. Kimmel, À critical edition of the old provençal epic « Daurel et Beton » with notes and prolegomena, Chapel Hill, The University of North Carolina press, 1976, pp. 21-48 et P. Meyer, Daurel et Beton. Chanson de geste provençale, Paris, Librairie de Firmin Didot, 18 80, pp. XXIX-LXV. 30

DU PÈRE EN LITTÉRATURE

Le passage de l’alexandrin au décasyllabe à la sixième laisse donne à penser qu’il exista plusieurs versions de ce texte de jongleur non destiné à passer à l’écrit, témoignant d’une tradition épique occitane orale primitive dont l’antériorité trouverait une manière de preuve dans la violence barbare des rapports et des propos des personnages tenus à l’écart du polissage de la courtoisie. De même, Daurel et Beton légitime la lecture historique et politique de l’épopée qui met en valeur la lutte des « barons » attachés aux prérogatives et aux valeurs féodales contre un pouvoir royal en cours de structuration. Face à Charlemagne qui monnaye le lien vassalique en vendant sa sœur au traître Gui après l’avoir donnée à Bove, Beto réaffirme violemment la pureté de ce lien qui articule le champ économique à celui des valeurs, l’échange du bien foncier (don de Montclar au jongleur Daurel, d’Aspremont au sénéchal Azémar) contre la promesse d’une indéfectible fidélité (Daurel accepte le sacrifice de son fils pour sauver celui de Bove son seigneur et élève Beto après la mort de son père). Daurel et Beto justifierait tout aussi bien l’approche anthropologique de la chanson de geste. Sans doute parce qu’elle paraît s’enraciner dans un substrat plus archaïque, la première partie de la geste illustre le conflit entre pairs au sein de la phratrie, la lutte pour le pouvoir économique et sexuel, la terre et la femme. La passion brutale pour Ermenjart que le jongleur prête à Gui (VI-VIII) ne semble qu’un voile narratif insuffisant pour dissimuler un schéma archaïque de prédation, exacerbé par une pulsion homosexuelle inconsciente sans autre exutoire que la

violence”. L’attitude de Bove mourant s’avère à cet égard révélatrice. Ne refuse-t-il pas d’entendre toutes les mises en garde contre Gui qui lui sont adressées (VIII) ? Ne déclare-t-il pas à Gui qui vient de le frapper qu’il lui aurait donné son avoir et sa femme s’il avait su l’intensité de son amour (XIII) ? Ne lui fournit-il pas les moyens d’effacer son meurtre en simulant un accident (XIII) ? Autant de signes d’un attachement ancré dans les limbes d’un inconscient qui ne saurait trouver d’expression en dehors du code chevaleresque réglant les rapports d’homme à homme.

* On indiquera en chiffres romains le numéro des laisses, sans autre mention. $ Cf.R. Lafont, Le chevalier et son désir. Essai sur les origines de l'Europe littéraire (1064-1154), Paris, éditions Kimé, 1992. 31

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Ainsi toutes les théories de l’épopée médiévale pourraient-elles se décliner, jusqu’à ce qu’au miroir de Daurel et Beto vienne se réfléchir notre propre théorie de la narration occitane, épique et romanesque. La brièveté

probable

du texte,

son inachèvement,

son

unicité

confirme-

raient l’inconsistance d’une tradition narrative, réduite à quelques textes, arrêtée dans son développement par le foisonnement de la lyrique qui prit en charge la fonction anthropologique du « roman » : promouvoir le signifiant de la fonction paternelle en le construisant du côté féminin, en substituant le « Nom-de-la-Dame » au « Nom-du-Père », en confiant à la Dame la fonction séparante régulatrice du désir et de ses projections socialesf. Épiques ou romanesques, les narrations occitanes thématiseraient du côté du père ce que la lyrique troubadouresque aurait expérimenté à travers la plainte amoureuse adressée à la Dame’. Daurel et Beto illustrerait deux versants de la fonction paternelle : la régulation des échanges matrimoniaux et la substitution. Dans la première partie du texte, Charlemagne incarne une figure toute puissante du père. Il convoque Bove, sans lui en préciser le motif, puis devant les pairs réunis lui alloue fiefs et épouse; il assume ainsi la fonction anthropologique de donneur d’épouse, de régulateur des alliances matrimoniales respectant une logique exogame : « Duc de bon aire, filh del amic Augier,

Levas en pes e prendes [a] molher Ma seror genta que ieu vos vuelh donier. » S[o] dis lo [dux] : « So fay mal refugier. »

Pren la lo rey ; Carles la.lh fay donier À l’arcivesques que iii. ves la.lh fay bayzier. (v.146-151)

[« Duc de noble naissance, fils de mon ami Augier, levez-vous et prenez pour épouse ma noble sœur que je veux vous donner. » Le duc répondit ainsi: « Ce serait mal que de la refuser ». Le roi la prend par la main, la fait donner par l’archevêque qui la lui fait baiser trois fois.] 2 Le don de l’épouse par une figure paternelle (ici dédoublée par la présence de l’évêque qui en assume la dimension spirituelle et renvoie à une paternité transcendante) concrétise la prohibition de l’inceste, fonde

SJ. C. Huchet,

«Les

Noms

de la Dame », Dires,



3, Montpellier,

pp. 67-85. 7 J.C. Huchet, Le roman occitan médiéval, op. cit., pp. 56-72. 32

1985,

DU PÈRE EN LITTÉRATURE

une loi à partir de laquelle le désir se définira comme Aussitôt surgit le désir de Gui pour Ermenjart : s

transgression.

Et s’en vais Bobes ab mot grant alegrier, Lo tracher Guis cui Jhesu desamper A encobida na Esmenjartz sa molher. (v. 171-173) [Bove

s’en retourne plein d’allégresse; le traître

Gui,

que

Jésus

abandonne, s’est mis à désirer dame Ermenjart, son épouse.]

Néanmoins, la première partie du texte ne se résume qu’imparfaitement à la lutte pour la femme qui, à travers l’opposition de Bove et de Gui, dramatise

un conflit interne

au sujet, constitutif de son identité

subjective. Le serment de compagnonnage prononcé par Bove dans la première laisse abolit presque complètement la différence entre les deux personnages : Et seret engau mi seger de ma mayzo ; Jurat mi compahia a totz jornz que vivo. Mas s’ieu prengui molher e [no mi] venh enfanto, S’ieu mori denan vos, companh, ieu la vos do; Mos castels e mas vilas, ma tera e maio Vos solvi, bels companh, e.us meti a bando. (v. 16-21)

[Et vous serez à égalité avec moi seigneur de ma maison ; faites-moi le serment d’être mon compagnon toute notre vie. Mais s’il m’artivait de prendre femme et de ne pas avoir d’enfant, si je mourais avant vous, mon compagnon, je vous la donne; mes châteaux, mes fermes, mon fief et ma maison je vous les livre, noble compagnon,

et les mets à votre disposition.]

Doubles indifférenciés l’un de l’autre durant les dix ans de leur compagnonnage («.X. ans complitz estero en bon acordamen », v. 34), Bove et Gui sont sans histoire; l’appel de Bove par Charles et le don d’Ermenjart rompent cette ivresse spéculaire et constituent des signifiants qui, en tiers, introduisent un principe de différenciation par une inversion non moins spéculaire. Après s’être perdus l’un dans l’autre, Bove et Gui s’opposent désormais comme la lumière et l’ombre (« L’us es fizels amics e l’audre mescrezens », v. 33); l’agressivité répond à l’apparition

d’un

autre,

senti

comme

menaçant:

la convocation

de

Charlemagne introduit une dissymétrie d’ordre hiérarchique, l’épouse et la promesse d’un héritier menacent l’engagement qui scellait la parité entre les deux hommes. La violence de Gui, concrétisée par le meurtre 33

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

de Bove et l’acharnement à rechercher Beto, son fils, pour l’assassiner,

dramatise la haine de l’autre qui n’est jamais que la haine de soi, le refus de cette étape de la constitution de l’identité subjective où l’autre représente un temps la figure du moi. La particularité de la première partie de Daurel et Beto tient à ce que le texte y reste fixé à cette étape intermédiaire du procès subjectif et souligne la carence d’une phase de réconciliation dialectique du sujet avec lui-même. Assassiner Bove et épouser sa veuve équivalent à prendre sa place, à s’identifier à l’autre pour nier la schize que son émergence instaure et où le sujet se trouve de s’être perdu. L’appel de Charlemagne et le don d’Ermenjart sont des signifiants qui ouvrent un procès sans l’achever. L’insertion de ces signifiants dans le circuit de l’échange marchand (« L’aur e l’argen vos er tot aportat/Das mi la dona, serai vostre conhat » propose Gui à Charlemagne aux vers 573-574) annule leur efficacité symbolique d’opérateur de différence et déchoit de sa place celui qui organisait leur circulation. La geste attente ainsi à la figure du père, qui ne semble avoir assumé sa fonction que pour la conduire dans l’impasse, comme pour mieux appréhender dans la fiction que la paternité est une position symboliquement intenable, que le père se doit d’être, à un moment ou à un autre, carent pour qu’un substitut l’assume. Le refus farouche d’Ermenjart de se prêter ainsi à l’échange matrimonial («Et pren l’anel ab que l’a espozatz,/E lor vezen el fuoc l’a getatz », v. 642-644) et la promesse de la vengeance du fils (« Si Beto vieu, que es petitz assatz,/Aquest mieu plah sera mol car compratz », v. 624-625) traduisent un appel à la mémoire de Gui que le sacrifice a transformé en figure idéale de la paternité objectant au dévoiement qu’incarne Charlemagne. Ermenjart se pose ainsi en garante de la Loi, en opérateur symbolique des échanges. Au plan structural, cette première partie de l’épopée n’opère pas d’une manière très différente de la lyrique. L’une et l’autre confient à la femme la garde de la Loi et lui délèguent « l’effectuation » de la fonction paternelle; elles ne divergent que par la traduction imaginaire d’une même exigence symbolique. La lyrique opère par le retrait de la femme afin que son absence et son silence rendent palpable le manque résonnant à travers les mots de la séparation qui constitue le vif même de la fonction paternelle. Femme du maître, la « domna » que chante le troubadour est interdite à tous les « juvenes » dont la rivalité s’avère réglée par le maintien d’une 34

DU PÈRE EN LITTÉRATURE

manière d’égalité dans le manque, où chacun se met à l’épreuve de la Loi, puis déplacée dans le champ de la poésie afin qu’y soit articulée la

singularité d’une voix et d’un désir’. La narration épique donne la parole à la femme pour qu’elle objecte au dévoiement de la Loi en rappelant qu’une femme doit demeurer interdite d’avoir été déjà donnée une fois, que le meurtre du « dominus » ne doit pas livrer la femme convoitée mais à l’inverse la prohiber définitivement. L’épopée déploie en images violentes et primitives le scénario collectif dont la lyrique ne retient que l’efficience symbolique au plan subjectif, à travers un rituel poético-musical dont l’hiératisme traduit s l’universalité structurale. La capacité à mettre en jeu dans chaque rencontre

avec

la femme

la fonction

paternelle,

à subjectiver

dans

chaque énonciation poétique la Loi, partant à économiser le détour imaginaire nécessaire à la saisie du symbolique propre à la narration, expliquerait le succès de la lyrique qui, pour paraphraser le mot de Jacques Lacan, sut se passer du père afin de mieux s’en servir. La seconde (XXXI-XLIX ) et ce qu’on peut lire de la troisième partie (L-LIT) de Daurel et Beto opèrent le transfert vers le fils de la fonction un moment dévolue à Ermenjart. C’est à Beto qu’il appartiendra d’accomplir la valeur de Bove à travers sa propre prouesse, de le venger en tuant Gui, puis de défier Charlemagne afin (peut-être ?) de le restaurer dans la position idéale dont il n’aurait jamais dû déchoir. Entre temps, les laisses XXXII à XLVI auront appris à l’auditeur qu’un jongleur peut se substituer au père mort pour remplir sa fonction, initier aux armes, à la musique et à la poésie, qu’un père est celui à qui il convient de se mesurer pour éprouver sa valeur (XLI) et connaître qui l’on est (XLIT), celui dont il faut risquer la vie pour découvrir dans l’effroi que le péril encouru constituait l’épreuve fondatrice de l’identité subjective (« S’ie.us aguers mort, ieu m'’ausira issamen », v. 1636). Scénario

tant

de fois réécrit par le roman d’oïl et jusque dans ce curieux roman d’oc qu'est le Guillaume de la Barre d’Arnaut Vidal de Castelnaudary qui, en 1324, retraverse la matière épique dans une première partie pour retrouver le roman dans la seconde,

à l’instant où Guillaume,

désarçonné

par

son fils qu’il n’a pas reconnu, recouvre sa dignité paternelle. 8 Cf. sur ce point, G. Duby, « À propos de l’amour qu’on dit courtois », Mâle moyen âge, Paris, Flammarion, 1988, pp. 74-82 & J. C. Huchet, L’étreinte des mots. Flamenca entre roman et poésie, Orléans, Paradigme, 1993, pp. 96-102. 35

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

1. De l'exception Le critique découvre-t-il dans un texte médiéval autre chose que ce qu’il y met à son insu, surtout lorsque il s’engage dans la lecture armé d’une théorie ? S’aventurer sans armes

n’assure d’ailleurs de rien, sauf

du témoignage d’une naïveté qui consiste à croire que la science ou une approche sans médiation du texte garantit la saisie de sa vérité. Le texte médiéval demeure un objet construit, tramé de représentations à l’abri desquelles aucun des discours dont il est l’objet ne saurait se tenir (l’histoire de la médiévistique en fournit la preuve). Toute théorie est une représentation servant à fabriquer des représentations de l’époque médiévale. Qu’elle fasse école atteste moins qu’elle ouvre à la vérité que de sa capacité à faire reconnaître la force et la singularité du désir qui l’a produite. Structuré par la question paternelle, le « roman » de Daurel et Beto peut prendre place dans une théorie de la narration occitane, elle-même dominée par la même problématique, sans que son identité textuelle ne soit définitivement appréhendée. Où d’ailleurs chercher cette identité sinon en dehors de la série où le médiéviste s’empressera légitimement de classer le texte ? Daurel et Beto conforte la théorie d’une narration occitane structurée par la prise en charge textuelle de la fonction paternelle et lui oppose une objection. Cette théorie postule, d’une part, que la geste produit et diffuse un savoir qui s’ignore et dont l’efficacité collective provient de cette ignorance et, d’autre part, que la fonction paternelle ne saurait se confondre avec la personne du père, qu’elle opère surtout en son absence, notamment quand un substitut se fait le signifiant de l’opération symbolique à laquelle elle se résume ou quand un texte prête toute sa substance à ce signifiant. Daurel et Beto déconstruit la notion de suppléance et par là invalide le montage symbolique entrepris par la lyrique. Aussi la chanson de geste incarne-t-elle

le texte hors ensemble

qui, d’objecter à la théorie,

la fonde. Autre texte, dont l’altérité se mesure entre autres au dialecte dans lequel il fut composé et par sa conservation à la fin d’un manuscrit consacré presque exclusivement à des pièces d’inspiration religieuse. Autre du texte occitan dont la lyrique reste l’emblème. La lyrique troubadouresque, on l’a dit, a rêvé la fonction paternelle du côté féminin en confiant à la Dame la fonction de séparation dévolue au père. Objet d’un « amor de lonh», absente ou perdue, la Dame 36

DU PÈRE EN LITTÉRATURE

incarne ce par quoi le troubadour reste à distance de ce qui le meut, de ce qui met en mouvement le chant à travers lequel il peut énoncer le « je » dont il se soutient. Evanescente, elle se réduit à la perte grâce à laquelle le sujet se trouve; elle est l’effet sur lui de la parole qu’il lui adresse, rien d’autre que ce par quoi la langue opère dans la production du sujet: un signifiant singulier, ce que Jacques Lacan a appelé un

« Nom-du-Père »°. De cette opération, la lyrique occitane paraît avoir eu une claire conscience dès lors qu’elle se mit à figer dans un signifiant, dans un (ou plusieurs) « senhal » la relation du troubadour et de la Dame. Faute de pouvoir résumer dans un nom une identité, le troubadour arrête dans le « senhal », généralement dans les « tornadas », une modalité de l’opération signifiante dont il est l’effet. « Bel Vezer », « Bel Vezi », « Mos Desport », « Mielhs-de-Domna ».. Au sein d’un même corpus, les « sen-

hals » varient (il faudra attendre le milieu du XI11° siècle pour qu’un seul « senhal » renvoie à la Dame) et constituent une chaîne poétique qui dit moins ce qu’est la Dame qu’elle ne produit le sujet qui énonce ainsi les modalités de son rapport à elle. Le « senha/ » fournit des noms à celle qui ne saurait en avoir un;

il est un « Nom-de-la

Dame », avatar d’un

« Nom-du-Père ». Daurel et Beto insiste sur l’inaltérabilité du nom féminin figé dans un procès d’identification qui lui ôte la fonction signifiante approchée par le « senhal ». Au terme de la seconde partie de la geste, après avoir recouvré sa place dans le lignage et pris vengeance de Gui, Beto épouse la fille de l’émir, séduite par sa grâce, son naturel aristocratique et son savoir poétique (« De bels verses sai, dona, vueilh que n’aujatz./E dit sos verses e fon ben escoltatz », v. 1498-1499). À l'inverse de

Guillaume qui d’Orable fit Guiburc, contrairement à la tradition épique, qui veut que le baptême et le mariage d’une infidèle s’accompagnent d’un changement de nom, Beto laisse le sien à son épouse: So nom li laissa que no lo.lh vol cambier : Domna Erimena si fai bien apelier. (v. 2083-2084)

[Il lui laissa son nom, il ne voulut pas le lui changer: elle se fit appeler Dame Erimena.]

Ne pas toucher au nom de l’aimée traduit certes la volonté de continuer à s’enchanter des commencements

et à faire entendre

? Cf.J. C. Huchet, L'Amour discourtois, op. cit.

37

les charmes

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

de l’orient en terres

chrétiennes,

mais

c’est

aussi

refuser de marquer

dans la langue l’effet de la double opération symbolique évoquée par la fiction et de faire que la femme en devienne l’agent, partant que le nom féminin soit passible de la substitution qui fonde sa dimension signifiante. Dans l’épopée occitane, le nom reste un nom; il identifie et se voit priver de toute possibilité d’insertion dans une chaîne signifiante, dans une aventure subjective. Il demeure significatif que la geste économise la moindre référence à l’émergence d’un sentiment amoureux entre Beto et Erimena — sentiment dont l’épopée française n’est pourtant pas exempte, même dans ses monuments les plus anciens — qu’appelait le climat courtois, presque lyrique de l’épisode. L’indifférence manifestée à l’égard de l’aventure du désir ne saurait se lire comme un trait d’identité générique du texte (l’épopée dévouée aux armes et non à l’amour), mais plutôt comme le signe de l’impossibilité où se trouve un signifiant figé, soustrait à la substitution, de produire un effet subjectif pris en charge par la narration. Identique à lui-même, le nom n’opère aucun remaniement subjectif; sa stabilité tient à l’écart du désir et de l’amour qui donnent

substance et profondeur subjective et narrative à la logique structurale organisant le commerce entre les sexes.

Le « senhal » ne désigne d’ailleurs dans Daurel et Beto qu’un signe trompeur, dont la polysémie sert à masquer la vérité Can forfait. Le mot apparaît dans la bouche de Gui et prétend renvoyerà la blessure mortelle portée par le sanglier au flanc de Bove (« Vec tel senhal que.l porc i a laissat/E las .ïi. dens li trobas el costat », v. 470-471) alors qu’il indique les coups meurtriers assénés par Gui. Surgi au terme de la

« canso », qui en a construit la nécessité au défaut du nom nommant la Dame, le « senhal » poétique ne signifiait rien d’autre que l’accomplissement d’une opération signifiante dont le « je» est l’effet, l’effet de vérité du désir, l’effet de vie; celui de l’épopée a partie liée avec la mort, la tromperie et le mensonge, même si personne ne paraît totalement abusé par le sens fourni (« Anc no fes porc la plaga del costat/Car be vezem que .i. palm a de lat», v. 467-468); alors que le premier ne possédait pas de signifié,

celui-ci

en détient

deux,

substituables

bien

que contradictoires mais également générateurs de fiction.

Même lorsqu'elle paraît faire sienne l’économie signifiante qui permit à la Date de construire du côté féminin un « Nom-du-Père », l'épopée s’y soustrait. À la logique du signifiant et de la substitution, 38

DU PÈRE EN LITTÉRATURE

elle oppose la logique du signe et du sens, dussent-ils affronter le paradoxe de la polysémie, de la vérité et du mensonge.

La seconde partie de la chanson de geste ner l’idée de suppléance inhérente à la mise paternelle. Dans la mesure où il n’évoque « lecture » de la geste, Guiraut de Cabrera

s’emploierait plutôt à ruien œuvre de la fonction ni Bove ni Gui dans sa semble, dans son Cabra

Juglar, la réduire à sa seconde partie, à l’éducation

de Beto par Daurel

à la cour de l’émir de Babylone, à l’histoire d’un couple père fils. Qu'ils soient l’un pour l’autre père et fils de substitution la lecture la moins attentive s’en persuaderait. Beto a pris la place de Daurelet, victime innocente et substitutive de la fureur de Gui, comme Daurel a remplacé Bove assassiné par le même Gui. L’enfant ignorera d’ailleurs jusqu’à douze ans qu’il n’est pas le fils du jongleur : Amix Beto, dit Daurel lo joglar,

Qui es vos filh ? sabet m’o vos nomnar ? Senher, ieu vostre, e vulh o ben estar. (v. 1642-1644)

[Ami Beto, l’interrogea Daurel le jongleur, de qui êtes-vous le fils ? savez-vous me nommer votre père ? — Seigneur, je suis votre fils, et je veux assurément le rester.]

L’affectueuse attention du père s’avère récompensée par les progrès du fils. À sept ans, Beto n’ignore plus rien de l’art du jongleur (XXXVII), à douze le voilà parfait chevalier (XLI), après avoir fait montre de sa non moins parfaite courtoisie auprès d’Erimena (XXXVII). Mais bon sang ne saurait longtemps mentir. La perfection de ses manières et la noblesse de son comportement le trahissent à son insu aux yeux de l’émir qui, en matière d’aristocratie, ne s’en laisse pas compter. Un fils de jongleur n’abandonne pas à qui veut les prendre les dépouilles gagnées au jeu (XXX VI), ne se contente pas en guise de récompense de trois dés, fussent-ils d’or, lorsqu’on lui offre cent marcs d’argent (XXX VII). Et l’émir, fine mouche,

de conclure: «eu

non

creirai

sia filh de jo-

glar » (v. 1460), « Fils es de duc, de ric o d’amiratz » (v. 1550). Seule la menace forcera l’aveu public de la filiation de Beto : Non es mos fils, so sapiatz que vers es, Non a el mon duc ni comte ni reis Qui sia plus autz que.l sieu parentat es. (v. 1805-1807)

[Il n’est pas mon fils, sachez-le en vérité. Il n’existe pas au monde de duc, de comte et de roi mieux né que ne l’est sa parenté.]

39

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Dans cet épisode, la noblesse demeure inséparable du sang qui la transmet; pas plus qu’elle se s’acquiert elle ne se perd ou s’aliène sous la vêture ou le talent d’un jongleur. De même, la paternité est la mémoire du sang et le devoir de vengeance à l’encontre de qui l’a versé. Cette paternité-là ne relève pas d’une fonction mais d’une dette de sang; elle est l’appel du sang; elle résiste à toute substitution, dément toute suppléance; elle est la figuration de ce réel de la paternité qui résiste à la suppléance symbolique. Personnage paternel, Daurel n’en reste pas moins un jongleur assujetti aux règles de la dépendance et de la réciprocité vassaliques. La geste le présente d’entrée comme tel: Senher, Daurel ay nom, e say mot gent arpier, E tocar vihola e ricamen trobier E son, senher, vostre om, d’un riche castelier Que hom apela Monclier. (v. 84-86)

[Seigneur,

je m'appelle

Daurel,

je sais parfaitement

harpe, et toucher la viole et noblement

jouer

de la

composer. Je suis, seigneur,

votre vassal, d’un puissant château que l’on appelle Montclar.] Ailleurs, elle le présentera dans l’exercice de son art, composant un lai sur les malheurs de Beto (v. 1181-1189) ou provocant Gui d’un début de chanson de geste qui lui rappelle son forfait (v. 1944-47). À Beto, il ne transmettra d’ailleurs que son art: Quafn] t ac .vii. ans Beto sap gen violar Et tocar citola e ricamen arpar E cansos dire, de se mezis trobar. (v. 1419-1421)

[À sept ans, Beto savait parfaitement jouer de la viole, de la citole et harper avec noblesse, interpréter des chansons et composer par lui-même.|

Cette filiation là ne saurait suffire; l’émir en souligne d’ailleurs l'insuffisance, des signes la démentent, renvoient à un autre père, appellent une autre paternité. La mémoire du sang, qui se traduit en signes d’une noblesse inconciliable avec

l’état de jongleur, souligne la néces-

saire inanité de la suppléance. Que Daurel soit venu à la place de Bove, ait tenu lieu de père pour Beto, ait construit la filiation sur la littérature ne signifie nullement qu’il ait pleinement satisfait à la fonction pater40

DU PÈRE EN LITTÉRATURE

nelle. La curiosité de l’émir signifie que le Père est toujours au-delà du père, que la littérature ne peut suppléer au Père, que la transmission du « Trobar » ne suffit pas à fonder la filiation,

qu’un réel insiste

même

sous l’excellence et prend le visage d’une altérité, qui resplendit dans la grâce physique ou la noblesse morale, empêchant qu’un fils soit à l’image de son père de substitution. Au-delà, cet épisode déconstruit le montage symbolique élaboré par la lyrique troubadouresque en niant que la littérature suffise à prendre en charge l’efficience de la fonction paternelle. La geste réfute l’idée de suppléance en l’illustrant jusqu’au point où une voix énonce son insuffisance, partant elle ruine a priori la possibilité même pour la Dame d’être le signifiant qui la met en œuvre. Indépendamment des marques formelles qui l’identifient, la chanson de geste affirme sa spécificité en proposant un mode d’approche de la fonction paternelle qui s’oppose à celui qu'illustre massivement la lyrique. Dans le champ littéraire, le père n’est peut-être rien d’autre qu’un positionnement symbolique des discours au sein de la structure où ils opèrent et trouvent leur sens. Il conviendrait sans doute de se servir aussi de la question paternelle et de ses avatars pour réécrire l’histoire des genres littéraires.

2. Le père : un opérateur générique À l’époque médiévale, le champ littéraire (quelque impropre que soit la dénomination) obéit à la même loi et s’avère régi par la même structure que les lignages : il assure la transmission d’un sujet (collectif ou singulier)

à l’autre de

formes,

de thèmes

ou

de motifs

et tente

d’articuler le même et l’autre, l’identité et la différence. La lyrique occitane en fournirait une illustration emblématique; durant deux siècles, elle a garanti la reproduction de formules rythmiques et rimiques, d’un nombre réduit de thèmes contraignant la singularité des voix à se chercher dans le décalage apporté au sein de l’encensement de la tradition, du « Trobar » où originalité et conformisme s’articulent d’une manière difficile à concevoir pour la modernité. À l’intérieur du lignage, le père assure le report d’une génération à l’autre du sang, du nom, des signifiants par lesquels le lignage s’identifie et se perpétue. Pour ce faire, il doit incarner au préalable une instance de séparation, de mise à distance pour qu’un autre existe et puisse 41

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

reproduire ultérieurement de l'identique. De la même manière à l’intérieur de l’autre sujet, le père objective ce qui de le séparer d’avec luimême lui permet d’être, dans sa différence et sa similitude. À l'instar du sujet, dont l’existence requiert qu’il soit divisé, clivé, le

texte littéraire médiéval appelle une partition constituant la condition de sa conscience réflexive. Les moments où le texte se divise pour produire du savoir sur l’acte littéraire qu’il accomplit peuvent se lire comme la traduction de l’efficience de la fonction «théorique » du procès narratif en cours à laquelle le père fournit un repère commode, permettant de répondre à l’imaginaire des sujets et de donner un support fictionnel à un travail de la langue qui ne peut se penser comme tel. Le texte de Daurel et Beto subit sa première division à l’instant où Charlemagne fait venir Bove à la cour et l’accueille avec chaleur devant Gui, rompant ainsi le couple féodal et « phraternel », à l’instant où une instance paternelle opère une césure entre les deux pairs et où Gui prononce par devers lui une première parole de mort : L’emperaire de Fransa, can vi lo duc venir,

Leva.is de la cadieura e va lo arculhir E pres lo pre la ma, josta se lo fai sezir, Mes li lo bras sus col, e pueis pres a dir: « [Dux], jes vos no sabes per que ie.us ay fah venir, Mas sabres ho en breu, ans que.ns vos layse tornier; Ans que vos en tornes vos volray requerir.… » « Sira, lo dis lo duc, so vos dei mol grazir,

Be.m podes en requir mas vos ve per plazer. » E Guis entendec o — dis c’om no.l pot auzir : « Companh, per cela dona vos convenra murir ! » (v. 115-125)

[L'empereur de France, lorsqu'il vit arriver le duc, se leva de sa chaise et alla l’accueillir, le prit par la main, le fit asseoir à ses côtés, lui passa le bras sur les épaules et lui dit: « [Duc], vous ne sa-

vez certainement pas pour quel motif je vous ai fait venir, mais vous le saurez bientôt, avant que je ne vous laisse vous en aller. Avant que vous ne vous en retourniez je voudrais vous demander... » « Sire, répondit le duc, je dois vous en savoir infiniment gré, et vous

pouvez bien me le demander puisque je vous vois avec plaisir. » Gui entendit le propos et dit — afin que personne ne püût l’entendre — « Compagnon, pour cette femme il vous faudra mourir ».]

Sans doute manque-t-il au moins un vers entre les vers 121 et 122, précisant l’objet de la requête. On ne peut toutefois manquer d’être 42

DU PÈRE EN LITTÉRATURE

frappé par la logique de la perte ou par l’acte manqué du copiste qui, oubliant de mentionner à cet instant l’objet du don, fournit la possibilité

à Gui de le faire apparaître dans son propre discours comme objet d’un désir accompagné d’un vœu de mort à l’endroit de celui que la parole de Charlemagne a fait changer de place. La parole de l’empereur a ainsi ouvert dans le discours de la geste une scène privée, un autre régime de parole exprimant la subjectivité de Gui et glosant la narration. Exutoire de la haine fratricide en marge de la noblesse de Bove. Soustraits à l’oreille des protagonistes, ces propos dévoilent l’envers du discours et du récit, le versant haineux

du désir, contrepoint

où la négativité

ex-

prime l’altérité d’une glose qui constitue aussi le futur du récit. À l’instant où Bove reçoit Ermenjart de Charlemagne, Gui murmure entre ses dents : « Per aquesta molher molra el a dolort » (v. 138). Lorsque Bove conseille à Gui d’attendre sa mort pour obtenir Ermenjart, celui-ci la lui promet en aparté : « Companh, pregat lo payre omnipoten Que.m do la mortz tost e viassamen ; Pueis l’aures vos, pus vos ve a talen. »

Lo trager Guis respon entre sas dens : « Jeu v’ausirai ab mon espieyt lozen ». (v.186-190)

[«Compagnon, priez le Père tout puissant qu’il me donne bientôt et rapidement la mort; vous aurez ensuite Ermenjart puisque vous la désirez ». Le traître Gui répond entre ses dents: «Je vous tuerai avec mon épieu fourbi. »]

Le récit exaucera ultérieurement ce vœu de mort, lorsque Gui accompli-

ra sa trahison en portant à Bove les coups mortels destinés au qui dévastait les Ardennes (XII & XIII). Ainsi le père n’est-il rien d’autre que cette parole qui divise pour y ménager une Autre-scène, espace où il anticipe ce qu'il dra, où il entend la parole qu’il réalisera. Moment où le texte fois identique et autre, comme le fils au regard du père.

sanglier

le récit devienest à la

L’épopée aime à faire retour sur soi, à multiplier les analepses narratives par le résumé des événements rapportés. Exercice obligé dans une situation de transmission orale de la chanson de geste où il s’avère nécessaire de fixer la mémoire de l’auditoire et de scander l’énonciation du texte. Bien que court, Daurel et Beto présente un nombre significatif de ces pauses rétrospectives qui constituent de nouvelles modalités de 43

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

la division du texte lui permettant de revenir à son origine, au point de référence narratif qui l’autorise à continuer. Il revient sur son passé pour se projeter en avant. La dynamique interne du texte épouse le mouvement de la transmission, d’un repli vers l’origine qui conditionne son évolution. La laisse XLV possède,

de ce point de vue, une valeur em-

blématique. Rendant publique devant la cour de l’émir la filiation réelle de Beto, Daurel résume les événements déjà narrés par la geste. Rendu à lui-même et à son vrai père, Beto se voit offrir dans la laisse suivante la main d’Erimena. Le père traduit dans le « roman familial » du récit le mouvement rétrospectif indispensable à la conscience qu’il tente d’avoir de lui-même en adoptant le mouvement de maturation du sujet.

La division du récit participe aussi au procès de constitution de l’identité générique du texte. Pour approcher Gui et obtenir leur vengeance, Daurel et Beto ont revêtu leur défroque de jongleur et Daurel entonne une chanson de geste : E quant cilh vengro, Guis secia al manjar ; Guis lo escria : « Joglar, vinetz manjar. » So ditz Daurel « Volem vos deportar. » E Betonet pren .i. bel laise a notar El pros Daurel comenset a cantar: « Qui vol auzir canso, ieu lh’en dirai, so.m par,

De tracio que no fai a celar Del fel trachor Guio — cui Jhesus desampar !— Qu'’aucis lo duc quan fon ab lui cassar. » E Guis tenc .i coltel, va.l a Daurel lansar E pros Beto vai sa vieula gitar E pres sa capa molt tost a despolhar E trais la speia, va Ihi .i. cop donar Que] lo bras destre fai a tera volhar. (v. 1939-1952)

[Lorsqu'ils arrivèrent, Gui était assis à table; il leur cria: « Jongleurs, venez manger. » Daurel répondit: « Nous souhaitons vous divertir. » Beto se mit à interpréter la musique d’une belle laisse et le preux Daurel commença à chanter : « Qui veut entendre une chanson de geste, je lui en dirai une, il me semble, sur une trahison qu’il ne faut pas dissimuler, celle du félon Gui — que Jésus l’abandonne — qui assassina le duc un jour qu’il chassait avec lui.» Gui tenait un couteau et s’apprêtait à le lancer à Daurel, Beto jeta sa viole, se débarrassa de sa cape, tira l’épée et lui porta un coup qui fit voler à terre le bras droit de Guïi.]

Pour intervenir dans le récit, pour ramener Gui à son passé et à son forfait, le texte doit s’identifier génériquement dans la mise en scène de 44

DU PÈRE EN LITTÉRATURE

sa propre énonciation et de sa double composante, musicale («.i. bel laise a notar ») et textuelle (« Daurel comenset a cantar »). Rendre Gui

à lui-même et au crime qui l’identifie, conséquence lointaine d’une parole paternelle qui lui révéla la part mauvaise de son désir, et identifier génériquement le texte constituent les deux faces d’un même mouvement que seule sépare la nécessité de l’exposition narrative. Paradoxalement, la geste trouve son unité dans la représentation qu’elle donne d’elle-même, par cette chanson intradiégétique influant sur le cours du récit, à l’instant où le corps de Gui s’avère démembré,

avant

d’être traîné par des chevaux et oublié dans un val (XLVIIT. Et si elle accède ainsi à la conscience générique, n’est-ce pas qu’elle met un terme par ce meurtre au détour qu’elle fit par la tentation lyrique et romanesque dans la seconde partie, quand elle s’y attardait à goûter les charmes de Babylone, à se faire l’écho de « bels verses » et à suivre le

roman de formation de Beto ? Seconde partie qui commença lorsque, dans le bateau qui éloignait l’enfant Beto de la haine de Gui, Daurel composa « .i. lais d’amor », genre lyrico-narratif. Le démembrement et le meurtre de Gui solde la dette contractée vis-à-vis du père, reconnaissance et retour à l’origine permettant au texte de se voir restituer son identité générique dans le mouvement du récit. Le père nomme le mouvement qui dans la division du texte accomplit sa conscience générique. La chanson de geste est le genre médiéval de la confrontation avec l’Autre, de la tentative d’éradication d’une altérité d’autant plus absolue et violente qu’elle s’appuie sur la religion et s’effectue au nom d’une vérité révélée. La séduction est aussi un versant de la haine de l’Autre,

la haine n’étant jamais qu’une façon de se déprendre de ce qui fascine : femmes, atours ou cités prospères… En transférant à Babylone

l’éducation

de Beto, Daurel et Beto cède

aussi à cette fascination de l’Orient d’où le héros ramènera une femme à qui il n’ôtera pas son nom. Le voyage des personnages peut aussi se lire comme un dépaysement générique, la chanson de geste s’ouvrant là à la thématique et à la tonalité d’autres genres. Significativement, la traversée de Daurel et Beto s’accompagne par la composition d’un lai qui relit et reformule, sur le mode lyrique, le chemin parcouru par le récit et lui confère une autre tonalité générique : Can l’efas piora a lui non [a] sabor

E pren sa viola e fai .i. lais d’amor : 45

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

« Ai ! so ditz el, mon pauc gentil senhor, Cum vos lonhat de vostra gran honor ! Fugem nos en ab mot gran dessonor. Per vos ai dat lo miei filhet menor, leu vos e trah de mas de tra[i]dor,

Filh es de duc e neps d’emperador E fugem no.lh co siam raubador ! Vos no aves ni fraire ni seror Que ja vos venge de questa dissonor. (v. 1179-1189) [Lorsque l’enfant pleure il en éprouve du déplaisir et prend sa vielle et compose

un lai d’amour:

« Ah, chante-t-il,

mon

noble

et petit

seigneur, comme vous voilà loin de votre grand fief ! Nous fuyons en très grand déshonneur. Pour vous j’ai sacrifié mon plus jeune fils et je vous ai tiré des mains du traître. Vous êtes fils de duc et neveu de l’empereur et nous le fuyons comme des voleurs ! Vous ne possédez ni frère ni sœur pour vous venger de ce déshonneur.]

Cette mue interne au texte, qui va conduire à consacrer la seconde partie de la geste au fils et à la suppléance paternelle alors que la première s’intéressait au père et à la paternité réelle, donne au plan générique un équivalent à la substitution d’un fils à l’autre : Beto prend aux côtés de Daurel la place de Daurelet sacrifié, dont la tête fut fracassée sur un pilier par Gui qui pensait en finir là avec l’héritier de Bove (XXVII). À un autre régime de paternité et de filiation doit correspondre une autre orientation générique du texte, plus lyrique, partant plus conforme au tropisme dominant du discours lyrique occitan, dès lors que l’accent est porté par la narration sur la suppléance et la dimension symbolique de la paternité. Le caractère lyrique de cette seconde partie est marqué, outre par le caractère presque courtois et pacifique des relations entre les personnages, par l’apparition d’Erimena, auditrice attentive des « verses » que lui récite Beto dégagé de toute préoccupation mercantile, homme et chevalier accompli avant même d’être l’un et l’autre. Au vrai, cette seconde partie n’est pas strictement lyrique; elle donne plus exactement un équivalent de la rencontre de l’épopée et de la lyrique,

son autre,

une

manière

de mixte

générique,

à l’intérieur

duquel les tensions internes et les enjeux propres à la chanson de geste se trouvent déplacés, que l’on appelle le roman, ce régime de la narration plus attentif à la formation du héros (comme le montrent les laisses 46

DU PÈRE EN LITTÉRATURE

XXXII et XXXVII-XVIV),

couronnée

par l’obtention

d’une femme,

en

tant qu’elle traduit l’efficience de la paternité symbolique. Mais l’épopée ne s’égare dans le champ de son Autre générique que pour mieux revenir à soi, lorsque la voix du sang se fait la plus forte, lorsque Beto doit répondre à l’appel de la vengeance, lorsque la chanson reprend conscience d’elle-même pour être l’arme qui, de rappeler Gui à son passé

et à sa trahison,

va en tirer vengeance.

Sans

doute

fallait-il qu’elle se perdît un temps en l’Autre pour se trouver, pour accéder à la conscience de soi à travers la mise en scène de son énonciation qu'offre le récit à la laisse XLVII. Est-ce là le fin mot de la réflexion entreprise par le texte ? Non pas, si l’on veut accorder un sens à l’ouverture de la laisse L, qui après le récit de la vengeance (XLVIIT) et des récompenses allouées à ceux qui surent rester fidèles au lignage de Bove, qui fait à nouveau entendre un couplet lyrique : So es en mai quan li ram per la flor E li boisso recobro lor odor; Lo coms Beto fo de granda valhor,

Venc a sa maire, baïa la per amor .. (v. 2087-2089) [C'était en mai quand la fleur paraît sur la branche et que les buissons retrouvent leurs odeurs, le comte Beto, qui était de grande valeur, se rendit auprès de sa mère, l’embrassa avec amour...]

Cette référence lyrique, qui traduit généralement dans le grand chant courtois un ressourcement du chant, inaugure un nouveau régime du texte, une renaissance de l’épopée quêtant à nouveau auprès de son Autre générique un surcroît d’identité et de conscience de soi. Il est impossible de supputer exactement ce que contenait cette troisième partie de Daurel et Beto, le texte s’interrompant à la laisse LII, dont la fin est d’ailleurs difficilement lisible. Dans ce qui en reste, Beto clame son désir de vengeance (« mot soi en gran tristor/Se ieu no.m vengue del fel emperador », v. 2091-2092) et provoque Charlemagne par l’entremise d’Azémar (LI & LII). Le défi adressé à l’empereur se lira-t-il comme le prolongement d’une vengeance devant frapper tous les responsables de la faute initiale ? Il s’agirait plutôt d’annuler la transaction dont Ermenjart fut l’objet lorsque Charlemagne la donna à Gui («.XV. saumiers cargatz d’aur e d’argen/Ac per ma maire, vendec la ab aitan », v. 2131-2132). 47

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

N'est-ce pas d’ailleurs ce qu’elle suggère en invitant son fils à expédier un messager à l’empereur lui demandant de faire droit au déshonneur (« Que.us fasa dreit de la gran dissonor », v. 2111) ? La transaction au lieu de la vengeance. L’échange symbolique à la place de l’affrontement sanglant. En somme : la restauration de la Loi et d’une figure du Père digne de sa fonction et débarrassée de toute hypothèque mercantile. Que cette troisième partie de Daurel et Beto rapportât ou non le récit de combats contre

Charlemagne,

on peut, non sans fondement,

conjec-

turer qu’elle restaurait l’empereur dans sa dignité de substitut du père, de ce substitut légitime du père qu’est « l’avunculus » («El es mos

oncles », v. 2104) dans l’anthropologie littéraire médiévale!". Ainsi la troisième partie de la chanson de geste s’opposait-elle à la seconde en proposant un substitut du père, conforme à la vocation de l’épopée, qui vienne faire pendant à un mode de suppléance emprunté à la lyrique, de nature à changer l’identité générique du texte. Elle n’en était que plus nécessaire au procès d’identification générique du texte. Étape indispensable à la conscience de soi qu’il faut lui supposer. L’exploration des différents versants de la fonction paternelle qu’entreprend un texte médiéval ne peut donc se lire que comme une tentative de traduction dans son « roman familial » des différentes modalités d’un procès théorique nécessaire à la conscience qu’il veut obtenir de son identité et à la traversée du temps et de la mémoire qu’il souhaite accomplir. Dans la littérature médiévale, le père n’est obsédant que parce qu’il parle d’autre chose que de lui-même, de littérature notamment. À ce titre, il peut passer à bon droit pour le géniteur de notre modernité critique.

° Cf. R. Lafont, « Oncles et neveux », «Et c’est la fin pour quoy sommes ensembles ». Hommage à Jean Dufournet, Littérature, Histoire et Langue du Moyen Age, t. Il, Paris, Champion, 1993, pp. 839-854. 48

Le nom et l’image”

L'histoire de la littérature médiévale se donne à lire comme un roman familial. La filiation s’y avère toujours difficile : là où elle affiche sa fidélité, elle rêve de meurtre. La loi de l’écriture se déchiffre dans le

destin d’'Œdipe, significativement rappelé à l’aube de la littérature en langue d’oïl par l’auteur du Roman de Thèbes. Marcher sur les brisées du devancier vise moins à marquer l’empreinte de ses pas qu’à effacer sa trace. Aussi, dans le Roman de l’Estoire dou Graal ?, jorsque la Voix intime l’ordre à Petrus de quitter l’Orient pour l’Occident, elle l’invite à refaire le voyage de la « translatio imperii et studii » à la suite de l’Alixandre de Chrétien de Troyes’. Mais la répétition se veut réécriture ; elle suppose un retour aux

sources

qui soit effacement d’un premier voyage marqué d’une insuffisance à rédimer. Bron pourra, sur les pas de Petrus, (r)amener le Graal en Occident puisqu’au préalable le Graal aura clandestinement fait retour en Orient pour être lié à l’histoire du Christ et pour que tombent les voiles de féerie profane et de mystère dont Chrétien de Troyes l’avait enrobé dans le Perceval'. Robert de Boron ne continue pas Chrétien,

" Publié dans The Legacy of Chrétien de Troyes, vol. I, édition D. Kelly & K. Busby, Rodopi, Amsterdam, 1988, pp. 1-16. ! Édition G. Raynaud de Lage, Paris, Champion, v. 33-536.

? Édition W. A. Nitze, Paris, Champion, 1927. ? Cf. Cligés, édition A. Micha, Paris, Champion,

4 Édition W. Roach, Genève-Paris, Droz, 1959. 49

1975.

il le ré-

N. J. Lacy,

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

écrit dans un texte qui fournit la plus fine lecture du Perceval dont on puisse rêver. De plus, la christianisation du Graal entreprise (ca. 1190) par le(s) auteur(s) des versions courtes de la Première Continuation et achevée par Robert de Boron (ca. 1190-1200) ne doit pas seulement se lire

comme la simple soumission de l’écriture profane à l’idéologie conquérante

d’une Église triomphante; elle constitue

un événement

textuel

(re)jouant dans la littérature l’avènement d’un nouveau régime d’écriture: celui des Évangiles. Le passage de l’Ancien au Nouveau Testament fonde une nouvelle religion « accomplissant » l’ancienne alliance dans et par la nouvelle, grâce à un changement de logique qui libère un sens en souffrance.

À l’orée de son « évangile de Graal », Robert de Boron souligne les caractéristiques d’une continuité qui va se faire rupture et définit subrepticement son rapport à Chrétien de Troyes : Savoir doivent tout pecheeur, Et li petit et li meneur, Que devant ce que Jhesus Criz Venist en terre, par les diz Fist des prophetes anuncier Sa venue en terre, et huchier Que Diex son fil envoieroit ça jus aval, et soufferroit Mout de tourmenz, mout de doleurs,

Mout de froiz et mout de sueurs. (v. 1-10)

[Tous les pêcheurs, les petits comme les grands, doivent savoir que, avant la venue de Jésus Christ sur terre, Dieu, par les paroles des Prophètes, fit annoncer sa venue sur terre et proclamer qu’il enverrait son fils ici-bas, que ce dernier subirait de nombreux douleurs, de nombreux frissons et de multiples sueurs.]

tourments

eb

À une « religion du Père » se trouve substituée une « religion du Fils » sacrifié (v. 7). À une religion ordonnée par un nom en défaut (x Diex » n’est pas un nom) une religion du nom (« Jhesus Criz DAV. Ta): À une religion de la parole (« diz », « anuncier », « huchier ») une reli-

gion de l’image du Corps, d’un corps qui soit à la fois nom et cri (« Jhesus Criz »), épure et accomplissement de la Parole (« criz » rime avec « diz »). 50

ed

el

LE NOM ET L'IMAGE eee deee àMU) ie

Ce corps, qui est cri et parole, rend lisible ce qui lui préexistait; il est lecture et réécriture d’un texte antérieur qui se perd dans son « accomplissement ». Cette évocation du « Coup christique »°, significativement placé par Robert de Boron en lieu et place du prologue de son roman, dévoile la structure de son entreprise et fait de Chrétien de Troyes un « prophete » et du Perceval un texte retrouvant la logique souterraine de /’Ancien Testament. Poser ainsi les problèmes d’héritage et de transmission littéraires en termes de logique d’écriture, dispensera de voir en Chrétien de Troyes un juif converti, voire de supposer des influences occultes entre un certain Chrétien, dont on ne sait rien, et le centre d’études talmudiques de Troyes (bien connu), où Rabbi Salomon ben Isaac — dit « Rachhi » —

enseigna au xl siècle’. Dans nos textes, la « judaïté » est effet d’écriture, jeux de l’équivoque de la langue poétique, lorsque, par exemple, dans Érec et Énide, « Troyes » devient « Troie »° et renvoie à la diaspora troyenne dont l’ancêtre, suivant le Roman de Troie en prose, est Sem

(le « nom » en hébreu)”. Nom qui s’entend dans l’incipit du Perceval, dans le « Ki petit SEMme » (v. 1) où l’étrange Chrétien fait « SEMmence » d’un nom appelé à germer en d’autres terres romanesques (v. 7)... « Judaïsme » et « christianisme » constituent deux régimes d'écriture différents. Avec Robert de Boron, la littérature romanesque

du

Graal entrevoit le « coup » logique qui la fonde et souligne l’insolvabilité de sa dette à l’égard de Chrétien de Troyes.

5 Cf. D. Sibony,

« Le

Coup christique », Analytiques,

n° 2, Paris,

Bourgois,

1973, pp. 5-18. $ Cf. UT. Holmes, À new interpretation of Chrétiens Conte del Graal, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1948 & U. T. Holmes et M. A. Klenke, Chrétien de Troyes and the Grail, Chapel Häll, University of North Carolina Press, 1959.

7 Cf.C. Méla, « La lettre tue : cryptographie du Graal », Cahiers de civilisation médiévale, n° 26, Poitiers, 1983, pp. 221 & E. Weinraub, Grail, Chapel Hüll, University of North Carolina Press, 1976. 5 Souligné par R. Dragonetti,

Chrétiens

Jewish

La Vie de la lettre au Moyen Age, Paris, Seuil, 1981, p. 21. * « En si beau leuc et si delitable et en la marche de tant noble païs la (Troie) planta li rois Tros et l’apella Troye por son nom. Cist Tros fu de la lignie Sem, le fil Noé », édition L. Constans et E. Faral, Le Roman de Troie en prose, t. 1, Paris, Champion, 1922.

51

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

1. L’accomplissement d’une écriture La venue du Christ instaure le règne de la « senefiance » et ouvre une ère de lisibilité où les signifiants épars de l’Ancien Testament trouvent nécessairement leur signifié. Événement autorisant la lecture, l’Incarnation scelle l’avènement d’une nouvelle écriture qui comble les failles de l’ancienne et s’en donne pour le prolongement et la reprise. Elle accomplit les Écritures, dans le sens où elle fonde le Texte où l’écriture épouse le mouvement d’une lecture de ce qui lui prééxiste.

Munie de la théorie des quatre sens de l’Écriture!°, l’exégèse médiévale n’a pas cessé d’explorer les modalités de cet « accomplissement », de cette filiation scripturale. Robert de Boron, dont le roman retrouve

la structure

du Texte,

en

donne une illustration avec la motivation du signifiant maître de la Passion qu’est la Croix. Le bois de la croix où le Christ fut supplicié provient de l’arbre sur lequel Ève préleva la pomme de la Chute : cil qui par les Juïs

Fu en la crouïz pendu et mis Ou fust de quoi Eve menja La pomme, et Adans li aida (v. 2195-2198) [celui qui par les Juifs fut fiché et pendu en la croix (faite) de l’arbre dont Êve mangea la pomme et Adam l’aida] Ainsi la Rédemption

se trouve nécessairement

liée au Péché,

le Nou-

veau Testament à l’Ancien. L’« accomplissement » d’une écriture relève à la fois de la citation et de l’intertextualité,

l’une et l’autre transcen-

dées; elle défait l’altérité du texte cité en l’intégrant à celui qui et suspend la latence dont l’intertexte était frappé. « Accomplir Écritures, c’est lier de DA indissoluble lecture et écriture, une écriture lecture qui,à l’opacité du sens, substitue la parousie « senefiance ». En écrivant son « évangile du Graal », Robert de « accomplit » le Perceval; il le lit et le réécrit, dans le même

s’écrit » les fonder de la Boron

temps

il

le « sauve » (le rend lisible) à l’instar du Christ qui vint sur terre « Pour saver l’uevre de son pere » (v. 139).

° Cf.H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, 4 vol. Paris, Aubier, 1943. 52

LE NOM ET L'IMAGE

Le Christ est le maître du sens : grâce à lui tout fait sens, tout sens renvoie à lui. Avant sa venue,

le sens

demeurait

naire, comme la ligne du Roi Pêcheur qui, bien sait jamais rien attraper, pas même un Perceval (Perceval, v. 300-820), aveuglé par son propre « de Boron, le « pechié » peut être rédimé parce tueuse, lorsque Bron, sur l’ordre de Joseph et de en pêcheur :

en souffrance,

lacu-

qu’appâtée, ne paraismuet devant le Graal pechié ». Chez Robert que la pêche fut frucla Voix, se transforme

Bron ten serourge apeleras [ …..] Si le fei en cele iaue aler, Un poisson querre et peeschier (v. 2494-2498) [Bron ton beau-frère appellera

[...] et le fera entrer dans

cette

eau

chercher et pêcher un poisson]

Rapproché du « Veissel » contenant le sang du Christ, le poisson permettra au peuple de comprendre le « pechié » qui l’afflige : Adonc repenras le poisson Que t’avera pechié Hebron. D'autre part le mest bien et bel Tout droit encontre ten veissel ; Et quant tu tout ce feit aras,

Tout ten pueple apeler feras Et leur di que bien tost verrunt Ce de quoi dementé se sunt, Qui par pechié ha deservi Pour quoi lur est mescheü si, (v. 2509-2518)

[Tu reprendras alors le poisson que t’aura pêché Hebron. D’autre part, mets-le bel et bien tout droit contre ton récipient; lorsque tu auras fait tout cela, tu feras appeler tout ton peuple et annonce leur qu’ils verront bientôt la cause de leurs tourments, celui qui par son péché a démérité et par qui il leur est arrivé malheur.]

Le poisson délivre le sens du « pechié » car il est le Christ, l’« Ikhthus » représenté sur les murs des catacombes chrétiennes des premiers siècles, le produit d’un « pechier » permettant de nommer le « pechié » entachant la conscience du groupe réuni autour de Joseph. La pêche « gaste » (stérile) du Perceval s’« accomplit » dans celle de Bron digne de son nom : 53

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Par son droit l’apelerunt Ades le Riche Pescheeur [ ...]

Pour le poisson qu’il peescha (v. 3345-3347)"

[ls l’appelleront alors avec justice le Riche Pêcheur, pour le poisson qu’il pêcha]

Robert se veut plus « chrestien » que son maître champenois. De même, les anges déchus en diables du Roman de l’Estoire qui: Prennent diverses semblances. Leurs darz, leur javeloz, leur lances, Pour decevoir as genz envoient Et de bien feire les desvoient (v. 2121-2124)

[prennent diverses formes. Ils envoient leurs flèches, leurs javelots et leurs lances pour tromper les gens et les détournent d’accomplir le bien.]

nous ramènent dans la forêt où Perceval, encore « nice », prend la nature entière pour cible de ses javelots (v. 96-100), croit entendre dans le fracas des armes des « deables » («Les plus laides choses del mont », v. 116), avant de reconnaître des anges dans les chevaliers qui les portent (« Ce sont angles que je voi chi», v. 138). Comme une « sem-

blance »”, ils disparaîtront dans la forêt, après avoir appris au « vallet » à nommer la lance rapprochée des javelots (« Dites vos, fait-il, c’on la lance/Si com je faz mes gavelos », v. 198-199). À l'inverse de Perceval transformant les diables en anges,

Robert de

Boron dévoile la diablerie des anges et inscrit leur chute dans une généalogie du péché soulignant la nécessité de l’Incarnation. Par dépit (Estoire, v. 2142), Dieu créa l’homme et lui donna la place des anges :

Et dist que de lui remplira Touz les sieges de paradis, Où li angle estoient jadis (v. 2148-2150)

[I déclara qu’il lui fera remplir tous les sièges du Paradis ges étaient jadis assis]

où les an-

” Vers qui font écho aux vers 3516-3520 du Perceval de Chrétien de Troyes. ? Cf. sur cette

notion C. Méla, Blanchefleur et le saint homme

des reliques, Paris, Seuil, 1979, pp. 20-21.

54

ou la semblance

SE

EU

eo SU

LE NOM ET L'IMAGE Ur ti netrate

Le péché de luxure (celui des anges, v. 2095), commis par Adam, obligea Dieu à envoyer son fils (v. 2183), à le laisser mourir afin qu’il descende aux Enfers libérer Adam (v. 593-602). Lue à partir de l’histoire du Christ, l’erreur de Perceval trouve un sens dans le temps où elle est corrigée. La « semblance » des diables/anges surgie au détour de la forêt prépare, dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, celle des gouttes de sang sur la neige, devant laquelle Perceval « muse » et « s’oblie ». Sur la page blanche de la neige, les trois gouttes du sang de l’oie « navree au col » par le faucon apparaissent comme l’écriture d’un meurtre raté où Perceval, ravi en extase, revit sa propre histoire. Car la « jante » (l’oie) abattue « contre terre » (v. 4180) rappelle la « gente dame », sa mère, « cheüe/...al pié del pont arriere » (v. 622-623)*, cependant que la lance sur laquelle il s’appuie (v. 4197) et le vermeil des trois gouttes de sang s’effaçant pour n’en faire plus qu’une (v. 4426-4429) ramènent au temps où la « gent dame » de trois javelots l’invitait à faire une lance : Trois gavelots porter soloit. Ses gavelos en velt porter, Mes deus en fist sa mere oster (v. 606-608) [Il avait l’habitude de porter trois javelots. Il veut emporter ses javelots. Mais sa mère lui en fit laisser deux]

dans l’attente qu’il le fiche dans l’œil du Chevalier

Vermeil,

comme

le

sang, et le trébuche mort comme la « jante »“, Et si « Li vermeus sor le blanc assis » (v. 1824) réimpose la « semblance » du visage de l’aimée et du bonheur sexuel n’est-ce pas pour faire écran à la saisie de ce que la scène rejoue et substituer à l’horreur meurtrière la jouissance de l’extase ? Chez Robert de Boron, la « semblance » ne s’efface pas; le visage du Christ, à la différence de la dernière goutte de sang, reste à jamais imprimé sur le « sydoine » (le suaire), graphe de sueur (Estoire, v. 16045 Souligné par H. Rey-Flaud, 1980, p. 18.

«Le

sang sur la neige », Littérature, 37, Paris,

# Cf.]J.C. Huchet, « Mereceval », Littérature, 40, Paris, 1980, p. 77. 5 « Que li sanz et la nois ensamble/La fresche color li resamble/Qui ert en la face s’amie », Le Conte du Graal, v. 4199-4201. 55

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

1606), de souffrance, d’amour désexualisé et promesse de rachat. Avec le Christ, avec le Graal et la « semblance » de son visage, « permane »

la dernière goutte de sang versé. En lui le trois ne s’efface pas en un, puis en rien. À l'inverse, le « un » perdurable ne cesse de renvoyer au « trois », à la trinité si souvent évoquée par Robert :

Li Peres la raençon fist Par lui, par son Fil Jhesu Crist,

Par le Saint Esprit tout ensemble. Bien os dire, si con moi semble, Cil troi sont une seule chose,

L’une persone en l’autre enclose. (91-96) [Le Père accomplit le rachat par lui, par son fils Jésus Christ et en même temps par le Saint Esprit. J’ose parfaitement l’affirmer, comme

il me semble, en l’autre enciose.]

ces trois sont une seule chose,

une

personne

Là où la page blanche de (la) neige du Perceval, désertée par l’écriture de sang, (re)devenait

« gaste » à son tour, l’«estoire

>» de Robert

de

Boron en « accomplit » l’écriture dans un « livre » dont la structure ter-

naire” donne une consistance littéraire à la trinité. L’Estoire ne s’autorise pas de Dieu, elle est Dieu, un(e) et trine, lorsque la Voix (l'Esprit) l’emplit, lorsque Robert en recueille la parole et s’en fait le copiste. L’Incarnation témoigne de la possibilité du Livre nouveau («dou Graal l’Estoire », v. 2684) qui « accomplisse» le Perceval, c’est-à-dire en résolve les impasses après les avoir dévoilées.

2. Un trou dans la langue Le Perceval de Chrétien de Troyes, du moins la « partie Perceval »

se donne à lire comme un roman d’apprentissage. Apprentissage de la Chevalerie. Apprentissage de la Charité. Apprentissage de la parole. Lorsque

dans

5 Cf. aussi ? Le roman histoire de la structure 195:

le flamboiement

et le fracas

des

armes,

la chevalerie

v. 871-878. de Robert de Boron juxtapose une histoire de Jésus (v. 1-986), une

Vespasien (v. 987-2356) et une histoire de Joseph (v. 2357-3456). Sur ternaire du roman, cf. C. Méla, La reine et le Graal, op. cit., pp. 143-

56

RE

A

PR

A

RE

LE NOM ET L'IMAGE TE

s’impose à lui, Perceval met à l’épreuve les mots fournis par sa mère (« Voir me dist ma mere », v. 11). Nommer « deable » et « angle » des chevaliers est peut-être dire, à son insu, la vérité de la chevalerie. C’est aussi permettre l’expérience de l’inadéquation des « voces » et des «res », des mots et des choses, déjà mise en relief par Abélard, et, surtout, découvrir, en interrogeant l’autre, qu’un mot — « chevalier» — manque à la langue maternelle et empêche la saisie et la maîtrise du réel: N'iestes vos Diex ? — Naie, par foi. — Qui estes dont ? — Chevalier sui. — Ainc mais chevalier ne conui, Fait li vallés, nen nul n’en vi N’onques mais parler n’en oï. (v. 174-178) [N’êtes-vous pas Dieu ? — Non, sur ma foi. — Qui donc êtes-vous ? — Je suis un chevalier. — Mais je n’ai jamais connu de chevalier, fait le jeune homme, ni n’en vis jamais aucun, ni n’entendis jamais parler.]

Même prononcé, ce mot ne fait pas sens, ne comble pas le manque ouvert dans la langue par son absence. Seule la nomination de la lance (v. 197), de l’écu (v. 224) et du haubert (v. 263) — des insignes de la chevalerie — donne, imparfaitement, la mesure de ce dont il s’agit. De l’indicible affecte la langue apprise par le « nice » ; l’enchaînement des mots en cerne la place. Dès lors, faut-il s’étonner que Perceval reste muet au Château du Graal, lorsque le blanc et le vermeil des « haubers fremïans » et des « elmes clercs et luisans » se réimposent à sa vue en l’espèce de la blanche lance où sourd le sang et du Graal de lumière ? Le Graal n’est peut-être rien d’autre que ce défaut affectant la langue. Vérité qui prend la dimension d’un mythe par ce qu’elle est d’ordre structural et non pas historique. Ce défaut demeure incomblable: le mot « chevalier », apprivoisé par Perceval — au point qu’il veut être ce manque (v. 318), soit, au plus près de l’enseignement de Freud, s’en faire le sujet —, est longuement glosé par la « Veve dame » dans le long rappel des malheurs familiaux (v. 407-488). L’indicible s’avère lié au malheur. Le mot manquant prononcé, la langue n’en retrouve pas pour autant sa plénitude, un autre se met à manquer. Au moment de se séparer de Perceval, la « Veve dame » définit les devoirs amoureux du chevalier: De pucele a molt qui le baise. S’elele baisier vos consent,

57

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Le sorplus je vos en desfent,

Se laissier le volez por moi. (v. 546-549)

[D'une pucelle obtient beaucoup vous

consent le baiser, je vous

qui l’embrasse. interdis

Si cette

le surplus,

dernière

si vous

voulez

le vocable

« sor-

vous en abstenir pour moi.] Substitut du mot « fait », pris dans

son

sens

sexuel,

plus » tente, par l’excès qu’il connote, de combler le défaut de la langue. Dans le même temps, il actualise dans le roman l’éthique troubadouresque qui discrédite le « fach » au profit des plaisirs préliminaires

(«baisar », « estrenhar », « manejar »...)® S’étonnera-t-on que Perceval, obéissant à l’injonction maternelle, ne goûte, à l’instar d’un piètre troubadour, dans les bras de Blancheflor que les baisers, la joie douloureuse d’un « asag » francisé (v. 2058-2069) ? Le mot venu à la place de

l’autre est frappé d’une interdiction (« je vos en desfent »), soulignant que le premier manque parce qu’interdit: l’indicible cède la place à l’imprononçable. Par son absence, le mot manquant circonscrit l’espace de la mort: la mère s’effondre, comme

frappée d’un javelot,

à l’instant où Perceval

prononce le mot « chevalier »: Chevalier dïent qu’il ont non. La mere se pasme a cest mot, Que chevalier nomer li ot (v. 402-403) [ls ont dit qu’ils s’appellent « chevaliers ». La mère s’évanouit à ce mot de « chevalier » qu’elle lui a entendu prononcer.]

Elle mourra

un peu plus tard, lorsque Perceval,

s’identifiant

au

mot

interdit («il volroit chevaliers estre », v. 318), la quittera pour la cour d'Arthur (qui fait les chevaliers) et ouvrira dans sa vie une absence

insupportable. De même, la mort de la « Veve dame » constitue pour Perceval un « pechié », équivalent à une transgression de l’interdit langagier, lui permettant de découvrir, mais trop tard, que tout ne peut se dire: Frere molt t’a neü Uns pechiez dont tu ne sez mot : Ce fu li doels que ta mere ot [...]

* Cf. sur ce point R. Nelli, L'érotique des troubadours, t. 2, rééd., Paris, U.GE. pp. 17-59 & J.C. Huchet, « La Dame et le troubadour. « Fin’ amors » et mystique chez Bernart de Ventadomn », art. cit., pp. 12-30. 58

LE NOM ET L'IMAGE

Et de cel doel fu ele morte. (v. 6392-6398) [Frère, t’a beaucoup nui un péché dont tu ne sais mot: qu’éprouva ta mère [...] et elle mourut de ce chagrin. ]

Et l’ermite d’ajouter: « Pechie(z)

le chagrin

la langue te trencha » (v. 6409). Le

défaut d’un mot dans la langue trouve son parfait équivalent imaginaire dans l’éviction d’un corps (d’un personnage) de la scène romanesque. Mais quel mot manque ? Dans la « gaste forest », Perceval interrogeait le chevalier sur son identité («Qui estes dont? »): le mot « chevalier » donné en réponse résonna comme un nom: « Ainc mais chevalier ne connuit » (v. 176). Plus qu’un mot, un nom manque dans la

langue. Et si ce défaut équivaut à l’absence d’un corps que la mort a frappé, vers où se tourner sinon vers le lignage de Perceval ? vers le discours de la « Veve dame » (v. 407-488) qui, lui expliquant pourquoi le mot

« chevalier »

ne résonna jamais

à son

oreille,

lui dévoile

les

malheurs paternels : blessure sexuelle (« Fu parmi les jambes navrez », v. 434)”, affliction mortelle due au sort d’un autre fils qui connut le châtiment d’Œdipe (« Que li corbel et les corneilles/Ambesdeus les oex li creverent », v. 478-479) ? Jamais dans le récit le nom de ce père ne sera prononcé, comme s’il était frappé d’interdit. Les récits ultérieurs s’emploieront à combler cette lacune: « Gulle Genelas » (Mss. ASP) ou « Guellaus Guenelaus » (Ms. L) pour la Première Continuation

(v. 7633)”, « Alains li Gros » dans le Perceval en prose?! et dans la plupart des textes de la Vulgate. Le silence pesant sur le nom de ce père lui confère un statut de Nom-du-Père de rappeler l’interdit frappant le Nom de Dieu proféré par YHWH: « Tu ne prononceras pas en vain le nom de YHWH ton Dieu, car YHWH n'’innocente pas celui qui prononce son nom en vain » (Exode, XX,7)”; il en donne un équivalent romanesque. Le nom du père manque à la place du Nom de Dieu, et ce défaut est premier, au prin© Ms. 794 de la B.N., édition F. Lecoy, 2 vol., Paris, Champion, 1972-1975.

? Édition W. Roach, The Continuations of the old french Perceval of Chrétien de Troyes, Philadelphia, Americain philosophical society, 1952, vol. II, part 1. Édition B. Cerquiglini d’après le Ms. E. 39 de la Bibliothèque Estense de Modène, Paris, U.G.E., 1981, p. 197.

? Le Nom sacré ne pouvait être prononcé qu’une fois l’an, à Jérusalem, par le Grand Prêtre, le jour du Kippour. Depuis la destruction du temple, en l’an 70, la véritable prononciation du tétragramme est perdue, sans aucune chance d’être retrouvée. De même, la mort du père de Perceval a frappé son nom de silence. 59

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

cipe de toutes choses : de tous les noms qui en cernent la vacance, noms de Dieu que l’ermite murmurera à l’oreille de Perceval,

des personnages supportant la fiction romanesque. La prière du plus grand péril enseignée par l’ermite,

des

des noms

fréquemment

mentionnée par les textes médiévaux”, ne lève pas l’interdit frappant le nom, elle le reconduit et le généralise à des substituts : Et en cele oroison si ot Assez des nons nostre Seignor, Que nomer ne doit bouche d’ome [ ..] Quant l’oroison li ot aprise,

Desfendi lui qu’en nule guise Ne les nomast sanz granz peril. (v. 6484-6491) [Dans cette prière, qu'aucune bouche enseigné la prière, nomme sauf en cas

il y avait beaucoup de noms de Notre Seigneur d’homme ne doit nommer [...] Lorsqu'il lui eut il lui interdit que d’aucune manière il ne les de grand péril.]

Le texte du roman n’efface pas les Noms de Dieu et ne contourne pas la prescription talmudique (Chevouoth, 35, a) interdisant la rature ou l’effacement

d’un de ces noms”;

il retrouve

la rigueur extrême

d’une

pratique d’écriture ordonnée par un nom en défaut, la réactualise et la désacralise en la transposant dans la matière romanesque. La rétention des Noms de Dieu creuse l’absence du Nom du Père et désigne le lieu où le vide se fait écriture de la Loi”, où la loi du roman de Chrétien se donne à lire. Soulignons brièvement les articulations logiques de cette écriture. Avant de quitter le manoir maternel, Perceval reçoit de la « Veve dame » quelques conseils. L’un, notamment, l'invite à s’enquérir du nom de ses interlocuteurs : # On possède bon nombre de ces prières. Cf. celle donnée par un livre de prières de la collection Arna Magnéenne de Copenhague (Romania, 98, Paris, 1977, pp. 86-87) et C. Méla, Blanchefleur, op. cit., p. 43. # Cf. E. Lévinas, L’au-delà du verset, Paris, Minuit, 1982, pp. 146-147. Le feuillet où figure la rature ou l’effacement du Nom doit être enterré comme un corps mort (Sanhédrin, 56, a), comme un corps assassiné. L’effacement se lit comme un meurtre. 5 La tradition mystique juive veut que le Nom de Dieu, s’il ne peut se prono ncer, soit écrit par l’ensemble des lettres hébraïques contenues dans le Pentateuque. Le Nom de Dieu équivaut au Livre contenant la Loi. 60

LE NOM ET L’'IMAGE

N’aiez longuement compaignon Que vos ne demandez son non; Et ce sachiez a la parsome, Par le sornom connoist on l’ome. (v. 559-562) [N’ayez pas longtemps un compagnon sans lui demander son nom et sachez en conclusion que par le surmom on connaît l’homme.]

Le « sornom », seul, répond de l’identité, voire de l’être, et satisfait

à

une demande que le nom, en suspens, n’a pas comblée. Mis à l’épreuve de la réalité, le conseil de la mère amènera Perceval à interpeller le vavasseur qui lui a enseigné la chevalerie : « Je weil le vostre non savoir » (v. 1546). Sitôt prononcé, ce nom s’efface, le roman en creuse l’absence, dès l’instant où Gornemant substitue aux conseils maternels la loi du Père (v. 1675-1684), puisque le nouveau chevalier est convié à

ne pas se réclamer d’un nom mais d’un signe, d’un titre, qui épingle le sujet venant à la place du père, et maintient ouverte la vacance de son nom : Coment dirai dont, biax dols sire ? — Li vavasors, ce porrez dire, Qui vostre esperon vos caucha,

Le vos aprist et ensaigna. (v. 1685-1688) [Comment

dirai-je donc, beau doux sire ? —- Le vavasseur,

vous pour-

rez l’appeler, qui vous chaussa vos éperons, vous apprit et vous enseigna.]

Toujours, ie Nom

s’absente.

Lorsque,

sur une

question

de sa cousine,

Perceval se nomme et découvre son nom (v. 3573-3577) ne s’en trouve-

t-il pas immédiatement dépossédé : Si li dist come correchie : « Tes nons est changiés, biax amis » (v. 3580-3581) [Elle lui dit en colère : « Ton nom est changé, noble ami »]

Qu’entendait-il dans ce nom changé, frappé d’interdit par une représentante de la branche maternelle,

sinon le creux,

le « val », l’absence

s’est retiré le « Per(e) »*. # Sur le nom de Perceval, cf. R. Dragonetti, op. cit., pp. 27-29. 61



ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Le nom du héros, trouvé et immédiatement perdu, répercute l’écho où résonne le vide ouvert par le retrait du Nom du Père, supportant une écriture qui a (re)trouvé la logique vétérotestamentaire. Logique qui structure non seulement la «partie Perceval » (v. 68-4815 & 62176518), mais aussi la « partie Gauvain » (v. 4816-6216 & 6519-9234). Gauvain s’est fait un devoir de ne jamais refuser de dire son nom : Sire, Gavains sui apelez; Onques mes nons ne fu celez En liu ou il ne fust enquis (v. 5621-5623) [Sire, je suis appelé Gauvain; mon nom n’a jamais été dissimulé

en

lieu où il était demandé]

Parvenu au château des Reines, il retient pour la première fois son nom, remettant à huitaine son dévoilement (v. 8351-8353). De quoi s’afflige et se pâme Arthur sinon de l’absence de Gauvain dont la mort supposée retirerait à jamais le nom de la cour et du roman ? L’évanouissement du roi (« Et chiet pasmez de la destrece », v. 9223) ouvre dans la fiction l’absence du Père de la chevalerie, des aventures

et des romans

content, et répond à la pâmoison de la mère de Perceval

qui les

frappée par

l’énonciation d’un mot interdit à l’orée du roman (v. 403). L’effacement du corps illustre le procès de retrait d’un mot ou d’un nom interdit. Par-

venu à ce point, où le roman en diptyque met en scène les deux faces d’une même logique, le maître champenois ne pouvait qu’arrêter son récit et donner à voir, dans le suspens de l'écriture, le défaut du Nom, l’absence où elle déchiffre sa loi. L’inachèvement du Perceval ne procède pas du hasard (le mort supposée de son auteur), mais d’une logique parvenue à son terme, avec laquelle s’efforce de rompre le Roman de l’Estoire dou Graal, comme le Nouveau Testament avec l'Ancien.

L’Estoire vise às combler l’inachèvement du Perceval par un retour aux origines du mystère: en son sein, elle s’efforce de suturer toute faille et n’offre que des images de la totalité. Pas une goutte de sang du Christ ne manque le « Veissel » où le recueillit Joseph d’Arimathie: « Or fu li sans touz receüz/ Et ou veissel touz requeilluz » (v. 573-574), Le soin amoureux porté par Joseph à nettoyer le corps supplicié (« ha

bien torchies/Les plaies, et bien nestoïes », V. 569-570) efface les plaies

(les failles) et lui redonne son intégrité. 62

LE NOM ET L'IMAGE

La Résurrection scelle l’avènement du Corps glorieux”, différent du corps « mehaïigné » du père de Perceval, « parmi la jambe navrez » (Le et

« Navrez

Conte du Graal, v. 436), ou de celui de son oncle maternel

mehaigniez sans faille » (v. 3510), ou bien encore celui de l’«eschacier » (v. 7651-7659). Rien n’adultère la perfection du Corps. Conçu hors les voies de la sexualité, il se trouve à jamais exempt de la souillure du péché qui est blessure du corps et de l’âme :

*

Nes fu de la virge Marie Sans pechié et sanz vilenie, Sans semence d’omme engenrez, Sans pechié conceüz et nez. (Estoire, v. 2185-2188) [I est né de la vierge Marie, sans péché et sans vilenie, il n’a pas été engendré par une semence d’homme, il a été conçu et est né sans péché.]

Sa naissance,

sa mort et sa résurrection restaurent

la perfection

de la

création entamée par la chute des Archanges (v. 2089-2130) et d'Adam (v. 2160-2179). En ce sens, il vient bien « sauver/L’uevre de son pere » (v, 139). ; De la même

manière,

le « Veissel

>»comble

à jamais

l’absence

Christ. Ce souci de l’intégrité et de la totalité corporelles corrélé à une crainte du défaut, du manque

et de l’absence.

du

se trouve Après la

Résurrection, les Juifs s’inquiètent de la disparition du Corps car «il n’estoit pas lau on le mist/[.. ]/De ce sunt il tout esperdu » (v. 633-636). Dans l’univers de Robert de Boron, tout manque

vient à être comblé

et

ce qui était perdu à être retrouvé. Le « Veissel » et la « semblance » de Verrine maintiennent la présence du Christ dans son absence. Dans sa prison, Joseph récupère le « Veissel » apporté par Dieu, comme Vespasien retrouve enfin Joseph longtemps oublié, ou perdu, dans sa prison. Il n’est pas jusqu’au vide ouvert à la Table de la Cène par la trahison de Judas (v. 2528), réouvert à la Table du Graal, qui ne soit en puissance de comblement : Cil lius estre empliz ne pourra Devant qu’Enygeus avera Un enfant de Bron sen mari [...]

7 Cf. sur ce point les remarques essentielles op. cit., pp. 145-146. 63

de C. Méla, La Reine et le Graal,

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Et quant li enfes sera nez La sera ses lius assenez (v. 2531-2536) [Ce lieu ne pourra être occupé avant qu'Enygeus n’ait un enfant de Bron son mari [...] et lorsque l’enfant sera né ce lieu sera désigné.]

« La Grant Estoire dou Graal » est (l’)oir(e) [l’héritier] appelé à combler « Icil lius wiz » et à en (dé)livrer la « senefiance ». Lorsque le roman se clôt sur la mort de Joseph d’Arimathie, Robert ne laisse pas de tracer l’histoire de ses hoirs, l’esquisse du livre à venir rassemblant les parties de « La grant Estoire dou Graal ». L’inachèvement présent préfigure l’achèvement futur (v. 3502-3505). Au Christ « accomplissant » la Création en rédimant la faute du péché, répond Robert suturant la faille de l’«estoire » d’une promesse de livre à venir. Le destin du « Criz » donne à lire celui de l’« es-CRi-ture ». Dans cet univers sans faille, le Nom ne manque pas. À l'inverse, Robert de Boron produit le nom du Graal, le nom de ce qui, chez Chrétien, creusait dans la langue le défaut du Nom, puisque Perceval « n’osa mie demander » le nom de celui qu’on servait. Dans le roman de Chrétien, le mot « graal » désignait un objet, probablement un plat («Un graal entre ses deus mains/Une demoisele

tenoit », v. 3220-3221). Chez

Robert, le Graal devient un nom propre, le Nom : le nom du « Veissel » où Joseph recueillit le précieux sang: « Qui a droit le vourra nummer/Par droit Graal l’apelera » (v. 2658-2659). L’interdit frappant d’absence le Nom du Père se trouve ainsi levé par l’avènement d’un nom, délicieusement décliné (v. 2660-2664), renvoyant au fils. Le nom du « Veissel » obture le défaut du Nom du Père, au même titre que le Fils vint donner corps, grâce au mystère de la Trinité, à ce retrait du nom qui définit la divinité et la paternité bibliques. L’avènement du Nom engage une conception nouvelle de la langue. Dans Perceval, avec le Nom, manquait le principe légitimant le déploiement des mots dans la langue et fixant leur rapport au monde. Son retrait scellait l’irrémédiable divorce des «res» et des « voces ». Au défaut du mot «chevalier», les vocables « deables» (v. 115) £et «angles » (v. 138) servent tour à tour à épingler, sans en livrer l’essence, une réalité que les sens, dans l’effroi et le ravissement, avaient permis de saisir. Le silence de Perceval au Château du Graal, comme

l’extase provoquée par les gouttes de sang, ne sont peut-être que la mise à l'épreuve du langage confronté à l’impossible à dire, la transposition 64

Pt

À

LE NOM ET L'IMAGE pe mm nm mm

romanesque du défaut d’un premier mot, d’un premier nom. Perceval, à son insu, se fait le héraut de l’arbitraire du Nom et du langage qui a besoin du « sornom » pour connaître l’homme (v. 562). Perceval qui continue à se nommer « Perchevax li Gallois» quand son nom est « changié » (« Perchevax li chaitis »). En proférant son ancien nom, Perceval s’absente à lui-même; il voile la faute dans laquelle il lui faudrait désormais reconnaître son être et son identité. À l’inverse, Robert de Boron ne cesse de motiver les signes et les noms. L’hiatus entre le signe (« vox ») et la chose («res ») est à son

tour comblé. Les signes signifient parce qu’ils sont l’émanation ou la continuation métonymique directe du réel. Le « veissel» signifie le Christ car il contient son sang, partie pour le tout du Corps ; il maintient sa présence réelle dans la création alors même qu’il s’en absente. Le Signe obture le défaut du créé. De la même manière, le Nom ne fait plus trou dans la langue. Robert le leste de « senefiance » en recueillant tout ce qu’aimantent les jeux sonores de son versant signifiant : Par droit Graal l’apelera Car nus le Graal ne verra,

Ce croi je, qu’il ne li agree [...] A touz agree et abelist [...]

Quant cil l’oient, sel greent bien. Autre non ne greent il rien Fors tant que Graal eit a non Par droit agreer s’il doit on. (v. 2659-2674)

[C’est à droit qu’on l’appellera « Graal », car personne ne verra le Graal, je le crois, qu’il ne lui agrée [...] À tous agrée et plaît [...] Quand ils le voient, ils leur agréent bien. Aucun

autre nom

ne leur

agrée, sauf qu’il porte logiquement celui de « Graal », si l’on doit l’agréer.] Le Nom

a valeur

de symbole,

il convient

aux

choses

dont il émane.

Aussi la « semblance » de la Sainte Face tire-t-elle son nom — « VERo-

nique » (v. 1747) — du nom de celle qui la garda — « VERine » — et de ce que le « VER », la Vérité, y consonne. La langue cesse de se vouloir séparée du monde; elle n’inscrit ni n’écrit plus de perte, elle est présence réelle et pleine du monde. Langue saturée, sans faille, à l’instar du Corps sans tache du Christ, dont la conception se déduit de la sémio-

logie fixée à jamais par la Voix : 65

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Li dras ou fui envolepez Sera corporaux apelez. Cist veissiaus ou men sanc meïs, Quant de men cors le requeillis,

Calices apelez sera. (v. 905-909) [Le drap où je fus enveloppé sera appelé « corporal ». Le récipient où je mis mon sang, quand on le recueillit de mon corps, sera appelé « calice ».]

Le Christ scelle l’avènement de la Parole et du Sens, parce qu’il est parole (la Voix) et l’ordonnateur du sens. Au Graal, ou ailleurs, les mots ne peuvent plus manquer faute d’un nom, puisque le Graal est ie Nom où le langage décline l'infini des ses possibilités signifiantes (v. 26592674). Grâce ruisselante du Nom qui a pris corps.

3. L’avènement de l’image Le retrait du Nom de Dieu (ou du Père) a pour corollaire le manque d’images. Dans l’Ancien Testament, l’interdit pesant sur le Nom de Dieu

se double d’un interdit de la représentation: « Tu ne feras pas d’idole, ni aucune image de ce qui est dans les cieux en haut, ou de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux sous la terre » (Exode,

XX, 4)*. L’indicible se confond avec l’irreprésentable. Fondement de la transcendance de Dieu et de l’exil à soi et au divin de la créature. Faire des images équivaut à usurper le pouvoir créateur de Dieu, à souligner l’imperfection de la Création en la reproduisant, à (s’)égarer dans le miroitement d’images fallacieuses. Dans le Nouveau Testament, le Christ s’incarne, Dieu devient image. Le Corps — référence de toute image — comble le défaut du Nom et le vide, à partir duquel s’éploie la langue, devient visible. La langue et la littérature prennent corps. Dans le Perceval, l’image, à proprement parler, ne manque pas totalement mais elle égare: elle capture les sens pour que le sens continue à faire défaut. La chevalerie s’impose à Perceval dans un éclat de lumière où le blanc et le vermeil se marient pour mieux tracer la voie de son péché :

* Cf. L'interdit de la représentation, Paris, Seuil, 1984. 66

LE NOM ET L'IMAGE de

Li

Et vit les haubers fremians Et les elmes clercs et luisans, Et vit le blanc et le vermeil Reluire contre le soleil, Et l’or et l’azur et l’argent. (v. 129-135) [I vit les hauberts bruissants, les heaumes

clairs et luisants, il vit le

blanc et le vermeil briller face au soleil, l’or, l’azur et l’argent.]

Les mêmes couleurs rutilent sur le «tref» de la demoiselle endormie (« En l’aigle feroit li solaus/Qui molt estoit clers et vermaus », v. 645646) à qui Perceval, trop pressé de mettre à l’épreuve du réel les conseils

maternels,

dérobe

un baiser et manque

à la courtoisie.

L’éclat

meurtrier du vermeil brille aussi sur l’armure du chevalier tué d’un javelot dans l’œil, contre toute chevalerie. Vermeil encore du sang sur le lys des joues de Blancheflor (v. 1824-1825), ou dégouttant de la blanche lance (v. 3197-3201) et, à la fin du roman, blancheur des tresses d’Ygerne (mère d’Arthur), réapparue au château des Mères, qu’un manuscrit appelle « La Roche de SANGuin ».… « Li vermeus sor le blanc assis » connote toujours un excès, ou un trop peu, une faute ou un ratage, et aveugle Perceval ou Gauvain sur le sens de l’expérience vécue. Le mariage des couleurs compose une

« semblance » promise à l’évanescence”, à l’instar des gouttes de sang sur la neige (v. 4426-4429): le sang sous le soleil s’efface avec la neige. La « semblance » est une image qui ne prend pas, une « écriture » impossible du destin de Perceval; dans l’effacement qui la résume, elle cerne l’espace d’un manque et renvoie au Nom en défaut. L’« évangile du Graal » rédigé par Robert de Boron lève l’interdit de la représentation et autorise un afflux d’images. L’Incarnation constitue le moment où la parole de Dieu prend corps, où la langue devient image, où le « diz » des Prophètes, par le jeu de la rime (v. 3-4), devient « Jhesus Criz », où le « Criz », épure de la parole, prend corps en

« Jhesus Criz ». Ailleurs, le « cri » se déploie en création (« Et pour ce despist le criast », v. 2141): « criast » équivoquant entre « cria» et « créa ». En « Jhesus Criz », le langage (le « criz» et les « diz») se transforme en Corps, en image du Corps supplicié et ressuscité. Le Nom ? Cf.C. Méla, Blanchefleur, op. cit., p. 26 & J. C. Huchet, « Mereceval », art. CHARS:

67

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

s

se met à consister et devient visible. Grâce à « Jhesus Criz », l’image comble le défaut du Nom. Objet sans nom propre, évanoui avec le château et dérobé à la vue

de Perceval,

le Graal

est, chez

Chrétien

de

Troyes, la question non advenue dans la bouche du « nice », la matérialisation du trou dans la langue autrefois cerné dans la « gaste » forêt maternelle. Pour Robert de Boron, le Graal est le Corps par la grâce de la synecdoque, l’image du Corps dans l’absence, le Nom, le Nom fait Image. Image appelée à devenir prévalente dans la littérature du XIII‘ siècle, en vers et en prose. Image, le Graal opère dans le champ du visible comme un nom : il désigne le pécheur parmi les croyants entourant Joseph : Puis pren ten veissel et le mest Sus ta table [...] Adonc repenras le poisson Que t’avera peschié Hebron. D'autre part le mest bien et bel Tout droit encontre ten veissel ; Et quant tu tout ce feit aras,

Tout ten pueple apeler feras Et leur di que bien tost verrunt Ce de quoi dementé se sunt, Qui par pechié ha deservi Pour quoi leur est mescheüs si. (v. 2503-2518)

[Puis prends ton récipient et mets-le sur la table [...] Alors tu reprendras le poisson que t’aura pêché Hébron. De l’autre côté, mets-le bel et bien tout droit contre ton récipient ; lorsque tu auras accompli tout cela, tu feras appeler tous les membres de ton peuple et tu leur diras qu’ils verront très rapidement ce à cause de quoi ils se sont affligés, celui qui par son péché a démérité et par qui leur est ainsi échu ce

malheur.]

Le Graal « nomme » pour les yeux. À l’image est impartie la fonction discriminante du Nom. Grâce à l’image faite nom (ou l’inverse), comme autrefois

chez

Chrétien

avec

le

«sornom»,

on

connaît

désormais

l’homme. Dans l’Estoire, l’image n’égare pas, elle donne la mesure de la vérité. La « semblance » ne s’évanouit pas comme neige au soleil mais pérennise l’image; elle est l’Image, le visage du Christ imprimé sur le « sydoine » (v. 1591-1620). La « semblance » est dotée d’un nom — « la Véronique » —, et ce nom est la Vérité 68

(le « Ver », ou le « Voir»,

le

PE LU

+

à

LE NOM ET L'IMAGE ed ee

visible et la vérité) arrêtée dans une image éternelle. L’Image « s’écrit » sur la page blanche du « sydoine » à la place du Nom, sans médiation; elle éternise l’événement

un

nouveau

l’homme, dème :

rapport

comme

à l’écriture,

qui fonde une nouvelle

sans

dans la Première

l’intervention

Continuation

alliance,

laborieuse

de

où la sœur de Nico-

Avoit taillé et portret Un voult, et tot autretel fet Con nostre Sire au jor estoit Que il an croiz veü l’avoit. (MS. L, v. 7555-7558)

[avait sculpté et dessiné un visage, tout à fait semblable Notre Seigneur le jour où elle l’avait vu en croix.]

à celui de

L'œuvre de la pucelle y doublait chrétiennement le portrait profane de Gauvain peint par une sarrasine, grâce auquel la pucelle de la tente peut reconnaître le neveu d’Arthur dans celui qui s’est nommé Gauvain (/bid.,

v. 1684-1708),

avant

de

perdre

sa

virginité

dans

ses

bras

725): Chez Robert de Boron, l’image n’est ni copie ni signe, mais impression directe du Corps, sans hiatus entre le représentant et la chose représentée. La Véronique émane de Verrine, comme le Christ de la Vierge. L’Image est traversée du Nom. L’Incarnation donne la mesure de l’œuvre d’art. Le visage du Christ, conçu sans péché, peut dès lors rendre la santé au visage de Vespasien dévoré par la lèpre, image du péché. Dans Perceval, « voir » ouvrait à l’abîme du péché,

le plaisir des

yeux empêchait la question qui eût rendu la santé au roi « mehaignié » et la fertilité à la « terre gaste ». Dans /’Estoire, la vue guérit : Si que Vaspasïens la vist. Et sachiez quant il l’eut veüe N'’avoit unques la char eüe Si sainne cun adonques l’eut (v. 1680-1683)

[si bien que Vespasien vit la Véronique. Sachez que lorsqu'il l’eut vue, il n’avait jamais eu le corps si sain comme il l’eut à cet instant]

La vue prend le relais de la parole. Voir le Graal équivaut à être nommé. Le Christ n’a-t-il pas affirmé à Joseph : Tout cil qui ten veissel verrunt En ma compeignie serunt (v. 917-918) [Tous ceux qui verront ton veissel seront de ma compagnie] 69

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

La parole elle-même devient visible et la Voix image: «La vouiz a Joseph s’apparu » (v. 2773), ou lettre descendue du ciel (v. 3107-3126) dans laquelle Petrus déchiffre son destin. Le « brief » est l’incarnation de la Voix ; le principe du roman prend corps puisque s’y énoncent les « estoires » à venir de Petrus, d’Alain le Gros, de Moysés

Peschieres

que Robert promet de raconter

(v. 3455-3514).

et du Riche

La fin du

roman, grosse des « estoires » à écrire et des « hoirs » à naître, rejoue le commencement, moment où la Voix s’incarna. En cet instant seule-

ment, le Christ, « sans semence d’omme engenrez » (v. 2187) peut faire lever la « semence » plantée par Chrétien à l’orée de son Perceval. Désormais séparé de l’ivraie, ie bon grain du Graal peut germer en une moisson d’« estoires » qui écriront « Dou Graal la plus grant Estoire » (v. 3487). L’inachèvement

du Perceval, qui donnait

à voir, par l’éva-

nouissement d’Arthur père de la fiction, le Nom manquant, se transforme en image d’un foisonnement littéraire. Robert de Boron n’a donc pas seulement christianisé le mythe du Graal hérité de Chrétien de Troyes, il a soumis la littérature à la logique de la Révélation et de l’écriture néotestamentaire. Lorsque sous sa plume, l’image du Corps du Fils vient obturer le défaut du Nom du Père, la littérature du Graal rejoue alors le passage de l’Ancien au Nouveau Testament et met en perspective, pour la postérité analytique, la consistance de l’imaginaire au regard de la vacuité du symbolique. Réinvestissable dans le champ psychanalytique, ce savoir reste le produit du travail de l’écriture soumise, par un écrivain fin lecteur de son devancier, à un changement de logique dont ne saurait rendre compte l’histoire littéraire.

70

La jouissance romanesque”

En tant qu’excès qui dépossède de soi, l’extase est à inscrire au chef du paradigme

où se déclinent,

dans

le roman

en prose,

les excès

de

Lancelot : colère de l’enfance, folie de l’âge adulte. D’une certaine manière, elle se trouve déjà contenue dans l’incommensurable rage saisissant l’enfant injustement frappé par son précepteur (IXa,18, VII)’, comme elle se déchiffrerait dans la folie (autre «rage» au dire du texte) qui lui monte à la tête lors de l’emprisonnement consécutif à sa nuit d’amour avec Guenièvre (LXXIa, 1, VII). Au même titre que la colère et la folie, l’extase où s’abîme Lancelot à la vue de la reine est démesure en ce qu’elle efface tout ce qui entoure l’objet qui la cause et annule les différences articulant les rapports sociaux. En ce sens, elle constitue bien un « raptus », maïs s’agit-il bien d’un « raptus » amoureux, c’est-à-dire d’une forme superlative de l’amour épuré de toute sensualité, comme l’ont soutenu les meilleurs critiques ? La folie dans laquelle choit Lancelot, Guenièvre l’interrogeant sur ses « esbahissements » en parlant de maladie

(LXXXI, 47, IV) et Lan-

celot lui-même déclarant après un de ses ravissements : « je sui malades orandroit si je crien morir en ceste place » (LXXXIV, 26, IV) en-

* Publié sous le titre «Les ébahissements de Lancelot dans Le Lancelot en Prose », Actes du colloque Lancelot des 14 et 15 janvier 1984, Kümmerle Verlag,

Gôüppingen, 1984, pp. 75-84. 1 Les références renvoient à l'édition du Lancelot nève,

fournie par A. Micha,

1978-1983, 9 vol ; la première mention au chapitre,

graphe, la troisième au volume. 71

la seconde

Ge-

au para-

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

traîneraient plutôt du côté de la clinique. Dès lors, l’approche de ces extases doit commencer par le mouvement d’une description nosographique et étiologique, d’un recensement des symptômes où elle se donne à lire, et par le repérage des mots par lesquels cette symptômatologie s’inscrit dans la langue du roman. En un mot, est-il possible de fonder une clinique littéraire de l’extase ? Parler d’extase met inmanquablement sur les traces de la mystique, des saintes aux corps théâtralement renversés, à la chair bouleversée ou, au contraire, apaisée à l’approche de l’union avec Dieu. Saintes blessées jusqu’au tréfond de l’âme par le Verbe comme Thérèse d’Avila, ou jamais abreuvées du sang du Christ comme Catherine de Sienne, ou bien perdues dans leur désert intérieur peuplé de visions comme Hildegarde de Bingen, ou bien enfin réconciliées comme la « transparente » Hadewijch”. L’extase fait-elle de Lancelot un mystique profane qui aurait installé la Dame en lieu et place de Dieu? Ces « esbahissements » ne constituent-ils pas la transposition amoureuse et romanesque d’une expérience religieuse et, au-delà, le point d’intersection de l’extase mystique et de l’extase amoureuse où émerge une jouissance dont le mode reste à spécifier ?

1. Les symptômes de l’« esbahissement » L’extase se donne à voir, ou à lire, à des signes, à des symptômes,

susceptibles d’être regroupés en trois séries. La première série marquerait la rupture du lien que le personnage entretient avec son propre corps. Lors de la contemplation du peigne dans laquelle il s’abîme, Lancelot semble affecté par une perte de motricité : la demoiselle l’accompagnant doit lui tendre le peigne de la reine qu'il n’a pu saisir (XXXVII,

19, IID). Ailleurs, à la vue de la reine dans l’un

de ses combats contre Méléagant, l’épée lui choit des mains ŒXXXIV, 2ORIN): À plusieurs reprises, l’extase, vécue

comme

un choc, fait vas-

ciller Lancelot avec une telle violence qu’il manque d’être désarçonné et de tomber à terre :

je n’avoie pooir de tenir moi, ainz fusse volez a terre, se je ne fusse clinez a l’arçon de ma sele (LXXXIV, 47, IV) À L’expression est de J.N. Vuarnet, Extases féminines, Paris, 1980.

72

LA JOUISSANCE ROMANESQUE

[je n’avais plus le pouvoir de me retenir, j'aurais volé à terre si je ne m'étais incliné sur l’arçon de ma selle.]

De même, la vue du peigne le fait chanceler. La diminution de la motricité et la perte de l’équilibre signent l’impuissance du corps à soutenir l’événement qui, dès lors, paraît de nature purement spirituelle. Autre signe de l’affaiblissement du corps: l’insensibilité totale de Lancelot cessant de percevoir la différence entre le sec et l’humide lorsque son cheval l’entraîne dans l’eau au point qu’il est submergé sans paraître en être incommodé. Le corps ne réagit plus aux stimuli du monde

ambiant,

l’activité

réflexe

conditionnant

l’instinct

de

survie

semble paralysée. La mort, qui borde l’expérience, signerait l’effacement total d’un corps figé, inutile, obstacle à cet afflux brutal de spiritualité préparé par ce retour sur soi que traduit le verbe « penser », très souvent utilisé en composition avec le verbe « s’oublier » Une autre série de symptômes engloberait tout ce qui marque la rupture du lien, tramé par le langage, du personnage à son semblable. L’« esbahissement » conduit à l’aphasie. Non que des mots s’avèrent inaptes à traduire l’expérience, mais Lancelot paraît conduit en un lieu où le langage dans son entier n’a plus cours. La perte de parole demeure le symptôme le plus constant des neuf ou dix extases mentionnées par le roman en prose. Le narrateur, dont la plume suit le geste de la demoiselle tendant le peigne, constate que Lancelot « est del veoir si esbahis que mot ne dist » (XXXVII, 19, IIT). Et que manqua-t-il à la Douloureuse Garde pour que la reine y entrât sinon la parole que Lancelot, ravi par le spectacle de la beauté, oublia ou ne put prononcer (XXXVIIa, 10, VII) ? De même, la surdité afflige celui que la mutité,

inhérente

à l’extase,

a

déjà coupé de l’autre. Aussi Galehot voit-il sa curiosité demeurer insatisfaite, lorsque sa question (« que esgardes vous ? »), adressée à Lancelot contemplant Guenièvre, lui revient sans réponse. Et le texte de préciser : « chil ne respont mie, car il ne l’a pas oï » (XLVIa, 1, VII).

Mutité et surdité sont les deux faces d’un même symptôme marquant la désaffection du langage. Sous la violence du ravissement, le sujet a déserté le langage et, du même coup, se trouve coupé du semblable. L’aphasie marque la singularité d’une expérience dès lors à jamais ineffable et la solitude absolue de celui qui s’y engage. Une troisième série de symptômes regrouperait les manifestations de rupture du lien qui rattache Lancelot au monde extérieur. L’extase commence souvent parfois par un éblouissement tirant un voile de lu73

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

mière sur le monde qui, ainsi mis entre parenthèses,

cesse

d’exister:

« Et li oeil li esbloissent si qu’il oublie tous ou il est» (XXXVII, 20, IT). Dans le temps de bascule indexant l’effraction de l’extase, le

monde est mis en oubli comme le marque l’itération du syntagme « tot en obli », ou « tout s’en oublie » quand le sujet se considérant comme partie intégrante de ce monde se perd dans sa mise entre parenthèses. L’annulation

des repères spatiaux

va de pair avec

un suspens

du

temps. Ainsi, Lancelot, absorbé dans son « penser », se laisse conduire

dans l’eau par son cheval assoiffé; bientôt submergé, il manque de se noyer. Tiré de ce mauvais pas, il répond en ces termes à une question de son sauveteur sur son identité : « Sire, je sui uns chevaliers qui abevroie mon

cheval » (XLVIIa, 6, VII). Les termes

ramènent

au point de

départ de l’expérience où le personnage reste fixé. Lancelot n’a pas conscience du temps écoulé entre le moment où sa monture s’est approchée de l’eau et l’instant où le tirant de l’eau on dissipa son extase. Durée suffisamment longue cependant pour avoir été approche d’une mort qui, prenant le relais

de l’« esbahissement », abolirait

définitive-

ment le temps. À la pointe extrême de l’extase, ce n’est plus le monde

qui, mis en-

tre parenthèses, cesse d’exister, c’est le sujet lui-même manquer au monde et s’en retranche dans la pamoison :

qui vient à

Et li œil li esbloïssent si qu’il oublie tous ou il est et por quoi qu’il ne se pasme,

et fust a tere cheüs. (XXXVII,

20, III)

[Les yeux frappés d’un éblouissement, il oublie tout à fait où il se

trouve et la raison de son extase, et il serait tombé à terre.….]

Lors d’un combat contre Méléagant, « li faut li cuers et plus et plus » à la vue de la reine ; l’évanouissement qui le conduit dans les bras du roi Baudemagu confine à la catalepsie : « Mais il n’a tant de pooir qu’il se puisse répondre, car il gist entre ses braz comme se il fust morz » (LXXXIV, 27, IV). Ces trois séries de symptômes tentent de décrire l’état que le texte cerne du syntagme « estre esbahis ». Elles n’offrent qu’un ensemble de signes dressant les coordonnées d’une clinique sommaire de l’extase, de signes la transformant en spectacle ou en texte, dont le corps est le siège ou le livre, sans que le sens de l’expérience affleure jamais. 74

LA JOUISSANCE ROMANESQUE

Pour en compléter la nosographie, il faudrait encore en évoquer les symptômes sociaux. L’extase scelle la faillite des valeurs chevaleresques et courtoises. Expérience radicalement individuelle, elle fige en spectacle la négativité d’un individualisme allant paradoxalement jusqu’à l’abolition de soi. Ravi par la vue de la reine, Lancelot perd sa hardiesse, valeur-clef du code chevaleresque; tourné vers Guenièvre,

il

se détourne des armes et donne à la collectivité réunie le triste spectacle de sa « recreantise »: si s’en merveillent

et un et autre,

kar il ne

fet nul

samblant

si

d’empirier non cil li done grans cops la ou il puet avenir tant que en maint lieu l’a blecié. (XXXIX, 14, Il) [les uns et les autres s’en étonnent car il ne manifeste

aucune

volon-

té si ce n’est celle de devenir un plus mauvais chevalier; l’autre lui

assène de grands coups là où il peut le toucher si bien qu’il l’a blessé en maints endroits.]

De même, l’extase s’avère incompatible avec les obligations vassaliques et la politesse courtoise. Arthur et son épouse restent, par deux fois, à la porte de la Douloureuse Garde : Lancelot, absorbé par le spectacle de la beauté de la reine, omet de donner au portier l’ordre de les laisser entrer (XXVIIIa, 8, VII & XXIXAa, 18, VII). Non seulement l’ex-

tase présente tous les symptômes d’une maladie, mais elle constitue de plus une faute sociale et se manifeste comme le signe d’une indifférence aux valeurs organisant la société chevaleresque et courtoise.

La description des symptômes ne suffit cependant pas à fonder une clinique littéraire de l’extase,

si elle ne se double pas d’une recherche

étiologique, notamment d’une mise à plat de ses causes déclenchantes objectivement mentionnées par le récit. L’« esbahissement » est toujours lié à la personne de la reine, et plus particulièrement à son entrée dans le champ du regard de Lancelot. La vision peut embrasser l’intégralité du corps, lorsque, notamment à la Douloureuse Garde, Lancelot, perché sur les crénaux de la forteresse,

contemple la reine qui se trouve en contre-bas : mais il est tant esbahis

de la roine qu’il s’en oblie tout, ne a riens

n’entent fors a li veoir: si est montés en haut desus la porte et de la l’esgarde. (XXVIIa, 8, VID

[mais il est si fasciné par la reine qu’il en oublie tout et ne s’applique à rien d’autre qu’à la voir: aussi est-il monté au dessus de la porte et de là la contemple.] 75

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Le corps livré en pâture au regard importe d’ailleurs moins que la beauté fascinant l’œil et dérobant le corps au viol de la scrutation. L’extase naît encore quand le corps, et plus particulièrement le visage, s’estompe derrière le voile abattu pour le protéger de la chaleur : Et li chaus fu grans, et la roine abat sa toaile devant son vis et Lancelot le voit a descouvert, kar il avoit adés ses iex vers li. (XXXIX,

13, I) [La chaleur était forte, la reine ôta le voile de devant son visage, Lancelot le vit découvert car il avait à ce moment-là les yeux tournés vers elle.]

Le voile remplit une fonction identique à celle de la parure, ou de la beauté : absenter le corps de l’aimée par le regard où il feint de le livrer avec ostentation. L’extase ne naît jamais d’une effraction du corps de l’aimée par le regard, mais de son évanescence, au point précis où il se met à manquer. L’extase procède de l’évidement de toute « corporéité ». On en trouverait confirmation dans le fait qu’un « ersatz » suffise à la susciter ; le peigne oublié, ou donné en gage par la reine provoque une des plus belles et des plus riches extases de Lancelot. Fragments de corps, les cheveux pris dans le peigne renvoient à la parure de la chevelure qui voile le corps et réhausse la beauté. Et s’ils renvoient métonymiquement au corps de la reine, ils ne sont précieux par parce qu’ils surent en choir, que parce qu’ils se donnent pour les signes de son absence’. Au-delà de toute présence corporelle, la voix de la reine suffit à générer l’extase. Elle peut même la commander en ce qu’elle confère à l’image du corps ou du visage l’identité qui l’extrait de l’ensemble des femmes. Sans la question adressée par Galehot à la reine, Lancelot n'aurait pu reconnaître la musique de la voix qui vint donner à la dame de la loge les traits de l’aimée (« Li chevaliers lieve la teste, si voit la roine qui est as loges, si la connoist bien a la parole », XLVIIa, 3, VID. La reine s’avère donc la cause efficiente de l’extase, non par sa présence, mais par ce qui l’absente, ou la représente absente, ou bien encore la tient à distance comme la cause d’un vide, voire d’une faille, où

l’on aura reconnu, si l’on se souvient de l’« agalma » dont parle Platon

dans le Banquet, la structure de l’objet du désir.

* Cf. C. Méla, La reine et le Graal, op. cit., pp. 294-297. 76

LA JOUISSANCE ROMANESQUE

Toutefois, l’« esbahissement » vécu au cimetière, lors de la levée de

la pierre tombale (XXXWVII, 32-33, Il), paraît ne pas pouvoir être rapporté à Guenièvre. S’agit-il d’ailleurs d’une extase identique aux autres ? En levant la « lame » de la tombe, Lancelot découvre le corps sans vie d’un chevalier armé d’un blanc haubert en partie recouvert d’une épée maculée de sang frais. La lecture de l’épitaphe gravée à l’intérieur de la tombe

(«Ci

gist Galaad,

li conquerres

de

Sorelice,

li premiers

rois

crestiens de Gales ») précède l’enclenchement d’un mouvement extatique qui paraît lié à deux causes immédiates : la suavité d’une odeur qui enchante la narine et le spectacle de la merveille que le regard embrasse. Même

si le mot « esbahissement » ne figure pas dans le texte,

les autres symptômes de l’extase y apparaissent bien: fascination scopique, oubli de soi, indifférence à la durée. La merveille

fait donc éclore l’extase. De merveille,

à vrai dire, il

n’est que l’épitaphe qu’à soi seul le nom (Galaad) résume. Près de l’autre tombe, d’où émane une odeur nauséabonde, il apprendra d’un saint homme ce qui le fascinait : le secret de son propre nom : et saches que tu as nom en baptesme le nom al saint home de lasus que tu as de la tombe geté [..] mais tes peres t’apela Lancelot por remenbranse de son aïel qi issi avoit non. (XXXVII, 39,11)

[il faut que tu saches que tu as pour nom de baptême le nom du saint homme

de la tombe dont tu as levé le dessus

[..] mais

ton père te

nomma Lancelot en souvenir de son aïeul qui ci portait ce nom.]

La découverte du nom s’accompagne de la prise de conscience d’en être à jamais privé. Son véritable nom lui revient comme le nom dont il fut exproprié par son père. Frappé d’interdit, ce nom peut venir occuper la place de l’objet cause de l’extase. Le procès d’exclusion du nom se trouve redoublé par l’annonce d’une autre déchéance: Lancelot n’est pas l’élu à cause du péché de son père: tot ce avés perdu par le pechié de vostre pere, kar il mesprit une sole fois vers ma cosine vostre mère. Et il estoit chastes et virges, quant il assambla a li et si avoit il .L. ans passés ou plus. Por ces péchié avés vos perdu ce que je vous ai dit... (XXXVII, 39, IN)

[vous avez perdu tout celaà cause du péché de votre père, car il commit une faute contre ma cousine, votre mère. Il était chaste et vierge lorsqu'il s’accoupla à elle et il avait cinquante ans passés, voire davantage. À cause de ce péché vous avez perdu ce dont je vous ai parlé...]

77

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

L’effacement du nom rejoue la faute sexuelle

du père, comme

l’extase

suscitée par la vue du nom effacé, ou oublié, ravive le plaisir pris à un corps interdit. L’extase ramène dans le présent du récit une jouissance ancestrale,

coupée

de sa racine

sexuelle,

mais

marquée

du sceau

de

l’interdit. L’extase n’éclôt qu’au lieu où s’efface son objet, dans la mesure où l’« aphanisis » de l’objet inscrit à la fois l’interdit et sa transgression. Guenièvre, en tant qu’épouse du roi (d’une figure paternelle ?), peut sans peine venir incarner cet objet interdit. Cet « esbahissement » signifie que le ravissement est toujours chute dans les abîmes de la parenté, participation insue aux secrets d’une faute vérouillée par un nom qui en est devenu le chiffre. Et c’est dans cette faille illisible de la parenté qu’il faut chercher la cause lointaine des extases de Lancelot, même et surtout, quand un visage ou un corps de femme, tenu à distance par le regard ou les montages

de la fiction, semble

s’offrir comme

leur cause

immédiate.

2. Extase et mysticisme En présentant l’extase comme l’insupportable d’une blessure infligée par la beauté de la femme aimée (« me feri jusques el parfont del cuer vostre biauté si durement que je n’avoie pooir de tenir moi », LXXXIV,

47, IV), Lancelot

trouve

des mots

dont l’écho pourrait être recueilli,

trois siècles et demi plus tard, sur les lèvres de sainte Thérèse d’Avila :

Je voyais donc l’ange qui tenait à la main un long dard d’or [..] Il semblait qu’il le plongeait parfois au travers de mon cœur et l’enfonçait jusqu’aux entrailles [..]. La douleur était si vive qu’elle me faisait pousser ces gémissements dont j'ai parlé. La suavité causée par ce tourment incomparable est si excessive que l’âme ne peut

en désirer la fin.‘

La plume de la sainte lève en partie le voile sur ce que Lancelot

ne

parvient pas à dire ; ce n’est pas là le fruit du hasard, mais le signe d’un

processus de féminisation inhérent à toute expérience extatiqu e, quel que soit le sexe du sujet. Grégoire de Nysse dans ses noces spirituelles, saint Bernard dans sa mystique de l'union ne cessent de clamer qu’ils * Cité par J. N. Vuarnet, op. cit., p. 100. 78

LA JOUISSANCE ROMANESQUE

s’unissent à Dieu comme une épouse en se soumettant à la douce violence du Verbe, en parfaite contradiction avec leur sexe. L’extase féminise moins Lancelot qu’elle ne renvoie à une féminité mi-dite antérieurement par le roman. Lors du portrait du héros, l’auteur insiste sur ses mains de femme (IXa, 6, VII), sur le fait qu’il ait trop de

poitrine et le cœur trop gros d’un amour qui le féminise. Parallèlement, la reine se verra contrainte d’occuper, à plusieurs reprises, une position masculine,

notamment

en

remettant

à Lancelot,

en

lieu

et

place

d'Arthur, l’épée qui le fait chevalier. Dans l’extase, elle occupe la place de Dieu pour le mystique, cependant que Lancelot, sous le coup du ravissement, manque de tomber en pamoison comme une pucelle. Mettre la Dame à la place de Dieu et goûter l’infini délice ou souffrance de son absence

et de sa présence

en soi, suffisent-ils à faire de

Lancelot un mystique ? Ses extases sont-elles d’essence religieuse ? Le détour par une comparaison avec sainte Douceline, dont la Vida en prose, conservée par un seul manuscrit (B.N. 13503), fut écrite par Phi-

lippe de Porcellet, autorisera peut-être une comparaison. Sainte Douceline mourut en 1274, à Marseille, après avoir été l’âme

d’un petit groupe franciscain et joachimite. Ses extases, pour être moins connues que celles d’une autre béguine — la célèbre Hadewijch d’Anvers — n’en demeurent pas moins spectaculaires et littérairement exemplaires. Nombre de symptômes caractéristiques des extases de Lancelot se retrouveraient chez Douceline,

la bien nommée: l’oubli de soi, la

rupture du lien avec le corps, le monde et le prochain : Mot sovent,

neis manjant,

era tirada en Dieu, que cais

si desnem-

brava que non sabia manjar [..] e sentent a aquel estament sobrehuman sentiment, non connoissia ni sentia ren c’om li fezes entorn. [Très souvent, pendant qu’elle mangeait, elle était attirée vers Dieu, et alors elle s’oubliait elle-même au point de ne savoir plus manger [..]. Et, dans cet état où elle éprouvait quelque chose de surhumain, elle ne connaissait rien, ne sentait rien de ce qu’on lui faisait.] Son corps, à l’instar de celui

de Lancelot,

semble

mort,

indifférent

à

tous stimuli extérieurs : on l’a brûlée aux pieds pour mesurer la profondeur de son ravissement

sans

lui tirer le moindre

tressaillement.

De

$ Édition et traduction partielles de R. Lavaud et R. Nelli, Les Troubadours, t. 2, Paris, 1966, p. 980. 79

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

même, ses contemplations peuvent être déclenchées causes :

par de multiples

Non podia auzir parlar de Dieu, ni de Nostra Domna,

ni neis de sant

Frances ni de sans ni de sanctas qu’il li non fos moguda az alcun tirament. (/bidem, p. 982) [Elle ne pouvait entendre parler de Dieu, de Notre Dame,

de saint

François, des saints et des saintes, sans être ravie.] À la sainte famille et au « Poverello », ajoutons encore le chant oiseaux (franciscanisme oblige) et la lecture d’un livre saint.

Cependant,

les extases

de sainte

Douceline

maints autres endroits de celles de Lancelot.

Chez

se

différencient

des

en

elle, le ravissement

n’est point chute ou affaissement du corps sous le coup porté par la surprise d’un plaisir extrême, mais élévation de l’âme entraînant le corps délesté de son poids. La Vida rapporte les multiples lévitations de la sainte arrachée et séparée du sol par la distance d’un empan. La fréquence des extases de Douceline augmente avec le temps, ainsi que leur durée : à la fin de sa vie, elle paraît perpétuellement ravie en Dieu. Celles de Lancelot demeurent rares, de longueur variable. Répétition d’un même événement, elles convoquent un même vocabulaire, pauvre, réduit en somme à trois vocables: «esbahi», «penser» et «s’ou-

blier », et disparaissent quasiment dans la dernière partie du roman. Elles ne scandent aucune évolution dans l’ascèse, aucune étape vers la perfection scellant une union toujours plus étroite avec l’objet qui la cause. Surgissant inopinément, elles soumettent le héros au régime de la rencontre, de l’épiphanie d’une image ou de l’écho d’une voix. Les extases

de Lancelot

sont faiblesse,

celles

de Douceline

exalta-

tion, exultation d’un amour qui (re)cherche et trouve Dieu à l’extrême du plaisir. Dieu devient le dépositaire d’une jouissance illimitée dans laquelle s’abîme la sainte transie, insensible aux souffrances qu’on lui inflige : E d’aqui seguia si que l’amor qu’illi avia o Jhesu Crist engarava en

ella novels deziriers, e per los cobes deziriers ill s’enbevia de novellas ardors; en tan que totas cauzas, e neis si mezeussa, traspassava

e sobremontava. (Jbidem, p. 982)

[Son amour pour Jésus Christ engendrait en elle de nouveaux désirs par l’ardeur desquels elle s’enivrait de nouvelles ferveurs au point d’être transportée au-dessus de tout, voire hors d’elle-même.] 80

LA JOUISSANCE ROMANESQUE

L’extase

dissipée,

le corps maltraité,

épuisé,

consumé

par l’incendie

d’une jouissance lisible au vermeil des joues empourprées, retrouve la souffrance et l’être ce mal de vivre généré par l’impossible deuil de l’objet qui comble. Chez Lancelot, l’extase est souffrance, l’insupportable même de la blessure reçue de l’image de la Dame (« me feri jusques al parfont del cuer, vostre biauté que ne j’avoie pooir de tenir moi », LXXXIV,

47,

IV), mais aussi plaisir comme le chevalier l’avoue à Galehot l’interrogeant sur ce qu’il regarde : « J’esgart, fait il, che que moi plaist et vous n’estes mi cortois, qui de mon pensé m'’avès jeté » (XLVIa, 2, VID. Le plaisir naît de l’acuité de la souffrance, lorsque le regard qui porta la blessure s’attarde et se repaît de l’image de la beauté qui absente l’objet d’amour. L’extase de Lancelot conjugue l’iliimité de la souffrance et l’extrême du plaisir. Aussi ne trouve-t-elle dans la langue rien qui puisse la dire et enclore en un mot les contraires. À l’inverse, Douceline et l’auteur de sa Vida trouve les mots pour signifier le ravissement. L’intensité de la jouissance ne conduit pas à la mutité. Ravie, la sainte parle, ne serait-ce que pour clamer «que c’est peu, que c’est peu», cite les Psaumes, prophétise ou prête sa langue à Dieu, là où Lancelot reste muet. Aussi, les extases

du héros

courtois

s’avèrent-elles

décevantes,

trop loin qu’elles restent de la splendeur baroque de celles des saintes les plus modestes. Pour la béguine provençale, l’extase figure le moment privilégié de l’union avec Dieu : Car, tant s’ajostava languida, mezollas

fort jonnhia la sieua arma per amor am Dieu, cant ab ell en aquel raubiment, que semblava quais tota fos cant venia al departir d’aquell gran tiramen, que totas las de son corps semblava li trafissan. (op. cit., p. 994)

[Elle unissait si fort son âme à Dieu par amour en ces extases moment venu de se séparer de lui, elle en était comme

que le

consumée,

et

qu’il semblait qu’on lui transperçait les moelles.]

L’extase fait chez Lancelot le jeu d’une indépassable séparation. À la Douloureuse Garde, elle maintient la reine à distance en ne permettant pas au chevalier de prononcer la parole qui eût permis à sa Dame d’y pénétrer. L’« esbahissement », loin de permettre l’union avec l’objet qui le cause, l’éloigne et creuse la béance où s’enracine le désir. Il ne com-

ble ni la distance qui sépare le sujet de l’objet, ni le sujet qui par elle 81

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

pénètre dans le désert infini du manque. Le regard, prégnant dans toutes les extases, sert d’instrument à cette séparation. Plongeant («si est montés en haut dessus la porte et de la l’esgarde », XXVIIIa, 8, VID), il

vise, en réduisant la dimension de l’objet, à saisir ce qui échappe. En contre-plongée, comme diraient les critiques de cinéma (« Et il lieve la teste et resgarde contremont

et voit sa dame

la roine », LXXXIV,

26,

IV), il annihile le sujet et marque sa dépendance à l’égard de l’objet. Au-delà des différences partageant les extases des mystiques de celles de Lancelot,

il conviendrait

de les

lire,

les

unes

et les

autres,

comme des expériences de jouissance. Union orgastique de la sainte accueillant Dieu en elle comme l’Époux des noces mystiques. Jouissance scopique délicieusement douloureuse qui sépare de l’objet d’amour pour Lancelot. Cependant, comment spécifier davantage la polarité sexuelle de cette jouissance? Significativement, elle n’éclôt qu’à l’écart de tout commerce

sexuel avec la reine. Néanmoins,

Lancelot

connaît

les exta-

ses avant et après sa nuit d’amour avec Guenièvre. Le texte nous confronte à deux modes de jouissance radicalement hétérogènes. L’extase désigne

le point d’impasse,

ou

d’insuffisance,

d’une

étreinte

que

le

roman feint de désigner comme le couronnement même de l’amour. Seule l’analyse des éléments narratifs entourant la nuit d’amour permet de faire apparaître la faille qui la mine. En premier lieu, elle s’inscrit dans un débridement

généralisé

de la

sensualité qui démultiplie la faute: Guenièvre se donne à Lancelot pendant qu’Arthur s’accouple avec Gamille et Galehot avec la dame de Malohaut. Au terme de cette nuit, Arthur est fait prisonnier; en voulant

la répéter Lancelot et Galehot seront à leur tour capturés. L’emprisonnement des héros et la menace qu’il fait peser sur le monde arthurien exemplifient la négativité inhérente à la sexualité. La conjonction sexuelle des amants se donne à voir dans l’écu ressoudé (LXXa, 35, VIII). Avant cette nuit, les deux moitiés de l’écu, fendu en son milieu,

représentaient un homme et une femme aux bouches rapprochées dans un baiser. La « fendure » maintenait les corps irrémédiablement disjoints. Miraculeusement ressoudé sous l’effet de l’amour partagé, l’écu les fait apparaître enlacés. Dans cette superbe image, le roman condense tout ce que la bienséance

lui interdit

de décrire

et, au-delà,

il

emblématise la fonction de l’œuvre d’art (du roman) : effacer la faille (la « fendure »), la coupure dont la sexualité (de « sextus », « coupé ») 82

LA JOUISSANCE ROMANESQUE

est porteuse*. Dans les paragraphes suivants, il ruine l’illusion engendrée par son œuvre. La faille migre ailleurs. Effacée de l’écu, elle resurgit dans la parenté du héros et affecte son identité : et la dame de Malohot dist qu’il ne faut que une cose, que li escus ne soit tex comme

l’en dit, c’est que Lancelos

n’est mie de maïsnie

que il doit estre. (LXXAa, 36, VII) [et la dame de Malohaut dit que s’il ne manque qu’une chose, à savoir que l’écu n’est pas comme on le dit, c’est que Lancelot n’appartient pas à la famille qui doit être la sienne.]

Un peu plus tard, elle fendra Lancelot qui sombrera dans la folie. En d’autres termes, là où l’écu, l’amour et les entrelacs

mulent

la faille à l’œuvre dans toute sexualité

brise, Lancelot

éclate.

La

faille

demeure

de la fiction dissi-

l’identité du sujet se

incomblable.

Elle

désigne

l’inadéquation de la jouissance sexuelle et de l’amour, la fêlure insue minant l’union dès lors qu’elle prétend trouver dans l’acte sexuel le couronnement de l’amour. La « fin’amor », quelles que soient les vicissitudes de son rituel, ne cesse de rappeler que l’acte n’est pas rapport et de reprendre à son compte l’entreprise superbement ébauchée par Chrétien de Troyes dans Cligés: montrer « Comant dui cuer a un se tiennent/Sans qu’ansanle parviennent »’. À l'inverse, l’extase — autre jouissance donc -— fait l’économie de la faille dont la sexualité est porteuse puisque le sujet jouit précisément de la faille ouverte par l’effacement ou le voilement de l’objet qui la cause. L’extase est jouissance de la blessure du désir, de la souffrance du manque; elle met à l’abri de l’impasse ouverte par la jouissance sexuelle. Elle inaugure une jouissance au-delà du fait sexuel qui réside dans l’exacerbation du désir, comme en témoignerait l’étymologie du verbe « esbahir », renvoyant au désir à travers le verbe «baer » qui signifie «avoir la bouche ouverte», d’où « aspirer », « désirer ». Lancelot jouit dans l’extase de l'infini de son désir et de l’impossible atteinte de la reine.

L’extase ne fait donc pas choir le héros et le roman dans la religion, mais se situe bien dans le cadre de la « fin’amor » et de la suspicion

6 Cf. C. Méla, op. cit., pp. 324-329. 7 Édition A. Micha, Paris, 1975, v. 2791-2792. 83

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

généralisée que son éthique fait peser sur le fait sexuel. Elle inaugure une mystique profane, non de l’union comme celle de la plupart des saintes, mais

de la séparation,

de la perte, du manque.

Et c’est là une

condition pour que le roman ne s’abîme pas dans l’ineffable bonheur d’une union qui contresignerait sa fin, mais continue à épouser le désir du héros dont il porte le nom, jusqu’au point où la ponctuation de son inachèvement marque, dans le suspens du texte inachevé, l’infinitude de son écriture.

84

L'entropie lyrique chez les troubadours

Pour l'occitaniste parler de la « chose », voire des choses médiévales, n'est pas chose facile. La littérature médiévale dans son ensemble s'avère peu référentielle, même dans le genre « objectif » qu'est le roman ; l'objet ne s'y installe que marqué du sceau d'une rhétorique qui le textualisant l'absente. En Occitanie, les traditions épiques et romanesques sont effondrées, réduites à quelques spécimens souvent incomplets, conservés par des manuscrits délabrés ou mutilés, au point que la littérature paraît s'y résumer à la lyrique troubadouresque, vivace durant deux siècles et demi et déployée sur la quasi-totalité de l'aire européenne grâce à ses prolongements catalans, galégo-portugais, normando-siciliens, français et allemands. Centrée sur le sujet et sur le rapport qu'il entretient à l'Autre — à la Dame dans l'effusion amoureuse, à Dieu ou au monde lorsque l'inspiration troubadouresque se christianise ou se moralise — la lyrique occitane est moins que toute autre forme d'expression littéraire attentive aux choses, trop préoccupée qu'elle paraît de ces aventures du sujet que sont l'amour et le Salut. Ce que confirmerait de manière exemplaire l'apparition

des

Vidas

(les

«biographies »

fictives

des

troubadours)

au

x siècle, soucieuses de dégager des textes ce que R. Barthes appelaient des «biographèmes », ces fragments d'existence qui donnent structure de fiction à la vie d'un sujet singulier. Les Razos (les gloses), peut-être un peu plus tardives que les Vidas, montreraient, elles, la difficulté de cette lyrique à se constituer en série d'objets textuels, puisque, là encore, elles répondent, du côté du sujet et 85

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

non de l'objet, à la question « qu'est-ce qu'un poème ? ». Elles glosent d'ailleurs moins le poème qu'elles ne cherchent à produire la fiction de ses conditions biographiques d'émergence. Leur mode de traitement de la matière lyrique accentue l'entropie de cette poésie où le texte n'accède jamais vraiment au statut d'« objet », disséminé qu'il est dans la pluralité de ses versions écrites, elles-mêmes échos déformés d'une tradition orale plus ancienne. Les Razos ne citent et ne glosent en effet le plus souvent que des « coblas », que des strophes qui constituent les seules unités lyriques stables, mais des unités tendues vers d'autres pour constituer un objet textuel dont les variantes des manuscrits montrent qu'il relève plus du désir scriptural que de la réalité. L'objet lyrique occitan demeure inconsistant et par nature disséminé. La seule chose que connaisse la lyrique, c'est la Dame, la « res » ou la «re » que les troubadours, en conformité avec la rhétorique médiévale, chantent de manière régulière. Jaufré Rudel évoque son désir pour « cette chose qu'il aime le plus » (« cella ren q'ieu pus am »,)' et Bernart de Ventadorn dénonce «la mauvaise chose qui lui a donné la mort » («que mort m'a una mala res »)”. La fréquence de cette désignation dans le corpus troubadouresque, son explication linguistique et la restitution par la traduction d'un référent humain ne suffisent pas à expliquer de manière totalement satisfaisante pourquoi le partenaire amoureux se trouve ainsi réifié. Cette désignation,

loin d'être un phénomène

purement rhétorique, voire un trait de mentalité, ne dévoile-t-elle pas la nature de la Dame et la place que les troubadours lui assignent dans leur poésie ? Dire que la Dame est une « re », une chose, n'est-ce pas précisément avouer son impuissance à dire ce qu'elle est, à définir ce partenaire inhumain ? Dès lors, la question ne consiste plus à savoir qui est la Dame et à marcher sur les brisées des Vidas et des Razos vers d'hypothétiques identifications des inspiratrices des troubadours, mais à se poser la seule question qui vaille à propos d'une chose : « qu'est-ce que c'est ? ». Question pouvant être reformulée ainsi: « qu'est-ce que la Dame des troubadours » ? " [Cette chose (personne) que j'aime le plus], Quan lo rius de la fontana, pièce II

de l'édition R.T. Pickens, éd. cit., version 1, v. 23. ? [Une méchante chose (femme) m'a tué], Bernart de Ventadorn, del chan, pièce XII de l'édition M. Lazar, éd. cit., v. 11.

86



L’ENTROPIE LYRIQUE CHEZ LES TROUBADOURS

Paradoxalement,

ce questionnement sur l'objet d'amour, nous ramène

à la question poétique, à l'interrogation que la poésie porte sur ellemême à partir de quatre textes marginaux — les « devinalh » du comte de Poitiers, de Raimbaut d'Orange‘, de Guiraut de Bornelh’ et de Raimbaut de Vaqueiras*-— qui clament leur impuissance à se constituer en objets textuels et à cerner l'objet de la poésie. Ces « devinalh » sont quelque chose, qu'ils invitent à « deviner », « mas no say que s'es » (« mais je ne sais pas ce que c'est») avoue Raimbaut d'Orange. Ne cerneraient-ils pas dans le champ poétique la place occupée par la Dame dans le champ de l'amour, la place d'une entropie qui conduit la poésie à sa perte mais dont elle a besoin pour se constituer en système et se penser ?

1. La dame : de l'objet à la chose La réification de la Dame commence avec les tout premiers témoignages lyriques occitans, avec l'œuvre du premier troubadour connu, le comte de Poitiers, qu'on identifie avec Guillaume IX d'Aquitaine

(1071-

1127). Peu courtoise, la première partie de son œuvre réduit tour à tour la femme à un animal et à une marchandise. La pièce Companho faray un vers. covinen évoque, dans la troisième « cobla », deux juments qui semblent ne pouvoir se supporter; elles font place dans la huitième « cobla » à deux femmes entre lesquelles le comte ne semble pas pouvoir choisir («re non sai ab qual me tenha de N'Agnes o de N'Arsen », v. 24). Comment ne pas rapprocher les deux femmes des deux « cavals » et voir dans l'animalisation un procédé de rabaissement misogyne de la femme à une valeur d'échange entre hommes qui la place

5 Farai un vers de dreyt nien, pièce d'Aquitania. Poesie, Modène, 1973.

IV de l'édition

N. Pasero,

Gugliemo

X

* Escotatz mas no say que s'es, pièce XXIV de l'édition W.T. Pattison, The Life and Works of the Troubadour Raimbaut d'Orange, Minneapolis, 1952. $ Un sonetz malvatz et bos, pièce LIII de l'édition A. Kolsen, Sämiliche Lieder des Trobadors Gir aut de Bornelh, Halle, 1910. $ Las frevols venson lo plus fort, pièce XXVI de l'édition J. Linskill, The Poems of the Troubadour Raimbaut de Vaqueiras, 1964, La Haye. 7 [Je ne sais vraiment pas à laquelle m'en tenir d'Agnès ou d'Arsen], pièce I de l'éd. cit, v. 24.

87

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

au rang d'une partie de l'équipement constitutif de l'identité chevaleresque ? L'une d'elles semble d'ailleurs avoir été antérieurement cédée à un « companho » mais avec conservation d'une créance sur l'objet par le comte

(v.

19-21);

la valeur

d'usage

s'articule

ainsi

à

la

valeur

d'échange en conformité avec les structures féodales. L'incipit de la pièce III Companho, tant ai agutz d'avols conres * achève l'entreprise de réification; le mauvais équipement ou la mauvaise marchandise dont il est question renvoie bien à la femme puisque dans la « cobla » 4, il est question d'édicter la loi du « con », du sexe féminin, qui n'est autre que la loi de la circulation marchande et sexuelle que nulle garde ou nul mari jaloux ne doit entraver. Le bon objet est celui qui se bonifie de sa circulation et se réduit à une valeur d'échange fondatrice de la sociabilité féodale où la femme

sert, comme

les armes

et les chevaux,

à régler

les rapports entre les hommes au sein des phratries guerrières et des lignages. Plaisanteries (« gabs ») anecdotiques et misogynes, ces pièces n'en dévoilent pas moins le statut d'objet paradoxal alloué à la femme. Objet dont la consistance importe moins que le parcours. Objet que son parcours prive singulièrement de toute réalité objectale. L'avènement de la « fin'amor » et de la courtoisie — dont l'essentiel se trouve déjà dans le corpus attribué au comte de Poitiers — ne modifie pas la structure du dispositif. La Dame reste l'objet du discours poétique, un objet dont le sujet revendiquant l'énonciation parle pour se trouver constitué par son propre discours. La différence tient essentiellement à ce que ce discours ne vise à créer aucune forme de sociabilité masculine, il ne lie pas aux autres mais à l'inverse délie en proposant une soumission à l'Autre qui n'est que l'acceptation de la blessure du désir, la traversée du désert du manque. Soumission à la loi de la « fin'amor », au-delà de laquelle éclôt le « joy » sur lequel une nouvelle éthique peut trouver quelque fondement, à la condition qu'elle se veuille assomption de l'aliénation. La « fin'amor » des troubadours apparaît comme un culte de l'aliénation à l'objet féminin, à l'objet qui dans la relation amoureuse aliène et que la femme vient à représenter. Il convient de ne pas transformer la «fin'amor» en culte de la femme; les structures mentales, la politique lignagère et la réglemen taL no t er ln date 8

(Compagnons, j'ai tant eu de mauvais équipements ou de mauvaises .

.

.

VAE

88



.

denrée,

L’ENTROPIE LYRIQUE CHEZ LES TROUBADOURS D

tion des pratiques sexuelles par la religion l'assujettissent trop à l'homme pour que s'inversent brutalement en quelques décennies les rapports de soumission, ou pour que la littérature apprenne en langue vernaculaire à compenser l'iniquité du réel. Les troubadours restent des hommes de leur temps; parlant des femmes, ils parlent d'autre chose, d'une autre chose que la femme présentifie dans le champ du désir exploré par la poésie. La singularité de la position féminine dans le dispositif courtois tient au fait que la femme y incarne à la fois l'objet du désir et l'Autre auquel le sujet adresse la parole qui le constitue. Cette confusion induit le paradoxe de son statut d'objet. Autre du sujet, la Dame l'est par la dénomination adoptée par les textes ; nommée «ma domna» ou « mi dons », elle est la « domina », celle qui domine, la femme du maître (du « dominus ») interdite et désirée comme telle. À ce titre, elle in-

carne moins un objet qu'elle ne désigne une place dans la structure sociale et symbolique. Significativement, Bernart de Ventadorn fait de la Dame un lieu, « là où son désir s'adresse ». … Se volv'e.s vira mos talans, e ven e vai, lai on mos volers s'atrai.”

[mon désir volte et vire, va et vient là où mon vouloir s'approche.]

Lieu où il faut advenir pour obtenir quelque apaisement selon Rudel («Lai mi remanh e lay m'apays »)°. Lieu autre, où l'« amor de lonh » de Jaufré, auquel la biographie romancée du dour prête les traits de la comtesse de Tripoli qu'il faut quérir mar », en Terre Sainte,

afin de mourir dans

ses bras à l'instant

Jaufré réside trouba« oltra de la

rencontre. Lieu Autre, lieu de l'Autre qui acquiert son altérité de prendre le visage de la mort. Les manuscrits I & K laissent même entendre que le troubadour, malade,

recouvra tous

ses

sens,

sauf la vue,

et ne put

contempler l'aimée; parvenu au lieu de la Dame, son regard ne put la faire exister en tant qu'objet, ou plus exactement sa cécité protégea l'inconsistance de l'objet d'amour. Même lorsque le troubadour prétend l'embrasser de son regard, elle résiste à la saisie et s'évanouit derrière le

? E mainh genh se volv e's vira, pièce VIII de l'éd. cit., v. 1-3.

0 Bels m'es l'estius e.l temps floritz pièce IV de l'éd. cit., v. 28. 89

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

voile qui non seulement absente son visage mais tarit la parole d'aveu à laquelle Bernart de Ventadorn restait suspendu à l'instant du départ : Manhtas vetz m'es pois membrat de so que.m fetz al comjat que.lh vi cobrir sa faisso,

c'anc no.m poc dir oc ni no". [Maintes fois je me suis souvenu, par la suite, ce qu'elle me fit lors de nos adieux : je la vis se couvrir la face, si bien qu'elle ne put me dire ni oui ni non.]

Définir la Dame comme un lieu la rend immatérielle et la prive de consistance. Aussi ne s'étonnera-t-on pas du peu de réalité corporelle de la Dame des troubadours. Codifiée par la rhétorique, l'évocation du corps se réduit à quelques qualificatifs presque toujours identiques : le corps est toujours d'une beauté, d'une blancheur et d'une élégance inégalées, et ces vers de Bernart de Ventadorn ont, de ce point de vue, une

valeur paradigmatique : (que) genser cors no crei qu'el mon se mire bels e blancs es, e frescs e gais e les e totz aitals com eu volh e dezire”

[je ne crois pas qu'on puisse contempler dans le monde un corps plus

noble et beau, blanc, frais, plaisant et lisse et tout à fait comme le veux et le désire.]

je

Le troubadour n'étreint jamais qu'une essence décantée par l'alchimie poétique. Loin de donner consistance à l'objet, la rhétorique en organiserait plutôt l'évanescence, lorsque le corps se réduit, chez Bernart de Ventadorn, à l'éclat de sa beauté illuminant la nuit :

Car sa beutatz alugora bel jo e clarzis noih negra*

[car sa beauté rend plus claire encore la belle journée et illumine la

nuit obscure]

” Era.m cossellhatz, senhor, pièce XXV de l'éd. cit., v. 53-56. © Be m'en perdut lai enves Ventadorn, pièce IX de l'éd. cit., v. 16-18. 5 Amors, enquera.us preyara, pièce XII de l'éd. cit., v. 36-37.

90

L'ENTROPIE LYRIQUE CHEZ LES TROUBADOURS

Blancheur qui fait pâlir l'éclat de l'ivoire et à laquelle restent suspendus le regard et l'amour du comte de Poitiers : Que plus ez blanca qu'evori,

Per qu'ieu autra non azori * [car elle est plus blanche que l'ivoire et c'est pourquoi je n'adore per sonne d'autre qu'elle] Pure lumière, la Dame est un objet qui s'absente, comme

le confirme la

comparaison célèbre opérée par Rigaut de Barbezieux entre sa Dame et le Graal : Atressi com Persavaus El temps que vivia, Que s'esbaït d'esgardar Tant qu'anc non saup demandar De qué servia, La lansa nil grazaus, Et eu sui atretaus,

Mielhs-de-Domna, quan vei vostre cors gen” [De même que Perceval du temps où il vivait fut si troublé par sa contemplation que jamais il ne sut demanderà quoi servait la lance et le graal, de même en est-il de moi, Mieux-que-Dame, quand je vois votre noble corps.] Dans le Conte du Graal de Chrétien

de Troyes, la blanche

lance,

d'où

sourdait une goutte de sang, n'apparut-elle pas à Perceval, par deux fois, pour mieux se dérober à sa vue ?* Et le Graal ne se réduisait-il pas — faute de l'articulation de la question qu'il appelait — aux feux des gem-

mes qui baignèrent de lumière la salle où eut lieu son épiphanie” ? Trace de lumière, le Graal n'a pas d'autre consistance que la question # Farai chansoneta nueva, pièce VII de l'éd. cit., v. 13-14. 5 Atressi com Persavaus, édition A. Varvaro, Rigaut de Berbezilh. Liriche, Bari, 1960, v. 1-8.

6 Cf. Le Roman de Perceval ou le Conte du Graal, édition W. Roach,

éd. cit.

v. 3190-3311.

7 Cf. sur ce point Ch. Méla, Blanchefleur et le saint homme ou la semblance des

reliques, op. cit., pp. 11-46 & J.Ch. Huchet, « Écrire, c'est effacer », Littérature médiévale et psychanalyse, op. cit., pp. 193-236. 91

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

non formulée dont le regret hante le désir et met en branle la quête. La christianisation de l'objet (avec la Première Continuation et le Roman de l'Estoire dou Graal de Robert de Boron) ne modifiera rien, le vaissel

recueillant le saint sang restant le signe de la disparition du Christ". Chez Rigaut de Barbezieux, comme le Graal, la Dame n'apparaît que pour s'évanouir et révéler au troubadour que la perte s'avère inhérente à l'objet, qui ne sera désormais qu'un objet retrouvé. Il faudrait réinterpréter dans cette perspective les confessions des troubadours évoquant au passé l'intimité perdue avec la Dame, les caresses et les étreintes dont la nostalgie hante le chant comme la modalité d'une perte confiant à la poésie le soin de ménager des retrouvailles qui pérennisent la perte. La comparaison de la Dame avec le Graal introduite par Rigaut de Barbezieux permettrait de décliner une autre caractéristique de l'objet qu'elle incarne. Ni chez Chrétien de Troyes, ni chez ses continuateurs,

le Graal n'importe en lui-même; l'essentiel chez le maître champenois reste la question qui devait rendre la santé au vieux roi « mehaignié » et la fécondité à la terre « gaste » ; chez Robert de Boron, compte surtout la fonction de signe impartie au vaissel chargé d'assurer la présence du Christ absent après l'Ascension”. Le Graal fait signe vers un autre objet, plus essentiel et non moins inconsistant, dont l'absence constitue le mode d'être. Pour Rigaut de Barbezieux, la Dame fait signe vers ce « Mielhs-de-Domna », vers ce « Mieux-que-Dame » qu'elle n'incarne que pour en faire saisir l'inaccessibilité, à travers l'expérience de l'extase et de la perte de soi qui demeure la seule façon de saisir subjectivement la perte qui la révèle. Objet, la Dame vient à la place de quelque chose; elle fait signe vers autre

chose,

vers

une

autre

chose,

ou

l'Autre chose, la Chose dont l'altérité absolue est l'essence. La christianisation au XIII‘ siècle de la lyrique troubadouresque et la substitution, dans la seconde

partie du siècle,

de la Vierge à la Dame

ne ruineront pas le dispositif, mais au contraire le renforceront. La Vierge exemplifie le caractère paradoxal de l'objet qu'incarne la Dame. Son assomption — qui n'a pas encore de statut canonique — fait de l'ab-

sence son mode d'être. Marchant sur les brisées des Pères de l'Église (Chrysostome et Ambroise), les troubadours des dernières générations * Cf. chapitre 4 & A. Leupin, La littérature et le Graal, op. cit. ; Ch. Méla, La

Reine et le Graal, op. cit., pp. 143-175.

© Cf. le chapitre « Le nom et l’image ». 92

L’ENTROPIE LYRIQUE CHEZ LES TROUBADOURS

font de la Vierge, de Notre-Dame, un intervalle, renforçant son inconsis-

tance objectale. Raimon de Cornet, qui produit dans les premières décades du XIV° siècle, définit la Vierge comme un lieu de passage, une fenêtre (« Fenestra d'aur qu'ins els cels dona vista »)” ouvrant sur le ciel; les Leys d'Amors parlent de « fenestra ellumenada », de « fenêtre enluminée ou éclatante » et le Tractas des noms de la mayre de Dieu

d'une porte («Tu hiest porta del cel, porta de salvamen »}!. À l'évidence, la Vierge représente la « Mielhs-de-Domna », elle est la « Mieux-que-Dame », elle est mieux que la Dame de par son statut d'exception dans la série des femmes, la seule à avoir enfanté vierge, le « Vayshels entiers » dit Raimon de Cornet (pièce XIX, v. 13) à l'intérieur duquel le Verbe s'est fait chair sans le briser, intact comme la

verrière de la cathédrale traversée sans dommage par le rayon du soleil, si l'on en croit Folquet de Lunel : Dompna, quan fo le nayssemens de vostre car filh, res no.us frays

plus que franh la veirita rays

del solelh, qu'es dins respladens? [Dame, quand se produisit la naissance

de votre cher fils, elle ne bri-

sa rien en vous, pas plus que le rayon du soleil ne brise le vitrail où il resplendit.]

La seule aussi à subsumer toutes les places de la parenté et de la féminité grâce à la logique trinitaire, à être à la fois l'épouse, la fille et la mère d'un fils que l'équivalence des personnes transforme en père: Domna, espoza, filh' e maire,

manda.l filh e prega.l paire ab l'espos parl' e conselha [Dame, épouse, fille et mère de Dieu, ordonnez à vote fils, priez votre père, parlez et concertez-vous avec votre époux.]

L'ensemble de ces caractéristiques confirmerait que l'objet de la demande lyrique est non seulement inconsistant mais que l'absence est ? Razos ni sens no pot vezer lo moble, pièce XXV de l'édition C. Chabaneau & J.B. Noulet, Deux manuscrits provençaux du XIV siècle, Montpellier, Paris, 1888, v. 49.

À Cité par J. Salvat, « La Sainte Vierge dans la littérature occitane », Mélanges 1. Frank, Universität Saalandes, 1957, p. 628.

2 Cité par J. Salvat, op. cit. p. 621. 3 Pierre Corbian, Domna dels angels regina, cit. par J. Salva, op. cit. p. 625. 93

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

son mode d'être privilégié et qu'il n'exerce de fonction que par le truchement d'une absence scellant l'absolu de son altérité. Un des « devinalh » mentionnés, le fameux Farai un vers de dreyt nien, révélerait peut-être la véritable nature de la Dame. Dans ce poème

sur le « rien du tout », le « dreyt nien » qu'on traduit un peu rapidement par le « pur néant », trois « coblas » sont consacrées à la Dame ; elles visent à nier tout ce qui pourrait accréditer son existence et lui donner de la consistance: une identité (« Amigu' ai ieu, non sai qui s'es/c'anc no la vi... »)*, une image gardant le souvenir de la présence d'un corps (« Anc non la vi... », v. 31), une relation avec le sujet lyrique (« ni.m fes que.m plassa ni que.m pes/ni no m'en cau... »)”. Se trouve même niée la possibilité pour cette Dame de figurer un lieu identifiable (« No sai lo luec ves on s'esta/si es en pueg ho [es] en pla »}*. Elle participe du « dreyt nien » que le poème prétend écrire (« Farai un vers de dreyt nien ») en recourant à la négation des thèmes et des motifs et à l'inversion des procédés rhétoriques habituels; elle est la «re», la chose devenue « dreyt nien », le «tout à fait rien» de la chose. Surgie au cœur du vide créé par le poème, elle est le vide du poème, le vide que le poème approche de le reconstituer en son sein. Précoce dans la production lyrique, cette pièce du comte de Poitiers pose d'entrée le caractère de l'objet représenté par la Dame : il est littéralement rien, ce rien qui est encore quelque chose, la substance même du vide à partir et autour duquel s'organise la demande amoureuse et le chant qui la supporte. Aussi s'étonnera-t-on moins que la Dame n'ait jamais de nom. Comment pourrait-on nommer le rien qu'elle représente ? Son anonymat n'est pas une manifestation de la nécessaire prudence requise dans une situation adultère, en un temps où l'honneur conjugal peut s'avérer meurtrier si l'on en croit la « vida » du troubadour Guilhem de Cabestanh,

mais

une nécessité assurant son absence et sa fonction de représentation de ce que le poème absente pour le restituer. Le seul nom qui lui convienne

est le « senhal », ce signe, ce signifiant avec

lequel le trouba-

dour tente de fixer la relation qu'il entretient avec ce singulier objet. La # [J'ai une amie, je ne sais pas qui elle est car je ne l'ai jamais vue, v. 25-26]. # [elle ne m'a rien fait qui me plaise ou me pèse et peu m'importe, v. 27-28]. # [Je ne connais pas l'endroit où elle se trouve, s'il est montagne ou en plaine, op. cit., v. 37-38]. 94

L’ENTROPIE LYRIQUE CHEZ LES TROUBADOURS

Dame est, suivant les troubadours, « Mon Bon Vezi» (le comte de Poitiers), « Bel Deport » (Guiraut Riquier), « Mos Azimen » (Bernart de Ventadorn), « Mon Conort » (Jbid.), « Doussa Enemia », « Mon So-

bre Gaugz ».. En somme ce qui lui confère sa place dans le poème ne projette jamais que ce qui appartient au sujet, l'extériorisation d'un fragment d'intimité immédiatement doté d'altérité. La Dame est donc un objet qu'on pourrait, avec Lacan, qualifier d'« extime »”, d’« intérieur exclu » ou d'«exclu à l'intérieur », nécessaire à l'existence du sujet

toujours endeuillé de cette perte que la poésie, pas plus que l'amour, ne parvient à réparer. Ce parcours chez les troubadours nous amène à Lacan, à sa théorisation de ce qu'il appela — à la suite du Freud de l'Entwurf — « das Ding », la Chose, de ce terme étranger autour duquel s'organise le mouvement de la « Vorstellung » régulé par le principe de plaisir sans jamais la restituer que comme absente et étrangère. On ne s'en étonnera pas puisque l'approche de « das Ding » conduisit Lacan, dans le séminaire consacré à l'Ethique de la psychanalyse, aux troubadours et à ce singulier débat entre Truc Malec et Simon de Durfort organisé par Arnaut Daniel, où la mise à nu de la trompette poilue et puante de la Dame qu'il faut emboucher fait appréhender par la dérision le vide de « la Chose », que les pièces plus courtoises mettent à sa place, au prix d'un travail de sublimation résumant le mouvement même de la « fin'amor »*. Ne nous y trompons pas, la Dame n'est pas la Chose, ce réel primordial dont il convient de se séparer pour qu' «ex-siste » un impossible orientant la quête du sujet, elle la représente tout au plus, sous la forme d'un objet dont les caractéristiques (inconsistance, évanescence, voile-

ment, vide...) restituent celles de la Chose sans pallier à l'affect de perte par lequel elle s'appréhende. Pour paraphraser Lacan, avec la Dame, les troubadours « élèvent l'objet à la dignité de la Chose »”. La Dame est la Chose médiévale, entendons une des modalités utilisées par le moyen âge pour appréhender ce souverain bien auquel tout sujet reste étranger. Ce détour confirmerait — en dépit de l'effort de désublimation et d'identification des dames conduit au xm° siècle par les Vidas et les Razos — que la lyrique troubadouresque se préoccupe moins de la réalité que du réel, c'est-à-dire de ce qui dans la réalité résiste à la saisie du langage 7 J. Lacan, Le Séminaire. Livre VII, op. cit., p. 167.

3 Jbidem, p. 191. ? Jbidem. 95

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

et revient sous forme d'un impossible autour duquel s'organise les expériences du sujet, notamment son désir. La Dame est un objet réel, dont l'inconsistance donne la mesure de l'impossible, un objet permettant de se confronter au réel et d'en prendre la mesure. La Dame thématise le réel dans le champ des relations amoureuses, et le rituel de la « fin'amor » passerait à bon droit pour un mode de gestion du réel, où la mise à distance (géographique et sociale) et l'intangibilité de l'objet d'amour se veulent une tentative de maîtrise de l'impossible*. Épiphanie de « la Chose », la Dame offre dans chaque poème une confrontation avec le réel; il arrive aussi, mais plus rarement, que le poème s'offre comme le réel de la poésie et prétende incarner ce qu'on appellera « la Chose poétique ».

2. L'entropie lyrique et la chose poétique Si, globalement, le réel peut se définir comme ce qui, pour paraphraser Lacan, de « la réalité primordiale pâtit du signifiant »*, ce qui de la réalité résiste au signifiant, ou ce qu'il en perd, le réel représente

dans l'histoire du sujet ce dont il a dû se séparer de lui-même pour être. Mais qu'en est-il du réel en poésie, dans un système exclusivement langagier que la rhétorique tient à bonne distance de la réalité ? I ne s'agit plus de savoir comment la poésie aborde le réel, la lyrique des troubadours nous le signifie en nous donnant à aimer un « objet réel » (la Dame) qui appelle à une expérience amoureuse réglée par l'impossible dont l'absence, la perte et le deuil de la jouissance constituent les modalités récurrentes. Il s'agit plutôt de savoir quel est le réel de la poésie, de savoir de quelle manière la poésie est travaillée par cet impossible, comment l'absence et la perte trouvent leur équivalent poétique au-delà de leur thématisation amoureuse. En ce point, la notion d'entropie, empruntée à la thermodynamique, peut apparaître de quelque utilité, notamment en tant qu'Autre du système permettant à celui-ci de se saisir. La notion ne peut avoir qu'un usage métaphorique et fournir l'occasion d'un bricolage conceptuel. L'entropie, on le sait, est une fonction mathématique exprimant le principe de la dégradation de l'énergie, dégradation qui se traduit par un * Cf. sur ce point J. Ch. Huchet, L'Amour discourtois, op. cit. pp. 36-37.

Op. cit,p. 142.

96

L’ENTROPIE LYRIQUE CHEZ LES TROUBADOURS

état de désordre toujours croissant de la matière. Par extension, elle est corrélée à son contraire la néguentropie, à la reconstitution d'un ordre. Dans notre perspective, l'entropie, la dégradation et le désordre pourraient passer pour la manifestation de l'impossibilité constitutive du réel. Impossibilité de la poésie à être, à exister en tant qu'objet(s). Impossibilité saisie à travers l'impossibilité à faire exister certains objets poétiques : les « devinalh ».

La poésie des troubadours est un système qui frappe par sa stabilité structurale, thématique et formelle, où la complexité

croissante

semble

avoir juguié la dégradation entropique”. On ne saurait nier les évolutions de surface, les inflexions permettant au système de se conserver, dont la substitution de la Dame à la Vierge dans la seconde moitié du xI° siècle reste la manifestation majeure et l'illustration simple et probante de la diminution de l'entropie. Pour le siècle d'or de la lyrique troubadouresque (le x siècle), les quatre « devinalh » mentionnés donnent forme à l'entropie, à ce réel de la poésie que nous essayons de cerner, dans la mesure où ils font système. Outre qu'ils sont donnés par le même manuscrit (C, Paris, B.N. Fr. 856)), des liens intertextuels évidents les attachent: l'interrogation sur la nature de l'objet poétique en cours de fabrication. Par exemple, à l'aveu d'ignorance du comte de Poitiers sur le sujet de son poème (« Fait ai lo vers, no sai de cui», v. 43), répond celui de Guiraut de Bornelh (« No sai de que m'ai fach chanso », v. 43), tout comme celui

de Raimbaut d'Orange (« Er fenisc mo ‘'no-say-que-s'es’ », v. 36). Au plan formel, les ressemblances des quatre textes n'apparaissent pas moins évidentes : tous recourent à l'octosyilabe, trois à un système de « coblas unissonans » (strophes sur les mêmes rimes) pour se différencier de leur modèle commun, le Farai un vers de dreyt nien du comte de Poitiers qui, lui, adopte des « coblas singular » (sans lien rimique). Enfin, les quatre pièces se répartissent deux à deux quant au nombre des « coblas » : huit strophes pour Farai un vers de dreyt nien et pour Un

? On suppose a priori qu'un système langagier obéit à la même loi qu'un système physique et que la complexité croissante de son organisation fait baisser son entropie (cf. sur ce point H. Reeves, « Entropie et information », L'Heure de s'éniver, Paris, 1986, pp. 78-82). Il est significatif que nos « devinalh » appar tiennent au xIf siècle, période où la structure du système lyrique n'a pas encore atteint le degré de complexité qu'elle connaîtra au siècle suivant. 97.

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

sonetz fatz malvatz e bo de Guiraut de Bornelh, six pour Escotatz, mas no say que s'es et pour Las frevols venson lo plus fort de Raimbaut d'Orange et de Raimbaut de Vaqueiras. On ne saurait donc nier que les textes se font écho et participent d'une même préoccupation. Énigmes (c'est le sens premier du mot « devinalh » par lequel on les désigne), ces pièces se confrontent à l'énigme du sens poétique. Ils font tache dans le corpus troubadouresque parce qu'ils montrent que la poésie peut exister en dépit du sens, qu'un objet poétique dépourvu de sens peut y surgir. Ils incarnent bien une forme d'entropie, de dégradation affectant la poésie au plan sémantique, laissant peut-être entendre que le sens n'est pas l'objet principal de la poésie, ou qu'il ne le devient qu'au prix d'une perte qu'ils organisent. Comme le troubadour se trouvait convié à perdre la Dame pour qu'elle lui soit restituée comme objet impossible, la poésie est invitée à faire le deuil du sens, à le perdre pour trouver son propre sens, c'est-à-dire le fin mot de sa poéticité. Non que ces textes ne signifient rien; ils s'emploieraient plutôt à tenter de signifier le rien, le « dreyt nien » ou le « no sai que s'es », et à lui ménager sa place dans la lyrique. Ils libèrent dans le système une négativité opérant par l'entremise d'une généralisation de la négation dont donnent la mesure l'itération de « non » (dont on ne compte pas moins de vingt-cinq occurrences dans Farai un vers de dreyt nien), la juxtaposition d'une chose et de son contraire («Tan sui fis amics ses amar » déclare Guiraut de Bornelh}”, voire le mélange des contraires («e potz …./caut e freyt entremesclar » revendique Raimbaut de Vaqueiras)*. Ces pièces se donnent pour des objets textuels à l'intérieur duquel le sens fuit; ils trouent le système lyrique dans lequel ils s'insèrent en le privant de la question du sens. La problématique de ces textes n'est pas dépourvue de rapport avec celle de la Dame déjà esquissée. Hormis Raimbaut de Vaqueiras, les trois autres troubadours ménagent l'apparition de la Dame dont ils soulignent le caractère paradoxal et l'inconsistance. Guiraut de Bornelh notamment souhaite qu'elle ne lui fasse pas signe, qu'elle ne soit signe de rien, plus littéralement qu'elle ne le sonne pas (« Domna sai, ja no volh que.m so », v. 31), ou qu'elle ne sonne mot et prenne corps de la parole qu'elle lui adresserait. La mise à distance de la Dame s'avère d'autant plus significative qu'elle n'est plus déléguée à une instance tierce (les Ÿ [Je suis un si fidèle amant sans aimer, v. 11]. Tu peux entremêler le chaud et le froid, v. 37-38 ].

98

L’ENTROPIE LYRIQUE CHEZ LES TROUBADOURS

« lauzenjadors ») thématisant l'impossibilité structurale, mais revendiquée sans fard, expression de la volonté du sujet lyrique : Si.m fezes ben, en gazardo Eu sai be trobar ochaiso Per que.l servizis s'i recre. (op. cit., v. 37-39) [Si elle me faisait du bien, je saurais bien trouver un prétexte,

en

contre-partie, pour la faire renoncer au service amoureux.]

Volonté de mise à distance allant jusqu'au renoncement au « fach », éludé de manière presque discourtoise pour mieux irréaliser la Dame : Si.s volia colgar ab me, À pauc no vos jur per ma fe Que pro m'en faria prejar. (v. 33-35) [Si elle voulait coucher avec moi, je vous jurerais presque par ma foi que je m'en ferais fortement prier.]

Le lien du « devinalh » et de la Dame se découvre surtout dans l'impossibilité de les nommer l'un et l'autre. Pas plus que la Dame n'a de nom, puisqu'elle a la charge de cerner comme perdu ce qui échappe au langage, le poème ne saurait trouver d'identité générique. Raimbaut d'Orange invite à l'écoute d'un poème échappant à la taxinomie des genres lyriques connus : Escotatz, mas no say que s'es Senhor, so que vuelh comensar, Vers, estribot, ni sirventes, Non es, ni nom no.l sai trobar. (op. cit., v. 1-4)

[Écoutez, seigneurs, mais je ne sais pas ce que c'est ce que je veux commencer,

ce n' est ni un « Vers », ni un «estribot»

ni un «sir-

ventes », et je ne sais pas le composer.]

Faute d'un nom qui consacrerait son identité, il va rester en souffrance, ou plus exactement il va devenir le poème célébrant l'impossibilité d'un poème qu'aucun nom ne retient. Le poème ne chante là que l'impossibilité de son nom; il n'est que le manque d'un nom. Au défaut du nom de la Dame, surgit le « senhal » fixant le rapport que le troubadour entretient avec l'objet manquant qu'elle localise. À la place du nom généris que advient un succédané de nom suppléant à la carence : 99

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Er fenisc mo no-say-que-s'es, C'aisi l'ay volgut batejar ; Pus mays d'aital non auzi jes Be.l dey enaysi apelar. ( v. 36-39) [Maintenant j'ai fini mon « je ne sais pas quoi», car j'ai voulu ainsi le baptiser. Puisque jamais je n'en ai entendu de tel, je dois bien le nommer ainsi ].

« Mon je-ne-sais-pas-quoi » remplit la même fonction dans le champ poétique que le « senhal » dans celui du rapport à la Dame ; il tente de parer à l'insignifiable, de dire ce qui dans la poésie résiste au langage, ce réel qui en constitue le fond et qu'on appellera la « Chose poétique », ou le réel de la poésie. La particularité de ces textes tient au fait qu'ils ne voient pas d'autre issue que de s'identifier à l'impossible (par lequel s'appréhende le réel) en devenant un poème impossible, un poème de l'impossibilité du sens. Partant, ils représentent dans le corpus troubadouresque l'entropie qui le travaille, cet abord du réel de la poésie qui ne peut emprunter que la voie de la négation, du « dreyt nien ».

Un poème peut prendre en charge l'entropie du système dans lequel il s'inscrit dès lors que, la laissant œuvrer en son propre sein, il s'avère à même de la donner à voir. Thématiquement et stylistiquement, les quatre poèmes privilégient ce que la lyrique s'emploie traditionnellement à évacuer. Ils accordent privilège à la folie, dont Guiraut de Bornelh contemple la présence partout autour de lui : Detorn me vai e deviro Foldatz, que mais sai de Cato. Devas la coa'lh vir lo fre, S'altre plus fols no m'en rete ; Qu'aital sen me fi ensenhar Al prim qu'era.m fai folejar. (op cit., v. 19-24) [Autour de moi et alentour va la Folie, car j'en sais plus que Caton. Vers la queue je lui vire le frein, si un plus fou que moi ne me retient pas, car je me fis enseigner d'abord un bon sens tel qu'il me fait maintenant commettre des folies.]

Il s'intéresse aussi à la maladie, dont souffre le comte de Poitiers et qui n'est rien d'autre, pour paraphraser Ferdinando Camon, que la « malatia

chiamata uomo », que l'inguérissable « maladie du réel :

100

humaine », l'affliction

L’ENTROPIE LYRIQUE CHEZ LES TROUBADOURS

Malautz soi e cre mi morir; e re no sai mas quan n'aug dir. Metge querrai al mieu albir, e no.m sai tau. (op .cit., v. 19-22) [Je suis malade et je crains de mourir et je ne sais rien (de ma maladie) sauf ce que j'en ai entendu dire. Je vais chercher un médecin selon mon sentiment et je n'en connais pas de semblable.]

Par un retournement en forme de paradoxe, Raimbaut de Vaqueiras valorise la mort en lui conférant la puissance et la positivité de la vie («et el mort a trop gran ricor », v. 40). Ces textes accueillent aussi d'obscures allusions obscènes, des fragments de ce qu'on pourrait appeler avec P. Bec,

le « contre-texte »* du grand chant courtois. Allusions

qui portent un coup d'arrêt brutal au processus de sublimation, à l'alchimie de l'amour par le verbe qu'est la « fin'amor ». Allusions qui représentent la négativité entropique qui la déstabilise. Raimbaut d'Orange demande à sa Dame d'agir à son égard comme dame Ayma qui se mit l'os, « là où cela lui plut le plus » (« Dona, far ne podetz a vostra guiza, co fes n'Ayma de l'espalta que la estujet lay on li plac »)*. De même, Raimbaut de Vaqueiras mentionne ce « canal que l'on appelle réconfort » où le froid et le chaud se mélangent, comme l'homme chaud et sec et la femme froide et humide, suivant le principe de la physique médiévale. Dans la même perspective, il faudrait aussi se demander si le cheval sur lequel le poème du comte de Poitiers fut « trouvé » (« qu'enans fo trobatz en durmen/sus un chivau», v. 5-6) ne s'associe pas aux « cavals » qu'il possède às sa selle, aux deux pouliches Agnès et Arsen de la pièce I, voire à celui de la pièce V que le poète pèlerin laisse aller avant de rencontrer Agnès et Ermessen qu'il chevauchera jusqu'à endommager son équipement. l'entropie assure le retour du refoulé de la Thématiquement, « fin'amor » et du grand chant courtois ; elle valorise la négativité sur le fond de laquelle se développe l'art d'aimer et de composer des trouba-

$ Cf. P. Bec, Burlesque et obscénité chez les troubadours. Le contre-texte a Moyen Age, Paris, 1984, pp. 7-22. % [Dame, vous pouvez agir à votre guise, comme dame Ayma fit de l'os de l'épaule qu'elle se mit dans l'étui, là où cela lui plut, v. 35].

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ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

dours. Emblématiquement,

Raimbaut

de Vaqueiras

s'emploie

à cerner s

l'importance dans le monde du « nien », du rien, du néant :

Us niens es qu'adutz a mort so qu'el fai e qu'el pot desfar, que es so que lo mons ten car; doncx al mon fai niens gran tort. E.I mons, cum suefre tal folhor ? Quar niens a tan gran sabor. que.l mons l'acuel el cartener. (op. cit., v. 8-14) [I est un rien qui conduit

à la mort, ce qu'il fait il peut le défaire,

voilà ce que le monde tient pour précieux; donc au monde le rien fait tort. Et le monde comment supporte-t-il pareille folie ? Le rien possède une si grande saveur que le monde l'accueille et le chérit.]

Le ton satirique de la pièce dénonçant la folie du monde ne doit pas leurrer; le seul fait de proposer le « nien » comme objet poétique constitue une manière de reconnaissance de son importance, un soulignement de sa fonction de représentation de l'entropie morale du monde. Formellement, les quatre textes envisagent l'entropie poétique comme une manière d'affaiblissement et d'appauvrissement de ce qui fait le propre de la poésie troubadouresque, à ce surcroît de musique généré par les rimes d'une « cobla » à l'autre. Les « coblas singulars » de Farai un vers de dreyt nien se veulent des îlots musicaux, dépourvus de liens entre eux; les « coblas unissonans » des trois autres pièces appauvrissent leur palette sonore et créent une régularité artificielle dépourvue d'effets stylistiques. Le poème s'y veut traversée de la musique, comme le donne à penser la composition même de la pièce de Guiraut de Bornelh où l'acte poétique paraît — en conformité avec la tradition troubadouresque — s'inaugurer par la « trouvaille » d'une mélodie («Un sonet fatz malvatz e bo », v.1) et s'achever par l'avènement de la « chanso », du texte du poème tout aussi dépourvu de sens que la mélodie (« No sai de que m'ai fach chanso », v. 43). En deçà ou au-delà du sens, la musique approche mieux l'indicible de la Chose, proximité que le poème doit faire sienne en s'affranchissant ou en limitant sa dimension musicale. Pour atteindre la chose poétique, le poème doit non seulement renoncer au sens mais aussi à la musique, composante essentielle de l'acte lyrique troubadouresque. Le recours à la prose à la fin de chaque « cobla » de Escotat z mas no say que s'es de Raimbaut d'Orange procède du même principe . La prose 102

L’'ENTROPIE LYRIQUE CHEZ LES TROUBADOURS

accomplit un travail de démusicalisation ouvrant la poésie rimée à son Autre. L'absence de rupture syntaxique et sémantique entre le dernier vers et les éléments en prose intègre l'Autre de la poésie en son sein ou, à l'inverse, fait de l'Autre le prolongement dérimé du poème. Equivalent poétique de « l'extimité ». Chaque « cobla » de cette pièce paraît une manière d'oxymore, où la poésie rimée accueille ce qui la nie et donne consistance à l'entropie qui la travaille. En s'ouvrant à la prose, la pièce de Raimbaut d'Orange soumet le champ lyrique à sa propre entropie et figure l'entropie du système dans lequel elle s'insère. Stylistiquement, l'inversion, l'opposition, l'oxymore et la déconstruction de la logique des énoncés textualisent l'entropie. De ce point de vue, la pièce de Raimbaut de Vaqueiras constitue une manière de tour de force, bien dans la manière du « trobar clus ». La première « cobla » par exemple repose exclusivement sur l'opposition de « frevol » et de « fort », ou de leurs composés

(« frevolar »), ou d'équivalents

sémanti-

ques (« vigor » pour « fort », v. 5 ou « tol sa gran valor » pour « frevol », v. 6).

Les autres textes recourent peu ou prou à des procédés équivalents. Raimbaut d'Orange juxtapose les contraires pour cerner l'effet de la Dame sur lui et sur sa poésie : Qu'ieu soy per vos gays, d'ira ples ;

Iratz-jauzens me faytz trobar (op. cit., v. 29-30) [Car, à cause de vous, je suis gai et plein de colère; irrité-joyeux vous me faites composer.]

La rhétorique s'emploie à produire l'inouï (au sens étymologique de « jamais entendu »), à donner une consistance langagière à l'entropie et à approcher « la Chose » par un pur effet de style qui touche le réel inconnaissable à la jonction des contraires” et en restitue la dimension d'impossibilité par son originalité absolue. La composition de la pièce peut parfois donner à voir le travail de déconstruction de l'entropie. Ainsi, chez Raimbaut de Vaqueiras la dernière « cobla » résume les cinq autres en reprenant leurs thèmes et leur retournement

paradoxal,

soit en les inversant

brouillant leur ordre d'apparition. Le thème 7 Cf. R. Dragonetti, pp. 55-57.

Le gai savoir dans

103

à nouveau,

soit en

des faibles qui triomphent

la rhétorique

courtoise,

Paris,

1982,

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

des forts, apparu dans le premier vers de la première frevols venson

lo plus fort », v. 1), revient,

« cobla » (« Las

sous forme inversée

par le

recours au passif, dans le premier vers de la dernière « cobla » (« Per frevols son vencut li fort», v. 36). Le retour des thèmes des autres « coblas » n'obéit à aucun ordre particulier; il assurerait plutôt un travail de déconstruction, laissant le poème en proie au désordre, à l'entropie qui le dissémine. Dans le cadre d'une poésie aussi minutieusement réglée que celle des troubadours, le réel se présente aussi sous la forme d'une impossibilité à accéder à l'ordre, au statut d'objet textuel réglé.

On pourrait cerner la fonction de l'entropie en poésie en recourant à l'étymologie du mot. Le grec « entropia » signifie « retour en arrière », retour en arrière de la matière regagnant le chaos dont elle procède, retour en arrière du poème de Raimbaut de Vaqueiras disséminant dans l'ultime « cobla » ses éléments constituants. Le retour en arrière peut aussi s'entendre comme

retour sur soi, comme

réflexivité,

la rétroaction

du poème en quête de «la Chose » produisant du savoir sur la poésie elle-même. Ce mouvement de rétroaction est notamment thématisé dans deux des quatre pièces, plus particulièrement dans le souhait de voir le poème composé restitué à son auteur par un tiers, au terme d'un parcours

instituant,

chez

le comte

de Poitiers,

pièce :

la valeur

d'usage

de

la

Fait ai lo vers, no sai de cui ; et trametrai lo a celui

que lo.m trametra per autrui enves Peitau,

que.m tramezes del sieu estui la contraclau. (op. cit. v. 43-48)

[J'ai fait le vers, je ne sais Pas Sur quoi; je le transmet trai à celui qui me le transmettra par un autre, du côté du Poitou, qui me trans-

mettra de son étui la contre-clef.]

Le retour en arrière se veut dans Farai un vers de dreyt nien retour vers l'origine même de la poésie, vers l'épure de l'acte qui la constitue. L'organisation de la version de la pièce donnée par le manuscrit E dessine la structure de tout poème troubadouresque. Centré es sur le poème, sur son imminence énigmatique et sa mise en circulation, les premières et dernières « coblas » enserrent les six autres; trois sont consacrées au 104

L'ENTROPIE LYRIQUE CHEZ LES TROUBADOURS

sujet de l'acte poétique (c. 2,3 & 4), trois à l'objet d'amour (c. 5, 6 & 7) vers lequel il tend. La négation du sujet («no soi estranhs ni soi pri-

vatz »)” et de l'objet (« Amigu'ai ieu, non sai qui s'es »)” n'empêche nullement que le poème s'offre comme l'espace d'une rencontre impossible entre un sujet et l'objet. La négation de l'un et de l'autre souligne l'irréductibilité du sujet lyrique avec le sujet biographique et l'inconsistance de l'objet. La négation thématique du poème déréalise et dénude la structure de l'acte poétique. La pièce de Guiraut de Bornelh procède de façon similaire, même si sa composition s'avère moins significative. La première « cobla » et la première « tornada » invitent à une remontée en deçà de ce qui constitue la poésie : la musique (c. 1) et le langage (c. 9). En niant d'entrée la qualité de la mélodie (« Un sonet fatz malvatz e bo », v. 1), en avouant

l'ignorance du thème traité («E re no sai de qual razo », v. 2) et son ancrage biographique (« Ni de cui ni com ni per que », v. 3), le troubadour cherche à cerner la poésie en deçà de tout ce qui l'actualise, à cerner « la Chose poétique », ce qui de la poésie se dérobe à l'instant où elle s'incarne en sons et en mots. Le métier, la maîtrise de la technique de la composition (« E farai lo, pos no.l sai far »)" et de l'interprétation («E chan lo qui no.l sap chantar »)” ne parvient pas à saisir cette Chose-là qui constitue le fond même de la poésie. La « tornada » met en avant l'impuissance du sujet à maîtriser le langage : Eu cut chausidamen parlar E dic ço que.m fai agachar. (op. cit., v. 49-50) [Je pense parler de manière choisie et je dis ce qui me fait regarder.]

Elle rappelle aussi qu'un poète ne sait pas ce qu'il dit et qu'il n'est jamais que le sujet de son propre discours dont autrui lui retourne la part insue comme sa vérité propre. On n'est jamais le maître du langage mais son féal ; la négativité vient ici signifier que le langage ne permet pas de peser sur le monde et qu'il met en exil du prochain. Façon d'expérimenter ce qui fait le vif de la leçon poétique des troubadours : le réel constitue ce que le langage manque, ce qui se met à manquer à # [Je ne suis ni étranger ni intime, v. 9].

# [J'ai une amie, je ne sais pas qui elle est, v. 25]. 4 [Et je vais le faire puisque je ne sais pas le faire, v. 5]. 4 [Et le chante celui qui ne sait pas le chanter, v. 6]. 105

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

cause de lui et que la poésie espère retrouver en conviant à faire l'expérience de la perte. La huitième « cobla » anticipait déjà la leçon ; en avouant son ignorance des conditions de production du poème, en déléguant à autrui le soin de délivrer le sens de l'acte accompli par lui, Guiraut découvre l'ignorance qui fait le fond du savoir poétique : No sai de que m'ai fach chanso Ni com, s'altre no m'o despo ; Que tan fol a saber m'ave, Re no conosc que m'aperte. Cela m'a fach oltracudar Que no.m vol amic parlar ! (op. cit., v. 43-48) [Je ne sais sur quoi j'ai fait ma chanson,

ni comment,

si un autre ne

me l'explique, car tant follement il m'arrive de m'instruire que je n'ai nulle connaissance de ce qui m'appartient.]

Le poète ne sait pas ce qu'il fait; il lui faut se séparer du poème pour qu'un tiers le lui restitue, ou bien le nier pour que le voile de l'ignorance enrobant de mystère l'acte de « trobar » puisse se déchirer. Comme la Dame, le poème est un objet retrouvé, surtout lorsque l'adoption systématique de la négation lui permet d'opérer en son propre sein ce deuil qui demeure la condition même de la poésie. Mais le poème retrouvé n'est jamais que la « contraclau » (la contre-clef) de la trouvaille initiale, un objet marqué du sceau d'une nostalgie de «la Chose poétique » dont la négation creuse la vacance. L'entropie mène donc la poésie à sa perte, au point où, niée, elle révèle l'irréductibilité de l'acte qui la constitue sur fond d'impossibilité. La notion d'entropie, galvaudée ici dans le champ lyrique, n'a pas d'autre fonction et pas d'autre prétention que d'essayer de penser ce procès où le poème se nie pour saisir la singularité de l'objet qu'il constitue. L'entropie conduit la poésie à sa perte et, pour la poésie comme pour le troubadour confronté à la Dame, se perdre est la condition pour se trouver et, disons-le, pour « trouver » tout court. C'est à cette condi-

tion que la lyrique troubadoures que peut donner à voir le spectacle de l'aventure de la poésie et de l'aventure du sujet, hanté par le souvenir et le désir d'un objet affolant, perdu ou à perdre, qui vient prendre la place de cette part innommable dont l'être parlant ne peut faire le deuil qu'en le transformant en souverain bien. Cette « Chose »-là n'est pas médié106

L'ENTROPIE LYRIQUE CHEZ LES TROUBADOURS

vale, mais, avec la lyrique des troubadours, le moyen âge a su en cerner la vacance d'une manière inégalée et la penser aujourd'hui devrait obliger à reparcourir le corpus, mieux à prendre aux sérieux les quelques textes qui invitent à deviner que, derrière le trou qu'ils y ouvrent, gît l'essentiel.

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La loi de la Dame et le ravissement du roman”

Les romans de Chrétien de Troyes qui participent peu ou prou de l’activité mythique, de cet effort pour pallier l’absence de vérité sur les commencements de l’homme et du monde par le savoir singulier produit par des narrations, demeurent significativement inachevés. Dans Le Conte du Graal (vers 1190), Perceval ne retrouvera ni sa mère, fauchée par le chagrin de son départ, qu’un regard jeté en arrière à l’instant de la séparation eût pourtant apaisé, ni le Graal, à jamais dérobé à cause de ce « péchié » ; Gauvain ne reviendra pas davantage auprès d’Arthur, pâmé à l’annonce de la nouvelle de l’absence de son neveu à l’instant où le texte inachevé vient à manquer... La mort suspendit-elle la main de Chrétien ? Peut-être ! La béance finale du texte n’en donnait pas moins à voir l’exil du Graal, le retrait de l’objet du désir ouvrant à l’infinitude du désir d’écriture dont Les Continuations et le cycle du Lancelot-Graal suivront les méandres en livrant du savoir sur ce désir impossible dont l’homme ne se délivre pas. Le manque de texte n’était-il pas aussi l’image d’un manquement, d’un « péchié » du texte, le signe d’une impossibilité à sortir d’une impasse théorique et narrative épousant l’échec de Perceval et de Gauvain' Antérieur (1177), Le Chevalier de la Charrette, qui consacre l’entrée de Lancelot en littérature, n’est achevé qu’en apparence, au prix d’un transfert * Une version abrégée de ce texte est parue dans Lancelot, édition M. Séguy, colle c-

tion « Figures Mythiques », Autrement, Paris, 1996, pp. 101-123. 1 Cf. J. C. Huchet, « Écrire c’est effacer », Littérature médiévale et psychanalyse. Pour une clinique littéraire , op. cit., pp. 193-236. 109

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

de paternité auctoriale et d’une continuation interne au texte conservé par une partie de la tradition manuscrite. Dans l’épilogue du texte, un certain Godefroi de Leigni déclare avoir achevé La Charrette : Godefroiz de Leigni, li clers, A parfinee la charrete, Mes nus hom blasme ne l’an mete Se sor Crestien a ovré, Car ç’a li fet par le boen gré Crestien qui le comança. Tant en a fet des lors an ça ou Lanceloz fu anmurez, Tant con li contes est durez. (v. 7102-7110)

[Godefroi de Leigni, le clerc, a mené à terme « La Charrette », et que personne ne vienne l’en blâmer de Chrétien car il l’a fait avec l’assentiment de Chrétien qui la commença. Il l’entreprit à partir du moment où Lancelot venait d’être emmuré pour s’il a travaillé à la suite aller aussi loin que dure le récit.]

Pourquoi Chrétien se désintéressa-t-il du roman de Lancelot ? Pourquoi se lança-t-il dans l’aventure d’un autre récit, Le Chevalier au lion, dont la

fiction fut peut-être conduite parallèlement à celle du Chevalier de la Charette” si ce n’est pour tenter de résoudre dans le second les impasses du premier, pour mieux confier à un double le soin de dissimuler l’impossible achèvement du texte que l’ultime roman dévoilera ? Et comment ne pas référer le transfert implicite d’autorité scripturale mentionné dans l’épilogue au don de la « matiere » et du « san » par la comtesse de Champagne à Chrétien dont l’aveu est fait dès le prologue du roman : Del Chevalier de la Charrete Comance Crestiens son livre, Matiere et san li done et livre La contesse et il s’antremet De panser, que gueres n’i met Fors sa painne et s’antancïon. (v. 24-29) [Du Chevalier de la Charrette Chrétien commence son livre : la matière et le sens lui donne et livre la comtesse et lui y Consacre sa pensée, sans

rien ajouter d’autre que son travail et son application. ] —_—————————_——_——_—_—_—_——

? Les références au texte renvoient à l’édition fournie par C. Méla, Chrétien de Troyes. Le Chevalier de la C harrette, Paris, Le Livre de Poche, Hachette, 1990,

Sur les rapports entre les deux romans, cf. la synthèse d’E. Baumgar tner, Chrétien de Troyes. Yvain, Lancelot, la charrette et le lion, Paris, P.U.F., 1992. 110

LA LOI DE LA DAME ET LE RAVISSEMENT DU ROMAN

Là où les autres romans de Chrétien déclarent provenir d’une source littéraire, « d’un conte d’avanture » (Érec et Énide, v. 13)°, d’une « estoire[.…..] escrite [...] En un des livres de l’aumaire/Mon seignor saint Pere a Biauvez » (Cligés, v. 18-20)° ou d’un « livre » (Le Conte du Graal, v. 65), Le

Chevalier de la Charrette paraît le fruit d’une transmission féminine orale (« Matiere et san li done et livre/La contesse.…. », v. 26) qui confère au

troisième roman de Chrétien un statut d’exception : il est né d’une bouche de femme et s’est imposé au narrateur comme le discours de l’Autre. Où quêter la trace de cette féminité, la marque de cette altérité sinon dans la faille de l’inachèvement du roman, masquée par la continuation de Godefroi de Leigni qui opère un transfert d’autorité ? D'ailleurs l’écriture s’avère d’entrée placée sous le coup d’un ordre (« Puis que ma dame de Chanpaigne/Vialt que romans a feire anpraigne », v. 1-2) qui, faisant de la Dame le support de la Loi, ne scelle pas seulement une dette du roman à l’égard de la lyrique troubadouresque — dont la comtesse de Champagne, fille d’Aliénor d’Aquitaine et arrière-petite-fille du premier troubadour connu, serait la figure emblématique — mais invite aussi à déchiffrer le comportement de l’auteur dans l’itinéraire de Lancelot, assujetti lui aussi à la loi exorbitante de Guenièvre. Aussi, Lancelot, chevalier

parfait, amant exemplaire et pourtant failli d’avoir un instant reculé devant l’absolu de la dépendance amoureuse,

incarne-t-il le destin de l’œuvre,

délivrant ainsi d’un même pas du savoir sur le désir qui le transit et sur le désir d’écriture qui habite le clerc écrivain ?

1. « Ne jamais céder sur son désir »° Personnage sans nom, issu d’un ailleurs innommé, dépourvu des attaches lignagères qui, au moyen âge, confèrent l’identité, Lancelot paraît davantage jeté sur la scène romanesque qu’accueilli ou présenté par Chrétien de Troyes. Il n’est longtemps qu’un chevalier anonyme pour mieux incarner, toute honte bue, la chevalerie et prétendre ainsi à l’archétype. D’entrée, Lancelot se voit présenté comme

un héros en mouvement,

en

quête de la reine Guenièvre qu’un brutal a arrachée à la cour arthurienne

4 Édition M. Roques, CFMA, Paris, Champion, 1977. $ Édition A. Micha, CFMA, Paris, Champion, 1975.

6 La formule est de J. Lacan. Avouons d’entrée une autre dette : celle contractée à l'égard de C. Méla, cf. La Reine et le Graal, op. cit., pp. 257-323. 111

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

dont l’harmonie n’est jamais qu’une manière de sommeil narratif, une attente diffuse de l’événement, d’une violence narrative mettant en branle un

récit. Lancelot surgit dans le récit sur une monture fourbue, après que l’étrivière tachée de sang a invité à faire le deuil de la reine, dès que les signes d’une défaite se sont faits les signifiants de la perte de « La Femme ». L’extrême fatigue de son cheval (« duillant et las/Et pantoisant et tressué », v. 272-273), tombé mort dès que son cavalier l’eut abandonné, ne

signifie-t-il pas l’abandon d’une forme de fiction qui n’approche d’une vérité dérobée que par l’entremise d’un mythe collectif ? De même, Lancelot choisissant parmi les chevaux offerts par Gauvain non le meilleur mais le plus proche, n’ouvre-t-il pas le récit à une autre urgence et à une autre éthique : celles de l’absolu du désir dont la loi ne peut être interrogée qu’à travers l’itinéraire d’un sujet singulier et un mythe individuel ? Avant que les errances de Perceval ne conduisent sur les chemins obscurs où se dérobe l’objet du désir, l’itinéraire linéaire de Lancelot conduit au cœur de la vérité du sujet désirant. Vérité quêtée par l’entremise d’une illustration de l’aliénation subjective. Dans le roman de Chrétien de Troyes, l’attachement de Lancelot pour la reine est sans histoire, sans commencement ni fin ; il surgit avec le chevalier, déjà à l’acmé de son intensité, tra-

verse inentamé le roman, perdure au-delà du temps narratif, exemplaire, irréductible aux aléas d’un désir singulier et par là-même emblématique de l’essence du désir, presque inhumain dans son indéfectible constance. Femme d’un roi impuissant à défendre son bien, ou d’une figure paternelle faillie, Guenièvre, dans la pure tradition de la « fin’amor » troubadouresque, est une femme interdite que la violence de Méléagant a ravi en Gorre, dans l’Autre-monde, pour mieux l’installer à la place de cet Autre dont le retrait met en branle le récit et le chevalier qui lui adresse une demande dont l’insatisfaction dresse le lit de son désir. L’aliénation de Lancelot se mesure à l’aune de l’urgence qui le meut. À

la différence des chevaliers du Graal, il n’erre pas, dans l’attente incertaine

de l’événement qui fera du désir une rencontre : il est habité par un désir déjà là, qui est pure tension vers cet Autre lieu où la reine a été retirée. Chevalier pressé, Lancelot ne quête pas ; il se rue sur les obstacle s que le récit met Sur son chemin, enfreint les codes sociaux et moraux, ces redents Opposés au désir, monte sur la charrette d’infamie conduite par un nain sorti de l’Autre-monde quand son cheval exténué refuse de le porter (v. 320-377), n’éprouve de la honte qu’en prenant conscience que le délai mis à vaincre un chevalier le retarde dans le chemin entrepris vers la reine (v. 864-883), 112

LA LOI DE LA DAME ET LE RAVISSEMENT DU ROMAN

accorde le « couchier » à une pucelle, qui lui oppose les lois d’une hospitalité déjà digne de Klossowski, pour goûter un repos réparateur sans lequel il ne peut espérer triompher des embûches (v. 931-1280). Cette urgence dramatise l’aliénation de Lancelot ; elle presse, bouscule le récit, lui imprime un rythme tendu traduisant sa soumission àla loi du désir. La dépendance subjective se dit parfois au risque encouru par le corps, non dans la joute meurtrière du combat chevaleresque, mais lorsque le regard de Lancelot s’attache si intensément à la reine que le corps paraît désarrimé du monde. Il suffit que, dans le cadre de la fenêtre d’une tour,

vienne s’inscrire le spectacle d’un cortège, où la reine prisonnière se trouve conduite par un « granz chevalier » accompagné de trois pucelles escortant une bière où gît un chevalier mort, pour que le regard de Lancelot s’accroche à la scène, suive le cortège et invite le corps à basculer dans le

vide pour ne rien perdre de l’extrême plaisir de la contemplation : De l’esgarder onques ne fine Mot attentis, et molt li plot,

Au plus longuement que il pot. Et quant il ne la pot veoir, Si se vost jus lessier cheor Et trebuchiez aval son cors. (v. 563-567)

[I1 ne cesse pas de la suivre du regard tendu à l’extrême, elle lui plaît beaucoup, le plus longtemps qu’il put. Et quand il ne put plus la voir, il eut le désir de se laisser tomber, de laisser choir son corps dans le vide.]

Une main secourable empêchera Lancelot de choir de la fenêtre, de se perdre dans un fantasme qui lui ménageait la place du mort et lui offrait la bière occupée par le gisant, sans pour autant que le sens de la scène ne fût perçu par la pucelle et par Gauvain, l’un et l’autre croyant que Lancelot voulait se suicider quand il ne faisait que consentir à l'extrême conséquence de la dépendance subjective qui l’identifie. Un signe — un peigne abandonné auquel se sont pris quelques cheveux d’or de la reine — suffit à représenter la toute-puissance de la Dame qui fait « ploier » Lancelot lorsqu’il apprend de la bouche d’une pucelle que le peigne appartient à « la fame le roi Artu » (v. 1423), qui lui assène un coup lui mettant au « cuer tel dolor/que la parole et la color/Ot une grand piece

perdue » (v. 1435-1437). Hormis la nuit où elle se donne à Lancelot, la

reine s’absente du texte ; la Dame est ce retrait qui la fait Autre, afin qu’un 113

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

signe ou une parole la représente, afin qu’émerge l’inconsistance de ce qui gouverne le désir du chevalier. Au tournoi de Noauz, Lancelot se soumet à l’épreuve de la volonté de la reine. Celui qui impose par sa prouesse la loi des armes doit se mettre à l’épreuve d’une loi supérieure : celle du caprice de la Dame qui peut ordonner de se comporter « au noauz » (au pire), qui commande de se déprendre de la gloire pour goûter dans la défaite consentie le plaisir de la soumission, Car au terme de la honte une autre parole intime l’ordre de se comporter «au mialz » (au mieux), de redevenir ce qu’on était parce qu’on a accepté de se perdre. La Dame se réduit à ce couple de vocables opposés qui subsume pourtant l'intégralité du langage, la loi du langage qui scande les fluctuations de l’être du chevalier. Le désir de Lancelot n’est jamais que le désir de la Dame déchiffrable dans les ordres contradictoires passés par l'entremise d’une messagère. Grâce à l’obéissance du chevalier dissimulé derrière des armes vermeilles, à ce consentement au pire qui nie en lui la

chevalerie, la reine a reconnu Lancelot et le meilleur des chevaliers. Qu'il

faille ainsi se perdre pour se retrouver, pour montrer que le désir n’est que le désir de l’Autre perceptible à transformation d’un caprice en loi inexorable montre que le parcours de Lancelot est emblématique de l’aventure du sujet. Les pucelles en mal de mari, qui s’enchantent des prouesses du meilleur , s’affligent de son abaissement pour mieux goûter le plaisir de sa renaissance ; toutes le veulent pour époux mais ignorent néanmoins tout de la Loi à laquelle il convient d’obéir, car la vérité qui se cherche à travers l’expérience de Lancelot n’est pas partageable. En héros mythique, en héraut de la vérité approchée par le mythe, Lancelot naturalise en terres d’oïl et en terres romanesques le savoir décanté par la lyrique occitane sur l’aliénation subjective qui fait du désir la seule loi à laquelle, indéfectiblement , le chevalier se doit d’obéir. Dépendance et permanence constituent les maîtres mots du rapport de Lancelot à la reine. Aussi avenante soit-elle, aucune pucelle ne saurait le dérouter de la voie dans laquelle l’a engagé son désir. Mais pour rester à la

hauteur de ce désir, il convient parfois d’accepter de le nier, ou de le voir nier, partant de se voir nier. Paradoxalement, la fidélité à la reine conduit à

accepter le « couchier » avec la pucelle qui le lui réclam e en échange d’une hospitalité nécessaire à la poursuite de la reine emmen ée par son ravisseur, hospitalité que le devoir de chevalerie contraint à ne pas décliner. N’est-ce pas l’extrême du désir qui s’entrevoit dans ce sacrifice du désir, dans ce manquement à la fidélité que la reine pourrait reproc her à son amant ? Mais 114

LA LOI DE LA DAME ET LE RAVISSEMENT DU ROMAN

la douleur (« De l’otroier li cuers li dialt », v. 958) rachète déjà la faute à laquelle la parole a consenti sans que le corps y prenne part. La pucelle aura beau mettre en scène son propre viol, le spectacle de son ventre dénudé et forcé par un soudard, n’éveillera en Lancelot aucune concupiscence, seulement une « grant honte » (v. 1085) qui laisse émerger la contradiction dans laquelle il se trouve pris, écartelé qu’il est entre l’urgence d’un départ com-

mandé par le désir et le délai nécessaire à la punition des soudards et au respect de la promesse donnée : Dex, que pourrai ge feire ? Meëüz sui por si grant afeir Con por la reïne Guenievre. Ne doi mie avoir cuer de lievre Quant por li sui an ceste queste. Se Malvestiez son cuer me preste Et je son comandemant faz,

N'’ateindrai pas ce que je chaz, Honiz sui se je ci remaing. [...] Se la voie m’estoit delivre, Quele enor i avroie gié, Se cil me donoient congié De passer oltre sanz chalonge ? [...] Et je oi que ceste chestive Me prie merci molt sovant Et si m’apele de covant Et molt vilmant le me reproche» (v. 1097-1125)

[Mon Dieu, que puis-je faire ? Je me suis engagé dans une si noble cause, celle qui touche à la reine Guenièvre. Je ne dois pas montrer un cœur de lièvre quand je suis pour elle dans cette quête. Si Lâcheté me prête son cœur et que je sois à ses ordres, je n’atteindrai pas ce que je poursuis. Honte à moi si je renonce ici ! [...] Si j’avais la voie libre, où donc serait mon mérite si ceux-là me donnaient la liberté de passer outre sans opposition ? [...] J'entends cette malheureuse qui ne cesse de m’implorer, qui me somme de tenir ma promesse et m'adresse les plus honteux reproches.]

Le désir donne rapidement la victoire à Lancelot mais le laisse vaincu, impuissant (« Bel sanblant feire ne li puet », v. 1223) dans le lit de la pucelle. Il fallait donc cette épreuve pour qu’émergeât à la conscience le sens de ce qui l’animait et pour que l’auteur pût énoncer la signification de l’expérience de Lancelot : .… Car del cuer ne li muet. S’estoit ele molt bele et gente, Mes ne pleist mie n’atalante 115

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Quan qu’est bel, et gent a chascun. Li chevaliers n’a cuer que un

Et cil n’est mie ancor alui, Einz est comandez a autrui

Si qu’il nel puet aillors prester. (v. 1224-1231) [.. Le cœur n’y est pas. Elle était fort belle et avenante, mais est sans

attrait pour lui ce qui plaît et agrée à chacun. Le chevalier n’a qu’un cœur et encore n’est-il pas à lui, il l’a confié à autrui, aussi ne peut-il pas le prêter ailleurs. ]

La faute contre le désir est la vérité même du désir, un effet de l’aliénation qui le fonde, une invitation à vivre l’extrême conséquence de cette aliénation qui n’est jamais que l’autre nom du désir de l’Autre. L'épisode célèbre de la charrette d’infamie, dans laquelle Lancelot hésita à monter (« que maintenant sus ne sailli », v. 363) — infime retard apporté à la connaissance de la destinée de la reine — ne dit peut-être rien d’autre. Sans savoir que ce pas un temps suspendu s’avère la cause de sa disgrâce, Lancelot acceptera le diktat de la reine qui refuse de lui parler et

de lui accorder un regard : « Dame, certes, ce poise,/Ne je n’os demander

por coi » (v. 3963-3964). Son désir reste inentamé par le dédain qui le nie : Et Lanceloz jusqu’a l’antree Des ialz et del cuer la convoie, Mes as ialz fu corte la voie, Que trop estoit la chanbre pres” [F1] Li cuers qui plus est sire et mestre, Et de plus grant pooir assez, S’an est oltre aprés li passez, Et li oil sont remés defors, Plain de lermes, avoec le cors. (v. 3970-3980)

[Lancelot jusqu’à l’entrée l’accompagne des yeux et du cœur, mais le chemin parut bien court aux yeux car la chambre n’était pas très loin [...] Le cœur en plus grand seigneur et maître, et disposant d’un beaucoup plus grand pouvoir, a franchi le seuil derrière elle. Les yeux sont

restés à l’extérieur, pleins de larmes, avec le cœur.]

Le fin amant ne cède jamais sur son désir, dès lors même que la permanence du désir passe par la faillite et la négation du sujet soumis à l’absolu d’une loi dont l’altérité invite à la perte de soi pour mieux découvrir sa vérité dans le désir. 116

LA LOI DE LA DAME ET LE RAVISSEMENT DU ROMAN

La vérité du désir s’écrit à même le corps, en lettres de sang qui énoncent le don de soi à la Dame. Les stigmates du désir ne sont rien d’autre que les blessures que s’inflige Lancelot en franchissant le Pont de l’Épée fait d’« une espee forbie et blanche [...] forz et roide » (v. 3022-3024), « plus tranchanz que fauz » (v. 3101). Les plaies aux mains et aux pieds feraient assurément de Lancelot un nouveau Christ’ si le martyre de l’amant ne contenait en lui-même une jouissance qui en fait le prix: Mains et genolz et piez se blece, Mes tot le rasoage et sainne Amors qui le conduist et mainne,

Si li estoit a sofrir dolz.

(v. 3112-3115)

[I se blesse aux mains, aux genoux et aux pieds, mais Amour qui tout au long le guide lui verse un baume et tout entier le guérit ; il lui était doux de souffrir.]

La voie qui conduit à la Dame se transforme en chemin de croix, en con-

frontation avec l’absolu du désir. Les plaies de l’amant, comme celles du martyr, sont toujours prêtes à se rouvrir si elles permettent de franchir la barrière qui interdit l’objet du désir. Les blessures du Pont de l’Épée saignent à nouveau lorsque Lancelot s’emploie à desceller les barreaux de la tour qui lui interdisent l’intimité de la reine : As fers se prant et sache et tire Si que trestoz ploier les fet Et que fors de lor leus les tret,

Mes si estoit tranchanz li fers Que del doi mame jusqu’as ners La premiere once s’an creva, Et de l’autre doi se trancha La premerainne jointe tote,

Et del sanc qui jus an degote Ne des plaies nule ne sant Cil qui a autre chose antant. (v. 4636-4646)

[Il s’attaque aux fers, tire et tire, si bien qu’il parvient à tous les tordre et à les extraire de leur emplacement, mais leur arête était si tranchante qu’au petit doigt il s’entailla jusqu’aux nerfs la première phalange et se 7 Cf.J.

Ribard, Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette. Essai d'interpré-

tation symbolique, Paris, Nizet, 1972. 117

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

trancha du doigt voisin toute la première jointure, et il ne sent rien du sang qui goutte au sol ni d’aucune de ses blessures, son esprit est tendu vers autre chose.]

Les blessures ouvrent le chemin longtemps interdit de la Dame ; le sang versé est une offrande muette et nécessaire que récompense l’abandon de la reine. Mais la Dame ne s’approche que dans la crainte et le tremblement “le fin amant est un orant qui obéit à un rituel à travers lequel l’amour profane cherche sa vérité dans les règles qui informent l’élan religieux : Lancelot se prosterne au pied de l’autel dressé par le lit de la reine : Et puis vint au lit la reïne, Si l’aore et se li ancline, Car an nul cors sains ne croit tant (v. 4651-4653)

[puis il s’avance jusqu’au lit de la reine ; devant elle, il s’incline en adoration Car il ne croit pas autant aux plus saintes reliques.]

D'’essence religieuse, ce rituel provient néanmoins de l’héritage troubadouresque ; les gestes de Lancelot et de la reine obéissent aux étapes que la « fin’amor » a imposées à la satisfaction du désir, même si l’ordonn ance en paraît quelque peu bouleversée : l’adoration, l’accueil, les caresses, les baisers et l’étreinte (cf. 4654-4681}. Comme toute « mervoille » la jouissance, qui éclôt au terme du rituel, doit conserver son mystère et ne pas advenir au jour des mots (« Mes toz jorz iert par moi teüe », v. 4680). Et si cette jouissance, cette « joie », « des joies la plus eslite » (v. 4682), rappelle le « joy » des troubadours, n’est-ce Pas pour permettre au roman d’aller plus loin que la poésie dans le dévoilement de la vérité en faisant de la blessure la condition de la jouissance ? Ainsi donc la blessure et le sang versé constituent le tribut à payer pour jouir de la Dame, ce qui donne droit à la jouissance. Mais ce qui autorise une fois — et une seule (« Del rasambler n’est pas pris termes,/ce poise lui, mes ne puet estre », v. 4704-4705) — interdit peut-être à jamais. La blessure a amputé le doigt de Lancelot de « la premiere jointe » ; la coupure affecte certes la première phalange mais elle compromet surtout la « jointe », la conjonction, l’union des amants dans la mesure où elle ensanglante les draps de la reine, livrant à son insu des signes d’une faute qui risque de les séparer à jamais : ne RES MN RS ee. OR!

Nelli, L’érotique

des troubadours , 3° édition, Toulouse-Paris,

J. C. Huchet, L'Amour discourtois, op. cit., pp. 189-197 . 118

1984 &

LA LOI DE LA DAME ET LE RAVISSEMENT DU ROMAN

Droit vers le fenestre s’an torne, Mes de son sanc tant i remaint

Que li drap sont tachié et taint Del sanc qui cheï de ses doiz. (v. 4698-4701) [I se dirige droit vers la fenêtre, mais de son sang, du sang tombé de ses

doigts, il laisse tant que les draps en sont tachés et teints.]

Que ce sang en appelle à la mémoire littéraire, au sang versé par Tristan dans le lit d’Iseut, adultérant chez le romancier anglo-normand Béroul la

blancheur de la farine répandue par le nain Frocin pour surprendre les amants, donnerait à penser que cette blessure, sans cesse « crevée », repré-

sente le « mehaing » de l’homme et rouvre l’increvable question de la castration qui obère la jouissance qu’elle autorise. Le mot même de « mehaing » (v. 3133) est promis à une vie intertextuelle riche ; Chrétien le déclinera dans le Conte du Graal lorsqu'il évoquera le roi Pêcheur « mehaigniez sans faille » (v. 3510) « ferus d’un gavelot/Parmi les quisses ambesdeus » (v. 3512-3513), dont le « mehaing» fait pendant à celui qui affligea le père de Perceval « par mi les jambes navrez/Si que il mahaigna del cors » selon la version donnée par le manuscrit

de Guiot°. La blessure « entre les jambes » prive de la « virtus » qui, au moyen âge, fait le « vir » ; le « mehaing » est sexuel parce qu’il représente l’aporie qui hypothèque la sexualité. Le « mehaing » des mains de Lancelot en dit aussi long que l’entrejambe blessée du vieux roi Pêcheur ; il figure mieux encore la castration d’en révéler, au-delà de ce qui s’y connote

d’impuissance, le versant causal du désir et l’impossibilité qui affecte la jouissance. Pour s’en convaincre, il conviendrait de prendre à la lettre les déclinaisons de l’impossible qu’effectue le texte pour souligner la prouesse de Lancelot au Pont de l’épée : franchir la lame tranchante s’avère tout aussi impossible que « antrer/El vantre sa mere et renestre » (v. 3056-3057). Les blessures viennent signifier que cet interdit fondateur n’est pas transgressé en dépit de la prouesse de Lancelot, car la castration scelle l’impossibilité même du retour au ventre maternel, ce lieu à jamais Autre, dont toutes les figures de l’Autre déclinent l’impossibilité. Sur l’autre rive, au-delà de la

lame, s’agitaient « dui lyon forsené », laissant immédiatement surgir le fantasme d’un morcellement du corps : ° Édition F. Lecoy, CFMA, Paris, Champion, 2 vol., 1972-1975, v. 434-435.

119

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Poez vos savoir et cuidier Que cil dui lyon forsené, Qui dela sont anchaené, Que il ne vos tuent et sucent Le sanc des voinnes et manjucent La char et puis rungent les os ? (v. 3060-3065)

[Pouvez-vous concevoir et imaginer que ces deux lions furieux, qui sont enchaînés là-bas, ne vous tuent pas, ne sucent pas le sang de vos veines,

et ne mangent pas votre chair et puis ne rongent pas vos os ?]

Les blessures consenties protègent de cette dispersion, entendons que le corps se charge des maux qui guettent l’esprit et qu’il dispense de la folie ; l’épreuve franchie, les lions s’évanouissent, la bague magique de Lancelot,

autrefois léguée par la Dame du Lac (une mère de substitution comme le montrera le Lancelot en prose), révèle l’enchantement pour mieux souligner le risque imaginaire guettant qui, à la différence de Lancelot, refuserait de se soumettre à la castration. Lancelot approche au plus près de la vérité du désir, à savoir qu’elle demeure inséparable de la castration, qu’il est la castration même, l’acceptation d’une aliénation lisible sur le corps pour mieux signifier l’exil à soi et à l’Autre dont le désir est habité mais dont il ne veut rien savoir. La honte anticipe au plan subjectif ce que les blessures inscrivent sur le corps. Monter sur la charrette d’infamie à l’invite du nain, fût-ce après avoir marqué un instant d’hésitation et signifié par là son humanité, inaugure pour Lancelot un procès de désubjectivation qui, structurant la totalité du roman, ne cesse de rappeler la transcendance absolue de la loi de la Dame et la nécessaire aliénation à cette loi. Les quolibets et les marques de mépris constituent autant de blessures subjectives : Del chevalier que cil aporte Sor la charrete se mervoillent Les genz, mes mie nel consoillent,

Einz le huient petit et grant Et li veillart et li anfant

Parmi les rues a grant hui, S’ot molt li chevaliers de lui Vilenies et despit dire. (v. 403-409)

[La vue du chevalier que le nain mène dans la charrette étonne les gens,

mais loin de parler à voix basse, ils se mettent tous à le huer, petits et

grands, vieillards et enfants à grands cris parmi les rues, le chevalier

s’entend dire beaucoup d’injures et de paroles de mépris. ] 120

LA LOI DE LA DAME ET LE RAVISSEMENT DU ROMAN

S’offrir ainsi aux lazzis de la foule en transgressant un interdit n’est-ce pas déjà se comporter « au noauz », au pire, accepter de n’être rien, de haïr son être comme le dit le nain (v. 384), de se voir retrancher du monde ? N’être rien pour que la Dame soit tout, pour que l’absolu de sa féminité et de sa loi s’affirme dans la négation de soi. N’être rien pour devenir autre que ce l’on était. N’être rien qu’un chevalier (« Uns chevaliers sui », v. 1929), soumis à

la pire des hontes pour se voir appelé à l’honneur suprême de libérer les gens de Logres de leur captivité. N’être plus rien que le chevalier de la charrette, perdre ou taire son nom afin de s’entendre nommer par la reine, de renaître de la bouche de l’aimée et la voir apparaître enfin au regard: Quan Lanceloz s’oï nomer, Ne mist gaires a lui torner. Trestorne soi et voit amont La chose de trestot le mont Que plus desirroit a veoir (v. 3667-3673)

[Quand Lancelot s’entendit nommer, il fut prompt à se retourner. Il se retourne et voit là-haut celle qu’il désirait le plus au monde voir. ]

Avoir été « au noauz » pour montrer qu’on est le meilleur. Avoir été rejeté par la reine pour être enfin accueilli. L’avoir perdue et se savoir perdu en la croyant morte pour goûter l’indicible joie des retrouvailles. Autant d’étapes qui scrutent les différentes faces de la castration, scansions d’un

procès de désubjectivation constitutif de l’identité psychique. Grâce à Lancelot, la vérité approchée par la fiction médiévale résonne dans la modernité : perdant toute historicité, elle est la vérité même du mythe : celle de l’être sexué et parlant. Tenir son nom de l’Autre relève de la logique subjective, s’entendre nemmer par la Dame d’une fidélité extrême à la logique de la « fin’amor » des troubadours apprise par Chrétien de la bouche de la comtesse de Champagne. Au nom du père, se substitue le nom de la Dame”, le nom reçu de la Dame. La vassalité du clerc auteur à l’égard de la comtesse assure-t-elle néanmoins sans perte la transmission de l’héritage lyrique occitan au roman d’oïl ? L'apparition de la Dame dans le champ du regard de Lancelot nommé par la pucelle pétrifie le chevalier et l'extrait de la lice où il combat contre Méléagant :

” Cf. sur ce point J. C. Huchet, L'Amour discourtois, op. cit. & Le roman occitan médiéval, op. cit. 121

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Ne puis l’ore qu’il s’aparçut Ne se torna ne ne se mut Devers li ses ialz ne sa chiere, Einz se desfandoit par derriere. Et Meleaganz l’enchauçoit Totes voies plus qu’il pooit, Si est molt liez con cil qui panse C’or m’ait ja mes vers lui desfanse. (v. 3675-3682)

[Dès l’instant où il l’aperçut, il se figea et ne détourna plus d’elle ses yeux ni son visage. Plutôt se défendre par derrière. Cependant Méléagant le pressait toujours plus qu’il le pouvait, rempli de joie à la pensée qu’il ne peut plus se défendre] À la demande du roi Baudemagu, la reine suspendra heureusement le com-

bat. Le consentement de Guenièvre à la demande du roi est entendu par Lancelot comme un ordre qui, immédiatement, paralyse son bras, cependant que Méléagant continue de le presser. Prendre à la lettre la parole de la Dame ne va pas sans risques pour qui s’en veut l’absolu féal. Il conviendrait de lire dans la même perspective « l’esbahissement »i de Lancelot à la vue des cheveux de la reine oubliés dans le peigne (v. 13441499). L’extase est assurément à lire dans l’égarement de l’amant serrant dans sa chemise ces signifiants arrachés à la Dame, prisant davanta ge l’éclat doré de ces restes que tout l’or du monde. Jouissance allouée à l’extrêm e du désir lorsque l’amant se veut lui-même la chasse où conserver les reliques de la Dame. Mais la jouissance n’éclôt que sur fond d’une douleur non moins extrême, que sous le coup de la révélation de l’identité de la propriétaire des cheveux dont la beauté avait déjà fasciné le regard: Et cele dit : « Par ma foi, sire, De la fame le roi Artu. » Quant cil l’ot, n’a tant de vertu Que tot nel coveigne ploier, Par force l’estut apoier Devant a l’arçon de la sele. Et quant ce vit la dameisele, Si s’an mervoille et esbaïst, Qu'’ele cuida que il cheïst. S’ele ot peor, ne l’en blasmez,

Qu'’ele cuida qu’il fust pasmez.

RE © Cf. sur cette notion le chapitre 5.

LA LOI DE LA DAME ET LE RAVISSEMENT DU ROMAN

Si ert il, autant se valoit, Molt po de chose s’an failloit,

Qu'il avoit au cuer tel dolor Que la parole et la color Otune grant piece perdue. (v. 1422-1437) [« Sur ma foi, sire, répond-elle, de la femme du roi Arthur ». Quand

Lancelot l’entend, il n’a pas tant de courage que son corps ne s’affaise; il fut bien forcé de s’appuyer sur le pommeau de sa selle. En voyant cela, la demoiselle s’en émerveille et reste ébaïe. Elle pensa qu'il allait tomber. Si elle prit peur ne l’en blamez pas car elle crut qu’il s’était évanoui. C'était le cas, ou tout comme. Il s’en fallait de si peu. Il éprouvait une telle douleur au fond du cœur qu’il perdit un grand moment la parole et toutes couleurs.]

La Dame n’a pas ici de nom ou, plus exactement, son « nom » se résume à l'interdiction (« la fame le roi Artu ») qui transforme en Autre la femme

d’un autre. La brutalité de la violence condense subitement les affres antérieures du désir. Importe davantage néanmoins que l’éclipse du sujet reste appendue à une parole venue de la Dame et qu’elle se traduise par un silence dont le suspens d’un acte prendra le relais dans le premier combat contre Méléagant. La défaillance de Lancelot et le fait qu’il prenne à la lettre la parole émise par la reine se lisent comme des actes manqués, entendons des manques d’acte et des aveux déguisés d’une réticence de Chrétien devant la logique de la « fin’amor » que la comtesse de Champagne lui a intimé l’ordre d’acclimater au roman.

2. L’aventure du récit

Le prologue du roman est le miroir du récit ; il réfléchit dans le champ de l'écriture l'itinéraire du héros. Qui s’est montré attentif à la dépendance amoureuse de Lancelot ne manquera pas d’être frappé rétroactivement par la sujétion de Chrétien à l’égard de la comtesse de Champagne. Le prologue s’ouvre par un aveu d’obéissance qui dessaisit le clerc de la responsabilité du roman sur le point de s’écrire et place l'écriture sous l’autorité de la Dame :

Puis que ma dame de Chanpaigne Vialt que romans a feire anpraigne Je l’anprendrai molt volentiers Come cil qui est suens antiers De quanqu’il puet el monde feire. (v. 1-5) 123

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL ———_—_—_— _——_

[Puisque ma dame de Champagne veut que j’entreprenne de faire un roman, je l’entreprendrai très volontiers en homme qui lui est entièrement soumis pour tout ce qu’il peut entreprendre au monde.]

Comme le chevalier plaçant sa prouesse sous l’autorité de la reine, le clerc fait de l’écriture une sollicitation de la Dame à laquelle il ne saurait se déro-

ber. Écrire, c’est prêter sa plume à la voix de la Dame, laisser parler la

Dame en soi pour explorer dans le récit les multiples facettes d’une dépendance qui allégorise l’histoire d’amour du clerc et de son texte, l’aliénation d’un désir d’écrire sur lequel il ne conviendrait pas non plus de céder. Sitôt reconnue, cette dépendance se décline en aveux de modestie qui

constituent autant de pertes de souveraineté sur le texte et d’étapes, même

rapprochées, d’un procès de destitution subjective et auctoriale du sujet écrivant : Mes tant dirai ge que mialz oevre Ses comandemanz an ceste oevre

Que sans ne painne que g’i mete. Del Chevalier de la Charette Comance Crestiens son livre, Matiere et san li done et livre La contesse et il s’antremet

De panser, que gueres n’i met Fors sa painne et s’antancion. (v. 21-29)

[Mais je dirai qu’en cette œuvre son commandement œuvre bien davantage que ne le font ma sagesse et la peine que j'y mets. Du Chevalier de la Charrette Chrétien commence son livre ; la matière et le sens lui sont donnés par la comtesse et, lui, il y applique sa pensée, sans rien ajouter d’autre que son travail et son application.]

L’extrême modestie ne pourrait-elle se lire comme une forme de honte ? Laisser parler la Dame à travers soi n’est-ce pas accept er de n’être rien, ou si peu, n’être que cette tension vers la mise en forme de cette parole de

femme, n’être rien d’autre qu’un sujet écriva nt ?

Plus prosaïquement, elle pourrait se lire comme une précaution prise par le clerc, comme le souci de décliner toute respon sabilité quant à l’issue de l’entreprise en laissant entendre qu’il n’y a pas engagé l'essentiel (la « matiere » et le « san »). Bref, Chrétien ne se montre pas aussi fidèle

aux < comandemanz » de la comtesse que Lancel ot à ceux de la reine. Sinon, Comment expliquer qu’il abandonne Lancelot aux trois quarts du récit pour emboîter le pas d’Yvain et entreprendre un autre roman ?Étrange fidélité 124

LA LOI DE LA DAME ET LE RAVISSEMENT DU ROMAN

que celle qui ne va pas jusqu’à son terme. Preuve qu’il a cédé sur un désir qu’il ne parvint jamais à faire sien de le savoir, sous sa plume, voué à l’impasse dont l’emprisonnement de Lancelot dans la tour offre une métaphore. Si l’on en croit l’épilogue du Chevalier de la Charrette, Chrétien aban-

donne son roman là « ou Lanceloz fu anmurez » (v. 7109) soit, approximativement, à partir du vers 6108, lorsque Méléagant ordonne de bâtir une tour pour y emmurer son prisonnier. On ne saurait voir une simple coïncidence dans l’abandon du récit à l’instant où le héros se trouve retenu. À l'inverse,

le suspens de la narration prend acte de l’impasse narrative que la captivité du héros signifie. Pas plus que le héros ne parvient à s’extraire de sa geôle, Chrétien ne semble parvenir à sortir de la logique de son récit, emprisonné qu’il est par les « comandemanz » de la comtesse. La séquence complète de la captivité mériterait une relecture attentive à la lumière de la défection de Chrétien. La captivité de Lancelot illustre l’assujettissement à la parole de l’Autre, aussi bien dans l’accomplissement de l’ordre de combattre « a noauz » puis « au mielz » transmis par la reine, que dans la parole donnée à la femme du sénéchal. Certes, Lancelot est trompé et détenu par Méléagant, son rival aux armes et en amour, mais il est

surtout prisonnier de sa parole de revenir en sa prison courtoise donnée à sa gardienne qui lui a permis d’aller jouter au tournoi. Au retour, la simple captivité se transforme en réclusion définitive sans autre issue que la mort. Comment ne pas voir dans cet épisode une image de l’enfermement de Chrétien captif de la parole de la comtesse, de la « matiere » et du « san » transmis à l’orée du texte ? Le suspens du texte traduit le refus de l’assujettissement de l’écriture et de sa mort ; il libère de la parole de la Dame et permet que l'écriture renaisse ailleurs, dans un autre récit, sans autres « comandemanz » que le désir qui la porte. L'épisode de la captivité de Lancelot met le roman en abîme et met en perspective l’impasse qui le conduit à sa perte. Un nain y resurgit pour inviter Lancelot à le suivre là où il ne doit pas aller, comme autrefois il le pria de monter sur la charrette d’infamie. Au tournoi, où il combat sous des armes d'emprunt pour mieux donner à deviner à la reine son identité par son obéissance, il connaît à nouveau la honte lorsqu'il se comporte « a noauz » avant de recouvrer son excellence. Le récit ne se répète que pour marquer son impuissance à progresser, à combler l'attente du combat final avec Méléagant dont l'issue est connue de toute éternité. La perfection du héros assujetti à la Dame constitue une menace pour l’ordre chevaleresque dès lors qu’il en empêche la reproduction. Le tournoi 125

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

n’eut lieu que pour donner aux pucelles des maris, pour que le sort heureux des armes gage le bonheur des couples fondés sur la prouesse. Le triomphe de Lancelot frappe d’inanité les vœux des pucelles qui s’interdisent de placer leurs espérances conjugales en si haut lieu: Et les dameiseles disoient, Qui a mervoilles l’esgardoient, Que cil les tolt a marier Car tant ne s’osoient fier En lor biautez n’an lor richeces, N’an lor pooirs, n’an lor hauteces, Que por biautez ne por aavoir Deignast nule d’eles avoir Cil chevaliers, que trop est prouz. Et neporquant se font tex vouz Les plusors d’eles qu’eles dient Que s’an cestui ne se marient, Ne seront ouan mariees, N’a mari n’a seignor donees. (v. 5993-6006) [Les demoiselles disaient, tout en le regardant avec les yeux émerveillés, qu’il leur ôte tout espoir de mariage car elles n’osaient pas se fier à leur beauté, à leurs richesses, à leurs privilèges et à leur rang, au point d’en obtenir qu’il daigne pour sa beauté ou ses richesses épouser l’une d’elles, ce chevalier de trop grande valeur. Elles font néanmoins presque toutes le vœu suivant : sans mariage avec celui-ci elles ne seront pas mariées dans l’année ni données à un mari ni à un seigneur.]

Partant n’est-ce pas le roman, nuptial depuis l’origine ?, qui se voit menacé, dans l’incapacité de se reproduire et d’épouser, dans sa structure comme dans sa thématique, les intérêts sexuels et économiques des « juvenes », de la classe chevaleresque en quête de femmes et de fiefs ? Court-circ uitant la circulation sociale du désir, la perfection amoureuse et chevalere sque de Lancelot interrompt l’échange matrimonial et met le roman en impasse en le privant de la relation consubstantielle qu’il entretient avec son auditoire. Lorsque le roman se veut captif de la parole de la Dame, il devient inaudible, prisonnier d’un désir dont l’extrême perfection peut sembler inhumaine.

Ce qui importe s’écrit toujours à l’insu du prescripteur et du scribe du texte. Une preuve en est fournie par l’épisode du sang sur les draps de la FCITC. Méla, « Roman et merveilles », Précis d'histoi re littéraire du moyen

âge, direction D. Poirion, Paris, P.U.F., 1983, pp. 225-228 & J. C. Huchet, Le roman

médiéval, op. cit.

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LA LOI DE LA DAME ET LE RAVISSEMENT DU ROMAN

reine. Lancelot s’est blessé en descellant les barreaux de la prison de Guenièvre et s’est tranché d’un doigt « la premiere jointe tote » (v. 4643) ; ni durant leur étreinte ni à l’instant de la séparation, les amants n’ont pris garde au sang de la blessure de Lancelot qui a entaché les draps de la reine. Au matin, Méléagant découvre les traces sanglantes et les rapproche du sang qui souille le lit de Keu, le gardien blessé de la reine dont les plaies se sont rouvertes dans la nuit. Excipant des preuves sanglantes et refusant l’explication de la reine qui prétend avoir saigné du nez, Méléagant accuse Guenièvre

et Keu d’adultère; Lancelot disculpera Keu dans un combat

ajourné à la demande du roi Baudemagu. À l'évidence cette scène se souvient d’un épisode du corpus tristanien, dont le Tristan de Béroul a donné la version la plus aboutie et où une blessure de chasse de Tristan se rouvre dans le bond qu’il effectue pour rejoindre Yseut dans son lit et éviter de marcher sur la farine que le nain Frocin a répandue entre les deux lits en espérant que les pas de Tristan s’y imprimeront et fourniront au roi Marc la preuve de l’adultère. Le sang de Tristan a entaché les draps de la reine et maculé la farine lors du saut qu’il a effectué au retour, apportant ainsi le signe de la faute (v. 672-782). Rouge sur blanc, le sang fournit explicitement, dans les deux textes, l’« anseigne » d’une faute sexuelle. Dans le Tristan, l'écoulement du sang se donne pour une scène d’écriture ; la plaie « escrive », crève et écrit d’un

même jet une blessure masculine et un double saut, soit ce qui conjoint et sépare l’homme et la femme”. Enseignement dont se souvient Chrétien puisque Lancelot écrit sur les draps de la reine les « ansaignes bien veraies » de son « mehaing », les signes de la coupure d’une « jointe », de la perte d’une jointure qui fait image à la conjonction, à la « conjointure » disait Chrétien dans Érec et Énide (v. 14), de la reine et du chevalier. Il n’existe pas de signe de la « joie » partagée, pas d’« anseigne » de la conjonction amoureuse, seulement des signes de la disjonction des sexes. Rien

d’autre ne s’écrit que ce qui unissant sépare. La castration est le socle indépassable de l’écriture… Les flots de sang de la littérature du Graal ne cesseront de rappeler l’évidence de ce « mehaing » de l'espèce humaine. Dans le Chevalier de la charrette importe davantage la lecture que l'écriture des signes sanglants ; le « sanc » peut faire obstacle à la saisie du « san ». Deux interprétations, également fallacieuses mais de fonction diffé-

rente, obèrent la saisie de la vérité. La reine avance une interprétation réaliste — elle a saigné du nez dans son sommeil — qui s’appuie sur le bon sens 5 Cf. sur ce point J. C. Huchet, Tristan et le sang de l'écriture , op. cit., pp. 56-76. 127

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

pour dissimuler la vérité qui, ne sachant trouver de signe adéquat, reste illisible. Méléagant ne lit pas les signes sanglants; en les corrélant à d’autres signes similaires, dont la signification demeure pourtant différente, il substitue un autre texte au texte écrit et postule l’existence d’un autre scripteur (Keu à la place de Lancelot). Méléagant se laisse abuser par l’évidence des signes et par leur polysémie et manque ainsi la saisie de la vérité. Une part du « san » fuit comme le « sanc » ; il ne se résume pas à ses « anseignes », il serait même plutôt ce qui se dérobe sous ses « anseignes », ce qui demeure voilé sous le mensonge réaliste de la fiction ou le contenu manifeste du récit (« texte » de Guenièvre) et ce que manque l’interprétation hâtive et univoque des signes (« texte » de Méléagant). Aussi convient-il que le lecteur ou l’auditeur ne se laisse pas à son tour abuser par les signes du texte, qu’il ne prenne pas à la lettre le serment d’allégeance du prologue, qu’il sache entendre le sens de la captivité de Lancelot et le suspens du texte comme les « ansaignes bien veraies » de l’impossibilité de conduire à son terme un récit soufflé par la Dame, transcription dans le langage romanesque d’oïl de l’éthique et de l’érotique occitanes. On ne saurait manquer de relever la coïncidence entre la substitution d’un scripteur (d’un auteur) à un autre, supposée par l’interprétation abusive des signes sanglants opérée par Méléagant, et l’apparition à la fin du texte de Godefroi de Leigni, le clerc qui mit un terme à l’œuvre inachevée de Chrétien. Tout semble se passer comme si cette seconde signature se voulait un effet du texte, appelée davantage par la logique narrative que par la réalité d’un texte inachevé. D’ailleurs, Méléagant n’est pas seulement un lecteur trompé par les signes, c’est aussi un producteur de signes trompeurs. Il transmettra par un messager à la cour une lettre donnant à croire que Lancelot, qu’il retient captif, est auprès d’Arthur, libre et en pleine santé (v. 5237-5272) ; des « entresaignes » — qui font écho aux « ansaignes », aux

signes de sang — sont censées attester la véracité du contenu, avant que Gauvain ne perçoive le stratagème et révèle le mensonge de la lettre (« Et mes sire Gauvains lors primes/Sot que les letres fausses furent,/Qui les traïrent et deçurent », v. 5338-5338). Chrétien aurait-il ainsi, de manière anticipée, condamné Godefroi à occuper à son insu la position de Méléagant, à produire du faux et à tromper l’auditeur et le lecteur ? L’aveu de fidélité de l’épilogue (« sor Crestien a ovré ») — à mettre sur le même plan que celui du prologue — ne saurait totalement abuser. Godefroi continue Chrétien en le déconstruisant. Pour sortir Lancelot de la tour 128

LA LOI DE LA DAME ET LE RAVISSEMENT DU ROMAN

où l’a emmuré Méléagant, pour sortir le roman de l’impasse où il se trouve, il faut accomplir le geste de la pucelle tendant à Lancelot le pic pour ouvrir une brèche (v. 6619-6625), démolir en partie l’édifice, changer de perspective, changer de désir. Pour ce faire, il a fallu rebrousser le chemin narratif

suivi par Chrétien, ressusciter Lancelot en obtenant la tête Gauvain le soin de suppléer suivre la voie du Pont Evage

la pucelle qui avait contracté une dette envers d’un chevalier, puis envisager de confier à Lancelot dans le combat avec Méléagant et — la voie romanesque abandonnée par Chré-

tien —, donner à penser que la reine et Lancelot, de retour à la cour, connafî-

tront une nouvelle intimité (v. 6848-6853), exhumer l’intertextualité tristanienne en plaçant le combat final au pied d’une tour qui évoque l'Irlande, l’île d’où vint pour son malheur Iseut... bref en optant pour une logique autre que celle adoptée par Chrétien, en faisant curieusement silence sur le désir de Lancelot qui, dans son « planh » à l’intérieur de la tour, n’évoque pas la reine (v. 6468-6529). Trahison qui donne une curieuse résonance à l’aveu de fidélité de l’épilogue. Par le combat de Lancelot et de Méléagant, longtemps différé, souvent commencé jamais achevé, Godefroi entend mettre un terme au roman. Le

cadre du combat importe davantage que le combat lui-même, pure formalité narrative, accomplie en moins de cent vers (v. 7002-7086), dont l’issue était

connue de toute éternité. Sur la lande où il se déroule, trône un sycomore « plantez del tans Abel » (v. 6990), à l’ombre duquel vient s’asseoir Arthur. Cet arbre, que la tradition assimile au figuier d’ Égypte — l’arbre du Paradis“, appelle au sacrifice par la référenceà Abel, avatar du Christ. Sans doute consomme-t-il par avance la mort de Méléagant ; il immole aussi le texte de référence afin que puisse sourdre la « clere fontenele », la source claire d’une écriture nouvelle recueillant, en une parfaite alchimie, l’éclat de

l'argent du gravier (« Li graviers est et biax et genz,/Et clers con se ce fust argenz », v. 6993-6994) et la splendeur de l’or du conduit (« Et li tuiax [...]

De fin or esmeré et cuit », v. 6995-6996) qui fait courir l’eau dans la lande puis dans un vallon. À la relique, oubliée près d’une fontaine, du peigne d'ivoire doré et des cheveux « sors » de la reine, signifiant d’une irrémédia-

ble schize du sujet et de l’objet du désir, de l'écriture et du texte, Godefroi préfère le mariage de l’or et de l’argent, l’image d’« une molt bele conjointure » — dont parlait Érec et Énide — qui accomplit l’œuvre inachevée et le désir du maître champenois (« Car ç’a il fait par le boen gré/Crestien qui le comança », v. 7106-7107) et donne au texte un équilibre censé faire oublier

# Cf. C. Méla, Le Chevalier de la Charrette, éd. cit., p. 25. 129

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

la béance de son inachèvement (« Tant en a fet, n’i vialt plus metre/Ne moins, por le conte malmetre », v. 7111-7112). À l’orée du texte légué par Chrétien, Godefroi ajoute l’argent de sa continuation afin que l’« oevre » brille de tout son éclat. Pour retrouver son cours, l’écriture a dû se ressourcer, ouvrir un « pertuis » dans le texte reçu, le déconstruire et le clerc enga-

ger autrement sa « painne et s’antancion ». Et si, peut-être, il n’a pas touché à la « matiere », comment croire qu’il n’en a pas modifié le « san » sans se trouver appelé à la place de Gauvain et du barnage « deceï » par la lettre de Méléagant ?

En littérature il n’est pas de fidélité. Les aveux d’allégeance de Chrétien à l’égard de la comtesse de Champagne et de Godefroi vis-à-vis de Chrétien doivent faire l’objet d’un soupçon. L’un vit sa dépendance au pied de la lettre, jusqu’à ce qu’elle aboutisse à une impasse ; l’autre dissimule une rupture sous un serment de loyauté et la reconnaissance d’une filiation. La seule fidélité qui vaille est inconsciente, c’est celle que l’écrivain comme le

héros porte à son propre désir. Le désir de Chrétien ne saurait se confondre ni avec celui de la comtesse de Champagne ni avec celui Godefroi. Il épouse le destin de Lancelot jusqu’au point où il rencontre l’impasse qui le fonde et l’éternise dans le suspens de l’écriture. La continuation de Godefroi n’achève pas le roman de Chrétien ; l’or et l’argent peuvent se marier sans parvenir à faire oublier l’« anseigne » du sang sur les draps. La limpidité de l’écriture nouvelle ne dissipera jamais le mystère de l’écriture de sang et l’artificielle « conjointure » ne restaurera pas l'intégralité de la «jointe » coupée. Bientôt mêlé au sang du Graal, le sang de Lancelot continuera heureusement à couler dans la littérature arthurienne comme s’il était le cours même de l’énigme du désir et de l’écriture.

130

Écrire la sainteté’

La modernité critique — de Lacan! à J. N. d’être fascinée par la sainteté féminine, par le qui redoublent l’énigme d’une féminité qui ne pour l’homme qu’un excès. Dans l’affaissement

Vuarnet” — n’a pas cessé spectacle de ces extases saurait être autre chose de sainte Thérèse, saisi

par le ciseau du Bernin, J. Lacan voit ce qui ne saurait se dire : l’« autre

jouissance » qui spécifie la féminité. La sainteté féminine voir ; c’est pour l’homme

se donne à

une « histoire d’œil », une histoire de voyeur

traquant dans l’« expérience intérieure » (Bataille) l’image dont l’étrangeté fera croire au dévoilement de l’énigme de la femme. La culture médiévale nous inviterait à tourner notre œil inquisiteur vers les textes où la sainteté se cherche en se mettant à l’épreuve de la langue, cependant que la féminité se perd dans un fréquent dédoublement de l’énonciation lorsqu'un secrétaire prête sa voix à la sainte, ou lorsque la voix divine se fait entendre par la bouche de l’extasiée. Tournons-nous alors vers les plus modestes de ces mystiques mortes en odeur de sainteté, de ces bienheureuses et de ces saintes : celles

qu’a nourries l’Occitanie médiévale et qui ne sollicitent pas aussi spectaculairement la mémoire culturelle et religieuse que leurs homologues rhénanes ou italiennes.

Publié

en

catalan,

« Escriure

la santedat », Daina, n° 6, Valencia,

pp. 17-29. 1 J, Lacan, Le Séminaire. Livre XX. Encore., op. cit.

2 J,N. Vuarnet, Extases féminines, op. cit. 131

1989,

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

SE

RS

Les visions de Constance de Rabastens manquent de richesse plastique au regard des mondes d’images que déploient celles de la «< prophetessa teutonica », Hildegarde de Bingen (1098-1179). Il est vrai que le secrétaire qui les recueillit — le frileux Raimon de Sabagnac — ne montra ni l'enthousiasme ni le talent de Volmar à qui sainte Hildegarde livrait — en direct — les visions de son Scivias, ni l’impudique voyeurisme de frère Arnaldo à qui Angèle de Foligno (1249-1309) confiait les sublimes jouissances de son commerce avec Dieu. De même, l’empourprement des joues de sainte Douceline reste un bien timide signe d’extase à côté du voile de sang à travers lequel Catherine de Sienne (1347-1380) déchiffre le monde et presque timide son « Que c’est peu ! que c’est peu ! » comparé aux râles d’Angèle de Foligno pantelante sous la caresse divine. Ces saintes occitanes ne risquaient ni de captiver le pinceau de Sodoma et du Bernin ni de susciter l’érotique curiosité d’un Bataille. Ce manque de splendeur baroque (avant l’heure) n’est pas sans avantages : il dispense de cette fascination trouble pour une féminité en excès qui obère la perception de la sainteté et la transforme en une épreuve à laquelle s’avère soumise l'écriture venant buter sur un impos-

sible à dire, à dire notamment

l’absolue perfection

d’une

vie vouée

à

Dieu. La sainteté questionne surtout l’écriture parce qu’elle reste, au moyen âge plus qu’à toutes les autres époques, une expérie nce COrporelle, une expérience de jouissance qui scelle toujours plus ou moins une faillite du langage en ce qu’elle incarne ce qui lui résiste ou se veut son au-delà. Ce rapport du corps saint à l’écriture — en tant qu’il conduit à l’avènement d’un « corps textuel » peut être exploré à partir de la Vida de sainte Douceline et d’une série de textes, variés quant aux « genres » et à leur aire linguistique d’origine (du catalan au franco-provençal), évoquant des mystiques et des saintes, réelles (Constance de Rabastens, Marguerite d’Oingt) ou ayant joué un rôle important dans l’imaginaire occitan (sainte Foi d’Agen, sainte Énimie, sainte Pétronille et sainte Delphine).

1. Le corps saint Le plus souvent les saints médiévaux sont connus d’une Vie dont l’exemplarité fut telle qu’ell e mérita 132

grâce au récit d’être « monu-

ÉCRIRE LA SAINTETÉ

mentarisée » par l’écrit, d’abord en latin puis ensuite (parfois) en langue vernaculaire.

La « vie de saint » se veut,

au plan de l’écrit, un strict

équivalent de la relique ; elle est un reste, qui n’est pas sans rapport avec le corps, avec un corps pris dans une histoire. La sainteté s’inscrit toujours dans un « roman familial » (épousant parfois le cours du roman et de l'Histoire) qui l’explique et dont, à l’occasion, elle exhibe et à la fois rédime les dysfonctionnements, voire les déchirures. Ainsi, la naissance de sainte Foi d’Agen vient-elle récompenser le seigneur de la ville qui a rompu avec le paganisme (v. 65-75) ; la beauté tant physique que spirituelle de la pucelle, sa virginité triomphante et son martyre précoce constituent autant de signes des progrès du christianisme qui se déchiffrent dans l’évolution d’une histoire familiale. De même, la sainteté de Douceline de Digne se donne-t-elle d’entrée comme l’exemplification d’une piété familiale reflétant l’idéal franciscain de vie dans le siècle : Un homs fon de la ciutat de Dinha, grans e rix mercadiers,

le cals

avia nom Bereguier. Aquest ac moller per nom Huga, ques era de Barjols, femena de vertat. E amdui foron bons e drechuriers en la lei de Nostre Senhor. Vivian justamens e sancta en lur estament,

mens gardavan et azimplian los mandamens

e lial-

de Dieu ; car, am gran

pietat e am misericordia, los paures acullian, e.ls malautes e;Ls desaizats servian en lur hostal, [..]. Car vivian sanctamens, porteron

per la lur sanctitat doas grans lumieras a Nostre Senhor [..] : so es a

saber fraire Hugo de Dinha [..]. Li segona lumniera, non mens luzens per sanctitat de vida, fon ma dona sancta Doucelina de Dinha°

[Un homme de la cité de Digne, haut et riche marchand du nom de Bérenger, avait pour épouse une vraie chrétienne, Huguette, qui était de Barjols. Et tous deux, bons et droits selon la loi de Notre Seigneur, vivaient justement et saintement en leur état et accomplissaient fidèlement les commandements de Dieu. Ils faisaient accueil aux pauvres en grande pitié, servaient les malades et les déconfortés dans leur maison [..]. Vivant saintement, ils donnèrent par leur sainteté à Notre Seigneur deux grandes lumières qui resplendirent nuit et jour, à savoir : frère Hugues de Digne [..]. La seconde

lumière, non

moins rayonnante et sainte, ce fut madame Douceline de Digne...]

La sainteté de Douceline apparaît aussi comme une réponse sublimée à la destruction de la cellule familiale : la mort précoce de la mère qui

3 La Vie de sainte Douceline, éd. & trad. cit. 133

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

entraîne le départ pour Hyères, qui va la précipiter toujours davantage dans les bras de la Vierge — Mère de Dieu — la pousser à être elle-même la mère des béguines de Roubaut (« mayre de las domnas de Robaut ») comme

l’indique l’incipit de sa Vida), à être une mère aimante,

chari-

table et exemplaire, elle dont l’enfance paraît souffrir d’une carence maternelle. De cette initiale blessure témoigne la vision qui, comme un fantasme, vient répondre à son désir de fonder un ordre en lui indiquant le costume de celles qui se plieront à sa règle: ‘Ve vos que soptamens lur aparegron en la via dos humils donnas, ques eran d’un semblant, las quals anavan mot honestamens am vels

clars blancs de tela cubrent lur caras, ab mot gran honestat, e li ves-

tir eran tug negres. E menavan una petita que anava aissi con ellas [..] Adons totas tres ensems pauzeron los mantels que portavan sus lur caps, dizent : « Nos, feron cellas, em d’aquest orde que plas a Dieu ». E mostrant los vels que portavan,

dissero li : « Prin aisso e

sec nos ». E de mantenent deza paregron. (/bidem, p. 53)

[Voilà que tout d’un coup leur apparurent dans le chemin

bles dames, de mine semblable, d’allure très décente,

deux hum-

en vêtements

tout noirs, un voile de toile blanche couvrant pudiquement leur visage. Elles menaient une petite fille avec elles [..] Alors les trois ensemble, disposant sur leur tête la mante qu’elles portaient : « Nous sommes, firent-elles, de cet ordre qui plaît à Dieu ». Et montrant leur voile : « Prends ceci et suis-nous ». À l’instant elles disparurent.]

Dans la scène hallucinée, Douceline se trouve doublement représentée : sous les traits de la fillette protégée et sous le voile anonyme des figures protectrices et maternelles. Le désir insatisfait d’une mère s’y mue en désir d’« être mère » pour d’autres filles, et ce déplacement montre comment la satisfaction de l’exigence spirituelle de la future sainte vient aussi cicatriser la blessure issue de l’enfance. La mort du père, elle aussi prématurée, renforce le rôle du frère, Hugues de Digne, qui devient dès lors la figure tutélaire, dont le nom — Hugo -— conserve l’écho de celui de la mère — Huga de Barjols — et dont le carisme en fit un père spirituel pour Douceline et ses filles venues lui réclamer une règle pour vivre sous sa loi. Et il faudrait suivre dans le réseau métaphorique du texte de la Vida les effets équivoq ues de ces —————————

‘ Cf. CL Carozzi, « Une béguine joachimitte: Douceline sœur d’Hugues Digne », Cahiers Fanjeaux, n° 10, Toulouse, Privat, 1975, pp. 169-201. 134

de

ÉCRIRE LA SAINTETÉ

suppléances et de ces changements de place dans la structure familiale, pour voir notamment si ce n’est pas le feu de la prédication de frère Hugues, dont on nous dit qu’elle était « luzens e escalfans con le solels » [rayonnante et échauffante comme le soleil, p. 42], qui incendia originellement le corps de la sainte consumée par la charité (« Et ardia tota fuoc de caritat », p. 51). Ne faut-il pas encore en repérer les équivoques lueurs sur les joues empourprées, sur la « cara vermella e aflamada » (p. 134) de la sainte en extase ? Le corps de la sainte rend parfois visible les équivoques du « roman familial » à l’intérieur duquel il s’insère. Il conviendrait de s’interroger, par exemple, sur les motivations profondes qui poussent saint Pierre à renoncer un temps à son pouvoir d'accomplir des miracles et à laisser sa fille paralysée : Sanz Peire avia une filla qued avia nom Peironella, et era mout bella femena. E per la belleza qued avia, sainz Peire volc e sufferc qued agues una malautia qued hom appella paralisin°. [Saint Pierre avait une fille qui s’appelait Pétronille et était une très belle femme. À cause de sa beauté, saint Pierre voulut et souffrit qu’elle fut frappée d’une maladie qu’on appelle « paralysie »].

et à lui prêter un désir (« Car aisi li conven e li tain qued estia ») qui paraît n’être qu’un reflet de son propre désir de la tenir à l’écart du marché matrimonial pour mieux jouir seul de sa beauté. Désir qui la marque en son corps, mais aussi en son nom qui renvoie en écho le nom parternel (Peire/Peironella). La future sainte ne devra de recouvrer son intégrité corporelle qu’à une question indiscrète d’un disciple s’inquiétant que Pierre ne mette pas son pouvoir miraculeux au service de sa propre fille. La sainteté apparaît donc comme une histoire de famille, le produit d’une histoire familiale, dont le corps saint est, dans sa gloire ou son affliction, le signe. Aussi est-il déjà un corps textuel où se donne à lire le non-dit d’un « roman familial ».

Mais qu'est-ce qu’un corps saint ? C’est un corps plein, visant à maintenir une intégrité sans cesse menacée de l’extérieur. La virginité — consubstantielle à la sainteté féminine — est aussi une valeur chrétienne $ La Vie de sainte Pétronille, édition P. Meyer, Recueil d'anciens textes, p. 136. 135

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

essentielle, en ce qu’elle refuse l’effraction du corps et dénie la division

inhérente à la sexualité, mot dont l’étymologie (« sextus ») renvoie à la coupure et trouve sa plus juste illustration dans l’image platonicienne des androgynes punis et coupés en deux par les dieux. On trouverait une image de cet androgynat primitif dans le couple formé par sainte Delphine et son époux, l’un et l’autre restés chastes dans le mariage grâce à la substitution de la prière et de l’étude au commerce des corps : car aitan Can may parlavo essems et era la L a l’autre familiar, aytan may sentio nedeza de cor e de cor, e major segurtat a gardar

vergenitat. ‘

[car plus ils parlaient ensemble et devenaient familiers l’un de l’autre, plus ils sentaient la pureté de leur cœur et de leur corps et une plus grande sécurité en gardant leur virginité.] Le grand médecin marseillais Arnaut de Villeneuve,

averti du secret

de

leurs chastes nuits, n’hésitera pas, devant un aéropage pourtant averti, à leur inventer quelques défaillances corporelles (« defalhimens e enpedimens ») afin de justifier, auprès d’un lignage inquiet, la stérilité de leur couple. L’affection corporelle imaginaire, cautionnée par la médecine et le renom

du médecin,

n’a pas d’autre fonction que de tenir les

corps, le corps qu’ils forment en Dieu, éloignés de toute effraction sexuelle. La préservation de l'intégrité corporelle obéit parfois à une étrange dialectique, lorsqu’elle recourt notamment au secours de la maladie — atteinte au corps — pour préserver la virginité. Vouée par sa grande beauté à un mariage dont sa famille rappelle l'urgence, Énimie adresse à Dieu ses obsécrations : Senher Dieus, plen de gran dolsor, garda mon cors de dissonor,

que no.m puescha penre talen d’aquest deliech lait e puden, per so que tu.m pueschas aver Casta, munda al tieu plazer.’

‘ Éd. P. Meyer, op. cit. p. 46. 7 Bertrand de Marseille,

La vie de sainte Énimie, édition

Paris, Champion, 1970, v. 181-186.

136

C. Brunel,

CFMA,

ÉCRIRE LA SAINTETÉ

[Seigneur Dieu, plein de grande douceur, préserve mon corps du déshonneur afin que je ne puisse pas être saisie par le désir de ce plaisir laid et puant, afin que tu puisses me posséder chaste, pure, à ta guise. ]

Attentif, ce dernier lui donne la lèpre pour mieux écarter les prétendants ; il lui rendra plus tard un corps rayonnant de beauté, que le miracle d’une intégrité retrouvée tiendra à l’écart de toute menace sexuelle. Les macérations que s’infligent sainte Douceline : E tenia son cors destrechamens d’una corda nozada, qu’en luoga dels nos que s’eran encarnat eran soven li verme. (p. 49). [D'une corde nouée, elle ceignait son corps étroitement, si bien qu’à l’endroit où les nœuds s'étaient imprimés il y avait souvent de la vermine.]

s’inscrivent dans la même logique perverse : il s’agit de mater le corps en lui infligeant soi-même une atteinte destinée à maintenir fantastiquement une intégralité idéale, de rendre la chair impassible à la force de la division sexuelle. Aussi, le corps saint se veut-il un corps asexué. Douceline s’écarte dès l’enfance du commerce des hommes («E, sobre totas causa, fugia tota amistansa d’omes,e totals lurs paraulas »), ré-

serve prioritairement sa médiation miraculeuse aux enfants et aux femmes, s’impose et impose à ses filles un mode de vie qui fait vasciller en elles l’identité sexuelle : Lur conversasion era tota angelical, car vida d’angels tenian entre las gens; en tant que non semblava li lur gran puritat en conversacion ni manieras, de femenas ( p. 63).

[Leur conduite était toute angélique, elles tenaient parmi les hommes la vie des anges, au point que leur pureté, en paroles et en actes, ne semblait pas perfection de femme.]

Le corps saint est « hors sexe », aussi permet-il, en lieu et place de la jouissance sexuelle morcellante, de goûter la jouissance de l’extase qui, loin de diviser, permet l’union avec

l'époux christique

et déleste,

lors

des expériences de lévitation, le corps de son poids de chair pour célébrer l’avènement d’un « corps spirituel », d’un corps glorieux. Le miracle s’inscrit dans la même économie : il redonne au malade l’usage d’un corps amputé dans ses fonctions. Douceline guérit un enfant 137

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

sourd-muet dont le corps difforme est perclus de plaies et de maux ; la main qui restaure le corps affligé donne aussi vie dans une seconde naissance qui fait de Douceline une mère, elle qui n’en eut pas. L’odeur de sainteté n’est-ce pas, selon La Chanson de sainte Foi d'Agen, ce qui fait croître la vigueur du corps : Dolc’ e suauses lor olors, E qi la sent, pren l’en amors Et en sun corps creiss l’en vigor(s)f [Douce et suave est l’odeur, et qui la sent, il lui en prend amour et en son corps, il lui en croît vigueur.]

Toutefois, le corps

saint ne cesse

d’être menacé

de dispersion

et ne

conserve son intégrité qu’au prix d’un miracle. Après la mort de Douceline, son corps échappe de peu au dépeçage :

E agron gran paor lo cors santz destruissessan, e que entier de la maison de Robaut non lo poguessan traire. Car tot son vestir tallavan. [II gonelas li agron mes desus, que totas foron de mantenent talladas. ( pp. 220-221)

[Et l’on eut grand peur qu’ils ne missent en pièces le corps saint luimême et qu’on ne pôt le sortir entier de la maison de Roubaud. Car ils découpaient tous ses vêtements [..] trois gonelles qu’on lui mit successivement dessus furent taillées en pièces.]

Substitut métonymique du corps, les vêtements servent d’exutoire à une jouissance, fétichiste et morcellante, visant à l’appropriation du tout du Corps par la possession de l’une de ses parties. L’eau dans laquelle un doigt de la sainte a trempé possède autant de vertu miraculeuse que la main entière : l’enfant qui la but recouvra l’usage d’un corps jusque-là hydropique. L’étoffe invisible brodée d’or qu’un ange jette sur le corps nu de sainte Foi suppliciée nie par avance un morcellement du corps que la décapitation ne parvient pas à réaliser de manière satisfaisante (v. 368-369). Intégrité du corps saint retrouvée dans l’absence de putréfaction : La carn ol bon con plus madura; No i fez hanc verms neiss rasgadura. (v. 415-416)

* La Chanson

de sainte Foi d'Agen, édition

Champion, 1974, v. 479-481.

138

et traduction

A. Thomas,

Paris,

ÉCRIRE LA SAINTETÉ

[La chair a une odeur d’autant meilleure

qu’elle mûrit davantage

;

jamais ver n’y fit la moindre rayure.]

La sainteté féminine développe donc un imaginaire du corps du corps saint un corps paradoxal, un corps « spirituel >» qui échapper au morcellement et à acquérir une pérennité à laquelle texte littéraire permet d’accéder puisqu’il ménage une place langage.

qui fait vise à seul le dans le

2. Du corps saint au corps textuel En marges

des

«artes » du « frivium », la littérature

souvent développé, sous le voile d’une fiction, gage et l’écriture dont la modernité ne laisse duire. Les Vies de saint n’échappent pas à cette La Vie de sainte Énimie, mise en roman par x° siècle, interroge notamment le pouvoir de au langage ; elle prendrait place,

médiévale

a

une réflexion sur le lanpas de frapper et de sérègle. Bertrand de Marseille au désignation vraie imparti

à sa manière,

dans le débat scolasti-

que sur le réalisme et le nominalisme. Pour éviter une translation de ses restes en France,

la sainte

a de-

mandé avant sa mort qu’à côté de son tombeau — vierge de toute indication nominative — se dresse celui d’une de ses compagnes — appelée elle-aussi Énimie — sur lequel sera gravé le nom. Contre la volonté des nonnes gardiennes du sépulcre, Dagobert viole la sépulture portant le nom, croyant emporter la dépouille de sa sœur Énimie, il ne se saisit que de sa doublure (v. 1515-1520). Le nom n’apparaît pas comme un signe sûr («car per lo nom e pels escrichs/fo enganatz e escarnitz », v. 1703-1704) puisqu'il renvoie à deux corps différents ; il ne saurait sans faute désigner le corps saint, pas plus que le langage, dont il est le « senhal » (l’emblème), ne saurait exprimer la sainteté.

Le corps saint serait-il alors une épiphanie de l’impossible sur lequel bute le langage ? Ce serait oublier le pouvoir miraculeux de la fiction littéraire qui se charge de rédimer le défaut du langage en proposant une manière originale de motiver le signe en le transformant en loge du corps saint. Le rocher sur lequel s’assit Énimie conserve la marque de son COTps : la rocha un petit s’uberc e fes a la verge son loc on sezer € pauzar si poc. 139

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Et encar i pareis ses dec lo sans setis on ela sec, . lo loc del dos e del ladrier hy pot hom vezer, s’om lo quier; del cap e del col eyssamen yes lo locs entieyramen. (v. 536-544) [La roche s’ouvrit un peu et fit à la pucelle un lieu où elle put se poser et s’asseoir. Le saint siège où elle s’assit est encore

visible,

détérioration; si l’on cherche, on peut voir la marque

du dos et du

sans

flanc, ainsi que celle, entière, de la tête et du cou.]

Il s’y est imprimé totalement (« entieyramen »), donnant forme à un signe qui fige dans la pierre une intégrité corporelle idéale, réduite à l’épure de quelques courbes. Mieux que la relique, reste et fétiche, le signe pérennise la marque miraculeuse que le corps saint inscrit dans le monde. Nulle équivoque ne saurait entacher son interprétation, puisqu’au-delà du temps, l’auteur assure l’avoir vu (« que yeu que.us o dic o ay vist », v. 533) et lu.

Écrire la Vie de la sainte, n’est-ce pas aussi reparcourir l’avènement de ce signe dont la perfection hante une écriture rêvant d’une lisibilité et d’une plénitude équivalentes au corps devenu signe ? Ce signe, apte à faire oublier l’inadéquation des « voces » et des «res», des mots et des choses, fonde une économie signifiante ou les signes linguistiques s’avèrent enfin adéquats aux choses désignées : à l’endroit où la sainte

connut

à nouveau

la brûlure

du mal

(«on

abrazet

total

del mal »,

v. 670), on érigea un mas nommé « Branede» « per l’abrasamen » (v. 672), là où elle pensa verra le jour le hameau de Pessada (« car il s’i pesset », v. 676). Le nom conserve dans sa texture phonique le souvenir d’un miracle qui lui confère sa légitimité ; il signifie sans perte et dans le même temps commémore ; il se veut l’équivalent dans la langue du signe qui garde indéfectiblement la mémoire du Corps saint. Le parcours de la sainte est marqué par l’édification d’établissements religieux qui constituent autant de commémorations du pouvoir miraculeux de son corps. Comme le signe réduit à l’empreinte dans le rocher, un des monastères bénéficie d’un statut particulier : il est l’œuvre (« l’obra ») même

de la sainte, bâtie de ses mains, un prolon-

gement métonymique de son corps, l’œuvre en gésine dans laquelle l’auteur ne saurait manquer l’occasion de réfléchir (sur) sa propre création. Le diable, qui a pris corps de serpent ou de dragon, goûte un malin plaisir à ruiner le travail hebdomadaire de la sainte. Impuissa nte, elle 140

ÉCRIRE LA SAINTETÉ

recourt au service de l’évêque de Gavols qui marche contre le monstre armé de la seule croix. Le dragon se précipite dans sa fuite contre une roche qui se fend sous le choc ; la bête loge son corps monstrueux dans la fente (« fendedura ») — encore visible — avant d’en être chassée par le vindicatif évêque qui la pousse à se jeter dans le Tarn où un éboulement de rochers la brise puis la recouvre. Là où le corps saint vient incarner la plénitude, le corps diabolique s’avère voué à la dispersion, à être la dispersion même. Il représente le principe de dissémination à l’œuvre dans la création, la dissémination qui guette toute œuvre : le « mostier » comme la Vie de la sainte qui raconte son édification. La défaite du corps diabolique donne structure de fiction à l’exorcisme de l’entropie, au dépassement de l’impuissance créatrice nécessaire à l’avènement de l’écriture. Dans la victoire de l’évêque, l’écrivain contemple sa propre victoire sur lui-même, sur sa langue et sur son texte d’où il vient d’expulser tout ce qui s’opposait à ce qu’il devienne, comme le « mostier », le lieu d’accueil du corps sanctifié, un lieu de mémoire.

Le corps diabolique n’a pas d’équivalent sémiologique : la fente du rocher n’est que le signe d’une anticipation de sa brisure éminente, le signe d’un retrait et d’une inconsistance du corps diabolique qui n’est jamais qu’un corps d’emprunt. Seul s’« écrit » le meurtre, qui renvoie la Bête au chaos, à l’incréé, lorsque le vermeil de son sang macule le rocher, comme l’écriture manuscrite le parchemin, d’un signe toujours lisible («per senhal lo pot hom trobar », v. 1174), offert, grâce aux connotations du mot « trobar », à une trouvaille qui fait le « trobador », le troubadour, le « trouveur » de « cansos >» ou de « sirventes » mais aussi de « vidas », de « vies de saint ». À nouveau, mais dans un sens totalement inverse, la langue con-

serve

la cicatrice

« Sossic»

et la trace

de l'événement

(«le Pas du Souci»),

«pel

: le lieu

somcimen

s’appellera

del enimic»

(en

souvenir de l’engloutissement de l’Ennemi, v. 1260). Le nom ne renvoie plus l’écho sonore de l’événement mais donne à entendre le divorce des mots et des choses. Le diable est aussi une manière de situer l’inadéquation des « voces » et des «res », ce qui empêche la langue d’accueillir la marque du corps et le texte de lui prêter vie, voire de se faire la relique du corps saint. Le texte de la Vie de sainte, ou celui qui chante

son souvenir, tient

lieu de corps dans l’après coup de la mort. Une première version de la vie de Douceline scelle, après sa disparition, l’unité de la communauté 141

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

de béguines qu’elle a fondée. Réciproquement, l’indéfectible unité du corps saint vient emblématiser l’unité du texte. Ainsi, le corps de sainte Foi, imputrescible et doué d’une indivisibilité miraculeuse et invisible contredisant sa dispersion visible, représente la tension vers une unité supérieure d’un texte fictivement écartelé et dont les niveaux semblent obéir à des économies différentes : Canczon audi q’es bell ‘tresca, Que fo de razo Espanesca ; Non fo de paraula Grezesca Ne de lengua Serrazinesca. [..] Qui ben la diz a lei Francesca, Cuig me qe sos granz pros l’en cresca. (v. 14-22)

[J’entendis une chanson qui est belle en danse, qui fut de matière espagnole. Elle ne fut pas de parole (langue) grecque, ni de langue sarrasine [..]. Qui la dit bien, à la manière française, je crois qu’il lui en viendra grand profit.]

La langue

innommée,

parce

qu’innommable

(à l'instar du corps

saint), assure l’unité de la « canczon » et se trouve douée

de la même

fonction que le « palit ab aur batuz » invisible dont l’ange recouvre le corps supplicié puis décapité. Au-delà du temps, le texte maintient la fiction de l’intégrité du corps saint. La « canczon », ou la « vida », substitue

au COrps

saint

un

« corps

textuel » doté du même caractère immarescible et inaltérable. Les effluences roboratives qui émanent de la chair impustrescible («La carnz ol bon con plus madura », v. 415) ne réveillent-elles pas le souvenir de la douceur et de la suavité de la « canczon » (« Dolz’ e suaus es plus que bresca », v. 19) ? Le cœur de Marguerite d’Oingt (décédée en 1310) est plein de Jésus-

Christ tenant un livre ; il est le livre transformé en miroir (« Cit livros

fut dedinz assi com uns beauz mirors, et no hy aveit fors que due pa-

ges »)’, dont le texte qu’elle est en train d’écrire — le « Speculum » -,

capte l’image pour la réfléchir. Miroir de Dieu , le corps — réduit ici à sa partie noble — trouve dans le texte le miroir qui diffracte sa perfection dans l'éternité.

* Les Œuvres de Marguerite d'Oingt, édition A. Duraffou r, P. Gardette et P. Dur-

dilly, Paris, 1965, p. 94.

142

ÉCRIRE LA SAINTETÉ

Le texte qui immortalise le corps saint doit s’identifier totalement à lui en désubjectivant notamment son énonciation. Relatant ses expériences mystiques, Marguerite d’Oingt les attribue à une tierce personne innommée : je vos diroy, al plus briament que jo porroi, una grant cortesi que Nostre Sires a fait a una persona que jo conoisso non a pas mout de tens. (p. 90)

[je vous dirai, le plus brièvement que je pourrai, une grâce courtoise que Notre-Seigneur a faite, il y a peu de temps, à une personne de ma connaissance.]

L'auteur se dépouille de ses expériences au profit d’un tiers fictif, dont il recueille

la parole, dont il se fait le scribe. La sainteté

s’écrit rare-

ment de l’intérieur, elle suppose l’existence et la médiation d’un copiste recueillant la parole qui en émane comme le prolongement du corps. Si l’auteur se veut uniquement

scribe, le scribe

s’efface

complète-

ment derrière la parole qu’il reçoit. Raimon de Sabagnac, consignant les Révélations de Constance de Rabastens, évoque ses réticences à transcrire les visions de la mystique en parlant de lui à la troisième personne, à la non-personne :

[De même, tous les jours, lui arrivaient des choses comme auparavant ou plus encore. Mais son confesseur ne voulait rien écrire.] 2

Dès lors, rien ne s’oppose à ce que la parole sainte — qui noue le corps au langage — se trouve accueillie sans perte dans un texte. Cette désubjectivation de l’écriture de la sainteté s’inscrit certes dans les « topoi » d’humilité, elle n’en constitue pas moins une nécessité structurale visant à identifier le texte au corps saint ou à la parole qui en émane. D'autant plus que pour Raimon de Sabagnac, le corps de Constance de Rabastens se trouve traversé par la Voix, par la parole divine qui, ainsi, trouve à s’incarner. Aussi l’écriture n’a-t-elle plus qu’à localiser cette parole et à la recueillir au style direct : [Aussi, le lundi 13 avril, dans la chapelle Complies

de saint Jacques

où elle était en prières, elle fut ravie et la Voix

après lui dit

« Sache qu’une grande rumeur se dresse contre toi... », p. 5] 0 Citation dans J. P. Hiver Bérenguier, Constance de Rabastens mystique de Dieu

ou de Gaston Fébus ?, Toulouse, Privat, 1984. 143

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Par la médiation du corps saint, le texte prête corps à la parole divine qu’il recueille.

La culture occitane du moyen âge a conservé la mémoire de saintes dans des textes dont la diversité formelle apparente vient signifier au lecteur moderne que la sainteté, si elle fut et reste une expérience spirituelle, n’en fut pas moins une mise à l’épreuve de l’écriture, convoquant toutes les ressources d’une langue d’oc, affinée à la même époque par les troubadours avec la subtilité que l’on sait, pour faire du texte un équivalent du corps saint échappant miraculeusement aux lois de la chair et y trouver une image de sa propre perfection. Et ce miracle en vaut bien d’autres, qu’on le verse au crédit de Dieu ou de l’écriture !

144

Les déserts du roman médiéval*

À l’orée de l’époque littéraire, le « roman » n’est encore qu’une langue, la langue de «illitterati », de « cil qui n’entendent la letre», de ceux qui ignorent le latin, et pour qui il faut en « romanz metre ». Ce geste « humaniste » vise à faire connaître ce qui reste de la textualité antique; le roman est d’abord « antique » (cf. le Roman de Thèbes, l’Énéas, le Roman de Troie), comme la « matière » qu’il tire de l’oubli.

Conçue comme « translatio », l’écriture romane(sque) s’avère génératrice d’anonymat ; elle oblige l’auteur-traducteur à s’effacer derrière le texte tuteur dont l’« auctoritas » se trouve ainsi confortée. Qui fut ce Chrétien de Troyes qui «les comandemanz d’Ovide/Et l’art d’amors en romans mist »? Nul ne le saura jamais puisque aucun témoignage ne permet de dessiner l’ombre d’un référent au nom qui, dans l’« explicit » revendique la paternité du texte (« Ci fenist l’uevre Crestien/Explycyt li romans de Cligés »). Dans le temps qu’il signe sa disparition d’une promesse de fidélité à l'original, l’auteur-traducteur éternise sa présence, à jamais dissimulée derrière une série d’ajouts qui viennent parasiter la «translatio », et dont Benoît de Sainte-Maure n’hésite pas à faire l’aveu : Le latin sivrai e la letre, Nule autre rien n’i voudrait metre,

S’ensi non com jol truis escrit. Ne di mie qu'aucun bon dit

* Paru dans Littérature, n° 60, Paris, Larousse, 1985, pp. 271-290. 1 Le Roman de Troie

de Benoît de Sainte

Maure,

édition L. Constans,

Paris, 6 vol. 1903-1909, v. 36-37. ? Jigés, édition A. Micha, CFMA, Paris, Champion, 1975, v. 2-3. 145

SATF,

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Ni mete, se faire le sai, Mais la matire en ensivrai. (Le Roman de Troie, v. 139-144)

[Je suivrai le latin et la lettre et je n’ajouterai rien à ce que je trouve écrit. Je ne dis pas je n’y ajouterai pas quelque beau discours si j’en ai le talent, mais je suivrai la matière du texte.]

Le roman, en tant que genre, naît de ce surplus qui trame le voile derrière lequel l’auteur-traducteur se masque et ne cesse de faire signe. Avec l’introduction de la « matière de Bretagne » et l’avènement du « roman breton » (romans de Tristan, romans de Chrétien de Troyes..….), l’écriture romanesque cesse d’être «stricto sensu», « translatio », même si elle continue à maintenir la fiction d’un texte tuteur, dont elle émanerait, chargé de soutenir l’« auctoritas » de l’œuvre nouvelle. Ce

mouvement d’affranchissement s’accompagne d’un désir de faire comparaître sur la scène du récit l’auteur occulté, sans pour autant lever son anonymat et, dans le même temps, de la volonté de donner à voir, dans le cours de la fiction, les mécanismes

d’un fonctionnement

textuel nou-

veau. L’auteur aimera à se représenter au travail, à travers un double qui dévoilera les arcanes d’une écriture complexe et dans lequel le roman trouvera l’occasion de réfléchir sa propre théorie. Tel Béroul, auteur d’un roman de Tristan (vers 1190), dans cet ermite que Tristan et Iseut trouvent lisant « les profecies de l’escrit », avant de le voir saisir « pene et enque et parchemin » pour conter l’histoire de leurs amours’. L’ermite personnifierait-il une réflexion sur l’écriture ? Très tôt figure littéraire, l’ermite hante, dès le xIf siècle,

tous les

genres narratifs en langue vernaculaire : la chanson de geste’, le lai’, le fabliau‘; il reste néanmoins un personnage essentiellement romanesque.

* Béroul, Le Roman de Tristan, édition E. Muret, CFMA,

Paris, Champion,

1969, v. 2360-2400. # Cf. Le Moniage Guillaume, édition W. Cloetta, SATF, Paris, 2 vol. 1906-1910, EL v. 820-934 & IL, v. 2090-2796 ; Raoul de Cambrai, édition P. Meyer et A. Longon, SATF, Paris, 1882, v. 8726 et sq. ; Girart de Roussillo n, éd. M. Hackett, SATF, Paris, 1953-1955, v. 7407-7412 & 7416-7520. $ Cf. entre autres « Eliduc », Les lais de Marie de France, édition J. Rychner,

CFMA, Paris, Champion, 1977, v. 889-895.

$ Cf. «De Frere Denise»,

Œuvres complètes de Rutebeuf, édition E. Faral,

Paris, 1977, t. 2, v. 1-3. Dans l’esprit du fabliau, cf. les allusions du Roman de Renart : Branche IX, v. 8879-8884, branche XIV, v. 14405-14408, branche ER v. 4620, branche VIII, v. 7559-7560, branche XII, v. 1319 8, branche IIL, v. 50005002.

146

LES DÉSERTS DU ROMAN MÉDIÉVAL

Faut-il voir dans cette présence soutenue un reflet du développement du mouvement érémitique dans l’Occident médiéval qui, au lendemain de la réforme grégorienne, traduisit une exigence spirituelle plus grande’ ? Paradoxalement,

le nombre des ermites croît dans le roman

(le Lan-

celot en prose n’en compte pas moins de vingt) dans le temps (début du xI° siècle) où le mouvement érémitique marque le pas et reflue, faisant place à d’autres formes de spiritualité mieux adaptées à l’essor urbain, et dont les ordres mendiants (franciscains et dominicains) furent les ardents propagandistes. C’est donc moins à l’histoire qu’aux textes où

apparaissent les ermites qu’il faut demander les raisons de leur promotion romanesque. Perdu dans la solitude de la forêt, l’ermite entrecoupe son dialogue permanent avec Dieu d’un travail de copie auquel l’oblige la règle de saint Benoît sur le travail manuel. Homme de prière, l’ermite est aussi l’homme

du livre et de l’écriture,

mais

d’une

écriture

à prendre tout

autant dans son sens matériel que dans celui de conception et de réalisation de l’œuvre dans laquelle il apparaît.

1. Les chemins de la parole Perdu dans les profondeurs de la forêt, l’ermitage où se terre le saint homme délimite au cœur de la sauvagerie une aire de sociabilité. Guillaume

d'Orange doit, avant de s’installer dans

un « désert », faire

place nette de la vermine qui y grouille : La desertine fait mout a redouter,

Car de serpens i ot a grans plentés, Bos et culuevres e serpentiaus crestés, Et grans laisardes et lais crapaux enflés. En cel desert est Guillaume remés. (Moniage Guillaume, I, v. 2480-2484)

[Ce désert fait naître une grande peur car il est infesté de serpents de grande taille, de couleuvres, de dragons, de lézards gigantesques, d’horribles crapauds enflés ; en ce lieu est resté Guillaume.]

7 Sur l’aspect historique de l’érémitisme, cf. P. T. Anson, Partir au désert. Vingt siècles d’érémitisme, Paris, 1967 et l’ouvrage

collectif,

L'Eremitismo

in Occi-

dente nei secoli XI e XII, Milan, 1965 et tout particulièrement : A. M. Finoli, « La figura dell’eremita nella letteratura antico francese », pp. 581-591. 147

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Ce bestiaire, plus fantastique que réel, ressuscite dans la forêt du xIf siècle, ou dans les îles perdues du monde anglo-normand, des monstres qui vinrent hanter les premiers pères (Pacome, Antoine...) des déserts de Haute-Égypte. Ainsi ce Paul Ermite du Voyage de saint Brandan, vêtu de ses seuls poils, qui ramène, à travers les fantasmagories bretonnes, au père putatif de l’érémitisme : saint Paulf. Dans l’imaginaire médiéval, la forêt se doit d’égaler les déserts de Haute-Égypte. La première tâche du pénitent ayant choisi de vivre à l’écart du monde consiste à essarter, à gagner sur la forêt afin d’inscrire dans ces trouées des flots de sociabilité dont l’ermitage deviendra le pôle. Yvain, après qu’un « torbeillon » de folie lui a monté à la tête, erre jusqu’à ce : c’une maison a un hermite trova, molt basse et molt petite ;

et li hermites essartoit. [qu’il trouve la maison, petite et basse, d’un ermite; l’ermite essartait.]

Yvain est redevenu un « homme sauvage », bête parmi les bêtes, identiques à celles que « par le bois agueite » et « ocit » (v. 2826-2827). En témoigne sa nudité, empêchant un temps la dame de Noroison de reconnaître en l’« ome nu » le preux dont le renom enchanta autrefois son oreille. La nudité permet à l’ermite de saisir « qu’il n’ert mie an son san

del tot » (v. 2836). Folie, nudité et Sauvagerie

s’équivalent; l’ermitage

leur assigne une limite. Yvain va y redécouvrir sa propre humanité, grâce à la charité de l’ermite mettant à sa disposition du mauvais pain et de la « porrete » ; dans le même temps, il y réapprendra les règles élémentaires de toute sociabilité par l’entremise d’un échange de gibier avec le « preu dome » qui autorise un passage du « cru » («et se man-

jue/la venison trestote crue », v. 2828) au « cuit » («et si metoit/asez

de venison cuire », v. 2870-2871)", Cet échange

restreint embraye

sur

——_—_—_———_—_—_—_—_——…—

L Benedeit,

v. 1505-1552.

Le Voyage de saint Brandan, édition

J. Short, Paris,

* Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, éd. cit., v. 2831-2833.

10/18,

1984,

° Sur ce passage, cf. J. Le Goff et P. Vidal-Naquet, « Lévi-Strauss en Brocéliande », Claude Lévi-Strauss, Paris, 1979, pp. 275-319 & D. Régnier-Bohler, « Exil et retour : la nourriture des origines », Médiév ales, 5, Paris, 1983, pp. 67-

80.

148

LES DÉSERTS DU ROMAN MÉDIÉVAL

un échange plus large, réglé par la circulation des marchandises entre la forêt et la société : pour nourrir le sauvage, l’ermite doit commercer : Et li boens hoem estoit en painne de cuir vandre et d’acheter pain d’orge, et de soigle sanz levain. (v. 2878-2880) [Le bonhomme se mettait en peine de vendre des peaux pour acheter du pain d’orge et de seigle sans levain.]

Le flux des marchandises n’inscrit pas seulement des signes, il les articule en système de différences (forêt versus ermitage, sauvagerie versus ermitage, cuir versus pain, cru versus cuit), il construit des paradigmes élémentaires définissant une combinatoire, voire un langage. La forêt est le monde du silence, le désert de la parole; la nudité et la mutité constituent les deux faces d’un même procès d’exclusion sociale. Ses vêtements dépouillés, le Bisclavret de Marie de France se transforme en loup-garou et se retranche de la communauté pour errer, muet, par la « gaudine », loin de la cour. En retrouvant sa « vesture », il

quitte la « semblance de beste »; le voilà rendu à son humanité, langage et aux fastes d’une cour qui se donne pour la métaphore

au de

toute société. Strictement contemporaines, perte de la parole et perte du sens s’équivalent dans l’expérience d’Y vain : Y vain respondre ne li puet, que sans et parole li faut. (Le Chevalier au lion, v. 2776-2777)

[Yvain ne peut pas lui répondre car le sens et la parole lui manquent.]

Elles anticipent la fuite vers la forêt où elles prendront leur signification d’exclusion sociale. Symptomatiquement, dans le Tristan de Béroul, les amants, à l’intérieur de la forêt, s’abîment

dans le silence ; il n’est pas

jusqu’au chien Husdent qui ne renonce au cri («il laisast cri por silence », v. 1595) ; lorsqu'ils reprennent enfin la parole, ne confessent-ils pas leur volonté de rejoindre le monde (v. 2200-2288) ? À l’ermitage, le silence se déchire, la parole résonne à nouveau pour l’exclu; l’errance forestière conduit toujours à emprunter le chemin où se tient l’ermite, à faire la rencontre

de la parole dont il est le porteur.

1 « Bisclavret », Les Lais de Marie de France, op. cit., v. 275-304. 149

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Ogrin rompt le silence dans lequel se sont enfermés les amants de Cornouailles. Lors de leur première venue à sa cabane (v. 1361-1423), il n’est que parole (cf. l’itération du verbe « dire »). Parole nommante qui arrache Tristan à l’anonymat de la forêt (v. 1369) et le rend à lui-même. Parole qui appelle la parole de l’autre, le force à habiter de nouveau le langage en l’obligeant au dialogue. Même si le sens de cette parole demeure encore inaudible, elle n’en fraie pas moins souterrainement la voie de la vérité suscitant, ultérieurement,

le désir d’une

réintégration

sociale dont l’ermite se fera l’agent. L’ermitage se donne pour le lieu où sociabilité et langage se confondent, le lieu où le lien social découvre sa dimension de parole. Lieu structural où le personnage doit advenir au cours (ou au terme) de son errance

et le roman

revenir comme

à sa

source. L’ermitage ne peut rester vacant ; vide ou déserté par la mort de son

occupant, le ou les héros sont censés y venir accomplir leur pénitence. Dans le Moniage Guillaume, Guillaume se voit intimer l’ordre par un ange d’aller prendre la place d’un ermite décédé : Monte, si Va, sans plus delaier, Droit es desers encoste Monpellier;

[..]

Ainc crestiens n’i estut jor entier, Fors un hermite qui mourut avant ier,

Sel detrenchierent Sarrasin pautonier. La trouveras habitacle

et moustier;

Hermites soies, que Dex l’a prononcié. (Moniage Guillaume, I, v. 828-835)

[Monte et va sans plus tarder droit à ce désert près de Montpellier

[..] Jamais chrétien n’y resta un jour entier, sauf un ermite qui mou-

rut avant-hier. Des marins sarrasins l’ont mis en pièces. Tu trouveras

là-bas une cabane et une chapelle ; deviens ermite, Dieu l’a voulu.]

Lancelot achève ses jours en pénitence trangié de toutes genz »?; lui mort, comme

dans un ermitage « assez esBohoort occupera l’ermitage

Bleobleris l’avait fait, avant la venue de Lancelot, à la mort de

l’ermite (pp. 203 & 263). De même,

dans la Queste del Saint Graal,

Perceval, Galaad mort, « se rendi en un hermitage defors la cité, si prist

dras de religion [...] Un an et trois jorz vesqui Perceval en l’ermitage, et

© La Mort le roi Artu, édition J. Frappier, Paris-Genève,

150

3° éd., 1964, p. 258.

LES DÉSERTS DU ROMAN MÉDIÉVAL

lors trespassa del siegle »*. Fins pieuses et édifiantes, à la mesure des péchés qui firent les délices et les souffrances de leurs vies ? Pas seulement. Si l’ermitage ne peut rester vacant, c’est qu’il figure le lieu de recel de la vérité, le lieu où la vérité parle. La voix de l’ermite devient par là même la voix de la vérité. Pour le chevalier, venir à l’ermitage équivaut donc à advenir à la vérité, à sa vérité, quand les voiles du

péché se déchirent et que le désir change d’objet. La vérité concerne au premier chef le personnage; la parole de l’ermite le rend à cette part de lui-même qu’il ne connaissait pas et qui pesait pourtant de tout son poids sur ses actes et sur sa vie. Ogrin révèle à Tristan et à Yseut l’exclusion dont les a frappés Marc et le danger qui les guette (Béroul, v. 1369-1376). Perceval apprend de la bouche de l’ermite qu’il a commis une faute («Frere molt t’a neü/Uns pechiez dont tu ne sez mot »“) ; quelques instants plus tard, il en découvrira la

nature : Ce fu li doels que ta mere ot De toi quant departis de li, Que pasmee a terre chaï Al chief del pont devant la porte, Et de cel doel fu ele morte. (v. 6394-6398)

[Ce fut le chagrin que ta mère éprouva à cause de toi quand tu la quittas; elle tomba à terre évanouie au bout du pont devant la porte ; elle mourut de ce chagrin.]

Dans le même temps, se dévoile la raison pour laquelle il resta muet au château du Graal (« Pechiez la langue te trencha », v. 6409) et rien «ne demandas/De la lance ne del graal » (v. 6399-6400). Le péché et le silence constituent le passage obligé de la parole; par la bouche de l’ermite, Perceval découvre le chemin qu’il lui fallait parcourir pour parler, ainsi que la nécessité d’une mort levant l’hypothèque inces-

tueuse pesant sur son désir et empêchant son retour au manoir maternel. Un des versants de la vérité révélée par l’ermite portait au jour ce

qui, du côté maternel, faisait obstacle à la parole ; l’autre versant dresse

les coordonnées de son articulation. L’ermite permet à Perceval de découvrir la parenté le reliant aux mystères du Graal et de ses servants : 5 Édition A. Pauphilet, CFMA, Paris, Champion,

1978, p. 279.

# Le Roman de Perceval ou le Conte du Graal, éd. cit., v. 6391-6392. 151

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL Cil qui l’en en sert est mes frere, Ma suer et soe fu ta mere; Et del riche Pescheor croi Qu'il est fix a icelui roi Qu'en cel graal servir se fait. (v. 6415-6419) [Celui à qui on le sert est mon frère, ta mère

est ma sœur, la sienne,

ainsi que celle du riche roi Pêcheur qui est le fils de celui qui se fait servir dans ce graal.]

Dans cette lignée de mâles nouée par les femmes, Perceval découvre, en la personne de l’ermite, un oncle maternel appelé à la place d’un père « par mi les jambes navrez »", comme le « Riche Pescheor » son

oncle, dont la mort fut contée par la mère à l’orée du roman (v. 416483). En ce tournant du récit, la parole de l’ermite construit un substitut

de la fonction paternelle, là où le discours de la mère célébrait un effondrement morbide de la parenté. À la place du « Nom-du-Père », dont

le défaut tranche la langue, l’oncle ermite fait résonner, oreille de Perceval, les « Noms de Dieu »" :

à la seule

Une oroison dedens l’oreille,

Si li ferma tant qu’il le sot. Et en cele oroison si ot Assez des nons nostre Seignor, Car il i furent li greignor Que nomer ne doit bouche d’ome, Se por paor de mort nes nome. (v. 6482-6488)

Grâce

[Il lui répéta si bien à l’oreille une prière qu’il finit par la savoir. Dans cette prière, il y avait beaucoup des noms de Notre Seigneur qu’aucune bouche humaine ne doit prononcer sous peine de mort.] à son inscription religieuse, l’interdit se trouvera désorma is du

côté du père. S’il porte à nouveau sur la parole, n’est-ce pas pour ménager, par le retrait des noms des fils, la place vide du « Nom-du-Père », le « rien » d’où s’engendre le tout de la parole comme le fils s’engendre du père ? En ce point du récit, Perceval, et le roman qui porte son nom, rejoignent grâce à la parole de l’ermite, leur histoire qui est aussi celle de la traversée de la parole. PES Manuscrit 794 de la B.N., v. 434.

Cf. sur ce point C. Méla, Blanchefleur et le saint homme ou la semblance des

reliques, op. cit, p. 43.

152

LES DÉSERTS DU ROMAN MÉDIÉVAL

En rendant le héros à son passé, à la part oblitérée de lui-même, l’ermite le porte à l’être, crée à sa manière le personnage qui l’étoffe, qu’il dote d’une histoire doublant celle qui s’écrit. Il incarne la fonction démiurgique de l’écrivain « créant » son personnage en l’inscrivant dans une parenté parfois trouble et délétère. Perceval, en sortant de l’ermitage, prend congé d’un roman de formation qui, sur ses brisées, remonta à la source de la parole romanesque. La découverte de sa parenté l’a conduit à nommer l’objet (le Graal) d’un désir sur lequel il conviendra désormais de ne pas céder et qui le ramène à sa parenté. Sujet de son désir et personnage à part entière, il lui faut alors quitter le roman («De Percheval plus longuement/Ne parole li contes chi», v. 6514-6515) pour n’y plus reparaître, cependant que le récit se tourne vers Gauvain et rebrousse le chemin de la parole afin de mettre en lumière la manière dont elle meurt dans l’innommable bonheur d’un retour au Château des Mères (v. 8372-9234)”. Nul mieux qu’Ogrin appelant Tristan par son nom (v. 1370) ne saurait emblématiser la fonction démiurgique impartie à l’ermite. Le nom arrache le personnage à l’anonymat et au silence de la forêt ; il lui rend l'identité perdue par la fuite dans le Morois et pose la butée nécessaire à l’articulation de la parole permettant au personnage d’être à travers ce qu’il dira. Le nom pose l’Autre dont se soutient le discours, mais il porte aussi une question, invite à la prise de parole qui est invitation à la vie romanesque. L’existence dans la forêt et dans le péché ne donnaît-elle pas une image de la mort (« Assez est mort qui longuement/Gist en pechié », v. 1389-1390) que prétend détruire le nom appelant à la péni-

tence et à la vie nouvelle ? La parole de l’ermite ramène

le personnage à une vérité connue de

lui mais dépourvue de sens. En dévoilant l’énigme de ce confère un destin. Dans la Queste del Saint Graal, Lancelot,

sens, il lui après avoir

entrevu dans un rêve le Graal de lumière, s’entend appeler par une voix qui profère à son encontre une phrase énigmatique et terrible : « Lancelot, plus durs que pierre, plus amers que fuz, plus nuz et plus despris que figuiers » (op. cit., p. 61). Cette vérité, sue de toujours, que la Voix ramène de l’Autre scène de la conscience, conduit Lancelot à un ermitage où un solitaire va déplier la signification de ces paroles. Omniscient, le saint homme ne détient pourtant que le savoir qu’on lui suppose; avant de délivrer le sens en souffrance dans l’énigme, il force

" Cf.J.C. Huchet, « Merceval », art. cit, pp. 91-94. 153

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Lancelot

à venir à résipiscence

de ses fautes : « Sire, fet Lancelot,

il

est einsi que je sui morz de pechié d’une moie dame que je ai amee toute ma vie, et ce est la reine Guenievre, la fame le roi Artus » (p. 66). Le discours du pécheur,

qui est aussi

le résumé

d’une

vie, établit

le

cadre dans lequel s’inscrit la phrase, puisqu'elle en condense la vérité en un rébus. L'interprétation (pp. 67-70) consiste à déplier les rapports métonymiques existant entre le discours de Lancelot et la phrase renfermant le chiffre d’une vie. La parole de l’ermite rend Lancelot à la part de vérité oubliée qui lui revient comme une énigme. Les chemins de cette vérité empruntent ceux de la parole. La consolation offerte par le « preu d’ome » contient toujours une injonction : « parle » — « Si li dit tant par bones paroles et par bons essamples que Lancelot li commence

a dire... » (p. 66). L’ermite n’est rien que cette

parole suscitant la parole, grâce à laquelle le personnage, rattaché à son passé, se met à exister. Comme l’écrivain, l’ermite — d’une parole — donne la parole au personnage. Elle représente ce qui pousse la parole porteuse de vérité à naître, ce qui oblige la vérité à passer par les défilés du langage afin que le personnage en soit délivré. Elle se donne pour la condition d’un propos ouvrant la voie du salut et, par là même, réorientant la fiction. Et cette parole ne demeure jamais sans effet : la vie de Lancelot s’en trouve à jamais modifiée. Exilé du Graal à cause de son péché avec la reine, la pénitence le maintiendra à l’écart de tout commerce avec Guenièvre. La parole de vérité ouvre la voie d’une assomption de la perte présidant à toute vie et à l’écrit qui en relate les vicissitudes. Dans les romans médiévaux, la folie et la perte de sociabilité témoignent moins d’une réalité pathologique et de processus réels d’exclusion sociale qu’elles ne dramatisent un dysfonctionnement du langage. Dans

les Folies de Berne et d'Oxford’, Tristan, afin de passer pour fou, tient

des propos incohérents, brise l’écorce morphologique des mots, perturbe la cohérence syntaxique du discours. Exclu, sauvage et fou, Yvain a perdu l’usage de la parole. En disposant à son intention pain, eau, gibier cuit — des signes de sociabilité — l’ermite le remet sur la voie du langage et lui permet de franchir le désert de silence précédant toute parole. Comprendre la fonction de ces signes, bientôt remplacés par des signifiants linguistiques, implique de remonter à l’origine de l’aphasie. RE

* Édition J.C. Payen, Tristan et Yseut. Paris, Garnier, 1974, pp. 247-297. 154

LES DÉSERTS DU ROMAN MÉDIÉVAL

Yvain avait promis à son épouse Laudine en la quittant de revenir à ses côtés après un an d’aventures. Grisé par le succès des armes, il a oublié sa promesse; une demoiselle, envoyée par Laudine, vient la lui rappeler en arrachant l’anneau qu’il porte au doigt en gage de fidélité et en lui interdisant de paraître jamais à la vue de la dame”. La confiscation de l’anneau matérialise la perte de la Dame, l’aphasie et la folie le bouleversement psychique qu’elle provoque. Yvain se trouve ainsi brutalement ramené à l’état d’« infans » (celui qui ne parle pas), au temps d’avant la parole. Les signes déposés par l’ermite renvoient à l’anneau, signe lui-même, et gage d’une sociabilité plus intime, mais perdue, avec la Dame. Ils rappellent l’effondrement subjectif, la perte qu’ils éternisent sous la forme d’un manque radical et, simultanément, promet-

tent une réinsertion sociale. Manifestations charitables, ils préfigurent aussi cet autre signe qu'est le baume magique laissé par la dame de Noroison auprès d’Yvain endormi. L’onguent, appliqué sur les tempes de l’égaré, dissipe la folie; Yvain recouvre la parole lorsque la bonne fée paraît à sa vue et l’interroge. La signification des signes importe peu; ils conduisent le personnage du silence à la parole, de la folie à la raison, de la sauvagerie à la

sociabilité, de la perte d’une femme à une autre femme. Une femme lui ôta la vie, une autre la lui rend grâce à l’appel qu’il peut lui adresser : « Dameisele, de ça de ça !» (v. 3053). Les signes manipulés par l’ermite permettent la traversée du manque précédant toute parole et de la perte où il s’origine. En ouvrant les yeux sur la Dame de Noroïison et en interpellant sa suivante, Yvain découvre la blessure infligée par le langage éternisant la perte et le baume de la parole qui vient s’y substituer. La dame de Noroison, qu’il lui faut perdre en refusant de rester à ses côtés, est déjà promesse de retour auprès de Laudine. Mais comment la femme retrouvée au terme de cette douloureuse initiation pourrait-elle être identique à celle qui fut perdue, quand le sujet de la quête a dû se perdre pour se trouver ? La fiction image ainsi les effets de la parole sur le sujet pris dans les rets du langage. Manipulateur de signes, l’ermite remet Yvain sur le chemin de la parole et donne à voir les rapports de tout sujet au langage. Mais à travers l'expérience d’Yvain le roman ne mire-t-il pas sa propre naissance ? la difficile traversée du silence conduisant à la parole romanesque,

intelligence des signes à quoi se résume l'écriture ?

9 Le Chevalier au lion, éd. cit., v. 2769-2775. 155

à cette

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

L’ermite apparaît donc comme le personnage supposé savoir de nos romans, un psychanalyste avant la lettre de ces analysants que sont les pécheurs. Paradoxalement, celui qu’on imaginerait expiant ses fautes dans la solitude et le silence s’avère plutôt un homme de la parole, l’homme de la parole vraie permettant de renouer avec la société et avec la parole. Porte-voix de Dieu, à la louange duquel il consacre sa vie, il incarne le savoir obligeant la vérité à emprunter les chemins du langage et chacun à découvrir sa vérité par et dans le langage. Il figure le personnage par lequel le roman saisit sa dimension purement linguistique et retourne réflexivement à l’origine de toute parole et par là à sa propre naissance.

2. Transfert de paternité et dissémination Penser

la culture littéraire

en terme

de « translatio », de « traduc-

tion » et de « transmission » historique et géographique, comme le fait Chrétien de Troyes, paraît reléguer la question de la paternité de l’œuvre au second plan: Ce nos ont notre livre apris Qu'’an Grece ot de chevalerie Le premier los et de clergie. Puis vint chevalerie a Rome Et de la clergie la some, Qui or est en France venue. (Cligés, v. 28-33)

[Nos livres nous ont appris qu’en Grèce la chevalerie et la science eurent leur première renommée. La chevalerie passa ensuite à Rome

et avec elle vint la science ; elles sont maintenant en France.]

Chargé d’assurer la parfaite convertibilité du savoir d’une langue dans

l’autre, l’écrivain se contente

de s’inscrire dans la chaîne

de la trans-

mission; tout au plus apparaît-il le « mainteneur » d’une tradition dont l’origine se perd, ou encore le « scriptor » d’un texte toujours plus Autre.

La culture médiévale

se donne

multiples, où chacun

se doit d’écrire un chapitre sans y apposer de si-

gnature.

pour un Livre

sans

nom,

aux

langues

Un soupçon naît cependant à la lecture des prologues des divers romans de Chrétien de Troyes : le texte prétendument traduit ne constitue-

t-il pas une fiction ? Sur l’« estoire » de Cligés « escrite 156

[...] en un des

LES DÉSERTS DU ROMAN MÉDIÉVAL

livres de l’aumaire/Mon seignor saint Pere a Biauvez [...] /Qui tesmoingne l’estoire a voire » (v. 18-23), nul chercheur n’a jamais mis la main, pas plus que sur le « Contes del Graal dont li quens (Phelipes de Flandres) li baïlla le livre »”. Ainsi, le texte,

avant

de laisser libre cours au

récit, mettrait en fiction son origine en se dédoublant pour produire son Autre, à partir duquel il va pouvoir s’éployer sur le mode d’une rivalité inavouée.

Dès lors, on insistera sur l’« auctoritas » de la source suppo-

sée afin de mieux souligner celle du texte qui va s’écrire. De cette scissiparité, la structure bipartite de Cligés donne d’entrée une parfaite illustration : Un novel conte rancomance

D'un vaslet qui an Grece fu Del linage le roi Artu. Mais ainz que de lui rien vos die,

Orroiz de son pere la vie,

Dom il fu, et de quel linage. (v. 8-13) [Il commence un nouveau roman au sujet d’un jeune homme qui vivait en Grèce et appartenait au lignage du roi Arthur. Mais avant que s je vous dise quelque chose à son sujet, vous m’entendrez conter la vie de son père, où il vécut et de quel lignage il était.]

En contant l’histoire des parents (Alexande et Soredamor) avant celle de Cligés et Fenice, le roman va mettre en scène ce qui lui préexiste, exhiber sa source, poser la question de la paternité, de la paternité du texte. Qui écrit ? De quel père le texte est-il le fils ? La fiction donnera alors consistance à ces étranges échos sonores produits par la langue du roman qui font consonner l’« aumaire » (l’armoire) avec la « mère », la conjoignent au « saint Père » et engendrent un « Biau nez », un roman nouveau

né (cf. v. 18-23, cités), puisque

la « manuscriture » distingue

mal le «u» et le «v» du «n»... Avant d'assumer la paternité de sa propre histoire, Cligés reparcourra rapidement celle de son père (Alexandre) et celle du Tristan de Thomas que l’intertextualité filigrane dans le récit; il apportera à l’une et à l’autre des changements où se donnera à lire la singularité d’une existence, d’un nom et du roman. Le roman médiéval déplie toujours l’histoire d’une vie et d’un nom, sans doute parce qué, comme le dit la mère de Perceval, « par le sornon connoist on l’ome » (v. 562). Dans l’aventure, le personnage découvre les potentialités signifiantes de son nom et s’y reconnaît, « Tris-tan »:

? Le Conte du Graal, op. cit. v. 61. 157

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

l’infinie tristesse de l’amour malheureux, « Per(c)e-val » : la carence d’un père et la nécessité de « percer » le mystère du val où rayonne le Graal... Grâce à cette aventure par lui rapportée, l’écrivain se fait moins un nom (qui fait défaut) qu’un « sornom », voire un renom, qui n’est rien d’autre que le bruit de ses œuvres dont l’« auctoritas » fictive vient rivaliser avec celle du modèle supposé : Cil qui fist d’Erec et d’Enide, Et les comandemanz d’Ovide Et l’art d’amors an romans mist, Et le mors de l’espaule fist, Del roi Marc et d’Ysalt la blonde, Et de la hupe et de l’aronde Et del rossignol la muance, Un novel conte rancomance, D'un vaslet qui an Grece fu Del lignage le roi Artu.

[Celui qui fit Érec et Énide, les Commandements

et l'Art d'aimer

d’Ovide traduisit en roman, écrit le Mors de l’ épaule, le Roi Marc et

Iseut la blonde, les Métamorphoses de la huppe, de l’hirondelle et du rossignol, entreprend un nouveau roman au sujet d’un jeune homme qui vivait en Grèce et appartenait au lignage du roi Arthur.]

La paternité est ce renom et l’auteur ce « rien », ce nom

en défaut pris

dans une nébuleuse de textes ordonnant le procès de l’écriture s’éployant à partir de la soumission à un texte canonique imaginaire, qu’elle postule pour mieux en masquer l’inanité et souligner sa propre singularité. Le roman médiéval ne maintient la fiction d’une source que pour désigner la place de renom qu’il doit usurper; il ne s’invente un père que pour le tuer et occuper la place du mort au prix d’un auto-

engendrement*!

La christianisation du roman au à Dieu, à celui qui mit la parole faite Texte et Loi, se tient dans Christ, la parole a pris corps; le

XII‘ siècle rapporte le pouvoir créatif au commencement et, d’une parole l’altérité la plus absolue. Avec le Corps a délivré une parole d’amour

devenue Texte à son tour, dont tout texte ne sera que l’imparfa ite dou-

blure. Le prologue de l’Estoire del Saint Graal rappelle cette transmission inaugurale du Texte précédant l’acte de copie à quoi se résume désormais l’écriture. Le jour du Jeudi saint, «li parfais maistres » (le ? Cf.J.C. Huchet, Le Roman médiéval, Paris, P.U.F., 1984 et plus particulièrement le chapitre VII « Le roman familial du roman », pp. 175-222. 158

LES DÉSERTS DU ROMAN MÉDIÉVAL

Christ) donna à un ermite un petit livre dans lequel est inscrit tout le savoir du monde. Après y avoir découvert les merveilles du Graal, l’ermite se voit chargé de copier le livret : li haus maistres me dist que al premier jor ouvrable presise le livret et escresise ce qu’il i avoit dedens en un autre livre : « Pren en l’aumaire quanques il covient a escriture et tu li troveras. » Au matin me levai ensi come il m’avoit rové et trovai tout ce qu’il covenoit a escrivain : pene, encre, parcemin et coutel. Et quant il diemences fu passés et j’oi au lundi chanté messe si prins le livret et fu li com mencemens dels escriture del crucefiement Jhesu Christ.?

L'œuvre nouvelle duplique l’œuvre ancienne qui y mire son origine divine. L'écrivain n’est plus que le copiste élu de Dieu, le sujet d’un texte lui préexistant et derrière lequel il s’efface, prêtant ainsi sa voix et sa plume à cette parole. La langue du « livret » s’avère elle aussi marquée du sceau d’une altérité absolue et doit faire l’objet d’une traduction. En une nouvelle Pentecôte, le Christ doit répandre sur l’ermite la manne de l'Esprit qui délie les langues : Et il s’abaissa vers moi, si me souffla en mi le vis [..] si senti devant ma bouche unes grans merveilles de langues. (p. 4)

La multiplicité des langues encloses dans le « livret » se perd lors de la translation en langage humain; la copie (l’Estoire) ne sera jamais que l’imparfaite doublure de son modèle, hantée par le souvenir d’une impossible perfection. Le travail de l’homme, eût-il reçu la grâce, ne saurait prétendre égaler celui de Dieu. La complexité du prologue de l’Estoire mine souterrainement la soumission

avouée

à l’autorité

du texte

divin.

Les

péripéties,

dont

s’emplit le prologue entre le moment de la réception du « livret » et celui de la copie, scandent les étapes d’un transfert de paternité visant à dessaisir Dieu de son pouvoir créatif pour l’attribuer à l’ermite. Ravi dans une extase, l’ermite se retrouve au troisième ciel, là où saint Paul

- le premier ermite de l’histoire, le père des ermites — parvint : «el

tierch ciel la ou saint Pols fu portés » (p. 7). L’extase met sur la voie du

Père, d’un père qu’il s’agit de surpasser en se portant plus loin dans la félicité et la hiérarchie céleste : « Lors me prinst et m’emporta encore en un autre estage qui estoit a C. double plus clers que voire », mais 2 L’Estoire del Saint Graal, édition H. O. Sommer,

The Vulgate Version of Arthu-

rian Romances, Washington, 1909-1916, 8 vol, t. 1, p. 12. 159

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

surtout en révélant les merveilles secrètes : « la me fu moustree et descoverte li ceptres dont saint Pols dist que nuel langue mortels ne doit descouvrir ». L’écrit rapportant l’extase transgresse l’interdit concernant l’indicible, égale puis surpasse l’écrit qui le profère. D'entrée, l’Estoire del Saint Graal déclare en savoir plus long que les épîtres de saint Paul, pourtant « doctor » et Père de l’Église. L'écriture profane n’hésite pas à affronter l’écriture théologique sur son propre terrain : celui de la révélation des mystères sacrés de la religion. En franchissant le troisième ciel, l’ermite traverse son statut de pénitent et accède à celui de créateur en se portant au niveau du Créateur. Au-delà, s’ouvre l’immensité où se tient la divinité, le principe de toute création, de toute écriture; il sera donné à l’ermite de contempler

la trinité, non

dans sa complexe unité mais dans la division des personnes (« Car jou i vi devisement le pere et le fil et saint esperit »). Voir le Père séparément consitue une transgression majeure: c’est en partie dissiper le mystère ineffable dont la théologie discourt, c’est encore aller contre l'autorité de « saint Jehan le haut evangeliste qui dist que onques hom morteus ne vit le pere ne vejor ne le puet », contre le texte canonique où la voix de l’apôtre s’identifie à celle de Dieu. La casuistique mise en œuvre pour restaurer l’autorité de l’évangéliste” n’exhibe que l’artifice

de la rhétorique; elle étale l’habileté d’une écriture qui, retournée

à sa

cause, peut désormais rivaliser avec celle qui se donne pour l’expression de la Vérité. Inamendable, le pénitent qu’est tout ermite commet là un péché d’orgueil : s’égaler à son créateur, rivaliser avec Dieu. Satan n’expie-t-il pas la même faute au fond des Enfers ? Doublure canonique

où le Verbe divin s’est arrêté et ne cesse de se gloser, l’écriture profane s’enchante, sous couvert de modestie, de son diabolisme’”.

Le livre donné par Dieu est sujet aux épiphanies : il s’identi fie au Corps du Christ. L’ermite de l’Estoire reçut le « livret » le jeudi saint, le mit le vendredi « el lieu ou corpus domini estoit ». Mis à mort comme le Corps, le Livre attend une résurrection prochaine. Le dimanche, le « livret > a disparu du tabernacle. Renaîtra-t-il identique à lui-même ? # «Ne por ce dient mie que jou aie ale contre l’auctor ité saint Jehan le haut evangeliste qui dist : Que onques morteus ne vit le pere, ne vejor ne le puet, jou mie acort bien. Mais tout chil ki l’ont oi nel ont mie bien entendu. Car il dist des hommes mortels mais puis que l’ame dessevree du cors dont est ce cose esperiteus et bien le puet le pere veoir ». (Ibidem) * Cf.R. Dragonetti, La Vie de la lettre au Moyen Age, op. cit. 160

LES DÉSERTS DU ROMAN MÉDIÉVAL

Lorsque l’ermite, au prix d’une quête fantaisiste, l’aura retrouvé, sera-ce exactement le même livre ? La métaphore du livre corps et sépulcre” n’emblématise pas seulement le mystère de l’écriture, elle en propose une nouvelle conception en substituant la « transubtantiation » à la « translatio ». La référence pascale scelle l’effacement du Livre-Corps divin et de l'écriture canonique; l’image eucharistique manifeste la « présence réelle » de la Vérité (le Corps, le Sang) à travers le simulacre et la copie (le pain et le vin). La Vérité habite réellement le livre profane, mais n’y prend pas corps ; il ne s’identifie plus à la Voix. Répétition du sacrifice christique, l’Eucharistie célèbre un meurtre et une renaissance; elle image la tâche de l’écriture romanesque dont la naissance doit franchir le pas d’une mise à mort de l’écriture canonique et de la figure divine et paternelle qu’elle supporte. Un transfert de nom contresigne l’usurpation du pouvoir créateur par l’ermite. Dans le livret donné par Dieu, le saint homme a d’abord lu sa propre histoire : « Et quant il fu jors si commenchai a lire e trovai le commenchement de mon lignage que je moult desiroie a veoir » (p. 9). La remontée de la mémoire familiale ne livre cependant aucun nom, pas même celui du « scriptor », refusé avec insistance dès les premières lignes du prologue : « Li nons de celui ceste estoire escrist n’est pas noumes ni esclairies el commencement » (p. 3). Comme notre Seignor/Que nomer ne doit bouche d’ome », le nom

les « nons de l’ermite

manque dans le texte organisé autour de cette absence. La modestie affichée dénote un orgueil incommensurable : l’ermite-écrivain, en refusant son nom, s’égale à Dieu et désigne, dans ce retrait de l’auteur derrière le texte, le principe de l’écriture médiévale. Le nom d’auteur figure ce « rien » dans lequel l’écriture nomme sa cause et auquel elle donne un corps textuel : Li nons de celui qui ceste estoire escrist n’est pas noumes ne esclairies el commencement, mais par les paroles qui chi apres seront dites porres grant masse apercevoir del non de celui et le pais ou il fu nes et une grant partie de son lignage. (p. 3)

À la différence

de Dieu,

antérieur

à la Création,

l’ermite-écrivain

donne pour le produit de sa création qui lui construit un « SOrnom ».

5 Cf. sur ce point A. Leupin, Le Graal et la littérature, op. cit., pp. 24-35. 161

se

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Égaler Dieu en revenant imaginairement au principe de toute création n’équivaut-il pas à réussir là où Satan et les Titans échouèrent ? Au lieu de se dévouer au service de Dieu, l’ermite ferait-il le jeu du Diable ? De nombreux récits médiévaux évoquent des ermites parvenant à repousser les assauts du Malin. Indéniablement, affleurent là le souvenir

du Christ tenté au désert et celui des premiers anachorètes, fous de Dieu, de solitude et de privations. Jaufré, dans le roman occitan qui porte son nom,

lutte sans merci toute une nuit contre

un noir chevalier

sans parvenir à le vaincre; lorsqu'il le désarçone, le transperce de sa lance ou le démembre de son épée, il le voit remonter aussitôt en selle, encore plus dangereux et vaillant au combat. Un ermite, éveillé par le fracas des joutes, prend les armes de Dieu (« Estola et aiga seinada/La cros el cors de Jhesus Crist »*) et met en fuite la noire apparition, « semblance » de chevalier et vrai diable : Car el no es jes cavalers, Ans es lo majer aversers Qu'en infern habite. (Jbid., v. 5477-5479)

[car ce n’est pas du tout un chevalier, c’est le plus grand démon,

habite en Enfer]

il

Ce démon, appelé jadis par une vieille hideuse pour servir de père à sa monstrueuse progéniture (v. 5487-5513), interdisait depuis trente ans l’accès à l’ermitage. Doublure maléfique du père, le diable illustre ce dévoiement de la fonction paternelle stoppant la remontée du héros vers

la vérité, et l’écriture vers sa source créatrice. En chassant le démon, l’ermite libère le héros et l’écriture; il dissipe l’illusion d’une unité

maléfique, insaisissable, jamais définitivement acquise, à l’image du corps démembré et aussitôt reconstitué du chevalier noir (« Jaufre lo part tot e.l fen/Mas aqui meseis si repren »?, v. 5397-5398). Jaufré bataillant sans succès devient alors l'emblème du texte impossible à écrire, inachevable. D’entrée, l’ermite souligne l’égarement de l’écriture

séduite par la facilité diabolique

: « Amics, ja no.l te cal

cercar »*

# [l’étole et l’eau bénite, la croix et l’Eucharistie], Le Roman de Jaufré, édition R. Lavaud & KR. Nelli, Les Troubadours, Bruges, Desclée de Brouwer, 1960,

v. 5428-5429, 7 [Jaufré le fend et le partage en deux, mais il se ressoude immédiatement] # [Ami, ce n’est pas de ce côté-ci qu’il te faut chercher] 162

LES DÉSERTS DU ROMAN MÉDIÉVAL

(v. 5465). Jaufré attendra à l’ermitage le moment de livrer le combat contre son ennemi Taulat, objet de sa quête depuis le début du récit. L’ermitage figure le lieu où le roman, un temps égaré, marque une pause avant de retrouver sa voie et découvre les causes de son impuissance à s’écrire. Guillaume d’Orange dut aussi affronter le diable dans sa solitude. Il voulut édifier un pont de pierre sur une rivière dangereuse afin de faciliter aux voyageurs l’accès à des lieux de pèlerinage renommés. Chaque nuit, le Malin s’emploie à ruiner le travail accompli dans la journée: Li quens Guillaumes a le pont comenchie, Pierres et grès trait plus d’un millier. Aüns qu’il eüst le premier arc drechié,

Le vaut diables souspendre et engignie. Quanque Guillaumes pot le jour esploitier, Tout li depeche par nuit li aversiers. Quant li marcis a l’ovrage revient,

Si troeve tout cheü et depechiet Et les grans pierres rollees el gravier. Sifaite vie mena un mois entier : Ainc tant ne sot ovrer n’edefier Que au matin ne trovast tout brisiét. (Moniage Guillaume, I, v. 6564-6575)

[Le comte Guillaume a commencé le pont; il a amené plus d’un millier de pierres et de blocs de grès. Avant qu’il n’eût dressé le premier arc, le diabe voulut le surprendre et le tromper. Le diable dé-

truit la nuit tout ce que Guillaume a accompli dans la journée. Lorsque le marquis revient à son ouvrage, il trouve tout à terre, brisé, les grandes pierres roulées dans le gravier. Cela dura ainsi un mois; il ne put rien faire ni édifier qu’il ne le trouvât le lendemain matin détruit.]

Le diable nomme la dispersion, l’entropie à l’œuvre dans toute création sans cesse disséminée faute de la rencontre ou de la nomination de la figure et du nom assurant sa cohérence. Dans cet épisode terminal, le récit met en fiction la menace d’inachèvement qui guette la geste et donne à voir l’entreprise titanesque de l’écrivain qui n’a pas su, pas pu maîtriser l’infini de la langue et exorciser l’éparpillement de la « canchon » (v. 6627) démembrée par ses divers récitants créateurs. La dissémination appelle, en creux, une cohérence qui soit une clôture marquant la fixation de la chanson de geste en écriture et la fin d’un 163

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

éparpillement inhérent à sa dimension primitive. À l’inverse, l’ermite incarne la cohérence écrite de l’œuvre triomphant de la dissémination orale.

Par l’entremise

de l’ermite,

l’« ovrage », comme

le texte,

en-

jambe le vide diabolique qui a pris la place de la dispersion. Mais la victoire sur le Malin réside dans l’assignation d’une place à la négativité : la cohérence touche au vide, elle n’est rien d’autre que la mise à sa place de la tension sans cesse reconduite entre le silence et la parole, l’écriture et l’oralité. Le pont édifié, Guillaume peut alors sans risque ménager la place du vide en désertant le récit ; à sa place : un pont, une œuvre, le nom de son auteur et, pour mémoire, une chanson de geste : Tant fist Guillaumes qu’il parfini le pont. En l’ermitage fu tan puis li sains hom Qu'il iprist fin, si com lisant trovon,

Et Dieus mist s’ame lassus en sa maison. Encore i a gent de religion, A Saint Guillaume del Desert i dit on. Apres sa mort ne sai que en canchon. (op. cif., v. 6621-6627)

[Guillaume se démena tant qu’il acheva le pont. Le saint homme vécut longtemps à l’ermitage, il finit par y mourir suivant ce que nous trouvons écrit. Dieu hébergea son âme dans sa céleste maison. On dit qu’il y a encore gens de religion à Saint-Guillaume du Désert. Après sa mort je ne sais que ce qu’en dit la chanson de geste.]

3. La voix de la glose Lorsqu'ils se rendent pour la première fois auprès d’Ogrin pour lui

demander

de les réconcilier avec

Marc

et la société,

Tristan

et Iseut

« l’ermite trovent lisant » (op. cit., v. 2292). Celui qui, un peu plus tard, prendra la plume pour raconter leurs profanes amours (v. 2556-2620) se nourrit des « profecies de l’escrit », des saintes Écritures, et désigne par avance le texte («la loi escrite ») contre lequel s’écrira son propre texte. L’écrit (s’) engendre de l'écrit; la littérature médiévale n’a pas d’autre référent qu’elle-même : le « bref » rédigé par l’ermite, un fois lu devant Marc et son barnage (v. 2552-2618), appellera une réponse du roi rédigée par le chapelain, autre homme de Dieu dévoué à une écriture 164

LES DÉSERTS DU ROMAN MÉDIÉVAL

qui ne cesse de manquer à sa loi (v. 2640-2648 & 2657-2676)?. Comme la lecture, la venue à l’ermitage des personnages suspend l’action, appelant à la pénitence, le discours de l’ermite emplit alors le texte de la parole de Dieu. Les amants cessent d’être traqués, le récit échappe à l’obligation de suivre leur fuite et se laisse envahir par une autre voix : « L’ermite Ogrins mot les sarmone.…. ». La multiplication du nombre des ermites et l’allongement de leurs discours dans la Queste del Saint Graal conduisent à une véritable paralysie narrative. Lancelot et Perceval n’agissent plus qu’épisodiquement, ils passent de longs moments à découvrir par la bouche d’ermites les mystères de la religion. Chaque événement narratif ne semble se produire que pour conduire à un ermitage où son sens se dévoilera. À l’ermitage, la parole ne retentit que pour souligner la vanité des actes; le pécheur y est ramené à sa faute, à un événement antérieur dont la signification lui échappait; l’ermitage est le lieu de la conscience, morale et réflexive. L'importance croissante accordée à la parole de l’ermite dans le roman médiéval souligne certes la volonté hégémonique de l’Église tentant de reprendre en main la littérature profane; elle brise surtout la linéarité du récit et ouvre dans le roman un autre espace où la glose religieuse d’une action profane se déploie. La voix de l’ermite s’identifie alors à la voix de la glose, à la voix du commentaire; elle

supporte un autre régime d'écriture ramenant l'écriture à elle-même. La glose inaugure le temps d’une réflexion du récit, d’un retour sur soi. Une recluse (double féminin de l’ermite) informe Perceval de la mort de sa mère alors qu’il l’interrogeait sur un passé récent (Queste, p. 74); Perceval et le récit se trouvent inopinément ramenés dans un passé lointain qui sort du cadre du récit. Et la recluse de remonter par la même occasion dans un passé mythique en contant l’histoire des Trois Tables («la Table Jhesuscrist », «la Table dou Saint Graal » et « la Table Reonde ») et celle du « Sieges Perilleux » laissé vacant en l’attente du Chevalier élu qui l’occupera (pp. 74-78). Chaque objet, chaque étape de l’histoire de l’humanité qu’il incarne voit sa « senefiance » dépliée; le commentaire fabrique ainsi une histoire du roman qui n’omet pas de ménager la place d’où s’engendre l’écriture : place du Christ absent à la Table

de la Cène,

place du « Siege

Redoutez » où

disparut l’homme qui voulut s’y asseoir, place vacante du « Siege Pe8 Cf. J. C. Huchet, pp. 108-115.

«Les

Masques

du

clerc»,

165

Médiévales,

5, Paris,

1983,

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

rilleux ». Porteuse d’histoire, la voix de la recluse raconte l’histoire dans

laquelle s’inscrit le roman en train de s’écrire en dépliant les strates textuelles de son passé : écrits évangéliques, romans du Graal rapportant l’histoire de Joseph d’Arimathie, romans (ou histoires) de Merlin racontant la fondation de la Table Ronde. La « senefiance » du roman se trouve dans son histoire, dans l’ensemble des textes qui la supportent et à partir desquels il s’écrit. La parole ouvre dans le texte un espace autre; elle ménage dans l'écriture la place de la lecture où miroite la polysémie d’un fragment d’énoncé. Elle attire l’attention sur une modalité de l’énoncé et sur la complaisance de l’écriture s’enchantant de sa propre densité sémantique. La glose, ainsi intégrée au récit, anticipe et apprivoise les effets de la lecture

et de

la réception.

L’écriture

s’ouvre

à son

Autre,

dont

l’altérité devient le moteur même de l’écriture. L’ermite n’emblématise pas seulement le producteur du texte, mais aussi son récepteur; ainsi le texte met-il en perspective les deux extrémités de la chaîne littéraire. Voir dans cette invasion de la glose la simple soumission de l’écriture romanesque à l’orthodoxie religieuse conduirait à manquer le caractère retors d’une écriture feignant de se soumettre pour mieux revendiquer sa liberté et son originalité. Les commentaires fournis par les ermites suivent en général les règles de l’exégèse héritée de la patristique. Revenons à la formule par laquelle Lancelot découvrit qu’il n’atteindrait jamais le Graal : Lancelot, plus durs que pierre, plus amers que fuz, plus nuz et plus despris que figuiers [..] Va t’en de ci» (La Queste del Saint Graal, op. cit., p. 61)

La glose de l’ermite s’applique à chaque élément pris isolément et en déplie les deux niveaux élémentaires afin de faire apparaître le sens « littéral » et le sens « spirituel » (ou « allégorique »), en parfaite conformité avec les règles de l’exégèse des Écritures définies, après d’autres, par Honorius en ces termes

: « Sacra

Scriptura duobus

modis

intelligitur, historica et allegorica »*. Le sens « littéral », apporté par l’« histoire »” ne retient guère l’attention : « En ce que len vos apela ”

[L'écriture sacrée s’entend de deux manières

: par l’histoire et par l’allégo-

rie|,Elucidarium, 1, IL, Patrologie latine, t. CLXXII, 1154B.

Le mot « littera » est synonyme d’ « historia » comme le souligne Hugues de Saint Victor : « Historia est rerum gestarum narratio, quae in prima significat io-

ne litterae continetur », De Sacramentis, Patrologie latine, t. CLXXVI,

166

185A.

LES DÉSERTS DU ROMAN MÉDIÉVAL

plus durs que pierre puet len une merveille entendre. Car toute pierre est dure de nature » (p. 67) ; l’ermite glisse aussitôt au sens « spirituel » et à sa première strate : le sens « moral » (ou « tropologique ») : «et par la perre ou len troeve durté puet len entendre le pecheor », puis à sa seconde strate : le sens « typologique » (ou « allégorique »)° : Et encore, qui velt, puet len bien entendre pierre en autre maniere. Car de pierre virent bien genz issir aucune douçor es deserz outre la Rouge Mer, ou li pueples Israel demora si lonc tens.

La glose de la « nudité » de Lancelot sera enfin l’occasion du dégagement du sens « anagogique »”, puisqu’à travers l’exemple du chevalier « ort et conchiez de luxure », c’est l’aventure de l’âme qui se trouve imagée (p. 70). On aura reconnu là une illustration de la théorie des quatre sens de l’Écriture appliquée à l’écriture profane. Une lecture microscopique de la glose et de l’intertexte chrétien montrerait que le dépliement orthodoxe des différents sens dissimule une réflexion sur l’écriture romanesque et, plus particulièrement, sur l’art de fabriquer un personnage. Voulant démontrer à Lancelot qu’il est « plus pechieres d’autres pecheors », l’ermite recourt à la parabole des « besanz » ou « talanz », à faire fructifier, où l’époque médiévale puis moderne reconnut une image de l’objet du désir (du «talant» en ancien français) et de l’aptitude à créer, à rivaliser, par exemple, avec le texte évangélique rapportant la parabole. Lancelot incarne le « serjant >» qui ne sut pas faire fructifier son « talant » (ou « besan ») ; l’auteur inventorie alors les

faveurs dont l’a gratifié Dieu, brosse un portrait s’identifie au Créateur en recréant le personnage :

de

Lancelot

et

Ilte donna biauté a comble; il te dona et sens et discrecion de conoistre le bien dou mal; il te donna proece et hardement. Et après ce te dona li boneur si largement que tu es adés venuz au desus de quan que tu as comencié. (p. 68) * Le principe du sens « typologique » se trouve énoncé par saint Augustin dans la Catéchèse des débutants: « Tout ce que nous lisons dans les Saintes Écritures n’a été écrit avant la venue du Seigneur que pour mettre en lumière cette venue et préfigurer l'Église à venir, c’est-à-dire le peuple de Dieu à travers toutes les nations », IL 6. $ Hugues de Saint Victor distingue nettement le sens « allégorique » et le sens « anagogique » : « Allegoria est quando per factum intelligitur aliud factum, si visibile, simplex allegoria est, si invisibile et caeleste anagoge dicitur », Speculum de mysteriis Ecclesiae, Patrologie latine, CLXXVII, 375A.

167

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Or, plus que le modèle de toutes vertus, Lancelot s’avère le parangon de l’ingratitude envers son créateur : Toutes ces choses te presta Nostre Sires por ce que tu fusses ses chevaliers et ses serjanz. Ne il nes te dona mie por ce que toutes ces choses fussent en toi peries, mes escreues et amendes. Et tu en as esté si mauvés serjanz et si desloiaux que tu l’en as guerpi et servi son anemi, que totz jors as guerroié contre lui.

Sous couvert de réprimande, l’ermite — double de l’écrivain — avoue sa propre ingratitude à l’égard du modèle théologique, ainsi que la dimension résolument diabolique de l'écriture renonçant à l’orthodoxie. L’exégèse — la lecture — ramène à l’aventure de l’écriture, dont elle montre l’irrespect, la perversité ludique, conditions d’une auto-perception de sa spécificité. La glose crée dans le texte une dimension réflexive permettant à l'écriture de saisir sa loi dans le temps où elle se déploie. L’ermite donne voix à la théorie, à une théorie de l’écriture et à une théorie du roman en train de s’écrire. L’ermite figure le lieu où le récit et le personnage font moins le point sur le chemin parcouru qu’ils ne se trouvent ramenés à un passé dont le sens opaque restait en souffrance. Le récit marche sur ses propres brisées et fait de la répétition prospective une des lois de l’écriture. Là, le roman manquerait de succomber à l'ivresse spéculaire, de s’égarer dans un jeu de reflets, si ce que le personnage ne savait pas ne venait apporter un « surplus » de sens, d’aventure et de romanesque, arrêtant la diffraction infinie du même. À l’ermitage de son

oncle, Perceval pourrait se voir seulement inviter à rebrousser le chemin

de son enfance, s’il ne s’y découvrait pécheur, à jamais séparé de sa mère morte et privé du secours du Graal. Parfois, l’ermite prédit l’avenir dans une prophétie permettant au récit de définir son orientation prochaine. Mordred, dans le Lancelot en prose, apprend d’un saint homme qu’il lui faudra accomplir le forfait d’'Œdipe : tu feras encore plus de mal que touz les homes del toi sera mise a destruction la grant hautesce de la par toi morra li plus preudome que je sache, qui tes mOrras de sa main et ainsi morra li peres par le fil et re.

——_—_—_—————————_—_——_——.—

* Édition A. Micha, Paris-Genève, 1980, V, p. 220. 168

monde, car par Table Ronde et peres est. Et tu li filz par le pe-

LES DÉSERTS DU ROMAN MÉDIÉVAL

Se profilent à l’horizon la destruction de la chevalerie et la fin du roman qui en compte les prouesses. Mordred tentera en vain d’échapper à la vérité de cette parole en tuant l’ermite et, de la même

manière,

le ro-

man prétendra se dérober à l’inévitable en demeurant inachevé. Suspens maîtrisé de l’écriture arrêtée au bord de sa disparition. Mais le Brut de Wace, un siècle plus tôt, avait à jamais fixé le destin de Mordred”. À son insu, le fils incestueux d’Arthur n’aura de cesse de faire sienne la parole de l’ermite et de mener à sa perte la chevalerie terrienne. Continué, le Lancelot en prose trouvera,

avec

la Mort le Roi Artu, l’achève-

ment prévu. Dans la parole de l’ermite, le roman anticipe sa propre fin. Parole dévoilant l’horizon du silence auquel s’arrache et retourne toute écriture. Inscrivant le futur du récit dans son présent, l’ermite porte un coup d’arrêt à la prolifération infinie des aventures

et de l’écriture,

à

l’ivresse spéculaire qui multiplie les épisodes et laisse l’écriture courir après une impossible totalité. Grâce à l’ermite, le roman devient achevable et peut exister. La figure de l’ermite supporte l’intense activité intertextuelle à l’œuvre dans tous ces romans. Sa voix est la voix même de la littérature grâce à laquelle le roman entend résonner ce qui le porte au jour. On a vu comment ses propos constituaient de fréquentes références autotextuelles ; ils ravivent aussi dans le récit le souvenir d'œuvres antérieures. Lorsque la recluse, dans la Queste del Saint Graal, annonce à Perceval

la mort de sa mère ainsi que le péché qui pèse sur sa destinée, n’est-ce pas tout le Conte du Graal de Chrétien de Troyes qui se profile dans le présent du récit pour être continué (il était, rappelons-le, inachevé), dépassé, achevé ? De même, son évocation des trois tables multiplie à l’envi les références intertextuelles : les Évangiles canoniques, les Évangiles apocryphes (L'Évangile de Nicodème), le Brut de Wace, la Vita Merlini,

le Roman

de l'Estoire dou Graal de Robert

de Boron...

L’histoire de l’humanité se déploie en un vaste Texte où s’inscrit le roman en train de s’écrire. Ou encore, Lancelot confessant au « preudome » son amour adultère pour Guenièvre, dans la Queste del Saint Graal, rappelle à la mémoire le Lancelot en prose et, avec lui, le Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes dont il se veut la « continuation ». Grâce à l’ermite, le roman saisit sa dimension textuelle et s’inscrit dans une histoire écrite par des textes. Sa parole fait

$ Édition J. Amold, SATF, Paris, 2 vol., 1936, v. 13631-13636.

169

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

ainsi défiler la mémoire du Livre. L’écriture romanesque y découvre l'infini de ses possibilités et y « théorise » sa naissance et sa mort. L’ermite n’est rien d’autre que la parole qui appelle la parole par laquelle le texte et le personnage font retour sur soi, vers l’insu de leur discours qui constitue la forme de l’impossibilité gouvernant leur présent. À l'instar du psychanalyste, l’ermite contribue à libérer le savoir captif dans la parole confrontée à l’impossible, le savoir qui se pense et se dit par le texte à travers lequel ia littérature entière joue sa partie.

170

La fascination du roman

Attachée à la filiation des textes, partant à leur datation, la médiévistique

a depuis lontemps souligné l’importance de ce qui deviendra l’intertextualité lorsque l’attention aux modalités de l’écriture médiévale l’emportera sur l’histoire littéraire!. Migration de motifs, de thèmes, de noms, entreprise

de réécriture, l’intertextualité pourrait être appréhendée comme la manifestation d’un inconscient textuel. Au vrai, l’intertexte n’existe pas indépendamment du texte dans lequel il est pris, il ne représente pas un texte sous le texte à déchiffrer comme le fin mot du texte. Il est plutôt un texte virtuel dans le texte, une modalité du texte qui identifie et nomme l’autre à partir

duquel il s’objective et s’écrit. L'’intertextualité n’assure pas le transfert de contenus maïs de signifiants, de signes textuels nécessaires à la production du texte, non en tant

que matériaux mais en tant qu’identifiants au sein d’une série textuelle forgeant une tradition. Récurrents dans un corpus donné, ces signes font symptômes et désignent le point de fixation de l’écriture vers lequel elle revient pour désigner sa cause et la limite au-delà de laquelle elle tente de se porter sans y parvenir. L’intertexte est une modalité scripturale de l’impossible à partir duquel s’engendre le texte, le texte fictif auquel renvoie un

* Publié sous le titre « Jaufré et le Graal », Vox romanica , n° 53, Tübingen et Basel,

A. Francke Verlag, 1994, pp. 156-174. 1 Cf. Intertextualités médiévales , édition D. Poirion,

Littérature, n° 41, Paris, 1981

& Contacts de langues, de civilisations et intertextualité. Actes du III* congrès international de l'Association internationale d’études occitanes, Montpellier, 20-26 septembre 1990. 171

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

signifiant dont le texte essaie de se défaire et auquel il revient comme à sa source. Source ni fraîche ni tarie mais troublée, à laquelle s’abreuve et

s’empoisonne la littérature médiévale.

À qui lit Jaufré ne peut échapper la parenté de ce roman occitan avec l’œuvre de Chrétien de Troyes et tout particulièrement avec le Conte du Graal. Les similitudes entre les deux textes ont été étudiées depuis longtemps, notamment par C. Brunel, le premier éditeur de Jaufré?,

qu’il datait

de 1225-1228, soulignant ainsi sa secondarité par rapport à la production de Chrétien. R. Lejeune inversa la perspective dans un article célèbre* qui s’employait à démontrer que non seulement Jaufré — composé vers 1180 — était antérieur au Conte du Graal mais qu’il avait servi de modèle à la dernière production du maître champenois. Elle ouvrait ainsi la porte à des datations plus précoces : 1177*, puis 1169-1170; pour la première partie du roman, confondant parfois la datation du récit (1177) et la date de production de l’œuvre. Depuis, d’autres travaux ont rapproché la date de Jaufré de 1200% et les plus récents d’entre eux, consacrés notamment à son traitement

ironique des thèmes arthuriens’, postulent implicitement l’antériorité du Conte du Graal. Même s’ils n’ont pas fixé une date définitive et irréfragable à Jaufré, ces travaux ont largement contribué à sa compréhension, sans toutefois toujours s’étonner que, modèle ou imitation, le roman occitan paraît avoir ignoré les scènes du Graal et du sang sur la neige qui, à partir du Conte du Graal, ont

? C. Brunel, Jaufré. Roman arthurien du XII‘ siècle en vers provençaux, 2 vol., Paris, 1943. * R. Lejeune, « La date du roman de Jaufré », Le Moyen Age, LIV, 1948, pp. 257295. Article complété par « À propos de la datation du roman de Jaufré », Revue belge de philologie, XXXI, 1953, pp. 717-747. * G. Pinkernell, « Zur Datierung des provenzalischen Jaufré-Romans », Zeitschrift für romanische Philologie, LVII, 1972, pp. 105-110. Cf. aussi M. R. Jung, « Lecture de Jaufré », Mélanges C.T. Gossen, Berne/Liège, 1976, pp. 427-451. * M. De Riquer, « Las problemas del Roman provenzal de Jaufré », Recueil de travaux offerts à M. Clovis Brunel, vol. 2, Paris, 1955, pp. 435-461. $ E. Baumgartner, « Le roman aux XII‘ et XINI° siècles dans la littérature occitane », Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters , Band IV/I, Heidelberg, 1978, pp. 239-254,

7 Cf., parmi d’autres, A. Limentani, «1 problemi del Jaufré, l’umoris mo e una co ntraffazione del Conte du Graal », L'eccezione narrativa. La Provenza e l’arte del raconto, Torino, 1977, pp. 78-101.

172

LA FASCINATION DU ROMAN

marqué si fortement l’imaginaire médiéval. Dans l’hypothèse de l’antériorité de Jaufré, l’absence des deux motifs distend les liens des deux textes et

réduit à peu de chose la dette du Conte du Graal qui aurait inventé ou emprunté à une autre source (« lo livre»

donné par le comte de Flandres,

mentionné aux vers 61-68 du prologue ?) les motifs appelés à la fortune littéraire que l’on sait. La seconde hypothèse ne s’avère guère plus satisfaisante. Comment en effet concevoir que la déconstruction ironique du Conte du Graal entreprise par Jaufré se soit résumée à effacer les deux célèbres motifs quand on sait avec quelle insolence le texte occitan malmène par deux fois (v. 162-484 & 9818-10110)" la figure emblématique d’Arthur°? On avancera une autre hypothèse : les deux motifs sont bien là, perceptibles dans d’autres scènes", mais retravaillés dans une perspective à la fois conforme à la logique souterraine du Conte du Graal et susceptible d’inscrire une différence soulignant l’« occitanité » d’une écriture œuvrant à partir d’une matière ressentie comme exogène !.

1. Approche d’un traitement occitan de la légende du graal Même si la tradition romanesque occitane, totalement effondrée, réduite

à quelques spécimens, n’a laissé aucune trace d’un roman du Graal, original ou adapté de la langue d’oïl, la légende du Graal ne demeura pas inconnue en Occitanie. En témoignerait au moins la première « cobla » de la « canso » de Rigaut de Barbezieux Atressi com Persavaus dont la date reste difficile à déterminer et l’objet d’une polémique dont l’enjeu est la primogéniture d’un romanesque occitan, réduit à quelques traces face à son triomphant rival français ?. 8 Références et citations d’après l’édition R. Lavaud et R. Nelli, Les Troubadours, tusédcit:. * Sur ces deux épisodes,

cf J. C. Huchet, « Le roman mis à nu : Jaufré », Littéra-

ture, n° 74, Paris, Larousse, 1989, pp. 91-99. 0 Sur les anamorphoses du Graal, cf. R. Dragonetti, La vie de la lettre au Moyen Age, Paris, op. cit., pp. 223-239. 1 Cf. sur ce point J. C. Huchet, Le roman occitan médiéval, op. cit, pp. 185-206. 2 On plaçait traditionnellement la production du troubadour saintongeais à l'extrême fin du XII°, sinon au début du XIII° siècle, supposant ainsi qu'il avait connu le Conte du Graal de Chrétien de Troyes. R. Lejeune, découvrant dans un acte de 1163 un Guillaume Testaud, proposa d'anticiper sa production aux années 1140-1160 (cf. R. Lejeune, « Le troubadour Rigaut de Barbezieux », Mélanges offerts à I. Frank, 173

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Dans le corpus littéraire occitan, Perceval apparaît moins souvent que d'autres chevaliers de la Table Rondeï. Beaucoup moins fréquemment que Tristan et Lancelot, qui incarnent des héros amoureux, en sympathie naturelle avec une littérature dévouée à la « fin'amor ». Trop « nice » pour ne pas préférer des pâtés à une demoiselle, trop soucieux de respecter dans le lit de Blancheflor la parole maternelle interdisant de réclamer le « sorplus », Perceval ne pouvait compter parmi les amants emblématiques dont la lyrique et les « novas » occitanes aiment à se souvenir. Significativement, les « sirventes-joglarec » — qui constituent une manière de mémoire narrative et lyrique de l’Occitanie médiévale“ — mentionnent Tristan‘, Lancelot", mais

non Perceval. Lorsque ce dernier apparaît dans un texte, il se trouve dissocié du Graal ; Raimbaut de Vaqueiras se souvient, par exemple, de la prise des armes du Chevalier Vermeil : Anc Persivals quand en la cort d’Artus tolc las armas al cavallier vermeill non ac tal gauch cum eu del sieu conseill ? [Jamais Perceval, lorsqu'il ravit les armes au Chevalier Vermeil à la cour

du roi Arthur, ne ressentit une joie équivalente à celle que me procure son autorisation.]

Srrebrück, 1957, pp. 269-295.). A. Varvaro, un des éditeurs italiens du troubadour, rejeta cette datation (A. Varvaro, Rigaut de Berbezilh, éd., Bari, 1960). Il s'en suivit une polémique quelque peu désagréable (cf. R. Lejeune, « La datation du troubadour Rigaut de Barbezieux », Le Moyen Age, LXX, 1964, pp. 397-417) et F Pirot, Recherches sur les connaissances littéraires des troubadours occitans et catalans des XI et XIII siècles, Barcelone, 1979, p. 490, qui abonde dans le sens de R. Lejeune). Toutefois, la preuve définitive n’a jamais été apportée que le « vavassor » de Berbézieux en Saintonge, qui vécut vers 1140-1160, était bien notre troubadour et qu’à cette époque il existait une version occitane précoce du Conte du Graal dont la « cobla » de Atressi com Persavaus aurait pu s’inspirer. # Perceval est mentionné par Raimbaut de Vaqueiras (Era.m requier sa costum’ e son us ), Bartholomeo Zorzi (En tal dezir mos cors intra), Aimeric de Peguilhan (Li fol el put e.lfillol). Cf. F. Pirot, op. cit., pp. 488 et sv. # Cf.F. Pirot, op. cit. 5 «.. mi de Tristan/c’amava Yceut a lairon », v. 185-186 du Cabra Juglar de Gu:iraut de Cabrera, éd. Pirot, ad loc. & v. 19-20 du Guordo, ie.us fas un sol sirventes l'an de Bertran Paris en Rouergue, éd. F. Pirot, op. cit. 1 Cf. v. 145-47 du Fadet Juglar de Guiraut de Calanson (« Apren, Fadet,/de Lans olet/com saup Islanda conquerir »), éd. F. Pirot, op. cit. * Era.m requier sa costum ‘e son us, pièce X de l'édition L. J. Linskill, The Poems of the Troubadour Raimbaut de Vaqueiras, La Haye, 1964, v. 17-19.

174

LA FASCINATION DU ROMAN

Pour sa part, le catalogue de Flamenca ne retient que l'épisode mineur de son arrivée à la cour d'Arthur à cheval (v. 671-72)", Dans Jaufré, Perceval n'apparaît que deux fois (v. 105 & 8056), en compagnie d'autres héros de la Table Ronde (Lancelot, Gauvain, Tristan, Cligés …) ; la première fois, il n’empêchera pas plus que ses pairs qu’Arthur soit enlevé par l’enchanteur; lors de la seconde mention, l’auteur s’étonnera de l’absence de

tous ces preux à l’instant où le danger menace deux pucelles : Dis Jaufre : « Ben m’en meravil. Onn era donx Galvain annatz, Ni Yvans, lo ben enseinatz, Lancelot del Lac ni Herec, Caraduit, lo senescals Quec, Baedis lo pros ni Tristanz, Persevall ni Calogrinantz : Nun eron alla cort aquist ? (v. 8050-8057)

[Jaufré dit : « Je m’étonne. Où donc étaient partis Gauvain, et Yvain, le bien courtois, Lancelot du Lac, Érec, Caradoc, le sénéchal Keu, Baedis

le preux, Tristan, Perceval et Calogrenant ? N’étaient-ils pas à la cour, ceux-là ? »]

Hormis la « cobla » de Atressi com Persavaus, qui fait figure d'exception, la tradition occitane paraît séparer Perceval du Graal. Jaufré franchit un pas supplémentaire : il condamne le héros à l’impuissance puis lui donne ironiquement congé, signifiant par là que Jaufré ne sera pas Perceval. Dès lors, dans Jaufré, ne convient-il pas de quêter le Graal indépendamment du personnel romanesque auquel il est traditionnellement associé dans les romans d’oïl ?

Bien que simple élément d’une comparaison, la mention de Perceval dans la « cobla » de Rigaut de Barbezieux met peut-être en perspective les prémices d’un traitement occitan de la matière du Graal : Atressi con Persavaus el temps que vivia, que s'esbaït d'esgardar tant que non saup demandar de que servia la lansa ni.l grazaus, 8 Édition J.C. Huchet, Flamenca. Roman

10/18, 1988. 175

occitan du XIII‘ siècle, Paris, U.G.E.

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

et eu sui atretaus, Miels-de-Dompna, quan vei vostre cors gen, qu'esissamen m'oblit quan vos remir e.us cug prejar, e non fatz, mais consir.” [De même que Perceval, du temps où il vivait, fut si absorbé par sa contemplation qu’il ne sut pas demander à quoi servaient la lance et le graal, de même en est-il de moi, Mieux-que-Dame, quand je vois votre gra cieux corps : je perds le sens quand je vous contemple et songe à vous prier d’amour, maïs je ne le fais point, car je réfléchis.]

Évoqués dans un même vers, la Lance et le Graal sont non seulement rapprochés mais mis sur le même plan, alors que le hiératisme de la procession du Graal distinguait chez Chrétien les objets par leur ordre d’apparition (la lance qui saigne, les chandeliers, le graal, le « tailleoir » d’argent). Ordre maintenu dans le récit que Perceval fait de l’aventure à sa cousine rencontrée dans la forêt (v. 3549-3570)2. La distinction de la Lance et du Graal se trouve confortée dans le roman français par les questions dont ils auraient du être les objets. La Lance offrait à la vue le spectacle d’une « merveille » dont la parole eût dû lever le mystère : Li vallés voit cele merveille Qui la nuit ert laiens venus, Si s’est de demander tenus

Coment ceste chose avenoit. (v. 3202-3205)

[Le jeune homme voit cette merveille survenue là, cette nuit; il s’est gardé de demander comment cette chose est advenue]

Sa cousine lui rappellera qu’il lui fallait interroger une cause (« Et demandast vous por coi/Ele sanoit ? », v. 3552-3553) pour que la « merveille » livrât son sens. Le « comment ? » et le « pourquoi ? » eussent ainsi ouvert l’espace à une réponse dans laquelle Perceval se fût enfin approprié les pans inconnus de sa propre histoire, comme il l’apprendra — trop tard — de la demoiselle. En appelant la désignation d’une destination (« Demandast vos a la gent/Quel part il aloient issi ? », v. 3568-3569), la question portant sur le Graal eût fait retentir un nom (« Ne n’osa mie demander/Del graal cui * Pièce 3 de l'édition M. Braccini, Rigaut de Barbezieux. Les canzoni , Florence, 1960, v. 1-11. ? Références et citations d’après l’édition W. Roach, éd. cit. 176

LA FASCINATION DU ROMAN

l’en en servoit », v. 3244-3245) par lequel Perceval eût été confronté à l’énigme de sa parenté. La « cobla » occitane soumet la Lance et le Graal à une même question, renforçant ainsi l’équivalence des deux objets. Le « De que » de Rigaut ne prétend cerner aucune cause ni lever le mystère d’aucune identité, et faire ainsi émerger les signifiants d’une narration déployant les ressources de la « merveille » ; il interroge plus prosaïquement sur une fonction. La brutale précision du « à quoi servent la lance et le graal ? », renforcé par la disparition des attributs des objets (la goutte de sang et la lumière) — appelée par la nécessaire concision de l’évocation lyrique -—, relève d’un parti pris réaliste, que Jaufré a fait sien : il dépouille les objets de leur mystère. Il conviendra de voir aussi comment il traite l’équivalence entre la Lance et le Graal suggérée par la « cobla » de Rigaut de Barbezieux. La pièce du troubadour saintongeais lie l’impuissance à formuler la question (« non saup demandar », v. 4) sur la fonction de la Lance et du

Graal (« de que servia/la lansa ni.l grazaus », v. 5-6) à la contemplation extatique (« que s’esbaït d’esgardar », v. 3), comme si l’ouverture de la bouche que suppose l’étymologie d’« esbaïr » rendait impossible l’articulation du moindre propos. Une distance significative avec le roman de Chrétien de Troyes est ainsi prise. Nulle extase ne préside au silence de Perceval, quelle que soit la beauté ou le mystère du spectacle offert à sa vue. Seul pèse sur sa langue — par deux fois — le poids de l’interdit de trop parler proféré par le vavasseur qui l’adouba au sortir du manoir maternel : Qui la nuit ert laiens venus, Si s’est de demander tenus Coment ceste chose avenoit, Que del chasti li sovenoit Celui qui chevalier le fist, Qui li enseigna et aprist Que de trop parler se gardast. Et crient, se il le demandast,

Qu'en le tenist a vilonie ; Por che si nel demanda mie. (v. 3202-3212)° [Le jeune homme voit cette merveille survenue là, cette nuit; il s’est

gardé de demander comment cette chose est advenue car il se souvenait 4 Cf. aussi v. 3290-3303. 1774

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

de la réprimande faite par le chevalier qui lui avait appris et enseigné de se garder de trop parler. Il craint, s’il avait posé la question, qu’on le prît pour un vilain, aussi n’interrogea-t-il pas.]

La mutité extatique du troubadour ne paraît pas très éloignée de celle qui saisit Perceval à la vue des gouttes de sang laissées sur la neige par la « jante. navree el col » (v. 4186), devant lesquelles il « pense tant que il s’oblie » (v. 4202), voyant se dessiner dans « cele semblance » du « vermel

sor le blanc assis » le visage de Blancheflor qui oblitère le souvenir de la blanche lance où perlait le sang et de ce qui s’y déchiffrait de son passé. Ainsi Rigaut de Barbezieux a-t-il, en liant l’extase au Graal, synthétisé en

quelques vers deux scènes distinctes chez Chrétien. Et c’est ce lien, établi par un texte occitan antérieur à Jaufré, qui permettra d’apercevoir dans ce roman le Graal là où l’on ne l’attendait point.

2. La lance

Dans sa quête de Taulat de Rougimont, au nom sanglant, rougi du sang versé par ce chevalier au corps transpercé par une lance, dont les plaies ensanglantent le mont (« rougimont ») que son bourreau l’oblige à gravir sous le fouet (v. 5017-5050), Jaufré rencontre le chevalier à la blanche lance à qui il veut ravir son arme, comme Perceval le fit au Chevalier Ver-

meil (v. 1120-1191). Par sa blancheur cette lance est sœur de celle qui ouvrait le cortège du Graal : Una lansa, q'es tota blanca, De bel fraise, mot jen parada, E fo sus en l'arbre fermada. (v. 1357-1360) [Et il remarqua, suspendue à une branche, une lance de beau frêne, bien

façonnée et toute éclatante de blancheur. Elle était attachée en haut de l'arbre.]

Encore se trouve-t-elle singulièrement dépouillée d'une partie de son mystère avec la perte de la goutte de sang qui, chez Chrétien (v. 3197-3201), perlait à son sommet et descendait souiller la main de son porteur. Elle ne sert plus que d'objet qualifiant dont l'appropriation passe par la défaite de son gardien monstrueux (v. 1418-1534). Acquise par les armes, elle est envoyée à Arthur, en signe d'allégeance et de demande implicite de reconnaissance (v. 1555-1657).

LA FASCINATION DU ROMAN

Dans le roman de Chrétien, le Graal se réduisait à l'extraordinaire lu-

mière qui en émanait : Qu'ausi perdirent les chandoiles Lor clarté come les estoiles. (v. 3226-3228) [Une si grande clarté y apparut qu’ainsi les chandelles, comme les étoiles, perdirent leur lumière.]

Les pierres précieuses, mentionnées sitôt après (v. 3234-3239), rehaussaient encore l'éclat de la lumière. Dans Jaufré, la lance renonce au sang pour mieux accueillir les feux du Graal, pour se faire Graal par la lumière irradiant de son fer: Venc a l'arbre e no.i vi plus Mais sol la lansa qe.i pendet : Dun mot fort se meravilet Daus cal part y era venguda Ni qi l'i a tan gen tenguda, Car mot fo bela e lusens E.I fere clars e resplandens. (v. 1366-1372)

[.. et quand il fut là-haut, tout près de l'arbre, il ne vit rien d'autre que la lance qui pendait. Il se demanda avec étonnement comment elle était venue là et qui l'y avait si bien entretenue. Car elle était belle et brillante et le fer en était clair et resplendissant. ]

Comme au château du Roi Pêcheur, la blanche clarté emplit le regard, et tire un voile d'oubli sur le reste (cf. v. 1367-1368). Mais c'est ici l'émerveillement (« se miravilet ») du sujet regardant qui fait la merveille et non l'inverse (« Li vallés voit cele mervoille », v. 3202), comme dans Le Conte du Graal. Et l'ébahissement n'est pas tel qu'il ne laisse poindre à la conscience de Jaufré une première question (v. 1369-1370), là où Perceval resta coi (« Si s'est de demander tenus », v. 3204), privé pour son malheur de parole, même intérieure. L’étonnement porte significativement sur un

lieu, une origine (« Daus cal part ») et rapproche la lance du Graal de Chrétien promis à une destination («Quel part il aloïent » ) restée mystérieuse à Perceval, fidèle en cela à la démarche utilisée par Rigaut de Barbezieux. Ce bref épisode illustre la manière dont l'auteur occitan retravaille la matière héritée de Chrétien de Troyes. Il condense en un objet unique deux objets originellement distincts, réduisant le second à son essence et à la

lumière qui en émane avant de la transférer au premier. Parallèlement, il 179

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

efface les marques de merveilleux, notamment ce sang qui conférait à la lance un douloureux mystère, et rationalise l'énigme de l'objet par des questions, muettes faute d'interlocuteur. Ce travail participe d'un effort de réécriture réaliste, rendu ultérieurement manifeste, lorsque le nain apprendra au nouveau propriétaire de la lance que son fer brille parce qu'il l'a astiqué deux fois par jour durant quatorze ans : On ai esta lansa gardada E cascun jorn dos ves torcada, Q'enaisi m'avenia a far, Qe mot me fora vendut car. (v. 1540-1544)

[Je suis demeuré quatorze ans ici, à garder cette lance et à la nettoyer deux fois par jour. Il me fallait absolument le faire car sinon je l'aurais payé cher.]

Mise à plat réaliste, après fusion des deux objets privés de leur mystère, qui se donne pour une manière de mise à nu de la scène la plus lourde de « senefiance » du roman de Chrétien. De même, les questions inarticulées

sur l'origine de la lance trahissent l'ambition de Jaufré : ne pas être un nouveau Perceval, ainsi que celle de l'auteur : conter l'histoire d'un héros qui réussisse là où son modèle septentrional échoua. En faisant fusionner la blanche Lance et le Graal, l'auteur anonyme de Jaufré n'a pas procédé différemment de Rigaut de Barbezieux, qui les rapprochait déjà en attribuant à la Lance et au Graal le même service (« De qué servia/La lansa ni.l grazeus »), partant la même question (« non saup demandar/de que servia »), là où Chrétien s'employait à les distinguer. Dans la «cobla », Perceval n'apparaît que dans une comparaison destinée à mettre en valeur l'éblouissement provoqué chez le sujet lyrique par l'apparition du corps de la Dame : Miels-de-Dompna, quan vei vostre cors gen, qu'esissamen m'oblit quan vos remir e.us Cug prejar, e non fatz, mais consir. (v. 7-11)

[et je suis pareil à lui Mieux-que-Dame, quand je vois votre gracieux corps : je perds le sens quand je vous contemple, et songe à vous prier

d'amour, mais je ne le fais point, car je réfléchis.]

180

LA FASCINATION DU ROMAN

Se trouver dans la même situation que Perceval équivaut à dire que la Dame occupe la place du Graal et/ou de la Lance, qu'elle figure le point d'incandescence lumineuse dont se repaît le regard, cependant que le sujet s'absente dans sa contemplation et que la parole meurt sur les lèvres. Le senhal tente de fixer dans la langue cette épiphanie de l'innommable qui requiert le secours du déjà représenté, du déjà dit par la littérature. Mais la comparaison importe davantage que la relation de l'expérience subjective ; elle signifie que la lance, le Graal et la Dame constituent des représentations d'un même objet insaisissable et qu'ils tentent d'articuler une même question à travers des éléments de représentation différents conférant leur spécificité à des expressions littéraires et culturelles elles-mêmes différentes. Rigaut de Barbezieux dévoile ainsi des équivalences que le roman de Chrétien n’articulait pas objectivement mais que l’attraction d'éléments textuels établissait souterrainement. La rougeur des joues sur la blancheur du visage de Blanchefleur appelait déjà la « merveille » du sang adultérant la blancheur de la Lance, comme l’éclat de la carnation du visage anticipait la lumière du Graal. De même, seule la lance sur laquelle s’appuie Perceval (v. 4197) dans sa contemplation du sang sur la neige, qui lui rappelle la « samblance » du « vermels sor le blanc assis » du visage de son amie (v. 4200-4206), laisse affleurer à la conscience du héros et à la surface du

texte le souvenir de la « merveille » qui ouvrait le cortège vu au château du roi Pêcheur#. Concise, la synthèse effectuée par le troubadour relève d’une lecture attentive à la logique inconsciente du texte de Chrétien, d’une interprétation dévoilant sa « senefiance », ce texte sous le texte qu’une nouvelle écriture accomplit. Dans cette perspective, comment la « cobla » de Rigaut de Barbezieux pourrait-elle être antérieure au Conte du Graal? La Lance et le Graal seraient-ils, dans Jaufré, à quêter du côté de certains personnages féminins, voire du côté de la Dame ? Instrument de mort, la lance ne peut être couplée qu'avec une figure féminine inquiétante, par le truchement, là encore, d'une comparaison : E la veilla leva en pes. « Tu, ditz ella, o pos vezer. » E lasset son mantel cazer,

Ez ac una gran lansa d'aut, 2 Sur cette équivalence construite laborieusement par le roman d'oïl, cf. C. Méla, La

Reine et le Graal, op. cit. 3 Cf. C. Méla, « La semblance (Blanchefleur) », Blanchefleur et le saint homme ou la semblance et les reliques, op. cit. pp. 11-46. 181

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

E tenc en la man per lo caut Un moscail ab que s'adus vent.

(v. 5254-5259)

[Alors la vieille se dressa de toute sa hauteur. « Tu peux le voir », dit-

elle, et elle laissa tomber son manteau : elle était aussi grande qu’une lance, et elle tenait à la main, à cause de la chaleur, un émouchoir avec

lequel elle s’envoyait de l’air.]

Le dévoilement de l’équivalence entre la femme et la lance est précédé d'une question (« Ara.m digatz de vos qui es », v. 5253) de Jaufré sur l'identité, question attachée chez Chrétien au Graal même si elle ne fut pas formulée. Il tient lieu de réponse au chevalier qui, sidéré par ce qu’il voit, s'en contente : « Dieus ! dis Jaufre a vos mi rent ! » (v. 5260). Là où Perceval restait muet devant le spectacle de la lance qui saignait (Le Conte du Graal, v. 3204-3205), une question sur l'identité féminine renvoie J aufré à

une lance qui ne peut pas ne pas rappeler la « lance-graal » dont l'éclat fascinait aussi le regard. Il apprendra un peu plus tard (v. 5474-5559), de la bouche d'un ermite (comme Perceval), que cette figure féminine est une mère diabolique qui a enchanté le passage et qui fait obstacle au retour auprès de l'objet d'amour (Brunissen). L'éclat de l'arme trouve son sens dans l'enchantement : la fascination pour la mère emprisonne et tient à distance de l'aimée. Il faudra que cette mère réapparaisse à la fin du roman et désenchante le passage, pour que Brunissen soit enfin possédée: Si voletz esser affisada Que morta ni deseretada Nun sïatz per nuil cavallier : Que ostes del pas l'encombrier, Que nun puasca negun mal far A home qu'en vula passar,

E que puscon seguramenz Venir en lur terra las gens Que an tant estat eissilatz E tan lonx tems deseretatz. E per so ieu far vos ai tan Que totas las gens vos tenran Per dona, aitan com viures. — Seiner, las vostras grans merces, Qu'ieu o ffarai tot veramen E sens negun allongament. (v. 10755-10770)

[Si vous voulez avoir l'assurance qu'aucun chevalier ne vous tuera ni ne vous dépouillera, ôtez l'obstacle magique barrant le chemin, afin qu'il ne 182

LA FASCINATION DU ROMAN

puisse plus nuire à quiconque voulant y passer et que puissent revenir sur leurs terres les gens qui ont été si longtemps exilés. À cette condition, je ferai que les gens vous tiendront pour Dame, aussi longtemps que vous vivrez — Sire, grand merci, je vais agir ainsi et sans le moindre délai. ]

Pris dans le piège de la peur et du désir maternels, qui le laissèrent « nice » et trop longtemps éloigné de toute chevalerie, coupable à son insu de la mort de la « veve dame », Perceval n'accédera jamais complètement à cette vérité, ou plus exactement l'inachèvement du récit nous empêche de savoir comment il comptait mettre en acte la leçon de l'ermite. Le récit occitan objective l'expérience : c'est parce que la Lance ne le renvoie pas à un pan oblitéré de son histoire que Jaufré peut l'associer à la mère (d'un autre) et que la « senefiance », volontairement voilée par le roman de Chrétien, peut se trouver mise à nu. La Lance image le versant maternel” de la féminité, le versant d'ombre et de mort, dont il faut se déprendre pour accéder à sa face de lumière qu’incarne la Dame, Brunissen.

Avec cette mère en forme de lance, l’auteur de Jaufré montre qu’il a lu avec une rare attention Chrétien, sachant dégager dans sa propre fiction le sens énigmatique de fragments apparemment sans signification particulière. À l'instant de quitter le manoir maternel, Perceval ne fut-il pas convié à abandonner deux des trois javelots dont il avait armé sa main ? Et par tout la ou il aloit,

Trois gavelos porter soloit. Ses gavelos en velt porter, Mais deux en fist sa mer oster Por che que trop samblast Galois. (v. 605-609) [Partout où il allait, il avait l’habitude d’emmener trois javelots ; il voulait emporter ses javelots mais sa mère lui en fit laisser deux pour qu’il ne parût pas trop gallois.]

Ne lui demandait-elle pas de faire une lance de trois javelots, une arme

meurtrière bientôt souillée du sang du Chevalier Vermeil, fichée dans l’œil de la victime qui ravive le souvenir des orbites énuclées du frère aîné de Perceval (v. 477-480) et, par l’entremise du prologue du Roman de Thèbes (v. 532-540), celles d’Œdipe ? # Chez Chrétien de Troyes et ses successeurs, elle renvoie plutôt aux malheurs paternels. 183

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Dans Jaufré, la mère ne tend plus l’instrument d’un meurtre, dont seules les associations textuelles révèlent l’enracinement œdipien, elle est l’instrument de mort, l’équivalent de la blanche lance fichée dans le corps du chevalier ou de celle qui arma la main de Taulat de Rogimont, l’une et l’autre mariant discrètement les couleurs emblématiques du roman de Chrétien : « li vermels sor le blanc asis »…

3. Le graal En terres d’oc, Rigaut de Barbezieux

l’a chanté, il n’est pas d’autre

Graal que la Dame, pas d’autre mystère que la féminité dont le « senhal » révèle et tait le secret. Et c’est assurément en Brunissen qu’il est donné à Jaufré de contempler «le graal trestot descovert » (Conte du Graal, v. 3301). La « si grans clartez » qui éblouit Perceval ne reluit-elle pas sur le visage de Brunissen pour inonder de sa lumière ceux qui l’approchent ? Es a bella cara plasent On anc non ac affaitament, Anz es ben fina per natura, Qu’en nulla sason non pejura, Plus al matin que al colcar, Mais ben la ves om mellurar : Rellusi et geta clardat, Que tuit en son enlominat Cels que l’anavon environ (v. 7139-7147)

[Elle a un beau visage plaisant où il n’y eut jamais d’artifice, au contraire, il est naturellement très pur; à aucun moment son éclat ne s’altère, pas plus le matin qu’au coucher, on le voit plutôt croître. Il resplendit et répand de la lumière, en sont illuminés tous ceux qui marchent à ses côtés.]

Même si Monbrun s’avère moins hospitalier que le château du roi Pêcheur, si la mort y menace, si un mystère plus inquiétant y plane en l'espèce de cette étrange douleur qui déchaîne la violence et transforme les habitant s du lieu en diables sortis de l'Enfer (v. 3949-3951), le château de Brunissen

est une manière de château du Graal, un même sommeil y soustrait Jaufré à l’essentiel qui, comme Perceval, ne quitte l’étrange demeure que dans

l'espoir d’y revenir pour obtenir ce que la couardise (Jaufré) ou la naïveté (Perceval) a tenu à l’écart de toute possession. Mais substituer la Dame au Graal, en jouant de l’équivalence construite par la tradition lyrique, que le roman ressuscite avec le verger habité par les 184

LA FASCINATION DU ROMAN

oiseaux au chant merveilleux dans lequel pénètre Jaufré pour en troubler la voix, constitue le gage que le ravalement réaliste du mystère permettra de réussir en oc là où le romancier d’oïl échoua : il autorisera la possession de l’objet dont il fallut s’éloigner pour le posséder, au prix d’un détour qui n’est rien d’autre que le temps et l’aventure nécessaires à la maturité subjective. Là n’est pourtant pas l’essentiel. En liant l’effacement du récit de la scène du Graal et de la Lance à une question non formulée, Chrétien a fait du Graal et de la Lance l’aventure même de la parole. Jaufré retrouve cette vérité quelque peu oubliée des continuateurs du maître champenois. À l'instant fatidique au château du roi Pêcheur, Perceval, la langue cou-

pée par un interdit et un péché ignoré, se tut, par deux fois. La Lance et le Graal sont l’image de ce silence, de cette parole empêchée, en défaut, après laquelle le récit, comme le héros, va désormais courir et que son inachèvement, volontaire ou non, donne à voir*. Jaufré serait plutôt le roman de la

parole en trop. Parole en trop, en deçà du sens articulé, que « lo crit », la clameur qui, trois fois par jour (v. 3157), manifeste un deuil excessif devant laquelle l’écriture demeure impuissante : Ab tan la gayta subtamen, Engal la meja nuit, escrida,

E la gen del castel resida. E levon tuit cuminalment, Qe negus sun par no.i atent, E tuit comensun a cridar,

E prendon tan gran dol a far Cunsi cascus vis mort sun paire;

Q’eu ni autre no pusc retraire Lo dol ni.l plor ni.1 plain ni. crit Qe aquela jent a bastit. (v. 3916-3926) [Le guetteur subitement, à minuit juste, lança son cri. Les gens du ch4& teau se réveillent tous — l’un n’attend pas l’autre —. Tous commencent à crier et se mettent à manifester une grande douleur comme si chacun voyait son père mort. Je ne pourrais — ni personne d’autre — décrire la douleur, les pleurs, les plaintes et les cris que ces gens exprimaient.]

5 Ces oiseaux rappellent aussi ceux dont la polyphonie enchante la fontaine merveilleuse où Y vain, après Calogrenant, fera se lever la tempête en répandant de l’eau sur la margelle. Cf. Le Chevalier au lion. Yvain, éd. cit., v. 459-477. % Cf, J. C. Huchet, « Écrire c’est effacer », Littérature et psychanalyse. Pour une clinique littéraire, op. cit, pp. 193-236. 185

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

« Lo crit » possède un lien obscur avec la folie dont il suscite les manifestations les plus violentes :

Cascuns tors sos mas e sos detz E fer del cap a las pareitz, Os laisa en terra caser Tan autz con es, de gran poder.

(v. 3931-3934)

[Chacun tord ses mains et ses doigts, donnant de la tête contre les murs, se laissant tomber à terre, avec violence, de toute sa hauteur.]

Apparemment privé de sens, il rend insensé : en échappant à l’insupportable clameur, Jaufré s’égare (« Qe no ten careira ni via/Ni Sap un Va un si sia », v. 4037-4038) tant il paraît égaré (« Aisi es totz esbalausitz », v. 4039).

Échapper à la folie ne dispense pas d’interroger sur ses causes, quitte à en faire renaître et à en aggraver les symptômes : le bouvier détruit son attelage de bœufs

(v. 4322-4332),

Augier et ses fils déchirent leurs vêtements

(v. 4695-4702). La sauvagerie du « crit » n’a d’autre équivalent que le caractère intempestif des questions de Jaufré ; les questions sont le « crit », la mise en mots de la sauvagerie antérieure à la parole. Perceval se taisait, Jaufré parle trop. Le Conte du Graal mettait en scène les conséquences d’un défaut de parole, Jaufré explore celles d’une parole en trop. Le romancier occitan semble moins prendre le contre-pied de Chrétien de Troyes qu’il ne pousse à l’extrême la logique du texte d’oïl en s’interrogeant sur ce qui se serait passé si Perceval avait posé les questions en temps opportun. Le recours à une fiction différente, à un regard ironique et distancié indiqué par le rire de Jaufré voyant le bouvier saccager son attelage (v. 4335-4337), indique que sa préoccupation est moins de l’ordre de la rivalité intertextuelle que de l'interrogation sur l’usage de la parole ; le recours à la pratique médiévale de l’« imitatio » ne lui importe que dans la mesure où elle lui permet d’écrire à partir des silences d’un texte et d’étudier les effets d’une parole. Le caractère de la démarche de l’auteur est indiqué par la nature de l’interrogation : les questions adressées au bouvier? comme à Augier* portent sur la cause du phénomène — « per que » — et s’accompagnent d’une demande de vérité (« Ara.m digatz, fe qe.m de-

vetz/Veritat »)...

7 « Amix, la Vostra gran merce./Digatz me doncs, per vostra fe,/Las jens per qe cridon tan fort » (v. 4307-4309). # « Ara.m digatz fe que.m devetz/V eritat, se far o sabetz, /Per qe cridun agestas jens/La nuit ni.1 jorn tan feramens » (v. 4667-4670). 186

LA FASCINATION DU ROMAN

La question s’avère tout aussi encombrante que le mystère qu’elle prétend lever. S’agirait-il d’une mise en perspective de l’encombrement lié à la question adressée par Chrétien de Troyes au roman et laissée sans réponse ? Ou, plus simplement, l’encombrement de cette parole en trop qui constitue la mémoire littéraire à partir de laquelle écrit l’auteur de Jaufré ? L’interrogation sur la cause de la parole met sur le chemin d’un savoir et ramène le chevalier à sa propre quête : la sauvagerie, dont Jaufré veut punir Taulat, est aussi à l’origine de la rumeur, de cette parole de deuil qui afflige au souvenir du supplice infligé au seigneur de la contrée (v. 5134-5167). Sur le chemin, il rencontrera Augier, double de son père dont le prud’homme fut l’ami (v. 4541-4557), avant d’accéder au lieu de la vérité :

au chevet d’un fils blessé d’une lance dans le corps. Taulat tua le père du supplicié, dont les plaies sont rouvertes chaque mois (v. 5025-5051). À la place du sang témoignant de l’infinitude du martyr sourd le « crit », la clameur du barnage inconsolable de la perte d’un seigneur dont la bonté demeure sans égal : Que per sa dolor fan lo crit Qe saubun qe sufre tan gran. [...] E can negun o au retraire, Tal dol a qe, s’era sus fraire, Si.1 volria el aver mort.

(v. 5146-5153)

[pour la grande douleur qu’ils savent qu’il endure ils poussent le cri. [...] Quand l’un deux entend quelqu’un rappeler ce malheur, il éprouve un tel chagrin que, fût-il son propre frère, il voudrait le tuer.] Loin de lever un deuil, la question relance une souffrance ; elle est comme

la rumeur une parole sauvage, en trop, une blessure infligée par le langage. Jaufré dévoile-t-il ainsi que la question de Perceval n’eût pas guéri le vieux roi (Le Conte du Graal, v. 3513) comme le père du « nice » « parmi la jambe navrez » (v. 436) ? Un autre savoir a pourtant été incidemment délivré à Jaufré : la blessure du fils répète indéfiniment la mort du père (v. 5025-5037) et c’est aussi la reproduction de sa propre histoire qu’il voit se rejouer dans le drame de Mélian. N’a-t-il pas, comme ce dernier, perdu son père, Dozon, frappé par un archer ainsi qu’il l’a appris d’Arthur (v. 685-698) ? Pourquoi Jaufré, parvenu au lieu où un pan de la vérité lui est révélé, ne libère-t-il pas Mélian de son martyr ? Il lui faut en savoir davantage, courir l’aventure du Chevalier noir et affronter le géant avant de se délivrer en arrachant le supplicié 187

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

des mains de Taulat. À quoi prétend-il échapper sinon à l’emprise de l’histoire de Perceval dont l’enfance est rappelée à travers celle du géant et de son frère ? Comme

Perceval et ses frères, ne vécurent-ils pas sous

l’emprise d’une mère protectrice et diabolique qui les enferma dans une terre (« Aisi es mort e asarmat/Qe tuit l’ome s’en sun anat/E fugit per las autras terras », v. 5495-5497) après que son mari eut trouvé plus violent que lui et fut retourné mourir dans sa terre dévastée : Mas, can venc un jomn, fo anatz,

No sai on, e venc tan nafratz Qe al cap de .ïij. jorns fo mortz. No era tan mals ni tan fortz Qe no s’encontres ab pejor. Ela veila ac gran paor, Can vi que mortz es sos maritz,

De sse e de sos fils petitz Qe avia, qe no.ls preseun Las jens e qe no.ls ausisesun. E fes si ab encantament Venir agest, c’aisi.s defent Agest pas e aquesta via. (v. 5501-5513)

[Maïs il arriva un jour qu’il alla on ne sait où et qu’il en revint si gravement blessé qu’il mourut au bout de trois jours. Il n’était pas si cruel et si fort qu’il ne rencontrât un adversaire pire que lui. Lorsqu’elle vit son mari mort, la vieille eut grand peur pour elle et ses jeunes enfants qu’elle redoutait de voir prendre et mis à mort par les gens. Elle fit venir par ses enchantements ce diable par qui est interdit ce pas et ce chemin.]

Enfin, en arrachant la fille d’Augier des mains du géant, ne libère-til pas Blancheflor de l’emprise de Clamadeus ? Il fallait donc que Jaufré reparcourût l’histoire de Perceval pour s’en délivrer en libérant Mélian de sa souffrance, que l’auteur du roman occitan s’émancipât de Chrétien de Troyes à travers des épisodes de son roman qui, pour différen ts qu’ils paraissent en surface, doivent l’essentiel de leur signification profonde au Conte du Graal. Délivrer Mélian, c’est délivrer le sens et l’enjeu littéraires du « crit », de la parole en trop, de la voix énigmatique et sauvage du modèle qui insiste et déchire le texte, comme le barnage ses vêtements, et qu’il doit faire taire par la prouesse de l'écriture. Dans Jaufré, le Graal n’est rien d’autre que la clameur énigmatique de l’intertextualité passant d’oïl en oc, la question en trop que le genre romanesque naissant s’adresse à lui-même et dont il ne parvient pas à se débarrasser, sans doute parce qu’elle se super188

LA FASCINATION DU ROMAN

pose à l’interrogation sur la paternité, la filiation et le désir. Le Graal est la question en trop dont le romanesque occitan doit se défaire pour trouver sa voie.

4. Extase et paralysie de l’écriture Chez Chrétien de Troyes, les couleurs de la lien entre Blancheflor et le spectacle du sang pucelle se substituant aux traces de l’agression con, dans lequel Perceval s’est inconsciemment

« merveille » établissent un sur la neige, l’image de la de la « jante » par le faureconnu. Jaufré, à sa ma-

nière, confirme ce lien : à Monbrun, Jaufré connaît un sommeil, aussi subit et profond qu’une extase, dont il est, à plusieurs reprises, tiré avant de se

voir invité à combattre comme le fut Perceval (v. 3217-3497) dans la plaine enneigée. Dans le roman français, le sang, rouge sur blanc, ravivait le souvenir de celui qui coulait sur la blanche lance ouvrant le cortège du Graal. En s’effaçant les signes sanglants reproduisaient l’effacement du Graal, sa disparition dans le roman”. Jaufré obéit-il à la même logique ? Le « crit », la parole en trop engendrent-ils quelque extase ? La clameur poussée à Monbrun n’ouvre pas l’abîme d’une jouissance ineffable anesthésiant le barnage. Manifestation de deuil, elle engendre plutôt une hyperactivité, notamment lorsqu’une question extériorise en fureur contre celui qui l’a posée la violence de l’affliction. Néanmoins, ce « crit », étouffé par la prouesse de Jaufré, trouve un écho dans le « crit » poussé par l’oiseau de Félon d'Auberue, dans la dernière aventure courue

avant d’épouser Brunissen. Cri strident qui paralyse des grues dans lesquelles il est difficile de ne pas percevoir le souvenir des oies de Perceval, dont l’une « navree el col » par un faucon, maculera la neige de son sang : El vi grüas en un pradel Que paissïont entro a cent. E osta la longa corrent A l'ausel, et laisa.l annar. E el las va revironar,

E puis puja de tal poder C'a penas lo pot om veser ; E cant lai fon ben aut pojatz E el deissent tutz abrivatz Ves las grüas, et fes un crit 2 Cf. J. C. Huchet, « Écrire, c’est effacer », op. cit.

189

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Tal que.l plus sortz l'a ben ausit, E puis estet en alas sus. Ab tant Fellon, que no.i ac plus, Venc a Ilas grüas e pres s'en Tant can li plac, a son talen,

E puis apres siei compannon Que nu.i a tan avol garson Que nu'n portes aitant com poc, Que anc neguna non s'en moc Plus que si totas fosson mortas O liadas ab granz redortas. (v. 8890-8910)

[Félon vit des grues qui paissaient dans une prairie, au nombre d'une centaine. Vite, il lui ôta la longe et le libéra. L'oiseau alla tourner audessus des grues, puis s'éleva à une si grande hauteur qu'on ne le vit presque plus. Après être monté ainsi très haut, il se laissa tomber sur elles avec une rapidité folle et en poussant un cri tel que le plus sourd l'entendit fort bien. Et il resta là, à planer, les ailes déployées. Félon n'eut alors rien d'autre à faire qu'à aller vers les grues et à prendre à son gré toutes celles qu'il voulut. Ses compagnons l'imitèrent. Il n'y eut pas si méchant valet qui n'en ramenât autant qu'il put en porter: les grues de-

meuraient là, immobiles, toutes, comme mortes ou comme

longues cordes.]

liées par de

Certes, des grues ne sont pas des oies et l’enluminure du sang sur la neige a disparu du texte occitan, mais l’extase est là, déplacée du prédateur, auquel Perceval s’était identifié*, à la victime. Plus autour (« E non es majer d’un austor », v. 8881) que faucon, l’oiseau de Félon est à sa manière une

« merveille » suscitant la louange de Jaufré :

So dis Jaufre : « Si Dieus m’aon Mut a cortes aucel aissi, Que anc homs mais tan ric non vi». (v. 8914-8916) [Jaufré se dit : « Que Dieu m’assiste, c’est là un fort bel oiseau, on n’en vit jamais de si précieux ».]

Son bec tranchant comme un rasoir (« Lo col ac plat e.l bec espes/Plus trenxant que rasorz nun es », v. 8883-8884) se mue en fer de lance. Ne disparaît-il pas à la vue (v. 8896) pour reparaître à l’instar du Graal aux yeux

de Perceval ? Comme le Graal, il fascine et rend inapte à l'action : les grues

paralysées évoquent Perceval muet au château du roi Pécheur (9217 * Cf. H. Rey-Flaud, « Le sang sur la neige », art. cit., pp. 15-24. 190

LA FASCINATION DU ROMAN

3243-3253 & 3298). Vainqueur de Félon, Jaufré expédiera à Arthur l’oiseau

venu rejoindre la blanche lance envoyée au début du récit. Cet oiseau merveilleux (« Ni ja nu.l cal querer melhor », v. 8882) rassemble certains attributs de la Lance et du Graal. Il est le Graal en son absence dans le pays d’en bas de la fée de Gibel, de l’autre côté du miroir de la fontaine, une des métamorphoses du Graal, le pouvoir de métamorphose du roman appliqué à un symbole exogène. La paralysie des grues possède une valeur emblématique : elle offre une image de l’impuissance guettant qui cède à la fascination du « crit » et de la parole exogène, qui se laisse prendre et lier par le modèle. Muée en paralysie, l’extase n’est plus là le « raptus » de la jouissance à laquelle s’abandonnaïit Perceval devant les signes lui rappelant l’oie blanche qu’il ne sut pas prendre lorsqu'elle s’offrait à lui, mais la capture par le modèle, l’impasse littéraire guettant l’écrivain ne parvenant pas à s’arracher à la fascination de l’énigme du texte reçu.

5. Métamorphoses du graal L'oiseau de Félon prépare d’ailleurs le surgissement dans le récit du monstre qui enlèvera Arthur, comme si l’envoi par Jaufré de l’oiseau atteignait enfin sa cible en l’espèce de ce nouveau prédateur prêt à fondre sur le roi. À première vue, tout paraît distinguer les deux oiseaux : celui de Félon est petit, l’autre démesuré. Le parti pris de la description les rapproche cependant, dès lors que l’auteur, dans les deux cas, porte exclusivement son attention sur le bec, les pattes et les ailes pour jouer de leur contraste : le bec de l’oiseau de Félon est épais et tranchant (« Lo col ac plat e.l bec espes/Plus trenxant que rasorz nun es », v. 8883-8884), celui de l’autre oiseau

effilé (« Que.l bec cre que aja major/[.….]/Que nun sun .X. palpz los plus grans/Que fosson fait oi a mil anz », v. 9839-9842) ; le premier possède des pattes épaisses aux serres puissantes (« Las cambas grossas e.l pes fortz/Donn a mutz aucels pres e mortz », v. 8887-8888), le second les a

longues (« E.ls pes a majors, sens failla,/Que nun es aquella gran porta », v. 9846-9847); le compagnon de Félon paraît encombré d’ailes (« E.ls volars lunc, que.l sobrebaton/De mieg pe et la coa.l passon », v. 8885-8886) que le second déploie pour enlever Arthur (v. 9893) et disparaître presque totalement dans le ciel puis laisser choir le roi comme le premier fondit sur les grues. Faut-il s’étonner que les yeux de l'oiseau ravisseur rallument la lumière du Graal : (v. 9844-9845) et que, pour le combattre, Arthur bran191

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

disse une épée qui possède la blancheur et l’éclat de la Lance (« E de bran clar e respandent », v. 9872) ? Point n’est besoin qu’il crie puisque le « crit » et les manifestations de violence renaissent à la vue du sort réservé à Arthur : E E E E

Jaufre gitet sun escut sun bran, que tenia nut, es se trastut esquintatz, critdet : .. (v. 9917-9920)

[Jaufré a jeté son écu et son épée qu’il tenait dégainée et il a déchiré tous ses vêtements en criant :...]

Comme le Graal de Chrétien ou de Rigaut de Barbezieux, il rend muet (« Car sul no.us poiria retraire/Sa faisso nuls homs natz de maire », v. 98379838) et incarne une limite qui n’est imposée à la description et, à travers elle, à l’écriture romanesque, que pour être immédiatement transgressée. L'oiseau n’est au vrai que la métamorphose de l’enchanteur apparu à l’orée du récit et dont il est dit : E sap tots los encantamens E las .vij arts qe son escrichas, Trobadas, ni faitas ni dichas. (v.446-447) [Il connaît tous les enchantements et les sept arts écrits dans les livres,

trouvés, pratiqués et enseignés.]

Et l’enchanteur, doué d’un savoir de clerc écrivain, surgi au début et à la fin du récit, saurait-il être autre chose que la métamorphose de « cel que.l romantz comenset » (v. 10949) et d’« aquel que l’acabet » (v. 10950), du double auteur que le roman se donne dans l’épilogue* ? Double auteur ou image de la duplicité et des sortilèges de l’écriture romanesque qui se joue de l’auditeur et du lecteur comme l’enchanteur d'Arthur ? De métamorphose en métamorphose, la question non pronon cée par Perceval ou posée inconsidérément par Jaufré devient la questio n même de la littérature et de ses pouvoirs. De disparition en réapparition d’un texte à l’autre ou au sein d’un même texte, le Graal est l’objet ou la parole autre

soutenant le désir de littérature dont l’auteur espère une métamo rphose, afin

—————_—_—_—_——

* Cf. sur ce point J. C. Huchet, « Le roman mis à nu : Jaufré », art. cit.

192

LA FASCINATION DU ROMAN

de ne plus ressembler au terme de son récit à celui qu’il était lorsqu'il le commença. Non seulement, l’auteur de Jaufré a lu Le Conte du Graal, mais il l’a

médité en profondeur pour sortir des impasses que lui imposait son modèle. Il a réduit le Graal à son essence, à une question dont l’altérité doit être apprivoisée, maîtrisée par d’innombrables métamorphoses afin qu’un homme d’oc puisse faire sienne une parole venue d’oïl et y trouver, en marge du rituel lyrique, le moyen d’une interrogation de l’aventure subjective et de l’expérience littéraire. Il a aussi montré qu’écrire s’effectue toujours par rapport à une parole en souffrance, une parole impossible, empêéchée par le suspens d’une écriture antérieure ou en trop déchirant la trame du texte en chantier. Écrire au moyen âge s’accomplit avec et contre la tradition textuelle à l’intérieur de laquelle quelques textes sont érigés en symptômes dont il faut se libérer après avoir délivré le savoir qui s’y enclôt.

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La beauté littéraire”

La beauté est mise à l’épreuve. Mise à l’épreuve du sujet ravi, évanoui dans le regard attaché à un objet qui donne corps à l’impossible, le rend désirable, et fait de ce désir une cause de jouissance aimant à se croire hors-sexe. La psychanalyse le démontre : la beauté met en forme le rêve d’un temps antérieur à la sexuation scellant l’exil à soi et à l’autre, l'émergence d’un impossible éprouvé dans l’expérience d’une jouissance qui sépare. Mise à l’épreuve du langage aussi, non parce qu’elle confronte à l’ineffable mais parce qu’elle interroge la pertinence du recours au langage, à cet instrument de séparation du sujet et du monde, du sujet et de l’autre, pour dire l’aspiration à l’effacement de toute césure. Les littératures en langues vernaculaires donnent un cours nouveau au discours sur la beauté. Elles en explorent certes le caractère ineffable en superposant avec la lyrique l’objet de la beauté avec l’objet d’amour. Elles s’emploient surtout à créer par les mots un objet dont la beauté tiendra l’impossible discours sur la beauté. Les romans qu’on appelle « antiques » ne consacrent pas seulement la naissance du genre romanesque au milieu du XI siècle, ils confient aussi à la littérature en langue vernaculaire le soin d'une réflexion esthétique dont témoignent l'attention apportée aux portraits féminins, la description minutieuse de tombeaux imaginaires ou d'armes fabuleuses’. * Publié dans Cahiers de civilisation médiévale, XXXVI, Poitiers, 1993, pp. 141149. 1 Sur cet aspect, désormais bien connu, cf. J. C. Huchet, Le Roman médiéval, op. cit. et A. Petit, Naissances du roman. Les Techniques

antiques du XII‘ siècle, Paris, Champion, 1985, 2 vol. 195

littéraires dans les romans

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Paradoxalement,

la langue se voit investie du pouvoir et du devoir de

dire le beau, de le donner à voir, de « sus-citer » par les mots ce

qui,

traditionnellement, échappe au langage et relève de la pure jouissance scopique. Ainsi, la littérature s'ouvre et ouvre au plaisir. Plaisir de l'auteur ou du copiste-remanieur traduisant sa fascination. Plaisir de l'auditeur-lecteur appelé à le partager. Purement

descriptifs,

ces

moments

constituent

des

événéments

« romanesques », en ce sens qu'ils appartiennent à l'usage littéraire de la langue romane puisque, pour l'essentiel, ils ne proviennent pas du texte

latin

en

cours

de «translation »

mais

d'une

tradition

exogène,

rhétorique médiolatine ou « romans antiques » antérieurs érigés en modèles avec lesquels on veut se mesurer. L'intérêt pour la beauté se love donc au cœur de ces excroissances, de ces « surplus » aurait dit Marie de France, qui consacrent l'avènement du genre romanesque et font de la littérature une expérience de plaisir où la main s'avère conviée à prendre le relais de l'œil.

Lorsqu'il s'entremet, vers 1160, de mettre en roman des compilations latines de l'épopée troyenne, Benoît de Sainte-Maure s'inscrit dans cette tradition, déjà constituée par le Roman de Thèbes et l'Énéas et les premières versions du Roman d'Alexandre. Son Roman de Troie hérite de l'intérêt esthétique de ses prédécesseurs et de ses formes d'inscription textuelle. Comme

ses devanciers, il s'attarde au spectacle

de la beauté

des femmes à qui son roman tend, à plusieurs reprises, un miroir. Le portrait de Penthésilée (v.23429-23462) doit beaucoup au second volet du dyptique composant celui de Camille dans l'Énéas (v. 6913-6934). Les tombeaux d'Hector (v. 16640-16858) et de Paris (v. 23029-23070) ne cèdent rien en splendeur et en « merveilleux technologique » à ceux de

Pallas

(v. 6409-6528)

et de

Camille

(v. 7531-7724)

dans

le

même

Énéas. Pour n'être pas d'origine divine, comme celles qu'Énéas reçut de Vulcan (v. 4391-4542), les armes de Patrocle (v. 8440-8444) n'en exercent pas moins une fascination, déléguée par l'auteur à Hector, d'une étrange morbidité où la beauté confine à la mort.

Ces topiques, qui constituent déjà la rhétorique propre au roman à laquelle il convient de sacrifier, ne suffisent pas à contenir l'intérêt esthétique de Benoît qui va figer son récit pour l'ouvrir au spectacl e de la chambre des beautés, à l'intérieur de laquelle la Beauté, en ses di-

verses inCarnations, se fait munificente. 196

On s'intéressera donc tout parti-

LA BEAUTÉ LITTÉRAIRE

culièrement

à cette chambre

(v. 14631-14958) afin de montrer qu'elle

est le lieu d'une réflexion esthétique générale, qui articule la beauté à l'amour et à l'écriture afin de définir l'esthétique du roman en cours de production.

1. Amour et beauté

La chambre des beautés est aussi chambre d'amour, alouée par Priam à Pâris et à Hélène pour qu'une fois le rapt accompli ils y enclosent des amours (v. 14951-14954) nées sous le signe de la rencontre de

deux beautés. Avant même que Benoît n'entreprenne la description de ce lieu magique, il y installe, au chevet d'Hector blessé, les deux plus belles femmes

— Hélène et Polixène —, comme

les déesses du mythe de

la pomme de Discorde impossibles à départager en beauté (« Mais n'en sevent que afermer/Ne la plus bele deviser », v. 14625-14626), la première aimée et amoureuse au début du récit, la seconde appelée à être objet d'amour dans la deuxième partie du roman... L'espace de la chambre circonscrit l'orbe d'une utopie appelée à définir un comportement amoureux idéal. Les statues couronnant les colonnes sises aux quatres coins obéissent à la partition sexuelle : Les dous qui plus esteient beles aveient formes de puceles, les autres dous de jouvenceus. (v. 14673-75) [Les deux plus belles avaient

la forme

de jeunes

filles, les autres

de

deux jeunes gens]

Mais, si le mouvement

de la description

des statues

rence sexuelle, des liens de complémentarité

épouse la diffé-

se nouent entre les auto-

mates qui brouillent la stricte partition initiale. Ainsi le premier automate féminin invite-t-il les visiteurs à corriger leur mise extérieure grâce au miroir qu’il tient : 2 Notre lecture de la description de la chambre des beautés s'appuiera sur l'édition très partielle du roman donnée, d'après le manuscrit D 55 de la Bibliothè-

que Ambrosienne de Milan, par E. Baumgartner, Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, Paris, 10/18, 1987. Les autres citations renvoient à l'édition de

L. Constan, Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, Paris, SATF, 1912, 6 vol. 197

1904-

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Lur senblances i esgardoient : bien conoisseient maintenant ce que sor els n'iert avenant; senpres l'aveient afeité e gentement apareillé. (v. 14692-14696) [Is y regardaient leur apparence et percevaient aussitôt ce qui n’allait pas dans leur toilette; ils pouvaient immédiatement y remédier et se présenter avec grâce.] Le quatrième, masculin,

semble

plutôt s'intéresser à leur vie intérieure

et inviter à une rectitude morale et courtoise (« car l'ymage, par grant mestrie,/ les gardot toz de vilenie », v. 14893-14894). Leur complémentarité fonctionnelle transcende leur différence et donne ainsi à voir la possibilité d'une union de l'homme et de la femme située au-delà de leur partition sexuelle. Cette union se trouve emblématisée par l'unité de la pierre dans laquelle fut taillée la Chambre, dépourvue de toute jointure, de tout signe d'une différence visible : En la Chanbre n'ot ainc morter, chauz ne sablon ne ciment cher,

enduit ne maleron ne plastre: tot entiere fu d'alabastre. (v. 14919-14922) [Pour construire la Chambre on n’avait utilisé ni mortier, ni chaux, ni sa-

ble, ni ciment précieux, ni enduit ni molée ni plâtre : elle était entièrement en albâtre.]

Cette chambre n'abolit pas seulement la différence sexuelle, elle annule la dichotomie entre l'extériorité et l'intériorité de l'être humain, aligne la beauté de l'apparence sensible avec la perfection morale. Permettre de vérifier la belle ordonnance des atours féminins (v. 1469714701) et transformer les hommes de manière à ce que ni vilains ni fous n'y séjournent, comme

le font les statues

qui ornent ce lieu, n'est-

ce pas trouver la forme de beauté la plus apte à faire naître l'amour ? La Chambre n'entasse pas seulement les beautés, elle fait du corps et de l'âme des beautés proposées à l'amour appelé à rendre sensible la Beauté. Elle est une utopie non seulement parce qu'elle propose un idéal amoureux mais aussi parce qu'elle se fait espace d'une transfor198

LA BEAUTÉ LITTÉRAIRE

mation réglée et soumet la beauté nance qui fixent les conditions de Utopie, elle l'est encore dans dérobant à la vue les amants pour l'extérieur :

et l'amour à la rectitude d'une ordonleur rencontre. le retrait du monde qu'elle propose’, mieux affuter leur regard tourné vers

Qui dedenz est, dehors veit cler:;

si ne siet riens tant esgarder, s'il est dehors, ja dedenz veie. (v. 14929-14931) [Qui se trouve à l’intérieur voit distinctement

dehors,

mais

s’il est de-

hors, il a beau regarder, il ne voit rien de ce qui se passe dedans.]

Voir sans être vu et refuser l'amour à la curiosité livrent à la fois le vœu secret de tout amant et l'aveu du désir d'un amour soustrait à la contingence du sensible pour ne plus laisser rayonner que la beauté de son intériorité.

2. Fonction et nature de l'expérience esthétique La chambre des beautés n'aligne pas les merveilles pour créer l'illusion d'une beauté munificente, prodiguée à travers ses manifestations sensibles, comme la richesse peut l'être par les signes de libéralité. Saisir la signification de ce moment de beauté oblige l'auditeur-lecteur à ne pas céder à la fascination de l'éclat des pierreries, afin de détour-

ner le regard et l'attention vers les « ymages », les automates,

qui sont

l'objet essentiel du travail descriptif et de l'admiration de l'auteur. Là s'anime vraiment la réflexion esthétique de Benoît de Sainte-Maure. L'expérience de la beauté relève toujours peu ou prou de l'indicible; aussi le clerc s'attarde-t-il à décrire ses manifestations moins pour en révéler l'essence que pour cerner sa fonction. Benoît n'en prend véritablement conscience qu'à l'issue de la présentation de la première « ymage »; sentant qu'il a surtout mis l'accent sur le rôle de rectification vestimentaire qu'il lui a imparti, il inaugure la description des trois autres en mettant en avant leur fonction : « D'el serveient li autre trei »

3 Cf., dans la même perspective, le palais de verre dans lequel Tantris déclare vouloir dérober au monde ses amours avec Yseut, dans la Folie d'Oxford, édition de J.C. Payen, éd. cit., v. 299-308. 199

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

(v. 14710). Ce n'est donc qu'à travers l'usage de ces beautés que s'appréhendera peut-être la nature de la Beauté. La première « ymage » se réduit au miroir qu'elle tient («un mireor/en or asis cler e vermeil », v. 14682), il réfléchit ia lumière

en paraît la source

mais

(« reis de lune ne de soleil/ne resplant si cum

faiseit », v. 14684-14685) ; son extraordinaire brillance renvoie

il

les feux

des joyaux et éclaire l'ensemble des merveilles dont l'œil se repaît. Œuvre d'art lui-même, il jette sa lumière sur le monde de l'art qui l'entoure et rappelle, à l'initiale de la description, que l'art et la merveille ne s'appréhendent qu'à travers la merveille de l'art, que grâce à la lumière qu'une œuvre jette sur une autre, l'éclairage qu'un art dirige vers un autre, celui des automates vers les mécanismes de la littérature par exemple. Sa fonction essentielle n'en reste pas moins de réfléchir le monde et d'éclairer les hommes, d'indiquer aux visiteurs le désordre de leur tenue

et d'inviter à y remédier

(v. 14684-14704).

L'orbe du miroir enclôt

la

beauté du monde sensible dont il renvoie l'image ; aussi la totalité de la

nature humaine mundi »:

doit-elle

se refléter

tot demostrot li mireors, contenances, senblanz, colors, tiels cum chescuns aveit en sei. (v.

[le miroir reflétait tout : maintien, cun.]

fidèlement

dans

ce

« speculum

14707-14709)

attitudes, couleurs, à l’image de cha-

« Mimesis » du réel, la beauté est ce qui dans l'objet donne à voir le monde et l'homme, mais cette fonction mimétique n'est mise en lumière que pour être immédiatement dépassée, par l'invite à la correction contenue dans le miroir. La beauté est donc cet appel à une harmonie du sensible, à une rectitude de l'apparence qui n'est pas sans réfléchir l'intériorité du sujet, comme en fournit la preuve la quatrième « ymage ». La beauté constitue ce qui dans l'objet excède à la fois son instrumentalité et sa fonction mimétique et lui permet d'accéder à une fonction « morale »* L'œuvre d'art (dans son acception étymologi que), dans laquelle la beauté s'incarne, ne renvoie jamais qu'une image corri— LR RON SAN TS raie ‘ La musique produite par le quatrième automate a une fonction Cathartique, elle purge des affects insensés : « Fol corage ne mal penser/n'i prent as genz, ne fols talanz. Mout funt grant bien as escoutant » (v. 14796-14798), 200

LA BEAUTÉ LITTÉRAIRE

gée de l'homme et du monde; elle tend vers une idéalité des comportements et des formes.

Elle convie par là-même à une préserve — de manière anticipée — qu'est l'amour, dont Achille saisit Narcisse. Peindre et écrire l'image

expérience morale et subjective qui de cette autre expérience spéculaire la morbidité à travers la référence à de l'aimée dans son cœur (« En son

cuer l'a escrite et peinte », v. 17756), comme

le fait Achille,

c'est se

perdre, entrer dans un processus de dissolution de l'identité qui anticipe l'œuvre de la mort comme triomphe de l'autre. Le miroir de la première statue, au contraire, restitue à chacun

son

image fidèle, ne souligne des manques ou des imperfections que pour mieux inviter à les corriger. Chaque image réfléchie est, pour chacun, potentiellement porteuse d'une image idéale à laquelle il peut s'identifier. Dès lors, l'expérience

spéculaire

tion de l'être mais s'inscrit dans l'identité. L'œuvre d'art met donc littéralement un « idéal du moi », sion de soi acceptable conduit au est extase

momentanée

cesse

de conduire à une dissolu-

un procès positif de constitution de sur le chemin de soi, elle propose, un idéal au moi. La seule dépossescœur de l'expérience esthétique, elle

devant la merveille,

la nécessaire

perte de la

parole et de la pensée («ne s'entrobli/de son pensé o de son dit », v. 14751-14752) devant le mystère de la perfection technique (v. 1474714758). Cette absence ne dure pas et appelle une autre phase dont le quatrième automate définit la place dans ce qui paraît bien être la fictionnalisation du procès de subjectivation. La dernière statue parachève l'œuvre entreprise par la première et la seconde en adressant à chacun le ou les signes correspondant à leurs besoins :

La quarte ymage reserveit d'une chose qui molt valeit, car celz de la Chanbre esgardot e par signe leur demonstrot que c'ert que deveient faire qui plus lur esteit necessaire ; a conoistre le lor faiseit,

si que riens ne l'aperceveit. S’en la Chanbre fussent set cent,

seüst chescuns veraiement que l’ymage li demonstrast ice qui plus li besoignast. 201

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Ce qu’il monstrot ert bien segrei ; ne coneüst ja rien fors mei, ne je de niul, fors il toz sous. (v. 14863-14870) [La quatrième avait, elle, une fonction de la plus haute importance : elle examinait les occupants de la Chambre et leur indiquait par signes ce qu’ils devaient faire et ce dont ils avaient le plus besoin; la statue leur en faisait prendre conscience sans qu’autour d’eux personne ne s’en aperçôt. Et même s’il y avait eu sept cents personnes dans la Chambre, chacun aurait pu savoir, grâce aux signes de la statue, ce dont il avait besoin. Ce qu’elle désignait restait si bien secret qu’à part celui qui était concerné personne d’autre, ni vous ni moi, n’aurait pu s’en apercevoir.]

Elle figure ce lieu Autre d'où émane le signe particulier qui vient répondre à la question muette dont tout visiteur s'avère porteur à son propre endroit. Le signe pointe en lui ce qu'il ignorait ; soulignant un manque (« qui plus lur esteit necessaire ») ou traçant une ligne de conduite (« que deveient faire »), il permet à chacun d'accéder à une part insue de lui-même. L'automate recèle donc le signe secret dont se soutient la singularité de tout sujet; il n'est que la série infinie et intemporelle des signes par lui émis. Produit de l'artifice, il fait de l'œuvre d'art le signe permettant, à qui s'y confronte, d'accéder au secret de son identité. La beauté

ouvre la voie de l'identité subjective et participe à sa constitution. La réflexion esthétique de Benoît prend à cet instant une dimension théorique qui vise à cerner la fonction de la beauté dans le champ humain. Les deuxième

et troisième « ymages » sont davantage

tes; animées, elles donnent

l'illusion d'un mouvement

des automa-

naturel

annulant

la séparation de l'art et de la vie. L'automatisme réapparaît néanmoin s dans la répétition infinie du même mouvement, qui fait glisser la fonction de la merveille de la « mimesis » à une tentative de maîtrise du temps. La quatrième statue crée l'illusion d'un temps fictif où le cycle de la vie et de la mort se trouve accéléré et, dans le même temps, régulé, arraché à la contingence ou à la volonté divine. Elle livre à profusion des fleurs de toutes natures («flors de molt divers senblanz », v. 14807) que fane bientôt le vent produit par le battement des ailes d'un aigle d'or menacé par un satyreau (v. 14805-14845); les fleurs flétries sont immédiatement remplacées par d'autres différentes (« beles, fresches, d'autre color », V. 14847). Eté comme

hiver, le spec-

tacle a lieu « dous feiz lo jor » (v. 14848). La beauté tient là au miracle de l'abolition du cycle naturel, opposant à travers la diversité des fleurs 202

LA BEAUTÉ LITTÉRAIRE

l'hiver à l'été, et à la substitution d'un temps accélérant la rotation des cycles. Pur artifice né de l’« artymage des doctors » (v. 14842) mettant le temps à la mesure de l'ingéniosité humaine. L'œuvre d'art qu'est l'automate tire sa beauté de sa capacité à produire un temps artificiel, fictif, maîtrisant le temps naturel réglé par l'opposition de la vie et de la mort. Plus que le mouvement et la vie, ce qu'il s'agit ici de domestiquer c'est la mort. L'œuvre d'art prétend ainsi transcender la mort et tirer pour l'« artifex » une traite sur l'éternité. De quelle esthétique Benoît entretient-il son auditoire ? De quel art relèvent les automates ? De la mécanique sans doute, mais là ne va pas l'intérêt du clerc. Les savants (les « doctors », v. 14842) qui les mirent au point se trouvent, à l'orée de l'épisode, nommés

« poètes » (« Treis

poëtes, saives autors », v. 14668). Même si l'on prend le mot « poètes » dans son acception étymologique, peut-on éviter de se demander si les automates ne parlent pas aussi de la mécanique de la littérature, et ne s'offrent pas comme des incarnations de la beauté littéraire ? Les « arts » parlent, nous l'avons vu, les uns à la place des autres, les uns

pour les autres. La seconde statue se comporte en véritable jongleresse; non seulement, elle amuse de ses acrobaties :

balé e tresche e tunbe e saut, desus le piler, si en haut que c'est merveille qu'el ne chiet. Par soventes feiz se rasiet, lance e requeut quatre coutieus. Cent jués divers, rihes e bieus i fait le jor set feiz o huit. (v.14713-14717) [elle danse, balle, exécute

cabrioles

et sauts, perchée au sommet

de la

colonne, au point qu’on s’étonne qu’elle ne tombe pas. Mais souvent elle s’assied, jongle avec quatre couteaux et exécute ainsi sept ou huit fois par jour les tours les plus divers, aussi admirables que plaisants à regarder.]

Elle déploie aussi devant les yeux les merveilles et les monstres (« granz serpenz volanz hisdous », v. 14735) que le jongleur fait vivre par la parole en récitant, par exemple, des romans antiques (cf. v. 14724-14738). Le troisième automate semble mettre en scène une manière d'œuvre littéraire parfaite où la musique produite par les « doze estrument » 203

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

(v. 14785) ne contrarierait pas les échanges verbaux de l'auditoire et en

protégerait le secret. Rêve sans doute d'une œuvre dont l'indiscipline de l'auditoire ne parasiterait pas la réception et dont la composante musicale, outre le plaisir propre qu'elle produit, fournirait le mode d'insertion sociale idéal. Au-delà de la mise en perspective de la fonction sociale de l'œuvre littéraire médiévale, ce dépassement de sa dichotomie structurelle porte l'exigence d'une harmonie particulière de « la musique et des lettres » confiant à la musique le soin de protéger le sens secret de la parole amoureuse quelque tonitruant que puisse se montrer le texte. Dès lors, la musique n'apparaît plus comme la voie d'accès au sens mais la garante de son inaccessibilité et du mystère d'un texte qui peut parler haut sans être pour autant entendu, comprenons qu'il peut parler d'autre chose que ce qu'il dit, de littérature là où il semble s'intéresser à la mécanique.

3. La beauté du roman de Benoît de Sainte-Maure

Comme la musique amuse l'oreille pour dérober le sens de qui se dit, le spectacle ostentatoire d'une beauté peut en voiler un autre. La perfection des automates ne renverrait-elle pas à l'harmonie du roman de Benoît, « poëte » lui aussi, capable de créer dans son texte l'illusion de la vie, de régler le mouvement des batailles qui distribu ent la vie et

la mort, de susciter une beauté

spécifiquement

littéraire

? Il convient

donc de donner au miroir tenu par la première statue une valeur emblématique ; en lui se réfléchit la chambre et les secrets du roman,

Le miroir, on l'a vu, brouillait l'ordonnance de la description des au-

tomates et tissait des liens plus secrets entre eux, réglés par des jeux d'inversion. La chambre des beautés possède la fonctio n spéculaire du

miroir; placée au centre du roman, comme l'a souligné E. Baumgartner*, elle réfléchit les secrets de la composition de l'œuvre de Be-

noît. Le rapport chiasmatique des statues donnerait à voir, par exemple, l'ordonnancement des couples et des relations amoure uses. Ne LE.

* Surla spécularité dans les romans antiques, cf. J. C. Huchet, « L'Énéas : un roman spéculaire », Relire le Roman d'Énéas Paris, Champion, 1985, pp. 63-81. p. 19. $ Op. cit., 204

LA BEAUTÉ LITTÉRAIRE

De part et d'autre de cet épisode médiant, les histoires d'amour se distribuent deux à deux. Avant la description de la Chambre sont présentées

les amours

de Pâris et d'Hélène,

de Briséida

et de Troïlus,

après : celles de Briséida et de Diomède, d'Achille et Polyxène; elle partage en deux la vie de Briséïda qui, changeant de camp sur l'ordre de son père, change d'amant. Les jeux de miroirs se complexifient d'une partie à l'autre et à l'intérieur de chacune des parties. Il faut défaire l'union d'Hélène et de Ménélas pour nouer celle d'Hélène et de Pâris puis dupliquer avec Briséïda, Troïlus et Diomède la structure de cet échange passant par la rupture d'un lien antérieur. De même, le récit des amours d'Achille et de Polyxène s'entrelacent chiasmatiquement à celui de Briséida et de Diomède, Achille pensant un temps rejoindre le camp des Troyens qu'a déserté Briséida.. Par rapport à sa source, Benoît a réglé, avec la perfection d'un automate, le ballet des échanges amoureux. La beauté

de la Chambre,

taillée

dans

une

seule

pierre,

renvoie

l'image de l'unité du roman qui a su conjoindre harmonieusement les emprunts à des sources hétérogènes, à Darès et à Dictys, ces frères ennemis, le premier troyen (« Fu de Troie norriz e nez », v. 94) le second grec (« Cil fu defors en l'ost Grezeis », v. 24401). L'œuvre romane homogénéise ainsi deux textes latins distincts et antagonistes (« Contre Daire rescrist l'Estoire », v. 24400) ; leur jointure n'est signalée que pour être aussitôt effacée par une seconde réécriture qui réalise la « conjointure » parfaite du roman grâce à un vers où les deux noms sont joints (« Si com Ditis le dit e Daire », v. 24395). Langue et genre, le roman annule les différences et trouve dans la Chambre le miroir où réfléchir une beauté qui doit tout à la littérature, même si elle ne peut se dire qu'à travers une métaphore architecturale. Significativement, lorsque Benoît essaie dans le prologue de théoriser

sa pratique de traducteur écrivain, il recourt naturellement au vocabulaire de l'architecture : Mais Beneeiz de Sainte More

L*'a contrové e fait e dit

(F « ceste estoire »)

E o sa main les moz escrit, Ensi tailliez, ensi curez

Ensi asis, ensi posez, Que plus ne meins n'i a mestier. (v. 132-135)

205

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

[mais Benoît de Sainte Maure l’a composée en suivant son modèle et l’a

rédigée; il en a tracé les mots de sa propre main, il les a si bien façonnés, polis, disposés et ajustés que rien ne saurait y être ajouté ou retranché.]

Comme la pierre ou l'albâtre, les mots sont taillés, polis, posés les uns sur les autres afin que s'élève la merveille architecturale du roman; et c'est « le bon dit » que l'auteur promet d'ajouter (« Ne di mie qu'aucun bon dit/N'i mete…. », v. 142) qui, tel un mortier invisible, liera l'ensem-

ble, effacera toutes traces de jointure et réalisera la « conjointure » du roman où rayonnera une nouvelle forme de beauté : la beauté littéraire. Si la Chambre, grâce aux automates, met en scène la naissance d'un

sujet moral conforme à l'éthique courtoise, le roman quant à lui tente de saisir ce qu'il en est de ce sujet qui en revendique la paternité dès le prologue (v. 132). Le prologue mériterait d'être relu et éclairé à la lumière de la Chambre. Les « treis poëtes » qui mirent au point les quatre « ymages » renvoient spéculairement aux trois personnes qui contribuèrent à la naissance de l'œuvre: Daire qui « En grezeis en escrist l'es-

toire » (v. 104), Cornelius « quil translata/De greu le torna en latin » (v. 120) et Benoît qui la voulut « en romanz metre » (v. 37). Ce dernier

a donc reçu ce signe singulier qu'est l’« estoire », venu d'un lieu et d'un temps autres, et qui va lui permettre de la signer de son nom et de trouver une identité littéraire. Comme la Chambre des beautés donnait à voir les étapes constitutives du sujet, le prologue réfléchit le procès autorisant l'émergence du

sujet de l'œuvre. Qu'on l'appelle « auteur » ne saurait faire oublier qu'il s'y donne moins comme producteur que comme produit, féal de l'œuvre et effet de la « réflexion » littéraire. Les jeux de la spécularité complexifient la structure du sujet écrivant dégagée. Ainsi le Grec Homère, « clers merveillos/E

sages e esciëntos » (v. 45-46), dont le livre faillit

et fut effacé par un témoin occulaire troyen, Daire, réapparaît-il dans la dernière partie du récit sous les traits d'un autre « clers sages (...) E scientos » (v. 24398-24399) grec, Dyctis, effaçant Daire à son tour. Ces chassés-croisés ne laissent pas de renvoyer aux épiphanies de l’« estoire », perdue puis retrouvée dans une armoire (v. 87-88), et à ses anamorphoses linguistiques. Son histoire déchiffre la loi qui l'anime dans le mouvement des fleurs qui disparaissent pour reparaître mystérieusement identiques et autres à la fois, et l'assujettit à un temps artifi206

LA BEAUTÉ LITTÉRAIRE

ciel : le temps

propre de l'art et de la littérature.

La littérature

est

comme la « science », elle « Germe e florist e frutefie » (v. 24), et, lorsqu'un mouvement l'anime, sa beauté s'épanouit.

4. Les maléfices de la beauté La chambre des beautés ne constitue pas le fin mot de la réflexion esthétique de Benoît qui épouse le mouvement de dégradation et l'acheminement vers le malheur scandés par le roman. Dans la dernière partie du récit, le Palladion vient incarner un nouvel objet artistique, une autre conception esthétique. Son prix tient pour l'essentiel au mystère de sa fabrication et à son origine divine : De fuz est faiz, mais ne sai dire Ne la façon ne la matire,

Com faitement fu manovrez E entailliez e compassez. (...) Apelez est Palladion En si grant veneracion Est tenuz qu'en nule maniere Rien en terre n'avons si chiere. (v. 25395-25406) [Il est en bois, mais je ne sais dire de quel bois ni de quelle façon, ni de quelle manière il fut ouvré, sculpté et ordonné (...). Il est appelé « Palladion » et tenu en si grande vénération que nous ne possédons sur terre rien qui soit aussi précieux.]

Au vrai, le Palladion est moins un objet qu'un « signe », le signe de l'alliance de Pallas et de la cité : I vint del ciel tot en apert Un signe fier e precios E sor toz autres merveillos. Pallas, - ço ne mescreons mie, Deuesse de chevalerie Li enveia por seürtance,

Que ja ne fussent en dotance Li heir de perdre cest païs.

(v. 25386-25393)

[Vint du ciel, bien visible, un signe noble et précieux, passant en mer veilleux tous les autres. Pallas — nous n’en doutons pas —, déesse de la

chevalerie, lui envoya en gage d’alliance afin que les descendants craignissent jamais de perdre ce royaume.] 207

ne

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL

Signe appelé à prendre en charge la fonction de lien impartie à la religion. Le nom importe d'ailleurs davantage que la chose : il maintient vivante la mémoire du pacte avec la divinité. L'origine divine transmue l'objet en signe et déplace l'intérêt pour l'acte et la contemplation artistiques, sur lesquels s'interrogeait la chambre des beautés, vers la fonction de lien social, de lien entre l'homme

et la divinité qui fonde une

communauté et lui assure une histoire. Les Grecs auront tôt fait de comprendre qu'il suffit de s'approprier l'objet pour destructurer la communauté troyenne (v. 25410-25425), même s'ils continuent à ignorer que la déesse — d'un autre «signe» (l'aigle qui dérobe le sacrifice, v. 25542-25551) — a rompu le pacte qui la liait à la cité à la suite d'un meurtre qui ensanglanta son temple (v. 25593-25597), Le vol du Palladion rejoue dans cette dernière partie du roman le rapt d'Hélène, arrachée au temple où les Troyens de Pâris avaient déjà versé le sang et où sa beauté enchantait le regard... L'anthropologie verrait dans ce chiasme narratif, qui ne rétablit aucun équilibre mais indique

l'imminence

d'un dénouement,

une

modalité

romanesque

de

l'échange entre collectivités dont les femmes et les objets religieux et artistiques sont les signes. Néanmoins, le vol du Palladion et la circulation qu'il impulse le privent de toute transcendance, au point qu'on peut lui substituer une doublure profane, le fameux cheval de Troie : Apres lors comandent e dient Por le temple qu'ert violez, Dont li Pallades ert emblez, Que Minerve n'en seit iriee Seit une chose apareilliee Grant, en semblance de cheval, Co voustrent tuit, jo n'en sai al

E comandet, quant il iert faiz, Qu'a force seit menez e traiz Tant qu'al temple seit presentez Dont li Palades fu emblez. (v. 25722-25734)

[ls leur disent ensuite et leur commandent, en réparation du temple violé d’où le Palladion avait été dérobé — ce dont Minerve s'était irritée —, que quelque chose de grand soit préparé, en forme de cheval. Tous acquiescèrent. Je ne sais rien d’autre. Il ordonna, une fois le cheval achevé, qu'il soit tiré et amené jusqu’à être présenté au temple d’où le Palladion fut volé.]

208

LA BEAUTÉ LITTÉRAIRE

Œuvre humaine («A mut grant peine est l'uevre traite», v. 25903), comme la chambre des beautés, le cheval suscite une admiration esthé-

tique que le langage n'exprime qu'imparfaitement : Si est haute, si parest grant que ne l'esgarde rien vivant Que n'ait merveille e que ne die: « Com si faite uevre fu bastie ! » (v. 25905-25908) [elle est si haute, elle paraît si grande que personne ne la regarde qui ne s’émerveille et ne s’exclame : « Comment une si belle œuvre a-t-elle été bâtie !»]

mais qui trouve dans la musique un accompagnement réveillant l'écho des mélodies ineffables de la Chambre. À l'instar encore de l'espace réservé

à l'amour,

le cheval

« déçoit » au

sens

médiéval

du terme;

l'extérieur masque l'intérieur, mais là où la première y consacrait l'amour et mafîtrisait le temps et la mort, le second feint de passer pour le « signe » de la paix afin de mieux abriter la mort et la destruction. Les signes esthétiques sont trompeurs et il faut tout l'espace du roman pour en fournir la preuve. Désacralisé, privé de ce pouvoir de rendre aveugle qui défendait son mystère (v. 25663), le Palladion devient un objet maléfique, une pomme

de discorde. Trois hommes

(Telamon,

Ulixès, Diomedès)

ne se

le disputeront-ils pas pour ainsi faire pendant aux trois déesses qui convoitaient la pomme (v. 3860-3923)? Le bénéficiaire du Palladion (Ulixès) assassinera Telamon (v.27105-15) mais se dessaisira de l'ob-

jet en faveur de Diomedès afin d'éviter d'être sa victime (v.2717227176). Autrefois signe de concorde, le Palladion interdit désormais toute forme de sociabilité, les rapports fraternels comme les rapports vassaliques. Outre qu'elle ravive le souvenir de l'épisode de la pomme de Discorde, dans lequel la beauté apparaissait déjà comme un facteur d'entropie sociale, cette trinité masculine fratricide nous ramène à nouveau à la triade auctoriale du prologue et à la réflexion sur l'esthétique du roman. Les trois Grecs compromis dans l'affaire du Palladion sont respectivement: mort (Telamon), transmetteur de l'objet (Ulixès) et bénéficiaire (Diomedès). Ne renvoient-ils pas respectivement à Homère dont 209

ESSAIS DE CLINIQUE LITTÉRAIRE DU TEXTE MÉDIÉVAL le prologue nous rappelle qu'il manqua d'être mis à mort pour avoir confondu la sphère du religieux et celle du profane : s

Dampner le voustrent par reison Por ço qu'ot fait les damedeus Combatre o les homes charneus. (v. 60-62)

[on voulait le condamner à mort sous prétexte qu’il avait fait combattre les dieux avec les mortels.]

À Cornelius qui transmit ce Palladion textuel que fut l'œuvre de Daire en la traduisant en latin (« Cornelius, quil translata :/De greu le torna en latin », v. 120-121) ? À Benoît, en bout de chaîne, qui en bénéficie et le restitue en roman (v. 129-44) ? L'œuvre littéraire est un Palladion, un fragment de beauté divine, ou un signe, arraché aux dieux, requer-

rant temps et espace, le temps et l'espace du roman pour apprivoiser ses maléfices et permettre à Benoît de réussir là où Homère avait échoué, de réussir à mélanger les dieux et les hommes, à faire de l'homme — de l'écrivain — un dieu, un producteur de beauté.

On saisit là l'intérêt pour Benoît du recours à l'antiquité : il lui permet de définir une esthétique purement profane prenant ses distances avec son origine religieuse. Réflexion inarticulable dans le cadre du christianisme, mais possible sous le couvert de la fable antique et excusée par le discrédit dans lequel sont tombés les dieux après l'adoption du monothéisme.

La réflexion esthétique de Benoît de Sainte-Maure vise à faire apparaître la fonction sociale, morale et subjective du beau et de la création humaine. La beauté surgit au point où l'art, doublure de la réalité et de la vie, les transcendent en y intégrant un surcroît d'harmonie et de régularité. La perfection architecturale de la chambre des beautés et de la mécanique des automates lui servent aussi à réfléchir l'harmonie de sa propre recréation de l'« estoire » héritée de la tradition antique. Faute de disposer d'une « poétique » du roman, l'auteur s'efforce d'appréhender la beauté littéraire à travers un étalage des beautés qui témoigne d'un indéniable amour de l'art affirmant, contre la religion, sa vocation réso-

lument profane. La beauté littéraire est l’écran d’oubli que le roman tire sur l'impossibilité, sur lequel se profile la mort qui constitue sa modalité dernière et sur lequel il tente de déchiffrer le secret de la mécanique qui le régit, soit le fin mot de ce qu’on appellerait sa « littérarité ».

210

Table des matières

Avant-propos

La clinique littéraire, entre implication et application

13

Du père en littérature

29

Le nom et l’image

49

La jouissance romanesque

W

L’entropie lyrique chez les troubadours

85

La loi de la Dame et le ravissement du roman

109

Écrire la sainteté

131

Les déserts du roman médiéval

145

La fascination du roman

171

La beauté littéraire

195

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Catteen GA n’assujettit pas la littérature à la psychanalyse. Elle se veut attentive à la parole par laquelle un sujet rapporte les impasses de sa condition d’être parlant et sexué ; elle s’attache aussi à décrire l’effort d'accouchement du texte pour en saisir la spécificité littéraire. La « clinique littéraire > décrit une aventure subjective et littéraire. Elle se met à l'écoute de la plainte d’un troubadour ou suit l’errance d’un chevalier, plainte et errance qui donnent forme et substance à un texte. Elle produit un savoir qui enrichit la psychanalyse et la critique littéraire. Les essais ici rassemblés illustrent et construisent dans le même temps la notion de clinique littéraire ; ils contribuent à faire valoir la modernité du moyen âge.

La collection Medievalia est consacrée aux études médiévales. Placée sous signe de l’interdisciplinarité, cette collection facilite l’accès à des travaux le de référence : éditions de textes, recueils d'articles, actes de colloqu es, thèses et

monographies.

Collection dirigée par Denis Hüe

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ISBN 2-86878-183-7

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