Encyclopédie critique du genre 978-2-7071-9048-2

« Désir(s) », « Mondialisation », « Nudité », « Race », « Voix »… Les soixante-six textes thématiques de cette encyclopé

1,014 82 7MB

French Pages 0 [752] Year 2016

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

Encyclopédie critique du genre
 978-2-7071-9048-2

Citation preview

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:14

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 1

Encyclopédie critique du genre

L’équipe éditoriale

Juliette Rennes

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

est enseignante-­chercheuse à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Elle a notamment publié Le Mérite et la Nature. Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions, 1880‑1930 (Fayard, 2007) et réalisé l’exposition Femmes en métiers d’hommes : une histoire visuelle avec l’équipe du Musée de l’histoire vivante (Montreuil, 2015). Depuis 2012, elle codirige le master Genre, politique et sexualité de l’EHESS.

Editrices et éditeurs scientifiques associés Catherine Achin

politiste, est professeure à l’université Paris-­Dauphine et membre de l’IRISSO, PSL. Elle a écrit avec S. Lévêque Femmes en politique (La Découverte, « Repères », 2006) et coordonné avec L. Bereni le dictionnaire Genre & science politique (Presses de Science Po, 2013).

Armelle Andro

est socio-­démographe, enseignante-­chercheuse à l’université Paris-­1 Panthéon Sorbonne. Elle a participé à l’enquête Ined-­Inserm sur la sexualité en France (La Découverte, 2008) et publié plusieurs articles sur les mutilations génitales féminines. Elle coordonne actuellement une enquête financée par l’ANR sur les droits et la santé des femmes migrantes et réfugiées.

Laure Bereni

est sociologue au CNRS, membre du Centre Maurice Halbwachs. Elle est l’auteure de La Bataille de la parité. Mobilisations pour la féminisation du pouvoir (Economica, 2015) et a coordonné avec C. Achin le dictionnaire Genre & science politique (Presses de Sciences po, 2013).

Alexandre Jaunait

est enseignant-­chercheur en science politique à l’université de Poitiers et membre de l’Institut des sciences sociales du politique. Il a copublié, avec L. Bereni, S. Chauvin et A. Revillard Introduction aux études sur le genre (De Boeck 2012), et dirigé, avec A. Le Renard et E. Marteu, le numéro « Nationalismes sexuels » de Raisons politiques (n° 49, 2013).

Luca Greco

est enseignant-­chercheur en sociolinguistique à l’université Sorbonne Nouvelle. Il travaille sur les relations entre genre, sexualité et langage. Il a dirigé sur ce thème deux numéros de la revue Langage et Société (2014, n° 148, et 2015, n° 152) ainsi que l’ouvrage La Face cachée du genre, avec N. Chetcuti (Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2012).

Rose-­Marie Lagrave

est directrice d’études à l’EHESS où elle a fondé le master Genre, politique et sexualité en 2005. Avec Arlette Farge, elle a été commissaire scientifique de l’exposition « L’amour, comment ça va ? » (La Villette, 2006) et coordonné, avec P. Encrevé, Travailler avec Bourdieu (Flammarion, 2003).

Gianfranco Rebucini

est anthropologue, chercheur associé au laboratoire d’anthropologie (LAIOS/IIAC) de l’EHESS. Ses travaux portent notamment sur les masculinités et la sexualité au Maroc. Il est membre du comité de rédaction de la revue Genre, Sexualité et Société (GSS) et a coordonné avec M. Gourarier et F. Vörös le numéro « Hégémonie » (GSS, n° 13, 2015).

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 2

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Coordination scientifique et éditoriale

07/02/2017 09:23:14

Sous la direction de

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Éditrices et éditeurs scientifiques associés Catherine Achin, Armelle Andro, Laure Bereni, Alexandre Jaunait, Luca Greco, Rose-Marie Lagrave, Gianfranco Rebucini

Encyclopédie critique du genre

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 3

Corps, sexualité, rapports sociaux

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Juliette Rennes

07/02/2017 09:23:14

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Le suivi éditorial de cet ouvrage a été assuré par Valentine Dervaux.

Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit de vous abonner gratuitement à notre lettre d’information par courriel, à partir de notre site www.editionsladecouverte.fr où vous retrouverez l’ensemble de notre catalogue.

ISBN

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 4

978‑2-­7071‑9048‑2 En application des articles L. 122‑10 à L. 122‑12 du code la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-­Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur.

©  Éditions La Découverte, Paris, 2016.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Ce travail a bénéficié d’une aide de l’ANR (Agence nationale de la recherche) au titre du programme « Investissements d’avenir Paris Nouveaux Mondes » porté par heSam Université (hautes études Sorbonne arts et métiers).

07/02/2017 09:23:14

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

13

Introduction. La chair des rapports sociaux Juliette Rennes avec Catherine Achin, Armelle Andro, Laure Bereni, Alexandre Jaunait, Luca Greco, Rose-Marie Lagrave, Gianfranco Rebucini

33 Affects Sébastien Roux 42 Âge Juliette Rennes 54 Animal Flo Morin 67

Arts visuels Charlotte Foucher Zarmanian

77 Beauté Rossella Ghigi 87 Bicatégorisation Michal Raz 96 106

Bioéthique et techniques de reproduction Emmanuelle Yvert Care Francesca Scrinzi

116 Conjugalité Fernanda Artigas Burr et Manuela Salcedo Robledo

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 5

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Sommaire

07/02/2017 09:23:15

Encyclopédie critique du genre

6

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

136

Contraception et avortement Mona Claro

149

Corps au travail Natalie Benelli

159

Corps légitime Isabel Boni-­Le Goff

170

Corps maternel Coline Cardi et Chiara Quagliariello

183

Culture populaire Keivan Djavadzadeh

192 Cyborg Delphine Gardey 204 Danse Violeta Salvatierra García de Quirós 213 Désir(s) Mathieu Trachman 222

Drag et performance Luca Greco et Stéphanie Kunert

232

Éducation sexuelle Aurore Le Mat

242

Espace urbain Marianne Blidon

252 Filiation Sylvie Steinberg 263

Fluides corporels Nahema Hanafi et Caroline Polle

273

Gouvernement des corps Gwénaëlle Mainsant

283 Gynécologie Marilène Vuille

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 6

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

124 Consommation Leora Auslander

07/02/2017 09:23:15

Sommaire

7

293 Handicap Pierre Brasseur 306 Hétéro/homo Sébastien Chauvin et Arnaud Lerch

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

331 Inné/acquis Pierre-­Henri Gouyon 341 Internet Marie Bergström 349

Jeunesse et sexualité  Jean Bérard et Nicolas Sallée

359 Langage Alice Coutant 369 Mâle/femelle Priscille Touraille 380 Mondialisation Milena Jakšić 390 Mythe/métamorphose Anne Creissels 400 Nation Brice Chamouleau et Patrick Farges 409 Nudité Juliette Gaté 418 Objets Anne Monjaret 428

Organes sexuels Sylvie Chaperon

439 Parenté Olivier Allard 449 Placard Rostom Mesli

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 7

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

321 Incorporation Martine Court

07/02/2017 09:23:15

Encyclopédie critique du genre

8

459

Plaisir sexuel Patricia Legouge

470 Poids Solenn Carof

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

488 Postcolonialités Malek Bouyahia 499 Prostitution Clyde Plumauzille 511 Psychanalyse Adrienne Harris et Eyal Rozmarin 521 Puberté Laura Piccand 529 Queer Maxime Cervulle et Nelly Quemener 539 Race Lila Belkacem, Amélie Le Renard et Myriam Paris 549

Regard et culture visuelle Giovanna Zapperi

559 Religion Béatrice de Gasquet 572 Santé Anne-­Sophie Cousteaux 584

Scripts sexuels Lucas Monteil

596 Séduction Mélanie Gourarier 605 Sport Anaïs Bohuon et Grégory Quin 615 Taille Priscille Touraille

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 8

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

479 Pornographie Mathieu Trachman et Florian Vörös

07/02/2017 09:23:15

Sommaire

9

628 Technologie Lucie Dalibert 640 Trans’ Emmanuelle Beaubatie Travail domestique/domesticité Caroline Ibos

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

659 Vêtement Pascal Barbier, Lucie Bargel, Amélie Beaumont, Muriel Darmon et Lucile Dumont 670 VIH/sida Gabriel Girard 681

Violence (et genre) Ilaria Simonetti

691

Violence sexuelle Alice Debauche

701 Virginité Simona Tersigni 713 Voix Aron Arnold 723

Les auteur·e·s

731

Index thématique

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 9

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

649

07/02/2017 09:23:15

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:15

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 10

Pour cette Encyclopédie critique du genre, nous avons souhaité adopter un langage non sexiste. La règle grammaticale qui veut que « le masculin l’emporte sur le féminin » – « à cause de la supériorité du mâle sur la femelle », expliquait le grammairien Beauzée en 1767 – a été imposée au cours du xixe siècle à travers la scolarisation obligatoire. Elle est aujourd’hui largement mise en question par les linguistes sur le genre et par certaines maisons d’édition qui reprennent la règle de proximité en vigueur dans l’ancien français (impliquant notamment l’accord de l’adjectif avec le nom le plus proche, qu’il soit féminin ou masculin). Tout en nous efforçant de préserver le confort de lecture, c’est-­à-­dire de ne pas détourner l’attention du fond vers la forme par l’emploi systématique d’une syntaxe et d’une terminologie non usuelles, nous avons néanmoins cherché à tendre vers un langage mixte, en usant de ressources diverses : le point médian (intellectuel·le), les substantifs non genrés dits « épicènes » (une personne) ou les formes inclusives (acteurs et actrices). Pour en savoir plus sur les débats relatifs aux enjeux politiques du genre dans la langue, nous vous renvoyons à l’entrée « Langage » !

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 11

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Note sur le genre grammatical dans cet ouvrage :

07/02/2017 09:23:15

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:15

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 12

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Juliette Rennes avec Catherine Achin, Armelle Andro, Laure Bereni, Alexandre Jaunait, Luca Greco, Rose-­Marie Lagrave, Gianfranco Rebucini

Cet ouvrage collectif part d’une interrogation sur les reconfigurations en cours des études de genre. Il explore les transformations saillantes de ce champ de recherche à partir de trois axes : le corps, la sexualité et les rapports sociaux, considérés à la fois comme domaines d’enquête sur les rapports de genre et comme catégories d’analyse de ces rapports. Dès sa genèse au cours des années 1970, une attention particulière est portée à ces trois éléments par le champ de recherche sur le genre, qui a connu des dénominations successives ou parallèles – « études sur les femmes »/« sur la condition féminine »/« sur les rapports sociaux de sexe », « études féministes », « études sur le genre »/« de genre ». Cependant, depuis les débuts du xxie siècle, la façon dont le corps, la sexualité et les rapports sociaux sont mobilisés et articulés les uns aux autres au sein des recherches en sciences sociales a significativement redessiné les contours, les thématiques et les problématiques des études de genre  1. Les formes d’incorporation du genre Les corps en action – gestes, expressions faciales, mouvements et techniques corporelles – ont été de longue date appréhendés par les 1.  « Études sur le genre » et « études de genre » sont en général employées indifféremment. Cependant, la dénomination « études sur le genre » présente plutôt le genre comme un objet ou un thème de recherche, alors qu’« études de genre » constitue davantage le genre comme un cadre d’analyse, un regard, une « lentille » ou des « lunettes » posées sur l’ensemble du monde social, pour employer une métaphore désormais courante dans ce champ de recherche [O’Brien, 2009]. C’est plutôt cette seconde perspective qui est adoptée dans cette introduction.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 13

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Introduction La chair des rapports sociaux

07/02/2017 09:23:15

Encyclopédie critique du genre

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

travaux de sciences sociales comme des marques observables pour étudier les formes de coordination de l’action, la production située de la normativité, la socialisation des personnes au sein d’une classe sociale, d’un groupe de sexe, d’un groupe professionnel ou culturel  2. Au cours des décennies 1980‑1990, des anthropologues et sociologues féministes approfondissent ces questionnements sur l’apprentissage par corps de la féminité et de la masculinité et sur les dimensions incorporées de la hiérarchie sociale entre les sexes  3. Dans le même temps, au sein des théories féministes, se développent des approches novatrices sur les stratégies corporelles d’émancipation des normes de genre  4, à partir notamment des travaux d’Elisabeth Grosz [1994] et de Judith Butler [2005 (1990) et 2009 (1993)]. Dans les années 2000‑2010, alors qu’émerge un domaine de recherche caractérisé par la rencontre entre théories féministes du corps et philosophie phénoménologique [Ahmed, 2006 ; Salomon, 2010], les terrains visant à étudier les dimensions corporelles des accomplissements du genre se multiplient et se diversifient [Mardon et Guyard, 2010]. En histoire, sociologie et anthropologie, les recherches sur le genre éclairent d’un nouveau jour l’usage du corps dans les pratiques sportives, ­artistiques, religieuses, professionnelles ou les interactions et déplacements dans l’espace urbain  5. Des recherches focalisées sur les techniques corporelles de mise en scène de soi – qu’il s’agisse de séduire, se dénuder, se parer, sourire – montrent comment ces dernières sont organisées par une différenciation hiérarchisée du masculin et du féminin. Des enquêtes quantitatives et qualitatives révèlent que l’usage virtuel du corps dans les relations sur Internet n’échappe pas à l’emprise des rapports de genre, malgré l’absence d’interactions corporelles en coprésence  6. Les connaissances relatives à l’expérience corporelle de l’avancée en âge, de la maladie, du handicap, de l’usage de prothèses et autres « somatechnologies » sont, elles aussi, largement enrichies par les travaux mobilisant le genre comme catégorie d’analyse  7. La variété des méthodes d’enquête – analyse de matériau ethnographique, d’entretiens, d’archives, de corpus textuels, visuels, vidéographiques ou de données quantitatives – et des échelles d’analyse 2.  Par exemple : Mauss [1934] ; Mead [1934] ; Bateson et Mead [1942] ; Bateson [1977] ; Goffman [1973 (1959)] ; Garfinkel (2007 [1967]) ; Bourdieu [1977]. Pour un aperçu des travaux sur le corps en sciences sociales, voir Memmi, Guillo et Martin [2009]. 3.  Voir la notice : Incorporation. 4.  Voir la notice : Drag et performance. 5.  Voir les notices : Sport ; Danse ; Corps au travail ; Religion ; Espace urbain. 6.  Voir les notices : Affects ; Beauté ; Nudité ; Séduction ; Vêtement ; Consommation ; Internet. 7.  Voir les notices : Puberté ; Âge ; Santé ; Handicap ; Technologie.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 14

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

14

07/02/2017 09:23:15

15

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

mobilisées dans ces travaux permet d’éclairer les multiples facettes de l’incorporation du genre et des résistances qu’elle suscite : ces processus sont décrits tant au niveau des interactions interindividuelles, qu’à l’échelle de la production des « savoirs-­pouvoirs » médicaux sur les corps sexués. Comme l’indique ce vocabulaire conceptuel, nombreux sont les travaux contemporains qui s’inspirent de l’œuvre de Michel Foucault [1975 ; 1976a et 1976b], tout en mettant au cœur de l’enquête, à la différence de ce dernier, les enjeux de genre dans le processus de gouvernement des corps et de subjectivation des individus  8. Les enquêtes sur le corps qui se sont développées depuis le début des années 2000 ne se contentent pas de montrer de quelle manière les normes de genre organisent les usages sociaux du corps et la signification que les personnes leur accordent [Héritier, 1996]. Elles s’intéressent également à la façon dont les pratiques corporelles genrées produisent des corps objectivement différents. En effet, si les anthropologues ont de longue date mis en lumière le principe même de la dimension sociale des techniques du corps, un grand nombre de différences corporelles observables entre les sexes n’ont pendant longtemps pas été pensées comme le résultat de pratiques, mais comme des « caractères sexuels secondaires » : la différence de voix, de taille, de poids entre les hommes et les femmes était perçue, tout comme celle des organes génitaux, comme « donnée » par la nature. Ainsi, ces différences corporelles entre les sexes ont longtemps constitué l’angle mort des recherches en sciences sociales. C’est aussi cet angle mort que les récents travaux sur les dimensions genrées du corps ont contribué à explorer. S’intéressant aux processus par lesquels filles et garçons, femmes et hommes apprennent à préférer des formes d’alimentation et des manières de manger différentes (ou, dans certaines sociétés, n’ont pas accès à la même alimentation), à développer certains muscles plutôt que d’autres, à se servir de certaines technologies et objets plutôt que d’autres ou encore à placer leur voix de façon à proscrire des formes de hauteur de voix, de timbre ou d’intensité réservées à l’autre sexe, ces enquêtes montrent comment de tels apprentissages contribuent à produire des corps dont l’ensemble ­des différences est perçu comme donné  9. Autrement dit, l’incorporation des rapports de genre fonctionne comme un régime de véridiction de l’idée d’une distinction naturelle entre les sexes. 8.  Voir les notices : Gouvernement des corps ; Gynécologie ; Contraception et avortement ; Corps maternel ; Fluides corporels. 9.  Voir les notices : Voix ; Poids ; Technologie ; Santé.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 15

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Introduction

07/02/2017 09:23:15

Encyclopédie critique du genre

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Si certains de ces processus peuvent être analysés à l’échelle du parcours biographique des individus et des interactions quotidiennes, d’autres en revanche ne peuvent être étudiés qu’à l’échelle de la succession des générations. Par exemple, au-­delà de l’étude des pratiques alimentaires privilégiant la consommation de protéines par les hommes, on ne peut comprendre l’importance de l’écart de stature entre les adultes des deux sexes dans les sociétés occidentales contemporaines qu’en relation avec une norme de genre qui se perpétue sur le long terme : la préférence pour l’appariement matrimonial « homme grand/ femme petite » [Touraille, 2008]. Au fil de la succession des générations, ces types d’appariement produisant davantage de descendance, les gènes des femmes grandes et des hommes petits sont devenus moins fréquents dans le « pool génétique » des populations occidentales [voir la notice « Taille »]. En d’autres termes, enquêter sur les effets à long terme des pratiques sociales sur la conformation des corps conduit à faire dialoguer la problématique sociologique de l’incorporation des rapports de genre avec les apports de l’anthropologie biologique sur la différenciation des sexes. Des passeurs et des passeuses entre les sciences sociales et les sciences biologiques ont ainsi contribué à ouvrir ce qui constitue souvent la « boîte noire » des sciences sociales : le rapport entre génétique et environnement dont les corps genrés peuvent devenir un exploratoire fécond [voir la notice « Inné/acquis »]. Ces enquêtes n’ont pas simplement accordé à des différences corporelles que l’on croyait simplement « données » par la nature le statut d’objet d’enquête pour les sciences sociales ; autrement dit, elles ne se sont pas contentées d’élargir ce que l’on pourrait appeler le « territoire du genre ». Elles ont également contribué à rendre problématiques l’idée même d’une frontière entre un socle de différences « naturelles » (la distinction mâle/femelle) et la construction sociohistorique de ces différences (le « genre »). En effet, les premières générations de recherches sur le genre tendaient à distinguer clairement un invariant (le dimorphisme sexuel), dont l’étude relevait des sciences biomédicales, et des variations sociohistoriques des rôles de genre qui constituaient, elles, l’objet des sciences sociales [Oakley, 1972]. Cependant, au cours des décennies 1990‑2000, des spécialistes d’histoire des sciences ont commencé à enquêter de façon approfondie sur le dimorphisme sexuel lui-­même comme fait social. Ainsi, certains travaux, dont le célèbre ouvrage de Thomas Laqueur La Fabrique du sexe en Occident [1992 (1990)], ont montré à quel point les façons de se représenter non seulement les organes génitaux des deux sexes, mais aussi le degré d’extension des différences sexuées à telle

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 16

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

16

07/02/2017 09:23:15

17

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

ou telle partie du corps étaient étroitement dépendantes, dans chaque société, de l’organisation des rapports de genre  10. Dans le même temps, des travaux scientifiques [notamment Fausto-­Sterling, 2012 (2000)] ont mis en question le caractère d’évidence empirique de la bicatégorisation mâle/femelle en révélant la banalité et la variété des « exceptions » au dimorphisme parmi les humains, que l’on s’intéresse aux organes génitaux apparents, à la présence des gonades (testicules et ovaires), à la formule chromosomique (XX ou XY) ou aux taux hormonaux  11. Dans cette perspective critique, le genre n’est plus conçu comme une « signification sociale » qui s’ajouterait à des différences naturelles toujours déjà là, mais comme le système même qui façonne notre perception du corps comme féminin ou masculin, que ce soit à travers le dispositif de l’état civil assignant, dans la plupart des sociétés contemporaines, chaque personne à être de l’un ou de l’autre sexe dès la naissance, ou à travers les interventions chirurgicales visant à inscrire dans la binarité de genre les personnes qui naissent intersexuées [voir la notice « Bicatégorisation »]. Les usages que nous faisons de la catégorisation mâle/femelle elle-­même méritent aussi d’être interrogés : si cette terminologie demeure pertinente pour distinguer les gamètes (ovules versus spermatozoïdes) possédés par un individu, la mobiliser pour catégoriser l’ensemble des membres d’une société ne va plus de soi [voir la notice « Mâle/femelle »]. C’est en partie dans cette perspective que la biologiste et théoricienne féministe Donna Haraway [2007] se réapproprie la figure fictionnelle du cyborg, hybride de vivant et d’artefact qui, échappant à la bicatégorisation, nous aide à penser un corps « postgenre » [voir la notice « Cyborg »]. La sexualité comme terrain d’enquête Parallèlement à ces travaux sur l’incorporation des rapports de genre et sur la sexuation des corps, la sexualité a occupé une place croissante, depuis les débuts du xxie siècle, comme objet d’enquête et prisme d’analyse des rapports de genre. Sous le terme de « sexualité », il faut entendre ici à la fois l’ensemble des pratiques qui ont une signification érotique dans une société donnée, le système politique qui définit ces pratiques et notamment organise la frontière entre celles qui sont « normales » et celles qui sont « déviantes » [Rubin, 2010 (1984)] et, enfin, le processus de catégorisation des personnes par l’objet de leur désir, c’est-­à-­dire par leur « orientation sexuelle », régime d’identification et d’expérience qui ne s’est constitué et développé qu’à l’époque contemporaine [­Halperin, 10.  Voir la notice : Organes sexuels, ainsi que Gardey et Löwy [2000]. 11.  Sur ce point, voir aussi Peyre et Wiels [2015].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 17

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Introduction

07/02/2017 09:23:15

Encyclopédie critique du genre

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Winkler et Zeitlin, 1990 ; Chauvin et Lerch, 2013]. Ces différentes approches de la sexualité ont été élaborées au sein de plusieurs domaines de recherche : les études féministes ; les enquêtes sociohistoriques, démographiques et épidémiologiques sur les pratiques sexuelles ; les études gaies  12 et lesbiennes, puis les études queer. Les contributions de cette encyclopédie se nourrissent de l’articulation de ces quatre domaines qui se développent parallèlement et se croisent depuis plus de vingt ans. Dès les années 1970, les chercheuses sur le genre et notamment, en France, les féministes matérialistes, se sont intéressées à l’hétérosexualité reproductive comme régime politique structuré par l’asymétrie de pouvoir entre les sexes et par l’appropriation du travail productif et reproductif des femmes par les hommes, maris et pères  13. Dans cette perspective, certains travaux ont mis en question la conceptualisation du désir hétérosexuel dans les courants dominants de la psychanalyse et la conceptualisation de l’alliance et des systèmes de parenté dans les courants dominants de l’anthropologie, dès lors que ces corpus disciplinaires tendaient à occulter le rôle structurant des asymétries de genre  14. En outre, en relation avec les mobilisations féministes des années 1970, les travaux sur le contrôle masculin du corps maternel, sur les violences sexuelles intrafamiliales et les théorisations relatives aux dimensions politiques du lesbianisme comme pratique d’émancipation [Wittig, 1980] ont puissamment contribué à désenchanter et dénaturaliser la conjugalité hétérosexuelle  15. Ces recherches des années 1970‑1980 dialoguaient alors peu avec les enquêtes sociodémographiques et biomédicales sur les pratiques sexuelles qui se développaient en Europe et aux États-­Unis depuis la seconde moitié du xxe siècle  16, elles-­mêmes ne s’intéressant que marginalement aux apports des études féministes sur les relations entre sexualité et rapports de domination  17. Au cours des années 1990, dans un contexte de développement progressif des recherches en sciences sociales sur le VIH/sida, mais aussi de mobilisations internationales des organisations féministes pour imposer une reconnaissance des droits sexuels et reproductifs comme droits humains 12.  Suivant la règle de francisation proposée par Clarisse Fabre et Éric Fassin [2003], nous utilisons dans cet ouvrage l’orthographe « gay/gays » pour le substantif, et « gai·e/gai·e·s » pour l’adjectif. 13.  Voir notamment les travaux de Mathieu [1991] ; Guillaumin [1992] ; Delphy [1998 et 2001] ; Tabet [2004]. 14.  Voir les notices : Désir(s) ; Plaisir sexuel ; Psychanalyse ; Parenté ; Virginité. 15.  Voir les notices : Conjugalité ; Contraception et avortement ; Corps maternel ; Violence sexuelle ; Violence (et genre). 16.  Ces enquêtes ne sont par exemple que très peu mobilisées dans le Dictionnaire cri‑ tique du féminisme [Hirata et al., 2004]. 17.  Voir notamment la notice Scripts sexuels, et Bozon [2009].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 18

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

18

07/02/2017 09:23:15

19

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

(notamment lors de la Conférence internationale sur la population et le développement au Caire en 1994 et de la quatrième Conférence mondiale sur les femmes à Beijing en 1995), commence à se structurer en France un champ de recherche s’intéressant aux enjeux des rapports sociaux et des rapports de genre dans l’analyse de la sexualité  18. D’une part, des enquêtes mettent en lumière de quelle manière l’épidémie du VIH/sida constitue un révélateur et un prisme d’analyse d’inégalités liées au genre, à la classe, à la racialisation et des hiérarchies entre sexualités légitimes et déviantes ; d’autre part, au sein des enquêtes sociodémographiques menées à l’Inserm et à l’Ined sur les pratiques sexuelles, se développe une plus grande prise en compte des questions soulevées par les travaux féministes sur les rapports de domination hétérosexuels. La création en 1999 de l’unité « Genre » de l’Ined est un bon exemple de ces nouvelles orientations. Quant aux études gaies et lesbiennes dont la genèse, en Europe et aux États-­Unis, remonte aux années 1970 [Abelove, Aina Barale et Halperin, 1993 ; Eribon, 1998], elles connaissent également un renouvellement au tournant des xxe et xxie siècles  19. En France, au moment où se développe un champ de recherche sur la sexualité à différentes périodes historiques  20, sont également publiés deux dictionnaires présentant un panorama des études, cultures et luttes gaies et lesbiennes [Eribon, 2003 ; Tin, 2003]. Dans ce contexte, plusieurs travaux anglophones qui élaborent une critique des binarismes sexués et sexuels et qui sont rapidement labellisés sous le nom de « théorie queer » sont traduits et discutés en France  21. Les produits culturels, les arts et les médias sont tout particulièrement explorés au prisme de la critique queer, notamment dans le cadre des « studies » étatsuniennes (cultural studies, gay and lesbian studies, gender studies, trans studies, porn stu‑ dies, media studies, visual studies)  22. Cette démarche fait écho à certains travaux féministes qui, au sein de l’histoire de l’art et des études filmiques notamment, renouvellent profondément des notions comme celles de « spectateur », « regard », « mythe » ou « canon artistique », jusqu’alors peu problématisées en relation avec le genre et la sexualité  23. 18.  Voir les notices : VIH/sida ; Éducation sexuelle ; Jeunesse et sexualité. 19.  Voir les notices : Drag et performance ; Hétéro/homo ; Placard ; Trans’. 20.  Pour une présentation de l’historiographie sur la sexualité en France, voir Chaperon [2002] ; Revenin [2007] ; Mossuz-­Lavau [2014]. 21.  Voir par exemple Lauretis [2007 (1990)], Sedgwick (2008 [1990]), ZOO [1998], et la notice Queer pour une synthèse. 22.  À propos des « studies », ces domaines académiques inter, pluri ou non disciplinaires structurés autour d’un objet de recherche qui trouvent difficilement un équivalent en France, voir Darbellay [2014]. 23.  Voir les notices : Arts visuels ; Culture populaire ; Mythe/métamorphose ; Objets ; Pornographie ; Queer ; Regard et culture visuelle.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 19

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Introduction

07/02/2017 09:23:16

Encyclopédie critique du genre

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Les évolutions et transformations de ces quatre domaines de recherche qui placent la sexualité au cœur de leurs analyses – les travaux féministes sur l’hétérosexualité comme système politique, les recherches sociodémographiques et historiques sur les pratiques sexuelles et leurs significations sociales, les études gaies et lesbiennes et enfin les études queer – constituent désormais une sorte de patrimoine commun des études de genre en sciences sociales. Bien que renvoyant à des histoires différentes et des travaux souvent menés séparément, ces domaines sont désormais conjointement mobilisés à travers les recherches des étudiant·e·s, les engagements pour des causes communes (par exemple les luttes en faveur de la reconnaissance de l’union et de la filiation des couples de même sexe) ou la constitution de réseaux et de programmes universitaires. De ce processus témoigne par exemple la double référence au genre et à la sexualité dans les intitulés de l’association des étudiant·e·s et jeunes chercheurs et chercheuses en Études Féministes, Genre et Sexualités créée en 2003 (EFiGiES), du master « Genre, politique, sexualité » de l’EHESS fondé en 2005, de la revue Genre, sexualité & société née en 2009 ou encore de l’association Genres, sexualités, langage (GSL) qui date de 2013. L’approche multidimensionnelle des rapports sociaux Le troisième fil conducteur de cet ouvrage concerne l’importance que revêt désormais, dans les travaux sur le genre, l’articulation des rapports de genre avec d’autres rapports sociaux. Cette approche « intersectionnelle », « imbriquée », « multidimensionnelle » ou « consubstantielle » des rapports sociaux, théorisée et discutée depuis les années 1980 au sein des études de genre et des mouvements féministes  24, est passée du statut de programme théorique et d’enjeu politique à celui de défi épistémologique et méthodologique dans les enquêtes empiriques : comment rendre compte concrètement du fait qu’une femme peut être dominée en tant que femme dans certaines situations, mais dominante dans d’autres, en raison de son âge, de son statut social, de sa couleur de peau ? Comment rendre compte du fait que des hommes migrants, tout en bénéficiant, en tant qu’hommes, de divers privilèges par rapport aux migrantes, subissent néanmoins, dans certaines situations, des formes de discrimination et de stigmatisation spécifiquement liées à leur masculinité racialisée  25 ? 24. Sur ces approches – largement impulsées par les travaux du féminisme africain-­ américain –, voir notamment Collins [1991] ; Crenshaw [2005 (1994)] ; hooks [1992] ; sur les débats épistémologiques et terminologiques pour désigner ces approches, voir par exemple Dorlin [2009] ; Bilge [2010] ; Kergoat [2011] ; Jaunait et Chauvin [2012]. 25.  Voir les notices : Care ; Travail domestique/domesticité ; Mondialisation ; Nation ; Postcolonialités ; Race.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 20

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

20

07/02/2017 09:23:16

21

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Si certains objets de recherche liés aux frontières nationales et aux migrations, au travail domestique ou à la prostitution sont plus aisément identifiés comme devant nécessairement être appréhendés en termes de rapports de genre, de classe et de racialisation, c’est, plus largement, l’ensemble des travaux sur le genre qui a été renouvelé par l’approche multidimensionnelle des rapports sociaux. Dans l’écriture collective de cette Encyclopédie critique, les contributeurs et contributrices ont été invité·e·s à se décentrer des seules catégories femme/homme et féminin/masculin pour chacun des domaines traités. C’est pour cette raison que nous ne proposons délibérément pas d’entrée « Intersectionnalité » ou « Rapports sociaux », souhaitant que ce cadre épistémologique soit transversal aux notices, plutôt que traité comme un domaine spécifique des études de genre. Au-­delà du triptyque genre/race/classe, dont l’articulation a été la plus travaillée et la plus théorisée, la façon dont des différences sociales liées à l’apparence physique, à l’âge, à la santé, à l’(in)validité, à l’orientation sexuelle ou encore aux pratiques religieuses sont susceptibles de reconfigurer les rapports de genre dans une diversité de situations fait l’objet de recherches en plein développement. En outre, sans se focaliser uniquement sur la multidimensionnalité des rapports sociaux dans l’expérience des groupes dominés, ce sont aussi les ressources ou les « capitaux » des groupes dominants mêmes qui sont analysés dans leur articulation [Achin, Dorlin et Rennes, 2008]. Cette Encyclopédie cri‑ tique donne ainsi à connaître les enquêtes qui, dans le sillage des travaux sur les masculinités [Connell, 2014 (1995)], portent sur les positions dominantes en termes d’âge, de couleur, de statut social, de sexualité, d’appartenance géopolitique (adultéité, blanchité, masculinité, validité, hétérosexualité, occidentalité…). C’est aussi, en partie, dans le cadre de cette problématisation que se déploient les travaux relatifs à la domination « spéciste » sur les non-­humains, pensée par analogie et en relation avec la domination masculine et racialiste  26. Cette perspective intersectionnelle constitue l’une des dimensions par lesquelles cet ouvrage collectif entend être « critique ». Cette visée critique renvoie tout d’abord à une certaine conception des études de genre qui ne sauraient se borner à une simple description de la construction sociale de la différence des sexes, mais qui s’emploient à dévoiler les asymétries naturalisées entre les sexes. De ce point de vue, cette Encyclopédie critique se situe dans la lignée d’autres ouvrages de synthèse [notamment Hirata et al., 2004 (2000)] qui cherchent à armer conceptuellement la critique concernant la hiérarchie des sexes et des sexualités et 26.  Voir les notices : Corps légitime ; Animal ; Consommation.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 21

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Introduction

07/02/2017 09:23:16

Encyclopédie critique du genre

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

à mettre en question, au moyen des sciences sociales, le sens commun ou les « idées reçues » sur les rapports entre les sexes [Löwy et Marry, 2007] et les sexualités [Tin, 2003]. Mais cet ouvrage collectif s’inscrit également dans un mouvement de critique interne aux études de genre. En effet, si celles-­ci se sont constituées face au déni des effets de genre dans la plupart des travaux de sciences sociales, elles n’ont cependant pas échappé à l’aveuglement face à d’autres rapports de domination, engendré par une focalisation sur le genre. Tout récemment encore, lorsqu’on écrivait « les ouvriers » dans les travaux de sociologie, il fallait entendre, par défaut, les ouvriers de sexe masculin. Mais, dans bien des travaux sur le genre, lorsqu’on écrivait « les femmes », il fallait entendre, par défaut, plutôt les femmes blanches, occidentales, hétérosexuelles, valides, de classe moyenne, sans âge marqué ou, autrement dit, qui n’ont pas dépassé l’âge de procréer et de travailler [voir la notice « Âge »]. Face à ces possibles biais, une position critique consiste à exercer une réflexivité permanente sur la façon dont ces identités hégémoniques, « non marquées », peuvent s’imposer à l’intérieur même des recherches sur le genre et des luttes féministes [Purtschert et Meyer, 2009], laissant dans l’impensé les processus par lesquels les femmes peuvent aussi se retrouver du côté des dominant·e·s. Un état des savoirs sur le genre problématisé et focalisé Cet ouvrage est encyclopédique en ce qu’il propose un état des savoirs à partir de contributions approfondies sur les grands domaines contemporains des études de genre. Cependant, s’inscrivant dans une perspective focalisée au sein de ce champ de recherche, il ne prétend pas couvrir exhaustivement la cartographie des études de genre développées depuis plus de quarante ans. Organisé autour de grands domaines renouvelés par la problématique du corps, de la sexualité et des rapports sociaux, ce livre doit se concevoir en complémentarité avec des ouvrages d’introduction aux études de genre et aux théories féministes ou des travaux qui proposent une autre focale sur le genre, disciplinaire ou thématique [voir « Quelques repères bibliographiques », p. 26]. S’il n’y a pas d’entrée « Genre », concept sur lequel un grand nombre de synthèses récentes sont disponibles, nous avons en revanche privilégié la problématisation de binômes conceptuels articulés autour de ce terme : genre/sexe (analysé dans la notice « Bicatégorisation ») ; genre/ sexualité (étudié dans la notice « Hétéro/homo ») ; Sexe/genre grammatical (traité dans la notice « Langage »).

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 22

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

22

07/02/2017 09:23:16

23

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

En effet, chaque notice introduit et explicite un certain nombre de concepts clés liés au domaine couvert (par exemple cisgenre dans la notice « Trans’ », écoféminisme dans la notice « Animal », butch/fem dans la notice « Drag et performance »…). L’index thématique en fin d’ouvrage et les renvois entre notices visent à accompagner les lecteurs et lectrices dans l’exploration des différents concepts présents dans cet ouvrage, et doivent permettre de circuler au sein de domaines de recherche connexes. Chaque contribution propose, dans un ordre et une articulation qui varient d’une notice à l’autre : –  des éléments relatifs à la généalogie du domaine traité et la présentation d’enquêtes et de travaux importants qui contribuent à rendre compte de l’historicité du champ de recherche et de ses transformations ; –  une ouverture pluridisciplinaire puisque, si les auteur·e·s tendent à privilégier les travaux de référence de leur propre champ d’étude, ils et elles se sont efforcé·e·s de ne pas s’y cantonner. En outre, si la sociologie, l’anthropologie et l’histoire sont les domaines disciplinaires les mieux représentés dans cet ouvrage, nous avons néanmoins tenté de diversifier les approches : parmi les quatre-­vingts auteur·e·s de ces soixante-­six contributions, quinze disciplines sont ainsi représentées  27 et plusieurs contributions sont coécrites par des chercheuses et chercheurs de disciplines distinctes ; –  une ouverture internationale qui n’implique pas simplement la mention de références bibliographiques étatsuniennes, mais, dans la mesure du possible, la présentation de cas, de recherches et de débats issus de diverses aires géographiques ; –  enfin, une prise en considération des enjeux politiques des domaines et objets traités. Une précision s’impose sur ce dernier point : la plupart des objets d’enquête abordés dans cet ouvrage sont inséparables de causes politiques et de questions clivantes au sein des mouvements féministes et LGBT+  28. Ainsi en est-­il de la prostitution, de la pornographie, de l’identité civile des personnes transgenres, de la filiation des couples de 27.  Les disciplines dans lesquelles les contributeurs et contributrices réalisent ou ont réalisé leur doctorat sont les suivantes : anthropologie, arts du spectacle, arts plastiques, biologie, droit, géographie, histoire, histoire de l’art, philosophie, psychanalyse, sciences de l’information et de la communication, sciences du langage, sciences du sport, science politique, sociologie. 28.  LGBT+, utilisé dans de nombreuses notices, recouvre l’ensemble des sigles qui ont élargi et sont susceptibles d’élargir encore l’acronyme « LGBT » (lesbienne, gay, bi, trans’) à d’autres identités sexuelles et de genre : LGBTQ (Q pour queer ou questioning), LGBTQI (I pour intersexe), LGBTQIA (A pour asexuel·le), etc. Les quelques occurrences de l’acronyme original LGBT dans cet ouvrage renvoient à des théorisations et les luttes spécifiquement liées à ces quatre catégories.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 23

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Introduction

07/02/2017 09:23:16

Encyclopédie critique du genre

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

même sexe, de la gestation pour autrui, de la sexualité des mineur·e·s, de l’expression publique des appartenances religieuses ou du statut des animaux non humains… Les antagonismes entre les mobilisations contre ­l’exploitation du corps d’autrui et les revendications en faveur de la libre disposition de son corps  29, les tensions entre luttes antiracistes, antisexistes, anti-­impérialistes et anti-­homophobes, entre engagements pour l’accès égalitaire des minorités sexuelles à certaines institutions et critiques de ces mêmes institutions, traversent les travaux scientifiques aussi bien que l’arène militante et politique  30. Sur ces questions agonistiques, les auteur·e·s ne s’interdisent pas d’adopter une position et ne s’expriment pas d’une seule voix. Elles et ils ont cependant veillé non seulement à argumenter leur position, mais également à expliciter les enjeux normatifs à partir desquels se constituent les clivages. *** L’intersectionnalité envisagée comme cadre épistémologique, le corps et la sexualité considérés à la fois comme objets d’enquête et catégories d’analyse des rapports de genre dessinent un fil conducteur qui a été soumis à l’ensemble des auteur·e·s de cette Encyclopédie critique : contribuer collectivement, à travers ces soixante-­six articles, à décrire et analyser ce que l’on a proposé d’appeler la « chair des rapports sociaux ». La chair n’évoque pas seulement le corps, la peau et la sexualité, qui se sont développés comme objets d’enquête dans les études de genre depuis le début des années 2000, mais aussi, de façon métaphorique, l’empirie et l’observable : contre la caricature conservatrice d’une « théorie du genre » qui serait un simple mot d’ordre de contestation in abstracto des rôles traditionnellement féminins et masculins et de la hiérarchie entre hétérosexualité et homosexualité, les inventions et les déplacements conceptuels au sein de ce champ de recherche s’appuient largement sur des enquêtes empiriques mobilisant une diversité de méthodes des sciences sociales dont il s’est agi, dans cet ouvrage, de rendre compte au plus près. Le concept de rapport social, quant à lui, renvoie au caractère structurel de relations antagonistes entre des groupes sociaux asymétriques qui ne peut être observé en tant que tel à l’échelle d’une interaction entre individus. Donner chair à ces rapports, c’est d’abord restituer les résultats de recherches qui documentent ces asymétries structurelles. Cepen29.  Voir les notices : Prostitution ; Bioéthique et techniques de reproduction ; Filiation ; Parenté ; Mondialisation. 30.  Voir les notices : Race ; Nation ; Queer ; Postcolonialités.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 24

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

24

07/02/2017 09:23:16

25

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

dant, comme le montre l’approche articulée des rapports sociaux, les individus ne sauraient être réduits à l’unidimensionnalité de leur appartenance de genre, et s’intéresser à la dimension structurelle des rapports de genre n’implique nullement de postuler que « la pratique et l’expérience [sont] entièrement déterminées par les structures et l’idéologie patriarcales » [Jackson 1996, p. 19]. Dans cette perspective, donner chair aux rapports sociaux, c’est également prendre au sérieux les faits qui, sur le terrain, sont susceptibles d’affiner ou de mettre en question les approches structurelles les plus établies et rendre compte des brèches qu’empruntent les individus pour contourner, subvertir ou resignifier des relations asymétriques. Enfin, la chair des rapports sociaux renvoie à l’épaisseur historique, celle au fil de laquelle se sédimentent des inégalités durables entre des groupes sociaux [Stoler, 2013 (2002)], mais aussi celle des approches et des concepts utilisés pour les étudier. On l’a dit, l’intérêt des sciences sociales pour le corps et la sexualité n’est pas né avec les études de genre : il fallait restituer les réappropriations et les déplacements des approches et des objets d’enquête en évitant l’illusion de la nouveauté radicale. A contrario, il fallait éviter le double piège de l’anachronisme et de l’ethnocentrisme qui consiste à postuler que les objets enquêtés et les concepts mobilisés, que ce soient l’« hétérosexualité », l’« homosexualité », la « binarité de sexe » ou le « couple », sont partout et toujours déjà là. La présence limitée, au sein des dictionnaires et des ouvrages de synthèse francophones sur le genre parus dans les décennies 1990‑2000, d’une grande partie des domaines couverts par cette Encyclopédie critique du genre révèle l’ampleur des déplacements qui ont été opérés. Cependant, cet état des savoirs présente aussi ses propres points aveugles et ses « boîtes noires » que les contributeurs et contributrices se sont efforcé·e·s d’identifier et que d’autres recherches sont invitées à explorer. Car cet ouvrage serait de peu d’intérêt s’il n’incitait à son tour à élaborer des enquêtes et des nouvelles questions de recherche qui auront été enrichies par ce regard collectif sur un certain moment des études de genre.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 25

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Introduction

07/02/2017 09:23:16

26

Encyclopédie critique du genre

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

C’est l’existence d’un socle de références solides et diversifiées pour aborder le champ de recherche sur le genre qui permet à cet ouvrage collectif d’adopter la perspective ciblée que nous avons présentée. Outre les ouvrages cités dans l’introduction, nous ajoutons, dans la bibliographie qui suit, quelques travaux de synthèse portant sur l’institutionnalisation progressive des études de genre et l’histoire de leurs relations avec les mobilisations féministes des années 1970 [Anef, 2014 ; Lagrave, 1990 ; Fassin, 2008 ; Zancarini-­Fournel, 2010] ; sur le processus par lequel, à l’échelle internationale, les différentes traductions du terme « gender » se sont diffusées au sein des revues académiques, des intitulés d’enseignements et des programmes de recherche-­action dans divers contextes académiques et politiques [Roof, 2007 ; Möser, 2013 ; Cirstocea, 2010 ; Marques-­Perreira, Meier et Paternotte, 2010 ; Tippelskirch, 2016]. Une deuxième série de références sur les études de genre porte sur les résistances académiques et politiques suscitées par le développement de ce champ de recherche, depuis les offensives en France de la Commission générale de terminologie et de néologie rejetant, en 2005, l’usage du mot « genre » et recommandant d’utiliser à la place le mot « sexe »1. Les mobilisations religieuses et politiques contre la « théorie du genre », prenant successivement pour cibles en France une référence à la notion de « genre » dans des manuels scolaires en 2011, un projet de loi autorisant le mariage des couples de même sexe, puis une expérience publique de lutte contre les « stéréotypes de sexe » à l’école primaire (les « ABCD de l’Égalité ») en 2013, ont occasionné plusieurs ouvrages d’intervention de spécialistes du genre visant à contrecarrer, auprès d’un public élargi, les représentations de ce champ de recherche que produisaient ses adversaires [Bereni et Trachman, 2014 ; Laufer et Rochefort, 2014 ; Détrez, 2015]. Les « antigenre », leurs modes d’organisation, leurs stratégies militantes, leurs alliances, leurs références théoriques et religieuses ont également commencé à faire l’objet d’enquêtes sociologiques depuis 2011. Ces enquêtes en cours – qui s’intéressent aussi bien au fonctionnement des normes de genre et des normes sexuelles au sein des institutions ecclésiastiques et scolaires qu’à la place des enjeux de genre et sexualité au sein des mobilisations conservatrices – ont contribué au renouvellement de la sociologie de l’éducation, des religions et des mobilisations [notamment : Avanza, 2015 ; Béraud et Portier, 2015 ; Carnac, 2014 ; Favier, 2014 ; Massei, en cours].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 26

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

quelques repères bibliographiques

07/02/2017 09:23:16

27

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Parallèlement, depuis la première décennie du xxie siècle, ont été publiés en français plusieurs ouvrages d’introduction aux études de genre [Bereni et al., 2012 ; Ferrand, 2004 ; Löwy, 2006 ; Maruani, 2005 ; Pfefferkorn, 2012] ou présentant les principaux concepts élaborés dans le cadre des théories féministes [Parini, 2006 ; Varikas, 2006 ; Dorlin, 2008]. D’autres travaux ont revisité les œuvres classiques des sciences sociales du xxe siècle au prisme du genre [Chabaud-­Rychter et al., 2010] ou se sont focalisés sur la façon dont le genre a transformé telle ou telle discipline : la sociologie [Clair, 2012 ; Buscatto, 2014 ; Guionnet et Neveu, 2004], la science politique [Achin et Bereni, 2013], le droit [Hennette-­Vauchez, Roman et Möschel, 2013] ou encore les sciences du langage [Chetcuti et Greco, 2012]. Enfin, dans la lignée des premières recherches françaises en histoire des femmes [Duby et Perrot, 1991‑1992] et des théorisations du genre par les historiennes étatsuniennes [Scott, 1988], des travaux ont fait le point sur la façon dont le prisme du genre a renouvelé l’histoire comme discipline [Thébaud, 2007 ; Riot-­Sarcey, 2010] ou l’étude de différentes périodes et périodisations historiographiques [par exemple Boehringer et Sebillotte-­Cuchet, 2011 ; Dermenjian et al., 2010 ; Lett, 2013]. Quant aux bibliographies spécifiques aux domaines traités dans cette encyclopédie, elles figurent à la fin de chaque notice. 1.  Commission générale de terminologie et de néologie, « Recommandation sur les équivalents français du mot “gender” », Journal officiel n° 169 du 22 juillet 2005.

Bibliographie Abelove H., Aina Barale M. et Halperin D. (dir.) (1993), The Lesbian and Gay Studies Reader, New York/Londres, Routledge. Achin C. et Bereni L. (dir.) (2013), Dictionnaire genre & science politique. Concepts, objets, problèmes, Paris, Presses de Sciences Po. Achin C., Dorlin E. et Rennes J. (2008), « Capital corporel identitaire et institution présidentielle : réflexions sur les processus d’incarnation des rôles politiques », Raisons politiques, n° 31, p. 5‑17. Ahmed S. (2006), Queer Phenomenology. Orientations, Objects, Others, Duke, Duke University Press. ANEF (2014), Le Genre dans l’enseignement supérieur et la recherche. Livre blanc, Paris, La Dispute. Avanza M. (2015), « Mobilisations anti-“idéologie du gender” et milieux catholiques pro-­life en Italie », Sextant, n° 31, p. 207‑222. Bateson G. (1977). « Les usages sociaux du corps à Bali », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 14, p. 3‑33. Bateson G. et Mead M. (1942), Balinese Character. A Photographic Analysis, New York, New York Academy Science. Béraud C. et Portier P. (2015), Métamorphoses catholiques. Acteurs, enjeux et mobilisations depuis le mariage pour tous, Paris, Éditions de la MSH.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 27

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Introduction

07/02/2017 09:23:16

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bereni L., Chauvin S., Jaunait A. et Revillard A. (2012 [2008]), Introduction aux études sur le genre, Bruxelles, De Boeck. Bereni L. et Trachman M. (2014), Le Genre. Théories et controverses, Paris, PUF/laviedesidées.fr. Bilge S. (2010), « De l’analogie à l’articulation : théoriser la différenciation sociale et l’inégalité complexe », L’Homme et la Société, n° 176‑177, p. 43‑64. Boehringer S. et Sebillotte Cuchet V. (dir.) (2011), Hommes et femmes dans l’Antiquité. Le genre, méthodes et documents, Paris, Armand Colin. Bourdieu P. (1977), « Remarques provisoires sur la perception sociale du corps », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 14, p. 51‑54. Bozon M. (2009), Sociologie de la sexualité, Paris, Armand Colin. Buscatto M. (2014), Sociologies du genre, Paris, Armand Colin. Butler J. (2005 [1990]), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte. –  (2009 [1993]), Ces corps qui comptent, Paris, Éditions Amsterdam. Carnac R. (2014), « L’Église catholique contre la “théorie du genre” : construction d’un objet polémique dans le débat public français contemporain », Synergies Italie, n° 10, p. 125‑143. Chabaud-­Rychter D., Descoutures V., Devreux A.-­M. et Varikas E. (dir.) (2010), Sous les sciences sociales, le genre. Relectures critiques, de Max Weber à Bruno Latour, Paris, La Découverte. Chaperon S. (2002), « L’histoire contemporaine des sexualités en France », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 75, p. 47‑59. Chauvin S. et Lerch A. (2013), Sociologie de l’homosexualité, Paris, La Découverte, « Repères ». Chetcuti N. et Greco L. (dir.) (2012), La Face cachée du genre. Langage et pouvoir des normes, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle. Cirstocea I. (2010), « Éléments pour une sociologie des études féministes en Europe centrale et orientale », International Review of Sociology/Revue internationale de sociologie, vol. 20, n° 2, p. 321‑346. Clair I. (2012), Sociologie du genre, Paris, Armand Colin, « 128 ». Collins P. H. (1991), Black Feminist Thought. Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment, New York/Londres, Routledge. Connell R. (2014 [1995]), Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Éditions Amsterdam. Crenshaw K. W. (2005 [1994]), « Cartographie des marges : intersectionnalité, politiques de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du genre, n° 39, p. 51‑83. Darbellay F. (2014), « Où vont les studies ? Interdisciplinarité, transformation disciplinaire et pensée dialogique », Questions de communication, n° 25. Delphy C. (1998), L’Ennemi principal. Tome I : L’Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse. – (2001), L’Ennemi principal. Tome II : Penser le genre, Paris, Syllepse. Détrez C. (2015), Quel genre  ?, Paris, Thierry Magnier, «  Adulte Littérature  ».

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 28

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Encyclopédie critique du genre

28

07/02/2017 09:23:16

29

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Dorlin E. (2008), Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie fémi‑ niste, Paris, PUF. –  (dir.) (2009), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF. Dermenjian G., Jami I., Rouquier A. et Thébaud F. (2010), La Place des femmes dans l’Histoire. Une histoire mixte, Paris, Belin. Duby G. et Perrot M. (dir.) (1991‑1992), L’Histoire des femmes en Occident (5 tomes), Paris, Plon. Eribon D. (dir.) (1998), Les Études gay et lesbiennes. Actes du colloque des 23 et 27 juin 1997, Paris, Éditions du Centre Georges-­Pompidou. –  (dir.) (2003), Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, Paris, Larousse. Fabre C. et Fassin É. (2003), Liberté, égalité, sexualités, Paris, Belfond. Fassin É. (2008), « L’empire du genre. L’histoire politique ambiguë d’un outil conceptuel », L’Homme, n° 187‑188, p. 375‑392. Fausto-­Sterling A. (2012 [2000]), Corps en tous genres, Paris, La Découverte. Favier A. (2014), « Des études féministes aux études de genre. Le double échec de leur réception par les sciences catholiques françaises », Revue d’éthique et de théologie morale, n° 279, p. 9‑29. Ferrand M. (2004), Féminin, masculin, Paris, La Découverte, « Repères ». Foucault M. (1975), Surveiller et Punir, Paris, Gallimard. –  (1976a), Histoire de la sexualité. Tome I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard. –  (1976b), « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France 1976, Paris, Gallimard. Gardey D. et Löwy I. (dir.) (2000), L’Invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Éditions des Archives contemporaines. Goffman E. (1973 [1959]), La Mise en scène de la vie quotidienne. Tome I : La Présentation de soi, Paris, Éditions de Minuit. Garfinkel H. (2007 [1967]), Recherches en ethnométhodologie, Paris, PUF. Grosz E. (1994), Volatile Bodies. Toward a Corporeal Feminism, Bloomington, Indiana University Press. Guillaumin C. (1992), Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, Éditions Côté-­femmes. Guionnet C. et Neveu E. (2004), Féminins/Masculins. Sociologie du genre, Paris, Armand Colin. Halperin D., Winkler J. et Zeitlin F. (dir.) (1990), Before Sexuality. The Construction of Erotic Experience in the Ancient Greek World, Princeton, Princeton University Press. Haraway D. (2007 [1985]), Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fic‑ tions, féminismes, Paris, Exils. Hennette-­Vauchez S., Roman D. et Möschel M. (dir.) (2013), Ce que le genre fait au droit, Paris, Dalloz. Héritier F. (1996), Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 29

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Introduction

07/02/2017 09:23:16

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Hirata H., Laborie F., Le Doaré H. et Senotier D. (dir.) (2004 [2000]), Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF. Hooks B. (1992), Black Looks. Race and Representation, Boston, South End Press. Jackson S. (1996), « Récents débats sur l’hétérosexualité : une approche féministe matérialiste », Nouvelles Questions Féministes, vol. 17, n° 3. Jaunait A. et Chauvin S. (2012), « Représenter l’intersection. Les théories de l’intersectionnalité à l’épreuve des sciences sociales », Revue française de science politique, n° 62, p. 5‑20. Kergoat D. (2011), « Comprendre les rapports sociaux », Raison Présente, n° 178. Lagrave R.-­ M. (1990), « Recherches féministes ou recherches sur les femmes », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 83, p. 27‑39. Laqueur T. (1992 [1990]), La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard. Laufer L. et Rochefort F. (dir.) (2014), Qu’est-­ce que le genre ?, Paris, Payot & Rivages, « Petite Bibliothèque Payot ». Lauretis T. de (2007 [1990]), Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, Paris, La Dispute. Lett D. (2013), Hommes et Femmes au Moyen Âge. Histoire du genre. xiie-­ e xv  siècle, Paris, Armand Colin, « Cursus Histoire ». Löwy I. (2006), L’Emprise du genre, Paris, La Dispute. Löwy I. et Marry M. (2007), Pour en finir avec la domination masculine. De A à Z, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil. Mardon A. et Guyard L. (dir.) (2010), Le Corps à l’épreuve du genre. Entre normes et pratiques, Nancy, Presses universitaires de Nancy. Marques-­Perreira B., Meier P. et Paternotte D. (dir.) (2010), Au-­delà et en deçà de l’État. Le genre entre dynamiques transnationales et multini‑ veaux, Louvain-­la-­Neuve, Academia Bruylant. Maruani M. (dir.) (2005), Femmes, genre et sociétés, Paris, La Découverte. Massei S. (en cours), « L’altérisation du sexisme. Genre, race et classe dans la politique antisexiste en France depuis les années 1980 », thèse de science politique, université Paris-­1 Panthéon-­Sorbonne. Mathieu N.-­C. (1991), L’Anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Éditions Côté-­femmes. Mauss M. (1934), « Les techniques du corps », Journal de psychologie, n° 32, p. 271‑293. Mead G. H. (1934), Mind, Self, and Society, Chicago, University of Chicago Press. Memmi D., Guillo D. et Martin O. (2009), La Tentation du corps. Corporéité et sciences sociales, Paris, Éditions de l’EHESS. Möser C. (2013), Féminismes en traduction. Théories voyageuses et traduc‑ tions culturelles dans les débats féministes sur le « genre » en France et en Allemagne, Paris, Éditions des Archives contemporaines. Mossuz-­Lavau J. (2014), Dictionnaire des sexualités, Paris, Laffont-­ Bouquin.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 30

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Encyclopédie critique du genre

30

07/02/2017 09:23:16

31

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

O’Brien J. (dir.) (2009), Encyclopedia of Gender and Society, Los Angeles, Sage. Oakley A. (1972), Sex, Gender and Society, Londres, Temple Smith. Parini L. (2006), Le Système de genre. Introduction aux concepts et théories, Zürich, Seismo. Peyre É. et Wiels J. (dir.) (2015), Mon corps a-­t‑il un sexe ? Paris, La Découverte. Pfefferkorn R. (2012), Genre et rapports sociaux de sexe, Lausanne, Éditions Page Deux. Purtschert P. et Meyer K. (2009), « Différences, pouvoir, capital : réflexions critiques sur l’intersectionnalité », in Dorlin E. (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, p. 27‑146. Revenin R. (2007) « Les études et recherches lesbiennes et gays en France (1970‑2006) », Genre & Histoire, n° 1. Riot-­Sarcey M. (dir.) (2010), De la différence des sexes. Le genre en histoire, Paris, Larousse. Roof J. (2007) « Gender studies », in Malti-­Douglas F. (dir.), Encyclopedia of Sex and Gender (4 tomes), Detroit, Macmillan. Rubin G. (2010 [1984]), « Penser le sexe. Pour une théorie radicale de la politique de la sexualité », in Rubin G., Surveiller et Jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, Epel. Salomon G. (2010), Assuming a Body. Transgender and Rhetoric of Materiality, New York, Columbia University Press. Scott J. (1988), « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, n° 37‑38, p. 125‑153. Stoler A. L. (2013 [2002]), La Chair de l’Empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte. Tabet P. (2004), La Grande Arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-­sexuel, Paris, L’Harmattan, « Bibliothèque du féminisme ». Thébaud F. (2007 [1998]), Écrire l’histoire des femmes et du genre, Lyon, ENS Éditions. Tin L.-­G. (2003), Dictionnaire de l’homophobie, Paris, PUF. Tippelskirch X. von (2016), « Genre », in Christin O. (dir.), Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Paris, Éditions Anne-­Marie Métailié, p. 227‑239. Touraille P. (2008), Hommes grands, femmes petites. Une évolution coû‑ teuse. Les régimes de genre comme force sélective de l’adaptation biologique, Paris, Éditions de la MSH. Varikas E. (2006), Penser le sexe et le genre, Paris, PUF. Wittig M. (1980), « La pensée straight », Questions féministes, p. 45‑53. Zancarini-­Fournel M. (2010), « Condition féminine, rapports sociaux de sexe, genre… », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 32. ZOO (dir.) (1998), Q comme Queer, Lille, Éditions Gay Kitsch Camp.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 31

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Introduction

07/02/2017 09:23:16

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:16

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 32

Affects

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

En 1934, dans un article devenu canonique, Marcel Mauss s’interroge sur l’« expression obligatoire des sentiments » : « Une catégorie considérable d’expressions orales de sentiments et d’émotions n’a rien que de collectif, dans un nombre très grand de populations […]. Disons tout de suite que ce caractère collectif ne nuit en rien à l’intensité des sentiments, bien au contraire […]. Mais toutes ces expressions collectives, simultanées, à valeur morale et à force obligatoire des sentiments de l’individu et du groupe, ce sont plus que de simples manifestations, ce sont des signes des expressions comprises, bref, un langage. […] On fait donc plus que de manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres, puisqu’il faut les leur manifester. On se les manifeste à soi en les exprimant aux autres et pour le compte des autres. C’est essentiellement une symbolique » [Mauss, 1934]. Ce propos, d’une étonnante modernité, rappelle à quel point les recherches sur l’expression des sentiments et des affects  1 peuvent s’enrichir d’une analyse sociologique, historique ou anthropologique. Les émotions les plus sincères et profondes, les sentiments les plus personnels ou les réactions les plus « naturelles » s’enracinent dans une subjectivité qui, tout en étant individuelle, n’en reste pas moins constamment travaillée par des logiques sociales à objectiver. Et une longue tradition scientifique s’est donné pour objet la compréhension des affects, réfutant ainsi la dichotomie de sens commun qui tend à opposer de manière stérile société et individu, mais s’éloignant également d’une réfraction disciplinaire qui confierait l’étude de la première aux sciences sociales et du second à la psychologie ou la psychanalyse. Toutefois, si l’analyse des sentiments se situe au cœur même du 1.  Les termes « sentiments », « émotions » et « affects » ont suscité une importante littérature (notamment en psychologie) visant à différencier ces expressions en fonction de leur temporalité et de leur intensité. Ne souhaitant pas entrer ici dans des discussions disciplinaires, ces termes seront employés indifféremment.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 33

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Sébastien Roux

07/02/2017 09:23:16

Affects

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

projet des sciences de la société, elle s’est vue un temps déclassée, voire méprisée comme un avatar supplémentaire d’un individualisme délétère qui aurait sapé l’ambition critique de ces disciplines. Le reflux a été tel que certain·e·s auteur·e·s, à l’amnésie parfois stratégique, n’hésitent pas aujourd’hui à « réinventer » les affects. Ainsi, cet objet « nouveau » et désormais incontournable ferait aujourd’hui vivre aux sciences sociales un « tournant affectif » [affective turn] [Clough, 2007]. Pourtant, que l’on pense aux travaux (controversés) de Ruth Benedict sur le caractère national japonais [1987], aux réflexions de Gregory Bateson sur l’éthos émotionnel [1971], aux développements que Norbert Elias accorde à la pudeur [1973 et 1975], aux travaux de Philippe Ariès sur l’histoire des mentalités [1960], aux pages que Pierre Bourdieu a consacrées au ressentiment [1992] ou, plus récemment, aux travaux de Didier Fassin sur la compassion [2010], l’étude des sentiments n’a cessé d’être au cœur même des sciences sociales depuis leur formalisation, à la fin du xixe siècle. Si les travaux sur les émotions ne sont pas récents et puisent dans des traditions aussi solides que diverses, il n’en demeure pas moins qu’ils rencontrent aujourd’hui un intérêt croissant. Les études sur le genre et la sexualité ne sont pas restées étrangères à cette dynamique et ont participé activement à un renouvellement des interrogations relatives à l’« intériorité », qu’il s’agisse du genre des émotions, de la manière de les exprimer, de leur signification, mais aussi de leur corporéité ou de leurs effets. En revenant sur quelques contributions marquantes, on montrera de quelle manière les travaux qui articulent genre et affects ont apporté un éclairage novateur sur l’étude des sentiments et enrichi notre compréhension des rapports de pouvoir, contribuant ainsi à fortifier leur critique politique. Affects, genre et sexualité En 1986, l’anthropologue américaine Lila Abu-­Lughold – aujourd’hui professeure à l’université Columbia (New York) – publie un ouvrage qui renouvelle l’appréhension des sentiments. Partie en Égypte afin d’analyser les relations entre les sexes parmi les bédouins Awlad ‘Ali, ­l’auteure réoriente rapidement son terrain ethnographique pour étudier des poèmes appelés ghinnawa. Si, chez les Awlad ‘Ali, on attend des hommes qu’ils soient volontaires, déterminés et autonomes, et des femmes qu’elles soient pudiques et demeurent dépendantes de l’autre sexe, ce code moral chancelle durant la récitation des poèmes. Il devient alors possible pour les deux sexes – et notamment pour les femmes – d’exprimer des sentiments contraires aux attentes sociales genrées et de

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 34

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

34

07/02/2017 09:23:16

35

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

donner à voir (et à entendre) une subjectivité distincte des exigences intériorisées. Ainsi, en étudiant la récitation des ghinnawa par les femmes et les sentiments qu’elles véhiculent et suscitent, Abu-­Lughold se détache d’une analyse des émotions comme simple reflet de positions assignées. Les analyses critiques avaient depuis longtemps souligné la spécificité sexuée des réactions affectives. Cette spécificité n’était déjà plus formulée en termes d’expression « naturelle », mais comprise comme le produit d’une socialisation différenciée et/ou la marque de l’histoire qui attribue à chaque sexe des attentes émotionnelles spécifiques. Pensons, par exemple, au dixième chapitre du Deuxième Sexe dans lequel Simone de Beauvoir explore le « caractère de la femme » [1949] ou aux travaux historiques qu’Hélène Monsacré [1984] ou Anne Vincent-­Buffault [1986] ont consacrés aux larmes, cette manifestation corporelle aujourd’hui associée à la « faiblesse » du féminin. Mais, sans contredire les analyses sur le genre des émotions et la division sexuée de leur expression, Abu-­Lughold initie un mouvement amené à se prolonger durablement dans les études de genre. Elle saisit l’affectivité moins comme une manifestation où se réfléchissent mécaniquement les contraintes qui pèsent sur les sexes (de manière différentielle), qu’elle ne les envisage comme un moyen d’accéder à la capacité d’agir [agency] des sujets. Les normes de genre, toujours présentes, sont partiellement déplacées ; de cette dynamique résulte une liberté, une capacité d’agir grâce à laquelle le sujet, jamais déconnecté du monde social qui le façonne, conserve une spécificité individuelle et une puissance politique. Les ghinnawa ne contredisent pas les normes de genre qui traversent la société Awlad ‘Ali ; mais leur récitation, comme action, permet d’exprimer des sentiments distincts des attentes qui pèsent sur les sexes et régissent leur quotidien, accordant – le temps d’une poésie – un peu du jeu nécessaire aux pratiques de résistance. Les travaux d’Abu-­Lughold ont ainsi permis d’enrichir les analyses du genre des émotions et de leurs manifestations sexuées en invitant à saisir, en contexte, leur expression subjective et leurs significations. Du capitalisme Si les analyses de Lila Abu-­Lughold ont nourri, à partir du registre affectif, la compréhension des rapports de pouvoir, de la dialectique subjectivation/assujettissement et des possibilités de résistance, elles se sont toutefois déployées à partir de terrains ethnographiques circonscrits, relativement peu intégrés au système capitaliste. Depuis Karl Marx, à travers le concept d’aliénation notamment, une autre tradition sociologique s’est davantage intéressée à l’influence du capitalisme sur la psyché. Au sein des études de genre et de sexualité, les travaux de la sociologue

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 35

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Affects

07/02/2017 09:23:17

Affects

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

américaine Arlie Russell Hochschild sont aujourd’hui salués comme des contributions centrales à l’étude de l’affectivité dans les sociétés industrielles. Dans son ouvrage pionnier The Managed Heart. The Commercia‑ lization of Human Feeling [1983], Hochschild appréhende les émotions comme des faits sociaux : nous sommes socialisés à ressentir, interpréter, labelliser et gérer les sentiments en fonction de schèmes culturels préexistants. Ce sont ces schèmes qui nous permettent de comprendre et d’exprimer les sentiments de manière adéquate et ajustée, façonnant nos affects sans pour autant annihiler leur « authenticité » ou, pour le dire en termes moins psychologiques, leur sincérité. Hochschild développe l’exemple des hôtesses de l’air, dont on attend un véritable « travail émotionnel » : les hôtesses de l’air doivent sourire, accompagner, voire rassurer les passagers et exprimer, par leur corps, leur disponibilité. Ce travail émotionnel, éminemment genré [Hochschild, 2003], s’apparente ici à un travail de care au cours duquel l’employée doit manifester une capacité de « maternage » et de mise en confort d’autrui, exigence qui pèse bien davantage sur les femmes que sur les hommes. Or cette activité n’est pas seulement le produit d’un « souci de l’autre » qui s’enracinerait dans des dispositions morales particulières aux femmes [Gilligan, 2008]. Elle est avant tout un travail, c’est-­à-­dire une activité corporelle rémunérée inscrite dans une structure hiérarchique contractualisée. Ainsi, Hochschild nous invite à réinscrire l’expression (obligatoire) des sentiments dans la structure des rapports salariés, et propose une lecture critique de l’économie capitaliste en montrant de quelle manière le travail appelle, entretient voire exige une régulation incorporée des affects spécifiques à chaque sexe en fonction des attributs de genre qui pèsent sur eux [voir la notice « Incorporation »]. Cette articulation entre affectivité et capitalisme est également étudiée par la sociologue israélienne Eva Illouz. Moins centrée sur la question du travail, Illouz cherche à saisir comment le capitalisme tardif influe sur les cadres émotionnels. Ses travaux portent notamment sur l’évolution des relations romantiques et sur les formes d’amour contemporaines [Illouz, 1997]. Elle s’inscrit dans une analytique de l’amour qui met en question les formes de séduction, de désir et de conjugalité romantiques, principalement hétérosexuelles [Hirsch et Wardlow, 2006 ; Tin, 2008]. Dans son ouvrage Pourquoi l’amour fait mal. L’ex‑ périence amoureuse dans la modernité, Illouz [2012] s’appuie sur une série d’entretiens approfondis pour questionner – à partir de l’étude du sentiment amoureux – les représentations et expériences d’un individu « réalisé », supposément « libre » et autonome. Traitant notamment des discours qui isolent l’amour comme sentiment particulier et le valorisent comme nécessaire, elle s’interroge plus largement sur le

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 36

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

36

07/02/2017 09:23:17

37

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

processus qui conduit les sujets à développer un rapport consommateur à autrui (et à soi), et sur ses conséquences sur le rapport éthique que l’on entretient aux autres et au monde. Les discours (performatifs) sur l’amour s’exercent de manière différenciée et agissent de manière asymétrique sur les hommes et les femmes. Or, d’après Illouz, si l’économie émotionnelle et sexuelle de notre époque « fait mal » [2012], c’est aussi parce que la domination masculine est une domination affective : les hommes disposent de choix (sexuels et sentimentaux) plus larges, définissent l’expression légitime des sentiments et contrôlent les règles du marché matrimonial. Ces travaux, nourris de philosophie et de théorie critique, parviennent ainsi à dépasser la singularité d’une émotion pour la réinscrire dans une réflexion plus générale. Il s’agit dès lors de comprendre la manière dont le capitalisme agit sur les subjectivités et travaille les individus différemment en fonction des normes de genre, réaffirmant – par la régulation et la contrainte affective – la force de la domination masculine. Politiques affectives Si les travaux sur les affects tendent, par leur objet même, à se concentrer sur l’« intériorité » des sujets (y compris pour saisir la manière dont s’est construite la représentation de la psyché comme entité séparée), les études sur le genre et la sexualité ont su articuler ces savoirs avec leur intérêt historique pour le corps et sa matérialité. Ainsi, l’anthropologue et historienne américaine Ann Laura Stoler étudie, depuis les années 1990, la manière dont les corps et les sentiments sont modelés par les rapports de pouvoir spécifiques qui émergent en contexte colonial, leurs effets dans la conduite des politiques impériales et leurs rémanences contemporaines [Stoler, 2006 et 2013]. À partir d’archives et de documents coloniaux, collectés principalement sur l’Indochine française et les Indes néerlandaises aux xixe et xxe siècles, Stoler s’intéresse à la manière dont les attachements dessinent les frontières troubles qui séparent les groupes et les communautés en régime impérial. Elle analyse notamment la manière dont les sujets composent avec les hiérarchies raciales et coproduisent, dans l’intimité des relations domestiques et familiales, un ordre colonial ambigu. Obsédés par la fabrique et l’affirmation des différences, les gouvernements coloniaux ont élaboré un ensemble de discours sur le corps et les affects que l’auteure met en perspective pour penser la politique des identités raciales. Recommandations « sanitaires » pour les enfants blancs élevés par les nourrices autochtones, décisions judiciaires quant à la citoyenneté des enfants métis, encadrement des conjugalités entre colons et femmes locales… En s’intéressant

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 37

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Affects

07/02/2017 09:23:17

Affects

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

aux relations affectives, intimes et domestiques, aux inquiétudes qu’elles ont pu susciter, aux discours et savoirs que leur régulation a engendrés, Stoler dévoile la force des enjeux politiques et moraux qui traversent la surveillance du charnel. Ses travaux saisissent ainsi la manière dont certains affects – surveillés, contrôlés et encadrés – s’intègrent à une politique d’empire qui délimite les frontières sociales et raciales, hiérarchisant, classant et ordonnant les individus et les populations. Cet intérêt pour la chair du pouvoir se retrouve également dans les analyses proposées par la théoricienne Sara Ahmed. Dans son ouvrage The Cultural Politics of Emotion [2004], Ahmed dépasse notre représentation de la peau comme frontière nous séparant d’autrui, rejette la dichotomie entre intériorité (psychique) et extériorité (sociale) et la prend pour objet. En s’intéressant plus particulièrement aux liens entre émotions et construction de l’État-­nation (et sa préservation), elle montre comment les sentiments peuvent être mobilisés pour créer des divisions, des séparations et des frontières, d’autant plus solides qu’elles s’ancrent dans des manifestations corporelles naturalisées. Moins marques d’une intériorité supposée ou d’une psyché irréductible, les émotions (la peur, la honte, l’amour…) sont avant tout des productions culturelles qui se manifestent conjointement de manière politique et individuelle. Certes, les émotions sont ressenties, incorporées et médiatisées par les sujets ; mais elles n’en restent pas moins des construits sociaux qui émergent dans des configurations politiques particulières. Or, vécues et saisies comme des manifestations « naturelles », les émotions sont souvent appréhendées comme des évidences. Et Ahmed de montrer comment la croyance quant à une « vérité » des émotions nourrit et reproduit un ordre naturalisé, et participe de l’affirmation de sentiments nationalistes. Ainsi, le dégoût que l’on peut ressentir pour autrui sépare les corps, renforce la distance et fabrique des divisions. Au contraire, la honte vécue dans certaines configurations politiques (Ahmed prend l’exemple de la repentance des descendants de colons australiens face aux Aborigènes) peut servir, paradoxalement, à renforcer le sentiment d’appartenance à une communauté nationale homogène, qui s’affirme dans la reconnaissance d’une condition partagée et la formulation d’un devoir de réparation. Pour autant, les sentiments ne participent pas que de l’affirmation et du renforcement d’une idéologie (ici nationaliste). Dans The Cultural Poli‑ tics of Emotions – et notamment ses deux chapitres finaux, « Queer Feelings » et « Feminist Attachments » –, Ahmed nous invite au contraire à repenser les alliances politiques sur la base d’une politique affective alternative. Ainsi, l’auteure ne montre pas seulement la puissance des affects dans la construction d’une rhétorique de l’État-­nation et d’un « corps national », elle encourage aussi à l’invention de pratiques et de

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 38

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

38

07/02/2017 09:23:17

39

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

discours de résistance qui, conscients du pouvoir des sentiments, instaurent et développent des rapports aux autres différents – profondément et charnellement queer et féministes – aptes à transformer des modes d’existence et atténuer des formes d’oppression. Ainsi, les études sur le genre et la sexualité traitent les affects moins comme des réactions pulsionnelles que des manifestations culturelles et sociales, traversées d’enjeux de pouvoir. Si les premiers écrits féministes se sont davantage focalisés sur le caractère « féminin » ou les différences sexuées d’expression des émotions, les approches plus contemporaines ont formulé une critique politique des sentiments et de leur encadrement. On comprend dès lors la spécificité du discours des sciences sociales sur les affects et leur portée politique, distincte notamment des approches plus cliniques défendues par certaines analyses psychologiques ou relevant des courants majoritaires des sciences cognitives. Dans une perspective critique, il s’agit moins de penser l’émotion comme la réponse charnelle à un stimulus extérieur ou le produit d’une situation communicationnelle, que de l’envisager comme une production culturelle incorporée qui ne prend sens qu’en fonction d’un contexte et d’une histoire – conjointement individuelle et sociale. Ainsi, par leur objet même (les rapports de pouvoir), les recherches féministes ont su déplacer certaines interrogations scientifiques pour montrer comment l’affectivité se situe (et se voit située) au cœur d’enjeux politiques qui dépassent la subjectivité supposément irréductible à laquelle la plupart des disciplines scientifiques la cantonnent. Sensibilités Enfin, il importe de rappeler que l’intérêt des études de genre et de sexualité pour les affects ne peut se saisir indépendamment du projet politique qu’elles défendent. En effet, c’est à partir de leur connaissance des groupes minorisés que ces travaux ont interrogé des émotions longtemps considérées comme illégitimes et donné sens à des expériences vécues de subordination. Ainsi, les textes d’Eve Kosofsky Sedgwick sur la honte du placard [2008] (qui s’intéressent à la transparence du secret de l’homosexualité [voir la notice « Placard »]) ou la connaissance de soi en fin de vie [1999] (lorsque l’auteure, confrontée à une dépression liée à un cancer du sein, engage avec son thérapeute l’exploration de son « intériorité ») sont autant d’écrits poignants qui rappellent que les sciences sociales ne font jamais autant sens que lorsqu’elles (nous) parlent de nous. En s’aventurant dans des espaces marginalisés [Rubin, 1997], en interrogeant des paroles subalternes oubliées, voire méprisées [Spivak, 2009], en défendant des formes d’écriture alternatives

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 39

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Affects

07/02/2017 09:23:17

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

mais rigoureuses qui ont su s’affranchir des carcans d’une « objectivité » située [Harding, 2004 ; Rich, 2010], ces écrits rappellent que les émotions ne sont pas des « objets » à traiter comme des manifestations cliniques ou – pire – comme des épiphénomènes qui ne serviraient qu’à donner accès à ce qui importerait véritablement. Au contraire, les émotions traversent, informent et produisent le tissu des expériences sociales et des vies vécues. Les sentiments nous rapprochent ou nous éloignent des personnes dont l’on raconte les vies et pour lesquelles on écrit. Leurs émotions sont aussi les nôtres et l’empathie nécessaire au travail sociologique reste une condition de la véracité de nos propos, et une ressource pour la compréhension du monde [Hollan et Throop, 2011]. Ainsi, leurs colères, leurs hontes ou leurs dégoûts nous renvoient à des expériences communes de subalternité ou de discrimination ; leurs amours, leurs amitiés ou leurs affections font écho à nos tentatives pour construire des relations moins inégales, où le « cela-­va-­ de-­soi » de la domination s’entrouvre pour laisser place à des projets de vies alternatives. Et les affects, moins qu’un « nouvel objet » ou une manifestation pulsionnelle de nos natures respectives, gagnent à être saisis comme les signes d’un monde partagé auquel ils peuvent donner un peu plus accès. Renvois aux notices : Care ; Corps au travail ; Incorporation ; Inné/ acquis.

Bibliographie Abu-­Lughold L. (2008 [1986]), Sentiments voilés, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond. Ahmed S. (2004), The Cutural Politics of Emotion, Édimbourg, Edinburgh University Press. Ariès P. (1960), L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon. Bateson G. (1971 [1936]), La Cérémonie du Naven. Les problèmes posés par la description sous trois rapports d’une tribu de Nouvelle-­Guinée, Paris, Éditions de Minuit. Beauvoir S. de (1949), Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard. Benedict R. (1987 [1946]), Le Chrysanthème et le Sabre, Paris, Picquier. Bourdieu P. (1992), Les Règles de l’art. Genèses et structures du champ litté‑ raire, Paris, Le Seuil. Clough P. (2007), The Affective Turn. Theorizing the Social, Durham, Duke University Press. Elias N. (1973 [1939]), La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-­Lévy. –  (1975 [1939]), La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-­Lévy. Fassin D. (2010), La Raison humanitaire. Une histoire morale du temps pré‑ sent, Paris, Gallimard/Le Seuil.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 40

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Affects

40

07/02/2017 09:23:17

41

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Gilligan C. (2008 [1982]), Une voix différente, Paris, Flammarion. Harding S. (dir.) (2004), The Feminist Standpoint Theory Reader. Intellectual and Political Controversies, Routledge, New York. Hirsch J. et Wardlow H. (dir.) (2006), Modern Loves. The Anthropology of Romantic Courtship and Companionate Marriage, Ann Arbor, University of Michigan Press. Hollan D. et Throop J. (dir.) (2011), The Anthropology of Empathy. Experiencing the Lives of Others in Pacific Societies, Oxford, Berghahn. Hochschild A. R. (1983), The Managed Heart. The Commercialization of Human Feeling, University of California Press, Berkeley. –  (2003), « Travail émotionnel, règles de sentiment et structure sociale », Travailler, n° 9‑1, p. 19‑49. Illouz E. (1997), Consuming the Romantic Utopia. Love and the Cultural Contradictions of Capitalism, Berkeley, University of California Press. – (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la moder‑ nité, Paris, Le Seuil. Mauss M. (1934), « Les techniques du corps », Journal de psychologie, vol. 32, n° 3‑4, p. 271‑293. Monsacré H. (1984), Les Larmes d’Achille. Héros, femmes, souffrance chez Homère, Paris, Albin Michel. Rich A. (2010), La Contrainte à l’hétérosexualité et autres essais, Genève, Mamamélis. Rubin G. (1997), « Elegy for the Valley of the Kings : AIDS and the leather community in San Francisco, 1981‑1996 », in Levine M., Nardi P. et Gagnon J. (dir.), Changing Times. Gay Men and Lesbians Encounter HI/ VAIDS, Chicago, University of Chicago Press. Sedgwick E. K. (1999), A Dialogue on Love, Boston, Beacon Press. –  (2008 [1990]), Épistémologie du placard, Paris, Éditions Amsterdam. Spivak G. (2009 [1988]), Les subalternes peuvent-­elles parler ?, Paris, Éditions Amsterdam. Stoler A. L. (dir.) (2006), Haunted by Empire. Geographies of Intimacy in North American History, Durham, Duke University Press. –  (2013 [2002]), La Chair de l’Empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte. Tin L.-­G. (2008), L’Invention de la culture hétérosexuelle, Paris, Autrement. Vincent-­Buffault A. (1986), Histoire des larmes (xviiie-­xixe siècles), Marseille, Rivages.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 41

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Affects

07/02/2017 09:23:17

Âge

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Commencer une vie conjugale, entrer dans le monde du travail, quitter sa famille de naissance, pouvoir subvenir à ses besoins, devenir parent : au xxie siècle, dans un grand nombre de pays, ces pratiques sociales constituent des critères d’accomplissement de l’« âge adulte », sans distinction de sexe, de couleur ou de classe. Pourtant, la possibilité même de parvenir à ces étapes conventionnelles, l’ordre chronologique dans lequel on y accède, le fait d’être reconnu·e comme ayant le « bon âge » pour y accéder (ni trop jeune encore ni déjà trop vieux ou vieille) sont fortement corrélés à des différences de genre et de position sociale. Or de telles différences n’agissent pas seulement au cours du passage de l’adolescence à l’âge adulte, mais à tous les moments du parcours de vie. À l’âge où certains cumulent l’ensemble des attributs valorisés de l’« adultéité », d’autres, de même âge civil, sont durablement renvoyés à leur « jeunesse » parce qu’ils ne remplissent pas les critères de l’autonomie économique et de l’intégration sociale. À l’âge où des hommes des classes privilégiées continuent de progresser dans leur carrière, accèdent à un nouveau poste et entament une seconde union conjugale, les femmes de même milieu social ont, elles, davantage de probabilités d’être considérées comme trop vieilles pour prétendre à de tels changements dans leur vie. Les différences de genre et de classe éclairent aussi la façon dont s’organisent les relations fondées sur l’écart d’âge. Dans les rapports sexuels ou conjugaux, être le plus âgé est régulièrement associé à d’autres attributs : être un homme, disposer de ressources matérielles et statutaires plus élevées, mais aussi, lorsqu’il s’agit d’unions mixtes et/ou binationales, avoir une couleur de peau et/ou une nationalité plus valorisée(s) que celle(s) du ou de la partenaire plus jeune [Salomon, 2014 ; Salcedo Robledo, 2015]. En d’autres termes, mobiliser l’âge comme catégorie d’analyse des rapports sociaux conduit à explorer l’organisation d’asymétries fondées tant sur un écart d’âge civil que sur un écart d’âge social. Alors que

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 42

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Juliette Rennes

07/02/2017 09:23:17

43

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

l’âge civil ou « calendaire » d’une personne désigne la durée, mesurée en années, depuis sa date de naissance inscrite dans l’état civil, son âge social renvoie à la façon dont ses activités, son statut social et son apparence corporelle (éthos, hexis, façon de s’habiller, signes visibles de sénescence…) la positionnent, aux yeux des autres et à ses propres yeux, dans une « tranche d’âge » dont la perception peut varier selon les situations. En m’inspirant de cette distinction devenue classique en sociologie des parcours de vie [Arber et Ginn, 1995, p. 7], je désigne par « écart d’âge social » le fait, pour des personnes de même cohorte, d’être chronologiquement décalées – « asynchrones » – dans l’accomplissement de telle ou telle étape attendue eu égard à leur âge civil. Cette « asynchronie » peut concerner aussi bien le fait d’apprendre à marcher, parler ou nager que ceux de réussir un examen, de perdre sa virginité, d’accéder à un métier ou de progresser à un grade supérieur. Le fait que ce type d’écart soit qualifié ordinairement en termes de « précocité » des un·e·s ou de « retard » des autres renvoie à la dimension fortement normée des parcours de vie. Cette notice vise à montrer de quelle manière la prise en considération du genre, de l’orientation sexuelle et de la position sociale contribue à éclairer à la fois ces dimensions normatives de l’âge et les enjeux de pouvoir liés aux écarts d’âge entre individus. Réciproquement, il s’agit d’analyser dans quelle mesure retenir l’âge comme catégorie d’analyse permet d’explorer certains angles morts des études sur l’articulation des rapports sociaux. Au sein de l’épistémologie relative à l’intersectionnalité, l’âge occupe, en effet, une place marginale par rapport au triptyque genre/race/classe. C’est sur ce champ marginal que cette contribution se focalise en présentant des travaux qui intègrent l’âge à une analyse des rapports de genre et de classe. Au sein de ces recherches, seront distingués trois angles d’appréhension de l’âge : comme instrument de gouvernement des populations ; comme norme d’organisation chronologique des itinéraires biographiques ; comme processus de sénescence [aging] modifiant et reconfigurant les rôles de genre et les positions sociales que les individus occupent au fil de leur parcours de vie. Âge, sexe et nationalité : catégories de gouvernement des populations Avant l’époque moderne, la plupart des individus ne connaissent pas avec exactitude leur âge calendaire. L’enregistrement paroissial puis étatique des nouveau-­nés se développe en Europe entre le xvie et le xviiie siècle, puis devient un outil central du gouvernement des populations au cours du xixe siècle. En France, au tournant des xixe et

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 43

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Âge

07/02/2017 09:23:17

Âge

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

xxe siècles, les données d’état civil sont mobilisées à la fois pour établir les statistiques démographiques, pour organiser la socialisation des membres de la nation (conscription et droit de vote masculin à 21 ans, obligation scolaire pour les deux sexes de 6 à 13 ans) et pour attribuer des droits spécifiques à celles et ceux que leur âge définit comme vulnérables : l’établissement d’une majorité pénale, d’une majorité sexuelle et l’interdiction du travail des enfants [Daguerre, 1999] ainsi que les premiers régimes de retraite pour les ouvriers et paysans [Marec et Réguer, 2013] participent de ce gouvernement « biopolitique » [Foucault, 1976] qui mobilise l’âge civil comme instrument de gestion, de protection et de contrôle des populations administrées. La multiplication de seuils d’âge en deçà et au-­delà desquels certaines activités sont permises, obligatoires ou interdites transforme progressivement l’expérience temporelle ordinaire des individus, forgeant leur sentiment d’appartenir, tout au long de la vie, à une cohorte de naissance, une « classe d’âge ». Les interrogations sur la façon dont cette organisation en classes d’âge s’est articulée au sexe, à la nationalité et à la race, autres outils centraux de catégorisation des populations stato-­nationales au xixe siècle, ont été plutôt marginales dans les premiers travaux de référence sur le gouvernement par l’âge [Riley, Johnson et Foner, 1972 ; Kohli, 1986]. Ces recherches ont insisté sur la standardisation des parcours de vie produite par l’accès des membres d’une même classe d’âge à de mêmes droits et devoirs, à chaque phase de l’existence. Pourtant, dans certains domaines, le gouvernement par l’âge, loin de concerner tous les membres d’une même classe d’âge « sans distinction », s’est inscrit à l’intérieur de frontières sexuées, racialisées et nationales qu’il a contribué à rigidifier. Loin d’être anodin, l’exemple de l’âge minimum légal du mariage illustre la contribution de l’âge civil au renforcement des différences de genre. Le code civil de 1804 attribue aux Françaises un âge nubile de 15 ans (contre 18 ans pour les garçons), une précocité justifiée notamment par les discours médicaux sur l’antériorité de la puberté des filles par rapport à celle des garçons. Jusqu’à sa suppression par la loi de 2006 qui aligne l’âge nubile des filles sur celui des garçons, cette mesure s’inscrit dans une série de dispositifs qui valorisent le modèle de l’homme aîné et de la femme cadette dans la formation du couple et naturalisent une forme d’asynchronie entre les parcours conjugaux puis parentaux des deux sexes [Bozon et Rennes, 2015]. Révélatrice d’inégalités entre les sexes, l’histoire de la majorité conjugale et sexuelle témoigne également de la hiérarchie des formes de sexualité. En France, une ordonnance du 2 juillet 1945 fixe la majorité sexuelle « générale » à 15 ans, mais, dans le même temps, les relations homosexuelles, parce qu’elles

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 44

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

44

07/02/2017 09:23:17

45

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

sont censées pervertir la jeunesse, sont sanctionnées pour les moins de 21 ans par le code pénal, mesure abolie en 1982 [Bérard et Sallée, 2015]. Il convient cependant de distinguer les droits auxquels diverses catégories de population n’accèdent pas au même âge (majorité sexuelle ou conjugale) et les droits sur critère d’âge réservés uniquement à certaines catégories de population. En France, au cours du xixe siècle, les dispositifs de protection sociale fondés sur des critères d’âge ne sont pas, en principe, une prérogative des femmes et des hommes nationaux. Pourtant, au cours des xxe et xxie siècles, les services de l’État français refusent à d’anciens travailleurs ou combattants étrangers, au prétexte qu’ils ne sont pas français, des pensions de retraite auxquelles leur statut et leur âge leur donnent pourtant droit [Slama, 2012]. Pour la même raison, des filles et garçons mineurs arrivés illégalement sur le territoire français se voient refuser des mesures de protection pourtant définies par les droits universels de l’enfant [Rongé, 2014]. Parallèlement à ces frontières nationales de la citoyenneté sociale qui discriminent des jeunes migrant·e·s et de vieux immigrés, se sont développées, au cours du xixe siècle, des frontières sexuées de la citoyenneté civile et politique. Celles-­ci se manifestaient notamment par le fait que les filles, en accédant au statut social de « femmes mariées », n’avaient pourtant pas droit à l’ensemble des prérogatives de l’âge adulte. Sans l’autorisation de leur mari, les épouses ne pouvaient ni toucher un salaire (jusqu’en 1907), ni ester et témoigner en justice (jusqu’en 1938), ni travailler et gérer leurs biens propres (jusqu’en 1965). En outre, célibataires ou mariées, les Françaises n’avaient pas accès à la conscription et au droit de vote qui fonctionnaient alors comme des rites marquant le passage du statut de mineur à celui de citoyen adulte. Dans ce contexte, l’émancipation de la minorité civile, politique et symbolique a représenté une revendication centrale des mouvements féministes sous la Troisième République. Au cours de la même période, la minorisation juridique a aussi constitué l’un des leviers de l’asservissement des « sujets » de l’Empire colonial. Dans le cadre d’une lecture évolutionniste de l’histoire qui situait les pays européens à un stade de civilisation « postérieur » à celui des pays conquis, l’opposition entre minorité et âge adulte était mobilisée par les colons pour imposer aux colonisés, femmes et hommes, assimilés à de « grands enfants », des mesures juridiques d’exception [Goerg, 2012]. En d’autres termes, tout comme le langage de la différence de genre a été employé pour justifier des hiérarchies entre hommes – la virilité des colons/patrons étant opposée à l’« efféminement » des hommes colonisés/ouvriers [Scott, 1988, p. 146‑147] –, le langage de l’écart d’âge a pu signifier des hiérarchies raciales dans le contexte colonial et

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 45

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Âge

07/02/2017 09:23:17

46

Âge

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

L’accès à l’« âge adulte » : genre, classe et orientation sexuelle Comme le montre cet exemple de l’usage métaphorique de l’écart d’âge dans la production de la hiérarchie entre les sexes ou entre des groupes racialisés, l’âge civil n’est pas devenu, au fil de ces trois derniers siècles, le sens unidimensionnel que les individus donnent à la notion et à l’expérience de l’âge. L’« âge tendre », l’« âge moyen », le « troisième âge » ou justement l’« âge adulte » sont autant d’expressions témoignant d’une forme de continuité, dans la vie ordinaire, avec les anciennes catégorisations des « âges de la vie » qui, avant l’invention de l’âge civil, désignaient les étapes successives d’une existence individuelle, chaque étape englobant plusieurs années [Schmitt, 2007]. La durée de ces étapes, leur nombre, leur composition et les éventuels rites d’initiation marquant le passage d’une étape à l’autre, varient selon les sociétés. En outre, la position des individus vis-­à-­vis de ces « âges sociaux » n’est pas nécessairement en relation directe avec leur âge civil : dans certaines sociétés africaines, ce sont la position générationnelle et le rang dans la fratrie qui définissent l’appartenance des personnes à tel ou tel âge social, sans que leur date de naissance ne soit invoquée ni même connue [Peatrik, 2003]. Cependant, malgré la diversité des conventions qui organisent les âges sociaux, ces derniers sont presque toujours genrés [Attias-­Donfut, 1991]. Dans de nombreuses sociétés, il n’y a pas de rite d’initiation commun aux deux sexes au moment de quitter l’enfance : on ne devient pas « adulte », mais femme ou homme, en suivant un processus différencié qui implique notamment pour les hommes une séparation rituelle d’avec le monde « des femmes et des enfants » [Godelier, 1982]. Même en l’absence de rites d’initiation différenciés selon le sexe ou le statut social, la position que l’on occupe dans les rapports de genre et de classe a des effets sur la façon dont on accède aux étapes conventionnelles de l’existence. Dans une enquête comparée sur les trentenaires en 1968 et en 1998 en France, Christian Baudelot et Roger Establet [2000] montrent que ces effets de classe et de genre varient

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 46

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

des hiérarchies de genre dans le cadre de la famille patriarcale. Cette seconde dimension a été également mise en relief par l’anthropologie de la parenté, en dehors des systèmes d’âge propres aux pays européens : dans bien des sociétés non européennes, les femmes, quelle que soit leur position dans la fratrie, sont considérées comme les cadettes de leurs frères, un rang « postérieur » inséparable de leur moindre pouvoir social [Héritier, 1996].

07/02/2017 09:23:17

47

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

en outre d’une génération à l’autre : alors que les jeunes hommes de classe populaire des années 1960 accèdent, par une mise au travail précoce, et avant les jeunes bourgeois, à certains marqueurs de la vie adulte (emploi, conjugalité, parentalité), le mouvement s’inverse dans les années 1990 en raison de la fermeture du marché du travail : les hommes de classe populaire sont alors maintenus dans une forme de « juvénisation » [Chamborédon, 1985], associée à l’absence de statut. Quant aux femmes, l’âge auquel elles accèdent aux marqueurs conventionnels de l’âge adulte tend à se rapprocher de celui des hommes, tout en restant plus précoce sur certains points : dans les années 1990 comme dans les années 1960, elles quittent en moyenne le domicile familial avant les hommes de même cohorte et accèdent également avant eux à une vie conjugale et à la parentalité, en moyenne avec un conjoint un peu plus âgé. Cette asynchronie entre les sexes, un peu moins prononcée parmi les diplômés, est cependant transversale à tous les milieux sociaux [Battagliola, Brown et Jaspard, 1997]. Pour comprendre comment se constitue cet écart d’âge social entre les sexes, il faut envisager l’ensemble des parcours de vie et non pas seulement l’injonction sociomédicale envers les femmes à devenir mères avant le « dérèglement » de leur « horloge biologique » [Vialle, 2014]. En amont, il faut analyser la socialisation familiale et scolaire qui incite les filles à faire preuve d’une plus grande « responsabilité » relationnelle et sexuelle que les garçons de même âge, réputés immatures [Collet, 2014]. Certains travaux de sociodémographie ont bien objectivé comment le plus grand célibat des femmes vieillissantes par rapport aux hommes de même âge devait être analysé en appréhendant l’ensemble de la socialisation des deux sexes dès le processus qui conduit, très tôt, les jeunes filles à s’apparier avec des hommes plus âgés [Bergström, 2014, p. 277‑324]. Plusieurs enquêtes réalisées en France dans les années 2000 ont montré que l’orientation sexuelle configurait également, dans une certaine mesure, les modalités du passage à l’âge adulte : les jeunes gays et lesbiennes quittent en moyenne le domicile familial avant les hétérosexuels des deux sexes [Hamel, 2012 ; Rault, 2011]. Lorsqu’on est un·e jeune adulte habitant encore chez ses parents, le fait d’être en couple et d’avoir une vie sexuelle avec une personne de l’autre sexe est facilement accepté depuis les années 1980, voire attendu par l’entourage. En revanche, avoir une relation amoureuse ou sexuelle avec une personne de même sexe implique bien souvent de quitter le domicile familial. Ce départ, lorsqu’il procède d’un déni ou d’un rejet familial de l’homosexualité et se produit sans autonomie financière, peut devenir source de précarité au moment du passage à l’âge adulte [Courduriès, 2014].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 47

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Âge

07/02/2017 09:23:17

48

Âge

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Avancer en âge ne signifie pas seulement changer d’âge civil ou passer d’une phase conventionnelle de l’existence à l’autre, mais aussi grandir puis vieillir, autrement dit, expérimenter des transformations corporelles multidimensionnelles et continues qui se développent à des rythmes variés au fil du parcours de vie. Le processus de croissance et de sénescence humaines, étudié par les sciences médicales, est aussi un objet de recherche en sciences sociales : dans la lignée des premières enquêtes qui, au xixe siècle, révélèrent l’importance de la morbidité et de la mortalité des ouvriers en France [Villermé, 1840], plusieurs travaux contemporains objectivent l’ampleur des écarts entre cadres et ouvriers en matière de santé et d’espérance de vie [Cambois, Laborde et Robine, 2008]. Le processus par lequel les pratiques corporelles et médicales des femmes, tout au long de leur vie, contribuent à leur plus grande longévité, dans l’ensemble des milieux sociaux et dans la majeure partie des pays du globe depuis un siècle, s’est également constitué comme un champ d’enquête important des sciences sociales de la santé et de la population [voir la notice « Santé »]. La question du genre en matière de vieillissement nous confronte à un paradoxe : alors que les femmes vivent en moyenne plus longtemps, ce qui pourrait retarder, par rapport aux hommes, l’âge civil auquel elles entrent dans l’« âge social » de la vieillesse, elles tendent au contraire à être perçues comme « vieilles » avant les hommes. L’« âgisme », terme forgé par analogie avec le racisme et le sexisme par Robert Butler [1975, p. 12] pour désigner l’ensemble des attitudes, stéréotypes et pratiques discriminatoires envers les personnes catégorisées comme vieilles, concerne les deux sexes, mais selon des modalités et une chronologie différentes. Si, dans les sociétés occidentales contemporaines, la fin de l’activité professionnelle constitue, pour les travailleurs des deux sexes, un marqueur symbolique d’entrée dans la vieillesse sociale, les femmes subiraient plus précocement une mise à la retraite « sexuelle » en cessant d’être considérées comme objets de désir bien avant les hommes. Cela ne signifie pas que le vieillissement de l’apparence corporelle est objectivement différent selon le sexe. C’est plutôt que la signification esthétique que nous accordons aux mêmes marques de vieillissement (rides, cheveux gris…) diffère selon que nous pensons avoir affaire à un homme ou une femme. Susan Sontag a été l’une des premières à théoriser cette différence dans une ­perspective féministe et à réfléchir aux stratégies qui pourraient être mobilisées pour défier ce « double standard » de l’avancée en âge [Sontag, 1972].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 48

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Genre et rapports sociaux au miroir du vieillissement

07/02/2017 09:23:17

49

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Dans son sillage, certaines enquêtes élaborées à partir d’entretiens ou de récits de vie ont porté sur la façon dont les femmes, selon leurs trajectoires sociale, conjugale ou sexuelle, expérimentaient ce regard « jeuniste » sur leur corps vieillissant [par exemple Slevin, 2006]. D’autres se sont intéressées à la production de ce regard dans la culture visuelle : quantifiée dans des enquêtes à partir de très larges corpus de films de fiction aux xxe et xxie siècles, la très faible présence de personnages féminins de plus de 50 ans, comparée à celle des personnages masculins de même âge, a des implications concrètes sur les carrières des actrices, bien plus courtes que celles des acteurs [Lincoln et Allen, 2004 ; Arbogast, 2015]. Cette retraite précoce des comédiennes vaut aussi dans le cas du théâtre, en France, au tournant des xixe et xxe siècles [Charle, 2008, p. 139]. Est-­ce à dire que rien ne change en la matière ? Si, comme on l’entend souvent, cette moindre résilience de la « valeur érotique » des femmes était liée au fait que les femmes perdent en moyenne leur capacité reproductive avant les hommes, alors nous devrions nous résoudre à l’inégale désirabilité des hommes et des femmes vieillissant·e·s. Cependant, cette interprétation fait peu de cas des hommes de plus de 50 ans qui, bien que ne désirant absolument pas ou plus d’enfants, ne s’intéressent pourtant qu’aux femmes de moins de 40 ans [Bergström, 2014]. En outre, au regard des savoirs élaborés par les sciences sociales, on ne saurait se contenter de définir le désir à partir des impératifs de la reproduction de l’espèce [voir la notice « Désir(s) »]. Le jeu complexe des ressources économiques, statutaires, corporelles, esthétiques, biographiques dont l’articulation contribue à produire, de façon différenciée dans chaque configuration relationnelle, la valeur érotique des personnes est précisément ce qui rend possible le caractère désirable de femmes de plus de 50 ans, y compris pour des hommes plus jeunes [Salomon, 2014 ; Salcedo Robledo, 2015]. Que, dans certains cas, ce désir masculin pour des femmes plus âgées s’articule à un intérêt économique ne le rend pas radicalement différent de ce qui fait l’ordinaire des « transactions intimes » [Zelizer, 2001] dans lesquelles l’homme est en général le plus âgé. La dissociation croissante entre fertilité et valeur érotique des femmes est par ailleurs un processus historique qui s’est développé au cours du xxe siècle dans une grande partie des pays du globe, parallèlement à la réduction de l’emprise de la maternité dans la définition des parcours de vie féminins (elle-­même liée à la généralisation du travail féminin et de la contraception). Le fait qu’en France, dans les années 2000, 90 % des femmes en couple de plus de 50 ans déclarent avoir des relations sexuelles alors qu’elles n’étaient qu’une sur deux dans les années 1970 [Bajos et Bozon, 2008] représente une différence généra-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 49

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Âge

07/02/2017 09:23:17

Âge

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

tionnelle parmi d’autres qui invite à nous méfier d’une mise en équivalence anhistorique entre fertilité et désirabilité des corps féminins. En se focalisant sur la perte précoce de la valeur érotique des femmes vieillissantes à partir d’un étalon de mesure constitué par les hommes, les travaux sur le genre et la sexualité ont, jusqu’à récemment, peu analysé les formes de discrédit qui menacent, généralement plus tardivement que chez les femmes, la légitimité des hommes vieillissants à participer à ce jeu du désir et de la séduction. La représentation tragique ou grotesque de leur « impuissance » ou de leur « lubricité » constitue pourtant un motif ancien de la littérature fictionnelle, et, depuis les années 1970, autofictionnelle et autobiographique [Roger, 2006]. Envisagée comme une question de sciences sociales, la virilité vieillissante [Meadows et Davidson, 2006] invite à repenser certains concepts classiques des études de genre. Par exemple, comment des hommes qui, dans leur jeunesse, cumulaient les ressources sociales, économiques, statutaires, esthétiques leur permettant de s’approcher des normes de la « masculinité hégémonique » [Connell, 1995] découvrent-­ils et expérimentent-­ils, avec l’avancée en âge, leur éloignement vis-­à-­vis de ces normes ? Peut-­on penser, au prisme de l’avancée en âge, la hiérarchie des masculinités qui avait été définie par Raewin Connell dans une perspective plutôt indifférente à la temporalité des parcours de vie ? L’opposition entre performance et vulnérabilité qui structure la hiérarchie entre les hommes (et entre les hommes et les femmes) divise aussi la société en deux groupes arbitrairement distingués, les « jeunes » et les « vieux ». Les travaux sur le genre et le care ont révélé l’arbitraire du clivage qui associe performance et virilité et vulnérabilité et féminité [voir la notice « Care »]. Dans la même veine, une perspective antiâgiste nous incite à nous méfier de l’idée que la vulnérabilité serait la propriété exclusive de certains âges de la vie : contre les binarités âgistes et sexistes, il s’agit plutôt d’enquêter sur les formes de vulnérabilité qui se déploient pour les deux sexes tout au long de la vie [Lagrave, 2009]. La perspective de l’âge ouvre en somme un nouveau territoire aux recherches sur le genre en incitant notamment à faire fonctionner, dans la temporalité des parcours de vie, des concepts élaborés dans une p ­ erspective jusqu’alors aveugle à l’avancée en âge. Grâce à l’approche articulée des rapports sociaux, on a pu montrer, depuis les années 1980‑1990, que la « femme en général » qui avait constitué le principal « sujet » des premiers travaux théoriques féministes occupait, plus souvent qu’on ne le prétendait, une certaine position géopolitique, sexuelle, raciale (plutôt occidentale, plutôt cisgenre, plutôt hétérosexuelle, plutôt blanche…). Or cette « femme en général » qui exerce un emploi

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 50

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

50

07/02/2017 09:23:17

51

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

ou s’occupe de ses jeunes enfants, avorte clandestinement ou prend des contraceptifs, recourt à l’assistance médicale à la procréation ou procrée pour d’autres couples, cette femme qui gère une double ou triple journée de travail salarié, parental et domestique, lutte contre le plafond de verre ou le harcèlement de rue… est aussi située, par l’ensemble de ces pratiques, dans une certaine tranche d’âge. Ce que devient cette « femme en général » avec l’avancée en âge, ce que devient aussi cet « homme en général » confronté à la précarité de la virilité demeurent souvent dans l’impensé. Si l’on ajoute à cela le fait que cette femme et cet homme sont engagés dans des relations intimes, conjugales, familiales et professionnelles qui se transforment en fonction des écarts d’âge qui les caractérisent, on a alors tout un jeu de questions de recherche à partir desquelles bien des enquêtes classiques sur les rapports de genre pourraient être réinterrogées et poursuivies. Renvois aux notices : Beauté ; Care ; Conjugalité ; Désir(s) ; Éducation sexuelle ; Gouvernement des corps ; Jeunesse et sexualité ; Puberté ; Santé ; Séduction.

Bibliographie Arber S. et Ginn J. (1995), Connecting Gender and Ageing. A Sociological Approach, Buckingham, Open University Press. Arbogast M. (2015), « De si jeunes femmes… Analyse longitudinale des écarts d’âges et des inégalités de genre dans les séries policières », Genre en séries, n° 1, p. 73‑99. Attias-­Donfut C. (1991), Générations et âges de la vie, Paris, PUF. Bajos N. et Bozon M. (2008), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte. Battagliola F., Brown E. et Jaspard M. (1997), « Itinéraires de passage à l’âge adulte : différences de sexe, différences de classe », Sociétés contem‑ poraines, n° 25, p. 85‑103. Baudelot C. et Establet R. (2000), Avoir 30 ans en 1968 et en 1998, Paris, Le Seuil. Bérard J. et Sallée N. (2015), « Les âges du consentement. Militantisme gai et sexualité des mineurs en France et au Québec (1970‑1980) », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 42, p. 99‑124. Bergström M. (2014), « Au bonheur des rencontres. Classe, sexualité et rapports de genre dans la production et l’usage des sites de rencontres en France », thèse de doctorat en sociologie, Paris, Sciences Po. Bozon M. et Rennes J. (2015), « Histoire des normes sexuelles : l’emprise de l’âge et du genre », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 42, p. 7‑24. Butler R. N. (1975), Why Survive ? Growing Old in American Society, New York, Putnam.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 51

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Âge

07/02/2017 09:23:17

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Cambois E., Laborde C. et Robine J.-­M. (2008), « La “double peine” des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte », Population & Sociétés, n° 441. Chamborédon J.-­C. (1985), « Adolescence et postadolescence : la “juvénisation”, remarques sur les transformations récentes des limites et de la définition sociale de la jeunesse », in Alleon A.-­M., Morvan O. et Lebovici S. (dir.), Adolescence terminée, adolescence interminable, Paris, PUF, p. 13‑28. Charle C. (2008), Théâtres en capitale. Naissance de la société du spectacle, Paris, Albin Michel. Collet I. (2014), « Les garçons sont-­ils des immatures chroniques ? », Travail, genre et sociétés, n° 31, p. 157‑162. Connell R. W. (1995), Masculinities, Berkeley, University of California Press. Courduriès J. (2014), « Rompre avec sa famille. Jeunesse, entrée dans l’homosexualité et rejet familial », in Courduriès J. et Fine A. (dir.), Homosexualité et Parenté, Paris, Armand Colin. Daguerre A. (1999), La Protection de l’enfance en France et en Angleterre, 1880‑1989, Paris, L’Harmattan. Foucault M. (1976), « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France 1976, Paris, Gallimard. Godelier M. (1982), La Production des Grands Hommes. Pouvoir et domi‑ nation masculine chez les Baruya de Nouvelle-­Guinée, Paris, Fayard. Goerg O. (2012), « Entre infantilisation et répression coloniale. Censure cinématographique en AOF, “grands enfants” et protection de la jeunesse », Cahiers d’études africaines, n° 205, p. 165‑198. Hamel C. (2012), « Devenir lesbienne : le parcours de jeunes femmes d’origine maghrébine », Agora débats/jeunesses, n° 60, p. 93‑105. Héritier F. (1996), Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob. Kohli M. (1986), « Social organization and subjective construction of the life course », in Sorensen A., Weinert F. E. et Sherrod L. R. (dir.), Human Development and the Life Course. Multidisciplinary Perspectives, Hillsdale/Londres, Erlbaum, p. 271‑292. Lagrave R.-­M. (2009), « Ré-­enchanter la vieillesse », Mouvements, n° 59, p. 113‑122. Lincoln A. E. et Allen M. P. (2004), « Double jeopardy in Hollywood : age and gender in the careers of film actors, 1926‑1999 », Sociological Forum, vol. 19, n° 4, p. 611‑631. Marec Y. et Réguer D. (dir.) (2013), De l’hospice au domicile collectif. La vieillesse et ses prises en charge de la fin du xviiie siècle à nos jours, Mont-­ Saint-­Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre. Meadows R. et Davidson K. (2006), « Maintaining manliness in later life », in Calasanti T. M. et Slevin K. F. (dir.), Age Matters. Realigning Feminist Thinking, Londres/New York, Routledge, p. 295‑312. Peatrik A. M. (2003), « L’océan des âges », L’Homme, n° 167‑168, p. 7‑23.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 52

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Âge

52

07/02/2017 09:23:18

53

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Rault W. (2011), « Parcours de jeunes gays dans un contexte de reconnaissance », Agora débats/jeunesses, n° 57, p. 7‑22. Riley M., Johnson M. et Foner A. (dir.) (1972), Aging and Society. Tome III : A Sociology of Age Stratification, New York, Russel Sage. Roger A. (2006), « Fragment d’un discours érotique. Le vieil impuissant », in Montandon A. (dir.), Éros, blessures et folie. Détresses du vieillir, Clermont-­Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, p. 195‑208. Rongé J. L. (2014), « Mineurs isolés étrangers : une discrimination notoire », Le Journal du droit des jeunes, n° 337, p. 23‑37. Salcedo Robledo M. (2015), « Amours suspectes. Couples binationaux de sexe différent ou de même sexe sous le régime de l’“immigration subie” », thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS. Salomon C. (2014), « Intimités mondialisées entre “vieilles Blanches” et “jeunes Blacks”. Rêve, argent, sexe et sentiments (France, Sénégal) », in Broqua C. et Deschamps C. (dir.), L’Échange économico-­sexuel, Paris, Éditions de l’EHESS. Schmitt J.-­C. (2007), « L’invention de l’anniversaire », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 62, n° 4, p. 793‑835. Scott J. (1988), « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, n° 37‑38, p. 125‑153. Slama S. (2012), « Vieilles et vieux migrants et droit à une pension de retraite », Plein-­droit, n° 93, p. 1‑8. Slevin K. F. (2006), « The embodied experiences of old lesbians », in Calasanti T. M. et Slevin K. F. (dir.), Age Matters. Realigning Feminist Thinking, Londres/New York, Routledge, p. 295‑312. Sontag S. (1972), « The double standard of ageing », The Saturday Review, 23 septembre, p. 29‑38. Vialle M. (2014), « L’“horloge biologique” des femmes : un modèle naturaliste en question », Revue Enfances, Familles, Générations, n° 20, p. 1‑23. Villermé L. R. (1840), Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Paris, Éditions J. Renouard. Zelizer V. (2001), « Transactions intimes », Genèses, n° 42, p. 121‑144.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 53

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Âge

07/02/2017 09:23:18

Animal

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

On s’indigne de ce que certaines publicités sexistes représentent les femmes « comme de la viande », c’est-­à-­dire comme de la chair animale, morte, absolument dépourvue de subjectivité, comme une marchandise qui n’existe que pour être « mangée », consommée par les hommes ou, dans le cas de l’image publicitaire, « dévorée » par le regard hétéromasculin. Il y a deux façons de comprendre ce « comme » de « comme de la viande ». À un premier niveau de lecture, il signale que ces représentations du corps des femmes sont inadéquates dans la mesure où les femmes, étant humaines, ne sauraient être traitées comme des animaux. Mais il pourrait également introduire l’idée d’une communauté de destin entre les femmes et les animaux, appelant ainsi une forme de solidarité interespèce ou transespèce. Ainsi, il serait scandaleux non pas seulement de traiter les femmes comme de la viande, mais également de « produire  1 » puis de consommer ce qu’on appelle la « viande », c­ ’est-­à-­dire de produire puis de tuer, à grande échelle, certains animaux pour les manger. Deux questions éthiques et politiques émergent alors : faut-­il traiter les animaux comme des animaux ? La question animale est-­elle une question féministe ? Féminismes et animaux Plusieurs courants féministes se sont emparés de la question des rapports entre les humains et la « nature », notamment les animaux. Il s’agit en particulier de l’écoféminisme et du féminisme végane. Le terme d’« écoféminisme », contraction d’« écologie » et de « féminisme », 1.  En effet, dans les sociétés capitalistes, l’« industrie de la viande » ne se « contente » pas de tuer les animaux : elle les « crée » également ou les « produit », dans le seul but de les manger. Autrement dit, leur « vie » même résulte du sort qui leur est réservé, c’est-­à-­dire de la consommation de leur chair morte par les humains.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 54

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Flo Morin

07/02/2017 09:23:18

55

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

apparaît dès les années 1970 dans les écrits de Françoise d’Eaubonne [1974 et 1978]. Dans les années 1990, il est repris par des philosophes anglophones comme Mary Mellor [1997], et surtout par les féministes allemande et indienne Marie Mies et Vandana Shiva qui publient, en 1993, l’ouvrage de référence Ecofeminism [1998]. Mais, avant de produire un solide appareil théorique des relations entre exploitation de la nature et oppression des femmes, l’écoféminisme a été porteur de nombreuses mobilisations politiques : aux États-­Unis, dans les années 1980, un véritable mouvement écoféministe se développe et articule enjeux anti-­impérialistes, environnementaux et féministes. Celui-­ci est mis à distance par le féminisme matérialiste, en raison de son (supposé) essentialisme et du caractère non conventionnel de ses pratiques politiques (chants, danses, rituels néopaïens). La philosophe française Émilie Hache considère, elle, que si l’écoféminisme des années 1980 a choisi de ne pas ignorer les liens entre « nature » et « femmes », il s’est pour autant efforcé de ne pas les essentialiser : le fait que ces liens soient historiquement construits ne change rien au fait qu’ils confèrent aux femmes une « position privilégiée » pour penser la nature [Hache, 2015, p. 14]. Dans les années 2010, l’écoféminisme connaît en France un regain d’intérêt. Le féminisme végane s’articule en revanche autour d’un renouvellement de la critique du « spécisme ». En effet, ce terme, utilisé dès 1970 par le psychologue britannique Richard Ryder [Weaver, 2013, p. 690] et popularisé notamment par les écrits de Peter Singer [1975], désigne la hiérarchisation entre l’espèce humaine et les espèces non humaines, ou la césure arbitraire entre l’humain et l’animal. Or, historiquement, la première critique du spécisme a été une critique libérale, fondée sur une approche juridique de la question des mauvais traitements infligés aux animaux (notamment l’élevage fermier, la chasse et l’expérimentation en laboratoire). Celle-ci est elle-­même héritière des mouvements britannique et étatsunien pour l’abolition de l’esclavage ainsi que d’une conception de la justice sociale issue des luttes pour les droits civiques et du mouvement pour les droits des femmes [Ahuja et Hua, 2013, p. 623]. Ainsi, le courant antispéciste représenté notamment par les philosophes Peter Singer et Paola Cavalieri vise à attribuer des droits à certaines espèces de grands singes, dans la mesure où leurs capacités cognitives, leurs mondes culturels et la complexité de leurs émotions seraient proches de ceux de certains humains (enfants, personnes porteuses d’un handicap mental). Selon cette perspective, c’est parce qu’ils sont redéfinis comme presque-­humains que les animaux particuliers que sont les grands singes mobilisent l’attention, la compassion et l’activisme politique ; leur incorporation par la loi dans la catégorie des sujets de droit(s) est médiée par les notions, d’inspiration libérale, de « diversité » ou encore

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 55

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Animal

07/02/2017 09:23:18

Animal

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

de « ­multiculturalisme » [Ahuja et Hua, 2013, p. 623]. En un mot, la question animale constitue ici une extension de la problématique des minorités [Charbonnier, 2015, p. 170]. Face à cet antispécisme réformiste et libéral, articulé autour du mot d’ordre de l’amélioration du « bien-­être » animal, se constitue un antispécisme radical et abolitionniste pour lequel la seule option éthiquement valable serait l’abolition pure et simple de l’exploitation des animaux [Regan, 1983 ; Francione, 2008]. Souvent marxistes, anarchistes ou issues de l’écologie radicale, les féministes véganes  2 se trouvent au carrefour de la pensée féministe et de ce second antispécisme radical. La penseuse écoféministe Carol J. Adams est aussi l’une des plus célèbres représentantes du féminisme végane. Dans The Sexual Politics of Meat. A Feminist-­Vegetarian Theory [2000], Adams analyse la consommation humaine de viande animale comme une institution qui serait à la fois le produit et l’un des piliers de la société patriarcale. Autrement dit, les structures d’assujettissement et d’exploitation traversent et dépassent la dichotomie humain/animal, de sorte que l’on peut faire apparaître les violences envers les femmes et la production/consommation de viande comme des phénomènes sociaux qui relèvent d’une même logique de structuration de la vie sociale par le pouvoir et les violences qui le soutiennent. Des connexions sont ainsi établies entre le véganisme ou l’antispécisme et l’antiracisme, le féminisme, l’anticapitalisme ou encore la lutte contre le validisme : c’est ce que Bradley D. Rowe appelle l’« intersectionnalité posthumaniste » [2013]. Il ne s’agit plus seulement de contester l’idée qu’il y aurait entre les organismes humains et non humains une différence de nature plutôt que de degré (thèse centrale de l’éthologie et de la sociobiologie), mais aussi de décentrer radicalement l’humain, ou de le provincialiser. Ce projet épistémo-­politique se fonde sur un rejet total de l’exceptionnalité humaine et du système andro/anthropocentré de production du savoir, qui définit les animaux (mais aussi les femmes, les corps queer, racisés, etc.) comme des êtres incomplets, imparfaits et intrinsèquement défectueux. La question animale a fait son apparition au sein des sciences humaines et sociales dans les années 1970 : une prolifération de champs – études animales, études humaines-­animales, anthrozoologie, études animales critiques – couvre des objets très variés. L’appellation « tournant animal » ou « tournant animaliste » peut ainsi être trompeuse : sous cette étiquette sont réunies « des approches très différentes, voire parfaitement antithé2.  Le véganisme est une pratique politique ou un mode de vie qui consiste à choisir de ne plus bénéficier de l’exploitation des animaux par les sociétés humaines (notamment en changeant ses pratiques alimentaires, ou en choisissant des loisirs ou des vêtements qui ­n’impliquent pas l’exploitation ou la consommation d’animaux).

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 56

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

56

07/02/2017 09:23:18

57

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

tiques, qui sont juste fédérées par un objet empirique commun auquel elles ne prêtent ni les mêmes contours ni les mêmes caractéristiques » [Descola, 2015, p. 284]. Parmi ces champs d’analyse, les « études animales critiques » [critical animal studies], par leur fort ancrage militant et leur perspective intersectionnelle, constituent un domaine privilégié pour l’étude des liens et filiations entre féminisme, antispécisme et théorie queer. S’attachant à déconstruire la « Grande Division » entre les animaux humains et non humains, et à en historiciser la production, le maintien et la naturalisation, les critical animal studies s’intéressent autant aux hippopotames qu’aux écureuils, aux cochons qu’aux anémones de mer, aux loups-­garous qu’aux punaises de lit. Pour ce champ éminemment interdisciplinaire qui « couvre et questionne aussi bien les humanités que les sciences sociales et naturelles » [Taylor et Twine, 2014, p. 4], la référence aux théories queer est omniprésente [Giffney et Hird, 2008] : sont fondamentales, par exemple, la critique par Butler de la catégorie de l’« humain » comme une catégorie politique [2004 et 2009] ou la façon dont Donna Haraway s’est intéressée à la question de la capacité d’agir [agency] des animaux [2003, 2006 et 2008]. C’est essentiellement dans le monde anglophone que les critical animal stu‑ dies prolifèrent et que se développent des revues spécialisées, comme le Journal for Critical Animal Studies, ou encore des cursus d’études, par exemple à Brock University. Comment prendre au sérieux les animaux en tant qu’acteurs ­non humains de nos mondes ou des leurs ? Comment subvertir le spécisme comme système de classification producteur de hiérarchies ou comment historiciser, désontologiser, dénaturaliser l’espèce ? Enfin, comment repenser les relations interespèces ou transespèces, au-­delà de l’anthropocentrisme ? Genre/race/espèce On peut dire des animaux ce que l’on dirait pour d’autres groupes dominés : l’existence d’amitiés interindividuelles (ou de relations qui échappent en partie à la domination) n’abolit pas les rapports de pouvoir qui existent entre les groupes auxquels les individus appartiennent. Il est même possible que les caresses des animaux dits « de compagnie » nous fassent oublier que l’agriculture industrielle utilise d’autres animaux comme « des machines de production, qui transforment la nourriture qu’ils reçoivent en œufs, en lait et en viande, sans que leurs besoins et leurs intérêts ne fassent l’objet d’aucune considération » [Schmitz, 2015, p. 118]. L’industrie de la viande place systématiquement les intérêts minimes (y compris gustatifs) des humains au-­dessus des inté-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 57

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Animal

07/02/2017 09:23:18

Animal

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

rêts vitaux des animaux. Si leurs intérêts vitaux sont quelquefois pris en compte, ce n’est qu’à la stricte condition que ces intérêts ne s’opposent pas à la fonction économique des animaux au sein du système capitaliste [p. 123]. En dehors des milieux militants antispécistes et véganes, cette exploitation brutale n’est pas remise en question car le système de pensée spéciste cantonne les animaux (du moins ceux dont la chair morte est consommée) dans une altérité radicale, hors de notre cercle de considération morale et politique. Or analyser le rapport humain/animal comme un rapport social, c’est se donner les moyens de montrer que, tout comme le genre ou la race, le système « espèce » est une construction sociale, ou encore une production politique [Rowe, 2013, p. 93]. Il est utile de penser l’espèce ou la dichotomie humain/animal de la même façon que l’historienne Joan Scott a pensé le genre [1988], ­c’est-­à-­dire à la fois comme un rapport de pouvoir et comme une manière privilégiée de signifier d’autres rapports de pouvoir. L’animal étant la référence constitutive de l’« humain », il est aussi la référence constante des procédés d’altérisation des groupes humains dominés par les groupes humains dominants. Autrement dit, si les catégories mêmes d’humain et d’animal sont culturellement produites, en des termes toujours déjà genrés, de la même façon les catégories de genre ou de race sont elles-­mêmes toujours déjà spéciées. Neel Ahuja appelle « raison spéciée » [speciated reason] un paradigme taxonomique qui permet à la fois de « définir certains groupes raciaux comme des sous-­espèces » et de « renforcer la reproduction hétérosexuelle comme le site privilégié de la définition de l’espèce » [Ahuja, 2009, p. 557]. La classification spéciée contient et soutient donc des catégorisations raciales et sexuelles : les rapports de pouvoir que sont l’espèce, la race et le genre font système. De fait, historiquement, le spécisme, le racisme et l’hétérosexisme n’émergent pas de façon distincte, mais plutôt comme un ensemble articulé. Ainsi, au xixe siècle, le médecin et anatomiste français Jules Germain Cloquet, dans son Manuel d’anatomie descriptive du corps humain publié entre 1825 et 1835, compare l’angle facial de ce qu’il nomme les « deux extrêmes de l’espèce humaine », à savoir l’« homme blanc » et la « femme boschimane », dont il juge le crâne morphologiquement très proche de celui de l’orang-­outan. Le discours scientifique sur le « corps humain » fait bien apparaître race, genre et espèce comme trois éléments inséparables de la catégorisation/hiérarchisation des corps vivants. On retrouve cette inséparabilité quand, à la fin du xixe siècle, des médecins soucieux d’expliquer pourquoi tant de femmes se préoccupent du sort des animaux inventent la maladie de la « zoophilpsychose » [Taylor, 2013, p. 759] : il s’agit bien de pathologiser, pour la contenir, une camaraderie entre « faibles ». Ainsi, s’il est « naturel » qu’une certaine

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 58

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

58

07/02/2017 09:23:18

59

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

connivence rapproche femmes et animaux du fait que ces deux groupes sont situés sur le continuum des « êtres de nature », cette connivence ne saurait être traduite par des pratiques de solidarité concrète. De même, le fait que la thèse de l’exceptionnalité humaine soit souvent fondée sur la capacité des humains à se tenir debout [p. 762] démontre avec force que l’« humain » n’est pas une catégorie descriptive, mais une catégorie normative définie « contre », notamment contre les animaux et certaines personnes porteuses d’un handicap. Ces différents processus de différenciation (des corps, des vies, des positions sociales) agissent de façon simultanée : plutôt que d’intersec‑ tion du spécisme, du sexisme, du racisme, etc., on peut parler de cofor‑ mation du genre, de l’espèce, de la race, etc. Pensera-­t‑on donc l’espèce comme un rapport social, au même titre que le genre ou la race ? Julie Livingston et Jasbir Puar critiquent ce qu’elles nomment l’« anthropomorphisme biopolitique » [2011, p. 8] de Foucault : si celui-­ci définit la biopolitique comme le processus à travers lequel les humains deviennent une espèce [Foucault, 2004], il semble néanmoins prendre pour acquis le caractère biologique de l’espèce humaine. Or Puar et Livingston soulignent que l’espèce humaine ne précède pas les clivages sociaux de sexe/ genre et de race : elle n’existe pas comme « fait biologique », elle est de part en part une catégorisation politique et, en tant que telle, elle se confond avec l’anthropocentrisme. Diverses tentatives de déconstruction ou de dépassement de l’anthropocentrisme ont eu pour résultat la naissance de la notion de posthumanisme. En 1985, Donna Haraway ouvre la voie avec son « Manifeste cyborg » [2006] : le posthumanisme met en avant la production technologique des corps et déstabilise l’idée du « corps humain » comme entité close, complète et autonome [voir la notice « Cyborg »]. Un corps est-­il humain ? Penser l’espèce comme un rapport social inscrit dans les corps par des processus politiques, c’est aussi questionner la validité de la notion même de « corps humain ». En effet, un corps est-­il biologiquement humain ? Combien sommes-­nous dans un corps humain ? Myra Hird écrit que « la vie elle-­même est, et a toujours été, fondamentalement technologique dans le sens où les bactéries […] et les animaux incorporent du matériel structurel externe » [Hird, 2013, p. 162]. La représentation du corps humain comme un tout cohérent est sémantiquement et matériellement conditionnée par l’expulsion de l’animal hors de l’humain. Or, dans de nombreux domaines, y compris la recherche en biologie, on s’éloigne d’une modélisation du corps humain comme un système

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 59

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Animal

07/02/2017 09:23:18

Animal

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

clos, pleinement fonctionnel et non ambigu, pour reconnaître notamment « les cohistoires et les coévolutions des humains et des autres organismes » [Haraway, 2003, p. 12, notre traduction]. L’humain serait non pas un organisme mais un agrégat d’organismes, un assemblage biopolitique d’espèces multiples. Les rapports entre les espèces sont donc caractérisés par l’interdépendance et l’indistinction, ce que révèle notamment l’étude des virus, ces passagers clandestins qui habitent nos corps ou plutôt les constituent, en tant qu’il n’y a pas plus de « corps-­sans-­ virus » que d’« État-­sans-­réfugié·e·s », comme le montre Melissa Autumn White [2012, p. 118]. En quoi ce bouleversement de paradigme dans les sciences dites « naturelles » importe-­t‑il pour les sciences sociales ? La désessentialisation des catégories mêmes d’« humain » et d’« animal » va de pair avec la prise au sérieux des animaux comme acteurs sociaux. S’intéresser aux rapports entre humains et animaux, ou entre communautés humaines et communautés animales, c’est déjà opérer un déplacement des catégories traditionnelles d’appréhension du monde. Les animaux et les plantes sont des « entités bonnes à penser », mais aussi des entités « bonnes à socialiser [qui] exercent un effet en retour sur les humains » [Descola, 2015, p. 270]. Dans son « Étude féministe et postcoloniale du lait », Greta Gaard [2013] montre que la consommation de lait de vache est un élément essentiel du récit national aux États-­Unis, en tant qu’il signifie à la fois le progrès scientifique, la croissance capitaliste, les normes blanches de beauté et de santé, et la perfection, l’homogénéité du corps social blanc. Mais le lait de vache n’est pas qu’un symbole de la blanchité du corps national imaginé : c’est à la fois le fruit et l’instrument de la violence capitaliste étatsunienne. Gaard voit une continuité entre la violence spéciste des fermes industrielles qui « produisent » (les vaches qui produisent) le lait et la violence raciste exercée en Amérique du Sud, en Afrique ou en Asie par cet État impérialiste et ses multinationales. Dans cette violence raciste, le lait joue un rôle important : en effet, du lait en poudre indigeste est distribué en guise d’« aide humanitaire » par les États-­Unis à des populations qu’il rend de fait malades ; ou, encore, les représentant·e·s de la marque Nestlé, déguisé·e·s en infirmières et infirmiers, ont persuadé des milliers de jeunes mères africaines et indiennes de cesser d’allaiter leurs enfants et d’acheter du lait en poudre, causant dans certaines régions des maladies infantiles généralisées, des diarrhées violentes, une vague de malnutrition et la mort de centaines de nourrissons [p. 604]. L’analyse de Gaard permet une compréhension complexe de la violence qui génère et que génère le lait, compréhension qui peut émerger à partir du moment où les sciences sociales cessent de séparer strictement la société (entendue comme la « communauté des humains ») de son environne‑

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 60

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

60

07/02/2017 09:23:18

61

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

ment (entendu comme l’ensemble des êtres définis comme « naturels » : volcans, vaches, virus, etc.). Désanthropocentrer les sciences sociales, ce serait donc faire intervenir les animaux ou, plus largement, les existants non ­humains comme agents de la vie sociale, et ce, à toutes les échelles. En dépit d’une diversité de positionnements théoriques, les études animales critiques ont ceci en commun qu’elles prennent au sérieux la capacité d’agir des animaux, leur pouvoir d’agir, de réagir et de communiquer. L’historien des sciences Clapperton Chakanetsa Mavhunga défend par exemple la thèse selon laquelle des animaux non humains ont été « acteurs » de la résistance à la colonisation britannique de la Rhodésie (l’actuel Zimbabwe). Considérant que l’oubli des animaux comme acteurs biopolitiques est une faiblesse majeure dans les travaux de Foucault sur le biopouvoir [Mavhunga, 2011, p. 153], Mavhunga inclut les éléphants, les singes et les insectes dans son analyse du conflit colonial qui a opposé l’armée britannique aux indigènes africain·e·s, ce qui lui permet de montrer que la catégorie de « nuisibles » [pests], telle qu’elle est déployée par les colons, transcende la dichotomie humain/animal. Ainsi, les mêmes méthodes sont employées pour empoisonner babouins et Africain·e·s : ils et elles « ne sont pas tué·e·s comme des babouins, mais en tant que babouins, de la même façon que la rhétorique raciste nommait alors les Africain·e·s bobjaan (babouins) » [p. 168, notre traduction]. Les « zones rouges » sont des territoires désignés comme dangereux par les colons parce que y circulent des « terroristes », mais aussi parce que y vivent des mouches tsé-tsés [p. 163]. Pourtant, la continuité entre animaux et colonisé·e·s n’existe pas seulement dans les discours ou l’idéologie du colonisateur : c’est là l’apport radicalement nouveau de l’approche de Mavhunga, que l’on pourrait qualifier d’antispéciste, d’animaliste ou encore de posthumaniste. Il souligne en effet que les guérilleros indigènes s’inspirent des animaux pour se déplacer, se cacher et infiltrer les territoires contrôlés par l’ennemi ; de même que les animaux font eux-­mêmes, manifestement, la distinction entre colons et indigènes, y compris en déployant des techniques de résistance collective face à l’appropriation de leur territoire par ces nouveaux venus agressifs – les éléphants, par exemple, saccagent les champs des colons [p. 159]. Autrement dit, on passe d’un cadre de pensée où l’animalisation est nécessairement liée à la victimisation, à un modèle où l’animalité (des humains et des animaux) peut devenir synonyme de résistance et d­ ’action positive. Les approches posthumanistes qui comparent les humains colonisés à des animaux ou, comme c’est le cas de Mavhunga, qui incluent les animaux dans le groupe des colonisé·e·s sont souvent critiquées en ce qu’elles feraient écho aux comparaisons des racistes et des colonisateurs. Mais les premières autorisent une critique plus fine des systèmes

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 61

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Animal

07/02/2017 09:23:18

Animal

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

d’exploitation et de violence, quand les secondes utilisent le statut inférieur des animaux pour retirer leur dignité à des humains : on ne saurait donc en confondre les motivations et enjeux idéologiques et politiques [Rowe, 2013, p. 94]. Les analyses de Greta Gaard et de Clapperton Chakanetsa Mavhunga sont deux exemples qui démontrent qu’en redistribuant les cartes, en transformant nos perceptions les plus élémentaires quant à ce qu’est un acteur ou un phénomène social, nous pouvons proposer de nouveaux concepts, plus adéquats à l’analyse de la vie sociale entendue au sens large. Comme l’illustrent ces travaux, le décloisonnement des catégories d’humain et d’animal sur le plan matériel comme sur le plan discursif, la considération des animaux non humains comme acteurs et non simplement comme symboles peuvent se révéler très féconds pour l’analyse d’objets sociaux aussi divers que les masculinités, la croissance d’un corps ou la croissance économique, la guerre, la colonisation, etc. Il ne s’agit plus seulement de dire que l’humain est une catégorie politique, mais aussi de porter notre attention sur la spéciation ou la raison spéciée et sa cohorte d’impensés spécistes qui informent la façon même dont nous définissons et questionnons nos objets. Le sexe, ultime clôture de l’espèce S’intéresser aux animaux pour eux-­mêmes et non pas en tant que figures des relations socioculturelles entre humains, dépasser le domaine du symbolique de façon à faire apparaître les animaux non humains comme des sujets, se demander qui ils sont et non plus ce qu’ils sont permet également de renouveler le regard des sciences sociales sur cet objet particulier qu’est la sexualité. En effet, la sexualité et l’espèce sont intimement liées [Hayward 2010]. Dans Systematics and the Origin of Species from the Viewpoint of a Zoologist [Mayr, 1942], le biologiste et généticien allemand Ernst Mayr définit l’espèce comme une population dont les individus peuvent se reproduire entre eux et engendrer une descendance viable. En conséquence, au sein de la recherche en biologie, jusqu’aux développements récents dont rend compte Hird [2013], l’activité sexuelle non reproductive et l’activité sexuelle interespèces demeurent sous-­explorées, voire niées : « Des découvertes commencent à émerger qui suggèrent que les comportements sexuels des animaux non humains sont beaucoup plus plastiques et beaucoup plus divers que la culture humaine ne l’autorise. L’activité sexuelle entre les fleurs et les insectes est si courante qu’elle est même rarement considérée comme une activité sexuelle transespèce » [p. 159, notre traduction].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 62

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

62

07/02/2017 09:23:18

63

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

La plupart des plantes pourraient être définies comme intersexes, la plupart des champignons ont plusieurs sexes et chez certaines familles de poissons le changement de sexe est si commun que les biologistes ont créé un terme pour désigner ceux des poissons qui, étrangement, ne changent pas de sexe : on ne dit pas un poisson-­cis, mais un poisson gonochoristique [Hird, 2013 ; voir également la notice « Mâle/ Femelle »]. On est donc, somme toute, assez loin du modèle de la conjugalité chaste de l’éléphant chez saint François de Sales [Foucault, 2014, p. 3‑22]. L’immense majorité des organismes vivants de notre planète ne se plient pas aux définitions et aux délimitations humaines de ce qu’est une espèce. L’étude non anthropocentriste des espèces non humaines fait exploser la taxonomie classique et le paradigme biologique de l’identité de forme et de fonction, pour laisser apparaître la mutation, l’inconstance et l’imbrication radicales comme principes fondamentaux du monde vivant. Or de tels modèles et questionnements pourraient se révéler féconds pour l’étude de la sexualité humaine – c’est-­à-­dire autant les pratiques sexuelles des humains que la sexualité comme principe de catégorisation et rapport social. Certains des argumentaires contre l’ouverture du mariage aux couples de même sexe en France au début du xxie siècle ont de nouveau révélé que la sexualité interespèce constitue une source majeure d’anxiété culturelle : la « légalisation de la zoophilie » se trouvait agitée par les opposant·e·s au « mariage pour tous » comme la prochaine étape à craindre après cet élargissement du mariage. Or il y a bien un continuum entre les sexualités queer et la bestialité. Pourquoi les rapports sexuels ne sont-­ils acceptables qu’entre humains ? La sexualité normale, c’est-­à-­dire hétérosexuelle-­reproductive, est supposée clore l’espèce humaine sur elle-­même et elle en garantit la perpétuation. Si les animaux ne sont pas dignes d’être nos partenaires sexuels, c’est parce que la relation sexuelle est une relation entre deux sujets : (ce) qui n’est pas un sujet ne mérite pas ma considération morale. La sexualité est donc un terrain d’investigation privilégié pour comprendre comment le spécisme expulse performativement l’animal en dehors du domaine de l’humain. Ainsi, repenser les animaux non ­humains comme des « partenaires » [Haraway, 2003, p. 5] potentiels et effectifs, rompre avec l’exceptionnalisme spéciste qui enferme l’animal dans une altérité essentialisée, permettrait de faire apparaître les liens entre l’espèce et la sexualité, ou le spécisme et l’hétéronormativité. Car appréhender les normes sexuelles comme étant également déjà des normes spéciées, c’est ouvrir la voie à une compréhension plus affinée de « la » sexualité, c’est-­à-­dire du lien entre les pratiques sexuelles des individus et les rapports sociaux qu’elles produisent ou dont elles résultent.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 63

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Animal

07/02/2017 09:23:18

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Le champ des études animales critiques fait apparaître l’« espèce humaine » et le « corps humain » comme étant toujours déjà habités par l’animal, le non h ­ umain, le posthumain. La déstabilisation de l’anthropocentrisme et le fait de prendre au sérieux la continuité entre l’espèce humaine et les espèces non humaines sont au cœur de la démarche et du combat antispécistes. Nombre de débats au sein des études animales critiques tournent encore autour de la question de la possibilité même du décentrement de l’humain et de ses intérêts affectifs, politiques, économiques, voire théoriques. Mais, sans même que ces questions soient tranchées, on peut mesurer les bénéfices qu’apporte ce nouveau champ aux études de genre, aux études postcoloniales, aux études queer, aux études culturelles et aux sciences sociales dans leur ensemble. Pluridisciplinaire, il mobilise sciences humaines, sociales, technologiques et naturelles pour interroger les logiques fondationnalistes et essentialistes au travers desquelles les corps sont spéciés, genrés et racisés. C’est donc l’occasion de repenser les catégories qui sont au fondement des sciences sociales et de leur séparation d’avec les sciences naturelles : « nature », « société », « culture », etc. Alors, si « l’incapacité des animaux à communiquer avec nous n’est pas le résultat de la nature [mais] le produit artificiel de la domination que nous exerçons » [Smith, 2012, p. 124], peut-­être les sciences sociales et leurs enquêtes empiriques ont-­elles un rôle à jouer dans l’apprentissage de la communication avec les animaux et dans le combat contre leur exploitation. Des méthodologies nouvelles ont déjà vu le jour, telles que l’ethnographie multi-­espèces, qui consiste à prendre en compte les interactions entre tous les êtres vivants, voire tous les organismes présents sur un territoire donné [Eben Kirksey et Helmreich, 2010] : chiens, pigeons, enfants et adultes humains forment par exemple quatre groupes sociaux dans un parc urbain, qu’il convient d’observer en tant que tels. À travers ces outils originaux, les études animales critiques exposent et analysent la place des animaux dans nos mondes sociaux et les relations de réciprocité que nous entretenons avec eux ; en cela, elles pourraient renouveler profondément les sciences sociales. Renvois aux notices : Corps légitime ; Cyborg ; Mâle/femelle ; Technologie.

Bibliographie Ahuja N. (2009), « Postcolonial critique in a multispecies world », PMLA, vol. 124, n° 2, p. 556‑563.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 64

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Animal

64

07/02/2017 09:23:18

65

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Ahuja N. et Hua J. (2013), « Chimpanzee sanctuary : “surplus” life and the politics of transspecies care », American Quarterly, vol. 65, n° 3, p. 619‑637. Adams C. (2000), The Sexual Politics of Meat. A Feminist-­Vegetarian Theory, New York, Continuum. Butler J. (2004), Precarious Life. The Powers of Mourning and Violence, New York, Verso. – (2009), Frames of War. When is Life Grievable ?, New York, Verso. Charbonnier P. (2015), « Prendre les animaux au sérieux : de l’animal politique à la politique des animaux », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 15, . Descola P. (2015), « Entretien avec le professeur Philippe Descola (Collège de France) », Anthropologie et sociétés, vol. 39, n° 1‑2, p. 269‑294. d’Eaubonne F. (1974), Le Féminisme ou la Mort, Paris, Pierre Horay Éditeur. – (1978), Écologie/féminisme. Révolution ou mutation ?, Paris, Éditions ATP. Eben Kirksey S. et Helmreich S. (2010), « The emergence of multispecies ethnography », Cultural Anthropology, vol. 25, n° 4, p. 546‑576. Foucault M. (2004), Sécurité, Territoire, Population. Cours au Collège de France 1977‑1978, Paris, Le Seuil/Gallimard. – (2014), Subjectivité et Vérité. Cours au Collège de France 1980‑1981, Paris, Le Seuil/Gallimard. Francione G. (2008), Animals as Persons. Essays on the Abolition of Animal Exploitation, New York, Columbia University Press. Gaard G. (2013), « Toward a feminist postcolonial milk studies », American Quarterly, vol. 65, n° 3, p. 595‑618. Giffney N. et Hird M. (dir.) (2008), Queering the Non-Human, Aldershot, Ashgate. Hache É. (2015), « Where the future is », in Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Paris, Éditions Cambourakis. Haraway D. (2003), The Companion Species Manifesto. Dogs, People, and Significant Otherness, Chicago, Prickly Paradigm Press. –  (2006), « A Cyborg manifesto, science, technology, and socialist-­feminism in the late twentieth century », in Stryker S. et Whittle S. (dir.), The Transgender Studies Reader, New York/Londres, Routledge, p. 103‑118. – (2008), When Species Meet, Minneapolis, University of Minnesota Press. Hayward E. (2010), « Fingeryeyes, impressions of cup corals », Cultural Anthropology, vol. 25, n° 4, p. 577‑599. Hird M. (2013), « Animal trans », in Stryker S. et Aizura A. (dir.), The Transgender Studies Reader 2, New York/Londres, Routledge, p. 156‑167. Livingston J. et Puar J. (2011), « Interspecies », Social Text, vol. 29, n° 1, p. 3‑14. Mavhunga C. (2011), « Vermin beings : on pestiferous animals and human game », Social Text, vol. 29, n° 1, p. 151‑176. Mayr E. (1942), Systematics and the Origin of the Species from the Viewpoint of a Zoologist, Londres, Harvard University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 65

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Animal

07/02/2017 09:23:18

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Mellor M. (1997), Feminism and Ecology, New York, New York University Press. Mies M. et Shiva V. (1998 [1993]), L’Écoféminisme, Paris, L’Harmattan. Regan T. (1983), The Case for Animal Rights, Berkeley, University of California Press. Rowe B. (2013), « It IS about chicken : chick-­fil-­a, posthumanist intersectionality and gastro-­aesthetic pedagogy », Journal of Thought, vol. 48, n° 2, p. 89‑111. Singer P. (1975), Animal Liberation, New York, HarperCollins. Schmitz F. (2015), « Pour une éthique animale », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 15, . Scott J. (1988), « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, vol. 27, n° 1, p. 125‑153. Smith K. (2012), Governing Animals. Animal Welfare and the Liberal State, Oxford, Oxford University Press. Taylor N. et Twine R. (dir.) (2014), The Rise of Critical Animal Studies. From the Margins to the Centre, Londres, Routledge. Un réseau contre le spécisme (2011), « Pourquoi refuser de manger des œufs ? », brochure. White M. (2012), « Viral/species/crossing : border panics and zoonotic vulnerabilities », Women’s Studies Quarterly, vol. 40, n° 1‑2, p. 117‑137.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 66

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Animal

66

07/02/2017 09:23:18

Arts visuels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Le genre est depuis les années 1970 associé au champ critique de l’art. Il est utilisé comme un outil méthodologique qui vise non seulement à contrer le puissant discours d’exclusion des femmes dans les mondes de l’art, mais également à retravailler – tant à l’université qu’au musée – la discipline même de l’histoire de l’art, autour de questionnements relatifs aux identités de genre et aux rapports sociaux de sexe. Cette notice se propose d’examiner l’essor des études de genre dans les arts visuels, en prenant plus strictement en compte la peinture, la sculpture, la photographie et la performance (au détriment du cinéma et de la vidéo qui sont plus spécifiquement abordés dans la notice « Regard et culture visuelle »). Femmes artistes L’article fondateur de l’historienne de l’art Linda Nochlin « Pourquoi n’y a-­t‑il pas eu de grands artistes femmes ? », paru originellement dans ARTnews en 1971 et traduit en français en 1993, participe de l’émergence d’un vaste champ de recherche, qui s’est structuré en premier lieu aux États-­Unis grâce aux historiennes de l’art qui invitaient à redécouvrir les œuvres oubliées d’artistes femmes. Dans cet essai, Nochlin démonte le jeu des institutions de l’art en révélant combien elles empêchent les femmes d’accéder à un statut d’artistes au même titre que les hommes, et ce, à tous les niveaux de professionnalisation et de renommée. L’auteure met notamment en lumière plusieurs formes de discrimination : elle explique que le « génie » est un concept déterminé et construit institutionnellement et que l’exclusion des femmes dans l’art résulte surtout d’une entreprise culturelle visant à la domination d’un sexe sur l’autre. Les hommes ne sont pas « naturellement » plus doués que les femmes : ils ont, en revanche, davantage d’opportunités de répondre aux standards d’un prétendu « génie » artistique. Nochlin incrimine donc les historien·ne·s de l’art et leur conceptualisation de la grandeur défi-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 67

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Charlotte Foucher Zarmanian

07/02/2017 09:23:18

Arts visuels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

nie au masculin qui ne leur a pas permis d’inclure, dans le récit, les artistes femmes. L’exposition Women Artists (1550‑1950), pilotée par Ann Sutherland Harris et Linda Nochlin en 1976 [1981], a pu être lue comme une réponse à cette soi-­disant absence des femmes artistes dans l’histoire de l’art. Cinq ans furent nécessaires aux deux commissaires pour mettre en lumière le travail de quatre-­vingt-­quatre femmes peintres, de la Renaissance à l’aube du xxe siècle. Si cette redécouverte des femmes dans l’art a permis de révéler la diversité des parcours, des pratiques, des techniques et des productions déployées et, par là, d’invalider l’idée d’une quelconque spécificité et homogénéité des femmes dans les arts visuels, elle a également démontré ses propres limites. La succession de notices biographiques dans le catalogue, concourant à élaborer une véritable galerie de portraits, a marginalisé un peu plus ces femmes dans une catégorie (celle des « femmes artistes ») et a contribué à fabriquer une histoire fictionnelle trop linéaire, négligeant la diversité des contextes et des cultures. À la suite de ce moment de tensions entre l’affirmation d’une différence et le désir d’inclusion et d’égalité dans une histoire de l’art telle qu’elle s’était construite jusqu’alors, les années 1980 ont été marquées par la réécriture des récits en place. À l’aune de ce virage théorique, les œuvres d’art mettant en scène corps féminins et rapports de pouvoir ont pu être interprétées autrement. Le recueil de textes Women, Art and Power and Other Essays, proposé par Linda Nochlin en 1988, est représentatif de cette nouvelle prise en compte du politique dans les représentations artistiques. Il a contribué à démystifier le discours patriarcal en place en s’intéressant à des thèmes jusqu’alors peu questionnés dans l’iconographie : l’oppression des femmes dans Le Serment des Horaces de Jacques-­Louis David (1785), l’articulation entre sexisme et racisme dans les tableaux orientalistes ou encore le croisement entre genre et classe sociale, visible notamment dans les corps de travailleuses de la peinture réaliste [Nochlin, 1988]. Une telle approche a engagé les historien·ne·s de l’art à complexifier leurs lectures en prenant en compte une diversité de femmes (noires, juives, paysannes, travailleuses urbaines…), mais aussi en réfléchissant à l’intersection entre plusieurs formes de dominations et/ou de discriminations. Les années 2000 ont encouragé et fortifié ces nouvelles problématiques. Lisa Gail Collins s’est interrogé, par exemple, sur l’absence de représentations de corps de femmes noires dans l’art occidental [2002]. Elle remarque que, lorsqu’ils sont figurés, ces corps répondent presque toujours aux stéréotypes et aux fantasmes esclavagistes et exotiques, ce que certaines artistes africaines-­américaines sont parvenues à contour-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 68

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

68

07/02/2017 09:23:18

69

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

ner en produisant leurs propres visions et représentations [Zabunyan, 2004, p. 172‑217]. En 2007, l’exposition Global Feminisms, conduite par Maura Reilly et Linda Nochlin, a tenté de circonscrire un art féministe au tournant du nouveau millénaire. Elle a donné une visibilité inédite à des artistes femmes, nées après 1960 et originaires des six continents. En prenant le parti de montrer un art très contemporain (la majorité des œuvres ont été produites dans les années 1990), situé dans des aires géographiques et culturelles extrêmement différentes, les deux commissaires ont fait entendre les multiples résonances du terme « féminisme ». L’articulation des sections autour de quatre thèmes, Life Cycles, Identities, Politics, Emotions (Cycles de la vie, Identités, Politique, Émotions), a permis de dépasser l’écueil du récit chronologique et l’opposition centre/périphéries pour instaurer des dialogues transversaux et transnationaux, et de poser un autre regard – moins occidentalocentré – sur les productions issues d’autres pays du globe. Repenser l’histoire de l’art Ces quelques études supposent qu’il s’agit moins de faire correspondre les femmes artistes à une généalogie que de réécrire une histoire de l’art. La méthode fondatrice, mais insuffisante, de la « liste », qui cherche à ajouter au corpus général de nouvelles œuvres produites par des femmes, se trouve progressivement supplantée par une reconsidération profonde de l’histoire de l’art, examinant le rôle des stéréotypes sexuels, des effets de domination ou encore des structurations du regard. Paru en 1981, l’ouvrage Old Mistresses de Roszika Parker et Griselda Pollock s’affirme comme déterminant dans ce renouvellement des ­perspectives. Les deux auteures remarquent, en effet, qu’il n’est plus besoin d’affirmer comme par le passé qu’il y a bien eu des femmes artistes, mais qu’il est temps à présent de reconnaître plus globalement le système de la différence sexuée en art. Il s’agit désormais de réinterpréter les œuvres de femmes au sein des idéologies dominantes et de prendre en considération les conditions de production et de réception de leur art. Par la féminisation des mots-­concepts « chef-­d’œuvre » [mas‑ terpiece] et « maître » [old master] qui défendent une suprématie masculine des plus explicites, l’histoire de l’art se trouve remise en question. En intitulant leur livre Old Mistresses, Parker et Pollock veulent ainsi directement pointer l’absence d’équivalent féminin du terme « maître » et la connotation explicitement sexuelle et hiérarchique de « maîtresse ». Plus d’une dizaine d’années après la parution de cet ouvrage, et se détachant de l’inévitable marginalisation que peut impliquer le fémi-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 69

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Arts visuels

07/02/2017 09:23:19

Arts visuels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

nisme s’il se cantonne à la seule réinscription d’artistes femmes  1, Griselda Pollock revient sur ses pas et tente de réfléchir à une lecture de l’art plus déconstructionniste et expérimentale. Elle souhaite éviter l’écueil de la critique systématique du masculin et invite plutôt à débâtir le canon à la fois andro et ethnocentré [Pollock, 1999 et 2003]. Elle défend ainsi le modèle d’un nouveau musée, un musée féministe, entendu ici dans toute sa potentialité, un musée à venir et qui appartient à une culture que nous ne connaissons pas encore, située au-­delà de la domination masculine [Pollock, 2008]. Repoussant les frontières d’une histoire de l’art qui évite par tous les moyens de se remettre en question, certains travaux psychanalytiques deviennent, dans ce sillage, des outils très efficaces pour interroger des paradigmes et déconstruire des mythes fondateurs de l’art. Dans une histoire de l’art reposant en partie sur le mythe de Pygmalion – mythe phallocentré par excellence puisque l’artiste, Pygmalion, façonne pour lui-­même un objet féminin taillé à la mesure exacte de ses désirs –, Pollock s’appuie sur les travaux de la philosophe Sarah Kofman sur la psychanalyse pour expliquer qu’il existe une structure psychique, à la fois narcissique et théologique, dans l’idéalisation des artistes par l’histoire de l’art. Cette idéalisation se joue au masculin dans la figure du héros et du père, figures auxquelles l’artiste se trouve justement identifié [Pollock, 1999]. Masculinités en question Ces premiers travaux, qui ont choisi de réhabiliter la place des femmes dans les mondes de l’art, ont également été au fondement d’une ­reconsidération des masculinités, amorcée dans les années 1990. Un ouvrage comme Male Trouble. A Crisis in Representation [Solomon-­ Godeau, 1997] s’intéresse de manière inédite à la figure du héros masculin nu (l’éphèbe viril et martial) dans l’art français du tournant du xviiie au xixe siècle. Sujet par excellence dans l’apprentissage académique de la pratique artistique comme dans la peinture d’histoire – genre le plus élevé dans la hiérarchie des genres artistiques telle qu’elle est pensée jusqu’au milieu du xixe siècle –, cet idéal masculin perd de son prestige pour être progressivement remplacé par le nu féminin. Dans ce contexte de glissement et de vacillement des identités, Abigail Solomon-­Godeau montre comment la figure de l’androgyne, très florissante dans les représentations de l’époque, porte en elle une crise de la masculinité tradi1.  Le « canon », selon Pollock [1999], est une forme de consécration qui s’installe petit à petit dans le temps et dont on a conscience rétrospectivement. Il est défini par les institutions académiques, mais est également forgé par l’artiste lui-­même qui se réclame, par souci de légitimation, de tel ou de tel autre artiste.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 70

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

70

07/02/2017 09:23:19

71

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

tionnelle : héroïque, combative, forte, virile, autoritaire… Cette figure ambivalente symbolise non seulement l’obsolescence des principes académiques et de ses valeurs, mais rejoint également les mutations politiques, sociales et culturelles que connaît au même moment la France de la Révolution française. Prolongeant cette analyse, le livre Les Limites de la masculinité de Mechthild Fend [2011] reprend cet examen de la liquidité/liquéfaction des identités masculines dans l’art français autour de 1800. Croisant histoire de l’art, histoire des savoirs (scientifiques, philosophiques, littéraires) et histoire du corps et des sexualités, cet ouvrage analyse notamment l’ambivalence de la ligne néoclassique fluctuant entre deux pôles proposés par Claude-­Henri Watelet dans son Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure (1792) : la ligne ondoyante, illustrant la flexibilité du féminin, et le contour, qui formalise les limites d’une masculinité suffoquant dans son carcan. C’est, pour sa part, plutôt à une analyse fondée sur une masculinité vécue par des artistes hommes dans l’art du xxe siècle que s’emploie Amelia Jones [1994a]. S’appuyant sur un corpus d’artistes actifs dans les années 1960‑1970 et qui utilisent leur corps comme objet et/ou comme ressource artistique (Yves Klein, Robert Morris, Vito Acconci, Chris Burden), Jones distingue ce qui relève d’une adhésion à une norme de ce qui tend à s’en échapper, voire à la remettre totalement en question. Elle observe les processus de désublimation du masculin dans l’art de Paul McCarthy où le corps de l’homme est parodié, avili, perverti, et où les pénis ne sont jamais des phallus [Jones, 2002]. Son travail s’est notamment fait connaître par un ouvrage dans lequel elle entreprend un travail de démystification de l’œuvre et du personnage de Marcel Duchamp [Jones, 1994b]. Dans cette étude, elle déconstruit le discours dominant des critiques et historien·ne·s d’art des années 1960 qui considèrent Duchamp comme le « père » du postmodernisme. En l’érigeant de fait comme une figure tutélaire à partir de laquelle plusieurs artistes d’après-­guerre auraient bâti leurs œuvres, ces discours, selon Jones, ne font qu’entrer en contradiction avec la volonté affichée de Duchamp de ruiner cette figure patriarcale, transcendantale, virile et autoritaire de l’artiste homme. C’est également ce que montre Giovanna Zapperi dans son étude détaillée des ambivalences et stéréotypes à l’œuvre dans les portraits photographiques de Duchamp [2012]. À l’ère de la culture de masse et de l’apparition de la société de consommation capitaliste, l’auteure étudie la redéfinition complexe opérée par Duchamp vis-­à-­vis du rôle de l’artiste et de sa masculinité. Ainsi, les deux portraits que le photographe Edward Steichen réalise de lui en 1917 révèlent une attitude de dandy célibataire qui préfigure son désir de brouiller les normes d’une identité masculine présupposée. En 1921, cette volonté de Duchamp

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 71

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Arts visuels

07/02/2017 09:23:19

72

Arts visuels

d’injecter du trouble dans sa masculinité réapparaît dans la photographie Tonsure, renvoyant à la prêtrise et illustrant logiquement le renoncement à la virilité sexuelle, puis de nouveau avec Rrose Sélavy, personnage grâce auquel Duchamp se judaïse et se travestit en femme-­objet.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Comme en témoignent les travaux d’Amelia Jones, les années 1990‑2000 sont marquées par une évolution dans les études de genre et féministes, qui s’orientent vers une critique queer prenant en considération une plus grande multitude de sexualités et de genres. L’histoire de l’art, influencée par cette lecture queer, analyse par exemple l’homoérotisme dans les œuvres d’art et interroge l’hétéronormativité des regards en place. Si l’ouvrage de Jonathan Weinberg sur les représentations de l’homosexualité dans l’art américain de la première moitié du xxe siècle [1993] et l’essai remarqué de Jonathan Katz [1993] discutent ces questions dès 1993, ils apparaissent bien isolés dans une histoire de l’art restée jusque-­là hermétique à ces approches. Il faut plutôt attendre 1996 pour que s’opère ce nouveau tournant dans la discipline. Sous l’impulsion des revendications féministes, des mouvements activistes gais et lesbiens et dans un contexte ébranlé par l’apparition du sida, la revue new-­yorkaise de référence Art Journal consacre son numéro d’hiver 1996 à la présence gaie et lesbienne en histoire de l’art [Rando et Weinberg, 1996]. En plus d’un travail d’exhumation, il s’agit également de proposer une relecture queer de l’œuvre d’artistes considérés comme canoniques – en tous les cas, bien acceptés par une histoire de l’art entendue comme traditionnelle [Smalls, 1996] – ou encore de dénoncer ouvertement l’homophobie et la lesbophobie régnant dans la discipline [Cottingham, 1996]. Ces renouvellements méthodologiques et historiographiques sont plutôt apparus – et demeurent encore aujourd’hui actifs – dans le champ de l’art moderne et contemporain. Cependant, les ambitieux panoramas dédiés aux relations entre homosexualité et art, d’abord proposés par James Smalls [2003] puis prolongés par Christopher Reed [2011], ont bien démontré la prégnance de ce sujet qui, même s’il n’a pas toujours été intégré à l’historiographie, a constamment existé dans les arts, de l’Antiquité à nos jours [voir Saslow, 1986, pour l’art de la Renaissance]. Si ces ouvrages retracent une histoire des représentations ­homoérotiques, l’ambitieux volume Art and Queer Culture [Lord et Meyer, 2013] permet lui, en se fondant sur un appareil documentaire large et hétéroclite, de faire émerger l’enracinement des études queer dans les cultures populaires et alternatives. Catherine Lord et

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 72

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Explorer les sexualités

07/02/2017 09:23:19

73

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Richard Meyer cherchent à aller au-­delà des essentialismes pour approcher les homosexualités comme des identités subversives qui travaillent et posent des regards nouveaux sur la culture visuelle et artistique : le queer relève autant, selon eux, de l’identité que d’un outil analytique critique de cette même identité. À l’instar des études féministes réhabilitant les artistes femmes, les études queer ont d’abord cherché à inclure des artistes gais et lesbiennes dans le canon traditionnel. Cela a notamment permis la redécouverte de l’œuvre de la photographe Claude Cahun dans les années 1990 [Dean, 1996]. D’autres ouvrages font davantage que simplement réhabiliter les productions souvent passées sous silence d’artistes lesbiennes et cherchent à les connecter aux contextes politique et social d’une société patriarcale et homophobe, tout en évacuant la possibilité de penser l’existence d’un art lesbien unique et spécifique [Ashburn, 1996 ; Smyth, 1996 ; Bright et Posener, 1996]. Le volume collectif Pop Out. Queer Warhol est l’un des premiers travaux unissant histoire de l’art et études queer [Doyle, Flatley et Muñoz, 1996]. Il propose une relecture des réceptions de Warhol en s’intéressant à une production artistique qui avait jusqu’alors souvent été marginalisée et mésestimée par les critiques et historien·ne·s de l’art. Réinscrivant l’œuvre de Warhol dans le contexte américain des années 1950‑1960, marqué par le sexisme, le racisme et l’homophobie, les différents essais analysent les mises en scène de Warhol par Warhol lui-­même (rhétorique de la prostitution, réinstauration du concept de génie), réintègrent l’artiste dans son entourage amical et amoureux (les rockers du Velvet Underground, l’artiste d’origine haïtienne Jean-­Michel Basquiat ou plusieurs de ses actrices), mais reviennent également sur son intérêt pour les mass media (bandes dessinées, télévision…) et les cultures populaires, notamment la pornographie. Les études articulant justement art et pornographie sont plutôt rares. Paru en 2011, le catalogue de l’exposition Sous-­titrée X. La por‑ nographie entre image et propos a toutefois montré combien l’opposition et la hiérarchisation systématiques entre culture d’élite et culture de masse demeurent hypocrites et vaines [Tio Bellido, Zabunyan et Perreau, 2001]. Les productions visuelles contemporaines de Robert Mapplethorpe, Joan Morey, VALIE EXPORT ou de la travailleuse du sexe, porno-­star et artiste Annie Sprinkle, reconduisent les dispositifs rhétoriques et scopiques propres à la pornographie (voyeurisme, répétition, illusion, fragmentation, effacement…) tout en s’affirmant comme des démarches artistiques. C’est d’ailleurs ce que confirme le travail sur la pornographie critique de l’historienne de l’art québécoise Julie Lavigne [2014]. Alors que la pornographie est essentiellement pensée pour correspondre à des codes andro et hétérocentrés, éroti-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 73

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Arts visuels

07/02/2017 09:23:19

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

sant essentiellement des corps féminins, plusieurs femmes artistes, telles que Carolee Schneemann, Annie Sprinkle, Pipilotti Rist ou Marlene Dumas, se sont réapproprié la jouissance sexuelle en déconstruisant ces codes. Leurs œuvres n’édulcorent en rien les représentations de la sexualité et poussent parfois même assez loin le curseur de l’« obscénité ». La pornographie s’affirme dès lors comme pouvant être salutaire du point de vue féministe. S’il est une discipline largement enracinée dans l’érotisme et les représentations de corps nus, c’est bien l’histoire de l’art. Pourtant, la ­surexposition de l’image « féminine » n’a pas favorisé la (re)connaissance des valeurs artistiques des femmes. L’histoire de l’art a mis du temps à introduire dans son discours la perspective du genre et des sexualités et reste, aujourd’hui encore, en retard par rapport à d’autres disciplines des sciences humaines et sociales. Inclure le genre en histoire de l’art offre pourtant l’occasion d’affirmer une vision critique de l’art et de la culture permettant d’aborder tout type de sujet, sans exception et sans discrimination entre ceux jugés sérieux et ceux prétendument superficiels. De ce point de vue, le genre a une valeur heuristique indéniable pour parvenir à une vision plurielle, plus juste et nuancée, des arts et des artistes. Renvois aux notices : Culture populaire ; Drag et performance ; Hétéro/ homo ; Mythe/métamorphose ; Pornographie ; Queer ; Regard et culture visuelle.

Bibliographie Ashburn E. (1996), Lesbian Art. An Encounter with Power, Roseville East, Craftsman House. Bright S. et Posener J. (1996), Nothing but the Girl. The Blatant Lesbian Image, New York, Cassell. Collins L. G. (2002), The Art of History. African American Women Artists Engage the Past, New Brunswick /Londres, Rutgers University Press. Cottingham L. (1996), « Notes on lesbian », Art Journal, vol. 55, n° 4, p. 72‑77. Dean C. J. (1996), « Claude Cahun’s double », Yale French Studies. Same Sex/Different Text ? Gay and Lesbian Writing in French, n° 90, p. 71‑92. Doyle J., Flatley J. et Muñoz J. E. (dir.) (1996), Pop Out. Queer Warhol, Durham, Duke University Press. Fend M. (2011 [2003]), Les Limites de la masculinité. L’androgyne dans l’art et la théorie de l’art en France (1750‑1830), Paris, La Découverte/INHA/ Centre allemand d’histoire de l’art. Jones A. (1994a), « Dis/playing the Phallus : male artists perform their masculinities », Art History, vol. 17, n° 4.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 74

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Arts visuels

74

07/02/2017 09:23:19

75

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

‒ (1994b), Postmodernism and the En-­ gendering of Marcel Duchamp, Cambridge, Cambridge University Press. –  (2002), « Le corps à l’envers de Paul McCarthy et la dé-­sublimation de la masculinité », in Gateau L. (dir.), Paul McCarthy. Pinocchio, Paris/ Nice, Éditions de la RMN/Villa Arson, p. 82‑90. Katz J. (1993), « Art of Code : Jasper Johns and Robert Rauschenberg », in Chadwick W. et Courtivron I. de (dir.), Significant Others. Creativity and Intimate Partnership, Londres, Thames & Hudson, p. 189‑207. Lavigne J. (2014), La Traversée de la pornographie. Politique et érotisme dans l’art féministe, Montréal, Les Éditions du Remue-­ménage. Lord C. et Meyer R. (2013), Art and Queer Culture, Londres, Phaidon. Nochlin L. (1993 [1971]), « Pourquoi n’y a-­t‑il pas eu de grands artistes femmes », Femmes, art et pouvoir, et autres essais, Nîmes, Jacqueline Chambon, p. 201‑244. – (1988), Women, Art and Power and Other Essays, New York, Harper & Row. Parker R. et Pollock G. (1981), Old Mistresses. Women, Art and Ideology, Londres, Routledge & Kegan. Pollock G. (1999), Differencing the Canon. Feminist Desire and the Writing of Art’s Histories, Londres, Routledge. – (2003 [1988]), Vision and Difference. Feminism, Femininity and the Histories of Art, Londres, Routledge. – (2008), Encounters in a Virtual Feminist Museum. Time, Space and the Archive, Londres, Routledge. Rando F. et Weinberg J. (dir.) (1996), Art Journal. We’re Here. Gay and Lesbian Presence in Art and Art History, vol. 55, n° 4. Reed C. (2011), Art and Homosexuality. A History of Ideas, Oxford, Oxford University Press. Reilly M. et Nochlin L. (dir.) (2007), Global Feminisms. New Directions in Contemporary Art, New York, Merrell. Saslow J. (1986), Ganymede in the Renaissance. Homosexuality in Art and Society, New Haven/Londres, Yale University Press. Smalls J. (1996), « Making trouble for art history : the queer case of Girodet », Art Journal, vol. 55, n° 4, p. 20‑27. – (2003), L’Homosexualité dans l’art, Paris, Artfise. Smyth C. (1996), Damn Fine Art by New Lesbian Artists, New York, Cassell. Solomon-­Godeau A. (1997), Male Trouble. A Crisis in Representation, Londres, Thames & Hudson. Sutherland Harris A. et Nochlin L. (dir.) (1981 [1976]), Femmes peintres 1550‑1950, Paris, Éditions des femmes. Tio Bellido R., Zabunyan E. et Perreau D. (dir.) (2001), Sous-­titrée X. La pornographie entre image et propos, Rennes, PUR. Weinberg J. (1993), Speaking for Vice. Homosexuality in the Art of Charles Demuth, Marsden Hartley and the First American Avant-­Garde, New Haven, Yale University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 75

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Arts visuels

07/02/2017 09:23:19

Arts visuels

76

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 76

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Zabunyan E. (2004), Black is a Color. Une histoire de l’art africain-­américain contemporain, Paris, Éditions Dis Voir. Zapperi G. (2012), L’artiste est une femme. La modernité de Marcel Duchamp, Paris, PUF.

07/02/2017 09:23:19

Beauté

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

En 1934, devant la Société de psychologie, Marcel Mauss a présenté pour la première fois la notion de « technique du corps », « façon dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps » [1983, p. 365]. Dans une perspective reconnaissant aux gestuelles corporelles une légitimité sociologique nouvelle, Mauss mentionnait aussi les soins quotidiens du corps, comme le frottage, le lavage et le savonnage. Les soins de beauté peuvent être définis comme un ensemble spécifique de techniques du corps, en tant que pratiques corporelles, apparemment simples, qui visent à améliorer son apparence, selon les normes propres à une culture ou à une communauté. Il s’agit d’actes qui contribuent au marquage social et culturel du corps à travers la soustraction, l’addition ou la modification de certaines de ses parties : « Même nos cultures occidentales contemporaines, derrière le culte de l’intégralité du corps, ne cessent de le changer en l’habillant de muscles, de bronzage ou de fard, en lui teignant la chevelure ou en lui arrachant les poils. […] Sous aucun tropique ne persiste la nudité intégrale offerte par naissance » [Borel, 1992, p. 18]. Les techniques de beauté varient selon les parties du corps concernées, les méthodes employées, la possibilité d’y accéder pour les différentes couches de la population et le sens qui leur est attribué. Généralement, elles s’adressent à l’entretien quotidien de l’apparence corporelle et, à la différence des modifications plus radicales, ne sont pas verbalisées en termes de « choix » ou de « projet » de l’individu. Techniques de beauté et construction du « beau sexe » Dans les sociétés occidentales, tout au long de leur histoire les soins de beauté ont suscité des jugements contradictoires. Comme le souligne

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 77

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Rossella Ghigi

07/02/2017 09:23:19

Beauté

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

l’anthropologue Bruno Remaury [2000], on a toujours distingué l’art de la toilette d’une part, et l’art du maquillage et de la parure d’autre part, en leur attribuant des valeurs morales bien différentes. Cette distinction reflète la juxtaposition entre nature (supposée être dépositaire de valeurs positives et de la vérité) et artifice (lié au déguisement, à la dissimulation, au mensonge et à la luxure). Plus précisément, le concept de visage et de corps « au naturel » a changé au fil des siècles, en tolérant un nombre toujours plus grand de techniques d’entretien et de modification du corps. Des Pères de l’Église aux puritains et intellectuels du xvie siècle élisabéthain, les adversaires des cosmétiques ont véhiculé l’idée que ces techniques constituaient une honteuse affectation ; cependant, aux côtés de ces discours s’est développée une vision médicale et hygiéniste de l’entretien du corps. Au xxe siècle, la « découverte » esthétique des silhouettes et des formes anatomiques du corps a multiplié les pratiques de beauté et d’entretien du corps [Travaillot, 1998 ; Vigarello, 2004] : l’histoire du corset, par exemple, montre comment son élimination des garde-­robes féminines s’est finalement traduite en une incorporation littérale du corset, faite de muscles, de régimes et d’exercices. À l’époque de la Renaissance, les techniques de beauté, déjà considérées comme « typiquement féminines », commencent à être conçues comme de véritables instruments d’épanouissement de la féminité, apanage du « beau sexe ». La femme qui ne soigne pas sa beauté cesse d’être femme, ce qui ne vaut pas pour l’homme. Cependant, les normes et les techniques de beauté ont également varié au prisme des classes sociales. Durant le xixe siècle, par exemple, le maquillage est utilisé principalement par les acteurs des deux sexes et les prostituées, et il est considéré comme inapproprié, inauthentique et vulgaire pour les femmes bourgeoises, bien que la beauté soit considérée comme un attribut qu’elles doivent nécessairement posséder pour respecter leur rang. Le culte de la sentimentalité et de la sincérité poursuivi dans les classes supérieures exalte davantage les soins de beauté vertueux (les savons, l’exercice) et idéalise le visage « naturel ». Ce discours dissimule un effort pour justifier et consolider les hiérarchies sociales, en assurant que les manifestations corporelles des individus (l’apparence externe) correspondent bien à leur intériorité [Peiss, 1999]. La fabrication manufacturière des produits de beauté et le développement des services professionnels d’entretien du corps ont démocratisé les techniques de beauté. À partir des premières décennies du xxe siècle, de simple cadeau de la « nature », la beauté devient un enjeu à la portée de tous : « Il n’y a pas de femmes laides, il n’y a que des femmes paresseuses » était la devise de l’industrielle de cosmétiques Helena Rubinstein. L’achat de produits de beauté manufacturés – poudres et ensuite fard,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 78

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

78

07/02/2017 09:23:19

Beauté

79

rouge à lèvres et crayon à sourcils – est alors fondamental pour les classes moyennes qui désirent être modernes et respectables et embrassent, de ce fait, la féminité commercialisée avec la conviction que l’individualité est un « style » achetable.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

À l’époque contemporaine, les techniques de beauté relèvent quasi uniquement du marché des produits manufacturés et des services offerts par des professionnels. La commercialisation a déplacé le seuil d’acceptation de l’entretien du corps en l’étendant à de nouveaux groupes sociaux, notamment les hommes, les classes populaires, les personnes âgées ou très jeunes. Featherstone [1982] montre que le corps dans la culture de la consommation est devenu l’objet d’un investissement quotidien accru en termes de techniques de beauté et d’entretien (du maquillage à la chirurgie esthétique en passant par les exercices physiques), ce qui le définit comme matière toujours perfectible, ouverte à une transformation qui permet au sujet de se concevoir comme unique et singulier. Les critiques envers la société de consommation et la réduction de la réalisation personnelle à une simple liberté de consommer ont aussi porté sur l’usage même des produits et des services de beauté. Baudrillard [1970] a montré comment le corps est devenu un projet identitaire, un objet de salut individuel : sa mise en valeur quotidienne est présentée par les médias comme la mise en valeur de soi d’un point de vue moral, mais, pour Baudrillard, les slogans sur la « libération du corps » ne sont que l’illusion d’une liberté individuelle et une alternative à la protestation sociale. L’envers de la médaille de la démocratisation des techniques d’entretien du corps avec leur marchandisation de masse a été l’imposition généralisée des modèles de beauté, la croissante insatisfaction corporelle en particulier des jeunes femmes ainsi que l’occultation symbolique des corps « déviants », malades et handicapés. Politique des sexes et enjeux de la beauté Les techniques de beauté ont été critiquées en tant qu’engrenages d’un système de pouvoir entre les sexes avant même les mouvements féministes du xxe siècle. Mary Wollstonecraft, dans son célèbre A Vin‑ dication of the Rights of Woman de 1792 (publié en français sous le titre Défense des droits de la femme), interprète ainsi le souci des dames pour leur beauté comme un moyen d’assujettissement auquel les femmes

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 79

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Embellissement du corps et culture de la consommation

07/02/2017 09:23:19

Beauté

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

elles-­mêmes participent activement. Elle dénonce les conséquences en termes d’infériorisation mentale de l’injonction faite aux femmes (bourgeoises) d’investir leur temps et leur énergie dans des techniques d’embellissement. « Endoctrinées dès leur enfance à croire que la beauté est le sceptre de la femme, leur esprit prend la forme de leur corps et, enfermé dans cette cage dorée, ne cherche qu’à décorer sa prison » [Wollstonecraft, 1792, p. 157]. En se souciant continuellement de leur apparence, les femmes sont ainsi reléguées à la fonction d’ornements commercialisables par le mariage, qui les destine à vivre dans l’ombre de leur mari. Cette approche critique a été renouvelée aux xixe et xxe siècles. L’économiste et sociologue étatsunien Thorstein Veblen souligne, par exemple, que le soin de l’apparence physique, la mode, le loisir ne signalent pas seulement le niveau de richesse des intéressé·e·s : ils rendent manifeste leur abstention de toute activité professionnelle. Pour les femmes, la jupe, les talons hauts, le corset, les tournures et traînes, les coiffures complexes sont autant d’entraves qui garantissent qu’une femme riche ne peut pas se déplacer sans assistance, encore moins travailler de ses mains. Son rôle est donc purement « décoratif », en charge d’une consommation ostentatoire censée, par procuration, confirmer l’aisance du maître [Veblen, 1979 (1899)]. À la même période, le sociologue allemand Georg Simmel, en étudiant la mode, l’ornement et la coquetterie, souligne que les soins de beauté offrent aux femmes la possibilité de se mettre en valeur, alors que d’autres formes de valorisation – comme l’indépendance financière – leur sont refusées. Entretenir ses charmes constitue, selon lui, le substitut d’un statut professionnel, et c’est pour cela que les femmes les plus émancipées tendent à accentuer leur indifférence à la mode et aux apparences [Simmel, 1988 (1895)]. Ces positions théoriques anticipent nombre de critiques que les théoriciennes féministes, surtout à partir des années 1950, ont adressées aux soins de beauté et, plus généralement, au chevauchement des concepts de jeunesse et de beauté, comme de ceux de beauté et de féminité. La beauté et la coquetterie masculines ont également une longue histoire [Bologne, 2011], mais c’est surtout dans la seconde moitié du xxe siècle que le marché des produits de beauté, de toilette et des parfums s’est tourné vers les hommes de différentes couches sociales : on admet de plus en plus qu’un homme ne cesse pas d’être « viril » même s’il soigne son apparence physique. Cependant, maintes recherches sur les hommes lecteurs de revues masculines hétérosexuelles, consommateurs des produits d’entretien du corps ou patients de chirurgie esthétique, ont montré que plusieurs éléments typiques de la masculinité traditionnelle et hégémonique ainsi que le spectre du stigmate de l’homosexualité sont toujours présents dans les pratiques de beauté masculines [Atkinson,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 80

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

80

07/02/2017 09:23:19

81

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

2008 ; Boni, 2002 ; Davis, 2003 ; Gill, Henwood et McLean, 2005]. Surtout, il a été reconnu que les femmes subissent une socialisation différenciée qui les encourage, dès l’enfance, à soigner leur beauté et leur apparence physique, en se souciant de faire plaisir aux autres, ce qui ne vaut pas pour les hommes [Wolf, 1990 ; Jeffreys, 2005]. Dans cette perspective, plusieurs études [par exemple Tseëlon, 1995] ont montré la double injonction contradictoire faite aux femmes : ne pas lancer de messages trop explicites de disponibilité sexuelle, mais également ne pas être totalement désexualisées, dans la mesure où la sexualisation du corps fait partie de la définition dominante de la féminité. Beauté, genre et pouvoir : trois approches Schématiquement, on peut classer les positions critiques envers les techniques de beauté en trois approches différentes. La première approche peut être définie comme la perspective de la « fausse conscience » : les femmes – groupe dominé qui ne peut qu’utiliser les schémas cognitifs des dominants – soignent leur beauté en pensant le faire pour elles-­ mêmes, mais le font en réalité pour le désir masculin. Elles pensent personnaliser leur corps en le maquillant ou le modifiant, mais elles l’adaptent à des canons socialement définis parce qu’elles le conçoivent comme défectueux si non traité. La beauté devient ainsi une machination politique du corps en amenant les femmes à se dédier au pouvoir dans sa dimension privée et relationnelle plutôt que publique et institutionnelle [Lipovetsky, 1997]. Par exemple, dans Quand la beauté fait mal [1991], Naomi Wolf soutient que si les femmes doivent incarner la beauté, ce serait uniquement pour créer une rude concurrence entre elles. Cette arme stratégique, détenue par les hommes, empêcherait leur union, leur sentiment de solidarité et leur prise de conscience politique. Plus précisément, les techniques quotidiennes de beauté, en tant que « disciplines du corps » [Foucault, 1975], conduisent les femmes à un état de visibilité permanente et à une aliénation de soi : « Se maquiller le visage ne ressemble pas à peindre un tableau ; au mieux, cela pourrait être décrit comme peindre la même image, encore et encore, avec des variations mineures » [Bartky, 1990, p. 71, notre traduction]. La deuxième approche critique présente, au contraire, les techniques de beauté comme des moyens efficaces d’investir dans un « capital esthétique » qui est, à son tour, utile pour soutenir le sujet dans les rapports de pouvoir. Les recherches sur l’avantage d’être beau, menées en psychologie évolutionniste et sociale (mais aussi dans certaines études historiques [Marwick, 2004]), montrent une concordance des jugements esthétiques et l’importance de la beauté dans plusieurs dimensions de la

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 81

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Beauté

07/02/2017 09:23:19

Beauté

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

vie sociale. Bien que les parents, les enseignants, les recruteurs refusent de reconnaître l’impact de la beauté d’un enfant, d’un élève ou d’un candidat sur leurs évaluations et décisions, ces recherches, à partir de questionnaires et d’appréciations à partir de photographies, montrent une tendance à discriminer les visages laids [Maisonneuve et Bruchon-­ Schweitzer, 1999]. D’autres études ont mis en évidence que le « capital esthétique » génère d’autres formes de ressources, principalement une confiance de soi. Dans cette perspective, les techniques de soins de beauté et d’entretien du corps ne sont pas différentes de n’importe quel acte de consommation : déposséder les femmes de leur esprit critique face aux messages des médias, parce qu’elles prennent soin de leur apparence physique, contribue à les discriminer doublement. L’essai très débattu de Catherine Hakim [2010] sur le « capital érotique » peut être compris en ce sens. En l’introduisant à côté des autres formes de capital étudiées par Bourdieu (économique, social, culturel et symbolique), Hakim réserve à la beauté une place centrale parmi les éléments qui constituent le capital érotique. Ses effets s’observent dans tous les domaines de la vie sociale et les femmes – en tout cas celles considérées comme belles – peuvent en profiter en l’échangeant avec le capital économique des hommes. De ce point de vue, il est tout à fait rationnel que ces femmes investissent du temps et de l’énergie pour augmenter leur capital au moyen de techniques de beauté. La troisième approche sur la relation entre techniques de beauté et pouvoir est plus nuancée. Il s’agit de recherches qui laissent place au point de vue des acteurs et actrices engagés dans ces pratiques d’entretien du corps, à travers des méthodologies qualitatives [par exemple Gimlin, 2002]. Elles montrent l’importance de démêler vécu individuel et effet social d’une pratique en termes de relation de pouvoir. Un bon exemple de cette perspective est la recherche de Kathy Davis sur les patientes de chirurgie esthétique aux Pays-­Bas [Davis, 1995] : tout en reconnaissant la chirurgie esthétique comme l’une des expressions concrètes de l’oppression des femmes, Davis n’assimile pas ses interviewées à des « éponges », absorbant passivement toutes les normes esthétiques. En leur permettant de raconter leurs expériences, elle montre leur conscience critique du pouvoir des normes esthétiques, mais aussi leur besoin de se sentir justement « normales » et d’accroître leur confiance en soi. Ainsi, son analyse « se situe sur la corde raide entre la critique féministe de la vogue de la chirurgie esthétique (et des idéologies de l’infériorité féminine qui la soutiennent) et le désir, également féministe, de traiter les femmes comme des agents qui négocient leur corps et leurs vies dans les contraintes culturelles et structurelles d’un ordre social de genre » [p. 5, notre traduction].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 82

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

82

07/02/2017 09:23:19

Beauté

83

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Pour que le beau existe, le laid doit être défini. Et cette définition s’appuie sur différents discours : moraux, utilitaires, scientifiques ou bien explicitement esthétiques. En parcourant l’histoire culturelle du recours à la chirurgie esthétique, Gilman [1999] a montré comment les techniques de modification corporelle ont été supportées par un discours savant de médicalisation de la laideur et de la diversité raciale. Dans une étude sur la construction sociale de la cellulite [Ghigi, 2004], nous avons retracé le processus historique de création de cette « intoxication » du corps féminin : au fur et à mesure du développement du marché des produits anticellulite et du dévoilement de plus en plus prononcé de la silhouette féminine dans l’espace public, les zones du corps auparavant considérées comme saines ont été investies du risque de la « maladie » et considérées comme « laides » – de la nuque et des chevilles, où elle était censée être localisée au début des années 1930, aux cuisses et hanches. Ce discours, développé notamment par les magazines féminins, a eu comme résultat, pendant les années 1940, la culpabilisation non seulement des femmes qui se « laissaient aller », mais aussi de celles qui préféraient rester assises dans les bureaux au lieu de travailler à la maison. Nombre d’analyses ont approfondi les effets de la discrimination esthétique, notamment des idéaux de beauté, au prisme de la race, de l’âge et de la classe sociale, tandis que celles mettant en relation les tech‑ niques de beauté en tant que telles et les dynamiques de stigmatisation sont moins répandues. L’article fondateur de Susan Sontag « The Double Standard of Aging » [1972] met en relation les dynamiques de stigmatisation du vieillissement à l’époque contemporaine avec les inégalités de genre, en focalisant l’attention, entre autres, sur les pratiques ordinaires de beauté qui obligent les femmes à toujours paraître jeunes. La façon dont le processus de vieillissement des hommes et des femmes est considéré suit une double voie dans de multiples dimensions de la vie, du lieu de travail aux relations sexuelles : une femme n’a pas le droit de vieillir si elle veut encore être considérée comme « féminine ». Cela vient de la superposition, selon Sontag, de l’idée de féminité avec celles d’incompétence, de passivité et avec l’injonction de plaire aux autres, qui sont des caractéristiques que le vieillissement n’augmente pas. D’autres essais connectent l’entretien du corps non avec l’âge mais avec la classe sociale. Boltanski [1971] analyse le recours aux soins de beauté et médicaux (ainsi que la rhétorique qui le supporte) dans différentes catégories socioprofessionnelles. Il distingue, par exemple, l’usage des cosmétiques

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 83

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Les techniques de beauté, entre différenciation et discrimination sociale

07/02/2017 09:23:19

Beauté

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

par les femmes des classes populaires (plus institutionnalisé et visible, lié aux temps de la vie sociale) et des classes supérieures (qui soignent aussi les parties du corps qui restent habituellement cachées). À mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, le corps devient l’occasion, ou le prétexte, d’un nombre toujours croissant de consommations qui relèvent, comme le dit Bourdieu [1979], de pratiques de distinction et d’habitudes corporelles de classe : la honte de la laideur du corps, stimulée par les magazines féminins ou les publicités, est en grande partie une honte de classe. Nombre d’études ont mis l’accent sur les pratiques d’entretien et de modification du corps parmi les minorités raciales comme forme d’adhésion aux normes dominantes, mais aussi comme moyen de résistance [Craig, 2002]. D’autres ont montré à quel point les cosmétiques, les ornements, les vêtements et le soin porté à l’apparence en général constituent un moyen essentiel non seulement pour le passing des transsexuels, mais aussi pour affirmer et afficher une identité lesbienne et gaie et résister aux attentes normatives [Holliday, 2001 ; Gage, Richards et Wilmot, 2002]. Les études adoptant une perspective intersectionnelle ont ainsi produit des résultats inattendus. Une recherche historique a par exemple montré que les pratiques de beauté et le marché qu’elles encourageaient ont représenté une arène pour le succès social de femmes entrepreneures immigrées et africaines-­américaines aux États-­Unis, à partir de la fin du xixe siècle [Peiss, 1999]. Au croisement des études sur le genre, la racialisation, les migrations et les émotions, une ethnographie des salons coréens de manucure à New York a analysé les solidarités provisoires et fragiles qui émergent entre clientes et professionnelles dans les services de beauté [Kang, 2010]. De même, à l’intersection de la perspective de genre et des études queer et interactionnistes, une recherche sur les ateliers de drag kings (laboratoires visant à explorer comment la masculinité est construite et performée dans la vie quotidienne) montre que la maîtrise des techniques de maquillage permet aux membres de prendre conscience des contradictions intrinsèques à la masculinité et de créer un espace de résistance [Greco, 2012]. Le maquillage est alors utilisé pour un tout autre but que l’adaptation aux normes d’embellissement. Les exemples de recherche cités montrent très bien que les techniques de beauté, loin d’être un sujet frivole ou léger, constituent des fenêtres pour des analyses plus vastes sur les relations de pouvoir, les discriminations sociales, la culture de la consommation et la construction des identités sociales.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 84

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

84

07/02/2017 09:23:19

Beauté

85

Renvois aux notices : Âge ; Corps légitime ; Nudité ; Poids ; Regard et culture visuelle ; Séduction ; Taille ; Vêtement.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Atkinson M. (2008), « Exploring male femininity in the “crisis” : men and cosmetic surgery », Body & Society, vol. 14, n° 1, p. 67‑87. Bartky S. L. (1990), Femininity and Domination, Londres/New York, Routledge. Baudrillard J. (1970), La Société de consommation, Paris, Gallimard. Bologne J. C. (2011), Histoire de la coquetterie masculine, Paris, Perrin. Boltanski L. (1971), « Les usages sociaux du corps », Annales, vol. 26, n° 1, p. 205‑233. Boni F. (2002), « Framing media masculinities. Men’s lifestyle magazines and the biopolitics of the male body », European Journal of Communication, vol. 17, n° 4, p. 465‑478. Borel F. (1992), Le Vêtement incarné, Paris, Calmann-­Lévy. Bourdieu P. (1979), La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit. Craig M. L. (2002), Ain’t I a Beauty Queen ? Black Women, Beauty, and the Politics of Race, Oxford, Oxford University Press. Davis K. (1995), Reshaping the Female Body, Londres/New York, Routledge. – (2003), Dubious Equalities and Embodied Differences. Cultural Studies on Cosmetic Surgery, Lahnman, Rowman & Littlefield. Featherstone M. (1982), « The body in consumer culture », Theory, Culture & Society, vol. 1, n° 2, p. 18‑33. Foucault M. (1975), Surveiller et Punir, Paris, Gallimard. Gage S., Richards L. et Wilmot H. (2002), Queer, New York, Thunder’s Mouth Press. Ghigi R. (2004), « Le corps féminin, entre science et culpabilisation. Autour d’une histoire de la cellulite », Travail, genre et sociétés, n° 12, p. 55‑76. Gill R., Henwood K. et McLean C. (2005), « Body projects and the regulation of normative masculinity », Body & Society, vol. 11, n° 1, p. 37‑62. Gilman S. (1999), Making the Body Beautiful, Oxford, Princeton University Press. Gimlin D. (2002), Body Work, Berkeley, University of California Press. Greco L. (2012), « Un soi pluriel : la présentation de soi dans les ateliers dragkings. Enjeux interactionnels, catégoriels et politiques », in Chetcuti N. et Greco L. (dir.), La Face cachée du genre, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, p. 63‑83. Hakim C. (2010), « Erotic capital », European Sociological Review, vol. 26, n° 5, p. 499‑518. Holliday R. (2001), « Fashioning the queer self », in Entwistle J. et Wilson E. (dir.), Body Dressing, Oxford, Berg, p. 215‑31. Jeffreys S. (2005), Beauty and Misogyny. Harmful Cultural Practices in the West, Londres, Routledge.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 85

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bibliographie

07/02/2017 09:23:20

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Kang M. (2010), The Managed Hand, Berkeley, University of California Press. Lipovetsky G. (1997), La Troisième Femme, Paris, Gallimard. Maisonneuve J. et Bruchon-­Schweitzer M. (1999), Le Corps et la Beauté, Paris, PUF. Mauss M. (1983 [1934]), « Les techniques du corps », Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, p. 365‑386. Peiss K. (1999), Hope in a Jar, New York, Owl Book. Remaury B. (2000), Le Beau Sexe faible, Paris, Grasset. Simmel G. (1988 [1895]), « La mode », La Tragédie de la culture, Paris, Rivages, p. 89‑127. Sontag S. (1972), « The double standard of aging », The Saturday Review, 23 septembre, p. 29‑38. Travaillot Y. (1998), Sociologie des pratiques d’entretien du corps, Paris, PUF. Tseëlon E. (1995), The Masque of Femininity, Londres, Sage. Veblen T. (1979 [1899]), Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard. Vigarello G. (2004), Histoire de la beauté, Paris, Le Seuil. Wolf N. (1991 [1990]), Quand la beauté fait mal, Paris, First. Wollstonecraft M. (1792), A Vindication of the Rights of Woman, Boston, Peter Edes.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 86

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Beauté

86

07/02/2017 09:23:20

Bicatégorisation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

La bicatégorisation par sexe désigne le processus par lequel sont créées deux classes dissymétriques et mutuellement exclusives. Cette division des êtres humains en deux groupes pensés comme « groupes naturels » [Guillaumin, 2002, p. 323], universels et anhistoriques prétend refléter une réalité biologique. Or de nombreux travaux, notamment à partir des années 1990, ont montré que la définition du sexe varie largement selon les cultures  1 et les périodes étudiées [Gardey, 2006], et qu’elle ne repose pas systématiquement sur une stricte dichotomie. Ainsi, la conception selon laquelle la différence entre les catégories « femmes » et « hommes » est incommensurable, relevant d’un dimorphisme biologique, ne serait pas évidente, figée dans le temps et dans l’espace, mais propre aux sociétés occidentales modernes, et notamment depuis le xviiie siècle. Selon la langue et l’approche théorique utilisées, une myriade d’expressions forment des synonymes du terme « bicatégorisation » : en anglais, par exemple, les nombreuses critiques du système binaire sexe/genre parlent de « dualisme » [dualism] [Fausto-­Sterling, 2012] ou de « dimorphisme de genre » [gender dimorphism] [Butler, 2006, p. 83]. Entre sexe biologique et sexe social Si les critiques féministes s’entendent pour remettre en question les rapports inégalitaires de genre, elles diffèrent sur la façon de penser le lien entre ces rapports et le sexe biologique. On peut identifier les quatre types de critique suivants. 1) Selon les féministes qu’on pourrait appeler différentialistes, la bicatégorisation serait une donnée biologique et un « invariant anthropo1.  Dans plusieurs sociétés non occidentales on trouve des indices d’une plus grande fluidité des frontières de l’identité sexuée : par exemple chez les Inuits [D’Anglure, 1986], à Tahiti [Lacombe, 2008] ou en Inde [Nanda, 1990].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 87

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Michal Raz

07/02/2017 09:23:20

Bicatégorisation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

logique » [Héritier, 1996] qui instaurent un ordre naturel sur lequel viendrait s’ajouter l’ordre social, celui de l’inégalité entre les sexes. Selon elles, la critique politique doit se concentrer non pas sur la différence des sexes, condition universelle et nécessaire de l’altérité, mais sur la hiérarchisation qui en découle. Dans cette optique, le sexe biologique est une réalité naturelle qui précède le social – la catégorisation dualiste des humains – et fonde (sans la justifier) la domination masculine. 2) Un deuxième courant, celui qui formule les premières définitions du genre, souhaite rejeter une vision essentialiste de la différence des sexes en excluant du cadre théorique tout ce qui a trait à la « nature », domaine auquel les femmes ont été assignées. En distinguant le sexe – un donné biologique invariant – du genre – une construction sociale –, des féministes comme Ann Oakley [1972] ou Joan Scott [1988] ont paradoxalement entériné une vision naturalisante du sexe. Si ces auteures n’explicitent pas nécessairement un lien de causalité entre sexe et genre, la catégorie de genre, totalisant la part sociale du sexe, renvoie ce dernier à un espace biologique inquestionnable, et donc impensé. Or il ne suffit pas d’utiliser le mot genre pour se défaire de la question du sexe et de l’emprise de la bicatégorisation sur les corps. 3) Critiquant cette conception, les féministes matérialistes mettent elles en question la compréhension biologisante du sexe en montrant en quoi celui-­ci, et non seulement le genre, relève d’un processus de catégorisation pleinement politique et social. Dans les années 1980‑1990 émerge l’idée selon laquelle la division et la hiérarchie entre hommes et femmes (processus donc sociaux) façonnent la manière dont on conçoit la différence biologique entre les sexes et que, partant, le genre précède le sexe [Delphy, 2001]. Travaillant sur le corps comme lieu de la matérialisation des rapports de pouvoir, Colette Guillaumin affirme que « le corps est construit comme sexué » [1992, p. 118]. Cette reformulation constructiviste de la notion de bicatégorisation permet ainsi de souligner que ce n’est pas seulement le genre, mais bien le sexe lui-­même, dans sa matérialité corporelle [Butler, 2009], qui est une construction sociale. Critiquant ce « constructivisme radical », Priscille Touraille leur reproche d’annuler les frontières entre sexe et genre au lieu de les repenser [2011]. Si, dans le langage ordinaire, le sexe des individus (défini selon la logique de bicatégorisation) est synonyme du sexe des corps eux-­ mêmes, des organes génitaux, Touraille soutient que les théories féministes, suivant les travaux en biologie, devraient les distinguer. Il s’agit ainsi d’admettre que si les corps ne sont pas, en eux-­mêmes, sexués, ils n’en possèdent pas moins des traits sexuels attachés entre eux par des liens génétiques, variables dans l’histoire de l’évolution.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 88

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

88

07/02/2017 09:23:20

89

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Ces débats théoriques autour des rapports entre sexe biologique et sexe social n’ont cependant pas permis d’interroger le « contenu scientifique du sexe biologique, à la fois en tant que description binaire de la sexuation des corps et construction socioculturelle de cette description » [Löwy et Rouch, 2003]. Car, si la critique de la (bi)catégorisation est essentielle, il semble pourtant qu’ici la déconstruction de la binarité biologique du sexe relève davantage d’une arme théorique que d’une recherche empirique se penchant sur les modèles scientifiques qui la construisent. En dénonçant la bicatégorisation par sexe, en tant que construction discursive ou idéologique qui légitime la domination masculine, ces analyses échouent à examiner de quelle manière cette construction est élaborée et par quelles techniques elle travaille les corps. 4) À partir des années 1980 se développe un champ de recherche interdisciplinaire, peu connu dans le monde francophone avant les années 2000, qui prend pour objet d’étude les sciences – biologiques, médicales, psychologiques – de la « différenciation sexuelle ». Ces travaux, s’inscrivant dans les études féministes des sciences et des techniques [feminist science studies], ont été en grande partie initiés par des femmes biologistes. Mobilisant les outils de leur discipline, elles montrent que la binarité des sexes, loin d’être un « fait de nature », est un processus de bicatégorisation produit par les scientifiques. La critique ne prend pas la forme d’un rejet de la biologie, alors vue comme instrument de naturalisation du social, mais entend plutôt déconstruire l’évidence des « faits biologiques » liés au corps et à la différence des sexes [Oudshoorn, 2000]. C’est dans ce champ, dans un « esprit réellement interdisciplinaire » [Touraille, 2011, p. 88], que la conceptualisation et la critique de la bicatégorisation par sexe sont les plus abouties. Historicité du sexe Plusieurs stratégies existent pour déconstruire la dichotomie naturalisée entre les deux catégories de sexe. Pour mettre en lumière la variabilité des façons de penser le sexe, l’histoire est précieuse [Laqueur, 1992]. Dans le sillage de Michel Foucault, Thomas Laqueur décrit les transformations dans les modèles du sexe : le modèle unisexe qui met en avant une nature humaine commune serait dominant jusqu’aux Lumières, puis suivi par le modèle des deux sexes incommensurables dans lequel la différence sexuelle est conçue comme une différence radicale, une distinction scientifique qui fonde une distinction sociale. Pour Laqueur, c’est autour du xviiie siècle que la détermination du « vrai sexe » [Foucault, 1994] d’un individu devient une affaire exclusivement médicale.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 89

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bicatégorisation

07/02/2017 09:23:20

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Le régime de vérité du sexe est de plus en plus confiné aux domaines médicaux puis psychologiques, qui conquièrent l’autorité et la légitimité permettant de dresser à la fois les contours du sexe – ce qu’on entend par « sexe » – et les marqueurs qui le définissent. Si la compréhension du sexe comme un fait biologique prend, depuis le xviiie siècle, de plus en plus de force, les marqueurs qui le définissent, eux, diffèrent largement selon les périodes considérées : d’une différence de tempérament à une différence anatomique ; de l’anatomie à la reproduction et aux gonades ; des gonades aux chromosomes ; des chromosomes au cerveau… La complexité de la définition du sexe pose inévitablement la question de son évidence. Alors que la conception de ce qu’est le sexe varie selon la période et le lieu, la bicatégorisation résiste, quant à elle, aux changements, réfractaire aux défis politiques, techniques et scientifiques. Réfractaire, parce qu’elle ne sert pas uniquement à diviser l’humanité en deux groupes, mais à fonder et maintenir l’ordre social genré. Ce postulat d’un dimorphisme naturel « rejette dans la pathologie somatique ou mentale, dans la déviance sociale, l’“entre-­deux” » [Hurtig et Pichevin, 1985, p. 191]. Ainsi, la bicatégorisation fonctionne comme le socle d’une normalisation des corps, des identités et des comportements, excluant les personnes qui ne s’y conformeraient pas. Les individus qui ne peuvent (ou ne veulent) être classés dans l’une des deux catégories du sexe sont, depuis le tournant épistémologique effectué au xviiie siècle, pathologisés : que ce soient les corps « hermaphrodites » – qu’on appelle aujourd’hui intersexes [Guillot, 2008] – ou les personnes qui souhaitent changer de sexe. Ces corps défient un ordre genré pensé comme naturel et font obstacle à la bicatégorisation dichotomique présupposée [Dorlin, 2005] qui persiste néanmoins par le fait de leur assigner un diagnostic et en leur imposant des interventions médicales. Étudier l’historicité du sexe permet de montrer qu’il est le résultat d’un travail d’institution du sexe [Bereni et al., 2012, p. 38], un processus de polarisation qui se confronte parfois à des difficultés. Les cas d’intersexuation expriment de la façon la plus manifeste les difficultés que la bicatégorisation pose aux biologistes. Ils démontrent qu’essayer de la fonder en nature est une tâche complexe et approximative. Car le sexe d’un individu est composé de plusieurs sous-­catégories : outre le sexe génétique, gonadique, hormonal et anatomique, on peut aussi considérer le sexe psychique et les caractères sexuels secondaires (voix, pilosité…). Si les organes reproductifs et génitaux de l’espèce humaine sont presque dimorphiques  2, les caractères sexuels secondaires se situent eux plutôt sur un continuum [Fausto-­Sterling et Touraille, 2014], de 2.  Il existe des cas intermédiaires, intersexués, mais ils restent relativement rares.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 90

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bicatégorisation

90

07/02/2017 09:23:20

91

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

sorte que le dimorphisme de sexe n’est jamais absolu. En tant qu’élément dans un système épistémologique, le dimorphisme joue un rôle de prophétie autoréalisatrice : il est en même temps annoncé et produit par la « normalisation » chirurgicale et hormonale de ceux et celles qui ne s’y conforment pas. Car, tout en étant confrontée à des contradictions générées par la multiplicité des conformations sexuelles, la médecine aide à maintenir la stabilité du système épistémologique des deux sexes en intervenant sur les corps. Ainsi, le sexe est toujours fabriqué à partir du genre, à partir d’un ensemble de normes historiquement variables qui définissent les contours des catégories exclusives du masculin et du féminin. Études féministes des sciences Actuellement, l’un des nouveaux avatars de ces normes, des marqueurs ontologiques de la différenciation biologique entre les sexes – véhiculés notamment par les publications de vulgarisation scientifique –, est l’existence supposée d’une structure sexuée du cerveau qui déterminerait les comportements individuels. La chercheuse étatsunienne en sciences sociomédicales Rebecca Jordan-­Young, en analysant les résultats scientifiques très précisément, démontre pourtant que la « théorie de l’organisation du cerveau », selon laquelle l’exposition aux hormones prénatales agit directement sur les rôles sexuels et sexués des individus (agressivité, capacités verbales/spatiales, préférences dans les jeux d’enfant…), ne peut être considérée comme empiriquement établie, faute de preuves suffisantes. L’idée répandue, à la fois dans les espaces scientifiques et profanes, selon laquelle il y aurait des cerveaux masculins et des cerveaux féminins depuis la vie fœtale, ne résiste pas aux faits. Tout d’abord, établir qu’une différence cérébrale est purement biologique et non pas sociale est méthodologiquement impossible : la grande majorité des connexions neuronales se forment après la naissance et la différenciation sexuée du cerveau est donc un processus continu modulé par l’expérience et la socialisation. Ensuite, il « existe simplement trop de chevauchements entre les sexes et trop de variations des caractéristiques et capacités à l’intérieur de chaque sexe » [Jordan-­Young, 2010, p. 52, notre traduction] pour qu’une séparation binaire puisse être établie. En réalité, un observateur extérieur (formé sur ces questions) ne pourrait avec certitude déterminer le sexe d’un individu uniquement selon sa structure cérébrale. Les différences comportementales et physiques entre hommes et femmes ne permettent pas de les classer dans deux groupes distincts selon les modèles cognitifs [Vidal et Benoit-­Browaeys, 2005].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 91

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bicatégorisation

07/02/2017 09:23:20

Bicatégorisation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Les recherches de la philosophe Cynthia Kraus constituent une autre contribution majeure à ce champ d’étude. En s’intéressant à l’histoire de la recherche en génétique, elle met en évidence la complexité des mécanismes de sexuation et l’absence d’un facteur unique déterminant le sexe [Kraus, 2000]. Alors que les différents éléments du sexe contiennent toujours des exceptions au dimorphisme (hormones, chromosomes, organes génitaux, etc.), certains scientifiques espèrent trouver la preuve de la bicatégorisation dans le « facteur déterminant des testicules » (testis-­ determining factor ou TDF), plus précisément une protéine codée par un gène – le SRY (Sex-­determining region of Y chromosome). Les cas de divergences entre le sexe chromosomique (XX/XY ou d’autres configurations), le sexe génique (contenant le TDF ou non) et le sexe gonadique (le développement d’ovaires ou de testicules) produisent parfois des « inversions » de sexe : des individus possédant des chromosomes sexuels XX (donc « féminins ») peuvent avoir une anatomie dite masculine, tandis que des corps XY (chromosomes sexuels « masculins ») peuvent présenter une anatomie dite féminine. Bien que la détermination du sexe, pour les biologistes, dépende du gène SRY, les facteurs génétiques qui participent à cette détermination sont nombreux et le processus complexe [Wiels, 2015], de sorte qu’on ne parvient pas à démontrer une « dichotomie naturelle entre les mâles et les femelles » en tant que « groupes humains biologiquement et clairement séparés » [Kraus, 2000, p. 198‑199]. Dans ce travail, un autre aspect semble fondamental : Kraus souligne qu’alors que les recherches en génétique des populations ont remis en cause l’existence de différences qualitatives entre groupes racialisés, rejetant ainsi la pertinence scientifique de cette catégorie de race, les recherches sur le sexe, bien qu’incapables d’établir une frontière dichotomique entre les sexes, continuent à supposer la bicatégorisation. Pour le sexe, comme pour la race, les différences individuelles et les variations à l’intérieur de chaque groupe sont nombreuses. De la même façon que pour le déterminant génétique, les autres variables qui définissent le sexe biologique sont complexes et se situent souvent sur un continuum : les ramener à une bicatégorisation relève donc d’une réduction. Cette réduction obéit à un partage du monde, à une « façon première de signifier les rapports de pouvoir » [Scott, 1988, p. 141], car ce ne sont pas les corps eux-­mêmes qui sont binaires, mais leur assignation sociale. Sexe et race : de l’analogie à l’articulation Pour prendre la mesure de l’assignation sociale constitutive du sexe, plusieurs auteur·e·s proposent de le comparer à la race, en montrant

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 92

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

92

07/02/2017 09:23:20

93

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

le lien analogique des deux processus de catégorisation. Dans les deux cas, la catégorie opère comme la marque d’une domination sociale censée trouver son fondement dans la nature. Ainsi, « des notions de race et de sexe on peut dire qu’elles sont des formations imaginaires, juridiquement entérinées et matériellement efficaces » [Guillaumin, 2002, p. 341]. Dès lors, le sexe comme la race relèvent d’un modèle de hiérarchisation et d’oppression fondé sur le privilège épistémologique de la science biologique. Même si la race ne repose pas sur une division dualiste, elle reproduit une logique de classification hiérarchisée. Or si la catégorie sociale de race est, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, assez largement reconnue comme n’ayant pas de fondement biologique (même s’il subsiste des résistances), il n’en est pas de même pour le sexe. Par ailleurs, les liens entre sexe et race peuvent également être étudiés du point de vue de leur articulation ou de leur « rapport génétique, c’est-­à-­dire leur engendrement réciproque » [Dorlin, 2006, p. 12] – ces deux catégories sont historiquement liées. La bicatégorisation par le sexe a, au cours de l’histoire, servi d’analogon pour penser les classifications raciales [Rodriguez, 2015 ; Stepan, 1986]. Des « races » ont été construites comme inférieures selon des critères empruntés à la hiérarchisation entre les sexes : par exemple, la taille du crâne a servi à la fois à différencier les sexes et à hiérarchiser les races. Ainsi, les crânes des femmes blanches, en moyenne plus petits que ceux des hommes blancs, se trouvaient décrits dans des termes analogues à ceux utilisés pour décrire les crânes des « races inférieures » (hommes et femmes confondus). En outre, au xixe siècle, la différence sexuée, redéfinie comme une différence d’évolution (au sens darwinien) entre hommes et femmes, devient un outil pour mesurer les stades d’évolution ou de civilisation des sociétés au sein de l’espèce humaine. L’évolutionnisme postule en effet que plus une société est « évoluée » – en termes de civilisation –, plus la différenciation des sexes est accentuée. Au-­delà de la binarité La bicatégorisation se révèle donc être un postulat et, ce faisant, une norme à déconstruire, dans un champ d’études féministes des sciences qui remet en cause la binarité naturelle de la division entre les sexes en interrogeant le processus de production d’une catégorie. Certains travaux ne se contentent pas d’une remise en question : ils cherchent à proposer de nouveaux modèles de compréhension du sexe qui soient plus proches de la réalité empirique. Penser, par exemple, en termes de continuum du sexe permet de sortir de la dichotomie [Fausto-­Sterling,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 93

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bicatégorisation

07/02/2017 09:23:20

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

2012], mais reproduit potentiellement la bicatégorisation en ancrant le continuum entre deux pôles sédimentés depuis la masculinité jusqu’à la féminité. La disparition de la catégorie de sexe comme catégorie fondamentale est potentiellement porteuse d’une promesse de déstabilisation radicale de la société – de la filiation, de la sexualité et de l’identité –, déstabilisation d’un ensemble d’oppositions qui participent d’un système symbolique dualiste et hiérarchisé (culture/nature, actif/passif, raison/ émotion, etc.). In fine, la bicatégorisation par sexe, loin d’être un fait de nature, est, d’une part, un problème pour les sciences biomédicales et un paradigme constamment mis à l’épreuve, d’autre part, un système de classement qui soutient la structuration d’inégalités multiples. Si l’on peut penser le racisme sans race, pourquoi ne pourrait-­on pas penser le sexisme sans sexe ? Renvois aux notices : Fluides corporels ; Hétéro/homo ; Inné/acquis ; Mâle/femelle ; Organes sexuels ; Puberté ; Queer ; Race ; Santé ; Sport ; Trans’ ; Voix.

Bibliographie Bereni L., Chauvin S., Jaunait A. et Révillard A. (2012), Introduction aux études sur le genre, Bruxelles, De Boeck. Butler J. (2006), Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam. ‒ (2009), Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du sexe, Paris, Éditions Amsterdam. D’Anglure B.-­S. (1986), « Du fœtus au chamane : la construction d’un “troisième sexe” inuit », Études/inuit/Studies, vol. 10, n° 1‑2, p. 25‑113. Delphy C. (2001), L’Ennemi principal. Tome II : Penser le genre, Paris, Syllepse. Dorlin E. (2005), « Sexe, genre et intersexualité : la crise comme régime théorique », Raisons politiques, vol. 18, n° 2, p. 117‑137. ‒ (2006), La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte. Fausto-­Sterling A. (2012), Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, La Découverte. Fausto-­Sterling A. et Touraille P. (2014), « Autour des critiques du concept de sexe. Entretien avec Anne Fausto-­Sterling », Genre, sexualité & société, n° 12. Foucault M. (1994), « Le vrai sexe », Dits et Écrits, Paris, Gallimard, p. 115‑123. Gardey D. (2006), « Les sciences et la construction des identités sexuées. Une revue critique », Annales HSS, vol. 3, p. 649‑673.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 94

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bicatégorisation

94

07/02/2017 09:23:20

95

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Guillaumin C. (1992), « Le corps construit », Sexe, race et pratique du pou‑ voir, Paris, Éditions Côté-­femmes, p. 117‑142. ‒ (2002), L’Idéologie raciste, Paris, Gallimard. Guillot V. (2008), « Intersexes : ne pas avoir le droit de dire ce que l’on ne nous a pas dit que nous étions », Nouvelles Questions Féministes, vol. 27, n° 1, p. 37‑48. Héritier F. (1996), Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob. Hurtig M.-­C. et Pichevin M.-­F. (1985), « La variable sexe en psychologie : donné ou construct ? », Cahiers de Psychologie Cognitive/Current Psychology of Cognition, vol. 5, n° 2, p. 187‑228. Jordan-­Young R.-­M. (2010), Brain Storm. The Flaws in the Science of Sex Differences, Cambridge, Harvard University Press. Kraus C. (2000), « La bicatégorisation par sexe à l’“épreuve de la science” », in Löwy I. et Gardey D. (dir.), L’Invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Éditions des Archives contemporaines, p. 187‑213. Lacombe P. (2008), « Les identités sexuées et le “troisième sexe” à Tahiti », Cahiers du genre, vol. 45, n° 2, p. 177‑197. Laqueur T. (1992), La Fabrique du sexe, Paris, Gallimard. Löwy I. et Rouch H. (2003), « Genèse et développement du genre : les sciences et les origines de la distinction entre sexe et genre », Cahiers du genre, vol. 34, n° 1, p. 5‑16. Nanda S. (1990), Neither Man Nor Woman. The Hijras of India, Belmont, Wadsworth Publishing Company. Oakley A. (1972), Sex, Gender and Society, Londres, Temple Smith. Oudshoorn N. (2000), « Au sujet des corps, des techniques et des féminismes », in Gardey D. et Löwy I. (dir.), L’Invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Éditions des Archives contemporaines, p. 31‑44. Rodriguez E. (2015), « La différence sexuelle au cabinet des anthropologues parisiens à la fin du xixe siècle », Émulations, n° 15, p. 73‑86. Scott J. (1988), « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, vol. 37, n° 38, p. 125‑153. Stepan N. L. (1986), « Race and gender : the role of analogy in science », Isis, vol. 77, n° 2, p. 261‑277. Touraille P. (2011), « L’indistinction sexe et genre, ou l’erreur constructiviste », Critique, vol. 1, n° 764‑765, p. 87‑99. Vidal C. et Benoit-­Browaeys D. (2005), Cerveau, sexe et pouvoir, Paris, Belin. Wiels J. (2015), « La détermination génétique du sexe : une affaire compliquée », in Peyre É. et Wiels J. (dir.), Mon corps a-­t‑il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologies et sciences sociales, Paris, La Découverte, p. 42‑63.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 95

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bicatégorisation

07/02/2017 09:23:20

Bioéthique et techniques de reproduction

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

La gestation pour autrui (GPA) et la procréation médicalement assistée (PMA) suscitent de vifs débats liés, en France, à l’interdiction de la première et aux conditions d’accès et aux modalités de la seconde. Ces questions ont été soulevées dès les années 1980, avec l’essor des « nouvelles techniques de la reproduction » (NTR), mais elles se sont posées avec une acuité nouvelle depuis une dizaine d’années, notamment à la faveur des débats autour de l’homoparentalité. Pour autant, la PMA et la GPA dépassent l’une et l’autre la question homoparentale. Elles interrogent et bouleversent plus largement la reproduction et ses normes naturalisées ainsi que les fondements de la parenté, les règles juridiques de la filiation et les conceptions normatives en matière de genre et de sexualité. Le genre, en tant que système producteur d’une différence des sexes socialement construite impliquant une hiérarchie, ne peut être dissocié de la sexualité car il érige en norme l’hétérosexualité reproductive, en même temps qu’il est travaillé et produit par celle-­ci. Or les NTR, en permettant de dissocier engendrement, procréation et rapports sexuels, conduisent à une mise en question des liens naturalisés entre sexe, genre et sexualité. Les controverses autour de la PMA et de la GPA fonctionnent alors comme un véritable laboratoire du genre en ce qu’elles révèlent et rejouent des tensions existantes dans l’articulation des enjeux de genre, de sexualité, de classe, de race autour des questions de filiation, maternité (et paternité), définition de la famille et libre disposition de son corps. À travers l’analyse du cas français, nous verrons que ces controverses restent indissociablement liées aux enjeux qui structurent les questions de genre et de sexualité.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 96

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Emmanuelle Yvert

07/02/2017 09:23:20

Bioéthique et techniques de reproduction

97

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Les termes mêmes de ces technologies posent question : les usages des différents sigles et expressions pour désigner les techniques procréatives ne sont ni homogènes ni tout à fait stabilisés. Ils traduisent les luttes qui existent autour de ces enjeux [Rouch, 2011 ; Löwy, Rozée Gomez et Tain, 2014]. L’expression « assistance médicale à la procréation » et le sigle AMP renvoient à l’usage institutionnel de ces techniques et à leur cadre normatif, tandis que celui de PMA, qui désigne la « procréation médicalement assistée », renvoie davantage à l’élargissement des conditions d’accès à l’AMP et aux luttes qu’il génère. Nous adoptons ainsi « AMP » lorsque nous faisons référence au cadre légal actuel et « PMA » lorsque nous abordons les luttes autour de ces enjeux ou lorsque nous faisons référence de manière extensive à ces techniques. L’expression « nouvelles techniques de la reproduction » (NTR) est ici employée pour englober d’une seule et même expression la PMA et la GPA. Les NTR désignent l’ensemble des technologies reproductives existantes, qu’elles soient autorisées ou non en France. Ces technologies découlent de deux principales techniques : l’insémination artificielle (IA), avec ou sans don de sperme, et la fécondation in vitro (FIV), avec ou sans don de gamètes (sperme ou ovule). De ces techniques découlent différents dispositifs technologiques et différentes pratiques, dont la GPA fait partie bien qu’elle ne soit pas une technique en soi. L’encadrement des nouvelles techniques reproductives Les arrangements sociaux autour de la production d’enfants pour pallier l’infertilité des couples ou masquer des cas d’adultère sont des pratiques pluriséculaires. L’histoire [Gonzalès, 2012] et la littérature regorgent d’exemples qui témoignent de la dimension proprement sociale de la reproduction. L’émergence des NTR et leur réglementation par les lois dites de bioéthique en révèlent la dimension éminemment politique. Les débats autour d’un droit de la bioéthique apparaissent en France au début des années 1980 à la suite des naissances des premiers « bébés-­ éprouvette » en Angleterre (1978) et en France (1982). Les progrès scientifiques dans les domaines de la biologie et de la médecine reproductive deviennent alors des préoccupations étatiques et soulèvent de nouveaux questionnements sur la science, la technique, la parenté et la filiation. La définition de la bioéthique comme « problème public » est formalisée en 1983 par la création du Conseil consultatif natio-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 97

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Précisions terminologiques

07/02/2017 09:23:20

Bioéthique et techniques de reproduction

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

nal d’éthique (CCNE), chargé de donner « son avis sur les problèmes moraux » (décret n° 83‑132 du 23 février 1983, article premier) soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé. Les premiers cadrages de la question bioéthique portent sur la nécessité même, voire l’opportunité, d’un encadrement législatif des recherches biomédicales et de leurs applications, notamment dans le domaine de la procréation. Dans une approche libérale, certain·e·s souhaitent laisser la liberté et la responsabilité de leur régulation aux médecins et au corps social ; d’autres, réglementaristes, préfèrent un encadrement législatif, notamment sur les questions des destinataires potentiels des techniques procréatives, de l’autorisation ou non des « mères porteuses » et du principe d’anonymat du don. Outre que la vision réglementariste s’impose, l’option d’un encadrement a maxima l’emporte [Mehl, 2011]. Le cadre légal de l’utilisation de ces techniques est alors fixé par la loi du 29 juillet 1994, loi dite de bioéthique, dotant la France de l’une des législations les plus rigides d’Europe en la matière. Ses révisions successives (2004, 2011), outre quelques modifications marginales, n’en ont pas changé le cadre général. La loi dispose, dans sa version de 1994, que « l’assistance médicale à la procréation a pour objet de remédier à l’infertilité d’un couple ou d’éviter la transmission à l’enfant ou à un membre du couple d’une maladie d’une particulière gravité. Le caractère pathologique de l’infertilité doit être médicalement diagnostiqué. L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants [et] en âge de procréer » (article L2141‑2). Quant à la GPA, elle est interdite depuis un arrêt de la Cour de cassation de 1991 et cette interdiction a été réaffirmée par la loi de 1994. L’article 16‑1 du code civil s’appuie sur le principe de non-­patrimonialité du corps humain, de ses éléments et de ses produits pour l’interdire et le code pénal prévoit de lourdes sanctions pour toute GPA pratiquée sur le territoire français. Depuis le début des années 2000, ce cadre légal est régulièrement interrogé par les évolutions de la famille et les pratiques sociales et il est remis en question par des personnes et des groupes aux positions et aux intérêts très divers : associations féministes, groupes mobilisés pour les droits des personnes LGBT+ ou pour la levée de l’anonymat des dons de gamètes ; spécialistes de droit et sciences sociales dont le positionnement se trouve souvent à la frontière de l’engagement, de l’« expertise » et de la recherche ; professionnel·le·s engagé·e·s sur ces questions (avocat·e·s, psychiatres, psychanalystes et médecins spécialistes de la reproduction).

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 98

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

98

07/02/2017 09:23:20

Bioéthique et techniques de reproduction

99

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Les mouvements féministes des années 1970 qui ont lutté pour le droit à l’avortement et à la contraception s’appuyaient sur la dissociation entre sexualité et reproduction. Le lien tracé par le collectif féministe Oui Oui Oui  1 entre l’IVG et la PMA (notamment avec le slogan « IVG/PMA même combat ! ») met en lumière les enjeux fondamentaux que soulève cette dernière : la question de l’autonomie des femmes en matière de reproduction et celle de l’égalité des sexualités. Le modèle de l’AMP en France comporte deux spécificités. Il repose d’une part sur la notion d’« infertilité pathologique » et se présente comme strictement thérapeutique. Il est d’autre part calqué sur une conception naturaliste de la reproduction puisqu’il est réservé à un couple composé d’un homme et d’une femme, vivant et en âge de procréer. C’est ce que la sociologue Irène Théry [2013], dont les travaux se situent généralement à distance d’une approche féministe, appelle le « modèle pseudo-­procréatif ». Tandis que ce modèle exclut du recours à l’AMP autant les femmes seules que les couples de lesbiennes et les femmes de plus de 40 ans  2, la question de l’élargissement des conditions d’accès à la PMA a été posée dans le débat public français d’abord et avant tout par le prisme de la « question homoparentale » [Andro et Descoutures, 2015] et essentiellement portée par des mouvements LGBT+. Cette revendication apparaît pour la première fois à l’occasion des débats sur le Pacs dans les années 1990. Dès lors, on assiste à une politisation croissante de ces questions dont le paroxysme a été atteint lors des débats sur l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples de même sexe en 2012‑2013. Alors même que l’ouverture de la PMA aux lesbiennes  3 et que l’autorisation de la GPA n’étaient pas inscrites dans le projet de loi, l’une des controverses majeures a directement porté sur ces enjeux. En s’adossant à la définition légale de l’AMP, les détracteurs de l’ouverture de la PMA aux couples de femmes justifient leurs positions en opposant l’« infertilité sociale » des couples homosexuels à l’« infertilité médicale » des 1.  Groupe féministe composé majoritairement de lesbiennes, fondé en 2012 pour défendre l’ouverture du mariage, de l’adoption et de la PMA à toutes les femmes. 2.  La limite de 43 ans n’est pas posée en tant que telle par le code de santé publique et les centres AMP. Il correspond à la limite d’âge fixée par la Sécurité sociale pour la prise en charge des frais. 3.  Le principe de dépôt d’un amendement ouvrant la PMA aux couples de femmes avait néanmoins été voté par les députés socialistes en décembre 2012 afin d’être inclus au projet de loi. Il a été abandonné à la suite de fortes mobilisations contre le projet.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 99

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

De « Un enfant quand je veux, si je veux » à « IVG/PMA, même combat ! » ?

07/02/2017 09:23:20

Bioéthique et techniques de reproduction

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

couples hétérosexuels. Or les pratiques des spécialistes de la médecine reproductive viennent questionner cette distinction dans la mesure où, dans 10 % des cas, ils posent un diagnostic d’« infertilité sociale » chez les couples hétérosexuels qui recourent à l’AMP. L’argument médical semble donc fonctionner davantage comme paravent pour une conception de la famille naturalisée et hétéronormée que comme une donnée pertinente et légitime concernant l’accès aux techniques procréatives. Comme lors des débats sur le Pacs, les opposants au mariage ont usé d’une rhétorique de l’engrenage, en agitant la PMA et la GPA comme chiffon rouge, pour s’opposer à la reconnaissance légale d’un lien de filiation entre un enfant et un couple de même sexe. Les mobilisations autour de ces enjeux ont donc manifesté une forte polarisation entre des visions de la famille radicalement différentes : l’une fondée sur une conception de l’ordre social qui se réfère à une nature transcendante et universelle dont la différence des sexes est consubstantielle ; l’autre se fondant sur une approche plus culturelle et volontariste, selon laquelle le choix des individus de faire famille est central, indépendamment de l’orientation sexuelle. En revanche, la PMA a peu été défendue par les féministes et a rarement été posée par celles-­ci comme un enjeu transversal aux luttes féministes et LGBT+. En cela, les luttes autour de la PMA révèlent à la fois les tensions existantes dans l’articulation des enjeux de genre et de sexualité, et l’hétéronormativité du modèle français de l’AMP. L’élargissement des conditions d’accès remet en question à la fois la norme conjugale et la norme hétérosexuelle comme seules cadres légitimes en matière de reproduction et de filiation. Ainsi, cet élargissement concourrait au processus de redéfinition de la « famille légitime » déjà entamé. Il participerait en outre à ce que soit reconnue la pleine et entière autonomie des femmes dans la maîtrise de leur corps et de leur reproduction, dans le prolongement de la révolution contraceptive des années 1970. En sus, questionner la pertinence de l’âge limite des hommes et des femmes à l’accès à la PMA contribue à réinterroger les représentations du masculin et du féminin dans leur rapport différencié au vieillissement et à la parentalité [Löwy, 2009]. GPA/prostitution, même combat ? La GPA, davantage que la PMA, met directement en exergue les liens entre genre, race et classe  4 qui se nouent dans ces pratiques, tant 4.  Bien que les enjeux de race existent au travers des règles de l’appariement des gamètes dans l’AMP [Porquerés i Gené, 2009], ces questions ne sont que rarement soulevées dans les débats.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 100

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

100

07/02/2017 09:23:20

101

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

au niveau local que transnational, plus encore dans le contexte actuel où le travail reproductif se joue désormais sur une chaîne mondiale [Tain, 2013]. Les débats sur la GPA, en se cristallisant principalement sur la question de la « marchandisation des corps », font (ré)émerger des lignes politiques propres à d’autres questions. Les luttes autour de la GPA se sont intensifiées depuis une quinzaine d’années et donnent régulièrement lieu à de virulents débats. Ces tensions sont notamment perceptibles dans les usages terminologiques qui cherchent à la désigner, pour mieux la défendre ou la combattre. Les partisans de la GPA rejettent des expressions comme « maternité pour autrui » afin d’insister sur le fait que la femme qui porte l’enfant n’en est pas la mère. Ils dissocient la gestation de la maternité. A contrario, ses détracteurs rejettent généralement les termes « gestation pour autrui » et emploient les expressions qui comportent le terme « maternité ». Ils s’appuient sur la définition juridique de la maternité et mettent l’accent sur les dimensions physiques et psychologiques, refusant de la réduire « à une simple fonction organique, dépourvue de dimensions émotionnelles, affectives et morales » [Agacinski, 2012]. Ces luttes sémantiques, au-­ delà de l’enjeu stratégique, révèlent plus fondamentalement des affrontements autour de la définition même de la maternité [Iacub, 2004], définition que la parenté des couples de femmes vient également interroger [Descoutures, 2010]. En France, la première polémique autour de ce que l’on appelle alors la « procréation pour autrui  5 » apparaît au milieu des années 1980 à la suite de la médiatisation de cette pratique développée quelques années plus tôt par le Dr Sacha Geller. Le cadre élaboré par ce médecin se veut à distance de celui qui « a éclos dix ans plus tôt aux États-­Unis sur un mode purement commercial » [Mehl, 2011, p. 65]. Il prévoit une compensation financière pour la procréatrice, en raison du temps et des frais engagés par ces femmes qui portent les enfants. Les premières critiques portent immédiatement sur l’aspect potentiellement mercantile de cette pratique, auxquelles s’ajoute la dénonciation de la négation du lien fœto-­maternel par des psychanalystes et pédopsychiatres [Mehl, 2011]. La polémique est rapidement éteinte par l’interdiction de la gestation pour autrui par les autorités judiciaires. Les couples hétérosexuels ou homosexuels souhaitant y recourir se tournent alors vers des pays où la pratique existe, qu’elle soit encadrée ou simplement tolérée. Ces « migrations procréatives » posent des problèmes juridiques qui, selon 5.  On distingue la « procréation pour autrui » de la « gestation pour autrui » : dans la première, la femme est gestatrice et génitrice tandis que, dans la seconde, elle n’est que gestatrice, l’ovule fécondé n’étant pas le sien.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 101

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bioéthique et techniques de reproduction

07/02/2017 09:23:20

Bioéthique et techniques de reproduction

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

les cas, vont des difficultés de retour en France pour les familles à celles de la transcription des actes de naissance des enfants sur les registres de l’état civil français. Au début des années 2000, les autorités françaises durcissent leur politique à l’égard des familles ayant eu recours à une GPA à l’étranger. S’ensuit une multiplication de cas problématiques et d’affaires judiciaires particulièrement médiatisées. Ces controverses révèlent la polarisation que provoque la GPA au sein de la société et à l’intérieur même des milieux professionnels et militants. Les mouvements catholiques conservateurs ou traditionalistes dénoncent principalement la « marchandisation des enfants » et protestent contre ce qu’ils nomment un « droit à l’enfant ». Ils se réfèrent également à un ordre du genre profondément normé et à une « nature » qui serait transcendante. Ils s’opposent ainsi à l’intervention de la médecine sur les corps et à son pouvoir de vie et de mort, rhétorique commune à celle déployée par les mouvements pro-­vie contre l’IVG et l’euthanasie. Parmi les féministes, les mouvements LGBT+ et certain·e·s intellectuel·le·s, la question est davantage posée en termes de droit des femmes et de droits reproductifs. Le débat se cristallise sur la « marchandisation du corps des femmes » et rejoue les lignes de tension propres à la question de la prostitution et les clivages entre féministes pro-­sexe et abolitionnistes. Certaines associations féministes et/ou lesbiennes et des intellectuel·le·s présentent la GPA comme une forme d’exploitation des femmes sous-­tendue par diverses logiques de domination [CLF, Planning familial et CADAC, 2014]. En outre, sur le plan symbolique, elles mettent en garde contre le maintien des femmes dans le rôle traditionnel de reproductrices. Ce positionnement s’inscrit dans la continuité des luttes féministes des années 1970 pour la contraception et le droit à l’avortement, au nom de la libre disposition de son corps. C’est pourtant au nom de ce même principe que d’autres mouvements féministes et des intellectuel·le·s, également sensibles aux logiques de domination, soutiennent la légalisation de la GPA. Des féministes matérialistes comme Paola Tabet réfutent l’idée que ce serait une forme d’exploitation des femmes et le « cas extrême d’une logique marchande qui atteindrait enfin le domaine le plus “privé” de la vie personnelle » [Tabet, 1998, p. 174]. En s’appuyant au contraire sur une lecture marxienne de cette pratique, elle part du postulat que la procréation devrait être appréhendée comme un travail et qu’à ce titre la GPA donne aux femmes une possibilité de « réappropriation par elles-­mêmes » de leur corps et de leur fécondité [p. 179]. En définitive, elle considère la

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 102

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

102

07/02/2017 09:23:20

103

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

GPA comme une possibilité de liberté pour les femmes, qui échapperaient ainsi au rapport d’aliénation auquel conduit la procréation non rémunérée, telle qu’elle existe par exemple au sein du mariage. Or cet argument de l’aliénation est aussi régulièrement mobilisé par les détracteurs de la GPA, de la même manière qu’il l’est dans les débats sur la prostitution. Les femmes qui choisissent d’utiliser leur utérus ou leur sexualité comme moyen de subsistance seraient nécessairement aliénées, parce que prises dans des rapports de domination. Ce raisonnement est dénoncé par les partisans de la GPA qui y voient une forme de paternalisme, le déni de la capacité, d’un consentement libre et éclairé des femmes et, in fine, une négation des femmes en tant que sujets politiques. Dans les débats, l’Inde et les États-­Unis sont souvent cités en contre-­ exemples pour mettre en exergue certaines dérives et « diaboliser » la GPA. Dans ces deux pays, elle relève du marché. Le modèle indien est assimilé à de l’esclavage et dénoncé comme l’exemple même de l’exploitation des femmes, redoublée par les rapports Nord/Sud. Les sociologues Sharmila Rudrappa [2014] et Amrita Pande [2014], qui ont mené des enquêtes auprès de gestatrices en Inde, soulignent en effet que le système repose sur l’exploitation de ces femmes. Néanmoins, elles ont chacune montré que les femmes retirent davantage de bénéfices symboliques et matériels de ce travail que de celui qu’elles effectuent dans les usines textiles, et ce, dans des conditions qu’elles-­mêmes jugent moins éprouvantes. Le modèle étatsunien de la GPA est salué pour son cadre dit « éthique » qui repose sur une contractualisation très forte et protectrice et souvent sur la notion de « don altruiste » de la part des femmes qui portent les enfants. Cet argument permet de mettre à distance l’aspect mercantile, mais pose, pour certain·e·s féministes, un autre problème : il renvoie inlassablement les femmes aux vertus supposément féminines du soin, de la générosité et de l’altruisme et les enferme dans des identités essentialisées. Enfin, la notion de « don » ne doit pas masquer que le système étatsunien s’intègre plus largement à un « marché de la procréation » qui repose avant tout sur la loi de l’offre et de la demande. Néanmoins, depuis les controverses attenantes à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe et la montée en puissance du mouvement de La Manif pour tous, la question de la GPA paraît de plus en plus exclusivement posée par ses défenseurs en termes de « reconnaissance juridique » des enfants. L’argument de la non-­discrimination des enfants s’est imposé tandis que celui de la liberté de procréer a reflué. La revendication de la légalisation de la GPA semble, pour le moment, devenue inaudible dans l’espace public.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 103

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bioéthique et techniques de reproduction

07/02/2017 09:23:21

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Alors même que les NTR permettent de dissocier engendrement, procréation et rapports sexuels, les lois de bioéthique qui les régissent rejouent la « nature » par leur cadre normatif restrictif et les justifications qui en sont données. En l’état, les conditions d’accès à l’AMP et les pratiques mises en place conduisent à une forme de renaturalisation de la reproduction et de la différence des sexes. « L’arène reproductive étant indissociable de l’ordre du genre » [Löwy, Rozée Gomez et Tain, 2014, p. 5], les débats autour des nouvelles technologies de la reproduction et les espaces dans lesquels elles sont pratiquées sont en cela « des lieux décisifs de construction autant que de déstabilisation de la hiérarchie de genre » [Löwy, 2006, p. 28]. Renvois aux notices : Âge ; Conjugalité ; Contraception et avortement ; Corps maternel ; Filiation ; Gouvernement des corps ; Hétéro/homo ; Technologie.

Bibliographie Agacinski S. (2012), « “GPA” : rhétorique du don et réalité du marché », L’Ena hors les murs, n° 424, p. 35‑36. Andro A. et Descoutures V. (2015), « Naissance de l’homoparentalité. Entretien avec Martine Gross », Mouvements, n° 82, p. 160‑170. Borrillo D. et Lascoumes P. (2002), Amours égales ? Le Pacs, les homo‑ sexuels et la gauche, Paris, La Découverte. CLF, Planning familial et Cadac (2014), « Pourquoi nous sommes contre la gestation pour autrui (GPA) ou le recours aux mères porteuses », Sisyphe, 9 mai 2014, . Descoutures V. (2010), Les Mères lesbiennes, Paris, PUF. Gonzalès J. (2012), Histoire de la procréation humaine. Croyances et savoirs dans le monde occidental, Paris, Albin Michel. Iacub M. (2004), L’Empire du ventre. Pour une autre histoire de la mater‑ nité, Paris, Fayard. Löwy I. (2006), « Le corps hormonal de la femme et la reproduction des inégalités », L’Emprise du genre. Masculinité, féminité, inégalité, Paris, La Dispute. ‒ (2009), « L’âge limite de la maternité : corps, biomédecine et politique », Mouvements, n° 59, p. 102‑112. Löwy I., Rozée Gomez V. et Tain L. (2014), « Nouvelles techniques reproductives, nouvelle production du genre. Introduction », Cahiers du genre, n° 56, p. 5‑18. Mehl D. (2011), Les Lois de l’enfantement. Procréation et politique en France (1982‑2011), Paris, Presses de Sciences Po. Pande A. (2014), Wombs in Labor. Transnational Commercial Surrogacy in India, New York, Columbia University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 104

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bioéthique et techniques de reproduction

104

07/02/2017 09:23:21

105

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Porquerés i Gené E. (dir.) (2009), Défis contemporains de la parenté, Paris, Éditions de l’EHESS. Rouch H. (2011), Les Corps, ces objets encombrants. Contribution à la cri‑ tique féministe des sciences, Donnemarie-­Dontilly, Éditions iXe. Rudrappa S. (2014), « Des ateliers de confection aux lignes d’assemblage des bébés. Stratégies d’emploi parmi des mères porteuses à Bangalore, Inde », Cahiers du genre, n° 56, p. 59‑86. Tabet P. (1998), La Construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps, Paris/Montréal, L’Harmattan. Tain L. (2013), « La chaîne mondiale du travail reproductif », Le Corps reproducteur. Dynamiques de genre et pratiques reproductives, Paris, Éditions de l’EHESP. Théry I. (dir.) (2013), Mariage de même sexe et filiation, Paris, Éditions de l’EHESS.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 105

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bioéthique et techniques de reproduction

07/02/2017 09:23:21

Care

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Si plusieurs termes sont utilisés pour traduire le mot care, les sciences sociales francophones retiennent de plus en plus systématiquement le terme anglais. Aux difficultés posées par la traduction s’ajoute une ambiguïté fondamentale : l’étendue du concept et la nature des activités et des relations qu’il recouvre varient selon la manière dont on l’emploie. On relève en outre des usages divers au sein des sciences sociales : certain·e·s l’emploient comme une catégorie descriptive, quand d’autres lui attribuent une portée théorique. Trois façons d’aborder le care sont présentées ici, selon qu’il est étudié en tant que travail, éthique ou domaine de l’action publique. Cette notice s’intéresse également à des travaux récents – qui rapprochent le care des réflexions sur le racisme ainsi que sur les masculinités, le handicap et les sexualités – moins développés en France que dans les pays anglophones. L’ensemble de ces analyses a permis de dépasser ou de problématiser des distinctions telles que care auprès de personnes « dépendantes »/« autonomes », care rémunéré/gratuit et travail émotionnel/travail d’entretien « non relationnel ». Le care en tant que travail Problématisé à partir de concepts divers (« travail domestique », « reproduction sociale »), le care en tant que travail a été au cœur des analyses féministes des années 1970 et 1980, tant en Europe qu’aux États-­Unis. Ces débats, qui portaient sur la nature de la relation entre capitalisme et patriarcat, exprimaient les négociations entre les mouvements des femmes et les organisations marxistes. En imposant une définition du travail élargie au travail domestique gratuit accompli dans la sphère privée, les féministes ont contribué à renouveler la façon de penser les processus économiques et productifs [Hirata et Kergoat, 2005]. Ainsi, la théorie féministe a constitué une rupture radicale avec les posi-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 106

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Francesca Scrinzi

07/02/2017 09:23:21

107

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

tions de l’économie néoclassique et la majorité des analyses marxistes, selon lesquelles les activités de la sphère publique seraient régies par la rationalité économique – l’aliénation ne pouvant alors s’observer que dans le salariat –, alors que l’altruisme et les affects se situeraient dans la sphère privée. De même, les féministes ont remis en question l’approche naturalisante en termes de « rôles » de sexe, alors dominante dans la sociologie de la famille influencée par le fonctionnalisme. Le travail domestique réalisé par les femmes pour leur famille ne peut être compris comme un acte simplement motivé par l’amour, épargné par toute dimension coercitive. En miroir, il est aussi nécessaire d’inclure les émotions dans l’analyse du rapport salarial, car elles structurent nombre d’emplois féminisés via la mobilisation des habiletés développées au cours de la socialisation des filles [Kergoat, 2012]. Ainsi, la notion de « travail émotionnel » [Hochschild, 2003] renvoie à la gestion des émotions qui est demandée, par exemple, aux hôtesses de l’air afin d’entretenir le bien-­être des passagers et des passagères et de conforter le statut social [social status] des clients. Le travail de care inclut donc autant des tâches strictement matérielles (ménage, préparation des repas) que d’autres impliquant un engagement relationnel. En France, les féministes matérialistes ont utilisé les catégories marxiennes de travail, classe, exploitation, domination ou encore mode de production pour penser l’oppression spécifique des femmes. Selon Danièle Kergoat [2012], l’appropriation – matérielle et symbolique – d’un groupe social par l’autre se réalise justement par la division sexuelle du travail qui, à travers la frontière public/privé, assigne prioritairement les hommes à la sphère productive et les femmes à la sphère reproductive. Les femmes sont d’ailleurs assignées au travail de care bien au-­delà de la famille et de l’emploi, comme le montrent les travaux sur les mouvements sociaux, dans lesquels celles-­ci accomplissent des tâches associées à la sphère domestique comme la préparation des repas collectifs [Dunezat, 2009]. Dans les études féministes anglophones des années 1970 et 1980, les enjeux sont similaires. Mignon Duffy [2005] a identifié deux trajectoires de la recherche féministe anglophone : d’une part, des études informées par l’économie politique, qui privilégient la notion de reproduction sociale, entendue comme reproduction de la force de travail qui inclut des tâches « non relationnelles » (ménage, préparation des repas) ; d’autre part, des études qui participent aux débats sur l’éthique du care et privilégient la notion de care et sa dimension relationnelle et interindividuelle [nurturance]. Selon Eleonore Kofman [2012], la catégorie de la reproduction sociale ne renvoie pas à une sous-­partie du care qui toucherait aux tâches moins valorisées : elle nous permet de penser les soins qui s’adressent à l’ensemble de la population active et non

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 107

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Care

07/02/2017 09:23:21

108

Care

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Le care en tant qu’éthique La théorisation du care en tant qu’éthique émerge aux États-­Unis dans les années 1970, avec la réflexion développée par Carol Gilligan [2009]. Étudiant le développement psychologique et moral sexué, elle analyse le care comme une disposition éthique qui découle de la socialisation des femmes. Gilligan met en lumière le fait que les philosophies politiques et morales dominantes conçoivent la morale comme l’application de principes impartiaux fondés sur des critères dits universels, mais qui sont en fait patriarcaux : les femmes et les filles observées par Gilligan évaluent les problèmes moraux non pas sur la base de principes abstraits, mais en les situant dans un réseau de relations humaines. Très influente, l’œuvre de Gilligan a pourtant été la cible de nombreuses critiques féministes, qui définissent son approche comme essentialiste. Pour Joan Tronto [2009], le care est un concept politique et son éthique ne concerne pas seulement les personnes « dépendantes », mais tous les individus : sa discussion se focalise sur les conditions matérielles des dispositions morales, qu’elle inscrit dans une division sociale du travail où le care est assigné historiquement aux femmes ainsi qu’aux pauvres et aux individus racisés. De la même façon que le travail des pourvoyeurs et pourvoyeuses de soin est dévalorisé, leurs besoins de care sont obscurcis et passés sous silence, alors qu’ils développent justement un engagement pour des valeurs de solidarité et d’entraide. L’éthique du care a profondément renouvelé la philosophie morale, politique et juridique à travers une nouvelle conception de l’éthique et de la justice, qui considère la vulnérabilité et le besoin de care comme un élément de la condition humaine et privilégie non pas ce qui est « juste », mais ce qui est « important ». De plus, la conception du care délibérément élargie que propose Tronto, en s’appliquant non seulement aux humains mais aussi à l’environnement, a nourri le débat sur l’éthique animale et la réflexion environnementaliste, soulignant l’interdépendance entre tous les êtres vivant sur la planète [Laugier, 2012].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 108

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

pas seulement aux personnes dépendantes ou malades. Tant dans les sciences sociales anglophones que francophones, les féministes ont longtemps privilégié l’étude du travail de care accompli gratuitement dans la sphère domestique au détriment de celle du care rémunéré et externalisé. Depuis une quinzaine d’années, avec le développement de politiques publiques sur les « emplois familiaux », on observe un engouement pour l’analyse du care rémunéré [Avril, 2014], alors que l’intérêt pour les transformations contemporaines du care gratuit a au contraire faibli.

07/02/2017 09:23:21

Care

109

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Care et politiques publiques Au carrefour entre sociologie, économie et science politique, une troisième série de travaux analyse les dispositifs institutionnels qui régissent l’accès aux services de care et partagent la responsabilité de l’attribution du soin entre différents individus. Dans le contexte de restructuration néolibérale des systèmes de welfare, la « crise du care » est aussi au cœur des débats politiques. Le désinvestissement de l’État entraîne la réduction des services publics, mais aussi leur marchandisation et leur privatisation via des mesures de stimulation de la demande et d’aides monétaires pour les personnes dépendantes. Ces politiques publiques interviennent dans un contexte d’augmentation du nombre de familles monoparentales et de vieillissement de la population qui, couplé à l’entrée massive des femmes dans l’emploi, entraîne la croissance de la demande de services. La notion de « régimes de care » a été élaborée, au cours des années 1990, dans le cadre de la critique féministe des études portant sur les « régimes de welfare », qui négligeaient le rôle central du travail domestique gratuit des femmes dans l’organisation de l’État social [Jenson, 1997]. Dans une perspective comparative, ces travaux féministes étudient les arrangements en place dans chaque pays pour répartir les responsabilités de care entre la famille, l’État, le marché et le tiers ­secteur. Cette notion de régimes de care renvoie également aux spécificités nationales des cadres normatifs et discursifs mobilisés autour du care [Williams, 2012]. De son côté, la notion de « social care » [Daly et Lewis, 2000] est développée par les féministes pour analyser le mélange complexe de care payé et gratuit, formel et informel, privé et public à l’œuvre dans la restructuration de l’État social qui a intéressé les sociétés européennes à partir des années 1980, par exemple à la suite des mesures instituant la rémunération des aidant·e·s non professionnel·le·s. L’économie et la sociologie contribuent à ce débat par une réflexion sur les effets de la marchandisation du travail de care qui inclut les motivations et les besoins non monétaires [Folbre, 2008].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 109

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Ces débats se sont développés en France depuis une dizaine d’années. Selon Pascale Molinier [2013, p. 12], l’éthique du care est une « éthique concrète », qui peut s’articuler à l’élaboration féministe du care en tant que travail. Sa réalisation effective reviendrait à reconnaître socialement ce travail majoritairement féminin. De même, Helena Hirata [2011] souligne l’importance de rapprocher les recherches francophones sur le care en tant que travail (dont la plupart ont été menées dans une ­perspective sociologique et économique) des recherches en philosophie sur le care en tant qu’éthique.

07/02/2017 09:23:21

Care

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

La notion de régimes de care a connu un regain de popularité dans les années 2010, en raison de l’intérêt croissant pour les transformations de l’État social en lien avec les migrations internationales. L’incorporation progressive de la main-­d’œuvre féminine migrante dans les services de care des pays dits du Nord, facilitée par les politiques de marchandisation et de privatisation, présente des formes et des proportions diverses selon les politiques sociales, l’emploi et les migrations de chaque pays [Williams, 2012]. Alors même que les personnes migrantes sont souvent représentées comme des « parasites » de l’État social, elles forment la grande partie des pourvoyeurs et pourvoyeuses de soin dans ces sociétés. De plus, du fait de leur exclusion d’une partie des droits sociaux, les migrantes pâtissent des difficultés spécifiques de la « conciliation » emploi/travail domestique. Ces études renouvellent des débats qui ont animé les mobilisations féministes des années 1970 et 1980 : faut-­il rémunérer le care ou bien le socialiser ? Comment assurer des services qui soient de bonne qualité, tant du point de vue des personnes soignées que du point de vue des pourvoyeurs et pourvoyeuses de soin ? Comment éviter que les mesures de promotion des emplois de care entraînent paradoxalement un renforcement de la dévalorisation de ce travail ? Care, racisme et mondialisation À partir des années 1980 aux États-­Unis, l’émergence du Black femi‑ nism, qui a notamment critiqué l’ethnocentrisme des analyses féministes occidentales, a profondément renouvelé les débats sur le care, en s’interrogeant sur le care rémunéré. Les tenant·e·s de ce courant ont par exemple souligné que les femmes racisées sont traditionnellement assignées au travail de care dans les sociétés occidentales ; en même temps, ils et elles ont montré que, pour ces femmes, l’espace domestique voire le care non rémunéré peuvent constituer un refuge vis-­à-­vis du racisme de la société [Bhavnani et Coulson, 1986]. Cette réflexion s’est développée plus tardivement dans les études francophones, auparavant davantage focalisées sur l’articulation entre genre et classe. Depuis les années 2000, ces réflexions ont nourri de nombreux travaux portant sur les transformations du care en contexte migratoire. La réorganisation néolibérale de la production s’accompagne de celle de la reproduction, induisant de nouveaux arrangements autour de l’accès et de l’offre de care [Falquet et al., 2010]. Dans les pays du Nord, de nombreuses femmes parviennent à se libérer d’une partie du travail domestique qui leur est assigné par le recours aux travailleuses migrantes [Hochschild, 2000]. Cette sous-­traitance du travail domestique révèle une opposition

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 110

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

110

07/02/2017 09:23:21

111

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

inédite entre deux groupes de femmes aux intérêts antagonistes – salariées qualifiées et travailleuses précaires non qualifiées [Kergoat, 2012] –, constituant un défi politique majeur pour les féministes. Dans le domaine du care rémunéré, la délégation sélective du travail entraîne une polarisation entre deux modèles de féminité : une féminité blanche de classe moyenne, associée aux tâches socialement valorisées de l’aménagement de l’intérieur et de la garde des enfants ; et une féminité racisée de classe populaire, associée au « sale boulot » [Anderson, 2000 ; Ibos, 2012]. Ces travaux établissent une distinction importante entre travail de care gratuit et travail de care rémunéré et externalisé, et soulignent les limites de ces approches qui excluent du care les tâches soi-­disant « non relationnelles ». Déléguant les tâches socialement non valorisées (ménage, courses, toilette intime), les employeuses peuvent entretenir un rapport avec les personnes âgées ou les enfants selon une modalité « masculine », à savoir libérée de la demande de disponibilité et du « sale boulot ». Du fait de la marchandisation du travail de care, celui-­ci en vient à être défini comme la simple exécution de tâches matérielles, moyennant l’occultation du travail émotionnel des migrantes. Par exemple, une employeuse italienne, décrivant les tâches assignées à l’employée de maison qui s’occupe de sa mère, déclare que la salariée se limite à « rester là », sans rien faire [Scrinzi, 2013], niant le travail émotionnel de cette dernière. Les hommes aussi tirent de l’externalisation du care un bénéfice matériel et symbolique, qui tient à la reproduction de la masculinité hégémonique : des attributs fondamentaux de celle-­ci sont le travail rémunéré professionnel et la prise de distance avec le « sale boulot » domestique [Gallo et Scrinzi, 2015]. La manière dont le care est défini a des conséquences importantes quant à la prise en compte des rapports sociaux de race : aux États-­Unis, les personnes racisées sont surreprésentées dans les emplois de care les moins valorisés ; un aspect qui risque de rester dans l’ombre si l’on privilégie la dimension relationnelle du travail de care, dès lors réduit aux emplois qualifiés où les femmes blanches sont plus nombreuses (infirmières, éducatrices, etc.) [Duffy, 2005]. De même, Kofman [2012] souligne que, si la plupart des études sur les travailleuses migrantes emploient la notion de care, seule la notion de reproduction sociale est réellement en mesure de situer ce travail dans le réseau complexe d’acteurs, d’actrices et de sites au sein duquel il est pourvu et approprié à l’échelle globale. Les migrantes sont en fait pourvoyeuses de care non seulement dans le service domestique traditionnel (emploi au domicile d’un particulier), mais aussi dans les secteurs public et privé et dans le tiers secteur (entreprises de services aux personnes, hôpitaux, maisons de retraite) [Glenn, 1992 ; Scrinzi, 2009]. Enfin, il faut souligner les ambiguïtés de l’entreprise de professionnali-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 111

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Care

07/02/2017 09:23:21

Care

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

sation de ces emplois, au regard des rapports sociaux de race : les activités de formation des aides à domicile reposent paradoxalement sur une renaturalisation de qualités « féminines » dans le registre « ethnique », à partir de la représentation du domicile et des façons de faire domestiques en termes culturalistes [Scrinzi, 2013]. Le care gratuit a été aussi directement transformé par la mondialisation. Les travaux sur les « familles transnationales » s’interrogent par exemple sur les façons dont les rapports sociaux de sexe au sein de la famille sont reconfigurés dans le contexte migratoire. Ils observent la manière dont les stratégies de survie des femmes « chefs de famille », qui migrent pour soutenir économiquement leurs enfants, entraînent un « déficit de care » ainsi qu’une redistribution du travail de care au sein de la famille élargie (souvent effectué par d’autres femmes) ou bien son externalisation marchande dans les pays de départ [Oso, 2008]. Masculinités, disability studies, sexualités et care Les études sur les masculinités et le care montrent que si la plupart des hommes pourvoyeurs de soin gratuit tendent à déléguer le « sale boulot » lié à l’hygiène corporelle pour se consacrer aux tâches « instrumentales » telles que le transport, certains peuvent toutefois aussi accomplir du travail émotionnel [Russell, 2001]. Le statut conjugal et de parenté, mais aussi les différences liées à la classe et au cycle de vie affectent la relation que les hommes entretiennent avec le care : les retraités ainsi que les hommes appartenant aux classes populaires, en l’absence de moyens permettant l’externalisation marchande, sont davantage prêts à assumer des tâches de soin dans leurs familles [Gallo et Scrinzi, 2015]. D’autres études ont abordé la question des hommes dans le care rémunéré. Alors que les femmes sont systématiquement désavantagées dans les professions majoritairement masculines, les hommes bénéficient eux des privilèges de la masculinité même dans ces emplois féminisés : employeurs, employeuses et collègues les perçoivent comme plus dévoués au travail et plus aptes aux rôles managériaux que les femmes, ce qui facilite leur carrière [Guichard-­Claudic, Kergoat et Vilbrod, 2008]. En revanche, peu d’études ont abordé la relation entre care (gratuit ou rémunéré) et construction sociale de la masculinité au regard des rapports sociaux de race. Reposant sur des observations faites en Europe du Sud, les rares travaux qui analysent les expériences des hommes migrants employés du care montrent que, tout comme pour les migrantes, l’aide aux personnes âgées constitue une source d’accès à l’emploi et à un statut juridique régulier. Ces stratégies se situent dans le triple contexte de la crise économique, qui affecte particulièrement les secteurs tradition-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 112

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

112

07/02/2017 09:23:21

113

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

nellement occupés par les hommes migrants, de la demande importante de services de care par ces sociétés vieillissantes, et de politiques d’immigration visant la régularisation des employé·e·s du care. Si ces hommes doivent composer avec les atteintes à leur sentiment de masculinité liées à leur insertion dans un métier féminisé, l’emploi dans le care leur permet en même temps de remplir le rôle de « breadwinners » (pourvoyeurs de revenu) dans leur famille [Sarti et Scrinzi, 2010 ; Gallo et Scrinzi, 2016]. Les disability studies, qui portent un regard critique sur la construction sociale du handicap, ont aussi contribué à faire évoluer la réflexion sur la notion de care. Souvent associé aux termes de « dépendance » et de « personnes à charge » dans les premiers débats féministes, le care a été critiqué dans la mesure où il impliquait une idée de passivité des bénéficiaires du care, vus comme un poids pour les pourvoyeuses (femmes). Cette vision binaire a été remise en cause par les mobilisations des personnes handicapées et les disability studies. La négation de l’autonomie et de l’individualité des personnes handicapées suit ainsi le même schéma que celui de la construction sociale des femmes dans l’idéologie sexiste [Morris, 1996]. Une troisième série de travaux vise enfin à relier la réflexion sur le care aux recherches sur les sexualités et l’intimité. Pascale Molinier [2013] souligne les questions afférant à la sexualité qui émergent dans le travail de care en maison de retraite. D’autres études suggèrent une contiguïté entre travail de care et travail du sexe, non seulement au niveau théorique, mais aussi dans les trajectoires de nombreuses migrantes [Agustín, 2003]. Ces études font converger l’analyse du travail de reproduction sociale et de reproduction biologique – le travail domestique et de care d’une part, et le travail sexuel de l’autre –, une approche qui était centrale dans certaines recherches féministes matérialistes francophones des années 1970 et 1980 [Tabet, 2004]. Étroitement liée à la naissance des études féministes, la notion de care s’inscrit aujourd’hui dans des disciplines diverses – sociologie, philosophie, économie, analyse des politiques publiques et constitue un outil fondamental pour appréhender le devenir des inégalités de genre dans les sociétés contemporaines. Renvois aux notices : Affects ; Corps au travail ; Handicap ; Mondialisation ; Prostitution ; Race ; Travail domestique/domesticité.

Bibliographie Agustín L. (2003), « A migrant world of services », Social Politics, vol. 10, n° 3, p. 377‑396.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 113

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Care

07/02/2017 09:23:21

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Anderson B. (2000), Doing The Dirty Work ? The Global Politics of Domestic Labour, Londres, Zed Books. Avril C. (2014), Les Aides à domicile. Un autre monde populaire, Paris, La Dispute. Bhavnani K. et Coulson M. (1986), « Transforming socialist-­feminism : the challenge of racism », Feminist Review, n° 23, p. 81‑92. Daly M. et Lewis J. (2000), « The concept of social care and the analysis of contemporary welfare states », The British Journal of Sociology, vol. 51, n° 2, p. 281‑298. Duffy M. (2005), « Reproducing labour inequalities : challenges for feminists conceptualizing care at the intersections of gender, race and class », Gender and Society, vol. 19, n° 1, p. 66‑82. Dunezat X. (2009), « Trajectoires militantes et rapports sociaux de sexe » in Fillieule O. et Roux P. (dir.), Le Sexe du militantisme, Paris, Presses de Sciences Po, p. 23‑72. Falquet J. et al. (dir.) (2010), Le Sexe de la mondialisation. Genre, classe, race et nouvelle division du travail, Paris, Presses de Sciences Po. Folbre N. (2008), «  Conceptualizing care  », in Bettio F. et Verashchagina A. (dir.), Frontiers in the Economics of Gender, Londres/New York, Routledge, p. 101‑115. Gallo E. et Scrinzi F. (2015), « Outsourcing elderly care to migrant workers : the impact of gender and class on the experience of male employers », Sociology, p. 1‑17. ‒ (2016), Migration. Masculinities and Reproductive Labour. Men of the Home, Basingstoke, Palgrave Macmillan. Gilligan C. (2009), Une voix différente. Pour une éthique du care, Paris, Flammarion. Glenn E. (1992), « From servitude to service work : historical continuities in the racial division of paid reproductive labor », Signs, vol. 18, n° 1, p. 1‑43. Guichard-­Claudic Y., Kergoat D. et Vilbrod A. (dir.) (2008), L’Inversion du genre. Quand les métiers masculins se conjuguent au fémi‑ nin… et réciproquement, Rennes, PUR. Jenson J. (1997), « Who cares ? Gender and welfare regimes », Social Politics, vol. 4, n° 2, p. 182‑187. Hirata H. (2011), « Genre, travail et care : l’état des travaux en France », Revista Latino-­americana de Estudos do Trabalho, vol. 16, n° 26, p. 37‑56. Hirata H. et Kergoat D. (2005), « Les paradigmes sociologiques à l’épreuve des catégories de sexe : quel renouvellement de l’épistémologie du travail ? », Papeles del CEIC, n° 17, p. 1‑15, . Hochschild A. R. (2000), « The nanny chain », The American Prospect, vol. 11, n° 4, p. 357‑360. ‒ (2003), The Managed Heart. Commercialization of Human Feeling, Berkeley, University of California Press. Ibos C. (2012), Qui gardera nos enfants ?, Paris, Flammarion.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 114

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Care

114

07/02/2017 09:23:21

115

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Kergoat D. (2012), Se battre… disent-­elles, Paris, La Dispute. Kofman E. (2012), « Rethinking care through social reproduction : articulating circuits of migration », Social Politics, vol. 19, n° 1, p. 142‑162. Laugier S. (dir.) (2012), Tous vulnérables ? Le care, les animaux et l’environ‑ nement, Paris, Payot. Morris J. (dir.) (1996), Encounters with Strangers. Feminism and Disability, Londres, Women’s Press. Molinier P. (2013), Le Travail du care, Paris, La Dispute. Oso Casas L. (2008), « Migration, genre et foyers transnationaux », in Falquet J., Rabaud A., Freedman J. et Scrinzi F. (dir.), Cahiers du Cedref. Femmes, genre, migrations et mondialisation. Un état des probléma‑ tiques, p. 125‑146. Russell R. (2001), « In sickness and in health », Journal of Ageing Studies, vol. 15, n° 2, p. 351‑367. Sarti R. et Scrinzi F. (dir.) (2010). « Men in a Woman’s Job. Male Domestic Workers, International Migration and the Globalization of Care », (Special issue), Men and Masculinities, vol. 13, n° 1. Scrinzi F. (2009), « “Cleaning and ironing… with a smile”. Migrant workers in the “care industry” in France », Journal of Workplace Rights, vol. 14, n° 3, p. 271‑292. ‒ (2013), Genre, migrations et emplois de care en France et en Italie. Construction de la non-­qualification et de l’altérité ethnique, Paris, Éditions Pétra. Tabet P. (2004), La Grande Arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-­sexuel, Paris, L’Harmattan. Tronto J. (2009), Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte. Williams F. (2012), « Converging variations in migrant care work in Europe », Journal of European Social Policy, vol. 22, n° 4, p. 363‑376.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 115

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Care

07/02/2017 09:23:21

Conjugalité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Historiquement présente dans toutes les sociétés, la conjugalité est un objet de recherche travaillé par l’ensemble des disciplines en sciences sociales. L’organisation sociale et les rapports sociaux qu’elle structure, les multiples systèmes symboliques qu’elle élabore, les modalités de sa pérennité, de sa production et de sa reproduction configurent cette réalité composite qu’est le couple [Smadja, 2011]. L’art s’est aussi emparé du sujet à toutes les époques. Des tragédies romantiques qui mettent en scène l’« impossible amoureux » jusqu’aux drames plus contemporains qui évacuent la douleur produite par l’impossibilité d’être avec l’être aimé pour mettre au contraire l’accent sur l’incapacité de faire face au « désamour » au sein du couple, les exemples abondent dans la littérature, la dramaturgie, le cinéma  1. De l’approche anthropologique de l’échange à la mise en lumière des rapports de pouvoir, les recherches sur la conjugalité sont traversées par des controverses liées aux évolutions des approches théoriques, mais aussi confrontées aux questions soulevées par l’émergence de nouvelles formes d’alliance. De l’universalité de l’échange à la question de l’oppression des femmes À partir d’études sur les systèmes de parenté, l’anthropologie propose les premières analyses concernant le rôle des échanges matrimoniaux dans l’organisation sociale. Parmi les différentes théories, celle de l’alliance, considérée comme fait universel fondé sur l’échange des femmes [Lévi-­Strauss, 1967], marque un tournant conceptuel majeur. Or, en 1.  Des auteurs tels que Strindberg (Père, 1887) et Ingmar Bergman (Scènes de la vie conju‑ gale, 1974 ou Saraband, 2003) ont mis en scène les déchirements et les effets du « désamour » conjugal.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 116

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Fernanda Artigas Burr et Manuela Salcedo Robledo

07/02/2017 09:23:21

117

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

raison de son incapacité à rendre compte de tous les types de mariage (entendu comme forme légitime d’union) et de son caractère androcentré, la théorie de l’alliance fait l’objet de nombreuses controverses. Des travaux ethnologiques récents relativisent non seulement l’universalité de l’alliance, mais aussi de l’échange des femmes organisé par les hommes. Ainsi, chez les Na, agriculteurs et agricultrices de la région de Yongning (Chine), ni l’alliance ni le mariage traditionnels n’existent. Les femmes choisissent leurs amants sans pour autant les épouser. Quant aux enfants issus de ces échanges, ils sont élevés dans les maisons maternelles, sans le concours des géniteurs [Hua, 1997]. De leur côté, les Nuer d’Afrique occidentale peuvent, sous certaines conditions, s’affranchir des cadres régissant alliance et parenté. Ainsi, une femme stérile qui jouit d’une certaine puissance économique peut devenir le « père » des enfants de son « épouse » [Héritier, 1996]. Les analyses féministes, notamment celles issues du féminisme matérialiste [Mathieu et Quiminal, 2000], mettent l’accent sur l’androcentrisme de la théorie élaborée par Claude Lévi-­Strauss et s’élèvent contre la grille de lecture restreinte que cette théorie met en œuvre : celle-­ci, bien que conférant un rôle majeur à la culture  2, construit un ordre social immuable. Pour Gayle Rubin, la notion d’échange des femmes permet de mettre au jour les asymétries de pouvoir dans le système hégémonique de la parenté, dans lequel les femmes n’ont pas de pleins droits sur elles-­mêmes. Dès lors, le concept « devient un outil d’obscurcissement s’il est vu comme une nécessité de la culture, et lorsqu’on l’utilise comme seul instrument d’analyse dans l’approche d’un système donné de parenté » [Rubin, 1998, p. 13]. Si la notion d’échange a le mérite d’enraciner l’oppression des femmes dans le social et non dans la biologie, elle néglige les mécanismes aboutissant à cette oppression. De même, le fait de ne considérer que la sphère publique de l’échange (donc, entre hommes) invisibilise les marges de manœuvre des femmes dans ce processus. Comme le souligne Anne Weiner, « dès lors que l’on accorde une égale importance dans l’analyse aux domaines respectivement contrôlés par les hommes et par les femmes, les catégories anthropologiques traditionnelles de famille, de filiation et de parenté revêtent automatiquement des significations multidimensionnelles qui excèdent les limites des définitions antérieures » [Weiner, 1983, p. 35]. Mettre au jour les ressorts de l’oppression des femmes et l’institution de la différence des sexes dans les systèmes de 2.  Pour Lévi-­Strauss, la prohibition de l’inceste constitue le passage de la nature à la culture, désignant « moins une règle qui interdit d’épouser mère, sœur ou fille qu’une règle qui oblige à donner mère, sœur ou fille à autrui ».

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 117

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Conjugalité

07/02/2017 09:23:21

118

Conjugalité

parenté, à travers des réflexions théoriques mais également par le biais d’analyses et de relectures ethnologiques [Mathieu, 1991], est l’un des chantiers désormais privilégiés par les sciences sociales.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

La fonction première du mariage serait ainsi de rendre agissante une solidarité entre groupes différents à travers l’échange des femmes, « qui donnent les enfants et leur pouvoir de fécondité à d’autres qu’à leurs proches » [Héritier, 1996, p. 232]. La légitimité de l’union, créant l’affiliation des enfants à un groupe, permettrait aussi d’assurer un état de coopération économique où la répartition sexuée des tâches est l’un des éléments structurants [Héritier, 1996]. Pendant des siècles, bien que coexistant avec d’autres formes d’union telles que le concubinage ou le mariage d’affection, le mariage concilie les notions d’intérêt et de contrainte dans la concrétisation du lien : le mariage assure descendance et héritage tout en exerçant un strict contrôle sur la sexualité des femmes. Quant au célibat, sinon proscrit, il n’est que difficilement toléré dans les sociétés dites traditionnelles. Comme le souligne Jean-­Claude Bologne, « le problème de l’union civile ne se pose qu’à partir de la christianisation de l’Europe lorsqu’un seul type de mariage fut admis » [2005]. En donnant le primat à la procréation, fondement du « devoir conjugal », l’Église prescrit la fidélité comme prévention à la fornication (adultère). Le mariage comme sacrement n’apparaît qu’au xiie siècle : il est construit à partir du consentement mutuel des époux et de son indissolubilité, cette formule restant quasiment inchangée jusqu’au xxe siècle [Smadja, 2011]. L’antinomie entre amour et mariage, vie amoureuse et univers conjugal se maintient ainsi de manière pérenne. Certain·e·s auteur·e·s soutiennent que le mariage d’amour s’est diffusé en Occident à partir du xviiie [Coontz, 1993 ; Singly, 2004] ou du xixe siècle [Brenot, 2001 ; Walsh, 2003], quand d’autres au contraire le situent plutôt vers les années 1930 [Prost, 1987], durant lesquelles il aurait fait « office de remède à la crise économique » [Rebreyend, 2008]. Quoi qu’il en soit, avec la montée de la « rhétorique des sentiments » qui évacue la notion d’intérêt, le mariage d’amour s’impose progressivement dans les esprits comme le garant du bonheur. Pourtant, on peut se demander si cette nouvelle conception du couple et du mariage d’amour améliore véritablement le sort des contractant·e·s (et particulièrement le sort des femmes), en les mettant à l’abri des rapports de pouvoir. La réalité des violences conjugales ne vient-­elle pas remettre

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 118

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

De l’ordre social (par le mariage) à l’invention du couple

07/02/2017 09:23:21

Conjugalité

119

en question cet idéal du mariage ? Par ailleurs, ce mariage reconfiguré ne reste-­t‑il pas voué à maintenir une hiérarchisation entre individus et entre différents types de liens sociaux ? Concevoir l’amour et l’intérêt comme des notions antagoniques ne serait-­il pas illusoire ? [Zelizer, 2001 ; Salcedo Robledo, 2015]. De plus en plus d’études sociologiques sur le couple visent en effet à saisir les logiques de genre et de classe au cœur de la relation conjugale.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

La vision contemporaine des relations amoureuses, où chacun et chacune doit y trouver satisfaction, s’est fortement imposée au cours du xxe siècle et a durablement transformé le paysage de la conjugalité. Si les formes traditionnelles perdurent  3, d’autres formes d’union apparaissent, telles les liaisons stables sans cohabitation [Bozon, 2009]. L’assimilation progressive entre époux/épouses et concubin·e·s en termes de conséquences juridiques signe en effet la traduction dans la loi de ces changements sociaux. Mais, si les formes d’« être en couple » se sont diversifiées à partir des transformations sociales, la norme qui prescrit la conjugalité comme cadre légitime et acceptable de l’expression de la sexualité et de l’affectivité reste, elle, inchangée  4. Moins institutionnalisé, moins stable et statistiquement moins significatif, le couple demeure néanmoins une référence centrale dans les esprits, alors même que les attentes (affectives, sexuelles et matérielles) qui pèsent sur lui seraient à l’origine de sa fragilité [Kaufmann, 1993]. L’injonction à l’amour conjugal s’accompagne d’une injonction à la sexualité, de surcroît à une sexualité épanouie. Caractéristique distinctive de l’expérience contemporaine du couple, la sexualité serait en ce sens devenue l’« expérience fondatrice des relations conjugales », tandis que son absence les mettrait en danger [Bozon, 2009]. La conjugalité a souvent été pensée comme la relation d’une femme et d’un homme, relation monogame et relativement stable. Depuis les années 1980 aux États-­Unis et plus récemment en France, des études sur les relations intimes des gays, lesbiennes ou queer se sont saisies 3.  Les couples d’adultes cohabitant, mariés ou non, et les enfants nés de leur union (ou adoptés) correspondent ainsi à 70 % des familles en France en 2011, contre 75 % en 1999 (Insee, 2015). 4.  Ce façonnement des rapports amoureux par l’ordre social est d’ailleurs magistralement mis en scène dans le film The Lobster de Yorgos Lanthimos (2015), qui imagine un univers carcéral-­amoureux où les personnes célibataires sont placées sous surveillance et contraintes de trouver leur « moitié » en un temps limité, sous la menace de subir une métamorphose animalière si elles échouent. Elles sont donc « rééduquées » à une « vie à deux », qui vante ses bénéfices et punit tout écart aux (très strictes) normes conjugales.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 119

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Nouvelles alliances, nouvelles interrogations

07/02/2017 09:23:21

Conjugalité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

du concept pour analyser d’autres configurations, tout en interrogeant la norme conjugale hétérosexuelle. Même si ces formes de conjugalité ne sont pas partout reconnues comme telles, on les nomme bien ici « conjugalités », au sens où elles sont ainsi signifiées par les partenaires, quelle que soit la temporalité des rapports. En ce sens, la conjugalité n’est plus seulement indexée sur l’hétérosexualité ou sur la monogamie ni sur la stabilité du couple. Des chercheurs et chercheuses nord-­ américain·e·s élargissent le concept : « Il existe des familles de toute sorte et de toutes les couleurs allant des familles “traditionnelles” aux couples sans enfant, en passant par les familles monoparentales, recomposées ou des familles choisies dont les membres ne sont pas toujours liés par le mariage, le sang ou la loi » [Bernstein et Reimann, 2011, p. 3, notre traduction]. En France, les premières études qui s’interrogent sur les normes régissant la conjugalité gaie (masculine) sont apparues dans les années 1980, avec en toile de fond l’épidémie du sida. L’enquête pionnière de Michael Pollak met ainsi en lumière la non-­exclusivité sexuelle et la moindre stabilité des relations conjugales dans ce groupe [1982]. Depuis, les représentations du couple gai se sont transformées, les discours publics ayant permis de penser la conjugalité comme « un lieu de solidarité, d’attachements forts et de sentiments d’engagement et de support mutuel » [Lerch, 2007]. Des études plus récentes [Courduriès, 2011] montrent néanmoins la persistance de cet écart à la norme monogame chez les gays. Cette prédisposition au multipartenariat serait forgée tant par des conditionnements de genre que par les stigmates liés à l’homosexualité (qui ont conduit au développement d’espaces de rencontre spécifiques dédiés à l’échange sexuel) et les normativités propres au milieu gai [Lerch, 2007]. Comment les vies gaies et bisexuelles non monogames se positionnent-­elles vis-­à-­vis des discours officiels sur l’amour et l’intimité, la communauté et le patriotisme ? Christian Klesse, qui a mené une enquête sur la polygamie dans les relations bisexuel·le·s [2007], constate une prédisposition accrue d’hommes et de femmes bisexuel·le·s à nouer des relations ouvertes ou « open rela‑ tions ». Moins enclines à cette forme de conjugalité « libre » – en inadéquation avec les normes de genre qui structurent sexualité et amour et, ici, les lient inextricablement –, les lesbiennes privilégieraient, selon Natacha Chetcuti, la monogamie « sérielle », entendue comme le fait de vivre des relations d’exclusivité les unes après les autres [2010]. Cette auteure met également au jour la création d’un autre modèle relationnel chez ces femmes : le « multipartenariat affectif ». S’apparentant à une forme de couple qui continue à entretenir des relations d’une grande proximité affective avec leurs anciennes partenaires, ce modèle

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 120

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

120

07/02/2017 09:23:21

121

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

sous-­entend un registre d’affectivité étendu au-­delà du couple, structuré notamment par le partage de la dimension sexuelle lesbienne. Les études sur les conjugalités gaies et lesbiennes ne se limitent pas à l’analyse des normes sexuelles. En l’absence de distinction sexuée au sein de ces couples, peut-­on parler par exemple d’une division du travail domestique plus égalitaire ? Diverses recherches relativisent cette hypothèse, soulignant l’écart important entre les discours et les pratiques ainsi que l’« injonction à l’équité » qui pèse sur les couples de même sexe [Kaufmann, 1992 ; Courduriès, 2006]. Ces études montrent que, s’il existe une spécialisation moindre par rapport aux tâches domestiques au sein de ces couples, l’égalité semble loin d’être atteinte, suggérant que, lorsque les asymétries de pouvoir fondées sur le genre n’opèrent pas, d’autres inégalités, construites notamment sur le capital social ou le pouvoir économique, prennent alors le relais. Les études sur les parentalités queer ont également contribué à nourrir les débats sur les normes conjugales. Dans Families We Choose, Kath Weston livre les résultats d’une enquête pionnière réalisée dans les années 1980 sur la conjugalité des gays et des lesbiennes. Selon cette auteure, ce n’est pas parce que gays et lesbiennes disent « choisir » leur famille ou leur conjoint que ce choix se fait de manière moins déterminée socialement [Weston, 1998, p. xv]. Comme pour les autres couples, les couples queer répondraient à la norme homogame. Par ailleurs, elle souligne le rôle de ces familles dans la reproduction des hiérarchisations et des discours normatifs : « Les familles homoparentales ne peuvent pas être comprises en dehors des familles dans lesquelles lesbiennes et gays ont grandi. Le discours sur la filiation homosexuelle définit toujours ces familles en relation avec un autre type de famille : “hétérosexuelle”, “biologique”, “de sang”… termes que nombre de personnes homosexuelles appliquent à leur famille d’origine » [p. 3, notre traduction]. Enfin, l’inclusion d’autres configurations familiales dans le concept de conjugalité est le résultat de luttes militantes qui ont conduit à des avancées juridiques, ouvrant pour ces couples la possibilité de contracter une union reconnue par l’État, d’avoir accès au mariage et parfois à l’adoption. La question de la production de nouvelles normativités à la lumière de ces transformations a également fait l’objet de nombreuses réflexions théoriques. Tout en soulignant le caractère transgressif et original des arrangements mis en place par les gays et les lesbiennes pour constituer leurs familles, des auteur·e·s [Weston, 1998 ; Butler, 2006] mettent en garde contre les dangers éventuels que ces « normalisations » impliquent : déplacer le lieu de la délégitimation d’une partie de la c­ ommunauté queer à une autre, empêchant

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 121

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Conjugalité

07/02/2017 09:23:22

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

ainsi de rendre intelligibles les « relations des acteurs sexuels qui évoluent hors des limites du lien marital ou de ses formes alternatives reconnues, bien qu’illégitimes » [Butler, 2006, p. 127]. S’inscrire dans le champ de la sexualité « lisible », par le biais du mariage ou d’une autre forme de contrat d’union civile, impliquerait ainsi une forme de refus à repenser l’organisation sociale qui, sous le contrôle étatique (social et sexuel), a promu l’inclusion de quelques-­un·e·s – en étendant l’ensemble des droits sociaux à partir du statut marital – contre l’exclusion des autres. Alors que les nouveaux arrangements sexuels et plus particulièrement les parentés émergentes ont contrarié une certaine doxa de la différence de sexe en démontrant que le symbolique ne précède pas le social, d’autres défis restent entiers : il s’agit notamment de trouver des formes de légitimation sans forger de nouvelles hiérarchies sociales et sans renforcer le pouvoir de l’État. Renvois aux notices : Filiation ; Hétéro/homo ; Parenté ; Queer.

Bibliographie Bernstein M. et Reimann R. (2011), Queer Families, Queer Politics. Challenging Culture and the State, New York, Columbia University Press. Bologne J.-­C. (2005), Histoire du mariage en Occident, Paris, Hachette Littératures. Bozon M. (2009), Sociologie de la sexualité, Paris, Nathan. Brenot P. (2001), Inventer le couple, Paris, Odile Jacob. Butler J. (2006), Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam. Chetcuti N. (2010), Se dire lesbienne. Vie de couple, sexualité, représentation de soi, Paris, Payot & Rivages. Coontz S. (1993), The Way We Never Were. American Families and the Nostalgia Trap, New York, Basic Books. Courduriès J. (2006), « Les couples gays et la norme d’égalité conjugale », Ethnologie française, vol. 36, n° 4, p. 705‑711. – (2011), Être en couple (gay). Conjugalité et homosexualité masculine en France, Lyon, PUL. Héritier F. (1996), Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob. Hua C. (1997), Une société sans père ni mari. Les Na de Chine, Paris, PUF. Kaufmann J.-­C. (1992), La Trame conjugale. Analyse du couple par son linge, Paris, Nathan. – (1993), Sociologie du couple, Paris, PUF. Klesse C. (2007), The Spectre of Promiscuity. Gay Male and Bisexual Non-­ monogamies and Polyamories, Farnham, Ashgate.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 122

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Conjugalité

122

07/02/2017 09:23:22

123

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Lerch A. (2007), « Normes amoureuses et pratiques relationnelles dans les couples gays. Héritage et inventivité ? », Informations sociales, n° 144, p. 108‑117. Lévi-­Strauss C. (1967), Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton. Mathieu N.-­C. (1991), L’Anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Éditions Côté-­femmes. Mathieu N.-­C. et Quiminal C. (2000), « Un hommage critique à Lévi-­ Strauss et Freud : Gayle Rubin (1975). Entretien avec Nicole-­Claude Mathieu réalisé par Catherine Quiminal », Journal des Anthropologues, p. 41‑52. Pollak M. (1982), « L’homosexualité masculine, ou le bonheur dans le ghetto ? », Communications, vol. 35, n° 1, p. 37‑55. Prost A. (1987), « La famille et l’individu », in Ariès P. et Duby G. (dir.), Histoire de la vie privée. Tome V : Histoire de la vie privée, Paris, Le Seuil, p. 61‑113. Rebreyend A.-­ C. (2008), Intimités amoureuses. France, 1920‑1975, Toulouse, Presses universitaires du Mirail. Rubin G. (1998), « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », Cahiers du Cedref, p. 3‑81. Salcedo Robledo M. (2015), « Amours suspectes : couples binationaux de sexe différent ou de même sexe sous le régime de l’“immigration subie” », thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS. Singly F. de (2004), Le Soi, le couple et la famille, Paris, Nathan. Smadja E. (2011), Le Couple et son histoire, Paris, PUF. Walsh A. (2003), Histoire du couple en France. De la Renaissance à nos jours, Paris, Éditions Ouest-­France. Weiner A. (1983), La Richesse des femmes ou comment l’esprit vient aux hommes. Îles Trobriand, Paris, Le Seuil. Weston K. (1998 [1991]), Families We Choose. Lesbians, Gays, Kinship, New York, Columbia University Press. Zelizer V. (2001), « Transactions intimes », Genèses, n° 42, p. 121‑144.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 123

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Conjugalité

07/02/2017 09:23:22

Consommation  1

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

« I Am Woman, Hear Me Shop » (Je suis une femme, écoute-­moi faire les boutiques), inscrit en caractères gras et taille 24 : tel est le titre d’un article du 14 février 2005, publié dans l’édition en ligne de Businessweek. Il entend montrer que « le pouvoir de la consommatrice est en train de changer la manière dont les entreprises conçoivent, fabriquent et commercialisent leurs produits ». Aux États-­Unis, note la journaliste, ce sont les femmes qui font le plus souvent les courses et prennent la plupart des décisions d’achats, bien que leurs salaires ne représentent encore que 78 % de ceux des hommes. L’identité des femmes serait-­elle davantage définie par le fait de faire les courses que celle des hommes, comme le titre de cet article le laisse entendre ? Les femmes auraient-­elles une influence particulière sur le type de biens de consommation produits ? Un autre article, publié en avril de la même année dans le Chicago Tribune, suscite quelques doutes. Il y est question d’une série d’incidents lors desquels de jeunes garçons se sont entichés de baskets d’une marque célèbre au point de tuer pour se les procurer : en bref, deux jeunes en ont assassiné un autre de leur connaissance, âgé de quinze ans, pour lui prendre ses Nike. Un tel désir n’a rien de spontané : les publicités pour les chaussures de sport, mais aussi pour les voitures, la bière, les ordinateurs et les costumes élégants ciblent explicitement les hommes, soulignant que leur virilité dépend des biens qu’ils possèdent. Les courses ne sont assurément pas une activité réservée à un sexe. Les filles comme les garçons, les femmes comme les hommes participent tous activement à la société de consommation. Mais si les hommes désirent au 1. Ce texte est une version remaniée et mise à jour de : Auslander L. (2008), « Consumption », in Smith B. G. (dir.), The Oxford Encyclopedy of Women in World History, Oxford, Oxford University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 124

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Leora Auslander Traduction par Christophe Jaquet

07/02/2017 09:23:22

125

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

moins autant que les femmes posséder des choses, cela ne veut pas dire qu’ils et elles veulent les mêmes ou les veulent pour les mêmes raisons. La consommation, comme le travail, la parentalité, l’amour ou le jeu, est une activité genrée qui a des significations diverses selon les contextes. Depuis le premier tiers du xxe siècle et les travaux désormais classiques de Georg Simmel [1900], Thorsten Veblen [1912] et Maurice Halbwachs [1933], déterminer qui influence les consommateurs et consommatrices, comprendre ce que les gens pensent faire quand ils font leurs achats et analyser l’usage qu’ils font des produits acquis intéressent les historien·ne·s [Roche, 1989], les sociologues [Baudrillard, 1970], les anthropologues [Douglas et Isherwood, 1979] et les psychologues [Csikszentmihalyi et Rochberg-­Halton, 1981]. Mais ce n’est que depuis la fin des années 1970 que la dimension genrée [gen‑ dering] des pratiques de consommation fait l’objet d’une attention systématique. Dans les années 1970 et 1980, les sciences humaines et sociales ont été fortement influencées par les mouvements féministes (et gauchistes) contemporains. Les théoricien·ne·s féministes, dont Frigga Haug [1987] et Stuart et Elizabeth Ewen [1982], ont été particulièrement critiques quant au rôle du marché, et en particulier de la publicité, dans la construction pernicieuse de normes de genre. On estimait généralement que les hommes et les femmes, mais particulièrement les femmes, étaient des victimes largement passives de ces campagnes. Cette idée a été rapidement contestée par d’autres théoricien·ne·s féministes, souvent (mais pas toujours) de la génération suivante, qui ont mis au jour le fait que les femmes utilisent depuis longtemps la consommation à leurs propres fins, y compris pour revendiquer une place politique [Bard 2010a et 2010b ; Breen, 2004 ; Cohen, 2003 ; de Grazia, 1996], bâtir une culture postcoloniale/nationale/impériale [Auslander, 2011 ; Carter, 1997 ; Russell, 2004], critiquer les pratiques de travail [Sussman, 2000], exprimer une appartenance de classe [Hodge, 2014], une identité de genre et/ou de sexualité [Bard, 2010a et 2010b ; Kornetis, Kotsovili et Papadogiannis, 2016 ; Leduc, 2006] ou encore une solidarité raciale ou ethnique [Heinze, 1990]. Suivant le modèle proposé par ces travaux, qui met en avant l’usage créatif du consumérisme par les femmes elles-­ mêmes, les chercheurs et chercheuses se sont intéressé·e·s aux achats faits par les hommes et à leurs usages des biens achetés, en portant une attention particulière à la place de la sexualité ou de l’orientation sexuelle dans les pratiques de consommation [Breward, 1999 ; Chauncey, 1994], mais aussi à l’affirmation d’un pouvoir [Miller, 2009 ; Zakim, 2003]. Si ces travaux n’ignorent pas que les désirs des ­consommateurs et des consommatrices sont largement construits par le marché, ils n’en sont

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 125

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Consommation

07/02/2017 09:23:22

126

Consommation

pas moins extrêmement attentifs à l’usage que les hommes comme les femmes peuvent faire de leur rôle de consommateur. L’intersectionnalité est par ailleurs au cœur des recherches les plus récentes, la plupart des auteur·e·s analysant chez les consommateurs et consommatrices l’expression simultanée du genre et d’une autre appartenance, comme la nation, la classe, la race ou la religion.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Si les hommes aussi entretiennent leur famille, ce sont les femmes qui, depuis des temps immémoriaux, ont la responsabilité de l’approvisionnement quotidien du ménage [de Grazia, 1996 ; Goggin et Tobin, 2009 ; Guérin et Selim, 2012 ; Kornetis, Kotsovili et Papadogiannis, 2016 ; Lemire, 2010]. Ce sont elles qui achètent de quoi préparer les repas, mais aussi de quoi se vêtir et vêtir leur famille – laine, fil, tissu, habits tout faits – et ce sont souvent elles qui décorent et entretiennent le foyer. Que ce soit lors des épisodes de famine provoqués par la sécheresse ou la maladie dans l’Europe du Moyen Âge ou du début de l’époque moderne et qui continuent aujourd’hui de dévaster l’Afrique, ou dans les temps de pénurie qui accompagnent généralement les guerres, ou encore dans la lutte quotidienne des pauvres, c’est sur les femmes qu’a pesé et que pèse encore le plus lourdement la charge de la subsistance et du confort du foyer. Cette obligation n’a pas toujours été qu’un fardeau : les femmes ont aussi utilisé leur pouvoir d’achat comme un outil politique et un moyen de communication, d’expression de soi et même de réalisation de soi. Dans les périodes de pénurie, elles ont eu recours à l’émeute, à la contrebande et même au vol afin de pouvoir nourrir leur famille ou lui procurer des biens de première nécessité. De façon moins spectaculaire, elles ont adressé des pétitions aux autorités, se sont battues pour obtenir des prêts, ont boycotté des biens produits ou vendus dans des conditions inacceptables [Sussman, 2000]. Elles ont également trouvé toutes sortes de moyens ingénieux pour donner une quatrième, voire une cinquième vie à des vestiges de chaussures ou de couvertures. Elles se sont aussi, parfois, réjouies tout simplement des aspects sensuels et sociaux de l’acte d’achat et de l’usage de marchandises [Tisseron et Tisseron, 1988], et ont pu prendre du plaisir dans le toucher d’un tissu, dans la silhouette nouvelle qu’une robe donnait à leur corps, dans l’élégance donnée à une fenêtre par un rideau attentivement choisi, dans une odeur entêtante d’épices sur un marché ou dans l’éclat d’une belle aubergine. Les discussions avec des ami·e·s ou des commerçant·e·s peuvent aussi être une source de satisfaction, et le shopping un sujet inépuisable de conversation – trouver le meilleur prix

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 126

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

La division genrée du travail de consommation

07/02/2017 09:23:22

127

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

ou la meilleure qualité, guetter une bonne affaire, se permettre une folie, marchander avec un vendeur ou une vendeuse, transmettre ses talents de consommatrice à la génération suivante… Les biens de consommation communiquent également à la place de ceux et celles qui les possèdent et les utilisent : en décorant leur maison d’une certaine manière et en portant certains vêtements ou accessoires, les femmes donnent aux autres des indications sur leur revenu, leur classe sociale, leur origine ethnique, leur orientation sexuelle, leur opinion politique et leur religion. La consommation n’a pas été le seul travail des femmes, mais, depuis le milieu du xviiie siècle en particulier, elle a joué un rôle considérable dans la vie des femmes et celles-­ci, en tant que consommatrices, ont exercé une influence profonde à la fois sur les modes de production des biens et les types de biens produits. Consommer par temps de pénurie : la survie, l’ingéniosité et les droits Ce n’est que très récemment, et seulement pour une infime minorité de la population mondiale, que les hommes et les femmes ont pu compter sur une alimentation, des vêtements et un logement convenables. Les pénuries alimentaires dues à des causes naturelles ou humaines n’ont jamais cessé. La fiscalité, les bas salaires, les prix élevés et la guerre sont les moyens bien connus par lesquels les humains ont provoqué et provoquent encore, volontairement ou non, la famine, la misère et la clochardisation. Ces multiples causes de pénurie ont reçu des réponses différentes, le plus souvent à l’initiative des femmes, auxquelles est généralement attribuée la responsabilité de l’approvisionnement. Dans l’Europe du début de l’époque moderne, alors que les prix des biens de première nécessité étaient fixés par l’État, c’était au monarque que les femmes s’adressaient lorsqu’ils étaient trop élevés ou que l’offre était insuffisante. Lorsque ces revendications restaient vaines, elles descendaient dans la rue, prenaient le pain, la farine et les autres denrées dont elles avaient besoin pour nourrir leur famille ou la protéger du froid. À l’époque du « libre marché », les prix non réglementés posent des difficultés comparables aux ménages pauvres, et les femmes ont à nouveau recours à la mobilisation politique et à l’action directe. Hier comme aujourd’hui, quand les matières premières permettant de se vêtir et de se loger ne sont pas disponibles, les femmes font les poubelles, volent et construisent des abris avec de la boue, du carton, des bidons et des sacs-­poubelle. Les vêtements peuvent être recyclés, les manteaux doublés de papier journal, les pneus servir de semelle. Les services des maisons de prêt sur gage ont longtemps été utilisés avec beaucoup de créati-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 127

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Consommation

07/02/2017 09:23:22

Consommation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

vité : un objet n’étant pas immédiatement nécessaire est gagé contre de l’argent pour en acheter un autre, qui sera ensuite utilisé pour récupérer le premier [Fontaine, 2014 ; Stallybrass, 1998]. Dans les États qui disposent d’un système de protection sociale ou bénéficient d’une aide internationale, les femmes ont trouvé des moyens d’optimiser ces ressources toujours insuffisantes. Telles sont les réponses aux catastrophes naturelles et à la pauvreté quotidienne ; la guerre, elle, engendre des difficultés de ravitaillement spécifiques. Les périodes de guerre s’accompagnent toujours de pénuries, soit parce que les villes sont assiégées et les habitant·e·s littéralement affamé·e·s ; soit parce que la stratégie adoptée est de détruire les champs, les habitations, les usines et les ateliers ; soit, encore, parce qu’en monopolisant la nourriture, les vêtements, les métaux et les moyens de chauffage, la guerre entraîne de sévères privations. Ces difficultés ont toutefois stimulé l’ingéniosité des personnes qui y ont été confrontées : les femmes ont inventé des recettes avec des aliments improbables (et souvent peu appétissants) ; dans les villes, certaines ont appris à reconnaître des plantes sauvages comestibles tandis que d’autres ont utilisé leurs compétences sociales et leurs talents de négociation pour persuader des habitants des campagnes d’échanger ou de vendre qui un poulet, qui du beurre, qui un jambon. L’inventivité ne s’est pas limitée à la nourriture : les femmes ont aussi créé de nouvelles formes d’habillement et de nouveaux moyens de chauffage, mais aussi pratiqué le trafic de tickets de rationnement et échangé des cigarettes de contrebande contre des biens de nécessité [Veillon, 2001 ; Yellin, 2004]. Les capacités démontrées par les femmes en tant que consommatrices en temps de guerre leur ont parfois valu la reconnaissance politique une fois la paix revenue. Les historien·ne·s ont ainsi montré de façon convaincante que la contribution des femmes à l’« effort de guerre » – comme consommatrices et productrices – a joué un rôle crucial dans la conquête d’une reconnaissance politique et l’acquisition de nouveaux droits après chacune des deux guerres mondiales. Consommer par temps d’abondance : la fabrication du moi, de la famille et de la nation Si les femmes jouent depuis très longtemps un rôle crucial dans l’acquisition et l’usage de biens de consommation, une des caractéristiques de la modernité est l’invention de la consommatrice. L’Europe a été à l’avant-­garde de ce mouvement, qui s’est ensuite étendu rapidement – et de façon très inégale – au monde entier. Avec la séparation croissante entre le lieu de travail et le lieu de vie est apparu un nouvel idéal pour

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 128

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

128

07/02/2017 09:23:22

129

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

les femmes : celui de la « femme au foyer », dont une des tâches principales était l’acquisition et l’usage adéquats de biens. Au lieu de se soucier d’apporter suffisamment de calories nutritionnelles à leur famille, les femmes ont dû préparer des repas goûteux et alléchants. Au lieu de se battre pour être au chaud et au sec en hiver et pour ne pas trop souffrir de la chaleur en été, elles ont dû apprendre quels étaient les vêtements appropriés pour chacun des membres de la famille en fonction de leurs activités respectives. Par leur travail de consommatrices, les femmes ont servi leur pays, en conservant et en transmettant un goût considéré comme le socle de l’identité nationale et en fournissant un marché pour les produits nationaux [Auslander, 2011 et 2014 ; Carter, 1997 ; Finnane, 2008 ; Russell, 2004]. Les médias utilisés pour enseigner les pratiques de consommation varient selon les périodes. Au xixe siècle, les livres d’étiquette, les magazines de mode et de décoration, les traités sur l’art de la cuisine et du ménage ont joué un rôle privilégié dans la modélisation de la consommation bourgeoise. Romans et pièces de théâtre, quel que fût leur sujet, ont également servi de guides. La publicité, sur les devantures des boutiques, dans les journaux et les catalogues ou sur les tramways et les murs des maisons, encourageait les actes d’achat et suggérait des biens à acquérir. Mais ce flot d’incitations à la consommation a aussi produit de l’angoisse, même chez ceux et celles qui l’encourageaient, comme en témoigne l’identification d’une nouvelle pathologie : la cleptomanie. Les cleptomanes ont été définis comme des personnes – presque exclusivement des femmes – qui volent non par besoin, mais par désir : elles sont si excitées par l’apparence et par le toucher d’un tissu dans un magasin qu’elles ne peuvent résister à tout faire pour le posséder [Tisseron et Tisseron, 1988 ; Whitlock, 2005]. Cette reconnaissance du pouvoir des objets – à la fois bon et mauvais – a encouragé les sociologues et les spécialistes du travail social à intervenir dans le consumérisme des milieux modestes. On a appris aux femmes de la classe ouvrière inférieure et de la population immigrée à « bien consommer » dans des cours du soir délivrés par des travailleurs sociaux et travailleuses sociales. Ce modèle a été étendu aux sujets coloniaux, au moment où les mass media et le marché de masse ont connu une expansion sans précédent et transformé la société de consommation [Heinze, 1990]. Le xxe siècle a vu l’entrée dans la culture mondiale de la radio, du cinéma, de la télévision et enfin d’Internet. Tandis que les médias culturels du xixe siècle – la fiction, le musée et le théâtre – avaient gardé la publicité à distance, il n’en fut pas de même au siècle suivant. La radio a d’abord développé une publicité sophistiquée, mais c’est avec le cinéma que le lien entre art et consommation a été le plus solidement

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 129

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Consommation

07/02/2017 09:23:22

Consommation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

construit. Les tenues portées par les stars ont été promues, sous une forme modifiée, dans les magasins [Gaines, 1990] et les spectatrices ont été directement encouragées à imiter les célébrités qu’elles admiraient en adoptant leur apparence et, plus généralement, leur mode de vie. Les femmes devaient ainsi consacrer leur vie à la consommation, mais pas de n’importe quelle manière [Pulju, 2011]. Le rôle de consommatrice des femmes de la bourgeoisie consistait à assurer la stabilité politique en veillant à la reproduction du goût national, à garantir l’existence d’hommes productifs et « domestiqués » en les attachant au confort du foyer, à consolider les identités et les différences de classe à travers la ressemblance et la dissemblance matérielles [Carter, 1997 ; Finnane, 2008 ; Hodge, 2014 ; Lemire, 2010 ; Roche, 1989 ; Russell, 2004]. Les femmes de la classe ouvrière et des populations colonisées devaient, de leur côté, se contenter de consommer en fonction de ce à quoi leur statut social les destinait [Auslander, 2011 ; Breen, 2004 ; Lemire, 2010]. Les consommatrices ont également participé à diverses luttes politiques. Pendant la guerre froide, par exemple, Berlin-­Ouest a servi de vitrine à ce que le capitalisme pouvait apporter aux consommateurs et consommatrices, en particulier à ces dernières, et les foires internationales – à l’image de l’American National Exhibition organisée à Moscou en 1959 – ont eu pour fonction principale de diffuser un message d’abondance. Les autorités de l’Union soviétique ont réagi en promettant d’augmenter la production de biens de consommation et, parfois, d’élargir l’accès aux produits occidentaux. Dire que les femmes ont été la cible de campagnes agressives visant à influencer leurs habitudes d’achat ne signifie pas qu’elles ont été les victimes passives du système de consommation. Les femmes ont utilisé des biens de consommation pour formuler un refus des normes existantes de sexe, de genre, de race et de classe, et pour en inventer d’autres. Et si la richesse a facilité cet usage (ré)créatif des objets, les recherches montrent qu’il n’est pas resté le privilège des femmes riches ni même de celles de la classe moyenne. En effet, au xixe siècle et plus largement au xxe, les femmes de la classe ouvrière ont à leur tour effectué des achats de loisir et pratiqué les divertissements commerciaux ; même les esclaves, dont l’autonomie et l’accès au marché étaient évidemment limités, pouvaient utiliser les biens de façon créative. Il est incontestable que la consommation a fini par jouer un rôle central dans la vie des femmes, mais ce rôle n’a jamais été entièrement prévisible et n’a pas toujours servi les intérêts de l’État ou du capitalisme [de Grazia, 1996 ; Goggin et Tobin, 2009 ; Guérin et Selim, 2012 ; Kornetis, Kotsovili et Papadogiannis, 2016 ; Lemire, 2010 ; Pulju, 2011].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 130

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

130

07/02/2017 09:23:22

131

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Ces pratiques ne sont pas limitées aux femmes. Le travestissement est un exemple de mobilisation transgenre des biens de consommation : il s’agit de porter un ou des vêtements de l’« autre » sexe. Le travestissement permet aux personnes qui ont le sentiment de ne pas être nées dans le bon corps d’apparaître au monde dans le genre qu’elles se sentent vivre. Pour d’autres travestis, en revanche, c’est un refus du genre associé à son sexe biologique : on se sent bien dans son corps masculin, par exemple, mais on en refuse les caractéristiques et les attentes en termes de « performance » de genre qui lui sont attribuées, comme la tenue vestimentaire ou ce que signifie être un homme [Bard, 2010a et 2010b ; Chauncey, 1994 ; Bard et Pellegrin, 1999 ; Leduc, 2006 ; voir la notice « Drag et performance »]. D’autres pratiques vestimentaires subversives sont exclusivement masculines. Le mouvement des années 1980 connu sous le nom de Sape (Société des ambianceurs et des personnes élégantes) témoigne que l’« habit fait l’homme » [Gandoulou, 1989]. Les « sapeurs » étaient des Zaïrois et des Congolais pauvres qui se procuraient de la mode européenne masculine dernier cri et considéraient, une fois vêtus de cette façon, qu’ils appartenaient à l’élite pour laquelle ces vêtements étaient fabriqués. Le mode de vie nécessaire pour assurer ce style vestimentaire était difficile à concilier avec la vie de famille : ces tenues étaient extrêmement onéreuses, acquises souvent illégalement, et l’idéal était de vivre dans un mouvement permanent entre l’Afrique et l’Europe. Les « sapeurs » vivaient pour leur style, un style jugé et vécu par des hommes. Ayant été élevés par des pères et par des grands-­pères « évolués », qui portaient le costume occidental exigé par le régime colonial, et ayant eux-­mêmes subi l’imposition par le régime de Mobutu de la mode de l’anticostume, l’« abacost » (à bas le costume), ils ont continué à prendre l’habillement très au sérieux, mais d’une manière tout à fait différente. Ce qu’il y a de frappant dans le phénomène des « sapeurs », c’est l’union d’un rejet du nationalisme et du productivisme de la période de l’après-­indépendance avec un refus de la masculinité hégémonique. Il existe bien sûr des parallèles chez les femmes dans le rejet, à la même époque, des formes vestimentaires jugées appropriées par le régime, mais les « sapeurs » sont un exemple particulièrement saisissant du fait que l’habillement peut à la fois s’enraciner dans un récit politique et le déborder de toutes parts. Les usages politiques de la consommation La dépendance du marché et de l’État-­nation à l’égard des consommateurs et consommatrices, et la prise de conscience accrue chez les femmes

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 131

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Consommation

07/02/2017 09:23:22

Consommation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

d’être des consommatrices ont rendu possible une mobilisation politique autour de la consommation. Suivant les pas des femmes du continent européen qui se révoltaient pour de la nourriture et qui réclamaient du pain au roi, les femmes de l’Amérique coloniale ont joué un rôle privilégié dans la campagne de boycotts qui fut au cœur de la révolution américaine [Auslander, 2011 ; Breen, 2004]. Cependant, la grande différence entre ces deux mouvements est que si, dans le premier moment politique, les femmes se mobilisaient autour d’un droit à consommer, les boycotts supposaient, au contraire, l’organisation d’un refus de consom‑ mer un produit pour le remplacer par un autre. Les indépendantistes américain·e·s portaient, par exemple, des vêtements confectionnés avec du tissu produit sur le sol américain plutôt qu’importé et buvaient du café plutôt que du thé. Le boycott impliquait très rarement la privation absolue et était donc déjà le produit d’une société de consommation. Cette stratégie a été surtout mobilisée dans la lutte pour la justice raciale des deux côtés de l’Atlantique. Dans les années 1810 et 1820, les femmes engagées dans le mouvement contre l’esclavage ont organisé un boycott des biens produits par des esclaves, et notamment le sucre [Sussman, 2000]. Un peu plus d’un siècle plus tard, les Africains-­ Américains, femmes et hommes, ont demandé un droit d’accès égal à la consommation. En osant aller dans des restaurants ou des commerces qui refusaient de servir des Noir·e·s et en s’asseyant dans les parties des bus et des trains réservées aux Blanc·he·s, les Africains-­Américains ont montré l’importance symbolique de l’espace de consommation dans la vie contemporaine [Cohen, 2003]. À la fin du xxe siècle, des féministes, suivant les écologistes, ont arrêté de manger de la viande et des produits à base de viande, estimant que cela détruisait à la fois le corps humain et la planète [Adams, 1990 ; voir la notice « Animal »]. Le féminisme végane, au début du xxie siècle, poursuit cet engagement en théorisant le refus de consommer des produits d’origine animale au nom de valeurs féministes et en associant domination masculine et consommation de viande. Les boycotts organisés par des associations de consommateurs et consommatrices contre les produits fabriqués par des esclaves et, plus tard, par les entreprises ne respectant pas les droits syndicaux, les campagnes visant à éliminer la chosification des femmes dans la publicité et la mobilisation actuelle contre divers aspects de la mondialisation sont autant de techniques de lutte par lesquelles les femmes, parfois alliées avec des hommes, ont utilisé et continuent d’utiliser leur pouvoir consumériste pour essayer d’améliorer la vie de ceux et celles qui produisent et consomment ces produits [Sussman, 2000 ; Furlough, 1991]. Consom-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 132

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

132

07/02/2017 09:23:22

Consommation

133

mer peut ainsi constituer un indéniable pouvoir : encore faut-­il que les femmes et les hommes puissent s’en emparer. Renvois aux notices : Animal ; Culture populaire ; Mondialisation ; Nation ; Objets ; Vêtement.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Adams C. J. (1990), The Sexual Politics of Meat. A Feminist-­Vegetarian Critical Theory, New York, Continuum. Auslander L. (2011), Des révolutions culturelles. La politique du quoti‑ dien en Grande-­Bretagne, en Amérique et en France, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail. –  (2014), « Actualité de la recherche », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 40. Bard C. (2010a), Histoire politique du pantalon, Paris, Le Seuil. – (2010b), Ce que soulève la jupe. Identités, transgressions, résistances, Paris, Autrement. Bard C. et Pellegrin N. (dir.) (1999), « Femmes travesties, un “mauvais” genre », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 10. Baudrillard J. (1970), La Société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Denoël. Breen T. H. (2004), The Marketplace of Revolution. How Consumer Politics Shaped American Independence, Oxford, Oxford University Press. Breward C. (1999), The Hidden Consumer. Masculinities, Fashion, and City Life, 1880‑1914, Manchester, Manchester University Press. Carter E. (1997), How German is She ? Postwar West German Reconstruction and the Consuming Woman, Ann Arbor, University of Michigan Press. Chauncey G. (1994), Gay New York. Gender, Urban Culture, and the Makings of the Gay Male World, 1890‑1940, New York, Basic Books. Cohen L. (2003), A Consumer’s Republic. The Politics of Mass Consumption in Postwar America, New York. Csikszentmihalyi M. et Rochberg-­Halton E. (1981), The Meaning of Things. Domestic Symbols and the Self, Cambridge, Cambridge University Press. de Grazia V. (dir.) (1996), The Sex of Things. Gender and Consumption in Historical Perspective, Berkeley, University of California Press. Douglas M. et Isherwood B. (1979), The World of Goods, New York, Basic Books. Ewen S. et Ewen E. (1982), Channels of Desire. Mass Images and the Shaping American Consciousness, New York, McGraw Hill. Finnane A. (2008), Changing Clothes in China. Fashion, History, Nation, New York, Columbia University Press. Fontaine L. (2014), Le Marché. Histoire et usages d’une conquête sociale, Paris, Gallimard.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 133

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bibliographie

07/02/2017 09:23:22

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Furlough E. (1991), Consumer Cooperation in France. The Politics of Consumption, 1834‑1930, Ithaca, Cornell University Press. Gaines J. (1990), Fabrications. Costume and the Female Body, Londres, Routledge. Gandoulou J.-­D. (1989), Dandies à Bacongo. Le culte de l’élégance dans la société congolaise contemporaine, Paris, L’Harmattan. Goggin M. D. et Tobin B. F. (dir.) (2009), Material Women, 1750‑1950. Consuming Desires and Collecting Practices, Farnham, Ashgate. Guérin I. et Selim M. (dir.) (2012), À quoi et comment dépenser son argent ? Hommes femmes face aux mutations globales de la consommation, Paris, L’Harmattan. Halbwachs M. (1933), L’Évolution des besoins dans les classes ouvrières, Paris, F. Alcan. Haug F. (1987), Female Sexualization. A Collective Work of Memory, Londres, Verso. Heinze A. R. (1990), Adapting to Abundance. Jewish Immigrants, Mass consumption, and the search for American Identity, New York, Columbia University Press. Hodge C. J. (2014), Consumerism and the Emergence of the Middle Class in Colonial America, Cambridge, Cambridge University Press. Kornetis K., Kotsovili E. et Papadogiannis N. (dir.) (2016), Consumption and Gender in Southern Europe Since the Long 1960s, Londres, Bloomsbury. Leduc G. (dir.) (2006), Travestissement féminin et liberté(s), Paris, L’Harmattan. Lemire B. (dir.) (2010), The Force of Fashion in Politics and Society. Global Perspectives from Early Modern to Contemporary Times, Farnham, Ashgate. Miller M. L. (2009), Slaves to Fashion. Black Dandyism and the Styling of Black Diasporic Identity, Durham, Duke University Press. Pulju R. (2011), Women and Mass Consumer Society in Postwar France, Cambridge, Cambridge University Press. Roche D. (1989), La Culture des apparences. Une histoire du vêtement (xviie-­ e xviii  siècle), Paris, Fayard. Russell M. L. (2004), Creating the New Egyptian Woman. Consumerism, Education, and National Identity, 1863‑1922, New York, Palgrave Macmillan. Simmel G. (1900), Philosophie des Geldes, Leipzig, Duncker & Humbolt. Stallybrass P. (1998), « Marx’s coat », in Spyer P. (dir.), Border Fetishisms. Material Objects in Unstable Spaces, Londres, Routledge. Sussman C. (2000), Consuming Anxieties. Consumer Protest, Gender, and British Slavery, 1713‑1833, Stanford, Stanford University Press. Tisseron S. et Tisseron Y. (1988), L’Érotisme du toucher des étoffes, Paris, Librairie Séguier Archimbaud. Veblen T. (1912), The Theory of The Leisure Class, an Economic Study of Institutions, New York, Macmillan. Veillon D. (2001), La Mode sous l’Occupation, Paris, Payot.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 134

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Consommation

134

07/02/2017 09:23:22

Consommation

135

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 135

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Whitlock T. C. (2005), Crime, Gender, and Consumer Culture in nineteenth-­century England, Aldershot, Ashgate, 2005. Yellin E. (2004), Our Mothers’ War. American Women at Home and at the Front during World War II, New York, Free Press. Zakim M. (2003), Ready-­Made Democracy. A History of Men’s Dress in the American Republic, 1760‑1869, Chicago, University of Chicago Press.

07/02/2017 09:23:22

Contraception et avortement

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

La littérature scientifique contemporaine met en avant une « modernité » reproductive occidentale marquée par des naissances dont le nombre et le rythme seraient rationnellement planifiés grâce à des méthodes contraceptives très efficaces, et, exceptionnellement, en cas d’échec, à l’avortement. Cette « modernité » est définie dans un système d’oppositions – fécondité pré/post­transition démographique, contraception traditionnelle/moderne, contraception/avortement – qu’on peut néanmoins déconstruire. D’une fécondité incontrôlée à une modernité contraceptive ? La contraception et l’avortement s’inscrivent dans un large ensemble de pratiques de régulation des naissances, qui peuvent aller de l’abstinence à l’infanticide, et dont anthropologues et historien·ne·s ont retrouvé la trace à toutes les périodes et dans toutes les sociétés [Devereux, 1955 ; McLaren, 1996]. Les démographes ont montré que ces pratiques avaient acquis une ampleur et une signification radicalement nouvelles à partir du xviiie siècle en Europe, lors d’un processus qualifié de « révolution/transition démographique ». Il s’agit de l’évolution depuis un régime de « fécondité naturelle », propre aux sociétés agraires – où la limitation volontaire des naissances est marginale –, vers un régime de « fécondité contrôlée », caractéristique des sociétés industrielles – où cette limitation est devenue la norme. Cette grille d’analyse s’est généralisée dès l’entre-­deux-­guerres, au moment où l’accroissement naturel de la population déclinait au Nord alors qu’il augmentait dans les pays du Sud. Plaçant toutes les sociétés sur une échelle linéaire de développement, cette grille d’analyse cherchait dans le passé des populations européennes un modèle explicatif pour comprendre les comportements procréatifs des peuples « sous-­développés » et en prévoir les évolutions

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 136

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Mona Claro

07/02/2017 09:23:22

137

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

potentielles. Dans les années 1980, une nouvelle périodisation a émergé dans la littérature démographique : d’une part, une « première transition démographique » et une « première révolution contraceptive », caractérisée par l’usage des méthodes « traditionnelles » (notamment le coït interrompu), émergeant dans la plupart des pays occidentaux au xixe siècle ; d’autre part, une « seconde transition démographique » et une « seconde révolution contraceptive », rendue possible grâce au développement des méthodes dites « modernes » (notamment la pilule et le stérilet), dans ces mêmes pays, à partir des années 1960 [Van de Kaa, 2002 ; Leridon et al., 1987]. Toutefois, la théorisation de la baisse de la fécondité en termes de transition(s) démographique(s) a été partiellement remise en question. Ses dimensions évolutionnistes et ethnocentrées ont fait l’objet de critiques visant aussi bien sa charge idéologique que ses faiblesses heuristiques [Szreter, 1993 ; Greenhalgh, 1995 ; Charbit, 1999]. De nombreux travaux, intégrant notamment des perspectives anthropologiques et sociologiques, ont remis en cause cette vision universaliste ainsi que la notion de progrès linéaire en matière de contrôle des naissances. L’analyse binaire des comportements « archaïques » ou « traditionnels », associés à la résignation et à la fatalité, versus des comportements « modernes », associés à la planification et à la rationalité, s’est avérée largement inopérante [Fisher, 2006]. Des travaux sur l’Afrique subsaharienne, par exemple, ont montré qu’une natalité élevée ne pouvait pas être appréhendée comme une tradition immuable, que les pratiques procréatives « prétransitionnelles » ne relevaient pas de la passivité. Le concept de « fécondité naturelle » est limité si on veut comprendre la façon dont les femmes régulent en fait activement leur descendance : l’allaitement et l’abstinence post-­ partum sont utilisés pour espacer les naissances de plus de deux ans en moyenne ; les différences de fertilité entre femmes sont couramment rééquilibrées par le « fosterage » (une femme qui a « trop » d’enfants peut en confier à une parente qui n’en a « pas assez ») [Locoh, 1992 ; Bledsoe, 2002]. Enfin, des travaux portant aussi bien sur des contextes occidentaux que non occidentaux montrent que la contraception dite « traditionnelle » (retrait et calendrier) n’est pas forcément appréhendée en ces termes par les enquêté·e·s, d’où l’intérêt de privilégier le concept de contraception « non technologique » [Hirsch et Nathanson, 2001 ; Johnson-­Hanks, 2002 ; Gribaldo, Judd et Kertzer, 2009]. Quelles méthodes pour réguler les naissances ? Les méthodes de contrôle des naissances peuvent faire l’objet de différents systèmes de classification. On peut distinguer, notamment : des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 137

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Contraception et avortement

07/02/2017 09:23:22

Contraception et avortement

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

méthodes contraceptives technologiques ou non ; médicalisées ou non ; féminines ou masculines (ou éventuellement mixtes). Les méthodes non technologiques comprennent le retrait (ou coït interrompu), les pratiques sexuelles non coïtales, l’allaitement, dont l’émergence est très ancienne et difficile à dater, ainsi que l’abstinence périodique (dite également « méthode du calendrier », « des températures », ou encore « Ogino-­ Knaus »), mise au point dans les années 1930. Les méthodes technologiques datent essentiellement des xixe et xxe siècles et comprennent notamment le préservatif (très ancien, mais en caoutchouc seulement à partir de la fin du xixe siècle), le diaphragme, les spermicides, les méthodes hormonales (la pilule, inventée par Gregory Pincus en 1951 ; la « pilule du lendemain » ou contraception d’urgence, développée depuis les années 1960 ; les patchs, implants ou injections), le stérilet, inventé en 1928 par Ernest Gräfenberg (dispositif intra-­utérin avec ou sans hormones), la stérilisation (ligature des trompes ou vasectomie). La plupart de ces méthodes technologiques sont également médicalisées : seules les méthodes dites « barrières » (préservatifs et diaphragme) et les spermicides ne nécessitent pas l’intervention d’un·e professionnel·le de la santé. Toutes catégories confondues, les méthodes sont très majoritairement féminines, exception faite des préservatifs masculins, du retrait et de la vasectomie notamment. Les différences d’efficacité entre les méthodes peuvent être mesurées grâce à l’indice de Pearl : des essais cliniques ont montré que, dans des conditions d’utilisation typiques, sur 100 femmes qui recouraient au retrait, par exemple, au bout d’un an 27 en moyenne étaient toutefois enceintes, contre 8 sous pilule (dans des conditions « parfaites », respectivement 4 et 0,3 femmes) [Organisation mondiale de la santé et al., 2011]. En ce qui concerne l’avortement, on peut distinguer des méthodes non médicalisées très anciennes (potions et manœuvres diverses) et trois grandes méthodes médicalisées : curetage, apparu au xixe siècle ; aspiration, apparue au xxe siècle ; médicamenteuse, depuis les années 1980. La contraception contre l’avortement ? Le fait de distinguer et d’opposer contraception et avortement, plutôt que de les percevoir comme un continuum de pratiques visant un même but, ne va pas de soi. Dans plusieurs traditions scientifiques, théologiques et juridiques (Antiquité gréco-­romaine, catholicisme jusqu’en 1869, certaines exégèses de l’islam et du judaïsme, notamment), ce n’est pas la conception mais l’« animation » qui constitue un seuil crucial du début de la vie. Selon des représentations populaires anciennes qui peuvent persister aujourd’hui, tant que la femme ne sent pas le fœtus bouger,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 138

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

138

07/02/2017 09:23:22

139

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

autour des deuxième-­troisième mois, les démarches qu’elle entreprend pour ne pas être enceinte sont vues comme préventives plutôt qu’abortives (« faire revenir les règles »). Les progrès de la médecine, surtout à partir du xviiie siècle, ont contribué à discréditer ces sensations et, par un changement de régime de perception, à déplacer en amont le début socialement reconnu de la grossesse. Dans le même temps, certaines nouvelles technologies peuvent participer à rendre moins opérante la frontière entre contraception et avortement. Par exemple, l’avortement par aspiration sans dilatation du col de l’utérus (dite « méthode Karman », perfectionnée au cours de la seconde moitié du xxe siècle), parce qu’il peut être mis en œuvre très rapidement après une prise de risque et sans que la grossesse ne soit confirmée, brouille les frontières entre régulation des cycles menstruels, contraception d’urgence et avortement : ainsi, cette méthode a pu être légitimée en tant que « régulation menstruelle » dans certains pays du Sud où l’avortement est autrement illégal [Van de Walle et Renne, 2001] et, en Europe de l’Est, elle est souvent désignée comme un « mini-­avortement ». De même, l’avortement médicamenteux (« RU486 », inventé au début des années 1980) a été conceptualisé comme un « contragestif », ni contraception ni avortement, une catégorie qui comprend aussi bien la contraception d’urgence et le stérilet, et qui est définie par l’empêchement non pas de la conception, mais de la nidation [Baulieu, Héritier et Leridon, 1999]. Malgré le caractère largement arbitraire de la division contraception/avortement, ces deux moyens de limitation des naissances sont fréquemment distingués de façon moralisatrice : la contraception « responsable » s’opposerait à l’avortement « irresponsable », et ce, bien au-­ delà du mouvement « pro-­life » qui milite pour considérer l’embryon comme un être humain dès la conception, et l’avortement comme un meurtre. Dans de nombreux pays, les politiques de santé publique ont été imprégnées du présupposé selon lequel il est souhaitable pour les femmes que le recours à l’avortement diminue et qu’il suffit pour cela que la contraception technologique se diffuse. Pourtant, ce présupposé est loin d’être toujours statistiquement vérifié et attribuer la fréquence des avortements à l’incompétence contraceptive ou à l’irresponsabilité des femmes ne correspond pas à la réalité empirique. L’avortement n’est pas nécessairement vécu par les femmes comme moins « rationnel » et plus pénible que la contraception, notamment quand il est légal et sans risques [Luker, 1975]. Les femmes peuvent être de mieux en mieux protégées, de moins en moins confrontées aux grossesses indésirées, mais, dans le même temps, décider de plus en plus systématiquement d’avorter en cas de grossesse non prévue : dès lors, le maintien ou l’augmentation du recours à l’avortement ne sont pas incompatibles avec une

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 139

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Contraception et avortement

07/02/2017 09:23:22

140

Contraception et avortement

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Du néomalthusianisme aux droits reproductifs Il est révélateur que l’ouvrage d’Étienne-­Émile Baulieu, Françoise Héritier et Henri Leridon [1999] s’intitule Contraception, contrainte ou liberté ? et qu’Élise de La Rochebrochard parle d’une « légende rose » et d’une « légende noire » de la « médicalisation de la vie reproductive » [2008]. La contraception et l’avortement, qui ont fait l’objet de politisations intenses et contrastées dans différents contextes nationaux, sont souvent envisagés uniquement sous l’angle des progrès de l’égalité de genre et de la liberté sexuelle, alors qu’ils doivent aussi être compris comme un enjeu de contrôle social. C’est surtout au cours du xixe siècle que la limitation volontaire des naissances devient, au-­delà des domaines médical et religieux, une question politique sécularisée. Les discours qui émergent à cette époque en faveur d’une telle limitation se focalisent davantage sur la « question sociale » que sur la « question des femmes ». Malthus (1766‑1834), pasteur protestant libéral et figure emblématique de l’antinatalisme, appelle les classes populaires à remédier à leur propre misère en recourant à la « contrainte morale » (mariage tardif et abstinence). Au début du xxe siècle, le mouvement néomalthusien, prenant racine dans l’anticléricalisme, le socialisme utopique et l’anarchisme, reprend l’argumentaire malthusien pour faire la propagande de la « grève des ventres » parmi la classe ouvrière, c’est-­à-­dire de la contraception et, éventuellement, sur le mode du mal nécessaire, de l’avortement. La gauche marxiste, en revanche, récuse cette stratégie en définissant la surpopulation comme un faux problème lié au mode de production capitaliste. Outre cette focalisation sur la « question sociale », le néomalthusianisme est également porteur d’un discours sur l’épanouissement sexuel et amoureux ainsi que sur la liberté des femmes face à la maternité. Mais les mouvements féministes réformistes de la « première vague », en Europe, ont été en général plutôt réticents vis-­à-­vis de ces revendications : soucieux de renvoyer une image respectable, ils mettent en valeur

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 140

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

maîtrise accrue de leur fécondité. Par ailleurs, les « échecs » contraceptifs peuvent être analysés comme le résultat de rapports de pouvoir ainsi que de normes médicales, sexuelles, de genre, d’âge, etc. qui sont contraignantes et parfois difficiles à concilier : les oublis de pilule, les difficultés pour imposer l’usage du préservatif et, plus largement, pour s’approprier efficacement une contraception adaptée à chaque configuration relationnelle entre partenaires et à chaque étape d’une vie reproductive ne sont pas de simples défaillances individuelles [Bajos, Ferrand et équipe Giné, 2002 ; Bajos et al., 2004].

07/02/2017 09:23:23

141

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

la fonction sociale de la maternité pour obtenir des droits à partir de cette base. S’ils ont pu adopter les slogans de la « maternité volontaire » ou « consciente », il s’agit surtout d’offrir aux femmes mariées la possibilité d’éviter le risque de grossesse en refusant les rapports sexuels, et certaines féministes revendiquent même le « célibat militant » pour se préserver totalement des contraintes de la maternité. À la marge, quelques figures plus radicales, telles Nelly Roussel et Madeleine Pelletier en France, Marie Stopes en Angleterre, Helene Stöcker en Allemagne, Emma Goldman et Margaret Sanger aux États-­Unis, essaient tout de même de faire converger féminisme et promotion d’une fécondité maîtrisée [Cova, 1997 ; Gordon, 2002]. Margaret Sanger cherche à rendre ces revendications plus consensuelles en prônant un « birth control » (contrôle des naissances) qu’elle oppose clairement à l’avortement, et en s’éloignant de la gauche néomalthusienne ; elle épouse stratégiquement la cause eugéniste et prône « plus d’enfants chez les plus capables, moins d’enfants chez les inaptes ». Finalement, dans l’après-­guerre, elle contribue à la mise au point de la pilule en soutenant les travaux de Gregory Pincus. À partir des années 1940, c’est encore dans le souci d’éviter le stigmate de la radicalité que le mouvement pour le « birth control » s’est recomposé autour du mot d’ordre de la « parentalité planifiée » ou « planning familial ». La doctrine néomalthusienne reste fondamentale, mais désormais ce n’est plus tant la natalité élevée des classes populaires qui est construite comme un problème, mais plutôt celle du « tiers monde ». Les argumentaires sont distincts : au Sud, la lutte contre une « surpopulation » vue comme un obstacle au développement, reliée au spectre du communisme ; au Nord, la liberté de choix, l’harmonie conjugale et familiale [Pavard, 2012]. Pour la « deuxième vague » du féminisme occidental, dans les années 1960‑1970, l’accès à la contraception et à l’avortement devient une revendication quasi unanime, avec des slogans comme « Un enfant si je veux, quand je veux ». Les revendications féministes convergent alors partiellement avec les approches centrées sur le « planning familial », sans néanmoins se confondre avec celles-­ci. Les féministes avaient tendance à porter des propositions plus radicales : déplacer le regard du choix des couples vers celui des femmes ; déculpabiliser une sexualité hédoniste et sans risques qui ne se limite ni au cadre conjugal ni au coït hétérosexuel ; légitimer le refus de la maternité ; réapproprier son corps hors de l’emprise des médecins. Alors que les femmes occidentales, après le baby-­boom, ont pu être accusées de faire trop peu d’enfants, au contraire, les femmes du Sud étaient vues, elles, comme trop fécondes. Ainsi, pendant plusieurs décennies, la nébuleuse du « population movement » (Fonds des Nations unies

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 141

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Contraception et avortement

07/02/2017 09:23:23

Contraception et avortement

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

pour les activités en matière de population, Fédération internationale de la parenté planifiée, Population Council, USAID, fondations Ford, Rockefeller…) a soutenu voire imposé des politiques de diffusion du planning familial dans les pays du Sud – auxquelles s’opposa longtemps le bloc soviétique. Ces politiques mobilisent l’indicateur des « besoins non satisfaits en planning familial » et reposent sur des enquêtes de type « connaissances, aptitudes, préférences » (CAP), conçues comme des études de marché – des approches qui ont été critiquées pour leur imposition de problématiques, leur méthodologie réductrice et leurs interprétations abusives [Gautier, 2002 ; Locoh, 2007]. Ces politiques sont aujourd’hui largement critiquées pour avoir donné la priorité à la baisse de la fécondité, au détriment du consentement des femmes. Ainsi, les luttes pour les droits des femmes dans le domaine du contrôle des naissances ne se résument pas à la remise en cause de l’obligation de procréer : les femmes pauvres et racisées, aussi bien au Nord qu’au Sud, subissent généralement, au contraire, de fortes pressions pour réduire leur fécondité. Ces pressions ont tendance à réduire leurs marges de manœuvre en matière de choix procréatifs et ces femmes sont particulièrement exposées à des pratiques médicales risquées et coercitives, acculées voire forcées à subir des méthodes irréversibles à court ou à long terme, telles que la stérilisation, le stérilet, les implants et les injections [Davis, 2007 ; Takeshita, 2011 ; Gautier et Grenier-­Torres, 2014]. De plus, si on peut retenir, parmi les exemples les plus frappants de politiques de stérilisations forcées menées à grande échelle, la Chine et l’Inde, ce type de mesures n’a pas seulement été pratiqué dans le cadre de politiques nationales autoritaires de réduction de la fécondité. Elles ont été aussi mises en œuvre à l’encontre des personnes handicapées ou considérées comme « déviantes » dans de nombreux pays occidentaux comme les États-­Unis, la France, la Suisse et les pays scandinaves, parfois jusque dans les années 1970 [Giami et Leridon, 2000]. Finalement, la notion de « droit reproductif » est inscrite à l’agenda politique à partir de la Conférence internationale sur la population et le développement du Caire (ONU), en 1994, afin que les objectifs démographiques et de contrôle social ne relèguent pas au second plan les choix individuels. Politiques d’interdiction, d’imposition et d’encadrement L’histoire des politiques publiques en matière de contrôle des naissances montre que les évolutions sont non linéaires et hétérogènes. Dans les pays occidentaux, on a longtemps eu pour objectif de freiner une baisse de la fécondité déjà en cours, en entravant le développement et la

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 142

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

142

07/02/2017 09:23:23

143

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

diffusion des méthodes contraceptives les plus efficaces et en interdisant l’avortement. Ainsi, dans la seconde moitié du xxe siècle, lorsque des innovations scientifiques majeures ont permis la diffusion de méthodes contraceptives technologiques (invention de la pilule et perfectionnement du stérilet notamment) et quand les politiques publiques ont évolué, la natalité avait déjà fortement diminué par d’autres moyens. En revanche, ailleurs dans le monde, la baisse de la fécondité a commencé plus tardivement, plutôt au xxe siècle, et les politiques publiques ont eu davantage tendance à stimuler précocement, voire à imposer, ces processus. Les avortements légaux (surtout dans les pays communistes) et la contraception technologique (surtout dans les pays du Sud) ont joué un rôle moteur dans la réduction du nombre d’enfants par femme. Dans de très nombreux pays, des législations restreignant l’accès au contrôle des naissances sont apparues ou ont été renforcées au xixe et au début du xxe siècle. En Europe, la criminalisation de l’avortement s’est diffusée graduellement, les arguments natalistes venant renforcer, à partir de la fin du xixe siècle, des arguments moraux et médicaux déjà existants. Ce processus ne se résume cependant pas à sa dimension politique prohibitive : il s’agit aussi pour les médecins de s’assurer un monopole de l’expertise et du savoir-­faire en matière d’interruption de grossesse (en excluant notamment les sages-­femmes et guérisseuses) et de délimiter les contours d’une seule catégorie légitime d’interruption, les avortements dits « thérapeutiques » (en lien avec les risques sanitaires pour la femme enceinte ou le potentiel enfant à naître). Dans le même temps, l’offre de contraceptifs et la diffusion d’informations sur ce sujet sont tombées sous le coup de lois sur l’« obscénité » dans certains pays, et ont fait l’objet de restrictions spécifiques dans d’autres contextes. Les pays communistes, malgré leur orientation généralement antimalthusienne, ont été les premiers à revenir sur ces restrictions en légalisant l’avortement  1, dès 1920 pour la Russie soviétique qui a servi d’exemple après 1955 dans les démocraties populaires. L’avortement légal y était moins envisagé en termes de droits des femmes qu’en termes de progrès sanitaire, sur le mode du moindre mal, et cet aspect a pu être subordonné à des objectifs natalistes [Avdeev, Blum et Troitskaja, 1993]. Il y a ainsi eu recriminalisation de l’avortement en URSS sous Staline (de 1936 à 1955) et en Roumanie sous Ceaușescu (de 1966 à 1989), mais ces revirements n’ont pas redressé la natalité autant qu’espéré. De même, de façon révélatrice, la Bulgarie interdisait en 1968 l’avortement aux 1.  Sauf mention contraire, le terme « avortement » désigne ici l’avortement non thérapeutique ou « interruption volontaire de grossesse » (IVG) dans la terminologie française contemporaine.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 143

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Contraception et avortement

07/02/2017 09:23:23

Contraception et avortement

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

femmes mariées ayant moins de deux enfants, mais facilitait au contraire son accès aux mères de trois enfants ou plus, c’est-­à-­dire qui avaient déjà accompli leur devoir reproductif [David et Skilogianis, 1999]. Dans la quasi-­totalité du bloc communiste, de Cuba au Kazakhstan en passant par l’Europe de l’Est, la contraception technologique n’était pas une priorité politique et s’est peu diffusée. Ainsi, certain·e·s démographes ont pu parler de « culture de l’avortement », c’est-­à-­dire une banalisation du recours répété à l’avortement qui se serait consolidée sur le long terme [Agadjanian, 2002 ; Bélanger et Flynn, 2009]. Le Japon, dans un contexte idéologique très différent, a emprunté une trajectoire comparable, avec une légalisation de l’avortement dès 1948, une diffusion très importante de ce moyen de limitation des naissances et une légalisation de la pilule seulement en 1997 [Norgren, 2001]. A contrario, dans les pays d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord, l’avortement n’a généralement été décriminalisé qu’après la légalisation et la diffusion de la contraception technologique. Dans la plupart des cas, plusieurs années se sont écoulées entre les deux lois : en France, la contraception est autorisée en 1967 et l’avortement en 1973 ; aux Pays-­ Bas, respectivement en 1969 et 1981. Avant les années 1960‑1970, les législations en matière d’avortement restent dans l’ensemble très restrictives, même si certains pays de tradition protestante ont, dès les années 1930, introduit des exceptions liées aux notions de risques sociaux (Islande, Danemark, Suède) ou de santé mentale (Angleterre). Les derniers pays occidentaux à légaliser l’avortement dans les années 1980 sont en revanche presque tous de tradition catholique (Espagne, Grèce, Italie, Portugal, Canada). Deux pays de tradition catholique font figure d’exception au début du xxie siècle avec des législations extrêmement restrictives : l’Irlande, qui reste en retrait de la tendance occidentale, et la Pologne, qui a d’abord suivi la voie typiquement communiste mais s’en est ensuite radicalement distanciée. En revanche, la trajectoire de la Turquie, historiquement musulmane, est à rapprocher de la voie occidentale, avec une loi de prohibition inspirée du Code Napoléon adoptée au xixe siècle, une légalisation de la contraception en 1965 et enfin de l’avortement en 1983. À l’ouest du continent européen, par contraste avec l’est, la légalisation de l’avortement apparaît moins comme une mesure venue d’en haut que comme le résultat de mobilisations politiques, notamment féministes. L’avortement reste cependant étroitement contrôlé et encadré par les médecins, dans des dispositifs d’imbrication très forte entre contrôle médical et contrôle social [Memmi, 2003 ; Bajos et Ferrand, 2011]. Le Canada est ainsi le seul pays qui n’impose pas de délai légal pour recourir à l’avortement. Partout ailleurs, il est en général permis jusqu’à 10 à 14 semaines de grossesse, sauf exceptions, avec 18 semaines

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 144

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

144

07/02/2017 09:23:23

145

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

par exemple en Suède et 22 semaines aux Pays-­Bas. En 2010, sur dix-­ huit pays ouest-européens qui autorisent l’avortement, sept seulement accordent aux femmes le droit d’avorter sur demande tandis que, dans toutes les autres législations, celles-­ci sont censées justifier d’un « état de détresse » (mentale, socio­économique) pour pouvoir avorter. De plus, sur ces dix-­huit pays, neuf exigent des autorisations parentales pour les mineures, neuf obligent les femmes à se voir présenter des « alternatives » à l’avortement (comme l’adoption) et sept pays leur imposent des délais d’attente (de trois à sept jours) [Levels, Sluiter et Need, 2014]. La majorité des pays du Sud ont hérité des législations occidentales des xixe et début du xxe siècle en matière de contrôle des naissances, via la colonisation ou par imitation d’un modèle hégémonique. L’histoire coloniale reste un facteur déterminant aujourd’hui : les législations des pays de l’ancien Empire britannique sont en moyenne moins restrictives que celles des pays de l’ancien Empire français [Finlay, Canning et June, 2012]. Dans la seconde moitié du xxe siècle, la majorité des pays dits du « tiers ­monde » ont mis en œuvre, selon des temporalités et des modalités variées, des programmes de réduction de la fécondité mettant l’accent exclusivement sur la contraception, sauf pour quelques pays, surtout en Asie, qui ont encouragé également l’avortement. La Chine, se rapprochant en partie du schéma communiste, décriminalise l’avortement dès 1953. L’Inde lance son premier programme de planning familial en 1951, et autorise l’avortement en 1971. Quelques pays, notamment le Bangladesh et l’Indonésie, sont dans une situation paradoxale : l’avortement y est officiellement interdit, mais pas la méthode d’interruption de grossesse précoce intitulée stratégiquement « régulation menstruelle », qui s’est diffusée depuis les années 1970 [Lee et Paxman, 1977]. Si 58 % des pays dits « en développement » autorisent l’avortement pour préserver la santé physique ou mentale des femmes, 20 % d’entre eux l’autorisent pour des motifs socioéconomiques, parmi lesquels seuls 16 % sur demande (contre 71 % des pays « développés »). Alors que la majorité des États d’Afrique et d’Amérique du Sud soutiennent directement ou indirectement la diffusion de la contraception, seuls six pays en tout sur ces deux continents autorisent aussi l’avortement sur demande des femmes (la Tunisie depuis 1973, les autres pays depuis les années 1990‑2000) [United Nations, 2014]. Les politiques publiques en matière de régulation des naissances relèvent finalement de logiques politiques complexes, parfois contradictoires en apparence, et sont difficilement classables sur une échelle de développement qui irait des plus conservatrices aux plus libérales. La plupart des pays communistes ont autorisé et subventionné l’avortement sans promouvoir la contraception ; aujourd’hui, la plupart des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 145

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Contraception et avortement

07/02/2017 09:23:23

Contraception et avortement

146

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Renvois aux notices : Âge ; Bioéthique et techniques de reproduction ; Corps maternel ; Éducation sexuelle ; Filiation ; Gouvernement des corps ; Gynécologie ; Organes sexuels ; Puberté ; Santé.

Bibliographie Agadjanian V. (2002), « Is “abortion culture” fading in the former Soviet Union ? Views about abortion and contraception in Kazakhstan », Studies in Family Planning, vol. 33, n° 3, p. 237‑248. Avdeev A., Blum A. et Troitskaja I. (1993), L’Avortement et la contracep‑ tion en Russie et dans l’ex-­URSS. Histoire et présent, Paris, Ined, « Dossiers et recherches », n° 41. Bajos N. et Ferrand M. (2011), « De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement », Revue française des Affaires sociales, vol. 1, n° 1, p. 42‑60. Bajos N., Ferrand M. et Équipe Giné (2002), De l’avortement à la contraception. Sociologie des grossesses non prévues, Paris, Éditions Inserm, « Santé Publique ». Bajos N., Moreau C., Leridon H. et Ferrand M. (2004), « Pourquoi le nombre d’avortement n’a-­t‑il pas baissé en France depuis 30 ans ? », Population et sociétés, n° 407, p. 1‑4. Baulieu E., Héritier F. et Leridon H. (dir.) (1999), Contraception, contrainte ou liberté ?, Paris, Odile Jacob. Bélanger D. et Flynn A. (2009), « The persistence of induced abortion in Cuba : exploring the notion of an “abortion culture” », Studies in Family Planning, vol. 40, n° 1, p. 13‑26. Bledsoe C. (2002), Contingent Lives. Fertility, Time, and Aging in West Africa, Chicago, University of Chicago Press. Charbit Y. (1999), « Famille et fécondité : pour une démographie compréhensive », Sociologie et sociétés, vol. 31, n° 1, p. 23‑34. Cova A. (1997), Maternité et droit des femmes en France (xixe-­xxe siècles), Paris, Economica. David H. P. et Skilogianis J. (dir.) (1999), From Abortion to Contraception. A Resource to Public Policies and Reproductive Behavior in Central and Eastern Europe from 1991 to Present, Westport, Greenwood Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 146

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

pays du Sud promeuvent la contraception, mais interdisent l’avortement. Par ailleurs, l’aspect plus ou moins restrictif d’une législation nous renseigne peu sur les pratiques réelles si on ne prend pas aussi en compte le subventionnement et les conditions d’accès de la population aux services de santé reproductive. Enfin, même quand le contrôle des naissances n’est ni interdit ni imposé, les comportements reproductifs restent gouvernés via des mesures incitatives et dissuasives, en fonction d’objectifs démographiques et de normes contraignantes notamment de genre, d’âge et de sexualité.

07/02/2017 09:23:23

147

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Davis A. (2007 [1981]), « Racisme, contrôle des naissances et libre maternité », Femmes, races et classe, Paris, Éditions des femmes, p. 141‑154. de La Rochebrochard E. (2008), De la pilule au bébé-­éprouvette. Choix individuels ou stratégies médicales ?, Paris, Ined. Devereux G. (1955), A Study of Abortion in Primitive Societies, New York, International Universities Press. Finlay J. E., Canning D. et June Y. T. P. (2012), « Reproductive health laws around the world », document de travail, Program on the Global Demography of Aging, n° 96. Fisher K. (2006), Birth Control, Sex and Marriage in Britain 1918‑1960, Oxford, Oxford University Press. Gautier A. (2002), « Les politiques de planification familiale dans les pays en développement : du malthusianisme au féminisme ? », Lien social et Politiques, n° 47, p. 67‑81. Gautier A. et Grenier-­Torres C. (2014), « Controverses autour des droits reproductifs et sexuels », Autrepart, vol. 2, n° 70, p. 3‑21. Giami A. et Leridon H. (dir.) (2000), Les Enjeux de la stérilisation, Paris, Ined/Inserm, « Questions en santé publique ». Gordon L. (2002), The Moral Property of Women. A History of Birth Control Politics in America, Urbana, University of Illinois. Greenhalgh S. (1995), Situating Fertility. Anthropology and Demographic Inquiry, Cambridge, Cambridge University Press. Gribaldo A., Judd M. D. et Kertzer D. I. (2009), « An imperfect contraceptive society : fertility and contraception in Italy », Population and Development Review, vol. 35, n° 3. Hirsch J. S. et Nathanson C. A. (2001), « “Some traditional methods are more modern than others” : rhythm, withdrawal and the changing meanings of gender and sexual intimacy in the Mexican companionate marriage », Culture, Health & Sexuality, vol. 3, n° 4, p. 413‑428. Johnson-­Hanks J. (2002), « On the modernity of traditional contraception : time and the social context of fertility », Population and Development Review, n° 28, p. 229‑249. Lee L. T. et Paxman J. M. (1977), « Legal aspects of menstrual regulation », Studies in Family Planning, vol. 8, n° 10, p. 273‑278. Leridon H., Charbit P., Collomb P., Sardon J. P. et Toulemon L. (1987), La Seconde Révolution contraceptive. La régulation des naissances en France de 1950 à 1985, Paris, Ined, « Travaux et documents », n° 117. Levels M., Sluiter R. et Need A. (2014), « A review of abortion laws in Western-­European countries. A cross-­national comparison of legal developments between 1960 and 2010 », Health Policy, vol. 118, n° 1, p. 95‑104. Locoh T. (1992), Vingt ans de planification familiale en Afrique subsaha‑ rienne, Paris, Ceped. – (1997), « Programmes de population et amélioration du statut des femmes, une convergence difficile », in Bisilliat J. (dir.), Face aux chan‑ gements. Les femmes du Sud, Paris, L’Harmattan.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 147

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Contraception et avortement

07/02/2017 09:23:23

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Luker K. (1975), Taking Chances. Abortion and the Decision Not to Contracept, Berkeley, University of California Press. McLaren A. (1996 [1990]), Histoire de la contraception, Paris, Noésis. Memmi D. (2003), Faire vivre et laisser mourir. Le gouvernement contempo‑ rain de la naissance et de la mort, Paris, La Découverte. Norgren T. (2001), Abortion Before Birth Control. The Politics of Reproduction in Postwar Japan, Princeton/Oxford, Princeton University Press. Organisation mondiale de la Santé, Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health et Agence des États-­Unis pour le développement international (2011), Planification familiale. Un manuel à l’intention des prestataires de services du monde entier, Genève, OMS. Pavard B. (2012), Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française (1956‑1979), Rennes, PUR. Szreter S. (1993), « The idea of demographic transition and the study of fertility change : a critical intellectual history », Population and Development Review, vol. 19, n° 4, p. 659‑701. Takeshita C. (2011), The Global Biopolitics of the IUD. How Science Constructs Contraceptive Users and Women’s Bodies, Cambridge, MIT Press, « Inside Technology ». United Nations (2014), Abortion Policies and Reproductive Health Around the World, New York, UN Department of Economic and Social Affairs. Van de Kaa D. J. (2002), « The idea of a second demographic transition in industrialized countries », Paper presented at the Sixth Welfare Policy Seminar of the National Institute of Population and Social Security, Tokyo, Japon, 29 janvier. Van de Walle E. et Renne E. P. (dir.) (2001), Regulating Menstruation. Beliefs, Practices, Interpretations, Chicago, The University of Chicago Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 148

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Contraception et avortement

148

07/02/2017 09:23:23

Corps au travail

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Loin de constituer un champ d’investigation homogène, l’étude du corps sexué et sexualisé au travail, indissociablement liée à celle des émotions, de la sexualité et de la subjectivité, se développe à partir des années 1980, notamment en France, aux États-­Unis, au Canada et en Grande-­ Bretagne, à la suite de l’expansion des emplois de service et de l’entrée massive des femmes sur le marché de l’emploi. Les analyses des emplois de service majoritairement exercés par des femmes défendent généralement l’idée selon laquelle ceux-­ci se distingueraient du travail industriel par leur dimension relationnelle, la production du service impliquant une interaction directe – un « corps ­à corps » et/ou un « face-­à-­face » – entre les salarié·e·s et les bénéficiaires du service fourni. Plus encore, le corps – et/ou, selon la perspective adoptée, les émotions, la sexualité et la subjectivité – des salarié·e·s occuperait une place centrale dans la production d’un service : premièrement, parce qu’elle oblige les salarié·e·s à effectuer des performances corporelles et/ou émotionnelles ; deuxièmement, parce que les activités de service impliquent souvent un travail effectué sur le corps et/ou les émotions d’autrui. L’idée selon laquelle la dimension relationnelle et le travail émotionnel seraient typiques des emplois de service féminins commence à susciter des critiques [Le Feuvre, Benelli et Rey, 2012 ; Fortino, 2015], mais elle reste à l’heure actuelle dominante dans les analyses du corps au travail. L’entrée des femmes dans les métiers traditionnellement masculins, et vice versa, a également contribué à la constitution du champ, notamment dans la sociologie du travail féministe en France. Yvonne Guichard-­Claudic et Danièle Kergoat [2007] rappellent que la différence des corps sexués est le fondement d’une conception différentialiste des métiers, basée sur la division sexuelle du travail. Les études en histoire ont également investi le champ et mis au jour le poids des arguments d’ordre biologique pour justifier l’accès – ou son déni – des femmes à des domaines d’activité déterminés.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 149

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Natalie Benelli

07/02/2017 09:23:23

150

Corps au travail

Enfin, la dimension sexuée de la souffrance du corps dans le travail attire depuis les années 1980 l’attention de chercheurs et de chercheuses en France et au Canada. À titre d’exemple, nous présenterons les recherches menées en psychodynamique du travail en France et en ergonomie du travail au Québec, pour montrer que la souffrance des femmes au travail est souvent sous-­estimée, voire occultée.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

La sociologie interactionniste est l’un des moteurs de l’étude de la production des identités et des corps sexués au travail. L’article historique « Doing Gender » de Candace West et Don Zimmerman a posé les bases d’une approche constructiviste et dynamique du genre. Refusé par plusieurs comités de rédaction, il a été publié pour la première fois en 1987 dans la revue Gender and Society, mais il faut attendre 2009 pour que sa traduction française, « Faire le genre », soit publiée par la revue Nouvelles Questions Féministes. West et Zimmerman partent de l’analyse des identités de genre par Erving Goffman [2002 (1977) et 1987 (1979)] pour considérer le genre comme le résultat d’un ensemble d’actes corporels, de gestes, de comportements et d’activités, réalisés en situation d’interaction et produisant de la différence sexuée. Dans cette perspective, les identités sexuées féminines et masculines ne sont pas inhérentes aux individus, mais construites, reconstruites, voire subverties de manière constante dans les interactions quotidiennes, y compris au travail. L’approche de West et Zimmerman a inspiré de nombreuses recherches sur la construction des identités sexuées féminines et masculines au travail. Dans son ouvrage Working Bodies. Interactive Service Employment and Workplace Identities, Linda McDowell [2009] passe en revue de nombreuses études empiriques menées à partir de méthodes ethnographiques en Grande-­Bretagne et aux États-­Unis depuis la ­seconde moitié des années 1980. À partir de l’analyse d’activités de service relationnelles telles qu’employées de maison, prostituées, infirmières et infirmiers, employé·e·s de commerce, employé·e·s de fast-­food, pompiers, soldats, boxeurs, etc., ces enquêtes montrent que le travail corporel, élément central de ces emplois, participe à la construction d’identités sexuées, racisées et de classe. De plus, le corps et ses attributs physiques (beauté, force, etc.) sont devenus partie intégrante de l’échange commercial. McDowell parle, à ce propos, de « commercialisation du corps » [commodification of the body]. C’est le cas des prostituées et des employées des salons de beauté, dont l’apparence physique doit répondre aux normes dominantes en matière de beauté et d’érotisme, mais égale-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 150

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Travail corporel et émotionnel

07/02/2017 09:23:23

151

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

ment des pompiers, dont le travail implique de « vendre » sa force physique. Cependant, McDowell constate que l’expansion des emplois de service précaires et mal payés met certaines catégories de la population active en situation de non-­adéquation avec les exigences de ces emplois, notamment en ce qui concerne la déférence envers la clientèle. Ainsi, des jeunes hommes issus des classes ouvrières et employés dans les fast-­foods peuvent déployer des attributs de masculinité en contradiction avec les exigences de cet emploi de service relationnel, telle une attitude servile. En 1983, Arlie R. Hochschild publie aux États-­Unis The Managed Heart. Commercialization of Human Feeling. Combinant la sociologie interactionniste de Goffman et la psychologie des émotions, Hochschild met au jour le travail effectué par les hôtesses de l’air pour rendre leurs émotions adéquates aux attentes et désirs des passagers. Le travail émotionnel est ici éminemment sexué : pour le personnel de bord masculin, le défi consiste, d’un côté, à garder son identité masculine dans un emploi féminin et, de l’autre, à s’occuper des passagers « difficiles » ; pour le personnel féminin, il importe de gérer l’absence de protection contre les agressions et les frustrations des passagers. Le travail de Hochschild a été traduit et publié en français pour la première fois en 2003 dans la revue Travailler et c’est à partir de cette date que les sociologues du travail français·es ont peu à peu intégré l’analyse des émotions dans leurs recherches [Fortino, Jeantet et Tcholakova, 2015]. L’article paru dans la revue Travailler, qui reprend une partie de l’argumentation présentée dans The Managed Heart, n’aborde pas la dimension sexuée de la gestion des émotions. Cependant, il donne un aperçu détaillé des théories qui fondent l’approche de Hochschild et permet de situer ses analyses dans la tradition anglophone des travaux sur les émotions au travail. Construction de la différence sexuée au travail Les travaux de Hochschild comme ceux de West et Zimmerman ont suscité, et suscitent encore, de nombreuses recherches sur la construction de la différence sexuée au travail, laquelle passe, entre autres, par le corps et les émotions. Malgré la diversité des terrains et des approches, les études présentées ici à titre d’exemples témoignent d’une constante des rapports sociaux de sexe : la construction de la différence sexuée au travail se fait le plus souvent au détriment des femmes, que ce soit dans les métiers majoritairement féminins, masculins ou mixtes. Elaine Hall [1993] combine sociologie interactionniste et sociologie des organisations pour mettre au jour les manières dont les serveuses et serveurs de restaurant, d’une part, et les organisations qui les emploient, d’autre part, participent à la production du genre à travers les scripts

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 151

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps au travail

07/02/2017 09:23:23

Corps au travail

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

qui définissent le « bon service ». Selon Joan Acker [1990], les organisations ne sont neutres du point de vue du genre qu’en apparence. En réalité, les structures et les processus organisationnels privilégient les carrières des hommes. Hall identifie trois dimensions fondamentales de ce qui est considéré comme un « bon service » : sourire, adopter une attitude de déférence et flirter. Ainsi, afin de créer une ambiance agréable pour la clientèle, les serveuses et serveurs doivent faire usage de leur corps, de leurs émotions et de leur personnalité. Or ce qui est considéré comme un « bon service » n’est pas défini de la même manière en fonction du sexe des salarié·e·s et du type de restaurant. Le flirt, par exemple, est attendu des serveuses dans les restaurants bas de gamme, alors qu’il reste une option pour les serveurs. Dans une étude sur les chirurgiennes, fortement minoritaires dans leur profession, Joan Cassell [2001] montre que la féminité au travail est une performance imposée à celles-ci. La chirurgie est une activité physique, vécue corporellement. Elle engage les corps, celui des professionnel·le·s comme celui des patient·e·s. Pour parvenir à opérer, les chirurgiennes doivent être capables d’effectuer des actes « agressifs » sur le corps des patient·e·s et se servir de leur corps « comme des hommes ». Cependant, pour être acceptées par leurs collègues masculins et par leurs subordonnées, les infirmières, elles doivent aussi prouver qu’elles sont des femmes – douces, compréhensives, patientes – en adoptant ce que Cassell appelle les « justes comportements de genre ». Ainsi, les chirurgiennes doivent passer par la mise en scène de la différence des sexes, par exemple en se mettant du rouge à lèvres, pour pouvoir conserver l’opportunité de transgresser ces normes par ce qu’elles font – de la chirurgie. De plus, pour s’assurer l’adhésion de leur équipe, elles doivent inventer des modes de management compréhensifs (ver‑ sus autoritaristes), davantage considérés comme « féminins », les infirmières acceptant moins l’autoritarisme s’il est déployé par une autre femme. Les modes de management dits « féminins » ne relèvent donc en rien d’une prétendue « nature féminine ». Ils sont le résultat d’un travail accompli par les chirurgiennes pour pouvoir exercer leur métier de manière légitime. Dans d’autres métiers, largement féminins, un des aspects du travail consiste à domestiquer sa « féminité » en la dépouillant des attributs de la séduction. Comme le montre Josiane Pinto [1990], les secrétaires doivent surtout faire preuve de gentillesse, de méticulosité et de discrétion. Leur tâche principale consiste à rendre possible l’activité du patron, en s’ajustant à ses qualités, à commencer par ses humeurs. Cet ajustement n’est pas spontané, il est le fait d’une multitude d’actions et de

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 152

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

152

07/02/2017 09:23:23

153

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

réactions réciproques ainsi que d’un travail sur soi effectué par les secrétaires pour corriger les aspects non appropriés à un contexte déterminé. Dans la ligne des travaux de Hochschild [1983 et 2003] et de Cassell [2001], Hélène Martin et Céline Perrin ont analysé la sexuation potentielle de la relation thérapeutique entre physiothérapeutes et patient·e·s en Suisse [2012]. La physiothérapie (kinésithérapie en France) est un métier mixte et qualifié en Suisse. Femmes et hommes affirment faire le même travail. Cependant, l’analyse des conditions de travail révèle une forte asymétrie structurelle pour des femmes et des hommes qui exercent le métier. Selon le discours professionnel, la relation thérapeutique s’établit sur la double proximité physique (manipuler le corps de l’autre) et relationnelle (s’assurer l’adhésion des patient·e·s). Le risque de sexualisation de la relation thérapeutique fait partie de l’ordinaire professionnel des femmes physiothérapeutes, ce qui n’est pas le cas de leurs collègues masculins. En effet, les situations problématiques que vivent les femmes – les avances sexuelles de la part de patients – sont banalisées et considérées comme normales par les physiothérapeutes des deux sexes. Cette banalisation passe par la naturalisation des comportements des patients : il est jugé légitime qu’un homme exprime son désir sexuel et les physiothérapeutes ne sont pas censées s’offusquer, ne pas faire preuve d’empathie apparaissant comme un manque de professionnalisme. Toutefois, si la situation dégénère, elles en sont considérées responsables pour ne pas avoir posé de limites suffisamment claires et/ou assez tôt. Les physiothérapeutes femmes se doivent ainsi de poser les limites « au bon moment », c’est-­à-­dire assez tôt mais pas trop tôt, pour ne pas mettre en danger la bonne relation thérapeutique. Ne pas y arriver, c’est ne pas maîtriser cette relation et ainsi ne pas être une « bonne professionnelle ». Elles doivent alors adapter leurs techniques de traitement pour ne pas créer des situations à risque de sexuation. Pour les hommes, il s’agit surtout d’éviter que la patiente ne se sente abusée. En ce qui les concerne, les avances de la part d’une patiente sont considérées comme exceptionnelles et les « dérapages » difficiles à anticiper. Par conséquent, le professionnalisme des physiothérapeutes masculins n’est pas remis en question. De la même manière que les conditions de travail, les normes professionnelles des physiothérapeutes sont donc loin d’être neutres : les femmes patientes et physiothérapeutes en font trop ou pas assez, alors que les hommes bénéficient d’un espace de normalité beaucoup plus étendu. Les études historiques de la mise au travail des corps mettent en lumière le poids des arguments d’ordre biologique dans la justification ou le déni de l’accès des femmes à des activités déterminées, que ce soit dans l’industrie, les services ou les professions prestigieuses. Laura

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 153

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps au travail

07/02/2017 09:23:23

Corps au travail

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

L. Frader avance que les corps des ouvrières et ouvriers, en fonction de leur sexe et de leur race, deviennent les supports de la rationalisation du travail après la Première Guerre mondiale en France [Frader, 2006]. S’appuyant sur le cas des opératrices de téléphone, elle montre que médecins, ingénieurs et scientifiques du travail ont construit la figure de l’opératrice idéale – caractérisée par une voix agréable, la patience, la politesse et des « nerfs solides » – et de son corps, parfaitement adaptés à la machine. L’introduction du taylorisme dans l’industrie s’est également appuyée sur la féminisation des tâches construites comme non qualifiées, dites de « petites mains ». Selon Aline Burki et Leana Ebel, l’intégration d’une main-­d’œuvre féminine d’origine italienne, après la Seconde Guerre mondiale, à des postes d’auxiliaires dans l’horlogerie suisse s’est justifiée par le protectionnisme [Burki et Ebel, 2008]. Aux yeux des employeurs, ces femmes sans qualifications n’étaient guère capables d’apprendre les secrets du métier, alors que leurs compétences « féminines » (agilité, dextérité, rapidité) étaient recherchées. Les mêmes arguments naturalisants avancés pour justifier l’exploitation des femmes dans des domaines non qualifiés ont été utilisés pour lutter contre ­l’entrée des femmes dans les professions prestigieuses. Juliette Rennes montre ainsi qu’à la fin du xixe siècle, en France, la virilité est érigée en compétence pour justifier l’exclusion des femmes de la médecine, profession dont l’exercice nécessiterait de la résistance physique et du courage face à la maladie et la mort, supposés absents chez les femmes [Rennes, 2007]. Cependant, avec la féminisation de la médecine générale, celle-­ci est redéfinie comme convenant à l’altruisme des femmes, contrairement aux spécialisations qui leur sont encore fermées. Les analyses historiques relèvent ainsi l’ample plasticité des arguments, invoqués au nom de la « nature », en faveur ou contre l’accès des femmes au marché de l­’emploi dans un contexte historique déterminé. Souffrance sexuée des corps dans le travail Initiée à la fin des années 1970 en France, la psychodynamique du travail étudie les dynamiques de la souffrance et du plaisir dans le travail. Dans son ouvrage classique Travail, usure mentale, paru en 1980 et réédité en 1993, Christophe Dejours analyse les stratégies des hommes pour combattre la peur dans les métiers à risque. Il montre que les travailleurs construisent collectivement des stratégies défensives autour d’une mise en scène de la dérision du risque : conduites dangereuses et non-­ respect des consignes de prévention et de sécurité au travail, combinées à l’interdiction absolue de faire référence à la peur ou à la souffrance.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 154

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

154

07/02/2017 09:23:23

155

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Cette posture « virile » – qui passe par un déni de la réalité – est nécessaire pour pouvoir faire le travail, malgré les dangers qu’il comporte, comme dans le cas des ouvriers du bâtiment [Dejours, 1993 (1980)]. Intégrant la perspective des rapports sociaux de sexe dans la psychodynamique du travail, d’autres recherches mettent au jour le caractère sexué de la souffrance et des stratégies de défense [Hirata et Kergoat, 1988 ; MAGE, 2001 ; Molinier, 2004]. Pascale Molinier s’appuie ­notamment sur le concept de « muliérité » (ou « muliébrité » [Dejours, 2000]) pour analyser les stratégies défensives mobilisées par les infirmières. Le travail infirmier est un travail sur et avec le corps. Pour devenir un outil efficace, le corps des infirmières doit d’abord s’effacer. La fatigue, l’irritation, la vulnérabilité et la souffrance face à la vulnérabilité, à la souffrance d’autrui et aux conditions de travail difficiles doivent disparaître. La disciplinarisation du corps et de son apparence (blouse blanche, maquillage discret, etc.) – garante de la docilité des patient·e·s – et la sollicitation de la passivité sont des étapes constitutives de la posture psychique requise par le travail infirmier [Molinier, 2000a]. Or les infirmières ne peuvent pas procéder à un déni de la réalité face à la souffrance des malades, déni qui les rendrait insensibles à la souffrance et mettrait en échec l’efficacité et le sens même de leur travail. Elles recourent alors à la sensibilité au malheur de l’autre comme stratégie collective de défense contre leur souffrance. La compassion des infirmières n’a donc rien de « naturel » : elle est le résultat d’une modification de la subjectivité par le travail. Une fois stabilisée par l’expérience, elle devient authentique et s’éprouve sans distance, comme une passion. Contrairement à celles des hommes étudiés par Dejours [1993], les stratégies collectives des infirmières visent à construire une communauté de sensibilité où la faiblesse a droit de cité. Plutôt que le déni de la réalité – qui viderait de sens leur travail –, les infirmières choisissent l’autodérision, éventuellement couplée à la dérision, pour mettre à distance leur souffrance. Elles se moquent de leurs propres faiblesses et de celles de leurs supérieurs, transformant de la sorte ces derniers en leurs semblables [Molinier, 2000a]. Les conduites masculines de préservation de soi sont un obstacle majeur à la transformation des rapports sociaux de sexe [Molinier, 2000b] : moins les hommes peuvent transformer l’organisation du travail (pour souffrir moins), plus ils se virilisent, déprécient les femmes et ceux qui leur sont assimilés, tout en leur déléguant les activités dans lesquelles la souffrance, la fragilité des corps, la dépendance à autrui ne peuvent être occultées. Comme la virilité, la muliérité est une identité défensive de sexe et, en tant que telle, elle est conservatrice des rapports sociaux de sexe. En outre, la muliérité est subordonnée aux intérêts

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 155

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps au travail

07/02/2017 09:23:23

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

défensifs de la virilité [Molinier, 2002]. Notre étude dans le secteur du nettoyage en Suisse montre que les nettoyeurs ont recours à la virilité pour se distancier d’un travail fortement connoté au féminin [Benelli, 2011a]. Ils affirment ne pas avoir peur de monter sur des échafaudages et d’intervenir surtout lorsqu’il s’agit de combattre la « vraie saleté ». Considéré comme plus qualifié (et donc mieux rémunéré) que l’entretien « ordinaire et quotidien » effectué par les femmes, le nettoyage exécuté par les hommes (re)produit une division sexuelle du travail à l’intérieur du nettoyage, division qui privilégie les hommes au détriment des femmes [Benelli, 2011b]. La souffrance sexuée des corps est également au centre des travaux de l’ergonome québécoise Karen Messing. Approche pratique, l’ergonomie du travail étudie les gestes, postures, cadences, contraintes ainsi que l’environnement du travail pour proposer des améliorations des conditions de travail. Messing constate que les procédures de définition des maladies professionnelles occultent les risques associés aux emplois féminins [1991]. Or ses recherches montrent que l’usure est plus prononcée dans les emplois féminins, souvent marqués par un travail répétitif à cadence rapide, un manque d’autonomie dans l’organisation et/ou des postures immobiles. Cela est vrai notamment pour le nettoyage des toilettes de trains – effectué exclusivement par les femmes des équipes mixtes – qui se caractérise par un enchaînement de postures contraignantes (penchées, courbées) et des cadences élevées [Messing, Haentjens et Doniol-­Shaw, 1992]. Dans une recherche portant sur la collaboration dans les tâches physiques lourdes entre aides-­soignant·e·s, Messing et Elabidi [2002] montrent en outre que l’apport des femmes est systématiquement sous-­estimé, alors que celui des hommes est surestimé par les professionnel·le·s des deux sexes. Au-­delà de l’hétérogénéité des terrains et des approches, les analyses sociologiques et historiques des corps sexués et sexualisés au travail témoignent d’une constance des rapports sociaux de sexe : la construction de la différence sexuée des corps, des émotions ou de la souffrance se fait le plus souvent au détriment des femmes, que ce soit dans les métiers majoritairement féminins, masculins ou mixtes. Renvois aux notices : Affects ; Beauté ; Care ; Corps légitime ; Prostitution ; Race ; Santé ; Travail domestique/domesticité.

Bibliographie Acker J. (1990), « Hierarchies, jobs, bodies : a theory of gendered organizations », Gender & Society, vol. 4, n° 2, p. 139‑158.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 156

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps au travail

156

07/02/2017 09:23:24

157

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Benelli N. (2011a), « Division sexuelle et raciale du travail dans un sale boulot féminin : le nettoyage », Raison présente, n° 178, p. 95‑104. –  (2011b), Nettoyeuse. Comment tenir le coup dans un sale boulot, Zurich, Éditions Seismo. Burki A. et Ebel L. (2008), « À l’heure des petites mains… » L’embauche d’ouvrières italiennes : enjeux d’une politique d’emploi sexuée dans l’horloge‑ rie, 1946‑1962, Neuchâtel, Éditions Alphill. Cassell J. (2001), « Différence par corps : les chirurgiennes », Cahiers du genre, n° 29, p. 53‑81. Dejours C. (1993 [1980]), Travail, usure mentale. De la psychopathologie du travail à la psychodynamique du travail, Paris, Bayard. –  (2000), « Différence anatomique et reconnaissance du réel dans le travail », Cahiers du genre, n° 29, p. 101‑127. Fortino S. (2015), « La mise au travail des émotions. Travail émotionnel des conducteurs de train et émergence de nouvelles actions revendicatrices », Terrains/Théories, n° 2, . Fortino S., Jeantet A. et Tcholakova A. (2015), « Émotions au travail, travail des émotions », La Nouvelle Revue du Travail, n° 6, . Frader L. L. (2006), « Depuis les muscles jusqu’aux nerfs : le genre, la race et le corps au travail en France, 1919‑1939 », Travailler, vol. 16, p. 111‑144. Goffman E. (1987 [1979]), Gender Advertisements, New York, Harper & Row. –  (2002 [1977]), L’Arrangement des sexes, Paris, La Dispute. Guichard-­Claudic Y. et Kergoat D. (2007), « Le corps aux prises avec l’avancée en mixité », Cahiers du genre, vol. 1, n° 42, p. 5‑18. Hall E. J. (1993), « Smiling, deferring, and flirting. Doing gender by giving “good service” », Work & Occupations, vol. 20, n° 4, p. 452‑471. Hirata H. et Kergoat D. (1988), « Rapports sociaux de sexe et psychopathologie du travail », in Dejours C. (dir.), Plaisir et souffrance dans le tra‑ vail. Tome II, Paris, Éditions AOCIP, p. 131‑176. Hochschild A. R. (1983), The Managed Heart. Commercialization of Human Feeling, Berkeley/Los Angeles, University of California Press. – (2003), « Travail émotionnel, règles de sentiment et structure sociale », Travailler, vol. 1, n° 9, p. 19‑49. Le Feuvre N., Benelli N. et Rey S. (2012), « Relationnels, les métiers de service ? », Nouvelles Questions Féministes, vol. 31, n° 2, p. 4‑12. MAGE (2001), « Travail, genre et affectivité. Journée du 8 juin 2001 », document de travail n° 5, Paris, CNRS. McDowell L. (2009), Working Bodies. Interactive Service Employment and Workplace Identities, Hoboken, Wiley Blackwell. Martin H. et Perrin C. (2012), « L’agencement hiérarchique de l’égalité », Nouvelles Questions Féministes, vol. 31, n° 2, p. 14‑31. Messing K. (1991), « Pour la reconnaissance du caractère pénible du travail des femmes », Recherches féministes, vol. 4, n° 1, p. 87‑102.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 157

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps au travail

07/02/2017 09:23:24

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Messing K., Haentjens C. et Doniol-­Shaw G. (1992), « L’invisible nécessaire : l’activité de nettoyage des toilettes sur les trains de voyageurs en gare », Le Travail humain, vol. 55, n° 4, p. 353‑370. Messing K. et Elabidi D. (2002), « Aides-­soignants et aides-­soignantes : la collaboration dans les tâches physiques lourdes », Cahiers du genre, vol. 1, n° 32, p. 5‑24. Molinier P. (2000a), « Travail et compassion dans le monde hospitalier », Cahiers du genre, n° 28, p. 49‑70. –  (2000b), « Virilité défensive, masculinité créatrice », Travail, genre et sociétés, n° 3, p. 25‑44. –  (2002), « Féminité sociale et construction de l’identité sexuelle : ­perspectives théoriques et cliniques en psychodynamique du travail », L’Orientation scolaire et professionnelle, vol. 31, n° 4, p. 565‑580. –  (2004), « Psychodynamique du travail et rapports sociaux de sexe », Travail et emploi, n° 97, p. 79‑91. Pinto J. (1990), « Une relation enchantée [La secrétaire et son patron] », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 84, p. 32‑48. Rennes J. (2007), « Le prestige professionnel : un genre masculin ? 1880‑1940 », in Revenin R. (dir.), Hommes et masculinités de 1789 à nos jours, Paris, Autrement, p. 97‑111. West C. et Zimmerman D. H. (2009 [1987]), « Faire le genre », Nouvelles Questions Féministes, vol. 28, n° 3, p. 34‑58.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 158

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps au travail

158

07/02/2017 09:23:24

Corps légitime

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

S’intéresser à la notion de « corps légitime » présente une difficulté particulière : d’un côté, il ne s’agit pas d’un concept que des travaux théoriques auraient, en tant que tel, spécifiquement défini ; de l’autre, un corpus conséquent de recherches en sciences sociales se saisit empiriquement de la question, en abordant les processus de qualification, disqualification et hiérarchisation sociales qui mettent en jeu les corps dans leurs dimensions matérielles, discursives, symboliques et esthétiques [Elias, 2005 ; Boltanski, 1974 ; Goffman, 1989 ; Godelier, 1996 ; Turner, 2008 ; Garfinkel, 2007]. Les études sur le genre, et en particulier celles sur les masculinités, ont contribué à enrichir ces recherches sur les corps et les opérations normatives multiples dont ils peuvent être à la fois supports et objets, pour construire une bicatégorisation sexuée et hiérarchisée du social. Face à ce double constat – absence de définition canonique et foisonnement empirique autour d’un ensemble thématique – la présente réflexion sur le(s) corps légitime(s) s’appuie sur la perspective suivante : sont envisagés comme tels les corps socialement construits comme des références – implicites ou explicites – et participant à la différenciation et à la hiérarchisation entre groupes sociaux. Quelle sociohistoire peut-­on tracer des catégorisations corporelles et comment ces processus différenciant les corps – désirables ou non, sains ou malades, références ou exceptions – mettent-­ils en jeu des rapports sociaux, notamment de sexe, de classe et de race ? En partant des travaux historiques qui explorent la production d’un « ordre des corps », la notice prend le parti de s’intéresser avant tout aux modalités de cette production et aux relations d’homologie qui peuvent s’établir entre différenciation des corps et ordre de genre. Dans un second temps, elle porte attention aux travaux qui – empruntant à différentes disciplines des sciences sociales (sociologie, anthropologie…) – décrivent les apprentissages et le façonnage concret des corps masculins légitimes et domi-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 159

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Isabel Boni-­Le Goff

07/02/2017 09:23:24

160

Corps légitime

nants. Enfin, sans être les seuls espaces où seraient (re)produits les corps dominants, les mondes professionnels offriront l’occasion d’observer de multiples exemples où le corps est un opérateur central d’exclusion, de ségrégation et de domination, soutenant des rapports sociaux imbriqués, notamment de genre et de race/ethnicité.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

La croyance en une « vraie masculinité » se trouve largement partagée dans les sociétés occidentales contemporaines : c’est l’un des constats soulignés par les études critiques sur les masculinités [Hearn, 1992 ; Connell, 2005]. Relayés par les médias, alimentés par des travaux en sociobiologie, les discours dominants insistent ainsi sur les fondements physiologiques du « masculin », sur l’« essence » du corps des hommes, sur ses « besoins » et ses limites, naturalisant les tendances à la violence ou une prétendue incapacité des hommes à s’occuper des enfants. Tout en se fondant sur des arguments biologiques, ces discours tendent en même temps à célébrer les corps masculins à partir de la métaphore d’un corps machine, hermétique aux émotions et qui programmerait les comportements des individus. Dans ces discours opère un travail actif de légitimation de l’ordre de genre, que Raewyn Connell [2005] propose d’analyser à partir du concept de « masculinité hégémonique ». Pour l’auteure de Masculini‑ ties, les idéaux de masculinité qui circulent dans les sociétés contemporaines, ainsi que les pratiques corporelles et l’économie des émotions qui les accompagnent, constituent des configurations historiquement changeantes, apportant une « réponse acceptée à un moment donné au problème de légitimité du patriarcat » [p. 74]. Saisir les processus qui construisent, entretiennent ou renégocient cette idéologie et façonnent les corps dans lesquels elle s’incarne et se trouve actualisée, c’est le projet de travaux historiques portant sur le genre et les masculinités. L’Histoire de la virilité [Corbin, Courtine et Vigarello, 2011] s’inscrit dans cette perspective en donnant à voir, de l’Antiquité à la période contemporaine, les contextes, les pratiques et les cadres normatifs produisant de « vrais » hommes. Cette mise en récit permet d’observer les différentes constructions de la notion de virilité et ses modulations – selon les époques et les espaces sociaux – en montrant le soutien qu’elle procure aux structures patriarcales. Surtout, la recherche saisit les injonctions qui s’adressent aux corps des garçons pour qu’ils puissent être reconnus comme représentants légitimes du groupe des hommes « authentiques » : initiations à la violence, valorisation de pratiques telles que le duel… Si les formes et l’intensité de ces

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 160

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Sociohistoire d’un ordre des corps

07/02/2017 09:23:24

161

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

injonctions varient selon les époques, les textes rassemblés dans l’ouvrage d’Alain Corbin, Jean-­Jacques Courtine et Georges Vigarello exposent la fréquence des pratiques infligeant aux corps masculins souffrances et épreuves censées les changer et les endurcir. Toutefois, en prenant pour objet LA virilité, au singulier, le risque d’essentialiser une masculinité « authentique » reste présent, tandis que les rapports complexes et dialectiques entre l’idée de virilité et celle de féminité sont peu approfondis. Par ailleurs, une telle analyse rend peu visible la question de l’intersection avec d’autres rapports de pouvoir et la variété des expériences sociales où se jouent et s’articulent en permanence des appartenances de genre, de race et de classe [Crenshaw, 2005]. Parue vingt ans plus tôt, l’Histoire des femmes en Occident [Duby, Fraisse et Perrot, 2002] offre également des approches heuristiques pour saisir l’entreprise de différenciation radicale des corps et des sexes, en particulier lors du xixe siècle. L’éclairage apporté à partir de l’expérience des corps des femmes, c’est-­à-­dire des corps des dominées, permet de comprendre les processus combinés qui, en aliénant les femmes à leur corps, renforcent l’opposition entre sphère publique et sphère privée. Cette aliénation se joue à plusieurs niveaux : par les contraintes vestimentaires, telles que le corset, qui enserrent le corps et le transforment ; par une prise de contrôle médicale masculine, en particulier sur le déroulement des accouchements ; par une « hygiène de vie » prescrite aux femmes qui tend à porter atteinte à leur santé (comme le fait de limiter les activités en plein air). Sans nier les expériences d’émancipation de certain·e·s protagonistes de ce siècle charnière qu’est le xixe ainsi que les variations selon les classes sociales, les auteur·e·s observent que l’accès à l’espace public n’est légitime que pour les corps masculins et que cette légitimité est construite par un jeu d’opposition, en regard d’un « sexe faible » présenté comme dangereux et malade [Kniebiehler, 2002]. Une telle entreprise de séparation, opposition et hiérarchisation s’appuie non seulement sur des pratiques concrètes portées par des institutions, mais aussi sur un cadrage normatif et cognitif. Les discours savants sur les différences des sexes, des corps et des sexualités, notamment étudiés par Thomas Laqueur [1992], véhiculent et renforcent un différencialisme irréductible, modelant les catégories offertes à la perception pour observer et penser les corps. Le « modèle à deux sexes » qui, selon Laqueur, s’installe à partir du xviiie siècle, renforce des oppositions genrées entre corps masculin – sain et simple – et féminin – malade et problématique –, en construisant ces oppositions à partir d’arguments biologiques. Il offre un cadrage cognitif puissant qui, paradoxalement, tend à rendre invisible le corps des hommes, moins étudié médicalement que le corps des femmes, défini comme suspect. Les corps féminins sont

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 161

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps légitime

07/02/2017 09:23:24

Corps légitime

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

à la fois scrutés pour leurs pathologies et investis comme objets esthétiques [Kniebiehler, 2002]. Ce cadrage constitue une ressource importante lors de certaines périodes réactionnaires où la remise en ordre du social s’appuie sur des politiques hygiénistes. Ainsi, ce qui se produit pendant le régime de Vichy en France [Muel-­Dreyfus, 1996] donne à voir de manière exacerbée les enjeux politiques d’un ordre des corps et les opérations symboliques qu’il permet. L’invisibilité relative du corps masculin, attribut de la légitimité, ne signifie toutefois pas l’absence de hiérarchies entre les corps au sein du groupe des hommes. Celles-­ci sont bien présentes dans l’ethnographie des perceptions réalisée par Marie-­Thérèse Duflos-­Priot [1976], invitant, à partir de photographies, des observateurs à juger de l’appartenance de ces hommes photographiés au groupe socialement dominant des cadres. Les opérations de catégorisation se fondent sur des signes distinctifs (vestimentaires, corporels) et reproduisent une définition relativement stabilisée du genre, mais aussi de la race et de la classe. Sont ainsi mises en lumière les normes restrictives des corps légitimes, normes d’une « virilité privilège » – blanche, de classe supérieure –, pour le dire comme Catherine Achin, Elsa Dorlin et Juliette Rennes [2008]. À l’instar de ces distinctions entre corps masculins plus ou moins dominants, les corps « illégitimes » des dominées ne le sont pas tous au même degré, hiérarchisés sur une subtile échelle par la mise en jeu « consubstantielle » [Kergoat, 2009] des rapports sociaux de genre, race et classe. L’histoire de l’allaitement et de sa délégation à des femmes de milieu populaire et rural, en particulier dans la Grande-­Bretagne et la France du xixe siècle, trace ainsi une frontière entre les corps des femmes des classes supérieures – dont il s’agit de préserver le caractère ornemental, la beauté et la disponibilité pour la sexualité conjugale – et les corps des autres femmes, envisagées ni plus ni moins que comme des « vaches laitières » [Kniebiehler, 2002, p. 417]  1. La fabrique des corps légitimes Comment se construisent concrètement les corps légitimes et comment leur fabrique participe-­t‑elle à des processus sociaux de séparation, d’exclusion et de production des inégalités ? L’exploration de cette construction est en tout premier lieu celle de la socialisation différentielle de genre pendant l’enfance, dans la famille 1.  Pour la période contemporaine, on peut utilement se référer à la notice « Race » qui considère l’analyse des processus entretenant l’« altérité » des corps des femmes racisées – et de leur sexualité – par opposition aux femmes « occidentales ».

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 162

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

162

07/02/2017 09:23:24

163

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

et à l’école. Il s’agit du façonnage de modèles corporels et de l’orientation des pratiques enfantines, par exemple par les albums, les figurines, les jouets. Les travaux qui portent sur le matériau iconographique et les récits produits pour les enfants montrent comment sont construites des normes et hiérarchies genrées, avec une centralité des personnages masculins, très majoritairement moteurs de l’action [Brugeilles, Cromer et Cromer, 2002]. À partir d’un corpus d’encyclopédies sur le corps humain destinées à la jeunesse, Christine Détrez [2005] apporte un éclairage complémentaire à ces travaux, soulignant que, derrière les explications « scientifiques », se cache une « naturalisation des qualités socialement et symboliquement attribuées aux hommes et aux femmes […] par le biais des organes décrits [et] des métaphores employées ». Autres objets de la culture enfantine, les jouets et la communication commerciale qui les entourent véhiculent également l’assignation à des univers différenciés (activités de plein air et aventure versus activités domestiques et esthétiques) et renvoient à des manières d’être corporellement au monde opposées selon le sexe [Zegaï, 2010]. Des supports de la socialisation enfantine sont donc réservées aux corps masculins des qualités et aptitudes (force, endurance…) qui signent leur supériorité. C’est à partir de ce socle culturel que les enfants sont incités à « faire » le genre [West et Zimmerman, 1987], y compris dans le cas de socialisations dites « mixtes » : en témoigne, par exemple, l’ethnographie réalisée par Michael Messner [2007] au sein d’un groupe de jeunes enfants footballeurs et footballeuses, lesquels baptisent leurs équipes à partir de stéréotypes de genre différenciés (« Sea Monsters » et « Barbie Girls »). Dans les institutions scolaires, l’observation des classes mixtes met en lumière la socialisation genrée favorisée par les pratiques des enseignant·e·s : qu’il s’agisse de l’attitude face à la prise de parole des élèves ou du regard porté sur les comportements turbulents, les adultes construisent une discipline différenciée du point de vue du genre, qui naturalise et reproduit les « besoins » de dépense physique des garçons et les oppose au « calme » des filles [Zaidman, 1996]. L’encadrement par les institutions familiales et scolaires produit des « effets sur la tenue du corps, son aisance, son audace, l’amplitude des mouvements spontanés » [Guillaumin, 1992, p. 126‑127]. Sans relever « de la volition, ni de la conscience claire », ces « différences dans l’emploi du corps […] ne sont pas sans effet sur cette conscience : restreindre son corps ou au contraire l’étendre, l’amplifier sont un rapport au monde en acte, une vision des choses agies » [Guillaumin, 1992, p. 126‑127]. Les études critiques sur les masculinités abordent encore plus directement le façonnage, la différenciation des corps et leur virilisation, en observant comment le sport produit de « vrais » hommes [Messner,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 163

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps légitime

07/02/2017 09:23:24

Corps légitime

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

2007]. L’intérêt porte tant sur l’histoire des pratiques sportives que sur leur versant contemporain ainsi que sur leurs institutions et leurs pratiquants, enfants, jeunes et adultes… Dans une histoire des public schools anglaises, Christine Heward [1988] observe la place occupée par les sports d’équipe, en même temps que le port de l’uniforme et la hiérarchie académique, pour encadrer les modes d’expression et d’incarnation des masculinités des jeunes Anglais des classes supérieures au xixe siècle. Par le sport et, plus largement, par la socialisation à un entre-­soi élitaire et masculin, les élèves sont inscrits dans des rites de séparation qui les isolent physiquement des environnements domestiques féminins, confirmant leur supériorité tout en produisant un rapport spécifique à leur corps. Que l’on s’intéresse aux pratiques des amateurs ou des professionnels, dans le cadre éducatif ou non, les sports apparaissent pour les hommes non seulement comme des lieux de différenciation, mais aussi d’endurcissement et de restriction expressive, avec la figure repoussoir du garçon « efféminé ». Endurcissement accompagné de formes d’aliénation à la souffrance d’autrui. Loin de ce que véhicule le sens commun, les pratiques sportives ne constituent pas un exutoire, mais plutôt un creuset pour un apprentissage des rapports antagonistes et de la violence, au sein de sa propre classe de sexe, vis-­à-­vis des femmes et vis-­à-­vis d’autres groupes sociaux ou nationaux. Des résultats empiriques concordants soulignent notamment les liens entre sport et initiation à des formes de violence sexuelle, de la banalisation de la pornographie à la pratique régulière de harcèlements et de viols collectifs [Messner, 2007]. Le corps, opérateur actif de séparation et d’exclusion dans les mondes professionnels Les univers professionnels où se déploie le travail productif constituent des espaces où le corps participe à des processus d’exclusion et de ségrégation, tout autant qu’aux processus d’apprentissage. Pour Joan Acker, les « régimes d’inégalités » [1990 et 2009] dans les organisations et les entreprises se déclinent selon des formes variées mais ne sont nullement désincarnés : si l’organisation générale du travail, les classifications des emplois ou les processus de recrutement, de promotion, de formation discriminent en convoquant des modèles « masculins neutres » [Laufer, Marry et Maruani, 2003], ces mécanismes intègrent des principes qui légitiment ou disqualifient « bons » ou « mauvais » corps. « Les perceptions et le recrutement sont directement influencés par les images des corps légitimes du point de vue du genre et de la race. Les corps de

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 164

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

164

07/02/2017 09:23:24

165

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

femmes sont adaptés pour certains emplois, les corps d’hommes pour d’autres » [Acker, 1990, p. 153]. En étudiant deux cas dans le secteur des services – une entreprise d’hôtellerie, le Global Hotel, et un parc d’attractions, Funland –, Lisa Adkins [1995] illustre de façon exemplaire ces processus de qualification et disqualification corporelles et la reproduction du genre ­qu’entretiennent les organisations. Ainsi, à Global Hotel et à Funland, outre une division sexuelle du travail non fondée sur les qualifications, les femmes employées sont confrontées à des critères de sélection et de recrutement – souvent implicites – reposant sur l’apparence et le capital esthétique, y compris pour des emplois sans ­interaction avec le public. En se penchant sur la féminisation des professions supérieures, des auteur·e·s se sont intéressé·e·s aux discours et pratiques réservant à certains corps la légitimité et l’exclusivité de l’exercice professionnel. À travers ces processus de légitimation/délégitimation opère la résistance à l’entrée des femmes (combinée parfois à celle des étrangers et étrangères), motivée par un protectionnisme des emplois. Ainsi, les discours s’opposant à l’exercice par les femmes de la profession médicale mobilisent des arguments centrés sur l’inadaptation du corps féminin et la dimension contre-­nature de son intrusion dans cet espace professionnel [Pigeard-­ Micault, 2011] : arguments esthétiques (les pratiques médicales seraient avilissantes pour les corps des femmes), arguments physiologiques (les corps féminins sont supposés pâtir d’une vulnérabilité liée aux fonctions reproductives, notamment pendant les règles et les grossesses…), rhétorique de la transformation des corps féminins en monstres par l’exercice de la profession. Le médecin français Gustave-­Antoine Richelot peut ainsi écrire dans son traité La Femme-­Médecin  : « Cet accoutrement, ces salles infectes, ces débris humains, ces rudes travaux, font un contraste repoussant avec ces formes féminines. […] Ces jeunes femmes perdent toutes leurs grâces, tout leur charme, tout l’attrait de leur sexe. Ce ne sont plus ni des femmes ni des hommes » [1875, p. 11]. Comme le souligne Juliette Rennes [2011], éthos professionnel et éthos de masculinité bourgeoise se confondent dans la plupart des emplois prestigieux initialement réservés aux hommes et les arguments corporels peuvent alors également concerner des professions n’engageant pas d’épreuve physique spécifique, telles que les professions juridiques. Les controverses relatives à l’entrée des femmes dans ces métiers permettent ainsi d’observer combien la construction symbolique de la légitimité et du prestige des groupes professionnels est adossée à une hiérarchie des corps et à l’ordre de genre, que l’intrusion des femmes vient troubler.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 165

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps légitime

07/02/2017 09:23:24

Corps légitime

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Mais, au-­delà de ces procédés discursifs disqualifiant de façon générique ces corps « étrangers » que sont les corps féminins, la résistance des environnements professionnels masculins s’exprime de façon concrète dans les interactions quotidiennes, avec des épreuves corporelles symboliques. Le vêtement ou l’uniforme de travail, loin de cacher les corps illégitimes, est particulièrement source d’injonctions contradictoires adressées aux femmes. D’un côté, ces dernières peuvent, en s’alignant sur les codes masculins, réussir un passing – c’est-­à-­dire « passer » symboliquement et être acceptées comme « dignes représentantes » du métier [Garfinkel, 2007] –, mais, de l’autre, l’appartenance de genre construit des attentes contradictoires avec lesquelles les professionnelles doivent composer. Sans équivalent pour les hommes minoritaires dans les métiers à dominante « féminine », ce constat des contradictions éprouvées corporellement est commun à de nombreuses situations d’« inversion de genre » [Guichard-­Claudic, Kergoat et Vilbrod, 2008] dans des professions ou des institutions à éthos viril. C’est le cas par exemple des ouvrières des secteurs industriels non mixtes [Cromer et Lemaire, 2007], des femmes politiques [Achin, Dorlin et Rennes, 2008], du personnel parlementaire féminin [Gardey, 2015] ou des policières [Pruvost, 2008]. Pour ces dernières, la disqualification est renforcée par l’interdit anthropologique qui exclut les femmes de l’usage des armes et de la violence [Tabet, 1998]. En outre, les dilemmes de statut engagent de manière combinée d’autres rapports sociaux, comme ceux de race, ce que suggère par exemple l’étude de la socialisation professionnelle de femmes médecins africaines-­américaines menée par Everett Hughes [1996]. La menace de disqualification corporelle qui plane de manière diffuse dans tous ces cas alimente un sentiment d’étrangeté en ancrant chez les professionnelles la conviction de ne pas avoir le « bon » corps. Ceci les conduit à des stratégies pour neutraliser le genre et revendiquer une égale légitimité, par exemple « tomber la veste » en adoptant une aisance corporelle semblable à celles des hommes dans le cas des ouvrières. Ces épreuves symboliques n’exonèrent pas d’une sexualisation des relations professionnelles imposée par les hommes, qui puisent dans la panoplie des « stratégies défensives viriles » [Molinier, 2000] habituelles des environnements masculins, allant des avances aux insultes ou au harcèlement sexuel. Ces épreuves induisent des transactions corporelles, vestimentaires ou vocales complexes, qui sont négociées dans un bricolage permanent avec des normes corporelles contradictoires, entre l’identité professionnelle et l’identité de genre. Ces transactions sont renforcées dans les métiers où il s’agit de performer l’expertise face à un public : c’est

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 166

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

166

07/02/2017 09:23:24

167

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

tout autant le cas des professions artistiques [Hatzipetrou-­Andronikou, 2011] que celui de certains métiers de cadres. Pour les femmes consultantes en entreprise, par exemple, si les difficultés pour être acceptées comme expertes légitimes concernent plutôt certains clients et certains domaines d’exercice du métier, ces situations de disqualification évoluent plus qu’elles ne disparaissent, au fil de la carrière, entraînant des coûts à la fois professionnels et identitaires [Boni-­Le Goff, 2015]. Pourtant, même si leurs tentatives paraissent parfois bien timides, les femmes qui négocient leur entrée dans des espaces professionnels non mixtes participent à une renégociation et une remise en cause des frontières de genre et de la hiérarchie entre les corps légitimes et illégitimes. Ainsi, la notion de corps légitime est utile pour penser certaines formes de résistance à la fois matérielles et symboliques du patriarcat. Si l’analyse s’est ici plutôt concentrée sur les frontières tracées entre les corps masculins ou en comparaison avec les corps féminins, les processus qui différencient les corps féminins entre eux méritent également l’attention. Les constructions sociales d’une hiérarchie, notamment esthétique, entre femmes participent aussi à un ordre des corps qui revêt des aspects multiples [voir les notices « Beauté », « Poids » et « Taille »]. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas d’adopter un point de vue fixiste. Les contextes, les modalités et les enjeux de la hiérarchisation des corps sont historiquement changeants et témoignent de luttes, de possibles remises en question des normes comme de mouvements réactionnaires. La participation des corps aux processus de qualification et disqualification sociales ainsi qu’à la production de rapports sociaux est d’autant plus efficace qu’elle est rendue invisible par sa naturalisation. L’intérêt d’en approfondir les différentes manifestations dans les sphères éducatives, sportives ou professionnelles en est renforcé. Renvois aux notices : Beauté ; Corps au travail ; Drag et performance ; Handicap ; Incorporation ; Poids ; Race ; Sport ; Taille ; Violence (et genre).

Bibliographie Achin C., Dorlin E. et Rennes J. (2008), « Capital corporel identitaire et institution présidentielle : réflexions sur les processus d’incarnation des rôles politiques », Raisons politiques, n° 31, p. 5‑17. Acker J. (1990), « Hierarchies, jobs, bodies : a gendered theory of organizations », Gender and Society, vol. 4, n° 2, p. 139‑158. –  (2009), « From glass ceiling to inequality regimes », Sociologie du travail, n° 51, p. 199‑217.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 167

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps légitime

07/02/2017 09:23:24

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Adkins L. (1995), Gendered Work. Sexuality, Family and the Labour Market, Philadelphie, Open University Press. Boltanski L. (1974), « Les usages sociaux du corps », Annales, n° 1, p. 205‑233. Boni-­Le Goff I. (2015), « Les coûts du passing féminin dans une profession d’expertise », in Bercot R. (dir.), Le Genre du mal-­être au travail, Toulouse, Octarès, p. 53‑78. Brugeilles C., Cromer I. et Cromer S. (2002), « Les représentations du masculin et du féminin dans les albums illustrés ou comment la littérature enfantine contribue à élaborer le genre », Population, vol. 57, n° 2, p. 261‑292. Connell R. W. (2005), Masculinities, Cambridge, Polity Press. Corbin A., Courtine J.-­J. et Vigarello G. (dir.) (2011), Histoire de la virilité, Paris, Le Seuil. Crenshaw K. (2005 [1994]), « Cartographie des marges : intersectionnalité, politiques de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du genre, n° 39, p. 51‑82. Cromer S. et Lemaire D. (2007), « L’affrontement des sexes en milieu de travail non mixte, observatoire du système de genre », Cahiers du genre, n° 42, p. 61‑78. Détrez C. (2005), « Il était une fois le corps… La construction biologique du corps dans les encyclopédies pour enfants », Sociétés contemporaines, n° 59‑60, p. 161‑177. Duby G., Fraisse G. et Perrot M. (dir.) (2002 [1991]), Histoire des femmes en Occident. Tome IV : Le xixe siècle, Paris, Perrin. Duflos-­Priot M.-­T. (1976), « Paraître et vouloir paraître. La communication intentionnelle de l’apparence », Ethnologie française, vol. 6, n° 3‑4, p. 249‑263. Elias N. (2005 [1973]), La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-­Lévy. Gardey D. (2015), Le Linge du Palais-Bourbon. Corps, matérialité et genre du politique à l’ère démocratique, Lormont, Le Bord de l’Eau, « Objets d’histoire ». Garfinkel H. (2007 [1967]), Recherches en ethnométhodologie, Paris, PUF. Godelier M. (1996), La Production des Grands Hommes. Pouvoir et domi‑ nation masculine chez les Baruya de Nouvelle-­Guinée, Paris, Fayard. Goffman E. (1989), Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit. Guichard-­Claudic Y., Kergoat D. et Vilbrod A. (dir.) (2008), L’Inversion du genre. Quand les métiers masculins se conjuguent au fémi‑ nin… et réciproquement, Rennes, PUR. Guillaumin C. (1992) « Le corps construit », Sexe, race et pratique du pou‑ voir, Paris, Éditions Côté-­femmes, p. 117‑142. Hatzipetrou-­Andronikou R. (2011), « Déjouer les stéréotypes de genre pour jouer d’un instrument. Le cas des paradosiaka en Grèce », Sociologie de l’art, n° 17, p. 59‑73.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 168

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps légitime

168

07/02/2017 09:23:24

169

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Hearn J. (1992), Men in the Public Eye. The Construction and Deconstruction of Public Men and Public Patriarchies, Londres, Routledge. Heward C. (1988), Making a Man of Him. Parents and their Sons’ Education at an English Public School 1929‑1950, Londres, Routledge. Hughes E. C. (1996), Le Regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’EHESS. Kergoat D. (2009), « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », in Dorlin E. (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, « Actuel Marx Confrontation ». Kniebiehler Y. (2002), « Corps et cœurs », in Duby G., Fraisse G. et Perrot M. (dir.), Histoire des femmes en Occident. Tome IV : Le xixe siècle, Paris, Perrin. Laqueur T. (1992), La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard. Laufer J., Marry C. et Maruani M. (2003), Les Sciences sociales du travail à l’épreuve des différences de sexe, Paris, La Découverte/Mage. Messner M. A. (2007), Out of Play. Critical Essays on Gender and Sport, Albany, State University of New York Press. Molinier P. (2000), « Virilité défensive, masculinité créatrice », Travail, genre et sociétés, n° 3, p. 25‑44. Muel-­Dreyfus F. (1996), Vichy et l’éternel féminin. Contribution à une sociologie politique de l’ordre des corps, Paris, Le Seuil. Pigeard-­Micault N. (2011), Charles-­Adolphe Wurtz, un savant dans la tourmente. Entre bouleversements politiques et revendications féministes, Paris, Hermann. Pruvost G. (2008), De la « Sergote » à la femme-­flic. Une autre histoire de l’institution policière (1935‑2005), Paris, La Découverte. Rennes J. (2011), « The French Republic and women’s access to professional work : issues and controversies in France from the 1870s to the 1930s », Gender & History, vol. 23, n° 2, p. 341‑366. Richelot G.-­A. (1875), La Femme-­Médecin, Paris, E. Dentu. Tabet P. (1998), La Construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps, Paris, L’Harmattan. Turner B. (2008 [1996]), The Body and Society. Exploration in Social Theory, Londres, Sage Publications. West C. et Zimmerman D. (1987), « Doing gender », Gender & Society, vol. 1, n° 2, p. 125‑151. Zaidman C. (1996), La Mixité scolaire, Paris, L’Harmattan. Zegaï M. (2010), « Trente ans de catalogues de jouets : mouvances et permanences des catégories de genre », in Octobre S. et Sirota R. (dir.), Actes du colloque « Enfance et cultures. Regards des sciences humaines et sociales », .

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 169

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps légitime

07/02/2017 09:23:24

Corps maternel

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

En janvier 2015, Agnès Giard publiait sur son blog Les 400 culs un article intitulé « Les hommes aussi peuvent allaiter, mais… » [Giard, 2015]. La question était la suivante : pourquoi les hommes, comme les femmes, possèdent-­ils des tétons ? Un attribut biologique qui leur serait a priori inutile puisqu’ils n’ont pas vocation à allaiter. Longtemps, les biologistes ont voulu y voir une analogie génétique, notamment une scorie de la phase hermaphrodite du fœtus. Mais, relate l’essayiste et anthropologue, dès les années 1990 et plus encore au cours des années 2000, plusieurs recherches anthropologiques et médicales ont découvert le cas d’hommes ayant fait l’expérience de l’allaitement et, en conséquence, soulignent une possible lactogenèse mâle en cas de modification du taux de dopamine. Citer cet article pour introduire une entrée sur le « corps maternel » présente un double intérêt. Tout d’abord, ouvrir le champ des possibles : par exemple, penser le « corps paternel » ou encore envisager sur un mode fictionnel un « trouble dans le genre » [Butler, 2005] qui dissocie la féminité et les potentialités reproductrices, produisant une nouvelle division sexuée du travail, ici nourricier. Ensuite, faire référence à cet article est un moyen de rendre compte des débats scientifiques et militants qui, depuis une quarantaine d’années, se sont emparés de la question de la maternité, permettant une nouvelle pensée du corps maternel et une redéfinition (partielle) de ses frontières. Si les féministes matérialistes et radicales de la deuxième vague, en dissociant le féminin et le maternel, ont en partie « dénigré » ou « gommé » [Descarries, 2002] la maternité en la rejetant du côté de l’« esclavage » [Les Chimères, 1975], « de l’animalité et de la passivité » ou encore du « handicap biologique, obstacle naturel à l’avènement de sujets femmes, libres » [Thébaud, 1999, p. 20], on ne peut plus aujourd’hui soutenir que la maternité, dans sa dimension corporelle, sociale et politique, reste un impensé, voire un « refoulé de la pensée féministe », comme l’affirme pourtant Julia Kristeva [2007].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 170

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Coline Cardi et Chiara Quagliariello

07/02/2017 09:23:24

171

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Sous l’effet conjoint du Mouvement de libération des femmes, puis des mouvements LGBT+, du développement de l’histoire des femmes, de l’anthropologie du corps et de l’avancée des nouvelles technologies en matière de reproduction, le corps enceint, au travail ou allaitant a fait l’objet d’une forme de déconstruction qui interroge son évidence naturelle pour en faire un « fait social » à part entière. Dans un ensemble de travaux, les usages sociaux du corps maternel sont ainsi analysés dans leurs dimensions historique, sociale et culturelle et non plus seulement comme des « faits de nature ». Au-­delà, on assiste à un phénomène de « débiologisation » : à partir d’une critique du caractère androcentré des sciences et d’un questionnement sur la construction même du sexe, il s’agit de proposer, « après la nature » [Strathern, 1992], une anthropologie de la reproduction qui réinterroge et déplace les frontières politiques entre le naturel et le social. Si « l’ancienne certitude sur la mère a donc volé en éclats » [Collin et Laborie, 2000, p. 101], ces processus de dénaturalisation et de débiologisation du corps maternel ont cependant leurs limites : le corps maternel demeure, malgré tout, pensé comme le principal espace matériel de l’expérience reproductive, et reste un corps à encadrer de près afin de préserver la différence des sexes. Le corps maternel comme fait social : un processus de dénaturalisation Depuis les années 1970, un certain nombre de travaux ont permis de « rompre avec l’illusion d’une éternité “anthropologique” de la reproduction » [Fassin, 2010, p. 48] pour donner progressivement au corps maternel le statut de fait social. Le mouvement féministe a joué un rôle majeur dans ce travail de déconstruction, en réinscrivant ce corps dans une analyse politique des rapports de pouvoir et en opérant une série de dissociations : entre le féminin et le maternel, entre la sexualité et la reproduction. Si le corps maternel est en partie déconstruit, c’est qu’il est considéré par les féministes radicales et matérialistes, à l’instar de Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe [1949], comme le lieu privilégié de l’oppression des femmes. Cette oppression repose sur la « mainmise sur les reproductrices elles-­mêmes, donnant l’appropriation la plus matérielle pensable d’une per‑ sonne », et construit le corps reproductif comme un corps « arraisonné », une « machine à reproduire » [Mathieu, 1985, p. 14]. Ainsi, en contestant la maternité comme seul horizon pour les femmes, en rejetant le phénomène de naturalisation qui assigne les femmes à une maternité glorifiée, « le mouvement des femmes amorce donc, dès le début des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 171

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps maternel

07/02/2017 09:23:24

Corps maternel

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

années 1970, une réflexion qui privilégie les dimensions sociales de la maternité, revendiquant le droit à la maternité volontaire, voire le droit d’exister sans être mère, et remet en cause l’idéologie de l’instinct maternel » [Descarries, 2002, p. 28]. Cet effort de dénaturalisation s’est poursuivi grâce à une série de recherches qui ont mis au jour la dimension historique et culturelle du corps maternel et de ses usages sociaux. Cette interrogation marque l’anthropologie du corps dès ses débuts – premier moment d’une remise en cause du caractère universel de la division sexuée du travail reproductif et d’éducation. Dans son texte fondateur de 1934, Marcel Mauss compte ainsi parmi les « techniques du corps » celles de la naissance, dont il questionne déjà le caractère « variable » : « Des choses que nous croyons normales, à savoir l’accouchement dans la position couchée sur le dos, ne sont pas plus normales que les autres […]. Il y a des techniques de l’accouchement, soit du côté de la mère, soit du côté de ses aides » [Mauss, 1934]. Il en va de même, souligne-­t‑il, des techniques de portage qui mettent en jeu le corps à corps entre la mère et l’enfant. Margaret Mead, dans le contexte océanien [1949], rappelle, elle, que la prise en charge des enfants est en grande majorité dévolue aux hommes, responsables de toute une série de tâches traditionnellement associées aux femmes et au corps maternel dans les sociétés occidentales. Quelques années plus tôt, Bronislaw Malinowski a même introduit la notion de « couvade » [1948] : dans certaines sociétés, on remarque chez les hommes les mêmes symptômes physiques et psychiques de malaise que ceux vécus par les femmes pendant la grossesse et l’accouchement – certains présentant même des symptômes de dépression post-­partum. L’anthropologie du genre a permis de théoriser ce caractère culturel du corps maternel [Rosaldo et Lamphere, 1974 ; Ortner et Whitehead, 1981], nourrissant la critique féministe de l’association implicite entre corps féminin et corps maternel. Comme le font notamment Carole P. MacCormack, Marilyn Strathern [1980] et Paola Tabet [1985], il s’agit donc de déconstruire la manière dont l’image des femmes a depuis toujours été pensée à partir des capacités biologiques inhérentes au corps féminin. Ce qui existe dans la réalité, ce n’est pas un « corps maternel », mais un organisme aux potentialités biologiques de reproduction autour duquel les sociétés ont fabriqué une représentation des femmes comme actrices destinées à accomplir le travail reproductif. Cela conduit à analyser les effets produits par ce potentiel différentiel contenu dans les corps féminin et masculin, en premier lieu la manière dont les femmes sont appréhendées comme des sujets plus proches de la nature du fait de leur capacité à mettre au monde des enfants [Ortner, 1974]. L’enjeu est politique et démographique, analyse Françoise Héritier [1996] à

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 172

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

172

07/02/2017 09:23:25

173

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

travers ses études croisées en France et en Afrique de l’Ouest : les sociétés ont besoin de penser le corps féminin comme un corps destiné à la procréation afin d’assurer la reproduction démographique des populations et groupes sociaux. La dissociation du potentiel biologique et de la fonction attribuée au corps féminin par les études féministes et anthropologiques souligne donc la tension entre l’ordre du physique (le sexe) et l’ordre du social (le genre). Ce faisant, cette dissociation ne remet pas tout à fait en cause l’idée d’une nature différente entre les hommes et les femmes, différence qui justifie toujours le fait que seules les femmes peuvent produire des enfants, et surtout des enfants des deux sexes. C’est aussi dans ce mouvement de dénaturalisation que se situent les travaux qui ont proposé d’historiciser la maternité [Cova, 1997], pensée à la fois comme « affaire privée et affaire publique » [Knibiehler et Héritier, 2001]. De la même manière qu’Élisabeth Badinter [1980] a interrogé la genèse de la croyance en un instinct maternel universellement partagé par les femmes, ces recherches ont permis d’écrire l’histoire de l’encadrement et de la prise en charge du corps maternel. L’attention s’est notamment portée sur le processus de médicalisation du corps féminin entamé à l’époque moderne, au moment où la naissance devient un objet de santé publique – phénomène qui s’observe en Europe [voir Oakley, 1980, pour l’Angleterre] comme en Amérique du Nord [Martin, 1987]. Le xixe siècle marque ainsi un tournant, avec l’avènement de professions socialement identifiées qui encadrent le corps et les pratiques maternelles, comme les sages-­femmes, les obstétriciens ou les accoucheurs [Charrier et Clavendier, 2013]. La montée du souci démographique et nataliste de protection de l’enfant conduit également à une surveillance accrue des soins maternels délivrés aux nourrissons. Le développement de la puériculture et de la psychologie de l’enfant participe de cette entreprise disciplinaire et accorde une place prépondérante à l’observation voire au redressement du corps maternel, notamment dans les classes populaires. Se développe ainsi l’idée d’un corps féminin malsain susceptible de faire obstacle au renouveau de la nation française : la figure de la mère porte et incarne l’ensemble des traits nationaux [Dorlin, 2006]. Ces analyses, combinées aux avancées en matière de droits des femmes, notamment quant à la contraception et l’avortement, ont permis l’instauration d’un « nouveau régime de maternité » [Lefaucheur, 1992] : les femmes doivent pouvoir décider elles-­mêmes de vivre ou non l’expérience corporelle et sociale de la maternité. C’est aussi dans ce contexte qu’on peut comprendre le développement récent de la notion de « parentalité », qui vise à dissocier la paternité et la maternité biologiques des fonctions sociales exercées par les pères et les mères.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 173

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps maternel

07/02/2017 09:23:25

174

Corps maternel

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Si ces travaux mettent bien au jour le caractère social, historique et variable des usages sociaux du corps maternel, ils n’interrogent pourtant que rarement l’ordre du genre, réitérant au contraire la différence des sexes. Le biologique perd son pouvoir explicatif, mais la bicatégorisation des sexes reste le socle de l’analyse [voir la notice « Bicatégorisation »]. Certes, le corps maternel est dénaturalisé, mais il demeure un substrat biologique inquestionnable, celui des potentialités reproductrices des femmes. Le développement d’études en ethnologie autour de la naissance [Jordan, 1983 ; Davis-­Floyd, 1992] a par exemple participé à soutenir l’idée que ce moment constitue, selon les espaces géographiques, une expérience différemment articulée sur le plan culturel, mais universellement fondée sur le patrimoine biologique partagé par toutes les femmes. Il faut attendre la fin des années 1990 pour qu’on observe un véritable mouvement non seulement de dénaturalisation, mais également de débiologisation du corps maternel qui appréhende la fonction reproductive comme indépendante du fonctionnement biologique de l’organisme féminin. Les études en anthropologie insistent depuis les années 1980 sur la variabilité des manières de concevoir l’expérience reproductive. Pour certaines, l’idée d’une distinction anatomique entre le corps féminin et le corps masculin n’existe pas dans toutes les sociétés [Broch Due, Rudie et Bleie, 1993]. Chez les Turkana du Kenya par exemple, l’idée dominante est celle d’un corps unique : les femmes et les hommes ont le même type d’organisme qui se développe sous des formes différentes, mais contient en soi les mêmes organes et les mêmes matériaux reproductifs. Dans ce contexte, l’expérience de maternité dépend de l’addition de ces matériaux contenus à parts égales dans les corps féminin et masculin. Ainsi, la mise au monde des enfants qui passe par les femmes n’est pas centrale dans cette conception et n’est rendue possible que grâce à l’apport des matériaux contenus dans le corps des hommes, permettant la grossesse puis la production de lait. L’idée de la nécessité d’ajouter ou de faire appel à des éléments externes au corps féminin pour permettre la reproduction se retrouve aussi dans d’autres sociétés. Maurice Godelier [2007] souligne à quel point, dans nombre de systèmes de pensée, les apports d’êtres non humains – les ancêtres, les dieux ou d’autres agents du monde de l’invisible – comptent autant pour la reproduction que les facteurs biologiques d’êtres humains. Ainsi, pour les Mossi du Burkina Faso et les Soninké du Mali, la contribution des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 174

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Un corps en miettes : un processus de débiologisation

07/02/2017 09:23:25

175

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

êtres non humains permet aux femmes de « tomber » enceintes, d’arriver au terme de la grossesse, d’accoucher sans problème et d’avoir une bonne production de lait, sans quoi la maternité serait impossible [Bonnet, 1988 ; Razy, 2007]. Les attaques interpersonnelles ou encore la transgression de certains tabous ou normes sociales font également partie des facteurs explicatifs de l’échec du processus de procréation. Dans tous ces cas, la maternité est une expérience où les possibilités offertes par le corps individuel sont soumises au fonctionnement du corps social et du cosmos. D’une part, la nature du corps féminin ne suffit pas à l’aboutissement de l’expérience reproductive. D’autre part, cette expérience demande la présence d’une série d’éléments extérieurs, qui vont au-­delà des ressources biologiques inscrites dans le corps féminin. Autrement dit, selon ces systèmes de pensée, l’expérience reproductive se fait à travers et non pas grâce aux ressources corporelles propres aux femmes. Cette remise en cause d’un universalisme biologique qui fonderait l’expérience reproductive de toutes les femmes s’explique par les différentes ontologies produites dans le monde, dans lesquelles l’idée d’un rapport de continuité entre les êtres humains et les animaux (ici les femmes et d’autres mammifères femelles) peut être remplacée par l’idée d’un rapport de continuité entre les êtres humains, les êtres du monde de l’invisible et les autres membres du groupe [Descola, 2005]. Cette perspective anti-­universaliste se retrouve, sous d’autres formes, dans la société occidentale où on assiste, depuis les années 1990, au développement de techniques médicales – don de sperme et fécondation in vitro en premier lieu – qui permettent d’accéder à l’expérience de la maternité au-­delà des ressources biologiques inscrites dans le corps de la mère. Ces techniques offrent la possibilité de transférer le processus de procréation à l’extérieur de l’espace corporel de la mère, tout en exploitant les ressources de ce corps ou celles empruntées à d’autres corps [Strathern, 1992 ; Théry, 2010]. Ce processus d’externalisation concerne aujourd’hui les deux phases du travail reproductif historiquement réalisé à l’intérieur du corps maternel : la grossesse et l’accouchement. Sara Franklin [1998] et Marcela Iacub [2004] montrent que la production des enfants à l’extérieur du corps de la mère peut désormais se faire à travers l’union en laboratoire de matériaux biologiques appartenant (ou pas) aux deux parents. On peut revenir à une correspondance physique entre la figure maternelle et son support corporel durant la phase de la grossesse si les femmes qui font le choix d’avoir des enfants avec le don de sperme ou de gamètes portent l’enfant dans leur ventre. Mais l’embryon peut aussi se développer dans un autre corps féminin qui porte l’enfant jusqu’à l’accouchement. Dans ce cas, la réu-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 175

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps maternel

07/02/2017 09:23:25

Corps maternel

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

nification entre la figure de la mère et le corps maternel se fait pendant le post-­partum pour l’allaitement des enfants. Ainsi, par rapport au xixe siècle où l’on déléguait à d’autres femmes l’activité nourricière des enfants [Tabet, 1985], le morcellement du travail reproductif présente aujourd’hui un mouvement inversé. L’investissement actuel des parents dans l’allaitement des enfants [Faircloth, 2013] se voit contrecarré, en pratique, par la possibilité de déléguer la phase de la grossesse et de l’accouchement à d’autres corps [voir la notice « Bioéthique et techniques de reproduction »]. D’ailleurs, le fait que la figure et le corps maternels se superposent après l’accouchement sous-­entend que les corps maternels peuvent être des corps qui n’auraient pas anatomiquement la possibilité d’accéder à la maternité. C’est par exemple le cas pour les couples homosexuels qui font appel à une mère porteuse, ou pour des personnes trans’ ayant fait l’expérience de la grossesse, ce qui permet d’envisager une nouvelle figure, celle du « mari enceint » [Hérault, 2011]. Le corps reproducteur (et non plus seulement le corps maternel) est ainsi fait de plusieurs corps nécessaires à la production, la mise au monde et l’allaitement de l’enfant. Il participe à construire, sur un mode encore fictionnel, un nouveau modèle d’enfantement qui brouille la binarité des sexes au fondement du modèle dominant de l’hétérosexualité reproductive. Ces avancées technologiques ont été critiquées par une partie des féministes en tant qu’elles remettraient en avant l’inégalité entre les sexes et remplaceraient le corps maternel par un modèle productif capitaliste et patriarcal. Judith Butler propose une interprétation différente [2006] : s’il ne faut en rien idéaliser la science qui peut servir à la sélection sexuelle ou raciale, elle n’en constitue pas moins une capacité d’agir [agency] permettant de rompre avec la binarité des sexes et d’envisager d’autres manières de penser la venue de l’être humain. Si le corps ne peut être conçu, selon Butler, comme indépendant du langage qui le désigne [2009], il n’est pas non plus une matière intouchable et vierge, mais est, au contraire, modulable par la technologie qui permet, elle, de rompre avec la différence sexuelle. La fabrique du corps maternel C’est dans le sillage de ces travaux que s’inscrivent aujourd’hui les recherches qui interrogent les résistances à ces transformations sociales [Mathieu et Ruault, à paraître ; Cardi et al., à paraître]. Si le corps maternel a perdu de son évidence physiologique, on constate actuellement le développement de différentes formes de réinscription du corps ­féminin dans l’ordre de la nature. Le mouvement contemporain de ­renaturalisation de la naissance repose sur la défense des ressources

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 176

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

176

07/02/2017 09:23:25

177

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

« innées » des femmes (proches en cela des autres mammifères femelles), meilleurs atouts pour donner naissance aux enfants [Macdonald, 2006]. Ce phénomène explique par exemple le choix de certaines femmes de refuser la péridurale pour connaître les douleurs « naturelles » de l’accouchement [Arnal, en cours] ou le nouvel engouement pour le contact permanent entre la mère et l’enfant (technique « du peau à peau ») et pour l’allaitement maternel. Longtemps resté une question intime et pri­ vée, l’allaitement est en effet devenu un « problème public » à partir de la seconde moitié du xxe siècle. Ce sont d’abord les pouvoirs publics et le corps médical qui se sont emparés de la question, dans un contexte plus large de « déprivatisation de la maternité » [Knibiehler et Héritier, 2001] qui implique notamment une mise sous surveillance des p­ ratiques maternelles d’allaitement par les médecins et les p ­ rofessionnel·le·s de la petite enfance [Gojard, 2010 ; Garcia, 2011]. À travers ce travail d’encadrement, il s’agit bien de discipliner, voire de « fabriquer », un corps maternel allaitant et, au-­delà, une « bonne mère ». Reprenant une série de travaux nord-­américains, Caroline Chautems [en cours] rappelle ainsi que l’allaitement incarne une performance visuelle et physique de maternité, centrée sur le corps maternel, et suppose un « travail corporel » intensif (sur les tétons, sur l’alimentation, sur le temps, etc.). Cette idée de performance du corps maternel se retrouve par exemple dans le nombre croissant des accouchements à domicile où la mise au monde des enfants se fait sans intervention médicale [Pruvost, en cours]. La promotion de l’allaitement qui s’observe dans les institutions d’encadrement des corps maternels a également pris une tournure véritablement politique depuis les années 2000 alors que se développe, aux niveaux national et international, une véritable « cause de l’allaitement », incarnée notamment par l’influente association de la Leche League. Sous une forme différente, certaines tendances de la psychanalyse et de la psychologie de l’enfant participent de ce retour en force du « naturel ». Leur diffusion dans les dispositifs de prise en charge des mères [Cardi, 2010 ; Vozari, 2015] (par ailleurs objet de vives critiques internes à la psychanalyse) contribue à renforcer nettement la différence des sexes. La bonne condition des enfants est étroitement liée aux mises en jeu du corps maternel, qui apparaît sous un jour paradoxal. D’un côté, le corps maternel est présenté comme essentiel : les interactions mère/enfant (grossesse puis portage, manière de parler, d’allaiter, dialogue « d’œil à œil », etc.) témoignent de la « préoccupation maternelle primaire », selon la formule de Winnicott [1975], préoccupation essentielle aux besoins physiques et psychiques du nourrisson. Mais, de l’autre côté, ce corps maternel, parce qu’il représente la menace d’une fusion,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 177

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps maternel

07/02/2017 09:23:25

Corps maternel

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

continue de faire l’objet d’une « suspicion fondamentale », l’« équivalent d’un repoussoir » : « La mère, du fait que la rencontre avec elle est comprise sur le mode d’une capture imaginaire, serait ainsi l’agent d’une aliénation primordiale » [Schneider, 2007, p. 39]. Et cette conception paradoxale du corps maternel ne se limite d’ailleurs pas à la psychanalyse, mais gouverne encore les représentations : Christine Detrez et Anne Simon [2006] s’intéressent à la manière dont les romancières contemporaines continuent à mettre en scène les « entrailles déchirées » des figures maternelles (la formule est d’Annie Ernaux). Le corps maternel est vulnérable, donc à protéger, mais est également un corps dangereux, à surveiller de près, à gouverner, à discipliner [Cardi, 2010]. Ainsi, pratiques sociales et savoirs mis en œuvre montrent bien comment le sort des enfants, dans un processus de naturalisation et de psychologisation, reste largement pensé en fonction des compétences corporelles attendues des mères. Par ailleurs, la croissante participation, y compris physique, des hommes à l’expérience de procréation (présence aux cours de préparation à la naissance ou au moment de l’accouchement, etc.) ne remet pas en cause la centralité matérielle du corps féminin dans le processus d’enfantement [Quagliariello, 2013]. Les travaux sur les nouvelles techniques de reproduction constatent aussi les limites d’un éventuel brouillage entre les sexes qu’elles pourraient induire : dans les hôpitaux, « la stratégie dominante des professionnels est la conformité au système actuel de genre » [Tain, 2004, p. 237]. Le corps féminin reste désigné comme le siège de la stérilité, toujours mobilisé en premier pour une intervention chirurgicale, y compris quand la stérilité est le fait de l’homme et non de la femme. En outre, l’accès à ces nouvelles techniques de reproduction reste réservé au couple hétérosexuel, en particulier en France, et on constate une reproduction de l’« institution des barrières délimitant les âges reproductifs des hommes et des femmes » [p. 238]. Alors que les techniques d’AMP pourraient permettre aux femmes ménopausées d’être enceintes et de « réduire l’écart entre la longueur de la période fertile chez l’homme et la femme et contribuer ainsi à mettre en question le partage entre hommes vieillissants mais toujours fertiles et femmes vieillissantes ménopausées […], l’utilisation de ces techniques en France va dans le sens opposé » [Löwy, 2009]. Les banques de sperme ont en effet décidé de manière informelle (et arbitraire) de limiter l’âge des femmes pouvant bénéficier d’un don à 40 ans et celui de leur partenaire masculin à 55 ans. Les dominations de genre et d’orientation sexuelle se combinent ainsi, dans un processus de renaturalisation de la procréation, à celles d’âge et de classe (les couples pouvant profiter de l’AMP étant souvent issus des classes moyennes et supérieures), mais aussi de race. Le développement

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 178

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

178

07/02/2017 09:23:25

179

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

contemporain du marché des techniques de procréation médicalement assistée va de pair avec une reproduction des rapports de classe et de race mobilisés dans le passé pour la délégation de l’allaitement maternel [Cooper et Waldby, 2014 ; Fortier, 2011]. L’identité des femmes qui permettent à d’autres femmes (et d’autres hommes) d’avoir des enfants, en offrant leurs « matériaux corporels », ainsi que l’importance jouée par la race dans la sélection, par les futurs parents, des personnes donneuses de gamètes et des mères porteuses, montrent de quelle manière ces rapports de domination ont désormais investi la « fabrique des enfants » en dehors du corps de la mère. En outre, la réactualisation de l’idée que le corps des femmes est un organisme fait pour la mise au monde et l’allaitement s’accompagne généralement d’un renforcement des stéréotypes vis-­à-­vis des non-­Blanches, surtout d’origine africaine [Quagliariello, 2013], perçues par les militantes de la naissance naturelle comme des candidates idéales pour l’accouchement sans intervention médicale et l’allaitement intensif. La représentation historique des femmes comme plus proches de la nature car propriétaires d’un corps aux potentialités reproductrices est ici redoublée par les représentations racialisées et racistes des femmes noires, prétendument prédisposées à la maternité et plus proches des dimensions « animale » et « instinctive » de l’accouchement et de l’allaitement des enfants. On le voit, malgré les processus de dénaturalisation et de débiologisation de la procréation, le travail reproductif a donc encore un genre et il se présente toujours comme un « miroir » des différences de sexe et des inégalités de classe, de race et d’orientation sexuelle. C’est en ce sens que la dimension politique du corps maternel, en tant que levier pour maintenir l’ordre social, reste un terrain à questionner pour les sciences sociales. Renvois aux notices : Bioéthique et techniques de reproduction ; Contraception et avortement ; Filiation ; Fluides corporels ; Parenté ; Psychanalyse.

Bibliographie Arnal M. (en cours), « Les douleurs de la mise au monde : un enjeu de santé publique au prisme des rapports sociaux de sexe », thèse en anthropologie sociale, Paris, EHESS. Badinter É. (1980), L’Amour en plus. Histoire de l’amour maternel (xviie-­ e xx  siècle), Paris, Flammarion. Bonnet. D. (1988), Corps biologique, corps social. Procréation et maladies de l’enfant en pays Mossi (Burkina Faso), Paris, Éditions de l’Orstom. Broch Due V., Rudie I. et Bleie T. (1993), Carved Flesh/Cast Selves, Gendered Symbols and Social Practices, Oxford, Bloomsbury Academic.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 179

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps maternel

07/02/2017 09:23:25

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Butler J. (2005), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte. – (2006), Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam. – (2009), Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Paris, Éditions Amsterdam. Cardi C. (2010), « La construction sexuée des risques familiaux », Politiques sociales et familiales, vol. 101, n° 1, p. 35‑45. Cardi C., Odier L., Villani M. et Vozari A.-­S. (dir.) (à paraître), « Maternités », Genre, sexualité & société. Charrier P. et Clavendier G. (2013), Sociologie de la naissance, Paris, Armand Collin. Chautems C. (en cours), « Les temporalités de l’allaitement. Entre normes médicales et expérience des mères », thèse d’anthropologie culturelle et sociale, université de Lausanne. Collin F. et Laborie F. (2000), « Maternité », in Hirata H., Laborie F., Senotier D. et Le Doaré H. (dir.), Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, p. 96‑101. Cooper M. et Waldby C. (2014), Clinical Labor. Tissue Donors and Research Subjects in the Global Bioeconomy, Londres, Duke University Press. Cova A. (1997), Maternité et droit des femmes en France (xixe-­xxe siècles), Paris, Anthropos/Economica. Davis-­Floyd R. (1992), Birth as an American Rite of Passage, Berkeley, University of California Press. Beauvoir S. de (1949), Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard. Descarries F. (2002), « La maternité au cœur de débats féministes », in Descarries F. et Corbeil C. (dir.), Espaces et temps de la maternité, Montréal, Les Éditions du Remue-­ménage, p. 23‑50. Descola P. (2005), Par-­delà nature et culture, Paris, Gallimard. Detrez C. et Simon A. (2006), À leur corps défendant. Les femmes à l’épreuve du nouvel ordre moral, Paris, Le Seuil. Dorlin E. (2006), La Matrice de la race, Paris, La Découverte. Faircloth C. (2013), Militant Lactivism ? Attachment Parenting and Intensive Motherhood in the UK and France, New York/Oxford, Berghahn. Fassin É. (2010), « Anthropologie de la reproduction », in Dorlin E. et Fassin É. (dir.), Reproduire le genre, Paris, Éditions de la BPI, p. 45‑51. Fortier C. (2011), « Tentation eugénique et ethnicisation biologique de la différence physique : le cas du don de gamètes », in Rude-­Antoine E. et Piévic M. (dir.), Éthique et Famille, Paris, L’Harmattan, p. 207‑221. Franklin S. et Ragoné H. (1998), Reproducing Reproduction. Kinship, Power and Technological Innovation, Philadelphie, University of Pennsylvania Press. Garcia S. (2011), Mères sous influence. De la cause des femmes à la cause des enfants, Paris, La Découverte. Giard A. (2015 [2012]), « Les hommes aussi peuvent allaiter, mais… », Libération, 21 janvier, .

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 180

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps maternel

180

07/02/2017 09:23:25

181

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Godelier M. (2007), Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Albin Michel. Gojard S. (2010), Le Métier de mère, Paris, La Dispute. Hérault L. (2011), « Le mari enceint : construction familiale et disposition corporelle », Critique, vol. 1, n° 764, p. 48‑60. Héritier F. (1996), Masculin, Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob. Iacub M. (2004), L’Empire du ventre. Pour une autre histoire de la mater‑ nité, Paris, Fayard. Jordan B. (1983), Birth in Four Cultures. A Crosscultural Investigation of Childbirth in Yucatan, Holland, Sweden, and the United States, Montréal, Eden Press. Knibiehler Y. et Héritier F. (dir.) (2001), Maternité. Affaire privée, affaire publique, Paris, Bayard. Kristeva J. (2007), Seule, une femme, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube. Lefaucheur N. (1992), « Maternité, Famille, État », in Duby G. et Perrot M. (dir.), Histoire des femmes. Tome V : Le xxe siècle, p. 411‑530. Les Chimères (1975), Maternité esclave, Paris, Union générale d’éditions, p. 10‑18. Löwy I. (2009), « L’âge limite de la maternité : corps, biomédecine et politique », Mouvements, n° 59, p. 102‑112. MacCormack C. P. et Strathern M. (1980), Nature, Culture and Gender, Cambridge, Cambridge University Press. Macdonald M. (2006), « Gender expectations : natural bodies and natural births in the new midwifery in Canada », Medical Anthropology Quarterly, vol. 20, n° 2, p. 235‑256. Malinowski B. (1948), Magic, Sciences and Religion, Boston, Beacon Press. Martin E. (1987), The Woman in the Body. A Cultural Analysis of Reproduction, Boston, Beacon Press. Mathieu M. et Ruault L. (dir.) (à paraître), « Déconstruire la reproduction : de la maîtrise des fertilités au parentage » , L’Homme et la société. Mathieu N.-­C. (1985), « Femmes, matières à penser et à reproduire », in Mathieu N.-­C. (dir.), L’Arraisonnement des femmes. Essais en anthropo‑ logie des sexes, Paris, Éditions de l’EHESS, p. 5‑9. Mauss M. (1934), « Les techniques du corps », Journal de psychologie, vol. 32, n° 3‑4, p. 271‑293. Mead M. (1949), Male and Female. A Study of the Sexes in a Changing World, New York, William Morrow. Oakley A. (1980), Women Confined, Toward a Sociology of Childbirth, Londres, Martin Robertson. Ortner S. (1974), « Is female to male as nature is to culture ? », in Rosaldo M. Z. et Lamphere L. (dir.), Woman, Culture and Society, Stanford, Stanford University Press, p. 67‑88. Ortner S. et Whitehead H. (1981), Sexual Meanings. The Cultural Construction of Gender and Sexuality, Cambridge, Cambridge University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 181

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps maternel

07/02/2017 09:23:25

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Pruvost G. (en cours), « Naissance, transe et trans : trouble dans les genres et les hiérarchies professionnelles. Étude de 134 récits d’accouchement à domicile ». Quagliariello C. (2013), « Modèles de naissance et de nature en conflit. Les Sénégalaises en exil face à l’hôpital moderne », thèse de doctorat en sociologie et anthropologie sociale, université Paris-­8/université de Sienne. Razy E. (2007), Naître et Devenir. Anthropologie de la petite enfance en pays Soninké (Mali), Nanterre, Société d’ethnologie. Rosaldo M. Z. et Lamphere L. (dir.) (1974), Woman, Culture and Society, Stanford, Stanford University Press. Schneider M. (2007), « Le procès des mères », Mouvements, vol. 1, n° 49, p. 38‑45. Strathern M. (1992), After Nature. English Kinship in the Late Twentieth Century, Cambridge, Cambridge University Press. Tabet P. (1985), « Fertilité naturelle, reproduction forcée », in Mathieu N.-­C. (dir.), L’Arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes, Paris, Éditions de l’EHESS, p. 61‑146. Tain L. (2004), « Genre et techniques de reproduction : évidences, alliances et turbulences », L’Homme et la société, vol. 2, n° 152‑153, p. 229‑246. Thébaud F. (1999), « Les féministes ont-­ elles “raté” la maternité ? », Panoramiques, n° 40, p. 18‑23. Théry I. (2010), Des humains comme les autres. Bioéthique, anonymat et genre du don, Paris, Éditions de l’EHESS. Vozari A.-­S. (2015), « “Si maman va bien, bébé va bien.” La gestion des risques psychiques autour de la naissance », Recherches familiales, vol. 1, n° 12, p. 153‑163. Winnicott D. W. (1975 [1956]), « La préoccupation maternelle primaire », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, p. 168‑174.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 182

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Corps maternel

182

07/02/2017 09:23:25

Culture populaire

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

La culture populaire reste un domaine difficile à cerner et peu étudié au sein des sciences humaines et sociales de l’espace francophone. On constate pourtant, ces dernières années en France, une prolifération de travaux prenant appui sur des objets de la culture populaire. Cela s’explique par la réception, la traduction voire l’institutionnalisation (limitée) d’études et de traditions théoriques venues notamment du Royaume-­Uni et des États-­Unis : cultural studies, études sur le genre, études postcoloniales, études sur la race et l’ethnicité et théorie queer. Ces domaines (inter)disciplinaires se sont mutuellement stimulés, consolidés et développés, leurs intérêts convergeant vers les questions de genre et de sexualité. La réception en France des cultural studies s’est faite tardivement, plus encore que pour les études sur le genre et les études postcoloniales. C’est d’ailleurs fréquemment par le biais de ces dernières que les cultural stu‑ dies sont reçues et se développent durant les années 2000. Si les études sur le genre et la sexualité et/ou les études postcoloniales ont connu une relative institutionnalisation et légitimation, comme en atteste le choix de traduire les termes mêmes de ces dénominations universitaires, rien de tel pour les cultural studies. Ce champ d’étude demeure marginalisé et contesté en France, pour différentes raisons qui tiennent notamment au poids des traditions bourdieusienne et marxiste et à l’illégitimité qui frappe les objets étudiés par les cultural studies. D’un côté, de nombreux travaux se réclamant de la tradition marxiste considèrent, à partir d’une lecture un peu rapide de Marx, que l’idéel n’est rien d’autre que le reflet de la base matérielle. Ils se désintéressent par conséquent de l’idéologie et de la culture. De l’autre, la tradition bourdieusienne envisage surtout la culture à partir du prisme de la domination. Pour Bourdieu, les pratiques populaires sont en effet marquées par le « choix du nécessaire », autrement dit « faire de nécessité vertu », et se caractérisent souvent par une « forme d’acceptation de la domination » [Bourdieu, 1979, p. 448]. Sa théorie de la légitimité culturelle l’amène ainsi

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 183

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Keivan Djavadzadeh

07/02/2017 09:23:25

Culture populaire

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

à sous-­estimer la créativité des classes populaires et à dénoncer le « culte de la “culture populaire” » assimilé à une forme de populisme [Bourdieu, 1997, p. 91]. Toutefois, un renouvellement de la pensée féministe a conduit les études de genre francophones à s’intéresser de plus en plus à la culture populaire. S’il semble aujourd’hui acquis que la culture populaire est un espace qui met en scène autant qu’il produit et reproduit le genre et la sexualité (mais aussi d’autres catégories, comme la race), il paraît néanmoins nécessaire de retracer brièvement les évolutions de ce champ indiscipliné que constituent les cultural studies. Car, si le genre et la sexualité forment aujourd’hui des prismes d’analyse privilégiés des études sur la culture populaire, ils en ont d’abord constitué les points aveugles. Dans les années 1970, la critique féministe de l’invisibilisation des questions de genre et de sexualité dans les travaux du Centre for Contemporary Cultural Studies (CCCS) de Birmingham met en lumière les limites des études sur la culture populaire, jusque-­là centrées sur les seuls hommes de la classe ouvrière [Brunsdson, 1996]. Selon le théoricien jamaïco-­britannique Stuart Hall, alors directeur du centre, le féminisme « redessina la cartographie des cultural stu‑ dies et chaque champ de la vie intellectuelle critique » [2008, p. 70]. Au tournant des années 1980, un autre décentrement renouvelle fondamentalement les études sur la culture populaire. Sous l’impulsion de féministes africaines-­américaines et afro-­caribéennes, la question de la représentation médiatique de la race et de l’idéologie de genre qui la sous-­tend devient un objet central pour les travaux qui s’inscrivent dans le Black feminism et dans ce qu’on qualifie parfois de Black cultural studies. Longtemps dévalorisée en raison de son caractère mercantile et de préjugés moraux, la culture populaire est devenue, au fil des ans et de l’internationalisation des cultural studies, un objet légitime des études sur le genre et la sexualité en raison du rôle même qu’on lui prête désormais dans la construction des identités de genre. Les musiques populaires, le cinéma, les séries télévisées et la culture pornographique constituent aujourd’hui autant de portes d’entrée pour étudier le genre et la sexualité. Une perspective féministe dans les cultural studies ? Les travaux fondateurs des cultural studies britanniques, conduits à la fin des années 1950 et au début des années 1960, renouvellent profondément les analyses sur la culture populaire en rompant à la fois avec le pessimisme culturel – qui caractérisait l’école de Francfort (et à sa suite

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 184

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

184

07/02/2017 09:23:25

185

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

une certaine tradition marxiste) – et avec l’élitisme culturel qui distinguait haute culture [highbrow] et basse culture [lowbrow]. Raymond Williams [1958], Richard Hoggart [1970] et Edward Palmer Thompson [1988], considérés comme les pères fondateurs des cultural studies, redéfinissent alors le concept même de culture et opposent à la culture dite « de masse » une culture populaire qui met l’accent sur la capacité d’agir [agency] de la classe ouvrière. Sous la direction de Stuart Hall, le CCCS commence à s’orienter principalement, dans les années 1970, vers l’étude de la construction de l’hégémonie culturelle et des politiques de signification. La culture est désormais envisagée, sous l’influence de Gramsci [2011], comme le lieu et l’enjeu d’une lutte pour l’hégémonie, et le populaire fait l’objet d’une première déconstruction. Rejetant tout à la fois le pessimisme culturel de l’école de Francfort et l’approche purement anthropologique de la culture populaire (celle des pères fondateurs des cultural studies), Stuart Hall propose de mettre l’accent sur l’ambivalence de cette dernière. Ainsi, la culture populaire « embrasse, pour une période donnée, les formes et les activités qui ont leurs racines dans les conditions sociales et matérielles des classes particulières, et qui se sont incarnées dans les traditions et les pratiques populaires » [Hall, 2008, p. 123]. Dès lors, les études sur les cultures juvéniles britanniques de l’après-­guerre – les subcultures – se multiplient, rassemblées ultérieurement dans l’ouvrage dirigé par Stuart Hall et Tony Jefferson en 1976, Resistance through Rituals [2003]. Essentiellement centrés sur le style, le mode de vie et les relations qu’entretiennent les membres masculins des subcultures à la culture (ouvrière) de leurs parents, ces travaux mettent l’accent sur la « résistance » et la dimension de classe des subcultures. Certains montrent également que les subcultures reproduisent les images traditionnelles de la masculinité : John Clarke dénonce ainsi le « machisme collectif » constitutif de ces dernières [p. 190]. Angela McRobbie et Jenny Garber sont parmi les premières à poser explicitement le problème de l’absence des filles dans la littérature subculturelle. Elles critiquent ouvertement les présupposés de leurs collègues masculins qui ne s’intéressent aux jeunes femmes que pour commenter leur attrait ou leur disponibilité sexuelle, contribuant par là même à « renforcer, sans aucun regard critique, l’image stéréotypée des femmes qui nous est si familière » [McRobbie et Garber, 2011, p. 81]. Ces chercheuses préconisent de complexifier l’analyse des subcultures, jusqu’alors appréhendées sous l’angle exclusif de la classe sociale, pour prendre également en compte les dimensions de genre et de sexualité. Moins oppositionnelles en apparence, les formes culturelles associées aux filles constituent, selon elles, un espace négocié de réflexivité identitaire, structuré notamment au moment de l’entrée dans la sexualité. De même,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 185

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Culture populaire

07/02/2017 09:23:25

Culture populaire

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

la sociologue britannique Beverley Skeggs a montré, dans un ouvrage paru en 1997 et désormais traduit en français, que certaines productions culturelles « dessinent des espaces de plaisir où les femmes se sentent renforcées en étant collectivement définies comme des femmes » [2015, p. 282]. Skeggs analyse notamment l’attrait exercé par des formes de « féminisme pop » sur ses jeunes enquêtées des classes populaires, à l’image de la chanson Girls Just Wanna Have Fun de Cindy Lauper (1983) ou du film Recherche Susan désespérément réalisé en 1985 par Susan Seidelman et mettant Madonna à l’écran. Les travaux de McRobbie et Garber ont été stimulés par la création d’un Women’s Studies Group au sein du CCCS en octobre 1974. Les chercheuses réunies dans ce groupe réclament en 1976 un espace de non-­ mixité et obtiennent gain de cause malgré de nombreuses contestations – Stuart Hall a en effet soutenu la demande en soulignant qu’il aurait présenté une demande similaire de création d’un groupe noir non mixte s’il n’avait pas été alors le seul Noir [Brunsdson, 1996, p. 281‑282]. En 1978, le Women’s Studies Group publie l’ouvrage collectif Women Take Issue qui affirme une perspective féministe dans le CCCS, désormais inscrite dans le programme des cultural studies. La question de la race et de l’imbrication des rapports de pouvoir reste cependant largement absente et il faut attendre les années 1980 pour que la question de la représentation médiatique de la race soit posée, à la faveur de l’internationalisation des cultural studies et de leur rencontre aux États-­Unis avec les Black studies et le Black feminism. Black feminist cultural studies Les cultural studies se sont tardivement emparées de la question de la race et, comme pour le féminisme, il faut attendre la publication d’un ouvrage collectif du CCCS, The Empire Strikes Back, en 1982 pour que cette question fasse elle aussi « irruption », selon l’expression de Stuart Hall [2008, p. 25]. Dans cet ouvrage, Pratibha Parmar – qui avait déjà coécrit avec Valérie Amos « Resistances and responses : the experiences of Black girls in Britain » l’année précédente – et Hazel Carby posent les jalons d’une critique féministe intersectionnelle de la culture. En raison de son expérience étatsunienne, Carby est l’une des artisanes du rapprochement entre les cultural studies britanniques et les Black studies étatsuniennes, comme elle le restitue avec modestie dans l’introduction de Cultures in Babylon [1999, p. 1‑3]. Les travaux se revendiquant des ou pouvant être considérés comme proches des Black cultural studies se multiplient alors dans les années 1990 et 2000.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 186

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

186

07/02/2017 09:23:25

187

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Parmi ces travaux, un certain nombre sont menés par des féministes africaines-­américaines et s’intéressent aux représentations de la sexualité des femmes noires et à la fétichisation du corps de ces dernières dans la culture populaire [hooks, 1992, p. 61‑77 ; Collins, 2005]. Les féministes africaines-­américaines qui étudient la culture populaire mettent fréquemment l’accent sur l’ambivalence de cette dernière, qui diffuse certes des « images performatives » [controlling images] sexistes et racistes à propos de la sexualité des femmes noires [Collins, 2011], mais qui peut aussi devenir un espace d’identification et d’autodéfinition pour ces dernières. Jacqueline Bobo montre ainsi que les femmes noires sont des « lectrices culturelles » [cultural readers], formant une « communauté interprétative » pouvant à la fois s’identifier aux ou rejeter les images qui leur sont proposées dans la culture populaire [Bobo, 1995]. La culture populaire constitue ainsi un terrain d’investigation privilégié pour les féministes africaines-­américaines. Comme le souligne Angela Davis, en l’absence de relais politiques ou syndicaux traditionnels, « les représentations esthétiques critiques de problèmes sociaux doivent être comprises comme des actes sociaux et politiques forts » [1999, p. 101]. La culture populaire a longtemps constitué le seul espace dans lequel les femmes noires pouvaient s’autodéfinir et partager leurs points de vue sans craindre de représailles. Historiquement, c’est la tradition du blues féminin qui est considérée comme le point de départ de la praxis féministe noire [Collins, 1991, p. 99‑102 ; Davis, 1999]. C’est en effet dans les enregistrements légués par les chanteuses de blues des années 1920 et 1930 que l’on trouve les premières représentations d’un point de vue autodéfini de femmes noires, concernant notamment la sexualité. Jusqu’alors, les femmes noires en position d’écrire leur histoire, parmi lesquelles Ida B. Wells, Fannie Barrier Williams ou encore Mary Church Terrell, avaient été contraintes de faire silence sur les questions sexuelles et d’affirmer l’intégrité morale des femmes noires pour lutter contre les représentations culturelles héritées de l’esclavage les décrivant comme hypersexuelles [Davis, 1999, p. 42‑45]. Cette politique de la respectabilité, compréhensible d’un point de vue stratégique, aboutit néanmoins à un certain puritanisme sexuel et, surtout, à une indicibilité de la sexualité des femmes noires, à la fois exposée et impossible à penser en des termes qui ne seraient pas aliénants [Hammonds, 2012]. A contrario, les chanteuses de blues ont cherché à représenter la sexualité des femmes noires dans sa diversité, défiant les normes de genre et de sexualité et redéfinissant les contours des relations amoureuses, hétérosexuelles comme lesbiennes. Depuis l’ouvrage fondateur de Tricia Rose, Black Noise [1994], les Black cultural studies se sont tournées vers la culture hip-­hop pour en proposer une critique interne lui restituant sa complexité, en évitant à la

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 187

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Culture populaire

07/02/2017 09:23:25

Culture populaire

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

fois le piège du racisme et celui de la misogynie, pour reprendre le titre d’un article de Kimberlé Crenshaw [1993]. D’un côté, il s’agit de reconnaître que la culture noire, parce qu’elle génère des profits toujours plus importants, est investie par les industries culturelles qui commercialisent à travers elle une vision stéréotypée, voire raciste, de la jeunesse noire masculine des ghettos représentée comme déviante, criminelle, misogyne et homophobe [Rose, 2008, p. 3 ; Collins, 2011, p. 45]. De l’autre, il s’agit de dénoncer l’hypocrisie des médias de masse qui entretiennent une « panique morale », selon l’expression consacrée de Stanley Cohen [2011], alors même que « les modes de pensée et les façons d’agir sexistes, misogynes et patriarcales glorifiés dans le gangsta’ rap sont le reflet des valeurs dominantes dans notre société, valeurs créées et entretenues par le système suprémaciste blanc du capitalisme patriarcal » [hooks, 2008, p. 135]. En conséquence, il s’agit de reposer à nouveaux frais la question déjà soulevée par Stuart Hall de la « fascination profonde et ambivalente du postmodernisme pour la différence – différence sexuelle, différence culturelle, différence raciale et, par-­dessus tout, différence ethnique » [Hall, 2008, p. 301]. Conscient·e·s des politiques raciales et sexuelles des industries culturelles, les auteur·e·s des Black cultural studies ne versent cependant pas dans le pessimisme ou le défaitisme puisque, si la culture populaire concourt à diffuser des images performatives sur la féminité et la masculinité noire, « dans le même temps, ces lieux médiatiques sont investis par les hommes et les femmes noir·e·s pour s’opposer au racisme, à l’exploitation de classe et au sexisme » [Collins, 2005, p. 54‑55]. Il s’agit ainsi de ne pas délaisser le terrain culturel, mais au contraire de l’occuper pour contester les effets bien réels des images performatives. Simplement culturel ? Dans le texte « La technologie du genre », traduit en français en 2007, Teresa de Lauretis pose que « la construction du genre est à la fois le produit et le processus de sa représentation » [p. 47]. Inspirée par Foucault – qu’elle dépasse cependant –, elle affirme que le genre est la « technologie du sexe » et qu’il est produit par un certain nombre de technologies sociales, parmi lesquelles la culture populaire. Représenter le genre, c’est le construire en même temps qu’on l’énonce. On pourrait rapprocher cette thèse de la formulation de Stuart Hall décrivant la race comme un « signifiant flottant », c’est-­à-­dire comme une construction discursive qui n’en produit pas moins des effets réels [Hall, 2013]. Car, selon Teresa de Lauretis, la culture populaire et l’ensemble des technologies sociales du genre « ont le pouvoir de contrôler le champ des significations sociales et donc de produire, promouvoir et “implan-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 188

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

188

07/02/2017 09:23:26

189

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

ter” des représentations du genre [et de la race, pourrait-­on ajouter] » [2007, p. 75‑76]. Les théoriciennes féministes accordent ainsi une grande importance aux représentations culturelles du genre et de la sexualité. La culture populaire est le lieu où se font et se défont les définitions et les représentations hégémoniques, et rien ne saurait changer durablement sans une « lutte de position » culturelle, pour reprendre le vocabulaire du théoricien marxiste de l’hégémonie Antonio Gramsci [2011]. Le terrain culturel est donc nécessairement un enjeu premier de la lutte féministe. C’est ce qu’affirme Lauretis lorsqu’elle souligne que sa proposition (la représentation du genre est sa construction) « ouvre la possibilité d’une capacité d’agir et d’une autodétermination au niveau subjectif, voire individuel, de pratiques quotidiennes micropolitiques » [2007, p. 55]. Et c’est notamment cela que l’on a reproché à la théorie queer – dénomination forgée par Teresa de Lauretis lors d’un colloque organisé à l’université de Santa Cruz en 1990 [Lauretis, 2007, p. 95‑122]. Ainsi, la théorie queer serait individualiste, postmoderne, centrée sur des revendications culturelles et déconnectée de toute réalité matérielle. Cette critique a été, entre autres, adressée à Judith Butler après la publication de Trouble dans le genre [2005 (1990)], ouvrage désormais classique qui a profondément renouvelé les études sur le genre et la sexualité. Si la théorie et les études queer ont leur histoire propre, il demeure que cette histoire est liée à la pensée féministe et aux cultural studies, comme le rappellent justement Maxime Cervulle et Nelly Quemener [2015, p. 51‑52]. La culture populaire peut être considérée comme un terrain privilégié des études queer pour mettre en évidence les manifestations des normes de genre et de sexualité ou, au contraire, la subversion de ces dernières [Lauretis, 2007 ; Halberstam, 2011 ; Butler, 2005 (1990)]. Dès lors, une certaine tradition matérialiste – incarnée notamment par la théoricienne de la justice sociale Nancy Fraser [1997] – actualise une critique ancienne, adressée indistinctement aux cultural studies et à la théorie queer, qui consiste à opposer le culturel/l’idéel et le matériel/la base économique. Certaines théories et études poststructuralistes négligeraient l’essentiel, c’est-­à-­dire l’économie politique, en se focalisant sur des revendications purement identitaires et culturelles. Les cultural studies comme les études queer apportent une réponse, sous la forme d’une simple question posée par Stuart Hall lors d’un colloque à Londres en 2007 : « Qu’est-­ce que ceci a à voir avec tout le reste ? » [Cervulle et Quemener, 2015, p. 97]. Ou, pour reformuler, est-­ce que tout ceci ne serait que culturel, comme le suggèrent certain·e·s ? Dans son article « Simplement culturel ? » [2010], Butler réaffirme une position largement partagée au sein des cultural studies : ce qui relève du cultu-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 189

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Culture populaire

07/02/2017 09:23:26

Culture populaire

190

rel possède également une dimension matérielle. S’intéresser à la culture populaire, ce n’est jamais se focaliser exclusivement sur des questions purement idéelles et donc secondaires. Cela revient plutôt à constater la porosité et l’instabilité des frontières entre le culturel et l’économique.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bibliographie Amos V. et Parmar P. (1981), « Resistances and responses. The experiences of Black girls in Britain », in McRobbie A. et McCabe T. (dir.), Feminism for Girls, Londres, Routledge. Bobo J. (1995), Black Women as Cultural Readers, New York, Columbia University Press. Bourdieu P. (1979), La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit. – (1997), Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil. Brunsdson C. (1996), « A thief in the night. Stories of feminism in the 1970s at CCCS », in Morley D. et Chen K.-­H. (dir.), Stuart Hall. Critical Dialogues in Cultural Studies, Londres/New York, Routledge, p. 276‑286. Butler J. (2005 [1990]), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte. –  (2010), « Simplement culturel ? », Actuel Marx, n° 30, p. 168‑183. Carby H. (1999), Cultures in Babylon. Black Britain and African America, Londres/New York, Verso. Centre for Contemporary Cultural Studies (1982), The Empire Strikes Back. Race and Racism in 70s Britain, Londres/New York, Routledge. Cervulle M. (2013), Dans le blanc des yeux. Diversité, racisme et médias, Paris, Éditions Amsterdam. Cervulle M. et Quemener N. (2015), Cultural Studies. Théories et méthodes, Paris, Armand Colin. Cohen S. (2011), Folk Devils and Moral Panics. The Creation of the Mods and Rockers, New York/Londres, Routledge. Collins P. H. (1991), Black Feminist Thought. Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment, New York/Londres, Routledge. – (2005), Black Sexual Politics. African Americans, Gender, and the New Racism, New York/Londres, Routledge. –  (2011), « “Get your freak on”. Images de la femme noire dans l’Amérique contemporaine », Volume !, vol. 8, n° 2, p. 41‑63. Crenshaw K. (1993), « Beyond racism and misoginy. Black feminism and 2 live crew », in Matsuda M., Lawrence C. et Crenshaw K. (dir.), Words That Wound, Boulder, Westview Press, p. 111‑132.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 190

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Renvois aux notices : Arts visuels ; Consommation ; Drag et performance ; Objets ; Pornographie ; Postcolonialités ; Queer ; Race.

07/02/2017 09:23:26

191

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Davis A. (1999), Blues Legacies and Black Feminism. Gertrude « Ma » Rainey, Bessie Smith and Billie Holiday, New York, Vintage Books. Fraser N. (1997), « Heterosexism, misrecognition, and capitalism : a response to Judith Butler », Social Text, n° 52-53, p. 279‑289. Gramsci A. (2011), Guerre de mouvement et guerre de position. Textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, Paris, La Fabrique. Halberstam J. (2011), The Queer Art of Failure, Durham, Duke University Press. Hall S. (2008), Identités et Cultures. Politiques des cultural studies, Paris, Éditions Amsterdam. – (2013), Identités et Cultures 2. Politiques des différences, Paris, Éditions Amsterdam. Hall S. et Jefferson T. (2003), Resistance Through Rituals. Youth Subcultures in Post-­War Britain, Londres, Taylor & Francis. Hammonds E. (2012), « Toward a genealogy of Black female sexuality. The problematic of silence », in Alexander J. et Mohanty C. T. (dir.), Feminist Genealogies, Colonial Legacies, Democratic Futures, New York/ Londres, Routledge, p. 170‑182. Hoggart R. (1970), La Culture du pauvre. Études sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Les Éditions de Minuit. hooks b. (1992), Black Looks. Race and Representation, Boston, South End Press. – (2008), Outlaw Culture. Resisting Representations, Londres/New York, Routledge. Lauretis T. de (2007), Théorie queer. De Foucault à Cronenberg, Paris, La Dispute. McRobbie A. et Garber J. (2011), « Filles et subcultures », in Glevarec H., Macé É. et Maigret É. (dir.), Cultural Studies. Anthologie, Paris, Armand Colin, p. 81‑92. Rose T. (1994), Black Noise. Rap Music and Black Culture in Contemporary America, Hanovre/Londres, Wesleyan University Press. – (2008), The Hip-­Hop Wars. What We Talk About When We Talk About Hip-­Hop – and Why It Matters, New York, Basic Civitas Books. Skeggs B. (2015), Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone. Thompson E. P. (1988), La Formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard. Vörös F. (dir.) (2015), Cultures pornographiques. Anthologie des porn studies, Paris, Éditions Amsterdam. Williams R. (1958), Culture and Society, Londres, Chatto and Windus. Women’s Studies Group (1978), Women Take Issue. Aspects of Women’s Subordination, Londres, Hutchinson.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 191

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Culture populaire

07/02/2017 09:23:26

Danse

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

La question du genre et de la sexualité, et plus largement du rapport aux mythologies dominantes du corps, oriente de plus en plus de recherches en danse en France depuis les années 1990. Cette dimension politique de la corporéité dansante a souvent été abordée depuis le champ des études culturelles et de l’anthropologie, contribuant à approfondir une pensée de la danse comme pratique sociale et comme lieu d’exercice du pouvoir [Ginot, 2004]. Au cours des années 1990, des outils d’analyse critique spécifiques au champ de la danse se développent au sein de travaux portant une attention primordiale à la lecture du geste et aux logiques esthétiques des œuvres. Intégrant les savoirs pratiques des danseurs et des danseuses à des perspectives interdisciplinaires, de nouvelles méthodologies émergent et contribuent à un renouvellement épistémologique des études en danse. Elles introduisent à la complexité des articulations entre esthétique et politique et permettent ainsi de repenser le genre et, plus largement, le politique, sans réduire l’événement chorégraphique au pur reflet du contexte historique dans lequel il s’inscrit. Du point de vue de la réflexion en histoire de la danse en France, l’introduction de la dimension analytique du genre au cours des années 2000 a contribué notamment à dépasser une histoire de la danse occidentale longtemps réduite à l’hagiographie anecdotique des danseuses et des danseurs. L’analyse des processus historiques de construction des différences sexuelles s’accompagne d’un développement de nouveaux paradigmes historiographiques. La fabrication de la féminité en danse ou la professionnalisation de la danse pour les femmes au sein d’un système de plus en plus hiérarchisé depuis le xviiie siècle y constituent des axes privilégiés [Nordera, 2004 ; Marquié, 2014]. Aux États-­Unis et en Angleterre notamment, ces questions font l’objet de nombreux travaux qui interrogent, dans le même temps, l’histoire du statut du danseur homme et des performances de masculinités diverses, en lien avec

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 204

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Violeta Salvatierra García de Quirós

07/02/2017 09:23:27

Danse

205

d’autres catégories identitaires, de race ou de classe par exemple [Burt, 1995 ; Foster, 1996 ; Cooper Albright, 1997 ; Daly, 2002].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Sur la scène occidentale, dans les premiers ballets produits pour la cour de Louis XIV, la mise en scène de corps stylisés fait proliférer des figures de travestissement et de mascarade [Franko, 2007]. Fortement investis par l’élite aristocratique comme lieu stratégique de légitimation du droit au pouvoir, ces ballets et les modes de détournement des différences sexuelles qui s’y inventent laissent place, au xviiie siècle, à un tout autre modèle qui se consolide progressivement. Ce sont alors les hommes qui organisent, théorisent et créent les danses, tandis que les femmes y deviennent les interprètes. Au cours du xixe siècle, parallèlement à la construction de techniques disciplinaires décrites plus tard par Foucault [1975], le ballet (et en particulier le ballet romantique) édifie dans la figure de la « Ballerina » le mythe d’un corps féminin désincarné, dépourvu de désir propre, voire surnaturel. Au service d’un pouvoir chorégraphique essentiellement masculin, cette image fortement genrée et fétichisée de la danseuse s’appuie sur des techniques très codifiées. Une attitude posturale et une gestion du poids, du flux et des polarités spatiales spécifiques construisent ainsi une esthétique qui a été analysée comme étant le reflet d’un régime hétéropatriarcal [Foster, 1996 ; Bauer, 2004]. À la pureté féerique de la danseuse prenant corps dans une lutte constante contre la gravité correspond l’image genrée de l’homme, condensé dans sa force physique et dans le rôle de porteur auquel il se voit le plus souvent réduit [Roquet, 2010]. Mais, au sein de ce modèle dominant, une diversité de pratiques, de contradictions et de stratégies de résistance émergent simultanément. Réattribuant aux danseuses les rôles d’actrices de leur art que l’historiographie traditionnelle a eu tendance à occulter, des travaux interrogent la façon dont certaines ont pu investir des fonctions généralement réservées aux hommes ou s’approprier un nouvel espace de créativité au sein de cadres si dissymétriques [Marquié et Nordera, 2015]. Les parcours de figures féminines emblématiques de la transition culturelle du début du xixe siècle deviennent l’objet de recherches qui questionnent les stratégies par lesquelles une forme de « pouvoir politique féminin » se construit au sein de cette institution, pourtant extrêmement hiérarchique et conservatrice [Nordera, 2010]. D’autres travaux abordent la complexité des figures de danseuses représentatives des transformations des hiérarchies au cours du xixe et début du xxe siècles, telle la célèbre Anna Pavlova. Ces danseuses

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 205

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Du ballet classique au Contact Improvisation

07/02/2017 09:23:27

Danse

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

auraient développé des stratégies esthétiques et professionnelles diverses pour affirmer leur identité d’artiste à l’intérieur d’un système où s’impose la réification du féminin [Creissels, 2014 ; Marquié, 2015]. Les recherches portant sur les transformations esthétiques montrent également de quelle manière, au cours du xxe siècle – en particulier depuis l’arrivée de Nijinsky dans le ballet Le Spectre de la rose et parallèlement à de nombreuses mutations artistiques –, la danse masculine académique ne cesse de se transformer. Ce renouvellement vient enrichir, différemment selon les périodes et les artistes, la palette expressive des danseurs [Roquet, 2010]. Pour autant, il ne renverse pas le paradigme hétérocentré dominant en danse classique qui se situe à son paroxysme avec le duo, dans lequel le danseur continue de remplir son rôle de porteur, dédié à la mise en valeur de la légèreté de la danseuse. L’avènement de la danse moderne au début du xxe siècle (avec Isadora Duncan, Rudolf Laban, Mary Wigman…) ouvre des régimes de sens profondément subversifs dans la sphère du geste et va de pair avec le nouveau statut de femmes auteures de leurs danses. Les ruptures opérées par ces danseurs et danseuses (l’émergence d’une pluralité des rapports à la gravité, la volonté de libérer la respiration, d’explorer des qualités de flux et des spatialités totalement nouvelles) donnent lieu à une multiplicité d’esthétiques et à des innovations radicales des modalités d’entraînement, des pédagogies et des pensées du champ chorégraphique. Mais ces nouvelles approches du corps et de la danse sont aussi porteuses de clivages identitaires. Elles sont traversées, à même les fabriques sensorimotrices du geste, par des normes de genre, de race, mais aussi de corps sain/pathologique fortement hiérarchisantes – par exemple avec le rapprochement sur les scènes populaires entre gestuelles épileptiques et danses noires, dont les danseurs et danseuses modernes s’éloignent radicalement. L’approche de ces nouvelles corporéités et langages chorégraphiques depuis un prisme élargi à d’autres cultures scéniques, traditionnellement écartées des modèles historiographiques en danse (telles que les revues, les cabarets ou les variétés ainsi que les danses extra-­européennes), permet de mettre au jour l’ancrage de ces normes dans l’imaginaire des modernes [Baxman, 2014 ; Launay, 2016]. Ainsi, la culture populaire des années 1920, foisonnante d’inventions genrées dissidentes et de modes en rupture avec la norme binaire hégémonique, sur scène comme dans les modes de vie, a été fortement rejetée par les théoricien·ne·s de la danse moderne naissante [Baxman, 2014]. Une volonté de renforcer la dualité des genres s’associe chez elles et eux à une idée de « nature sacrée » à restaurer, en même temps qu’une vision du corps foncièrement racialisée oriente leur intérêt pour les danses non occidentales.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 206

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

206

07/02/2017 09:23:27

207

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Ce sont ainsi les danses d’Asie ou celles des Indien·ne·s d’Amérique qui trouvent leur place dans les composantes gestuelles servant à affirmer l’identité artistique des modernes. En revanche, la polyrythmie ou la dynamique débordante des danses noires et du jazz, l’investissement du bassin et du bas du corps comme moteurs du geste qui les caractérisent, s’en trouvent exclus. Ces danses sont également associées, dans les imaginaires racistes de l’époque auxquels participent les danseurs modernes, aux gestuelles épileptiques et aux corps pathologisés des hystériques de la Salpêtrière [Launay, 2016]. À l’opposé de ces axiologies, des normes et des mythes identitaires qui y prennent corps, d’autres stratégies performatives se développent à la même époque, par exemple avec les danseuses Valeska Gert, Anita Berber, Joséphine Baker… C’est, entre autres, en détournant à la fois l’ordre kinesthésique du « civilisé » et du « sain d’esprit » par les multiples usages du rire comme grimace, qu’une altérité radicale à même le corps et le geste s’affirme chez la danseuse, chanteuse et actrice Joséphine Baker [Launay, 2016]. La période de mutations opérées à partir des années 1960 par les acteurs et actrices de la Post-­Modern Dance aux États-­Unis (Yvonne Rainer, Simone Forti, Trisha Brown, Steve Paxton…) est l’une des plus étudiées en tant que matrice d’expérimentations et de transformations des valeurs esthétiques et politiques établies par les générations précédentes. Les frontières de genre, mais aussi les violences des partages raciaux, les inégalités de classe, la standardisation des modes de vie ou les hiérarchies de savoirs et d’expertise du geste sont toutes défiées par l’invention de nouvelles écologies et de nouveaux imaginaires du mouvement. Rejetant les effets de l’institutionnalisation de la danse moderne et dans la continuité de certains des bouleversements introduits par le chorégraphe et danseur Merce Cunningham dès les années 1950 (mais aussi en rupture avec celui-­ci), cette communauté novatrice de danseurs et danseuses s’écarte autant de la tradition classique que de celle des modernes, sans se rassembler pour autant autour d’une appartenance esthétique. Ils et elles repensent les potentialités du geste en investissant les espaces publics, en collaborant avec des danseurs et des danseuses non entraîné·e·s aux techniques de danse institutionnalisées, en s’impliquant dans des mouvements de révolte (étudiants, féministes, gais, antiracistes…) et en s’interrogeant sur la fonction politique de la danse. Parmi les multiples exemples de la richesse de ces pratiques critiques du geste qui déstabilisent profondément les catégories normatives du corps et inaugurent de nouvelles formes de coopération artistique et sociale à travers la danse, le Contact Improvisation, initié par Steve ­Paxton au début des années 1970, constitue un laboratoire privilégié. Ce

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 207

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Danse

07/02/2017 09:23:27

Danse

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

mouvement, fondé sur l’expérimentation des dialogues toniques et pondéraux entre deux ou plusieurs danseurs et danseuses attentifs et attentives aux mécanismes des lois physiques, invente de nouvelles modalités relationnelles. L’échange tactile est ainsi primordial et l’horizontalité et la coopération renversent bien des conventions des traditions chorégraphiques occidentales. Il opère un net renversement dans les techniques et symboliques des danses en duo par rapport au ballet classique et à la danse moderne [Novack, 1990]. Les pratiques du porter n’y sont pas prédéfinies par le genre des partenaires et on cherche à problématiser et à défaire la distinction entre meneur ou meneuse et mené·e. Sous l’influence du Contact Improvisation comme contre-­culture du geste et de la relation, nourrie de processus collectifs de création et de modes de circulation à la marge des institutions, émergent au cours des années 1970 et 1980 de nouveaux foyers de recherche autour de problématiques politiques précises. Deux premiers collectifs d’hommes apparaissent à partir de 1976 sur la côte Ouest des États-­Unis : ils sont influencés par les explorations de groupes féministes locaux qui travaillent le champ de la performance dansée depuis des expériences et des politiques que l’on appellera plus tard « queer ». Au début des années 1990, un groupe de danseurs et de danseuses, d’artistes et d’activistes féministes et queer se rassemble autour du 848, un lieu mythique de vie intercommunautaire, espace de pratiques et de performances hybrides [Hennessy, 2008]. Dans le contexte du début de l’épidémie du sida, cet espace accueille à la fois des « jams » (espaces de pratiques libres et collectives du Contact Improvisation), des « safe-­sex parties » (espaces collectifs de pratiques sexuelles à moindre risque), des rituels d’éducation et d’expérimentation sexuelles inspirées du féminisme pro-­sexe, des performances queer, etc. De nouvelles pratiques articulant la finesse des savoirs somatiques du Contact Improvisation avec de nouveaux horizons d’expérimentations sexuelles communautaires s’y développent, devenant de véritables outils politiques au service de nouvelles subjectivités dissidentes. D’autres approches critiques du genre (et de l’histoire) au cœur de créations contemporaines Depuis la seconde moitié des années 1990, période foisonnante de créations chorégraphiques de plus en plus poreuses à diverses traditions performatives et politiques, la question du genre, de la sexualité et d’autres fictions politiques traversant le corps et le geste devient très présente. Dans un contexte français historiquement fort réticent aux enjeux de constructions identitaires (souvent réduites à la production

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 208

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

208

07/02/2017 09:23:27

209

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

de « communautarismes » menaçant l’identité républicaine), certain·e·s spécialistes de la danse cherchent à rendre compte de la puissance subversive des œuvres, sans pour autant limiter leur lecture à cette unique grille. L’approche phénoménologique en danse, qui questionne le regard situé du chercheur ou de la chercheuse dans l’analyse et fait usage d’outils de lecture du geste, ouvre ici une voie épistémologique féconde. Elle permet d’allier la perspective intersectionnelle du genre à d’autres niveaux de problématisation, comme celui de la position de pouvoir de l’intellectuel·le face à l’événement performatif. Ainsi, la corporéité hybride indéterminée de Vera Mantero dans A Myterious Thing, said e.e. Cummings* en 1996 peut aisément devenir l’objet d’analyses du point de vue de la manipulation de stéréotypes de genre, de race et des styles chorégraphiques. Mais l’efficacité politique du solo, au-­delà de la manipulation critique de ces catégories, prend plus profondément sa force dans la manière de faire rater les opérations de pouvoir des actes mêmes de « danser », de « performer » et d’« identifier », au sein d’un marché discursif et de production et diffusion des œuvres chorégraphiques dominantes [Ginot, 2003]. L’étude de Ginot sur les Hommages de Mark Tompkins ainsi que celle sur le solo de Mantero questionnent alors frontalement le rapport du chercheur ou de la chercheuse à son objet. Dans le même temps, ces travaux approfondissent les enjeux des normes en danse, dont celles de genre, à un moment où ces théories critiques étaient encore très récentes dans les recherches françaises en danse. La puissance de ces danses s’y révèle alors dans sa capacité à transformer en même temps des identités sexuelles et esthétiques. Ainsi, ces danses mettent simultanément en crise les régimes esthétiques de la danse contemporaine (en convoquant des cultures spectaculaires très hétérogènes) et les catégories de genre (mais aussi de race, d’identité sexuelle, voire d’humain). Et c’est l’attention aux dynamiques subtiles des constructions des spatialités chorégraphiques à la source de ces opérations esthétiques qui permet de rendre compte de la complexité de ces interactions. Les modalités de subversion des catégories de genre dans les œuvres du Quatuor Albrecht Knust et, d’une autre manière, de la chorégraphe Latifa Laâbissi apparaissent à travers un autre prisme dans les analyses d’Isabelle Launay. Ici, l’approche phénoménologique s’articule avec une réflexion sur l’historiographie en danse qui mobilise profondément ses cadres théoriques en y intégrant les multiples niveaux du travail critique inhérent à ces créations. Ainsi, l’analyse du travail généalogique de L’Après-­midi d’un faune de Nijinsky à travers les multiples combinaisons formelles explorées dans la création …d’un faune (éclats) (2000) permet de reconsidérer une œuvre fondamentale de l’histoire de la danse

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 209

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Danse

07/02/2017 09:23:27

Danse

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

occidentale en y faisant apparaître, entre autres, comment l’écriture de Nijinsky n’a pas cherché à distinguer deux registres de mouvements selon leur attribution aux rôles genrés Faune/Nymphe. Le choix subversif de Nijinsky, occulté jusque-­là dans les reconstitutions académiques, est d’autant plus accentué par celui du Quatuor qui refuse de donner un rôle à un sexe donné (ni à un·e seul·e danseur ou danseuse) et reconfigure l’inversion des rapports de genre en attribuant le rôle de la Nymphe à trois danseurs hommes [Launay, 2010]. Des modes de fabrication d’une autre histoire critique de la danse au sein même des corporéités et des œuvres opèrent encore selon d’autres logiques dans Self Portrait Camouflage (2006) et Adieu Merci (2013) de Latifa Laâbissi. La singularité du travail critique des gestes de Laâbissi (notamment autour de la grimace, des torsions, du rire et des modes de retournement des effets d’aliénation subis par le regard de l’autre) bénéficie d’un autre éclairage à travers l’histoire des danses africaines-­ américaines en France et celle des mises en scène du corps pathologique. En s’appuyant autant sur des travaux de l’histoire culturelle que sur l’analyse du geste, la lecture de Launay permet d’appréhender la complexité polysémique des propositions de Laâbissi et la spécificité de sa stratégie politique. Elle éclaire la manière dont le régime esthétique investi par la chorégraphe dans ces œuvres s’appuie sur une attention aux textures gestuelles des tensions sociales dont elle se laisse traverser, plutôt que de les prendre comme thématique [Launay, 2016]. Le contexte politique et les résonances subtiles avec des problématiques de genre et des politiques coloniales ne sont pas convoqués de manière directe : c’est dans le travail postural et gestuel, la construction de l’espace et le montage chorégraphique que ces tensions et ces violences circulent et se donnent à partager. Cette approche de l’œuvre de Laâbissi éclaire et valorise, sans chercher à les résoudre, la complexité et la puissance critiques propres à l’invention de corporéités en danse, lorsque celle-­ci s’enracine dans une exigence politique autant que poétique. Aborder la question du genre, du pouvoir normatif et des transferts culturels en danse permet de dépasser, dans ces dispositifs théoriques, la dialectique d’adhésion/transgression à un contexte culturel dominant. Ces analyseurs y opèrent activement sans épuiser les dynamiques de(s) sens, toujours au travail, entre performeurs/performeuses et regardeurs/regardeuses. Et c’est en questionnant la posture du chercheur ou de la chercheuse dans ce rapport, avec les outils de lecture fine du geste autant qu’avec les apports de l’histoire culturelle et d’autres champs théoriques, que la perspective du genre en danse parvient à déborder toute conception de l’identité (de genre, mais aussi d’œuvre et d’esthétique) comme territoire fixe. Le prisme du genre

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 210

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

210

07/02/2017 09:23:27

Danse

211

contribue à transformer autant la pensée du geste, en approfondissant sa dimension politique, que la pensée des normes hégémoniques du corps, lorsqu’elles sont confrontées aux puissances d’invention en danse. Renvois aux notices : Arts visuels ; Drag et performance ; Mythe/métamorphose ; Queer ; Race ; Regard et culture visuelle.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Banes S. (1998), Dancing Women. Female Bodies on Stage, Londres, Routledge. Bauer B. (2004), « Les postures subversives, l’intelligence de l’inintelligible (le rire du corps entre les techniques corporelles et la production de l’image dans trois solos de Vera Mantero) », mémoire de maîtrise en danse, sous la direction d’Isabelle Ginot, université Paris-­8. Baxman I. (2014), « L’homme nouveau est féminin : construction de genre en danse au début du xxe siècle », in Boulbès C. (dir.), Femmes. Attitudes performatives aux lisières de la performance et de la danse, Dijon, Les Presses du réel. Burt R. (1995), The Male Dancer. Bodies, Spectacles, Sexualities, Londres, Routledge. Cooper Albright A. (1997), Choreographing Difference. The Body and Identity in Contemporary Dance, Hanovre, Wesleyan University Press. Creissels A. (2014), « Performances des plumes, volatiles métamorphoses du féminin », in Boulbès C. (dir.), Femmes. Attitudes performatives aux lisières de la performance et de la danse, Dijon, Les Presses du réel. Daly A. (2002), Critical Gestures, Middletown, Wesleyan University Press. Foster S. L. (1996), « The ballerina’s phallic pointe », in Foster S. L. (dir.), Corporealities. Dancing Knowledge, Culture and Power, New York, Routledge, p. 1‑24. Foucault M. (1975), Surveiller et Punir, Paris, Gallimard. Franko M. (2007), « Dance and the political : states of exception », in Franco S. et Nordera M. (dir.), Dance Discourses. Keywords in dance research, Londres, Routledge, p. 11‑28. Ginot I. (2002), « Mark Tompkins. Livin’ is deadly », Art Press. « Medium Danse », novembre, p. 56‑59. – (2003), « Dis-­ identifying : dancing bodies and analysing eyes at work. A discussion of Vera Mantero’s “A mysterious thing said E. E. Cummings” », Discourses in Dance, vol. 2, n° 1, p. 23‑34. –  (2007), « Identity, the contemporary and the dancers », in Franco S. et Nordera M. (dir.), Dance Discourses. Keywords in dance research, Londres, Routledge, p. 251‑265. Hennessy K. (2008), « The experiment called Contact Improvisation. Historical essay », Dance Magazine, .

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 211

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bibliographie

07/02/2017 09:23:27

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Launay I. (2010) « Poétiques de la citation en danse. d’un faune (éclats) du Quatuor Albrecht Knust, avant-­après 2000 », in Launay I. et Pagès S. (dir.), Mobiles n° 2, « Mémoires et histoire en danse », Paris, L’Harmattan, « Arts 8 », p. 23‑72. –  (2016), « Gestes tordus, gestes toxiques, gestes revenants. Sous le signe des grimaces de la Vénus Hottentote, de Jane Avril et de Joséphine Baker. De Self Portrait Camouflage (2006) à Adieu et merci (2014) de Latifa Laâbissi », in Baudelot A. (dir.), Grimaces du réel, Latifa Laâbissi, Dijon/Aubervilliers, Les Presses du réel/Les Laboratoires d’Aubervilliers. Marquié H. (2014), « Histoire et esthétique de la danse de ballet au xixe siècle. Quelques aspects au prisme du genre, féminisation du ballet et stigmatisation des danseurs », mémoire de HDR en danse contemporaine, université de Nice-­Sophia-­Antipolis. Marquié H. et Nordera M. (2015), « Éditorial », Recherches en danse. Perspectives genrées sur les femmes dans l’histoire de la danse, n° 3 . Nordera M. (2004), La Construction de la féminité dans la danse. xve-­ e xviii  siècle, Pantin, CND. – (2010), « Comment se construit une ballerine ? Marie-­ Madeleine Guimard entre vie et scène dans les sources du xixe siècle », in Launay I. et Pagès S. (dir.), Mobiles n° 2, « Mémoires et histoire en danse », Paris, L’Harmattan, « Arts 8 », p. 269‑284. Novack C. (1990), Sharing the Dance. Contact improvisation and American Culture, Madison, University of Wisconsin Press. Roquet C. (2010) « Méditations sur le porter », in Launay I. et Pagès S. (dir.), Mobiles n° 2, « Mémoires et histoire en danse », Paris, L’Harmattan, « Arts 8 », p. 191‑203.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 212

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Danse

212

07/02/2017 09:23:27

Cyborg  1

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Adeptes enthousiastes et historien·ne·s amateurs et amatrices de la cyberculture font naître le cyborg dans les années 1960, à l’Agence spatiale américaine. Deux médecins aux noms étrangement jumeaux, les Drs Kline et Clines, cherchent alors à implanter des capsules sous la peau des astronautes, de façon à diffuser dans leurs organismes des substances chimiques ou médicamenteuses et améliorer ainsi leurs chances de survie dans l’espace. Le cyborg défaillant – cet être qu’il convient de soigner en permanence pour lui permettre de survivre dans un milieu hostile – serait donc le frère aîné du cyborg surpuissant, cette figure high-­tech et masculine vouée à un grand avenir. Comme dans toute mythologie, la vérité des origines est de peu d’importance au regard de la puissance génératrice du récit. Fantaisies et réalités : cyborg et cyber C’est qu’en matière de cyborg la réalité et la fiction entretiennent des relations durablement incestueuses. Le cyborg appartient à la longue lignée des machines générées par le geste savant, approchant les rives d’un monde sans sexualité ni reproduction, d’une (auto)génération masculine [Garnault, 2015]. Différent du robot qu’il vise à dépasser, le cyborg a pour trait caractéristique de mêler le vivant et l’artefactuel, d’être un mixte de chair et de technologie. Son incarnation emprunte aux matériaux du moment. Il évolue entre les années 1960 et la fin du xxe siècle, devenant de plus en plus high-­tech et digital à mesure que l’informatique l’emporte sur la mécanique. Ainsi, l’hybride human-­ machine cède-­t‑il progressivement la place à l’hybride human-­computer. À l’articulation des mondes militaire et industriel, la réalité et la mythologie cyborg témoignent d’un goût prononcé pour la puissance et le 1.  En souvenir de Nicolas Auray.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 192

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Delphine Gardey

07/02/2017 09:23:26

193

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

contrôle. C’est la thèse notamment de Paul Edwards [1996] qui rappelle les racines scientifiques et culturelles de ce « monde clos » des décennies 1960‑1980, saturé par l’idéologie de la guerre froide, le mythe et la réalité de la menace nucléaire et de la guerre des étoiles. Le cyborg exprime et reflète les transformations technologiques, économiques et sociales des cinquante dernières années. Il s’inscrit en premier dans le monde de la robotique, de l’intelligence artificielle, de l’informatique et des sciences cognitives, dans cette version fin-desiècle de l’ingénierie, un espace de l’entre-­soi masculin, site de coproduction en Occident de la masculinité et des techniques [Oldenziel, 1996 ; Chabaud-­Rychter et Gardey, 2000 et 2002]. Figure du « devenir machine » de l’humanité [Braidotti et Lykke, 1996], le cyborg est alors moins une réalité qu’une promesse, une proposition fictionnelle. Le cyborg imprègne les imaginaires culturels de la triade Amérique du Nord/Europe/Japon. Le succès mondial du feuilleton télévisé créé par Kenneth Johnson L’Homme qui valait trois milliards en est un exemple. Diffusé aux États-­Unis entre 1973 et 1978, il raconte l’histoire de Steve Austin, colonel de l’aviation américaine et astronaute. Victime d’un accident lors de l’atterrissage de son appareil, il est « réparé » et « augmenté » dans le plus grand secret et capable, grâce à ses « prothèses bioniques » (bras, jambe, œil), d’accomplir des performances et de remplir des missions exceptionnelles. Dérivé de cette série, le succès de son pendant féminin Super Jaimie, du même réalisateur, témoigne encore d’une incarnation « humaine » de la figure cyborg. Le rapport robot/humain s’inverse dans la décennie qui suit, comme c’est le cas dans l’univers militariste et viriliste de Robocop réalisé par Paul Verhoeven. À la fin des années 1980, la dimension « robot » du cyborg s’estompe au profit d’une définition autre. Désormais, c’est plutôt le préfixe « cyber » qui qualifie l’époque. Un moment sous influence de la théorie cybernétique, celui de l’émergence d’une culture technique en devenir, une culture à définir tant dans ses aspects pratiques et cognitifs que dans ses dimensions éthiques et politiques. La notion de « cyberspace » devient un terme générique au cours des années 1980 pour qualifier un moment ouvert, entre possibilités techniques effectives et scénarios technologiques et sociaux. Son objet est d’appréhender les façons dont l’individu se trouve en capacité d’interagir avec son environnement, dans un contexte de communication médiée par l’informatique. Cyberspace et cyberculture renvoient alors au monde de la culture informatique et à ses multiples acteurs et actrices, à une culture digitale en voie de définition – le cyberspace (la « Matrix ») préfigurant et façonnant le Web [Casilli, 2010 ; Schafer, 2015].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 193

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Cyborg

07/02/2017 09:23:26

Cyborg

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Le temps du cyberspace est d’abord un temps fantasmé. Ce fantasme porte sur la rupture d’avec la physicalité des machines comme des personnes. L’imaginaire préfigure et oriente l’interprétation des transformations techniques et sociales, qui interviennent pour des communautés d’abord restreintes de praticien·ne·s, au début des années 1990, avant de s’élargir dans le cas français à partir de 1996‑1997. On rappellera, en effet, que le Web est une pratique sociale limitée dans la France des années 1990 [Schafer, 2015]. De quoi est-­il alors question ? L’espace constitué par le Web est inédit : il ne s’agit plus simplement d’un réseau physique d’ordinateurs interconnectés, il s’agit d’un espace en soi ; il ne s’agit plus de l’interconnexion de quelques personnes relevant d’un même milieu professionnel (universitaires, scientifiques), il s’agit de l’interconnexion potentielle d’êtres de tout âge et de toute culture. Plus encore, le cyberspace redistribue les cartes de la médiation sociotechnique. Il semble autoriser la suspension des identités sociales et de genre dans une interface textuelle/visuelle apparemment neutralisée [Edwards, 1995 ; Gardey, 2003]. Il approfondit les dimensions spéculaires des objets informatiques, caractérisés par Nicolas Auray [2002] comme des « miroirs » aptes à faire émerger un « second self » [Turkle, 1988]. En ce temps pionnier d’un cyberworld (monde-­cyber) placé sous le registre d’une promesse technologique dont la régénération paraît sans fin, la matérialité du monde semble suspendue. Le cyberworld appelle des cyberbodies (corps-­cyber) [Casilli, 2009] : des êtres en apesanteur, de nouveaux modes d’existence corporels et identitaires, des formes nouvelles d’encorporation [embodiment] et de détachement des contraintes naturelles et physiques. On le sait, le contraste entre fantasmes et faits participe de la réalité cyber. Du côté des usages, nombre d’enquêtes interrogent la réalité de cette suspension de l’identité et des corps. Du côté des infrastructures, l’enquête de Valérie Schafer [2015] nous rappelle leur matérialité, qu’il s’agisse du fonctionnement concret du réseau ou de son utilisation aux débuts de son histoire technique. Enfin, l’interrogation sur l’immatérialité paradoxale des « écrans digitaux » a également suscité l’intérêt des sociologues et sémiologues [Jeanneret, 2000]. Un cyborg féministe Si l’on opère un retour dans les années 1980, dans cette culture high-­tech masculine, voire masculiniste, la contribution de Donna Haraway marque un tournant décisif en termes d’analyse des mutations en cours comme des mythologies en gestation. Dans un texte désormais célèbre dont une première version paraît en 1985 sous le titre « Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 194

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

194

07/02/2017 09:23:26

195

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

du xxe siècle », Donna Haraway s’approprie et redéploie la figure du cyborg au bénéfice de nouveaux agendas épistémiques et politiques. Elle fait du cyborg une figure ironique pour penser l’avenir du féminisme, du socialisme et d’une humanité « élargie ». Son intervention prend le nom de « Manifeste », une allusion directe au Manifeste du Parti com‑ muniste publié par Marx et Engels en 1848. Il s’agit donc d’intervenir pour reformuler, au terme du xxe siècle, les conditions politiques et sociales d’une émancipation future, et de le faire au nom du féminisme. Le cyborg est choisi par Donna Haraway comme un mode d’incarnation individuel et collectif inédit et prometteur. Il est autant une réalité (une condition nouvelle) qu’un devenir, une science qu’une fiction. Haraway prétend décrire avec la condition cyborg de nouvelles « relations sociales de science et de technologie », qui permettent de penser la façon dont « la science et la technologie fournissent de nouvelles sources de pouvoir » [Haraway, 2007, p. 53]. Mixte d’humain et d’artefact, le cyborg a le mérite, pour le féminisme, d’apparaître sans « origine », sans référence à la « nature » au sens occidental du terme. « Le cyborg est une créature qui vit dans un monde post­genre, il n’a pas d’histoire originelle au sens chrétien » [p. 31]. Il figure ainsi la promesse ou la potentialité d’un sujet qui échappe aux déterminations naturelles et se trouve doté de nouvelles capacités d’agir [agency], tant au plan individuel que collectif. Il est proposé comme un « au-­delà des corps » et de leurs ancrages dits naturels, un « au-­delà du sexe » mais aussi de la régulation hétérosexuelle de la reproduction. Issu d’une autogenèse technicienne, il est d’emblée et hybride et impur. Le cyborg, écrit Haraway, a « divorcé de la reproduction organiste », c’est en ce sens qu’il est la meilleure « prophylaxie contre l’hétérosexisme » [p. 30]. Haraway annonce de façon prémonitoire l’extraordinaire déplacement qui est en train de se produire dans le domaine des technologies du vivant. En matière de gestation et de reproduction humaines, des frontières auparavant infranchissables sont abolies. Nous sommes au milieu des années 1980 – le clonage n’existe que dans les romans de science-­fiction –, mais les premiers « bébés-­éprouvette » viennent d’advenir au monde. Donna Haraway voit, dans ce déplacement des limites et des capacités « naturelles », une source d’émancipation pour les sujets féministes et pour le sujet du féminisme. Après les sciences vétérinaires abolissant certaines frontières entre l’animal et l’humain [voir la notice « Animal »], les sciences de la reproduction sont désormais en mesure de transformer les « faits de vie », selon l’expression de la sociologue étatsunienne Adèle Clarke [Clarke, 1998 ; Gardey, 2015]. De nouvelles entités dont l’ontologie est incertaine prolifèrent : on pense, par exemple,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 195

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Cyborg

07/02/2017 09:23:26

Cyborg

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

aux embryons surnuméraires. C’est avec cette réalité et dans cette réalité qu’il faut désormais agir, avec et dans ce que Haraway nomme nature‑ culture, en un seul mot. En ce sens, Haraway est « technopportuniste » [Gardey, 2009], une position qui tranche avec la technophobie qui caractérise alors l’essentiel du féminisme radical et de la pensée écologiste dans le contexte nord-­américain [Wajcman, 2004]. Comme Judy Wajcman le met en évidence, Donna Haraway embrasse le potentiel positif des sciences et des techniques pour décrire de nouvelles entités et de nouvelles relations sociotechniques, et permettre ainsi d’intervenir et de penser de nouveaux mondes. « Les technologies et biotechnologies de la communication sont des outils décisifs qui refaçonnent nos corps », écrit-­elle [Haraway, 2007, p. 53]. « Ces outils incarnent et mettent en vigueur, pour les femmes du monde entier, un nouveau type de relations sociales » [p. 53]. C’est la raison pour laquelle, suivant la métaphore informatique qui irrigue l’ensemble de son texte et en référence à une époque où tout, du technique au vivant, est devenu « code » (le « tout génétique » fait du vivant un code à déchiffrer), Haraway appelle les féministes à sortir de ce qu’elle nomme l’« informatique de la domination » et à « coder » le cyborg comme un nouveau « moi » et un nouveau « nous » [p. 52]. Du point de vue de l’histoire du féminisme, la pensée cyborg – ébauche d’un programme plus large que constitue l’œuvre de Donna Haraway – apparaît à bien des égards comme une alternative radicale et puissante à la pensée désormais mainstream de l’intersectionnalité. D’abord parce que l’ordre de ce qui y est questionné est d’emblée plus vaste. Il ne s’agit pas seulement de sectionner ou d’intersectionner entre des « couches » d’identité dont il serait possible de faire un inventaire convenu entre ce qui relèverait de la race, de la classe ou du genre, mais d’interroger ce qui fonde nos « étants », nos « modes d’existence » [Latour, 2006 et 2012]. Et ce, en tant qu’êtres sociaux (et appartenant au monde vivant), qu’êtres humains (et appartenant au monde artefactuel), qu’espèce humaine (et appartenant à l’espèce animale), qu’êtres sexués et incarnés, qu’êtres dont la relationnalité (l’être au monde et aux autres) dépend de l’ensemble de ces attachements, non questionnés, indémêlables. Ensuite, parce que la pensée cyborg engage les dimensions indissociablement scientifique et technologique de ce qui fait la définition occidentale du rapport à la nature, aux savoirs et à la politique. Autrement dit, il s’agit de rappeler que les sciences et les technologies œuvrent de façon déterminante à la politique de domination qui constitue le trait culturel fondateur de l’Occident. Là encore les continuités priment : qu’il s’agisse des formes coloniales de domination de la nature ; des formes coloniales et racistes de production de cer-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 196

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

196

07/02/2017 09:23:26

197

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

tains groupes humains comme « autres » et inférieurs [Haraway, 1989] ; des formes capitalistiques d’exploitation et d’appropriation des espèces et du vivant… En un mot, il est principalement question de ce qui fonde l’« occidentalité », comme entreprise conjointe d’accaparement de la nature et de production de l’altérité sous les traits de rapports de pouvoir multiples et significativement liés. Ce lien est explicitement fait dans le « Manifeste cyborg » et développé dans d’autres textes de Haraway. Elle y décrit, suivant ses propres termes, la « tradition occidentale des sciences et de la politique comme une tradition de domination masculine, raciste et capitaliste, tradition du progrès, tradition de l’appropriation de la nature comme ressource pour les productions de la culture » [Haraway, 2007, p. 31]. La nature n’étant pour Haraway ni « She » (origine, mère matrice) ni « It » (cela, chose), il s’agit, avec la figure du cyborg, de revendiquer l’hybride, une place pour ici et main‑ tenant dans des mondes dont il s’agit de redéfinir la culture publique. Enfin, la figure du cyborg – parce qu’elle fait voler en éclats les étiquetages éprouvés du naturel, de l’humain et du construit – est une ressource générative pour qualifier le réel et le transformer. Elle interroge simultanément façons de « faire science » et façons de « faire politique ». Le cyborg met au travail les contradictions inhérentes, les tensions initiales au cœur de l’action transformatrice et prend le parti de ne pas les résoudre. Puisque l’idée du sujet cohérent est une fable, il convient d’agir sans théorie globalisante du sujet (individuel et collectif). Le cyborg est une proposition de reconquête du sujet possible du féminisme (et du socialisme), proposition consciente et avertie des limites préalables qui conditionnent leur existence. C’est en mettant à jour la multiplicité des existences individuelles et collectives qui adviennent au monde technoscientifique contemporain qu’il devient possible de se doter des ressources pour le transformer. L’effort de connaissance et de description, l’effort poétique est en lui-­même un effort politique [Gardey, 2013]. Ainsi Haraway peut-­elle écrire : « Le cyborg est notre ontologie, il définit notre politique » [2007, p. 31] et se placer dans la postérité du marxisme et du messianisme [Rodriguez et Bouyahia, 2012]. En tant qu’intervention, que texte traduit et répliqué, approprié et dupliqué et fondant le mouvement cyberféministe, le « Manifeste cyborg » apparaît autant comme une technologie (une « science ») qu’une politique. Le fictionnel (et le narratif) comme technologies prennent ici tout leur sens. Ils sont, pour Haraway, un moyen de maintenir l’histoire (le récit, l’action, la transformation, l’intervention humaine et collective) comme possibilité. Il s’agit bien de renouer, par le travail critique, avec une double exigence de restitution des possibles, dans le passé, afin de définir des possibles pour le présent. Le « Manifeste cyborg » est tout

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 197

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Cyborg

07/02/2017 09:23:26

Cyborg

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

entier dirigé vers la double croyance et la double mise en question de la forme politique du manifeste (c’est-­à-­dire de l’écriture) et du sujet (mythique) comme figure de la coalition et de la transformation. Cette machinerie narrative en tant que fabrique science-­fictionnelle vise la production d’un espace alternatif, d’une utopie [Gardey, 2009]. Le travail critique des normes s’accompagne d’un effort renouvelé de production d’une culture publique, d’un espace commun pour le temps présent. C’est cet « allochronotope » qui place Haraway contre – mais aussi avec et dans la tradition humaniste –, comme y insiste Laurence Allard [2007]. Dit simplement : Haraway ne s’intéresse pas tant au futur qu’au présent, elle n’invente pas des mondes pour demain, mais regarde ce qui, dans les mondes dans lesquels nous vivons, peut être redéployé dans une ­perspective émancipatrice et responsable qu’elle appelle alors « féministe ». Car, pour Donna Haraway, l’enjeu du féminisme « est précisément de comprendre de qui ou de quoi se compose le monde » [2010, p. 16]. Postérité, actualité et contradictions des propositions cyborg La postérité et l’actualité du cyborg comme motif féministe et de transformation sociale et politique sont importantes, mais demeurent minoritaires tant au sein du champ technoscientifique que du champ féministe. Il convient d’insister, en effet, sur la prégnance et la répétition des traits masculinistes, onanistes et ectogénétiques des pratiques et de la culture technoscientifiques [Haraway, 2009 ; Garnault, 2015]. Les débordements virilistes, voire fascisants, de certains cyborgs sont le lot commun des sciences et de leurs fictions contemporaines dans leurs avatars transhumanistes. Le cyborg est au scientifique ce que M. Hide est au Dr Jekyll : un double, le mieux, le pire. Un exemple emblématique en est le vrai professeur Kevin Warwick. Né à Coventry en 1954, ce scientifique détient la chaire de cybernétique de l’université de Reading en Grande-­Bretagne. Ses recherches portent sur l’intelligence artificielle, l’engineering biomédical, les systèmes de contrôle et la robotique. Le Pr Warwick prend littéralement et matériellement très au sérieux ses activités scientifiques. Sa science, c’est sa fiction. Il est à la fois l’auteur et l’objet de son propre travail. Son œuvre – le cyborg –, c’est lui. Sur une page Web dédiée  2, ce « pionnier de la cybernétique » figure en portrait, le regard un peu fatigué, flouté par une image de microprocesseur en surimpression, et proclame en lettres capitales : « I CYBORG. » Le menu nous permet de naviguer du Projet Cyborg 1.0 au Projet Cyborg 2.0. On 2.  .

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 198

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

198

07/02/2017 09:23:26

199

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

y découvre que les modifications endurées au nom de la connaissance et du futur de l’humanité par le Pr Warwick sont loin d’être cosmétiques : implantation en 1998 d’un microprocesseur dans son avant-­ bras ; implantation en 2002 d’électrodes dans le nerf médian du bras gauche. Le projet prévoyait en 2005 l’extension du domaine de la cyber‑ condition à l’Autre de l’homme, la femelle, son épouse, Irena. Grâce à cette attribution généreuse de la subjectivité cyborg à la « Femme » et à la recréation de la dyade originelle, nos Adam et Ève de la transhumanité envisageaient de répondre à des questions aussi cruciales que : comment le mouvement, la pensée et des émotions pourraient-­ils être transmis d’une personne à l’autre et, de préférence, via Internet ? Hélas, des complications ont dû se produire et rien n’est visible sur le Web de la suite de ce conte de fées – ou de ce cauchemar. Au vu de ces clichés sexistes et de ce scientisme bon marché et kitsch, il importe de prêter attention aux personnes auxquelles on confie nos progénitures cyborg. Du clinquant robotique au fétichisme artefactuel, la chair et le sens se perdent. Nombre d’acteurs et d’actrices dans le champ de l’engineering, des technologies du vivant, de la robotique, des sciences cognitives, des biotechnologies ne témoignent d’aucune réflexivité, d’aucun sens critique vis-­à-­vis de leurs pratiques et des mondes qu’ils construisent. Ces individus qui semblent « absents à eux-­ mêmes » s’ajoutent aux acteurs et actrices organisé·e·s poursuivant des agendas politiques et techniques très clairement définis [Le Devedec et Guis, 2013]. La question posée par Donna Haraway n’en devient que plus urgente : de quelle science, de quelle politique voulons-­nous ? S’il convient de penser notre « condition biologique » comme une condition historique, c’est pour ouvrir la dimension proprement politique des choix possibles, tant en termes de société que de science. Considérer « sérieusement » les « actes naturels » (c’est-­à-­dire et aussi artefactuels) revient alors à analyser et à définir les « ordres civiques et familiaux d’humains et de non-­humains » que nous souhaitons épistémiquement et politiquement privilégier [Haraway, 2012, p. 233]. La figure du cyborg est intéressante si elle demeure le moyen d’interroger le devenir du corps, du sexe et du genre dans un environnement suréquipé en termes de technologie. Les cyberbodies témoignent de la recomposition des limites corps/artefact, tant en raison des transformations en cours dans les technologies visant le diagnostic, la chirurgie ou la « réparation » des corps (microchirurgies, implants, prothèses) que du fait des transformations plus structurelles de l’écosystème qui les entourent et les conditionnent (médication, enhancement, médiations numériques, etc.). L’actualité de la problématique cyborg apparaît alors dans toute son acuité dans un temps historique où la vie elle-­même est

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 199

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Cyborg

07/02/2017 09:23:26

Cyborg

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

devenue objet d’ingénierie [Franklin et Ragone, 1998 ; Rose, 2007]. Le vivant, ses limites et ses frontières sont explorés de multiples façons depuis plusieurs décennies. De ce point de vue, les continuités entre les savoirs et les modes de faire acquis en sciences de l’information sont directement transférables dans le domaine des biotechnologies. C’est le cas, par exemple, de la figure du « biohacker » [Aguiton, 2014] qui succède au « hacker » et contribue à définir le champ nouveau de la biologie synthétique – l’objet final du travail n’étant cette fois pas un logiciel, mais un living device. Le « biohacker » hérite des façons de faire de la culture hacker : privacy de l’entreprise créative, esprit « do it yourself » [Tocchetti, 2012], création de biens communs accessibles de façon libre [commons]. Autrement dit, la figure du cyborg nous permet de reconsidérer la façon dont les limites du vivant et de l’artificiel, du sujet humain et de son équipement ont été transformées tant dans les réalités que dans les imaginaires, au cours des dernières décennies. Plus encore, le cyborg interroge la pertinence de cette frontière entre la réalité et l’imaginaire. Il vise à rendre compte de la façon dont des cultures singulières et minoritaires – cultures scientifiques, techniques, plastiques, politiques – contribuent à édifier de nouveaux artefacts scientifiques et techniques, mais aussi des scénarios sociaux ou des propositions de société qui dépassent notre conception ancienne du social ­puisqu’ils touchent à ce qui définissait l’ancienne « naturalité » de la nature, le corps du vivant, sa sanctuarité d’espèce. Les enjeux sont donc anthropologiques, historiques, philosophiques, sociaux, politiques et féministes. Ce temps cyborg témoigne par ailleurs d’un moment où cette ingénierie technologique et sociale est une valeur en soi, source de satisfaction et de plaisir, un moment qui définit un rapport tout à la fois critique et optimiste aux technologies et à l’usage qu’il est possible d’en faire. Le cyborg apparaît ainsi comme figure de l’agir avec les sciences et les technologies. Il apparaît comme le moyen de multiplier les identités sociales et de genre [Braidotti et Lykke, 1996]. Il y a manifestation d’une « attraction terrible », d’une potentialité en devenir [Braidotti, 2011], tant au plan individuel que collectif. Il y a donc à qualifier, avec le moment cyborg, l’idée d’un « faire avec », qui est le signe d’un engagement positif et critique dans la production technologique comme pratique ou mode de vie. Pourtant, et depuis l’analyse prémonitoire et décapante conduite par Donna Haraway [2007], la rencontre entre l’informatique et le vivant est loin d’être seulement source de promesses. Le temps digital et biotechnologique est interprété par Haraway, dès le milieu des années 1980, comme un moment de redéploiement capitalistique sans précédent : un temps d’appropriation, de commercialisation et de marchandisation de

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 200

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

200

07/02/2017 09:23:26

201

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

ce qui « appartient à la nature ». Le cyborg est ainsi un moyen d’envisager la façon dont l’innovation au sein des nouvelles technologies de l’information et de la communication et des biotechnologies a contribué à revitaliser et redimensionner de façon substantielle les économies occidentales au cours des dernières décennies [Lafontaine, 2014]. Le cyborg nous rappelle les contradictions d’une époque où régime des libertés (ingénierie et enhancement de soi) semble coïncider avec régime des marchés (pharmacopée et marchandisation de soi [Akrich et al., 2008], enclosure des patrimoines naturels et de la biodiversité). Comment dès lors concilier posture critique (artistique, esthétique, activiste, féministe) et posture contributrice en sciences et en technologies ? De quel côté balancer ? Du côté de la promesse technologique ? Des promesses philosophiques [Hoquet, 2011] ? Des promesses émancipatrices d’un corps sans corps et possiblement sans sexe, d’une reproduction sans sexualité et possiblement sans utérus [Garnault, 2015] ? De quelles promesses pourrait être finalement porteuse une humanité cyborg sans chair, sans animalité et sans responsabilité d’espèce [Haraway, 2010] ? Haraway elle-­même a réarmé son propos de cette considération pour notre « condition d’espèce » : les « humains » ont une responsabilité d’espèce en tant qu’ils participent au monde vivant dans une relation continue à un environnement et aux « autres » que sont les animaux et le vivant (ou les techniques). Cette relationnalité des humains (notre « être au monde ») est ici biosociale [Gardey, 2013] car elle prend acte de notre animalité et de l’histoire longue des milieux de vie. Pour que le cyborg demeure une figure de la promesse et de l’émancipation, il importe qu’il se tourne du côté de l’animal et du vivant. C’est le mouvement entrepris par Donna Haraway dans ses derniers textes. Là s’y joue, sans doute, notre avenir d’espèce et notre capacité à maintenir l’horizon humaniste d’une prise et d’une emprise sur ce qui fonde les mondes présents et à venir. Renvois aux notices : Animal ; Internet ; Mâle/femelle ; Mythe/métamorphose ; Technologie.

Bibliographie Aguiton S. (2014), « La démocratie des chimères. Gouvernement des risques et des critiques de la biologie synthétique, en France et aux États-­ Unis », thèse de doctorat en sociologie, Paris, Sciences Po. Akrich M., Gardey D., Löwy I. et Picon A. (2008), « Corps, genre, techniques, identités », in Pestre D. (dir.), « Sciences, techniques et savoirs en société », Science et devenir de l’homme, Les Cahiers du Mouvement uni‑ versel de la responsabilité scientifique, novembre, p. 70‑91.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 201

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Cyborg

07/02/2017 09:23:26

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Allard L. (2007), « À propos du Manifeste cyborg, d’Ecce Homo et de la Promesse des monstres ou comment Haraway n’a jamais été posthumaniste », in Haraway D., Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, Paris, Exils, p. 19‑28. Auray N. (2002), « Sociabilité informatique et différence sexuelle », in Chabaud-­Rychter D. et Gardey D. (dir.), L’Engendrement des choses. Des hommes, des femmes et des techniques, Paris, Éditions des Archives contemporaines, p. 123‑148. Braidotti R. (2011), Nomadic Subjects. Embodiment and Sexual Difference in Contemporary Feminist Theory, New York, Columbia University Press. – (2014), The Posthuman, Cambridge, Polity Press. Braidotti R. et Lykke N. (dir.) (1996), Between Monsters, Goddesses and Cyborgs. Feminist Confrontations With Science, Medicine and Cyberspace, Londres, Zed Books. Casilli A. (dir.) (2009), « Le corps à l’épreuve des cultures numériques », Esprit, n° 353, mars-­avril. Casilli A. (2010), Les Liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Paris, Le Seuil. Chabaud-­Rychter D. et Gardey D. (2000), « Techniques et genre », in Hirata H., Laborie F., Le Doaré H. et Senotier D. (dir.), Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF. Chabaud-­Rychter D. et Gardey D. (dir.) (2002), L’Engendrement des choses. Des hommes, des femmes et des techniques, Paris, Éditions des Archives contemporaines. Clarke A. (1998), Disciplining Reproduction. Modernity, American Life and the Problem of Sex, Berkeley, California University Press. Edwards P. (1995), « Cyberpunks in cyberspace : the politics of subjectivity in the computer age », in Star S. L. (dir.), The Cultures of Computing, Londres, Blackwell, p. 69‑84. – (1996), The Closed Worlds. Computers and the Politics of Discourse in Cold War America, Cambridge, MIT Press. Franklin S. et Ragone H. (1998), Reproducing Reproduction. Kinship, Power and Technological Innovation, Philadelphie, University of Philadelphia Press. Gardey D. (2003), « De la domination à l’action : quel genre d’usage des technologies de l’information ? », Réseaux, vol. 4, n° 120, p. 87‑117. –  (2009), « Au cœur à corps avec le Manifeste Cyborg de Donna Haraway », Esprit, mars-­avril, p. 208‑217. –  (2013), « Donna Haraway : poétique et politique du vivant », Cahiers du genre, n° 55, p. 171‑194. –  (2015), « Genre, corps et biomédecine au xxe siècle », in Bonneuil C. et Pestre D. (dir.), Histoire des sciences et des savoirs. Tome III : 1914‑2014, Paris, Le Seuil, p. 360‑379. Garnault D. (2015), « Le ventre des femmes, entre guerre et soin. Les enjeux fantasmatiques de la gynécologie abordés à partir de la transplantation d’utérus », thèse de doctorat en psychanalyse et psychopathologie, université Paris-­Diderot Paris-­7.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 202

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Cyborg

202

07/02/2017 09:23:26

203

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Haraway D. (1989), Primate Visions. Gender, Race, and Nature in the World of Modern Science, New York/Londres, Routledge. – (2007 [1985]), Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, fémi‑ nismes, Paris, Exils. – (2009), Des singes, des cyborgs et des femmes, Arles, Actes Sud. – (2010 [2003]), Manifeste des espèces de compagnie. Chiens, humains et autres partenaires, Paris, Éditions de l’Éclat, « Terra Incognita ». – (2012 [1997]), « La seconde sœur d’OncomouseTM », in Hache É. (dir.), Écologie politique. Cosmos, communautés, milieu, Paris, Éditions Amsterdam, p. 197‑233. Hoquet T. (2011), Cyborg philosophie. Penser contre les dualismes, Paris, Le Seuil. Jeanneret Y. (2000), Y a-­t‑il (vraiment) des technologies de l’information ?, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion. Lafontaine C. (2014), Le Corps marché. La marchandisation de la vie humaine à l’heure de la bioéconomie, Paris, Le Seuil. Latour B. (2006), Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte. – (2012), Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte. Le Devedec N. et Guis F. (2013), « L’humain augmenté, un enjeu social », SociologieS, . Oldenziel R. (1996), « Objections : technology, culture and gender », in Kingery D. (dir.), Learning from Things. Methods and Theory of Material Cultural Studies, Washington, Smithsonian Institution Press. Rodriguez E. et Bouyahia M. (2012), « Penser la figuration chez Donna Haraway avec Walter Benjamin : “un espace métaphorique de résistance” », in Dorlin E. et Rodriguez E. (dir.), Penser avec Donna Haraway, Paris, PUF, p. 136‑158. Rose N. (2007), The Politics of Life Itself. Biomedicine, Power and Subjectivity in the Twenty-­First Century, Princeton/Oxford, Princeton University Press. Schafer V. (2015), « Une histoire de convergence. Les technologies de l’information et de la communication depuis les années 1950. Tome III : Une histoire française du Web des années 1990 », habilitation à diriger les recherches en histoire moderne et contemporaine, Paris, université Panthéon-­Sorbonne. Tocchetti S. (2012), « DIYbiologists as “makers” of personal biologies. How MAKE magazine and maker faires contribute in constituting biology as a personal technology », Journal of Peer Production, n° 2, . Turkle S. (1988), The Second Self. Computers and the Human Spirit, Cambridge, MIT Press. Wajcman J. (2004), Technofeminism, Cambridge, Polity Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 203

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Cyborg

07/02/2017 09:23:27

Désir(s)

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

La question du désir occupe une position centrale dans les théories féministes car il met en évidence de manière particulièrement nette la naturalisation, l’inscription corporelle et psychique du genre, y compris dans les fantasmes et les rêves des individus. Au début de Toward a Feminist Theory of the State, Catharine MacKinnon écrit ainsi : « De même que le marxisme montre que la valeur est une création sociale, le féminisme montre que le désir est une relation sociale, intrinsèquement nécessaire aux inégalités sociales mais historiquement contingente » [MacKinnon, 1989, p. 4]. Cette analyse critique du désir se distingue explicitement de celle de Guy Hocquenghem [2000], liée aux mouvements homosexuels des années 1960 et 1970 : en effet, c’est la répression du désir plus que sa production qui est au centre de cette dernière tradition. Le désir est alors moins un signe de l’intensité de la domination qu’une puissance dont il faut faire valoir les droits. Ces deux approches se distinguent d’une troisième qui les précède, et qui a mis le désir au centre de ses préoccupations : la psychanalyse. Sujet psychanalytique, sujet social du désir En développant de nombreuses analyses des désirs inconscients des femmes et des hommes, les études psychanalytiques semblent en effet être les plus à même d’aborder cette question. Teresa de Lauretis oppose ainsi le « sujet social » et le « sujet psychanalytique ». Elle reconnaît que certaines analyses inspirées par Freud rabattent une diversité de fantasmes, socialement situés, sur un répertoire restreint de fantasmes originaires et opèrent un traitement problématique de la différence des sexes. Pourtant, cela ne doit pas conduire à écarter l’approche psychanalytique du désir au profit d’une approche ethnographique ou sociale. Teresa de Lauretis soutient en effet que les ethnographes, soucieux de rester dans les limites des discours de leurs enquêté·e·s sur leurs propres pratiques,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 213

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Mathieu Trachman

07/02/2017 09:23:27

Désir(s)

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

manquent de ce fait la « subjectivité », l’inconscient des individus, ses ambivalences et ses contradictions. Parce que les fantasmes vécus par les individus se distinguent des représentations qu’ils se font de leurs fantasmes, les moyens de l’ethnographie seraient dès lors impuissants à saisir ces derniers [Lauretis, 1994]. Dans cette perspective, le cinéma est un terrain privilégié : parce qu’il s’adresse aux fantasmes des spectateurs, il ouvre des processus d’identification et permet de saisir des fantasmes inconscients au-­delà de ce que les spectateurs reconnaissent de leur propre désir. À l’encontre de cette position, notre objectif est ici de montrer que les analyses empiriques du désir ne sont pas condamnées à manquer ce qui le constitue en propre. Dans cette opposition entre sujet psychanalytique et sujet social du désir, il ne s’agit pas seulement de questions méthodologiques ou ­épistémologiques, mais de la définition même du désir. Le désir n’est pas seulement ce qui peut être dévoilé dans les discours (inaccessible au sujet lui-­même) ni même ce qui peut être qualifié à partir de multiples objets, renvoyant in fine aux expériences enfantines. Cette perspective, souvent privilégiée, reprend ce qui semble faire la valeur du désir : ne pouvoir le maîtriser et devoir y céder. Si les critiques féministes de la psychanalyse ont souligné la réduction de la sexualité à un drame familial ou son ambivalence vis-­à-­vis d’une conception biologisante de la différence des sexes [Segal, 1994], elles notent également que la psychanalyse établit l’illusion de la toute-­puissance d’un sujet souverain vis-­à-­vis de son désir et la dépendance de ce désir aux liens noués dans l’enfance [Berlant, 2012 ; Bersani, 2011]. Or la sociologie de la sexualité a mis en évidence les adaptations et les négociations du désir, ses variations selon les groupes sociaux et les âges de la vie, mais aussi l’occultation de celles-­ci en raison des conceptions ordinaires du désir. Elle montre ainsi que la réduction d’un désir à une pulsion est une représentation partielle et parfois inadéquate de la vie sociale du désir [Bozon, 2001 ; Gagnon, 2004]. Dans cette perspective, et en limitant la question aux sphères conjugales et sexuelles, on peut qualifier le désir comme un rapport à soi : je fais l’expérience qu’il y a en moi une force qui me pousse sans que je puisse la maîtriser, expérience solidaire d’une certaine conception du sujet, celle-­ci fixant la signification que je dois accorder à mon désir. Le désir comme rapport à soi peut ainsi être distingué des pratiques et des identifications : avoir des désirs sexuels pour des personnes de même sexe ne signifie ni avoir de telles pratiques ni s’identifier comme homosexuel·le [Bajos et Beltzer, 2008]. Il se distingue également des désirs (au pluriel) ou fantasmes : mon désir se porte sur des objets privilégiés ; les désirs peuvent être définis comme des scénarios, des productions psychiques

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 214

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

214

07/02/2017 09:23:27

215

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

qui suscitent l’excitation. Cette approche ne suppose pas nécessairement un sujet transparent à lui-­même : elle part de l’idée qu’il y a une production matérielle du psychique ; des institutions qui permettent le déploiement des fantasmes ; et qu’être un sujet de désir peut impliquer, certes, un abandon de soi, mais aussi une certaine manière de se rapporter à soi-­ même, d’interpréter ses désirs, de les mettre en forme. L’idée que l’expérience du désir est celle d’une déprise occulte les multiples manières par lesquelles les femmes hétérosexuelles, les lesbiennes et les gays sont tenus de cacher leurs désirs, de les ajuster à des normes tandis que d’autres peuvent leur laisser libre cours. Deux perspectives de recherche peuvent être alors tracées. Celle de la production des désirs, d’une part : comment, par quelles instances, l’hétérosexualité, comme agencement naturel des sexes, est-­elle produite ? Quelle est la place du désir dans les rapports sociaux de sexe et l’oppression des femmes ? D’autre part, celle de la généalogie du désir : quelle est la signification du désir comme catégorie et quelle conception du sujet suppose cette dernière ? La production des désirs Le programme tracé par MacKinnon s’appuie sur l’idée que les désirs des femmes, et en particulier leurs désirs sexuels, sont à la fois ce qui définit les femmes en propre (les femmes sont le sexe) et ce dont elles sont le plus dépossédées (ces désirs sont ceux des hommes). C’est donc une lecture en termes d’aliénation, attentive aux conditions matérielles de production des désirs. Dans les recherches féministes, parallèlement à l’analyse de la dépossession du travail des femmes, la politisation du privé a amené les chercheurs et les chercheuses à explorer la vie intime. Comme Sonia Dayan-­Herzbrun en fait l’hypothèse, la dépendance matérielle se double d’une dépendance affective, les femmes concevant l’amour d’un homme comme nécessaire à leur existence. Selon la sociologue, cette dépendance n’est pas réciproque : si les femmes sont constituées en objet de désir par et pour les hommes, ceux-­ci ne sont pas tenus de lier leur existence matérielle à une femme ou de faire de celle-­ci le centre de leur vie. Dans un contexte de division sexuée du travail et de violences envers les femmes, il s’agit alors de comprendre « comment donc ce sentiment, qui est à la fois celui de l’attente du “grand amour” et de ses manifestations, et celui d’un vécu quasiment sacrificiel de la relation amoureuse dans la soumission au désir de l’autre, est-­il produit ? » [Dayan-­Herzbrun, 1982, p. 124]. Dans une perspective homologue, Gayle Rubin, dans « Le marché aux femmes », procède à une relecture de Lévi-­Strauss et de Freud, dont elle fait à la fois des exemples et des outils d’analyse d’un système

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 215

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Désir(s)

07/02/2017 09:23:27

Désir(s)

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

androcentrique. Pour Rubin, l’échange des femmes et le tabou de l’inceste ne sont pas des règles immuables qui définissent l’humanité, mais les éléments d’un système inégalitaire qui suppose une distinction entre des individus qui échangent et d’autres qui sont échangés, et qui ont des désirs spécifiques : se marier avec un individu de l’autre sexe en particulier. Ce processus est pensé comme un refoulement de la bisexualité originaire, mais aussi comme une différenciation des désirs féminins et masculins, les uns passifs, les autres actifs. Le refus de l’érotisme clitoridien et l’hypothèse du masochisme féminin permettent de montrer comment les femmes sont constituées et se constituent en objets de désir. Psychiquement, ce qui est imposé devient finalement voulu, « ce qui avait été auparavant un désastre devient un désir » [Rubin, 2010, p. 67]. Plus qu’un processus de canalisation et de réduction des désirs, MacKinnon analyse la production du désir comme idéologie occultant les rapports de domination : l’érotisation de la domination et de la soumission ne définit pas ce que doit être la sexualité féminine, mais ce qu’elle est réellement : « La contrainte est la dynamique du désir, pas seulement une réponse possible à l’objet désiré quand l’expression du désir est frustrée » [MacKinnon, 2012, p. 114]. C’est finalement la projection des désirs masculins qui constitue les femmes : l’épistémologie féministe rejoint ici le schème philosophique du fonctionnement autarcique d’un désir qui s’approprie le monde et constitue lui-­même son objet [Butler, 2011], et qu’exemplifie le fantasme du film pornographique Gorge profonde, celui d’une femme qui a le clitoris au fond de la gorge et jouit des organes que ses partenaires y enfoncent. Les enquêtes empiriques menées ultérieurement permettent de mettre à l’épreuve et de préciser ces propositions théoriques. En s’appuyant sur des récits de fantasmes recueillis auprès d’étudiant·e·s, Michael Kimmel et Rebecca Plante montrent que leurs formes et leurs éléments sont fortement sexués [2005]. Cependant, la polarité entre homme actif et femme passive ne gouverne pas ces scénarios. Moins détaillés, les fantasmes des hommes sont dits avec des mots plus précis, la sexualité y est décrite de manière plus directe, les partenaires, hommes ou femmes, sont plus actifs et actives. Les femmes mentionnent moins les caractéristiques physiques des protagonistes, et font plus souvent référence à leurs partenaires sexuels réels qu’à des figures idéales. Alors que les fantasmes féminins s’attachent aux multiples détails du décor et du contexte, les fantasmes masculins, eux, présentent une plus grande diversité de pratiques sexuelles. L’enquête Contexte de la sexualité en France [Ferrand, Bajos et Andro, 2008] enregistre un rapprochement des pratiques sexuelles des femmes et des hommes, mais aussi la persistance de la croyance en une diffé-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 216

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

216

07/02/2017 09:23:27

217

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

rence sexuée des sexualités : alors que les désirs sexuels des hommes sont pensés sur le modèle du besoin à satisfaire, besoin plus important que celui des femmes, les désirs sexuels des femmes seraient, eux, plus mesurés, dépendants des sentiments et d’un contexte conjugal. Cette croyance se traduit dans les pratiques : les individus élaborent leur conduite en combinant leurs propres aspirations et ce qu’ils imaginent être les aspirations de l’autre. Les femmes sont ainsi quatre fois plus nombreuses que les hommes à répondre avoir souvent accepté des rapports sexuels dans le seul but de faire plaisir à leur partenaire. Un tiers d’entre elles cèdent aux demandes de leurs partenaires lorsqu’elles n’en ont pas envie. En revanche, la majorité des hommes déclarent avoir toujours envie. Ces réponses témoignent du respect donné au primat du désir masculin, mais aussi des adaptations – largement féminines, masculines aussi – que suppose le maintien d’une différence sexuée des désirs. Si la distinction entre sexualité désirée et violence sexuelle, que suppose la notion communément mobilisée de « consentement », décrit de façon imparfaite l’organisation sociale du désir, celui-­ci ne peut toutefois se résumer à la seule domination : cette question des liens entre rapports de désir et rapports de pouvoir suppose de faire retour sur la généalogie des sujets de désir. Généalogie des sujets de désir Aux côtés des luttes féministes, les luttes homosexuelles ont développé une approche différente du désir : c’est moins les désirs des femmes hétérosexuelles que la répression des désirs déviants qui est le point de départ de la réflexion. Plusieurs textes insistent ainsi sur les pouvoirs ou la persistance du désir malgré sa normalisation [Snitow, Stansell et Thompson, 1983 ; Nestle, 1992]. Cette réflexion se double d’un questionnement sur les conceptions du sujet mobilisées quand nous parlons de désir. La critique par le désir et la dénonciation d’un désir aliéné supposent un point d’appui extérieur, qui permet la critique en termes de désirs « vrais » ou « authentiques ». C’est ainsi que Leo Bersani, s’inspirant de Jacques Lacan, identifie dans les critiques de la répression du désir une conception pastorale de la sexualité : la défense naïve d’un pluralisme sexuel qui nierait l’insupportable ou l’abject constitutifs du sexuel. Mais c’est aussi, d’un point de vue historique, la catégorie de désir qui doit être interrogée : que signifie se rapporter à soi comme à un sujet de désir ? Dans La Volonté de savoir, Foucault s’oppose à ceux qui font du désir une force révolutionnaire [1976]. C’est moins la répression que la symptomatisation du désir qui doit être critiquée, ce dispositif qui voit

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 217

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Désir(s)

07/02/2017 09:23:27

Désir(s)

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

dans les désirs de l’individu la vérité de ce qu’il est. Comme l’a montré David Halperin [2000], l’opposition entre désir et plaisir joue un rôle central dans cette critique. À travers les catégories de désir et plaisir, ce sont deux modèles de subjectivité qui s’opposent : l’un, psychiatrique et psychanalytique pour lequel l’enjeu est de découvrir les principes et les forces qui nous meuvent sans que nous le sachions ; l’autre, esthétique, qui valorise l’idée de construction de soi, indépendamment d’un sujet qui s’actualiserait à travers ses pratiques. Il y a une vérité du désir : les désirs faux, inauthentiques masquent le sujet, les désirs vrais le révèlent. Le plaisir appelle moins à des interprétations qu’à des intensifications. Enfin, le désir engage un processus d’individualisation, il donne aux pouvoirs médicaux ou psychiatriques des prises sur les sujets. L’intensification du plaisir, au contraire, vise à défaire le sujet, elle ne le représente pas, ne l’exprime pas. De la confession chrétienne à la psychanalyse, se lit un mouvement historique d’injonction à dire la vérité sur les désirs, qui a ses techniques et ses expert·e·s : l’épidémie de sida et la lutte contre les pratiques à risque en sont des exemples, qui ont permis la réactivation d’une conception pathologisante d’un désir homosexuel irresponsable et mortifère [Halperin, 2010]. Les enjeux de cette généalogie du désir ne sont pas seulement sexuels, ils concernent aussi les rapports de genre. Parce que les femmes qui expriment des désirs trop importants ou contraires aux normes de la sexualité féminine sont susceptibles d’être considérées comme des « putains » et de subir les violences que ce stigmate justifie [Pheterson, 2001 ; Lhomond, Saurel-­Cubizolles et le groupe CSF, 2013]. Mais aussi parce que la distinction entre le sexe, le genre et le désir fonctionne comme une matrice régulant les identités et les pratiques, et impose une cohérence malgré les tensions et les décalages vécus par les individus. Dans cette conception, les notions sont liées par un rapport circulaire dans lequel le sexe a une position privilégiée : il est à la fois ce qui est exprimé par le genre et le désir (il y a des « désirs de femmes » et des « désirs d’hommes »), et ce qui détermine le genre et le désir (c’est parce que je suis une femme ou un homme que j’ai de tels désirs) [Butler, 2005]. Reconnaître que, selon Sedgwick, le « pouvoir de décrire et de nommer son désir sexuel » [2008, p. 47] est un enjeu de lutte ne conduit pas uniquement à défendre une politique des plaisirs. La critique des usages intellectuels de la notion de désir n’empêche pas d’analyser l’importance de l’herméneutique du désir dans la constitution des sujets modernes. C’est un programme de recherche que Foucault a mis en œuvre dans ses derniers livres et ses cours au Collège de France [1984 et 2014]. Il s’agit alors d’appréhender le désir comme un rapport à soi, médié par des savoirs et des institutions, qui a une histoire. Dans cette

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 218

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

218

07/02/2017 09:23:27

219

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

perspective, les recherches sur l’Antiquité font apparaître la singularité de notre expérience de la sexualité : ainsi, la présence des relations sexuelles entre hommes dans les textes antiques ne signifie ni l’existence d’un désir homosexuel à cette époque ni une plus grande tolérance à son égard. C’était une question de « goût », encadrée par des règles : des rapports d’âge, des fonctions et des obligations définissent les rôles distincts de l’homme et du garçon. L’opposition ne réside pas seulement entre sexualité tolérée et sexualité interdite, mais entre les rapports sexuels et érotiques qui font et doivent faire problème – impliquant donc un travail spécifique de catégorisation et de distinction – et les autres, tenus pour anodins. Cette généalogie des sujets de désir a été reprise dans plusieurs recherches. La singularité de notre conception du désir et, en particulier, de l’opposition entre un désir hétérosexuel et un désir homosexuel a été documentée [Halperin, 2002]. D’autres travaux insistent sur les conditions matérielles qui rendent possible l’émergence des sujets de désir. Dans Penser le sexe, Gayle Rubin analyse ainsi la mise en place d’une oppression sexuelle par une disqualification des pratiques mais aussi des désirs sexuels [2011]. Son ethnographie de la subculture SM gaie de San Francisco rend également compte des institutions permettant l’existence de communautés érotiques : des bars, des concours qui définissent les membres les plus désirables, la transmission de savoirs et de savoir-­faire sexuels. Ces communautés sont combattues par des groupes de pression et fragilisées par des paniques sexuelles ou des politiques urbaines. La ville tient en effet une place centrale dans cette généalogie : de même que la constitution de savoirs sur la sexualité a été déterminante dans la constitution de sujets de désir, l’industrialisation et l’urbanisation ont permis à des désirs minoritaires de s’approprier des espaces sociaux, des moyens d’être vécus et revendiqués, une visibilité et finalement une existence [D’Emilio, 1983 ; Chauncey, 2003]. Les luttes concernant les catégorisations, les espaces ou les corps ne relèvent donc pas d’un processus univoque de normalisation par le désir. Les expert·e·s n’ont pas le monopole de l’interprétation des désirs, dès lors qu’on conçoit celle-­ci comme une activité ordinaire, favorisée par la reconnaissance progressive d’une sphère fantasmatique. Des produits culturels, des représentations de la conjugalité et de la sexualité suscitent des processus d’identification, et une certaine réflexivité [Radway, 1991]. Le recueil des fantasmes des individus, comme l’émergence de fantasmes spécifiques à des moments historiques déterminés, mettent également en évidence la dépendance de ces fantasmes avec les rapports de genre, de classe et de race : l’explicitation de ses désirs n’est pas séparable d’un certain rapport à

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 219

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Désir(s)

07/02/2017 09:23:27

Désir(s)

220

son désir, lui-­même lié à des éléments non sexuels qui en forment le cadre [Whittier et Simon, 2001 ; Shepard, 2012 ; Fassin et Trachman, 2013]. Les manières par lesquelles les désirs travaillent les rapports sociaux et celles par lesquelles les liens entre désirs, pratiques et normes sont problématisés par les individus eux-­mêmes appellent de nouvelles recherches.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bibliographie Bajos N. et Beltzer N. (2008), « Les sexualités homo-­bisexuelles : d’une acceptation de principe aux vulnérabilités sociales et préventives », in Bajos N. et Bozon M. (dir.), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte, p. 243‑271. Berlant L. (2012), Desire/Love, New York, Punctum Books. Bersani L. (2011 [1987]), « Le rectum est-­il une tombe ? », Sexthétique, Paris, Epel, p. 15‑62. Bozon M. (2001), « Orientations intimes et constructions de soi. Pluralité et divergences dans les expressions de la sexualité », Sociétés contempo‑ raines, n° 41‑42, p. 11‑40. Butler J. (2005 [1990]), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte. ‒ (2011 [1987]), Sujets du désir. Réflexions hégéliennes en France au xxe siècle, Paris, PUF. Chauncey G. (2003 [1994]), Gay New York. 1890‑1940, Paris, Fayard. D’Emilio J. (1983), « Capitalism and gay identity », in Snitow A., Stansell C. et Thompson S. (dir.), Powers of Desire. The Politics of Sexuality, New York, Monthly Review Press, p. 100‑113. Dayan-­Herzbrun S. (1982), « Production du sentiment amoureux et travail des femmes », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. 72, p. 113‑130. Fassin E. et Trachman M. (2013), « Voiler les beurettes pour les dévoiler. Les doubles jeux d’un fantasme pornographique blanc », Modern & Contemporary France, vol. 21, n° 2, p. 199‑217. Ferrand M., Bajos N. et Andro A. (2008), « Accords et désaccords : variations autour du désir », in Bajos N. et Bozon M. (dir.), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte, p. 359‑308. Foucault M. (1976), Histoire de la sexualité. Tome I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard. ‒ (1984), Histoire de la sexualité. Tome II : L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard. ‒ (2014), Subjectivité et Vérité. Cours au Collège de France (1980‑1981), Paris, Le Seuil/Gallimard.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 220

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Renvois aux notices : Hétéro/homo ; Plaisir sexuel ; Pornographie ; Psychanalyse ; Scripts sexuels.

07/02/2017 09:23:27

221

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Gagnon J. H. (2004), An Interpretation of Desire. Essays in the Study of Sexuality, Chicago/Londres, The University of Chicago Press. Halperin D. M. (2000 [1995]), Saint Foucault, Paris, Epel. ‒ (2002), How to Do the History of Homosexuality, Chicago/Londres, The University of Chicago Press. ‒ (2010 [2007]), Que veulent les gays ? Essai sur le sexe, le risque et la subjecti‑ vité, Paris, Éditions Amsterdam. Hocquenghem G. (2000 [1972]), Le Désir homosexuel, Paris, Fayard. Kimmel M. S. et Plante R. (2005), « The gender of desire. The sexual fantasies of women and men », in Kimmel M. S. (dir.), The Gender of Desire. Essays on Male Sexuality, New York, State University of New York Press, p. 45‑65. Lauretis T. de (1994), The Practice of Love. Lesbian Sexuality and Perverse Desire, Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press. Lhomond B., Saurel-­Cubizolles M.-­ J. et Le groupe CSF (2013), « Agressions sexuelles contre les femmes et homosexualité, violences des hommes et contrôle social », Nouvelles Questions Féministes, vol. 32, n° 1, p. 46‑63. MacKinnon C. A. (1989), Toward a Feminist Theory of the State, Cambridge/Londres, Harvard University Press. ‒ (2012 [1989]), « Sexuality », Raisons politiques, n° 46, p. 101‑130. Nestle J. (dir.) (1992), The Persistent Desire. A Femme-­ Butch Reader, Boston, Alyson Publications. Pheterson G. (2001), Le Prisme de la prostitution, Paris, L’Harmattan. Radway J. (1991), Reading the Romance. Women, Patriarchy, and Popular Literature, Chapel Hill/Londres, The University of North Carolina Press. Rubin G. (2010), Surveiller et Jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, Epel. Sedgwick E. K. (2008 [1990]), Épistémologie du placard, Paris, Éditions Amsterdam. Segal L. (1994), Straight Sex. The Politics of Pleasure, Londres, Virago Press. Shepard T. (2012), « “Something notably erotic” : politics, “Arab men” and sexual revolution in post-­decolonization France, 1962‑1974 », The Journal of Modern History, vol. 81, n° 1, p. 80‑115. Snitow A., Stansell C. et Thompson S. (dir.) (1983), Powers of Desire. The Politics of Sexuality, New York, Monthly Review Press. Whittier D. K. et Simon W. (2001), « The Fuzzy Matrix of “my type” in intrapsychic sexual scripting », Sexualities, vol. 4, n° 2, p. 139‑165.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 221

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Désir(s)

07/02/2017 09:23:28

Drag et performance

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Le mot drag a plusieurs acceptions et plusieurs étymologies qui ne sont pas toujours claires et identifiables. Selon Roger Baker [1995, p. 17], le mot est utilisé au milieu du xixe en Angleterre pour désigner le jupon [pettycoat]. Dans la culture théâtrale, il fait référence au mouvement et à la taille de longues robes [dragged along the floor], mais peut aussi être considéré comme un acronyme de « DRessed As a Girl » (« habillé comme une fille »). Dans l’argot gai, le mot drag est utilisé pour désigner des travestis qui draguent les hommes ou qui parodient les codes de la féminité. Dans une acception plus large, drag désigne n’importe quel vêtement qui a une signification sociale en termes de genre et il est utilisé dans les communautés gaies, lesbiennes ou trans’ dans un cadre typiquement théâtral [Newton, 1972, p. 37]. Le terme drag désigne ainsi couramment des pratiques d’incarnation genrées liées aux (sub) cultures lesbiennes, gaies, trans’ et queer. Le drag connaît de multiples variantes, parmi lesquelles les figures de la drag queen et du drag king sont les plus connues. Les drag queens peuvent être définies comme des personnages à la féminité souvent hyperbolique, joués par des personnes assignées « hommes » à la naissance. D’abord ancrées dans la culture underground new-­yorkaise, les drag queens deviennent de plus en plus visibles au cours des années 1980, notamment grâce à la fondation, dans l’East Village en 1984, du festival Wigstock, le Woodstock des drag queens (« wig » signifiant « perruque ») [Lebrun-­Cordier, 2003, p. 159‑161]. Le documentaire Paris is Burning de Jennie Livingston [1990] et le show télévisé américain Ru Paul’s Drag Race ont contribué à populariser les concours de drag queens auprès d’un large public. Les drag kings sont des personnes généralement assignées « femmes » à la naissance qui mettent en scène les masculinités dans une démarche personnelle (une quête relative à son propre genre), artistique (le désir de se produire sur une scène) et politique (la nécessité de déstabiliser les

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 222

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Luca Greco et Stéphanie Kunert

07/02/2017 09:23:28

Drag et performance

223

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Historiciser les pratiques drag La culture du drag se développe aussi au sein d’une tradition qui est celle des bals ; les gays, les lesbiennes et les travestis blanc·he·s avaient la possibilité de se rencontrer dans des endroits sûrs et d’explorer diverses formes de subversion des normes de genre, par et dans les pratiques de danse et de travestissement. Historiquement, on fait remonter la naissance de cette culture à 1869, lorsque le premier bal masqué eut lieu dans le Hamilton Lodge, à Harlem [Chauncey, 2003]. Dans les années 1920 et 1930, les bals se multiplient et suscitent une forte curiosité de la presse. Le public assiste à une mise en scène des genres : des lesbiennes habillées en homme dansent avec des gays habillés en femme. Il faut attendre 1962 pour que le premier bal noir ait lieu, à une époque où les mouvements pour les droits civiques occupent le devant de la scène politique étatsunienne, mais surtout les années 1980 pour que les communautés drag noires et latinas puissent commencer à s’approprier un certain nombre d’espaces à New York. C’est aussi à cette période qu’un système d’entraide communautaire émerge grâce au système des houses, de véritables familles de substitution qui agissent comme des centres d’accueil et de solidarité pour des groupes subissant une forte marginalisation de la part à la fois du milieu homo blanc et des familles d’origine [Bressin et Patinier, 2012]. Les pratiques drag se situent également au sein d’une culture de la performance, entendue comme genre artistique. Cette culture émerge à la fin des années 1960 aux États-­Unis et fait du corps un espace de création artistique et de contestation de l’ordre social. Les performances de groupes théâtraux comme les Cockettes ou les Split Britches, aux États Unis dans les années 1970 et 1980, ou les Mirabelles et les Gazolines, en France à la même époque, sont exemplaires en ce qu’elles mobilisent le travestissement et la parodie comme ressources artistiques et politiques. Ces groupes proposent une nouvelle forme d’action politique centrée sur le corps, les vêtements et la parodie et mettent à mal les frontières entre vie personnelle, sphère artistique et engagement poli-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 223

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

frontières du genre par l’incarnation de masculinités) [Greco, 2014]. Les drag kings émergent à la fin des années 1980 sur la scène des bars lesbiens de New York, San Francisco, Londres et Berlin [Torr et Bottoms, 2010 ; Volcano et Halberstam, 1997] et s’insèrent historiquement dans un réseau de pratiques que les chercheurs et chercheuses ont assimilé à la female masculinity (masculinité des « femmes ») [Halberstam, 1998], à la culture butch/fem et camp [Case, 1993] et au travestissement féminin [Bard et Pellegrin, 1999].

07/02/2017 09:23:28

224

Drag et performance

tique – des traits caractéristiques d’un bon nombre d’actions politiques féministes et LGBT+ depuis les années 1960 [Munoz, 1999 ; Broqua, 2006 ; Wark, 2006].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Les pratiques drag, tout en étant héritières du travestissement, le complexifient d’une façon intéressante. Le travestissement peut renvoyer, tel qu’il émerge dans les pratiques des acteurs et des actrices et tel qu’il a pu être analysé par les chercheurs et chercheuses, à une « vérité » du sexe qui se cacherait sous les strates des vêtements et qui pourrait être révélée à tout moment, mais qui reste invariablement cachée. Les pratiques drag se situent, elles, dans une perspective performative et plus clairement politique. De ce fait, elles ne cachent pas une « vérité » du sexe, mais la rendent fictionnelle en révélant son caractère artificiel. Pour les mêmes raisons, les drag kings et les drag queens ne sont pas non plus assimilables à ce que, dans la tradition théâtrale, on appelle les « male impersonators » ou les « female impersonators » (des transformistes femmes/hommes incarnant la masculinité/féminité). Ce qui est en jeu dans les pratiques drag, ce n’est pas la reproduction de la masculinité ou de la féminité, mais leur interrogation et leur déstabilisation. De ce fait, les drag kings et les drag queens sont moins dans l’imitation du genre que dans un processus créatif des genres en général. C’est le cas des performances des drag queens africaines-­américaines dont rend compte Rusty Barret [1999], dans lesquelles l’incarnation de la féminité passe par la mobilisation ironique et féroce de stéréotypes de genre et par des registres linguistiques hétérogènes : le parler d’une femme blanche croyante, celui d’un homme gai ou d’une femme noire donnent vie à une performance parodique peuplée par une multitude de voix. C’est justement cette distanciation affichée vis-­à-­vis des personnages que les drag incarnent et cette focalisation sur la dimension théâtrale de la pratique qui éloigne la figure du drag de la catégorie du travesti [Newton, 1972]. Cela permet au drag d’afficher une posture ironique, voire camp. Le camp est un ensemble complexe de pratiques ritualisées, issues d’une position marginalisée et stigmatisée, et qui contribuent à déstabiliser et à dénaturaliser l’ordre social en en révélant le caractère artificiel, genré, classiste et racialisé. Le camp est une pratique interprétative, une sensibilité, comme l’a défini Susan Sontag [1964]. Il est aussi foncièrement lié à une culture homosexuelle [Le Talec, 2008]. Le camp est politique en ce qu’il fait passer par le rire une critique du système dominant, hétérocentré et homo-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 224

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Conflits et filiations catégorielles : le drag au prisme du travestissement et du camp

07/02/2017 09:23:28

225

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

phobe. C’est dans ce sens que l’on peut interpréter les pratiques drag comme relevant du camp, même si on assiste, dans la littérature, à un clivage selon lequel les pratiques drag queen seraient irréductiblement camp, contrairement aux pratiques drag king, issues d’une culture lesbienne ou butch. Ainsi, selon l’anthropologue Ester Newton [1972], le camp est une pratique associée à la culture des hommes homosexuels, qui est transposée dans les performances des drag queens. Quelques décennies plus tard, à propos des lesbiennes performant des drag queens dans le concours annuel de Cherry Grove (États-­Unis), elle nuance son propos et pense le camp lesbien comme un phénomène récent permettant d’interroger et de problématiser le monopole des hommes homosexuels dans ce genre de pratiques et d’institutions [Newton, 1996]. Les historiennes Elizabeth Kennedy et Madeline Davis [1993], qui ont travaillé sur l’histoire orale des lesbiennes butch, situent l’incarnation de la masculinité au sein du couple butch/fem (couple dans lequel les partenaires adoptent l’une un genre féminin – fem – et l’autre un genre masculin – butch) en dehors du périmètre du camp, tout en reconnaissant dans ce type de dispositif catégoriel un élément relevant de l’artifice du genre [Davis, 1993, p. 383]. Dans cette même perspective, la position de Jack/Judith Halberstam [1998, p. 238] consiste à ne pas appréhender les pratiques drag king au prisme du camp, mais à parler d’une nouvelle stratégie esthétique, performative et politique nommée « kin‑ ging ». Le kinging, suivant des schèmes de l’humour drag, met en scène la masculinité blanche petite-bourgeoise, caractérisée par un manque de performativité – la dimension performative, construite, historique, de la masculinité blanche est généralement invisible en tant que norme dominante. Dans ce cadre, un véritable enjeu se pose aussi bien pour les performeurs et performeuses que pour les chercheurs et les chercheuses : comment performer ce qui se présente et ce qui est interprété comme « naturel » et en dehors de toute performativité ? Comment, enfin, rendre compte de l’appareil performatif qui produit inévitablement une performance, mais une performance pensée comme « naturelle » et échappant à toute mise en scène ? Le kinging tente donc de révéler, en la parodiant, l’existence d’une performativité de cette masculinité blanche petite-bourgeoise, qui incarne une sorte de neutralité, d’invisibilité – liée aux normes dominantes – en termes de performance de genre. Le drag entre performance et performativité Cette focalisation sur les pratiques d’incarnation genrées en tant que performances permet d’envisager le drag à la fois comme un travail artistique, un outil politique de subversion de la binarité du genre et des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 225

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Drag et performance

07/02/2017 09:23:28

Drag et performance

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

corps, et une appréhension du genre en tant qu’accomplissement pratique [West et Zimmerman, 1987]. Ainsi, les modes d’appréhension du genre au prisme du « faire » se multiplient dans la littérature. C’est dans ce cadre que Judith Butler, dans le chapitre final de Trouble dans le genre, montre comment le drag « révèle implicitement la structure imitative du genre lui-­même – ainsi que sa contingence » [2005a, p. 261]. Le drag comme performance permet une appréhension du genre en tant que pratique qui se rend intelligible dans et par les pratiques quotidiennes incarnées : le genre s’accomplit par une mise en scène routinière des corps impliquant les gestes, les postures, les mouvements, la parole ; il se situe au sein d’une série des pratiques l’ayant précédé et le rendant possible ; il se construit devant, pour et avec un auditoire, qu’il soit dans un espace théâtral ou dans la vie de tous les jours. L’exemple du drag en tant que performance de genre a sans doute contribué à éclairer la dimension construite et non « naturelle » du genre, mais aussi à entretenir une certaine confusion entre performance et performativité, qui s’inspire de la théorie de la performativité du langage développée par le philosophe anglais John Langshaw Austin [1962]. Le verbe « to perform » signifie « faire », « réaliser », « accomplir » ou encore « jouer », « interpréter » le genre ; la « performativité » [performativity] désigne la réitération d’une norme ou d’un ensemble de normes, jusqu’au point où l’on ne les perçoit plus comme des normes : « La performativité doit être comprise non pas comme un “acte” singulier ou délibéré mais plutôt comme la pratique réitérative et citationnelle par laquelle le discours produit les effets qu’il nomme » [Butler, 2009, p. 2]. Cette distinction est cruciale en ce qu’elle permet de nuancer une interprétation du propos de Butler dans les termes d’un constructionnisme radical qui attribue aux acteurs et aux actrices une capacité d’agir [agency] absolue. La notion de performativité permet de déplacer ainsi la capacité d’agir des individus dans le cadre des discours et d’un ensemble de normes au sein desquels le faire s’insère et doit être compris. Les performances drag et les ateliers de fabrication d’un personnage qui les accompagnent sont, dans ce cadre, de véritables laboratoires de fabrication collective, corporelle et historique d’un soi genré. Ils construisent un espace dans lequel on peut faire l’expérience, sur son propre corps, de la dimension sexuée de l’espace public (on ne marche pas et on n’occupe pas l’espace de la même façon si l’on est « en femme » ou « en homme ») et de la rigidité des rôles de genre dans la vie de tous les jours. Dans la littérature sur le drag, ce point ne fait cependant pas l’unanimité. Deux positions s’affrontent : d’une part, celles et ceux qui voient dans les performances drag un espace pour la subversion des genres, d’autre part,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 226

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

226

07/02/2017 09:23:28

227

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

celles et ceux qui ont une vision moins optimiste vis-­à-­vis du potentiel politique de ces pratiques. Dans le cadre d’un travail mené sur les séances de gospel du dimanche soir organisées par une troupe de drag queens dans un bar gai d’Atlanta, aux États-­Unis, Edward Gray et Scott Thumma [2012] soulignent que chanter des cantiques gospel en travesti est un acte rituel qui redéfinit les catégories ordinaires de l’expérience, crée un nouveau modèle d’identité et réconcilie le fait d’être gai et d’être chrétien [voir la notice « Religion »]. Pour Béatrice de Gasquet et Martine Gross [2012], ces rites peuvent être analysés « comme des moments de catharsis réflexive et de prise de conscience critique à l’égard des normes de genre et de sexualité. Dans le cas de l’heure du gospel, le drag permet de créer un rapport critique à l’institution religieuse et à ses normes sexuelles. On peut en même temps se demander jusqu’où le drag trouble la dichotomie féminin/masculin. En effet, dans un contexte religieux non seulement hostile à l’homosexualité mais aussi fermé au pastorat féminin, il pouvait être moins subversif que le gospel soit chanté par des personnages féminins que masculins, qui auraient pu dans ce cas prétendre symboliquement à la position du pasteur ; d’une certaine manière, les Gospel Girls ne remettent pas pleinement en cause le monopole masculin sur l’autorité religieuse » [de Gasquet et Gross, 2012, paragraphe 18]. Les pratiques drag au prisme de l’intersectionnalité L’aspect politique du drag se révèle aussi à l’aune des co-­constructions de genre, race et classe révélées par les chercheurs et chercheuses. Jack/ Judith Halberstam remarque ainsi que « la masculinité durant le numéro de drag king est toujours affectée par la race, la classe et le genre et par l’histoire des différentes communautés lesbiennes et leurs relations, variables dans le temps, aux styles butch/fem et à la masculinité des « femmes » [female masculinity] en général. […] Leurs performances tendent à éroder le mythe de l’autosuffisance [self-­sufficiency] sur lequel repose la masculinité hégémonique et révèlent sa dépendance à l’avilissement des masculinités de couleur et des classes ouvrières  » [Halber­stam, 1997, p. 106‑107, notre traduction]. Halberstam observe que, dans les concours de drag kings, les mises en scène des masculinités blanches sont moins théâtrales (au sens de moins « spectaculaires ») que celles des masculinités noires et asiatiques : « La non-­théâtralité de la masculinité blanche dominante s’explique par le fait que la masculinité chez les hommes blancs dépend d’une notion relativement stable de réalité et de naturalité du corps mâle et de ses effets de signification. […] La mas-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 227

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Drag et performance

07/02/2017 09:23:28

Drag et performance

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

culinité blanche pour le drag king doit être rendue visible et théâtrale avant d’être performée, tandis que les masculinités de couleur ont déjà été rendues visibles ou invisibles, théâtrales ou non théâtrales dans leurs relations diverses aux masculinités blanches dominantes » [p. 111‑112, notre traduction]. Si les réceptions élogieuses de Paris is Burning de Jennie Livingston ont souvent lu le drag en termes de subversion des normes de genre, bell hooks récuse cette idée. Selon elle, ce documentaire érige la féminité blanche des classes supérieures comme référence ultime pour les drag queens noir·e·s : « Dans l’univers des drag balls (bals drag) gaies et noires [que Jennie Livingston] dépeint, l’idée de la féminité est totalement personnifiée par la blanchité. Ce que les spectateurs voient, ce ne sont pas des hommes noirs désireux d’incarner ou même de “devenir” de “vraies” femmes noir·e·s, mais leur obsession d’une vision idéalisée et fétichisée de la féminité, qui est blanche » [hooks, 1992, p. 147‑148, notre traduction]. hooks montre que le film ne se situe pas, n’explicite pas son point de vue, qui ne peut être neutre et « universel », et relève de celui, particulier, d’une réalisatrice blanche. Selon hooks, il conforte le public blanc par la réaffirmation d’une féminité blanche comme modèle auquel aspirer, en adoptant une position surplombante qui ne contrecarre pas les façons dont la blanchité hégémonique « représente » les Noir·e·s. bell hooks affirme ainsi que les drag balls « ne sont pas nécessairement une expression radicale de l’imagination subversive en train d’ébranler et de défier le statu quo » [p. 150, notre traduction]. Vers une chorégraphie du concept de genre ? La chercheuse et chorégraphe Susan Leigh Foster avançait, en 1998, que la difficulté de conceptualiser le genre en tant que relation dynamique avec les catégories de race et de sexualité tient sans doute au fait que le terme « performance » (dans « performance de genre ») est utilisé en référence à la théorie de la performativité du langage d’Austin [1962] et non aux théories de la performance issues des études théâtrales et de danse [Foster, 1998, p. 3]. Ceci est d’autant plus étonnant que la figure paradigmatique de la drag queen renvoie à l’univers de la scène, du spectacle, de la performance au sens théâtral du terme. Foster propose donc d’examiner non pas seulement la réitération permanente des actes et discours qui « font » le genre (ce qui est appelé dans la littérature la « performativité »), mais aussi le lien que l’on peut établir entre eux. Pour cela, elle avance le concept de « chorégraphie du genre », fondant son étude sur la danse, où les gestes et le rôle du performer (danseur, danseuse) sont clairement définis. Selon Foster, le terme de chorégra-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 228

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

228

07/02/2017 09:23:28

229

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

phie résonne avec les valeurs culturelles qui concernent les identités corporelles, individuelles et sociales, tandis que le terme de performance renvoie aux aptitudes nécessaires pour représenter ces identités. Ainsi, penser avec Foster la performance de genre comme une forme d’exécution (inconsciente/consciente, acritique ou parodique) d’une chorégraphie, permet de s’intéresser aux diverses façons qu’ont les performers de s’approprier une chorégraphie en fonction de leur interprétation personnelle et de leurs caractéristiques corporelles. Foster avance aussi que le concept de chorégraphie permet de ne plus opposer le corporel et le discursif dans l’étude du genre – une opposition souvent convoquée dans les discussions autour de l’usage du concept de genre par Butler [2005b]. En effet, parmi les controverses suscitées par Trouble dans le genre, on trouve l’argument selon lequel la théorie des actes de langage [speech act theory] ne peut saisir pleinement les dimensions proprement corporelles du genre et la violence des normes de genre sur les corps. Cette conception de la performance dérivée des études de danse, de théâtre et de performance [theater, dance and performance studies] permettrait, si l’on suit le raisonnement de Foster, de concevoir le drag comme l’interprétation hyperritualisée d’une chorégraphie sociale et culturelle diffuse (une chorégraphie « sans auteur »). Cette interprétation qui rend visibles les motifs de la chorégraphie, motifs naturalisés par leur réitération permanente mais dont l’imitation parodique révèle la dimension construite, non naturelle. La drag queen ou le drag king sur scène seraient donc, selon Foster, plus chorégraphes que performers, composant avec un répertoire de codes culturels, corporels, linguistiques. Dans cette perspective, les performeurs et performeuses mettraient en place un processus de « désidentification » [disidentification] [Munoz, 1999], par lequel les sujets minoritaires et minorisés recyclent d’une façon créative et inédite des objets déjà investis par un pouvoir dominant, comme les fantasmes racistes, sexistes et genrés. Ces formes de recyclage des normes ont été notamment mises en place par des performeurs et performeuses d’origine cubaine et mexicaine comme Vaginal Davis [Munoz, 1999] ou Gómez-­Peña [2000]. Le concept de performance de genre est paradoxal : il renvoie sémantiquement aux arts de la scène, mais porte en lui une référence à la théorie du langage d’Austin et occulte les études théâtrales et de danse – où la performance est analysée à la fois comme genre artistique et comme métaphore pour rendre compte de l’aspect théâtral, improvisé et créatif de toute pratique quotidienne. Si la figure de la drag queen, depuis Butler [2005a], a occupé de façon paradigmatique la scène de la performance du genre, les pratiques drag kings commencent, depuis les recherches de Halberstam, à bénéficier de travaux empiriques rendant compte de leur dimension intersectionnelle, incarnée, historique et col-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 229

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Drag et performance

07/02/2017 09:23:28

Drag et performance

230

lective. Depuis quelque temps, on assiste néanmoins à une problématisation de ces mêmes catégories grâce à des performances dans lesquelles des personnes assignées femmes mettent en scène les féminités queen, des drag kings performant des drag queens, par exemple. Ainsi, de nouveaux assemblages corporels et catégoriels voient le jour, rendant les frontières entre genres de plus en plus fluides et résistantes à toute essentialisation.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bibliographie Austin J. L. (1962), How to Do Things with Words, Cambridge, Harvard University Press. Baker R. (1995), Drag. A History of Female Impersonation in the Performing Arts, New York, New York University Press. Bard C. et Pellegrin N. (dir.) (1999), « Femmes travesties : un “mauvais” genre », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 10. Barret R. (1999), « Indexing polyphonous identity in the speech of African American drag queens », in Bucholtz M., Liang A. C. et Sutton L. (dir.), Reinventing Identities. The Gendered Self in Discourse. New York, Oxford University Press, p. 313‑331 Bressin T. et Patinier J. (2012), Strike a Pose. Histoire(s) du voguing, Paris, Des ailes sur un tracteur. Broqua C. (2006), « Sida et stratégies de représentation. Dialogue entre l’art et l’activisme aux États-­Unis », in Balasinski J. et Mathieu L. (dir.), Art et contestation, Rennes, PUR, p. 169‑186. Butler J. (2005a [1990]), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subver‑ sion de l’identité, Paris, La Découverte. –  (2005b [2000]), « Changer de sujet : la resignification radicale. Entretien réalisé par Gary A. Olson et Lynn Worsham », Humain, inhumain. Le travail critique des normes, Paris, Éditions Amsterdam. –  (2009 [1993]), Ces corps qui comptent, Paris, Éditions Amsterdam. Case S. E. (1993), « Toward a butch/femme aesthetic », in Abelove H., Barale M. A. et Halperin D. M. (dir.), The Lesbian and Gay Studies Reader, New York, Routdledge, p. 294‑306. Chauncey G. (2003 [1993]), Gay New York. 1890‑1940, Paris, Fayard. de Gasquet B. et Gross M. (2012), « La construction rituelle du genre et de la sexualité : initiations, séparations, mobilisations », Genre, ­sexualité Foster Gomez cf. p 231 & société, n° 8, . Foster L. (1998), « Choreographies of gender », Signs, n° 24, p. 1‑33. Gómez-­Peña G. (2000), Dangerous Border Crosser, New York, Routledge. Gray E. R. et Thumma S. (2012 [1996]), « L’heure du gospel. Liminalité, identité et religion dans un bar gay », Genre, sexualité & société, n° 8, .

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 230

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Renvois aux notices : Danse ; Espace urbain ; Langage ; Queer ; Regard et culture visuelle ; Religion ; Trans’ ; Vêtement.

07/02/2017 09:23:28

231

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Greco L. (2014), « “Quel est ton personnage ?” L’accomplissement situé des identités dans un atelier bruxellois de Drag Kings », in Greco L., Mondada L. et Renaud P. (dir.), Identités en interaction, Limoges, Lambert Lucas, p. 45‑64. Halberstam J. (1997), « Mackdaddy, superfly, rapper : gender, race, and masculinity in the drag king scene », Social Text, n° 52‑53, p. 104‑131. – (1998), Female Masculinity, Durham, Duke University Press. hooks b. (1992), Black Looks. Race and Representation, Boston, South End Press. Kennedy E. L. et Davis M. D. (1993), Boots of Leather, Slippers of Gold, New York/Londres, Routledge. Lebrun-­Cordier P. (2003), « Drag queen », in Eribon D. (dir.), Dictionnaire des cultures gaies et lesbiennes, Paris, Larousse, p. 159‑161. Le Talec J.-­Y. (2008), Folles de France. Repenser l’homosexualité masculine, Paris, La Découverte. Munoz J. E. (1999), Disidentification. Queers of Color and the Performance of Politics, Minneapolis, Minnesota University Press. Newton E. (1972), Mother Camp. Female Impersonators in America, Englewood Cliffs, Prentice-­Hall. – (2000 [1996]), « Dick(less) Tracy and the homecoming Queen : lesbian power and representation in gay male Cherry Groove », Margaret Mead Made Me Gay. Personal Essays, Public Ideas, Duke University Press, Durham, p. 63‑89. Sontag S. (1982 [1964]), « Notes on camp », A Susan Sontag Reader, New York, Vintage Book, p. 105‑119. Torr D. et Bottoms S. J. (2010), Sex, Drag and Male Roles. Investigating Gender as Performance, Michigan, University of Michigan Press. Volcano D. LG. et Halberstam J. (1997), Drag Kings. Queer Masculinities in Focus, Londres, Cassell. Wark J. (2006), Radical Gestures. Feminism and Performance Art in North America, Québec, Mc Gill-­Queen’s University Press. West C. et Zimmerman D. (1987), « Doing gender », Gender and Society, vol. 1, n° 2, p. 125‑151.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 231

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Drag et performance

07/02/2017 09:23:28

Éducation sexuelle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

La jeunesse est la cible privilégiée de l’éducation sexuelle. Historiquement, la construction de l’adolescence comme période spécifique de la vie est intimement liée à l’encadrement par les adultes de la période de puberté, considérée comme l’âge de l’éveil de la sexualité. Aux États-­ Unis, les deux volumes du psychologue Stanley Hall intitulés Adolescence et publiés en 1904 consacrent la création de cette « période spécifique de la vie, avec sa propre dynamique et ses propres besoins » [Moran, 2000, p. 1]. Héritier de la morale victorienne, Hall définit l’adolescence comme une période de chasteté située entre les débuts de la puberté et le mariage. « Hall fit de la chasteté et de l’abnégation le cœur de son interprétation. […] Sans l’exigence de répression sexuelle et de sublimation de la sexualité, l’acception moderne du concept d’adolescence n’avait aucun sens » [p. 14‑15]. L’éducation sexuelle de la jeunesse créait ainsi sa cible en même temps qu’elle s’élaborait elle-­même en tant que spécialité dans les livres et les traités pédagogiques. Pour Hall et ses collègues médecins et psychologues, il fallait impérativement aider les adolescents dans leur lutte contre la sexualité : « Ayant créé l’adolescence, ils étaient désormais tenus de l’encadrer » [p. 22]. L’éducation sexuelle est ainsi l’une des composantes constitutives de la catégorie moderne d’« adolescent », créée au début du xxe siècle. Des traités de conseils pédagogiques à destination des parents aristocrates et bourgeois au xixe siècle à la mise en place de séances d’information et d’éducation dans les établissements scolaires au xxe siècle, l’éducation sexuelle prend des formes variées selon les époques, les enjeux et les institutions qui s’en emparent. Il n’y a pas « une stratégie unique, globale, valant pour toute la société et portant de façon uniforme sur toutes les manifestations du sexe : l’idée, par exemple, qu’on a souvent cherché, à travers différents moyens, à réduire tout le sexe à sa fonction reproductrice, à sa forme hétérosexuelle et adulte, et à sa légitimité matrimoniale, ne rend pas compte des multiples objectifs

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 232

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Aurore Le Mat

07/02/2017 09:23:28

233

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

visés, des multiples moyens mis en œuvre dans les politiques sexuelles qui ont concerné les deux sexes, les différents âges, les diverses classes sociales » [Foucault, 1996, p. 136‑137]. Le point commun aux différentes initiatives en direction des jeunes, qu’elles s’inscrivent dans une rhétorique religieuse, sanitaire ou morale, qu’elles concernent les classes bourgeoises ou les classes ouvrières, qu’elles prennent place dans la famille ou dans l’institution scolaire, réside sans doute dans le fait que « les craintes pour les dangers encourus et la volonté de protéger la jeunesse justifient toujours pour les adultes une surveillance de l’accès à la sexualité des jeunes » [Blanchard, Revenin et Yvorel, 2010, p. 11]. En tant qu’objet d’étude, l’éducation sexuelle est très majoritairement investie par des psychologues, des psychiatres, des psychanalystes et des sexologues [pour une approche critique, voir Ferrand, 2010]. Mais elle est aussi abordée par des sociologues, des politistes ou des historien·ne·s dans des travaux qui portent sur des objets variés : la démographie au xxe siècle [De Luca Barrusse, 2010], la prostitution et le péril vénérien au xixe siècle et au début du xxe siècle [Corbin, 1982], la sexologie en tant que savoir et domaine d’expertise sur les sexualités [Giami, 2007 ; Chaperon, 2012], les « politiques de la sexualité » en France [Mossuz-­ Lavau, 1991] ou encore la morale familiale et/ou religieuse [Donzelot, 2005 ; Sèvegrand, 1995 ; Béraud, 2013]. Ce sont ainsi des thématiques et des sources variées qui caractérisent le corpus éparpillé des recherches sur l’éducation sexuelle, s’intégrant la plupart du temps dans une problématique plus vaste. L’éducation sexuelle comme enjeu de distinction sociale et raciale L’éducation sexuelle a été, pour les élites sociales et politiques, l’enjeu d’une distinction sociale dès le début du xxe siècle. Une partie des élites bourgeoises françaises se mobilisent en effet à cette période contre la mise en place d’une éducation sexuelle généralisée dans les écoles et pour réaffirmer le rôle primordial de la famille. Ces contestations sont étroitement liées à la crainte d’une promiscuité sociale à la suite de l’instauration, en 1927, de la gratuité de l’enseignement en classe de sixième. « Menacés d’un régime commun de scolarisation, voilà qu’en plus les enfants “de famille” seraient, par un enseignement collectif de la sexualité, exposés, incités même à des tentations qui pourraient expliciter au plan du sexe le danger des promiscuités sociales que l’école impose » [Donzelot, 2005, p. 183]. Le président de l’association des parents d’élèves des lycées et des collèges s’inquiète des projets d’éduca-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 233

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Éducation sexuelle

07/02/2017 09:23:28

Éducation sexuelle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

tion sexuelle en milieu scolaire portés par le représentant de la Société de prophylaxie sanitaire et morale à la fin des années 1920 : « Votre étatisme, Monsieur, n’est pas autre chose qu’un socialisme précurseur. Ainsi ont cheminé la destruction des humanités, l’amalgame (des disciplines anciennes et modernes), la gratuité des études secondaires dans les collèges, et, plus grave encore que tout cela, cheminent maintenant l’école unique et l’éducation sexuelle » [cité in Donzelot, 2005, p. 183]. Du côté des promoteurs de l’éducation sexuelle en milieu scolaire, l’injonction à la maîtrise des « instincts sexuels » est justifiée par un argumentaire mettant en jeu une distinction sociale et/ou raciale dans le contexte du développement de discours biologisants sur la menace d’une « dégénérescence de la race », discours qui se multiplient depuis la ­seconde moitié du xixe siècle. Dans les travaux sociohistoriques français, ce sont surtout les rapports de classe qui sont au centre de l’analyse : dans sa Généalogie de la morale familiale, Rémi Lenoir montre comment la hantise de la « dégénérescence de la race », qui habite les classes bourgeoises, est liée au maintien d’un ordre social où le modèle de la famille bourgeoise est au premier plan. Afin de préserver ce modèle, et de se distinguer du reste de la société, ces classes dominantes prônent une « éducation sexuelle dans les classes populaires, et, dans la leur, ­l’abstinence et une stricte morale conjugale pour le “respect de la descendance” » [Lenoir, 2003, p. 200]. Aux États-­Unis, les liens établis entre idéologie raciste et éducation sexuelle sont plus prégnants. Dans les écrits du psychologue Stanley Hall, la maîtrise des « instincts sexuels » que doit inculquer l’éducation sexuelle est présentée comme un signe d’évolution et de civilisation [Moran, 2000]. Se construit ainsi une définition de la « bonne sexualité » en opposition avec les pratiques sexuelles attribuées par les ethnographes de l’époque victorienne aux cultures « sauvages » : polygamie, promiscuité et inceste étaient alors décrits comme des traits caractéristiques des cultures dites « primitives ». Ces doctrines raciales de l’anthropologie du xixe siècle, qui ont nourri le système esclavagiste puis la ségrégation raciale aux États-­Unis, sont très prégnantes dans les écrits de Hall : l’allongement de la période de chasteté, baptisée « adolescence », est considéré comme un signe de civilisation, la maîtrise de la sexualité s’apparentant à une marque de distinction par rapport aux « races inférieures ». Cette pensée raciale de la sexualité s’étend également aux populations immigrées d’Europe de l’Est et du Sud qui viennent s’installer aux États-­Unis à la fin du xixe siècle : la morale sexuelle est construite comme un critère de distinction entre ceux et celles déjà présent·e·s sur le territoire et les nouveaux et nouvelles arrivant·e·s [Moran, 2000].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 234

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

234

07/02/2017 09:23:28

235

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Le même type d’argumentaire se retrouve dans la France coloniale du début du xxe siècle, notamment lors d’un débat sur l’éducation sexuelle organisé par la Société française de philosophie en février 1911 [Durkheim, 2011 (1911)]. Le philosophe polonais Wincenty L ­ utoslawski y défend la nécessité de la continence dans un argumentaire nationaliste : « Le motif le plus puissant de la continence sera le patriotisme qui désire empêcher la dégénérescence de la race et de notre nation en particulier. Ce n’est que par une continence absolue jusqu’au mariage et par une continence suffisante dans le mariage qu’on peut former des familles harmoniques. » L’éducation sexuelle comme un effet du genre Si Foucault identifiait l’éducation sexuelle comme l’une des formes de mise en discours du sexe visant à discipliner les corps [1996], les historiennes féministes sont les premières à s’intéresser spécifiquement à l’éducation sexuelle par le prisme des rapports sociaux de sexe et à renouveler les premiers écrits d’historiens qui portaient plus généralement sur la vie privée [Prost et Vincent, 1985]. Gabrielle Houbre, en s’intéressant à l’éducation sentimentale des jeunes filles et des jeunes garçons au début du xixe siècle, montre comment les discours adressés à la jeunesse aristocrate et bourgeoise témoignent de l’existence d’une double morale qui différencie et hiérarchise les sexes [Houbre, 1997]. Si l’injonction à la pudeur et au silence concerne les jeunes bourgeois des deux sexes dont l’initiation amoureuse et sexuelle se fait sous l’étroite surveillance de la tutelle familiale, les garçons bénéficient cependant d’une période de découvertes sexuelles préconjugales qui reste strictement condamnée pour les filles de « bonne famille » dont la virginité doit être absolument préservée. Le couple mythique de l’étudiant et de la grisette est l’une des formes d’initiation sexuelle tolérées au début du xixe siècle pour les jeunes garçons bourgeois qui vivent alors des histoires préconjugales auprès de jeunes filles du « peuple ». À partir du xxe siècle, la sexualité relève pour les élites sociales et politiques d’un double enjeu démographique et sanitaire. En France, par exemple, face au « péril vénérien » [Corbin, 1982] et à la menace de la « dépopulation », des propagandistes de la Société de prophylaxie sanitaire et morale souhaitent mettre en œuvre une éducation sexuelle dans les établissements scolaires. Des débats animent les cercles des élites : faut-­il instituer un programme d’éducation sexuelle à l’école ? Quelle forme doit prendre cet enseignement ? Sur quel type de morale doit-­il être construit ? Doit-­on instruire pareillement les filles et les garçons en la matière ? Ces questionnements animent le virulent débat en

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 235

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Éducation sexuelle

07/02/2017 09:23:28

Éducation sexuelle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

février 1911 entre les élites de la Société française de philosophie dont le sociologue Émile Durkheim fait partie [Durkheim, 2011 (1911)]. Le médecin hygiéniste Jacques Amédée Doléris y défend son projet d’éducation sexuelle en milieu scolaire face à des juristes et à des philosophes réservés, voire opposés à toute forme d’instruction sexuelle. Pour ceux qui y sont favorables, cette instruction doit être différenciée selon le sexe de l’auditoire. « Dissuasion sexuelle et mise en garde, description des signes, hygiène intime, telle est l’éducation des garçons au cours de ces années. […] Si les manifestations corporelles sont dramatisées pour les garçons, pour les filles il n’en est rien : elles ne sauraient scruter l’organe viril de leur époux lors de leur nuit de noces » [De Luca Barrusse, 2010, p. 175‑177]. Et, s’il faut tout de même avertir les jeunes filles des risques de maladie, il s’agit surtout de les préparer à leur rôle maternel. Des féministes, comme Adrienne Avril de Sainte-­Croix, défendent l’utilité d’une éducation sexuelle destinée à la gent féminine [Mozziconacci, 2014], tout en réaffirmant que « la responsabilité essentielle reste à l’homme. Pour la fille, il suffirait de la préparer au rôle maternel et de lui inspirer de l’estime pour l’homme chaste » [cité in Knibiehler, 1996, p. 146]. L’éducation sexuelle en tant que fabrique du genre Les travaux sociologiques menés dans la continuité de ces approches historiques mobilisent d’autres terrains – l’éducation sexuelle contemporaine en milieu scolaire – et d’autres concepts qui déplacent le regard porté sur l’objet [Jasmin, 2009 ; Devieilhe, 2013 ; Le Mat, 2014]. Si la sexualité peut être appréhendée comme un « effet du genre », c’est-­ à-­dire « un ensemble de pratiques et de représentations qui reflètent les manifestations de la domination masculine et des normes » relatives aux classes de sexe, ces travaux vont plus loin en considérant que « la sexualité contribue à fabriquer le genre : parce qu’elle est à l’origine de l’identification des individus à un sexe, et un seul, dans un rapport antagonique et complémentaire avec un autre sexe, et un seul autre » [Clair, 2012, p. 67]. Dans cette perspective, il s’agit de mobiliser la notion d’hétéronormativité en dévoilant la co-­construction des rapports de sexe et de sexualité. Plutôt que d’envisager l’éducation sexuelle comme produit des rapports sociaux de sexe, la sociologue Élise Devieilhe montre comment celle-­ci participe à la fabrication et à la reproduction de « systèmes de classification et de domination, cristallisant les normes qu’elle ne remet pas en cause » [2013, p. 35]. Les représentations iconographiques de certains manuels scolaires de sciences de la vie et de la Terre qui

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 236

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

236

07/02/2017 09:23:28

237

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

abordent, depuis 2011, les notions d’orientation et d’identité sexuelles sont un bon exemple de cette fabrique simultanée des classes de sexe et des normes sexuelles : les lesbiennes y sont totalement invisibilisées, contrairement aux couples hétérosexuels (largement représentés) et aux couples gais [Le Mat, 2014]. Cela illustre l’imbrication des rapports sociaux de sexe (la sexualité des femmes est socialement moins acceptée ou valorisée que celle des hommes) et des normes hétérosexuelles dans l’éducation sexuelle. La notion d’hétéronormativité permet de penser au sein d’un même cadre d’analyse les sexes et les sexualités, mais les recherches qui s’en réclament n’incluent pas systématiquement d’autres rapports de domination pourtant également en jeu dans l’éducation sexuelle : quelles fonctions sociales l’éducation sexuelle joue-­t‑elle quant aux rapports de classe, de race, d’âge… ? Postures universalistes et éducation sexuelle : invisibilisation des inégalités sociales et nationalisme sexuel Depuis l’institutionnalisation de l’éducation sexuelle en milieu scolaire dans les années 1970 en France [Poutrain, 2013], un ensemble de discours s’est progressivement construit et stabilisé pour définir des contenus et fixer des objectifs à cette nouvelle mission de l’Éducation nationale. Le projet d’éducation sexuelle contemporain s’inscrit dans un discours universaliste dominé par « la médecine et les sciences du psychisme [, qui] se ressemblent de par leur occultation du social » [Gelly, 2013, p. 91]. « La rupture avec les projets d’éducation sexuelle du début du xxe siècle, destinés aux enfants de la bourgeoisie [De Luca Barrusse, 2010], et avec leur tonalité hygiéniste, s’accompagne, pour les concepteurs de l’éducation sexuelle […] d’un oubli de la différenciation sociale » et des inégalités face à la santé que celle-­ci produit [Gelly, 2013, p. 91]. La politique d’éducation à la sexualité contemporaine se fonde en effet sur une vision homogénéisante de la jeunesse et elle est aveugle aux inégalités sociales qui traversent la classe d’âge à laquelle elle s’adresse. Pourtant, l’analyse des données épidémiologiques du VIH/sida montre que « ce sont les disparités sociales, bien davantage qu’un critère d’âge, qui peuvent expliciter les comportements, les représentations et les pratiques face au risque. Certains sous-­groupes s’avèrent particulièrement touchés chez les jeunes : jeunes gais, jeunes originaires d’un pays d’Afrique subsaharienne, jeunes les moins diplômés parmi les hétérosexuels, jeunes femmes plutôt que jeunes hommes » [Chartrain, 2010, p. 78]. Bien que ces inégalités

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 237

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Éducation sexuelle

07/02/2017 09:23:28

Éducation sexuelle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

face aux risques soient connues, les messages de prévention à destination des « jeunes », catégorie construite comme homogène et indifférenciée, renforcent l’invisibilisation des inégalités sociales de santé. Cet universalisme des discours institutionnels contemporains sur l’éducation sexuelle opère finalement des distinctions et des exclusions envers des publics racisés qui se retrouvent relégués en dehors des frontières d’un « nationalisme sexuel » [Jaunait, Le Renard et Marteu, 2013]. En France, Nacira Guénif-­Souilamas a montré comment le stigmate du « garçon arabe » est intimement lié à des représentations altérisantes mettant en jeu la sexualité : il incarne le « déviant sexuel en raison d’un virilisme exacerbé » [Guénif-­Souilamas, 2006, p. 120]. « Incivilisable et incapable de maîtriser ses pulsions, [il] serait un “hétérosexuel violent”, un violeur et un “voileur” idéal » [p. 111]. Ces processus d’altérisation des populations racisées se retrouvent dans d’autres contextes nationaux. Aux Pays-­Bas, par exemple, les cours d’éducation sexuelle proposés aux parents habitant dans des zones urbaines reléguées – pour la plupart migrants ou enfants de migrants – délivrent un discours donnant corps à une identité nationale dont les valeurs « libéralistes » sur la sexualité façonnent un « nationalisme sexuel ». Un texte qui sert de support aux cours affirme ainsi que « les parents néerlandais des classes moyennes se sont formés, depuis la révolution sexuelle, à parler de sexualité sans rougir […] pour les parents moins éduqués, c’est là une entreprise beaucoup plus difficile » [Van den Berg et Duyvendak, 2013, p. 67]. La norme est ici incarnée par les parents néerlandais blancs de classe moyenne et un discours nationaliste se dessine sous la forme d’une morale sexuelle : « Être néerlandais implique d’avoir des opinions progressistes sur des sujets concernant le genre et la sexualité, et, de façon symétrique, ne pas partager ces opinions implique de ne pas être néerlandais. Par ailleurs, les anomalies sont systématiquement expliquées comme étant largement “culturelles” et ainsi renvoyées à un Autre culturel » [p. 56]. Adolescence et éducation sexuelle : penser l’âge comme un rapport social Alors que la jeunesse est la cible privilégiée de l’éducation sexuelle, la catégorisation en fonction de l’âge est peu mobilisée dans les recherches des historien·ne·s et des sociologues. Depuis les débuts de son institutionnalisation à l’école dans les années 1970 en France, les débats qui accompagnent l’histoire de l’éducation sexuelle sont traversés par un consensus : les adultes, qu’ils soient pour ou contre l’éducation sexuelle, ont une vision négative de

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 238

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

238

07/02/2017 09:23:28

239

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

la sexualité des enfants et des adolescent·e·s. La question de l’autonomie sexuelle est au cœur de la condition adolescente. Elle est la marque d’une asymétrie constitutive des rapports sociaux d’âge entre adultes et enfants. Relire l’histoire de l’éducation sexuelle en milieu scolaire sous ce prisme invite à faire le récit d’une autre version : celle d’une réaction de la communauté adulte face à des revendications et à de nouvelles possibilités d’autonomie sexuelle de la jeunesse, aux lendemains de mai 1968 et des lois légalisant la contraception [voir la notice « Jeunesse et sexualité »]. Aujourd’hui, les appels à la « protection de la jeunesse » contre la pornographie ou contre l’influence jugée néfaste des médias sont autant de leitmotive avancés par les adultes pour justifier l’éducation sexuelle de la jeunesse [Bozon, 2012]. Mais la protection est toujours, dans un même mouvement, une forme de contrôle, qui s’appuie ici sur une hiérarchisation des populations selon l’âge. Ce classement est ancré dans une pensée naturalisante de l’âge, dans laquelle les notions de « maturité » et de « développement psychosexuel », issues de la psychologie, viennent définir ce qu’est le développement sexuel « normal » d’un enfant. Renvois aux notices : Âge ; Incorporation ; Jeunesse et sexualité ; Nudité ; Organes sexuels ; Puberté.

Bibliographie Béraud C. (2013), « Les catholiques contre le genre. L’épisode des manuels de SVT », in Rochefort F. et Sanna M.-­E. (dir.), Normes religieuses et genre. Mutations, résistances et reconfiguration (xixe-­xxie siècle), Paris, Armand Colin, p. 109‑122. Blanchard V., Revenin R. et Yvorel J.-­J. (dir.) (2010), Les Jeunes et la Sexualité. Initiations, interdits, identités (xixe-­xxie siècle), Paris, Autrement. Bozon M. (2012), « Autonomie sexuelle des jeunes et panique morale des adultes. Le garçon sans frein et la fille responsable », Agora débats/jeu‑ nesses, vol. 1, n° 60, p. 121‑134. Chaperon S. (2012), Les Origines de la sexologie 1850‑1900, Paris, Payot. Chartrain C. (2010), « Prévention du sida : la cible “jeune” (années 1980‑2000) », in Blanchard V., Revenin R. et Yvorel J.-­J. (dir.), Les Jeunes et la Sexualité. Initiations, interdits, identités (xixe-­xxie siècle), Paris, Autrement, p. 75‑85. Clair I. (2012), « Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel », Agora débats/jeu‑ nesses, vol. 1, n° 60, p. 67‑78. Corbin A. (1982), Les Filles de noce. Misère sexuelle et prostitution (xixe siècle), Paris, Flammarion.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 239

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Éducation sexuelle

07/02/2017 09:23:29

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

De Luca Barrusse V. (2010), « Le genre de l’éducation à la sexualité des jeunes gens au cours des années 1900‑1930 », Cahiers du genre, n° 49, p. 155‑182. Devieilhe E. (2013), « Représentations du genre et des sexualités dans les méthodes d’éducation à la sexualité élaborées en France et en Suède », thèse de sociologie, université de Caen. Donzelot J. (2005 [1977]), La Police des familles, Paris, Éditions de Minuit. Durkheim É. (1911 [2011]), Sur l’éducation sexuelle, Paris, Payot & Rivages. Ferrand A. (2010), « L’Éducation nationale française : de l’égalité à la “libération sexuelle” », Nouvelles Questions Féministes, n° 29, vol. 3, p. 58‑74. Foucault M. (1996 [1976]), Histoire de la sexualité. Tome I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard. Gelly M. (2013), « Les inégalités sociales, objet invisible pour l’éducation sexuelle ? Enquête ethnographique sur l’éducation sexuelle dans les collèges », Sciences sociales et santé, n° 4, vol. 31, p. 73‑96. Giami A. (2007), « Une histoire de l’éducation sexuelle en France : une médicalisation progressive de la sexualité (1945‑1980) », Sexologies, vol. 16, n° 3, p. 219‑229. Guénif-­Souilamas N. (dir) (2006), La République mise à nu par son immi‑ gration, Paris, La Fabrique. Houbre G. (1997), La Discipline de l’amour. L’éducation sentimentale des filles et des garçons à l’âge du romantisme, Paris, Plon, « Civilisations et Mentalités ». Jasmin E. (2009), « La prise en compte du genre dans les mises en œuvre locales de l’éducation à la sexualité en France, enquête dans les collèges du Val-­de-­Marne », rapport de recherche dirigé par Agnès Van Zanten pour l’Institut Émilie du Châtelet. Jaunait A., Le Renard A. et Marteu E. (2013), « Nationalismes sexuels ? Reconfigurations contemporaines des sexualités et des nationalismes », Raisons politiques, n° 49, p. 5‑23. Knibiehler Y. (1996), « L’éducation sexuelle des filles au xxe siècle », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 4, p. 139‑160. Le Mat A. (2014), « L’homosexualité, une “question difficile”. Distinction et hiérarchisation des sexualités dans l’éducation sexuelle en milieu scolaire », Genre, sexualité & société, n° 11. Lenoir R. (2003), Généalogie de la morale familiale, Paris, Le Seuil. Moran J. (2000), Teaching Sex. The Shaping of Adolescence in the xxth Century, Cambridge, Harvard University Press. Mossuz-­Lavau J. (1991), Les Lois de l’amour. Les politiques de la sexualité en France (1950‑1990), Paris, Payot. Mozziconacci V. (2014), « Féminismes et éducation sexuelle en France au début du xxe siècle », Cultures et sociétés, n° 32, p. 62‑67. Poutrain V. (2013), « L’évolution de l’éducation à la sexualité dans les établissements scolaires », Éducation et socialisation. Les Cahiers du Cerfee, n° 36.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 240

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Éducation sexuelle

240

07/02/2017 09:23:29

Éducation sexuelle

241

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 241

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Prost A. et Vincent G. (dir.) (1985), Histoire de la vie privée. De la Première Guerre mondiale à nos jours, Paris, Le Seuil. Sèvegrand M. (1995), Les Enfants du bon Dieu. Les catholiques français et la procréation, Paris, Albin Michel. Van den Berg M. et Duyvendak J. W. (2013), « Parler de sexe sans rougir. Comment les cours à l’usage des parents construisent l’“identité néerlandaise” et la “sexualité normale” », Raisons politiques, n° 49, p. 55‑74.

07/02/2017 09:23:29

Espace urbain

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Dans le poème À une passante, Baudelaire met en scène cet instant fugace où deux regards se croisent dans la foule ondoyante, ce moment de tension où deux désirs resteront en suspens. Pas de paroles ou de gestes échangés, juste un regard désirant qui cristallise les potentialités sexuelles ou amoureuses de l’espace urbain. Un proverbe allemand, lointaine réminiscence de l’organisation sociale féodale, affirme que « L’air de la ville rend libre ». La ville serait donc l’espace de tous les possibles – qu’ils s’actualisent ou non –, celui où l’écart à la norme dominante peut le plus librement et le plus ouvertement s’exprimer. Cette conception de la ville comme espace de liberté et d’émancipation est une conception moderne de la ville, lointaine héritière de la civitas et de l’urbs antiques. Civilité et urbanité, liberté et émancipation seraient le propre des villes, en particulier des métropoles qui conjuguent densité, aménités et anonymat. Autre scène, autre récit. Celui du viol de Virginie Despentes qu’elle décrit dans King Kong théorie [2006], aux portes de Paris. Or, loin de lire son agression comme le fruit d’une détermination spatiale – qui serait dans son cas celui d’une transgression de l’assignation des femmes à ne pas sortir la nuit –, elle démontre que l’espace urbain est le produit de représentations et d’usages sociaux qui le façonnent. L’espace urbain n’est donc en soi ni un espace de perdition ni un espace d’émancipation. Il porte des caractéristiques de formes et d’usages liées à l’histoire et à la topographie. Souvent confondu avec l’espace public [Habermas, 1988], c’est-­à-­dire un espace ouvert à tous où les individus se côtoient et interagissent, l’espace urbain a fait l’objet de nombreux travaux et de vives critiques notamment de la part des féministes. Les géographes féministes ont non seulement questionné la notion d’espace public, mais plus largement elles ont montré en quoi l’espace urbain participe à la production et à la transformation des rapports de genre.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 242

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Marianne Blidon

07/02/2017 09:23:29

Espace urbain

243

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

La division de l’espace en deux entités séparées – la sphère publique et la sphère privée – est la transposition de la division économique entre production et reproduction ; l’espace public étant dévolu aux hommes et l’espace privé, confondu avec le foyer ou la sphère domestique, aux femmes. Cette division repose sur un modèle économique et social patriarcal qui s’est imposé à partir du xviiie siècle. En effet, pour Habermas : « L’idée issue du droit romain et du droit napoléonien [est] que l’homme est propriétaire de la famille, de la femme, des enfants, des biens familiaux. Le droit de propriété est le droit d’user et d’abuser. C’est le droit de la bourgeoisie montante qui organise l’espace public au mieux de ses intérêts » [1992, p. 180]. En retour, « l’intégration du système familial patriarcal au système de la propriété privée constitue le fondement essentiel du privé. Une sphère qui n’a de façon routinière ni à rendre compte d’elle-­même ni à fournir des informations sur sa conduite, ni à présenter de justification » [p. 181]. Linda McDowell [1993] a souligné que le processus d’urbanisation en lien avec la révolution industrielle et la croissance urbaine en Europe a favorisé le développement d’un discours sur l’insécurité des femmes. La réponse apportée à la vulnérabilité supposée des femmes dans l’Angleterre victorienne était la promotion de la division de l’espace en deux sphères. Les historien·ne·s féministes ont cependant rappelé que cette division ne s’appliquait pas à l’ensemble des classes sociales et ne coïncidait pas non plus avec l’expérience des femmes de la bourgeoisie marchande, nous invitant par là même à relire l’histoire dans une perspective intersectionnelle. L’historienne britannique Sally Alexander [1976] a mis ainsi en lumière l’histoire méconnue des couturières et des coiffeuses, mais aussi des lingères ou des ouvrières des manufactures dont les formes de mobilité structuraient la ville tout comme le travail dévalorisé participait à son expansion. Les historiennes Leonore Davidoff et Catherine Hall [2002], dans Family Fortunes. Men and Women of the English Middle Class, 1780‑1830, ont quant à elles montré, à partir de recensements, d’archives privées de familles bourgeoises et de manuels de savoir-­vivre, qu’au xixe siècle la domesticité était au cœur de l’identité de la middle class en Angleterre. Dès la fin du xviiie siècle, cette idéologie s’enracinait dans la séparation de plus en plus rigide entre sphère publique/masculine et sphère privée/féminine. Les femmes, considérées comme par nature et par devoir dévouées à leur mari et leurs enfants, étaient les gardiennes du foyer pensé comme un havre protecteur à l’abri des nuisances exté-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 243

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Public/privé, une dichotomie contestée

07/02/2017 09:23:29

Espace urbain

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

rieures. Cet idéal de la domesticité et de la séparation des sphères s’est incarné dans des projets urbanistiques et architecturaux, à commencer par le développement des banlieues pavillonnaires en Angleterre, puis aux États-­Unis. Néanmoins, selon ces deux auteures, « la sphère publique n’était pas véritablement publique et le domaine privé n’était pas entièrement privé » [p. 33]. Non seulement des femmes participaient à l’activité économique et commerciale, mais leur intimité, malgré les limites juridiques et le poids des conventions sociales, ne se réduisait pas à la sphère privée. Si cet idéal des sphères séparées perdure dans certaines sociétés, il est mis à mal par l’entrée des femmes sur le marché du travail salarié depuis les années 1960 ainsi que par les transformations des structures familiales (familles monoparentales, couples ou célibataires sans enfant…), ce qui oblige notamment les architectes à penser différemment les modes d’habiter et la disposition de l’espace domestique. Le concept de pièce à vivre, qui constitue le cœur de la vie familiale et de la vie sociale, structurée autour de la cuisine, bouleverse ainsi les plans et les codes de la disposition des pièces des logements bourgeois traditionnels. Dans un autre registre, les études sur les violences interpersonnelles ont interrogé l’image idéalisée de l’espace domestique en soulignant que c’est aussi un lieu où s’exercent des violences envers les femmes : selon l’enquête Enveff de 2000, le taux moyen d’agressions physiques et sexuelles est de 1 % au sein de la famille et de 1,7 % dans l’espace public. Si les travaux sur l’espace urbain invitent à une lecture intersectionnelle des rapports de genre, l’enquête Enveff a eu le mérite de montrer que, contrairement à la représentation du sens commun qui fait de la violence au sens large un phénomène propre aux classes laborieuses, ces violences traversent l’ensemble des classes sociales. Enfin, les géographes féministes ont surtout rappelé à quel point cette dichotomie dépolitisée masque, tout en hiérarchisant et en opposant, une vision androcentrée des registres de l’expérience : l’espace public renvoie à l’usage de la raison, l’espace domestique à celui de l’émotion [Rose, 1993 ; Massey, 1994 ; Hancock, 2004]. Au-­delà du dévoilement des implicites de la dichotomie public/privé, les féministes ont eu le mérite de questionner les usages de l’espace urbain au prisme du genre, ouvrant par là même la voie à une critique de la supposée vulnérabilité des femmes. Usages de l’espace urbain Marcher dans la rue, flâner dans un jardin, attendre aux abords d’une place sont autant d’actes anodins qui semblent donnés à tous et à toutes sans induire ni difficultés ni significations particulières. Or les

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 244

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

244

07/02/2017 09:23:29

245

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

manières d’appréhender et d’habiter l’espace, la manière d’y circuler, les lieux fréquentés comme ceux qui sont évités dépendent de chacun·e de nous, mais aussi des lieux eux-­mêmes et du contexte de fréquentation. Un groupe de jeunes hommes au pied d’une barre d’immeubles pourra être vu par certain·e·s comme une menace potentielle [Coutras, 1996 ; Guénif-­Souilamas et Macé, 2004], une femme seule qui attend dans la rue comme sexuellement disponible, la terrasse d’un bar PMU comme un espace réservé aux hommes, deux hommes qui se tiennent par la main ou une transsexuelle qui hésite à entrer dans les toilettes des hommes ou des femmes comme des menaces à l’ordre hétéronormé… [Doan, 2010 ; Cavanagh, 2010]. Chacun·e de nous adapte en permanence ses pratiques en fonction des lieux et de la manière dont nous les percevons. Chacun·e de nous se sent plus ou moins à sa place et en sécurité en fonction des lieux, de leur agencement, des horaires et des personnes qui les fréquentent. Alors que la rue semble ouverte à tous et toutes, une observation fine permet de montrer que tout le monde n’y circule pas et surtout n’y circule pas de la même manière. Pour la géographe Jacqueline Coutras [1997], les distances parcourues informent sur les relations que les personnes entretiennent avec l’espace public en tant qu’étendue urbaine fréquentée et espace représenté sur lequel elles ont une certaine emprise, voire qu’elles maîtrisent. Les mobilités quotidiennes sont généralement à relier à différentes variables sociodémographiques : âge, lieu de résidence, emploi, structuration spatiale des emplois et système de transport, structure du ménage… Les « Enquêtes transport » périodiquement conduites en Île-­de-­France par l’Insee et la Direction régionale de l’équipement afin de mieux appréhender les modes de déplacement des Francilien·ne·s, montrent que si les distances quotidiennes parcourues par les femmes se sont allongées (elles étaient de 3,8 km en 1991), elles demeurent inférieures à celles des hommes (en 2008, les hommes parcouraient 12 km quand les femmes en parcouraient 9), sans pour autant que cette plus grande proximité du domicile pour les femmes – supposée faciliter la prise en charge du travail domestique et parental – implique un gain de temps (la durée moyenne des déplacements domicile-­travail étant de 34 minutes pour les hommes comme pour les femmes). En effet, ces dernières recourent plus souvent à des modes de transport moins rapides (marche et transports en commun pour les femmes, contre voiture et deux-­roues – scooter, moto – pour les hommes). L’utilisation régulière d’un deux-­roues est une pratique masculine, en Île-­de-­France comme en province : 87 % des utilisateurs sont des hommes. La marche est plutôt pratiquée par les femmes, plus encore en Île-­de-­France qu’en province.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 245

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Espace urbain

07/02/2017 09:23:29

Espace urbain

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Si les distances parcourues et les modalités de cette circulation participent au questionnement du droit à la ville et de la justice spatiale, les chercheurs et chercheuses ont aussi questionné le genre de l’espace urbain à travers sa mixité. Au terme « ségrégation », Erving Goffman préfère celui de « coprésence des sexes », qu’il définit comme « un type de relation sociale bien particulière, entre ségrégation et indifférenciation, où les femmes et les hommes sont ensemble et séparés […] on n’a pas tant, dans l’ensemble, affaire à une ségrégation qu’à une ségrégation périodique qui rythme le cours de la journée, ce qui garantit que les différences sous-­culturelles peuvent être réaffirmées et rétablies par la mise en présence des sexes. […] tout cela au nom de la ­délicatesse, de la civilisation, du respect dû aux femmes ou du besoin “naturel” des hommes de se retrouver entre eux » [Goffman, 2002, p. 81]. Cette coprésence implique par ailleurs de garder ses distances, se tenir à la bonne distance, pour éviter le contact, se protéger ou préserver sa réputation, autant d’ajustements qui relèvent de la proxémie. Ce terme désigne les jeux de distance physique qui s’établissent entre individus lors d’une interaction. L’anthropologue américain Edward T. Hall [1971] distingue quatre types de distance : intime, personnelle, sociale et publique. Ces distances varient selon les personnes ainsi que les cultures considérées : au Japon ou dans les pays nordiques, celles-­ci seront plus importantes qu’au Maghreb, en Inde ou dans les pays latins. L’espace urbain est donc le théâtre de ces pratiques incorporées : jambes serrées ou écartées dans les transports en commun, le fait d’être dans l’évitement ou au contraire de ne pas dévier de sa trajectoire quand on croise un·e autre piéton·n·e, stationner en regardant les autres passant·e·s ou se donner une contenance en regardant son téléphone et en évitant tout contact visuel… Ce sont autant de pratiques d’inattention civile genrées, mais aussi des marqueurs d’appartenance sociale. Pour Marion Iris Young [1990], les comportements masculins et féminins incarnés reflètent le fait que les hommes ont une plus grande liberté d’action dans l’espace, en tant que sujets plutôt qu’en tant qu’objets de regards, ce qui structure leur rapport au monde et affecte à la fois leurs compétences cognitives et leur perception d’eux-­mêmes. Carol Lawton, psychologue féministe, va plus loin en montrant que les conséquences engendrées par les différences en matière de compétences et d’aptitude spatiales jouent à la fois dans la manière de se repérer – le sens de l’orientation –, mais aussi en mathématique [Lawton, 2010], renvoyant ainsi à deux lieux communs autour desquels la différence de sexe est construite et perçue.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 246

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

246

07/02/2017 09:23:29

Espace urbain

247

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Dans de nombreux pays, la supposée respectabilité des femmes est jaugée à leur moindre mobilité, a fortiori dans l’espace urbain nocturne, et à leur tenue, au sens propre et figuré [Kennedy, 2008]. C’est d’ailleurs pour dénoncer le lien trop souvent établi entre degré supposé de moralité des femmes et longueur de leur vêtement que l’artiste canadienne Rosea Lake a photographié sa jambe avec les mentions « mémère », « coincée », « démodée », « convenable », « séductrice », « insolente », « provocante », « allumeuse », « salope », « pute », à mesure que la graduation monte le long de sa jambe nue. Lors de procès pour viol comme lors de la vague de meurtres de jeunes femmes à Ciudad Juarez, l’argument de l’espace a été et est mobilisé, le plus souvent au détriment des victimes, qui se retrouvent mises en accusation. Dans ce dernier cas, les jeunes femmes assassinées travaillaient à l’usine, hors de chez elles. Pour beaucoup de Mexicain·e·s, leurs familles auraient dû mieux les protéger en les gardant à la maison [Wright, 2011]. À ces crimes médiatisés s’ajoutent des formes plus diffuses et quotidiennes de harcèlement qui participent d’une forte contrainte sur les mobilités des femmes. Selon la géographe britannique Gill Valentine [1989], la plupart des femmes ont vécu dans les lieux publics une expérience de nature sexuelle alarmante au cours de leur vie : être suivie, confrontée à un exhibitionniste, être insultée, regardée de manière insistante, subir des attouchements… De tels actes et leur répétition dans le temps peuvent accroître le sentiment de vulnérabilité des femmes, représentation maintenue par l’imaginaire véhiculé par la littérature dès le plus jeune âge (Le Petit Chape‑ ron rouge notamment), les divertissements grand public, les médias ainsi que les campagnes de prévention. Pourtant, d’après les données de l’enquête Enveff (2000), les violences dans l’espace public ne dépendent pas d’un environnement spécifique ou d’un contexte exceptionnel, mais au contraire font partie du quotidien des femmes et surviennent lors de leurs activités habituelles. C’est au cours des déplacements que se produisent la plupart des agressions, les trois quarts ayant lieu dans la rue, les parkings, les voitures et les transports en commun. Il s’agit d’environnements familiers (plus de 85 % des femmes les fréquentaient habituellement) et non pas d’endroits inconnus où elles se seraient aventurées. Les agressions, quel qu’en soit le type, ne se sont pas nécessairement produites à la faveur de l’obscurité puisque la majorité d’entre elles (67,2 %) ont eu lieu dans la journée ou tôt le matin et, dans 64,8 % des cas, dans des espaces

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 247

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Questionner la vulnérabilité des femmes dans l’espace public

07/02/2017 09:23:29

248

Espace urbain

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Contrôler les corps et les sexualités La rue est un espace traversé de normes qui cristallisent rituels et attentes sociales. Certaines de ces règles d’usage sont édictées par le législateur qui proscrit des attitudes jugées inappropriées. Uriner, déféquer, avoir des rapports sexuels, se dénuder, parfois boire ou fumer sont autant d’actions sanctionnables dans l’espace public. Nombre de ces interdits ont rapport avec le corps et la sexualité [Pain, 1997 ; Valentine, 1998]. Cela se traduit notamment par la mise à l’écart et la concentration dans certains quartiers des formes commerciales de la sexualité. Le géographe britannique Phil Hubbard propose une lecture en termes d’immoral landscapes (paysages de l’immoralité) de ces lieux qui sont agrégés par effet de ségrégation et qui cristallisent rejet et dégoût, mais aussi fascination et désir face à des corps altérisés mis en spectacle, notamment dans les vitrines des quartiers rouges [Hubbard, 2012 ; Chapuis, 2016]. Cette mise à distance qui prend prétexte de la protection des mineur·e·s passe en France par une réglementation qui interdit l’« installation, à moins de deux cents mètres d’un établissement d’enseignement, d’un établissement dont l’activité est la vente ou la mise à disposition du public d’objets à caractère pornographique » (article 99 de la loi n° 87‑588 du 30 juillet 1987) [Coulmont, 2007]. D’autres formes de contrôle plus insidieuses permettent de contenir ou d’exclure les populations indésirables, c’est-­à-­dire celles et ceux qui contreviennent aux normes dominantes – de l’espace urbain – ou entachent l’image idéalisée que les municipalités souhaitent renvoyer. C’est le cas notamment du mobilier urbain qui vise à empêcher l’installation des SDF dans l’espace public [Belina, 2003], mais aussi des contrôles de police au faciès. Ainsi, à New York, l’une des conséquences de la politique mise en place sous l’administration de Rudolph Giuliani à la fin des années 1990 et de l’amplification du processus de gentrification des quartiers populaires est le harcèlement policier à l’encontre des jeunes latinos ou africains-­ américains qui sont régulièrement contrôlés dans l’espace public, sur le chemin de l’école, de leur domicile ou dans les transports publics. Les

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 248

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

fréquentés par d’autres, et donc éventuellement à la vue de tous et toutes [Condon, Lieber et Maillochon, 2005]. Néanmoins, si les données d’enquête vont contre le sens commun, ce dernier pèse sur l’autonomie des femmes et sur leur capacité à s’approprier l’espace urbain. Pour Marylène Lieber, « les “risques évidents” que courent les femmes lorsqu’elles se déplacent dans l’espace public ne sont pas la conséquence de leur appartenance sexuée, mais participent de la production de cette appartenance » [2008, p. 16].

07/02/2017 09:23:29

249

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

jeunes femmes latinas ou africaines-­américaines, quant à elles, sont arrêtées pour prostitution lorsqu’elles ont plus de deux préservatifs sur elles lors d’un contrôle. Ces formes de harcèlement produisent un fort sentiment d’insécurité et ont pour effet de restreindre la circulation de ces jeunes racisé·e·s dans l’espace urbain (voir Researchers for Fair Policing Project de Brett Stoudt, María Elena Torre et Caitlin Cahill, 2013). Un autre puissant facteur d’autocensure est la violence symbolique, soutenue par la peur de l’agression verbale ou physique. Ainsi, un baiser entre partenaires de même sexe dans l’espace public n’est pas juste un baiser, c’est un acte qui rend visible la transgression de la norme hétérosexuelle, donnant ainsi lieu en pratique à une casuistique intimement liée au contexte [Blidon, 2008]. Une majorité de couples gais et lesbiens ne s’embrassent pas dans l’espace public, pas plus qu’ils ou elles ne se tiennent par la main, et s’ils ou elles le font, c’est au prix de nombreuses précautions, voire de négociations. Détournements et reproduction Enfin, si l’espace urbain est porteur de multiples représentations – véhiculées par l’art, la publicité, les noms des rues ou la signalétique – qui reflètent et renforcent l’emprise des normes de genre, il peut aussi être le lieu de leur contestation. Des suffragettes à La Barbe en passant par les Femen, Act-­Up, les Panthères Roses ou le P!nk Bloc, les associations féministes et les associations LGBT+ ont fait de la ville un terrain de lutte permettant de faire entendre leur voix [Prieur, 2015]. C’est le cas notamment de la Gay Pride ou Marche des fiertés LGBT+ [Blidon, 2009]. Néanmoins, cette manifestation festive, du fait de son institutionnalisation, de sa répétition, de sa dimension commerciale et de son appropriation par les hétérosexuel·le·s, a perdu de son potentiel subversif et inclusif au point d’apparaître pour certain·e·s comme emblématique de l’homonormativité, c’est-­à-­dire productrice de normes qui participent de la marchandisation et de la normalisation de l’identité gaie [Duggan, 2002 ; Brown, 2012 ; Duplan, 2012]. Ainsi, si la notion d’espace public a été fortement controversée, elle n’en demeure pas moins opérante pour penser les questions de genre et de sexualité. Les rapports de genre s’incarnent au quotidien dans les pratiques et les représentations de l’espace urbain. En retour, l’espace urbain participe à la production des rapports de genre. De cette manière, loin d’être accessible à toutes et à tous, l’espace produit et reproduit les normes sociales tout en offrant néanmoins une arène pour les contester, les subvertir et les transformer.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 249

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Espace urbain

07/02/2017 09:23:29

Espace urbain

250

Renvois aux notices : Drag et performance ; Mondialisation ; Placard ; Prostitution ; Séduction ; Travail domestique/domesticité ; Vêtement ; Violence (et genre) ; Violence sexuelle.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Alexander S. (1976), « Women’s work in nineteenth-­century London », in Mitchell J. et Oakley A. (dir.), The Rights and Wrongs of Women, Londres, Penguin, p. 17‑58. Belina B. (2003), « Evicting the undesirables. The idealism of public space and the materialism of the bourgeois State », Belgeo, n° 1, p. 47‑62. Blidon M. (2008), « La casuistique du baiser », ÉchoGéo, n° 5, . –  (2009), « La Gay Pride entre subversion et banalisation », Espace popula‑ tions sociétés, n° 2, p. 305‑318. Brown G. (2012), « Homonormativity : a metropolitan concept that denigrates “ordinary” gay lives », Journal of Homosexuality, n° 59, vol. 7, p. 1065‑1072. Cavanagh S. L. (2010), Queering Bathrooms. Gender, Sexuality, and the Hygienic Imagination, Toronto, University of Toronto Press. Chapuis A. (2016), « Touring the immoral. Affective geographies of visitors to the Amsterdam Red-­Light district », Urban Studies. Condon S., Lieber M. et Maillochon F. (2005), « Insécurité dans les espaces publics : comprendre les peurs féminines », Revue française de Sociologie, vol. 46, n° 2, p. 265‑294. Coulmont B. (2007), Sex-­ shops, une histoire française, Paris, Éditions Dilecta. Coutras J. (1996), Crise urbaine et espaces sexués, Paris, Armand Colin. –  (1997), « La mobilité quotidienne et les inégalités de sexe à travers le prisme des statistiques », Recherches féministes, vol. 10, n° 2, p. 77‑90. Davidoff L. et Hall C. (2002 [1987]), Family Fortunes. Men And Women Of The English Middle Class, 1780‑1830, Londres, Routledge. Despentes V. (2006), King Kong théorie, Paris, Grasset, 2006. Doan P. (2010), « The tyranny of gendered spaces : living beyond the gender dichotomy », Gender, Place and Culture, n° 17, p. 635‑654. Duggan L. (2002), « The new homonormativity : the sexual politics of neoliberalism », in Castronovo R. et Nelson D. D. (dir.), Materializing Democracy. Toward a Revitalized Cultural Politics, Londres/Durham, Duke University Press, p. 175‑94. Duplan K. (2012), « Les géographies des sexualités et la géographie française peuvent-­elles faire bon ménage ? », Géographie et cultures, n° 83, p. 117‑138. Goffman E. (2002 [1977]), L’Arrangement des sexes, Paris, La Dispute. Guénif-­Souilamas N. et Macé E. (2004), Les Féministes et le garçon arabe, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 250

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bibliographie

07/02/2017 09:23:29

251

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Habermas J. (1988 [1962]), L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot. –  (1992), « L’espace public, 30 ans après », Quaderni, n° 18, p. 161‑191. Hall T. E. (1971), La Dimension cachée, Paris, Points. Hancock C. (2004), « L’idéologie du territoire en géographie : incursions féminines dans une discipline masculiniste », in Bard C. (dir.), Le Genre des territoires. Masculin, féminin, neutre, Angers, PUA, p. 167‑176. Hubbard P. (2012), Cities and Sexualities, Oxon, Routledge. Kennedy D. (2008), Sexy dressing. Violences sexuelles et érotisation de la domi‑ nation, Paris, Flammarion. Lawton C. (2010), « Gender, spatial abilities, and wayfinding », in Chrisler J. et McCreary D. (dir.), Handbook of Gender Research In Psychology, New York, Springer, p. 317‑475. Lieber M. (2008), Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question, Paris, Presses de Sciences Po. Massey D. (1994), Space, Place and Gender, Minneapolis, University of Minnesota Press. McDowell L. (1993), « Space, place and gender relations », Progress in Human Geography, vol. 17, n° 2, p. 157‑179. Pain R. (1997), « Social geographies of women’s fear of crime », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 22, n° 2, p. 231‑244. Prieur C. (2015), « Du quartier gay aux lieux queers parisiens : reproduction des rapports de domination et stratégies spatiales de résistance », in Clerval A., Fleury A., Rebotier J. et Weber S. (dir.), Espace et rap‑ ports de domination, Rennes, PUR, p. 255‑266. Rose G. (1993), Feminism and Geography. The Limits of Geographical Knowledge, Minneapolis, University of Minnesota Press. Valentine G. (1989), « The geography of women’s fear », Area, vol. 21, n° 4, p. 385‑390. –  (1998), « Food and the production of the civised street », in Fyfe N. (dir.), Images of the Street, Londres, Routledge, p. 192‑204. Wright M. (2011), « Necropolitics, narcopolitics, and femicide : gendered violence on the Mexico-­U.S. border », Journal of Women in Culture and Society, vol. 36, n° 3, p. 707‑731. Young M. I. (1990), Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 251

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Espace urbain

07/02/2017 09:23:29

Filiation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Du point de vue de l’anthropologie de la parenté, la filiation est un lien social qui ne se confond pas avec l’engendrement. Par sa filiation, l’enfant est d’emblée inscrit dans le monde social. Elle lui confère une identité, lui aménage une place au sein de sa parenté, lui garantit le bénéfice de certaines solidarités ainsi que l’accès à des transmissions symboliques et matérielles (nom, titre, honneurs, éducation, valeurs, biens, etc.). Ces transmissions sont souvent formalisées par des droits, ce qui fait également de la filiation un lien juridique qui inscrit l’individu dans des relations réciproques d’obligations, mais aussi d’interdits, tout particulièrement sexuels. Quelle que soit la forme juridique du lien filiatif, le rattachement de l’enfant à ses père et mère et, au-­delà, à ses lignées maternelle et paternelle a une signification sociale et s’opère généralement de façon différenciée. Dans les sociétés actuelles, le lien filiatif est devenu un enjeu politique et juridique au regard de l’égalité entre les sexes et de l’égalisation des conditions des enfants vivant au sein des différents types de famille contemporaine. Les formes du lien filiatif Les opérations qui président au rattachement du nouveau-­né peuvent être langagières : on nomme l’enfant, on mentionne sa venue au monde devant la communauté des vivants, on inscrit son identité dans une liste généalogique. Dans beaucoup de sociétés, on lui cherche des ressemblances avec des membres de sa famille, ressemblances qui peuvent contribuer à le rattacher à l’une et/ou l’autre de ses lignées paternelle et/ ou maternelle [Vernier, 1999]. Ces traits communs sont parfois recherchés parmi les morts. Ainsi, chez les Inuits, l’enfant est-­il l’expression d’une âme défunte dont il porte le nom, manifestant des ressemblances physiques et morales avec elle. C’est ce qui explique qu’il puisse être élevé et socialisé dans un genre qui n’est pas celui de son sexe de nais-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 252

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Sylvie Steinberg

07/02/2017 09:23:29

253

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

sance [Saladin d’Anglure, 1986]. Le rattachement de l’enfant peut aussi passer par un rituel : le père romain élevait à bout de bras le nouveau-­né déposé au sol par la sage-­femme (tollere liberum), geste longtemps interprété comme la marque de sa volonté de l’intégrer à sa puissance (patria potestas). L’établissement du lien filiatif intervient parfois à d’autres moments de la vie de l’individu, notamment lorsqu’il y a contestation de son « état ». Dans beaucoup de sociétés humaines, il existe des formes légitimes de filiation, qui résultent de l’alliance reconnue entre les parents (mariage ; accord régulier entre familles, maisons ou clans ; reconnaissance publique d’un état de fait ; paiement par l’époux ou par sa famille d’une prestation compensatoire…), ainsi que des formes illégitimes de filiation. Le rattachement des enfants illégitimes et celui des enfants dont la filiation est mal ou faussement établie (du fait d’une supposition, d’une substitution, d’une erreur ou d’une fraude) sont soumis à des procédures particulières. Chez les Samo du Burkina Faso, l’enfant né de l’adultère d’une femme mariée est réputé être du mari de la mère. Mais, s’il est désigné par la « parole furieuse » d’un tiers comme étant le fruit d’un géniteur autre que le père, un rituel spécifique le rattache au lignage du premier [Héritier, 1996, p. 257 et 265]. Les formes prises par l’adoption dans les différentes sociétés humaines font aussi intervenir des paroles et des gestes d’affiliation. Chez les Romains de l’Antiquité par exemple, l’enfant adopté devait passer symboliquement sous la toge de son père adoptif. Dans la lignée des travaux de Jack Goody, les anthropologues différencient l’adoption (définitive) et le fosterage (temporaire), tout en nuançant cette différence [Corbier, 2000 ; Lallemand, 1993]. Certaines formes d’adoption transfèrent des filiations des parents d’engendrement vers les parents d’adoption, quand d’autres les superposent. Il existe aussi des relations filiatives instituées qui relèvent d’autres logiques sociales et culturelles. Ainsi, chez les Nuer d’Afrique occidentale, une femme peut devenir, du fait de sa stérilité et de sa puissance économique combinées, le « père » des enfants de son « épouse », nés des services sexuels d’un serviteur [Héritier, 1996, p. 267‑268, d’après les travaux d’E. E. Evans-­Pritchard]. Les enjeux du rattachement de l’enfant Les procédures de rattachement sont généralement inégalement accomplies par les père et mère de l’enfant. Françoise Héritier explique cette asymétrie à partir de l’incertitude pesant sur le lien de filiation paternelle qui a conduit les hommes à s’approprier symboliquement les fruits du corps des femmes et, finalement, leur fécondité [Héritier,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 253

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Filiation

07/02/2017 09:23:29

Filiation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

1996]. Dans ce processus d’appropriation, les mythes fondateurs qui produisent de grandes explications sur la reproduction humaine jouent un rôle fondamental. Celui de Zeus enfantant seul sa fille Athéna s’accorde avec la conception commune aux théoriciens grecs de la procréation humaine qui, tels Hippocrate, Aristote et Galien, octroient, à des degrés divers, la primauté au principe génératif masculin sur le principe féminin [Bonnard, 2004]. Mythes et rituels produisent aussi des explications aux affiliations qui dépassent les liens entre l’enfant et ses parents. Ainsi, au-­delà du strict lien filiatif, l’appartenance à un groupe de parenté en ligne paternelle et/ou maternelle fait l’objet de représentations imaginaires à travers des récits d’origines ou de représentations figurées de la généalogie. Les arbres généalogiques aristocratiques qui se développent en Europe occidentale à partir de la fin du Moyen Âge, en privilégiant les descendances en ligne masculine, contribuent à exalter le patrilignage noble à partir d’un ancêtre mâle, réel ou imaginaire [Klapisch-­Zuber, 2000 ; Butaud et Pietri, 2006 ; Bizzocchi, 2010]. Ils témoignent d’une idéologie de la parenté sans toutefois refléter à proprement parler un système de parenté patrilinéaire – les transmissions de biens matériels et symboliques restant par ailleurs largement cognatiques, c’est-­à-­dire indifférenciées. À partir du constat voisin qu’il peut exister une affiliation prépondérante à un groupe de filiation (ce qui est le cas dans un système unilinéaire) et, dans le même temps, des interdits sexuels, des transmissions et une proximité affective liant l’enfant à son autre lignée, les représentants de l’école d’anthropologie anglaise (Meyer Fortes, Edmund Leach, Roodney Needham) ont proposé de distinguer les notions de descent et de kinship. La première notion renvoie aux grands systèmes de rattachement linéaire à un groupe de parenté dont le genre est la clé essentielle de différenciation : systèmes patrilinéaire, matrilinéaire, duolinéaire, bilinéaire croisé, bilinéaire parallèle, indifférencié (ou non linéaire). La seconde désigne les liens qui unissent l’enfant à l’ensemble de ceux qui sont désignés comme ses parents et, en premier lieu, ses père et mère. Il est alors utile de distinguer descent et filiation [Godelier, 2004, p. 101‑137]. Encore au-­delà de ces liens de parenté, la filiation fait entrer les individus dans une communauté plus large, qu’elle soit terrestre ou spirituelle. Elle devient alors un « argument » pour inclure (ou exclure) les individus de communautés religieuses, nationales ou ethniques [Bonte, Porquerés i Gené et Wilgaux, 2011]. Filiation paternelle et filiation maternelle sont souvent prises en compte de façon différenciée dans l’accession de l’enfant à une appartenance sociale et/ou à un statut juridique. Ces différenciations, révélatrices des inégalités de genre, sont

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 254

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

254

07/02/2017 09:23:29

255

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

aussi produites par des contextes sociaux, culturels et politiques précis qu’elles contribuent à révéler. L’exemple de l’acquisition de la nationalité par des enfants nés d’un national et d’un parent étranger dans les États occidentaux depuis le début du xixe siècle renvoie, d’une part, à une différence établie entre filiation paternelle et maternelle (c’est le père qui donne la nationalité) et, d’autre part, à une dépendance de la femme mariée vis-­à-­vis de son époux (l’épouse prend la nationalité de son mari et perd la sienne). L’égalisation de la transmission, acquise aux États-­Unis en 1934 et dans l’après-Seconde Guerre mondiale en Europe (1973 en France, 1983 en Autriche, 1984 aux Pays-­Bas), portée par des revendications féministes, résulte d’une pluralité de facteurs : accès des femmes à la citoyenneté, autonomisation croissante des femmes mariées, prise en compte de la question démographique, politique migratoire, internationalisation du droit, etc. [Weil, 2005]. La référence à l’engendrement Si filiation et engendrement ne se confondent pas, les sociétés humaines présentent des configurations différentes où la référence au processus d’engendrement est plus ou moins prégnante. L’anthropologue étatsunien David Schneider a avancé l’idée que, si l’engendrement était le substrat de la filiation en Europe et sur le continent américain, ce n’était pas le cas partout. Chez les habitants des îles Yap en Micronésie qu’il a étudiés, les enfants n’étaient rattachés à leur père que s’ils se montraient respectueux vis-­à-­vis de lui et si le travail effectué sur la terre par leur mère était satisfaisant : c’est le « faire » qui fondait le lien de filiation paternelle et non l’« être ». Cette position l’a conduit à mettre en doute l’universalité de la notion de parenté et à suggérer qu’elle n’existait que dans la tête des anthropologues [Schneider, 1984]. La thèse de Schneider a été discutée, notamment sur le fait de savoir si ses observations ethnographiques rendaient ou non compte de la nature exacte de la filiation maternelle dans la société qu’il a étudiée [Wilgaux, 2005]. Pour Maurice Godelier, il aurait ouvert un « faux débat » dans la mesure où, à ses yeux, la démarche anthropologique consiste précisément à étudier les conceptions culturelles de l’engendrement propres à chaque culture et leur lien avec les systèmes indigènes de parenté. Si, dans certaines sociétés traditionnelles, la filiation s’éloigne de la référence à un engendrement sexuel entre un homme et une femme, niant la part de l’un des deux partenaires ou faisant intervenir des esprits, des ancêtres ou des dieux, « le sexe et la sexualité sont présents au cœur de la parenté », ce que rappelle l’existence d’un interdit universel de l’inceste [Godelier, 2004, p. 128]. Vrai ou faux, ce débat a contribué à

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 255

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Filiation

07/02/2017 09:23:29

Filiation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

mettre l’accent non seulement sur la centralité de la référence à l’engendrement dans les sociétés européennes et américaines, mais aussi sur les nœuds idéologiques spécifiques qui y lient conceptions biologiques de l’engendrement et conceptions juridiques de la filiation [voir la notice « Parenté »]. Ce sont à la fois cette centralité et cette spécificité qui sont interrogées par l’histoire, l’anthropologie juridique et la sociologie à travers l’étude des nouvelles configurations filiatives dans les sociétés occidentales. Historiquement, les liens de filiation y étaient fondés sur un mimétisme vis-­à-­vis de l’engendrement, et ceux qui étaient établis comme des « fictions » étaient censés « singer la nature », suivant l’expression de Bonaparte lors de l’introduction de l’adoption dans le code civil de 1804. Dans le cas français, par exemple, les lois de 1923 et 1966 sur l’adoption ont accentué cette tendance à concevoir la filiation adoptive dans un cadre strictement identique au cadre de l’engendrement-­filiation légitime (mariage des parents, changement d’identité de l’adopté, substitution d’une filiation à celle d’origine), tandis que les pratiques sociales privilégiaient le secret sur les conditions d’engendrement de l’enfant [Fine, 1998 ; Fine et Neirinck, 2000]. À partir de la fin des années 1970 et du développement des techniques de procréation médicalement assistée en Europe et aux États-­Unis, les équipes médicales ont aussi privilégié le mimétisme vis-­à-­vis de la procréation légitime, adoptant certaines techniques comme la proximité des phénotypes, voire des génotypes, entre donneurs ou donneuses de gamètes et couple receveur, ainsi que certains principes comme celui de l’anonymat des donneurs ou donneuses et l’engagement préalable du couple receveur à contracter indissolublement un lien de filiation avec l’enfant à naître [Bateman, 1994]. Depuis les années 1990, les recherches montrent que ce cadre général est remis en question sous l’effet de plusieurs évolutions conjointes. La disjonction croissante entre mariage et lien de filiation s’est traduite par de nouvelles configurations familiales, dans lesquelles l’enfant peut être élevé par une personne seule, par un ou plusieurs couples, mariés ou non, hétérosexuels ou homosexuels, dont l’un des partenaires n’est pas le géniteur ou la génitrice de l’enfant. Quant aux recompositions familiales, elles font souvent intervenir plus de deux responsables de l’enfant, qui ont aussi tendance à distinguer, plus clairement que dans les décennies précédentes, le rôle des parents séparés de celui dévolu aux « beaux-­parents » [Martial, 2003]. Le développement de l’adoption internationale a rendu plus difficile la pratique du silence entourant l’engendrement, tandis que se mettait en place une législation internationale proclamant le droit de l’enfant « à connaître ses parents et à être élevé par eux » (article 7 de la Convention internationale des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 256

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

256

07/02/2017 09:23:29

257

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

droits de l’enfant du 20 novembre 1989), diversement interprétée par les législations nationales en matière d’adoption et de PMA. Mais les chercheurs et chercheuses en sciences sociales ont eux-­mêmes contribué à une mise en question des pratiques du secret, voire des pratiques mimétiques. La problématique des origines a été développée par les psychanalystes à partir de la notion freudienne de « roman familial » [Delaisi de Parseval et Verdier, 1994 ; Delaisi de Parseval, 2008]. Sur la base d’études ethnographiques et sociologiques, des notions comme celles de « coparentalité » ou « pluriparentalité » ont été introduites. Destinées à rendre compte de la place et du rôle des « tiers » dans l’engendrement et/ou la filiation et/ou la parentalité, elles conduisent à comparer les différentes formes de familles contemporaines [Fine, 1998 ; Le Gall et Bettahar, 2001], mais aussi à opérer des rapprochements théoriques entre des situations différentes (l’anonymat dans la PMA avec donneur et l’adoption en particulier). Filiation maternelle, filiation paternelle : vers une convergence ? Dans une certaine mesure, variable au cours des temps, la référence à l’engendrement se décline différemment pour la filiation maternelle et la filiation paternelle : le droit de tradition romaine s’appuie sur les adages suivant lesquels la maternité est toujours avérée (mater semper certa), car elle est fondée sur la vérité de l’accouchement, tandis que la paternité repose sur une vraisemblance. Cette vraisemblance était établie, dans le mariage, par une présomption : « Pater is est quaem nuptiae demonstrant » (« Le père est le mari de la mère »). Hors du mariage, elle s’appuyait sur la réunion de preuves diverses (aveu, possession d’état). Cette conception culturelle du double lien filiatif s’est traduite dans une construction juridique, celle du droit romano-­canonique du mariage, qui a accentué le caractère « indisponible » de la filiation, par contraste avec la toute-­puissance du père en droit romain. Celui-­ci pouvait en effet abandonner et exposer son nourrisson, première étape vers sa mort ou sa mise en esclavage [Thomas, 1986]. À partir des xie-­xiie siècles, le droit comme les pratiques sociales ont été marqués par une réticence vis-­ à-­vis de toute manifestation de volonté paternelle, les enfants nés hors mariage devant par exemple avoir le droit de rechercher leur géniteur et, par un rejet de toute fiction s’éloignant du modèle « naturel » de la filiation, l’adoption tombant en désuétude [Roumy, 2001]. D’une certaine façon, c’est le modèle « certain » de la filiation maternelle qui servait alors de référence dans l’établissement de la filiation paternelle. À partir du xviiie siècle, des aspirations nouvelles et contradictoires se sont

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 257

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Filiation

07/02/2017 09:23:30

Filiation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

fait jour. D’une part, une réflexion s’est développée chez les théoriciens jusnaturalistes sur les formes légitimes de la famille et les inégalités entre enfants légitimes et illégitimes. D’autre part, le double standard de la sexualité entre hommes et femmes a eu tendance à se renforcer au détriment des filles-­mères et de leurs enfants, les géniteurs revendiquant de ne pas les prendre en charge, dans un contexte général de hausse spectaculaire du nombre des enfants abandonnés. En France, faisant écho à ces évolutions, le droit révolutionnaire supprime la recherche de paternité, au nom de la liberté des géniteurs à reconnaître ou non leurs enfants, et introduit la reconnaissance des enfants par leurs parents. Les enfants nés hors mariage, s’ils ne sont ni adultérins ni incestueux, sont les bénéficiaires d’une égalisation de droits qui s’inscrit dans une vision contractualiste du couple parental, uni par son amour et sa volonté, qu’il soit marié ou non. En réaction à ces réformes, mais aussi dans le prolongement de certaines traditions antérieures, le code civil de 1804 organise une nette différence entre la filiation dans le mariage et la filiation hors mariage. Ainsi, les parents des enfants illégitimes (non adultérins et non incestueux) doivent-­ils accomplir un acte de reconnaissance, quand l’accouchement et le mariage suffisent aux enfants légitimes [Théry et Biet, 1989 ; Mulliez, 2000 ; Desan, 2004]. Dans le contexte social du xixe siècle, cet acte de reconnaissance des bâtard·e·s ne constitue pas un enjeu similaire pour les hommes et les femmes, étant donné l’opprobre dont sont victimes les filles-­mères. L’accouchement secret, légalement réglementé au cours du siècle, est établi comme une mesure de protection maternelle et infantile. Conçue comme un adoucissement de la condition des filles-­mères et des enfants naturels, la réintroduction de la recherche de paternité dans le droit français en 1912 résulte de la longue mobilisation de différents secteurs de l’opinion (catholique, socialiste, féministe), tous préoccupés par le sort misérable des mères isolées et par les possibilités laissées par le droit à l’irresponsabilité masculine [Fuchs, 2008]. Dans la mesure où les conditions des enfants nés dans et hors mariage ont été égalisées dans tous les pays européens dans le dernier tiers du xxe siècle (1972 en France), l’un des enjeux pour le droit contemporain consiste à s’interroger sur la pertinence des instruments juridiques forgés et utilisés quand le problème de l’illégitimité était un enjeu social fondamental, voire la colonne vertébrale du droit de la filiation : quel sens, quels contours et quelles finalités assigner aujourd’hui à la reconnaissance, à la présomption de paternité, à la recherche de paternité, à l’accouchement dit « sous X », en particulier ? Juristes et anthropologues s’interrogent sur les principes fondamentaux de la filiation : la filiation contemporaine est-­elle fondée

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 258

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

258

07/02/2017 09:23:30

259

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

sur une vérité biologique ou sur un acte intentionnel [Fine et Martial, 2010] ? Cette incertitude pèse sur toutes sortes de situations où les évolutions techniques conjuguées aux nouvelles configurations familiales ont introduit des données nouvelles que le droit peine à saisir avec ses instruments hérités : naissance d’un enfant non reconnu suivie d’une procédure de recherche de paternité avec test ADN, filiation paternelle d’un enfant né d’un accouchement secret, descendance d’une femme dont la compagne a eu recours à un don de sperme, filiation d’un enfant né d’une gestation pour autrui, par exemple [Salazar, 2009, à propos de l’Espagne]. Dans ce dernier cas, l’un des enjeux consiste à concevoir la « division de la maternité » en trois actrices : la femme qui donne son ovocyte au couple, celle qui porte l’enfant et celle qui reconnaît l’enfant comme le sien (dans le cas d’un couple demandeur hétérosexuel). Remettant en question le parallèle entre don d’organes et don de gamètes, mais aussi le fossé qui séparerait don de gamètes et engendrement pour autrui, la sociologue Irène Théry propose, à partir d’une réflexion sur l’analyse maussienne du don, de les associer sous l’appellation « dons d’engendrement », de manière à prendre en compte les différents acteurs et actrices qui ont contribué, chacun différemment, à la naissance de l’enfant, bien qu’ils et/ou elles ne soient pas tous dans un lien filiatif avec celui-­ci [Théry, 2010]. Juristes et anthropologues du droit s’interrogent aussi sur la cohérence générale des législations vis-­à-­vis des évolutions actuelles et, en particulier, vis-­à-­vis des deux défis que représentent l’égalité entre les sexes et l’égalité entre les enfants vivant au sein des différents types de famille contemporaine. Le paradoxe de la persistance voire de l’accroissement de différences dans le droit français actuel entre filiations maternelle et paternelle a été souligné récemment [Dionisi-­Peyrusse et Pichard, 2014]. Plus généralement, deux tendances diamétralement opposées l’une à l’autre sont identifiables dans les droits nationaux des pays occidentaux. La première privilégie la certitude en matière de filiation. Ainsi la Norvège a-­t‑elle levé l’anonymat des donneurs de sperme depuis 2003, donneurs qui, aux termes de la loi norvégienne, sont toujours recevables s’ils demandent à être reconnus comme pères, l’insémination avec donneur étant assimilée à une adoption. La loi norvégienne interdit le don d’ovocyte ainsi que la gestation pour autrui pour préserver l’unité de la maternité et la preuve par l’accouchement dans la définition du lien maternel. Dans ce cas précis, comme le souligne l’anthropologue Marit Melhuus, c’est le modèle de la filiation maternelle, définie historiquement comme toujours certaine, qui sert de référence [Melhuus, 2009]. A contrario, la seconde tendance privilégie la volonté et l’intention dans l’établissement de la filiation. Dans

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 259

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Filiation

07/02/2017 09:23:30

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

un certain nombre d’États des États-­Unis, notamment la Californie, l’intention de donner la vie est reconnue comme l’une des causes possibles de la filiation, en particulier dans le cadre d’un contrat de gestation pour autrui [Merchant, 2012]. Pour la juriste Marcela Iacub, cette seconde tendance remet en question l’« empire du ventre », qui n’aurait cessé de progresser dans le dernier tiers du xxe siècle, et donne à imaginer une réforme radicale du droit de la filiation qui serait fondée sur la seule volonté d’être parent [Iacub, 2004]. Cette dernière proposition prend place au sein de débats qui mobilisent d’autant plus les chercheurs et chercheuses qu’ils sont souvent amenés à prendre position lors de la rédaction des lois de bioéthique et des réformes successives du code civil, voire à intervenir dans la préparation de ces réformes législatives en tant qu’expert·e·s, aux côtés des associations issues de la société civile. Dans une perspective de sociologie politique du droit, Cécile Ensellem a analysé les prises de position des chercheurs et chercheuses qui ont accompagné les réformes récentes de l’accouchement « sous X » en France. Des clivages importants opposent leurs conceptions de l’égalité entre les sexes, des droits des femmes et de l’équilibre entre droits des mères, droits des pères et droits des enfants. Néanmoins, les deux camps usent fréquemment de l’argument d’une moins grande « modernité » de la position adverse et avancent des valeurs individualistes similaires comme l’égalité, l’autonomie ou la responsabilité [Ensellem, 2004]. Ces débats engagent également la manière dont sont mobilisés à des fins d’expertise les savoirs issus des recherches en sciences sociales. Certain·e·s se réclament de l’« utopie », critiquant la contribution des sciences sociales (singulièrement de l’anthropologie et de la psychanalyse) à la constitution d’un nouvel ordre symbolique de la filiation [Borrillo, Fassin et Iacub, 1999 ; Cadoret, Gross et Mécary, 2006] ou leur opposant les virtualités, voire la « beauté du droit » [Iacub, 2004]. De la production de savoirs jusqu’aux propositions législatives, d’autres livrent une « expertise d’engagement » [Théry, 2005 ; Théry et Leroyer, 2014] où une « option possible parmi d’autres » est privilégiée tant sur le plan des connaissances que des réformes préconisées. Renvois aux notices : Bioéthique et techniques de reproduction ; Conjugalité ; Corps maternel ; Parenté.

Bibliographie Bateman S. (1994), Les Passeurs de gamètes, Nancy, Presses universitaires de Nancy.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 260

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Filiation

260

07/02/2017 09:23:30

261

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Bizzocchi R. (2010), Généalogies fabuleuses. Inventer et faire croire dans l’Europe moderne, Paris, Éditions Rue d’Ulm. Bonnard J.-­B. (2004), Le Complexe de Zeus. Représentations de la paternité en Grèce ancienne, Paris, Publications de la Sorbonne. Bonte P., Porquerés i Gené E. et Wilgaux J. (dir.) (2011), L’Argument de la filiation. Aux fondements des sociétés européennes et méditerranéennes, Paris, Éditions de la MSH. Borrillo D., Fassin É. et Iacub M. (dir.) (1999), Au-­delà du PACS, ­l’expertise familiale à l’épreuve de l’homosexualité, Paris, PUF. Butaud G. et Pietri V. (2006), Les Enjeux de la généalogie (xiie-­xviiie siècle). Pouvoir et identité, Paris, Autrement. Cadoret A., Gross M. et Mécary C. (dir.) (2006), Homoparentalités. Approches scientifiques et politiques. Actes de la 3e Conférence internationale sur l’homoparentalité organisée par l’APGL, Paris, 25‑26 octobre 2005, Paris, PUF. Corbier M. (dir.) (2000), Adoption et Fosterage, Paris, De Boccard. Delaisi de Parseval G. (2008), Famille à tout prix, Paris, Le Seuil. Delaisi de Parseval G. et Verdier P. (1994), Enfant de personne, Paris, Odile Jacob. Desan S. (2004), Family on Trial in Revolutionary France, Berkeley, University of California Press. Dionisi-­Peyrusse A. et Pichard M. (2014), « Le genre dans le droit de la filiation (à propos du titre VII du livre premier du code civil) », in Hennette-­Vauchez S., Pichard M. et Roman D. (dir.), La Loi et le Genre, Paris, CNRS Éditions, p. 49‑66. Ensellem C. (2004), Naître sans mère ? Accouchement sous X et filiation, Rennes, PUR. Fine A. (dir.) (1998), Adoptions. Ethnologie des parentés choisies, Paris, Éditions de la MSH. Fine A. et Martial A. (2010), « Vers une naturalisation de la filiation ? », Genèses, n° 78, p. 121‑134. Fine A. et Neirinck C. (dir.) (2000), Parents de sang, parents adoptifs. Approches juridiques et anthropologiques de l’adoption (France, Europe, Canada, USA), Paris, LGDJ. Fuchs R. (2008), Contested Paternity. Constructing families in Modern France, Baltimore, The Johns Hopkins University Press. Godelier M. (2004), Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard. Héritier F. (1996), Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob. Iacub M. (2004), L’Empire du ventre. Pour une autre histoire de la mater‑ nité, Paris, Fayard. Klapisch-­Zuber C. (2000), L’Ombre des ancêtres. Essai sur l’imaginaire médiéval de la parenté, Paris, Fayard. Lallemand S. (1993), La Circulation des enfants en société traditionnelle. Prêt, don, échange, Paris, L’Harmattan. Le Gall D. et Bettahar Y. (dir.) (2001), La Pluriparentalité, Paris, PUF.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 261

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Filiation

07/02/2017 09:23:30

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Martial A. (2003), S’apparenter. Ethnologie des liens de familles recomposées, Paris, Éditions de la MSH. Melhuus M. (2009), « L’inviolabilité de la maternité. Pourquoi le don d’ovocytes n’est-­il pas autorisé en Norvège ? », in Porquerés i Gené E. (dir.), Défis contemporains de la parenté, Paris, Éditions de l’EHESS, p. 35‑58. Merchant J. (2012), « Nouvelles configurations familiales, France/États-­ Unis », in Gallus N. (dir.), Droit des familles, genre et sexualité, Paris, Anthemis. Mulliez J. (2000), « La volonté d’un homme », in Delumeau J. et Roche D. (dir.), Histoire des pères et de la paternité, Paris, Larousse, p. 289‑327. Roumy F. (2001), « Le lien parental : aspects historiques », in Fenouillet D. et Vareilles-­Sommières P. de (dir.), La Contractualisation de la famille, Paris, Economica, p. 39‑53. Saladin d’Anglure B. (1986), « Du fœtus au chamane, la construction d’un “troisième sexe” inuit », Études/Inuit/Studies, vol. 10, n° 1‑2, p. 25‑113. Salazar C. (2009), « Vérité biologique et fiction sociale dans l’histoire du droit paternel. Essai d’anthropologie juridique », in Porquerés i Gené E. (dir.), Défis contemporains de la parenté, Paris, Éditions de l’EHESS. Schneider D. (1984), A Critique of the Study of Kinship, Ann Arbor, University of Michigan Press. Thomas Y. (1986), « À Rome, pères citoyens et cités des pères (iie siècle avant-­iie siècle après J.-­C.) », in Burguière A., Klapisch-­Zuber C., Segalen M. et Zonabend F. (dir.), Histoire de la famille. Tome I, Paris, Armand Colin, p. 253‑302. Théry I. (2005), « Expertises de service, de consensus, d’engagement : essai de typologie de la mission d’expertise en sciences sociales », Droit et société, n° 2, p. 311‑327. – (2010), Des humains comme les autres, Paris, Odile Jacob. Théry I. et Biet C. (dir.) (1989), La Famille, la loi, l’État de la Révolution au code civil, Paris, Imprimerie Nationale. Théry I. et Leroyer A.-­M. (2014), Filiation, origines, parentalités. Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, Paris, Odile Jacob. Vernier B. (1999), Le Visage et le Nom. Contribution à l’étude des systèmes de parenté, Paris, PUF. Weil P. (2005), « Le statut de la femme en droit de la nationalité. Une égalité tardive », in Kastoryano R. (dir.), Les Codes de la différence. Race. Origine. Religion. France. Allemagne. États-­Unis, Paris, Presses de Sciences Po, p. 123‑143. Wilgaux J. (dir.) (2005), « Qu’est-­ce que la parenté ? Autour de l’œuvre de David M. Schneider », Incidence, n° 1.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 262

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:54 - © La Découverte

Filiation

262

07/02/2017 09:23:30

Fluides corporels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Les fluides produits par le corps, au même titre que la taille, le squelette ou le développement musculaire, sont fréquemment mobilisés pour fonder une différenciation sexuelle. Ceux qui sont liés à la sexualité et à la procréation sont clairement attribués à l’un ou l’autre sexe, comme le sperme, le sang menstruel ou le lait. Pour autant, les frontières sont rarement figées et les détournements symboliques de ces substances sexuées courants. D’autres fluides semblent universels, mais n’échappent pas pour autant à une sexuation, à l’image des quatre « humeurs » qui sont au cœur de la médecine occidentale jusqu’au xviiie siècle. Ces substances sont partie prenante d’une vision sociobiologique des corps rattachant des phénomènes « naturels » à des statuts sociaux et à des rapports de pouvoir. Françoise Héritier a ainsi montré que le sperme, le sang ou le lait sont les supports d’oppositions binaires et servent à penser une organisation sociale hiérarchisée à partir d’une interprétation de traits biologiques. Le sperme, associé au masculin, est perçu comme plus parfait que le lait, tandis que l’écoulement du sang des hommes, lors des guerres par exemple, est mieux maîtrisé que celui des femmes subissant des pertes menstruelles [Héritier, 1996]. Si les études anthropologiques soulignent combien ces substances sont structurantes dans la pensée de la différence et dans les pratiques sociales qui en émanent [Godelier, 1982], les travaux historiques ont davantage mis en valeur les reconfigurations progressives du processus de différenciation sexuelle [King, 2013 ; Cadden, 1993 ; Park, 2006 ; Fissel, 1995], au sein des sciences médicales en particulier, en soulignant l’invention de la notion de « sexe » [Laqueur, 1990] comme du « naturel » [Löwy et Gardey, 2000]. Nombreux sont les fluides corporels, du cérumen aux larmes, qui mériteraient d’être abordés, mais les humeurs, le sang menstruel et le sperme constituent les marqueurs les plus probants d’une bicatégorisation de l’humanité en deux sexes.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 263

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Nahema Hanafi et Caroline Polle

07/02/2017 09:23:30

264

Fluides corporels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Héritée de la médecine grecque antique, la théorie humorale est restée prégnante dans les sociétés occidentales jusqu’à la fin du xviiie siècle. Elle conçoit quatre « tempéraments » en fonction du dosage des humeurs (sang, bile jaune, bile noire et pituite) dans le corps – susceptibles de varier selon les sexes, les saisons et les âges de la vie –, jouant aussi bien sur des caractéristiques physiques que morales. Le tempérament sanguin est lié au sang, à la chaleur et à l’humidité ; il révèle des corps puissants, des esprits aussi bienveillants que mesurés. Le tempérament bilieux dépend de la bile jaune, il est associé à la chaleur, à la sécheresse et au feu. Il donne des corps musclés et vifs, des teints jaunes, des caractères irascibles et vaillants. Le tempérament atrabilaire est relié à la bile noire ou atrabile, à la terre, au froid et à la sécheresse. Il génère des corps anguleux et souffrants, des visages terreux, des natures mélancoliques et graves. Enfin, le tempérament « phlegmatique » dépend de la pituite aussi appelée phlegme ou lymphe. Il est associé à l’eau, au froid et à l’humidité. Ce dernier donne des chairs molles et maladives, des teints blêmes et des caractères lâches ou négligents [Dorlin, 2009]. Outre qu’ils opposent des constitutions spécifiques, comme des vertus et des vices, ces tempéraments distinguent hommes et femmes, bien que les frontières demeurent poreuses, nul n’étant à l’abri d’un efféminement ou d’une virilisation [Hanafi, 2017]. Le corps féminin, pensé comme humide et froid, est ainsi assimilé au tempérament phlegmatique. Il suppose une surabondance de fluides, confortée par les écoulements mensuels de sang, que l’on associe parfois aux nécessités de la génération [King, 1998]. Ainsi la froideur des femmes, empêchant une bonne coction des humeurs, générerait-­elle un excès sanguin permettant de nourrir le fœtus. Mais cette surabondance, opposée à une juste régulation des humeurs, est susceptible de causer diverses pathologies de « pléthore », c’est-­à-­dire de « trop-­plein ». Le tempérament phlegmatique induit donc une prédisposition maladive du corps féminin. Ces représentations médicales, qui instaurent une hiérarchisation sexuelle des corps et de la santé, ont de multiples conséquences sur le statut social des femmes. À la fin du xviiie siècle, en dépit de l’émergence de nouveaux paradigmes médicaux, les incidences de la spécificité humorale féminine sont toujours prégnantes et clairement énoncées dans des ouvrages de vulgarisation, tel Conseils aux femmes de quarante ans (1787) du médecin Baptiste Jeannet des Longrois : « La mollesse de la constitution des femmes, la ténuité de leurs fibres, l’abondance du tissu cel-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 264

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

La théorie humorale, la médecine des tempéraments et la différenciation sexuelle

07/02/2017 09:23:30

265

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

lulaire, la mobilité des nerfs, causes de leur sensibilité, forment en elles autant d’obstacles à la régularité des fonctions animales, à la coction des humeurs, au mouvement exact du fluide vital : d’où il résulte que toutes les crises qu’elles subissent sont moins complettes, par conséquent moins efficaces. Aussi leurs maladies, plus nombreuses que celles des hommes, se montrent presque toujours plus rebelles et l’on dirait que pour établir une plus parfaite harmonie, une société plus intime entre les deux sexes, la nature a voulu que l’un ne pût se passer des forces physiques et morales de l’autre, en l’assujettissant davantage au besoin de remèdes et de médecins. » Elsa Dorlin souligne les enjeux sociaux de cette différenciation sexuelle fondée sur les humeurs et la médecine des tempéraments qui y est associée : « La santé est ce grâce à quoi s’opère l’essentialisation de la différence et des privilèges sociaux », car les tempéraments masculins et féminins induisent des différences d’ordre moral. Les hommes, dont le corps sain est davantage maîtrisé, peuvent s’adonner aux activités intellectuelles sans difficultés tandis que « les femmes sont considérées comme inférieures, parce que leur corps se rappelle sans cesse à elles, parce qu’elles sont définies comme malades, enserrées dans l’immanence d’une chair souffrante » [Dorlin, 2009, p. 31]. Le sang menstruel ou la physiologie sanguine des femmes Parmi les fluides liés à la sexualité ou à la reproduction et attribués à l’un ou à l’autre sexe, le sang menstruel est sans conteste celui sur lequel se sont focalisés les savants occidentaux, de l’Antiquité au seuil de l’époque contemporaine. Le sperme, en dépit des interrogations sur les mystères de la génération, ou encore le lait n’ont fait l’objet d’études plus nombreuses que lorsqu’il s’est agi de lutter contre la stérilité et la mortalité infantile, aux xixe et xxe siècles surtout. D’autres fluides corporels, telle la cyprine ou la substance sécrétée par les glandes de Skene, demeurent encore largement ignorés, même si on peut mentionner à cet égard les interrogations contemporaines liées à l’éjaculation des « femmes fontaines », dont seule la production pornographique semble se saisir. En outre, en dehors du champ scientifique, le sperme, le lait ou la cyprine ne tiennent pas la même place que le sang menstruel dans les représentations collectives. Durablement assimilé à un poison, ce dernier fascine autant qu’il rebute ; nombre de savants partagent ces visions, même si des voix discordantes émergent dès l’époque moderne pour reconsidérer, par exemple, l’interdiction des relations sexuelles pendant les règles. Des activités ou espaces sont ainsi prohi-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 265

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Fluides corporels

07/02/2017 09:23:30

Fluides corporels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

bés aux femmes « indisposées » car on craint que leur sang empoisonne les récoltes ou les aliments, qu’il rende malade ou porte malchance. Au début du xxe siècle encore, certaines raffineries de sucre du nord de la France sont interdites aux femmes qui ont leurs règles lors de l’ébullition et du refroidissement, par crainte d’un noircissement du sucre [Le Naour et Valenti, 2001]. La multiplication actuelle des produits censés prémunir les femmes des « odeurs » du sang menstruel masque mal la permanence d’un regard négatif, sous couvert d’un discours hygiénique, sur un écoulement à dissimuler à tout prix. Au-­delà de ces imaginaires, le sang menstruel influence directement le statut des femmes au sein de la société, selon une étroite imbrication du biologique et du social fondant une « prédétermination naturelle », à laquelle les hommes échappent généralement. Son apparition transforme les filles en femmes, les rendant aptes à l’enfantement et donc au mariage, tandis que l’âge critique, ou « ménopause » à partir du xixe siècle, les fait basculer du côté de l’infertilité et, partant, de la vieillesse, les invitant à reconfigurer leurs rôles en société. Ainsi peut-­on dérouler une histoire des représentations des différentes étapes de la vie des femmes, des premières menstrues à leur disparition, en reliant leur « physiologie sanguine » à leurs prérogatives sociales [McClive et Pellerin, 2010]. Malgré l’évolution des paradigmes médicaux, ces représentations ne présentent pas de grandes variations au cours des siècles. La ménopause constitue un palier sans commune mesure avec l’andropause en matière de réajustement des rôles sociaux, mais aussi des pratiques, notamment de la sexualité, interdite aux femmes ménopausées et donc stériles dans des sociétés où les rapports sexuels sont intrinsèquement liés à la reproduction. Les ouvrages de morale de l’époque moderne rappellent ces prohibitions, en témoigne la métaphore de George Berkeley dans Bibliothèque des dames (1719) à propos d’une femme ménopausée : « Il est certain qu’une si grande chaleur dans une vieille femme est une chose surnaturelle et que par conséquent, elle peut être envisagée comme un mauvais présage et même comme un présage infaillible de la ruine de cette personne. […] Un printemps au fort de l’hiver passeroit pour une espèce de miracle, s’il n’étoit pas accompagné de glace et que la suite ne servît pas à corriger un si affreux renversement de saisons. » Ainsi la cessation des règles préfigure-­t‑elle une mort symbolique et une mort sociale sous la plume des médecins des xviiie et xixe siècles [Tillier, 2005] et aux dires de nombre de contemporain·e·s [Delanoë, 2006]. Substance corporelle féminine par excellence, le sang menstruel n’en renvoie pas moins à une certaine fluidité des normes de genre. Ainsi du thème de la virilisation des femmes ménopausées à l’époque moderne : dans la théorie néohippocratique, le corps féminin habituellement carac-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 266

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

266

07/02/2017 09:23:30

267

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

térisé par son humidité vient à se dessécher, il s’apparente alors au corps masculin dont le tempérament est sec. En suivant la théorie de l’irritabilité qui se développe dans la seconde moitié du xviiie siècle, les fibres et les nerfs se durcissent et la sensibilité des tissus des femmes devient moindre, concordant là aussi avec des caractéristiques physiologiques masculines [Stolberg, 2003]. La différence sexuelle s’amoindrit donc et l’arrêt de la fécondité induit une masculinisation quel que soit le paradigme médical invoqué. Les portraits picturaux de femmes qui ne sont pas l’objet de commandes ou dont les modèles ne sont pas identifiés témoignent de ce processus de virilisation (voir les œuvres de Balthazar Denner ou Pietro Belloti) [Schuster Cordone, 2009]. Les traits des vieilles femmes s’apparentent sensiblement à ceux des hommes, avec des visages épaissis, des nez épatés ou allongés et des mâchoires larges, des lèvres affinées et des sourcils fournis, des muscles saillants et des poignes viriles. Ces phénomènes de virilisation montrent bien comment le sang menstruel peut constituer un marqueur du féminin et, selon l’avancement dans l’âge, faire basculer les femmes vers une corporéité masculine. Le contraire est aussi possible. La théorie humorale et avec elle le modèle pléthorique, encore très influents à la veille de la Révolution française, permettent effectivement de concevoir des écoulements périodiques chez les hommes généralement aisés. En mangeant beaucoup sans avoir une grande activité physique, ils se rapprocheraient du mode de vie et du tempérament féminins ; la coction de leurs humeurs se fait mal et cause une accumulation des fluides superflus qui jaillissent finalement par le nez ou l’anus, permettant un rééquilibrage de la santé. Les flux hémorroïdaux ont cette vertu de désobstruer le corps des hommes pléthoriques et suggèrent un rapprochement entre règles féminines et hémorroïdes masculines [Pomata, 2001 ; McClive, 2015]. Il ne faudrait toutefois pas minimiser l’importance et la singularité des menstruations féminines : les hommes ne sont pas contraints aux mêmes précautions, aucun de leurs fluides n’a la même incidence supposée sur leur santé, leur sexualité et leurs prérogatives sociales. La présence ou l’absence de menstrues permettent de sexuer les corps et de signifier une inversion possible des identités de genre. Le discours sur l’efféminement des hommes de cour, très prégnant à la fin de l’époque moderne en Europe, est en cela éclairant. Pour moquer ces élites porteuses d’une nouvelle forme de virilité, mais aussi pour signifier son désaccord avec leur prééminence socio-­économique, le médecin Antoine Le Camus, dans sa Médecine de l’esprit (1753), oppose deux dénaturations, celle des paysannes virilisées et celle des mondains efféminés : « Femmes livrées aux exercices les plus violents, endurcies par la fatigue, accoutumées au régime de vivre le plus dur ; elles cessent, pour ainsi dire, d’être femmes,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 267

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Fluides corporels

07/02/2017 09:23:30

Fluides corporels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

elles perdent leurs purgations ordinaires, elles deviennent hommasses et sont d’un tempérament beaucoup plus chaud que ce flegmatique élevé à l’ombre dans le sein du repos et de l’oisiveté, nourri de viandes délicates et couché sur le plus tendre duvet. On ne croirait pas que c’est un homme ; il a le teint pâle, la peau blanche, les yeux languissants, l’estomac faible ; quelquefois même il paye périodiquement par les veines hémorroïdales le même tribut que le plus grand nombre des femmes ne peut retenir sans être accablé de mille maux. Son caractère est tranquille et pacifique, son esprit est froid et borné, son cœur est lâche et efféminé. » Les règles servent ici à évoquer une inversion du monde, en même temps qu’elles suggèrent une porosité des corporéités féminine et masculine déstructurées par les activités sociales et le mode de vie des individus. Les menstrues constituent bien un marqueur essentiel de la différenciation sexuelle et, de manière générale, « le sang apparaît comme un motif déterminant » [Testart, 2014, p. 26]. Ainsi, l’opposition symbolique entre le sang masculin qui coule lors de la chasse ou de la guerre et le sang menstruel s’écoulant seul [Héritier, 1996] j­ustifie-t-elle, notamment en Australie, étudiée par Alain Testart, l’exclusion des femmes des activités guerrières et cynégétiques. Ces deux sangs pensés comme incompatibles ne sauraient être mis en présence. Ceci montre de quelle manière, en plus d’être mobilisés pour dire des identités de genre, leur subversion et/ou altération, les fluides corporels peuvent faire l’objet d’appropriations symboliques actives. Le pouvoir des fluides corporels : appropriations symboliques masculines du sperme et du sang Les cultures mélanésiennes de la partie occidentale de l’Océanie, et en particulier plusieurs sociétés des Hautes-­Terres de Papouasie-­Nouvelle-­ Guinée où la domination masculine s’appuie sur des conceptions endogènes des substances corporelles, offrent des exemples éclairants d’appropriation du pouvoir des fluides corporels. Les capacités reproductrices féminines et les substances associées – le sang menstruel en premier lieu – sont perçues comme polluantes et dangereuses. Pour annihiler ces risques de pollution symbolique, ces sociétés sont extrêmement clivées entre hommes et femmes. Chez les Baruya, les hommes mariés couchent dans la « maison des hommes » chaque fois que l’une de leurs épouses accouche ou a ses règles. Autrefois, on recourait même à des chemins dédoublés : le chemin des femmes était en contrebas de celui des hommes pour éviter tout risque de contact avec les fluides féminins [Godelier, 1982, p. 31]. Leurs conceptions des fluides corporels structurent le rapport au corps, à la sexualité, les relations de parenté

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 268

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

268

07/02/2017 09:23:30

269

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

ainsi que tous les rituels d’initiation qui garantissent la transmission de ces normes partagées. Chez les Baruya, « un enfant est d’abord et avant tout le produit de l’homme, de son sperme, de son “eau”. Mais l’homme ne se contente pas de fabriquer l’enfant avec son sperme, il le “nourrit” ensuite par des coïts répétés et le fait croître dans le ventre de la femme » [p. 90]. Le sperme est ici la nourriture qui donne la force à la vie. C’est pour cette raison que les hommes donnent à boire leur sperme aux femmes affaiblies par leurs règles ou par un accouchement. Le sperme est aussi, pour les Baruya, ce qui produit le lait des femmes, développe leurs seins et fait d’elles des mères nourricières. « Le sperme donne également aux hommes le pouvoir de faire renaître les garçons hors du ventre de leur mère, hors du monde féminin, dans le monde des hommes et par eux seuls. Ainsi dès que les jeunes initiés pénètrent dans la maison des hommes, ils sont nourris du sperme d’hommes adultes non mariés », car « ce serait la pire des humiliations que de donner à boire la semence d’un sexe qui a pénétré une femme » [p. 93]. Tout en craignant les fluides corporels féminins, les hommes tentent de s’approprier symboliquement leurs capacités physiologiques reproductrices pour être à même de transformer les garçons en hommes au moment des initiations masculines. « C’est le moment de les disjoindre du monde féminin » [p. 63]. L’absolue nécessité d’initier les jeunes garçons repose sur l’idée que, au contraire de la féminité, la masculinité n’est pas un état auquel l’individu parvient naturellement. Elle est le résultat d’un intense travail culturel passant par l’isolement des garçons hors du monde féminin. Il faut d’abord les débarrasser des pollutions féminines accumulées au cours des années passées exclusivement en compagnie de leurs mères (purifications diverses, coups, danses, percement du septum du nez). La consommation de sperme vient parfaire le processus. Cette ingestion est répétée pendant de nombreuses années dans le but de les « faire croître plus grands et plus forts que les femmes, supérieurs à elles, aptes à les dominer, à les diriger » [p. 92]. L’identité de genre des garçons est ainsi socialement construite par une manipulation des substances corporelles. Les Sambia, tribu Anga du sud des Eastern Highlands culturellement très proche des Baruya, consomment également le sperme de manière ritualisée lors des initiations masculines. Cette substance passe pour être la plus précieuse, davantage que le lait maternel, son plus proche équivalent. Gilbert H. Herdt précise qu’il est associé à cinq catégories culturelles essentielles : la spiritualité, la force, les jeux érotiques, la procréation et la croissance [Herdt, 1984, p. 175]. Le sperme, et en particulier son ingestion, joue ainsi un rôle dans le développement de l’enfant via des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 269

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Fluides corporels

07/02/2017 09:23:30

Fluides corporels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

rapports sexuels appelés « pinu » (pousser, grandir). La croissance initiale de chaque fœtus a lieu grâce à l’accumulation de sperme dans l’utérus de la mère. La croissance postnatale résulte de l’allaitement, le lait maternel étant fabriqué par les femmes grâce à l’ingestion du sperme de leur mari [p. 182]. Les représentations des différentes substances corporelles présentes dans le processus de procréation garantissent donc leur efficacité symbolique. La façon dont sont pensées ces substances agit ici sur les pratiques sexuelles qui deviennent porteuses de sens social. Les hommes sont impliqués dans des échanges de substances d’abord avec les hommes puis avec les femmes, mais seulement après avoir été fortifiés et préparés rituellement, pendant de longues années, afin de minimiser les effets des pollutions féminines. Au contraire, pour les Ankave-­Anga, voisins des Sambia, pendant la grossesse le bébé est nourri exclusivement par le sang de la mère, qui fait croître l’enfant, et tout rapport sexuel est prohibé une fois la grossesse avérée car « le rôle du père dans la croissance est nul » [Bonnemère, 1996, p. 224‑228]. Les femmes consomment alors du jus de pandanus rouge qui symbolise le sang maternel, de façon à en accroître les capacités nourricières. Le pandanus rouge est un arbre dont les Ankave tirent un jus essentiel dans leur alimentation, symboliquement associé au sang par une logique de similitude et de sympathie entre son apparence et les effets qui lui sont attribués [p. 233‑248]. Suivant la même logique, le mari d’une femme enceinte ne doit pas ingérer ce jus par crainte que celle-­ci ne fasse une fausse couche ou n’ait une hémorragie lors de l’accouchement [p. 231]. En effet, si le père n’est pas symboliquement associé à la conception, il est toutefois le garant du bon déroulement de la gestation. L’assimilation symbolique de cette substance végétale avec le sang matriciel est également prégnante lors des rites d’initiation masculine. Pendant cette période de réclusion, les garçons consomment en secret du jus de pandanus rouge donné par les hommes qui s’approprient ainsi les capacités physiologiques nourricières féminines pour transformer ces garçons en hommes. Pendant ce temps, les mères Ankave, en s’abstenant de consommer ce jus, facilitent la cicatrisation du septum de leurs fils et évitent de provoquer d’éventuels saignements [p. 303]. Comme les pères lors de la grossesse, les femmes agissent symboliquement sur le corps de leurs fils au cours de l’initiation. La manipulation d’une substance corporelle symbolique représentant le sang féminin permet ainsi aux parents d’agir et de transformer le corps de leurs enfants. Ces exemples mélanésiens témoignent d’un modelage des identités de genre par le contrôle de la consommation de substances corporelles, substances réelles chez les Baruya et les Sambia ou substituts symboliques chez les Ankave. Pensées comme efficaces et « genrées »

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 270

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

270

07/02/2017 09:23:30

271

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

[Strathern, 1988], elles sont manipulées en tant que telles, contribuant ainsi à construire des représentations de la masculinité et de la féminité. Quoique particulièrement éclairantes pour comprendre l’élaboration d’une pensée de la différence et ses répercussions sociales, les analyses portant sur la contagion symbolique et sur les principes nourriciers liés aux fluides corporels sont longtemps restées marginales, avant que l’épidémie du sida ne vienne stimuler les recherches dans ces domaines [Bolton, 1997, p. 5]. L’étude des catégories endogènes de pensée relatives aux substances corporelles en lien avec la sexualité a joué un rôle majeur dans la lutte contre le développement du sida. Elle a également permis une meilleure compréhension des processus d’attribution des fluides corporels à l’un ou l’autre sexe et des formes d’adhésion ou de subversion que suscitent ces attributions genrées. Renvois aux notices : Âge ; Bicatégorisation ; Corps maternel ; Gynécologie ; Mâle/femelle ; Organes sexuels ; Puberté ; Santé ; Taille ; VIH/sida.

Bibliographie Bolton R. (1995), « Re-­thinking anthropology : the study of AIDS », in Brummelhuis H. et Herdt G. (dir.), Culture and Sexual Risk. Anthropological Perspectives on HIV and AIDS, New York, Gordon and Breach, p. 285‑315. Bonnemère P. (1996), Le Pandanus rouge. Corps, différences des sexes et parenté chez les Ankave-­Anga. Papouasie-­Nouvelle-­Guinée, Paris, CNRS Éditions/Éditions de la MSH. Cadden J. (1993), Meanings of Sex Difference in the Middle Ages. Medicine, Science, and Culture, Cambridge, Cambridge University Press. Delanoë D. (2006), Sexe, croyances et ménopause, Paris, Hachette. Dorlin E. (2009), La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, La Découverte. Douglas M. (1971), De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, Éditions Maspero. Fissel M. (1995), « Gender and generation : representing reproduction in Early Modern England », Gender and History, n° 7, p. 431‑456. Godelier M. (1982), La Production des Grands Hommes. Pouvoir et domi‑ nation masculine chez les Baruya de Nouvelle-­Guinée, Paris, Fayard. Hanafi N. (2017), Le Frisson et le Baume. Expériences féminines du corps au siècle des Lumières, Rennes, PUR. Herdt G. H. (1984), « Semen transactions in Sambia culture », Ritualized Homosexuality in Melanesia, Berkeley, University of California Press, p. 167‑210. – (1997), Sexual Cultures and Migration in the Era of AIDS, Oxford, Clarendon Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 271

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Fluides corporels

07/02/2017 09:23:30

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Héritier F. (1996), Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob. King H. (1998), Hippocrates’ Woman. Reading the Female Body in Ancient Greece, Londres/New York, Routledge. – (2013), The One-­Sex Body on Trial. The Classical and Early Modern Evidence, Farnham, Ashgate. Laqueur T. (1990), Making Sex. Body and Gender from the Greeks to Freud, Cambridge, Harvard University Press. Le Naour J.-­Y. et Valenti C. (2001), « Du sang et des femmes. Histoire médicale de la menstruation à la Belle Époque », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 14, p. 207‑229. Löwy I. et Gardey D. (2000) (dir.), L’Invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Éditions des Archives contemporaines. McClive C. (2015), Menstruation and Procreation in Early Modern France, Farnham, Ashgate. McClive C. et Pellegrin N. (2010) (dir.), Femmes en fleurs, femmes en corps. Sang, santé et sexualités du Moyen Âge aux Lumières, Saint-­Étienne, PUSE. Park K. (2006), Secrets of Women. Gender, Generation, and the Origins of Human Dissection, New York, Zone Books. Pomata G. (2001), « Menstruating men : similarity and difference of the sexes in early modern medicine », in Finucci V. et Brownlee K. (dir.), Generation and Degeneration. Tropes of Reproduction in Literature and History from Antiquity to Early Modern Europe, Durham/Londres, Duke University Press, p. 109‑152. Schuster Cordone C. (2009), Le Crépuscule des corps. Images de la vieillesse féminine, Gollion, Infolio éditions. Stolberg M. (2003), « A woman down to her bones : the anatomy of sexual difference in the Sixteenth and Early Seventeeth Centuries », Isis, vol. 94, n° 2, p. 274‑299. Strathern M. (1988), The Gender of the Gift, Berkeley, University of California Press. Testart A. (1986), Essai sur les fondements de la division sexuelle du tra‑ vail chez les chasseurs-­cueilleurs, Paris, Éditions de l’EHESS, « Cahiers de l’Homme ». – (2014), L’Amazone et la Cuisinière. Anthropologie de la division sexuelle du travail, Paris, Gallimard. Tillier A. (2005), « Un âge critique. La ménopause sous le regard des médecins des xviiie et xixe siècles », Clio. Femmes, Genre, Histoire. Maternités, n° 21, p. 269‑280.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 272

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Fluides corporels

272

07/02/2017 09:23:30

Gouvernement des corps

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Du gouvernement des corps des étrangers enfermés dans des centres de rétention à celui des prostituées soumises au contrôle de la police, ou encore à celui des pauvres à travers les politiques de logement, il serait vain de vouloir isoler une politique publique qui n’aurait pas d’effets sur les corps. Parler en termes de gouvernement des corps renvoie bien évidemment à l’œuvre de Michel Foucault [1975] pour penser les rapports entre corps et pouvoir. Si la notion d’État est associée à celle d’une centralité du pouvoir et de la souveraineté, celle de gouvernement invite à décentrer le regard vers l’ensemble des micropouvoirs et des institutions façonnant les corps. La polysémie du terme de gouvernement, comme « politique publique » mais aussi comme « conduite des conduites », implique d’inclure dans cette contribution aussi bien des approches macropolitiques qu’ethnographiques des services publics, en bref de « laisser ouvert et disponible tout le spectre des interventions publiques possibles sur le vivant et les populations » [Fassin et Memmi, 2004, p. 20]. Poser la question du gouvernement des corps renvoie également à la polysémie de la notion même de corps et à son caractère insaisissable dans les sciences sociales. Les « corps gouvernés » font ici référence à une acception foucaldienne où le corps est le lieu de la régulation, de la surveillance et du contrôle, mais aussi à la distinction entre individu/ corps matériel versus corps social/population. Il s’agit donc ici d’analyser les manières dont le pouvoir façonne (ou non) le corps individuel comme le corps social, de l’école à l’Église, de la prison à l’hôpital, et ce, de la vie à la mort, que ce soit par le droit, le néolibéralisme, la médecine ou la morale. Le champ est vaste, mais il est ici investi par le prisme du genre et de la sexualité. On montre, dans un premier temps, que les travaux fondateurs sur le gouvernement des corps sont paradoxalement « aveugles au genre » [gender blind]. On s’intéresse ensuite aux travaux sur le gouvernement de la sexualité, semblant impliquer per se une analyse en termes de corps et de genre. Là encore, l’intersection

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 273

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Gwénaëlle Mainsant

07/02/2017 09:23:30

274

Gouvernement des corps

est fragile : ces recherches privilégient un questionnement sur la norme (et son pendant, la déviance) à un questionnement sur le corps et ont souvent proposé une approche an-­institutionnelle du gouvernement de la sexualité. On resserrera, aux fins de la démonstration, la focale sur les politiques de la prostitution.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Le projet foucaldien est d’écrire une histoire des corps. C’est une histoire des régimes de pouvoir – autant chronologique qu’idéaltypique – et de la manière dont chacun de ces régimes a investi le corps (et la vie) comme support et comme objectif du pouvoir. Tout d’abord, la souveraineté royale, moment historique de l’absolutisme, connaît un fonctionnement essentiellement vertical puisque le roi exerce un droit de vie et de mort sur ses sujets, fonctionnement symbolisé par la formule : « Laisser vivre et faire mourir. » Vient ensuite le régime disciplinaire dont la fonction est d’inventer des individus productifs. « Les disciplines ne sont plus seulement un principe de coercition des corps […] elles ont désormais pour fonction de surveiller et de corriger les conduites jugées contre-­productives. La société disciplinaire est d’autant plus efficace qu’elle fonctionne sur le mode continu de la surveillance et de la correction des comportements qu’il s’agit de faire coïncider à une norme à l’aune de laquelle chaque individu est évalué » [Foucault, 1975, p. 214]. Le pouvoir exerce sur les individus une emprise directe en s’attaquant à la constitution des identités par l’imposition d’emplacements, de temps ou encore de gestes [Bert, 2011, p. 82]. Enfin, conçue comme une forme de gouvernementalité, la biopolitique se donne pour objectif de prendre en charge la vie même des individus. Elle consiste en un ensemble de procédures qui concernent la population, « ses problèmes spécifiques et ses variables propres : natalité, morbidité, durée de vie, fécondité, état de santé, fréquence des maladies » [Foucault, 1976b, p. 36‑37]. Cette forme de pouvoir intervient par des mesures incitatives, préventives et correctrices afin de veiller à l’ensemble des phénomènes vitaux d’une population. Dans les mécanismes disciplinaires, c’est le corps individuel, dans sa matérialité même, qui est la cible du pouvoir avec des institutions comme l’armée, l’école et la prison. Dans le biopouvoir, ce sont des processus biologiques d’ensemble, à l’intersection entre la vie, la santé et la gestion des populations, qui sont visés ; les régulations de la population s’appuient sur de nouveaux instruments de gestion que sont la démographie et la statistique [Memmi, Guillo et Martin, 2009, p. 60].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 274

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

L’ouverture d’un champ de recherche avec Michel Foucault

07/02/2017 09:23:31

275

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Chez Foucault, le gouvernement des corps s’entend ainsi de trois manières différentes : la sociohistoire du gouvernement des populations (chaque régime de pouvoir est caractérisé par comparaison avec le précédent), le gouvernement du corps social (ou, dit autrement, la construction des politiques publiques) et le gouvernement des individus (ce qui se passe réellement dans les interactions entre gouvernants et gouvernés). La réflexion de Foucault autour du gouvernement porte finalement moins sur les corps qu’elle ne porte sur la vie, sur le fait de faire/ laisser vivre et mourir. Cette réflexion n’intègre pas le genre. Si les gen‑ der studies sont profondément marquées, dès la fin des années 1980, par les apports de Foucault sur la désessentialisation du corps et de la sexualité [Butler, 1990] ou sur l’historicité de l’homosexualité [notamment Chauncey, 1994], nombre d’auteur·e·s reprochent à Foucault de ne pas avoir conçu le genre comme l’un des systèmes de pouvoir façonnant les corps [Balsamo, 1996 ; Diamond et Quinby, 1988 ; McNay, 1992 ; Sawicki, 1991] et de ne pas y avoir vu l’un des lieux emblématiques des processus disciplinaires [Cardi, 2007]. Le projet de cette œuvre programmatique et mouvante est poursuivi et discuté, en particulier sur les questions de biopolitique. Héritages gender blind et gouvernement de la vie Les héritages de Foucault sur le gouvernement des corps se situent principalement dans les études sur la santé publique, qui questionnent le pouvoir médical autour des notions de biopolitique et biopouvoir. En particulier, Dominique Memmi (en collaboration avec Didier Fassin [2004], Emmanuel Taïeb [2009] ou Daniel Guillo et Olivier Martin [2009]) fait office de passeuse des questions de corporéité et de gouvernement de la vie dans le champ des sciences sociales en France. Dans son ouvrage Faire vivre et laisser mourir, Memmi [2003] analyse le dispositif d’encadrement des pratiques médicales sur le début et la fin de vie, telles qu’elles sont mises en œuvre par l’institution médicale. Elle assiste à des entretiens entre des patientes souhaitant recourir à une assistance médicale à la procréation ou avorter et les médecins chargé·e·s d’accueillir leur parole, de les dissuader ou de les aider dans leur démarche. Les questions d’expertise médicale face à la demande sociale et la mise en place de techniques dites de counselling sont au centre de cette réflexion sur les formes contemporaines de gouvernement de la naissance, de l’interruption de grossesse et de la fin de vie. Plus généralement, l’ouvrage s’intéresse aux formes de redéploiement du biopouvoir. Le nouveau gouvernement des corps se traduit par une délégation par l’État de ses prérogatives de contrôle au pouvoir médi-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 275

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Gouvernement des corps

07/02/2017 09:23:31

Gouvernement des corps

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

cal : ce n’est plus l’État qui pénalise l’avortement, c’est le médecin qui met à l’épreuve la volonté de la patiente d’avoir recours à une IVG. On passe donc, sensiblement, d’un pouvoir disciplinaire à un pouvoir où la contrainte externe est affaiblie, au profit d’une autocontrainte individualisée qui est accompagnée par l’État et vérifiée par le médecin. Ce glissement d’une « institution disciplinaire » à une « institution civilisatrice » ouvre des perspectives dans les recherches contemporaines sur la biopolitique. Toutefois, dans cette recherche comme dans les suivantes [notamment Memmi et Taïeb, 2009], le genre demeure absent de la réflexion sur le gouvernement de la vie et de la mort. L’ouvrage dirigé par Didier Fassin et Dominique Memmi [2004] décentre la focale du gouvernement de la vie vers celui des corps. Dans le sillage du Foucault de la gouvernementalité, ils interrogent la mutation des formes de gouvernement assises sur les usages du corps : les nouveaux acteurs, les nouvelles technologies à l’œuvre, mais aussi les nouvelles normes qui en émergent et la manière dont les individus perçoivent ces processus et y participent. Didier Fassin s’intéresse, par exemple, à la mise en scène et en mots des RMIstes et demandeurs et demandeuses d’asile face aux autorités décideuses et pourvoyeuses de ressources. Dans ces situations, « c’est le corps qui donne droit au titre de la maladie (justifiant des soins) ou de la souffrance (appelant la compassion), ici à un titre de séjour, là à une aide d’urgence. […] Le corps malade ou souffrant est investi, dans ces situations, d’une sorte de reconnaissance sociale en dernière instance que l’on tente de faire valoir lorsque tous les autres fondements d’une légitimité semblent avoir été épuisés » [p. 239‑240]. Pour autant, l’ensemble des analyses rassemblées dans cet ouvrage démontre une forme d’incertitude quant au gouvernement des corps dont le sens global paraît difficile à construire ou à imputer à une entité centrale ou causale que serait l’État. Difficulté qui invite à resserrer la focale sur un aspect de ce gouvernement des corps : la sexualité. Gouvernement de la sexualité chez Michel Foucault Le gouvernement de la sexualité, que ce soit sous son versant légal, médical ou moral, semble impliquer per se une analyse en termes de corps et de genre puisqu’elle engage le corps physique/individuel et la sexuation de ce corps. Chez Foucault, l’analyse de la sexualité conduite en trois tomes [1976a, 1984a et 1984b] se tient dans le cadre du biopouvoir. À l’intersection des mécanismes disciplinaires et de régulation des populations, l’étatisation du sexe se traduit par la multiplication des données numériques (taux de natalité, âge du mariage, statut des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 276

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

276

07/02/2017 09:23:31

277

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

naissances, fréquence des rapports sexuels) [Memmi, Guillo et Martin, 2009, p. 60]. Cette histoire de la sexualité est d’abord une histoire des discours tenus sur le sexe. Foucault s’intéresse à la production des discours chargés d’une valeur de vérité et aux liens de ces discours avec les différents mécanismes et institutions du pouvoir. Ces discours émanent de trois foyers qui ont développé à propos de la sexualité des énoncés et des tactiques de pouvoir spécifiques : Église/confession, école/internat et État/biopouvoir. Foucault débute son entreprise par le xixe siècle, un siècle où savoir et pouvoir s’entremêlent autour de quatre noyaux critiques : l’hystérisation du corps de la femme, la pédagogisation du sexe de l’enfant, la socialisation des conduites procréatrices et la psychiatrisation des plaisirs pervers. La thèse originale de l’ouvrage est la suivante : dans nos sociétés, le pouvoir n’opère pas par la répression des pulsions sexuelles, mais par la production de multiples sexualités qui, par leur classification, leur distribution et leur hiérarchisation morale, sont soit approuvées comme conduites normales, soit au contraire marginalisées, disciplinées et normalisées. La sexualité n’est pas tant vue sous l’angle de la construction sociale qu’au niveau des mécanismes locaux de contrainte. Partir de ces micromécanismes permet d’accéder aux règles de diffusion de nouvelles formes de contrainte dans l’ensemble du corps social et, ainsi, de critiquer la fausse affirmation selon laquelle la bourgeoisie répressive aurait au xixe largement imposé aux classes sociales les plus pauvres un modèle moral de la sexualité en la réduisant à l’idée de la simple reproduction. C’est d’abord contre elle-­même que la bourgeoisie s’est donné des règles répressives comme moyen de différenciation et de valorisation vis-­à-­vis des autres classes sociales : « Plutôt que d’une répression sur le sexe des classes à exploiter, il est d’abord question du corps, de la vigueur, de la longévité, de la progéniture, et de la descendance des classes qui dominaient » [Foucault, 1976a, p. 162]. Foucault s’interroge ensuite sur la façon dont on gouverne soi-­même sa sexualité et dont on se reconnaît soi-­même comme sujet d’une sexualité. Il ouvre ainsi un champ de recherche sur la subjectivation qui marque durablement les études sur la sexualité et bien au-­delà [1984a et 1984b]. L’héritage foucaldien a induit une focalisation sur la dimension médicale du gouvernement de la sexualité (probablement due aussi aux financements de recherche fournis par la lutte contre le VIH) ; sur une analyse des discours (médicaux) autour du corps et de la sexualité au détriment des pratiques de gouvernement ; enfin, sur les effets des dispositifs davantage que sur les acteurs au sein de ces dispositifs. Si la perspective foucaldienne reste aveugle au genre, cette catégorie d’analyse est bien davantage présente dans les études postérieures. Notamment,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 277

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Gouvernement des corps

07/02/2017 09:23:31

Gouvernement des corps

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

l’anthropologue et historienne étatsunienne Ann Laura Stoler [2013] mobilise la notion de biopolitique pour penser le colonialisme – et ce, paradoxalement, puisque ce régime se révèle être le point aveugle de l’analyse de l’Occident chez Foucault [Fassin, 2013, p. 12] – et place le genre au cœur de son analyse. S’intéressant à l’intimité en contexte colonial, Stoler montre que l’Empire régule les relations sexuelles, la prostitution, le concubinage et le mariage, mais aussi la reconnaissance des enfants métis et l’éducation des enfants blancs. Ce sont tout autant les « autres » racisés que la « blanchité » qui font problème. « La fabrique de la race [des colonisé·e·s concomitamment à celle des colons] a contribué à inscrire la sexualité au cœur de la politique impériale », conclut Stoler [2013, p. 195]. De ce fait, « les questions sexuelles [ne doivent pas être envisagées] comme une métaphore des injustices coloniales, mais comme le fondement même des conditions matérielles sur lesquelles se sont érigés les projets coloniaux » [p. 31]. Dans ce cas, le gouvernement des corps s’entend ainsi comme une police de l’intimité en contexte colonial. Les politiques de la prostitution Intéressons-­nous aux politiques de la prostitution comme un exemple de gouvernement de la sexualité, aux effets du prisme foucaldien sur la structuration de ce champ d’études, à ses angles morts et aux manières dont corps, sexualité, genre et État ont été articulés, pensés consub­ stantiellement ou alternativement. Les politiques de la prostitution ont principalement été étudiées depuis leurs enjeux politiques à un niveau « macro » ou, sur le terrain, pour montrer les décalages entre les mots d’ordre des politiques et leurs effets pratiques sur les personnes prostituées – ces deux approches prenant en compte le corps de différentes manières. Analyser le contrôle de la prostitution, c’est, pour bon nombre de travaux, poser la question de ses enjeux. Les transformations de la ­prostitution depuis la fin des années 1990 (le déclin de la prostitution « traditionnelle », la recrudescence de la prostitution migrante et l’augmentation de la prostitution masculine et transgenre) ont entraîné un renouveau des débats autour de cette activité et de son cadre juridique entre abolitionnisme, réglementarisme et prohibitionnisme. À cette reconfiguration des débats correspond un regain des recherches, qui privilégient l’analyse discursive et démontrent une certaine homogénéité des problématiques dans différents pays occidentaux. Les enjeux autour du contrôle de la prostitution s’articulent dans la tension entre dignité humaine et protection des victimes (logique compassionnelle) versus

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 278

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

278

07/02/2017 09:23:31

279

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

maintien de l’ordre public et contrôle des frontières (logique répressive). Le corps des femmes est alors objet de débat dans toute sa polysémie : corps vulnérable à protéger au nom de la dignité humaine, corps dont la liberté à disposer doit être défendue, corps déviant et/ou étranger de la prostituée, « trouble » à l’ordre dans l’espace public. D’autres travaux analysent la portée des lois ou des discours sur les « travailleuses du sexe » [sex workers], les écarts entre les objectifs affichés des politiques et leurs effets pratiques sur les populations visées (à la manière des gap studies), sur les espaces, sur les normes mises en jeu (normes d’ordre public, d’occupation de l’espace public) et sur la subjectivation des individus concernés. La dimension spatiale des politiques est sans doute la plus étudiée dans la mesure où la prostitution peut permettre de définir en creux l’ordre public, et plus largement l’ordre social. En effet, comme le montre Phil Hubbard, la prostitution est toujours utilisée par différents acteurs comme un « autre » pour définir a contra‑ rio la sexualité « respectable », les règles matrimoniales et la monogamie, la citoyenneté et les règles de pudeur [Hubbard, 1998, p. 71‑72]. Le caractère public de la prostitution est justement ce qui la rend problématique et immorale, car la prostituée endosse alors un rôle masculin d’homme prédateur dans l’espace public. Ceci révèle un enjeu crucial de la construction de l’ordre des sexes : la présence dans l’espace public et le paiement de la sexualité remettent en cause la notion établie de féminité. Les personnes prostituées sont altérisées, construites comme différentes, exclues d’une communauté morale à partir d’identités stéréotypées fondées sur la crainte, l’ignorance et la fascination [Sibley, 1995]. De ce fait, de nombreuses politiques ont cherché à intervenir sur les manifestations publiques de la prostitution et sur sa géographie, pour la faire disparaître ou la déplacer. L’enjeu de la présence de la prostitution dans les centres-­villes gentrifiés concerne alors davantage l’élimination des manifestations visibles de la pauvreté et de la déviance dans les espaces urbains que l’échange de sexualité contre de l’argent en tant que tel [Bernstein, 2007, p. 20]. Quelles qu’en soient les raisons – politiques répressives, discours hétérosexuels conservateurs, faible prise en considération des problèmes concrets du commerce sexuel [Sanders, 2004, p. 1703] –, le déplacement de la prostitution vers des espaces moins visibles et excentrés a fragilisé la prostitution de rue et rendu ses conditions d’exercice plus dangereuses [Sanders, 2004 ; Deschamps, 2006]. La géographie mouvante et diversifiée du commerce sexuel contemporain et les interventions disparates de l’État ont redessiné les délimitations entre zones publiques et privées à l’intérieur des villes postindustrielles et redéfini le sens subjectif du commerce sexuel ; de nouveaux groupes sociaux (notamment des classes moyennes diplômées) ont investi la sexualité

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 279

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Gouvernement des corps

07/02/2017 09:23:31

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

vénale et en transforment les normes depuis l’intérieur [Bernstein, 2007, p. 4]. Les politiques de la prostitution modèlent ainsi tout à la fois les cartographies du commerce sexuel et la subjectivité des personnes qui y sont engagées. On voit bien comment la présence même de corps altérisés et déviants dans l’espace public est ce qui pose véritablement problème. Gouverner la sexualité, c’est avant tout gérer et contrôler sa visibilité dans l’espace public. Ainsi, les études des politiques de la prostitution, en majorité d’inspiration foucaldienne, accordent la part belle à l’analyse des lois et des politiques (la problématisation), d’un côté, et à l’expérience du contrôle par les contrôlé·e·s (les effets des politiques), de l’autre. Les pratiques du contrôle échappent à ce cadre d’intelligibilité. De ce fait, les logiques organisationnelles (administrative, gestionnaire, bureaucratique) comme professionnelles ne sont pas prises en compte. Singulièrement, les pratiques des agents du contrôle demeurent impensées, comme si elles constituaient un échelon invisible et/ou inaccessible au chercheur ou à la chercheuse [Mainsant, 2008]. Ces dernières années, des travaux ont réintroduit les acteurs au sein du dispositif de sexualité en s’intéressant au travail de sélection et de catégorisation de la « bonne victime » par les associations d’aide aux prostitué·e·s, en amont du dépôt de plainte [Jakšić, 2011] ou en montrant la place du dégoût dans les interactions entre une police des mœurs fortement masculinisée et des prostitués masculins ou transgenres (durant les interrogatoires ou les fouilles à corps) [Mainsant, 2014]. Ce dégoût contribue à expliquer le fait que les enquêtes de police se focalisent sur des configurations hétérosexuées de domination (où des hommes proxénètes exploitent des femmes prostituées), participant ainsi à reconduire la problématisation de la prostitution comme enjeu social de contrôle du corps des femmes. Toutefois, ces travaux privilégient un questionnement sur l’articulation entre norme et déviance à un questionnement sur le corps, laissant ce dernier introuvable même là où il semblerait a priori le plus directement s’imposer à l’analyse. Les recherches sur l’enfermement attentives au genre, qu’il s’agisse des centres de rétention [Darley, 2014] ou de la prison [Cardi, 2008], semblent relever de la même logique paradoxale. Le corps est l’objet évident du pouvoir (ce que l’on enferme), mais c’est moins ce dernier qui est pris au cœur de l’analyse que les normes de genre et notamment de féminité (le maquillage, la grossesse, la maternité), analysées comme autant de supports du pouvoir coercitif et/ou producteur de l’institution. Renvois aux notices : Corps légitime ; Espace urbain ; Mondialisation ; Prostitution ; Violence (et genre) ; Violence sexuelle.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 280

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Gouvernement des corps

280

07/02/2017 09:23:31

Gouvernement des corps

281

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Balsamo A. (1996), Technologies of the Gendered Body. Reading Cyborg Women, Londres, Duke University Press. Bernstein E. (2007), Temporarily Yours. Intimacy, Authenticity, and the Commerce of Sex, Londres/Chicago, University of Chicago Press. Bert J.-­F. (2011), Introduction à Michel Foucault, Paris, La Découverte. Butler J. (2005 [1990]), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte. Cardi C. (2007), « Conjuguer les disciplines au féminin », in Cicchini M. et Porret M. (dir.), Les Sphères du pénal. Avec Michel Foucault, Lausanne, Antipodes, p. 223‑235. –  (2008), « La déviance des femmes. Délinquantes et mauvaises mères : entre prison, justice et travail social », thèse de doctorat en sociologie, université Paris Diderot-­Paris 7. Chauncey G. (1994), Gay New York, The Making of the Gay Male. New York, 1890‑1940, New York, Harper et Collins. Darley M. (2014), « Les coulisses de la nation. Assignations genrées et racialisées dans les pratiques d’assistance aux étrangers en situation irrégulière », Sociétés contemporaines, vol. 2, n° 94, p. 19‑40. Deschamps C. (2006), Le Sexe et l’argent des trottoirs, Paris, Hachette Littératures. Diamond I. et Quinby L. (dir.) (1988), Feminism and Foucault. Reflections of Resistance, Boston, Northeastern University Press. Fassin D. et Memmi D. (dir.) (2004), Le Gouvernement des corps, Paris, Éditions de l’EHESS. Fassin É. (2013), « Préface », in Stoler A. L., La Chair de l’Empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte, p. 11‑18. Foucault M. (1975), Surveiller et Punir, Paris, Gallimard. –  (1976a), Histoire de la sexualité. Tome I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard. –  (1976b), « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France 1976, Paris, Gallimard. – (1984a), Histoire de la sexualité. Tome II : L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard. – (1984b), Histoire de la sexualité. Tome III : Le Souci de soi, Paris, Gallimard. Hubbard P. (1998), « Sexuality, immorality and the city : Red-­Light districts and the marginalization of female street prostitutes », Gender, Place and Culture, vol. 5, n° 1, p. 55‑76. Jakšić M. (2011), « De la victime-­idéale à la victime-­coupable. Sociologie des politiques de la pitié », thèse de sociologie, Paris, EHESS. Mainsant G. (2008), « L’État en action : classements et hiérarchies dans les investigations policières en matière de proxénétisme », Sociétés contempo‑ raines, vol. 4, n° 72, p. 37‑57.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 281

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Bibliographie

07/02/2017 09:23:31

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

–  (2014), « Comment la “Mondaine” construit-­elle ses populations cibles ? Le genre des pratiques policières et la gestion des illégalismes sexuels », Genèses. Sciences sociales et histoire, vol. 4, n° 97, p. 8‑25. McNay L. (1992), Foucault and Feminism. Power, Gender and the Self, Cambridge, Polity Press. Memmi D. (2003), Faire vivre et laisser mourir. Le gouvernement contempo‑ rain de la naissance et de la mort, Paris, La Découverte. Memmi D., Guillo D. et Martin O. (2009), La Tentation du corps. Corporéité et sciences sociales, Paris, Éditions de l’EHESS. Memmi D. et Taïeb E. (2009), « Les recompositions du “faire mourir” : vers une biopolitique d’institution », Sociétés contemporaines, vol. 3, n° 75, p. 5‑15. Sanders T. (2004), « The risk of street prostitution : punters, police and prostesters », Urban Studies, vol. 9, n° 41, p. 1703‑1717. Sawicki J. (1991), Disciplining Foucault. Feminism, Power and the Body, New York, Routledge. Sibley D. (1995), Geographies of Exclusion. Society and Difference in the West, Londres, Routledge. Stoler A. L. (2013 [2002]), La Chair de l’Empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 282

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Gouvernement des corps

282

07/02/2017 09:23:31

Gynécologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

L’avènement de la gynécologie en tant que discipline scientifique au xixe siècle et sa place actuelle parmi les spécialités médicales ne peuvent se comprendre hors de l’histoire de l’assujettissement des femmes et de leurs luttes d’émancipation. C’est dire d’emblée que la gynécologie est politique. Au plan historique, elle se constitue dans un contexte socioculturel de réinterrogation du rapport entre femmes et hommes et de leur destin social respectif. Elle offre une réponse à ces questions en produisant un savoir scientifique sur la nature des femmes, lui-­même tributaire d’une idéologie et de rapports de pouvoir inégalitaires [Gardey et Löwy, 2000]. En tant que discours savant qui décrit les femmes comme essentiellement différentes des hommes et entièrement déterminées par leurs organes génitaux, la gynécologie a longtemps permis de légitimer leur exclusion des affaires de la cité ainsi que leur cantonnement dans un rôle maternel et domestique. Héritière de ce passé, la gynécologie comme pratique médicale est également restée politique parce qu’elle est une médecine de l’intime (de la sexualité, de la procréation, des parties du corps considérées comme les plus privées). « Le privé est politique », comme l’affirmait un slogan féministe des années 1970 : l’accès des femmes à une pleine égalité avec les hommes dépend donc de la libre disposition de leur corps et de leur sexualité, ainsi que du pouvoir de contrôler leurs propres capacités reproductives. Or ces possibilités sont fortement structurées par la médecine. De façon plus discrète, le huis clos gynécologique, avec sa ritualité, sa reconduction dans la longue durée, l’attention sélective à certaines manifestations corporelles qu’il réclame des femmes, est une instance efficace de codification de la féminité, de ses cycles et de ses âges.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 283

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Marilène Vuille

07/02/2017 09:23:31

284

Gynécologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

La Révolution française a été décrite comme le « moment historique de la découverte par la civilisation occidentale que les femmes peuvent avoir une place dans la cité » [Sledziewski, 1991, p. 44]. Mais un discours réactionnaire vient aussitôt contrer l’idée scandaleuse d’accorder aux femmes un rôle dans la vie publique. Il prend la forme d’écrits populaires sur le devenir social des femmes. Plus encore, il est porté par des savoirs en train de se constituer en nouvelles disciplines (les « sciences humaines », en premier lieu l’anthropologie), qui déplacent la question de la différence des sexes de la société vers la « nature ». Parmi d’autres, Claudia Honegger [1991] a mis en évidence cette interdépendance entre ordre des savoirs et ordre des sexes. La « science de la femme » qui se constitue parallèlement à l’anthropologie distingue les femmes comme un groupe humain particulier : leur spécificité provient de ce que leur vie entière est placée sous l’emprise de leur sexe. La première formulation explicite de cette science apparaît dans le Système physique et moral de la femme (1775) du médecin français Pierre Roussel. Son « système » coordonne le sexe, le corps et l’âme de la femme et dévoile une nature féminine à la fois globale (anatomique, psychologique et morale) et séparée de la nature humaine. La femme est dominée par ses fonctions sexuelles ; la physiologie et la pathologie de son système reproducteur fournissent la clé pour comprendre ses particularités aussi bien spirituelles et intellectuelles que physiques. Dans les décennies suivantes, les médecins inscrits dans ce courant moraliste franchissent un pas supplémentaire et réduisent la spécificité féminine à une infériorité qui justifie son exclusion de la cité. Au seuil du xixe siècle, le discours médical vient ainsi apporter de nouvelles justifications, scientifiques, à la sujétion des femmes [Knibiehler, 1976]. Quant au terme « gynécologie » lui-­même, lorsqu’il apparaît sous la plume de deux médecins allemands, à un siècle d’intervalle, il ne désigne pas l’étude des maladies des femmes. L’essai de Joannes Petrus Lotichius (Gynaicologia, 1630) traite de la nature des femmes, d’un point de vue philosophique, et celui de Martin Schurig (Gynaecologia, 1730) de leurs fonctions et comportements sexuels, d’un point de vue médico-­légal. Ces deux thèmes sont incorporés dans l’étude scientifique de la féminité qui se développe à partir de la fin du xviiie siècle. La gynécologie émerge ainsi avec un double visage, celui d’un art thérapeutique et celui d’une théorie de la féminité [Moscucci, 1990]. Dès lors, elle produit à la fois une construction culturelle du sexe et une connaissance empirique de la physiologie et de la pathologie féminines. Étroitement

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 284

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

L’émergence d’une « science de la femme »

07/02/2017 09:23:31

285

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

interdépendants, ces deux ordres de savoirs ont pour effets de naturaliser les inégalités socialement établies entre hommes et femmes, et de conférer aux préjugés sexistes une légitimité scientifique. Un tel récit, qui dépeint la gynécologie comme une discipline issue de la particularisation des femmes, a été rendu possible par la critique féministe des sciences et de la médecine au tournant des années 1980‑1990. Ce courant a fait émerger des études qui contrastent fortement avec d’autres manières d’écrire l’histoire de la gynécologie-­obstétrique. L’une, très sombre, axée sur le long martyre vécu par les femmes avant que les innombrables maux frappant leurs organes reproducteurs ne deviennent curables [Shorter, 1982]. Une autre, plus enchantée, qui insiste sur le savoir accumulé au fil du temps, sur les découvertes médicales et les inventions thérapeutiques qui ont permis de traiter les maladies des femmes avec un succès croissant [O’Dowd et Philipp, 1994]. Le cadre d’analyse proposé par l’histoire et l’anthropologie féministes de la médecine permet de répondre à la question posée par Ornella Moscucci [1990] : pourquoi une « science de la femme » s’est-­elle constituée, alors qu’il n’existe aucune science de l’homme – une andrologie – équivalente ? Les explications classiques de l’émergence des spécialités médicales, qui mettent l’accent sur une concentration de connaissances et de compétences ou sur une division du travail autour de systèmes et d’organes corporels, ne parviennent pas à rendre compte de cette asymétrie fondatrice. Du reste, loin de limiter son expertise aux organes génitaux féminins, cette spécialité sœur de l’obstétrique s’est étendue à la chirurgie abdominale. Sur son versant médical, elle a embrassé des thématiques aussi variées que les âges de la vie (puberté, vieillissement) ou l’état émotionnel des femmes, débordant sur le territoire de la psychologie et de la psychiatrie. Contrairement à d’autres spécialités (ophtalmologie, cardiologie, odontologie…) qui circonscrivent leur champ de compétence et d’action, la gynécologie nourrit la prétention de détenir un savoir total sur « la femme ». Cette ambition culmine au début de xxe siècle : il va alors de soi pour les gynécologues de se prononcer sur des thèmes aussi vastes et peu médicaux que la place de « la femme » dans la vie moderne [Honegger, 1991]. Les discours sur « la femme » et les idéologies médicales prennent source dans les rapports sociaux inégalitaires et les reconduisent tout à la fois. Les nouveaux praticiens experts des organes reproducteurs entrent en concurrence avec les matrones et d’autres femmes soignantes. Avec l’appui des pouvoirs publics, ils parviennent à les évincer et à les remplacer progressivement, à partir du milieu du xviiie siècle, par un corps de sages-­femmes placé sous leur autorité. Ils assurent leur position dominante grâce, notamment, au monopole sur des techniques d’intervention

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 285

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Gynécologie

07/02/2017 09:23:31

Gynécologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

et de surveillance. La suprématie sociale des médecins sur les matrones et les sages-­femmes est au cœur du processus ayant conduit à l’organisation actuelle des systèmes de santé génésique [Donnison, 1988]. Mais la hiérarchie entre les femmes elles-­mêmes est aussi intervenue dans le développement des connaissances cliniques et des pratiques médicales : par exemple, les techniques chirurgicales permettant de guérir des affections liées à l’accouchement (comme les fistules vésico-­vaginales) ont été expérimentées sur les femmes les plus vulnérables au plan social (des femmes pauvres soignées dans les hospices européens ou des immigrées et des esclaves noires aux États-­Unis) [McGregor, 1998]. Le tournant hormonal Les premières sociétés nationales de gynécologues se constituent dès la fin du xixe siècle. À cette époque, la science médicale est parvenue à sexualiser presque toutes les parties du corps des femmes (squelette, membres, muscles, vaisseaux, cerveau…), poursuivant la recherche de l’essence de la féminité [Schiebinger, 1989]. La fixation séculaire sur l’utérus – la « matrice » à l’origine de l’hystérie – se relâche et l’ovaire est élevé au sommet de la hiérarchie organique du corps féminin, avec la découverte de son rôle dans le cycle menstruel. L’intérêt croissant pour les ovaires conduit à leur ablation chez des milliers de femmes dans le dernier tiers du siècle, en Europe et aux États-­Unis. Nouvel organe féminin par excellence, l’ovaire devient du même coup l’organe des crises de la féminité, d’où ces chirurgies ablatives réalisées en vue de guérir les patientes d’irrégularités menstruelles et de névroses [Morantz-­ Sanchez, 1999 ; Scull et Favreau, 1987]. À l’aube du xxe siècle, les ­substances chimiques contenues dans les glandes commencent à faire l’objet de recherches. Parce qu’ils connaissent les altérations physiologiques provoquées par la castration, les gynécologues (notamment viennois) sont les premiers à comprendre que les ovaires sont la source de sécrétions associées à la différenciation sexuelle. Ils s’intéressent à ces agents chimiques baptisés « hormones sexuelles » et autour desquels l’endocrinologie prend son essor autour des années 1920‑1930. Ils entrevoient très tôt les possibilités thérapeutiques ouvertes par ces substances [Borell, 1985 ; Oudshoorn, 1994]. À partir des années 1920, l’industrie pharmaceutique, aux États-­ Unis et en Europe, se lance dans la fabrication massive des hormones dites féminines (les œstrogènes et la progestérone). L’engouement pour ces substances est tel qu’elles deviennent les médicaments les plus utilisés dans l’histoire. La recherche qui aboutit à la production des traitements hormonaux substitutifs pour la ménopause dès le début des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 286

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

286

07/02/2017 09:23:31

287

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

années 1940, de la pilule contraceptive vers la fin de la décennie suivante et à leur prescription à des millions de femmes n’a pas d’équivalent masculin. Contrairement aux femmes, les hommes ne recourent pas à une grille de lecture hormonale pour interpréter le fonctionnement de leur corps. C’est pourquoi les hormones féminines peuvent être définies comme un « phénomène biosocial » : leur statut témoigne de la persistance culturelle à définir le sexe féminin, et lui seul, par ses fonctions reproductives [Löwy, 2006]. Certaines de ces préparations hormonales s’avèrent « iatrogènes », provoquant des effets secondaires désastreux pour des effets bénéfiques non établis. Le diéthylstilbestrol (ou DES, œstrogène de synthèse commercialisé en France sous le nom de Distilbène), prescrit aux femmes enceintes entre la fin des années 1930 et le début des années 1980 afin de prévenir les avortements spontanés, se révèle à l’origine de malformations génitales, de risques augmentés de cancer et d’autres pathologies chez les filles et dans une moindre mesure chez les garçons exposés in utero. Au milieu des années 1970, un nouveau débat s’ouvre aux États-­ Unis lorsque les chercheurs et chercheuses établissent la corrélation entre le traitement par œstrogènes de remplacement pour les femmes ménopausées et le cancer de l’endomètre. L’industrie pharmaceutique, mais aussi les gynécologues qui prescrivent le traitement, réagissent très fortement à la publication de ces résultats et mettent en avant de nouveaux bénéfices, tels que la protection contre l’ostéoporose. L’agence ­étatsunienne de régulation des médicaments exige toutefois l’insertion dans les emballages d’une notice de mise en garde destinée aux patientes [Kaufert et McKinlay, 1985]. La pression du mouvement de santé des femmes – issu, à partir de la fin des années 1960, d’une volonté de réappropriation par les femmes de leur propre corps et des pratiques de soins – joue un rôle essentiel. Pour ces féministes, le traitement hormonal substitutif prend place dans une longue série de cas où les soins médicaux s’avèrent dommageables pour la santé des femmes : Thalidomide (médicament prescrit contre les nausées de la grossesse), DES, accidents de santé associés à la prise de la pilule contraceptive, opérations chirurgicales mutilantes (hystérectomies, ovariectomies) motivées par des indications peu claires, médicalisation excessive de la grossesse et de l’accouchement [Langston, 2010 ; Marks, 2001]. Pourtant, les aléas des traitements pharmaceutiques prescrits par les gynécologues n’ont pas suscité une profonde crise de confiance dans le public. La critique, par les féministes étatsuniennes, d’une collusion entre les gynécologues et l’industrie pharmaceutique n’a pas d’équivalent dans d’autres pays. En Grande-­Bretagne, les médecins sont plutôt accusés de prescrire trop peu par indifférence aux problèmes de santé des femmes, tandis qu’en

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 287

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Gynécologie

07/02/2017 09:23:31

288

Gynécologie

France le soutien des gynécologues à la lutte pour le droit à l’avortement et à la contraception leur confère longtemps le statut d’allié·e·s des femmes [Löwy, 2006].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

L’avènement du corps (féminin) hormonal a ouvert aux gynécologues un espace d’intervention concernant potentiellement toutes les femmes, hors de toute pathologie et à tous les âges dès la puberté, et aux laboratoires pharmaceutiques une source inépuisable de bénéfices. Pour les femmes, cette offre médicale est profondément ambivalente. La pilule contraceptive, en particulier, leur procure une liberté inédite par rapport à leurs partenaires sexuels masculins, en dissociant l’acte contraceptif de l’acte sexuel. En même temps, elle contribue à la médicalisation de leur sexualité, et elle permet de reconduire la naturalisation du lien entre corps féminin et reproduction [Gardey, 2015]. Comme les traitements hormonaux substitutifs pour la ménopause, elle opère une standardisation des corps féminins, selon leur distribution dans des catégories correspondant à des étapes socialement attendues du cycle de vie : début de l’âge fertile où une stricte contraception est escomptée, milieu de l’âge fertile où la maternité est la norme et où l’espacement des naissances va de soi, extrémité de l’âge fertile où les techniques d’assistance à la procréation jouent un rôle croissant, ménopause où les femmes sont incitées à combattre le vieillissement de leur corps et à rester sexuellement actives aussi longtemps que possible [Bajos, Ferrand et Andro, 2008]. Cependant, l’emprise médicale sur le cycle de vie des femmes, patente dans les pays riches, fait place ailleurs à un accès insuffisant aux soins gynécologiques et obstétricaux. Peu d’études abordent les disparités internationales ou interrégionales dans les prescriptions hormonales, mais des différences existent en fonction de la région géographique (pays riches ou pauvres, zones urbaines ou rurales), de la classe sociale des femmes ou de leur appartenance à une minorité (en raison de la couleur, de l’orientation sexuelle, d’une situation de migration ou de handicap). Les très rares études comparant les décisions thérapeutiques prises dans des pays occidentaux et non occidentaux révèlent des écarts importants dans la prescription de traitements hormonaux. Ces écarts sont autant le reflet de cultures médicales différentes que de différences d’accès aux soins liées entre autres aux systèmes nationaux de santé [Sievert et al., 2008]. Dans les pays riches, les femmes des classes moyennes et supérieures ont intériorisé l’obligation de consulter régulièrement un·e gynécologue, indépendamment d’un problème de santé, d’une grossesse ou d’une prise d’hormones. Le « frottis annuel » de dépistage du cancer du col

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 288

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Une clientèle captive

07/02/2017 09:23:31

289

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

de l’utérus, la mammographie de contrôle à partir d’un âge seuil, prônées par des campagnes de santé publique, maintiennent les femmes dans l’orbite du cabinet gynécologique. Dans certains régimes d’assurance maladie, les gynécologues, quoique spécialistes, sont des praticien·ne·s de premier recours, que les patientes consultent directement. Toutefois, la relation entre femmes et médecins est-­elle aussi privilégiée que l’affirment souvent ces derniers ou ces dernières, en particulier les spécialistes français·es en « gynécologie médicale » ? Est-­ce une relation de confiance et d’intimité qui permet aux femmes d’exposer tous leurs problèmes, besoins et désirs liés à leurs organes génitaux, à leur fertilité et à leur sexualité ? L’étude déjà ancienne de Monique Dagnaud et Dominique Mehl [1988] conforte le point de vue interne à la profession. Elles ont en effet décrit les gynécologues comme un groupe professionnel placé sous l’influence de leur clientèle, prestataire de services, ouvert à la demande sociale. La forte féminisation de la profession et la proximité socioculturelle entre ces praticiennes et les femmes qui se prêtent au suivi le plus régulier expliquerait en partie cette connivence. D’autres travaux ont au contraire insisté sur l’asymétrie de la relation et ont décrit la gynécologie comme une puissante instance de perpétuation des normes de la féminité [Kapsalis, 1997 ; Guyard, 2010]. L’impact du sexe des gynécologues sur les interactions avec les patientes serait limité [Pizzini, 1991]. La féminisation de la profession ne garantit pas un desserrement des normes (biomédicales, mais aussi hétérosexuelles, d’âge et de parcours de vie) qui encadrent la consultation. L’autonomisation des patientes par rapport aux gynécologues, souhaitée par des militantes du mouvement féministe de santé, s’est peu réalisée hors de quelques initiatives locales [Davis, 2007]. Si dans plusieurs pays les sages-­femmes sont habilitées à suivre les grossesses et à prescrire la pilule contraceptive, la plupart des femmes ignorent cette alternative [Burton-­Jeangros, 2010]. Les gynécologues sont identifié·e·s comme les spécialistes incontournables de la fécondité et de la féminité. L’avenir d’une spécialité éclatée aux frontières mouvantes Au cours de l’histoire et à travers les espaces nationaux, la gynécologie et l’obstétrique ont été perçues comme des branches tantôt de la médecine, tantôt de la chirurgie, tantôt comme des composantes de la pratique médicale générale, tantôt comme spécialités à part entière [Moscucci, 1990]. Leur attelage lui-­même n’a pas toujours été harmonieux. Au début du xxe siècle, les obstétriciens ont craint que l’orienta-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 289

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Gynécologie

07/02/2017 09:23:31

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

tion chirurgicale d’une gynécologie axée sur la pathologie n’altère leur propre champ de pratique. Des conflits ont également opposé gynécologie et chirurgie générale et, au sein de la spécialité, les gynécologues chirurgiens et ceux favorables à des traitements médicaux [Mitchinson, 2013]. À partir de l’entre-­deux-­guerres, gynécologie et obstétrique ont commencé à converger, à la faveur d’une commune approche psychopathologique et du tournant chirurgical de l’obstétrique [Zetka, 2011]. Si la fusion entre gynécologie et obstétrique est acquise dans la plupart des pays, en France quatre qualifications différentes (compétence en obstétrique, compétence en gynécologie médicale, double compétence en obstétrique et en gynécologie médicale, qualification de spécialiste en gynécologie et obstétrique), correspondant à des formations distinctes, ont longtemps coexisté [Lerat et al., 1984], avant d’être ramenées à deux spécialités (gynécologie-­obstétrique et gynécologie médicale). La gynécologie poursuit sa subdivision entamée dans la seconde moitié du xxe siècle, avec la gynécologie psychosomatique, la médecine de la reproduction et l’endocrinologie, la sénologie, la chirurgie sexuelle (transsexuelle, réparatrice, cosmétique)… Se pourrait-­il alors que la « science de la femme » en vienne à se dissoudre, à la faveur d’une redistribution de ses objets, selon la division médicale classique, en organes, pathologies et problèmes spécifiques ? La sous-­spécialisation accrue tire la gynécologie dans de multiples directions. Mais à lui seul ce processus ne saurait suffire à faire disparaître cette spécialité de l’horizon médical. Encore faudrait-­il que s’estompe la logique socioculturelle selon laquelle, longtemps après que l’expression est tombée en désuétude, les femmes demeurent « le sexe ». Renvois aux notices : Âge ; Contraception et avortement ; Organes sexuels ; Puberté ; Santé.

Bibliographie Bajos N., Ferrand M. et Andro A. (2008), « La sexualité à l’épreuve de l’égalité », in Bajos N. et Bozon M., Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte, p. 545‑576. Borell M. (1985), « Organotherapy and the emergence of reproductive endocrinology », Journal of the History of Biology, vol. 18, n° 1, p. 1‑30. Burton-­Jeangros C. (2010), « Les femmes enceintes confrontées à l’information et aux risques », in Manaï D., Burton-­Jeangros C. et Elger B. (dir.), Risques et informations dans le suivi de la grossesse. Droit, éthique et pratiques sociales, Berne/Bruxelles, Stämpfli/Bruylant, p. 177‑212.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 290

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Gynécologie

290

07/02/2017 09:23:32

291

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Dagnaud M. et Mehl D. (1988), « Les gynécologues 1 : une profession sous influence », Sociologie du travail, vol. 30, n° 2, p. 271‑285. Davis K. (2007), The Making of Our Bodies, Ourselves. How Feminism Travels Across Borders, Durham/Londres, Duke University Press. Donnison J. (1988), Midwives and Medical Men. A History of the Struggle for the Control of Childbirth, Londres, Historical Publications. Gardey D. (2015), « Genre, corps et biomédecine », in Pestre D. et Bonneuil C. (dir.), Histoire des sciences et des savoirs. Tome III : Le Siècle des technosciences, Paris, Le Seuil, p. 361‑379. Gardey D. et Löwy I. (2000), « Pour en finir avec la nature », in Gardey D. et Löwy I. (dir.), L’Invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Éditions des Archives contemporaines, p. 9‑28. Guyard L. (2010), « Chez la gynécologue. Apprentissage des normes corporelles et sexuelles féminines », Ethnologie française, vol. 40, n° 1, p. 67‑74. Honegger C. (1991), Die Ordnung der Geschlechter. Die Wissenschaften vom Menschen und das Weib 1750‑1850, Francfort, Campus Verlag. Kapsalis T. (1997), Public Privates. Performing Gynecology from Both Ends of the Speculum, Durham/Londres, Duke University Press. Kaufert P. A. et McKinlay S. M. (1985), «  Estrogen-­replacement therapy : the production of medical knowledge and the emergence of policy », in Levin E. et Olesen V. (dir.), Women, Health, and Healing. Toward a New Perspective, New York/Londres, Tavistock Publications, p. 113‑138. Knibiehler Y. (1976), « Les médecins et la “nature féminine” au temps du code civil », Annales ESC, vol. 31, n° 4, p. 824‑845. Langston N. (2010), Toxic Bodies. Hormone Disruptors and the Legacy of DES, New Haven/Londres, Yale University Press. Lerat M. F., Moulin J., Lopes P. et Magnin P. (1984), « Les gynécologues et les obstétriciens en France. Évolution démographique au cours de la période 1970‑1983. Perspectives d’avenir », Journal de gynécologie, ­obstétrique et biologie de la reproduction, vol. 13, n° 3, p. 333‑344. Löwy I. (2006), L’Emprise du genre. Masculinité, féminité, inégalité, Paris, La Dispute/SNEDIT. Marks L. V. (2001), Sexual Chemistry. A History of the Contraceptive Pill, New Haven, Yale University Press. McGregor D. K. (1998), From Midwives to Medicine. The Birth of American Gynecology, New Brunswick/Londres, Rutgers University Press. Mitchinson W. (2013), Body Failure. Medical Views of Women, 1900‑1950, Toronto/Buffalo/Londres, University of Toronto Press. Morantz-­Sanchez R. (1999), Conduct Unbecoming a Woman. Medicine on Trial in Turn-­of-­the-­Century Brooklyn, New York/Oxford, Oxford University Press. Moscucci O. (1990), The Science of Woman. Gynaecology and Gender in England 1800‑1929, Cambridge/New York/Melbourne, Cambridge University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 291

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Gynécologie

07/02/2017 09:23:32

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

O’Dowd M. J. et Philipp E. E. (1994), The History of Obstetrics & Gynaecology, New York/Londres, Parthenon Publishing Group. Oudshoorn N. (1994), Beyond the Natural Body. An Archeology of Sex Hormones, New York/Londres, Routledge. Pizzini F. (1991), « Communication hierarchies in humour : gender differences in the obstetrical/gynaecological setting », Discourse & Society, vol. 2, n° 3, p. 477‑488. Schiebinger L. (1989), The Mind Has No Sex ? Women in the Origins of Modern Science, Cambridge/Londres, Harvard University Press. Scull A. et Favreau D. (1987), « Médecine de la folie ou folie de médecins : controverse à propos de la chirurgie sexuelle au xixe siècle », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 68, p. 31‑44. Shorter E. (1982), A History of Women’s Bodies, New York, Basic Books. Sievert L. L., Saliba M., Reher D., Sahel A., Hoyer D., Deeb M. et Obermeyer C. M. (2008), « The medical management of menopause : a four country comparison of urban care », Maturitas, vol. 59, n° 1, p. 7‑21. Sledziewski E. G. (1991), « Révolution française. Le tournant », in Fraisse G. et Perrot M. (dir.), Histoire des femmes en Occident. Tome IV : Le e xix  siècle, Paris, Plon, p. 43‑56. Zetka J. R. Jr. (2011), « Establishing specialty jurisdictions in medicine : the case of American obstetrics and gynaecology », Sociology of Health & Illness, vol. 33, n° 6, p. 837‑852.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 292

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Gynécologie

292

07/02/2017 09:23:32

Handicap

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Le « handicap » est une question nouvelle pour les sciences sociales françaises qui s’intéressent au genre et à la sexualité. Elle n’est apparue que très récemment dans des ouvrages de synthèse, comme le Diction‑ naire des sexualités [Mossuz-­Lavau, 2014]. Il faut attendre Introduction à la sociologie du handicap [Ville, Ravaud et Fillion, 2014] pour qu’un ouvrage de synthèse français s’intéresse frontalement à la question de la « vie affective, sexuelle et familiale des personnes handicapées » [p. 175]. Le constat est différent pour les sciences sociales anglophones, qui ont largement documenté la question de la sexualité et du genre depuis les années 1990 et se sont donc penchées sur ses intersections avec le handicap. Ainsi, l’Encyclopaedia of Disability [Albrecht, 2006] consacre plusieurs entrées au sida, au féminisme, aux liens avec la théorie queer, au mariage ou encore à l’industrie du sexe et des sex therapies. La plupart des encyclopédies et dictionnaires anglophones sur le genre et la sexualité – par exemple The Encyclopaedia of Sex and Gender [Malti-­Douglas, 2007], Encyclopaedia of Gender and Society [O’Brien, 2009] ou The Wiley-­Blackwell Encyclopedia of Gender and Sexuality Studies [Naples, 2015] – comportent des notices sur la feminist disability theory, la sexualité des personnes en situation de handicap ou encore la fétichisation du handicap [voir aussi McRuer et Mollow, 2012]. Pour cette contribution, nous privilégions une répartition thématique, en abordant dans un premier temps les intersections entre handicap et genre, puis celles entre handicap et sexualité, tout en s’intéressant à l’articulation de ces différents champs d’analyse. Le genre du handicap Les femmes déclarent plus souvent des déficiences que les hommes (42,2 % contre 38,3 %) [Ravaud et Ville, 2003]. Plus précisément, elles sont plus souvent touchées par des déficiences motrices et mentales,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 293

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Pierre Brasseur

07/02/2017 09:23:32

Handicap

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

bien que le rapport s’inverse pour les déficiences sensorielles (comme les déficiences auditives). Toutefois, au sein de chacune de ces grandes catégories, certaines déficiences ou pathologies sont davantage citées par les hommes ou les femmes. Par exemple, on constate dans l’enquête de l’Insee Handicap, Incapacité, Dépendance (HID) que les hommes déclarent davantage de troubles du comportement ou de légers retards mentaux, et les femmes davantage de troubles dépressifs ou de désorientation spatiale. Jean-­François Ravaud et Isabelle Ville [2003] expliquent ce constat par l’origine des déficiences : les hommes sont légèrement plus victimes d’accidents du travail et moins d’accidents domestiques. A contrario, les femmes sont surreprésentées dans les cas de déficiences liées à une maladie. Plusieurs raisons à cela : au-­delà de la répartition genrée des tâches domestiques et professionnelles, la question du handicap se mêle ici à la question de la vieillesse. Les femmes meurent plus âgées et vivent plus longtemps avec une incapacité que les hommes (en France, les ­trois q­ uarts des nonagénaires sont des femmes). D’autres effets du genre sont constatés sur les conditions de vie de la personne en situation de handicap : les garçons sont plus souvent scolarisés en établissements spécialisés que les filles ; les femmes en situation de handicap sont moins souvent en emploi que les femmes de la population générale et, a fortiori, que les hommes (handicapés ou non) ; en outre, elles sont davantage gênées dans leurs déplacements et ont moins de pratiques sportives. Les femmes en situation de handicap apparaissent ainsi doublement discriminées. Selon l’Organisation mondiale de la santé, les personnes handicapées ont une probabilité plus grande de ne pas travailler que les personnes valides et sont en général moins bien rémunérées quand elles ont un emploi. Cependant, le taux d’emploi des hommes handicapés (53 %) reste nettement supérieur à celui des femmes handicapées (20 %). La convention de l’ONU sur le droit des personnes handicapées reconnaît que « les femmes et les filles handicapées courent souvent, dans leur famille comme à l’extérieur, des risques plus élevés de violence, d’atteinte à l’intégrité physique, d’abus, de délaissement ou de défaut de soins, de maltraitance ou d’exploitation » [Nations unies, 2006]. La sociologue Nicole Diederich, qui a consacré une partie de ses recherches à la gestion sociale de la sexualité des personnes dites « déficientes mentales », relève que ces personnes sont plus vulnérables aux abus sexuels et aux rapports incestueux. Être en situation de handicap renforce donc le risque d’être victime de violences sexuelles ou de harcèlement, et plus particulièrement pour les filles ayant un polyhandicap. « Le sort d’une femme “handicapée mentale” n’est pas identique à celui d’un homme […]. On constate les mêmes discriminations que pour la

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 294

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

294

07/02/2017 09:23:32

Handicap

295

population générale mais considérablement exacerbées car une femme handicapée, surtout lorsque sa famille est inexistante ou défaillante, a très peu de valeur sociale » [Diederich, 2006, p. 89]. Les femmes en situation de handicap font aussi l’expérience des violences sexuelles et physiques sur des périodes plus longues que les femmes valides [Nosek et al., 2001].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Cette configuration spécifique de l’expérience des personnes en situation de handicap, notamment celle des femmes, a amené à s’interroger sur la façon dont les féminismes prenaient en charge la question du handicap. « Nous avons besoin d’une théorie féministe du handicap », affirmait Susan Wendell dès 1989 [notre traduction]. Dans un article qui mêle autobiographie et analyse théorique, elle observe que le handicap partage de nombreux points communs avec l’oppression des femmes, et notamment des injonctions corporelles très fortes. Concernant les hommes en situation de handicap, ils ne peuvent que difficilement se conformer aux normes de masculinités hégémoniques [Shuttleworth, Wedgwood et Wilson, 2012]. Le sociologue français Pierre Dufour [2013], lui-­même en situation de handicap, note à partir d’entretiens menés auprès d’hommes avec des déficiences motrices que le fauteuil de l’homme handicapé fait douter de sa masculinité. Le handicap « doit se faire oublier » quand on est un homme en fauteuil. « Se faire oublier en doublant puis en disparaissant au loin sur le trottoir, mais également se faire oublier en érigeant la vitesse et le muscle comme normes » [p. 81]. Le constat est le même si l’on inverse la problématique : les questions féministes tendent à être passées sous silence au sein des mouvements sociaux du handicap. Comme le résume Margaret Lloyd, « les femmes handicapées ont été prises entre, d’un côté, une analyse et un mouvement dans lesquels elles étaient invisibilisées en tant que femmes, et d’un autre un mouvement dans lequel leur handicap a été ignoré ou subsumé » [Lloyd, 2001, p. 716, notre traduction]. Le lien entre féminisme et handicap a été peu discuté en France et dans la production scientifique francophone. Ainsi, Dominique Masson [2013] regrette le peu d’intérêt porté par les théoriciennes et chercheuses féministes au sujet des femmes en situation de handicap. Rosemarie Garland-­Thomson [2006] déplore, elle, le manque de connaissance des théories féministes au sein des disability studies, mais aussi que les études féministes ne voient pas dans le handicap une identité mobilisable au même titre que l’âge, la race ou la classe. Elle appelle à l’intégration de l’« ability/disability system » dans les analyses féministes et la constitution de feminist disability studies. Les ques-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 295

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Féminisme et handicap

07/02/2017 09:23:32

Handicap

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

tionnements portant sur l’opposition entre sexe (biologique, « naturel ») et genre (social) pourraient ainsi croiser les problématiques autour d’une déficience « naturelle » et d’un handicap social. Le handicap, « comme le genre, […] est construit socialement à partir de la réalité biologique » [Wendell, 1989, p. 194, traduit par Masson, 2013, p. 113]. Cette prise en compte du handicap comme discrimination supplémentaire a été théorisée par Adrienne Asch et Michelle Fine [1985] : s’il est incontestable que les femmes et hommes handicapés ne partagent pas les mêmes opportunités de vie, on peut faire le même constat entre les femmes valides et celles en situation de handicap. Les femmes handicapées, à la différence des hommes handicapés et des femmes valides (et évidemment des hommes valides), expérimentent ce que Asch et Fine appellent l’expérience du « rolelessness », c’est-­à-­dire l’absence de rôles sociaux valorisés. Les femmes handicapées sont confrontées au sexisme, mais à la différence des femmes valides elles sont privées des potentialités de vie auxquelles ont accès ces dernières : « Il est très difficile de rejeter un rôle que vous n’avez jamais eu. Il y a une grande différence entre un mari handicapé et une conjointe handicapée. Un mari handicapé a besoin d’une femme pour s’occuper de lui, mais une femme handicapée n’est pas vue par la société comme pouvant s’occuper d’un mari qui n’est pas handicapé » [Hanna et Rogovsky, 1991, p. 56, notre traduction]. D’autres chercheuses montrent aussi que la volonté des féministes valides de se battre contre les rôles attribués traditionnellement aux femmes (mère ou femme au foyer, par exemple) amène certaines femmes en situation de handicap à se battre sur le marché de l’emploi contre les hommes, et contre les femmes valides. Ainsi, en Inde, les femmes en situation de handicap sont considérées comme non mariables (car handicapées) et ne peuvent pas se conformer aux rôles « traditionnels » dédiés aux femmes, à savoir la maternité et la charge de l’espace domestique. Pour Anita Ghai [2003], les féministes indiennes valides, en analysant l’oppression des femmes uniquement au travers du prisme de rôles genrés « traditionnels » (être femme, c’est être mère), ignorent l’oppression spécifique des femmes handicapées. Wendell [1996] montre dans un même mouvement que les approches féministes contemporaines sont traversées par le capacitisme – à savoir des pratiques et un environnement qui favorisent les modes de penser et de faire des valides. Ainsi, il est difficile pour les femmes en situation de handicap d’être pleinement associées aux autres modèles alternatifs, comme celui de la femme indépendante qui travaille à sa carrière et au soin de ses enfants, puisque ces modèles nécessitent justement d’être valide, d’avoir assez d’énergie et/ ou d’organiser un système d’assistance humaine et technique (et donc des moyens financiers suffisants). C’est ce que Margaret Lloyd [2011]

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 296

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

296

07/02/2017 09:23:32

297

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

appelle aussi la « no win » situation : un modèle alternatif est souhaitable, mais, s’il est créé par les valides, il y a alors un risque qu’il soit encore inaccessible aux femmes handicapées. Enfin, les disability studies ont contribué à un débat important dans les écrits féministes : le care. Des chercheurs et chercheuses travaillant sur le handicap reprochent ainsi à une partie des théoricien·ne·s du care (généralement non handicapé·e·s) de rendre invisibles les expériences des personnes en situation de handicap. Les théories du care ne prendraient pas assez en compte les situations de dépendance extrême, notamment des personnes qui ont peu d’autonomie. Certain·e·s auteur·e·s [Finkel­ stein, 1998 ; Shakespeare, 2000] vont jusqu’à considérer le care comme une théorie de la domination des personnes en situation de handicap. Comme le résument Myriam Winance, Aurélie Damamme et Emmanuelle Fillion dans l’introduction de deux numéros de la revue Alter autour de « Care et Handicap » [2015] : « Afin de mettre l’accent sur la volonté de contrôle et d’autonomie des personnes handicapées dans leur vie quotidienne, ces auteurs ont défendu la mise en œuvre d’une relation formalisée et fonctionnelle d’aide, de nature contractuelle, excluant toute dimension émotionnelle. À l’idée de care, ils ont opposé des termes tels que help, support ou personal assistance. » Jenny Moris, Tom Shakespeare et d’autres ont alors rejeté le concept de care, affirmant qu’il donne à voir les personnes en situation de handicap comme des êtres passifs et dépendants, matériellement et affectivement, ce qui ne favorise pas un possible empowerment. Aussi, ces auteur·e·s insistent sur l’importance de laisser les personnes en situation de handicap décider ce qui est bon pour elles, ce que traduit le slogan « Nothing about us without us ». Ces positionnements, parfois très tranchés quant au concept de care, ont depuis été nuancés et discutés, notamment dans les écrits d’Eva Kittay [1999] où elle interroge la différence entre dépendance, asymétrie et domination [voir aussi Hughes et al., 2005]. Une sexualité « handie » ? Aujourd’hui, il n’y pas de mouvement d’opposition catégorique à l’exercice de la sexualité des personnes handicapées, même mentales. Nous ne sommes plus dans la situation du début du xxe siècle où l’on prévenait l’accès à une sexualité dite normale (entendre « procréatrice ») aux « infirmes » ou aux « débiles », par peur de dégénérescence de la race [Carol, 1995]. On est peu à peu passé à un régime de tolérance, puis d’accompagnement de la sexualité des personnes en situation de handicap [Brasseur, 2014]. Ce mouvement de valorisation de l’accès à la sexualité pour les personnes handicapées ne veut pas pour autant dire

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 297

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Handicap

07/02/2017 09:23:32

Handicap

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

que tous les obstacles ont été dépassés : la sexualité des personnes handicapées ainsi que ses « conséquences » restent toujours extrêmement surveillées. De fait, les personnes handicapées ne sont pas des êtres asexués. Cependant, des représentations sociales négatives de leur sexualité perdurent. C’est ce qu’ont montré en 1983 Alain Giami, Chantal Humbert et Dominique Laval dans un ouvrage resté célèbre, L’Ange et la Bête. Dans cette étude, les représentations de la sexualité des personnes « handicapées mentales » oscillent entre deux figures extrêmes : l’ange asexué évoqué par les parents des enfants handicapés ou la bête qui ne peut contrôler sa sexualité dépeinte par les éducateurs spécialisés. Trente ans après, Lucie Nayak [2013] a mené de nouveau une enquête similaire : à partir d’entretiens avec des professionnel·le·s et des personnes en situation de handicap, la sociologue conclut que la figure de l’ange asexué disparaît au profit d’une autre représentation, celle de la personne handicapée en tant qu’individu doté de droits. En effet, la société insiste de plus en plus sur l’importance de la sexualité comme élément déterminant de la bonne santé, ce dont témoigne le développement d’une rhétorique valorisant la santé sexuelle. Cette notion a été fortement mobilisée dans les récents débats français autour de l’assistance à la sexualité [Brasseur, 2016]. En France, elle est entrée en contradiction avec les idées défendues par les féministes majoritaires, en particulier dans le mouvement abolitionniste, associant la question de l’assistance sexuelle à la prostitution [voir la notice « Prostitution »]. L’organisation institutionnelle de la sexualité des personnes en situation de handicap est une question sensible, dans un contexte français où le handicap est encore majoritairement pris en charge par des institutions spécialisées – d’autres pays, à l’image du Canada, favorisent davantage la vie « en dehors ». Le cadre institutionnel rend ainsi difficile la possibilité d’avoir une vie sexuelle, même dans ses premiers moments de flirt : l’architecture, l’absence de lits médicalisés pour deux personnes en compliquent grandement l’accès. Une fois le couple constitué, il faut savoir négocier son intimité avec l’institution. Par exemple, dans les centres de rééducation, le couple déjà formé doit s’adapter à l’organisation temporelle du centre (temps du soin et des visites des autres proches), faisant de la chambre un espace possible d’intimité conjugale, mais seulement par intermittence [Berthou, 2012]. Cette pression institutionnelle se révèle également dans la maternité. Comme l’a montré Christine Gruson [2012], les femmes étiquetées déficientes mentales sont constamment obligées de montrer aux travailleurs sociaux qu’elles sont de « bonnes mères ». Malgré le regain d’intérêt pour l’articulation entre handicap et sexualité, principalement lié aux projets de mise en place d’une assistance

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 298

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

298

07/02/2017 09:23:32

299

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

sexuelle en France [Brasseur et Detuncq, 2014], les pratiques sexuelles des personnes en situation de handicap sont peu documentées. L’étude sur le Comportement sexuel des Français (CSF) ne permet pas d’identifier si l’enquêté·e est en situation de handicap. Dans un mouvement inverse, les enquêtes autour du handicap (l’HID, par exemple) ne comportent pas de questions portant directement sur la sexualité. Toutefois, certaines données (le fait d’avoir un enfant ou de se déclarer en couple) permettent de « deviner » l’activité sexuelle des enquêté·e·s. On apprend alors que vivre dans un établissement spécialisé exerce un effet négatif sur la possibilité d’avoir des relations. En France, moins de 25 % des personnes en situation de handicap vivant en institution ont une ou des relation(s), contre 90 % de la population générale [Colomby et Giami, 2008]. Cependant, il faut savoir distinguer le moment d’apparition du handicap [Banens et al., 2007] : si la déficience apparaît après la mise en couple, il y a peu d’incidence sur une possible séparation, voire un effet protecteur pour les générations les plus anciennes (divorçant moins que les valides). D’après la National Study of Women with Physical Disa‑ bilities [Nosek et al., 2001], près de 90 % des femmes en situation de handicap aux États-­Unis ont eu au moins une relation romantique, d’amour ou ont été mariées. La moitié des femmes interrogées sont dans une relation sérieuse au moment de l’interview, contre 64 % des femmes valides. Et 94 % des femmes en situation de handicap ont eu au moins une activité sexuelle avec un partenaire au cours de leur vie. Cette situation spécifique des personnes handicapées peut s’expliquer par le manque de modèles amoureux et/ou sexuels offerts par la société aux personnes en situation de handicap. Selon Margrit Shildrick [2007], les médias accordent peu de place à des représentations positives de la sexualité des personnes en situation de handicap. Paul Longmore [2003] constate que l’on a longtemps attribué aux personnes handicapées, dans le cinéma hollywoodien, des rôles de méchants, de monstres ou de suicidaires ; lorsque la sexualité des hommes handicapés est représentée, elle l’est le plus souvent sous l’angle d’une menace. D’autres films insistent sur l’incapacité des « infirmes » à avoir des relations sexuelles : leur instabilité émotionnelle les empêche d’aimer alors même que des valides ont envie de les fréquenter. « Encore une fois, les divertissements populaires inversent la réalité sociale et permettent aux téléspectateurs non handicapés d’ignorer leur anxiété et leurs préjugés à propos des personnes handicapées » [p. 142, notre traduction]. La notion d’accessibilité sexuelle [sexual access] est développée en réaction à ce constat par Russell Shuttleworth et Linda Mona [2002] : ils affirment la nécessité d’une expertise sur les supports psychologiques,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 299

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Handicap

07/02/2017 09:23:32

Handicap

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

sociaux et culturels qui informent, nourrissent et promeuvent la sexualité en général ou celles des personnes handicapées. L’éducation à la sexualité des personnes en situation de handicap est une autre raison avancée pour expliquer cette spécificité « handie » en matière de sexualité. Comme a pu le montrer White [2003] à propos des malvoyants ou Löfgren-­Martenson [2012] chez les jeunes déficients mentaux, leur éducation à la sexualité, quand elle existe, se fait la plupart du temps par le biais d’outils hétéronormatifs, invisibilisant les LGBT+ et leurs sexualités. Ces outils parlent peu de la sexualité comme relevant du plaisir, du désir ou de l’intimité, pour se focaliser sur ses risques (MST, grossesses non désirées, etc.). La question de la santé sexuelle dissimule les autres problématiques liées à la sexualité, mais reste centrale pour l’expérience des personnes handicapées. En effet, les centres de santé sexuelle ou gynécologique sont difficilement accessibles, la documentation est peu adaptée aux personnes à mobilité réduite ou avec des handicaps sensoriels. Aussi, les professionnel·le·s de santé peuvent-­ils et elles refuser de soigner des personnes en situation de handicap et, parmi elles, cette discrimination se porte encore davantage sur les femmes. La National Study of Women with Physical Disabilities [Nosek et al., 2001], grande enquête menée par le Center for Research on Women with Disabilties entre 1992 et 1996, a confirmé les conclusions déjà établies par une importante littérature grise : « Les femmes avec une déficience physique, particulièrement celles avec des dysfonctions graves, ne reçoivent pas la même qualité de soin gynécologique que leurs comparses valides. […] Elles sont aussi plus susceptibles d’être soumises à des ablations de l’utérus, pour des raisons non médicales » [p. 17, notre traduction]. Les personnes en situation de handicap, une « minorité sexuelle » ? Historiquement, l’intérêt pour la sexualité des personnes handicapées est apparu sous un angle individuel et médical. À partir des années 1950, se développent les études américaines qui explorent la possible réhabilitation des fonctions sexuelles des hommes et femmes en situation de handicap. D’un point de vue politique, la sexualité a longtemps constitué un front secondaire par rapport à d’autres luttes comme l’accessibilité ou l’emploi. Mais l’émergence des disability studies, aux États-­Unis et en Grande-­Bretagne à partir des années 1990, a remis en cause le modèle médical du handicap et a promu un modèle social : si la personne est en situation de handicap, ce n’est pas au nom de caractéristiques individuelles et biologiques, mais parce que l’environnement n’est pas adapté. Il faut donc agir sur les structures sociales et politiques. C’est dans ce

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 300

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

300

07/02/2017 09:23:32

301

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

cadre que la sexualité des personnes en situation de handicap s’est politisée. À la fin des années 1980, les travaux se multiplient, notamment ceux d’Ann Finger [1992] ou de Barbara Waxman : elles y déplorent une dépolitisation de la question sexuelle au profit d’une focalisation excessive sur l’individu, où la réadaptation fonctionnelle du corps prend le pas sur des actions structurelles. Or « nous sommes plus préoccupés par le fait d’être aimé et de trouver un partenaire sexuel que par le fait de pouvoir monter dans un bus » [Waxman, 1994, p. 83, notre traduction]. Mais l’un des actes les plus importants de cette politisation réside dans la publication du livre de Tom Shakespeare, Kath Gillespie-­Sells et Dominic Davies [1996], qui propose une approche critique de cette articulation entre handicap et sexualité, en Grande-­Bretagne. L’une des principales contestations des trois auteur·e·s tourne autour des experts « handicap et sexualité », trop souvent incarnés par la figure du médecin valide. Ils et elle revendiquent alors une approche sociale de la sexualité et insistent sur l’importance d’écouter les personnes en situation de handicap parler de leur propre sexualité. Queer et crip : approches critiques La question de savoir si les « handis » sont une minorité sexuelle à part entière a été discutée, notamment par Tobin Siebers [2008]. Pour ce philosophe étatsunien, les « handis » sont des minorités sexuelles puisque l’étude de leur sexualité fait ressortir de nombreuses similarités avec l’étude de l’homosexualité et de la transexualité : naturalisation de la différence, médicalisation, pathologisation des individus, discriminations, etc. « Tous ces sous-­groupes sont considérés comme existant en dehors du champ de la reproduction. Leur sexualité n’est pas seulement considérée comme sans but, mais dangereuse, immorale et perverse » [Waxman-­Fiduccia, 1999, p. 280, notre traduction]. De même, Robert McRuer [2006], détournant le concept d’Adrienne Rich de « contrainte à l’hétérosexualité », évoque une « contrainte à la validité » [able-­bodiedness]. Au même titre que nous vivons dans une société hétérosexiste, où tout le monde est présumé hétérosexuel jusqu’à preuve du contraire, les normes des valides sont aujourd’hui hégémoniques et naturalisées. Le corps valide est une obligation et l’ensemble des rapports sociaux contemporains est évalué selon les critères naturalisés du corps valide : autonomie, déplacement, rapport au corps, etc. Le corps valide, comme l’hétérosexualité, s’apparente à une « non-­identité », un universel neutre. Dans un premier temps, la théorie queer a peu abordé la question du handicap. Plusieurs auteur·e·s regrettent l’absence de réflexion

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 301

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Handicap

07/02/2017 09:23:32

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

sur les gays [Butler, 1999] et les lesbiennes [O’Toole, 2000] dans le champ du handicap. C’est dans ce cadre que s’est développée la crip theory. Théorisée par McRuer [2006], cette réflexion cherche à critiquer la normalisation du corps valide « afin de questionner l’ordre des choses, et voir et comprendre comment et pourquoi cela a été construit et naturalisé ; comment cela a été intégré dans un ensemble de relations économiques, sociales et culturelles ; et comment cela peut changer » [McRuer, 2006, p. 2, notre traduction]. Les chercheurs s’appuient sur la tradition critique des études queer. Comme « queer », « cripple » est un terme ancien et péjoratif pour désigner les personnes ayant une incapacité d’un ou plusieurs membres. Si le terme a été de moins en moins utilisé en anglais au cours du xxe siècle dans son sens premier, car jugé trop stigmatisant, il a été réapproprié par les activistes afin d’inverser le stigmate, pour mettre en avant une crip culture et organiser des crip prides. D’autres auteur·e·s insistent ainsi sur le potentiel subversif du handicap sur les normes de la sexualité. Les normes sexuelles contemporaines décrivent le rapport sexuel ordinaire comme effectué presque exclusivement dans une relation monogame entre adultes valides de sexes opposés qui pratiquent leur sexualité en privé, principalement de façon génitale et basée sur la reproduction. Or, comme l’a montré Shildrick [2007], si certaines minorités sont dans une opposition politique à ces normes, d’autres, et notamment des personnes en situation de handicap, ne peuvent pas se conformer à celles-­ci, ne serait-­ce que d’un point de vue pratique. Ainsi, avoir des expériences génitales, formuler verbalement des désirs ou arriver à se positionner correctement pour pénétrer ou être pénétré·e n’est pas à la portée de tous et de toutes. Cette position sur le côté, « liminale » diraient les théoriciens du handicap, c’est-­ à-­dire ni vraiment en dehors ni vraiment dedans, permet de jouer avec la marge et, éventuellement, de se détacher plus facilement des stéréotypes de genre. « Dans leur façon d’agir, dans leur façon de faire l’amour, dans leur façon de s’habiller, [les personnes handicapées] se sentent libres de jouer avec les rôles, les images et les façons de vivre » [Shakespeare, Gillespie et Davies, 1996, p. 65, notre traduction]. Renvois aux notices : Care ; Éducation sexuelle ; Poids ; Queer ; Santé ; Séduction ; Technologie.

Bibliographie Albrecht G. L. (dir.) (2006), Encyclopaedia of Disability. Vol. 1‑5, Thousand Oaks, Sage Publications.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 302

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Handicap

302

07/02/2017 09:23:32

303

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Asch A. et Fine M. (1985), « Disability woman : sexism without the pedestal », in Deegan M. J. et Brooks A. N. (dir.), Women and Disability. The Double Handicap, New Brunswick, Transaction Books. Banens M., Marcellini A., Le Roux N., Fournier L. S., Mendès-­Leite R. et Thiers-­Vidal L. (2007), « L’accès à la vie de couple des personnes vivant avec un problème de santé durable et handicapant : une analyse démographique et sociologique », Revue française des Affaires sociales, n° 2, p. 57‑82. Berthou A. (2012), « Quand l’un reçoit l’autre. La reconstruction de l’intimité conjugale au sein d’un centre de rééducation », Alter. Revue euro‑ péenne de recherche sur le handicap, vol. 6, n° 2, p. 188‑200. Brasseur P. (2014), « Une vocation à aimer l’invalide. La mobilisation ratée de Jean Adnet », Genre, sexualité & société, n° 11. ‒ (2016), « La sexualité des personnes en situation de handicap comme problème public et politique (1950‑2015) », in De Luca Barrusse V. et Le Den M. (dir.), Les Politiques de l’éducation à la sexualité en France. Avancées et résistances, Paris, L’Harmattan, p. 123‑144. Brasseur P. et Detuncq P. (2014), « L’assistance sexuelle : qu’est-­ce à dire ? Quels enjeux ? », Vie sociale et Traitements, vol. 3, n° 123. Butler R. (1999), « Double the trouble or twice the fun ? Disabled bodies in the gay community », in Butler R. et Hester Parr H. (dir.), Body Spaces. Geographies of Illness, Impairment and Disability, New York, Routledge, p. 203‑220. Carol A. (1995), Histoire de l’eugénisme en France, Paris, Le Seuil. Colomby P. de et Giami A. (2008), « Relations socio-­sexuelles des personnes handicapées vivant en institution ou en ménage : une analyse secondaire de l’enquête (HID) », ALTER. Revue européenne de Recherche sur le Handicap, n° 2, p. 109‑13. Damamme A., Fillion E. et Winance M. (dir.) (2015), « Care et handicap. 1re partie : Les enjeux et ambivalences du “prendre soin” », ALTER. Revue européenne de Recherche sur le Handicap, vol. 9, n° 3, p. 163‑264. Diederich N. (2006) « La banalisation des violences sur les femmes handicapées mentales », Chronique féministe, n° 95‑97, p. 88‑92. Dufour P. (2013), L’Expérience handie. Handicap et virilité, Grenoble, PUG. Fiduccia W. et Barbara F. (1999), « Sexual imagery of physically disabled women : erotic ? Perverse ? Sexist ? », Sexuality and Disability, vol. 17, n° 3, p. 277‑282. Finger A. (1992), « The forbideen fruit : why shouldn’t disabled people have sex parents ? », The New Internationalist, n° 233. Finkelstein V (1998), « Re-­thinking care in a society providing equal opportunities for all », Communication pour l’Organisation mondiale de la Santé, 3 mars, . Foucault M. (1981), « De l’amitié comme mode de vie », Gai Pied Hebdo, n° 25, avril.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 303

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Handicap

07/02/2017 09:23:32

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Garland-­Thomson R. (2006), « Integrating disability, transforming feminist theory », in Lennard D. (dir.), The Disability Studies Reader, New York, Routledge, p. 333‑353. Ghai A. (2003), (Dis)Embodied Form. Issues of Disabled Women, New Delhi, Har-­Anand Publications. Giami A., Humbert-­Viveret C. et Laval D. (1983), L’Ange et la Bête. Représentation de la sexualité des handicapés mentaux par les parents et les éducateurs, Paris, Éditions du CTNERHI. Gruson C. (2012), « Expériences de maternité des femmes étiquetées “handicapées mentales”. Une situation liminaire permanente », thèse de doctorat en sociologie, université Lille-­1. Hanna W. J. et Rogovsky B. (1991), « Women with disabilities : two handicaps plus », Disability Handicap and Society, n° 46, p. 49‑63. Hughes B., McKie L., Hopkins D. et Watson N. (2005), « Love’s labours lost ? Feminism, the disabled people’s movement and an ethic of care », Sociology, vol. 39, n° 2, p. 259‑275. Kittay E. F. (1999), Love’s Labor. Essays on Women, Equality and Dependency, New York, Routledge. Lloyd M. (2001) « The politics of disability and feminism : discord or synthesis ? », Sociology, vol. 35, n° 3, p. 715‑728. Longmore P. (2003), Why I Burned My Book and Other Essays on Disability, Philadelphie, Temple University Press. Löfgren-­Martenson L. (2012), « “I want to do it right !” A pilot study of Swedish sex education and young people with intellectual disabilities », Sexuality and Disability, vol. 30, n° 2, p. 209‑225. Malti-­Douglas F. (2007), The Encyclopaedia of Sex and Gender, Detroit, Macmillan Reference USA. Masson D. (2013), « Femmes et handicap », Recherches féministes, vol. 26, n° 1, p. 111‑129. McRuer R. (2006), Crip Theory. Cultural Signs of Queerness and Disability, New York, New York University Press. McRuer R. et Mollow A. (dir.) (2012), Sex and Disability, Durham, Duke University Press. Mossuz-­Lavau J. (2014), Dictionnaire des sexualités, Paris, Robert Laffont. Naples N. (dir.) (2015), The Wiley-­Blackwell Encyclopaedia of Gender and Sexuality Studies, Chichester, Wiley-­Blackwell. Nations unies (2006), Convention relative aux droits des personnes handica‑ pées et Protocole facultatif, 13 décembre. Nayak L. (2013), « Une logique de promotion de la “santé sexuelle”. L’assistance sexuelle en Suisse », Ethnologie française, vol. 43, n° 3, p. 461‑468. Nosek M. A., Howland C. A., Rintala D. H., Young M. E. et Chanpong G. F. (2001), « National study of women with physical disabilities : final report », Sexuality and Disability, vol. 19, n° 1, p. 5‑39. O’Brien J. (dir.) (2009), Encyclopaedia of Gender and Society, Newbury Park, Sage Publications.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 304

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Handicap

304

07/02/2017 09:23:32

305

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

O’Toole C. J. (2000), « The view from below : developing a knowledge base about an unknown population », Sexuality and Disability, vol. 18, n° 3, p. 207‑224. Ravaud J.-­F. et Ville I. (2003), « Les disparités de genre dans le repérage et la prise en charge des situations de handicap », Revue française des Affaires sociales, n° 1‑2, p. 225‑253. Shakespeare T. (2000), « The social relations of care », in Lewis G., Gewirtz S. et Clarke J. (dir.), Rethinking Social Policy, Londres/ Thousand Oaks, Sage, p. 52‑65. Shakespeare T., Gillespie-­Sells K. et Davies D. (1996), The Sexual Politics of Disability, Londres, Cassell. Shildrick M. (2007), « Contested pleasures : the socio-­political economy of disability and sexuality », Journal of Sexuality Research & Social Policy, vol. 3, n° 3, p. 51‑75. Shuttleworth R., Wedgwood N. et Wilson N. J. (2012) « The dilemma of disabled masculinity », Men and Masculinities, n° 15, p. 174‑194. Shuttleworth R. et Mona L. (2002), « Toward a focus on sexual access in disability and sexuality advocacy and research », Disability Studies Quarterly, vol. 22, n° 3, p. 2‑9. Siebers T. (2008) « Sexual culture for disabled people », Disabilty Theory, Ann Arbor, University of Michigan, p. 135‑56. Ville I, Ravaud J.-­F. et Fillion E. (2014), Introduction à la sociologie du handicap, Louvain-­la-­Neuve, De Boeck. Waxman B. (1994), « It’s time to politicize our sexual oppression », in Barrett S. (dir.), The Ragged Edge, Louisville, The Avocado Press, p. 82‑87. Wendell S. (1989), « Toward a feminist theory of disability », Hypatia, vol. 4, n° 2, p. 104‑124. ‒ (1996), The Rejected Body. Feminist Philosophical Reflections on Disability, New York, Routledge. White P. (2003), « Sex education : or how the blind became heterosexual », GLQ. A Journal of Lesbian and Gay Studies, vol. 9, n° 1‑2, p. 133‑147.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 305

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Handicap

07/02/2017 09:23:33

Hétéro/homo

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Les termes « hétérosexualité » et « homosexualité » sont forgés en Allemagne à la fin du xixe siècle par le militant homosexuel Karl Maria Kertbeny, qui cherchait à constituer les deux orientations comme des réalités également naturelles et légitimes. Ces termes sont ensuite adoptés par la psychiatrie et la psychanalyse dans des démarches marquées par le souci de pathologiser les déviances, même si elles arrachaient ces dernières à la figure du criminel. Alors que la recherche féministe et les études gaies et lesbiennes ont très tôt appréhendé l’homosexualité comme orientation sexuelle spécifique, l’hétérosexualité a, quant à elle, surtout été théorisée en tant que régime politique d’oppression des femmes et contexte normatif structurant de l’homosexualité [Rubin, 1975 ; Wittig, 1980 ; Rich, 1981 ; Eribon, 1999]. Ces démarches critiques n’en continuaient pas moins de considérer l’hétérosexualité comme un cadre universel et il faut attendre les travaux sur l’« invention de l’hétérosexualité » [Katz, 1996] pour voir étudier celle-­ci en tant que construction historique aux côtés des autres orientations sexuelles. Le régime de l’orientation sexuelle distingue les êtres humains selon un critère central : la relation entre un sujet désirant et un objet désiré, tous deux exclusivement considérés en fonction de leur appartenance de sexe. Désormais hégémonique, ce mode d’identification est pourtant récent. Il reste traversé de tensions qui découlent notamment du fait que le genre structure encore largement en pratique la sexualité, qu’il s’agisse des frontières entre orientations sexuelles ou des asymétries internes à chacune, en lien avec la perpétuation d’un ordre patriarcal inégalitaire. L’émergence de l’orientation sexuelle Comme le rappelle Louis-­George Tin [2008], en Occident la « culture hétérosexuelle » et la célébration de l’amour entre hommes et femmes prennent leur essor au xvie siècle. Chez les hommes nobles, cet essor

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 306

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Sébastien Chauvin et Arnaud Lerch

07/02/2017 09:23:33

307

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

se fait au prix du refoulement d’une culture homosociale chevaleresque jusqu’alors dominante, dont les intenses amitiés viriles sont peu à peu critiquées, soupçonnées ou occultées. C’est pourtant beaucoup plus tard qu’émerge sans ambiguïté la norme d’une « sexualité » hétérosexuelle. Jusqu’à la période victorienne, explique Jonathan Katz [1996], les idéaux masculins et féminins sont d’abord définis non par leur activité sexuelle, mais au contraire par leur distance à la concupiscence. Le désir est en effet anormal s’il ne vise pas exclusivement la procréation : un dictionnaire médical, cité par Katz, définit encore en 1923 l’hétérosexualité comme un « appétit sexuel morbide pour le sexe opposé ». Dans la première moitié du xxe siècle, la sexualité hétérosexuelle perd peu à peu sa dimension pa.thologique et devient l’objet d’une revendication, voire d’une recommandation : sa valorisation dans le mariage est présentée comme un remède contre la dénatalité, un moyen de promouvoir l’intimité matrimoniale et la stabilité familiale. La légitimation du plaisir sexuel qu’implique ce nouveau modèle est permise par l’évolution de la famille qui, de lieu de production et de transmission patrimoniales, se transforme en lieu de consommation et d’usage plus libre de son corps. A contrario, l’ancienne apologie de la pureté – encore défendue à l’époque par certains conservateurs – est désormais accusée d’encourager l’homosexualité en alimentant la « méfiance envers le sexe opposé ». La mise en avant de l’hétérosexualité est alors l’occasion de réaffirmer les frontières entre hommes et femmes : pour Katz, l’obsession de l’époque aux États-­Unis pour l’« opposition » entre les sexes reflète les profondes inquiétudes des hommes quant à leur pouvoir sur les femmes, et l’évolution de leur rôle dans la division du travail productif et domestique. Atina Grossman [1983] a également montré de quelle manière, dans l’Allemagne des années 1920, l’émergence d’un nouvel idéal de la femme hétérosexuelle – désormais douée de désir et épanouie dans son couple – vient répondre au risque de « sécession » incarné par les nombreuses femmes qui ont acquis leur indépendance économique durant la Première Guerre mondiale. Pour ces auteur·e·s, l’émergence de l’hétérosexualité comme norme identitaire répond ainsi à une mutation historique des rapports de pouvoir entre les sexes. Jusque-­là, cependant, l’hétérosexualité légitime est peu ou prou réservée au mariage. Il faut attendre les années 1960 pour que la sexualité entre hommes et femmes se trouve finalement valorisée pour elle-­même, en dehors de toute préoccupation reproductive ou matrimoniale, et qu’ainsi le modèle hétérosexuel arrive à maturité. Ce faisant, l’émergence de l’hétérosexualité a étendu les frontières de la normalité sexuelle, incluant de plus en plus de pratiques dans le champ du non-pathologique (relations extra-­maritales, pratiques sexuelles à visée non procréa-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 307

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Hétéro/homo

07/02/2017 09:23:33

Hétéro/homo

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

tive comme la pénétration anale avec une personne du sexe opposé, etc.), mais renvoyant aussi par là même pour plusieurs décennies l’homosexualité dans un espace du morbide au périmètre plus restreint. Des années 1950 aux années 1970 au moins, le « pervers » sera d’abord et avant tout l’homosexuel (masculin). En outre, l’orientation sexuelle est désormais fondée sur le désir et non sur la norme : alors que les anciens interdits reconnaissaient, en filigrane, que ce qu’ils prohibaient était universellement désirable et que la morale consistait à ne pas y succomber, les hétérosexuel·le·s se vivent aujourd’hui hétérosexuel·le·s par inclination naturelle et non par contrainte sociale, rendant l’homosexualité ­d’autant plus « étrangère ». Cette étrangeté est néanmoins une propriété ambiguë : d’un côté, elle semble poser deux cultures sexuelles irréconciliables ; de l’autre, en présentant l’homosexualité comme une nature alternative et non plus comme un spectre intérieur menaçant chaque hétérosexuel·le, elle ouvre la voie à une coexistence pacifique. En outre, si l’orientation sexuelle oppose homosexualité et hétérosexualité, elle les rapproche aussi en les dotant de propriétés communes : toutes deux définissent une disposition individuelle qui concerne le désir indépendamment d’une éventuelle activité sexuelle, sont théoriquement sans lien avec les performances de genre ni avec d’autres attributs culturels, et sont solidaires d’une nouvelle conception égalitaire et symétrique de la relation sexuelle, de l’amour et du couple. L’équipe du biologiste étatsunien Alfred Kinsey a formulé une version de ces nouveaux critères de classement de la sexualité – tout en les présentant comme une réalité anhistorique – dans ses deux études Sexual Behavior in the Human Male (1948) et Sexual Behavior in the Human Female (1953). Ces vastes enquêtes quantitatives sur les comportements sexuels aux États-­Unis constituent à bien des égards les actes de naissance de la sexologie moderne [voir la notice « Plaisir sexuel »]. Afin de qualifier l’attirance pour l’un ou l’autre sexes, Kinsey propose une échelle de 0 à 6, allant de l’« hétérosexualité exclusive » à l’« homosexualité exclusive ». Il classe les individus en fonction de leur propre sexe et du sexe de leurs partenaires : si les contacts sont entre personnes de même sexe, ils sont « en toute rigueur » homosexuels, explique Kinsey ; s’ils sont entre personnes de sexes différents, « en toute rigueur » hétérosexuels. Sa méthode fait apparaître qu’homosexualité et hétérosexualité ne sont pas deux catégories étanches, mais les deux pôles d’un éventail varié de pratiques plus ou moins régulières ou continues dans la vie des individus. L’idée de gradation, appuyée sur l’objectivation des pratiques sexuelles, constitue un événement culturel et politique marquant. Elle contribue à dépathologiser l’homosexualité et à faire progres-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 308

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

308

07/02/2017 09:23:33

309

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

ser une conception symétrique des orientations sexuelles. De surcroît, rompant avec les théorisations des sexologues allemands du début du siècle sur l’homosexualité comme « troisième sexe », la focalisation sur l’objet du désir laisse intacte la définition sexuée du sujet : pour Kinsey, les gays sont bien des hommes, les lesbiennes bien des femmes. Enfin, bien qu’elle semble rendre plus poreuses les frontières qui séparent homosexualité et hétérosexualité, l’échelle graduée les constitue simultanément en pôles opposés d’un grand axe adossé au « choix d’objet » (de même sexe ou de sexe différent). Dans cet espace d’identification, plus on est homosexuel·le, moins on est hétérosexuel·le et vice versa. Souvent décrit comme une rupture, le travail de Kinsey s’inscrit dans le temps long de l’émergence de la « sexualité » comme régime ­d’expérience [Foucault, 1976 ; Davidson, 2004], dont la formalisation de l’« orientation sexuelle » constitue le couronnement. Sur le plan des manières dont les individus se vivent et se pensent, ce nouveau régime qui s’amorce au xixe siècle contraste avec l’expérience érotique des périodes précédentes. C’est ce qu’illustrent les travaux sur l’économie érotique de l’Antiquité initiés par Michel Foucault dans L’Usage des plaisirs [1984] et prolongés notamment par l’ouvrage de David Halperin, John Winkler et Froma Zeitlin Before Sexuality [1990]. À l’image de nombre de périodes ultérieures, les relations érotiques au début de l’époque hellénistique étaient marquées par leur définition asymétrique : le rapport sexuel était considéré moins comme une « relation » que comme une « action sur », quelque chose accompli par un individu sur un autre individu. Ce qu’une personne avait le droit de faire à une autre (notamment la pénétrer) était fonction du rapport hiérarchique existant entre les deux (homme/femme, homme/garçon, citoyen/esclave). Dans ce contexte, la réciprocité était impossible et impensable. Comme l’explique Halperin : « Différents acteurs sociaux avaient des rôles sexuels différents : assimiler à la fois le membre dominant et le membre subordonné d’une relation sexuelle à une même “sexualité” aurait été aussi bizarre, dans les yeux des Athéniens, que catégoriser un cambrioleur comme “criminel actif”, sa victime comme “criminel passif”, et les deux comme de pareils partenaires de crime » [1989, p. 261]. Quant aux relations de même sexe, elles étaient tantôt autorisées par une différence d’âge ou une hiérarchie sociale, tantôt structurées par le genre (stigmatisant uniquement le ou la partenaire du couple qui présentait des caractéristiques de genre « inversées »). Dans ce dernier cas, les positions et pratiques sexuelles étaient considérées comme des conséquences de l’identité de genre (c’est parce qu’une femme était masculine qu’elle était susceptible de posséder une autre femme), et non l’inverse comme aujourd’hui. Concernant l’âge, si dans l’Antiquité grecque la pubescence des garçons les autorisait à

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 309

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Hétéro/homo

07/02/2017 09:23:33

Hétéro/homo

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

se faire pénétrer par des amants plus âgés sans pour autant contrevenir aux normes de leur sexe, ils devaient formuler cette pratique comme un don ou une rétribution, et ne jamais la présenter comme motivée par le désir [Foucault, 1984 ; Halperin, 2003]. À l’inverse, aujourd’hui, coucher avec quelqu’un sans désir ou contre rétribution est perçu comme une compromission sexuellement inauthentique. Ces différents aspects distinguent les érotiques anciennes de la sexualité moderne, à tel point qu’on peut dire qu’il n’y avait, jusqu’à récemment, ni personnes ni actes homosexuels ou hétérosexuels au sens que revêtent ces adjectifs depuis le xxe siècle. Par contraste, on l’a vu, la notion moderne d’orientation sexuelle, structurée par la dyade homo/hétéro, divise les « sexualités » en fonction de leur seul « choix d’objet », considéré comme l’origine d’une subjectivité spécifique. Les participant·e·s à une même interaction sexuelle partagent aujourd’hui nécessairement une commune orientation (les homosexuel·le·s couchant « par définition » avec d’autres homosexuel·le·s, les hétérosexuel·le·s avec d’autres hétérosexuel·le·s), rupture radicale avec le cadre d’expérience antérieur dans lequel une interaction érotique supposait des partenaires aux inclinaisons non seulement différentes, mais opposées. L’acte sexuel lui-­même est désormais compris comme une interaction égalitaire et réciproque plutôt que comme l’action d’un individu sur un autre – rendant caduque l’ancienne polarisation entre pénétrant et pénétré·e, dominant·e et dominé·e, normal·e et déviant·e. La nouvelle catégorie « hétérosexualité » (« homosexualité ») inclut désormais potentiellement tout être humain désirant des personnes de sexe différent (de même sexe), quelle que soit la lecture possible de ses manières d’être et de ses pratiques sur le plan du genre, ou de la domination par l’âge et le statut. Par exemple, un homme hétérosexuel se faisant pénétrer avec un godemiché par sa femme reste « en toute rigueur » hétérosexuel, tout comme le demeure sa femme. Le nouveau modèle homo/ hétéro a ainsi eu pour effet de singulièrement diminuer la « signification taxonomique » de la performance de genre [Halperin, 2003], notamment dans la définition des frontières entre sexualités. Une hégémonie contestée Si on peut qualifier de « régime » le modèle qui vient d’être présenté, c’est qu’il ne nous laisse pas le choix. Aujourd’hui, on est certes de plus en plus libre d’avoir l’orientation sexuelle que l’on souhaite, mais cela ne signifie pas pour autant qu’on est libre d’en avoir une ou pas. Au mieux, on pourra rejoindre la tribu des personnes asexuelles, pansexuelles ou celle des « questioning », trois catégories récentes qui témoignent de la capacité

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 310

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

310

07/02/2017 09:23:33

311

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

de l’orientation sexuelle à rapatrier dans sa topologie les modalités d’identification qui semblent initialement la remettre en cause. L’exemple de la bisexualité est parlant à cet égard : à l’image de la typologie sexuelle « graduée » de Kinsey, elle s’inscrit essentiellement dans l’axe homo/hétéro, dont elle se présente comme une combinaison. Le contenu de la combinaison ne va pourtant pas de soi : si la bisexualité est vécue comme un entre-­deux, à mi-­chemin de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, la polarité est confirmée ; si, au contraire, il est possible d’être bisexuel·le en étant à la fois très hétérosexuel·le et très homosexuel·le, alors la bisexualité trouble potentiellement la linéarité de l’espace des orientations. Une complexité supplémentaire vient de ce que l’orientation revendiquée par un individu n’est pas forcément en accord avec ses pratiques sexuelles. C’est que l’« orientation sexuelle » moderne, si elle peut se référer à des activités réelles ou hypothétiques pour se définir, ne dépend pas entièrement des pratiques : elle renvoie à une disposition intérieure qui, théoriquement, n’a pas besoin de se réaliser pour être vraie. Dans les sociétés occidentales contemporaines, une hétérosexuelle vierge est néanmoins légitime à se proclamer hétérosexuelle ; symétriquement, de jeunes gays et de jeunes lesbiennes peuvent faire leur « coming out » alors qu’ils n’ont pas encore eu de rapports sexuels, acte performatif d’autant plus efficace qu’il est soutenu par des discours sur la nature « innée » de l’homosexualité [voir la notice « Placard »]. Des travailleuses du sexe ayant des relations sexuelles avec des hommes pourront se définir comme lesbiennes ou, à l’inverse, un acteur pornographique qui, dans ses films, couche avec d’autres hommes, pourra se définir comme hétérosexuel dans la vie. Dans la mesure où la « vérité » de la sexualité moderne ne réside pas dans ses apparences, la discordance potentielle entre pratiques et identités n’est pas une anomalie du régime, mais un élément constitutif de celui-­ci. Il n’empêche, le mode dominant de définition des frontières, notamment entre hétérosexualité et homosexualité, reste traversé de tensions diverses qui renvoient aussi bien aux variations géographiques de la modernité sexuelle qu’aux incohérences du modèle central et à la complexité des manières dont il s’incarne en pratique. Comme l’a remarqué Eve Sedgwick [1990] à propos de l’homosexualité, opposer les modes d’identification traditionnels au modèle de l’« homosexuel moderne tel que nous le connaissons aujourd’hui » peut conduire à un évolutionnisme simplificateur. D’une part, l’hégémonie actuelle de l’orientation sexuelle « moderne » demeure incomplète et contestée. Dans les pays du Sud, le modèle centré sur le binarisme hétéro/homo concerne surtout les classes moyennes urbanisées. Ailleurs, dans les classes populaires ou parmi les minorités ethniques du Nord,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 311

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Hétéro/homo

07/02/2017 09:23:33

Hétéro/homo

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

des versions plus ou moins conformes au supposé « ancien » modèle, et pourtant tout à fait actuelles, peuvent se trouver majoritaires et constituer autant de modernités sexuelles périphériques [voir la notice « Race »]. D’autre part, même dans les groupes sociaux où le modèle de l’orientation sexuelle est désormais dominant, il n’empêche pas des modèles anciens de survivre en filigrane sous forme de subtilités d’identification. L’explication de cette survie fait débat. Une lecture « culturaliste » peut l’attribuer à la « sédimentation » des époques précédentes. Une approche matérialiste fera le lien avec la persistance des inégalités hommes/femmes et la construction patriarcale de la sexualité. La question de la variabilité géographique des morales et des topologies sexuelles a depuis longtemps été posée par les ethnologues qui, de par leur spécialisation, se sont trouvé·e·s en contact avec des manières différentes d’organiser la vie érotique. Dès les années 1930 et 1940, des auteur·e·s classiques comme Ruth Benedict, Evans Pritchard et Margaret Mead rendent compte de pratiques ayant trait à la sexualité (formes instituées de contacts sexuels entre personnes de même sexe, notamment lors de rituels initiatiques) et à la variation des identités de genre dans les cultures dites traditionnelles (moindre polarité dans les comportements des hommes et femmes, ou possibilité d’adopter une identité de genre différente de son sexe de naissance). À partir de ces travaux qui portent sur des aires culturelles variées, David Greenberg [1988] a proposé une typologie des modèles d’« homosexualité ». Au modèle « égalitaire », correspondant au régime de l’orientation sexuelle, il oppose deux autres modèles qui renvoient aux homosexualités dites « transgénérationnelle » et « transgenre ». Dans le modèle transgénérationnel, qui peut englober des situations aussi différentes que la pédérastie grecque, certains rites initiatiques mélanésiens [Herdt, 1999] ou les relations et mariages entre hommes chez les Zandés du Sud-Soudan, un différentiel d’âge et de statut social, souvent adossé à une certaine polarité de genre et à une forte division des rôles sexuels, différencie les deux partenaires de même sexe biologique. Dans le modèle dit « transgenre » qui concerne, dans des modalités différentes, aussi bien la figure du berdache amérindien, du mahu polynésien, du xanith omanais que du hijras indien, un homme (plus rarement une femme) adoptera certaines des attitudes sexuelles et certains signes culturels assignés à l’autre sexe, ce qui lui vaudra un statut social particulier parfois équivalent à celui d’un « troisième sexe ». Ces formes autorisées, voire valorisées, de contacts entre personnes de même sexe s’inscrivent typiquement dans les systèmes de parenté, les classes d’âge et les rituels initiatiques institués : elles sont, en quelque sorte, « prescrites ». Par

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 312

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

312

07/02/2017 09:23:33

313

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

contraste, l’orientation contemporaine que l’on nomme homosexualité se pose comme une contre-­norme alternative à l’hétérosexualité. Il ne faut ni exagérer ni exotiser ces différences géographiques et culturelles. Par exemple, le thème de la fluidité des identités dans les pays périphériques (« tous bi »), s’il reflète une certaine réalité socioculturelle et s’il offre un contrepoint au cliché d’un Sud homophobe, relève souvent d’une lecture simpliste qui tend à naturaliser des inégalités économiques ou des rapports de domination entre Nord et Sud, mais aussi entre pays d’Europe [Bunzl, 2000]. Dans ces contextes, la bisexualité est moins un « trait culturel » que la réponse (plus ou moins rétribuée) à une demande fantasmatique venue de pays et d’acteurs plus riches. De même, lorsque certaines lesbiennes et certains gays racisé·e·s des pays occidentaux estiment que leurs contextes communautaires ne leur permettent pas d’être ouvertement homosexuel·le·s [Amari, 2012], on ne peut pour autant en conclure que rester dans le placard signifie ne pas avoir d’identité : l’idée même de placard définit en effet l’identité homosexuelle depuis les années 1960, au-­delà de savoir s’il est possible ou propice d’en sortir [Eribon, 1999 ; Chauvin et Lerch, 2013]. Dès lors que le placard est perçu comme tel – ­c’est-­à-­dire comme dissimulation de l’orientation véritable –, l’ontologie mobilisée ne diffère pas singulièrement du modèle orthodoxe. Inversement, il est important de rappeler que des modèles hétérodoxes ne se rencontrent pas que dans les « contrées reculées » ou parmi les populations altérisées, mais parfois chez les groupes censés incarner par excellence le régime de vérité sexuel dominant. En France, par exemple, Mathieu Trachman [2013] a montré que les normes régissant la sexualité des « hétérosexuels professionnels » que sont les acteurs de films pornographiques présentent de nombreux arrangements avec le modèle orthodoxe, notamment dans la manière dont ils définissent les frontières entre pratiques homosexuelles et pratiques hétérosexuelles, ces anomalies interdisant de considérer l’hétérosexualité professionnelle comme une simple forme exagérée de l’hétérosexualité « amateure » [voir la notice « Pornographie »]. Les débats aux États-­Unis sur le caractère inné de l’orientation sexuelle (« born that way ») offrent un autre exemple révélateur : les sondages réalisés dans ce pays indiquent régulièrement que, pour une majorité des personnes interrogées, l’homosexualité est un choix. Bien que cette proposition soit souvent adossée à une conception négative de l’homosexualité qui n’empêche pas une vue plus naturaliste de l’hétérosexualité (nombre de ces personnes pensent certainement que l’on naît hétérosexuel·le), elle pourrait amener à en conclure que la population étatsunienne est en décalage par rapport au modèle orthodoxe. En réalité, elle révèle que l’innéité n’est pas essentielle à la définition moderne de l’orientation sexuelle, dont les frontières font souvent consensus par-­

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 313

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Hétéro/homo

07/02/2017 09:23:33

314

Hétéro/homo

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Un modèle sous tension Premier problème pour la prétention de l’orientation sexuelle au statut de modèle homogène, les frontières entre homosexualité et hétérosexualité ne s’appliquent pas de la même manière pour les hommes et pour les femmes. Pour des raisons liées à la construction patriarcale de la sexualité, la sexualité entre femmes est encore souvent considérée comme une extension « ludique » de l’hétérosexualité, alors que ce n’est pratiquement jamais le cas pour la sexualité entre hommes. Dans les sex-­shops et dans l’industrie de la pornographie, seuls les films mixtes montrant des contacts sexuels entre hommes se trouvent dans la catégorie « bisexuelle » ; ceux qui se contentent de montrer des contacts entre femmes restent dans la catégorie « hétérosexuelle ». Cette invisibilisation indique que la « sexualité » est encore largement le monopole des hommes. Or la question de ce qui compte comme sexualité n’est pas indépendante de l’histoire politique et sociale du genre [Perrin et Chetcuti, 2002]. Le fait que l’ontologie sexuelle patriarcale se soit longtemps gardée de considérer les relations féminines comme relevant d’une « sexualité » à part entière n’a pas été sans lien avec le statut subordonné des femmes, juridique comme économique, qui empêchait de percevoir leurs unions comme menaçant sérieusement la famille hétérosexuelle. Par contraste, l’essor sans précédent de la visibilité lesbienne dans les pays occidentaux aujourd’hui, qui s’est notamment traduit par la centralité des familles lesbiennes dans les débats sur l’homoparentalité, est contemporain d’un accroissement du pouvoir des femmes et le signe que leurs relations non mixtes concurrencent désormais davantage le couple hétérosexuel – même si, on l’a vu, la nouvelle ne semble pas être parvenue jusqu’aux sex-­shops. Deuxième problème, alors que la notion moderne d’orientation sexuelle émancipe théoriquement l’homosexualité de l’inversion de genre, les réalités historiques, représentations populaires et manières de s’affirmer donnent à voir un paysage identitaire plus riche dans lequel la question du genre demeure centrale [Chauvin et Lerch, 2013]. Ainsi, le modèle standard ne peut pas expliquer la persistance de polarités de genre dans les couples lesbiens, autour des catégories de « butch » et de

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 314

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

delà les désaccords radicaux sur son étiologie ou sur les légitimités respectives des différentes orientations. Ces exemples rappellent que si les accrocs au modèle orthodoxe renvoient parfois à sa cohabitation avec d’autres modèles, soit dans l’histoire, soit dans la géographie culturelle mondiale, se limiter à ces aspects extrinsèques risquerait de donner la fausse impression que le modèle dominant lui-­même est de part en part cohérent. Comme on va le voir, c’est loin d’être le cas.

07/02/2017 09:23:33

315

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

« fem ». Le terme « butch » désigne le pôle masculin de la dyade qu’il forme avec « fem », son pendant féminin. Celle-­ci a structuré nombre de communautés et d’identités lesbiennes au xxe siècle, notamment dans les classes populaires et les minorités ethniques [Davis, Lapovsky et Kennedy, 1993]. Déjà sujet de division dans les années 1920 [Tamagne, 2001], la polarité de genre incarnée dans le modèle butch/fem fut critiquée par une partie des mouvements lesbiens à partir des années 1970 pour son renforcement des stéréotypes de genre, perçus comme peu conciliables avec l’émancipation des femmes [Martin, 1996]. Elle connaît néanmoins une revalorisation à partir des années 1990, sous des formes modifiées, notamment avec l’émergence d’une culture drag king ou la revendication d’une identité fem politisée [voir la notice « Drag et performance »]. En tout état de cause, la pertinence du genre n’a pas disparu, notamment comme outil de signalement de la sexualité. Chez les hommes gais se maintient également une certaine polarité de rôle, mais celle-­ci concerne au premier chef la sexualité, sous la forme d’une spécialisation persistante des partenaires en « actifs » et « passifs ». Bien que cette spécialisation sexuelle puisse être lue comme un héritage du genre, les rôles sexuels gais se sont, pour une grande part, dégagés de leur signification de genre et n’ont pas de prolongements dans la division du travail domestique. Ainsi, dans les pays occidentaux, le « passif viril » n’est depuis longtemps plus un oxymore et ne fait pas forcément la vaisselle. Les rôles distincts ne relèvent plus désormais en théorie « que » de la sexualité, constituée comme domaine autonome. Il est pourtant frappant de constater que cette émancipation demeure elle-­même partielle. Singulièrement, l’honneur ou la réputation sexuelle sont davantage en jeu dans les positions pénétrées que dans les positions pénétrantes, notamment en cas de multiplication des partenaires : ainsi le double standard qui sert à contrôler la sexualité des femmes, en particulier au moyen du stigmate de « salope », s’applique encore également aux catégories de perception de la sexualité gaie. Une troisième série de tensions concerne la définition « intérieure » (indépendante des pratiques ou des traits culturels) voire performative (il suffit de la déclarer) de l’orientation sexuelle décrite plus haut. Cette dernière est contredite par l’importance persistante de la performance de genre dans la construction des identités, les gays plus féminins et les lesbiennes plus masculines étant par exemple perçu·e·s comme davantage homosexuel·le·s. Mille situations conservent ainsi sa pertinence sociale à l’expression « avoir l’air homosexuel·le », critère d’apparence pourtant en théorie inessentiel dans la définition de l’orientation sexuelle. Le fait que certains goûts et activités subculturels et certaines appropriations de la culture mainstream puissent être perçus comme venant signifier une

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 315

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Hétéro/homo

07/02/2017 09:23:33

Hétéro/homo

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

certaine orientation sexuelle amène également à nuancer l’idée d’une disposition intérieure arrimée au « choix d’objet » et sans conséquence sur l’apparence, les dispositions culturelles ou des traits de personnalité [Eribon, 1999, p. 50‑57]. Pour Halperin [2012], par exemple, il y a bien une « culture gaie » qui n’a pas besoin de concerner tous les hommes gais, ni même une majorité d’entre eux, pour exister et être reconnue comme telle. En outre, l’indépendance de l’orientation par rapport aux traits culturels ne s’applique pas de manière homogène. Il est par exemple plus facile de se déclarer homosexuel·le malgré des pratiques hétérosexuelles que l’inverse, cette épistémologie asymétrique témoignant de la stigmatisation continuée de l’homosexualité. On observe un autre type d’asymétrie dans les procédures d’asile à destination des LGBT+ persécuté·e·s [Fassin et Salcedo Robledo, 2015 ; Lewis, 2014]. Il semble en effet que l’orientation sexuelle soit invisible et transcende les pratiques érotiques et culturelles… sauf lorsqu’on cherche à obtenir le statut de réfugié·e. Le préadolescent blanc canadien peut simplement proclamer son orientation sexuelle ; le demandeur d’asile doit la « prouver » dans les faits et le « style de vie » (des demandeurs afghans pouvant se voir demander le nom de leur discothèque gaie favorite à Kaboul). Ironiquement, la nécessité d’apporter les preuves matérielles de l’orientation sexuelle (y compris en filmant sa sexualité de couple à des fins juridiques) crée immédiatement un doute sur ces « performances » et suscite des soupçons de manipulation et de mensonge. En fin de compte, l’économie morale de l’asile LGBT+ montre que la diversité des épistémologies sexuelles ne découle pas toujours de l’inertie historique d’espaces culturels longtemps séparés, mais peut aussi être engendrée depuis le « centre » par le régime dominant, qui mobilise ici deux procédures de véridiction distinctes de l’orientation sexuelle selon le statut civique du locuteur ou de la locutrice (national·e versus demandeur ou demandeuse d’asile). Enfin, c’est sans doute la question trans’ qui pose les questions les plus intéressantes au régime de l’orientation sexuelle, dont elle peut servir d’analyseur critique [voir la notice « Trans’ »]. Les psychiatres de la fin du xixe siècle étaient plus ou moins persuadés que l’homosexualité était l’expression d’une inversion de genre (si bien qu’il n’y avait pas pour eux à proprement parler d’homosexualité sur le plan psychique, puisque la conscience et le désir du soi sexué restaient hétérosexuels). La logique s’inverse dans la seconde moitié du xxe siècle, les transsexuel·le·s pouvant être soupçonné·e·s d’être en réalité des homosexuel·le·s cherchant à résoudre la contradiction de leur désir pour le même sexe en changeant le sujet plutôt que l’objet. C’est la volonté de rester hétérosexuel·le qui se trouve alors pathologisée, aussi bien médicalement que politiquement,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 316

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

316

07/02/2017 09:23:33

317

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

dans un contexte historique où l’affirmation gaie et lesbienne laisse le mouvement transsexuel dans ses marges. Pour exister comme question autonome, la question trans’ a dû, au fil des décennies, s’émanciper des combats homosexuels, dans les mouvements politiques comme dans la construction identitaire, rendant la place du « T » dans le sigle LGBT ambiguë : si elle est une forme de reconnaissance de l’autonomisation, son incorporation à la liste des orientations sexuelles peut facilement être perçue comme un énième exemple de l’impérialisme inclusif du régime de l’orientation sexuelle. En effet, en conséquence même de l’autonomisation de la question trans’, l’identité trans’ n’est par définition pas une orientation sexuelle. Or, précisément parce qu’ils et elles ne sont pas défini·e·s par une orientation sexuelle, les trans’ doivent maintenant en adopter une : ils et elles sont désormais soumis·es, à l’instar des personnes cisgenres, au caractère obligatoire du nouveau régime. Dans ce nouveau contexte ontologique, comment les personnes trans’ (re)définissent-­elles leurs orientations sexuelles avant et après la transition ? Cette question demande un retour critique sur la supposée centralité du « choix d’objet » dans la définition de l’orientation sexuelle et l’expérience de la sexualité. En effet, si l’orientation sexuelle pouvait se résoudre dans le seul choix d’objet, alors toutes les personnes (hommes et femmes) désirant un même sexe seraient considérées comme ayant la même orientation. Ce serait une absurdité selon le régime dominant, pour lequel ce n’est donc pas le choix d’objet en lui-­même, mais bien la relation sexuée entre sujet et objet qui définit l’orientation sexuelle. Or l’éventail des trajectoires trans’ donne à voir des combinaisons entre identité de genre et orientation sexuelle qui viennent troubler ce raisonnement. Une personne qui change de sexe peut par exemple également changer d’objet sexuel, demeurant ainsi hétérosexuelle (ou homosexuelle), en adaptant son « choix d’objet » à sa nouvelle identité de genre. Dans d’autres cas, au contraire, l’orientation sexuelle change avec le changement de sexe, maintenant ainsi le même objet (les hommes ou les femmes) avant et après la transition. Si ces nouvelles possibilités interrogent quelques certitudes sur l’orientation sexuelle, elles s’inscrivent néanmoins dans un contexte de distinction de plus en plus nette entre identité de genre et orientation sexuelle, qui a contribué à la visibilité croissante de personnes s’identifiant comme des hommes trans’ gais et des femmes trans’ lesbiennes. Misères et promesses de l’hétérosexualité On a rappelé en introduction que les études féministes et les études gaies et lesbiennes ont d’abord théorisé l’hétérosexualité comme régime

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 317

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Hétéro/homo

07/02/2017 09:23:33

Hétéro/homo

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

politique, vecteur d’exclusion des minorités sexuelles et pièce centrale de l’oppression des femmes, dont le choix politique du lesbianisme permettrait de se libérer [Wittig, 1981]. En complément de ces approches, cette contribution a appréhendé plus précisement l’hétérosexualité comme orientation sexuelle, aux côtés notamment de l’homosexualité, et tenté de restituer la dynamique de leur genèse. Que nous apprend cette histoire de la relation entre hétérosexualité et oppression des femmes ? Répondre à cette question requiert un effort d’abstraction. Certes, l’hétérosexualité émerge dans un cadre patriarcal et sexiste, et les relations hétérosexuelles contemporaines sont largement marquées par les inégalités hommes/femmes qu’elles contribuent à reproduire. Pourtant, à rebours des simplifications potentielles associées aux termes « hétéropatriarcat » et « hétérosexisme », on sait que bien des patriarcats du passé – à commencer par le patriarcat athénien – ont été caractérisés par des érotiques complexes, faisant une large place à la hiérarchie et à l’asymétrie, tout en étant ouverts, sous certaines conditions, aux contacts érotiques entre personnes de même sexe mais de statuts différents, propriétés qui interdisent de parler d’hétérosexualité ou d’homosexualité. On peut défendre l’idée que ces économies érotiques apparemment hétérodoxes et, sous certains aspects, perçues comme plus fluides (tout en étant sexistes, esclavagistes, etc.) n’ont pas été des anomalies du patriarcat, mais au contraire des éléments constitutifs de la construction patriarcale des relations intimes. A contrario, on l’a vu, l’émergence de l’hétérosexualité s’inscrit dans un vaste mouvement de redéfinition de ces relations sexuelles, amoureuses et matrimoniales autour d’un idéal inachevé d’égalité et de réciprocité, duquel participent aussi l’homosexualité et plus généralement la notion d’orientation sexuelle. Cette dernière rend les partenaires plus interchangeables et, si elle crée des catégories séparées, elle homogénéise paradoxalement les normes relationnelles et les pratiques érotiques, émancipant le domaine sexuel du genre et des hiérarchies de statut. En ce sens, donc, ces nouvelles conceptions de la sexualité, y compris de l’hétérosexualité, ont une portée antisexiste et égalitaire. Elles rompent en effet avec l’érotique hiérarchique du patriarcat et, potentiellement, avec la construction homophobe du masculin [Anderson, 2010]. Partie prenante de ce mouvement, l’hétérosexualité serait-­elle donc une sexualité féministe ? L’affirmer sans plus de précision serait faire fi des attributs patriarcaux de l’hétérosexualité telle qu’elle se déploie dans l’histoire. Mais, s’il est crucial d’opposer la réalité à l’idéal, cela suppose de pouvoir distinguer les idéaux présents dans la réalité. À cet égard, les analyses présentées ici permettent d’appréhender d’une nouvelle manière les éléments de patriarcat ou de sexisme qui structurent

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 318

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

318

07/02/2017 09:23:33

Hétéro/homo

319

indéniablement l’hétérosexualité contemporaine. Plutôt que d’attribuer rapidement ceux-­là à l’essence de celle-­ci, il vaut sans doute la peine de se demander si les habits patriarcaux de l’hétérosexualité sont d’abord liés à l’hétérosexualité ou au patriarcat, deux régimes qui peuvent cohabiter mais ne s’impliquent pas mutuellement et se révèlent être pour une bonne part en concurrence.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Bibliographie Amari S. (2012), « Des lesbiennes en devenir. Coming-out, loyauté filiale et hétéronormativité chez des descendantes d’immigrant·e·s maghrébin·e·s », Cahiers du Genre, n° 53, p. 55-75. Anderson E. (2010), Inclusive Masculinity. The Changing Nature of Masculinities, New York, Routledge. Bunzl M. (2000), « The Prague experience : gay male sex tourism and the neocolonial invention of an embodied border », in Berdahl D., Bunzl M. et Lampland M. (dir.), Altering States. Ethnographies of Transition in Eastern Europe and the Former Soviet Union, Ann Arbor, The University of Michigan Press, p. 70‑95. Chauvin S. et Lerch A. (2013), Sociologie de l’homosexualité, Paris, La Découverte. Davidson A. (2004), The Emergence of Sexuality. Historical Epistemology and the Formation of Concepts, Cambridge, Harvard University Press. Davis L. et Kennedy E. L. (1993), Boots of Leather, Slippers of Gold. The History of a Lesbian Community, New York, Routledge. Eribon D. (1999), Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard. Fassin E. et Salcedo Robledo M. (2015), « Becoming gay ? Immigration policies and the truth of sexual identity », Archives of Sexual Behavior, vol. 44, n° 5, p. 1117‑1125. Foucault M. (1976), Histoire de la sexualité. Tome I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard. – (1984), Histoire de la sexualité. Tome II : L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard. Greenberg D. (1988), The Construction of Homosexuality, Chicago, University of Chicago Press. Grossman A. (1983), « The new woman and the rationalization of sexuality in Weimar Germany », in Snitow A., Stansell C. et Thompson S. (dir.), Powers of Desire. The Politics of Sexuality, New York, Monthly Review Press, p. 153‑171. Halperin D. (1989), « Is there a history of sexuality ? », History and Theory, vol. 28, n.° 3, p. 257‑274.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 319

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Renvois aux notices : Drag et performance ; Placard ; Plaisir ; Pornographie ; Queer ; Race ; Scripts sexuels ; Trans’.

07/02/2017 09:23:33

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

–  (2003), « Homosexualité », in Eribon D. (dir.), Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, Paris, Larousse. – (2012), How to be Gay, Cambridge, Belknap Press. Halperin D., Winkler J. et Zeitlin F. (dir.) (1990), Before Sexuality. The Construction of Erotic Experience in the Ancient Greek World, Princeton, Princeton University Press. Herdt G. (1999), Zambian Sexual Culture. Essays from the fiel, Chicago, University of Chicago Press. Lewis R. (2014), « Gay ? Prove it : the politics of queer anti-­deportation activism », Sexualities, vol. 17, n° 8, p. 958‑975. Martin B. (1994), « Sexualities without genders and other queer utopias », Diacritics, vol. 24, n° 2‑3, p. 104‑121. Perrin C. et Chetcuti N. (2002), « Au-delà des apparences. Système de genre et mise en scène des corps lesbiens », Nouvelles Questions Féministes, vol. 21, n° 1, p. 18-40. Rich A. (1980), « Compulsory heterosexuality and lesbian existence », Signs, vol. 5, n° 4, 631‑660. Rubin G. (1975), « The traffic in women : notes on the political economy of sex », in Reiter R. R. (dir.), Towards an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press. Sedwick E. (1990), Épistémologie du placard, Paris, Éditions Amsterdam. Tamagne F. (2000), « L’identité lesbienne : une construction différée et différenciée ? », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 84. Tin L.-­G. (2008), L’Invention de la culture hétérosexuelle, Paris, Autrement. Trachman M. (2003), Le Travail pornographique. Enquête sur la production de fantasmes, Paris, La Découverte. Wittig M. (1980), « La pensée straight », Questions féministes, p. 45‑53.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 320

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Hétéro/homo

320

07/02/2017 09:23:33

Incorporation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

L’incorporation peut être définie de manière générale comme le processus à travers lequel le « social », c’est-­à-­dire très exactement les normes, les contraintes et les hiérarchies sociales, s’inscrit dans les corps des individus, au sens propre comme au sens figuré. Dans une première acception, le terme renvoie à une transformation physique des corps. Il désigne le processus par lequel les femmes et les hommes acquièrent un certain nombre de caractéristiques corporelles (morphologiques, gestuelles, motrices) propres à leur culture, à leur classe sociale, à leur classe d’âge ou à leur classe de sexe. L’idée selon laquelle le social s’inscrit dans les corps est à prendre ici au sens littéral. Les expériences que vivent les individus en tant qu’êtres sociaux modifient concrètement leur corps, dans sa matérialité, son allure, ses potentialités. Dans une seconde acception, l’idée d’inscription des normes et des hiérarchies sociales dans les corps est à prendre dans un sens métaphorique. Utilisée dans ce sens-­là, la notion d’incorporation est étroitement liée aux écrits de Pierre Bourdieu et désigne le processus d’acquisition des dispositions qui sont constitutives de l’habitus. Ce qui s’incorpore ici, ce ne sont pas uniquement des caractéristiques ou des habitudes corporelles, mais aussi des goûts, des schèmes de perception, des catégories morales, des façons de faire, des manières de voir le monde. Les processus à travers lesquels ces éléments sont intériorisés ont souvent une dimension proprement corporelle et, de ce point de vue, les deux sens du mot incorporation se chevauchent. Toutefois, l’acquisition des dispositions constitutives de l’habitus ne se réduit pas à cette dimension corporelle. Dans cette seconde acception, l’incorporation désigne un processus qui n’engage pas nécessairement le corps au sens littéral. En revenant successivement sur ces deux significations, cette notice se propose de donner à voir ce que la notion d’incorporation peut apporter à l’analyse des différences de genre et des rapports sociaux de sexe. Elle s’attache à montrer en particulier que cette notion est un ins-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 321

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Martine Court

07/02/2017 09:23:33

322

Incorporation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

L’incorporation du genre comme transformation physique des corps Dans le champ de la sociologie du genre, la notion d’incorporation est d’abord utilisée dans sa première acception, celle d’une transformation effective des corps. Un grand nombre de travaux ont en effet montré que les différences de genre sont incorporées au sens propre du terme, qu’elles s’inscrivent physiquement sur et dans les corps. Cette inscription corporelle du genre s’effectue d’abord à travers un ensemble d’interventions directes sur la chair des individus : tatouages, scarifications, insertion d’ornements sur le visage (lèvres, narines, oreilles), modifications de certaines parties du corps (l’élongation du cou des femmes Paduang en Birmanie, par exemple), taille des dents, mutilations sexuelles, etc. [Borel, 1992 ; Guillaumin, 1992]. Si ces interventions ont surtout été décrites dans les sociétés traditionnelles, elles ne leur sont pourtant pas spécifiques. Dans les sociétés occidentales contemporaines aussi, le percement des oreilles, la coiffure, le maquillage ou le travail de la pilosité sont utilisés pour signaler et souligner la distinction entre les sexes. À côté de ces interventions directes sur le corps, l’inscription physique du genre passe également par l’acquisition d’habitudes corporelles sexuellement différenciées et différenciantes. Dès leur plus jeune âge, filles et garçons incorporent des manières différentes de tenir leur corps et d’en user, qui signalent durablement leur appartenance de genre. Cette socialisation des corps s’effectue d’abord au sein de la famille, pour partie de façon diffuse et non consciente, pour partie de façon délibérée. Dans son célèbre texte sur les techniques du corps, Marcel Mauss [1997] décrit ainsi comment les petites filles Maori apprennent à marcher en produisant un balancement des hanches caractéristique, à la fois par imitation des femmes de leur entourage et sous l’effet d’injonctions explicites adressées par leur mère. Plus proches de nous, plusieurs enquêtes sociologiques récentes montrent que les parents contribuent souvent à l’intériorisation de techniques du corps genrées chez leurs enfants en encourageant (ou, a minima, en légitimant) des jeux dif-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 322

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

trument privilégié pour dénaturaliser les différences entre hommes et femmes. Pour ce faire, on s’intéressera tour à tour à deux ensembles de travaux : d’une part, ceux qui étudient la façon dont le genre s’incorpore au sens propre du terme – comment il s’inscrit matériellement dans les corps ; d’autre part, ceux qui analysent comment le genre s’incorpore au sens figuré – comment les habitus de genre s’intériorisent au cours de la socialisation.

07/02/2017 09:23:33

323

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

férents pour les deux sexes, en approuvant par exemple chez les filles les jeux de danse ou de karaoké au cours desquels celles-­ci s’exercent à reproduire les postures corporelles des chanteuses, ou en valorisant chez les garçons les jeux physiques d’extérieur qui sont propices aux usages actifs du corps, au mouvement et à l’occupation de l’espace [Octobre, 2004 ; Monnot, 2009 ; Court, 2010]. Dans nos sociétés, l’incorporation de techniques du corps genrées passe également par l’activité sportive. Les sports pratiqués principalement, voire exclusivement, par des filles – la danse, la gymnastique rythmique ou, aux États-­Unis, le cheerleading [Adams et Bettis, 2003] – favorisent non seulement l’apprentissage du travail de l’apparence et l’acquisition de caractéristiques physiques socialement codées comme féminines (la souplesse, la grâce), mais aussi l’intériorisation de toute une gestuelle associée à la féminité, à commencer par le sourire [Mennesson, Visentin et Clément, 2012]. De leur côté, les sports les plus masculinisés en termes de recrutement, tels que le hockey, le rugby, la boxe ou le football, sont pour les garçons des lieux d’apprentissage privilégiés d’usages agonistiques du corps [Saouter, 2000 ; Bertrand, 2012]. Comme le rappelle par exemple Michaël Messner [1992], les petits garçons ont rarement l’habitude – et encore moins le goût – de donner des coups et d’en recevoir sans se plaindre au moment où ils débutent ce type de sports, et ils apprennent progressivement à le faire au fil des entraînements et des incitations plus ou moins explicites de leurs aînés. Enfin, l’école contribue elle aussi à inculquer aux enfants des habitudes corporelles sexuellement différenciées [Martin, 1998 ; Yafeh, 2007]. Dans une enquête par observation directe réalisée dans cinq écoles maternelles aux États-­Unis, Karin Martin [1998] montre ainsi que les corps féminins sont soumis à une discipline plus stricte que les corps masculins de la part des enseignantes, les petites filles recevant par exemple plus de réprimandes que les garçons lorsqu’elles courent dans la classe, lorsqu’elles crient, lorsqu’elles prennent la parole sans lever le doigt ou lorsqu’elles restent debout sans autorisation. Cette incorporation du genre se décline différemment en fonction des appartenances de classe. De l’enfance à l’âge adulte, les normes qui définissent le corps masculin et le corps féminin légitimes varient en effet d’un lieu à l’autre de l’espace social. Dans une étude consacrée aux représentations de la masculinité à la fin de l’adolescence, Pascal Duret [1999] observe ainsi que le fait d’être costaud est plus souvent considéré – et apprécié – comme un signe de virilité chez les jeunes (femmes et hommes) issus d’un milieu ouvrier que chez ceux dont le père est cadre. De même, chez les femmes, les règles relatives au maquillage, à la minceur ou à la gestuelle ne sont pas strictement identiques dans toutes

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 323

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Incorporation

07/02/2017 09:23:33

Incorporation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

les catégories sociales, les mêmes éléments de l’hexis corporelle pouvant être perçus ici comme « jolis » ou simplement comme « normaux », là comme « vulgaires », ici comme « distingués », là comme « prétentieux » [Bettie, 2003 ; Skeggs, 2015]. Ces travaux sur l’incorporation, comprise comme transformation concrète des corps, présentent (au moins) deux intérêts pour la sociologie du genre. D’abord, ils montrent que les différences corporelles qui s’observent entre hommes et femmes ne sont pas un produit « brut » du corps lui-­même, mais sont toujours façonnées par des déterminations sociales. Ce travail de dénaturalisation est d’autant plus crucial que, en matière de conduites corporelles, les croyances essentialistes sont particulièrement tenaces [Connell, 2014]. Parce qu’elles se donnent à voir physiquement, les différences dans les manières de tenir son corps et d’en user sont en effet couramment perçues comme naturelles. De manière significative, même un auteur comme Mauss, convaincu qu’« il n’y a sans doute pas de façon naturelle chez l’être humain », ne peut se défaire de l’idée que les différences de gestuelle entre les femmes et les hommes ont un fondement biologique irréductible. Constatant par exemple que les seconds serrent le poing « normalement », c’est-­à-­dire avec le pouce à l’extérieur, tandis que les premières ont tendance à le serrer avec le pouce à l’intérieur, il indique ainsi que cette différence est « peut-­être » le produit de l’éducation, mais qu’elle trouve sans doute aussi son principe dans « des choses biologiques et d’autres psychologiques, à trouver » [Mauss, 1997, p. 373]. Ensuite, ces travaux (ou au moins une partie d’entre eux) suggèrent que ce qui s’inscrit dans les corps à travers ces différentes pratiques, ce ne sont pas seulement des identités de genre, mais aussi et plus fondamentalement la place que les un·e·s et les autres occupent dans les rapports sociaux – asymétriques – de sexe. Les pratiques de marquage physique des corps que l’on évoquait précédemment jouent souvent un rôle important de ce point de vue. Analysant les discours d’immigrés africains vivant en France au sujet de l’excision, Sylvie Fainzang [1985] montre ainsi que le but de cette pratique est non seulement d’ôter à la femme ce qui, dans son anatomie, rappelle le sexe mâle, mais aussi et surtout de la rendre apte à endosser son futur rôle d’épouse, une femme non excisée étant considérée comme incapable de se soumettre à l’autorité de son mari, et comme représentant de ce fait un risque pour la bonne marche du couple et de la famille. Dans la même logique, quoique de façon moins radicale et moins violente, l’éducation des corps contribue elle aussi à l’incorporation de la domination masculine. Les travaux réalisés sur la communication non verbale mettent par exemple en évidence que, dans les interactions quo-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 324

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

324

07/02/2017 09:23:34

325

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

tidiennes (comme du reste dans les représentations publicitaires [Goffman, 1977]), les femmes adoptent plus souvent que les hommes une gestuelle qui traduit un statut subordonné – sourire, hocher la tête, se laisser interrompre, baisser le regard, accepter d’être touchée, occuper un espace réduit avec son corps – tandis que les hommes ont plus fréquemment des gestes et des postures qui reflètent une position dominante – toucher autrui, froncer les sourcils et, de manière générale, manifester son mécontentement par son expression faciale, interrompre, s’asseoir de manière décontractée ou faire des gestes amples [Henley, 1977]. De la même façon, les observations faites par Pierre Bourdieu sur les Kabyles [1998] ou par Dorothée Guilhem sur les Peuls [2008] montrent comment, dans ces sociétés, les postures corporelles des femmes et des hommes reflètent l’asymétrie des rapports entre les sexes. Dans une perspective plus philosophique que sociologique, cette idée que l’éducation des corps contribue au maintien de la domination masculine est également développée par Iris Marion Young dans son texte Throwing Like a Girl [2005]. Observant que les gestes des femmes sont généralement moins assurés que ceux des hommes dans les situations qui exigent un certain engagement physique (lancer un objet, frapper, grimper, enjamber, porter une charge lourde, etc.), Young avance ainsi que l’expérience corporelle féminine est le plus souvent celle de la retenue et de l’inhibition, et rappelle que ce rapport au corps résulte de l’éducation dispensée aux filles dès le plus jeune âge : non seulement celles-­ci sont couramment incitées à percevoir leur corps comme plus fragile et moins capable que celui des garçons, mais elles ont en outre plus rarement qu’eux l’occasion de développer la totalité de leurs capacités physiques, notamment parce que les activités qui permettent de le faire sont souvent perçues comme trop dangereuses pour elles. Or, pour Young, cette éducation n’inhibe pas seulement le corps des femmes, mais affecte aussi, plus largement, leur confiance en soi : « J’ai l’intuition, écrit-­elle, que les doutes que nous [i.e. les femmes] éprouvons souvent en ce qui concerne nos compétences intellectuelles ou notre capacité à diriger, trouvent pour partie leur origine dans un doute plus profond, celui que nous éprouvons à l’égard de nos capacités physiques » [Young, 2005, p. 45]. L’incorporation du genre comme acquisition des habitus sexués À côté de cette acception littérale, le mot incorporation est également utilisé dans les recherches sur le genre dans un sens figuré. En lien explicite ou non avec les travaux de Bourdieu, il désigne ici le processus à

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 325

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Incorporation

07/02/2017 09:23:34

Incorporation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

travers lequel les individus constituent des habitus sexués, ­c’est-­à-­dire des dispositions – entendues comme manières durables d’agir, de penser et de percevoir – socialement considérées comme féminines ou masculines. Pour nommer ce processus d’acquisition des dispositions constitutives de l’habitus, Bourdieu emploie dans ses premiers écrits le terme d’intériorisation. Dans les ouvrages antérieurs à 1972, le mot incorporation n’est pas présent dans l’index, tandis qu’intériorisation y figure et comporte un grand nombre de renvois. L’usage du terme intériorisation permet de mettre l’accent sur le fait que les dispositions sont des contraintes sociales (Bourdieu parle aussi de « pouvoirs ») qui s’exercent sur l’individu de l’intérieur. Il est un moyen de battre en brèche les théories de l’action qui tiennent celle-­ci pour « un effet mécanique de la contrainte de causes externes » [Bourdieu, 1997, p. 200] et de souligner au contraire la puissance du processus qui conduit les individus à agir d’eux-­mêmes conformément à l’ordre social. Le mot incorporation apparaît dans Esquisse d’une théorie de la pra‑ tique [Bourdieu, 1972] – il se substitue définitivement à intériorisation à partir de La Distinction [Memmi, 2009] – et il est alors employé dans deux sens différents. Dans certains cas, il est utilisé pour dire que les dispositions constitutives de l’habitus s’acquièrent à l’occasion de pratiques qui mettent en jeu le corps : affirmer que les schèmes d’action, de pensée et de perception sont « incorporés » signifie ici qu’ils se constituent à travers la socialisation corporelle – on retrouve l’idée mentionnée précédemment selon laquelle l’éducation des esprits passe en partie par l’éducation des corps. Dans d’autres cas, le mot incorporation est employé pour dire que les dispositions sont acquises à la manière des techniques du corps. Pour Bourdieu, la formation de l’habitus est en effet comparable à l’« entraînement de l’athlète » [1997, p. 248] : comme les gestes sportifs, les dispositions incorporées sont le produit d’un apprentissage pratique qui se fait par la répétition et sur le temps long. Prise dans ce sens figuré, la notion d’incorporation est là aussi un outil précieux pour analyser la (re)production des inégalités de genre et des rapports sociaux de sexe. D’abord, elle permet de comprendre pourquoi les dispositions sexuées échappent bien souvent au contrôle de la volonté. Dire que les dispositions sont incorporées, c’est suggérer qu’elles font agir de manière préréflexive, « à la façon des techniques du corps » [Bourdieu, 1987, p. 77]. Du fait que les schèmes d’action, d’appréciation et de perception constitutifs des habitus sexués se transmettent « pour l’essentiel de corps à corps, en deçà de la conscience et du discours », ils « échappent pour une grande part aux prises du contrôle conscient et du même coup aux transformations ou aux corrections » [Bourdieu, 1998, p. 102‑103]. L’enquête de Jean-­Claude Kaufmann sur le travail

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 326

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

326

07/02/2017 09:23:34

327

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

domestique [1992] donne à voir de manière particulièrement nette ce caractère infra-­conscient des dispositions incorporées. Parmi les femmes interviewées au cours de cette enquête, plusieurs expliquent qu’elles ne peuvent s’empêcher d’accomplir la plupart des tâches ménagères au sein de leur foyer, alors même qu’elles y trouvent peu de plaisir et qu’elles aspirent à une répartition plus égalitaire de ces tâches entre elles et leur conjoint. Or, selon Kaufmann, ce paradoxe résulte précisément du fait que leurs dispositions en matière de travail domestique – en l’occurrence leurs définitions du propre et du rangé – sont « incorporées ». Fonctionnant de manière « automatique » (c’est-­à-­dire préréflexive), ces dispositions résistent au contrôle de la volonté de ces femmes et les poussent à réaliser, malgré elles, l’essentiel de ce travail. La notion d’incorporation permet également de saisir pourquoi les dispositions sexuées sont généralement vécues non comme des contraintes imposées par le monde social, mais comme des choix ou des goûts individuels. Incorporer des dispositions, c’est en effet les intérioriser à tel point que – ou de manière telle que – le travail d’incorporation passe inaperçu. Dès lors, alors même qu’« il n’y a rien de plus contraignant et arbitraire (culturellement, historiquement…) que les modèles de comportements sexués […], les contraintes [de genre] sont rarement ressenties comme telles, ou [elles le sont] en tout cas beaucoup moins fortement que dans le cas d’autres types de contraintes sociales » [Lahire, 2001, p. 12]. Cette non-­perception ou cet « oubli » de la contrainte peuvent s’observer par exemple dans la façon dont les filles et les garçons vivent leurs choix d’orientation scolaire. Comme la sociologie de l’éducation l’a établi depuis longtemps, les élèves s’orientent en effet à l’adolescence vers des filières d’études sexuellement différenciées, et cette différence contribue de manière importante à la reproduction des inégalités entre hommes et femmes dans la sphère professionnelle. Or, dans la plupart des cas, les filles et les garçons ne perçoivent pas ces décisions comme le produit d’une division arbitraire qui assigne aux deux sexes des qualités, des compétences et des rôles sociaux différents, mais comme la traduction de leurs choix, de leurs appétences, voire de leur vocation [Mosconi, 1983 ; Palheta, 2012]. Enfin, la notion d’incorporation est essentielle pour comprendre pourquoi les dispositions sexuées acquises au cours de la socialisation primaire sont souvent difficiles à transformer et plus encore à faire disparaître à l’âge adulte. La métaphore de l’incorporation indique en effet que les schèmes d’action, de pensée et de perception qui constituent l’habitus sont durables. Dire que les dispositions sont incorporées, c’est dire qu’elles ne « s’oublient » pas, qu’elles se maintiennent « dans les corps » – l’expression étant toujours à prendre ici au sens figuré – et qu’elles ne

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 327

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Incorporation

07/02/2017 09:23:34

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

se laissent donc pas modifier aisément. De même que, selon son propre récit, Mauss ne pouvait s’empêcher de cracher de l’eau en nageant et n’est jamais parvenu à corriger cette habitude contractée pendant son enfance alors même qu’il la trouvait absurde [Darmon, 2003], les femmes et les hommes échouent souvent à se défaire des manières d’agir et de penser sexuées qu’ils ont constituées au cours de leur socialisation primaire. L’enquête d’Emmanuelle Zolesio sur les femmes chirurgiennes [2012] offre plusieurs illustrations de cette résistance que les dispositions incorporées opposent au changement. Elle montre en l’occurrence que la matrice de socialisation que constituent les études de chirurgie ne suffit généralement pas à transformer en profondeur les dispositions des étudiantes lorsque celles-­ci sont en décalage avec les attendus masculins de la profession. Les femmes qui n’apprécient pas l’humour carabin au début de leur formation ne l’apprécient par exemple pas davantage à la fin, malgré une exposition répétée à ce type de plaisanteries pendant leur cursus. De même, celles qui ont constitué une grande sensibilité à la douleur physique et morale des autres au cours de leur enfance et de leur adolescence ne se défont pas de cette disposition après plusieurs années d’études, en dépit des injonctions récurrentes à « s’endurcir » qui caractérisent la socialisation chirurgicale. Si la notion d’incorporation, employée dans ce second sens, est un instrument particulièrement utile pour analyser la fabrication des différences entre les sexes, elle ne permet cependant pas de rendre compte de cette fabrication dans son ensemble. Toutes les dispositions constituées au cours de la socialisation de genre ne sont pas en effet « incorporées » au sens que possède ce mot dans la théorie de l’habitus. En particulier, nombre d’entre elles n’ont pas le caractère immuable que leur confère cette théorie. Comme plusieurs enquêtes récentes l’ont montré, une partie des dispositions sexuées constituées au cours de l’enfance ou au début de l’âge adulte peuvent être modifiées ultérieurement, sous l’effet notamment de la socialisation conjugale, scolaire ou professionnelle [Pruvost, 2007 ; Olivier, 2015]. Loin d’être un simple synonyme de « socialisation », la notion d’incorporation ne désigne donc que l’une de ses modalités. Si on lui donne sa signification pleine et entière, elle ne s’applique qu’à des situations empiriques bien particulières et doit souvent céder la place dans l’analyse à des notions moins exigeantes telles qu’« intériorisation », « construction » ou « acquisition ». Renvois aux notices : Âge ; Beauté ; Corps au travail ; Corps légitime ; Inné/acquis ; Sport.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 328

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Incorporation

328

07/02/2017 09:23:34

Incorporation

329

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Adams N. et Bettis P. (2003), « Commanding the room in short skirts. Cheering as the embodiment of ideal girlhood », Gender and Society, n° 1, p. 73‑91. Bertrand J. (2012), La Fabrique des footballeurs, Paris, La Dispute. Bettie J. (2003), Women Without Class. Girls, Race and Identity, Los Angeles, University of California Press. Borel F. (1992), Le Vêtement incarné, Paris, Calmann-­Lévy. Bourdieu P. (1972), Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Éditions de Minuit. – (1987), Choses dites, Paris, Éditions de Minuit. – (1997), Méditations pascaliennes, Paris, Éditions de Minuit. – (1998), La Domination masculine, Paris, Éditions de Minuit. Connell R. W. (2014), Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Éditions Amsterdam. Court M. (2010), Corps de filles, corps de garçons. Une construction sociale, Paris, La Dispute. Darmon M. (2003), Devenir anorexique. Une approche sociologique, Paris, La Découverte. Duret P. (1999), Les Jeunes et l’identité masculine, Paris, PUF. Fainzang S. (1985), « Circoncision, excision et rapports de domination », Anthropologie et sociétés, n° 1, p. 117‑127. Guilhem D. (2008), « Incorporation de l’identité de genre chez les Peuls Djeneri du Mali », Journal des Anthropologues, n° 112‑113, p. 135‑153. Guillaumin C. (1992), « Le corps construit », Sexe, race et pratique du pou‑ voir, Paris, Éditions Côté-­femmes, p. 117‑142. Goffman E. (1977), « La ritualisation de la féminité », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 14, p. 34‑50. Henley N. (1977), Body Politics. Power, Sex, and Nonverbal Communication, New York, Prentice-­Hall. Kaufmann J.-­C. (1992), La Trame conjugale, Paris, Nathan. Lahire B. (2001), « Héritages sexués : incorporations des habitudes et des croyances », in Blöss T. (dir.), La Dialectique des rapports hommes-­ femmes, Paris, PUF, p. 9‑25. Martin K. A. (1998), «  Becoming a gendered body : practices of preschools  », American Sociological Review, n° 4, p. 494‑511. Mauss M. (1997 [1936]), Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF. Memmi D. (2009), « Pierre Bourdieu : le corps dénaturalisé », in Memmi D., Guillo D. et Martin O. (dir.), La Tentation du corps. Corporéité et sciences sociales, Paris, Éditions de l’EHESS, p. 71‑94. Mennesson C., Visentin S. et Clément J.-­P. (2012), « L’incorporation du genre en gymnastique rythmique », Ethnologie française, n° 3, p. 591‑600. Messner M. A. (1992), Power at Play. Sports and the Problem of Masculinity, Boston, Beacon Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 329

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Bibliographie

07/02/2017 09:23:34

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Monnot C. (2009), Petites filles d’aujourd’hui. L’apprentissage de la féminité, Paris, Autrement. Mosconi N. (1983), « Rapports entre division sexuelle du travail et inégalités des chances entre les sexes à l’école », Revue française de pédagogie, n° 63, p. 41‑50. Octobre S. (2004), Les Loisirs culturels des 6‑14 ans, Paris, La Documentation française. Olivier A. (2015), « Des hommes en école de sages-­femmes. Sociabilités étudiantes et recompositions des masculinités », Terrains et travaux, n° 27, p. 79‑98. Palheta U. (2012), La Domination scolaire. Sociologie de l’enseignement pro‑ fessionnel et de son public, Paris, PUF. Pruvost G. (2007), Profession : policier. Sexe : féminin, Paris, Éditions de la MSH. Saouter A. (2000), « Être rugby ». Jeux du masculin et du féminin, Paris, Éditions de la MSH. Skeggs B. (2015), Des Femmes respectables. Classe et genre en milieu popu‑ laire, Marseille, Agone. Yafeh O. (2007), « The time in the body : cultural construction of femininity in ultraorthodox kindergartens for girls », Ethos, n° 4, p. 516‑553. Young I. M. (2005), On Female Body Experience. « Throwing like a Girl » and Other Essays, New York, Oxford University Press. Zolesio E. (2012), Chirurgiens au féminin ? Des femmes dans un métier d’hommes, Rennes, PUR.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 330

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Incorporation

330

07/02/2017 09:23:34

Inné/acquis  1

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Dans la conclusion de The Origin of Species [1859], traduit en français sous le titre De l’Origine des espèces, Charles Darwin prédit : « Un champ de recherches immense et presque inexploré va s’ouvrir concernant les causes et les lois de la variation » [p. 486]. Il imagine donc l’émergence de la génétique en tant que science de la variation. Darwin comprend également l’influence qu’aura la vision évolutionniste sur la compréhension des comportements humains et ajoute : « Dans un futur lointain, je vois s’ouvrir des champs de recherches encore plus importants. La psychologie sera fondée sur de nouvelles bases, celles de l’acquisition nécessaire de chaque capacité, de chaque pouvoir mental par l’évolution. La lumière sera jetée sur l’origine de l’Homme et son histoire » [p. 488]. Ces deux prédictions sont au cœur de nombreux débats actuels pour caractériser ce qui, chez les humains, relève de l’inné ou de l’acquis. Génétique et sciences humaines et sociales : un dialogue difficile Dès le début du xxe siècle, la génétique se pose comme science de l’étude de l’hérédité des variations. Elle vient en cela bousculer la biologie pour laquelle l’étude de l’hérédité, fondée sur l’embryologie, est d’abord l’étude de la transmission de la norme. Aux biologistes qui se demandent « Comment une poule produit-­elle une autre poule ? », les généticien·ne·s opposent une autre question : « Comment les variations de couleur de la crête des poules sont-­elles transmises ? » De fait, l’hérédité des variations devient un sujet de recherches pour deux types de scientifiques : en premier lieu les darwiniens, mais égale1.  Je remercie Priscille Touraille qui a considérablement influencé la rédaction de cet article sans pour autant, sans doute, réussir à aplanir toutes les difficultés que soulève l’emploi des concepts présentés ici par un généticien.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 331

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Pierre-­Henri Gouyon

07/02/2017 09:23:34

Inné/acquis

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

ment les agronomes et horticulteurs qui se préoccupent, eux, d’hybrider des plantes ou des animaux à fin d’amélioration [Gouyon, Henry et Arnould, 1997]. Les expressions « amélioration des plantes » et « amélioration des animaux » restent aujourd’hui encore les expressions consacrées pour désigner les pratiques agronomiques permettant d’adapter génétiquement les formes domestiques aux impératifs de production. Science de l’hérédité des variations, la génétique ne dit rien de la norme en tant que telle, au contraire de l’embryologie. Elle ne traite que de la façon dont se transmettent et s’héritent les déviations par rapport à cette norme. La génétique ne peut donc pas répondre à la question « Qu’est-­ce qui fait que je suis ce que je suis ? », mais apporte des éléments pour comprendre « Pourquoi suis-­je différent·e d’un·e autre ? ». Or ces différences entre individus sont liées, d’une part, à l’hérédité, à ce que les ancêtres de ces individus leur ont transmis, et, d’autre part, à leur environnement. La part des gènes et la part de l’environnement La génétique tente de distinguer ce qui est de l’ordre de l’inné et ce qui relève de l’acquis, non pas dans les caractéristiques d’un individu donné, mais dans les différences entre des individus donnés. Insistons une dernière fois sur ce point : la génétique n’a rien à dire sur ce qu’est un individu particulier, elle peut seulement étudier les différences, les variations, et elle ne peut le faire que dans le cadre de l’échantillon d’individus étudiés dans l’environnement où ils se trouvent [Lewontin, 1984]. Pour donner un premier exemple, on peut se demander d’où viennent les variations du nombre de jambes chez les humains. La plupart d’entre eux et elles ont deux jambes, mais il existe une variation. Ceux qui ont zéro ou une seule jambe ont subi un accident, souvent après la naissance, parfois avant (on pense, par exemple, à l’administration de Thalidomide à de nombreuses femmes enceintes dans les années 1950). Ces variations (liées à des accidents) sont donc de l’ordre de l’environnement. Dans le langage de la génétique, on dira donc que le nombre de jambes n’est pas déterminé par les gènes, mais par l’environnement [Lynch, 2013]. Bien sûr, le fait que les humains aient en général deux jambes est causé par des informations génétiques. Toutefois, dans le langage de la génétique, ce sont uniquement les déterminants des variations, et non pas ceux de l’état « normal », qui sont recherchés. Ainsi, la constitution d’un langage scientifique propre à chaque discipline – et ici celui qui s’est développé pour le champ de la génétique – peut aboutir à des formulations surprenantes pour les non-­initiés, notamment pour

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 332

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

332

07/02/2017 09:23:34

333

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

les spécialistes en sciences sociales, ce qui complique les dialogues interdisciplinaires et peut nouer des incompréhensions importantes. Sur divers caractères simples ou complexes, les études de génétique permettent d’expliquer une partie des variations observées chez les organismes vivants par des variations précisément génétiques [Deutsch, 2012]. Ce résultat est bien sûr totalement contingent à l’échantillon étudié. Si on choisit une population génétiquement très homogène, les variations seront pour la plupart dues à des effets de l’environnement. En tout état de cause, les résultats obtenus sur un groupe d’individus donné, dans des conditions données, ne permettent pas de savoir avec certitude quels résultats on trouverait pour les variations du même caractère chez d’autres individus et dans un autre environnement. Ceci est vrai pour deux raisons : d’une part, comme on l’a vu, il n’y a aucune certitude qu’un échantillon d’individus présente les mêmes variations génétiques qu’un autre ; d’autre part, dans deux environnements distincts, les mêmes variations génétiques peuvent engendrer des effets différents. Ce dernier point est d’une importance cruciale en ce qui concerne les implications sociales de la génétique. En effet, une compréhension partielle des résultats de cette discipline peut amener à penser que, à partir du moment où des gènes sont impliqués dans l’explication d’une variation donnée (taille, performance, etc.), il n’existe pas de moyen d’influencer ce caractère par un changement d’environnement. Ceci est faux puisque les effets des gènes dépendent de l’environnement dans lequel ils sont exprimés. Le « déterminisme » génétique, un terme malheureux Comment repère-­t‑on les effets d’un gène ? La méthode la plus simple est de comparer un groupe d’individus porteurs du gène en question et un groupe d’individus ne le portant pas. Cette méthode est un peu compliquée par le fait que nous avons deux exemplaires de chaque gène : certains gènes agissent en un seul exemplaire (Mendel les a qualifiés de « dominants »), alors que d’autres ne s’expriment que s’ils sont en deux exemplaires (Mendel les a appelés « récessifs »). Prenons un exemple pour comprendre cette méthode comparative : si on trouve que les porteurs du gène étudié ont tous les yeux bruns alors que les non-porteurs peuvent avoir des yeux d’autres couleurs, on en déduira que ce gène « détermine » la couleur brune des yeux. Cette formulation est malheureuse : le verbe « déterminer » a un sens trop fort, mais il est trop courant pour être évité. Il faut donc bien comprendre ce qu’il signifie en réalité pour saisir le cœur de notre raisonnement. Tant qu’il s’agit de la couleur des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 333

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Inné/acquis

07/02/2017 09:23:34

Inné/acquis

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

yeux, c’est relativement simple, surtout grâce au fait que l’environnement joue peu sur ce caractère. Mais, dès que les effets de l’environnement s’en mêlent aussi, cela se complique et cette imbrication produit des formulations qui, mal comprises, peuvent être choquantes. Que se passe-­t‑il si l’environnement intervient, c’est-­à-­dire presque toujours ? Ce qui crée la difficulté ici, c’est que chaque discipline, en fonction de ce qui l’intéresse, retient une facette différente de la réalité. Les généticien·ne·s distinguent les gènes d’une part et l’environnement d’autre part, en considérant que l’information génétique est lue par un système de lecture biologique, dans un environnement donné [Dessalles, Gaucherel et Gouyon, 2016]. Schématiquement, le résultat est le produit de trois « causes », plus ou moins indépendantes et donc plus ou moins liées : (1) les informations génétiques, (2) le système de lecture (épigénétique) constitué par les protéines, les ARN (acides ribonucléiques), les cellules, l’organisme et (3) le milieu incluant les conditions physiques, chimiques et sociales dans lesquelles l’individu se développe [Lewontin, 2003]. Les aspects sociaux sont donc inclus de façon indifférenciée dans l’environnement. Une boîte noire en forme de pomme de discorde Un·e généticien·ne se préoccupe de la relation entre génotype et phénotype en regardant en quoi une variation des gènes, dans un milieu donné, induit une variation de l’organisme. Il ou elle accepte l’ensemble « système de lecture + environnement » comme une boîte noire (cf. Figure 1), sans l’interroger, et laisse son étude à d’autres biologistes [Hall, 2003]. La relation génotype/phénotype fait partie des sujets complexes de la génétique [Lewontin, 2011] et son étude exige l’intervention d’autres disciplines, de la physiologie à la sociologie. Toutefois, à l’intérieur de la boîte noire, la situation est encore plus complexe : d’une part, l’organisme est à la fois acteur et conséquence de la lecture de l’information génétique et, d’autre part, les organismes « construisent » partiellement leur environnement [Scarr et McCartney, 1983].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 334

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

334

07/02/2017 09:23:34

335

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Figure 1. La boîte noire (en forme de pomme de discorde) des généticien·ne·s entre les gènes et leurs « effets ».

Ceci est au fondement d’une forte incompréhension entre généticien·ne·s et spécialistes des sciences humaines et sociales. En effet, ­l’objet d’étude des uns constitue une partie de la boîte noire des autres. Si un·e généticien·ne constate que, dans une gamme d’environnements donnée, une variation génétique a certaines conséquences en termes de variations des organismes, peu lui importe la façon dont cette différence est médiée par l’environnement, social en particulier. Pour simplifier, on peut dire que la génétique se fonde sur une idée de la causalité selon laquelle la variation génétique est un élément de cause, qui va interagir avec d’autres éléments appelés « environnement » pour constituer la cause générale d’une variation de l’organisme. De ce point de vue, tous les éléments qui ne sont pas proprement génétiques (environnement au sens propre, organisme en tant que système de lecture, relations mère/enfant, éducation, etc.) constituent une boîte noire dont les généticien·ne·s n’ignorent pas l’importance, mais qui n’entre pas dans leur champ d’étude. Cette boîte noire est importante : en effet, l’expression des gènes est en général différente en fonction de l’environnement dans lequel se trouve l’individu. Un gène est une information qui ne signifie rien en elle-­même : elle ne prend son sens que quand elle est lue par un organisme donné, dans un environnement donné. Il n’existe donc pas d ­ ’effet d’un gène dans l’absolu. On ne peut évidemment pas voir quel effet a une variation génétique en dehors d’un organisme et d’un environnement, ou plutôt d’une gamme d’environnements. En changeant les environnements, on peut ainsi remarquer que les variations génétiques n’ont plus du tout le même effet.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 335

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Inné/acquis

07/02/2017 09:23:34

336

Inné/acquis

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

La galactosémie était, jusque dans les années 1970, une maladie génétique mortelle [Prestoz et Petry, 2000]. Elle est due, chez des nourrissons alimentés avec du lait, à une mutation affectant le gène qui code la production d’une enzyme permettant de digérer le lactose. Le lactose non digéré altère les cellules, nerveuses en particulier, ce qui provoque la mort de l’enfant en bas âge. À un moment où tous les bébés étaient nourris avec du lait, elle a donc été décrite comme totalement « déterminée » par le gène muté en question. Mais aujourd’hui, dans les pays où le système médical est suffisamment développé, un test est effectué sur tous les nouveau-­nés et, s’ils sont déficients pour l’enzyme concernée, on évite de leur donner du lait et on leur fournit une nourriture adaptée. Ces enfants ne sont donc pas malades. Actuellement, les enfants ne sont malades que dans les pays où le système médical n’est pas suffisamment développé. Le gène en question n’a donc plus d’influence sur la santé de l’enfant dans les sociétés occidentales contemporaines, alors qu’il en a une dans d’autres environnements. Un·e généticien·ne dira ici que le même gène a des « effets » différents selon l’environnement. Du point de vue des concepts utilisés par la génétique, la variation malade/sain chez les jeunes enfants dans ce cas est donc déterminée par un gène qui ne s’exprime que dans certains environnements (ceux où on ne sait pas détecter la maladie). Dans cet exemple, les différences d’environnement sont liées à des problématiques socio-­économiques qui sont hors du champ de compétence des généticien·ne·s. L’obésité qui frappe une grande partie des populations humaines depuis quelques décennies a également fait l’objet d’études diverses. On a bien sûr trouvé des gènes (dits « d’obésité ») qui semblent favoriser le fait d’être obèse dans les populations actuelles [Choquet et Meyre, 2011]. Les individus porteurs de ces gènes ont statistiquement plus de probabilités d’être obèses que les autres. Or les ancêtres des individus porteurs de ces gènes, qui possédaient eux-­mêmes ce gène, n’étaient généralement pas obèses. Les gènes en question n’avaient pour la plupart pas pour « effet » de rendre leur porteur obèse dans l’environnement du début du siècle dernier, mais ont cet effet dans l’environnement actuel. Les effets des gènes ne peuvent donc être compris que dans un environnement donné. Et cela peut être très contre-­intuitif. Dans le but non de provoquer, mais de faire comprendre la difficulté à laquelle on se heurte en présence de cette approche, on peut, dans une assemblée d’étudiant·e·s des années 2010, faire l’expérience suivante. D’un côté de

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 336

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Deux exemples de la façon dont la génétique traite la causalité

07/02/2017 09:23:34

337

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

la salle, se placent les individus à cheveux longs, de l’autre, les individus à cheveux courts. On constate facilement, au moins en France et au Québec où nous avons réalisé l’expérience, que dans le groupe « cheveux courts » on trouve beaucoup plus d’individus porteurs du chromosome Y, « déterminant » génétique du sexe mâle, que dans le groupe « cheveux longs ». On peut donc en déduire que le chromosome Y « détermine » le fait d’avoir des cheveux courts. Toute personne sensée dira, scandalisée, que ce n’est pas biologique, mais bien social ! Ce n’est pas le chromosome Y qui « détermine » la longueur des cheveux, c’est la mode, le schéma dominant ou, pour parler le langage des sciences sociales, c’est le dispositif de genre. Cela est vrai, bien entendu. Dans le schéma de causalité présenté précédemment, l’environnement (social ici) joue un rôle primordial. Mais, du point de vue de la génétique, il reste indifférencié dans la boîte noire décrite plus haut : la différence de départ reste « due » aux chromosomes sexuels. Certains individus sont XX, d’autres XY et ceci est la cause de départ de la différence. Dans l’environnement actuel, les premiers individus (donc assignés « femmes » à la naissance) ont en général les cheveux longs et les seconds (assignés « hommes » à la naissance), les cheveux courts. Il y a certes un second niveau de causalité, social, mais qui ne supprime ni ne remplace le premier, génétique. Les gènes n’ont pas d’effet hors environnement. En changeant l’environnement, on peut changer les effets des gènes. Il est donc inutile d’opposer les deux. Le chromosome Y ne détermine rien hors d’un environnement mais, dans l’environnement social des années 2010, la variation de la longueur des cheveux chez les étudiant·e·s est largement liée à la variation des chromosomes X et Y. Le résultat du même test aurait ainsi été très différent dans les années 1970 ou dans d’autres endroits du globe… On voit bien ici encore que les « effets » des gènes (dans ce cas, ceux des gènes qui « déterminent » le sexe) peuvent être modifiés par des changements environnementaux. La génétique et les sciences humaines et sociales ne privilégient pas la même chaîne causale On voit aussi que les généticien·ne·s, dans cette approche, se préoccupent de la liaison causale entre un génotype et un phénotype, mais laissent la boîte noire de l’environnement hors de leurs préoccupations. Que la liaison entre la variation génétique et la variation phénotypique soit de nature physiologique, neurologique, psychologique ou sociale n’entre pas dans leur champ de compétence. Pour s’en préoccuper, un·e généticien·ne devra développer une nouvelle compétence, mais, en tant que généticien·ne, il ou elle laisse la boîte noire opaque. Cette méthodolo-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 337

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Inné/acquis

07/02/2017 09:23:34

Inné/acquis

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

gie diffère largement de celle des sciences sociales. Pour un·e sociologue, la façon dont l’environnement social traduit les variations génétiques en variations phénotypiques est essentielle. Dans l’exemple de la détermination de la longueur des cheveux en fonction du sexe des individus, la sociologie ne rejette pas le fait que la différence de départ entre femmes et hommes est due à une variation génétique. Toutefois, selon cette même discipline, l’explication des différences secondaires ne doit plus être cherchée dans les gènes, mais dans la société qui traite différemment les filles et les garçons et leur impose des normes (notamment esthétiques) différenciées. Dans la causalité complexe qui lie les gènes, l’organisme et l’environnement pour produire des individus différents, chacun privilégie la cause qui l’intéresse… Et ceci est particulièrement criant dès qu’il s’agit de sexe et de genre. Suivant le même processus que la génétique, les sciences humaines et sociales incluent généralement dans leur propre boîte noire la biologie (génétique, physiologie, neurologie, développement, etc.). On sait bien qu’à un moment ou à un autre le comportement impliquera nécessairement des neurones, des hormones, des muscles… Mais tout cet ensemble n’est pas du ressort des sociologues, qui ne se préoccupent ni de savoir par quels processus biologiques les pressions sociales aboutissent à des comportements différents ni de comprendre l’origine des différences morphologiques entre les sexes. Chaque discipline inclut tout « naturellement » les préoccupations des autres dans sa propre boîte noire. Pour se simplifier la vie, on admet souvent, plus ou moins implicitement, que les phénomènes biologiques sont relativement indépendants du social et que ce qui est lié au social est peu influencé par le biologique. Il est probable que cette simplification puisse être à l’origine d’interprétations erronées, même dans des cas en apparence simples. Par exemple, le cas de la galactosémie montre bien qu’un problème qui pouvait paraître purement biologique au départ devient social dès lors que certaines sociétés ont les moyens de le traiter et d’autres pas. « Naturel » ou pas, inné ou acquis, de faux débats : la question du « souhaitable » Dans les sociétés occidentales contemporaines, les gènes « déterminant » le sexe « déterminent » également toute une série de différences comportementales, allant de la longueur des cheveux au salaire moyen ou au record du 100 mètres, en passant par la probabilité de devenir physicien, biologiste, plombier, député, déménageur, assistante maternelle ou sage-­femme… Il est clair qu’on peut imaginer des systèmes sociaux dans lesquels ces différences seraient moindres ou inversées.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 338

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

338

07/02/2017 09:23:34

339

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Il reste une hypothèse : on peut imaginer que certaines différences se maintiendraient quelle que soit la société. Pour répondre à cette question, on peut tenter de regarder ce qui se passe dans d’autres sociétés, mais cela ne peut pas fournir de réponse définitive puisque toutes les cultures sont issues d’une même situation initiale. Qu’on pense que certaines différences peuvent être modifiées par l’environnement ou non, il s’agit donc, dans un cas comme dans l’autre, d’un acte de foi et seul le fait d’expérimenter d’autres pratiques sociales permettrait de répondre à cette interrogation. La question n’est donc pas de savoir si ces différences sont d’ordre génétique ou social, mais simplement de décider si elles sont « souhaitables » ou non. Si la réponse est non, il s’agit de chercher de quelle manière modifier l’environnement de façon à transformer ou à supprimer ces différences. Il est clair que celles et ceux qui prétendent que ces différences sont « naturelles » et ne peuvent donc pas être modifiées ne croient pas à leur propre discours. Pour s’en rendre compte, il suffit de constater leur panique quand un changement social comme l’ouverture du mariage aux couples de même sexe « menace » de modifier les orientations sexuelles des générations futures. Si tout cela était véritablement inné, pourquoi s’inquiéter… ! Le débat est simplement de savoir si l’on souhaite maintenir un ordre établi ou si l’on souhaite le modifier ; la question de l’inné et de l’acquis n’a rien à voir dans ces choix et ne sert ainsi que de prétexte. Ce type d’utilisation de la biologie pour justifier des pratiques sociales n’est ni nouveau ni réservé à un bord idéologique ou religieux. La craniologie a servi à prétendre qu’il existait une inégalité biologique entre les races et bien sûr entre les sexes. La génétique a été convoquée pour démontrer la même chose [Herrnstein et Murray, 1994]. Ces instrumentalisations de la biologie ont été largement critiquées [Gould, 1997]. A contrario, on peut aussi s’étonner que la génétique puisse être convoquée pour démontrer qu’il ne faut pas être raciste, comme si nos comportements sociaux devaient être dictés par ce type de considération. Dans toutes les questions d’inégalités entre groupes, qu’il s’agisse de race ou de sexe, c’est bien une réflexion de nature philosophique, morale et politique qu’il faut mobiliser. La biologie, si elle peut parler de la façon dont l’environnement modifie les effets de différences génétiques, ne peut en rien servir de guide. Renvois aux notices : Bicatégorisation ; Mâle/femelle ; Poids ; Taille.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 339

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Inné/acquis

07/02/2017 09:23:34

Inné/acquis

340

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Choquet H. et Meyre D. (2011), « Genetics of obesity : what have we learned ? », Curr Genomics, vol. 12, n° 3, p. 169‑179. Darwin C. (1859), The Origin of Species, Londres, Murray. Dessalles J.-­L., Gaucherel C. et Gouyon P.-­H. (2016), Le Fil de la vie, Paris, Odile Jacob. Deutsch J. (2012), Le Gène, un concept en évolution, Paris, Le Seuil, « Science ouverte ». Gould S. J. (1997), La Mal-­Mesure de l’homme, Paris, Odile Jacob. Gouyon P.-­H., Henry J.-­P. et Arnould J. (1997), Les Avatars du gène, Paris, Belin, « Regards ». Hall B. K. (2003), « Unlocking the black box between genotype and phenotype : cell condensations as morphogenetic (modular) units », Biology and Philosophy, vol. 18, n° 2, p. 219‑247. Herrnstein R. J. et Murray C. (1994), The Bell Curve. Intelligence and Class Structure in American Life, New York, Free Press. Lewontin R. (1984), La Diversité des hommes. L’inné, l’acquis et la géné‑ tique, Paris, Belin. – (2003), La Triple Hélice, Paris, Le Seuil. –  (2011), « The genotype/phenotype distinction », in Zalta E. N. (dir.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, . Lynch K. (2013), « Explainer : what is heritability ? », theconversation. com, 22 décembre, . Prestoz L. C. et Petry K. G. (2000), « Un siècle d’étude de la galactosémie », M/S Médecine/Sciences, n° 16, p. 785‑792. Scarr S. et McCartney K. (1983), « How people make their own environments : A theory of genotype environment effects », Child Development, vol. 54, n° 2, p. 424‑435.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 340

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:55 - © La Découverte

Bibliographie

07/02/2017 09:23:34

Internet

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Internet constitue sans doute l’une des innovations technologiques les plus importantes de la seconde moitié du xxe siècle. Développé aux États-­Unis, il se diffuse à partir des années 1990 et forme aujourd’hui un « réseau de réseaux » mondial. Dans de nombreux pays – dont les pays occidentaux en premier lieu –, la technique s’est traduite par une réorganisation de plusieurs sphères de la vie sociale. La culture, le travail, l’éducation et la sociabilité sont autant de domaines qui se trouvent affectés par l’apparition ou l’extension d’une série de pratiques sur Internet. Loin de relever d’un univers à part que l’on pourrait qualifier de virtuel, par opposition au réel, les pratiques numériques ont un caractère tentaculaire et s’immiscent désormais dans la vie quotidienne de nombreux individus. Quelles sont alors les implications de cette nouvelle technologie pour les rapports sociaux de sexe ? La question a souvent été posée. Dès son origine, Internet attire l’attention des auteur·e·s féministes qui interrogent plus largement les liens entre genre et technique [Chabaud-­ Rychter et Gardey, 2002 ; Gardey, 2003 ; Haraway, 2007 ; Wajcman, 2010]. Si les écrits consacrés à la question sont trop nombreux pour être véritablement résumés ici, on peut distinguer deux grandes problématiques. La première aborde Internet dans ses aspects matériels (équipement informatique, modalités de connexion et d’usage). Le réseau est considéré comme un outil ou un bien de consommation et l’on s’interroge alors sur l’accès des femmes et des hommes à cette ressource. Une seconde approche consiste, elle, à envisager Internet comme un espace de sociabilité. La question porte alors sur la façon dont les rapports de genre sont exprimés, contournés ou reformulés dans cet espace. On présente successivement ces deux problématiques qui consistent à interroger ce que le genre fait à la technique et, inversement, ce que la technique fait au genre.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 341

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Marie Bergström

07/02/2017 09:23:34

342

Internet

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

L’histoire de la technique est en grande partie une histoire d’hommes. Comme le souligne l’anthropologue Paola Tabet, la plupart des sociétés humaines sont caractérisées par une appropriation masculine des outils et des machines, dont le corollaire est un sous-­équipement féminin [Tabet, 1979]. La division sexuelle du travail repose sur une distribution inégale des instruments de production, accordant aux hommes les outils sophistiqués tandis que les femmes sont souvent contraintes au travail à mains nues. Il en résulte un « gap technologique » entre les sexes « qui apparaît dès les sociétés de chasse et de cueillette et qui, avec l’évolution technique, s’est progressivement creusé et existe toujours dans les sociétés industrialisées » [p. 10]. Les implications de ce décalage sont importantes. Alors que la maîtrise de la technique donne aux hommes un levier puissant pour agir sur le monde, la non-­maîtrise des femmes les place dans une situation de dépendance. Le sous-­équipement féminin peut ainsi être compris comme l’un des piliers constitutifs de la domination masculine [Cockburn, 1999]. Dans quelle mesure les pratiques numériques participent-­elles à ce mouvement historique d’exclusion des femmes vis-­ à-­vis de la technique ? Au premier abord, Internet semble échapper à la logique du sous-­ équipement féminin. Dès les premières années de diffusion du réseau, les utilisatrices sont en effet nombreuses. C’est le cas aux États-­Unis où 20 % des femmes avaient déjà utilisé Internet en 1997, contre 25 % des hommes [USCB, 1997]. Cet usage précoce de la nouvelle technologie s’explique notamment par la surreprésentation des femmes dans les emplois administratifs. Parce que la micro-­informatique et la communication en réseau concernent tout particulièrement le travail de bureau, les femmes y ont un accès privilégié. Ainsi, à partir des années 2000, les États-­Unis comptent autant d’utilisatrices que d’utilisateurs d’Internet. Les inégalités d’usage sont alors davantage sociales que sexuées, et ce, encore aujourd’hui. En 2012, les cadres étaient deux fois plus nombreux que les ouvriers à avoir utilisé Internet aux États-­Unis [USCB, 2001 et 2012]. Plus encore qu’un gap technologique entre les femmes et les hommes, le réseau fait l’objet d’une « fracture numérique » qui reproduit l’inégalité entre classes sociales. Des tendances similaires s’observent en France où Internet se diffuse plus tardivement en raison du réseau national concurrent, le Télétel. Si les hommes ont d’abord une longueur d’avance sur les femmes en matière d’usage d’Internet, ces dernières les rattrapent rapidement  1. 1.  En France en 2001, les femmes étaient moins nombreuses que les hommes à déclarer savoir utiliser Internet (32 % contre 41 %). Sept ans plus tard, elles se disaient utilisatrices

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 342

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Inégalité des sexes et pratiques numériques

07/02/2017 09:23:35

343

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Désormais, les différences de sexe ne se manifestent véritablement qu’en haut de l’échelle des âges. Dans les générations socialisées tardivement au réseau, l’usage reste en effet une pratique à dominance masculine. Au contraire, les différences de genre sont les plus faibles parmi les jeunes. Les pratiques numériques sont aujourd’hui un élément constitutif de la sociabilité de jeunesse, contributrices d’une véritable « culture de l’écran » [Jouët et Pasquier, 1999]. En cela, elles participent, selon Sylvie Octobre, à une « convergence des univers culturels des filles et des garçons », et ce, par « un double mouvement d’accès des filles à des outils “masculins”, parce que technologiques, et d’inscription des garçons dans des usages des outils technologiques qui renouvellent des pratiques “féminines” (écriture, conversation, etc.) » [Octobre, 2011, p. 35]. Internet apparaît à cet égard comme une technique fédératrice. Loin d’être le domaine réservé des hommes, il est largement mobilisé par les deux sexes et constitue même un vecteur de rapprochement des pratiques des femmes et des hommes. Pourtant, on peut difficilement conclure à une symétrie des sexes face à cette nouvelle technologie, d’abord parce que les modes d’appropriation du réseau sont sexuellement différenciés. Si femmes et hommes recourent désormais à Internet au même degré, ils n’en ont pas le même usage. Ce constat vaut autant pour les jeunes que pour les moins jeunes. Une grande enquête sur les pratiques culturelles des adolescent·e·s montre que, si les usages d’Internet que font les garçons et les filles âgé·e·s d’une dizaine d’années se ressemblent, ils s’inscrivent, au cours de l’adolescence, dans des registres de plus en plus distincts en termes de genre [Mercklé et Octobre, 2012]. Les jeux vidéo, la fréquentation de forums et le téléchargement de films sont des pratiques plus fréquentes chez les garçons tandis que la communication en ligne, la recherche d’informations et le téléchargement de musique sont plus courants chez les filles. Ainsi, les différences entre les sexes se creusent avec l’âge et selon des clivages que l’on retrouve par ailleurs : « Aux filles les usages plutôt scolaires, communicationnels et créatifs, aux garçons les usages plutôt récréatifs et techniques » [p. 45]. Les pratiques numériques sont toujours marquées par une socialisation de genre, à laquelle elles participent d’ailleurs activement. De plus, cette différence en termes d’usages traduit une inégalité en matière de savoirs. Les hommes font preuve de compétences informatiques plus importantes que les femmes et s’engagent dans des pratiques du réseau au même degré que les hommes (67 % contre 68 %). Source : « Enquête permanente sur les conditions de vie des ménages (ECPV) », 2001, Insee ; « Enquête sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) », 2008, Insee.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 343

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Internet

07/02/2017 09:23:35

Internet

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

plus techniques du réseau : création de pages Web et usage de la technologie peer-­to-­peer par exemple  2. Aussi, les femmes sont beaucoup moins productrices d’outils numériques qu’elles n’en sont utilisatrices. En 2013, les hommes représentaient 81 % des ingénieurs et des techniciens de l’informatique  3. Comme le dit Josiane Jouët : « Si les femmes utilisent un grand nombre de technologies informatisées, elles ne participent pas à leur conception et demeurent en dehors de la compréhension des principes du fonctionnement des machines » [2003, p. 61]. Le numérique reproduit ainsi l’inégalité des sexes face à la technique. Sauf meilleure intégration des femmes dans les filières informatiques, cette inégalité risque de se creuser avec l’évolution des outils. Au fur et à mesure que les appareils numériques deviennent plus complexes, les interfaces usagers deviennent en effet plus simples et requièrent de moins en moins de compétences spécifiques. Réduites au statut de simples utilisatrices, les femmes risquent de se voir durablement éloignées de la maîtrise et du savoir-­faire techniques. Sociabilité en ligne et production du genre Outil technologique, Internet est aussi un espace social. Il est d’emblée conçu comme un moyen de communication et c’est notamment en cette qualité qu’il prend son essor dans les années 2000. Si le réseau se rapproche sous certains aspects d’autres modes de communication (tels que le courrier ou le téléphone), il propose aussi des modalités d’échange tout à fait originales : jeux en ligne, forums, chats, sites de réseaux sociaux et sites de rencontres. Ces différentes plateformes permettent d’interagir avec des inconnu·e·s, de communiquer à plusieurs, de participer à des activités collectives à distance et, souvent, de se mettre en scène en texte et en image. Bien plus que des outils de communication, elles apparaissent comme de véritables espaces de sociabilité en ligne [Casilli, 2010]. Ce sont avant tout ces usages du réseau qui attirent l’attention des recherches en sciences sociales et, parmi elles, des recherches féministes. La diffusion d’Internet coïncide avec un renouveau des études sur le genre. C’est au cours des années 1990 que se diffusent les travaux de Judith Butler, qui interrogent le fondement naturel de la binarité des sexes et le caractère stable des identités sexuées. Communément pensée comme un noyau intérieur, l’identité est de plus en plus envisa2.  Source : « Enquête sur les technologies de l’information et de la communication », 2013, Insee. 3.  Source : Recensement, 2013, Insee.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 344

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

344

07/02/2017 09:23:35

345

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

gée comme une construction performative : produite par les pratiques et, par conséquent, ouverte au changement [Butler, 2005]. Cette nouvelle manière de penser l’identité marque les premiers travaux sur Internet. Dans une étude pionnière de la sociabilité en ligne, Sherry Turkle emprunte le titre de l’ouvrage de Butler pour décrire le « trouble dans le genre » que produirait, selon elle, le réseau. Les caractéristiques propres à la communication en ligne – dont l’anonymat, la mise à distance du corps et la maîtrise de la présentation de soi – sont perçues comme autant de leviers pour repenser et « refaire » le genre. Elles permettraient de dissocier corps (mâle/femelle) et identité (homme/femme) et favoriseraient la circulation des configurations identitaires. C’est ainsi que, pour un grand nombre d’auteur·e·s, Internet défie la binarité sexuelle et favorise une certaine fluidité des identités sexuées [Stone, 1995 ; Plant, 1996]. Dans les termes de Turkle, l’ordinateur connecté « incarne la théorie postmoderne et la réalise concrètement » [1995, p. 18, notre traduction]. Cette image d’Internet, comme une échappatoire sinon un espace de subversion des rôles de genre, est toujours très présente dans l’imaginaire contemporain. Or elle est rarement soumise à l’épreuve empirique. Car, si les écrits sur les pratiques numériques sont désormais nombreux, les enquêtes approfondies en la matière le sont beaucoup moins. Aujourd’hui comme hier, les travaux consacrés à Internet portent davantage sur les potentialités imaginées de l’outil que sur les usages effectifs qui en sont faits [Bergström, 2014 ; Granjon et Denouël, 2011, p. 35]. De même, lorsque des enquêtes sont conduites, elles concernent souvent des utilisateurs et des utilisatrices « extraordinaires » (hackers, gamers, fans…), dont les pratiques sont peu représentatives des usages majoritaires du réseau. Par conséquent, on connaît encore mal les différentes manières dont cette technique travaille les rapports de sexe. Dans son livre consacré aux usages des nouvelles technologies chez les adolescent·e·s, Cécile Metton-­Gayon met au défi l’image d’Internet comme un espace de reformulation des normes de genre [2009]. Tirée de sa thèse en sociologie, l’étude montre que les pratiques numériques s’accompagnent, certes, d’un jeu de rôles – sur les forums en ligne, les jeunes endossent des identités différentes et se présentent fréquemment comme une personne de l’autre sexe –, mais, plutôt qu’une prise de distance avec les rôles genrés, le jeu consiste souvent à exacerber ces mêmes rôles. Les interactions témoignent d’une « “ritualisation” des poses traditionnelles du masculin et du féminin » qui participe à « réaffirmer les frontières symboliques entre les sexes » [p. 170 et p. 178]. Des tendances similaires sont observées par Lisa Nakamura dans ses travaux sur les rapports sociaux de race. Intéressée par la manière dont l’ethnicité et la couleur de peau sont mobilisées sur Internet, l’auteure se penche

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 345

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Internet

07/02/2017 09:23:35

Internet

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

sur les usages des forums et des jeux en réseau. Elle constate que, si ces espaces permettent d’emprunter une identité ethno-­raciale différente de celle dans laquelle on est habituellement reconnu, ce travestissement s’observe surtout chez des personnes non racisées. La pratique traduit alors une forme de « tourisme identitaire » qui consiste à revêtir l’altérité, et ce, dans des termes souvent très stéréotypés [Nakamura, 2002, p. 31‑60]. Comme le tourisme ordinaire, il s’agit ici d’une exploration de territoires étrangers qui n’est pas exempte de sexisme (lorsque les hommes prennent des attributs de femmes) ni d’exotisme (lorsque des personnes non racisées se présentent comme noires, asiatiques ou latinos). Ainsi, les usages d’Internet ne vont pas forcément dans le sens d’une subversion des rapports de genre, de race ou de classe. Les caractéristiques du réseau – dont l’anonymat et la communication à distance – semblent plutôt accentuer les stéréotypes. Plus fondamentalement, on peut désormais questionner l’idée qu’Internet permet d’échapper à la matérialité des corps. Alors que le réseau était à ses débuts un univers largement textuel – où le corps était décrit et pouvait donc être choisi –, les espaces de sociabilité en ligne sont aujourd’hui marqués par une dimension visuelle très forte. C’est le cas des sites de réseaux sociaux tels que Facebook ou Instagram où les photographies et les vidéos occupent une place importante. C’est le cas également des sites de rencontres où les utilisateurs et les utilisatrices sont invité·e·s à se présenter en images, et ce, tout particulièrement sur les applications mobiles (comme les applications de géolocalisation Grindr et Tinder) où le texte s’efface au profit de la photographie. Ainsi, le corps est désormais bien présent sur Internet. Et, avec lui, les marqueurs de l’identité sociale comme le sexe, l’âge, la couleur de peau et le milieu social. L’absence de face-­à-­ face donne certes aux acteurs une meilleure maîtrise de la présentation de soi. Il est moins évident, en revanche, que cela se traduise par une plus grande diversité des expressions identitaires. Entre ce qu’Internet permet et ce que ses utilisateurs et utilisatrices en font, le décalage est parfois important. Les travaux empiriques nuancent le « trouble dans le genre » que sèmerait la sociabilité en ligne. D’autres caractéristiques du réseau s’avèrent cependant davantage porteuses de changement. Internet constitue notamment un support d’autopublication qui démocratise la production de contenus médiatiques. En tant que tel, il donne la parole aux voix minoritaires et permet de diffuser des images alternatives des sexes et des sexualités. Natacha Chetcuti montre à ce titre l’importance prise par l’univers numérique dans la socialisation à la sexualité lesbienne. Alors que les relations entre femmes souffrent d’une grande invisibilité sociale, Internet offre un espace pour les mettre en mots et en images. La sociabilité en ligne facilite ainsi l’autonomi-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 346

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

346

07/02/2017 09:23:35

347

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

nation en tant que lesbienne en ce qu’elle permet de valoriser une catégorie imprécise et souvent stigmatisante [Chetcuti, 2014]. Cette mise en visibilité des sexualités « déviantes » fonctionne aussi à l’intérieur des cultures minoritaires. Alain Léobon montre qu’Internet participe à « consolider l’identité de groupes parfois marginalisés ou invisibilisés dans l’espace traditionnel lesbien, gai, bisexuel et transgenre » [Léobon, 2009]. C’est le cas notamment des cultures bareback (impliquant des rapports sexuels non protégés) au sein de la population gaie [voir la notice VIH/sida], de même que le sadomasochisme lesbien. À ce titre, Internet participe bel et bien à reconfigurer les modèles de genre. Non seulement il donne à voir des pratiques minoritaires, mais il donne lieu à des corporalités marginalisées par ailleurs. Renvois aux notices : Âge ; Culture populaire ; Queer ; Race ; Séduction ; Technologie.

Bibliographie Bergström M. (2014), « Au bonheur des rencontres. Classe, sexualité et rapports de genre dans la production et l’usage des sites de rencontres en France », thèse de doctorat, Paris, Sciences Po. Butler J. (2005 [1990]), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte. Casilli A. (2010), Les Liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Paris, Le Seuil. Chabaud-­Rychter D. et Gardey D. (2002), L’Engendrement des choses. Des hommes, des femmes et des techniques, Paris, Édition des Archives contemporaines. Chetcuti N. (2014), « Autonomination lesbienne avec les réseaux numériques », Hermès, vol. 2, n° 69, p. 39‑41. Cockburn C. (1999), « The material of male power », in MacKenzie D. et Wajcman J. (dir.), The Social Shaping of Technology, Buckingham, Open University Press, p. 177‑198. Gardey D. (2003), « De la domination à l’action. Quel genre d’usage des technologies de l’information ? », Réseaux, vol. 4, n° 120, p. 87‑117. Granjon F. et Denouël J. (2011), « Penser les usages sociaux des technologies numériques d’information et de communication », in Granjon F. et Denouël J. (dir.), Communiquer à l’ère numérique. Regards croisés sur la sociologie des usages, Paris, Presses des Mines, p. 7‑43. Haraway D. (2007), Manifeste cyborg et autres essais. Sciences-­ Fictions-­ Féminismes, Paris, Exils. Jouët J. (2003), « Technologies de communication et genre. Des relations en construction », Réseaux, vol. 4, n° 120, p. 53‑86. Jouët J. et Pasquier D. (1999), « Les jeunes et la culture de l’écran. Enquête nationale auprès des 6‑17 ans », Réseaux, vol. 17, n° 92‑93, p. 25‑102.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 347

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Internet

07/02/2017 09:23:35

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Léobon A. (2009), « Le corps à l’épreuve du risque. Les expressions minoritaires sur l’Internet gay », Esprit, vol. 3-4, n° 353, p. 197‑207. Mercklé P. et Octobre S. (2012), « La stratification sociale des pratiques numériques des adolescents », RESET. Recherches en sciences sociales sur Internet, vol. 1, n° 1, . Metton-­Gayon C. (2009), Les Adolescents, leur téléphone et Internet. « Tu viens sur MSN ? », Paris, L’Harmattan. Nakamura L. (2002), Cybertypes. Race, Ethnicity, and Identity on the Internet, New York, Routledge. Octobre S. (2011), « Du féminin et du masculin. Genre et trajectoires culturelles », Réseaux, vol. 4, n° 168‑169, p. 23‑57. Plant S. (1996), « On the Matrix : cyberfeminist simulations », in Shields R. (dir.), Cultures of Internet. Virtual spaces, Real Histories, Living Bodies, Londres, Sage, p. 170‑183. Stone A. R. (1995), The War of Desire and Technology at the Close of the Mechanical Age, Cambridge, The MIT Press. Tabet P. (1979), « Les mains, les outils, les armes », L’Homme, vol. 19, n° 3‑4, p. 5‑61. Turkle S. (1995), Life on the Screen. Identity in the Age of the Internet, New York, Simon & Schuster. United States Census Bureau (USCB) (1997), « Computer use in the United States : October 1997 », Current Population Survey, . –  (2001), « Computer and Internet use in the United States : September 2001 », Current Population Survey, . –  (2012), « Computer and Internet access in the United States : 2012 », Current Population Survey, . Wajcman J. (2010), « Feminist theories of technology », Cambridge Journal of Economics, vol. 34, n° 1, p. 143‑152.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 348

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Internet

348

07/02/2017 09:23:35

Jeunesse et sexualité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Les notions d’enfance et de jeunesse renvoient à des réalités hétérogènes, liées à des processus corporels (la puberté) et légaux (la définition des seuils de majorité : civile, pénale, sexuelle, etc.). Ces processus sont, en outre, indissociables de l’évolution des principales institutions de socialisation (en particulier la famille et l’école). Ainsi les notions d’enfance et de jeunesse sont-­elles historiquement articulées à la constitution d’autres notions, d’ordre psychosociologique (l’adolescence) et juridique (la minorité/la majorité). Des « enfants » aux « jeunes adolescent·e·s », en passant par les « jeunes » (qu’ils et elles soient mineur·e·s ou majeur·e·s), les catégories se sont multipliées pour rendre compte des divers seuils jalonnant cette période de la vie, qui tend à s’allonger, avant l’entrée dans l’âge adulte. Dans cette contribution, nous réserverons la catégorie d’« enfance » aux moins de 12 ans, celle de « jeune adolescence » aux mineur·e·s de 12 à 15 ans et celle de « jeunesse » aux mineur·e·s et aux majeur·e·s de plus de 15 ans. Si l’on s’accorde sur ces termes, aux limites incertaines, on peut considérer la jeunesse comme le moment, socialement accepté, d’entrée progressive dans une sexualité considérée comme « autonome », au sens où les jeunes doivent devenir les responsables du contrôle de leur corps et de leurs comportements (choix des partenaires, contraceptions, port du préservatif, etc.). Par opposition, pendant l’enfance et la jeune adolescence, la sexualité est un objet de contrôles sociaux et légaux plus explicites, censé ne pouvoir s’exprimer que dans une découverte du corps et de ses premières transformations. En dehors de ce cadre, elle est majoritairement pensée sur le registre de la menace, en particulier de la menace pédophile. Afin de se construire comme individus sexualisés, les enfants et les jeunes doivent ainsi composer avec le regard des autres, celui de leurs pairs mais aussi celui des adultes, des parents aux expert·e·s, juridiques et médicaux, chargé·e·s de définir les normes du « bon » commencement sexuel : à quel âge ? Avec son conjoint, sa conjointe ou avec toute

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 349

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Jean Bérard et Nicolas Sallée

07/02/2017 09:23:35

Jeunesse et sexualité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

autre personne ? Avec une personne plus âgée et/ou en position d’autorité ? Avec une personne de son sexe ou du sexe opposé ? De manière plus transversale : ces normes s’imposent-­elles de la même manière aux jeunes filles et aux jeunes garçons ? Ainsi, la sexualité des enfants et des jeunes n’est pas qu’une question de maturation biologique et psychique, mais aussi, et plus fondamentalement, une question de rapports sociaux, liés notamment à l’âge, au statut social, au genre et/ou à l’orientation sexuelle. La transformation des normes qui régissent ces rapports sociaux est prise dans une tension entre, d’un côté, la construction de dispositifs disciplinaires et juridiques visant à protéger des enfants reconnus comme victimes (potentielles) de violences sexuelles et, de l’autre, l’autonomisation d’une sexualité juvénile qui tend à se dérober au regard inquiet des adultes. La sexualité des enfants : des perversions aux traumatismes Dans un ouvrage consacré à l’histoire de l’encadrement juridique des perversions sexuelles en France, Jean Danet [1977] date du début du xixe siècle l’inscription de l’enfant, de son corps et de sa sexualité dans des dispositifs disciplinaires. Ceux-­ci sont fondés, selon l’auteur, sur une « chasse au plaisir de l’enfance » et dessinent l’une des frontières de la normativité en matière sexuelle. Michel Foucault analyse ainsi la constitution d’une catégorie psychiatrique de l’« anormalité » à partir d’un regard sur la surveillance des enfants. Il retrace notamment l’émergence, au xixe siècle, de la figure de l’« enfant masturbateur », dont le contrôle s’inscrit dans l’« espace étroit » que forment la chambre, le lit et le corps de l’enfant, placé sous le regard des frères et sœurs, des parents et du médecin : « Toute une espèce de microcellule autour de l’individu et de son corps » [Foucault, 1999, p. 54]. Dans ce contexte, la masturbation elle-­même devient, pour les savants, la « causalité polyvalente à laquelle on peut rattacher […] toute la panoplie, tout l’arsenal des maladies corporelles, des maladies nerveuses, des maladies psychiques » [p. 55]. Selon les psychiatres qui étudient et classent les perversions, la sexualité des enfants est en effet moins importante pour elle-­même que parce qu’elle détermine la vie future. Dès lors, Foucault estime que l’enfance est « une des conditions historiques de la généralisation du savoir et du pouvoir psychiatriques » [p. 297]. À cette époque, l’attention des experts juridiques et médicaux portait non seulement sur les pratiques sexuelles infantiles, mais également sur la question des relations sexuelles entre adultes et enfants ou jeunes adolescent·e·s. Dans le premier volume de son Histoire de la sexualité,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 350

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

350

07/02/2017 09:23:35

351

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Foucault [1976, p. 43] raconte l’histoire d’un ouvrier agricole du village de Lapcourt : « Un jour de 1867, [il] est dénoncé : au bord d’un champ, il avait, d’une petite fille, obtenu quelques caresses […]. Il est donc signalé par les parents au maire du village, dénoncé par le maire aux gendarmes, conduit par les gendarmes au juge, inculpé par lui et soumis à un premier médecin, puis à deux autres experts qui, après avoir rédigé leur rapport, le publient. » Pour Foucault, ce qui importe dans cette histoire, « c’est que ce quotidien de la sexualité villageoise, ces infimes délectations buissonnières aient pu devenir, à partir d’un certain moment, objet non seulement d’une intolérance collective, mais d’une action judiciaire, d’une intervention médicale, d’un examen clinique attentif, et de toute une élaboration théorique » [p. 44]. Ainsi la question de la sexualité des enfants et des jeunes adolescent·e·s est-­elle, depuis plus d’un siècle, indissociable des appels répétés à « protéger les enfants » contre les menaces représentées par la sexualité des adultes [Rubin, 2010]. Empruntant au sociologue Stanley Cohen la notion de « panique morale » [1972], Christine Machiels et David Niget montrent, à partir d’exemples belges [2012], de quelle manière ces appels s’incarnent dans des affaires judiciaires médiatisées, d’une affaire de proxénétisme qui a agité la presse bruxelloise à la fin du xixe siècle, à ce que l’on nomme communément l’« affaire Dutroux », qui a secoué le pays à la fin du xxe siècle. À chaque fois, l’enchaînement est similaire : « Un “fait divers” embrase l’opinion publique, suscite l’effroi, provoque l’indignation collective […], avant de provoquer un nouvel agencement politique, puis de s’évanouir pour un temps » [p. 5]. La panique morale n’est donc pas seulement « une émotion fugace », car elle « suscite des changements sociaux, et une altération durable des représentations culturelles » [Machiels et Niget, 2012, p. 5]. Sur le plan législatif, la volonté de protéger les enfants de la sexualité des adultes se traduit par la définition de seuils de majorité sexuelle, fixant l’âge en deçà duquel toute relation sexuelle avec un adulte est légalement interdite. En France, une loi de 1832 crée l’« attentat à la pudeur sans violence, ni contrainte, ni surprise » pour les jeunes de moins de 11 ans. Ce seuil est élevé à 13 ans en 1863, et à 15 ans en 1945. Dans les faits, cependant, le nombre de plaintes reste amplement inférieur à celui des violences réellement subies et, comme pour les violences sexuelles en général, la parole des victimes est souvent mise en doute, notamment par les acteurs judiciaires [Ambroise-­Rendu, 2010]. Ces seuils de majorité sexuelle sont intimement liés à des représentations genrées de la sexualité. Ils portent historiquement sur deux éléments distincts, mais qui visent chacun à protéger l’entrée dans le mariage et la famille : l’un protège la chasteté des jeunes filles contre des « séduc-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 351

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Jeunesse et sexualité

07/02/2017 09:23:35

Jeunesse et sexualité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

tions » masculines jugées trop précoces ; l’autre protège les jeunes garçons contre les « perversions » des relations entre personnes de même sexe [Bérard et Sallée, 2015]. Au Canada par exemple, le code criminel de 1892 fixe la majorité sexuelle à 14 ans, tout en la réservant aux jeunes filles. L’homosexualité masculine est quant à elle réprimée, en particulier par la définition d’un crime de « sodomie ». Le Bill omnibus de 1969, souvent présenté comme la première étape vers une dépénalisation de l’homosexualité au Canada, ouvre certes le droit à la « sodomie », mais le réserve aux individus consentants de plus de 21 ans. En France, la réforme de 1945, fixant la majorité (hétéro)sexuelle à 15 ans, reprend un décret adopté sous Vichy, en 1942, qui sanctionne toute « relation sexuelle contre-­nature » avec une personne civilement mineure (moins de 21 ans jusqu’en 1974, moins de 18 ans ensuite). Dans les années 1980 et 1990, sous des formes diverses selon les pays, les définitions de la majorité sexuelle ont évolué selon un double processus. D’une part, les seuils de majorité sexuelle ont été réformés, pour fixer un âge sans distinction selon le sexe et l’orientation sexuelle. D’autre part, contre les arguments de ceux qui, à l’image de l’écrivain français Tony Duvert [1980], revendiquaient le droit de séduire les enfants, la légitimité des seuils de majorité sexuelle a été réaffirmée. Dans le prolongement des mobilisations féministes des années 1970 qui ont dénoncé le silence et la complaisance, à la fois sociale et judiciaire, face aux crimes de viol [Bérard, 2014], la pédophilie a pris une place de premier choix dans l’agenda des politiques publiques, mobilisant de façon croissante responsables politiques, médias et associations [Boussaguet, 2008]. Didier Fassin et Richard Rechtman [2011] ont montré comment, au croisement d’un processus de reconnaissance des violences subies par les femmes et les enfants et d’un processus de reconfiguration des savoirs psychiatriques, la condition de victime s’est imposée comme un trait fondamental des économies morales contemporaines. Dans ce cadre, le « traumatisme », compris comme la souffrance qui resurgit d’une blessure psychique non guérie, par des souvenirs douloureux, des cauchemars et des flash-­backs, est devenu l’un des enjeux centraux du regard social sur la sexualité des enfants et des jeunes adolescent·e·s. Suivant cette tendance au « déclin du silence » [Bozon, 2009, p. 130], les condamnations à l’encontre des auteurs de violences sexuelles commises sur des mineur·e·s ont été plus nombreuses et plus sévères [Aubusson de Cavarlay, 2002]. Cette libération de la parole n’est cependant que partielle : les plaintes demeurent encore relativement rares, d’autant plus lorsque les violences ont été subies dans le cadre familial. De même que les études féministes ont analysé les violences sexuelles comme une forme de la domination masculine, la sociologie de l’in-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 352

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

352

07/02/2017 09:23:35

Jeunesse et sexualité

353

ceste montre que celui-­ci s’inscrit dans des rapports de force familiaux et genrés qui en font le « berceau des dominations » [Dussy, 2013]. Les recherches de Dorothée Dussy soulignent ainsi combien est difficile le parcours de celles et ceux, victimes d’inceste, qui entendent en obtenir la reconnaissance par la justice [Dussy, 2008].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La caractérisation de la jeunesse comme l’âge de l’entrée dans une sexualité licite et légitime s’inscrit dans un processus structurel de redéfinition des âges de la vie, engagé dès les années 1960 et impulsé notamment par la généralisation de la scolarité secondaire [Galland, 2011]. Si l’enfance et la jeune adolescence, considérées comme des temps de la vie consacrés à la famille et à l’école, doivent être préservées des désirs sexuels des adultes, elles sont cependant progressivement redéfinies comme un temps de découverte de soi et de son corps, préalable à l’entrée dans la sexualité. La régulation de cette sexualité – que l’on dira juvénile – change dès lors de forme, s’exprimant désormais moins par des « disciplines externes » que par des « contrôles intériorisés » [Bozon, 2012, p. 121]. Cette autonomisation est indissociable d’une reconfiguration des modes de socialisation juvénile. À une socialisation dite « verticale », fondée sur l’autorité non discutable des adultes, dans l’univers familial comme dans l’univers scolaire, voire dans l’univers religieux, s’est progressivement substituée une socialisation dite « horizontale ». Celle-­ci est fondée sur le rôle des groupes de pairs et d’une prolifération de référents culturels construits et diffusés, par-­delà l’hétérogénéité constitutive de « la » jeunesse [Bourdieu, 1978], comme les éléments constitutifs d’une identité générationnelle contraignante [Lahire, 2003]. Dans le même temps, l’autonomisation de la sexualité juvénile alimente les inquiétudes fantasmées des adultes, ou au moins de certains d’entre eux, à l’origine d’une nouvelle panique morale qui s’intensifie depuis le début des années 2000 : précocité des rapports sexuels, « épidémies » de grossesses adolescentes, augmentation du nombre de partenaires sexuel·le·s, etc. Selon cette vision, les jeunes, y compris les plus jeunes, ne seraient plus uniquement victimes d’adultes malveillants, mais également d’un environnement propice à une dérégulation de leurs comportements sexuels. Cette panique morale est structurée par le genre. Elle est liée, pour les garçons, à l’idée d’une surconsommation des images pornographiques et, pour les filles, à ce que l’on nomme désormais communément l’« hypersexualisation ». Définie par la psychologue Sylvie Richard-­Bessette comme « un usage excessif de stratégies

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 353

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La sexualité des jeunes : des fantasmes aux pratiques

07/02/2017 09:23:35

Jeunesse et sexualité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

axées sur le corps dans le but de séduire » [2006], cette hypersexualisation s’exprimerait par des « tenues vestimentaires » (décolleté, pantalon taille basse, etc.), des « transformations du corps » (épilation, musculation des fesses, etc.) ainsi que « des postures exagérées […] qui donnent le signal d’une disponibilité sexuelle (bomber les seins, ouvrir la bouche, se déhancher, etc.) » [Richard-­Bessette, 2006]. L’idée d’hypersexualisation, opposée aux représentations des femmes des classes moyennes et supérieures qui incarnent une « “bonne manière” pour sexualiser son corps » [Mardon, 2011, p. 130], vise principalement les comportements des jeunes filles des classes populaires. La crainte de l’hypersexualisation s’appuie, en outre, sur de nombreux discours catastrophistes relatifs au déclin de l’autorité et à la démission parentale, alimentés par le développement d’une « psychopathologie psychanalytique du “libéralisme” » décrivant le joug du néolibéralisme « comme le triomphe de l’illimitation du désir et la perversion généralisée » [Tort, 2013, p. 27]. Ces inquiétudes ne résistent cependant pas à l’épreuve des faits. Prenons l’exemple de l’âge du premier rapport sexuel : des recherches menées au Québec et au Canada mettent en avant la fréquente « mécompréhension statistique » qui consiste à calculer l’âge moyen du premier rapport sexuel en excluant implicitement tous ceux et celles qui, précisément, n’ont jamais eu de rapport sexuel. Les recherches soulignent, en réalité, que la principale tendance observable est la baisse de l’âge du premier rapport sexuel des filles, qui se rapproche de celui des garçons, relativement stable dans le temps. Les études françaises les plus récentes aboutissent à un résultat similaire : si, « dans les années 1940, les femmes commençaient quatre ans plus tard [à avoir des rapports sexuels] que leurs homologues masculins (22 ans contre 18 ans) […], dans les années 2000, l’écart relevé entre les deux sexes n’est plus que de quelques mois : 17,6 ans pour les filles, 17,2 ans pour les garçons » [Bozon, 2012, p. 125]. Constatant que l’âge du premier « baiser profond » est passé de 17 ans en 1950 à 14 ans dans les années 2000, Michel Bozon souligne que, « plutôt qu’à une sexualisation accélérée, on assiste à un allongement de la phase présexuelle, qui a pris un caractère plus graduel » [Bozon, 2012, p. 125]. Plus généralement, comme le soulignent Yaëlle Amsellem-­Mainguy et Wilfried Rault, il est erroné de parler de « dilution » et plus encore de « disparition » des normes qui encadrent la sexualité : « Les agents de socialisation à la sexualité se sont multipliés : écoles, médias, pairs, mais aussi médecine, sciences sociales, psychologie produisent des discours sur la sexualité » [Amsellem-­Mainguy et Rault, 2012, p. 53]. Ainsi les premiers rapports sexuels sans protection ni contraception ont quasiment disparu : les contaminations adolescentes par le VIH sont extrêmement rares et les niveaux de fécondité

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 354

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

354

07/02/2017 09:23:35

355

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

adolescente sont non seulement très bas, mais ils continuent à baisser. Au Québec par exemple, le taux de fécondité des femmes de moins de 19 ans est passé de 18,1 pour 1 000 en 1990 à 13,3 pour 1 000 en 2000 et à 7 pour 1 000 en 2014. Cette évolution traduit un allongement structurel de la période de jeunesse, soulignant en outre que les jeunes sont sexuellement plus « sages » – et conventionnel·le·s – qu’on ne veut bien le penser. Les inquiétudes des adultes ne sont pas sans effets normatifs réels, fonctionnant comme un rappel à l’ordre genré dans lequel les jeunes filles sont censées être les gardiennes de la vertu. Les principales enquêtes sur l’entrée dans la sexualité montrent la persistance d’une différence entre les garçons et les filles. Ainsi en est-­il des pratiques masturbatoires que les garçons découvrent à 14 ans en moyenne, en même temps qu’ils s’initient à la pornographie. Les filles, de leur côté, découvrent la masturbation plus tardivement, abordant principalement la sexualité dans une perspective vécue comme sentimentale et relationnelle. Il en va de même des motivations invoquées par les jeunes pour avoir des rapports sexuels, majoritairement associées chez les garçons à « la curiosité ou le désir d’expérimenter », quand les filles indiquent majoritairement le « fait d’être amoureu[ses] » [Blais et al., 2009, p. 31]. Si les anciennes disciplines qui pesaient sur les filles – en particulier l’impératif de la virginité prénuptiale – se sont relâchées dans la seconde moitié du xxe siècle, de nouvelles normes se sont peu à peu imposées, de l’injonction à l’amour, dès les années 1950 [Rebreyand, 2010], jusqu’à la maîtrise des enjeux liés à la santé sexuelle et à la procréation [Bajos, Ferrand et équipe Giné, 2002]. Dès lors, « les femmes représenteraient l’agent civilisateur (parce que civilisé par nature), voué à inscrire les hommes dans une sexualité “positive” (conjugale, procréative, hétérosexuelle) » [Bozon, 2012, p. 131]. L’enquête de terrain réalisée par Isabelle Clair [2012] sur les pratiques conjugales et sexuelles de jeunes Français·es de classes populaires, en milieu urbain comme en milieu rural, permet de prolonger ces réflexions par le recours à l’ethnographie : loin d’être uniquement le produit de rapports sociaux (de sexe, d’âge, de classe ou de race), la sexualité doit également être considérée comme productrice de rapports sociaux, et notamment de rapports de genre hétéronormés. Elle montre, en particulier, que si les garçons doivent prouver, individuel‑ lement, qu’ils ne sont pas des « pédés » pour intégrer le périmètre protégé du « masculin », les filles, quant à elles, sont collectivement soumises au risque constitutif du « féminin », mis en tension entre l’image de la « fille bien » et celle de la « pute ». D’un côté, si elles souhaitent former un couple (hétérosexuel), les filles sont sommées, au moins ponctuel-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 355

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Jeunesse et sexualité

07/02/2017 09:23:35

Jeunesse et sexualité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

lement, d’adopter les attributs de la féminité – associés à des manières de se tenir, de s’habiller, de se maquiller – dont différents médias, notamment la presse féminine, assurent la « distribution culturelle » [Liotard et Jamain-­Samson, 2011, p. 45]. De l’autre, cependant, ces attributs risquent toujours, et sans relâche, de renvoyer les jeunes filles au stigmate de la « pute ». Face à ce risque « presque impossible à ne pas prendre », les filles usent alors de divers moyens pour être « respectables » : « Viriles ou éventuellement religieuses quand elles ne sont pas en couple, amoureuses, obéissantes et fidèles quand elles le sont » [Clair, 2012, p. 76]. Ces résultats permettent de déconstruire certains stéréotypes, en particulier les stéréotypes culturalistes trop souvent utilisés à propos des « jeunes de cité », majoritairement issu·e·s des classes populaires et de l’immigration postcoloniale, dont les « origines » sont présentées comme la cause de comportements conjugaux et sexuels supposément « traditionnels ». Les travaux d’Isabelle Clair mettent au contraire en avant la circulation des attributs masculins, dont les filles elles-­mêmes peuvent faire usage quand elles se réfugient derrière l’image virile du « bonhomme » [Clair, 2005, p. 33]. Si « tradition » il y a, c’est une « tradition réinventée » [p. 29] qui s’ancre, avant tout, dans la structure inégalitaire des rapports de sexe qui traverse l’ensemble de la société. Cette structure, étendue et généralisée, prend des formes spécifiques chez les « jeunes de cité » pour des raisons qui, bien loin du fantasme racialisé d’une « tradition » essentialisée, « sont avant tout à chercher dans l’ici et maintenant de leurs conditions d’existence » [p. 35]. Changements du droit, permanence des normes ? L’histoire de la sexualité des enfants et des jeunes n’est pas l’histoire d’une libération généralisée, dont l’hypersexualisation supposée de la jeunesse serait le symptôme. Elle ne saurait non plus être réduite à l’histoire d’une répression croissante, que symbolise l’intensification des paniques morales et pénales qui se forment autour de la pédophilie. Cette histoire s’inscrit aussi, de manière plus lente et nuancée, dans un processus d’autonomisation de la jeunesse comme âge de la vie. Ce processus a accompagné une reconfiguration des normes juridiques qui encadrent l’entrée dans la sexualité : dans le courant des années 1980 et 1990, les seuils de majorité sexuelle ont été dans le même temps réformés, pour faire disparaître les discriminations légales fondées sur le sexe ou l’orientation sexuelle, et réaffirmés, pour protéger l’enfance et la jeune adolescence de la sexualité des adultes. L’entrée dans la sexualité n’est cependant pas qu’une affaire de normes juridiques. Celle-­ci

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 356

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

356

07/02/2017 09:23:35

Jeunesse et sexualité

357

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Renvois aux notices : Âge ; Bicatégorisation ; Éducation sexuelle ; Hétéro/ homo ; Puberté ; Violence sexuelle ; Virginité.

Bibliographie Ambroise-­Rendu A.-­C. (2010), « L’abus sexuel sur enfants et la question du consentement aux xixe et xxe siècles », in Blanchard V., Revenin R. et Yvorel J.-­J. (dir.), Les Jeunes et la Sexualité, Paris, Autrement, p. 223‑231. Amsellem-­Mainguy Y. et Rault W. (2012), « Introduction. Jeunesse et sexualité : expériences, espaces, représentations », Agora débats/jeunesse, vol. 60, n° 1, p. 52‑58. Aubusson de Cavarlay B. (2002), « Les lourdes peines dans la longue durée », in Collectif « Octobre  2001 », Comment sanctionner le crime ?, Toulouse, Éditions Érès, p. 51‑60. Bajos N., Ferrand M. et équipe Giné (2002), De la contraception à l’avor‑ tement. Sociologie des grossesses non prévues, Paris, INSERM. Bérard J. (2014), « Dénoncer et (ne pas) punir les violences sexuelles ? Luttes féministes et critiques de la répression en France de mai 1968 au début des années 1980 », Politix, vol. 3, n° 107, p. 61‑84. Bérard J. et Sallée N. (2015), « Les âges du consentement, militantisme gai et sexualité des mineurs en France et au Québec dans les années 1970 », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 42, p. 99‑124. Blais M., Raymond S., Manseau H. et Otis J. (2009), « La sexualité des jeunes Québécois et Canadiens. Regard critique sur le concept d’hypersexualisation », Globe. Revue internationale d’études québécoises, vol. 12, n° 2, p. 23‑46. Bourdieu P. (1978), « “La jeunesse n’est qu’un mot”. Entretien avec Anne-­ Marie Métailié », in Métailié A.-­M. et Thiveaud J.-­M. (dir.), Les Jeunes et le premier emploi, Paris, Association des Âges, p. 520‑530. Boussaguet L. (2008), La Pédophilie, problème public. France, Belgique, Angleterre, Paris, Dalloz. Bozon M. (2009), « “Les âges de la sexualité”. Entretien avec Marc Bessin », Mouvements, vol. 59, n° 3, p. 123‑132. –  (2012), « Autonomie sexuelle des jeunes et panique morale des adultes. Le garçon sans frein et la fille responsable », Agora débats/jeunesse, vol. 60, n° 1, p. 121‑134.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 357

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

répond également à des normes sociales qui assignent des rôles sexuels différenciés aux jeunes garçons et aux jeunes filles. Si la sexualité juvénile est le miroir de processus sociaux plus généraux, elle révèle moins la dilution des valeurs morales que la vigueur avec laquelle se reproduisent les différences et les hiérarchies fondées sur une diversité de rapports sociaux : de sexe, mais aussi d’âge, d’orientation sexuelle, de classe et de race.

07/02/2017 09:23:35

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Clair I. (2005), « Des “jeunes de banlieue” absolument traditionnels ? », Lien social et politique, n° 53, p. 29‑36. –  (2012), « Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel », Agora débats/jeunesse, vol. 60, n° 1, p. 67‑78. Cohen S. (1972), Folk Devils and Moral Panics, Londres, MacGibbon & Kee. Danet J. (1977), Discours juridiques et perversions sexuelles (xixe et xxe siècles), Nantes, Centre de recherches politiques de l’université de Nantes. Dussy D. (2008), « Père et fille à l’épreuve d’un procès pour inceste », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 1, n° 124, p. 161‑171. – (2013), Le Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste. Livre I, Marseille, La Discussion. Duvert T. (1980), L’Enfant au masculin, Paris, Éditions de Minuit. Fassin D. et Rechtman R. (2011), L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion. Foucault M. (1976), Histoire de la sexualité. Tome I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard. – (1999), Les Anormaux, Paris, Gallimard/Le Seuil. Galland O. (2011), Sociologie de la jeunesse, Paris, La Découverte. Lahire B. (2003), « La jeunesse n’est pas qu’un mot : la vie sous double contrainte », La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, p. 497‑556. Liotard P. et Jamain-­Samson S. (2011), « La “Lolita” et la “sex bomb”, figures de socialisation des jeunes filles. L’hypersexualisation en question », Sociologie et sociétés, vol. 43, n° 1, p. 45‑71. Machiels C. et Niget D. (2012), Protection de l’enfance et paniques morales, Bruxelles, Fabert. Mardon A. (2011), « La génération Lolita. Stratégies de contrôle et de contournement », Réseaux, vol. 168‑169, n° 4‑5, p. 111‑132. Rebreyand A.-­C. (2010), « France : les “filles amoureuses”. Une nouvelle catégorie des années 1950 », in Blanchard V., Revenin R. et Yvorel J.-­J. (dir.), Les Jeunes et la Sexualité, Paris, Autrement, p. 300‑310. Richard-­Bessette S. (2006), Lexique sur les différences sexuelles, le féminisme et la sexualité, . Rubin G. (2010), Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, Epel. Tort M. (2013), « Division des psychanalystes par les politiques sexuelles », Cités, vol. 54, n° 2, p. 21‑32.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 358

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Jeunesse et sexualité

358

07/02/2017 09:23:35

Langage

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

L’analyse linguistique constitue un enjeu pour la compréhension et la critique de tout système idéologique et normatif, celui du genre ne faisant pas exception. En effet, selon les mots de Roland Barthes [2015, p. 12] : « Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif. » L’oubli auquel Barthes fait référence est récurrent, bien que la question du langage – entendu comme ensemble des ressources sémiotiques permettant de créer du sens et d’agir sur le monde – soit soulevée régulièrement, et depuis bien longtemps, par les féministes, de Simone de Beauvoir [1976] à Nicole-­Claude Mathieu [1991] et Colette Guillaumin [1992]. Elles soulignent, avec Monique Wittig, que « même les catégories abstraites [de la langue] agissent sur le réel en tant que social. Le langage projette des faisceaux de réalité sur le corps social. Il l’emboutit et le façonne violemment » [Wittig, 1985, p. 105]. Ainsi, une conception pragmatique du langage [Foucault, 1971] fait de la langue un champ de bataille et du langage un outil d’action politique primordial pour les groupes minorisés ; et les outils linguistiques constituent pour eux, comme pour la société dans son ensemble, une ressource d’analyse non négligeable. Les gender and language studies, ou recherches linguistiques sur le genre [Greco, 2014], recouvrent une grande diversité de travaux très hétérogènes sur le plan théorique. L’objet « langue » est en effet traité par de nombreuses disciplines des sciences humaines et sociales, et en particulier par les sciences du langage qui le travaillent, du phonème à l’interaction, à partir d’ancrages théoriques, de méthodes et d’outils d’analyse propres (analyse du discours, lexicologie, phonétique, sémantique, sémiologie, syntaxe…). Le genre est, quant à lui, un concept proprement plurivoque. Le terme peut ainsi désigner à la fois un système idéologique de différenciation, de catégorisation et de hiérarchi-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 359

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Alice Coutant

07/02/2017 09:23:35

Langage

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

sation, les processus à l’œuvre dans ce système et les catégories qui en résultent (homme/femme, masculin/féminin…). Il désigne encore, de manière réflexive, l’outil qui permet l’analyse de cet objet multidimensionnel (via les fameuses « lunettes du genre ») qui, par ses implications et ses enjeux sociopolitiques et théoriques, oblige les disciplines qui s’en saisissent à dialoguer entre elles. Ainsi, considérant d’une part tous les niveaux possibles d’analyse linguistique et toutes les disciplines dans lesquelles ils s’inscrivent, d’autre part la multidimensionnalité du genre et sa transversalité, la multiplicité de recherches possibles articulant langue (en tant que système), langage (comme production sémiotique) et genre (comme concept, outil et objet d’analyse) est proprement vertigineuse. La « langue… » des femmes et des homosexuels Les travaux qui revendiquent aujourd’hui leur appartenance au domaine des recherches linguistiques sur le genre s’inscrivent dans la lignée d’études qui, depuis les années 1970, se sont déployées parallèlement – quoique de manière différente – dans les champs anglophone et francophone. Outre-­Atlantique, les gender and language studies se sont constituées dans le sillage de la sociolinguistique nord-­américaine et interrogent le rôle constitutif du langage dans la construction du genre. Les premiers travaux articulant genre et langage, ou questionnant cette articulation, entreprennent d’identifier et de décrire la « langue des femmes », ces dernières étant caractérisées comme des locutrices conformistes. Leur langue – en fait, leur pratique de la langue – est ainsi dite « faible » [powerless], présentant un vocabulaire moins important que celui des hommes, une créativité linguistique moindre, etc. En vertu d’un supposé déterminisme biologique et social indépassable, les hommes et les femmes ne parleraient donc pas la même langue ; et, celle des premiers étant appréhendée comme « langue de référence », celle des secondes est dès lors considérée comme « déficiente ». Ce paradigme sexiste du déficit résonne encore, dans les années 1970, dans la sociolinguistique nord-­américaine, en particulier dans les travaux sur l’insécurité linguistique des femmes [Labov, 1976]. L’usage qu’elles font des formes standards de la langue y est interprété comme un repli et leur hypercorrection comme un ultraconservatisme linguistique, la créativité ne pouvant être l’apanage que d’une parole masculine. L’essentialisme dont procèdent ces recherches est sévèrement mis en question, au moment même où elles voient le jour, notamment grâce aux apports de l’anthropologie linguistique et culturelle. L’étude des genres ou styles discursifs des hommes et des femmes dans des socié-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 360

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

360

07/02/2017 09:23:35

361

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

tés non occidentales permet en effet de souligner que les « spécificités » apparemment identifiées dans les parlers masculin et féminin, comme leur description, relèvent de stéréotypes sexistes qui reflètent eux-­mêmes les stéréotypes sur les hommes et les femmes. Essentialisme et ethnocentrisme occidental sont également patents dans les tentatives d’identification et de description des parlers gais et lesbiens dans les pays anglophones d’Europe et d’Amérique, qui présupposaient à la fois l’existence et l’universalité d’une identité gaie ou lesbienne et d’une culture homosexuelle. Cet intérêt pour un « langage de l’homosexualité » s’est manifesté dès les années 1940 à travers la publication d’une multitude de lexiques d’argot gai, collections de termes décontextualisés des usages. Deborah Cameron et Don Kulick se saisissent de l’ensemble de ces travaux dans un recueil qui fait date, The Language and Sexuality Rea‑ der [2006], pour en faire une critique sévère. Déconstruisant le mythe d’une « langue homosexuelle », ils incitent les recherches à se concentrer sur l’élaboration de concepts permettant d’articuler langage, désir et sexualité. Le genre comme système De même que la sexualité, le genre, dans ces premières recherches, est appréhendé comme facteur social de variation linguistique plutôt que comme cadre théorique d’analyse. Ce prisme reste toutefois longtemps mobilisé, y compris en France, même après que le genre a été théorisé par les féministes matérialistes comme système de partition [Mathieu, 1991 ; Delphy, 1998] et d’organisation sociale de la différence des sexes [Scott, 1988]. C’est pourtant bien comme système que le genre est appréhendé en linguistique, particulièrement en morphosyntaxe, où il désigne le système de classification nominale qui, en français, connaît deux catégories : le masculin et le féminin. Si les questions du sémantisme de ces catégories et du lien entre sexe et genre dit grammatical ont été débattues avant même la naissance de la linguistique, et plus encore depuis les années 1950 [Michard, 2002], les jalons constructivistes posés par l’anthropologue et linguiste Edward Sapir constituent un cadre particulièrement pertinent pour leur analyse. En établissant que les oppositions formellement marquées dans les structures de la langue affectent notre catégorisation du réel [Violi, 1987, p. 17], ce cadre permet d’appréhender la catégorisation linguistique de genre comme la « grammaticalisation du dualisme sexué » [Perry, 2008, p. 148], c’est-­à-­dire comme le versant linguistique du système de genre évoqué plus haut.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 361

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Langage

07/02/2017 09:23:36

362

Langage

Pour autant, ce dualisme sexué est si prégnant qu’il reste la prémisse de nombreuses recherches, où le genre constitue avant tout un argument idéologique contribuant à l’institutionnalisation de la différence des sexes et à leur réification.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

C’est l’ouvrage de Robin Lakoff Language and Woman’s Place [1975] qui constitue finalement l’acte de naissance des gender and language stu‑ dies en tant que champ de recherche de la linguistique étatsunienne. Elle y expose les traits caractéristiques d’une « langue des femmes », d’un « parler femme », qui recouvrent en partie les caractéristiques dégagées par les travaux plus anciens. Mais le prisme féministe de son analyse opère une rupture paradigmatique importante : il ne s’agit plus de ­diagnostiquer un déficit cognitivo-­linguistique des femmes, mais d’appréhender les spécificités de leurs pratiques linguistiques comme effets de la domination masculine [dominance]. Si les travaux de Lakoff se voient opposer de nombreuses critiques, essentiellement méthodologiques, la voie est néanmoins ouverte à toute une série de recherches linguistiques et féministes sur les différences, appréhendées en termes de rapports de pouvoir, entre « langue des hommes » et « langue des femmes ». L’anthropologie investit également le champ [Ritchie Kay, 1975], interrogeant les articulations entre différences sexuées et langage à différents niveaux, notamment formel (morphologie, syntaxe) et non verbal [non verbal behaviour]. En anthropologie linguistique et en analyse conversationnelle, des recherches s’intéressent à la domination exercée par les hommes sur les femmes via le langage, en théorisant la notion de « division du travail conversationnel ». Le paradigme de la différence, marqué par des recherches linguistiques sur la communication interculturelle [Gumperz, 1982], introduit une dimension interactionnelle dans le champ des recherches articulant genre et langage. Les travaux se concentrent alors sur la question des styles de communication, ou styles interactionnels, propres aux hommes et propres aux femmes. Ces différences sont alors attribuées principalement à des socialisations différenciées, dans des travaux qui tendent souvent à revaloriser les compétences communicationnelles féminines. L’accent mis sur les malentendus et incompréhensions qui rongent inéluctablement les conversations hommes/femmes parle au grand public et trouve un écho extrêmement positif bien au-­delà du monde académique, comme en témoigne le succès retentissant de l’ouvrage de Deborah Tannen traduit en français sous le titre Décidément tu ne me comprends pas ! [1993].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 362

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Historicisation des recherches

07/02/2017 09:23:36

363

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

L’ensemble des travaux qui nourrissent ces deux paradigmes se voit néanmoins opposer des critiques méthodologiques et théoriques importantes, qui mettent notamment en cause la réification des catégories à laquelle ils procèdent en conformant leurs analyses des parlers ou des styles communicationnels dits « masculin » et « féminin » aux stéréotypes qu’ils cherchent à dénoncer. D’autres critiques portent enfin sur l’impasse faite sur les pratiques de réappropriation ou de détournement de ces styles interactionnels par les locuteurs et locutrices mêmes, critiques qui annoncent déjà les travaux qui nourriront par la suite le paradigme de la performativité. Quarante ans de recherches féministes francophones Dans le même temps, les recherches sur le langage, la différence sexuelle ou sexuée et la sexuation dans la langue [Houdebine, 2003] ont été considérablement alimentées par des travaux francophones qui mobilisent à leur tour les apports épistémologiques féministes pour analyser le sexisme dans la langue française. En réaction aux diverses théories sur le genre dit grammatical, édifiées entre les années 1920 et 1970 en grammaire comparée puis en linguistique structurale [Michard, 2002], des travaux féministes commencent à questionner sérieusement les articulations entre langue, sexage, sexisme et sexualité. Les questionnements portent notamment sur l’aliénation des femmes dans et par la langue, qualifiée alors de « langue du mépris » [Yaguello, 1978]. Au moment où Marina Yaguello publie son Essai d’approche sociolin‑ guistique de la condition féminine [1978], des recherches sont en cours sur les pratiques de subjectivation des femmes dans les textes anthropologiques [Michard, 2002] ou sur les attitudes différenciées des hommes et des femmes par rapport à la langue [Houdebine, 2003]. Au Québec à cette époque – en Suisse et en Belgique dans les années 1990 – apparaissent les premières recommandations relatives à la féminisation administrative des noms de métiers, des titres et des fonctions (de prestige et d’autorité, peut-­on ajouter). En France, le débat – toujours d’actualité [Viennot, 2014] – se cristallise, dès les années 1980, autour de cette politique linguistique [Houdebine, 1998] qui relève d’une stratégie de visibilisation du féminin dans la langue et, partant, des femmes dans la société. Dans Parlers masculins, parlers féminins ? [Aebischer et Forel, 1983], les premiers travaux sur la féminisation terminologique côtoient ceux sur les stéréotypes linguistiques et les stratégies conversationnelles. L’ouvrage propose l’ouverture d’un nouveau champ de recherches articulant

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 363

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Langage

07/02/2017 09:23:36

Langage

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

sexe, langage et langue, dans une démarche féministe linguistique qui montre une volonté de dépasser la perspective différentialiste prégnante à cette époque. Des travaux de sémiologie, de sémantique, de lexicologie ou portant sur la morphologie du genre mettent au jour les dissymétries lexicales, les désignations péjorantes des femmes, l’occultation de celles-­ci sous le masculin prétendument « générique »… et interrogent les corrélations entre dévalorisation et invisibilisation du féminin dans la langue et des femmes dans la société. Dans les années 1990 et 2000, les travaux se multiplient dans le champ francophone : en sémiologie ou en ethnolinguistique sur l’image des femmes et le sexisme dans les images ; en sociolinguistique sur la « langue des femmes », le discours amoureux, la politesse dans les discours ou la violence verbale (notamment l’injure et l’insulte, dont se saisissent aussi d’autres disciplines)… La constitution d’un champ Après la publication de plusieurs recueils anglophones [Talbot, 1998 ; Holmes et Meyerhoff, 2003] et d’états de l’art francophones [Michard et Viollet, 1991 ; Houdebine, 2003 ; Greco, 2014], la reconnaissance d’un champ de recherches linguistiques sur le genre en France est impulsée par la parution quasi simultanée de trois ouvrages collectifs d’importance : Langage, genre et sexualité [Duchêne et Moïse, 2011], Intersexion. Langues romanes. Langues et genre [Baider et Elmiger, 2012] et La Face cachée du genre. Langage et pouvoir des normes [Chetcuti et Greco, 2012]. Les contributions, en établissant une généalogie des travaux fondateurs du champ et en réinterrogeant la multiplicité des articulations entre langage, langue, discours, genre, sexe et sexualités, donnent une visibilité nouvelle et une certaine légitimité à ces recherches. La diversité de provenance des contributions participe à asseoir la pertinence du champ et met en lumière l’internationalité des problématiques soulevées et le foisonnement des travaux en genre et langage dans la francophonie. D’autre part, ces contributions émanent de différentes disciplines et de différents courants épistémologiques des sciences humaines et sociales (histoire, histoire de l’art, philosophie, sciences du langage, sciences politiques, sociologie…) et reposent ainsi judicieusement la question de l’interdisciplinarité et de la transdisciplinarité, rappelant que les recherches sur le langage, le genre et les sexualités ne sont pas le pré carré des linguistes. Enfin, une partie des travaux présentés témoignent d’une ouverture et d’un renouveau des problématiques. Si la remise en question frontale de la catégorisation à la fois linguistique et sociale par le genre reste rare

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 364

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

364

07/02/2017 09:23:36

Langage

365

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Des linguistiques féministes à une linguistique queer Ces recherches féministes rejoignent en cela les questionnements de la linguistique queer, née de la remise en question de la binarité (de sexe ou de genre) et de son essentialisation, par un ensemble de travaux qui questionnent de manière critique les dispositifs de catégorisation en général, et le système sexe/genre en particulier [Lauretis, 1991 ; Butler, 2005 ; Kosofsky Sedgwick, 2008]. Issus de la « troisième vague » du féminisme, ces travaux s’inscrivent dans la lignée des recherches poststructuralistes de Michel Foucault, Jacques Derrida ou Julia Kristeva, qui appréhendent le langage en tant que facteur déterminant dans les processus de construction du social. Fondant le paradigme de la performativité, la linguistique queer se donne pour objet les pratiques langagières des acteurs et actrices et non le système de la langue décontextualisé des usages. Elle cherche ainsi à rendre compte de l’instabilité des catégories dans le langage [Livia et Hall, 1997]. Il ne s’agit plus d’étudier comment parlent les hommes, les femmes, les gays ou les lesbiennes, mais comment les normes sont construites et inscrites dans la langue, comment les locuteurs et locutrices les construisent et déconstruisent dans le discours. Il ne s’agit plus de différence ou de différenciation des sexes et/ou des genres, mais de diversité, de prolifération d’identités (de genre) au sein de pratiques foncièrement polyphoniques [Greco, 2013] et multisémiotiques [Goodwin, 2006]. Enfin, en mettant en question le caractère hétéronormatif de l’ordre du genre, les théorisations queer ouvrent un chemin à l’étude linguistique de la sexualité [study of language and sexuality] [Cameron et Kulick, 2003]. Celle-­ci invite au dépassement du concept trop essentialisant d’identité (sexuelle) qui éclipse la question du désir et des pratiques érotiques ou sexuelles, dont la conceptualisation et l’expression sont pourtant tributaires du langage [p. xi]. En même temps que sont interrogées les « écritures de la différence » [Zoberman, 2008], du désir et de la sexualité, les objets de recherche

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 365

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

[Michard, 2002 ; Butler, 2005 ; Wittig, 2007], la différence des sexes n’est toutefois plus systématiquement considérée comme immuable et « naturelle » et la dimension idéologique des catégories est largement dénoncée. Les analyses ne se focalisent plus seulement sur les rapports sociaux de sexe et investissent les multiples acceptions du concept de genre ; de manière intersectionnelle, elles prennent en compte de nouveaux rapports de pouvoir et explorent la construction des identités (de genre, de classe, de race…) dans les discours.

07/02/2017 09:23:36

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

touchant à la sexualité, à la langue et au discours se multiplient et se diversifient – parfois à la marge du champ des recherches linguistiques sur le genre, qui favorisent néanmoins leur émergence. Se développent des travaux sur les discours et les images des femmes désirantes, sur les productions verbales de l’acte sexuel et les scripts de la masturbation. D’autres, de plus en plus nombreux, traitent de la littérature et du discours pornographiques et le corps même, dans sa matérialité, est désormais un objet possible de la linguistique [Goodwin, 2006 ; Greco, 2013]. À l’image des sciences humaines et sociales dans leur ensemble, ces recherches linguistiques sur le genre s’enrichissent de travaux qui, dans une perspective intersectionnelle, mettent en question et croisent ces paradigmes avec ceux de l’âge, de la race ou de la classe [Mendoza-­ Denton, 2008]. D’autres, prenant le contre-­pied théorique et épistémologique des travaux antérieurs, focalisés sur les groupes minorisés (les femmes, les homosexuels, les trans’…), déplacent leur regard et prennent pour objet les normes et les identités dominantes, questionnant masculinités, virilités, hétérosexualités ou cisidentités, longtemps restées des impensés au sein des sciences sociales comme de la société [Holmes et Marra, 2010]. Les recherches linguistiques sur le genre, en nommant ces normes, en pointant leur inscription dans la langue et en révélant leur construction discursive, remettent activement en question leur immuabilité et participent à leur déstabilisation. Elles instillent ainsi, elles aussi, du trouble dans le genre. Renvois aux notices : Bicatégorisation ; Drag et performance ; Queer ; Violence (et genre) ; Voix.

Bibliographie Aebischer V. et Forel C. (dir.) (1983), Parlers masculins, parlers féminins ?, Neuchâtel/Paris, Delachaux et Niestlé. Baider F. et Elmiger D. (dir.) (2012), Intersexion. Langues romanes. Langues et genre, Munich, Lincom Academic Publisher. Barthes R. (2015 [1978]), Leçon. Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France prononcée le 7 janvier 1977, Paris, Le Seuil. Beauvoir S. de (1976 [1949]), Le Deuxième Sexe, tomes I et II, Paris, Gallimard. Butler J. (2005 [1990]), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte. Cameron D. et Kulick D. (2003), Language and Sexuality, Cambridge, Cambridge University Press. –  (dir.) (2006), The Language and Sexuality Reader, New York, Routledge.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 366

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Langage

366

07/02/2017 09:23:36

367

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Chetcuti N. et Greco L. (dir.) (2012), La Face cachée du genre. Langage et pouvoir des normes, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle. Delphy C. (1998 [1991]), L’Ennemi principal. Tome I : L’Économie poli‑ tique du patriarcat, Paris, Syllepse. – (2001), L’Ennemi principal. Tome II : Penser le genre, Paris, Syllepse. Duchêne A. et Moïse C. (dir.) (2011), Langage, genre et sexualité, Montréal, Nota Bene. Foucault M. (1971), L’Ordre du discours, Paris, Gallimard. Goodwin M. H. (2006), The Hidden Life of Girls. Games of Stance, Status and Exclusion, Oxford, Blackwell. Greco L. (2013), « Exhumer le corps du placard : pour une linguistique queer du corps king », in Zoberman P., Tomiche A. et Spurlin W. (dir.), Écritures du corps. Nouvelles perspectives, Paris, Garnier, p. 269‑288. ‒ (dir.) (2014), Langage et société. Recherches linguistiques sur le genre. Bilan et perspectives, n° 148. Guillaumin C. (1992), Sexe, race et pratique du pouvoir, Paris, Éditions Côté-­femmes. Gumperz J. J. (1982), Language and Social Identity, New York, Cambridge University Press. Holmes J. et Marra M. (dir.) (2010), Femininity, Feminism and Gendered Discourse, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Press. Holmes J. et Meyerhoff M. (dir.) (2003), The Handbook of Language and Gender, Oxford, Blackwell. Houdebine-­Gravaud A.-­M. (dir.) (1998), La Féminisation des noms de métiers en français et dans d’autres langues, Paris, L’Harmattan. ‒ (2003), « Trente ans de recherche sur la différence sexuelle, ou le langage des femmes et la sexuation dans la langue, les discours, les images », Langage et société, n° 106, p. 33‑61. Kosofsky Sedgwick E. (2008 [1990]), Épistémologie du placard, Paris, Éditions Amsterdam. Labov W. (1976 [1972]), Sociolinguistique, Paris, Éditions de Minuit. Lakoff R. (1975), Language and Woman’s Place, New York, Harper and Row. Lauretis T. de (dir.) (1991), « Queer theory : lesbian and gay sexualities », Differences. A Journal of Feminist Cultural Studies, numéro spécial, n° 3. Livia A. et Hall K. (dir.) (1997), Queerly Phrased. Gender, Language and Sexuality, New York, Oxford University Press. Mathieu N.-­C. (1991 [1970]), « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe », L’Anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Éditions Côté-femmes, p. 17‑41. Mendoza-­Denton N. (2008), Homegirl. Language and Cultural Practice among Latina Youth Gangs, Malden, Blackwell. Michard C. (2002), Le Sexe en linguistique. Sémantique ou zoologie ?, Paris, L’Harmattan.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 367

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Langage

07/02/2017 09:23:36

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Michard C. et Viollet C. (1991), « Sexe et genre en linguistique. Quinze ans de recherches féministes aux États-­Unis et en RFA », Recherches Féministes, vol. 4, n° 2, p. 97‑128. Perry V. (2008), « Féminisation et contournement du genre en français et en anglais », Sêméion. Travaux de linguistique et de sémiologie, n° 6, p. 147‑156. Ritchie Kay M. (1975), Male/Female Language, Metuchen, The Scarecrow Press. Scott J. W. (1988 [1986]), « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF. « Le genre de l’histoire », n° 37‑38, p. 125‑153. Talbot M. (1998), Language and Gender, Cambridge, Polity Press. Tannen D. (1993 [1990]), Décidément tu ne me comprends pas ! Comment surmonter les malentendus entre hommes et femmes, Paris, Robert Laffont. Viennot E. (2014), Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-­Dontilly, Éditions iXe. Violi P. (1987), « Les origines du genre grammatical », Langages, n° 85, p. 15‑34. Wittig M. (2007 [1985]), « La marque du genre », La Pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam. Yaguello M. (1978), Les Mots et les Femmes. Essai d’approche sociolinguis‑ tique de la condition féminine, Paris, Payot. Zoberman P. (dir.) (2008), Queer. Écritures de la différence ?, Paris, L’Harmattan.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 368

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Langage

368

07/02/2017 09:23:36

Mâle/femelle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

En français, les mots « homme » et « femme » jouent sur une définition à double face : biologique et sociale. Sur le versant biologique, ils sont parfaitement synonymes des mots « mâle » et « femelle ». Dans les sociétés occidentales contemporaines, le travail social de différenciation (corporelle, psychique) des individus en « hommes » et en « femmes » (le genre) repose tout entier sur la division mâle/femelle. Rien ne le montre mieux que le phénomène de l’intersexuation [Karkazis, 2008] : un enfant qui ne peut être déclaré mâle ou femelle à la naissance met totalement en crise les procédures de socialisation des enfants en « garçons » et « filles ». Sans la déclaration du sexe, cette socialisation différenciée perd sa base. Travailler le dispositif du genre à la racine exige donc bien d’arraisonner la division mâle/femelle elle-­même et le bien-­ fondé notoire que représente cette catégorisation pour le sens commun, où elle apparaît tout aussi indiscutée qu’indiscutable. L’épistémè commune nous enjoint en effet de penser que les « mâles » et les « femelles » sont des réalités qui transcendent le monde vivant : intemporelles et scientifiquement non problématiques [Hoquet, 2013]. Pour tout le monde, les mâles et les femelles « existent » au même titre que les organes censés les différencier. Ces mots ne sont pas entendus comme le produit d’une classification par l’esprit humain. Dans une perspective épistémologiquement plus avertie, ils apparaissent incontestablement comme le produit d’une classification. Mais ils représenteraient alors une classification de connaissance, neutre, descriptive, et donc scientifiquement pertinente. Cette notice remet en question l’étonnant blanc-­seing dont ont bénéficié et bénéficient encore les mots mâle/femelle dans les études sur le genre, qui se font pourtant les porte-­parole d’une critique radicale de la notion de sexe [Bereni et al., 2012]. On tentera ici de comprendre, avec l’aide des théorisations élaborées par les sciences du vivant, là où vraiment commence – et où finit – l’heuristicité de catégories qui se

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 369

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Priscille Touraille

07/02/2017 09:23:36

370

Mâle/femelle

révèlent, avant tout, issues des représentations communes. Et en quoi celles-­ci, finalement, effacent plus qu’elles ne révèlent les réalités dont les sciences cherchent à prendre la mesure.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Si l’épistémologie féministe dans les sciences sociales a pensé la catégorisation homme/femme comme paradigmatique d’une catégorisation à visée sociale, elle n’a cependant pas mis en question la catégorisation mâle/femelle. Elle n’a jamais sérieusement abordé les débats portant sur la catégorisation en sciences. La notion de « catégorie naturelle » est épinglée [Delphy, 2001, p. 28], mais sans la force épistémologique qui résulterait nécessairement d’une discussion appuyée sur des corpus disciplinaires ayant travaillé la question de la catégorisation, en linguistique par exemple [Dubois et Resche-­Rigon, 1995]. Aucun texte de l’épistémologie féministe en sciences humaines et sociales ne s’est, jusqu’à présent, attaqué à l’idée que les mâles et les femelles « existent ». Cette remise en cause requiert une étape critique élémentaire : la définition d’une catégorie est justement de ne pas être une réalité [Touraille, 2011a]. La seconde étape est de poser la question de ce que servent les catégories et si elles aident à (mieux) penser le réel. La critique féministe dans les sciences de la vie a choisi, de son côté, d’aborder le problème par un biais qui n’est peut-­être pas le plus épistémologiquement efficace. Elle s’est attachée à montrer que les caractères biologiques qu’on dit sexués sont infiniment plus variables et diversifiés qu’on ne le croit, qu’il s’agisse des corps [Fausto-­Sterling, 2012] ou des comportements [Roughgarden, 2013 ; Ah-­King, 2013b]. L’argument de la complexité, – comme celui de la diversité, qualifié par Thierry Hoquet de « naturalisme queer » [2015] à la suite de Malin Ah-­King – représente, bien évidemment, une manière de réinterroger la pertinence de la catégorisation mâle/femelle. Le problème est que ces arguments ne visent pas explicitement l’entreprise de catégorisation, mais le contenu des catégories. Le travail de Fausto-­Sterling [2012] a notamment contribué à jeter le doute sur la réalité des mécanismes de différenciation biologique qui produisent les caractères dits « sexués ». Le nombre « deux » y est systématiquement décrédité et, cependant, les concepts mâle et femelle ne sont pas eux-­mêmes franchement remis en cause. Ce manque de rigueur critique est assez suspect quant à la robustesse épistémologique de cette remise en question de l’existence de « deux sexes » [Kraus, 2005 ; Rouch, 2011 ; Touraille, 2011a ; Fausto-­Sterling et Touraille, 2014]. Il laisse à penser que les mots mâle et femelle représentent paradoxalement le der-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 370

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Problématiser la catégorisation plutôt que les organes

07/02/2017 09:23:36

371

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

nier bastion du réel pour les féministes biologistes. Cette hypothèse est confirmée par les textes critiques eux-­mêmes, aux États-­Unis comme en France. Comme l’écrit la biologiste de l’évolution Joan Roughgarden : « Il n’est pas nécessaire de rejeter l’universalité de la distinction mâle/ femelle en biologie » [2013, p. 39]. Ou, comme le garantissent Évelyne Peyre et Joëlle Wiels dans un ouvrage qui se veut pourtant critique de la notion de sexe : « L’objectif de cet ouvrage n’est pas de nier qu’il existe des femelles ou des mâles » [2015, p. 13]. Or, laisser aux catégories mâle/femelle ce rôle de fétiche (par peur d’effrayer le sens commun), laisse aussi en liberté le sinistre oxymore conceptuel de catégories qui seraient « données par la Nature ». Et si « appartenir » à son sexe ne disait scientifiquement rien de plus qu’avoir un sexe ? Si les catégories étaient superflues ? On est là devant une perspective rafraîchissante. Allons réfléchir du côté des nénuphars. Avoir deux sexes : seul moyen d’échapper à la catégorisation ? Quand il s’agit des humains ou des autres animaux, le terme « sexe » définit, selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNTRL), l’« ensemble des éléments, ou des caractères, physiques, qui différencient, dans une espèce, les individus mâles et femelles ». Quand il s’agit des plantes, en revanche, le terme sexe désigne l’« ensemble des caractères qui distinguent les organes ou éléments reproducteurs mâles et femelles ». Les botanistes diront par exemple que les nénuphars ou les pins parasols portent les deux sexes sur la même plante ou le même arbre. Une définition des sexes (celle des animaux) porte sur la distinction d’individus mâles et femelles, une autre (celle des plantes) sur les organes mâles et femelles que l’individu possède. Différencier les organes et différencier les individus est-­il équivalent ? Ces deux définitions des sexes sont-­elles commensurables ? L’équivalence postulée d’une définition portant sur le réel (les organes) et d’une définition catégorielle (les organismes entiers) n’est au demeurant ni justifiée ni théorisée par les dictionnaires. Il se trouve que cette conversion définitionnelle recouvre très exactement – mais sans que cela ne soit explicité – deux états des gamètes bien spécifiques au sein de la reproduction dite sexuée : l’hermaphrodisme (les individus possèdent les deux sexes) versus la diœcie et le gonochorisme (les individus sont unisexués). Dans les espèces hermaphrodites – aussi appelées « monoïques » (« une maison ») chez les plantes –, les deux sexes coexistent chez un même sujet (cas de la majorité des plantes, mais aussi de beaucoup d’espèces animales). En revanche, chez les plantes dioïques (« deux mai-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 371

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mâle/femelle

07/02/2017 09:23:36

Mâle/femelle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

sons »), les organes mâles et femelles se trouvent sur des sujets séparés (4 % des angiospermes). Les mots mâle/femelle sont alors employés pour différencier la plante entière, par exemple pour les orties ou les Ginkgo biloba. Dans le cas d’arbres comme le ginkgo, les botanistes parlent d’« arbres mâles » et d’« arbres femelles ». Dans la majorité des espèces animales, les « éléments » mâles et femelles se trouvent, comme chez les plantes dioïques, sur des individus distincts. Bien que rarement usité, le terme exact pour définir la séparation des sexes chez les animaux est « gonochorisme ». Chez les animaux gonochoriques, les mots mâle/femelle désignent les organismes, comme chez les plantes dioïques. Donc, en biologie, quand un individu appartient à une espèce hermaphrodite, ce sont ses organes de reproduction qui sont nommés mâle/femelle ; quand un individu appartient à une espèce dioïque ou gonochorique, il est défini entièrement par son unique sexe (mâle ou femelle). Le phénomène de séparation des sexes (gonochorisme ou diœcie) semble ici justifier scientifiquement le passage d’une définition des sexes comme réalité à une définition catégorielle. Le gonochorisme (pour continuer ici la réflexion sur les animaux) est une réalité biologique assez remarquable. Mais la définition catégorielle rend-­elle compte précisément, heuristiquement, de cette géographie particulière des gonades ? Le gonochorisme rend-­il nécessaire la catégorisation ? Un célèbre théoricien anglais de la biologie évolutive, Richard Dawkins, a effectué une mise en garde décisive en ce qui concerne l’usage des termes « mâle » et « femelle » (mettant bien le doigt sur un simple problème de catégorisation) : « Nous avons simplement accepté le fait que certains animaux sont appelés “mâles” et d’autres “femelles”, sans nous demander ce que ces mots voulaient réellement dire […]. Ce ne sont après tout que des mots […]. En tant que biologistes, nous avons toute latitude pour les laisser tomber » [Dawkins 2003, p. 194]. À quel titre dit-­il cela ? Dawkins fait cette proposition mémorable en référence, justement, à l’une des conséquences du gonochorisme. Le fait que les sexes soient séparés dans des individus distincts a, dans certaines espèces, pour conséquence la différenciation d’un certain nombre de caractères, phénomène appelé « dimorphisme sexuel » [Fairbairn et Roff, 2006]. Le problème, c’est qu’aucune espèce ne se ressemble. Par exemple, les différences moyennes de taille ne permettent pas une définition transpécifique stable des mâles ou des femelles. En effet, les mâles peuvent faire jusqu’à sept fois la taille des femelles chez les éléphants de

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 372

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

372

07/02/2017 09:23:36

373

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

mer et les femelles cent fois la taille des mâles chez les baudroies abyssales. De la même façon, certains caractères ne permettent pas une catégorisation stable au sein d’une même espèce. Dans l’espèce humaine, la pilosité corporelle et faciale ne peut pas être conceptualisée comme un caractère « mâle », les femmes et les hommes étant également glabres dans un grand nombre de populations humaines [Darwin, 1999 (1871) ; Touraille, 2010]. L’anatomie des organes sexuels proprement dits ne se révèle pas moins instable pour établir des catégories : la plupart des oiseaux et des batraciens ne sont, par exemple, pas différenciés au niveau de la forme de leurs organes externes (la copulation se nommant de ce fait « baiser cloacal »). Une variation phénoménale existe dans la forme des clitoris, des pénis et des vagins, variation encore peu répertoriée, surtout pour les femelles [Ah-­King, Barron et Herberstein, 2014 ; Schilthuizen, 2016]. Chez certaines espèces d’insectes, l’anatomie des organes est inversée : les producteurs d’ovules ont des pénis et les producteurs de sperme des vagins, ce qui inverse aussi le schéma corporel – mâle sur femelle – dans l’acte copulatoire [Yoshizawa et al., 2014]. Ce phénomène, découvert récemment, a fait la une des revues scientifiques de vulgarisation tant il vient déstabiliser le sens commun. Une définition du sexe centrée sur les individus plutôt que sur les caractères ne permet pas de rendre compte de cette phénoménale diversité des caractères sexués. Les concepts mâle/femelle appliqués aux individus échouent dans leur mission à expliquer, justement, la particularité du gonochorisme. Ils sont, en fait, une manière de ne rien dire sur les conséquences évolutives de la séparation des sexes. C’est dans ce sens qu’il faut prendre la mise en garde de Dawkins quant à l’usage de la catégorisation mâle/femelle : ce sont, pour la biologie, des concepts classificatoires à valeur opératoire faible, voire nulle, dès que l’on sort d’un contexte spécifique singulier. Si définir les individus comme des sexes (comme le fait la langue courante) n’est pas une définition heuristique pour la compréhension de ce que représentent les caractères sexués en mode gonochorique, que reste-­t‑il de la valeur opératoire de cette catégorisation ? La seule définition catégorielle qui tienne la route en biologie, dit Dawkins, c’est la définition gamétique du sexe [2003, p. 194]. Parler de « mâles » et de « femelles » pour désigner les corps ne permet de rendre compte d’aucune réalité biologique au-­delà du type de gamètes que les corps produisent. Cette définition est admise par Roughgarden : « Les mâles et les femelles peuvent être définis, d’un point de vue biologique, par la production de gros et de petits gamètes » [2013, p. 35] ; par Ah-­ King : « La distinction mâle-­femelle est basée sur la taille des cellules sexuelles » [2013a, p. 2] ; et même par Fausto-­Sterling : « Chez les mam-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 373

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mâle/femelle

07/02/2017 09:23:36

Mâle/femelle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

mifères on peut parler de deux sexes en ce qui concerne les gamètes » [Fausto-­Sterling et Touraille, 2014]. Par « mâle » et « femelle », les biologistes se réfèrent au fait qu’un individu produit des spermatozoïdes ou des ovules : ni plus ni moins. Catégoriser l’ensemble des êtres vivants à sexes séparés avec la terminologie mâle/femelle (désigner les individus par leurs gamètes) n’apporte donc rien de plus que de désigner simplement les gamètes produits par des individus, comme pour les espèces hermaphrodites. Rien ne justifie de recourir à la catégorisation. On peut tout à fait dire d’un individu appartenant à une espèce gonochorique qu’il « a » un sexe mâle ou femelle (et tel et tel caractères sexués). Cela évite, de plus, que la catégorisation passe pour une réalité, ce que pratique immanquablement la pensée commune : « Dans sa compréhension la plus générale, la distinction des mâles et des femelles porte non sur des gamètes ou des gonades, mais bel et bien sur des individus » [Hoquet, 2015, p. 233]. Si la définition gamétique du sexe répond aux critères de pertinence d’une catégorisation de connaissance, elle peut cependant être interrogée. En effet, quel est l’intérêt scientifique de catégoriser les individus comme des producteurs de gamètes ambulants ? La catégorisation par les gamètes amène à considérer les organismes sous un seul prisme : la procréation. Or, voir les organes du sexe sous le seul angle de la procréation conduit à mésinterpréter assez gravement la spécificité même du gonochorisme. La motivation à faire du sexe : la vraie question du gonochorisme Le gonochorisme, le fait que les sexes soient distribués dans des individus distincts, est également une réalité biologique remarquable en ce que la reproduction n’a de chances de se réaliser qu’à la condition que les organismes recherchent des contacts de type sexuel (aux scénographies tout aussi variables que les anatomies). L’existence d’espèces unisexuées occasionne la sexualité (entendue dans ce sens). Même si les espèces hermaphrodites la pratiquent également [Schilthuizen, 2016], la sexualité apparaît consubstantielle au gonochorisme. Les gamètes ne peuvent réaliser leur « fonction » tout seuls, comme le cœur ou les poumons le font. Une action engagée par les organismes est requise – en l’occurrence un comportement. Le sens commun soutient que la sexualité dans les espèces animales non humaines est un « comportement de procréation » (c’est aussi le paradigme dominant dans les sciences de la vie). Sont symptomatiquement désignés comme « organes de la reproduction » (sous le parapluie conceptuel d’« appareil reproducteur ») : les

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 374

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

374

07/02/2017 09:23:36

375

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

gonades, testicules et ovaires, les gamètes produits par elles, les cloaques, les utérus, les vagins, les clitoris, les pénis, etc. Les gonades ont clairement pour fonction biologique la reproduction. Mais est-­il bien pertinent de dire que les pénis et les clitoris ont la même fonction que les gonades ? Aucun dictionnaire, aucun manuel scolaire ne donne une définition des sexes (des organes sexuels) comme organes hédoniques [Barron, Ah-­ King et Herberstein, 2011]. Dans les dictionnaires, la référence au plaisir se trouve incluse dans la définition du sexe comme « activité ». La référence est, en outre, limitée à l’espèce humaine. Cette conception anthropocentrée, encore défendue dans beaucoup de disciplines scientifiques, devient problématique pour une partie des théoricien·ne·s actuel·le·s du comportement animal [par exemple Ågmo, 1999 ; Zuk, 2002 ; Pfaus, 2007]. Définir comment se réalise la reproduction (en mode gonochorique) demande, disent-­ils et elles, de définir les comportements qui motivent les individus à faire du sexe. Quelle est la motivation pour le sexe du point de vue des individus non humains ? Est-­ce vraiment la procréation ? Les individus, dans le monde vivant, s’accouplent-­ils pour procréer [Touraille, 2011b] ? Rappelons ici que les biologistes de l’évolution ont déjà totalement rendu obsolète l’idée – qui continue d’être véhiculée par le sens commun – selon laquelle les espèces auraient pour « finalité » de se reproduire [Williams, 1996]. La perspective critique qui émerge dans les sciences du comportement aujourd’hui apporte de plus en plus de preuves à l’idée que les animaux font du sexe comme les humains peuvent le faire : pour la gratification qu’ils y trouvent. Cette perspective a commencé à être défendue en écologie comportementale à la suite de l’observation que les animaux pratiquent des formes de sexualité non reproductives et non hétérosexuelles [McDonald Pavelka, 1995 ; Bagemihl, 1999 ; Ah-­King, 2013b ; Poiani, 2010]. Certaines études ont montré que ces activités sont clairement sexuelles et motivées par le plaisir, chez les macaques par exemple [Vasey, 2006]. Les sensations hédoniques que procure la stimulation des organes sexuels peuvent seules constituer la motivation nécessaire à l’activité sexuelle : ce sont ces sensations qui sont la cible de la sélection, évolutivement parlant, non la procréation. Cette perspective est défendue avec encore plus de force dans certains programmes des neurosciences comportementales. Le neurobiologiste norvégien Anders Ågmo explique que, du point de vue de l’individu, « le comportement sexuel est un phénomène qui n’a pas de lien avec la reproduction » [1999, p. 130]. Cette formulation est d’une redoutable puissance théorique. Elle permet de prendre la mesure d’un changement de paradigme à l’œuvre au sein des sciences de la vie. Pour Ågmo, conceptualiser les activités sexuelles des animaux (même et surtout celles qui mènent à la rencontre des gamètes) à par-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 375

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mâle/femelle

07/02/2017 09:23:36

376

Mâle/femelle

tir de la procréation constitue simplement une erreur de raisonnement scientifique. Il est possible, à ce stade, de conclure que les définitions classiques du sexe qui distinguent les individus en mâles et femelles sur la base de la procréation sont une conceptualisation erronée de la façon dont celle-­ci se réalise en mode gonochorique.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La représentation commune des « mâles » et des « femelles » comme une « réalité biologique », ou comme capable de rendre compte au plus près d’une réalité biologique, est peu en prise avec les phénomènes biologiques réels. La pensée commune ne peut donc plus faire appel à ces catégories en se réclamant des sciences de la vie pour justifier la « nécessaire » division de la société en hommes et en femmes. Mâle/femelle ne sont pas des catégories qui aident à mieux penser la réalité des corps et des comportements. Ce sont des concepts en trompe-­l’œil créés par un ordre social qui, lui, pour le coup, donne pour finalité aux individus de procréer et a besoin de ces catégories pour faire croire que procréer relèverait d’un impératif inscrit dans les corps. Cet ordre social que nous nommons aujourd’hui le genre donne au corps, surtout au corps dit « féminin », le sens unique de corps reproducteur ou de matrice ambulante, comme l’ont très bien montré les épistémologies féministes, à commencer par les écrits de Monique Wittig [2001]. La preuve en est que cet ordre social, à des degrés divers, silencie, décourage, tabouise, condamne ou simplement empêche de penser comme légitimes et désirables toutes les formes de sexualité ayant pour finalité le plaisir, comme cherchent à le mettre en évidence, à la suite de Judith Butler [2005], les épistémologies queer. Si la dimension hédonique de la sexualité – sous-­ théorisée aujourd’hui – était celle qui avait mobilisé l’effort de recherche dans les sciences de la vie, on peut se demander si la catégorisation « mâle » et « femelle » posséderait encore une quelconque pertinence scientifique. Une définition de l’« appareillage reproducteur » qui partirait de la gratification que la stimulation des organes sexuels procure n’aurait pas besoin de différencier les individus en « mâles » et en « femelles ». En effet, en mode gonochorique, la biologie du « plaisir » n’est justement pas ce qui apparaît comme séparé dans les corps (comme les organes de la reproduction), mais ce qui apparaît comme partagé par les corps. L’étude de la gratification neurosensorielle du sexe et de son lien au gonochorisme pourrait, de ce point de vue, conduire à de considérables bouleversements épistémologiques. Dans les représentations occiden-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 376

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Des catégories qui escamotent des réalités biologiques essentielles

07/02/2017 09:23:36

Mâle/femelle

377

tales actuelles, le plaisir est une dimension reconnue de la seule sexualité humaine. Mais, très loin d’une définition anthropocentrée et génitocentrée du plaisir, et en clin d’œil face à l’étendue de notre ignorance en la matière, qui connaît… la chimie orgastique des papillons ? Qui connaît ce qui se passe dans ce que les entomologues nomment – si joliment – le cœur copulatoire des libellules ?

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Bibliographie Ågmo A. (1999), « Sexual motivation. An inquiry into events determining the occurrence of sexual behaviour », Behavioural Brain Research, vol. 105, n° 1, p. 129‑150. Ah-­King M. (2013a), « Introduction », in Ah-­King M. (dir.), Challenging Popular Myths of Sex, Gender and Biology, Londres, Springer, p. 1‑8. – (2013b), « Queering animal sexual behavior in biology textbooks », Confero. Essays on Education, Philosophy and Politics, vol. 1, p. 46‑89. Ah-­King M., Barron A. B. et Herberstein M. E. (2014), « Genital evolution : why are females still understudied ? », PLOS Biology, vol. 12, n° 5. Bagemihl B. (1999), Biological Exuberance. Animal Homosexuality and Natural Diversity, New York, First Stonewall Inn Editions. Barron A. B., Ah-­King M. et Herberstein M. E. (2011), « Plenty of sex, but no sexuality in biology undergraduate curricula », BioEssays, vol. 33, p. 899‑902. Bereni L., Chauvin S., Jaunait A. et Revillard A. (2012), Introduction aux études sur le genre, Bruxelles, De Boeck. Butler J. (2005 [1990]), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte. Darwin C. (1999 [1871]), La Filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe, Paris, Syllepse. Dawkins R. (2003 [1976]), Le Gène égoïste, Paris, Odile Jacob. Delphy C. (2001), L’Ennemi principal. Tome II : Penser le genre, Paris, Syllepse. Dubois D. et Resche-­Rigon P. (1995), « De la “naturalité” des catégories sémantiques : des catégories d’“objets naturels” aux catégories lexicales », Intellectica, vol. 1, n° 20, p. 217‑245. Fairbairn D. J. et Roff D. A. (2006), « The quantitative genetics of sexual dimorphism : assessing the importance of sex-­linkage », Heredity, vol. 97, n° 5, p. 319‑328. Fausto-­Sterling A. (2012 [2000]), Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, La Découverte. Fausto-­Sterling A. et Touraille P. (2014), « Autour des critiques du concept de sexe. Entretien avec Anne Fausto-­Sterling », Genre, sexualité & société, n° 12, .

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 377

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Renvois aux notices : Animal ; Bicatégorisation ; Organes sexuels ; Plaisir sexuel ; Taille.

07/02/2017 09:23:36

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Hoquet T. (2013) (dir.), Le Sexe biologique. Anthologie historique et cri‑ tique. Tome I : Femelles et mâles ? Histoire naturelle des (deux) sexes, Paris, Hermann. –  (2015), « Alternaturalisme, ou le retour du sexe », in Peyre É. et Wiels J. (dir.), Mon corps a-­t‑il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologies et sciences sociales, Paris, La Découverte, p. 224‑243. Karkazis K. (2008), Fixing Sex. Intersex, Medical Authority, and Lived Experience, Durham/Londres, Duke University Press. Kraus C. (2005), « “Avarice épistémique” et économie de la connaissance : le pas rien du constructionnisme social », in Rouch H., Dorlin E. et Fougeyrollas-­Schwebel D. (dir.), Le Corps, entre sexe et genre, Paris, L’Harmattan, p. 39‑59. McDonald Pavelka M. (1995), « Sexual nature : what can we learn from a cross-­species perspective ? », in Abramson P. et Pinkerton S. (dir.), Sexual Nature, Sexual Culture, Chicago, University of Chicago Press, p. 17‑36. Peyre E. et Wiels J. (2015), « Introduction », in Peyre É. et Wiels J. (dir.), Mon corps a-­t‑il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologies et sciences sociales, Paris, La Découverte, p. 9‑13. Pfaus A. (2007), « Models of sexual motivation », in Janssen E. (dir.), The Psychophysiology of Sex, Bloomington, Indiana University Press, p. 340‑362. Poiani A. (2010), Animal Homosexuality. A Biosocial Perspective, Cambridge, Cambridge University Press. Rouch H. (2011), Les Corps, ces objets encombrants. Contribution à la cri‑ tique féministe des sciences, Donnemarie-­Dontilly, Éditions iXe. Roughgarden J. (2013), « Les arcs-­en-­ciel de l’évolution sexuelle », in Hoquet T. (dir.), Le Sexe biologique. Anthologie historique et critique. Tome I : Femelles et mâles ? Histoire naturelle des (deux) sexes, Paris, Hermann, p. 35‑39. Schilthuizen M. (2016), Comme les bêtes. Ce que les animaux nous apprennent de notre sexualité, Paris, Flammarion. Touraille P. (2010), « Des poils et des hommes. Entre réalités biologiques et imaginaires de genre eurocentrés », Cahiers d’Anthropologie sociale, n° 6, p. 27‑42. –  (2011a), « Déplacer les frontières conceptuelles du genre », Journal des Anthropologues, p. 49‑59. –  (2011b), « Du désir de procréer : des cultures plus naturalistes que la Nature ? », Nouvelles Questions Féministes, vol. 30, n° 1, p. 52‑62. Vasey P. (2006), « The pursuit of pleasure : an evolutionary history of female homosexual behavior in Japanese macaques », in Sommer V. et Vasey P. (dir.), Homosexual Behaviour in Animals. Evolutionary Perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, p. 191‑219. Williams G. C. (1996 [1966]), Adaptation and Natural Selection. A Critique of Some Current Evolutionary Thought, Princeton, Princeton University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 378

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mâle/femelle

378

07/02/2017 09:23:36

Mâle/femelle

379

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 379

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Wittig M. (2001 [1992]), La Pensée straight, Paris, Balland. Yoshizawa K., Ferreira R. L., Kamimura Y. et Lienhard C. (2014), « Female penis, male vagina, and their correlated evolution in a cave insect », Current Biology, vol. 24, n° 9, p. 1006‑1010. Zuk M. (2002), Sexual Selections. What We Can and Can’t Learn About Sex from Animals, Berkeley, University of California Press.

07/02/2017 09:23:36

Mythe/métamorphose

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Quel rôle l’art et les mythes jouent-­ils dans la construction et la déconstruction des rapports sociaux de sexe ? Quelle place la métamorphose et l’hybridité, au cœur de nombreux mythes, tiennent-­elles dans la résistance aux assignations ? Peut-­on conférer à l’art et aux mythes le pouvoir de déplacer les représentations que l’on se fait du féminin et du masculin ? Avec le mythe, la limite entre récit et fable, réel et figuré devient floue : les notions de temps et d’histoire perdent leur effectivité. Les espèces et les règnes se mêlent, permettant l’épanouissement de figures de la confusion et de l’ambiguïté. La frontière entre les sexes et les frontières du corps et de l’humain tendent à être repoussées. C’est là que réside l’enjeu du mythe, l’attrait qu’il exerce et le danger qu’il représente : dans la promesse d’un renouveau, d’un dépassement des oppositions, d’une émancipation. L’art, porteur en un sens de cette même promesse, entretient avec le mythe un rapport complexe, un rapport d’équivalence, de complémentarité, mais aussi de tension. Ces liens et les opérations parfois contradictoires qui en découlent sont précisément ce qui semble définir un « travail du mythe » qui s’accompagne d’un « travail du genre », en particulier à travers la métamorphose. La métamorphose tient avec l’hybridité une place tout à fait centrale dans la production artistique. Parce qu’elle permet la transgression, la métamorphose se trouve liée à la question des frontières et de la hiérarchie. Face aux déterminations humaine et sexuée, elle recouvre simultanément les enjeux d’affirmation et de perte de soi, et est porteuse à la fois de la possibilité d’une transformation et du risque d’une dissolution. Très présente dans la mythologie, la métamorphose manifeste toujours le lien du désir au pouvoir, qu’elle serve aux dieux pour approcher les humains, aux humains pour échapper aux dieux ou encore qu’elle constitue un châtiment. Elle rend visible un désir d’emprise sexuelle ou/et morale. Moyen de dépasser sa condition, la métamorphose (et

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 390

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Anne Creissels

07/02/2017 09:23:37

391

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

ses opérations de séduction et d’animalisation) est aussi au cœur d’une conception de la sexualité liant sacrifice et transcendance et tendant à conférer au viol une valeur socialisante. Dans cette perspective, le corps féminin devient, de manière privilégiée, l’objet d’une appropriation violente. La métamorphose donne en outre forme au processus de création en montrant un changement d’état et d’apparence. Métaphore de l’acte créateur, elle définit plus spécifiquement ce qui, dans l’art, exerce une force sur les corps (celui du spectateur comme celui de l’artiste), entre transformation et altération. Elle cristallise alors un enjeu majeur : celui d’un possible déplacement, par l’art, des identités. Le pouvoir totalitaire du mythe Production mythique et production artistique ont en commun leur dimension symbolique. Ce décalage vis-­à-­vis du réel, s’il est conçu et lu comme énoncé projectif, devient cependant l’outil d’une transformation du réel, un outil de pouvoir. Les domaines de l’art et du mythe apparaissent ainsi comme fondamentalement ambivalents parce que propres, dans leur dimension idéalisante et leur dessein unificateur, à servir une idéologie dominante, voire totalitaire. Dans Mythologies, Roland Barthes définit le mythe comme ce qui transforme l’histoire en nature et le sens en forme [1957]. Le mythe opère, selon lui, un déplacement qui est une réduction. Véhicule privilégié de l’idéologie dominante, il permet de rendre immuable et universel le contingent. C’est donc une parole dépolitisée, voire dépolitisante, qui sert l’oppresseur. Le mythe est partout, apte à épouser les moindres détails de la vie quotidienne afin de mieux instituer la norme en vérité absolue. Avec Le Mythe nazi, Philippe Lacoue-­Labarthe et Jean-­Luc Nancy montrent, à propos du nazisme, de quelle manière la construction du mythe est apparue comme une solution face à une identité allemande morcelée. Moyen privilégié d’identification et de différenciation, le mythe favorise, selon eux, le processus mimétique à la base de l’identité [Lacoue-­Labarthe et Nancy, 1991]. Celle-­ci suppose en effet l’adhésion à un corps abstrait, illimité et tout-­puissant. À cet égard, Lacoue-­Labarthe et Nancy notent combien Le Mythe du xxe siècle de l’idéologue nazi Alfred Rosenberg, paru en 1930, participe de l’élaboration du mythe nazi en véhiculant l’idée d’une puissance du mythe. Cette affirmation identitaire trouve dans le mythe solaire son archétype. En opposant à l’universel l’identité singulière, le mythe permet de dégager une forme pure ; il est, en ce sens, créateur de « type ». Dans le chapitre intitulé « L’État et les sexes », Rosenberg appelle à la reconnaissance de la « polarité éter-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 391

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mythe/métamorphose

07/02/2017 09:23:37

Mythe/métamorphose

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

nelle des sexes ». Si cette polarité est entendue comme une complémentarité, elle n’empêche pas Rosenberg d’opposer, à l’homme créateur de type, la femme porteuse de dégénérescence démocratique. Dans cette reconnaissance de la « polarité éternelle des sexes », s’énonce sans détour un projet d’instrumentalisation de la femme, de réification par la réduction pure et simple à sa fonction naturelle de procréatrice, ainsi qu’Éric Michaud l’a souligné, décrivant plus largement un fonctionnement « sur le modèle de l’art » des totalitarismes [1996]. Les idéaux des avant-­gardes tels que l’« œuvre d’art totale » ou la « fabrique de l’homme nouveau » témoignent de ce lien de l’art aux idéologies [Michaud, 1997]. D’où la nécessité d’interroger les mythes qui structurent le domaine de la création. Les mythes sexués de l’art La création use volontiers de métaphores sexuelles et trouve dans l’hétérosexualité dominante un modèle dont il n’est pas aisé de se défaire. C’est ainsi que les rapports de l’artiste à l’œuvre, de l’œuvre au spectateur se voient polarisés suivant des modalités certes diverses, mais bien souvent normatives. Dans cette perspective, où sexualité, geste créateur et geste de pouvoir tendent à se recouvrir, le corps féminin (réel, figuré et symbolique) est sans cesse ramené au rang d’objet (de regard, de fantasme, d’appropriation). Car, si les femmes sont quasi absentes de l’histoire de l’art en tant qu’artistes, le corps féminin (et singulièrement le nu féminin), à travers de multiples figures tant mythologiques que bibliques, se trouve être le grand sujet de la peinture, objet du regard et d’un désir conçu a priori uniquement comme masculin [Freedberg, 1998]. Le statut particulier du corps féminin dans l’économie des images ainsi que la répartition sexuée des rôles dans l’art ont attiré l’attention des études féministes. Ce sont des chercheuses, pour la plupart anglophones, avec une formation d’histoire sociale qui, à l’instar de Linda Nochlin, posent, dans les années 1970 et au début des années 1980, la question du genre dans l’histoire de l’art [Nochlin, 1993 ; Parker et Pollock, 1981]. Ces approches relevant de l’analyse culturelle, nourries de marxisme et de psychanalyse, s’attachent à déconstruire le schéma phallocentrique au sein de l’art, fondé sur la notion exclusivement masculine de « génie » et une prétendue neutralité de l’art. Si l’art est phallocentrique, instrument de pouvoir et véhicule de l’idéologie dominante, être une artiste femme constitue un paradoxe. Comment prendre position face aux mythes qui structurent l’art et la société ? Face à une tradition de l’art marquée au masculin, comment des artistes femmes choisissent-­elles de s’affirmer ? Ces stratégies plus

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 392

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

392

07/02/2017 09:23:37

393

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

ou moins explicites de résistance révèlent en creux les grands mythes qui travaillent l’art et participent de leur déconstruction. Avec la volonté d’asseoir une spécificité de la création féminine, certaines artistes ont recours, dans les années 1970, à des mythes fondateurs en marge du système patriarcal. Mais sans doute l’enjeu est-­il ailleurs car c’est surtout en engageant une relecture des mythes et en recherchant dans les mythes patriarcaux des traces de subjectivités enfouies, en dévoilant des espaces de résistance et d’affirmation, que les artistes femmes ouvrent de nouveaux champs [Zegher, 1996]. Dans cette perspective, il apparaît nécessaire de « prêter son corps au mythe » [Creissels, 2009]. L’hybridité, au cœur des structures mythique et artistique, travaille en effet cette idéologie de l’art et donne à voir et à penser des métamorphoses possibles, des éventuelles failles du « génie créateur », des espaces d’inscription de subjectivités diverses. Le mythe, marqueur d’identité et véhicule de l’idéologie dominante, ne constituerait-­il pas paradoxalement, par sa valeur interprétative, une proposition de décentrement ? Le potentiel subversif du mythe Selon les lectures structuralistes, l’apparente charge subversive des mythes – telle celle, exemplaire, des amazones, ces femmes guerrières échappant à l’ordre mâle du mariage – n’est bien souvent qu’une mise en garde visant à renforcer la norme : subversion figurée, mais subversion impensable. Or une subversion figurée ne pourrait-­elle mener à penser une réelle subversion ? Des représentations ou interprétations du mythe ne pourraient-­elles concourir à remettre en question les assignations identitaires ? Parce qu’il n’est qu’interprétations, le mythe mène à relativiser la notion d’origine, en donnant toute leur force aux divers usages et appropriations (historiques, politiques et culturels). Ainsi, la figure de l’amazone constitue également le modèle d’une féminité alternative et une métaphore possible de l’artiste femme [Creissels, 2009]. Jean-­Pierre Vernant incite à prendre en compte le mythe non comme réduction du réel, mais comme extension de ses possibilités d’expression. Il observe que les récits mythiques permettent, sous couvert de fable, d’exprimer ce qui, dans le langage courant, serait difficilement exprimable [1996]. Marcel Detienne souligne d’ailleurs que le mythe, par son étymologie et son histoire, est une « parole de subversion » [1998]. Paul Ricœur rappelle de son côté que le mythe, en tant que récit, entretient un rapport de tension avec le réel. Il propose de revoir l’opposition couramment admise entre l’historique et le mythique, en établissant que le mythe, comme tout récit, est une configuration singulière du réel, configuration que le rite actualise et inscrit dans l’histoire [Ricœur,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 393

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mythe/métamorphose

07/02/2017 09:23:37

Mythe/métamorphose

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

1986]. Postulant que le mythe, proche en cela de la métaphore, s’éloigne du réel pour mieux en parler, Ricœur invite à réévaluer les frontières établies entre l’imaginaire et le réel [1975]. La définition d’une « essence » du mythe devient alors impossible. Par ailleurs, les représentations artistiques, et singulièrement celles portant sur la question des rapports entre les sexes, ne font-­elles que réduire ou illustrer des rapports réels ? Leur « rôle » social ne consiste-­ t‑il qu’à réguler, par l’expression, des forces d’opposition ? Leur « visée », si tant est qu’on leur accorde un pouvoir, est-­elle nécessairement totalitaire ? Dans la perspective d’une anthropologie des images, Giovanni Careri a proposé le terme de « réseau dialogique » pour décrire le tissage complexe entre expérience et représentation, particulièrement à l’œuvre dans les « gestes d’amour et de guerre » [2005]. Concernant la question des rapports sociaux de sexe, cette prise en compte de la complexité du lien entre réel et métaphorique a le mérite de permettre un décentrement difficile, sinon impossible. Les représentations artistiques pourraient bien, lorsqu’elles se présentent comme un questionnement et qu’elles incitent à une réévaluation, constituer un élément de résistance. Tenir le mythe pour un lieu possible de création et l’art comme un lieu possible de résistance, est-­ce nécessairement renoncer à toute entreprise critique ? Certaines œuvres peuvent manifester à la fois une ambiguïté irréductible et une forte dimension réflexive. Leur pertinence tient assurément à cette tension qui, loin de trahir une indécision, pourrait bien mener à ébranler nos certitudes. Le mythe est queer, ses représentations ambivalentes Le bizarre, l’incongru, l’hybride et le monstrueux, réunis dans le terme queer, constituent également une part importante du contenu mythique et mythologique. Les ambiguïtés sexuées comme les ambiguïtés sexuelles y sont nombreuses. Les frontières entre les règnes (humain, animal, végétal…) y apparaissent bien souvent perméables. Le mythe d’Hermaphrodite, s’il alimente celui de la différence des sexes, montre par ailleurs l’importance de la métamorphose dans le processus d’identification. Cette plasticité du mythe constitue peut-­être le moyen d’échapper à la stricte binarité et d’envisager une forme de résistance qui ne serait pas fondée sur une volonté de substitution : le processus de métamorphose devient une façon de faire l’expérience de l’altérité. La métamorphose, en ce qu’elle suppose la perméabilité entre les espèces et les genres, constitue nécessairement une forme de transgres-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 394

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

394

07/02/2017 09:23:37

395

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

sion. Elias Canetti, quand il s’interroge sur l’interdit social pesant sur les métamorphoses, en souligne d’ailleurs le lien avec l’établissement de lois matrimoniales [1966]. Il note également que les interdictions sociales de métamorphose constituent la condition préalable à toute hiérarchie. La métamorphose implique, à l’instar de l’hypnose, la pénétrabilité – condition d’un changement, mais risque de soumission [Borch-­Jacobsen, Michaud et Nancy, 1984]. Avec la métamorphose s’engage une négation de la nature humaine, une perte d’identité, laquelle a été exemplairement décrite par Kafka [1946]. Mais l’animalisation donne aussi forme au dépassement des limites en jeu dans l’acte créateur. Intrinsèquement lié à l’art et aux mythes, le pouvoir de métamorphose dit en creux la place centrale tenue par les corps, la sexuation et la sexualité dans la création. La métamorphose (avec le changement d’état, de statut ou d’identité qu’elle permet) apparaît propice à l’avènement d’une forme de combat avec les représentations, l’animalisation et la monstruosité devenant des armes à double tranchant. La métamorphose s’avère centrale dans ce désir de changement que nourrit l’art et dans la volonté de repousser les frontières, au cœur des pratiques artistiques. Avec pour modèle un dieu créateur tout-­puissant pouvant prendre une apparence ou une autre, la création voit en quelque sorte dans la métamorphose sa modalité d’expression « originelle ». Il ne semblerait pas étonnant que, dans la formulation d’un geste créateur au féminin, des artistes aient eu recours, consciemment ou non, à ces représentations structurantes d’un génie créateur polymorphe. Les images des métamorphoses de Zeus ou Jupiter sont intéressantes en ce qu’elles matérialisent des rapports sexués non réductibles à une relation homme/femme, et donnent figure à ces déplacements. Le changement d’apparence permettant d’approcher, sous les traits de Diane, la nymphe Callisto illustre parfaitement l’ambiguïté que peut engendrer, au sein de l’image, la métamorphose : le spectateur se trouve face à une scène homoérotique. Quand la figuration de viols mythiques fait intervenir, au lieu d’une personne, un symbole, une dimension inhérente à ces représentations apparaît d’autant plus évidente : l’intégration par substitution du spectateur, qui se projette dans un espace étranger (l’image) par métamorphose, à l’image de Jupiter. Si ces images cristallisent bien l’altérité, elles permettent aussi d’envisager un dépassement de la simple opposition par la mise en avant de figures intermédiaires, hybrides, auxquelles le spectateur est invité à s’identifier. Le mythe de Danaé, fécondée par la pluie d’or de Zeus, peut conduire à interroger le statut de l’image (et plus largement de l’œuvre) dans son rapport au spectateur. Les représentations, en particulier antiques, de ce

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 395

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mythe/métamorphose

07/02/2017 09:23:37

Mythe/métamorphose

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

mythe peuvent être vues comme des métaphores possibles de l’incapacité du spectateur à posséder autrement que symboliquement l’image, ou, plus justement, comme des mises en scène du pouvoir de métamorphose auquel l’image soumet le spectateur. La tour d’airain, où se retrouve enfermée Danaé, constitue une métaphore du corps de la jeune femme : l’édifice circonscrit un espace féminin refermé sur lui-­même, vierge de toute présence masculine. En ce sens, s’introduire dans la tour revient à pénétrer métaphoriquement le corps de Danaé. Au niveau des représentations, ce déplacement prend toute sa force : quand les bords de l’image définissent les limites du lieu, le fait, pour le spectateur, de voir Danaé suppose déjà une intrusion, une forme de pénétration. Au sein de l’image, c’est un élément le symbolisant qui atteste la présence de Zeus. La pluie d’or en laquelle le dieu s’est changé s’avère d’ailleurs ambivalente : sans doute perceptible comme un équivalent du sperme divin, elle peut tout autant – ou même davantage – renvoyer au féminin, en tant qu’élément aqueux et par la forme ronde des gouttes ou pièces d’or. Cette ambivalence n’est certainement pas étrangère à la forte plasticité du thème que François Lissarrague, dans Mythes grecs au figuré, relève et révèle en en étudiant quelques représentations hors du monde grec [1996]. La figure de Danaé a ainsi donné lieu à de multiples interprétations [Kahr, 1978 ; Kestner, 1989]. L’ambivalence figurée de la métamorphose crée un espace possible d’investissement. Les métamorphoses de l’acte créateur La relation du corps de l’artiste à l’œuvre rejoue à bien des égards celle du dieu à ses créatures ou encore de l’homme à la femme. Euripide illustre exemplairement cette relation en relatant, dans Hélène, le mythe de Léda et du cygne, qui a inspiré de nombreuses figurations, où Zeus (Jupiter) se métamorphose en cygne pour approcher Léda et abuser d’elle. La femme fait l’objet d’une animalisation par la violence de l’accouplement avec le cygne. Dans le même temps, le dieu (ou le créateur) est supposé s’animaliser lui-­même, devenir bestial au sens propre (par métamorphose) comme au sens figuré (par la violence qu’il exerce). À travers ce viol bestial, c’est la bestialité propre à l’érotisme qui est portée à son paroxysme, ainsi que Régis Michel a pu le montrer [2000]. Selon lui, le viol en général, celui de Léda en particulier, cristallise la violence faite aux femmes dans un art qu’il qualifie de misogyne. Dans cette conception de l’érotisme, particulièrement développée par Georges Bataille, ce qui est visé est la réification du corps de la femme et son humiliation.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 396

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

396

07/02/2017 09:23:37

397

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Dans l’accouplement du corps féminin avec l’animal, la perte de l’identité est en jeu. L’acte créateur y est défini comme violence faite à la femme, mais aussi comme dépassement des limites du corps et des assignations. La performance artistique des décennies 1960‑1970 reprenant ce thème – si l’on pense aux actionnistes viennois ou aux actions avec du sang animal d’Ana Mendieta – rejoue la performance d’un dieu créateur s’animalisant. L’acte créateur apparaît éminemment lié à une performance du corps, au pouvoir de métamorphose de soi, du monde et des autres. Tout aussi exemplaire, l’histoire d’Arachné, contée en détail par Ovide, pourrait constituer la parabole d’un art dissident, de résistance. Pour avoir osé revendiquer son autonomie et un savoir-­faire dans l’art du tissage au moins égal à celui d’Athéna, Arachné se trouve transformée en araignée. Parce qu’elle se met en rivalité avec les dieux, Arachné peut être vue comme une figure de l’artiste créateur. En cherchant à sortir de sa condition de femme mortelle, elle manifeste la volonté d’échapper à un certain déterminisme, de remettre en question aussi certains fondements hiérarchiques. Si ce défi relève pour les Grecs de l’hybris, ou excès d’orgueil, nécessairement sanctionné par les dieux [Frontisi-­Ducroux, 2003], il pourrait aussi désigner, décontextualisé par un regard contemporain, la difficulté qu’il y a à s’affirmer en tant que sujet, en tant qu’artiste et a for‑ tiori en tant qu’artiste femme. Des toiles brodées de Ghada Amer aux araignées de Louise Bourgeois, en passant par les micro-­inscriptions de Mona Hatoum, des stratégies paradoxales de figuration et de résistance s’affirment précisément dans l’art contemporain. La figure d’Arachné évoque ainsi la possibilité d’« ouvrages de dames » subversifs, à l’instar de Philomèle, autre personnage des Métamorphoses d’Ovide, violée et privée de sa langue, qui trouve dans le tissage le moyen de dénoncer la barbarie de Térée, et qui sera considérée très tôt en littérature comme métaphore de la femme auteure [Parker, 1984]. Aux métamorphoses figurant sur les marges de l’ouvrage de la déesse et destinées à la mettre en garde (en montrant le sort des mortels ayant osé affronter les dieux), Arachné répond par d’autres métamorphoses. Sa tapisserie décrit la bassesse des dieux n’hésitant pas à s’animaliser pour abuser de jeunes mortelles. Cet ouvrage critique, dénonciateur et parfaitement réalisé irrite au plus haut point Athéna qui, après l’avoir déchiré, frappe de sa navette son auteure. Arachné, ne supportant pas l’humiliation, se pend. Au suicide d’Arachné, Athéna préfère cependant la punition, la métamorphose plutôt que la mort. En la ramenant à la vie et en la transformant en araignée, elle sanctionne l’arrogance d’Ara-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 397

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mythe/métamorphose

07/02/2017 09:23:37

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

chné en même temps qu’elle reconnaît, par le choix de cet animal, son excellence dans l’art de tisser. La démesure (avec tout ce qu’elle implique de modèle, de rivalité, de limite) est au cœur de l’histoire d’Arachné ; elle travaille plus largement la création artistique. La question de l’affirmation est éminemment liée à celle du pouvoir. Et la métamorphose désigne certainement le processus de création dans ce qu’il a de plus paradoxal, entre reconduction du mythe et déplacement de ses modalités d’inscription. Sans doute le genre, en tant que performance, relève-­t‑il d’un processus similaire d’« assujettissement » [Butler, 2002], entre soumission et résistance, face à un imaginaire des identités sexuées qui demeure toujours en partie inconsciemment ancré. De ce fait, l’art et les mythes, en tant que lieux privilégiés d’expression du refoulé, ont certainement un rôle non négligeable à jouer dans l’affirmation de subjectivités diverses. Renvois aux notices : Arts visuels ; Danse ; Drag et performance ; Queer ; Regard et culture visuelle.

Bibliographie Barthes R. (1957), Mythologies, Paris, Le Seuil. Borch-­Jacobsen M., Michaud E. et Nancy J.-­L. (1984), Hypnoses, Paris, Galilée. Butler J. (2002), La Vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, Paris, Éditions Léo Scheer. Canetti E. (1966), Masse et Puissance, Paris, Gallimard. Careri G. (2005), Gestes d’amour et de guerre. La Jérusalem délivrée, images et affects (xvie-­xviiie siècle), Paris, Éditions de l’EHESS. Creissels A. (2009), Prêter son corps au mythe. Le féminin et l’art contempo‑ rain, Paris, Éditions du Félin. Delcourt M. (1958), Hermaphrodite. Mythes et rites de la bisexualité dans l’Antiquité classique, Paris, PUF. Detienne M. (1998), L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard. Freedberg D. (1998), Le Pouvoir des images, Paris, Gérard Monfort. Frontisi-­Ducroux F. (2003), L’Homme-­cerf et la femme-­araignée, figures grecques de la métamorphose, Paris, Gallimard. Kafka F. (1946), La Métamorphose, Paris, Gallimard. Kahr M. (1978), « Danaë : virtuous, voluptuous, venal woman », Art Bulletin, vol. 60, n° 1, p. 43‑55. Kestner J. (1989), Mythology and Misogyny. The Social Discourse of Nineteenth-­ Century British Classical-­ Subject Painting, Madison, The University of Wisconsin Press. Lacoue-­Labarthe P. et Nancy J.-­L. (1991), Le Mythe nazi, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 398

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mythe/métamorphose

398

07/02/2017 09:23:37

399

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Lissarrague F. (1996), « Danaé, métamorphoses d’un mythe », in Georgoudi S. et Vernant J.-­P. (dir.), Mythes grecs au figuré, de l’Anti‑ quité au Baroque, Paris, Gallimard, p. 105‑133. Loraux N. (1989), Les Expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard. Michaud E. (1996), Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-­ socialisme, Paris, Gallimard. – (1997), Fabriques de l’homme nouveau. De Léger à Mondrian, Paris, Éditions Carré. Michel R. (2000), Posséder et Détruire, Paris, Éditions de la RMN. Nochlin L. (1993), Femmes, art et pouvoir, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon. Parker R. (1984), The Subversive Stitch. Embroidery and the Making of the Feminine, Londres, Women’s Press. Parker R. et Pollock G. (1981), Old Mistresses. Women, Art and Ideology, Londres, Pandora Press. Ricœur P. (1975), La Métaphore vive, Paris, Le Seuil. – (1986), Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Le Seuil. Vernant J.-­ P. (1996), « Frontières du mythe », in Georgoudi S. et Vernant J.-­P. (dir.), Mythes grecs au figuré, de l’Antiquité au Baroque, Paris, Gallimard, p. 25‑42. Zegher C. de (dir.) (1996), Inside the Visible. An Elliptical Traverse of xxth Century Art in, of, and from the Feminine, Cambridge/Londres, The MIT Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 399

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mythe/métamorphose

07/02/2017 09:23:38

Mondialisation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Concept controversé en sciences sociales, la mondialisation, entendue au sens large comme « un système d’interconnexions entre différentes parties du monde » [Cooper, 2001, p. 101], est traversée par au moins deux contradictions [Falquet et al., 2010]. En premier lieu, la progression et l’accélération des flux de capitaux, la libéralisation du commerce et l’intensification de la concurrence internationale s’accompagnent d’une restriction accrue de la mobilité de la main-­d’œuvre. Contrairement au capital qui se déplace librement, les travailleurs et travailleuses sont soumis·es à des politiques d’immigration « choisie », caractérisées par des dispositifs renforcés de surveillance et de contrôle des personnes. Les femmes sont particulièrement touchées par ces politiques, au point que, selon certaines auteures, « leur mobilité est devenue très difficile en dehors du continuum économico-­sexuel » [Falquet, 2011, p. 84]. Cette première contradiction se double d’un autre phénomène connu sous le nom de « global care chain » [Hochschild, 2000], en référence au transfert à l’international du travail de reproduction sociale. Suivant ce modèle, l’accès au marché de l’emploi des femmes s’accompagne de l’accroissement des clivages et des rapports de pouvoir entre femmes elles-­mêmes. L’exemple le plus souvent mobilisé est celui des femmes diplômées du Nord qui accèdent au marché de l’emploi et parviennent à s’y maintenir en déléguant les tâches domestiques, « toujours inégalement réparties entre les sexes, à des femmes migrantes » [Ibos, 2013, p. 7]. Ces contradictions ou tensions inhérentes à la mondialisation ont au moins une constante : elles favorisent (presque) toujours les hommes, les femmes constituant la « grande majorité des pauvres » [Falquet, 2011, p. 84], « une masse de travailleurs mal rémunérés » [Sassen, 2006, p. 67], et renforcent en cela l’ordre hiérarchique du genre. Certes, comme le souligne très justement Helena Hirata, « la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures se féminise de plus en plus » [Hirata, 2005, p. 401]. Toutefois, non seulement les salaires féminins demeurent

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 380

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Milena Jakšić

07/02/2017 09:23:37

381

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

inférieurs à ceux de leurs homologues masculins, mais les femmes continuent à occuper le plus souvent les emplois mal rémunérés et socialement dévalorisés. Ainsi, tout en devenant des actrices incontournables des nouvelles économies en expansion, les femmes voient leur travail bénéficier d’une moindre valeur économique. Cet ensemble d’éléments nous autorise-­t‑il pour autant à conclure que les femmes sont les grandes perdantes du processus de mondialisation ? Sans nier la réalité des inégalités sociales entre les sexes, l’objet de cette notice est de tester la capacité des femmes à construire des îlots de résistance au sein des rapports de classe, de genre et de race. On se propose de questionner ce pouvoir de résistance à partir de l’examen de trois cas, caractéristiques des effets de la mondialisation contemporaine sur le travail et la mobilité (géographique et sociale) : le travail domestique, la traite des êtres humains et le tourisme sexuel. Notre intention ici est de rompre avec le prisme essentialiste à travers lequel la différence des sexes est trop souvent appréhendée et qui conduit à figer les qualités prêtées aux un·e·s et aux autres. Le travail domestique Joséphine Perrera est une femme originaire du Sri Lanka, employée comme garde d’enfants par une famille grecque à Athènes. À la question « Qui est ta mère ? », Isadora, la petite fille de deux ans gardée par Joséphine, répond qu’elle a deux mamans, sa nounou et sa mère biologique. Les trois enfants de Joséphine n’ont pas eu ce choix. Ne pouvant compter sur l’aide de son ex-­mari, Joséphine confie, avant son départ, la garde de ses trois enfants à sa sœur. Sa plus jeune fille, Suminada, a deux ans – l’âge d’Isadora – lorsque sa mère quitte la maison pour se rendre d’abord en Arabie saoudite puis au Koweït, avant de s’installer en Grèce. Son autre fille, Norma, a neuf ans et son fils aîné treize ans. À l’exception d’une visite de deux mois au pays, Joséphine est restée séparée de ses enfants pendant plus de dix ans. Les enfants montrent des signes d’angoisse et d’agitation. Norma fait trois tentatives de suicide, répond rarement aux lettres de sa mère, tandis que Suminada est scolarisée dans un internat digne d’un livre de Dickens et montre peu d’intérêt pour l’école. Malgré la détresse éprouvée par ses enfants, le choix de Joséphine se révèle en réalité être une absence de choix : soit vivre avec ses enfants dans une situation d’extrême pauvreté, soit devenir pourvoyeuse de ressources de sa famille en vivant loin de ses proches. L’histoire de Joséphine inaugure l’ouvrage coordonné par Barbara Ehrenreich et Arlie R. Hochschild consacré aux chaînes globales du care [2002]. Rappelons ici que le care n’est pas seulement « une attitude atten-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 381

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mondialisation

07/02/2017 09:23:37

Mondialisation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

tionnée ou une activité curative hautement spécialisée, mais avant tout un ensemble d’activités matérielles, techniques et relationnelles, consistant à apporter une réponse concrète aux besoins des autres » [Hirata et Molinier, 2012, p. 10]. Le care est donc à la fois un travail et un rapport social qui met au jour la pluralité des rapports de domination. La notion de « chaîne globale du care » permet ainsi de rendre compte des inégalités accrues entre femmes qui accompagnent ce processus. Ces inégalités opposent les femmes blanches, qualifiées et actives, aux femmes contraintes à immigrer pour occuper des emplois mal payés, sans per­ spective de carrière, avec parfois quinze heures de travail par jour pour de très bas salaires. À l’instar de Joséphine, un nombre important de femmes migrantes délaissent ainsi leur propre famille pour s’occuper des enfants des femmes blanches et actives. Partant de ce constat, Helena Hirata et Pascale Molinier soulèvent la question essentielle de savoir ce que « les féministes occidentales, éduquées et qualifiées […] doivent de leur émancipation au travail réalisé par d’autres femmes moins privilégiées » [p. 11]. Laissant cette question ouverte, elles constatent, une fois de plus, que ces inégalités accrues entre femmes bénéficient toujours aux hommes : « Hier, ils avaient une femme de ménage, aujourd’hui, leur épouse a une femme de ménage » [Hirata et Molinier, 2012, p. 11]. Les chaînes globales du care ne viennent donc pas déstabiliser les deux principes sur lesquels repose la division sexuée du travail : « le principe de séparation (il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes) et le principe hiérarchique (un travail d’homme « vaut » plus qu’un travail de femme) » [Kergoat, 2005, p. 97]. Pourtant, si l’on s’efforce de « rendre compte conjointement d’une position dominée et d’une capacité d’agir » [Roux, 2014, p. 353], il est nécessaire de regarder en quoi la mondialisation contemporaine peut aussi représenter une ressource pour un grand nombre de femmes. Dans son travail consacré aux femmes domestiques en Espagne, Laura Oso Casas montre que leur participation accrue à l’activité productive du pays répond à une demande de main-­d’œuvre dans le secteur des services. Parallèlement, l’emploi immigré peu qualifié masculin, en particulier dans le bâtiment et l’agriculture, a été fortement touché par la crise des années 1990. Cette configuration a produit un renforcement de la féminisation de la main-­d’œuvre étrangère. Dans ce sens, contrairement à l’image misérabiliste des femmes que nous livrent certains travaux consacrés aux global care chains, Oso Casas montre pour sa part que les femmes « deviennent le principal agent économique de la famille » [2003, p. 124], en envoyant de l’argent à la famille restée au pays mais aussi en faisant vivre la famille regroupée dans le pays d’accueil où les hommes se trouvent souvent au chômage.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 382

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

382

07/02/2017 09:23:37

383

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

En clair, les femmes tirent aussi des ressources de la mondialisation. À trop focaliser les recherches sur le seul travail domestique, on exclut tout un ensemble d’activités qui relèvent bel et bien du care, mais qui requièrent un niveau plus élevé de qualification, que ce soit dans le domaine de la santé, de l’éducation ou du travail social [Yeates, 2004]. On peut ainsi regretter le manque de recherches consacrées aux femmes qualifiées partant seules. De la même manière, en s’intéressant uniquement aux femmes, on laisse de côté d’autres questions heuristiques, comme celles liées aux reconfigurations des rapports de genre dans le contexte migratoire ou celles relatives à la paternité transnationale. Comme le soulignent Christine Catarino et Mirjana Morokvašić, « le “coût social” qui résulte de l’absence, de l’éloignement physique, émotionnel n’est calculé qu’au féminin. La séparation des pères d’avec les enfants n’est pas pensée comme véritablement problématique autrement que sous l’angle du soutien financier accordé à la progéniture » [2005, p. 7]. Autrement dit, les études consacrées au travail domestique, en privilégiant le prisme des global care chains, oublient parfois de penser le genre et essentialisent les expériences des femmes migrantes. La traite des êtres humains Phénomène mondialisé per se, la traite des êtres humains est rattachée, dès son irruption, à la question des migrations internationales [Corbin, 1978]. En l’absence de perspectives d’emploi dans les secteurs qualifiés, les femmes se déplacent, traversent les frontières, pour se livrer à la prostitution de rue ou à d’autres activités dans le secteur du travail sexuel. Du fait des politiques restrictives en matière d’immigration, elles n’ont souvent d’autre choix que de recourir aux réseaux de passeurs ou de proxénétisme qui les fournissent en faux papiers et documents de voyage. Certaines sont contraintes à la prostitution pour rembourser des dettes correspondant au prix de passage des frontières. En France, par exemple, la dette des femmes originaires du Nigéria peut aller de 35 000 à 50 000 euros. La traite est donc intimement liée aux politiques de fermeture des frontières [Agustín, 2007 ; Andrijašević, 2010 ; Berman, 2010 ; Bernstein, 2010]. Le phénomène de traite ne se limite pas pour autant à la seule exploitation sexuelle des femmes, mais recouvre tout un ensemble de réalités aussi différentes que le travail forcé, l’esclavage et le prélèvement ­d’organes, qui peuvent concerner hommes et femmes. L’attention de l’opinion et des pouvoirs publics s’est pourtant concentrée sur la seule traite à finalité d’exploitation sexuelle des femmes [Aradau, 2008]. Deux courants aux positions inconciliables ont participé à cette définition du

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 383

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mondialisation

07/02/2017 09:23:37

Mondialisation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

problème. Celui des féministes abolitionnistes d’un côté, pour qui la traite et la « prostitution qui l’accompagne » constituent une violence à l’encontre des femmes et, de l’autre, celui des partisan·e·s de la libre disposition de son corps [Kempadoo et Doezema, 1998], qui insistent sur la nécessaire distinction entre la nature d’une activité (prostitution) et ses conditions d’exercice (exploitation, violence et usages de la contrainte). Suivant cette dernière perspective, seule l’exploitation de la prostitution, et non la prostitution per se, peut être qualifiée de « traite » [Toupin, 2002]. Les recherches en sciences sociales n’échappent guère à ces clivages indépassables [Jakšić, 2011]. On assiste ici à une confusion entre la traite comme catégorie de réflexion et d’action publique et la traite comme objet de recherche. Les choses sont pourtant en train de changer. Après une première série de travaux fortement marqués par leur ancrage idéologique et des jugements de valeur sur la prostitution, on voit émerger des recherches qui, en mobilisant la sociologie de l’État, de l’action publique et des institutions, s’attachent à décrire les trajectoires institu‑ tionnelles des femmes migrantes au contact des instances chargées de leurs contrôle ou protection (services de police, associations, préfectures, tribunaux) [Jakšić, 2013]. La question n’est plus de savoir si la prostitution constitue une violence ou un choix légitime, mais de regarder comment les institutions s’emploient à établir la distinction entre corps dangereux et corps en danger. Selon quelles logiques de classement et de distinction ? En obéissant à quelles contraintes de jugement ? Pour donner un exemple concret, comment un policier (plus rarement une policière), dans son activité quotidienne de surveillance et de contrôle de la prostitution de rue, parvient-­il (ou parvient-­elle) à opérer la distinction entre victime de la traite et personne exerçant cette activité sans contrainte ? Ce n’est donc qu’en multipliant des enquêtes à caractère ethnographique ou quantitatif que les chercheurs et chercheuses parviennent enfin à construire un objet d’étude à la fois distinct du prisme d’analyse dominant (liberté versus exploitation) et susceptible de nourrir le débat politique. Ces études montrent notamment que derrière les notions préétablies de « traite », de « victime » ou de « prostitution » se déploient des vies qui résistent à nos efforts de catégorisation. Life Interrupted, l’ouvrage de l’anthropologue étatsunienne Denise Brennan [2014], s’inscrit précisément dans cette perspective. L’auteure y opère une double rupture par rapport aux travaux consacrés à la traite. D’abord en se détachant d’une approche sensationnaliste et misérabiliste qui consiste à réduire toute prostituée migrante à une victime passive et vulnérable. Ensuite, et c’est sans doute l’apport majeur de l’ouvrage, en cherchant à désenclaver la traite de la seule question prostitution-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 384

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

384

07/02/2017 09:23:37

385

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

nelle. Dans Life Interrupted, la traite est en effet appréhendée comme toute forme de travail exploité, quel que soit le type d’activité exercée : emplois agricoles et domestiques, travail journalier, services à la personne, etc. La prostitution, ou plutôt le « travail du sexe » [sex work], n’est qu’une activité parmi d’autres dans un système d’économie mondialisée. À cet égard, les victimes de la traite aux fins de prostitution ne constituent qu’une faible part de l’ensemble des travailleurs et travailleuses exploité·e·s. Cet effort de désenclavement conduit Brennan à proposer une définition large et inclusive du phénomène : la traite est un projet migratoire qui a mal tourné. D’où la nécessité de proposer une analyse critique des politiques migratoires et d’étudier leurs effets sur les conditions de travail des migrant·e·s. L’auteure propose par ailleurs une lecture stimulante de ce qu’elle appelle la « subjectivité de la coercition ». Pourquoi certaines conditions de travail, inadmissibles pour les un·e·s, sont-elles tout à fait acceptables pour d’autres ? Par exemple, certain·e·s migrant·e·s craignent davantage une vie dans la rue qu’un travail sans salaire mais qui garantit un toit. Ces considérations soulèvent la question épineuse des liens tissés entre les travailleurs et travailleuses et celles et ceux qui les emploient ou les exploitent. Tatiana, une femme d’origine russe, a été exploitée aux États-­Unis ; cependant, elle n’a pas vécu enfermée à longueur de journée. Qu’est-­ce qui l’a donc retenue de partir ? On découvre qu’elle est restée parce qu’elle n’a eu nulle part où aller, personne à qui s’adresser. Sans papiers, elle craignait l’expulsion. Elle a donc dû attendre le « bon moment » pour s’extraire de l’emprise de son employeur. En ce sens, les difficultés à s’échapper doivent être comprises non pas en termes de consentement et de résignation, mais plutôt en termes de tactique, de calcul et de stratégie. Les récits des migrant·e·s sont en effet émaillés d’histoires de calculs rationnels qui viennent rompre avec une vision d’acceptation passive ou de soumission résignée à l’oppression. Ce n’est donc pas tant l’exercice du contrôle absolu qui empêche les personnes de s’affranchir de l’emprise de leurs employeurs et employeuses, mais plutôt leur perception du contrôle. La formule « Céder n’est pas consentir » de Nicole-­Claude Mathieu [1991] fait ainsi clairement écho à la « subjectivité de la coercition » problématisée par Brennan. Le tourisme sexuel Le tourisme sexuel partage au moins deux caractéristiques avec la traite. Les deux phénomènes sont en effet fortement décrits et analysés à travers des postures moralisatrices et polarisent le débat entre l’exploitation du corps d’autrui et la liberté de disposer de son propre corps.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 385

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mondialisation

07/02/2017 09:23:37

Mondialisation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Aussi, alors que la traite est associée, presque exclusivement, à la question prostitutionnelle, c’est à partir de la question de l’exploitation sexuelle des enfants que le phénomène de tourisme sexuel se voit médiatisé [Roux, 2011], au point de devenir synonyme de pédophilie et d’organisation mafieuse de la prostitution. Par ailleurs, dans certaines arènes des mobilisations internationales, tourisme sexuel, traite et lutte contre le sida sont pensés conjointement, soit en présentant les femmes comme principales victimes de ces phénomènes, soit en les décrivant comme agents de leur sexualité et de leur migration. Dans ce contexte de panique morale associée à la commercialisation du corps humain, enquêter sur le tourisme sexuel exige de la part des chercheurs et chercheuses en sciences sociales de rompre avec certaines postures qui entourent cet objet. En France, l’ouvrage de Sébastien Roux No money, no honey. Écono‑ mies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande [2011] constitue l’une des études les plus approfondies du tourisme sexuel. À partir d’une enquête de longue durée à Patpong, un quartier de Bangkok dédié aux commerces en tout genre, Roux rend compte du caractère polymorphe des échanges tarifés, rompant ainsi avec le traditionnel binôme liberté/exploitation à travers lequel les relations tarifées sont généralement appréhendées. Non seulement les rapports marchands entre clients étrangers et prostituées locales sont souvent euphémisés, mais il en résulte une grande variété de sentiments et de modes d’attachement que l’auteur désigne sous le nom d’économies intimes. En étudiant la prostitution masculine, Roux va plus loin et affirme qu’elle permet de « mettre au jour une dimension émancipatrice du travail sexuel » [p. 108]. Il en va de même des femmes qui utilisent le sexe tarifé pour contourner les effets de domination dans lesquels elles sont prises. L’enquête conduite par Denise Brennan dans la ville de Sosúa en République dominicaine avait produit des conclusions similaires [2004]. Là, les femmes de milieu rural, élevant souvent seules un enfant, se livrent au travail sexuel dans l’espoir de rencontrer un homme, généralement allemand, qui leur permettra de quitter le pays. Les cinquante entretiens menés avec les femmes dominicaines rendent compte d’une forte imbrication entre les stratégies de survie et les stratégies d’avancement social. Ces femmes sont ainsi à la fois « dépendantes et indépendantes, pleines de ressources et exploitées » [p. 156]. Dans la même logique, l’anthropologue Christine Salomon a étudié le tourisme sexuel à partir d’une enquête sur les sites touristiques du Sénégal, « où des jeunes gens “conjoncturés” (victimes de la conjoncture économique), hommes et femmes, cherchent à nouer des relations contre compensation avec des touristes ou des retraités français qui achètent des maisons ou viennent passer une partie de l’année

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 386

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

386

07/02/2017 09:23:37

387

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

au soleil » [Salomon, 2012, p. 215]. À partir de cette enquête, Salomon a réussi à rendre compte de la pluralité des rapports de domination de race, de genre et de classe, mais aussi, ajoutons-­le, d’âge, et de conclure, à l’instar de Roux, que « l’aspect commercial n’exclut pas l’investissement émotionnel » [Salomon, 2014, p. 236]. Autrement dit, la mondialisation n’apparaît pas seulement comme « une calamité qui ne fait qu’accroître la marchandisation de l’intimité et la fragilité des liens entre les individus », elle doit aussi être appréhendée comme une manière de renouveler le « sens même donné à l’intimité » [p. 246]. On saisit désormais mieux toute la potentialité des recherches consacrées au couple genre/mondialisation. Au croisement de la sociologie des rapports sociaux de sexe, du travail et des migrations, ces travaux sont marqués par une forte exigence théorique tout en privilégiant des enquêtes ethnographiques. Leur apport majeur est de sortir des binômes pays d’origine/pays de résidence, domination/émancipation, mobilité/ sédentarité, à condition bien sûr de rompre également avec certaines postures moralisatrices qui entourent ces objets. Renvois aux notices : Consommation ; Corps au travail ; Prostitution ; Travail domestique/domesticité ; Violence sexuelle.

Bibliographie Agustín L. M. (2007), Sex at the Margins. Migration, Labor, Markets and the Rescue Industry, Londres, Zed Books. Andrijašević R. (2010), Migration, Agency and Citizenship in Sex Trafficking, New York, Palgrave Macmillan. Aradau C. (2008), Rethinking Trafficking in Women. Politics out of Security, New York, Palgrave Macmillan. Berman J. (2010), « Biopolitical management, economic calculation and “trafficked women” », International Migration, n° 48, p. 84‑113. Bernstein E. (2010), « Militarized humanitarianism meets carceral feminism : the politics of sex, rights, and freedom in contemporary antitrafficking campaigns », Signs. Journal of Women in Culture and Society, vol. 35, n° 1, p. 45‑71. Brennan D. (2004), What’s Love Got to Do with It ? Transnational Desires and Sex Tourism in the Dominican Republic, Durham/Londres, Duke University Press. ‒ (2014), Life Interrupted. Trafficking into Forced Labor in the United States, Durham/Londres, Duke University Press. Catarino C. et Morokvašić M. (2005), « Femmes, genre, migrations et mobilités », Revue européenne des migrations internationales, vol. 21, .

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 387

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mondialisation

07/02/2017 09:23:37

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Cooper F. (2001), « Le concept de mondialisation sert-­il à quelque chose ? Le point de vue d’historien », Critique internationale, n° 10, p. 101‑124. Corbin A. (1978), Les Filles de noce. Misère sexuelle et prostitution, xixe et e xx  siècles, Paris, Flammarion. Ehrenreich Z. et Hochschild A. R. (2002), Global Woman. Nannies, Maids and Sex Workers in the New Economy, New York, Metropolitan Books. Falquet J. (2011), « Penser la mondialisation dans une perspective féministe », Travail, genre et sociétés, n° 40, p. 81‑98. Falquet J., Hirata H., Kergoat D., Labari B., Lefeuvre N. et Sow F. (2010), Le Sexe de la mondialisation. Genre, classe, race et nouvelle division du travail, Paris, Presses de Sciences Po. Hirata H. (2005), « Femmes et mondialisation », in Maruani M. (dir.), Femmes, genre et sociétés, Paris, La Découverte, p. 398‑405. Hirata H. et Molinier P. (2012), « Les ambiguïtés du care », Travailler, n° 28, p. 9‑13. Hochschild A. R. (2000), « Global care chains and emotional surplus value », in Hutton W. et Giddens A. (dir.), On The Edge. Living with Global Capitalism, Londres, Jonathan Cape, p. 130‑146. Ibos C. (2013), « Quand la garde d’enfants se mondialise », Plein droit, n° 96, p. 7‑10. Jakšić M. (2011), « Déconstruire pour dénoncer. La traite des êtres humains en débat », Critique internationale, n° 53, p. 169‑183. ‒ (2013), « Devenir victime de la traite. L’épreuve des regards institutionnels », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 198, p. 36‑49. Kempadoo K. et Doezema J. (1998), Global Sex Workers. Rights, Resistance and Redefinition, Londres, Routledge. Kergoat D. (2005), « Rapports sociaux et division du travail entre les sexes », in Maruani M. (dir.), Femmes, genre et sociétés, Paris, La Découverte, p. 94‑101. Mathieu N.-­C. (1991), L’Anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Éditions Côté-­femmes. Oso Casas L. (2003), « Les femmes et le droit des migrations : le cas de l’Espagne », L’Année sociologique, vol. 53, p. 123‑141. Roux S. (2011), No money, no honey. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande, Paris, La Découverte. ‒ (2014), « Les larmes de Fon. Sexe, tourisme et affects en Thaïlande », in Broqua C. et Deschamps C. (dir.), L’Échange économico-­sexuel, Paris, Éditions de l’EHESS, p. 339‑363. Salomon C. (2012), « Le prix de l’inaccessible. De nouvelles intimités genrées et racialisées à l’ère de la mondialisation », L’Homme, n° 203‑204, p. 211‑238. ‒ (2014), « Intimités mondialisées entre “vieilles Blanches” et “jeunes Blacks” », in Broqua C. et Deschamps C. (dir.), L’Échange économico-­ sexuel, Paris, Éditions de l’EHESS, p. 221‑247. Sassen S. (2006), « Vers une analyse alternative de la mondialisation : les circuits de survie et leurs acteurs », Cahiers du genre, n° 40, p. 67‑89.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 388

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mondialisation

388

07/02/2017 09:23:37

Mondialisation

389

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 389

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Toupin L. (2002), « La scission politique du féminisme international sur le “trafic des femmes”. Vers la migration d’un certain féminisme radical ? », Recherches féministes, vol. 15, n° 2, p. 9‑40. Yeates N. (2004), « A dialogue with “global care chain” analysis : nurse migration in the Irish context », Feminist Review, n° 77, p. 79‑95.

07/02/2017 09:23:37

Nation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

L’historiographie sur la nation est pléthorique, reflétant la domination du paradigme national dans la science historique. Cette tradition historiographique n’est pas exempte de zones d’ombre, l’écriture de l’histoire dans le monde occidental s’étant, depuis le xixe siècle, régulièrement mise au service de la « grandeur nationale ». Loin d’être postnationale, l’Europe contemporaine reste marquée par des relents de nationalisme ainsi que par l’intégration dans le paradigme national de « minorités » sexuelles qui semblaient lui avoir résisté de manière critique. Deux per­ spectives théoriques ont, depuis les années 1990, permis d’élargir l’historiographie de la nation : d’une part, la volonté de déterritorialiser le national par l’écriture d’une histoire transnationale, d’une histoire comparée ou encore d’une histoire croisée ; d’autre part, l’intérêt renouvelé pour les lignes de fracture et les dynamiques de domination internes à la nation, qu’elles soient sociales, raciales, culturelles, genrées ou sexuelles. L’approche globale et synthétique privilégiée ici conduit à négliger de nombreux éléments de contexte et d’importantes nuances, et à juxtaposer des chronologies disjointes, mais permet de mettre l’accent sur l’importance du genre et des sexualités comme catégories utiles de l’analyse historique [Scott, 1988], ce qui n’implique pas leur primauté sur d’autres formes de domination et de rapports de pouvoir [Canning, 2006]. La présente notice concentre sa réflexion sur l’imposition en Europe de modèles nationaux, tout en proposant une contribution à l’écriture d’une histoire de l’émergence de sujets politiques genrés. Le genre des imaginaires nationaux Benedict Anderson [1996] a profondément transformé la perspective historique pour penser les processus de construction nationale depuis la fin du xviiie siècle, en définissant la nation comme une « communauté imaginée ». L’histoire des nations apparaît ainsi comme l’histoire d’affi-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 400

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Brice Chamouleau et Patrick Farges

07/02/2017 09:23:38

401

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

liations construites. Tout aussi importants que la contribution d’Anderson, les travaux d’Ernest Gellner [1983] ont mis en évidence les liens entre nationalisme et discours sur la modernité, voire l’antimodernité. Ces approches ont ouvert la voie à l’analyse de la place que les discours nationaux assignent à chacun·e selon la classe, la race et le genre [Yuval-­Davis, 1997]. En Europe, le grand xixe siècle a vu se constituer conjointement des États-­nations, un ordre familial bourgeois en rupture partielle avec les sociétés d’Ancien Régime, des empires coloniaux et des identités de genre spécifiques. La nation, en tant que construction de sens et communauté imaginée, a fonctionné comme une hiérarchisation du social. Le code civil des Français, élaboré de 1800 à 1804 et dont l’influence s’est étendue sur une partie de l’Europe, est un élément important de la construction nationale. Si l’historiographie a classiquement mis en avant le rôle émancipateur joué par ce code pour les individus, l’histoire des femmes et du genre a en revanche souligné les nouvelles contraintes qui en ont découlé [Duby, Fraisse et Perrot, 1991]. Ainsi, en érigeant la primauté de la fonction paternelle au sein de la famille ou en imposant une incapacité juridique aux femmes mariées, le code civil a créé de nouveaux carcans. Dans une logique de biopouvoir, telle que définie par Michel Foucault, l’appareil national s’est construit en constituant dans le même temps des corps et des subjectivités. C’est ce à quoi s’intéresse justement l’historiographie renouvelée du national, inspirée de l’histoire culturelle, de l’histoire des représentations et de l’histoire des femmes et du genre. La promesse d’inclusion (voire d’universalité) incarnée par la nation héberge en réalité autant de projets d’exclusion. Tout le monde ne participe pas au même titre à la nation et certains groupes se trouvent minorisés par leur appartenance de race, de classe, de genre ou encore leur sexualité [Berger et Lorenz, 2008]. Pour le dire succinctement : la liberté des hommes blancs, bourgeois et libéraux s’est faite par le truchement d’une domination sur les femmes, les peuples colonisés, les classes sociales défavorisées, les « asociaux » ou encore les Noirs et les Juifs, tour à tour racialisés, féminisés ou infantilisés [Mosse, 1985 ; Hall, 1991 ; Pierson, Chaudhuri et McAuly, 1998]. La construction de l’État-­nation a donc contribué à une différenciation politique entre les citoyen·ne·s selon leur sexe, puis à leur hiérarchisation. Ainsi la participation des femmes au fait national ne passait-­elle pas par les armes, mais par la vertu ou la charité, alors même que les nations se sont justement incarnées dans des figures féminines s’accordant avec les romans nationaux respectifs, telles Marianne, Germania, Helvetia ou Britannia, tour à tour représentées en mères de la nation ou en épouses en danger [Auslander et Zancarini-­Fournel, 2000]. Et,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 401

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Nation

07/02/2017 09:23:38

Nation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

lorsque la nation est « en armes », c’est bien l’homme-­soldat reproducteur qui est placé au cœur d’un dispositif national soudé comme un tout viril, au point d’incarner une forme de « masculinité hégémonique » [Connell, 2014]. Au cours du grand xixe siècle s’est ainsi mis en place un modèle national et bourgeois de masculinité, notamment caractérisé par la capacité à défendre la nation et à fonder une famille : « Bon pour le service, bon pour les filles. » Différentes instances de l’entre-­ soi masculin, où étaient survalorisés le culte de la virilité, les rites initiatiques et les codes d’honneur, ont joué le rôle de véritables creusets de la nation : école, club, association sportive, armée, caserne ou association d’anciens combattants [Roynette, 2000 ; Sohn, 2009]. Dans le même temps, cette masculinité s’est construite par la mise à distance du féminin et de l’efféminement. Les idéologies nationales apparaissent donc, dès le xixe siècle, comme des constructions politiques profondément structurées autour de normes de genre, mais aussi de race et de sexualité. Ainsi, l’« hétéronationalisme », c’est-­à-­dire l’hétérosexualité érigée en tant que norme invariante du national, fonctionne comme un outil de production de hiérarchies qui, en retour, constituent autant de modes de légitimation de la nation [Direnberger, 2014]. Déjouer l’ordre genré de la nation ? Une histoire qui prétend saisir ensemble genre et nation ne peut s’intéresser aux seules injonctions genrées adressées par l’État-­nation aux individus. Si l’État-­nation est une institution clé de cette histoire, la nation n’épouse pas forcément les contours de l’État : les imaginaires nationaux peuvent en effet être appropriés, au cours de l’histoire, par des sujets ne répondant qu’imparfaitement aux normes produites par le pouvoir statocentré. Un exemple est fourni par le premier mouvement des femmes au xixe siècle, au sein duquel les normes nationales de genre sont mobilisées dans un projet qui se construit pourtant de manière transnationale. Au printemps 1915, en pleine Première Guerre mondiale, a lieu à La Haye une conférence internationale de femmes luttant, indépendamment du cadre de l’internationalisme socialiste, pour l’antimilitarisme et la paix. Ces femmes prennent ouvertement le contre-­pied de l’unanimisme dominant l’époque, celui de l’allégeance à la nation dans le cadre de l’Union sacrée, et leur mouvement débouche au printemps 1919 sur la création d’une Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté. Pourtant, alors même que ces femmes s’organisent dans des échanges fructueux par-­delà les frontières, elles émaillent leurs discours de nombreuses références aux rôles féminins conformes aux attentes

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 402

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

402

07/02/2017 09:23:38

403

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

nationales, dans le but de se présenter comme des sujets audibles dans l’espace national et au-­delà [Farges et Saint-­Gille, 2013]. C’est dans les conflits armés que la définition national(ist)e du genre se manifeste le plus ouvertement. Les guerres semblent avoir renforcé les hiérarchies de genre et solidifié les définitions du féminin et du masculin, par exemple dans le clivage entre le front « viril » et l’arrière « féminisé ». Pourtant, l’histoire du quotidien en temps de guerre – si on analyse notamment les directives émises par les armées ou les correspondances de guerre – montre que les frontières de genre sont en réalité perméables [Hämmerle, Überegger et Bader-­Zaar, 2014]. En matière d’appropriation de l’investissement national du genre, la guerre d’Espagne (1936‑1939) semble paradigmatique : l’historiographie attentive à la construction des identités a montré la place des enjeux de genre dans l’avènement d’une communauté politique définie dans des termes nationaux dans l’Espagne franquiste [Joly, 2008]. Dans ce contexte, l’argument national est convoqué par ceux qui s’emparent de la nation – les « Nacionales » – pour circonscrire une féminité unique en accord avec le roman national franquiste. Les franquistes célèbrent la vertu des femmes de la Section féminine de la Phalange, adossée aux modèles de Thérèse d’Avila ou d’Isabelle la Catholique, et condamnent les « femmes rouges » comme incarnations de l’immoralité, voire de la folie selon les psychiatres de Franco : elles perdent, en somme, leur qualité d’Espagnoles [González Duro, 2012]. L’Europe totalitaire et l’Europe en guerre (1933‑1945) ont été le terrain de violences multiples altérant l’ordre national genré : violence physique liée à la guerre (combats, bombardements, malnutrition, problèmes d’hygiène), violence de masse (discriminations et persécutions raciales, politiques, sexuelles, déportations, travaux forcés, massacres), violence génocidaire. La violence sexuelle et sexualisée fait partie intégrante de cette constellation. On connaît les violences sexuelles commises par des soldats pendant la Seconde Guerre mondiale et dans l’immédiat après-­guerre sur des femmes ennemies ou appartenant à des territoires occupés. Mais il ne faut pas pour autant reléguer dans l’oubli les implications de ces rencontres intimes, le vécu émotionnel de ces femmes et de ces hommes ou les relations affectives qui ont pu naître dans ces contextes extrêmement contraints [Mühlhäuser, 2010 ; Branche et Virgili, 2011]. De même, les relations sexuelles ou amoureuses consenties « déviantes » parce que franchissant des barrières nationales ou raciales sont encore relativement peu étudiées dans l’histoire des guerres [Virgili, 2000 ; Roberts, 2014]. D’une manière générale, les périodes d’(après-­)guerre ont fait coexister des contraintes fortes et des formes genrées de violence avec l’ouverture de nouveaux espaces d’expé-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 403

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Nation

07/02/2017 09:23:38

Nation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

rimentation, voire de liberté pour certaines. C’est pourquoi il est nécessaire de poursuivre l’écriture d’une histoire du genre et des sexualités en guerre, centrée sur l’analyse des ressorts émotionnels ayant conduit des femmes et des hommes à commettre, encourager ou endurer des actes de violence. La question des définitions du genre en temps de guerre est également médiatisée par une mémoire nationale qui sélectionne les expériences du passé et les organise en une trame narrative politique à valeur collective. Que l’on songe à l’expérience des femmes résistantes dans la France occupée : la mémoire de la Libération a tôt fait de stabiliser ses sujets et, en matière de genre, d’évacuer les expériences des résistantes [Gilzmer, Levisse-­Touzé et Martens, 2003]. Que l’on songe aussi à l’occultation de la participation aux guerres des indigènes des empires coloniaux. Derrière la mémoire nationale, de nombreuses expériences minorisées émergent, qui ne s’alignent pas toujours sur les imaginaires et les récits collectifs. Le genre après la nation ? Si l’ère des fascismes totalitaires a soudé genre et projet nationaliste, dans l’après-­guerre le réagencement politique du monde a profondément modifié le concept de nation. Cette évolution des nations européennes occidentales vers un affaiblissement des nationalismes est étroitement liée à d’autres changements majeurs, et en premier lieu à la mondialisation économique. Dans ce cadre, l’industrie culturelle du capitalisme de consommation a contribué à produire des incarnations nationales des identités de genre, capables d’assurer le maintien d’une puissante hétéronormativité. Ces représentations hégémoniques des normes de genre et des désirs [Tamagne, 2011] sont pourtant contemporaines de changements profonds dans ce que la nation signifie à l’échelle mondiale. La contestation des imaginaires nationaux est étroitement liée au contexte de la guerre froide et aux conflits qu’elle englobe : les guerres de décolonisation ont déstabilisé les pratiques et savoirs européens et, en réaction à l’influence mondialisée du capitalisme de consommation des sociétés postindustrielles, les revendications en matière de genre et de sexualité fondent des communautés politiques qui échappent à l’identification à la seule communauté nationale. Les luttes dites de libération sexuelle des années 1960 et 1970 s’inscrivent dans ce mouvement de solidarité transnationale qui parvient peu à peu à produire un discours capable de prendre les imaginaires nationaux à rebrousse-­poil. Le concept de « fierté homosexuelle », profondément imbriqué dans le slogan féministe « Le personnel est politique », est traduit et approprié dans des contextes nationaux divers, où il ren-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 404

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

404

07/02/2017 09:23:38

405

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

contre des pratiques et des subjectivités politiques et sexuelles différentes. Le FUORI ! (Fronte unitario omosessuale rivoluzionario italiano) italien, le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) français ou encore les Col.lectius d’Alliberament Gai de Catalunya (Collectifs de libération gaie de Catalogne), par exemple, ont ainsi construit des capacités d’agir [agency] propres à chaque contexte démocratique dans lequel ils évoluent. Les « révolutions sexuelles » après 1968, à la croisée de langages transnationaux et locaux, ont ainsi visé à résister à la reproduction performative de la communauté nationale, perçue comme violente et disciplinante pour les sexualités, les corps et les rapports sociaux. L’horizon d’un monde queer se manifeste dans la construction d’organisations transnationales, à l’instar de l’International Lesbian and Gay Association créée en 1978 et qui souhaite constituer un sujet politique au-­delà de la nation. Le temps présent des démocraties occidentales et européennes pourrait donner l’impression d’une nouvelle « fin de l’histoire » à quiconque réduirait les succès des luttes militantes à des victoires juridiques. Depuis la fin des années 1970, les démocraties européennes ont avancé vers l’égalité juridique entre femmes et hommes, majorités et minorités sexuelles, ce qui nourrit en retour la production d’imaginaires prenant la forme de démocraties abouties car « sexuelles » [Fassin, 2009 ; Jaunait, Le Renard et Marteu, 2013]. L’incorporation nationaliste des luttes sexuelles et des luttes des femmes par les démocraties occidentales peut être qualifiée d’« homonationalisme » ou de « fémonationalisme ». Ces catégories qualifient les propriétés d’un Occident « démocrate », naturalisé comme un tout postnational, inclusif et laïc, face à ses « autres », en particulier « arabo-­musulmans », essentialisés comme violents, homophobes ou antiféministes selon les logiques d’un orientalisme appuyé [Puar, 2012]. Les démocraties libérales apparaissent alors comme des « exceptionnalismes sexuels » par rapport à ces ailleurs géographiques et culturels où les droits des minorités sexuelles n’existeraient pas de manière comparable. Mais la reconfiguration de l’imaginaire national dans l’opposition entre démocraties sexuelles et leurs « autres » sexualisés, orientalisés et fantasmés [Massad, 2007] cache mal une certaine fétichisation des droits alloués par les États démocratiques aux subjectivités sexuelles [Chamouleau, 2015]. Ces droits accordés aux femmes ou aux personnes LGBT+ sont articulés avec l’entreprise occidentale d’expansion du modèle néolibéral à l’ensemble du monde [Rebucini, 2013]. Ces formes de « pink-washing » [voir la notice « Queer »] ont d’abord été analysées à propos de la scène gaie israélienne, où la protection dont jouissent les subjectivités sexuelles, gage d’une « véritable » démocratie, fait écran à d’autres formes de violence, en particulier en matière

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 405

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Nation

07/02/2017 09:23:38

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

de droits humains [Schulman, 2012 ; Jaunait, Le Renard et Marteu, 2013]. Ces usages des libertés en matière de sexualité et de genre contribuent à alimenter les logiques d’un prétendu « choc des civilisations ». Non seulement l’ethnicité des « autres » est mobilisée pour construire des subjectivités sexuelles anormales, déviantes et perverses hors d’Europe, mais cette exclusion vaut encore pour les minorités qui habitent celle-­ci, puisqu’elle renvoie l’idéal égalitaire démocratique à son excluante « blanchité » et à des statuts économiques privilégiés [Cervulle et Rees-­Roberts, 2010]. Pourtant, la recherche en sciences sociales s’évertue à rendre visibles d’autres subjectivités qui font l’expérience des rapports violents entre genre et imaginaires nationaux à l’ère de la globalisation néolibérale. Elle s’intéresse par exemple aux formes de lutte inventées par les transféminismes dans des territoires marqués par une violence de genre indissociable de catégories de classe et de race héritées de la modernité européenne coloniale, ou encore aux conditions d’existence imposées à des groupes sociaux fragiles dans le contexte du capitalisme global (les femmes peu qualifiées en contexte migratoire, par exemple) [Falquet, 2014]. Ces réalités constituent certainement les défis contemporains d’interprétation des rapports entre genre et nation dans un temps où se côtoient les circulations des individus – volontaires et, plus souvent, forcées – et la réactivation de matrices nationalistes d’exclusion. Ces usages actuels – cyniques ? – des imaginaires nationaux s’inscrivent dans une histoire longue et coloniale de production des identités genrées [Dorlin, 2005] qui invite à renouveler l’histoire des nations et de celles et ceux qui les ont habitées afin d’éclairer les enjeux du présent. Renvois aux notices : Consommation ; Corps légitime ; Gouvernement des corps ; Mondialisation ; Postcolonialités ; Queer ; Violence (et genre).

Bibliographie Anderson B. (1996 [1983]), L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte. Auslander L. et Zancarini-­Fournel M. (dir.) (2000), Le Genre de la nation. Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 12. Berger S. et Lorenz C. (dir.) (2008), The Contested Nation. Ethnicity, Class, Religion and Gender in National Histories, Basingstoke, Palgrave Macmillan. Branche R. et Virgili F. (dir.) (2011), Viols en temps de guerre, Paris, Payot. Canning K. (2006), Gender History in Practice. Historical Perspectives on Bodies, Class, and Citizenship, Ithaca, Cornell University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 406

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Nation

406

07/02/2017 09:23:38

407

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Cervulle M. et Rees-­Roberts N. (2010), Homo Exoticus. Race, classe et cri‑ tique queer, Paris, Armand Colin. Chamouleau B. (2015), « Peligrosos sociales de la democracia : revisitar el relato del éxito gay en España », in Godicheau F. (dir.), Democracia Inocua, Madrid, Contratiempo Ediciones, p. 191‑212 . Connell R. (2014), Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Éditions Amsterdam. Direnberger L. (2014), « Le genre de la nation en Iran et au Tadjikistan. (Re)constructions et contestations des hétéronationalismes », thèse de doctorat en sociologie, université Paris-­Diderot Paris-­7. Dorlin E. (2005), « Les Blanchisseuses : La société plantocratique antillaise, laboratoire de la féminité moderne », in Rouch H., Dorlin E. et Fougeyrollas D. (dir.), Le Corps, entre sexe et genre, Paris, L’Harmattan, « Bibliothèque du féminisme », p. 143‑165. Duby G., Fraisse G. et Perrot M. (dir.) (1991), Histoire des femmes en Occident. Tome IV : Le xixe siècle, Paris, Plon. Gilzmer M., Levisse-­Touzé C. et Martens S. (dir.) (2003), Les Femmes dans la Résistance en France, Paris, Tallandier. Falquet F. (2014), « Ce que le genre fait à l’analyse de la mondialisation néolibérale : L’ombre portée des systèmes militaro-­industriels sur les “femmes globales” », Regards croisés sur l’économie, n° 15, p. 341‑355. Farges P. et Saint-­Gille A.-­M. (dir.) (2013), Le Premier Féminisme alle‑ mand, 1848‑1933. Un mouvement social de dimension internationale, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion. Fassin É. (2009), Le Sexe politique. Genre et politique au miroir transatlan‑ tique, Paris, Éditions de l’EHESS. Gellner E. (1983), Nations and Nationalisms, Ithaca, Cornell University Press. González Duro E. (2012), Las Rapadas. El franquismo contra la mujer, Madrid, Siglo XXI de España Editores. Hall C. (1991), White, Male and Middle Class. Explorations in Feminism and History, Cambridge, Cambridge University Press. Hämmerle C., Überegger O. et Bader-­Zaar B. (dir.) (2014), Gender and the First World War, Basingstoke, Palgrave Macmillan. Jaunait A., Le Renard A. et Marteu É. (2013), « “Nationalismes sexuels” ? Reconfigurations contemporaines des sexualités et des nationalismes », Raisons politiques, n° 49, p. 5‑23. Joly M. (2008), « Las violencias sexuadas de la guerra civil española : paradigma para una lectura cultural del conflicto », Historia Social, n° 61, p. 89‑107. Massad J. A. (2007), Desiring Arabs, Chicago/Londres, University of Chicago Press. Mosse G. L. (1985), Nationalism and Sexuality. Respectablility and Abnormal Sexuality in Modern Europe, New York, Howard Fertig.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 407

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Nation

07/02/2017 09:23:38

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mühlhäuser R. (2010), Eroberungen. Sexuelle Gewalttaten und intime Beziehungen deutscher Soldaten in der Sowjetunion, 1941‑1945, Hambourg, Hamburger Edition. Pierson R. R., Chaudhuri N. et McAuly B. (dir.) (1998), Nation, Empire, Colony. Historicizing Gender and Race, Bloomington, Indiana University Press. Puar J. K. (2012), Homonationalisme. Politiques queers après le 11 Septembre, Paris, Éditions Amsterdam. Rebucini G. (2013), « Homonationalisme et impérialisme sexuel : politiques néolibérales de l’hégémonie », Raisons politiques, n° 49, p. 75‑93. Roberts M. L. (2014), Des GI et des femmes. Amours, viols et prostitution à la Libération, Paris, Le Seuil. Roynette O. (2000), « Bons pour le service ». L’expérience de la caserne en France à la fin du xixe siècle, Paris, Belin. Schulman S. (2012), Israel/Palestine and the Queer International, Durham, Duke University Press. Scott J. (1988), « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, n° 37, p. 125‑153. Sohn A.-­M. (2009), « Sois un homme ! » La construction de la masculinité au e xix  siècle, Paris, Le Seuil. Tamagne F. (2011), « Mutations homosexuelles », in Corbin A., Courtine J.-­J. et Vigarello G. (dir.), Histoire de la virilité. Tome III : La Virilité en crise ? xxe-­xxie siècles, Paris, Le Seuil, p. 351‑376. Virgili F. (2000), La France virile. Des femmes tondues à la Libération, Paris, Payot. Yuval-­Davis N. (1997), Gender and Nation, Londres, Sage.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 408

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Nation

408

07/02/2017 09:23:38

Nudité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Dans les sociétés occidentales contemporaines, la nudité relève traditionnellement de l’intime. Elle est aussi liée à la sexualité. La manière dont le droit autorise, interdit ou protège la nudité nous renseigne sur le rôle assigné à chaque sexe selon les lieux et les époques. Alors que l’outrage public à la pudeur sanctionne, dès 1810, celui ou celle qui se dénude dans l’espace public et que nudité et sexualité y sont indissociables, le droit distingue ensuite progressivement la nudité décente et indécente, mais aussi la nudité obscène qui seule renvoie clairement à la sexualité et est pénalement répréhensible en public. Dans ces domaines contingents et évolutifs, liés aux notions de moralité, de bonnes mœurs, de décence ou de dignité, il est toutefois frappant de constater combien la règle reste généralement évasive et, pour ce qui intéresse le genre, presque toujours gender blind (aveugle au genre). Souvent, les lois apparemment neutres dans leur énoncé s’avèrent, à l’étude, participer de situations caractérisant des inégalités de genre, soit en les entérinant, soit en les aggravant, soit en les légitimant. Beaucoup de sociétés ne portent pas sur les corps féminins et masculins sans vêtement un même regard. Le droit, s’il paraît aujourd’hui généralement neutre dans ses énoncés sur la nudité, ne permet pourtant pas de garantir un équilibre entre les sexes féminins et masculins dénudés. Même nus, les sexes se voient assigner un rôle social différencié. Bien sûr, certaines idées sur la nudité peuvent être développées à l’identique concernant les femmes et les hommes. Ainsi de l’idée que la nudité serait angoissante pour l’être humain. Comme le rappelle la philosophe Marion Avarguès : « La nudité implique en effet le dévêtissement de toute parure, la déchirure de tout voile. Se mettre à nu, c’est mettre à bas son enveloppe protectrice pour se révéler dans sa plus grande simplicité, dans sa plus grande misère » [Avarguès, 2012, p. 47]. Pourtant et contrairement à ce qu’écrit ensuite l’auteure, la nudité ne conduit pas à l’« annihilation de tout sens du fardeau culturel » [p. 50].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 409

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Juliette Gaté

07/02/2017 09:23:38

Nudité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Les sens de la nudité varient selon les époques et les cultures. Dans la tradition chrétienne par exemple, la nudité heureuse du jardin d’Éden devient vite honteuse lorsque apparaît le péché. De même de la nudité des peuples sauvages, d’abord considérée par les philosophes des Lumières comme gage de leur innocence avant d’être appréhendée comme une attitude obscène à l’heure du puritanisme. On note aussi que, dès les sociétés antiques, la nudité des femmes se distingue de celle des hommes : quand les exercices sportifs des palestres appellent et valorisent une nudité intégrale, les femmes nues scandalisent et les femmes spartiates aux jupes courtes dévoilant les cuisses sont moquées [Barthe-­ Deloizy, 2003, p. 35]. Cette acceptation variable de la nudité peut sans doute s’expliquer par son double sens : les corps nus renvoient autant à notre animalité, notre fragilité et notre finitude qu’au désir, à la sexualité et à la reproduction. Or le sens donné à la nudité selon les sexes semble inspiré de cette dualité. Si, d’une manière générale, il est peu admis d’imposer au regard de l’autre une nudité animale, obscène, cette interdiction semble plus sévère encore pour les femmes. A contrario, la nudité suscitant le désir, érotique, est socialement encore très attendue des femmes, considérées alors comme objets du désir. On se rapproche ici de la distinction entre la nudité et le nu artistique : si la nudité en tant qu’expérience de la nature est peu tolérée, le nu, promotion de plénitude, s’offre sans réserve au plaisir de la contemplation [Jullien, 2000]. Enfin, il faut souligner l’importance du regard de l’autre sur la nudité. En droit, il est frappant de constater que les textes régissent depuis longtemps la manière dont il convient de ne pas imposer sa nudité aux yeux des autres. En revanche, ils s’intéressent fort peu à protéger notre propre nudité, notre pudeur. S’il faut prendre garde à ne pas imposer sa nudité à certain·e·s qui ne voudraient pas la voir, il est fait peu de cas de celles ou ceux qui seraient contraint·e·s d’être montré·e·s nu·e·s contre leur gré. Comme le note Francine Barthe-­Deloizy : « Les regards sont des facteurs d’appréciation de l’état du corps exposé » [Barthe-­ Deloizy, 2003, p. 16]. Elle rejoint en cela Norbert Elias et Michel Foucault pour lesquels le regard est le fondement même du processus de civilisation, par l’imitation d’autrui et la surveillance perpétuelle et réciproque qu’il permet [Elias, 1991 ; Foucault, 1999]. Le refus de voir la nudité animale Auguste Comte notait dans son cours de philosophie positive que « le vêtement, en soustrayant les organes sexuels à la vue, soustrait l’homme

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 410

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

410

07/02/2017 09:23:38

411

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

à l’emprise de la nature et de ses instincts » [Comte, 1936]. A contrario, l’être humain dénudé est supposé être guidé par ses instincts et, en cela, n’est plus un être social et effraie ceux qui le sont. Il est donc interdit de paraître ainsi en société. En 2014, la Cour européenne des droits de l’homme est saisie par un naturiste anglais militant souhaitant voir permise la nudité en société au nom du droit à la vie privée et de la liberté d’expression. Sa demande sera rejetée au motif que le comportement des naturistes va à l’encontre des « normes admises dans une société démocratique moderne » (CEDH, Gough c. Royaume Uni, 28 oct. 2014). Seuls peuvent être admis les espaces naturistes fréquentés par des personnes consentant à voir d’autres personnes nues. Le droit français, à l’image de beaucoup d’autres droits malgré quelques nuances, interdit l’exhibition sexuelle. L’article 222‑32 du code pénal énonce que « l’exhibition sexuelle imposée à la vue ­d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie ». Les psychiatres souscrivent à cette perspective et précisent que l’exhibitionnisme est essentiellement une interrogation sur le regard de l’autre [Coutanceau, Hache et Juen, 2002, p. 25]. C’est bien ce regard de l’autre sur la nudité qui importe : contrairement à d’autres infractions pénales, l’intention coupable de l’auteur·e n’est que très peu recherchée. La culpabilité de l’auteur·e peut résulter soit de la volonté délibérée de froisser la pudeur publique, soit de la seule négligence à dissimuler un acte obscène à la vue des tiers. Les juges le rappellent clairement en énonçant que « le seul fait de se montrer en état de nudité complète constitue un acte d’exhibition sexuelle, indépendamment de toute intention lubrique ou provocatrice. En effet, les règles sociales et morales interdisent de montrer certaines parties du corps telles que les parties génitales » (Cour de cassation, 26 mai 1999, n° 98‑84 733). Ni la pudeur publique ni l’acte obscène ne sont pourtant réellement définis par le code pénal. Cette imprécision des termes, justifiée par une volonté de ne pas confondre droit et morale, permet d’introduire le genre dans l’appréhension de la nudité de l’autre. Il est notable que les condamnations pour exhibitionnisme soient presque exclusivement prononcées contre des hommes, et ce, avec une particulière constance : 0,9 % en 2002, 0,7 % en 2010, 0,8 % de femmes en 2011… [Gaté, 2014a, p. 689]. Pourtant, les femmes sont incontestablement capables d’exhibitionnisme [Coutanceau, Hache et Juen, 2002, p. 25], mais le regard des autres sur leur nudité n’est pas le même, le désir l’emportant souvent sur l’offuscation [Bonnet, 2008, p. 479]. La constitution de l’infraction reposant essentiellement sur le regard de l’autre, les femmes nues – à condition toutefois qu’elles soient désirables – ne sont que rarement sanctionnées.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 411

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Nudité

07/02/2017 09:23:38

Nudité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Comme le notent plusieurs philosophes, c’est en effet la chair disgracieuse qui est obscène [Avarguès, 2012], qui blesse ouvertement la pudeur. Sartre écrit ainsi dans L’Être et le Néant : « L’obscène est une espèce de l’Être-­pour-­Autrui qui appartient au genre du disgracieux. […] il apparaît lorsqu’un des éléments de la grâce est contrarié dans sa réalisation […] il apparaît lorsque le corps a des postures qui le déshabillent entièrement de ses actes et qui révèlent l’inertie de la chair » [Sartre, 1943]. Sans doute est-­ce cette idée de disgrâce qui amène différentes législations nationales à interdire aux femmes de dénuder leur poitrine pour allaiter leur enfant dans les lieux publics, au prétexte qu’il est interdit d’y manger [Duretz, 2014]. Les seins des femmes paraissent en effet tout spécialement cristalliser les perceptions genrées en matière de nudité. Dans les sociétés occidentales, seules les poitrines de femmes sont susceptibles d’être considérées comme organes sexuels, mais encore, curieusement, parmi les poitrines de femmes, celles qui sont en mouvement. On relève ainsi que s’il est désormais généralement admis que les seins soient dénudés sur les plages [Granger, 2008], ils ne doivent pas l’être ailleurs, y compris dans les piscines et surtout pas quand les femmes s’y déplacent [Gaté, 2014a, p. 684‑689]. Le droit et son application semblent en effet montrer que, à rebours des textes évoqués, c’est plutôt lorsque les seins sont exhibés sans connotation sexuelle – ou du moins érotique – que la société et, parmi elle, les juges les refusent. Dès lors, les seins d’une femme lascivement étendue sur une serviette de plage ne sont pas constitutifs d’exhibition sexuelle [Kaufmann, 1998], mais les seins d’une femme jouant au ping-­pong sur la plage (Cour de cassation, Chambre criminelle, 22 décembre 1965, n° 65‑91 997) ou exhibant sa poitrine pour défendre une cause politique l’ont été en France (Tribunal correctionnel de Paris, 17 décembre 2014, Éloïse Bouton, Femen). Protester avec ses seins n’est pourtant pas nouveau. L’histoire de ces femmes qui, lors de la deuxième vague du féminisme aux États-­Unis, ont brûlé leur soutien-­ gorge reste dans les mémoires [Bard, 2009]. Plus encore, selon Françoise Héritier, ce type d’action de provocation sexuelle renvoie à des coutumes africaines lors desquelles les femmes se déshabillent pour protester contre des actions ou des décisions masculines et obtiennent en général ce qu’elles veulent des hommes, horrifiés et effrayés par cette « malédiction du nu » [Héritier, 2013]. Partout « leurs corps libres [qui] s’opposent au corps objet, au corps voilé, au corps contrôlé » dérangent [Bard, 2014]. La nudité féminine qui échappe au patriarcat et au désir masculin gêne. Tandis que tout dénudement public des organes sexuels des hommes paraît contraire à la décence, on peut distinguer, pour les femmes, le

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 412

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

412

07/02/2017 09:23:38

Nudité

413

nu permis, voire souhaité, de la nudité, indécente, voire obscène. Les textes de droit réglementant la nudité dans l’espace public, apparemment neutres, gender blind, entérinent à leur tour, dans leur application, ces considérations genrées.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La distinction entre nu et nudité renvoie à la différence entre réalité et abstraction artistique. « Alors que la nudité s’éprouve dans le mouvement, le nu exige l’arrêt, la fixité : pour qu’il y ait nu, il faut qu’il y ait immobilisation. En témoigne la pose, nécessaire à l’exécution du nu, qui exige l’immobilité la plus complète. Par cette exigence de fixité, le nu se voit ainsi en quelque sorte hissé hors du temps. Le corps est arrêté […] c’est une sorte d’arrêt, au moment où la forme la plus parfaite prend une dimension définitive » [Jullien, 2000]. Les corps nus des femmes soumis à la vue deviennent ainsi l’objet d’un désir transcendé, entre jouissance esthétique et jouissance érotique [voir la notice « Arts visuels »]. Les corps affichés doivent être lissés, départis de leur animalité [Detrez, 2002] afin de dissimuler l’instinct sexuel de ceux qui en jouissent sous des prétextes de plaisir esthète, d’art ou de culture. Chaque époque offre ainsi une version idéalisée des corps, qui renseigne sur le rôle réservé à chacun·e en fonction de son sexe, mais encore de son origine, géographique ou sociale. Le nu masculin des nationaux est ainsi outil de propagande dans les régimes totalitaires, tandis que les corps nus des marginaux ne sont jamais montrés si ce n’est pour les humilier ou les caricaturer [Barthe-­Deloisy, 2003, p. 54]. Les femmes sont pendant de longs siècles peu présentées nues dans l’art, sauf pour mettre en évidence leur fécondité. Lorsque l’image devient objet de désir, essentiellement avec l’arrivée des procédés de reproduction et reprographie, ce sont alors la femme fatale, la femme prostituée et la « femme sauvage » venue d’ailleurs [Taraud, 2009] qui sont représentées ; des femmes qui ne sont pas assimilables aux épouses que l’on aime « rangées ». Ce sont ces mêmes corps que la « bonne société masculine » vient contempler et côtoyer dans les cabarets [Olivesi, 2008]. Aujourd’hui encore, le nu, parce que inconsciemment lié à la survie (reproductive), fait vendre [Badoc et Georges, 2010]. Les publicitaires et communicant·e·s l’ont bien compris. Là encore, pour séduire le public, la nudité ne doit pas être présentée brute et ce sont de nouveau essentiellement des corps de femmes qui sont exposés [Van Hellemont et Van den Bulck, 2009]. Le droit tente peu à peu de lutter contre cette réification, dénoncée par des mobilisations féministes comme dévastatrice pour l’image des femmes, réitérant sans cesse les stéréotypes de genre.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 413

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Le nu, objet de désir

07/02/2017 09:23:38

Nudité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

De nombreuses règles visent à limiter ce processus. Le code consolidé de la Chambre de commerce internationale sur les pratiques de la publicité et de la communication commerciales impose ainsi dès son article 1 le respect de la décence. En France, le Conseil d’éthique publicitaire a aussi rendu un avis sur la nudité dans la publicité le 30 juin 2011 : il y reconnaît que les publicités mettent essentiellement en scène la nudité féminine, mais relève toutes les difficultés d’émettre des règles générales en la matière qui soient susceptibles de lier liberté d’expression et dignité. Il invite les publicitaires à bannir l’utilisation de la nudité lorsqu’elle est avilissante, attentatoire à la dignité, vectrice de stéréotypes ou encore induisant « une idée de soumission ou de dépendance dévalorisant la personne humaine et en particulier les femmes ». Il présente ensuite une série de questions permettant d’aider les publicitaires à user de manière éthique de la nudité et conclut en rappelant que « la représentation de corps dénudés n’est pas acceptable dans la publicité dès lors qu’elle a pour objet ou pour effet, notamment par son caractère réducteur, de porter atteinte à la “dignité de la personne humaine”, expression prise dans son acception la plus large, comme “de nature à mettre en cause une personne dans son identité ou son intégrité” ». L’énoncé de la règle frappe en ce que, de manière inhabituelle, elle ne fait plus du regard de l’autre un critère. Cette fois, c’est l’intérêt de la personne dénudée et de l’éventuel groupe qu’elle représente qui est pris en considération, laissant entrevoir un autre aspect de la pudeur. De la pudeur des dénudé·e·s Selon le dictionnaire Robert, la pudeur se définit notamment comme « un sentiment de honte, de gêne, qu’une personne éprouve à faire, à envisager ou à être témoin de la nudité ou de choses de nature sexuelle ». La pudeur peut donc être mise à mal soit lorsqu’on est contraint·e d’imaginer ou de voir ce qu’on ne souhaite pas, soit, au contraire, quand on se trouve obligé·e d’être vu·e contre son gré dans une situation sexuelle ou de nudité. Traditionnellement, le pouvoir professionnel de faire se dénuder quelqu’un (le peintre vis-­à-­vis de son modèle, le médecin vis-­ à-­vis de son ou de sa patient·e) est plutôt l’apanage des hommes et l’accès de quelques femmes à ce pouvoir a suscité maintes controverses [Rennes, 2013, p. 49 et p. 121]. Comme les développements précédents l’ont montré, le droit français s’attache surtout à protéger la pudeur du ou de la regardant·e. Ainsi, en pratique, l’ancienne incrimination d’attentat à la pudeur ne protégeait que ceux et celles qui voyaient une scène obscène contre leur gré, uniquement « celles » originellement puisque entre 1791 et 1810 l’infraction

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 414

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

414

07/02/2017 09:23:38

415

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

était plus précisément dénommée « attentat à la pudeur des femmes ». Aujourd’hui, la contravention de diffusion de messages contraires à la décence (article R 624‑2 du code pénal) est en pratique délaissée au profit du délit qui incrimine la « diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, d’un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, susceptible d’être vu ou perçu par un mineur » (article 227‑24 du code pénal). Dans ce texte, on note que ce qui est interdit n’est pas en soi le message à caractère attentatoire à la dignité, mais le fait qu’il puisse être vu par un·e mineur·e. Une logique similaire gouverne la pornographie ou la signalétique des programmes télévisuels [Gaté, 2014b, p. 646]. L’étude du droit positif montre de plus que, même lorsque des textes protégeant la personne vue nue existent, souvent au nom de la dignité, ceux qui sont chargés de leur application leur préfèrent presque toujours, quand il existe, un texte protégeant les regardant·e·s, et notamment les mineur·e·s. Instances régulatrices et juges français·es se montrent ainsi très réservé·e·s pour considérer qu’il est porté atteinte à la dignité des personnes dénudées [Gaté, 2014b, p. 655]. Cet état de fait s’explique sans doute, en droit, par la volonté de ne pas être soupçonné·e d’établir et d’imposer un ordre moral. Le truchement de la protection de l’éventuel·le spectateur ou spectatrice jeune atténue symboliquement la rigueur de l’interdiction. Pourtant, le droit ne doit pas oublier de considérer la volonté et même parfois la protection contre leur gré de celles et ceux qui apparaissent nu·e·s. Apparaître nu·e au regard des autres sans y consentir est sans conteste violent. Pour preuve, la nudité forcée a souvent été, à diverses époques et en divers lieux, utilisée comme châtiment [Rouland, 2008, p. 29]. Et cette question de pudeur déborde bien sûr largement les cas d’exposition médiatique de la nudité. Il faut ainsi y être particulièrement sensible lorsque les personnes fréquentent les services publics fermés (prisons, commissariats, maisons de retraite…). Le contrôleur général des lieux de privation de liberté français a, par exemple, plusieurs fois déploré qu’il soit systématiquement et inutilement demandé aux femmes d’enlever leur soutien-­gorge lors de gardes à vue ou des fouilles de prison (Avis, 22 septembre 2011). Longtemps ignoré par le droit, français notamment, le respect de la volonté de ne pas exposer son corps nu ou partiellement dénudé aux regards semble peu à peu s’imposer. Un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme a ainsi jugé que la Russie n’avait pas respecté le droit à la vie privée d’une femme à qui on avait imposé la présence d’étudiants pendant son accouchement (CEDH, 9 octobre 2014, Konovalova c. Russie, n° 378773/04). En France, parallèlement, le Conseil d’État a

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 415

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Nudité

07/02/2017 09:23:38

Nudité

416

jugé qu’un médecin avait violé le principe de respect de la dignité de la personne humaine en faisant entrer, ne tenant pas compte du refus de la patiente, un technicien dans une salle où celle-ci était déjà déshabillée et en position d’examen (CE, 19 septembre 2014, n° 361534). Ces avancées affirment un nouvel aspect du droit à disposer de son corps, nu.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Bibliographie Avarguès M. (2012), « La nudité totale chez Georges Bataille », Revue phi‑ losophique, p. 22‑50. Badoc M. et Georges P. (2010), Le Neuromarketing en action. Parler et vendre au cerveau, Paris, Eyrolles. Bard C. (2009), « Du mythe à l’histoire, ou ce qui relie le soutien-­gorge à l’antiféminisme », Extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 16. –  (2014), « “Mon corps est une arme”, des suffragettes aux Femen », Les Temps modernes, n° 2, n° 678, p. 213‑240. Barthe-­Deloizy F. (2003), Géographie de la nudité. Être nu quelque part, Paris, Bréal, « Autre Part ». Bonnet G. (2008), « Marilyn Monroe, dernières séances », Adolescence, n° 64, p. 479‑491. Comte A. (1936), Cours de philosophie positive (1830‑1842), Paris, Librairie Larousse. Coutanceau R., Hache E. et Juen J. (2002), « L’exhibitionnisme », Santé Mentale, n° 64, p. 25. Detrez C. (2002), La Construction sociale du corps, Paris, Le Seuil. Duretz M. (2014), « Allaiter est un “geste naturel qui ne laisse personne indifférent”  », lemonde.fr, 8 décembre, . Elias N. (1991), La Société des individus, Paris, Fayard. Foucault M. (1999), Les Anormaux, Paris, Gallimard/Le Seuil. Gaté J. (2014a), « Genre et nudité dans l’espace public », in Hennette-­ Vauchez S., Pichard M. et Roman D. (dir.), La Loi et le genre. Études critiques de droit français, Paris, CNRS Éditions, p. 677‑691. ‒ (2014b), « Médias : du droit comme garant du bon genre de la liberté d’expression », in Hennette-­Vauchez S., Pichard M. et Roman D. (dir.), La Loi et le genre. Études critiques de droit français, Paris, CNRS Éditions, p. 639‑658. Granger C. (2008), « Batailles de plage. Nudité et pudeur dans l’entre-­ deux-­guerres  », Rives méditerranéennes, vol.°2, n° 30, p. 117‑133. Héritier F. (2013), «  Les Femen reproduisent la malédiction du nu  », lepoint.fr, 18 juin, . Jullien F. (2000), De l’essence ou du nu, Paris, Le Seuil. Kaufmann J.-­C. (1998), Corps de femmes, regards d’hommes, sociologie des seins nus, Paris, Pocket. Olivesi V. (2008), « La nudité des danseuses professionnelles au théâtre de l’Opéra, 1830‑1850 », Rives méditerranéennes, vol.°2, n° 30, p. 93‑100. Perrault S. (2007), « Danseuse(s) noire(s) : analyse et permanence d’un stéréotype au music-­hall », Corps, n° 3, p. 65‑72. Rennes J. (2013), Femmes en métiers d’hommes (1890‑1930). Une histoire visuelle du travail et du genre, Saint-­Pourçain-­sur-­Sioule, Bleu autour. Rouland N. (2008), « Normes et nus, réflexions sur le statut juridique et social de la nudité dans la civilisation occidentale », in Noreau P. et Rolland L. (dir.), Mélanges André Lajoie, Montréal, Éditions Thémis, « Droit public général », p. 421‑492. Sartre J.-­P. (1943), L’Être et le Néant, Paris, Gallimard. Taraud C. (2009), « Le rêve masculin de femmes dominées et soumises », in El Yazami D., Gastaut Y. et Yahi N. (dir.), Générations. Un siècle d’histoire culturelle en France, Paris, Gallimard, p. 63‑68. Van Hellemont C. et Van den Bulck H. (2009), « L’image des femmes et des hommes dans la publicité en Belgique », rapport, Bruxelles, Institut pour l’égalité des femmes et des hommes.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 417

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Nudité

07/02/2017 09:23:39

Objets

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Les objets auraient-­ils un genre ? Peuvent-­ils nous aider à penser les apprentissages sexués et sexuels dans nos sociétés, les manières par lesquelles s’y expriment les rapports sociaux ? Que peuvent-­ils nous dire de la reproduction ou de la transgression des frontières du genre ? Les ethnologues, rejoints par les sociologues, nous ont appris à considérer la culture matérielle comme un témoin des sociétés, et par là comme un analyseur des faits sociaux. Pour autant, se sont-­ils emparés de ce questionnement ? Penser le genre avec les objets En 1979, l’anthropologue italienne Paola Tabet étudie les outils utilisés par les hommes et les femmes dans des sociétés de chasseurs-­ cueilleurs et pose un regard critique sur les thèses de la complémentarité ou de la réciprocité entre les sexes dans la division du travail. Elle explicite les fondements de la domination masculine, une domination que les hommes exercent sur les femmes en les excluant des ressources techniques [Tabet, 1979]. Sa démonstration souligne l’intérêt d’une approche par la culture matérielle pour saisir les rapports sociaux de sexe. En France, il faut attendre les années 2000 pour voir émerger des réflexions de synthèse sur le sujet – également motivées par l’essor des études de genre –, tant en ethnologie, en sociologie, en histoire qu’en muséologie. En 2005, les anthropologues Marie-­Pierre Julien et Céline Rosselin consacrent une partie de leur ouvrage La Culture matérielle à ce qu’elles nomment la « matière à genre » [p. 92‑95]. En s’appuyant aussi bien sur des auteurs classiques que contemporains, anthropologues ou sociologues, elles montrent combien les « techniques du corps » [Mauss, 1950] sont révélatrices des attitudes propres aux femmes et de celles propres aux hommes, différence sexuée qui s’explique aussi par le fait qu’« ils ne

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 418

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Anne Monjaret

07/02/2017 09:23:39

419

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

sont pas pourvus des mêmes objets » [Julien et Rosselin, 2005, p. 92]. De même, elles insistent sur l’idée que « la construction du genre ne se réduit […] pas à l’appropriation de symboles ou aux injonctions sociales (“Boys don’t cry”) mais est quotidiennement étayée par la culture matérielle […] prise dans des réseaux d’actions sur les actions » [p. 94]. En 2012, Élisabeth Anstett et Marie-­Luce Gélard, également anthropologues, poursuivent la réflexion en publiant un ouvrage collectif au titre évocateur : Les objets ont-­ils un genre ? Culture matérielle et production sociale des identités sexuées. Articulé autour de trois parties, « Masculin ? », « Féminin ? », « Neutre ? », l’ouvrage interroge, à partir d’exemples culturels et sociaux divers, les expressions genrées des objets dans la construction identitaire des individus. En 2014, Georges-­Claude Guilbert, universitaire spécialiste de littératures anglaises et anglo-­saxonnes, propose, lui, une lecture queer d’une série d’objets ordinaires, dont les santiags, le sac à main ou le marcel, dans un ouvrage intitulé Le Genre des objets. La même année, le dossier « Objets et fabrication du genre » de la revue Clio montre l’intérêt grandissant des historiens pour les approches sociales de la culture matérielle [Auslander, Rogers et Zancarini-­Fournel, 2014]. À l’ère du tout numérique, cette nouvelle dimension les conduit à prendre au sérieux, dans leur méthodologie, la matérialité de leurs sources. À cette même période, deux expositions qui s’inscrivent dans une démarche ethnologique et sociologique traitent du sujet – Morceaux exquis, en 2011 à Paris, et Au bazar du genre, en 2013 à Marseille – à travers l’examen du « corps dans les cultures populaires » pour la première [Boëtsch et Tamarozzi, 2011], et à travers les expressions plurielles et contrastées du féminin et du masculin en Méditerranée pour la seconde [Chevallier et al., 2013]. Dans les deux cas, les objets (d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui) servent de soutien à un discours distancié, sinon critique, sur la construction sexuée des identités et sur les enjeux sociaux, moraux et politiques qui en découlent. Il est intéressant de noter que, au vu de l’ensemble de ces travaux, penser le genre avec les objets, par les objets, c’est d’abord penser le corps et la manière dont le vêtement et ses accessoires le façonnent techniquement, socialement et rituellement [Monjaret, 2014]. Mais c’est une autre piste que nous livrent les travaux que nous explorons ici : celle du corps préparé, à travers des objets, pour jouer un rôle sexué et plus encore sexuel, autrement dit celle de la construction normée des rôles de genre, et de leurs possibles brouillages.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 419

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Objets

07/02/2017 09:23:39

420

Objets

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Parmi les objets présentés à l’occasion des deux expositions précédemment citées, certains ont une configuration anthropomorphique et offrent les moyens d’interroger la manière dont les corps, masculins ou féminins, ont été représentés dans les sociétés traditionnelles comme contemporaines, et ainsi de déconstruire les stéréotypes sexués. Des objets incarnent le masculin et le féminin en représentant synecdotiquement les attributs de chaque sexe, la partie signifiant le tout. Les seins, symbole de la femme, renvoient le plus souvent à « deux fonctions, nourricière et érotique. [Ces fonctions] ont été, selon les époques en Europe occidentale, séparées ou mêlées » [Chevé, 2011, p. 115]. Les objets qui leur sont associés rappellent ces fonctions. En Calabre, les pains d’épice de l’Assomption représentent une femme à trois seins, insistant sur sa fécondité [Chevallier et al., 2013, p. 46‑47]. L’évocation est parfois moins explicite : ainsi, « la coupe de champagne, en France, a pour origine selon les variations légendaires le galbe des seins de Marie-­Antoinette, de Madame de Maintenon ou de la Pompadour » [Chevé, 2011, p. 119], la morphologie de ces femmes ayant servi d’empreinte. Le vagin (ou l’utérus), symbole de la sexualité féminine et de la maternité, donne également lieu à des représentations métaphoriques. Dans l’exposition Morceaux exquis, le jeu de la grenouille, qui se présente bouche ouverte, a été choisi pour évoquer le sexe de la femme [Giovini, 2011, p. 157]. Quant au phallus, symbole de fécondité, il se mue en amulettes, bagues, etc. Les objets-­rituels, comme la quenouille de mariage de forme phallique, en sont le rappel [Chevallier et al., 2013, p. 19]. Certains de ces objets phalliques auraient la vertu de vaincre la stérilité [Bardiès-­Fronty, 2011]. Tous ces exemples participent à démontrer et construire l’existence d’une distinction des sexes. Mais il arrive que des objets viennent brouiller cette configuration sexuée en portant les deux identités à la fois, comme une cruche à vin portugaise dont le goulot représente un phallus et la base, un vagin [Abriol, 2011], ou cette poupée anglaise, détenue par le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), qui a la particularité d’être « biface fille/garçon » [Boëtsch et Tamarozzi, 2011, p. 15]. Ainsi, dans les deux expositions qui nous intéressent, le discours muséal sur le genre apparaît de façon explicite, ce qui n’a pas été toujours le cas dans les musées ethnographiques [Chevallier et al., 2013]. Si la démonstration muséographique respectait la séparation des sexes, montrait l’existence d’un langage symbolique relatif à la différence des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 420

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Anthropomorphisme des objets, une configuration sexuée

07/02/2017 09:23:39

Objets

421

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La fabrique matérielle des sexes, entre séparation et mixité Les jouets, parce qu’ils ont un rôle particulièrement important dans la socialisation des enfants, retiennent l’attention des sciences sociales. Ils servent à l’acquisition des rôles sexués ; autrement dit, en jouant à être femme ou homme, les enfants apprennent la différence des sexes, éprouvent dans la pratique du jeu la séparation normée des rôles qu’ils sont censés reproduire. Les industriels du jouet ont compris depuis longtemps ces enjeux sociaux. Aussi proposent-­ils des gammes de produits qui réaffirment ces distinctions sexuées. Les travaux de la sociologue Mona Zegaï [2010a et 2010b] montrent très bien comment les catalogues de jouets, les publicités qui les promeuvent, tout comme les espaces commerciaux qui leur sont consacrés contribuent à la reproduction du modèle classique de la division sexuée des activités. Dès la prime enfance s’observent les effets de ces pratiques ludiques dans la construction sexuée : dans les crèches étudiées par la sociologue Geneviève Cresson [2010], aux filles, les poupons et le souci de l’apparence, aux garçons, les camions et la facilité de mobilité ; cette division sexuée se perpétue dans les écoles maternelles et élémentaires ethnographiées par Julie Delalande [2001]. L’existence de jeux considérés comme mixtes n’empêcherait pas, selon cette auteure, la reproduction des stéréotypes sexués. Les enfants, ayant conscience des rôles qui leur sont attribués et du danger de s’en écarter, se conforment aux stéréotypes. Selon Sophie Ruel-­Traquet, les garçons seraient plus enclins que les filles à suivre les normes sexuées, par crainte des critiques de leurs pairs [2010]. Pour la sociologue Sylvie Octobre, il faut donc relativiser la tolérance aux transgressions de sexe : « La “féminisation” des garçons apparaît comme un risque social bien plus important que la “masculinisation” des filles » [Octobre, 2010, p. 72]. Les jeux ont un genre et chaque genre a ses jeux. Au collège, les adolescent·e·s ne semblent pas déroger à la règle. La sociologue Dominique Pasquier perçoit même un « renforcement des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 421

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

sexes, elle ne faisait toutefois pas du genre sa clé de lecture principale. Il s’agissait d’abord de parler des manières de faire ordinaires, ludiques, rituelles : les objets étaient là comme témoins culturels. Aujourd’hui, c’est donc un nouveau regard qui est porté sur ces objets du quotidien. Les objets ont une place dans le façonnement des sexes et, plus précisément, dans la fabrique sociale et symbolique du genre, des sexes et de la sexualité.

07/02/2017 09:23:39

Objets

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

identités de sexe » dans les manières collectives ou interpersonnelles de pratiquer les jeux vidéo [2010, p. 97]. D’autres objets contribuent également à cette distinction tout au long du cursus scolaire. C’est le cas des fournitures (crayons, gommes, trousses, cartables, etc.) auxquelles Laurence Faure-­Rouesnel a consacré une étude. Elle remarque que « la trousse est aux filles ce que la poche est aux garçons » [2001, p. 504], autrement dit que les panoplies des étudiantes sont plus strictement scolaires que celles des étudiants. Cette prégnance des stéréotypes sexués explique sans doute pourquoi les jouets mixtes fille/garçon sont encore peu représentés dans les collections publiques de musées de société, comme le remarque Federica Tamarozzi [2012]. Ce constat-­là conduit à vouloir « traduire en “collections” pour le MuCEM les relations entre les sexes dans l’Italie des années 1960‑1980, une période clé dans l’évolution de la société et de ses pratiques éducatives » [p. 223]. Pour ce faire, elle entame une enquête, consulte la presse destinée alors aux enfants et adolescent·e·s et réalise des entretiens auprès d’« informateurs » issus de la classe moyenne et qui étaient enfants durant la période qui l’intéresse. Elle observe certains usages qui, bien qu’exceptionnels, remettent en cause les modèles traditionnels de catégorisation sexuée des objets. Parmi les jouets associés à l’activité culinaire, certains, comme le « Dolce Forno » (le Doux Fourneau), s’adressaient explicitement à un public mixte. Un manuel de cuisine (Manuele di Nonna Papera), destiné a priori aux petites filles, a fait des émules auprès des petits garçons, devenant un cas d’école. Selon l’auteure, l’enquête mériterait d’être poursuivie pour saisir l’impact de ces expériences enfantines sur le devenir adulte de cette génération [Tamarozzi, 2012]. Plus récemment, bien que l’initiative reste isolée, n’a-­t‑on pas vu, dans le catalogue de Noël 2013 des magasins U, des petits garçons jouant à la poussette, des petites filles aux voitures, ou partageant ensemble les joies du fourneau ? On doit ces avancées aux pressions des mouvements féministes qui mènent, de longue date, des mobilisations collectives médiatisées contre la reproduction des stéréotypes de sexe et préconisent d’autres manières d’envisager le choix de jouets pour sortir des normes hétérocentrées [Collectif, 2007]. Ainsi, l’association Mix-­Cité distribue, à Noël, des « contre-­catalogues » de jouets devant les grands magasins. Cette action « Pas de cadeau pour le sexisme ! » tente d’éveiller la conscience parentale aux faits sexistes [Rennes, 2006]. Malgré ces quelques exceptions, l’historienne Florence Rochefort souligne que les évolutions sont limitées et que, d’une façon générale, les jouets sont loin d’avoir perdu leur dimension sexiste [2013].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 422

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

422

07/02/2017 09:23:39

Objets

423

Ainsi, durant l’enfance, l’accent est mis sur l’apprentissage des rôles sexués, l’usage quotidien des jouets apparaissant essentiel dans cette socialisation. Lors du passage à l’état adulte – de femme et d’homme –, c’est l’intériorisation des rôles sexuels qui semble primordiale.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Dans la construction de l’« adultéité », les objets – quotidiens ou rituels – ont là encore une place prépondérante et accompagnent ce changement d’état – et plus encore de statut – avec le passage à une maturité sexuelle. Ils apparaissent comme des rappels matrimoniaux. Dans les rituels qu’ont étudiés ethnologues ou sociologues, les objets participent d’un langage symbolique qui fait pleinement référence à la sexualité. L’analyse de la fête de la Sainte-­Catherine – autrefois fête des « jeunes filles à marier » et aujourd’hui fête des « Catherinettes », célibataires âgées de 25 ans – conforte cette idée d’une prépondérance des rôles sexuels sur les rôles sexués dans le passage à l’âge adulte [Monjaret, 2005]. Au cœur de ce rituel au féminin, nous trouvons les épingles et les aiguilles, attributs par excellence de la jeune fille et de son devenir de femme et d’épouse. De ce rite, il nous reste la coiffe de sainte Catherine, qui fait écho au voile de la mariée. Tout comme les cadeaux de mariage, ceux offerts lors de cette fête ont longtemps servi à rappeler les rôles sociaux que les femmes devaient jouer, en particulier au sein de l’espace domestique. Les enterrements de vie de garçon ou de jeune fille appartiennent, comme les fiançailles, à ces autres séquences rituelles qui conduisent et, plus encore, préparent au mariage [Monjaret et Pugeault, 2012]. Dans une enquête menée auprès d’une vingtaine d’hommes et de femmes, issu·e·s de la classe moyenne, âgé·e·s de 20 à 40 ans, résidant en Île-­de-­ France mais pouvant être originaires de province, les objets-­rituels mis en scène se réfèrent le plus souvent à la future vie conjugale et familiale et, plus précisément, à ce que cette nouvelle vie permettra et ne permettra plus [Monjaret et Pugeault, 2012]. Les animations proposées par le groupe de pairs aux futur·e·s épouses et époux les invitent à jouer des rôles sexués ou sexuels symboliquement forts. Pour les hommes, l’accent est mis sur leur virilité ou leur puissance et ils sont par exemple déguisés en roi, en loup, etc. Ils adoptent parfois l’apparence du flic gai : « Ici, la virilité exprimée renvoie à un “style homosexuel” et non au modèle hétérosexuel supposé concerner le jeune homme célébré » [p. 14]. Quant aux femmes, l’accent est mis sur une hypersexualisation défiant la moralité :

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 423

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Les objets-­rituels, expression des normes sociales de la sexualité

07/02/2017 09:23:39

Objets

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

elles sont amenées à porter minijupes, bas panthères, maquillage excessif, etc. Les sex-­toys qui leur sont offerts apparaissent sans équivoque à ce sujet : « menottes avec la moumoute », « zizis sauteurs », etc. De même, les gages imposés aux futur·e·s marié·e·s évoquent les pratiques sexuelles : par exemple vendre des préservatifs à des hommes dans l’espace public. Sous une apparence débridée et légère, cette mise en scène d’objets de la sexualité rappelle aux futur·e·s marié·e·s qu’ils et elles auront à rentrer dans le rang et renvoie, par inversion, à une sexualité conjugale dont la fonction est d’abord reproductive – sans toutefois exclure tout plaisir. Les objets sont ici des analyseurs de la construction sociale de la sexualisation. Les objets du désir Certains travaux analysent ce que l’on pourrait nommer les « objets du désir ». Ainsi, le sociologue Baptiste Coulmont étudie les sex-­toys (godemichés, vibromasseurs et autres gadgets) [2006 et 2012] et cherche à comprendre les transformations des usages et des représentations de cette « économie de l’obscénité » depuis les années 1960. Il observe que ces pratiques, autrefois considérées comme obscènes et répréhensibles, sont désormais assimilées à de simples expériences sexuelles récréatives. Il note également l’émergence d’une communication marketing qui s’adresse aux femmes et, par là, la production de nouvelles normes qui viendrait « détruire la fiction de naturalité des rapports sexuels » [Coulmont, 2006]. Malgré ces changements, « ces objets restent pour partie associés à la pornographie et à ses circuits de distribution propres » [Coulmont, 2012, p. 171]. Les calendriers publicitaires de nus, érotiques ou pornographiques, notamment affichés dans les espaces masculins, appartiennent également à une « économie de l’obscénité » [Monjaret, 2006]. Ils ne sont pas à réduire à une unique fonction commerciale car ils ont aussi des fonctions décoratives, ludiques, propitiatoires, etc. Ils nous rappellent toutefois que, dans la publicité, les femmes servent encore et toujours d’argument de vente, et ce, même si les hommes dénudés ont fait leur apparition sur ces calendriers : pensons au succès des Dieux du stade qui mettent en scène des rugbymen et dont la première édition date de 2001 [Monjaret, 2006]. Le corps et le sexe lui-­même sont des marchandises : ils se vendent, s’achètent, se négocient. La sexualité se trouve ainsi exposée. Elle est aussi patrimonialisée et muséifiée. Nous pouvons reprendre l’exemple du Musée national des arts et traditions populaires (aujourd’hui MuCEM à Marseille) qui a lancé une vaste campagne d’acquisitions, autour de la thématique du sida en Europe, menée sur plusieurs années consécutives à partir de

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 424

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

424

07/02/2017 09:23:39

425

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

2001. Stéphane Abriol, en charge de cette campagne avec Françoise Loux, explique que ce sont 17 000 objets qui ont ainsi intégré les collections : objets des campagnes de prévention et de communication des associations et de l’État (affiches, T-­shirts, préservatifs, gels, etc.), objets de la Gay Pride (accessoires de pom-­pom girl, déguisements, etc.), objets associés aux traitements médicaux, etc. Cette mémoire du sida renvoie surtout aux représentations de l’homosexualité, plus généralement à la thématique du corps, de la sexualité, du genre et de l’exclusion, et plus politiquement à celle du droit à la différence dans notre société [Abriol, 2015]. En prenant en compte les changements sociaux, les musées de société en viennent à interroger le brouillage du genre. Les objets nous ramènent donc à la question de l’ordonnancement des sexes dans la société. Ils servent de supports à la socialisation des individus : hommes et femmes sont conduit·e·s depuis leur enfance à suivre le modèle traditionnel de la séparation des sexes et à apprendre progressivement le sens social de la sexualité. Certain·e·s tentent de s’en affranchir… Les travaux en ethnologie et en sociologie présentés ici confirment l’intérêt d’étudier la culture matérielle et les objets pour saisir la manière dont la division sexuée et sexuelle des rôles sociaux s’opère : reproduction, mixité, brouillage des genres sont autant de situations qu’ils permettent d’interroger. Renvois aux notices : Âge ; Beauté ; Consommation ; Culture populaire ; Désir(s) ; Technologie ; Vêtement.

Bibliographie Abriol S. (2011), « Pichet », in Boëtsch G. et Tamarozzi F. (dir.), Morceaux exquis. Le corps dans les cultures populaires, Paris, CNRS Éditions, p. 154‑155. –  (2015), « The place of AIDS in a cultural history museum », Terrence Higgins Trust Review, janvier, p. 27‑35. Anstett É. et Gélard M.-­L. (dir.) (2012), Les objets ont-­ils un genre ? Culture matérielle et production sociale des identités sexuées, Paris, Armand Colin, « Recherches ». Auslander L., Rogers R. et Zancarini-­Fournel M. (dir.) (2014), « Objets et fabrication du genre », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 40. Bardiès-­Fronty I. (2011), « Phallus », in Boëtsch G. et Tamarozzi F. (dir.), Morceaux exquis. Le corps dans les cultures populaires, Paris, CNRS Éditions, p. 146‑153. Boëtsch G. et Tamarozzi F. (dir.) (2011), Morceaux exquis. Le corps dans les cultures populaires, Paris, CNRS Éditions.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 425

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Objets

07/02/2017 09:23:39

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Chevallier D., Bozon M., Perrot M. et Rochefort F. (dir.) (2013), Au bazar du genre. Féminin/masculin en Méditerranée, Paris/Marseille, Textuel/Éditions du MuCEM. Chevé D. (2011), « Seins et gorge », in Boëtsch G. et Tamarozzi F. (dir.), Morceaux exquis. Le corps dans les cultures populaires, Paris, CNRS Éditions, p. 114‑121. Collectif (2007), Contre les jouets sexistes, Paris, L’Échappée. Coulmont B. (2006), « Le vibromasseur-­godemiché : objet de plaisir », EspacesTemps.net, « Objets », 23 décembre, . – (2012), « Les économies de l’obscénité. Circuits sexuels et sexués du godemiché », in Anstett É. et Gélard M.-­L. (dir.), Les objets ont-­ils un genre ? Culture matérielle et production sociale des identités sexuées, Paris, Armand Colin, « Recherches », p. 155‑172. Cresson G. (2010), « Indicible mais omniprésent : le genre dans les lieux d’accueil de la petite enfance », Cahiers du genre, « Les objets de l’enfance », vol. 2, n° 49, p. 15‑33. Delalande J. (2001), La Cour de récréation. Pour une anthropologie de l’en‑ fance, Rennes, PUR. Faure-­Rouesnel L. (2001), « La feuille et le stylo. Usages et significations des instruments scolaires », Ethnologie française, n° 3, p. 503‑510. Giovini M. (2011), « Utérus », in Boëtsch G. et Tamarozzi F. (dir.), Morceaux exquis. Le corps dans les cultures populaires, Paris, CNRS Éditions, p. 156‑161. Guilbert G.-­C. (2014), Le Genre des objets, Paris, L’Harmattan, « Questions contemporaines ». Julien M.-­P. et Rosselin C. (2005), « Matière à genre », La Culture maté‑ rielle, Paris, La Découverte, « Repères », p. 92‑95. Mauss M. (1950 [1934]), « Les techniques du corps », Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, « Quadrige ». Monjaret A. (2005), « De l’épingle à l’aiguille. L’éducation des jeunes filles au fil des contes », L’Homme, n° 173, p. 119‑148. – (2006), « Les calendriers illustrés de nus féminins dans les espaces de travail masculins », in Tamarozzi F. et Porparato D. (dir.), Oggetti e Immagini. Esperienze di ricerca etnoantropologica, Turin, Omega Edizioni, p. 129‑156. –  (2014), « Objets du genre et genre des objets en ethnologie et sociologie françaises », Clio. Femmes, Genre, Histoire, « Objets et fabrication du genre », n° 40, p. 153‑170. Monjaret A. et Pugeault C. (2012), « Enterrements de célibat, mariage et ordre familial : quand le mort saisit le vif », Recherches familiales, « Familles et rites », n° 9, p. 9‑20. Octobre S. (2010), « La socialisation culturelle sexuée des enfants au sein de la famille », Cahiers du genre, « Les objets de l’enfance », vol. 2, n° 49, p. 55‑76.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 426

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Objets

426

07/02/2017 09:23:39

427

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Pasquier D. (2010), « Culture sentimentale et jeux vidéo : le renforcement des identités de sexe », Ethnologie française, n° 1, p. 93‑100. Rennes J. (2006), « Des féministes face aux discriminations : MixCité », in Bureau A. et al. (dir.), Féminismes. II. 2005. Des femmes et du poli‑ tique, Paris, Éditions de la BPI, p. 42‑53, . Rochefort F. (2013), « Contre les jouets sexistes », in Chevallier D., Bozon M., Perrot M. et Rochefort F. (dir.), Au bazar du genre, Féminin/masculin en Méditerranée, Paris/Marseille, Textuel/Éditions du MuCEM, p. 115‑118. Ruel-­Traquet S. (2010), « Filles et garçons. Loisirs culturels et différenciation de genre dans l’enfance », in Octobre S. et Sirota R. (dir), Actes du colloque « Enfance et cultures. Regards des sciences humaines et sociales », Paris, . Tabet P. (1979), « Les mains, les outils, les armes », L’Homme, « Les catégories de sexe en anthropologie sociale », vol. 19, n° 3‑4, p. 5‑61. Tamarozzi F. (2012), « Manger son enfance. Les jouets Habert et le Manuel de Nonna Papera dans l’Italie des années 1960‑1980 », in Anstett É. et Gélard M.-­L. (dir.), Les objets ont-­ils un genre ? Culture matérielle et pro‑ duction sociale des identités sexuées, Paris, Armand Colin, « Recherches », p. 223‑241. Zegaï M. (2010a), « La mise en scène de la différence des sexes dans les jouets et leurs espaces de commercialisation », Cahiers du genre, « Les objets de l’enfance », vol. 2, n° 49, p. 35‑54. – (2010b), « Trente ans de catalogues de jouets : mouvances et permanences des catégories de genre », in Octobre S. et Sirota R. (dir), Actes du colloque « Enfance et cultures. Regards des sciences humaines et sociales », Paris, .

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 427

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Objets

07/02/2017 09:23:39

Organes sexuels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Du grec organon (ὄργανον) et du latin organum, le terme « organe » désigne plus volontiers un instrument (de musique notamment) qu’une partie fonctionnelle du corps humain, avant l’essor de l’anatomie à la Renaissance. L’adjectif « sexuel », dérivé du latin sexus, s’emploie en botanique comme en médecine, pour qualifier la reproduction sexuée. Dès le xive siècle, on rencontre aussi « membres génitaulx » dans la même acception. Attestée au xviiie siècle, l’expression « organe sexuel » s’emploie pour désigner les parties sexuées du corps liées à la reproduction. À la fin du xixe siècle, elle tend également à circonscrire les sites corporels de la jouissance. Dans une perspective croisant genre et sexualité, on privilégiera ici l’histoire des organes sexuels en tant que marqueurs de la division de sexe et des lieux de plaisir et non dans leur rapport avec la génération. Le savoir médical, dont l’histoire est bien connue et que les travaux féministes ont largement revisité depuis les années 1970, servira de fil directeur. En effet, la critique féministe des sciences et en particulier de la médecine, qu’elle soit menée par des chercheurs et chercheuses en sciences humaines ou par des spécialistes des sciences du vivant, a puissamment contribué à historiciser et contextualiser la « nature », et en particulier la nature de la différence sexuelle. Dès les années 1990, des synthèses sont publiées, dont la très célèbre Fabrique du sexe de l’historien états­ unien Thomas Laqueur [1992], qui voit deux modèles d’articulation sexe/genre se succéder ; le modèle « à un sexe », né dans l’Antiquité, étant supplanté par le modèle « à deux sexes » au xviiie siècle. Cette proposition a reçu de nombreuses critiques qui invitaient à davantage de nuances et de contextualisation tant les théories biomédicales de la sexualité et de la sexuation sont nombreuses et variées [Jaulin, 2001 ; Dorlin, 2002]. La fabrique biomédicale (discursive et matérielle) des corps sexués a depuis donné lieu à d’innombrables études, plus limitées dans le temps et dans leur objet [Gardey, 2015 ; Peyre et Wiels, 2015].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 428

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Sylvie Chaperon

07/02/2017 09:23:39

429

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Parallèlement, la critique féministe des sciences a participé à l’émergence de la théorie des savoirs situés [standpoint theory], qui rompt avec l’analyse épistémologique des sciences comme discours neutre et objectif de la vérité, pour affirmer le caractère toujours socialement situé des productions scientifiques [Puig de la Bellacasa, 2012]. Ce postulat s’accompagne d’une conception constructiviste des sciences, qui ne découvrent pas le réel (la « nature ») comme elles le prétendent, mais le construisent. Les savoirs physiologiques ou anatomiques, entre autres savoirs, produisent l’altérisation et l’infériorisation du corps des femmes, à partir d’un modèle de référence pensé comme neutre, le modèle masculin. Les savants qui inventent les organes sexuels sont, jusqu’à la fin du xxe siècle, des hommes. À ce titre, ils réfléchissent, dans un cadre scientifique donné, depuis leur position sociale dominante, mais aussi à partir de leurs expériences corporelles, y compris sexuelles. La dialectique de l’Un et de l’Autre, qui traverse les études féministes depuis Beauvoir, consiste à montrer de quelle manière le sexe féminin est pensé et construit dans une relation spéculaire et subordonnée au sexe masculin. Comme l’a bien montré Luce Irigaray pour la psychanalyse, au prisme du phallocentrisme, le sexe féminin est tout à la fois un miroir valorisant le sexe masculin et son complément [1977]. Le récit de l’histoire scientifique des organes sexuels, et singulièrement du pénis et du clitoris, a été écrit autant par des sexologues ou des journalistes [Bonnard et Schouman, 2000 ; Hickman, 2014 ; O’Connell, Sanjeevan et Hutson, 2005 ; Piquard, 2012 ; Di Marino et Lepidi, 2014] que par des historien·ne·s [Laqueur, 1989 et 1992 ; McLaren, 2007 ; Park, 1997 ; Chaperon, 2012a et 2012b ; Ganck et d’Hooghe, 2013] ou des philosophes des sciences [Tuana, 2004]. Si les historien·ne·s insistent sur l’alternance de périodes de progrès de la connaissance, suivies de périodes d’oubli et de recul, les philosophes des sciences mettent en avant des périodisations liées aux changements de paradigmes et de contextes scientifiques. Ici, il s’agira de voir comment le sexe féminin a été pensé en fonction du, et par rapport au, sexe masculin, produisant plusieurs types de phallomorphisme où les formes féminines figurent une piètre imitation des formes masculines. L’héritage antique : un premier phallomorphisme Dans le corpus hippocratique (une soixantaine de traités écrits entre la seconde moitié du ve siècle et le iie siècle avant notre ère), les parties sexuelles restent assez vaguement décrites. Parce qu’ils s’intéressent davantage à la pathologie qu’à la physiologie, les médecins hippocratiques ne décrivent pas en détail l’anatomie. Le savoir se fonde alors sur

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 429

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Organes sexuels

07/02/2017 09:23:39

Organes sexuels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

une économie des fluides corporels (les humeurs) qui traversent les différentes parties du corps et dont l’équilibre ou le déséquilibre expliquent la pathologie. Ils utilisent, pour décrire les organes génitaux externes, la forme plurielle « parties privées », qui est traduite par pudendum en latin (ou « parties honteuses »). On ne trouve aucune mention du clitoris dans cet ensemble, bien qu’il soit connu des contemporains (Hippone et Aristophane le nomment « baie de myrte » par ressemblance à ce fruit). Ce sont le frottement et l’échauffement des parties génitales entre elles qui produisent le plaisir, tandis que l’émission de la semence les apaise. Chez les auteurs tardifs (Soranos d’Éphèse et Galien de Pergame qui vivent au iie et iiie siècles de notre ère), le vocabulaire s’est enrichi et affiné. La nymphè (qui désigne la jeune mariée couverte d’un voile) regroupe sous une même dénomination clitoris et petites lèvres. Galien surtout joue un rôle considérable, parce qu’il synthétise et ordonne le savoir médical de son temps [Galien, 1994 (iie siècle)]. C’est lui qui formule cette fameuse assertion selon laquelle les organes sexuels masculins et féminins sont similaires mais inversés, les uns externes, les autres internes. La plupart des organes ont d’ailleurs la même dénomination (ovaires et testicules sont les didymes, trompes de Fallope et canal déférent sont des vaisseaux spermatiques). Il fait de la nymphè et du prépuce des ornements et des protections. Ainsi, l’accent est mis sur les similitudes entre les organes masculins et féminins : tous deux émettent une liqueur « séreuse et mordicante » qui lubrifie et excite, tous deux produisent un sperme qui demande à s’évacuer, un pneuma écumeux qui veut s’exhaler, tous deux sont dotés d’une sensibilité bien supérieure à la peau, tous deux connaissent l’érection. Selon Galien, le pneuma (le souffle qui traverse le corps de part en part) gonfle les « corps caverneux » de la verge. L’excitation et le plaisir sont étroitement associés aux humeurs (les semences, les sécrétions, le pneuma), aux frictions et à la chaleur, ainsi qu’à la sensibilité des parties, mais ils ne siègent pas en un organe particulier. Ces similitudes ont amené Thomas Laqueur à formuler son hypothèse du « modèle à un sexe » où les différences entre les sexes ne seraient pas de nature, mais de degrés [1992]. Pourtant, si le corps féminin est pensé à travers le prisme masculin, cela n’empêche pas qu’il soit aussi radicalement différent par ses humeurs et sa consistance. Plus froid, plus humide, plus spongieux, donc plus lent et mou, le corps féminin est considéré comme très inférieur au corps masculin, qui lui serait plus chaud, avec des chairs plus denses et resserrées. Si les parties de la femme restent internes, c’est qu’elles sont inachevées faute de chaleur suffisante à leur formation. Cette homologie hiérarchisée des organes correspond à une première forme de phallomorphisme où le sexe fémi-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 430

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

430

07/02/2017 09:23:39

431

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

nin n’en est pas un, mais une ébauche imparfaite et le complément du sexe masculin. À cet héritage s’ajoute la « nymphotomie ». La réduction ou l’ablation de l’ensemble clitoris/nymphes est rapportée par plusieurs auteurs du ier au viie siècle. Elle est justifiée par l’inconfort et la gêne, mais aussi par l’indécence. La figure de l’hermaphrodite ou de l’androgyne (notamment dessinée par Platon dans Le Banquet) est aussi appelée à durer. Lors du déclin de l’Empire romain, l’oubli et l’abandon de la langue grecque entraînent le déclin de la médecine antique en Occident, tandis qu’à Alexandrie elle est traduite en arabe. Elle devient le fondement de la médecine arabe, laquelle irrigue à son tour l’Europe par des foyers de traduction en Italie (Salerne, dès le xie siècle) et en Espagne (Tolède, à partir du xiie siècle). De la Renaissance au xxe siècle : un second phallomorphisme À la Renaissance, l’usage de plus en plus fréquent de la dissection humaine, la redécouverte des auteurs anciens, la diffusion du savoir par l’imprimerie et les traductions en langues vernaculaires autorisent de grands progrès dans la médecine, introduisant la « civilisation de l’anatomie », pour reprendre les termes de Rafael Mandressi [2003]. C’est alors qu’émerge la notion physiologique d’organe, comme élément corporel doté d’une structure et d’une fonction. La plupart des planches anatomiques représentent les organes sexuels masculins et féminins selon la description héritée de Galien. Cependant, peu à peu, les anatomistes en viennent aussi à réfuter les anciens. Realdo Colombo, disciple et successeur du grand Vésale à la chaire de chirurgie de Padoue, prétend dans son ouvrage De re anatomica (Venise, 1559) avoir découvert une protubérance où siège le plaisir [sedes libidi‑ nis] chez les femmes, qu’il nomme amor veneris : « Si vous le touchez, vous le verrez devenir un peu plus dur et oblong au point qu’on dirait alors un genre de membre viril » et, poursuit-­il : « Frottez-­le vigoureusement avec un pénis, ou même touchez-­le avec le petit doigt, la semence jaillit de la sorte plus rapide que l’air, et cela à cause du plaisir, même à leur corps défendant » [cité in Laqueur, 1992, p. 90‑91]. Prise isolément, aucune des propositions de Realdo Colombo n’est réellement novatrice, mais c’est le réagencement de celles-­ci qui fait la nouveauté. L’éjaculation des femmes était une idée déjà ancienne, quoique débattue – les auteurs hippocratiques, Aristote, Soranos, Galien, discutaient ainsi l’existence ou la qualité de la semence féminine, toujours inférieure à celle des hommes, ainsi que sa localisation. La ressemblance entre la

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 431

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Organes sexuels

07/02/2017 09:23:39

Organes sexuels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

nymphè et la verge avait déjà été soulignée, chez certaines femmes, ce qui justifiait la nymphotomie. Enfin, cette semence qui jaillit plus vite que l’air, n’est pas sans faire penser au pneuma, si important pour les Anciens. La nouveauté vient de ce que Colombo fonde un nouveau phallomorphisme : le clitoris devient un (petit) équivalent du pénis qui connaît, comme lui, érection et jouissance. Après divers débats et discussions (entre Vésale, Gabriel de Fallope, Paré et d’autres), l’homologie entre la verge et le clitoris est admise par tous les anatomistes, tandis que progressent la connaissance de l’anatomie et physiologie de ces organes, grâce notamment à Kaspar et Thomas Bartholin, Reigner de Graaf ou les Riolan père et fils. La structure interne du clitoris, formée par ses jambes ou piliers et les bulbes du vestibule, est rapportée. Les nymphotomies continuent à être pratiquées et, quoique les médecins s’accordent à les trouver dangereuses, on en trouve quelques traces éparses dans les publications médicales. Côté masculin, c’est l’érection qui retient l’attention. Léonard de Vinci, qui pratiquait les dissections et en réalisait des dessins, serait le premier à avoir réfuté la théorie pneumatique galénique de l’érection au bénéfice du « sang artériel », réfutation qu’il note en marge de ses croquis en 1504 ou 1506. Chez les anatomistes de la fin du xvie siècle, le débat se porte sur ce qui empêche le sang de refluer. L’italien Costanzo Varolio suppose des « muscles érecteurs » qui compriment la verge, explication qui s’impose jusqu’au xxe siècle sous diverses appellations. Les tribunaux, qui rendent possible l’annulation du mariage pour cause d’impuissance, soudent de manière inséparable virilité et érection. Ces procès sont interdits en 1677 en France, mais ils demeurent bien plus tardivement dans l’Europe catholique du Sud. La lutte médicale contre la masturbation, inaugurée par Tissot au xviiie siècle, affecte inéluctablement la conception des organes sexuels. La clitoridectomie devient une pratique curative, préconisée dans des cas extrêmes d’onanisme. Si les opérations semblent peu nombreuses en France, à Londres Issac Baker Brown a banalisé la méthode jusqu’à provoquer sa chute. Pour les garçonnets dont la santé serait menacée, les médecins préconisent le « bouclage » ou l’« infibulation », qui consiste à percer le prépuce de part en part avec un anneau, rendant toute érection douloureuse. Dans l’Ancien Régime, la détermination du sexe des nouveau-­nés présentant une configuration génitale atypique est laissée relativement libre. Les parents ou l’enfant lui-­même peuvent choisir le sexe d’assignation. Le Code Napoléon, qui impose la déclaration de l’enfant dans les trois jours qui suivent sa naissance, ne prévoit aucun délai en ce qui concerne l’assignation du sexe. Au cours du siècle, plusieurs médecins

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 432

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

432

07/02/2017 09:23:39

433

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

légistes réclament la mention temporaire de sexe « indéterminé » ou « douteux », afin de laisser le temps au corps de se révéler, notamment à la puberté, ou à l’individu lui-­même de se décider [Houbre, 2014 ; Salle, 2010]. Le débat est même assez soutenu à partir de 1880, mobilisant de grands experts, tel Alexandre Lacassagne, mais le Code demeure inchangé. Dans la seconde moitié du xixe siècle, l’hermaphrodisme est intégré dans l’évolutionnisme. La théorie de la « récapitulation », selon laquelle l’ontogénèse (le développement d’un individu) reproduit la phylogénèse (l’évolution de l’humanité), incite à voir dans l’hermaphrodisme un arrêt du développement des organes. Si les publications médicales croissent, les cas demeurent rares, d’autant que le diagnostic de « pseudo-­ hermaphrodisme » permet de replacer les individus au « sexe douteux » dans la binarité sexuelle, avec des critères changeants (présence ou non de la matrice, des ovaires, des testicules). L’ouvrage de Georg Ludwig Kobelt De l’appareil du sens génital des deux sexes dans l’espèce humaine et dans quelques mammifères, au point de vue anatomique et physiologique [1851] peut être vu comme le sommet du savoir anatomique et positiviste sur l’appareil génital. Il décrit le mécanisme de l’érection dans les deux sexes, qu’il explique par l’afflux sanguin bloqué par les muscles constricteurs, tandis qu’il met en évidence la forte innervation du gland pénien et du clitoris (mais non du vagin) responsable du spasme génésique. Comme ses prédécesseurs, il démontre l’homologie structurelle du clitoris et du pénis (corps caverneux, spongieux, réseaux veineux et nerveux), mais postule et fait dessiner dans ses planches anatomiques une érection du clitoris inverse à celle de la verge. Ainsi, alors que celle-­ci se dresse, le premier s’allonge et s’abaisse vers l’entrée vaginale, ce qui permet le plaisir lors de l’intromission. Cette affirmation sur le sens inverse de l’érection clitoridienne fournit une explication physiologique à la frigidité : le clitoris se trouve trop loin de l’entrée du vestibule, ce dont Marie Bonaparte se souviendra, elle qui publiera plusieurs articles sur la question. Dans les planches anatomiques réunies en fin de volume, il est clair que Kobelt a voulu représenter une forte ressemblance entre les organes ; la figure 1 de la planche III titre : « Clitoris de la femme augmenté dans ses dimensions pour faire ressortir sa ressemblance de forme avec la verge de l’homme ». Au xixe siècle, plusieurs médecins prétendent trouver dans la morphologie des organes la preuve de leurs mésusages vicieux : le pédéraste et la tribade se signaleraient par des pénis pointus, des anus infundibuliformes, des clitoris hypertrophiés, d’après Ambroise Tardieu [1857] ou Louis Martineau [1884]. De même pour la médecine coloniale, la lascivité des Africain·e·s pourrait être repérée dans la forme de leurs organes [Peiretti-­Courtis, 2013]. L’idée fait son chemin puisqu’on la

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 433

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Organes sexuels

07/02/2017 09:23:39

Organes sexuels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

trouve encore à l’œuvre dans l’enquête menée par le gynécologue états­ unien Robert L. Dickinson à la fin des années 1940 [Tuana, 2004]. À la fin du xixe siècle, de plus en plus de voix médicales s’élèvent contre ce que Pierre Garnier appelle la « doctrine de la toute-­puissance du clitoris » [1893, p. 404]. Pour beaucoup, le vagin devient le siège du plaisir de la femme adulte normale. Ce retournement historique, qui ne fait cependant pas disparaître le rôle du clitoris, est contemporain de l’essor du mouvement féministe (qui entraîne la crainte de l’indifférenciation sexuelle) ainsi que du déclin relatif de l’anatomie, tandis que la psychiatrie, la psychologie puis la psychanalyse, l’endocrinologie puis la génétique prétendent désormais expliquer la sexualité. Le résidu de masculinité que représentait le clitoris-­pénis est alors extirpé, achevant le modèle « à deux sexes » de Laqueur. Freud intègre ce changement dans une théorie du développement psychosexuel féminin fondée sur l’évolution d’une sexualité infantile phallique et clitoridienne vers une sexualité adulte, passive et vaginale. Cette théorie gagne du terrain, d’abord dans la sexologie, la psychologie et la psychiatrie puis, avec le développement de la presse féminine dans les années 1950, dans le grand public. La frigidité féminine connaît alors une prévalence très importante du fait de sa redéfinition, puisqu’elle inclut la sensibilité clitoridienne. Cette vision freudienne n’a cependant jamais effacé les connaissances physiologique et anatomique des organes génitaux. Les critiques adressées au freudisme prennent d’ailleurs de l’importance à partir des années 1940, d’abord aux États-­Unis avec notamment les biologistes Alfred Kinsey [Kinsey et al., 1948 et 1954] puis les sexologues William Master et Virginia Johnson [1966]. Simone de Beauvoir [1949], si elle dénonce l’envie du pénis ou le masochisme féminin, fait sienne la vision hiérarchisée des deux orgasmes féminins. Dans les années 1960, des médecins français, tel Gérard Zwang, démontrent l’absurdité physiologique de la vulgate freudienne [Ferroul, 2007]. Dans le même temps, les progrès de la chirurgie génitale et de l’endocrinologie permettent des interventions, parfois très lourdes, sur les corps : afin de résoudre l’impuissance masculine, de transformer le sexe des « transsexuel·le·s » (catégorie établie par Harry Benjamin en 1953) ou enfin des hermaphrodites. Si les premières tentatives chirurgicales de changement de sexe ont lieu dès les années 1930, notamment par le médecin allemand Felix Abraham, assistant de Magnus Hirschfeld, c’est au Danemark et au Maroc que des médecins endocrinologues ou chirurgiens mettent au point les techniques dans les années 1950. Mais les changements de sexe à l’état civil restent très difficiles à obtenir. Si les clitoridectomies complètes au motif de masturbation excessive deviennent

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 434

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

434

07/02/2017 09:23:39

Organes sexuels

435

de plus en plus rares, les réductions clitoridiennes ou labiales, en cas de clitoris dit hypertrophié ou d’intersexuation, se répandent.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Le féminisme de la deuxième vague s’attaque au pouvoir masculin sur le corps des femmes en luttant contre l’interdiction de l’avortement, contre les viols, les incestes et toutes les violences sexuelles. Le mouvement féministe a notamment contribué à révéler l’ampleur des mutilations génitales qui, loin d’être des pratiques rituelles résiduelles, concernent plus de 200 millions de femmes dans une trentaine de pays, principalement africains et moyen-­orientaux. Ces luttes donnent lieu à un vaste mouvement de réappropriation par les femmes de leur corps. Au fil des groupes de parole qui se multiplient dans les années 1970, les femmes posent leurs propres mots sur leurs expériences et politisent l’intime. Dans les groupes de self-­help (groupes d’entraide), venus des États-­Unis, elles s’observent les unes les autres, ou devant la glace, y compris en maniant le spéculum. Il s’agit tout autant d’explorer leur intimité dans une ambiance bienveillante de sororité que de contester le pouvoir médical et particulièrement gynécologique. La sexologie et la psychiatrie sont dénoncées comme des entreprises de normalisation et de pathologisation. Dès le premier recueil du tout nouveau Mouvement de libération des femmes (MLF) français (le n° 54‑55 de Partisans consacré à « La libération des femmes. Année zéro »), le double mythe de l’orgasme vaginal et de la frigidité féminine est jeté aux orties. Le Torchon brûle, journal « menstruel » du MLF, proclame, photo à ­l’appui, que « Le con est beau » tandis que les manifestantes brandissent au-­dessus de leur tête la représentation de la vulve, formée par les doigts joints des deux mains. Le Collectif de Boston et la Fédération des centres de santé des femmes publient des manuels et de nouvelles images des organes, insistant sur la part interne du clitoris et les éponges urétrale et périnéale. L’enquête sur la sexualité féminine publiée par Shere Hite [1976] révèle combien le coït frustre le plaisir des femmes, tandis que la masturbation le stimule [voir la notice « Plaisir sexuel »]. Peu à peu, le mouvement féministe change la vision du corps féminin, tant dans les arts que dans la médecine. Dans les arts visuels, si le phallus est largement présent, depuis la statuaire grecque jusqu’à l’omniprésente bite taguée un peu partout, la vulve ne devient un motif artistique important que depuis peu. L’énorme installation de Niki de Saint Phalle pour le musée d’Art moderne de Stockholm en 1966 inaugure cette veine. Les visiteurs pouvaient entrer dans le sexe d’une gigantesque

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 435

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Depuis les années 1970 : sortir du phallomorphisme

07/02/2017 09:23:39

Organes sexuels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

« Hon » (« Elle » en suédois). L’installation Le Dîner de Judy Chicago (1979), où chaque femme célèbre est représentée par un sexe, ou les nombreuses « cunt paintings » (peintures de chatte) de Betty Tompkins ont suivi. Dorrie Lane crée depuis 1992 des « wondrous vulva puppets » (merveilleuses marionnettes-­vulves), faites de coussins de satin et de velours, objets artistiques tout autant qu’éducatifs. Depuis, les performances et créations se sont multipliées, non sans créer le scandale. Le geste de Deborah de Robertis, ouvrant son sexe au pied de L’Origine du monde de Courbet au musée d’Orsay le 29 mai 2014, a fait polémique. L’artiste japonaise Megumi Igarashi affronte la censure avec ses kayaks-­vagins. Le site The Vagina Project donne à voir de nombreuses œuvres autour de ce motif. Les lesbiennes, en écrivant ou en créant des œuvres érotiques, participent de façon importante à ce mouvement. De nombreux collectifs féministes se nomment selon des parties du corps féminin, « clito » ou « clit », mais aussi « point G » ou « vagin », ainsi du Collectif pour des sexuaLItés auTOnomes (CLITO), créé à Toulouse en 2010. Les nouvelles imageries médicales (radiologie, résonance magnétique, échographie) permettent l’exploration des organes internes vivants et c’est notamment ainsi que la structure interne du clitoris (corps, piliers, bulbes) devient une image plus familière pour le grand public. La campagne « Osez le clito », lancée par Osez le féminisme en juin 2011, en avait promu une représentation stylisée. Désormais, le clitoris s’affirme comme un organe unique, voire supérieur : on insiste sur sa riche concentration de nerfs, sa longueur totale ou sur le fait qu’il soit le seul organe exclusivement dédié au plaisir. L’organe viril ne semble pas affecté par les nouvelles représentations plus autonomes de la vulve. La découverte fortuite des effets des relaxants musculaires sur l’érection permet d’identifier le rôle des muscles lisses dans celle-­ci tout en offrant une thérapeutique chimique. L’érection semble demeurer l’alpha et l’oméga de la sexualité masculine. La chirurgie génitale, qui connaît une extension importante, apporte de nouvelles menaces. De nombreuses officines proposent une chirurgie esthétique génitale aussi variée que lucrative (liposuccion du pubis, gonflement ou réduction des grandes lèvres, vaginoplastie, nymphoplastie, labioplastie, phalloplastie, lifting du scrotum). La multiplication de ces correctifs esthétiques et l’engouement qu’ils suscitent seraient dus aux représentations très stéréotypées de la vulve dans les magazines érotiques et les films pornographiques. Le Large Labia Project est un site interactif qui vise à rassurer les femmes sur la normalité de la variabilité des formes vulvaires. Ainsi, après des siècles de représentations médicales phallomorphiques, le sexe féminin, comme les femmes elles-­mêmes, semble gagner en autonomie et en indépendance. Mais cette avancée est fra-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 436

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

436

07/02/2017 09:23:40

Organes sexuels

437

gile. Même dans les pays où l’éducation sexuelle est entrée à l’école, les connaissances des fillettes et des adolescentes sur leurs propres organes demeurent rudimentaires et lacunaires. Renvois aux notices : Arts visuels ; Bicatégorisation ; Corps légitime ; Éducation sexuelle ; Fluides corporels ; Gynécologie ; Mâle/femelle ; Plaisir sexuel ; Puberté ; Scripts sexuels ; Trans’ ; Violence sexuelle.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Beauvoir S. de (1949), Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard. Bonnard M. et Schouman M. (2000), Histoire du pénis, Monaco, Éditions du Rocher. Chaperon S. (2012a), « Le trône des plaisirs et des voluptés. Anatomie politique du clitoris de l’Antiquité à la fin du xixe siècle », Cahiers d’his‑ toire. Revue d’histoire critique, no 118, p. 41‑60. – (2012b), Les Origines de la sexologie (1850‑1900), Paris, Payot. Di Marino V. et Lepidi H. (2014), Anatomic Study of the Clitoris and the Bulbo-­Clitoral Organ, Heidelberg, Springer. Dorlin E. (2002), « Autopsie du sexe », Les Temps modernes, n° 619, p. 115‑143. Ferroul Y. (2007), « Le docteur Gérard Zwang », Sexologies, vol. 16, n° 3, p. 230‑237. Galien (1994 [iie siècle]), Œuvres médicales choisies, Paris, Gallimard. Ganck J. de et d’Hooghe V. (dir.) (2013), « Regards sur le sexe », Sextant, n° 10. Gardey D. (2015), « Genre, corps et biomédecine », in Pestre D. et Bonneuil C. (dir.), Histoire des sciences et des savoirs. Tome III : Le Siècle des technosciences, Paris, Le Seuil. Garnier P. (1893 [1881]), Impuissance physique et morale chez l’homme et la femme, Paris, Garnier Frères. Hickman T. (2014), Le Bidule de Dieu. Une histoire du pénis, Paris, Robert Laffont. Hite S. (1976), The Hite Report on Female Sexuality, New York, Dell/ Macmillan. Houbre G. (2014), « Un “sexe indéterminé” ? L’identité civile des hermaphrodites entre droit et médecine au xixe siècle », Revue d’histoire du e xix  siècle, vol. 1, n° 48, p. 63‑75. Irigaray L. (1977), Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, Éditions de Minuit. Jaulin A. (2001), « La fabrique du sexe, Thomas Laqueur et Aristote », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 14, p. 195‑205. Kinsey A. et al. (1948), Le Comportement sexuel de l’homme, Paris, Éditions du Pavois. – (1954), Le Comportement sexuel de la femme, Paris, Le Livre contemporain Amiot Dumont.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 437

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Bibliographie

07/02/2017 09:23:40

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Kobelt G. (1851 [1844]), De l’appareil du sens génital des deux sexes dans l’espèce humaine et dans quelques mammifères, au point de vue anatomique et physiologique, Strasbourg/Paris, Berger-­Levrault et fils. Laqueur T. (1989), « Amor Veneris, vel Dulcedo Appeletur », in Feher M., Naddaff N. et Tazi N. (dir.), Fragments for a History of the Human Body, New York, Zone, p. 91‑131. –  (1992 [1990]), La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard. Mandressi R. (2003), Le Regard de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, Paris, Le Seuil. Martineau L. (1884), Leçons sur les déformations vulvaires et anales pro‑ duites par la masturbation, le saphisme, la défloration et la sodomie, Paris, Delahaye. Master W. et Johnson V. (1966), Human Sexual Response, Boston, Little, Brown and Co. McLaren A. (2007), Impotence. A Cultural History, Chicago, University of Chicago Press. O’Connell H. E., Sanjeevan K. V. et Hutson J. M. (2005), « Anatomy of the clitoris », The Journal Of Urology, vol. 174, p. 1189‑1195. Park K. (1997), « The rediscovery of the clitoris. French medicine and the tribade, 1570‑1620 », in Hillman D. et Mazzio C. (dir.), The Body in Parts. Fantasies of Corporeality in Early Modern Europe, New York/ Londres, Routledge p. 171‑193. Peiretti-­Courtis D. (2013), « Sexualité et organes génitaux des Africain(e)s dans le discours médical français (fin xviiie-­milieu xxe siècle) », in Ganck J. de et d’Hooghe V. (dir.), « Regards sur le sexe », Sextant, n° 30, p. 21‑32 Peyre É. et Wiels J. (2015), Mon corps a-­t‑il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologies et sciences sociales, Paris, La Découverte. Piquard J.-­C. (2012), La Fabuleuse Histoire du clitoris, Paris, Éditions Blanches. Puig de la Bellacasa M. (2012), Politiques féministes et construction des savoirs. « Penser nous devons ! », Paris, L’Harmattan. Salle M. (2010), « Une ambiguïté sexuelle subversive. L’hermaphrodisme dans le discours médical de la fin du xixe siècle », Ethnologie française, vol. 1, n° 40, p. 123‑130. Tuana N. (2004), « Coming to understand : orgasm and the epistemology of ignorance », Hypatia, vol. 19, n° 1, p. 194‑232.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 438

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Organes sexuels

438

07/02/2017 09:23:40

Parenté

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Les anthropologues parlent de parenté pour désigner des systèmes de relations sociales souvent complexes et étendus, présents dans toutes les sociétés humaines sous des formes très différentes. L’idée que la parenté se serait progressivement réduite à la famille nucléaire, qui en constituerait le noyau et qui triomphe en Europe et en Amérique du Nord au milieu du xxe siècle [Parsons, 1943], a fait l’objet de nombreuses critiques [Porquerés i Gené, 2009]. En prenant pour objet d’étude la parenté, on évite ainsi de transformer en référence « une norme familiale singulière » [Weber, 2005, p. 20]. Pendant longtemps, les anthropologues n’ont toutefois pas interrogé ce qu’ils ont placé au cœur des systèmes de parenté : la différence des sexes et celle des générations, qui ont été utilisées pour retracer des généalogies, comprendre des règles de mariage ou étudier les terminologies (l’ensemble des termes de parenté employés). Mais ces « différences » sont aussi des rapports sociaux, qu’on ne peut traiter comme des évidences « naturelles » : ce champ d’étude a donc été profondément affecté lorsque les critiques féministes ont mis au premier plan les rapports de pouvoir qui traversent la parenté et lorsque la signification des liens issus de la procréation a fait l’objet de controverses. L’irruption de nouvelles formes de parenté, liées à des changements techniques et légaux, a contribué à nourrir ces débats et à en démontrer l’actualité. Redynamisée par ces nouveaux questionnements, l’anthropologie de la parenté est devenue étroitement solidaire des études de genre, dont elle se rapproche tant par les interrogations théoriques que par les matériaux empiriques. Des rapports de pouvoir au sein de la parenté La visée comparative de l’anthropologie a conduit l’étude de la parenté à devenir un domaine spécialisé, avec son vocabulaire et ses question-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 439

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Olivier Allard

07/02/2017 09:23:40

Parenté

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

nements techniques, dès la fin du xixe siècle. Pendant une large partie du xxe siècle, elle s’est principalement intéressée aux règles de filiation, aux échanges matrimoniaux et aux terminologies de parenté. Lorsqu’une critique féministe de l’anthropologie se développe, à partir des années 1970, elle s’attaque notamment à l’étude de la parenté, afin de montrer que cette dernière est avant tout le lieu de conflits, d’exploitations, de rapports de domination. Cette critique féministe conduit tout d’abord à mettre la sphère domestique au premier plan, alors qu’elle était largement ignorée par des chercheurs qui privilégiaient la dimension « publique » de la parenté (les clans et les lignages, les alliances matrimoniales ou le culte des ancêtres). Claude Meillassoux [1975], dans une perspective marxiste, souligne que le contrôle des femmes est nécessaire à la reproduction de la force de travail dans les sociétés préindustrielles. Même s’il a eu le mérite de mettre en valeur la dimension économique des relations de parenté et les conflits qui les traversent, Meillassoux a été critiqué pour avoir négligé le travail proprement productif des femmes. Lorsque existe une division sexuée du travail, les activités des femmes sont généralement moins valorisées par l’idéologie dominante et l’opposition entre production et reproduction est l’une des manières de les essentialiser et de les minorer [Collier et Yanagisako, 1987 ; Delphy, 1998]. La poursuite des recherches sur ce thème a notamment conduit à questionner l’opposition entre sphère domestique et sphère publique. Ainsi, la « reproduction » peut être définie comme la perpétuation de l’ordre cosmologique ; elle engloberait donc le temps historique et politique des activités masculines [Weiner, 1983]. Il serait également erroné de prétendre que les activités menées à l’intérieur de la maison ou de la famille sont universellement plus « naturelles » et moins sociales que celles qui se déroulent à l’extérieur [Strathern, 1988]. Par ailleurs, les relations familiales de dépendance peuvent aussi faire l’objet d’une prise en charge marchande, ce qui met en question l’idée que la sphère familiale des sentiments serait extérieure au monde des échanges économiques [Weber, 2005]. La critique féministe a également visé les théories de l’alliance et notamment l’affirmation par Claude Lévi-­Strauss [1967] que la parenté est universellement fondée sur l’échange des femmes par les hommes. Les anthropologues de la parenté ont souvent pris ce fait comme une évidence : la subordination des femmes présentait moins d’intérêt analytique que l’alliance entre les hommes qu’elle rend possible – Lévi-­Strauss affirmant même que « les règles du jeu seraient les mêmes » si les femmes échangeaient des hommes [1979, p. 129]. En revanche, pour d’autres chercheurs et chercheuses, explorer les ressorts de cette subordination est fondamental : sans même aller jusqu’aux cas où les femmes sont effecti-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 440

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

440

07/02/2017 09:23:40

441

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

vement échangées contre une « compensation matrimoniale », elles sont souvent traitées comme des « moyens abstraits d’échange », puisqu’elles sont équivalentes à n’importe quelle autre femme capable de porter des enfants [Godelier, 1996]. L’institution de la différence des sexes, l’hétérosexualité obligatoire et le contrôle de la sexualité féminine sont mis au fondement des systèmes de parenté et il faut par conséquent explorer leurs mécanismes matériels, sociaux et psychiques [Rubin, 1975 ; Mathieu, 1985]. Par ailleurs, c’est aussi l’idée que l’échange des femmes serait universel qui a été critiquée. Cette idée implique que la subordination des femmes serait un horizon indépassable de la civilisation humaine. Or les femmes possèdent généralement une marge de négociation dans la conclusion des alliances matrimoniales et sont capables – certes, de manière variable – d’initier ou de refuser un mariage. Même si leur rôle est cantonné aux contextes « officieux » de la parenté pratique [Bourdieu, 2000], c’est seulement un point de vue ethnocentrique et androcentrique qui conduit à voir les femmes comme des « objets » d’échange universels. Des cas singuliers ont aussi été mis en avant pour infirmer les modèles généraux, par exemple celui des Na de Chine où il n’y a pas plus d’échanges de femmes que d’hommes car il n’existe tout simplement pas de mariages, mais uniquement des visites nocturnes [Cai, 1997]. L’évaluation de la capacité d’agir [agency] féminine a toutefois suscité d’importants débats, notamment dans les sociétés où la filiation est matrilinéaire ou la résidence matrilocale – même si ces sociétés ne constituent pas pour autant des matriarcats [Mathieu, 2005]. Le donné et le construit La critique de l’étude de la parenté s’est également déroulée sur un autre plan, qui interroge le « donné » et le « construit ». Si les anthropologues peuvent partout identifier des relations de parenté, c’est parce que ces dernières reposeraient toujours sur les liens issus de la procréation sexuée : c’est un tel présupposé que dévoile David Schneider [1984] dans une critique virulente de l’étude de la parenté. Même lorsqu’ils disent traiter de faits sociaux et non de liens biologiques, les anthropologues auraient essentiellement étudié la signification ou la reconnaissance sociales de liens biologiques préexistants : ils universalisent alors un modèle occidental que Schneider [1980] a mis au jour pour les États-­ Unis, mais qui est en réalité loin d’être partagé. Jane Collier et Sylvia Yanagisako [1987] soulignent que le genre et la parenté sont traversés par la même problématique : en voulant étudier la signification sociale ou culturelle de la différence sexuée ou des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 441

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Parenté

07/02/2017 09:23:40

Parenté

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

liens généalogiques, on a paradoxalement consolidé le statut du sexe et des liens du sang comme réalité objective. En proposant une analyse « unifiée » du genre et de la parenté, ces auteures appellent à déstabiliser les oppositions entre sexe et genre ou entre généalogie et parenté, en étudiant de quelle manière certaines activités sont construites comme des faits « naturels ». Leur approche s’oppose à l’idée qu’il existerait des faits objectifs – qui constitueraient des « butoirs de la pensée » [Héritier, 1994] – et une telle perspective a pu être dénoncée comme une forme radicale de constructivisme. Elle a cependant donné naissance, surtout dans l’anthropologie anglo-­américaine, à un grand nombre de recherches visant à interroger la définition des faits dits naturels et des relations sociales, c’est-­à-­dire de ce qui est « donné » et ce qui est « construit » dans la parenté. Il s’ensuit notamment, à partir des années 1980, une critique de la notion de « parenté fictive » et du présupposé que la généalogie constituerait, partout et tout le temps, l’armature de la parenté. Souvent, pour les populations ou les personnes concernées, les relations de parenté qualifiées de « fictives » ne sont pas moins réelles que la parenté biologique. Dans de nombreuses populations, l’adoption peut par exemple être revendiquée explicitement sans apparaître comme une relation de second ordre [Weismantel, 1995]. Dans le droit romain, l’adoption n’est pas une filiation fictive, même si elle repose sur une « fiction légale », ce qui révèle aussi le décalage entre le sens juridique et le sens courant de la notion de fiction [Thomas, 1995, p. 30]. Vivre ensemble et partager la même nourriture peut aussi créer progressivement une forme d’apparentement [relatedness] et, inversement, des parents peuvent réellement cesser de l’être s’ils ne se comportent pas de manière appropriée, comme c’est le cas parmi les Inuits [Bodenhorn, 2000]. Une telle conception des liens de parenté n’est pas réservée aux sociétés non occidentales : les gays et lesbiennes de San Francisco, dans les années 1980, mettaient en avant la permanence et la durabilité de leurs familles « choisies », à l’opposé de leurs éphémères familles de naissance dont ils et elles avaient été exclu·e·s ou qu’ils et elles avaient abandonnées [Weston, 1991]. Par ailleurs, des relations qui peuvent apparaître comme des liens généalogiques ont parfois un autre fondement. Schneider [1984] a développé un tel argument en offrant une relecture de ses propres données relatives à l’île océanienne de Yap. Dans ses premiers travaux, il décrit un système de parenté où l’appartenance aux « lignages patrilinéaires » et aux « clans matrilinéaires » est déterminée par les liens généalogiques. Mais Schneider montre que seule la tendance occidentale à privilégier les liens du sang explique une telle description : ce n’est pas en vertu de liens généalogiques que l’on possède des droits sur la terre car, à Yap,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 442

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

442

07/02/2017 09:23:40

443

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

ce sont en réalité le travail de la terre et les actes nourriciers qui définissent et constituent les relations et les droits. Les « généalogies » que les anthropologues recueillent sur le terrain ont donc souvent un autre fondement que la procréation, car le géniteur et la génitrice ne sont pas les référents premiers des termes habituellement traduits par « père » et « mère ». Il ne s’agit pas de demander si le rôle de la procréation sexuée est ignoré ou connu, comme c’était le cas dans le débat sur les croyances en la « naissance virginale » initié par Leach [1966]. Schneider cherche plutôt à montrer qu’elle n’est pas partout vue comme déterminante. Dans l’ensemble de ces travaux, une attention particulière a été accordée au corps. Si des personnes qui deviennent parentes le sont réellement, c’est toutefois souvent parce qu’on considère qu’elles en viennent à partager la même substance corporelle. Pour certains habitants de Malaisie, consommer la même nourriture produit des corps similaires : la commensalité est source de consubstantialité [Carsten, 1995]. Les croyances locales relatives à la procréation doivent ainsi être intégrées aux conceptions du corps et de la personne dans leur ensemble. Dans un certain nombre de sociétés musulmanes, la parenté de lait crée ainsi des interdits similaires à la consanguinité : les parents par les femmes (dits « utérins ») ainsi que les personnes qui ont été allaitées par la même femme partagent tous et toutes une même substance et c’est pour cette raison qu’ils et elles ne peuvent s’épouser. De manière comparable, ce serait parce que les transferts de fluides corporels (dits « humeurs ») altèrent les conjoints, que deux sœurs ne pouvaient épouser le même homme, même successivement, comme c’était par exemple le cas en Europe jusqu’au début du xxe siècle [Héritier, 1994]. Un tel intérêt pour les théories locales du corps et de la procréation revient, selon Schneider [1984], à supposer qu’il existerait dans toutes les sociétés du monde un domaine équivalent à la biologie occidentale contemporaine. Il juge qu’une telle croyance est infondée et il conteste l’idée que les relations de parenté reposeraient toujours sur une connexion substantielle. C’est une question qui a suscité d’importantes controverses ethnographiques. Lorsque des habitants de Mélanésie disent que les enfants d’une femme sont « un seul sang » [one-­blood], font-­ils référence à une substance partagée ? Pour Sandra Bamford [2004], les Kamea de Papouasie-­Nouvelle-­Guinée utilisent en réalité cette expression pour désigner le fait d’être issu du même ventre maternel, ­c’est-­à-­dire un rapport de contenu à contenant : ainsi, on n’affirme jamais que des enfants et leur mère sont « un seul sang ». Mais il n’en résulte aucunement une dévalorisation de la parenté utérine. Comme l’avait déjà souligné Marylin Strathern [1988] en s’appuyant sur le cas des îles Tro-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 443

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Parenté

07/02/2017 09:23:40

444

Parenté

briand, seul un préjugé occidental conduit à penser qu’un lien formel serait moins significatif qu’un lien substantiel.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La question du rapport entre divers types de liens corporels et de relations sociales est aussi au cœur des débats relatifs aux nouvelles technologies de reproduction – qui incluent notamment la procréation médicalement assistée (PMA), réalisée à l’aide de don de gamètes, ainsi que la gestation pour autrui (GPA). Plutôt que d’opposer les terrains non occidentaux « traditionnels » et les transformations technologiques et légales de la « modernité », certain·e·s auteur·e·s ont montré qu’on peut les interroger à partir des mêmes problématiques. En effet, les nouvelles technologies de procréation ont brouillé la frontière entre le biologique et le social qui était au fondement des représentations occidentales. Dans le discours de certaines bénéficiaires de la fécondation in vitro, celle-­ci ne fait que donner un « coup de pouce » à la nature : finalement, toute naissance serait un « miracle » et pas seulement celles qui bénéficient d’interventions médicales [Franklin, 1997]. Vouloir un enfant issu de son ventre ou de ses gamètes ou bien revendiquer le droit à connaître ses origines : de telles attitudes peuvent être interprétées comme le signe d’une conception naturaliste de la parenté qui accorde une signification fondamentale aux liens biologiques et corporels. Toutefois, parce qu’elles ouvrent de nouvelles possibilités en impliquant un plus grand nombre de personnes, les nouvelles technologies ont suscité des prises de position variées et souvent contradictoires plutôt qu’un discours univoque [Carsten, 2004]. Qu’elles soient ou non des expertes, les personnes font souvent appel à une forme d’évidence « naturelle ». Toutefois, la multiplicité de leurs discours empêche la « nature » de continuer à offrir une base stable et partagée à la parenté [Strathern, 1992]. Ces débats, souvent suscités par des revendications politiques (liées par exemple aux mouvements féministes ou LGBT+), sont largement façonnés par un cadre juridique : ce sont les législateurs et législatrices et/ ou les tribunaux qui, en fin de compte, déterminent quelles techniques il est possible d’employer et quelles sont leurs conséquences. Ainsi, la filiation maternelle peut être attribuée à la femme ayant fourni ses gamètes (lien génétique), à celle ayant porté l’enfant (lien corporel et émotionnel) ou encore à celle – parfois distincte des deux premières – qui a eu l’intention d’avoir un enfant [Iacub, 2004]. S’il est malaisé d’attribuer de tels choix à des tendances nationales et culturelles, la variabilité de

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 444

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Nouvelles formes de parenté et multiplication des relations

07/02/2017 09:23:40

445

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

ce qui est légal, selon les pays, ou de ce qui est licite, selon les acteurs religieux, offre un laboratoire fascinant pour étudier par quelles opérations s’instituent des normes et des évidences. En Israël, pour certains rabbins, utiliser du sperme donné par des non-­juifs est une solution parfaite à certains problèmes posés par la procréation médicalement assistée : « Il crée un enfant sans pour autant laisser de trace de parenté » [Kahn, 2000, p. 105]. Cette solution n’affecte pas l’identité juive des enfants, mais permet d’éviter que les enfants ainsi conçus ne soient « adultérins » ou que des hommes juifs n’enfreignent l’interdiction de la masturbation. Les donneurs non juifs sont totalement « effacés », à tel point que des enfants issus du même donneur mais de mères différentes peuvent se marier. La « parenté sans sexualité » que rendent possible les nouvelles technologies n’échappe donc pas à la question de la prohibition de l’inceste, que Lévi-­Strauss [1967] avait placée au fondement des systèmes de parenté : d’un côté, on peut s’interroger sur l’apparition d’un risque sous-­jacent d’inceste accidentel, d’un autre côté, cette prohibition reste une clé pour déterminer qui sont les parents, c’est-­à-­dire ceux qui n’ont pas le droit de s’épouser [Collard et Zonabend, 2013, en référence à Barry, 2008]. Les nouvelles formes de parenté mettent aussi en question la « concordance » conventionnelle entre race et parenté, selon laquelle la généalogie transmet l’appartenance raciale (la race renvoyant ici à un système de rapports sociaux) [Wade, 2009]. Si les législations imposent ou recommandent en général l’appariement des caractères phénotypiques des personnes qui donnent et reçoivent des gamètes, les futurs parents peuvent aussi jouer avec les règles, par exemple pour obtenir des enfants plus « blancs » dans des contextes socioculturels où cette blanchité est valorisée. Dans certains discours, l’évidence de la concordance entre race et parenté peut resurgir de manière inattendue, comme chez ces personnes qui jugent qu’une mère porteuse sera moins attachée à un enfant d’une autre origine ethnique ou raciale que la sienne (et que c’est donc préférable), alors même qu’il n’existe de toute façon aucun lien génétique [Ragoné, 1998]. Exiger un donneur ou une donneuse du même « type » peut toutefois avoir d’autres justifications que de favoriser la connexion entre parents et enfants. Au Liban, le recours aux nouvelles technologies de reproduction est courant, mais ne doit en aucun cas affecter la réputation publique des familles concernées : il se fait donc dans le secret, et la ressemblance entre les bénéficiaires et la personne qui donne son sperme ou ses ovocytes est cruciale pour qui veut échapper aux possibles accusations ou suspicions d’adultère [Clarke, 2008]. Les recherches sur les formes de parenté actuelles ont mis en avant la multiplication des relations. Avec les nouvelles technologies, la fré-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 445

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Parenté

07/02/2017 09:23:40

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

quence accrue du divorce et du concubinage ou encore les familles homoparentales, on assiste à une multiplication des types de parents : il y a des géniteurs et des génitrices, des mères porteuses, des coparents et des beaux-­parents (à la fois le ou la conjoint·e d’un parent et les parents d’un·e conjoint·e), mais aussi différentes sortes de frères et sœurs (« demi », « de gènes », par alliance, etc.) et donc une multiplication des allié·e·s et des collatéraux. Ces nouvelles relations ne sont pas toujours nommées et, surtout, ne sont pas toutes reconnues par le droit : leur reconnaissance dans les situations « officielles », telles les rencontres avec l’administration, est un enjeu des revendications et des débats actuels [Fine, 2002]. Ces mutations sociales, technologiques et légales montrent donc que la parenté ne peut pas être réduite à un type de relation dont il faudrait déterminer la nature, qu’il s’agisse de la génétique, de l’intention procréative ou de l’attention quotidienne. Dans des sociétés dites « traditionnelles », c’est d’ailleurs généralement la conjonction de différents types de relations (consanguinité et affinité, parenté agnatique et parenté utérine, etc.) qui génère les systèmes de parenté [Hamberger, 2011] : les changements récents et actuels ne représenteraient finalement qu’un retour, après une parenthèse d’atrophie et de durcissement, à des univers de parenté complexes et différenciés. Renvois aux notices : Bioéthique et techniques de reproduction ; Conjugalité ; Corps maternel ; Filiation ; Fluides corporels ; Organes sexuels ; Race.

Bibliographie Bamford S. (2004), « Conceiving relatedness : non-­ substantial relations among the Kamea of Papua New Guinea », Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 10, n° 2, p. 287‑306. Barry L. (2008), La Parenté, Paris, Gallimard. Bodenhorn B. (2000), « “He used to be my relative” : exploring the bases of relatedness among Iñupiat of northern Alaska », in Carsten J. (dir.), Cultures of Relatedness. New Approaches to the Study of Kinship, Cambridge, Cambridge University Press, p. 128‑148. Bourdieu P. (2000 [1972]), Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Paris, Le Seuil. Cai H. (1997), Une société sans père ni mari. Les Na de Chine, Paris, PUF. Carsten J. (1995), « The substance of kinship and the heat of the hearth : feeding, personhood, and relatedness among Malays in Pulau Langkawi », American Ethnologist, vol. 22, n° 2, p. 223‑241. – (2004), After Kinship, Cambridge, Cambridge University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 446

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Parenté

446

07/02/2017 09:23:40

447

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Clarke M. (2008), « New kinship, Islam, and the liberal tradition : sexual morality and new reproductive technology in Lebanon », Journal of the Royal Anthropological Institute, n° 14, n° 1, p. 153‑169. Collard C. et Zonabend F. (2013), « Parenté sans sexualité », L’Homme, vol. 206, n° 2, p. 29‑58. Collier J. F. et Yanagisako S. J. (1987), « Toward a unified analysis of gender and kinship », in Collier J. F. et Yanagisako S. J. (dir.), Gender and Kinship. Essays Toward a Unified Analysis, Stanford, Stanford University Press, p. 14‑50. Delphy C. (1998), L’Ennemi principal. Tome I : L’Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse. Fine A. (2002), « Qu’est-­ce qu’un parent ? Pluriparentalités, genre et système de filiation dans les sociétés occidentales », Spirale, vol. 21, n° 1, p. 19‑43. Franklin S. (1997), Embodied Progress. A Cultural Account of Assisted Conception, Londres/New York, Routledge. Godelier M. (1996 [1982]), La Production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-­ Guinée, Paris, Flammarion. Hamberger K. (2011), La Parenté vodou. Organisation sociale et logique symbolique en pays ouatchi (Togo), Paris, Éditions de la MSH/CNRS Éditions. Héritier F. (1994), Les Deux Sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste, Paris, Odile Jacob. Iacub M. (2004), L’Empire du ventre. Pour une autre histoire de la mater‑ nité, Paris, Fayard. Kahn S. (2000), Reproducing Jews. A Cultural Account of Assisted Reproduction in Israel, Durham, Duke University Press. Leach E. (1966), « Virgin birth », Proceedings of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, p. 39‑49. Lévi-­Strauss C. (1967 [1949]), Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton. – (1979 [1953]), « La famille », in Bellour R. et Clément C. (dir.), Claude Lévi-­Strauss, Paris, Gallimard, p. 93‑134. Mathieu N.-­C. (dir.) (1985), L’Arraisonnement des femmes. Essais en anthro‑ pologie des sexes, Paris, Éditions de l’EHESS. – (2005), Une maison sans fille est une maison morte, Paris, Éditions de la MSH. Meillassoux C. (1975), Femmes, greniers et capitaux, Paris, Éditions Maspero. Parsons T. (1943), « The kinship system of the contemporary United States », American Anthropologist, vol. 45, n° 1, p. 22‑38. Porquerés i Gené E. (2009), « Individu, modernité et parenté », in Porquerés i Gené E. (dir.), Défis contemporains de la parenté, Paris, Éditions de l’EHESS, p. 13‑31. Ragoné H. (1998), « Incontestable motivations », in Ragoné H. et Franklin S. (dir.), Reproducing Reproduction. Kinship, Power, and

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 447

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Parenté

07/02/2017 09:23:40

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Technological Innovation, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, p. 11‑131. Rubin G. (1975), « The traffic in women : notes on the “political economy” of sex », in Reiter R. (dir.), Toward an Anthropology of Women, Londres/ New York, Monthly Review Press, p. 157‑210. Schneider D. (1980 [1968]), American Kinship. A Cultural Account, Chicago, University of Chicago Press. – (1984), A Critique of the Study of Kinship, Ann Arbor, University of Michigan Press. Strathern M. (1988), The Gender of the Gift. Problems with Women and Problems with Society in Melanesia, Berkeley, University of California Press. – (1992), After Nature. English Kinship in the Late Twentieth Century, Cambridge, Cambridge University Press. Thomas Y. (1995), « Fictio legis. L’empire de la fiction romaine et ses limites médiévales », Droits, n° 21, p. 17‑63. Wade P. (2009), « Race, identité et parenté », in Porquerés i Gené E. (dir.), Défis contemporains de la parenté, Paris, Éditions de l’EHESS, p. 171‑195. Weber F. (2005), Le Sang, le nom, le quotidien. Une sociologie de la parenté pratique, La Courneuve, Éditions Aux lieux d’être. Weiner A. (1983 [1976]), La Richesse des femmes, Paris, Le Seuil. Weismantel M. (1995), « Making kin. Kinship theory and Zumbagua adoptions », American Ethnologist, vol. 22, n° 4, p. 685‑704. Weston K. (1991), Families We Choose. Lesbians, Gays, Kinship, New York, Columbia University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 448

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Parenté

448

07/02/2017 09:23:40

Placard

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

C’est avec les mouvements de libération gais et lesbiens du début des années 1970 que le « placard » est devenu une catégorie fondamentale du discours gai  1. Autrement dit, c’est justement lorsque les militants de la libération ont appelé les gays et les lesbiennes à en sortir que le placard a pris une place centrale dans leurs luttes, avant d’être adopté par nombre d’autres mouvements, tels que ceux défendant les personnes trans’, séropositives, grosses ou, plus récemment, les personnes atteintes de troubles psychiques ou comportementaux. Comme catégorie rhétorique, politique et analytique, le « placard » est donc indissociable de la « sortie du placard ». C’est pourquoi, pour écrire l’histoire de ce concept, il est nécessaire de commencer par l’histoire de la sortie du placard. Ou, pour le dire dans la langue dont nous viennent ces concepts, pour écrire l’histoire du closet, il faut en passer d’abord par l’histoire du verbe qui permet d’en sortir : to come out. Perspectives terminologiques Comme l’a documenté George Chauncey, la notion de coming out n’a pas toujours été associée au placard : elle émerge dans le contexte des bals de débutantes de la haute société étatsunienne où elle désigne le rituel par lequel une jeune femme se présente [comes out] devant ses paires, et surtout devant de potentiels époux. L’expression apparaît dans la terminologie gaie masculine avant la Seconde Guerre mondiale : elle désigne, par analogie, le rituel par lequel une personne se présente au public lors d’immenses bals. De là, l’expression s’est déployée hors du 1.  Les mouvements de libération gais et lesbiens étatsuniens du début des années 1970 emploient souvent gay ou gay and lesbian pour désigner les personnes homosexuelles des deux sexes (tandis que gay male renvoie spécifiquement aux homosexuels masculins et lesbian renvoie aux femmes homosexuelles). Cette entrée étant essentiellement consacrée à ces mouvements, j’y emploierai donc « gay » ou « gay et lesbienne » pour désigner les deux groupes.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 449

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Rostom Mesli

07/02/2017 09:23:40

Placard

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

contexte festif : jusqu’au début des années 1970, elle désigne tantôt le moment où un homosexuel se présente à d’autres homosexuels, tantôt le moment où il a son premier rapport sexuel. Deux caractéristiques sont remarquables dans ces premiers usages. D’abord, le coming out a une valeur proprement sociale et désigne l’initiation aux rituels gais – soit l’entrée dans le monde gai [to come out into the gay world], soit l’initiation à la sexualité gaie. L’introduction à l’homosexualité est donc vécue comme une initiation, par des tiers, à un monde, avec ses rituels et ses langages, plutôt que comme la découverte d’une vérité intérieure. Ensuite, le public auquel s’adresse le coming out est constitué d’autres homosexuels. Ce n’est qu’à partir des années 1970 que le terme désigne le fait d’annoncer son homosexualité à sa famille et au monde hétérosexuel [Chauncey, 2003, p. 17‑18]. La trajectoire historique du concept de closet est moins documentée. Ce n’est qu’après guerre que le terme apparaît dans le langage homosexuel et il ne devient courant que vers les années 1960. Cet emploi viendrait de l’expression « To have a skeleton in the closet » (littéralement « avoir un squelette dans le placard ») – un secret qui pourrait ruiner la réputation de qui le possède. Dans les premiers emplois homosexuels, clo‑ set s’emploie comme adjectif. Le Historical Dictionary of American Slang (Dictionnaire historique de l’argot américain) cite un graffiti de 1959 : « Les folles placardisées, vous êtes prise de tête  2 » [You closet queens are full of shit]. L’expression se diffuse au cours des années 1960. Jusqu’au début des années 1970, coming out et closet sont donc deux expressions distinctes. Dès la seconde moitié des années 1960, on emploie l’expression « He is out » (Il est sorti), sans qu’il soit possible de déterminer si cela signifie « He is out of the closet » (Il est sorti du placard) ou « He came out » (Il a été présenté au monde homosexuel). À la même époque, le closet commence à s’employer comme substantif dans l’expression « He is in the closet » (Il est dans le placard). On trouve les deux emplois de closet – comme adjectif et comme nom – en 1967 dans The Boys in the Band, pièce de l’écrivain homosexuel Mart Crowley (que William Friedkin adapte pour le cinéma en 1970). Michael, l’un des personnages, voulant en forcer un autre (Alan) à reconnaître son homosexualité, lui dit : « Franchement, c’est pas vraiment nouveau, mais il est possible que pour toi ça le soit. T’as déjà entendu l’expression “folle placardisée” [closet queen] ? Tu sais ce que ça veut dire ? Tu sais ce que ça veut dire d’être “au placard” [in the closet] ? […] Il le sait déjà. Il sait très très bien ce qu’est une folle placardisée. Pas vrai, Alan ? » Ce dialogue suggère que, en 1967, l’expression s’est diffusée dans le 2.  Toutes les traductions sont de l’auteur.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 450

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

450

07/02/2017 09:23:40

451

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

monde gai, mais guère au-­delà, qu’elle fait partie du sociolecte homosexuel et que, bien sûr, Alan l’ignorerait s’il était hétérosexuel, mais qu’il en connaît forcément le sens puisqu’il est une folle… « au placard » ! Dans ces emplois, il est question d’être ou pas dans le placard, mais pas encore d’en sortir. Au moment où apparaît le mouvement de libération gaie et lesbienne, à la fin des années 1960, on voit se multiplier les appels aux personnes homosexuelles à come out ainsi que les références au closet. Mais ce n’est vraisemblablement qu’au tout début des années 1970 que les deux expressions sont combinées pour en former une troisième : « To come out of the closet. » La première occurrence connue de l’expression date de 1971 et apparaît sous la plume d’un étudiant cité par le Histori‑ cal Dictionary of American Slang. On trouve également plusieurs fois l’expression dans le premier numéro, publié en novembre-­décembre 1971, de The Body Politic, principal journal du mouvement de libération canadien fondé à Toronto. Dans la première grande anthologie du mouvement, publiée en 1972 par Karla Jay et Allen Young sous le titre Out of the Clo‑ sets. Voices of Gay Liberation, l’expression n’apparaît qu’une seule fois, sous la forme coming « out of the closet » [1972, p. 321], dans un article de la militante lesbienne Del Whan : les guillemets indiquent que le terme clo‑ set n’est peut-­être pas lié, dans l’esprit de l’auteure, au verbe to come out, et en tout cas que cette association est inhabituelle. Lorsque les mêmes publient une seconde anthologie, Lavender Culture, en 1979, l’expression est devenue courante et elle apparaît à de multiples reprises – sans guillemets. C’est donc au cours des années 1970 que le concept de « sortie du placard » connaît un succès rapide et se répand dans le monde gai et lesbien. Perspectives culturelles Insister sur l’histoire de ces termes permet de montrer que, si on a parfois l’impression qu’ils ont toujours fait partie du vocabulaire gai, la « sortie du placard » a en fait une origine assez récente et est, à la lettre, le résultat d’un accident sémantique : la collision de deux expressions venues de directions différentes. Mais historiciser ces expressions, c’est aussi remettre en question l’évidence de ce qu’elles décrivent pour en souligner le caractère situé. L’idée de « placard » naît dans l’après-­guerre aux États-­Unis. L’idée de « sortie du placard » naît au début des années 1970 dans le même pays. Cette origine n’est pas un hasard : les deux expressions renvoient à des expériences spécifiques de l’homosexualité étatsunienne, en particulier masculine  3. 3.  On peut à cet égard remarquer que, au tout début des années 1970, ce sont d’abord les textes écrits par des hommes qui donnent au coming out et au closet une place centrale.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 451

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Placard

07/02/2017 09:23:40

452

Placard

Aux États-­Unis, la vie homosexuelle de la première moitié du xx  siècle, loin d’être cachée, est visible et fourmillante : au moins dans les grandes métropoles, le monde gai s’affiche au grand jour. La sortie de la Seconde Guerre mondiale marque le début de la lavender scare (la « terreur lavande » – couleur associée à l’homosexualité avant d’être remplacée par le rose) [Johnson, 2004]. Les soldats convaincus de pratiques homosexuelles sont licenciés de manière déshonorante [dishonorable discharge] [Bérubé, 1990]. Dans les décennies suivantes, les sodomy laws sont utilisées pour condamner les pratiques homosexuelles masculines et, au moment où naît le mouvement de libération, celles-­ci sont illégales dans presque tous les États (seuls l’Illinois et le Connecticut font exception). Les pratiques discriminantes se multiplient : les homosexuels peuvent être chassés de leur emploi et il leur est interdit de travailler dans plusieurs organes d’État ; plusieurs villes interdisent que des personnes de même sexe dansent ensemble dans les bars ou même qu’on y serve les clients homosexuels ; dans certains endroits, il est interdit d’inviter chez soi une personne du même sexe en vue d’avoir des relations sexuelles et des policiers en civil s’infiltrent dans des lieux gais pour solliciter des propositions qui conduisent à l’arrestation de leurs auteurs. C’est cette répression féroce qui, en forçant les homosexuels à se cacher, construit le placard dont les militants des années 1970 auront tant à cœur de se débarrasser. Si les homosexuels français ont évidemment aussi fait l’expérience de la honte et du secret, ils n’ont pas connu le grand renfermement du placard – ou en tout cas pas sur le même mode. À partir du régime de Vichy, ils ont notamment été soumis à une définition de la majorité légale sensiblement différente de celle des hétérosexuels. D’autre part, l’amendement Mirguet adopté en 1962 sanctionne les relations sexuelles dans l’espace public pour outrage public à la pudeur. Mais, dès 1791, l’établissement d’une distinction ferme entre le public et le privé avait offert une protection juridique aux relations entre adultes consentants dans le cadre privé – situation que même le régime de Vichy n’a pas réussi à modifier [Sibalis, 2002 ; Gunther, 2009]. Cette situation a peut-­être permis que le placard, de ce côté-­ci de l’Atlantique, soit (pour reprendre l’expression de Scott Gunther [2009]) plus élastique qu’aux États-­Unis ou, comme je le suggérerais volontiers, qu’il ne se soit pas agi, à proprement parler, d’un placard.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Les textes écrits au même moment par des lesbiennes mettent en avant d’autres problématiques : dans « Gay Is Good » de Martha Shelley ou « The Woman-­Identified Woman » de Radicalesbians, tous deux écrits en 1970 et reproduits dans l’anthologie de Jay et Young [1972], il n’est question ni de coming out ni de closet.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 452

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

e

07/02/2017 09:23:40

453

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La force de l’appel à sortir du placard dans les années 1970 aux États-­Unis s’explique largement par la rigidité du placard construit par la répression des années 1950 et 1960. Mais elle s’explique aussi par un élément d’ordre idéologique : l’influence de la New Left étatsunienne des années 1960 et 1970 sur le mouvement de libération. Elizabeth Armstrong observe : « La New Left transforma les organisations homosexuelles en les exposant à une logique de politique identitaire [identity politics]. Partant de l’idée que l’aliénation est le problème social fondamental, et que conquérir l’authenticité est le but ultime d’une transformation sociale progressiste, la logique de politique identitaire transforma la signification du secret en matière d’identité sexuelle. Pour les militants homophiles, le secret était à la fois nécessaire et protecteur. Avec la New Left, le secret fut conçu comme malhonnête et psychologiquement malsain. Combinée avec la conviction que la transformation sociale devait s’accomplir par le bas, par l’addition d’actes individuels, plutôt que par des réformes légales venues d’en haut, cette insistance sur l’authenticité produisit l’avancée majeure de la libération gaie : la stratégie politique du “coming out”. […] En faisant de la révélation publique de la sexualité une question profondément importante au niveau individuel, la logique de politique identitaire permit de convaincre des milliers d’individus de come out » [Armstrong, 2002, p. 57]. L’analyse d’Armstrong permet de saisir les logiques de cette diffusion, aux États-­Unis plus que nulle part ailleurs, de la sortie du placard comme stratégie centrale de la libération. L’aspiration à l’authenticité, valeur profondément ancrée dans la société étatsunienne, a été au cœur du projet de la New Left qui, loin de la remettre en cause, l’a exaltée, rajeunie et lui a donné une coloration marxisante, en l’opposant au concept d’aliénation. De là s’est forgée la « permanente incitation au discours » [Foucault, 1976], l’appel à se révéler et à ne rien cacher – comme nécessité psychologique aussi bien que devoir politique. En outre, le lien établi par les mouvements de libération entre le personnel et le politique donne à la décision individuelle de sortie du placard une valeur collective : en sortant du placard, on sort de l’inauthenticité et du mal-­être en même temps qu’on œuvre à l’émancipation collective. Mieux : la décision individuelle de sortir du placard est le moyen par excellence du progrès politique. C’est la réforme individuelle qui engendre l’émancipation collective : on doit de sortir du placard au groupe aussi bien qu’à soi-­même. Ces deux caractéristiques – historique et idéologique – expliquent le succès de la sortie du placard dans le mouvement de libération gai états­ unien dont on peut dire, sans exagérer, qu’elle le définit. L’importance accordée à la révélation publique de l’homosexualité peut se mesurer

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 453

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Placard

07/02/2017 09:23:40

Placard

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

au nombre de textes où il en est question dès l’émergence du mouvement : on retrouve le slogan phare du mouvement, « Out of the Clo‑ sets, Into the Streets ! » (« Hors des placards, dans les rues ! »), dans le titre de l’anthologie de Jay et Young de 1972 ainsi que dans toute une série de journaux – par exemple dans le premier journal du Gay Liberation Front de New York créé en 1969 et qui s’intitule… Come Out !. Dans les premiers textes de libération français, en revanche, on cherche en vain la moindre évocation du placard. Le terme n’apparaît ni dans le Rapport contre la normalité publié par le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) en 1971 (pas même dans la section intitulée « Notre vocabulaire »), ni dans Le Désir homosexuel que Guy Hocquenghem publie en 1972, ni dans un numéro de la Grande Revue des homosexualités ! consacré, en 1973, aux « Trois Milliards de Pervers ». Les hommes homosexuels de France, à cette époque, peuvent être « refoulés », « dissimulés », des « folles honteuses » ou « planquées » ou, au contraire, « avoués » ou « assumés », mais ils ne sont ni « dans le placard » ni « sortis du placard ». Autrement dit, si les gays français peuvent vivre dans la douleur la nécessité du secret, cette souffrance s’exprime bien moins que dans les témoignages étatsuniens et, surtout, elle se vit nettement moins sur le mode de l’enfermement et de l’isolement symbolisés par le placard. Parmi les activistes français·es, la métaphore spatiale la plus courante pour désigner l’homosexualité est plutôt celle du « ghetto » ou de ce « mur de prison invisible qui se dresse entre nous et ceux des autres auxquels nous aurions aimé parler, parler, parler » [FHAR, 1971, p. 41] : le « ghetto » et le « mur de prison » isolent sans doute, mais sur un mode différent du « placard ». De même, en dehors des États-­Unis, l’appel à la révélation de l’homosexualité ne s’exprime pas avec la même insistance. Il ne s’agit évidemment pas de dire que les autres mouvements incitent à rester caché·e·s : tous sont convaincus des bienfaits de la sortie du placard ; mais tous n’en font pas un axe central. À titre d’exemple, le manifeste du Gay Liberation Front de Londres, rédigé en 1971, ne consacre à cette question qu’une seule phrase (où il n’est d’ailleurs pas question de placard) : « En libérant nos têtes, nous acquérons la confiance qui nous permet de come out publiquement et fièrement, comme gays et lesbiennes, et de gagner nos frères gais et nos sœurs lesbiennes aux idées de la libération gaie. » Au contraire, les activistes français·es n’ont pas de concept unifiant pour cela. Lorsque, le 10 janvier 1972 dans Le Nouvel Obser‑ vateur, Guy Hocquenghem fait ce qui apparaît a posteriori comme le premier grand coming out français de l’époque, il évoque le temps où il avait « quelque chose à cacher », sa condamnation « au mensonge et à la dissimulation », le besoin de « crier publiquement ce qu’on faisait,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 454

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

454

07/02/2017 09:23:40

455

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

ou plutôt ce qu’on était » et d’« évoqu[er] librement cet aspect de ma vie… avec mes parents ». Mais il n’évoque ni placard ni coming out. Ce n’est vraisemblablement qu’à la toute fin des années 1970, d’abord dans un contexte étatsunien, que l’on commence à voir apparaître l’expression en français. En 1979, dans La Société invertie, ou les gays de San Francisco, Alain Emmanuel Dreuilhe parle à plusieurs reprises des homosexuels sortis du placard et des homosexuels dans le placard. L’expression apparaît régulièrement à partir de la première moitié des années 1980, par exemple dans les articles de la revue Masques ou du journal Gai Pied (tous deux créés en 1979). Malaises dans le placard Aux États-­Unis, la stratégie politique de la sortie du placard a produit des résultats impressionnants. Elle a permis la construction d’un mouvement politique homosexuel de masse qui est sans doute, de tous les mouvements de cette époque – avec le mouvement des femmes –, celui qui a été le plus durable et dont les conquêtes ont été les plus rapides. C’est l’une des raisons pour lesquelles cette expression a été réutilisée par d’autres mouvements. Son succès peut se mesurer au fait que, alors que la sortie du placard a d’abord été utilisée pour des groupes sociaux dont le stigmate est invisible – ceux qu’Erving Goffman appelle « discréditables » – et dont l’objectif consiste à retourner le stigmate pour fonder une politique, elle a depuis été adoptée au contraire par des groupes dont le stigmate est visible – les « discrédités » –, par exemple les gros, mais également par d’autres groupes discréditables (transsexuels, séropositifs, etc.) [Goffman, 1975 (1963)]. Mais l’idéologie du placard a aussi posé des problèmes épistémologiques et politiques. Alors que les militant·e·s de la sortie du placard avaient eu tendance à penser la distinction dedans/dehors comme un absolu, Eve K. Sedgwick [2008 (1990)] a montré au contraire que le placard est un lieu instable qui, loin de simplement protéger ceux et celles qui s’y trouvent, offre un privilège épistémologique capital aux hétérosexuel·le·s. Plutôt qu’un espace hermétiquement fermé, elle le décrit comme un « placard de verre » dont on ne sait jamais, quand on est dedans, qui sait qu’on s’y trouve et qui l’ignore. En outre, plutôt que d’envisager la sortie du placard comme une rupture radicale, elle insiste sur le fait que les gays et lesbiennes ont à en ressortir régulièrement, à chaque fois qu’ils et elles rencontrent une nouvelle personne par exemple, et que chacune de ces sorties est intempestive : on en sort toujours trop tôt ou trop tard. Sedgwick montre enfin que le droit étatsunien conçoit l’homosexualité comme ne relevant ni vraiment de la sphère privée (on est au

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 455

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Placard

07/02/2017 09:23:41

Placard

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

placard parce qu’on a quelque chose à cacher) ni vraiment de la sphère publique (on en sort à ses risques et périls). Autrement dit, la sortie du placard déplace les problèmes des gays et des lesbiennes plutôt qu’elle ne les règle. Le rôle central donné à la sortie du placard a aussi posé des problèmes politiques. Aux États-­Unis, les gays et lesbiennes issu·e·s de minorités raciales ont souvent remarqué que, loin d’être une expérience homosexuelle universelle, le placard décrivait en fait l’expérience de groupes relativement privilégiés. William G. Hawkeswood a ainsi montré que, « pour bien des gays noirs de Harlem, coming out n’a jamais été une préoccupation importante, parce que leur homosexualité était connue de leur famille et de leurs amis. Ils n’avaient pas besoin de “come out” » [Hawkeswood, 1996, p. 138]. À propos de gays philippins, Martin Manalansan a montré que « le placard n’était pas central dans leurs récits de vie ». Néanmoins, c’est dans ce cas pour la raison inverse de celle mise en avant par Hawkeswood : pour les gays philippins, « la visibilité peut être dangereuse » [Manalansan, 1995, p. 434] et le placard est donc protecteur. Enfin, l’incitation à la sortie du placard présuppose des gays et des lesbiennes qui soient autonomes et puissent prendre le risque de la rupture avec leur entourage : la sortie du placard est un luxe que ne peuvent s’offrir les gays et les lesbiennes précarisé·e·s dont la survie dépend davantage de réseaux communautaires, religieux ou familiaux. Enfin, faire de la sortie du placard la stratégie essentielle du mouvement gai et lesbien a eu pour effet de faire du coming out un devoir et non plus une possibilité. Comme l’a observé Julian Jackson, « si la génération homophile pensait qu’on pouvait être heureux au placard, le mouvement de libération pensait qu’on ne devait pas l’être » [2009, p. 19]. Cette idée se manifeste notamment dans la suspicion qui entoure souvent les gays et lesbiennes n’ayant pas fait la confession publique de leur sexualité. En France, cette question s’est posée par exemple avec Michel Foucault, en particulier sur la question du sida. Après Jean-­Paul Aron dans un article du Nouvel Observateur de 1987, c’est Didier Lestrade qui, mobilisant l’idéologie de la transparence venue des mouvements de libération gais étatsuniens, reproche à Foucault son silence sur sa maladie : « Le séropositif qui se cache a toujours tort. […] le fait que Foucault n’ait pas revendiqué sa maladie remettait pour moi en cause une grande partie de la validité de son discours » [Lestrade, 2000, p. 49]  4. 4.  Dans le cas de Foucault, ces critiques sont probablement infondées puisque, s’il est acquis que Foucault s’est bien douté qu’il était atteint du sida, il est également très probable qu’il n’en a jamais eu la certitude [Defert, 2014, p. 90‑94]. Pour une remarquable analyse des relations entre Foucault et le monde de la lutte contre le sida, voir Mangeot [2004].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 456

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

456

07/02/2017 09:23:41

457

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Ici, la sortie du placard est devenue une obligation politique, voire morale. Cette évolution découle du fait que la valorisation de l’affirmation publique est difficile à séparer de la dévalorisation du secret. La question de l’attitude à adopter à l’égard des homosexuel·le·s resté·e·s au placard s’est posée dès les premiers appels à en sortir. À l’aube du mouvement étatsunien Carl Wittman écrit dans son Gay Manifesto [1972 (1969)] : « En disant aux autres de come out, nous devons être au clair sur un certain nombre de choses : 1) les folles au placard sont nos frères et doivent être défendues contre les attaques des hétéros ; 2) la peur que cause la sortie du placard n’est pas de la paranoïa ; les risques sont élevés : perte de liens familiaux, perte d’emploi, pertes des amis hétéros – tout ceci nous rappelle que l’oppression n’est pas que dans nos têtes. L’oppression est une réalité. Il appartient à chacun d’entre nous de dire la vérité sur soi à son rythme et quand il le décide. Pouvoir dire la vérité sur soi est la fondation de la liberté : cette fondation doit être ferme ; 3) “folle au placard” est un terme à l’acception très large : il recouvre une multitude de formes de protection, de haine de soi, de faiblesse ou d’habitude. Nous sommes toutes des folles au placard à un certain niveau, et nous avons toutes dû come out – bien peu parmi nous étaient reconnaissables à l’âge de sept ans ! Nous devons à nos frères et à nos sœurs la même patience que nous nous sommes accordée à nous-­mêmes. Si leur placard contribue à nous opprimer, c’est eux avant tout qu’il opprime. C’est à eux et à eux seuls de décider du quand et du comment. » Ces formulations saisissent précisément les complexités de la sortie du placard. Cette posture d’empathie conduit Wittman à accueillir plutôt qu’à rejeter les gays et lesbiennes qui choisissent de rester au placard : plutôt qu’à eux et elles, il préfère s’en prendre à l’organisation sociale qui les contraint à ce choix. En outre, Wittman est pleinement convaincu des bienfaits – personnels et politiques – de la sortie du placard. Mais, s’il voit bien que celle-­ci est une arme politique majeure, il s’abstient de la retourner contre ceux et celles qu’il s’agit de libérer : la sortie du placard n’est pas, pour lui, un devoir qui s’impose aux opprimé·e·s ; elle reste un outil à leur disposition. Dans la recherche de cet équilibre difficile réside le défi sans cesse posé par la politisation de la sortie du placard. Renvois aux notices : Espace urbain ; Gouvernement des corps ; Hétéro/ homo ; Queer ; Voix.

Bibliographie Armstrong E. A. (2002), Forging Gay Identities. Organizing Sexuality in San Francisco, 1950‑1994, Chicago, University of Chicago Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 457

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Placard

07/02/2017 09:23:41

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Bérubé A. (1990), Coming Out Under Fire. The History of Gay Men and Women in World War Two, New York, Plume. Chauncey G. (2003 [1995]), Gay New York, 1890‑1940, Paris, Fayard. Defert D. (2014), Une vie politique. Entretiens avec Philippe Artières et Éric Favereau, Paris, Le Seuil. Dreuilhe A. E. (1979), La Société invertie, ou les gays de San Francisco, Paris/Montréal, Flammarion. FHAR (1971), Rapport contre la normalité, Paris, Éditions Champ libre. Foucault M. (1976), Histoire de la sexualité. Tome I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard. Gay Liberation Front (London) (1971), Manifesto, Londres, Russell Press Ltd. Goffman E. (1975 [1963]), Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit. Gunther S. (2009), The Elastic Closet. A History of Homosexuality in France. 1942-­Present, New York, Palgrave Macmillan. Hawkeswood W. G. (1996), One of the Children. Gay Black Men in Harlem, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press. Hocquenghem G. (1972a), Le Désir homosexuel, Paris, Éditions universitaires. – (1972b), « La révolution des homosexuels », Le Nouvel Observateur, 10 janvier. Jackson J. (2009), Arcadie. La vie homosexuelle en France de l’après-­guerre à la dépénalisation, Paris, Autrement. Jay K. et Young A. (dir.) (1972), Out of the Closets. Voices of Gay Liberation, New York, Douglas Book Corp. – (1979), Lavender Culture, New York, Jove Publications. Johnson D. K. (2004), The Lavender Scare. The Cold War Persecution of Gays and Lesbians in the Federal Government, Chicago, University of Chicago Press. Lestrade D. (2000), Act Up. Une histoire, Paris, Denoël. Manalansan IV M. F. (1995), « In the shadows of Stonewall : examining gay transnational politics and the diasporic dilemma », GLQ. A Journal of Lesbian and Gay Studies, n 2, p. 425‑438. Mangeot P. (2004), « Sida : angles d’attaques », Vacarmes, 29 octobre. Sedgwick E. K. (2008 [1990]), Épistémologie du placard, Paris, Éditions Amsterdam. Sibalis M. (2002), « Homophobia, Vichy France, and the “crime of homosexuality” : the origins of the ordinance of 6 August 1942 », GLQ. A Journal of Lesbian and Gay Studies, vol. 8, n° 3, p. 301‑318. Wittman C. (1972 [1969]), « Refugees from Amerika : a gay manifesto », in Jay K. et Young A. (dir.), Out of the Closets. Voices of Gay Liberation, New York, Douglas Book Corp, p. 330‑341.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 458

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Placard

458

07/02/2017 09:23:41

Plaisir sexuel

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Pour caractériser les sexualités contemporaines, le paradigme de la démocratisation des conduites sexuelles a largement été utilisé [Marquet, 2004 ; Béjin, 1990]. Selon André Béjin, à un modèle construit sur le bénéfice des seuls hommes dans le cadre des relations hétérosexuelles, se serait substitué le « principe égalitaire du troc des orgasmes ». Ce principe du troc des orgasmes se concrétiserait par la caractérisation orgasmocentrique de la sexualité (l’orgasme devenant la valeur étalon pour évaluer un acte sexuel), par l’homogénéisation des plaisirs masculins et féminins, et par la comptabilité des orgasmes [Béjin, 1990, p. 32‑34]. La sexualité contemporaine serait marquée par l’idée d’une sexualité totalement consentie, constitutive d’une nouvelle normativité [Marquet, 2004, p. 55]. Plaisir et démocratisation de la sexualité Les luttes féministes du xxe siècle ont activement participé à cette démocratisation du régime des plaisirs. Dans la plupart des pays industrialisés, au cours des années 1960, la légalisation de la contraception est venue consacrer légalement l’autonomisation de la sexualité par rapport à la procréation. En France par exemple, c’est en 1967, onze ans après la création du Mouvement pour le planning familial (fondé initialement sous le nom de Maternité Heureuse), que la loi Neuwirth a été votée, répondant aux revendications de longue date des activistes. Cette légalisation des pratiques contraceptives a eu lieu ailleurs : les centres de Birth Control existaient alors en Hollande depuis 1882, depuis 1905 au Danemark, 1916 aux États-­Unis ou 1921 en Angleterre. Cette autonomisation de la sexualité vis-­à-­vis de la procréation rend visible d’autres dimensions de la sexualité, au-­delà de sa finalité reproductive, et notamment celle du plaisir. Dès les années 1920, à travers la notion d’éducation sexuelle, la satisfaction sexuelle et le plaisir sexuel deviennent des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 459

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Patricia Legouge

07/02/2017 09:23:41

Plaisir sexuel

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

sujets légitimes, même si les discours sur la question restent très elliptiques et dénués de conseils pratiques [Chaperon, 2004, p. 333‑346]. L’éducation sexuelle à l’école n’est institutionnalisée en France qu’en 1973 (circulaire Fontanet) alors qu’elle existe en Suède dès le début des années 1930 [voir la notice « Éducation sexuelle »]. Dans le domaine académique, les travaux d’Alfred Kinsey contribuent à ériger le plaisir en donnée de la sexualité objective et plurielle. Ce chercheur, tout en étant zoologue de formation, se réclame de la sociologie dans l’introduction de son enquête. Ainsi, l’orgasme, manifestation paroxysmique du plaisir, est l’unité de compte du comportement sexuel pour Kinsey et son équipe. Il retient de manière arbitraire six sources principales d’orgasme : la masturbation, les pollutions nocturnes, les caresses hétérosexuelles, les rapports hétérosexuels, les rapports homosexuels et ceux avec les animaux [Kinsey et al., 1948]. Dans le rapport Kinsey, les sources de plaisir sont asociales, les pratiques sexuelles conduisant à l’orgasme sont énumérées, mais les pistes socioculturelles du désir ne sont pas investies. À titre d’exemple, si la masturbation est largement investiguée (notamment dans le chapitre IX « L’adolescence et l’activité sexuelle »), les fantasmes, les supports masturbatoires, les éléments qui provoquent le désir de se masturber ne sont que très peu abordés (une demi-­page dans le chapitre XIV « La masturbation », comptant au total vingt-­cinq pages). La publication du Deuxième Sexe [Beauvoir, 2007 (1949)] et la mobilisation par l’auteure des théories sexologiques et psychanalytiques permettent une diffusion plus large d’une nouvelle perception de la sexualité des femmes. Le rapport de Shere Hite [1977], discutable en termes de méthodes d’enquête, contribue néanmoins à la légitimation du plaisir féminin et à la réfutation de la hiérarchie des plaisirs entre plaisir « clitoridien » et plaisir « vaginal », introduite par les travaux de Freud. La masturbation occupe une place prioritaire dans le rapport Hite : 82 % des répondantes déclarent se masturber et 95 % de ces dernières affirment atteindre l’orgasme de cette façon [Hite, 1977]. En fait, en introduisant son rapport par cette pratique, l’auteure entend démontrer que la sexualité « féminine » est par nature orgasmique, mais que le coït hétérosexuel et, par extension, l’androcentrisme sexuel dissimulent cette donnée. Les résultats de Hite rejoignent le propos d’Anne Koedt, qui destitue la distinction entre orgasmes vaginal et clitoridien en soulignant que « le centre de la sensibilité sexuelle est le clitoris, équivalent féminin du pénis » [Koedt, 2010]. Au cours des années 1960, les travaux de William Masters et Virginia Johnson contribuent à l’égale reconnaissance des plaisirs sexuels masculins et féminins en démontrant qu’ils répondent à une physiolo-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 460

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

460

07/02/2017 09:23:41

461

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

gie similaire [Masters et Johnson, 1966]. Leurs résultats sont relayés par la presse féminine française à partir des années 1970, pour soutenir les revendications au plaisir sexuel des femmes. En quelques années, dans ce type de presse, les normalisations et les représentations légitimes en matière de sexualité se sont radicalement transformées : la suspicion se fait moins systématiquement à l’encontre des femmes revendiquant le droit au plaisir sexuel et on évoque sans ambiguïté le clitoris et le vagin [Legouge, 2013]. Cette publicisation du plaisir dans la presse française s’inscrit dans une perspective plus large, en écho aux mobilisations féministes anglo-­étatsuniennes. Le plaisir, un opérateur hiérarchique Les socialisations sexuelles différenciées des femmes et des hommes se traduisent en matière de plaisir. Celui-­ci, dans ses représentations et dans ses pratiques, constitue un opérateur hiérarchique du genre, mais aussi des sexualités. La sexualité des femmes est l’objet de contrôle social, leur plaisir est encadré. Cet encadrement passe par une romantisation et une dramatisation de la sexualité : l’activité sexuelle pour les femmes est nécessairement envisagée dans un cadre amoureux et la « première fois » (plus précisément la première pénétration vaginale par un phallus) est dramatisée. Les mutilations génitales féminines, comme l’excision, constituent la forme la plus violente de ce contrôle social du plaisir des femmes. De manière symbolique, ce contrôle social passe par une « excision culturelle du clitoris » [Mazaurette et Mascret, 2007]. La sexualité masculine demeure envisagée comme une pulsion naturelle à canaliser, et le plaisir pour les hommes serait une dimension évidente de la sexualité. Cette naturalisation est renforcée par la médicalisation de la sexualité masculine. Des traitements comme le Viagra participent à la focalisation de l’activité sexuelle des hommes sur le seul phallus et étayent une conception pénétrative de la sexualité. Cette médicalisation renforce l’injonction de performance sexuelle qui pèse sur les hommes [Adam et al., 2016]. La presse magazine française ne s’est pas départie de ses représentations inégalitaires. Elle promeut pour les femmes un modèle amoureux conjugal dans lequel doit s’inscrire la sexualité. Au contraire, la presse masculine encourage ses lecteurs à développer une sexualité motivée par la recherche du plaisir. L’engagement amoureux, le cadre conjugal constituent des éléments secondaires [Legouge, 2013]. Pour autant, les représentations et les discours sur la sexualité des hommes contribuent à une définition restreinte des plaisirs masculins et, ainsi, aux hiérarchies sexuelles.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 461

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Plaisir sexuel

07/02/2017 09:23:41

Plaisir sexuel

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Comme le souligne Michel Bozon [2009], dans les pays industrialisés au tournant des années 1970, la sexualité devient un élément constitutif du couple (hétérosexuel). Cette préoccupation se traduit par la multiplication des discours à son sujet. La poursuite d’une relation sans sexualité devient impensable, son absence devient le signe de « quelque chose qui cloche ». L’aspiration à l’épanouissement par la sexualité devient une marque de modernité, loin du témoignage d’immoralité qu’elle constituait auparavant. Par conséquent, si un goût pour la sexualité est devenu légitime, ériger le plaisir en premier ou seul mobile pour avoir une relation sexuelle constitue toutefois une menace de stigmatisation pour les femmes. « La réputation sexuelle négative des filles “faciles” exprime un point de vue masculin. Une fille expérimentée met les garçons mal à l’aise parce qu’elle peut juger leur performance sexuelle ; celle dont l’expérience est limitée ne perturbe pas l’ordre “naturel” des relations sexuelles, dans lequel le garçon est supposé prendre l’initiative, et la fille, le suivre. Ces réputations sont établies par les garçons, souvent avec la collaboration d’autres filles. En l’absence d’équivalent masculin à la “fille facile”, les filles n’ont pas la possibilité symétrique d’établir la réputation sexuelle négative d’un garçon. Finalement, le groupe des garçons détermine les réputations sexuelles des individus des deux sexes ; asymétrie engendrée par la domination des représentations masculines de la sexualité » [Löwy, 2006, p. 81]. Le stigmate de la fille facile ou de la putain donne encore prise à de puissantes figures repoussoirs. « Les femmes continuent à être vues comme des objets à posséder, au mieux comme des sujets au désir modéré, attentifs au désir qu’ils peuvent susciter. […] La valeur des femmes tient à la parcimonie avec laquelle elles se donnent » [Bozon, 2009, p. 75]. En somme, la sexualité supposée des femmes constitue un indicateur de leur valeur. Or tel n’est pas le cas pour les hommes. Les divergences des pratiques masturbatoires entre hommes et femmes [Bajos et Bozon, 2008, p. 274] sont également un bon indicateur de la centralité du plaisir dans la sexualité : en France, plus de 90 % des hommes disent s’être déjà masturbés, 40 % déclarent le faire régulièrement, contre 60 % et 17 % des femmes. Or la faible promotion de la masturbation féminine est un élément pour comprendre la mise sous conditions du plaisir féminin. Si le plaisir est devenu une composante légitime du répertoire sexuel, il demeure toutefois lié à un investissement affectif pour les femmes quand il est représenté comme une forme d’hygiène de vie pour les hommes. L’asymétrie des normes corporelles entre hommes et femmes concerne aussi la sexualité et tout particulièrement les organes sexuels. Le corps des femmes et leurs organes génitaux sont pensés comme naturellement inadaptés à la sexualité [voir

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 462

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

462

07/02/2017 09:23:41

463

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

la notice « Organes sexuels »]. Tant la presse féminine (hétérosexuelle) que la plupart des discours sexologiques construisent ce schéma corporel selon la manière dont ils abordent la question de l’orgasme féminin. Ainsi, si la masturbation n’est pas une fin en soi pour les femmes, elle joue toutefois un rôle utilitariste pour celles qui sont censées avant tout se préparer à la pénétration dans le cadre d’un coït hétérosexuel, envisagé comme source fondamentale du plaisir sexuel. La masturbation est présentée comme une technique sexologique pour perfectionner la sexualité relationnelle : il s’agit de « découvrir son corps » et non de pratiquer une autosexualité. Inversement, les discours sur la sexualité masculine dans la presse masculine valorisent la masturbation comme un loisir sexuel, souvent associé de manière implicite à la consommation de pornographie. Désir et plaisir Si la gestion des « risques » de la sexualité est désormais partagée par les femmes (contraceptifs) et les hommes (le préservatif depuis les années 1990 est une gestion masculine) [Bajos et Bozon, 2008, p. 454], la romantisation de la sexualité concerne toujours essentiellement les femmes et vient contrarier une approche hédoniste de la sexualité réservée aux hommes. L’absence de promotion de la pratique masturbatoire auprès des femmes, voire sa condamnation, les empêchent d’associer spontanément plaisir et sexualité. Faire du plaisir un résultat garanti d’un rapport sexuel, avec notamment le soutien de la masturbation au cours du rapport et une marginalisation de la pénétration si celle-­ci n’est pas satisfaisante, pourrait induire un plus fort désir. Le triptyque « préliminaires – pénétration – éjaculation » est une construction culturelle qui minore et ignore les potentialités de la stimulation clitoridienne. Selon l’enquête Contexte de la sexualité en France, les femmes sont 76,4 % à déclarer avoir atteint l’orgasme au cours du dernier rapport, contre 90 % des hommes [p. 331]. Par ailleurs, les femmes sont quatre fois plus nombreuses que les hommes à déclarer avoir eu des rapports pour faire plaisir à leur partenaire, même si la fréquence de cette déclaration diminue chez les plus jeunes (elles demeurent toutefois deux fois plus nombreuses que les hommes). Le plaisir sexuel n’étant pas construit comme autonome et évident pour les femmes, la question de la simulation du plaisir par les femmes est une thématique récurrente des discours médiatiques sur la sexualité. Si la simulation reste une crainte dans la presse masculine (hétérosexuelle), elle demeure intégrée à la socialisation sexuelle des femmes, par le biais notamment de la presse féminine. Le plaisir sexuel féminin est donc généralement présenté à la fois comme un mystère et comme un

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 463

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Plaisir sexuel

07/02/2017 09:23:41

Plaisir sexuel

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

objet de suspicion, difficile d’accès. Dans ce cadre, les hommes seraient les uniques vecteurs et dépositaires techniques du plaisir. Cette minoration du plaisir féminin a été renforcée par la construction sociale d’une frigidité féminine, thèse centrale de la scienta sexualis occidentale depuis le xixe siècle. Cette croyance en une frigidité féminine est révélatrice du biais hétéronormé et conjugal de l’expertise sexologique. Les investigations les plus récentes de la médecine sexuelle participent à une rebiologisation genrée de la sexualité et à une nouvelle hiérarchisation des réponses sexuelles des femmes et des hommes [Gardey et Hasdeu, 2015]. La presse française a relayé cette thèse à grand renfort de psychologisation de la sexualité féminine [Legouge, 2013] et la frigidité, l’absence de sensations charnelles, y devient le signe d’une asexualité, d’une inappétence sexuelle. Les magazines instaurent une confusion entre frigidité et absence de plaisir lors de la pénétration hétérosexuelle. Si le plaisir et le désir peuvent être déconnectés, ils ont toutefois partie liée. Le plaisir éprouvé lors d’une pratique sexuelle induit en effet une plus grande implication. À la suite des travaux de Gagnon et Simon et de leurs théories des scripts sexuels, la sociologie de la sexualité a montré de quelle manière la sexualité et notamment les désirs sexuels sont socialement construits [voir la notice « Scripts sexuels »]. Or, pour le sens commun, la croyance en l’existence d’une pulsion naturelle demeure, et de manière différentielle selon les hommes et les femmes [voir la notice « Psychanalyse »]. Des « besoins » impérieux sont attribués aux hommes [Bajos et Bozon, 2008] et, s’il existe une multiplicité de représentations sexuelles convoquant le désir des hommes, au contraire, c’est l’absence de désir qui caractérise souvent les représentations de la sexualité des femmes (et non son inexistence). Le désir sexuel n’existe pas de manière ontologique, mais à travers des signaux et des significations associés au sexuel, en sorte qu’il n’existe pas de « désir masculin » et de « désir féminin » par essence. Le désir ne se représente pas, les objets du désir le sont eux d’abondance [voir la notice « Désir(s) »]. Les objets de désir sont en grande partie destinés à un public masculin hétérosexuel, et portent essentiellement sur des représentations de femmes en posture de disponibilité sexuelle dans un cadre hétérosexuel. Il existe des représentations d’hommes objets de désir dans la subculture gaie [Chauvin et Lerch, 2013, p. 52‑58 ; voir la notice « Hétéro/homo »]. Les transformations des comportements sexuels des cinquante dernières années n’ont pas induit davantage de représentations d’objets de désir pour les femmes hétérosexuelles, c’est-­à-­dire des hommes en posture de disponibilité sexuelle. Les tentatives se sont soldées soit par des échecs éditoriaux [Damien-­Gaillard et Soulez, 2001], soit par des réactions hostiles. En effet, une trop forte connotation homosexuelle est repro-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 464

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

464

07/02/2017 09:23:41

465

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

chée aux calendriers des Dieux du stade, l’une des rares représentations grand public d’hommes comme objets de désir : le public est nécessairement envisagé comme masculin, et donc gai. Cette faible représentation des objets de désir potentiels pour les femmes hétérosexuelles silencie ce désir. Ces dernières sont socialisées à n’être que des objets de désir, c’est-­à-­dire à être désirées. Elles doivent se conditionner à être sexuellement excitées en se conformant à une définition androcentrée de la sexualité, c­ ’est-­à-­dire à être excitées à l’idée d’exciter leur partenaire. La sexualité et ses plaisirs constituent aussi un instrument puissant de « fabrique des garçons » hétéronormés : l’usage du corps masculin et de ses plaisirs est un lieu de reproduction des catégorisations et hiérarchisations de genre et de sexualité. La masculinité hégémonique et l’hétéronormativité imposent aux hommes hétérosexuels des restrictions d’usage de leur corps et de sa production : les pratiques anales (digitales, linguales, avec des instruments) et l’ingestion de sperme demeurent des comportements suspectés d’homosexualité. Les plaisirs du corps masculin sont limités. Y compris dans les recherches récentes, les pratiques anales pour les hommes (sauf cas précis d’une recherche sur un public gai) sont systématiquement pensées comme actives : dans l’enquête Contexte de la sexualité en France, la sodomie n’est pas précisée comme étant active ou passive quand on compare les pratiques des hommes et des femmes [Bajos et Bozon, 2008, p. 275]. Dans la presse masculine hétérosexuelle également, le silence est fait sur la stimulation anale des hommes, concourant à l’illégitimité de ces plaisirs. Appétence sexuelle et disponibilité sexuelle : penser la subjectivité Les scripts sexuels des années 2000 ont fortement évolué par rapport à ceux des années 1960 (par exemple, l’intégration des pratiques orales au répertoire ordinaire). La sexualité des femmes hétérosexuelles ne constitue pas le résultat d’un rapport de domination unilatéral et invariable : « Affirmer que le genre en tant que hiérarchie relève de la structure ne signifie pas que le pouvoir s’exerce uniformément et invariablement entre deux personnes, ni que la pratique et l’expérience soient entièrement déterminées par les structures et l’idéologie patriarcales » [Jackson, 1996, p. 19]. La « désessentialisation » des pratiques sexuelles dans un cadre hétérosexuel ne peut donc réduire le rapport sexuel pénétratif hétérosexuel à une performance patriarcale. Une analyse restreinte aux seuls effets de domination se traduirait par une confusion entre l’appétence sexuelle et la disponibilité sexuelle. La « disponibilité sexuelle » souligne le fait maté-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 465

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Plaisir sexuel

07/02/2017 09:23:41

Plaisir sexuel

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

riel et l’effet idéologique de l’appropriation de la sexualité des femmes par les hommes [Guillaumin, 1992]. Le continuum des échanges économico-­ sexuels entre femmes et hommes, et le fait que, pour les femmes, la sexualité constitue « une monnaie d’échange » illustrent cette disponibilité sexuelle féminine [Tabet, 2004]. Au contraire, l’« appétence sexuelle » désigne la poursuite d’actions sexuelles à des fins sexuelles, et notamment orgasmiques. Néanmoins, le mobile d’un rapport sexuel, allant du don à l’échange en passant par le devoir, le mérite, l’attrait, n’est jamais « pur », mais configuré par ces multiples logiques [Campagna, 2009]. La distinction entre ces deux dimensions (disponibilité et appétence) permet de penser un espace féministe matérialiste pro-­sexe qui ne se limite pas à la sphère lesbienne et qui permet de subvertir l’hétérosexualité. Il s’agit de reconnaître aux femmes, y compris hétérosexuelles, les bénéfices sexuels de la sexualité et, par conséquent, une « subjectivité sexuelle ». La disponibilité sexuelle des femmes postule que « l’identité des femmes est susceptible d’être façonnée par des impératifs hétérosexuels, comme le besoin d’attirer et de satisfaire un homme. Le fait d’être sexuellement désirable, qui semble extrêmement important dans l’auto-­estime féminine, est lié aux pratiques disciplinaires du genre, qui produisent de dociles corps féminins » [Jackson, 1996, p. 16]. Il s’agit de repenser la notion d’objet de désir et ses corrélations avec celle de disponibilité. Être un objet de désir n’évacue pas la subjectivité et ne signifie pas nécessairement le fait d’être disponible sexuellement. Se positionner comme un objet de désir apporte des bénéfices sexuels : en premier lieu, la potentialité d’un rapport sexuel et la jouissance qu’il procure (si on considère les deux comme allant de pair). L’article « Hétérosexualité et féminisme » d’Emmanuelle de Lesseps est de ce point de vue fondamental [1980]. Sans nier la spécificité de la position critique sur l’ordre hétérosexuel liée au lesbianisme, de Lesseps propose de ne pas rayer d’un trait les capacités de politisation de la sexualité entre partenaires de sexe différent. L’obligation sociale à l’hétérosexualité d’une part, le désir hétérosexuel d’autre part, coexistent certes, mais la première ne suffit pourtant pas à expliquer le second. Un désir hétérosexuel féministe est envisageable. Par ailleurs, la contradiction ne signifie pas l’incohérence. Comme de Lesseps le souligne, l’analyse doit distinguer les désirs et les visées féministes, révéler les inter­ actions (c’est-­à-­dire les répercussions d’un renouvellement des pratiques sexuelles sur les rapports sociaux de sexe) et les contradictions d’intérêts entre les deux plans. L’oppression ne se déploie pas de manière linéaire et continue, du niveau politique, économique au niveau interindividuel. Il ne faut pas confondre le niveau des relations interindividuelles et le niveau des rapports sociaux (de sexe, de classe, de race) : « Les

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 466

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

466

07/02/2017 09:23:41

467

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

relations sociales sont immanentes aux individus concrets entre lesquels elles apparaissent. Les rapports sociaux sont, eux, abstraits et opposent des groupes sociaux autour d’un enjeu » [Kergoat, 2011]. Et il ne suffit pas d’inverser les pratiques sexuelles entre hommes et femmes pour résister aux rapports de pouvoir. Les pratiques consenties dans des relations interindividuelles, même violentes, n’émanent pas nécessairement des rapports inégalitaires de genre. Comme le soulignent les travaux de Gayle Rubin [2010], les discours de disqualification de certaines pratiques sexuelles (comme le sadomasochisme par exemple) contribuent à la hiérarchisation des individus entre « straights » et « parias » sexuels. La normativité sexuelle est le produit de l’imbrication des catégorisations sexuelle et de genre : rapports de sexe et rapports de sexualité prescrivent aux hétérosexuelles des attitudes sexuelles. La posture de concession (assignée aux femmes) et la concentration sur le plaisir du partenaire sont hétéronormées. « Généralement, pour les hétérosexuelles, avoir la maîtrise du scénario sexuel signifie critiquer les pratiques trop limitatives du partenaire, ou encore habituer l’autre à son propre corps. Alors que pour les lesbiennes interrogées, avoir la maîtrise du scénario sexuel, c’est prioritairement être centrée sur le plaisir de l’autre, et éprouver du plaisir dépend de la jouissance de l’autre. Perdre la maîtrise peut vouloir dire composer avec l’autre un changement du scénario : c’est-­à-­dire accéder au plaisir pour soi et par l’autre » [Chetcuti, 2010, p. 217‑218]. Le modèle du don de soi, du « faire plaisir » à l’autre est valorisé chez les lesbiennes. Au contraire, une femme hétérosexuelle de bonne morale se doit de se sentir utilisée et dépossédée quand elle donne du plaisir sexuel à un partenaire masculin. La disponibilité sexuelle attribuée aux femmes est envisagée sous la modalité d’objet sexuel actif lorsqu’il s’agit de prodiguer un plaisir sensuel unilatéral (par exemple la fellation) ou passif, lorsqu’il s’agit d’être pénétrée. On ne reconnaît pas l’activité et la maîtrise de la première modalité dans un contexte hétérosexuel. La seconde modalité (dans un contexte hétérosexuel sans contrainte) est nécessairement envisagée sans rétroactivité et sans bénéfice. Cette différence de traitement se fait jour dans un contexte hiérarchique lié au genre et au rapport social de sexualité, eux-­mêmes combinés à des logiques de classe et de race. Une nouvelle primauté accordée au plaisir dans la relation sexuelle induit une transformation des objectifs assignés à la sexualité des femmes, notamment dans le cadre de rapports avec des hommes. Il ne s’agirait dès lors plus de « céder » aux avances d’un homme en ayant fait l’inventaire préalable des bénéfices non sexuels (œuvrer pour la pérennité du couple, faire plaisir au partenaire, s’inscrire dans une « modernité » identitaire), mais de rechercher des profits directement sexuels. La légi-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 467

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Plaisir sexuel

07/02/2017 09:23:41

Plaisir sexuel

468

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Renvois aux notices : Désir(s) ; Éducation sexuelle ; Hétéro/homo ; Objets ; Organes sexuels, Scripts sexuels.

Bibliographie Adam A., Duplan K., Gallot F., Gonzalez-­Quijano L., Roucoux G. et Valzema M.-­S. (2016), « Le sexe sous contrôle médical. Introduction », Cahiers du genre, vol. 1, n° 60, p. 5‑14. Bajos N. et Bozon M. (dir.) (2008), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte. Beauvoir S. de (2007 [1949]), Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard. Béjin A. (1990), Le Nouveau Tempérament sexuel. Essai sur la rationalisation et la démocratisation de la sexualité, Paris, Kimé. Bozon M. (2009), Sociologie de la sexualité, Paris, Armand Colin, « Sociologie ». Campagna N. (2009), « Logiques du rapport sexuel », Genre, sexualité & société, n° 2. Chaperon S. (2004), « Contester normes et savoirs sur la sexualité (France-­ Angleterre, 1880‑1980) », in Gubin E., Jacques C., Rochefort F., Studer B., Thébaud F. et Zancarini-­Fournel M. (dir.), Le Siècle des féministes, Paris, Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières. Chauvin S. et Lerch A. (2013), Sociologie de l’homosexualité, Paris, La Découverte, « Repères ». Chetcuti N. (2010), Se dire lesbienne. Vie de couple, sexualité, représenta‑ tion de soi, Paris, Payot. Damien-­Gaillard B. et Soulez G. (2001), « L’alcôve et la couette. Presse féminine et sexualité : l’expérience éphémère de Bagatelle (1993‑1994) », Réseaux, vol. 1, n° 105, p. 101‑129. Gagnon J. (2008), Les Scripts de la sexualité. Essais sur les origines culturelles du désir, Paris, Payot. Gardey D. et Hasdeu J. (2015), « Cet obscur sujet du désir. Médicaliser les troubles de la sexualité féminine en Occident », Travail, genre et sociétés, vol. 2, n° 34, p. 73‑92. Guillaumin C. (1992), Sexe, Race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, Éditions Côté-­femmes.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 468

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

timité de la recherche de profits sexuels pour les femmes valorise un désir qui ne se limiterait plus au seul désir d’être désirées, mais s’orienterait vers des objets de désir. Ces transformations bouleversent la sphère hétérosexuelle et, du fait de l’imbrication des rapports sociaux, jettent aussi un trouble dans d’autres dimensions des rapports sociaux. La valorisation de la disponibilité sexuelle des hommes, c’est-­à-­dire le fait de les placer dans une posture d’objets de désir, déstabilise les logiques de genre et met en critique l’hétérocentrisme, ce primat donné à l’hétérosexualité sur l’homosexualité.

07/02/2017 09:23:41

469

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Hite S. (1977), Le Rapport Hite, Paris, Robert Laffont. Jackson S. (1996), « Récents débats sur l’hétérosexualité : une approche féministe matérialiste », Nouvelles Questions Féministes, vol. 17, n° 3. Kergoat D. (2011), « Comprendre les rapports sociaux », « Articuler les rapports sociaux. Classes, sexes, races », Raison Présente, n° 178. Kinsey A., Pomeroy W. et Martin C. (1948), Le Comportement sexuel de l’homme, Paris, Éditions du Pavois. Koedt A. (2010), « Le mythe de l’orgasme vaginal », Nouvelles Questions Féministes, vol. 29, n° 3, p. 14‑22. Legouge P. (2013), « Démocratie sexuelle, sexualité et rapports sociaux. Les représentations de la sexualité de la presse », thèse de sociologie, université de Strasbourg, . Lesseps E. de (1980), « Hétérosexualité et féminisme », Questions féministes, n° 7, p. 55‑69. Löwy I. (2006), L’Emprise du genre. Masculinité, Féminité, Inégalité, Paris, La Dispute, « Le genre du monde ». Marquet J. (2004) « Sexualité consentie, fidélité et performance », in Marquet J. (dir.), Normes et conduites sexuelles. Approches sociologiques et ouvertures pluridisciplinaires, Louvain-­La-­Neuve, Bruylant Academia. Masters W. et Johnson V. (1966), Human Sexual Response, Boston, Little, Brown and Co. Mazaurette M. et Mascret D. (2007), La Revanche du clitoris, Paris, La Musardine, « L’attrape-­corps ». Rubin G. (2010), Surveiller et Jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, Epel. Tabet P. (2004), La Grande Arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-­sexuel, Paris, L’Harmattan, « Bibliothèque du féminisme ». Welzer-­Lang D. (2007), Utopies conjugales, Paris, Payot.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 469

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Plaisir sexuel

07/02/2017 09:23:41

Poids

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Manger, s’habiller, s’asseoir dans le bus, faire l’amour, aller à la plage sont autant d’activités qui mettent en jeu le poids, dans ses représentations, ses interactions avec autrui ou ses dimensions corporelles. S’intéresser au poids, c’est donc tout autant analyser les politiques publiques – la lutte contre la malnutrition, par exemple – que détailler des vécus quotidiens et des représentations subjectives. Une multitude de disciplines et de méthodes permettent ainsi de saisir cette problématique et de décrire la manière dont le poids est traversé par de nombreux rapports de domination. Historiquement, la médicalisation du poids a renforcé, par exemple, la légitimité des normes esthétiques des classes dominantes, elles-­mêmes souvent influencées par des croyances morales, tel le lien entre beauté, santé et moralité. Le poids sera donc en premier lieu analysé comme le réceptacle de différentes normes et représentations sociales. Être catégorisé·e comme « mince », « normal·e » ou « obèse » n’est jamais indépendant des caractéristiques sociales des personnes ainsi définies ni du contexte particulier de l’interaction. Ensuite, le poids sera saisi comme un objet de stigmatisations et de discriminations dans le quotidien de certaines personnes, mais également comme un outil de revendications et de résistances, à travers les mouvements du fat activism notamment. Le poids, réceptacle des normes sociales Le corps et la corpulence sont des problématiques traditionnellement biologiques, médicales ou psychologiques. L’obésité et l’anorexie sont considérées comme des « maladies » quand le poids dit « normo-­ pondéré » est pris comme un indicateur de bonne santé. Face à ces catégories médicales, de nombreux travaux de sciences sociales ont eu à cœur de révéler l’historicité et les enjeux entourant ces définitions. L’analyse des controverses sur l’indice de masse corporelle (IMC) [de Saint-Pol,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 470

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Solenn Carof

07/02/2017 09:23:41

471

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

2007 ; Poulain, 2009 ; Carof, 2015] ou l’analyse des discours politiques [Bergeron et Castel, 2010 ; Bossy, 2010] et médiatiques [Saguy, 2013] sur le poids ont mis en lumière les croyances, valeurs et représentations sociales qui sous-­tendent la corpulence. La recherche d’un « individu moyen », tel qu’il a été décrit par le statisticien Adolphe Quetelet au xixe siècle, continue à influencer la définition de la « normalité pondérale », qu’elle soit statistique ou morale. En ce qui concerne l’obésité, l’analyse des controverses touchant à sa mesure – l’IMC – et à ses seuils, ainsi qu’aux outils statistiques utilisés dans les articles épidémiologiques pour la décrire, permet de montrer que sa désignation comme « maladie » n’est pas aussi évidente que les discours médiatiques et politiques tendent à le faire croire. De nombreux épidémiologistes et scientifiques s’affrontent dans les journaux spécialisés et sur la scène publique pour savoir si le surpoids et l’obésité sont dangereux pour la santé et, s’ils le sont, à partir de quel seuil. Ces controverses ont désormais pris de l’ampleur aux États-­Unis, ce qui témoigne également de la complexité du poids et des variables pouvant l’influencer. Elles sont cependant peu prises en compte dans les sphères politiques. À la suite de la qualification par l’Organisation mondiale de la santé de l’obésité (IMC de plus de 30 kg/m²) comme « maladie » en 1997, de nombreuses politiques publiques ont été mises en place pour réguler cette nouvelle « épidémie », selon les termes de l’OMS. En France, par exemple, outre le troisième Plan national nutrition-­santé (PNNS) 2011‑2015 qui évoque un objectif de réduction de la prévalence du surpoids et de l’obésité dans la population française, un Plan national obésité, dirigé par le spécialiste français Arnaud Basdevant, a été lancé en 2010. Ces politiques publiques s’appuient souvent sur l’idée selon laquelle le poids est lié à l’évolution des conditions de vie, mais également aux « mauvais » comportements alimentaires de certains individus. Elles oublient ainsi parfois la diversité des représentations du corps, de l’alimentation, de la beauté et de la santé qui existe dans les sociétés occidentales. L’historien Georges Vigarello [2010] a rappelé que la critique des fortes rondeurs a existé dès la Renaissance, en particulier pour les femmes des milieux aisés. Cette critique n’empêchait cependant pas la valorisation fréquente d’un léger embonpoint féminin. Le magistrat et gastronome français Brillat-­Savarin, au xixe siècle, défendait ainsi les rondeurs féminines tout en critiquant la maigreur chez les femmes, qu’il associait à la mauvaise santé. Cet idéal s’est ensuite transformé à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle avec la montée en puissance de l’hygiénisme et de la médicalisation du poids, la moralisation de la corpulence des plus pauvres et la transformation des modes de vie (évolution des métiers, naissance du prêt-­à-­porter, développement des loisirs).

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 471

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Poids

07/02/2017 09:23:41

Poids

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Les rondeurs auparavant valorisées deviennent progressivement inacceptables et la minceur est peu à peu érigée en norme à la fois de classe et de genre. C’est la raison pour laquelle l’IMC moyen des mannequins féminins a continué à baisser dans la seconde moitié du xxe siècle, alors que la prévalence du surpoids et de l’obésité commençait à augmenter [Fischler, 1990]. L’idéal physique s’est ainsi éloigné de la réalité pondérale d’une partie non négligeable de la population. Mais, si être mince est une norme très prégnante pour les femmes, les hommes tendent aussi, du fait des discours publics « anti-­obésité », à se sentir plus concernés qu’auparavant par leur poids. Les troubles du comportement alimentaire, l’anorexie par exemple, restent cependant majoritairement féminins [Darmon, 2003], comme ils l’étaient déjà au xixe siècle [Brumberg, 1988]. Ces troubles révèlent un idéal qui pousse les jeunes filles et les femmes à être minces, la minceur étant pensée comme un synonyme de fragilité et de délicatesse. À l’opposé de cet idéal, de nombreuses femmes corpulentes ou sportives professionnelles (judokas, joueuses de tennis, nageuses, etc.) sont considérées comme trop lourdes, trop musclées et trop « visibles » dans les sociétés contemporaines. Si la femme « forte » renvoie une image trop masculine, l’homme « costaud » désigne au contraire l’homme positivement viril, le poids étant alors utilisé comme un marqueur de force physique. Cependant, bien que le seuil de tolérance du surpoids soit plus élevé pour les hommes que pour les femmes, les rondeurs de l’homme obèse et sa passivité supposée le rapprochent des stéréotypes négatifs de la féminité, pour lesquels il est alors critiqué [Monaghan, 2005]. L’homme très corpulent est raillé dans les médias, tout comme l’adolescent maigrichon, pas assez viril selon la norme masculine, est moqué dans les cours d’école. En s’appuyant sur des données variées – entretiens, observations ethnographiques ou questionnaires –, plusieurs auteur·e·s ont également étudié les pratiques et aux représentations alimentaires des populations immigrées et des minorités dans les pays occidentaux [Hassoun, 1996], et à leur décalage face aux injonctions nutritionnelles portées dans l’espace public [Pillarella, Renaud et Lagacé, 2007]. Le poids comme l’alimentation peuvent avoir des significations multiples selon les groupes sociaux. Des différences en termes de perception de la corpulence ont ainsi pu être décrites de manière quantitative aux États-­Unis [Hendley et al., 2011]. Ces études ont révélé que les femmes noires défendaient fréquemment des normes corporelles différentes de celles des femmes blanches, ce qui pouvait notamment se traduire par des régimes amaigrissants moins fréquents. Ces différences, loin d’être interprétées de façon essentialiste ou culturaliste, ont été analysées par la psychologie sociale en termes de comparaison intragroupe [Hebl, King et Perkins, 2009].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 472

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

472

07/02/2017 09:23:41

473

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Le rejet ou l’acceptation des fortes corpulences évoluait, au cours des expériences effectuées, avec la corpulence moyenne supposée du groupe de référence. En outre, si les femmes noires dont le poids est plus élevé que la norme semblent mieux acceptées que les femmes blanches dans la même situation, elles sont souvent reléguées dans des rôles de « mères nourricières », ce qui légitime leur exclusion de la sphère publique et des professions qualifiées [Beaubœuf-­Lafontant, 2003]. Cette exclusion démontre l’intrication fondamentale des rapports de classe, de race et de genre au sujet du poids. En termes de différences sociales, Pierre Bourdieu [1979] ainsi que Christiane et Claude Grignon [1980] ont rappelé l’importance des variations des normes corporelles et des pratiques alimentaires selon le milieu social en France. Plus récemment, Anne Lhuissier [2012], en interrogeant des femmes de milieu populaire sur leurs pratiques de régime, a pu constater l’importance de l’emploi et de la mobilité sociale intra ou intergénérationnelle sur le sens donné au poids et à l’alimentation. Si les rondeurs sont associées aux classes populaires, la minceur devient alors synonyme de classe sociale supérieure et peut, dans ce cadre, être recherchée dans un objectif d’ascension sociale. Cette « distinction » corporelle de la minceur est particulièrement prégnante en France, ainsi qu’ont pu le décrire plusieurs études quantitatives [dont celle de Robineau et de Saint-Pol, 2013]. Les personnes les plus défavorisées étant celles qui ont les prévalences de surpoids et d’obésité les plus élevées en Occident [Ball et Crawford, 2005], valoriser la responsabilité individuelle comme solution face à l’obésité revient à désigner ces parties de la population comme irresponsables, ignorantes ou incapables de se prendre en main. La responsabilisation des individus devant désormais « prendre en charge » leur santé, leur alimentation et leur poids tend ainsi à rendre légitimes différentes formes de stigmatisation, de discrimination et d’exclusion des personnes corpulentes. Stigmatisations et résistances au quotidien Si Goffman a distingué différentes sortes de stigmate [1975], entre les « monstruosités du corps », les « tares du caractère » et « la race, la nationalité et la religion », il n’a pas analysé le stigmate des fortes corpulences, étudié en revanche par Werner J. Cahnman aux États-­Unis dans un article de 1968. Dans une revue de littérature parue en 2009, Rebecca M. Puhl et Chelsea Heuer ont décrit les stigmatisations et discriminations que subissent les personnes corpulentes dans de nombreux pays du monde. Celles-­ci sont présentes au sein du monde médical [Epstein et Ogden, 2005], professionnel [Paraponaris, Saliba et Vente-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 473

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Poids

07/02/2017 09:23:41

Poids

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

lou, 2005], mais également dans l’espace public ou au sein de la famille [Carof, 2015]. Elles conduisent les personnes concernées à fuir les cabinets médicaux tout autant qu’à s’autocensurer dans les différents espaces de la vie sociale, par peur d’insultes, de critiques ou de gestes agressifs. Bien qu’en France le critère de l’« apparence physique » ait été introduit en 2001 dans l’article 225‑1 du code pénal, cette discrimination est peu punie par la loi. Dans d’autres pays, comme en Allemagne, c’est sous le critère du « handicap » que les personnes obèses peuvent réclamer une prise en compte de leur discrimination, alors même qu’un grand nombre d’entre elles n’ont ni handicap ni problème de santé particulier en dehors de leur catégorisation par l’IMC comme « malades ». Cependant, des évolutions sont à l’œuvre. Plusieurs groupes parlementaires britanniques ont ainsi constaté dans un rapport de 2012, Reflections on Body Image, qu’un·e Britannique sur cinq avait été discriminé·e ou stigmatisé·e à cause de sa forte corpulence. Ils ont préconisé un amendement à la loi sur l’égalité de 2010 pour reconnaître ce type de discrimination sur la même base que d’autres formes de discriminations, sexuelles ou raciales par exemple. Cette recommandation semble d’autant plus justifiée que les discriminations pondérales sont quasiment aussi nombreuses que celles fondées sur la couleur de la peau, ainsi que l’ont montré Rebecca M. Puhl et ses collègues [2008] en analysant des données statistiques sur les États-­Unis. Ces discriminations et stigmatisations continuelles accentuent en outre le désir des personnes corpulentes de maigrir, alors même que les solutions préconisées (médicaments, chirurgies bariatriques  1, régimes) sont hautement controversées. Le rapport de 2010 de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) sur les régimes en France a notamment montré que ces pratiques pouvaient avoir des conséquences très graves en termes physiologiques (déséquilibres nutritionnels), psychologiques et comportementaux. Pourtant, les régimes continuent à être conseillés par des praticiens, en particulier pour les personnes les plus corpulentes, conduisant un grand nombre d’entre elles à expérimenter un phénomène de yo-­yo qui accentue leur surcharge pondérale et leur mal-­être. La promotion des régimes ou, du moins, la critique fréquente de l’obésité ont ainsi pour conséquence d’accroître l’inquiétude de nombreuses femmes « normo-­pondérées » ou « minces » face au contrôle de leur poids, alors même que ces dernières ne respectent pas toujours les préconisations 1.  La chirurgie bariatrique cherche soit à réduire le volume de l’estomac (anneau), soit à relier directement l’estomac à l’intestin (bypass), soit encore à amputer une partie de l’estomac (sleeve). L’objectif de ces opérations est de réduire la consommation calorique ou l’absorption des aliments et ainsi de faire perdre du poids aux patient·e·s.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 474

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

474

07/02/2017 09:23:41

475

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

nutritionnelles du fait d’une alimentation souvent trop restrictive [Ruxton et Derbyshire, 2010]. Les faibles corpulences sont également régulièrement mises à l’index dans l’espace public. En France, par exemple, un projet de loi a ainsi été déposé en 2015 pour proposer d’interdire la présence de mannequins ayant des IMC de moins de 18 kg/m². À la même période, l’Assemblée nationale a voté la condamnation juridique des sites dits « pro-­ ana » (pro-­anorexiques), alors même que les expert·e·s dénonçaient cette pénalisation des malades (finalement cet article de loi a été supprimé par le Sénat). Ces deux exemples témoignent d’une norme sociale touchant aussi bien les très fortes que les très faibles corpulences. Le poids révèle ainsi un phénomène très prégnant de médicalisation du corps, qui touche prioritairement les femmes. La puberté, la prise de la pilule, la grossesse ou la ménopause sont autant d’étapes durant lesquelles le poids est mesuré et contrôlé, même pour les femmes qui ont une corpulence considérée comme médicalement « normale ». Face à ces normes esthétiques, nutritionnelles et médicales restrictives et stigmatisantes, de nombreuses personnes obèses ont décidé de s’inscrire dans un mouvement large, alliant associations officielles, groupes éphémères, blogs et sites Internet, pour des objectifs aussi variés que la lutte contre les discriminations, la valorisation de la beauté des rondes ou le rejet politique de la médicalisation du poids. Ce fat activism est né aux États-­ Unis en 1967 [Cooper, 1998 ; Schoenfielder et Wieser, 1983], durant la seconde vague féministe, avant de se diffuser en Europe et au Canada par le biais des réseaux féministes et des magazines lesbiens. Un groupe de thérapie alternative, le Fat Underground, né dans les années 1970, affirmait ainsi : « Doctors are the enemy. Weight loss is genocide » [Golda Bracha Fishman, 1998]. À la suite de ces premiers groupes, de nombreuses associations ont été formées pour soutenir et aider les personnes très corpulentes à lutter contre la discrimination dont elles sont victimes. C’est le cas notamment de The National Association to Advance Fat Acceptance (NAAFA), fondée en 1960 aux États-­Unis, de Dicke e.V. – der Verein zur Akzeptanz dicker Menschen, créée en 1974 en Allemagne, et d’Allegro fortissimo, fondée en France en 1989 par l’actrice Anne Zamberlan. La sociologue Abigail Saguy, dans une enquête ethnographique sur la NAAFA [Saguy et Ward, 2011], a montré que cette association regroupait majoritairement des femmes blanches, de classe moyenne et de très forte corpulence. Depuis les années 1990 et en lien avec l’évolution du féminisme, le fat activism s’est transformé et de nombreux groupes se revendiquent désormais queer, défendant par exemple l’idée que « toute pratique sexuelle impliquant une personne grosse est par définition “queer”, quel que soit le genre de chacune des personnes

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 475

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Poids

07/02/2017 09:23:42

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

impliquées » [Blank, 2000, p. 64, notre traduction]. Pour d’autres, il est important de comparer les discriminations liées au poids avec celles qui concernent la classe, la race, le genre ou le handicap par exemple et d’insister sur l’importance d’une lutte commune. Mais des divisions se sont également formées au sein de ces mouvements, entre celles et ceux qui critiquent toute forme de médicalisation et d’amaigrissement et celles et ceux qui revendiquent, par exemple, le droit à être pris·es en charge par les assurances sociales et les mutuelles ou à faire de la chirurgie bariatrique pour perdre leur surcharge pondérale. De même, ces mouvements s’opposent entre défense de la beauté des personnes rondes et du consumérisme capitaliste, qui l’accompagne parfois, et critique de la notion même d’idéal de beauté. Le fat activism rencontre ainsi les mêmes débats que le féminisme, dont il est en partie originaire. Le poids s’est construit progressivement comme un objet de résistances individuelles et de revendications collectives, notamment grâce au développement des fat studies aux États-­Unis puis dans quelques pays européens depuis le début des années 2000. Ce courant académique insiste en particulier sur l’invisibilité des femmes rondes dans l’espace politique, médiatique et cinématographique, qui ne fait que rappeler l’invisibilité exigée pour toutes les femmes dans les sphères publique et professionnelle. Sandra Lee Bartky affirme : « À cause de la “tyrannie actuelle de la minceur”, les femmes n’ont pas le droit de devenir corpulentes ou imposantes : elles doivent prendre le moins de place possible » [1998, notre traduction]. Les études sur le genre ont ainsi intérêt à se pencher sur cette problématique pondérale qui révèle l’importance des injonctions corporelles et leurs liens avec la place attribuée à chacun·e dans la société. Travailler sur les normes pondérales permet également de mettre en lumière la pertinence des analyses intersectionnelles, le poids reproduisant et reconfigurant en permanence les caractéristiques sociales des individus et les rapports sociaux qui en découlent. Renvois aux notices : Beauté ; Consommation ; Corps légitime ; Gouvernement des corps ; Race ; Santé ; Séduction ; Taille.

Bibliographie Actes de la recherche en sciences sociales (2015), « Le poids des corps », vol. 3, n° 208. All Party Parliamentary Group on Body Image (2012), Reflections on Body Image, Londres, YMCA, .

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 476

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Poids

476

07/02/2017 09:23:42

477

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Ball K. et Crawford D. (2005), « Socioeconomic status and weight change in adults : a review », Social Science and Medecine, vol. 60, n° 9, p. 1987‑2010. Blank H. (2000), Big Big Love. A Sourcebook on Sex for People of Size and Those Who Love Them, Emeryville, Greenery Press. Bartky S. L. (1998), « Foucault, feminity, and the modernization of patriarchal power », in Weitz R. (dir.), The Politics of Women’s Bodies. Sexuality, Appearance, and Behavior, Oxford, Oxford University Press, p. 25‑45. Beaubœuf-­Lafontant T. (2003), « Strong and large Black women ? Exploring relationships between deviant womanhood and weight », Gender and Society, vol. 17, n° 1, p. 111‑121. Bergeron H. et Castel P. (dir.) (2010), Regards croisés sur l’obésité, Paris, Presses de Sciences Po. Bossy T. (2010), « Les différentes temporalités du changement : la mise sur agenda de l’obésité en France et au Royaume-­Uni », in Palier B. et Surel Y. (dir.), Quand les politiques changent, Paris, L’Harmattan. Bourdieu P. (1979), La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit. Brumberg J. J. (1988), Fasting Girls. The Emergence of Anorexia Nervosa as a Disease, Cambridge, Harvard University Press. Cahnman W. J. (1968), « The stigma of obesity », The Sociological Quarterly, vol. 9, n° 3, p. 283‑299. Carof S. (2015), «  Le “surpoids”, un stigmate acceptable  ? Représentations, discriminations et réappropriations des rondeurs féminines en France, en Allemagne et en Angleterre », thèse de sociologie, Paris, EHESS. Cooper C. (1998), Fat and Proud. The Politics of Size, Londres, The Women’s Press. Darmon M. (2003), Devenir anorexique. Une approche sociologique, Paris, La Découverte. Epstein L. et Ogden J. (2005), « A qualitative study of GPs’ views of treating obesity », British Journal of General Practitioners, vol. 55, n° 519, p. 750‑754. Fischler C. (1990), L’Homnivore, Paris, Odile Jacob. Goffman E. (1975 [1963]), Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit. Golda Bracha Fishman S. (1998), « Life in the fat underground », The Radiance, . Grignon C. et Grignon Ch. (1980), « Styles d’alimentation et goûts populaires », Revue française de sociologie, vol. 21, no 4, p. 531‑569. Hassoun J.-­P. (1996), « Pratiques alimentaires des Hmong du Laos en France : manger moderne dans une structure ancienne », Ethnologie fran‑ çaise, vol. 26, no 1, p. 151‑167. Hebl M. R., King E. B. et Perkins A. (2009), « Ethnic differences in the stigma of obesity : identification and engagement with a thin ideal », Journal of Experimental Social Psychology, vol. 45, no 6, p. 1165‑1172.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 477

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Poids

07/02/2017 09:23:42

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Hendley Y., Zhao L., Coverson D. L. et al. (2011), « Differences in weight perception among Blacks and Whites », Journal of Women’s Health, vol. 20, n° 12, p. 1805‑1811. Lhuissier A. (2012), « The weight-­loss practices of working-­class women in France », Food, Culture and Society, vol. 15, n° 4, p. 645‑666. Monaghan L. (2005), « Big handsome men, bears and others : virtual constructions of “fat male embodiment” », Body and Society, vol. 11, n° 2, p. 81‑111. Paraponaris A., Saliba B. et Ventelou B. (2005), « Obesity, weight status and employability : empirical evidence for a French national survey », Economics and Human Biology, vol. 3, n° 2, p. 241‑258. Pillarella S., Renaud L. et Lagacé M.-­C. (2007), « Acculturation alimentaire des immigrants récents de l’Afrique de l’Ouest francophone établis à Montréal : une analyse écologique », in Renaud L. (dir.), Les Médias et le façonnement des normes en matière de santé, Québec, Presses de l’université du Québec. Poulain J.-­P. (2009), Sociologie de l’obésité, Paris, PUF. Puhl R. M., Andreyeva T. et Brownell K. D. (2008), « Perceptions of weight discrimination : prevalence and comparison to race and gender discrimination in America », International Journal of Obesity, vol. 32, n° 6, p. 992‑1000. Puhl R. M. et Heuer C. A. (2009), « The stigma of obesity : a review and update », Obesity, vol. 17, n° 5, p. 941‑964. Robineau D. et Saint-Pol T. de (2013), « Les normes de minceur : une comparaison internationale », Population et Sociétés, n° 504. Ruxton C. H. S. et Derbyshire E. J. (2010), « Women’s diets quality in the UK », Nutrition Bulletin (Journal of the British Nutrition Foundation), n° 35, p. 126‑137. Saguy A. C. (2013), What’s Wrong with Fat ?, Oxford, Oxford University Press. Saguy A. C. et Ward A. (2011), « Coming out as fat : rethinking stigma », Social Psychology Quarterly, vol. 74, n° 1, p. 53‑75. Saint-Pol T. de (2007), « Comment mesurer la corpulence et le poids “idéal” ? Histoire, intérêts et limites de l’Indice de masse corporelle », Notes & Documents, n° 1, Paris, Presses de Sciences Po/CNRS. Schoenfielder L. et Wieser B. (dir.) (1983), Shadow on a Tightrope. Writings by Women on Fat Oppression, Iowa City, Aunt Lute Books. Vigarello G. (2010), Les Métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité du Moyen Âge au xxe siècle, Paris, Le Seuil.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 478

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Poids

478

07/02/2017 09:23:42

Pornographie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

À la fin des années 1970, la pornographie devient un enjeu de mobilisation pour une partie des féministes anglo-­étatsunien·ne·s, ce qui a contribué à fixer les termes d’un débat encore actuel : celui-­ci voit régulièrement s’opposer les féminismes « pro-­sexe » et les féministes anti-­ pornographie sur la question de l’influence des images ou des expériences des actrices, finalement sur « ce que fait » la pornographie. Dans les décennies suivantes, les termes du débat sont déplacés par l’émergence des études sur la pornographie, mais aussi par les transformations de cette industrie elle-­même qui, s’adaptant aux critiques, tantôt investit, tantôt met à distance le « mainstream » en revendiquant le développement de pornographies « alternatives ». La critique de « la » critique féministe de la pornographie est souvent soupçonnée d’abandonner une lecture en termes de domination, voire de défendre une industrie supposée florissante et intrinsèquement patriarcale. Nous aimerions montrer, au contraire, que le refus de constituer la pornographie en symbole de l’oppression des femmes ne conduit pas à abandonner le projet d’une analyse féministe de la pornographie. La pornographie comme cause politique et comme catégorie La constitution de la pornographie en cause au sein des mouvements féministes implique un travail théorique qui a pour objectif de définir en quoi la pornographie est problématique, mais également la mobilisation de groupes cherchant à inscrire cette cause à l’agenda des mouvements sociaux et des politiques publiques. Le versant théorique a été notamment élaboré, à partir de la fin des années 1970, par Andrea Dworkin [1981] et Catharine MacKinnon [2004]. Elles insistent sur le fait que ce qui est remarquable dans la pornographie, ce n’est pas qu’elle est une violence faite aux femmes, mais que cette violence est perçue comme voulue par les femmes qui la subissent, en premier lieu les actrices. La

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 479

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mathieu Trachman et Florian Vörös

07/02/2017 09:23:42

Pornographie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

vie de Linda « Lovelace » Marchiano, l’actrice de Gorge profonde, réalisé par Gerard Damiano en 1972, est de ce fait exemplaire : alors que celle-­ci a témoigné avoir été violée et torturée durant le tournage, et que ces sévices sont au cœur du film, c’est son plaisir qui apparaît à l’écran. La question n’est donc pas celle, morale, du choix d’une femme de faire une activité jugée avilissante par d’autres. Elle est avant tout juridique : il s’agit de lutter pour la reconnaissance de violences réelles et leur interdiction. Elle est aussi épistémologique : ce n’est pas la pornographie qui représente le monde, c’est le monde qui est pornographique, au sens où la pornographie – et, à travers elle, les hommes – définit ce qui est sexuel ou ce qui ne l’est pas, et occulte, dans cette sexualisation, les violences réelles qui ont lieu au moment de la production d’une scène. Ce fétichisme de la pornographie (le fait que l’image masque ses propres conditions de production) a une signification plus large et concerne la sexualité féminine en général. En effet, celle-­ci ne correspond pas à une expérience définie mais est un discours des hommes, qui participe à la définition de ce que sont les femmes. Pour MacKinnon [2004], la sexualité féminine n’est pas autre chose que cette projection masculine. Les femmes sont ainsi dans une situation d’aliénation spécifique : la sexualité est ce qui caractérise les femmes en tant que sexe et ce dont elles sont pourtant dépossédées. De ce point de vue, la pornographie est une violence envers toutes les femmes. Comme l’a montré Carolyn Bronstein [2011], l’appréhension de la pornographie comme une cause majeure de l’oppression des femmes n’était pas inéluctable et cette focalisation sur la pornographie a éclipsé d’autres représentations sexistes et violentes. La mobilisation d’un petit nombre d’intellectuelles influentes, mais aussi certaines transformations sociales ont été déterminantes : une « libération sexuelle » qui privilégie les désirs masculins, la remise en question de la naturalité de l’hétérosexualité ou la prise de conscience des violences envers les femmes et de leur déni. La pornographie est alors perçue comme le mode d’apprentissage d’une masculinité violente. Cependant, si la censure de la pornographie et l’assimilation de la sexualité à la violence ont été privilégiées, d’autres positions ont pu être défendues par les mouvements féministes de l’époque. Cette participation féministe à la problématisation de la pornographie, de concert avec la droite chrétienne, a renforcé la stigmatisation des sexualités minoritaires et juvéniles [Rubin, 2010]. En renvoyant la pornographie au dégoût et à la honte, elle a aussi contribué au mépris de classe envers une pratique culturelle peu légitime [Kipnis, 2015]. Enfin, en rabattant systématiquement la question de la race sur celle du genre, par exemple à travers l’idée selon laquelle le recours des pornographes aux stéréotypes ethnoraciaux ne serait qu’un mécanisme

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 480

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

480

07/02/2017 09:23:42

481

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

de sexualisation sexiste parmi d’autres, le féminisme antipornographie a également retardé l’émergence d’une analyse intersectionnelle à même de problématiser la complexité des représentations pornographiques de la race et la division raciale du travail sexuel [Miller-­Young, 2014]. Avant d’être une cause, la pornographie et l’obscénité sont des catégories, dont l’usage politique remonte au xixe siècle. Elles sont parties prenantes d’un dispositif de contrôle et d’une structure de sentiments bourgeoise ciblant toutes les représentations perçues comme dangereuses [Kendrick, 1987 ; Hunt, 1993]. L’enjeu de cette catégorisation est la protection d’un public « fragile » ou « faible », et elle est dépendante de procédures de dénonciation menées par des entrepreneurs moraux [Stora-­ Lamarre, 1989]. Au cours du xxe siècle, cette catégorisation évolue : les transformations de la sexualité, mais aussi l’émergence d’entrepreneurs désireux d’investir dans des marchés de la sexualité contribuent à faire passer la pornographie d’une catégorie pénale à un marché encadré par l’État. Cet arrangement est fragile et la classification de pornographie est régulièrement contestée : c’est un enjeu de luttes qui mobilisent des groupes et des savoirs très divers – État, associations religieuses ou de défense des mœurs, théoriciens de l’art… En France, l’« affaire » du film Baise-­moi, réalisé par Virginie Despentes et Coralie Trinh-­Thi en 2000, illustre ces tensions et fait date : il a en effet été le premier film français interdit aux moins de dix-­huit ans sans être classé en tant que film pornographique. Cette affaire concerne moins la production pornographique française actuelle en elle-­même que la revendication d’autonomie d’un champ artistique contre les instances politiques qui voudraient le contrôler (il s’agit alors de défendre l’art, et pas la pornographie, contre la censure), et l’instrumentalisation du droit par des associations sans grande surface sociale (la pornographie devient alors un prétexte pour défendre une morale familiale traditionnelle) [Mathieu, 2003]. Les mondes de la pornographie La critique féministe antipornographie n’appelait pas seulement une nouvelle législation, mais également des recherches sur les actrices, les représentations et la diffusion des images pornographiques. Cependant, comme Gayle Rubin l’a noté dès 1986, la portée descriptive de cette théorisation est faible. Les chiffres souvent faramineux des profits des industries sont peu fiables parce que la pornographie est en partie une activité informelle, mal saisie par les méthodes d’enquête scientifique habituelles, comme le montre Béatrice Damian-­Gaillard à propos des modèles économiques de la presse pornographique hétérosexuelle [2011]. Aussi, quantifier cette activité suppose un travail d’objectivation que l’ab-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 481

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Pornographie

07/02/2017 09:23:42

Pornographie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

sence de définition partagée de la pornographie ne permet pas de réaliser : Fred Pailler souligne par exemple que la pornographie en ligne ne se réduit pas aux sites pornographiques mais s’étend également aux sites de rencontres [2011]. Les liens tissés entre pornographie, prostitution et violence reposent sur des glissements rhétoriques davantage que sur des causalités véritablement établies [Rubin, 2010 ; Kipnis, 2015]. Les recherches menées dès les années 1990 insistent quant à elles sur la pluralité et la polysémie des représentations pornographiques, les capacités interprétatives du public et la capacité d’agir [agency] des actrices et des acteurs. La focalisation initiale sur la valeur politique intrinsèque des représentations cède la place à l’étude empirique des mondes de la pornographie tels qu’ils sont façonnés par des pratiques historiquement situées de production, de réception, de diffusion et de régulation. Les porn studies remplacent à partir des années 1980 l’opposition entre « bonnes » et « mauvaises » images de la sexualité des femmes par une réflexion sur l’ambivalence politique des représentations. À rebours des théories de la pornographie comme contrôle masculin tout-­puissant sur le corps des femmes, Linda Williams [1989] revient aux origines modernes de la pornographie audiovisuelle pour y déceler les contradictions internes constitutives de ce genre cinématographique. La volonté masculine de « dévoiler » les vérités cachées du sexe féminin est un projet voué à un perpétuel échec : les technologies cinématographiques de visualisation de l’orgasme ne révèlent pas le sexe, mais le construisent activement. Le concept de « genre filmique corporel » [body genre] permet de poser à nouveaux frais la question de l’effet des images sur les spectateurs et spectatrices, en interrogeant les procédés techniques et idéologiques qui permettent l’intensification sexuelle du corps du public via la mise en scène du plaisir des corps portés à l’écran. Dans un texte fondateur à la fois des porn studies et des Black queer studies, Kobena Mercer [2015] explore, dans le contexte des États-­Unis de Reagan, l’ambivalence émotionnelle, entre plaisir et dégoût, de l’« effet de choc » qui circule lors des expositions du photographe gai blanc Robert Mapplethorpe à la vision d’hommes noirs nus représentés selon les conventions du regard pornographique européocentré. Cette réflexivité critique par rapport au rôle des affects dans l’étude des représentations sexuelles permet un renouvellement de la politique féministe et antiraciste des représentations sexuelles. Du point de vue de la production, les origines contestataires et clandestines de l’exposition de la sexualité, dont témoignent les pamphlets pornographiques du xviiie siècle, et l’usage de l’obscène pour opérer une critique des pouvoirs institués [Darnton, 1991] s’effacent progressivement au profit de la constitution d’une activité marchande [Sigel,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 482

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

482

07/02/2017 09:23:42

483

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

2005]. L’émergence d’industries pornographiques à la fin du xxe siècle a souvent été pensée sur le modèle de l’esclavage et mise en équivalence avec d’autres formes de commercialisation de la sexualité. Si elles ne sont pas représentatives de l’ensemble des femmes ayant fait de la pornographie, les études mettant à l’épreuve ces conceptions attestent du misérabilisme de ces dernières : aux États-­Unis, les actrices pornographiques déclarent ainsi plus de partenaires et de relations sexuelles satisfaisantes, et autant de violences sexuelles subies dans l’enfance. Elles affirment également ressentir un certain plaisir à faire ce travail, sans nier que leur motivation est aussi financière [Abbott, 2010 ; Griffith et al., 2013]. Ces études questionnent les partages implicites entre les actrices et les autres femmes et les attentes en matière de féminité que les débats supposent, souvent de manière implicite. Les difficultés vécues par les actrices dans leur activité ne doivent pas occulter les violences que suscite le fait d’avoir été actrice. D’autre part, la prise en compte de la division du travail pornographique et des carrières des actrices permet de saisir la spécificité de leur situation vis-­à-­vis de celle des acteurs et des réalisateurs. Parce qu’elles font très souvent la valeur d’un film, les actrices sont la plupart du temps mieux payées que les acteurs. Leurs carrières sont cependant plus courtes et celles qui veulent devenir réalisatrices se heurtent à des résistances internes. C’est la conception de l’activité pornographique qui est en jeu ici : si celle-­ci est considérée comme un métier avec certains aspects attractifs, c’est également un travail de mise en image des fantasmes, ce qui, dans un contexte où les désirs féminins et masculins n’ont ni le même poids ni les mêmes espaces de diffusion, est un enjeu en soi, au-­delà des questions économiques. De ce point de vue, ce n’est pas la production pornographique en tant que telle qui peut être critiquée, mais son organisation sexuée et sexuelle [Trachman, 2013]. Le projet pornographique de capture des fantasmes justifie la mise en scène de sexualités minorisées ou minoritaires : ainsi, c’est à la fois à la marge – à travers des réseaux de circulation de photos amateurs – et au cœur même de cette industrie culturelle – à travers la vente par correspondance de magazines dits de « santé masculine » ou dans des sex-­shops – que s’inventent au cours du xxe siècle une culture pornographique gaie [Waugh, 1996] et des pornographies féminines ou lesbiennes [Loe, 1999 ; Ovidie, 2004 ; Comella, 2013]. Les évolutions récentes de l’industrie, et notamment le poids grandissant des nouvelles technologies, tendent enfin, au sein d’une production travaillée dès son origine par une tension entre professionnalisme et amateurisme, à brouiller les partages ordinaires du capitalisme entre production et consommation, travail et plaisir, profit et gratuité [Paasonen, 2010]. Du point

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 483

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Pornographie

07/02/2017 09:23:42

Pornographie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

de vue des hiérarchies sexuelles comme du capitalisme, la production pornographique s’insère dans des évolutions qui ne lui sont pas propres. Il est significatif que les pratiques de lecture, de navigation et de visionnage pornographiques soient uniquement mesurées dans les enquêtes sur la sexualité [Giami, de Colomby et le groupe ACSF, 1997 ; Bozon, 2008] et non dans les enquêtes sur les pratiques culturelles ou les usages d’Internet. La consommation de pornographie est longtemps restée la chasse gardée des études psychologiques en termes d’effets directs des images sur les comportements. Dès les années 1970, John Gagnon et William Simon [2003] posent les bases d’une approche des usages de la pornographie par les contextes de réception. Les recherches empiriques auprès des publics de la pornographie se développent à partir des années 1990 [Attwood, 2005]. Les pratiques des consommatrices sont réinscrites dans des processus d’autonomisation sexuelle ainsi que dans une tension entre fantasmes de domination/soumission et aspirations égalitaires [Ciclitira, 2004]. L’expression de la virilité à l’œuvre dans les usages masculins de la pornographie est décrite comme une composante tout aussi nécessaire (en raison de sa catégorisation comme « naturelle ») qu’instable (car « vulgaire ») de la masculinité hégémonique [Vörös, 2015]. Les enquêtes en réception mettent également au jour les sociabilités entre membres du public, par exemple via des blogs, des forums de fans et des réseaux socionumériques. Tandis que les discours d’éducation à l’image construisent une figure du « bon » spectateur à même de discerner le fantasme de la réalité, cette distinction se brouille dans les subcultures, par exemple gaies [Race, 2014], où l’échange de pornographie est constitutif des sociabilités sexuelles. La pornographie opère enfin une érotisation des rapports sociaux, processus qui ne lui est pas propre mais dans lequel elle tient une place spécifique. L’un des traits distinctifs des scénarios pornographiques est en effet le recours explicite à des stéréotypes de classe, de race et de genre. Cela passe notamment par l’exploitation du potentiel sexuel des figures présentes dans l’espace public, de manière persistante ou éphémère et dans un contexte donné : la royauté et la cour dans les libelles du xviiie siècle, la femme « orientale » dans les cartes postales de la Belle Époque, la femme bourgeoise dans le film pornographique français des années 1970 et 1980, le « lascar » dans la vidéo porno gaie des années 2000. D’un point de vue professionnel, il s’agit d’investir et de produire avec des fantasmes collectifs, mais aussi de convertir des rapports sociaux en fantasmes et, par là, de les déréaliser ou du moins d’en faire de simples préférences. Dans un contexte d’inégalité sexuelle entre hommes et femmes, cette érotisation des rapports sociaux peut conduire à justifier et à invisibiliser une sexualité violente [Trach-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 484

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

484

07/02/2017 09:23:42

485

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

man, 2013]. Cependant, cette érotisation des rapports de genre, de classe et de race ne renforce pas mécaniquement l’emprise sexuelle des groupes dominants : elle constitue un terrain de lutte culturelle dont l’issue politique demeure indéterminée. Cette approche permet, par exemple, de passer de la dénonciation du stéréotype du « jeune Arabe de cité » dans les films pornos gais produits par Citébeur à une analyse de l’ambivalence politique de l’imaginaire proposé par ce studio, à cheval entre affirmation arabe gaie et exotisme européocentré [Cervulle et Rees-­Roberts, 2010]. Elle montre également comment la représentation pornographique des hommes asiatiques joue avec leur assignation à la passivité anale, mais aussi avec les stéréotypes professionnels ou migratoires auxquels ils sont assignés (l’entrepreneur qui vit pour son travail et bâtit son succès dans la restauration), ou d’autres films de genre comme le kung-­fu [Nguyen, 2014]. Ce qui peut paraître un élément anecdotique ou accessoire d’une esthétique centrée sur la visibilité sexuelle est pourtant essentiel : plus qu’un contexte propice à l’excitation sexuelle, il s’agit de reprendre ou de lancer des processus de sexualisation qui mobilisent systématiquement, comme dans la sexualité ordinaire, nombre d’éléments non sexuels. En rejouant ces figures, qu’elles soient déjà érotisées ou au contraire sous-­investies, avec une distance ironique ou au contraire dans une quête d’authenticité, la pornographie peut renforcer des rapports de domination, mais peut également les déstabiliser en favorisant la circulation de rôles et de désirs conçus comme de purs jeux fantasmatiques. Renvois aux notices : Affects ; Corps au travail ; Désir(s) ; Internet ; Plaisir sexuel ; Regard et culture visuelle ; Violence sexuelle.

Bibliographie Abbott S. (2010), « Motivations for pursuing a career in pornography », in Weitzer R. (dir.), Sex for Sale. Prostitution, Pornography and the Sex Industry, New York, Routlegde, p. 47‑66. Attwood F. (2005), « What do people do with porn ? Qualitative research into consumption, use and experience of pornography and other sexually explicit media », Sexuality and Culture, vol. 9, n° 2, p. 65‑86. Bozon M. (2008), « Pratiques et rencontres sexuelles : un répertoire qui s’élargit », in Bajos N. et Bozon M. (dir.), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre, santé, Paris, La Découverte, p. 273‑295. Bronstein C. (2011), Battling Pornography. The American Feminist Anti-­ Pornography Movement, 1976‑1986, Cambridge, Cambridge University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 485

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Pornographie

07/02/2017 09:23:42

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Cervulle M. et Rees-­Roberts N. (2010), Homo Exoticus. Race, classe et cri‑ tique queer, Paris, Armand Colin/INA, « Médiacultures ». Ciclitira K. (2004), « Pornography, women and feminism : between pleasure and politics », Sexualities, vol. 7, n° 3, p. 281‑301. Comella L. (2013), « From text to context : feminist porn and the making of a market », in Taormino T., Parreñas-­Shimizu C., Penley C. et Miller-­Young M. (dir.), The Feminist Porn Book. The Politics of Producing Pleasure, New York, Feminist Press, p. 79‑93. Damian-­Gaillard B. (2012), « Entretiens avec des producteurs de la presse pornographique. Des rencontres semées d’embûches… », Sur le journa‑ lisme, vol. 1, n° 1. Darnton R. (1991), Édition et Sédition. L’univers de la littérature clandes‑ tine au xviiie siècle, Paris, Gallimard, « NRF essais ». Dworkin A. (1981), Pornography. Men Possessing Women, New York, Perigee Books. Gagnon J. et Simon W. (2003 [1973]), « Pornography : social scripts and moral dilemmas », Sexual Conduct, New Brunswick/Londres, Aldine, p. 197‑215. Giami A., de Colomby P. et le groupe ACSF (1997), « La vie sexuelle des amateurs de pornographie », Sexologies. Revue européenne de sexologie médicale, vol. 6, n° 22, p. 40‑47. Griffith J. D., Mitchell S., Hart C. L., Adams L. T. et Gu L. L. (2013), « Pornography actresses : an assessment of the damaged goods hypothesis », Journal of Sex Research, vol. 50, n° 7, p. 621‑632. Hunt L. (dir.) (1993), The Invention of Pornography. Obscenity and the Origins of Modernity, 1500‑1800, New York, Zone Books. Kendrick W. (1987), The Secret Museum. Pornography in Modern Culture, New York, Viking. Kipnis L. (2015 [1996]), « Comment se saisir de la pornographie ? », in Vörös F. (dir.), Cultures pornographiques. Anthologie des porn studies, Paris, Éditions Amsterdam, p. 27‑44. Loe M. (1999), « Feminism for sale : case study of a pro-­sex feminist business », Gender and Society, vol. 13, n° 6, p. 705‑732. MacKinnon C. (2004 [1987]), Le Féminisme irréductible. Discours sur la vie et la loi, Paris, Éditions des femmes. Mathieu L. (2003), « L’art menacé par le droit ? Retour sur l’affaire Baise-­ moi », Mouvements, n° 29, p. 60‑65. Mercer K. (2015 [1994]), « Lire le fétichisme racial. Les photographies de Robert Mapplethorpe », in Vörös F. (dir.), Cultures pornographiques. Anthologie des porn studies, Paris, Éditions Amsterdam, p. 111‑160. Miller-­Young M. (2014), A Taste for Brown Sugar. Black Women and Pornography, Durham, Duke University Press. Nguyen T. H. (2014), A View from the Bottom. Asian American Masculinity and Sexual Representation, Durham/Londres, Duke University Press. Ovidie (2004), Porno Manifesto, Paris, La Musardine.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 486

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Pornographie

486

07/02/2017 09:23:42

487

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Paasonen S. (2010), « Labors of love : netporn, Web 2.0 and the meanings of amateurism », New Media Society, vol. 12, n° 8, p. 1297‑1312. Pailler F. (2011), « Chatroulette : et le sexe devint l’erreur du Web 2.0 », POLI. Politique de l’image, n° 4, 2011, p. 81‑96. Race K. (2014), « Looking to play ? Les technologies de drague dans la vie gay », POLI. Politique de l’image, n° 9, p. 50‑61. Rubin G (2010), « La lutte contre la pornographie. Une erreur sur toute la ligne », in Mesli R. (dir.), Surveiller et Jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, Epel, p. 275‑315. Sigel L. (dir.) (2005), International Exposure. Perspectives on Modern European Pornography, 1800‑2000, New Brunswick/New Jersey/ Londres, Rutgers University Press. Stora-­Lamarre A. (1989), L’Enfer de la IIIe République. Censeurs et porno‑ graphes, Paris, Imago. Trachman M. (2013), Le Travail pornographique. Enquête sur la production de fantasmes, Paris, La Découverte, « Genre & Sexualité ». Vörös F. (2015), « Les usages sociaux de la pornographie en ligne et les constructions de la masculinité. Une sociologie matérialiste de la réception des médias », thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS. Waugh T. (1996), Hard to Imagine. Gay Male Eroticism in Photography and Film from their Beginnings to Stonewall, New York, Columbia University Press. Williams L. (1989), Hard Core. Power, Pleasure and the « Frenzy of the Visible », Berkeley, University of California Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 487

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Pornographie

07/02/2017 09:23:42

Postcolonialités

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La réception des études postcoloniales en France reste en deçà de ­l’importance qui a été accordée aux théories et méthodes de ce qui est communément appelé la French theory et qui sont largement mobilisées par les théories postcoloniales. Ces dernières, à l’instar des gender studies ou encore des cultural studies, ont en effet largement puisé dans la pensée d’intellectuel·le·s français·es des années 1960 et 1970  1 [Cusset, 2003]. En dépit du manque d’intérêt pour la question de la race en France, les outils théoriques de la French theory qui ont permis de remettre en question la conception téléologique de l’histoire ont ensuite servi de fondements critiques pour penser des situations de discrimination et d’exclusion de « minorités » dans les anciennes colonies britanniques et aux États-­Unis. La rencontre des théories poststructuralistes et des écrits anticoloniaux fait émerger, dans les années 1970, une perspective critique inédite, née d’abord sous la plume d’Edward Saïd [2003] et redéployée à sa suite par des intellectuel·le·s indien·ne·s. Dans ces travaux, la généalogie établie par Foucault [1972] sur la mise hors société des fous, et plus globalement des « anormaux », côtoie la phénoménologie élaborée par Fanon [2002], tournée vers la reconquête d’un soi écrasé par l’aliénation coloniale. Ces deux perspectives, alliant postmodernité et lutte anticoloniale, ont ancré la postcolonialité dans une dimension logique, et non plus seulement temporelle, qui permet dès lors d’opérer une « critique du savoir colonial sous l’angle épistémique, en tant que configuration particulière du rapport entre savoir et pouvoir et politique de représentation » [Pouchepadass, 2007, p. 179]. Cette notice 1. La French theory est incarnée par des philosophes, psychanalystes et personnalités littéraires gravitant autour du Centre universitaire expérimental de Vincennes, qui devient par la suite l’université Paris-­8. Parmi ces personnalités, on peut citer Jean-­François Lyotard, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Monique Wittig, Hélène Cixous, Jacques Derrida, Luce Irigaray, Jacques Lacan, etc. Les travaux de ces auteur·e·s ont été considérablement cités, débattus et critiqués dans les campus étatsuniens depuis les années 1970.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 488

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Malek Bouyahia

07/02/2017 09:23:42

Postcolonialités

489

examine ce à quoi s’attache la critique postcoloniale en posant l’importance de la coextensivité des rapports de pouvoir. En effet, la force des études postcoloniales réside dans le dépassement d’une déconstruction uniquement centrée sur la race. La sexualité, le genre et le sexe sont des catégories qui permettent de considérer l’oppression raciale comme intrinsèquement liée à l’oppression patriarcale.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

En mettant l’accent sur la culture et sur la question de la représentation, les études postcoloniales ont longtemps été considérées comme relevant du seul champ littéraire. Comme en témoignent les nombreux readers consacrés à la littérature postcoloniale, les départements de littérature ont été les premiers à impulser une réflexion sur la destruction des altérités et des cultures non européennes. L’intellectuel indo-­étatsunien Homi Bhabha affirme à cet égard : « Quand la visibilité historique s’est évanouie, quand le temps présent du témoignage perd son pouvoir d’arrêter, alors les déplacements de la mémoire et les indirections de l’art nous offrent l’image [d’une] survie psychique » [2007, p. 54]. De toute évidence, l’art et la littérature offrent la possibilité d’une rencontre entre l’autre et soi, où « la vérité n’est plus […] la contemplation d’un spectacle étranger – elle consiste dans un drame dont l’homme est lui-­même l’acteur » [Levinas, 1994, p. 40]. C’est cette possibilité ­qu’explorent les premiers travaux postcoloniaux, notamment l’ouvrage The Empire Writes Back. Theory and Practice in Post-­Colonial Literatures de Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin [1989], considéré comme l’acte liminaire des études postcoloniales. Ces auteur·e·s désignent comme postcoloniale « toute la culture affectée par le processus impérial allant de la période de la colonisation à nos jours » [p. 2]. Ils et elles soulignent ainsi l’intérêt d’étudier cette littérature marquée du sceau de la colonialité, mais aussi l’empreinte de celle-­ci sur l’imaginaire postcolonial. Leur souci majeur est de relever la « continuité des préoccupations initiées par l’offensive et les violences impériales » [Ashcroft, Griffiths et Tiffin, 1989, p. 2]. Si ce moment fondateur des études postcoloniales – à savoir le passage par la littérature pour déconstruire la domination impériale européenne – est sans cesse mis en avant, c’est parfois aussi pour mieux accentuer le culturalisme dont elles seraient coupables. L’un des protagonistes de cette critique, le politiste Jean-­François Bayart, reproche aux penseurs et penseuses de la postcolonialité d’éluder la pratique et l’histoire pour se concentrer uniquement sur le discours et la représentation. Et, selon lui, à force de brosser des « situation[s] a-­historique[s] »,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 489

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Situations postcoloniales

07/02/2017 09:23:42

Postcolonialités

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

on ne peut récolter que des « legs a-­historique[s] » [Bayart, 2010, p. 58]. Les théories postcoloniales sont ainsi présentées comme manquant de rigueur proprement scientifique. Elles opéreraient par « extrapolations abusives », « s’enferme[raie]nt dans le concept catastrophique ­d’“identité” et ­réifie[raie]nt une condition postcoloniale à laquelle elles conf[é]re[raie]nt un statut quasi ontologique » [p. 45]. Cela aurait comme effet néfaste d’ethniciser les rapports sociaux : la race aurait tout simplement supplanté la classe. Les théories postcoloniales tomberaient ainsi dans un déterminisme qui aggrave les situations de discrimination tout en promouvant une réelle « intelligentsia comprador » [Appiah, 1991, p. 348] – c’est-­à-­dire des intellectuel·le·s qui n’incarneraient en rien les idées et la pensée qu’ils et elles contribuent à diffuser  2. En somme, les études postcoloniales conduiraient « à des impasses, au risque d’une vraie régression scientifique » [Bayart, 2010, p. 43]. La charge est virulente, mais elle s’inscrit dans un débat qui a déjà eu lieu au sein même des études postcoloniales [McClintock, 2010 ; Cooper, 2010 ; Cooper et Stoler, 1997 ; Mbembe, 2010 ; Lazarus, 2006]. Si ces dernières s’intéressent aux textes et aux discours, sont-­elles pour autant loin de la réalité et des pratiques ? Achille Mbembe répond à ce propos que les discours sont intrinsèquement liés à la réalité coloniale et qu’ils « constituent en eux-­mêmes des ressources de l’action et des pratiques à part entière » [2010, p. 176]. Par ailleurs, il rappelle que les études postcoloniales ont aussi pour objet « des transactions matérielles et symboliques et des interactions subjectives » [p. 176] qui sont autant de faits et de matériaux qui participent à la détermination de la réalité coloniale et donc de l’identité des colonisé·e·s. En considérant ainsi les discours, l’objectif est de porter attention non pas à l’esthétique des textes et leurs règles structurelles mais, comme le formalisait Foucault dans une perspective archéologique, à l’« archive » comme marquage des événements et de leurs conditions de possibilité. Il s’agit dès lors de repérer ce qui est dicible à une époque donnée, les formations discursives qui sont privilégiées au détriment d’autres, la manière dont elles sont inscrites dans les mémoires – ce qui constitue des repères réactivables à des époques ultérieures – et enfin les processus par lesquels les discours deviennent effectifs et opératoires [Foucault, 2001a]. Les discours, (res)sources premières des études postcoloniales, engagent nécessairement un travail d’immersion dans les archives pour y puiser à la fois les règles qui ont géré/produit le quotidien des colonisateurs et colonisatrices et des colonisé·e·s, mais aussi les à-­côtés de cette quotidienneté qui relèvent de 2.  Preuve que les tenant·e·s de ce courant ne fuient pas la discussion et la critique, le texte d’Appiah a été repris dans The Post-­colonial Studies Reader [Ashcroft, Griffiths et Tiffin, 1995].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 490

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

490

07/02/2017 09:23:42

Postcolonialités

491

l’« inassignable » [Mbembe, 2010, p. 182]. En d’autres termes, il s’agit de tenter de retracer l’« histoire de l’Occident hors de l’Occident à rebours du discours occidental sur sa propre genèse, à rebours de ses fictions, de ses évidences parfois vides de contenu, ses déguisements, ses ruses et […] sa volonté de puissance (qui […] est profondément encastrée dans une structure d’impuissance et d’ignorance) » [Mbembe, 2010, p. 182].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Cette manière de considérer les archives et les discours, l’historienne et anthropologue Ann Laura Stoler, l’une des figures majeures des études (post)coloniales, la mobilise pour excaver les ambivalences impériales fondées sur des incohérences qui produisent des catégories et des identités coloniales stables [Stoler, 2009]. Considérées sous cet aspect archivistique, les études postcoloniales sont avant tout un retour sur la période coloniale et une recherche de la trace des « formations impériales ». Ces dernières sont définies, selon Stoler, à partir de rapports de pouvoir d’expropriation spatialement et historiquement mouvants [2008, p. 193]. Mais cette quête de la trace ne se veut pas un instantané d’une relation à sens unique, d’un pouvoir s’exerçant sur des êtres inertes. Plutôt qu’un travail de recensement et de compilation des témoignages d’un passé révolu, les études postcoloniales sont assimilables à des fouilles en quête de ruines. Non pas les reliques du passé, mais ce qui demeure et qui affecte la vie postcoloniale. Dans cette optique, il ne s’agit plus seulement de s’attarder sur les représentations et les discours, mais bien de s’intéresser aux effets réels de la colonisation : au processus de ruination [Stoler, p. 195] ou, en d’autres termes, au long cheminement d’altération des cultures, de l’environnement et des économies. L’adage accolé aux études postcoloniales du « passé qui ne passe pas » prend ici toute sa signification, comme un œuf en putréfaction qui n’en finit pas de pourrir. La remémoration devient un outil empirique qui permet de démontrer les liens ténus entre savoir et pouvoir. Il ne s’agit plus uniquement de restituer le vécu des « vies infâmes » [Foucault, 2001b], mais de démontrer les conséquences des formations impériales et les processus par lesquels celles-­ci perdurent au-­delà du contexte colonial. Des événements tels que les catastrophes écologiques ou la prorogation d’essais nucléaires dans les anciennes colonies – dont les anciennes puissances coloniales sont responsables – illustrent le fait que ces espaces et ces identités sont encore gérés selon un imaginaire colonial  3. Les représentations coloniales, 3.  Stoler fait ici référence à la catastrophe écologique du Probo Koala, en 2006 en Côte d’Ivoire, avec le déversement de déchets toxiques. On pourrait aussi penser, parmi tant d’autres

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 491

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Théories postcoloniales et usages des archives

07/02/2017 09:23:42

Postcolonialités

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

après avoir structuré la vie des colonies et leur rapport aux métropoles, débordent désormais le cadre strictement colonial. Les fantasmes coloniaux demeurent actifs et les catégories nées de la confrontation coloniale « ont façonné les contextes postcoloniaux tout en étant modifiées par ces mêmes contextes » [Stoler et Cooper, 2013, p. 97]. Là est, pour Stoler et Cooper, la manière idéale de saisir la nature des concepts qui se métamorphosent et s’adaptent aux évolutions historiques, mais n’en demeurent pas moins marqués du sceau de hiérarchisations et d’exclusions coloniales complexes. Ainsi de la rhétorique du « développement » qui a servi à la fois de discours colonial, en lieu et place de la « mission civilisatrice », mais aussi de langage pour asseoir le rôle de tutelle humanitaire de l’Occident et pacifier l’hégémonie capitaliste. Cette rhétorique est, de ce fait, la « première forme sous laquelle les régimes indépendants affirmèrent la nature progressiste de leur politique » [Stoler et Cooper, 2013, p. 98]. La complexité et l’originalité de l’approche en termes de postcolonialité résident dans la tentative d’aller au-­delà des confrontations monolithiques, en interrogeant notamment les reconfigurations et les oppositions. Comme l’affirme Anne McClintock, « les binômes établis – colonisateurs/colonisé, soi/autre, domination/résistance, métropole/ colonie, colonial/postcolonial – [sont] à même de rendre compte des héritages tenaces de l’impérialisme, sans même parler d’offrir des stratégies de résistance » [2010, p. 104]. L’« expérience coloniale », pensée au singulier et à partir d’oppositions binaires, est ainsi homogénéisée, présentant un visage unique et uniforme du colonialisme, échouant donc à retranscrire la diversité des histoires coloniales et postcoloniales. La réticence que soulèvent parfois les théories postcoloniales peut ainsi se comprendre lorsque celles-­ci sont mobilisées sans prendre en compte les spécificités spatio-­temporelles : les travaux concernant l’Inde, par exemple, ne peuvent aucunement être transposables à d’autres contextes coloniaux. Nous pensons, à l’instar de la philosophe Gayatri Chakravorty Spivak, que le terme même de postcolonialité renvoie à la multiplicité et la complexité des expériences [1991, p. 224], à la compréhension de la genèse des rapports coloniaux et à la continuité de ces derniers – en se recomposant au gré des contextes sociohistoriques – dans un cadre postcolonial.

exemples, aux essais nucléaires réalisés par la France dans le Sahara algérien, qui se sont étalés de 1960 à 1966.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 492

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

492

07/02/2017 09:23:42

Postcolonialités

493

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

L’axe central des études postcoloniales a été la critique de l’européocentrisme comme instance de savoir et comme site de production d’altérités racisées. Cependant, le risque, en retenant la race comme unique grille de lecture des expériences (post)coloniales, est de retomber dans des simplifications binaires qui occultent la consubstantialité des rapports de pouvoir [Kergoat, 2009]. Le genre et la sexualité ont souvent été les parents pauvres de la critique postcoloniale. Pourtant, les études menées par les féministes postcoloniales contribuent à saisir la masculinité et la blanchité comme fondements des formations impériales – ce qui, bien entendu, ne veut pas dire que les rapports de genre sont opérants partout de la même manière. Ces travaux permettent notamment de comprendre combien les remparts de l’Empire étaient fragiles : dans les colonies, les frontières n’étaient pas seulement géographiques, plus simplement un tracé sur une carte. Le sexe et la sexualité devenaient ce par quoi les identités se délimitaient. Il était dès lors vital de les maîtriser et de les mettre sous surveillance [Levine, 2004]. De la sexualité dépendaient le maintien de l’ordre racial et une gouvernance impliquée dans la production de normes qui définissaient l’« Européen » et, par opposition, l’« Indigène ». La racialisation de ce dernier n’était pas seulement le résultat de la violence strictement militaire ou encore une fiction circonscrite à un fantasme littéraire. La réalité coloniale, inséparable de la vie métropolitaine, était en constante interaction avec la société indigène et se nourrissait de l’ensemble des productions scientifiques et savantes qui allaient dans le sens de cette distanciation raciale. Ainsi, la médecine [Bashford, 2004 ; Bouyahia, 2011] a largement contribué à définir les règles de pureté raciale qui « présuppose[nt] une police rigoureuse de la sexualité […] inextricablement mêlée aux dynamiques du genre » [McClintock, 2006, p. 110]. La surveillance des mœurs des colons a constitué une véritable obsession pour des autorités coloniales anxieuses face à toute promiscuité avec les « Indigènes ». Bien entendu, le discours sur l’intimité et la mixité raciale entre Européen·ne·s et colonisé·e·s n’est pas soulevé de la même manière d’une colonie à une autre. Le problème des métis·ses, qui a trait intrinsèquement avec la question de la citoyenneté, s’est posé différemment en Indochine et dans les Indes néerlandaises, où le ou la métis·se a représenté une réalité sociale, et en Algérie, où le débat n’a pas eu lieu. La mixophobie ambiante, à la fin du xixe et tout au long du xxe siècle, n’a pour autant pas empêché les unions mixtes [Gouda, 2011]. Le « problème métis » en Indochine, par exemple, a poussé le législateur à reconnaître, en 1928, la

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 493

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Postcolonialité genrée

07/02/2017 09:23:43

Postcolonialités

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

citoyenneté des enfants nés de pères colons et de mères « indigènes ». Cette reconnaissance, comme le montre Emmanuelle Saada, introduit pour la première fois la question de la race dans le droit français et crée ainsi un précédent qui sert de modèle au reste de l’Empire « pour la diffusion d’une conception raciale de l’appartenance à la cité française » [Saada, 2007, p. 226]. Ann Laura Stoler montre de son côté combien l’ensemble des règles édictées par le pouvoir colonial néerlandais dans la société javanaise, concernant notamment les manières de se tenir, de se vêtir pour se différencier des Javanais, fait « partie d’un système répandu et quotidien […] fondé sur un croisement du contrôle des rapports sexuels et des classements de race » [Stoler, 2013, p. 85]. Cet ensemble de règles vient prouver que la race est produite, mais qu’elle n’est stabilisée qu’au prix de dispositifs encadrant et contrôlant les comportements sexuels des hommes et des femmes, ainsi que de cloisonnements spatiaux stricts. Ces séparations ne sont plus uniquement de l’ordre de l’imaginaire, mais sont juridiquement entérinées [Guillaumin, 1992, p. 190] par des codes et des législations : par exemple le code de l’indigénat, appliqué dans les territoires de l’Empire colonial français, ou encore les lois de l’apartheid. Ces dernières énoncent clairement, en Afrique du Sud à partir de 1948, la prohibition de toute mixité raciale dans les habitations et les lieux publics. Mais on oublie souvent de signaler que ces interdictions ont été précédées par des lois proscrivant les mariages mixtes et les relations sexuelles entre les Blanc·he·s et les Noir·e·s. Dans ces lois prohibitives, qui avaient cours dans les empires coloniaux comme dans des États supposément non coloniaux (notamment aux États-­Unis avec les lois « Jim Crow »), se dessine une imbrication aux conséquences bien réelles entre genre et race. Cette oppression protéiforme est renforcée, condition sine qua non, par un imaginaire qui produit un peuple indigène vicié et rétif à la morale. Les femmes indigènes cristallisent cette licence des mœurs quand les hommes, eux, sont perçus et construits comme incapables de « tenir » leurs femmes, mais aussi de « retenir » leurs pulsions dépravées. Cette prétendue immoralité indigène vient démontrer l’incommensurable retard des colonisé·e·s qui les rend ainsi nécessairement dépendant·e·s de la civilisation occidentale. L’assertion de Paul Gilroy selon laquelle « le genre est la modalité dans laquelle la race est vécue » [2003, p. 121‑122] a le mérite d’expliquer l’exacerbation des postures virilistes dans les sociétés autochtones, mais aussi les mouvements nationalistes, face au patriarcat colonial. Ces hommes colonisés, comme le montre le sociologue Ashis Nandy pour le cas indien, développeraient une hypermasculinité en réaction à des siècles de colonisation

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 494

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

494

07/02/2017 09:23:43

495

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

et d’infériorisation [1983]. Ce virilisme passe par un « usage impérialiste des catégories de “sexe” et de “race”, comme opérateurs de hiérarchie sociale, [et permet] de comprendre à quel point le rapport de genre signifie le pouvoir, à quel point, par conséquent, il représente un enjeu de pouvoir » [Dorlin, 2005, p. 101‑102]. Le rapport aux colonies et aux colonisé·e·s s’est construit sur la base d’un « paternalisme intimiste et de distanciation, d’attirance et de répulsion » [Savarese, 2000, p. 39]. Ainsi, les Africain·e·s sont dépeint·e·s par les récits coloniaux comme hypersexué·e·s, mais en même temps comme bestiaux et bestiales. De tels fantasmes ont pesé lourdement sur la gouvernance coloniale, mais aussi sur la pérennité du racisme postcolonial. Cette attirance/répulsion, qui caractérise à la fois les sociétés anciennement colonisées et colonisatrices, a « durablement marqué notre intelligibilité du monde, les procédés de production de la connaissance, laissant son empreinte sur les formes – savantes et ordinaires – d’appréhension de l’altérité » [Sanna et Varikas, 2011, p. 6]. Cette appréhension se perpétue en France, mais aussi dans les anciennes métropoles, à chaque fois que les « sans-­parts » [Rancière, 1995], ­c’est-­à-­dire ceux et celles qui sont en marge de l’ordre social, réclament l’équité républicaine. Dès lors, les banlieues, qui sont devenues le symbole de la difficulté de la France postcoloniale à reconsidérer sereinement le rapport à son passé colonial, font l’objet de stéréotypes jadis accolés aux colonisé·e·s et la figure du « garçon arabe » devient celle du bouc émissaire par excellence [­Guénif-Souilamas et Macé, 2006]. La pluralité des récits et des situations permet de considérer les schèmes coloniaux comme grille de lecture des rapports sociaux, non plus seulement à Bombay dans les années 1930, mais ici et maintenant. La colonie, avec son lot de fantasmes et de répulsions, a désormais « planté sa tente ici même, dans les murs de la cité. Le prochain et le lointain, du coup, s’enchevêtrent » [Mbembe, 2005, p. 140]. Cette proximité forcée n’est visible qu’en tant que problème qui appelle des réponses quasi humanitaires, perfusions sociales éludant les questions et les revendications politiques. Ces dernières sont, dès lors, perçues comme l’énième manifestation de l’incapacité des populations « autres » à s’incorporer dans la communauté nationale. La délimitation des frontières de la nation réactualise un imaginaire colonial qui puise dans « une pensée binaire [et un] jugement moral qui effacent les univers complexes et multiples des individus contemporains, parmi lesquels évoluent tous les Français d’ascendance immigrante et coloniale, [et qui ravivent] des mots d’ordre tranchants que l’on croyait remisés depuis la fin des Empires coloniaux : la civilisation ou la barbarie » [Guénif-­Souilamas, 2005, p. 206]. L’intérêt majeur de la postcolonialité est justement de

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 495

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Postcolonialités

07/02/2017 09:23:43

Postcolonialités

496

prendre conscience que les catégories léguées par le passé colonial sont encore en vigueur, sans cesse réinterprétées et modifiées par les différents contextes postcoloniaux, et ne peuvent être simplement réduites à de simples binarismes. Renvois aux notices : Désir(s) ; Gouvernement des corps ; Nation ; Race ; Santé.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Appiah K. A. (1991), « Is the post-­in postmodernism the post-­in postcolonial ? », Critical Inquiry, vol. 17, n° 2, p. 336‑357. Ashcroft B., Griffiths G. et Tiffin H. (1989), The Empire Writes Back. Theory and Practice in Post-­Colonial Literatures, Londres, Routledge. ‒ (1995), The Post-­colonial Studies Reader, Londres, Routledge. Bashford A. (2004), « Medicine, gender and Empire », in Levine P. (dir.), Gender and Empire, Oxford, Oxford University Press, p. 112‑133. Bayart J.-­F. (2010), Les Études postcoloniales. Un carnaval académique, Paris, Karthala. Bhabha H. (2007), Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot & Rivages. Bouyahia M. (2011), « Genre, sexualité et médecine coloniale. Impensés de l’identité “indigène” », Cahiers du genre, vol. 1, n° 50, p. 91‑110. Cooper F. (2010), Le Colonialisme en question. Théorie, connaissance, his‑ toire, Paris, Payot & Rivages. Cooper F. et Stoler A. L. (1997), Tensions of Empire. Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press. Cusset F. (2003), French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze, & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-­Unis, Paris, La Découverte. Dorlin E. (2005), « De l’usage épistémologique politique des catégories de “sexe” et de “race” dans les études sur le genre », Cahiers du genre, vol. 2, n° 39, p. 83‑105. Fanon F. (2002 [1961]), Les Damnés de la Terre, Paris, La Découverte. Foucault M. (1972), Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard. ‒ (2001a), « Réponses à une question », Dits et Écrits. Tome I : 1954‑1975, Paris, Gallimard, « Quarto », p. 701‑723. ‒ (2001b), «  La vie des hommes infâmes », Dits et Écrits. Tome II : 1976‑1988, Paris, Gallimard, « Quarto », p. 237‑253. Gilroy P. (2003), L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Paris, Kargo. Gouda F. (2011), « Genre, métissage et transactions coloniales aux Indes néerlandaises (1900-1942) », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 33, p. 23-44. Guénif-­Souilamas N. (2005), « La réduction à son corps de l’indigène de la République », in Bancel N., Blanchard P. et Lemaire S. (dir.), La Fracture coloniale, Paris, La Découverte, p. 199‑208.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 496

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Bibliographie

07/02/2017 09:23:43

497

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Guénif-­Souilamas N. et Macé E. (2006), Les Féministes et le garçon arabe, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube. Guillaumin C. (1992), Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, Côté-­femmes, « Recherches ». Kergoat D. (2009), « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », in Dorlin E. (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, « Actuel Marx Confrontation », p. 111‑125. Lazarus N. (2006), Penser le postcolonial. Une introduction critique, Paris, Éditions Amsterdam. Levinas E. (1994), Les Imprévus de l’histoire, Paris, Fata Morgana. Levine P. (2004), « Sexuality, gender, and Empire », in Levine P. (dir.), Gender and Empire, Oxford, Oxford University Press, p. 134‑155. Mbembe A. (2005), « La République et l’impensé de la “race” », in Bancel N., Blanchard P. et Lemaire S. (dir.), La Fracture coloniale, Paris, La Découverte, p. 137‑153. ‒ (2010), « Faut-­il provincialiser la France ? », Politique africaine, n° 119, p. 159‑188. McClintock A. (2006), « Race, classe, genre et sexualité : entre puissance d’agir et ambivalence coloniale », Multitudes, vol. 3, n° 26, p. 109‑121. ‒ (2010), « Le postcolonialisme et l’ange du progrès », in Boubeker A., Vergès F., Bernault F., Bancel N., Mbembe A. et Blanchard P. (dir.), Ruptures postcoloniales, Paris, La Découverte, « Cahiers libres », p. 96‑104. Nandy A. (1983), The Intimate Enemy. Loss and Recovery of Self under Colonialism, Oxford, Oxford University Press. Pouchepadass J. (2007), « Le projet critique des postcolonial studies entre hier et demain », in Smouts M.-­C. (dir.), La Situation postcoloniale, Paris, Presses de Sciences Po, p. 173‑218. Rancière J. (1995), La Mésentente. Politique et Philosophie, Paris, Galilée. Saada E. (2007), Les Enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte. Sanna M. E. et Varikas E. (2011), « Genre, modernité et “colonialité” du pouvoir : penser ensemble des subalternités dissonantes », Cahiers du genre, n° 1, p. 5‑15. Stoler A. L. (2008), « Imperial debris : reflections on ruins and ruination », Cultural Anthropology, vol. 23, n° 2, p. 191‑219. ‒ (2009), Along the Archival Grain. Thinking through Colonial Ontologies, Princeton, Princeton University Press. ‒ (2010), Carnal Knowledge and Imperial Power. Race and the Intimate in Colonial Rule, Berkeley, University of California Press. ‒ (2013), « “Dans les plis coloniaux.” Entretien avec Seloua Luste Boulbina », Rue Descartes, n° 78, p. 79‑100. Stoler A. L. et Cooper F. (2013), Repenser le colonialisme, Paris, Payot. Saïd E. (2003 [1978]), L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 497

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Postcolonialités

07/02/2017 09:23:43

Postcolonialités

498

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 498

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Savarese E. (2000), « Montrer la féminité, figurer l’altérité. Le corps des femmes indigènes dans l’imaginaire colonial français à partir de L’Illustration (1900‑1940) », in Boetsch G. et Chevé D. (dir.), Le Corps dans tous ses états. Regards anthropologiques, Paris, CNRS Éditions, p. 39‑52. Spivak G. C. (1991), « “Neocolonialism and the secret agent of knowledge.” Entretien avec Robert J. C. Young », Oxford Literary Review, vol. 13, n° 1‑2, p. 220‑251.

07/02/2017 09:23:43

Prostitution

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Au commencement était le stigmate. Concentré de préjugés, de fantasmes et d’émotions, la prostitution est une catégorie trouble qui, dans un même mouvement, désigne et disqualifie une relation ou une activité associées à la sexualité commerciale. Par là même, elle établit l’indignité de la personne qui l’exerce et participe d’un façonnement historique plus large de définition des comportements sexuels acceptables (ou non) dans une société donnée. Au-­delà du lieu commun de ce qui serait le « plus vieux métier du monde », la catégorie « prostitution » relève d’une construction sociale et politique. Ainsi, les injures « putain » ou « pute » sont susceptibles de s’appliquer à toutes les femmes sans exception dès lors qu’elles transgressent les normes de genre et de sexualité prescrites par l’idéal de la féminité. Propre à l’énonciation de la prostitution, ce « stigmate de putain » est spécifiquement féminin, agissant « comme un fouet » pour rappeler à l’ordre les femmes prises en flagrant délit d’indépendance [Pheterson, 2001]. Le fait que la prostitution masculine – statistiquement marginale, et encore peu étudiée [Revenin, 2005] – soit nettement moins stigmatisée indique combien la prostitution est révélatrice d’un système de domination de genre et des mécanismes de sa reproduction. La prostitution est donc une catégorie en tension qui, d’une part, exprime les rapports de pouvoir qui s’exercent sur la sexualité féminine et, d’autre part, constitue un instrument de conditionnement et d’imposition de ce pouvoir. Catégorie morale, la prostitution possède en outre la particularité d’être une « déviance » et une source de revenus par laquelle il est possible de subvenir à ses besoins. Elle recouvre un espace social hétérogène composé d’individus issus généralement de milieux modestes ou très modestes, parfois marginaux, qui trouvent dans cette activité un moyen d’existence et de subsistance. « Stigmate et métier » [Pryen, 1999], la prostitution est exclue du monde de l’effort laborieux et sa non-­reconnaissance comme travail est liée à la dis-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 499

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Clyde Plumauzille

07/02/2017 09:23:43

500

Prostitution

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Un objet clivant des féminismes La prostitution est un objet clivant des féminismes et pose la question des moyens propres à subvertir l’exploitation sexuelle des femmes [Deschamps et Souyris, 2009]. Sa dénomination et sa revendication comme « travail du sexe » par une fraction d’activistes féministes et pro­ stituées à partir de la fin des années 1970 troublent une vision sacralisée du corps, défendue notamment par une tendance majoritaire des féministes dites « abolitionnistes », pour qui la sexualité féminine, pour être authentique, doit être un don libre d’économie. Ce clivage doit être restitué dans l’horizon des combats du mouvement féministe tel qu’il s’est constitué au xixe siècle [Regard, 2013]. Ainsi, en Angleterre, au cours des années 1870, les premières luttes féministes contre la pro­stitution réglementée, qui gagnent rapidement une dimension internationale, participent d’une véritable croisade, sous l’égide de Joséphine Butler, contre l’inique police des mœurs et sa double morale garantissant la « débauche patentée » des hommes et la subjection sexuelle des femmes. Ce combat originel des féminismes contemporains est marqué du sceau de l’ambiguïté : faut-­il lutter contre la prostitution ou combattre auprès des femmes prostituées ? Au cours des années 1970, cette question de l’alliance entre féministes et prostituées est posée de façon explicite avec la formation des premiers collectifs de prostituées comme COYOTE (Call Off Your Old Tired Ethics), fondé par Margo St. James à San Francisco en 1973, ou encore avec le mouvement d’occupation d’églises en France en 1975, initié par des prostituées lyonnaises en réaction à la répression policière. Si la deuxième vague des mouvements féministes et ces premières mobilisations de prostituées inscrivent communément à l’ordre du jour la libre disposition de son corps et la reconquête de sa sexualité, le cas de la prostitution contribue à l’éclatement des courants féministes jusque-­là unifiés dans la bataille pour la légalisation de la pilule et de l’avortement. Celui-­ci a lieu lors de la conférence féministe consacrée aux « Politiques du sexe » au Barnard College de New York en 1982 et marque le point de départ des « guerres du sexe » [sex

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 500

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

qualification plus générale des activités et des revenus féminins ainsi qu’à son potentiel d’autonomie économique hors du cadre familial, de l’entreprise ou du contrôle de l’État. « Zone de vulnérabilité sociale » [Mathieu, 2007] traversée par des formes de domination et de violence multiples, mais aussi par des stratégies de survie, d’autonomie et des capacités d’agir [agency], la prostitution résiste aux définitions univoques et oblige les chercheurs et les chercheuses à entendre ou retrouver la parole des prostitué·e·s pour interroger sa complexité.

07/02/2017 09:23:43

501

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

wars] qui jouent un rôle déterminant dans la cristallisation de la pro­ stitution en un objet de débat et de recherche. La rupture oppose les féministes dites « pro-­sexe » qui envisagent la prostitution, aux côtés de la pornographie, comme un « travail du sexe », et les féministes dites « radicales » pour qui l’une et l’autre correspondent à un pur esclavage érotisant la domination masculine. Pour les premières, l’émancipation des populations dominées (femmes, homosexuelles, prostituées, Noires…) passe par la subversion des rapports de pouvoir au profit d’une libération des possibles sexuels – libération qui leur permettrait d’accéder aux privilèges jusqu’alors uniquement accordés aux hommes hétérosexuels. Pour les secondes, elle repose sur la restriction de ces possibles sexuels, la pornographie et la prostitution ne pouvant être que l’émanation de la domination masculine. La prostitution est ainsi un objet de positionnement féministe qui stimule la production scientifique autant qu’il peut la soumettre aux passions politiques. Cette ambivalence peut rendre difficile la déconstruction de cette catégorie à des fins de connaissances. Les travaux qui s’inspirent de l’approche féministe radicale mettent l’accent sur les caractéristiques sociologiques des prostituées, communauté de destin victime d’un ordre économique et sexuel injuste. C’est dans ce sillage théorique qu’ont été impulsées les luttes abolitionnistes contemporaines depuis la fin du xxe siècle. A contrario, les travaux se situant dans une perspective pro-­sexe mettent l’accent sur les notions d’agency et d’empowerment des personnes prostituées, en référence à la capacité des acteurs et actrices d’influer sur les rapports de pouvoir dans lesquels ils et elles sont pris·es. C’est au sein de ce deuxième courant que la psychologue américaine Gail Pheterson et l’anthropologue italienne Paola Tabet ont entrepris, à la fin des années 1980, un travail de déconstruction de la catégorie « prostitution » afin de déjouer l’opposition binaire « liberté versus domination » qui caractérisait alors la production scientifique et les polémiques féministes. Dans le sillage du Comité international pour les droits des prostituées coordonné par Gail Pheterson et Margo St. James, elles ont proposé une analyse critique et empirique des transactions sexuelles dont la diversité et la complexité destituent le clivage absolu qui opposerait sexualité ordinaire et sexualité vénale. En montrant que toutes les sexualités sont structurellement insérées dans des transactions économiques implicites ou explicites, elles ont permis de resituer la prostitution dans un « continuum d’échanges économico-­sexuels » [Tabet, 2004] au sein duquel s’effectue l’échange dissymétrique entre sexualité féminine et rétribution masculine.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 501

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Prostitution

07/02/2017 09:23:43

502

Prostitution

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Cette notion de « continuum d’échanges économico-­ sexuels » constitue un tournant dans la dénaturalisation des activités économiques liées au sexe et un « programme de vigilance méthodologique » pour penser la prostitution [Broqua et Deschamps, 2014]. La formulation de cette notion découle du constat, fait par Paola Tabet à l’issue d’un travail de terrain mené au Niger et d’une vaste collecte de sources ethnographiques et historiques des quatre continents, que la prostitution ne peut être définie selon des critères objectifs qui lui soient propres et universellement valables. Dans le contexte africain par exemple, la dimension transactionnelle norme et structure explicitement les échanges amoureux et sexuels, débordant très largement la seule prostitution [Vidal, 1979]. Paola Tabet prend ainsi l’exemple des Birom du haut plateau de Jos au Nigeria où l’homme qui veut se marier doit verser le « prix de l’épouse » pour acquérir des droits sur la sexualité de sa femme. La femme mariée, quant à elle, peut entretenir en toute légitimité une relation njem, ­c’est-­à-­dire avec un amant qui la rétribuera par des dons multiples tout au long de la relation. Le principe de la rétribution, mis en exergue par l’Europe et l’Amérique du Nord contemporaines pour établir l’indignité de la prostitution, ne constitue donc nullement un critère pertinent de distinction dans le temps comme dans l’espace. Loin de constituer des « mondes hostiles » [Zelizer, 2005], rapports intimes et transactions économiques sont constamment imbriqués dans un continuum allant des rapports matrimoniaux, où la sexualité féminine est considérée comme un service gratuit, jusqu’aux formes de pro­ stitution les plus explicitement commerciales, où la sexualité féminine fait l’objet d’un contrat plus ou moins tacite et d’un tarif : la prostituée « ne donne rien et fait tout payer, alors que l’épouse donne tout et ne tarifie rien », résume Paola Tabet [2004]. Ce qui institue la spécificité de la prostitution dans ce continuum c’est, selon Paola Tabet et Gail Pheterson, la rupture des règles de l’échange sexuel. En offrant la possibilité aux femmes d’établir les termes et les conditions de leur service sexuel, en faisant du sexe un travail, la prostitution agit hors et à l’encontre des structures de l’organisation de la sexualité des femmes par les hommes. Ces positions font écho aux réflexions déployées par tout un courant du féminisme matérialiste sur l’invisibilité du travail domestique des femmes et à leurs revendications pour un salaire ménager (The International Wages for Housework Campaign) [Federici, 2012]. La prostitution ne constitue donc pas le « cas limite de confusion des registres

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 502

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La prostitution dans le « continuum d’échanges économico-­sexuels  »

07/02/2017 09:23:43

Prostitution

503

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Catégorisation et stigmatisation : les politiques publiques de la prostitution Les logiques de stigmatisation de la prostitution sont multiples et dépendent de l’agenda politique et moral d’une société dans un contexte donné. Les problématisations de la prostitution – « symptôme de la dégénérescence morale », « fléau social », « risque sanitaire » ou encore « esclavage moderne » – orientent et organisent les politiques publiques qui oscillent entre une logique pragmatique et policière – visant principalement à contrôler les prostituées pour réduire les effets indésirables de la prostitution – et une logique morale et politique qui veut abolir la prostitution pour « émanciper » les prostituées [Maugère, 2009]. On distingue ainsi, de façon classique, trois régimes de la prostitution : le prohibitionnisme qui interdit et condamne la prostitution dans son ensemble (proxénètes, clients et prostitué·e·s), le réglementarisme qui encadre et par là même reconnaît en partie la « liberté de se prostituer », et l’abolitionnisme ayant pour objectif la disparition de la pro­stitution et la réhabilitation des femmes prostituées. Qu’ils condamnent ou qu’ils administrent la prostitution, qu’ils fassent des prostitué·e·s des coupables ou des victimes, ces régimes convergent néanmoins dans leurs enjeux et dans leurs effets quant à la définition de la prostitution comme un « problème public » et à l’altérisation des prostitué·e·s dans la société. La discipline historique, la sociologie de la déviance ou encore la sociohistoire de l’action publique ont souligné à quel point ces régimes de la prostitution jouent un rôle important dans les dynamiques de hiérarchisation et de segmentation de l’espace de la prostitution, contribuant « à en réprimer certaines expressions tout en en favorisant d’autres, à contrôler ou à assister, mais toujours à étiqueter les personnes qui l’exercent » [Mathieu, 2015]. Les travaux pionniers d’Alain Corbin et de Judith Walkowitz sur le phénomène prostitutionnel dans les sociétés française et anglaise au xixe siècle ont livré d’importants jalons de réflexion sur la conversion du stigmate de la prostitution en catégorie administrative sous l’effet du réglementarisme. Dans ce système de « tolérance-­surveillance » [Corbin, 1978], l’institution du bordel sous contrôle policier, l’enregistrement des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 503

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

de l’économique et du sexuel, c’est une catégorie normative et historiquement variable, dont la fonction est de fixer les règles d’un usage légitime et illégitime du corps des femmes » [Benquet et Trachman, 2009]. C’est pourquoi la question du stigmate inhérente à la notion de prostitution est centrale : « Ôtez de l’échange économico-­sexuel le stigmate de “putain” et la prostitution s’évapore » [Pheterson, 2001].

07/02/2017 09:23:43

Prostitution

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

prostituées auprès de la préfecture et la visite sanitaire constituent autant de mécanismes disciplinaires reposant sur la soumission et la caractérisation d’un groupe de femmes comme prostituées. Par là même, il institue un groupe paria [outcast group] [Walkowitz, 1980] : alors que la prostitution est une activité intermittente, interlope et transitoire participant de l’économie d’expédients des femmes majoritairement issues des classes populaires, sa réglementation, sa fixation dans les bordels et l’institution d’un statut officiel et dégradant favorisent la précarisation des femmes et leur maintien dans cette activité. Ce contrôle sexuel se déploie de manière différenciée en contexte colonial où le réglementarisme est l’un des moyens utilisés par les autorités françaises pour superviser les interactions physiques entre colonisés et colonisateurs devant s’ordonner selon un marché du sexe strictement ségrégué [Taraud, 2003]. Pour paraphraser l’historienne Ann Laura Stoler, le contrôle de la prostitution est un marqueur fondamental de genre, de classe et de race intégré dans un ensemble plus large de relations de pouvoir [2002]. L’attention aux cadres juridiques et à leurs opérationnalisations sur le terrain, aux interactions entre agents institutionnels et personnes désignées comme prostituées et la fabrique d’une population-­cible qui en découle permet ainsi d’étudier les cadres d’expérience de la « condition prostituée » [Mathieu, 2007 ; Jakšić, 2013 ; Mainsant, 2014]. Pour Lilian Mathieu, qui a œuvré à la constitution d’une véritable sociologie de la prostitution depuis les années 1990, il s’agit de déjouer une vision fixiste de l’exclusion des prostitué·e·s et d’étudier les processus qui génèrent cette situation. Ainsi, la désaffiliation qui caractérise la prostitution est le résultat d’une politique de stigmatisation s’exerçant sur des groupes de populations vulnérables dont l’orientation vers la prostitution les exclut de la société salariale et de ses protections [Mathieu, 2007]. La criminalisation de la prostitution, sous l’effet de la lutte contre la traite, est à cet égard particulièrement significative. Articulant exploitation, prostitution et migration, le schème de la traite s’impose en réaction à l’essor des migrations à la fin du xixe siècle en général et à la mobilité accrue des jeunes travailleuses célibataires en particulier. Réduisant les prostituées migrantes à des victimes naïves et vulnérables abusées par des passeurs proxénètes à la solde de réseaux mafieux nécessairement « étrangers », le schème de la traite est devenu un instrument de droit pénal international par une série de conventions internationales (notamment la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui de 1949 et le Protocole de Palerme de 2001 mis en œuvre par l’ONU). Habillage humanitaire de mesures sécuritaires contre l’immigration irrégulière, ce protocole a produit la criminalisation de celles qu’il entend protéger, les prosti-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 504

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

504

07/02/2017 09:23:43

Prostitution

505

tuées migrantes étant soit placées en détention (parce qu’en situation illégale sur le territoire), soit renvoyées dans leurs pays d’origine (pour leur propre « bien ») [Brennan, 2014].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La prostitution est un choix souvent contraint qui résulte d’un accès inégal aux ressources traduisant la division sexuelle et ethnique du travail à l’échelle internationale : elle est la ressource économique des plus dominé·e·s dans les rapports sociaux de sexe, de race, de classe et de sexualité (femmes, pauvres, sans-­papiers, homosexuel·le·s, trans’). Leur choix de la prostitution se comprend en relation avec l’ensemble des activités rémunérées possibles qui s’offrent à eux et elles. Ainsi, le cas des prostituées chinoises qui occupent les trottoirs de Paris depuis la fin des années 1990, étudié par Marylène Lieber et Florence Lévy [2010], permet de souligner le faisceau de discriminations dans lequel ces femmes sont prises. Discriminées en tant que femmes du nord de la Chine au sein de la communauté chinoise, elles le sont également en tant que femmes sur le marché du travail communautaire saturé et dominé par des hommes, et en tant que sans-­papiers cantonnées au travail illégal. Confinées aux travaux de nettoyage et aux services domestiques fortement dévalorisés et faiblement rémunérés, elles voient dans la prostitution une option économique et un travail plus enviables. « Travail que l’on ne saurait voir », la prostitution, si elle peut être une forme d’oppression et d’exploitation, peut également constituer le « lieu de stratégies et d’option, voire de libertés individuelles » [Lieber, Dahienden et Hertz, 2010]. A contrario, les logiques du stigmate institutionnel et les jugements sociaux ont pour effet d’essentialiser la prostitution et d’occulter dans un même mouvement le travail de la prostitution, le vécu des prostitué·e·s et leur capacité à objectiver leur propre expérience. Combinant les apports de la sociologie interactionniste et de l’enquête ethnographique, les études sur la prostitution privilégient, depuis les années 2000, une approche in situ [Bard et Taraud, 2003] : dans la rue, les bois, les bordels, les bars à escorts, les salons de massage ou auprès des associations de santé communautaire. Il s’agit également de recherches attentives aux pratiques observables et au point de vue des acteurs et des actrices [Handman et Mossuz-­Lavau, 2005 ; Mathieu, 2015]. Elles révèlent différents types de prostitution – prostitution de rue, prostitution « abritée » dans les lieux de loisirs ou encore prostitution en établissements spécialisés – et interrogent l’inscription territoriale du marché du sexe. Cette géographie renseigne sur les conditions

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 505

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Repenser la domination : le choix et l’exercice de la prostitution

07/02/2017 09:23:43

Prostitution

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

d’exercice de la pratique prostitutionnelle : ainsi les formes de pro­ stitution les plus précaires et les plus dévalorisées s’exercent généralement dans les espaces les plus exposés, tandis que ses expressions les plus privilégiées à destination d’une clientèle aisée se réalisent à couvert [Chimienti et Földhàzi, 2008]. Cependant, la prostitution de rue, si elle constitue la forme la plus précaire de sexualité vénale, exposée notamment à la répression policière, peut également constituer le lieu d’une plus grande autonomie. Contrairement aux bordels, la prostitution peut y être pratiquée de façon déguisée et intermittente. Enfin, l’influence d’Internet sur la prostitution demeure un nouvel espace à explorer : les sites d’escorting orientés vers des prestations sexuelles tarifées conduisent de nouvelles catégories de populations, principalement issues de classes moyennes – souvent en voie de déclassement –, vers de nouvelles modalités d’exercice de la prostitution de type girlfriend expe‑ rience [Bernstein, 2007]. La mise en lumière de cette « hétérogénéité historique et géographique des modalités d’exercice et d’organisation de la sexualité vénale » [Alonzo, Angeloff et Gardey, 2003] permet de comprendre qu’il n’existe pas une prostitution, mais des prostitutions, difficilement réductibles les unes aux autres. Le travail de la prostitution : savoir-­faire et savoir-­être du travail sexuel Au plus près des pratiques, se dévoile la variété des formes que peut prendre le travail de la prostitution : arrangement économico-­sexuel, il recouvre en outre un ensemble de tâches non sexuelles et nécessite des compétences spécifiques notamment en matière de travail de care. La prostitution c’est « ce que les prostituées font avec leurs clients et ce qu’elles font de leurs gains », explique l’historienne et anthropologue Luise White dont les travaux sur la prostitution coloniale à Nairobi ont permis une rupture analytique novatrice [White, 1990]. Par son attention aux voix des femmes ordinaires et à la banalité des échanges économico-­sexuels, elle montre l’absence de tarification rigoureuse, la présence de travail domestique et l’entretien de liens réguliers avec une clientèle d’habitués. Se dégage également la diversité des possibles économiques qu’offre la prostitution : survie au jour le jour, proche de la mendicité, travail de femme lié à l’économie familiale et permettant de procurer du bétail à la maison paternelle, et enfin autonomie sociale et économique liée à l’accumulation indépendante de capital faisant de ces femmes des chefs de famille en puissance. L’investigation de la pluralité des échanges qui se jouent au travers de la relation prostitutionnelle recompose la question de la vénalité. Sébastien Roux mobilise à cet

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 506

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

506

07/02/2017 09:23:43

507

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

effet la notion d’« économie intime » pour inclure, outre la circulation d’argent et de cadeaux, les biens immatériels valorisés pour eux-­mêmes : biens moraux (respect de soi, honneur), biens affectifs (amour, fidélité) ou biens sociaux (ouverture voire mobilité dans d’autres univers sociaux) [Roux, 2011]. Ainsi, les entretiens réalisés avec les prostituées du quartier de Patpong à Bangkok, haut lieu du tourisme sexuel en Thaïlande, soulignent que l’entrée en prostitution de ces femmes pauvres d’origine rurale résulte d’un désir de réussite économique et d’ascension sociale relativement honorable, qui s’exprime par l’espoir de trouver un futur mari parmi leurs clients occidentaux réguliers. Enfin, la question du care permet non seulement de souligner les continuités qui existent entre la prostitution et les activités de service à la personne, mais aussi de mettre en lumière les tâches accomplies par les prostitué·e·s à savoir, outre la réponse à des besoins sexuels insatisfaits, la prise en charge de besoins affectifs et interpersonnels [Laugier et al., 2012]. Ces compétences sont notamment revendiquées par les assistant·e·s sexuel·le·s aux personnes désignées comme handicapées pour expliciter et légitimer les enjeux de leurs pratiques sexuelles [Nayak, 2013 ; voir la notice « Handicap »]. Le travail de Rhacel Parreñas sur les hôtesses philippines de bars au Japon souligne quant à lui l’importance de leur performance des normes de genre de la femme soumise, douce et à l’écoute pour rehausser la masculinité de leurs clients, et apporter ainsi un soutien psychologique nécessaire à ces derniers afin de relever le pari toujours plus exigeant de la performance professionnelle, sociale et sexuelle [Parreñas, 2011]. Penser la prostitution comme travail sexuel permet non seulement de réfléchir à l’usage du corps dans le travail en général, mais également de déconstruire le patriarcat et l’hétérosexualité normative pour apprécier la fonction sociale des prostitué·e·s. « Pour une économie sexuelle la plus égalitaire possible » La condition des prostitué·e·s, bien que traversée par des rapports imbriqués de domination, est une condition plurielle ; elle invite à repenser la sexualité à l’aune du travail et à remobiliser le paradigme de l’exploitation et les nouvelles formes de liberté précaire qui peuvent s’en dégager. Les combats actuels menés par les prostitué·e·s, qu’ils et elles se définissent ou non comme travailleurs et travailleuses du sexe, placent au cœur de leur savoir-­faire militant la lutte pour la défense des droits, la capacité d’agir et de négocier ses conditions de travail « pour une économie sexuelle la plus égalitaire possible » [Schaffauser, 2014]. « Appeler travail ce qui est travail » participe de la formalisation d’une conscience

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 507

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Prostitution

07/02/2017 09:23:43

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

politique, d’une conscience féministe et d’une conscience de classe qui visent à subvertir radicalement la division du travail et des idéologies. Ainsi, quand l’activiste Carole Leigh propose le vocable de « travail du sexe » [sex work] en 1978, il s’agit autant de déstigmatiser la prostitution que de permettre la prise de conscience d’expériences et d’intérêts partagés par une population hétérogène afin de lui permettre de s’unir et de reposer les termes du débat [Merteuil, 2014]. De là découle la formule syndicale autogérée adoptée par le Syndicat autogéré du travail sexuel (STRASS) en France qui entend, dans sa lutte pour la reconnaissance du travail sexuel, défendre les intérêts collectifs, professionnels et moraux de travailleurs et travailleuses. À l’instar de la perspective intersectionnelle introduite par le Black feminism, ces « luttes des putes » élaborent un nouveau sujet collectif minoritaire qui vise à penser la domination des prostitué·e·s à côté d’autres dominations analogues. Il s’agit ainsi de déspécifier la question prostitutionnelle pour proposer des stratégies de coalitions ou des alliances de circonstances entre minorités politiques – les précaires, les migrants et les classes populaires. La prostitution trouble les féminismes et met à l’épreuve leur combat pour l’émancipation, qui ne peut faire l’impasse sur celles et ceux qu’elle concerne, leurs paroles, leurs expériences et leurs paradoxes, tout comme les sciences sociales doivent, pour comprendre la prostitution, prendre au sérieux la parole des prostitué·e·s [Pryen, 1999]. Renvois aux notices : Affects ; Corps au travail ; Espace urbain ; Gouvernement des corps ; Handicap ; Pornographie.

Bibliographie Alonzo P., Angeloff T. et Gardey D. (dir) (2003), « Prostitution : marchés, organisations, mobilisations », Travail, genre et sociétés, n° 10. Bard C. et Taraud C. (dir.) (2003), « ProstituéEs », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 17. Benquet M. et Trachman M. (dir.) (2009), « Actualité des échanges économico-­sexuels  », Genre, sexualité & société, n° 2. Bernstein E. (2007), Temporarily Yours. Intimacy, Authenticity, and the Commerce of Sex, Chicago/Londres, University of Chicago Press. Brennan D. (2014), Life Interrupted. Trafficking into Forced Labor in the United States, Durham/Londres, Duke University Press. Broqua C. et Deschamps C. (dir.) (2014), L’Échange économico-­sexuel, Paris, Éditions de l’EHESS. Chimienti M. et Földhàzi À. (2008), « Géographies du marché du sexe : entre dynamiques urbaines, économiques et politiques », Sociétés, n° 99, p. 79‑90.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 508

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Prostitution

508

07/02/2017 09:23:43

509

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Corbin A. (1978), Les Filles de noce. Misère sexuelle et prostitution (xixe siècle), Paris, Flammarion. Deschamps C. et Souyris A. (2009), Femmes publiques. Les féminismes à l’épreuve de la prostitution, Paris, Éditions Amsterdam. Federici S. (2012), Revolution at Point Zero, Oakland, PM Press. Handman M. E. et Mossuz-­Lavau J. (dir.) (2005), La Prostitution à Paris, Paris, La Martinière. Jakšić M. (2013), « Devenir victime de la traite », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 198, p. 37‑48. Laugier S., Molinier P., Bisson F. et Querien A. (2012), « Prenons soin des putes », Multitudes, n° 48. Lieber M. et Lévy F. (2010), « “Le faire” sans “en être”, le dilemme identitaire des prostituées chinoises à Paris », in Lieber M., Dahinden J. et Hertz E. (dir.) (2010), Cachez ce travail que je ne saurais voir, Lausanne, Antipodes. Lieber M., Dahinden J. et Hertz E. (dir.) (2010), Cachez ce travail que je ne saurais voir, Lausanne, Antipodes. Mainsant G. (2014), « Comment la “Mondaine” construit-­elle ses populations cibles ? », Genèses, n° 97, p. 8‑25. Mathieu L. (2007), La Condition prostituée, Paris, Textuel. – (2015), Sociologie de la prostitution, Paris, La Découverte. Maugère A. (2009), Les Politiques de la prostitution, du Moyen Âge au e xxi  siècle, Paris, Dalloz. Merteuil M. (2014), « Le travail du sexe contre le travail », Période, 1er septembre, . Nayak L. (2013), « Une logique de promotion de la “santé sexuelle”. L’assistance sexuelle en Suisse », Ethnologie française, n° 43, p. 461‑468. Parreñas R. S. (2011), Illicit Flirtations. Labor, Migration, and Sex Trafficking in Tokyo, Stanford, Stanford University Press. Pheterson G. (2001), Le Prisme de la prostitution, Paris, L’Harmattan. Pryen S. (1999), Stigmate et Métier. Une approche sociologique de la prostitu‑ tion de rue, Rennes, PUR. Regard F. (dir.) (2013), Féminisme et prostitution dans l’Angleterre du e xix  siècle. La croisade de Joséphine Butler, Lyon, ENS Éditions. Revenin R. (2005), Homosexualité et prostitution masculines à Paris (1870‑1918), Paris, L’Harmattan. Roux S. (2011), No money, No honey. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande, Paris, La Découverte. Schaffauser T. (2014), Les Luttes des putes, Paris, La Fabrique. Stoler A. L. (2002), Carnal Knowledge and Imperial Power. Race and the Intimate in Colonial Rule, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press. Tabet P. (2004), La Grande Arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-­sexuel, Paris, L’Harmattan. Taraud C. (2003), La Prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc (1830‑1962), Paris, Payot.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 509

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Prostitution

07/02/2017 09:23:43

Prostitution

510

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 510

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Vidal C. (1979), « L’argent fini, l’amour est envolé », L’Homme, n° 19, p. 141‑158. Walkowitz J. R. (1980), Prostitution and Victorian Society. Women, Class, and the State, Cambridge, Cambridge University Press. White L. (1990), The Comforts of Home. Prostitution in Colonial Nairobi, Chicago, University of Chicago Press. Zelizer V. A. R. (2005), The Purchase of Intimacy, Princeton, Princeton University Press.

07/02/2017 09:23:43

Psychanalyse

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Le genre et la sexualité sont, avec la notion d’inconscient, les principes les plus fondamentaux de la psychanalyse. Ce duo fait référence pour la psychanalyse et en est même constitutif. Ces deux notions de genre et de sexualité s’imbriquent, de façon plus conflictuelle que purement dialectique. Le genre ne peut se concevoir sans la sexualité. Dans un « assemblage » [Harris, 2005] à la fois complexe et toujours mouvant, dans la théorie comme dans l’expérience vécue, le genre et la sexualité sont les moteurs de l’instabilité du discours psychanalytique, instabilité bienvenue bien que souvent niée. En psychanalyse, la sexualité prend historiquement la figure de l’instinct, de la pulsion, de l’animal passionné et affamé en l’humain. C’est tout ce qui précède la sage humanité et continue de l’animer sous son malaise civilisé. Le genre ou, dans sa version antérieure, l’idée de la différence des sexes est ce qui organise et canalise l’instinct dans le langage de l’ordre social – les structures de pouvoir, de culture et de souveraineté. Il est, en d’autres mots, la manifestation suprême d’un surmoi mû par des motivations sociales (le « Nom-­du-­Père », selon la formule de Lacan ou la construction œdipienne de Freud), dans son contrôle fragile d’un moi qui tend à se dérober. En psychanalyse, la relation entre la sexualité et le genre est l’essence et la métaphore du fait même d’être humain, un être biologique qui désire au travers des constructions sociales tout en souffrant d’une perte inconnue, mais profondément ressentie, un être s’affirmant tout en se niant. Une créature morcelée ainsi qu’Aristophane le suggère déjà lorsqu’il contemple les origines de l’éros dans Le Banquet de Platon. En psychanalyse, le genre est le gardien, protégeant une civilisation au bord du chaos contre un désordre impensable. Et, comme le montre le fameux cas du juge Schreber étudié par Freud

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 511

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Adrienne Harris et Eyal Rozmarin Traduction par Alexandre Jaunait, Marie-­Nadine Prager et Idan Segev

07/02/2017 09:23:43

512

Psychanalyse

[2001 (1911)], le genre peut aussi se concevoir comme le point de rencontre entre la folie et la transcendance.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Le cas Schreber n’est pas la première occasion pour Freud d’étudier les relations entre le genre et la sexualité, mais c’est la plus significative. Significative parce qu’elle identifie les terribles conséquences d’un désordre dans cette relation. Significative parce que, comme MacCabe l’affirme [2003], ce cas incarne la tentative de Freud de trouver un juste milieu psychanalytique entre ceux de ses disciples qui penchent pour l’explication sociale des phénomènes psychologiques, comme Adler, et ceux qui penchent en direction de la mythologie, comme Jung. Significative enfin en ce qu’elle a fini par donner naissance à un discours psychanalytique durable sur la nature de la subjectivité, de la société et de la folie, dont s’est notamment emparé Lacan en France [1981]. Voici l’histoire. En octobre 1893, l’éminent juge germanique Daniel Paul Schreber entre dans ce qui deviendra la deuxième phase de sa longue maladie. Admis dans l’asile de Sonnenstein avec un symptôme hypocondriaque, persuadé qu’il est malade et mourant, il finit par verser dans un délire où il se voit mort et en décomposition. Il a des hallucinations auditives et visuelles et perçoit « que son corps [est] l’objet de toutes sortes de répugnantes manipulations […] plus épouvantables qu’on ne le peut imaginer » [Freud, 2001 (1911), p. 266]. Et il commence à croire que tout cela lui arrive pour une raison sacrée. Freud cite le docteur Weber, un médecin de Schreber, pour décrire le délire à son acmé : « Le point culminant du système délirant du malade est de se croire appelé à faire le salut du monde et à rendre à l’humanité la félicité perdue. Il a été, prétend-­il, voué à cette mission par une inspiration divine directe […] ; des nerfs, excités comme le furent les siens pendant longtemps, auraient, en effet, justement la faculté d’exercer sur Dieu une attraction, mais il s’agit là de choses qui ne se laissent pas exprimer en langage humain, ou alors très difficilement, parce qu’elles sont situées au-­delà de toute expérience humaine et n’ont été révélées qu’à lui seul. L’essentiel de sa mission salvatrice consisterait en ceci qu’il lui faudrait d’abord être changé en femme » [p. 268‑269]. Dans son délire, Schreber imagine qu’il doit subir une émasculation. Pour un temps, il est tourmenté par cette perspective, mais il accepte finalement son destin. « Dès lors, écrit-­il, il me devint indubitablement conscient que l’ordre de l’univers exigeait impérieusement mon émasculation, que celle-­ci me convînt personnellement ou non, et donc, par suite, il ne me restait raisonnablement rien d’autre à faire

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 512

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Le cas Schreber : hétéronormativité et psychanalyse

07/02/2017 09:23:43

513

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

que de me résigner à l’idée d’être changé en femme. En tant que conséquence de l’émasculation, ne pouvait naturellement entrer en ligne de compte qu’une fécondation par les rayons divins, en vue de la procréation d’hommes nouveaux » [p. 272]. Au demeurant, bien que l’émasculation apparaisse comme une per­ spective indésirable, Schreber évoque dans le même contexte la nécessité de la jouissance : « Mais, dès que je suis […] seul avec Dieu, me voilà dans la nécessité d’employer tous les moyens imaginables, comme aussi de concentrer toutes les forces de ma raison […] en vue d’obtenir que les rayons divins aient l’impression […] que je suis une femme enivrée de sensations voluptueuses. » « Dieu réclame un état constant de jouissance » [p. 283], indique Schreber. L’insistance sur la jouissance mêlée à la terreur et à l’euphorie de relations divines conduit Freud à sa conclusion célèbre : Dieu est en fait un substitut du docteur Flechsig, un médecin de Schreber, dont ce dernier est amoureux. Suivant Freud, Schreber aurait développé au cours de sa maladie un désir féminin, c’est-­à-­dire passif, c’est-­à-­dire homosexuel, à l’égard de son médecin. « Une vive résistance à ce fantasme s’éleva en Schreber, émanant de l’ensemble de sa personnalité, et la lutte défensive qui s’ensuivit […] adopta, pour des raisons inconnues de nous, la forme d’un délire de persécution » [p. 295]. En même temps qu’elle postule une bisexualité fondamentale, la psychanalyse s’embarque dans une conception où le genre et la sexualité s’alignent strictement sur ce qu’on pourrait aujourd’hui appeler l’hétéronormativité, au risque de l’apocalypse. Un ensemble de structures binaires sont mises en place, ressemblant terriblement à celles de l’esprit malade de Schreber : la femme est un homme émasculé, l’homosexualité équivaut à la féminité qui équivaut elle-­même à la passivité. Un mauvais arrangement de ces catégories conduit à la folie, comme le reflète la lutte acharnée de Schreber pour donner un sens à tout cela. Un homme ne peut en aimer un autre que dans un nouvel ordre de l’univers et, même ainsi, uniquement dans un bouleversement chaotique des catégories et des émotions. Tirer cette conclusion voulait dire que la psychanalyse donnait au surmoi, ou plutôt à l’hétéronormativité et par extension à la normativité en général, une prédominance dans la théorie et la pratique. La plupart des voix s’exprimant contre le penchant normatif (Ferenczi, Fenichel  1) ont été réduites au silence par des conflits internes au mouvement psychanalytique et par le déplacement de la psychanalyse par 1.  Ndt : voir notamment l’ouvrage de Sandor Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l’enfant [2004] et celui d’Otto Fenichel, La Théorie psychanalytique des névroses [1987].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 513

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Psychanalyse

07/02/2017 09:23:44

Psychanalyse

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

les nazis depuis la scène allemande et autrichienne, ouverte à l’interprétation par le social, vers la scène hypernormative et sociophobique des États-­Unis et du Royaume-­Uni de l’après-­guerre [Jacoby, 1983]. La domination de la normativité de genre et de sexualité n’a fait que s’intensifier dans les décennies qui ont suivi la guerre. Des États-­Unis où la psychologie du moi régnait jusqu’à la France où sa suprême rivale, l’école lacanienne, non moins conservatrice, se développait, la différence des sexes et l’hétérosexualité constituent l’inattaquable fondation. Pour la plupart, les écoles anglaises du Middle Group et de la relation d’objet ainsi que les cercles psychanalytiques émergents de l’Amérique du Sud ne s’écartent pas de cette conception. Cependant, des résistances se font jour. Trouble dans l’ordre psychanalytique du genre Dès 1929, le psychanalyste Joan Riviere marque un coup d’arrêt. Dans « Womanliness as a Masquerade  2 » [Riviere, 1929], elle inaugure une théorie de la performance bien avant les autres. La manière « efféminée » de parler et de se déplacer apaise l’anxiété masculine de la castration, libère un espace pour la capacité d’agir [agency] féminine, comme action et ambition. Riviere est intéressée par la façon dont le genre est une guerre et par la manière dont cette guerre et la résistance souterraine soutiennent la relation d’une femme à son travail et son ambition. Elle présente une série d’exemples cliniques dans lesquels une femme, après un moment de triomphe, d’autorité ou d’affirmation, fait machine arrière, verse dans une performance coquette de haut vol, aux fins de rassurer l’homme-­père qu’il n’y a réellement aucune menace. Le socle du genre, la « réalité » profonde de l’envie de pénis dans l’identité psychique et de genre de la femme, est finalement un flamboyant spectacle, un costume revêtu et ôté à souhait, toujours au nom du spectacle de la soumission. Au terme de l’essai, il y a deux déplacements. Tout d’abord, Riviere remet en cause l’authenticité de l’identité de genre. Mais – et il y a toujours un « mais » –, les choses ne sont jamais fixées. Après l’affirmation de l’originalité créative et la déconstruction du caractère inné des catégories de genre et de sexualité, Riviere recule et, dans les derniers paragraphes de son ouvrage, rassure son lecteur (ou sa lectrice) : rien de tout cela n’est réellement neuf. Freud, Abraham, Jones, tous les hommes – les figures masculines majeures – en étaient déjà là. Elle énonce cette thèse et clôt son essai. 2.  Ndt : Traduit en français sous le titre « La féminité en tant que mascarade » et reproduit dans l’ouvrage dirigé par Marie-­Christine Hamon, Féminité mascarade. Études psycha‑ nalytiques [1994].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 514

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

514

07/02/2017 09:23:44

515

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La maison du genre est au calme, de nouveau en ordre. Dans ­l’Europe du milieu du xxe siècle, le bon sens est protégé par la différence de genre et des générations [Chasseguet-­Smirgel, 1971 et 1978]. L’âge adulte invite à l’émergence de la sainte famille. Klein [1957] et Bion [1992] posent des formes plus élevées d’intégration psychique, la position dépressive  3 avec le couple génital adulte lié par l’anatomie, le désir et la loi. Aux États-­Unis, la psychanalyse enquête sur la féminité non comme masculinité ratée, mais comme un espace psychique émergeant de l’anatomie du corps féminin. La réceptivité, la passivité, la peur de la blessure, d’être enfermée, y remplacent la classique angoisse de castration comme fondement. La différence de genre reste ancrée entre des corps stables et polarisés. Cependant, en 1966, Donald Winnicott est assis dans son bureau de Londres avec un patient. Il l’écoute – de son propre aveu de façon distraite – alors que celui-­ci parle de son envie de pénis. Il note alors sa propre réaction, étonnée, au moment où il s’entend dire : « Je suis en train d’écouter une fille. Je sais parfaitement que vous êtes un homme, mais c’est une fille que j’écoute, et c’est à une fille que je parle. Je dis à cette fille : “Vous parlez de l’envie du pénis.” » [Winnicott, 1989, p. 170]. Le patient est ébranlé, mais répond immédiatement : « Si je me mettais à parler de cette fille à quelqu’un, on me prendrait pour un fou. » Winnicott répond prudemment et de façon remarquable : « Il ne s’agissait pas de vous qui en parliez à quelqu’un ; c’est moi qui vois la fille et qui entends une fille parler, alors qu’en réalité c’est un homme qui est sur mon divan. S’il y a quelqu’un de fou, c’est moi » [p. 172]. L’analyste et le patient sont secoués. Winnicott poursuit en indiquant qu’il a dû explorer de nombreuses voies pour en arriver à comprendre cette expérience. Cependant, même dans l’incertitude de ce moment, il ressent que la qualité de contact, l’ampleur de l’expérience, du réconfort et de l’élucidation entre l’analyste et son patient sont frappantes. Winnicott ouvre ainsi une voie, dans la théorie, dans le discours sur le travail psychanalytique, dans sa propre histoire troublée avec le genre et la sexualité (qui est l’histoire troublée de chacun·e) et dans la cure. Il bouleverse, il perturbe, il transforme tous les aspects du self et de la personnalité dont on attend qu’ils restent bien en ordre. De la même façon qu’entre Schreber et Freud, voici un cas où le genre, la sexualité et la folie s’imbriquent. Mais, tandis que dans le pre3.  Ndt : pour Klein, la position dépressive est une phase à partir de laquelle le nourrisson s’extrait de ses angoisses primordiales et confère une importance croissante à la réalité extérieure. C’est dans cette phase qu’il commence à reconnaître sa mère et les différents membres de son entourage.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 515

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Psychanalyse

07/02/2017 09:23:44

516

Psychanalyse

mier cas  4, étiré sur des textes et des années, la folie réside sagement dans le patient et ses complexes, et le savoir dans la personne de l’analyste, dans le second, où patient et analyste s’attardent ensemble, consciemment et inconsciemment, la folie ne peut être si aisément localisée, et les désirs et les identités partent à la dérive.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Le milieu des années 1960 constitue un moment charnière de l’histoire. Nous sommes juste avant la deuxième vague du féminisme, Stonewall, la libération gaie, le situationnisme, les hippies et la bande à Baader. De nombreuses formes de « post » sont sur le point ­d’entrer en scène. Jacqueline Rose écrit son essai décisif sur le cas Dora [1986], décrivant l’étude de Freud comme un projet qui achoppe dans sa tentative de justifier le triangle œdipien et l’hétéronormativité  5. La sexualité féminine, le manque infantile et nubile du corps maternel, le triangle œdipien dans sa forme homosexuelle, concourent tous au délitement de l’organisation bien structurée de l’Œdipe. La sexualité devrait être conçue de façon plus indéfinie, plus régressive, moins triangulaire. Le cas s’effondre et emporte avec lui toute la soigneuse construction de Freud. Deleuze et Guattari [1972] ainsi que Foucault [1976] mettent en lumière toute la profondeur du problème, depuis un point de vue extérieur à la psychanalyse. Il y a également, en France, un initié défaisant avec détermination cette structure instable, cette fois depuis l’intérieur de la psychanalyse. À partir des années 1970, Jean Laplanche entreprend de réparer et repositionner l’élément révolutionnaire chez Freud. Laplanche [1999] relit Freud pour amener le lecteur ou la lectrice à comprendre à quel point la pensée freudienne est à contre-­courant de l’idéal copernicien. Le centre n’est pas fixe, mais tourne en encerclant et en entraînant les planètes et leurs systèmes. Laplanche souligne la façon dont le sujet émerge en interaction avec l’autre et son irrésistible présence énigma4.  Il est important de noter que la saisissante analyse par Freud du complexe genre/sexualité de Schreber est conduite à partir d’une distance redoublée. Freud n’a jamais rencontré Schreber. Il a lu le récit de Schreber sur sa propre maladie, publié en 1903. Sa réflexion émerge donc entre deux gouffres inconscients : d’une part, celui séparant Schreber écrivain et sa mémoire de l’expérience ; d’autre part, celui séparant Freud lecteur et le texte du récit. 5.  Ndt : les auteur·e·s font ici référence au fameux texte de Freud « Fragments d’une analyse d’hystérie », à propos de sa patiente Ida Bauer (Dora). Freud y introduit notamment sa théorie du refoulement [2011 (1911)]. Dans « Dora, fragment of an analysis », reproduit dans Sexuality in the Field of Vision [1986], Jacqueline Rose discute le travail de Freud et les différentes représentations de la féminité dans la théorie psychanalytique. Son essai est considéré comme une contribution importante aux lectures féministes de la psychanalyse.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 516

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Une psychanalyse féministe et queer ?

07/02/2017 09:23:44

517

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

tique. Pour Laplanche, l’autre et l’altérité de l’autre sont au cœur du soi-­disant individu. En outre, l’altérité de l’autre implique l’altérité de l’inconscient. Elle rend l’identité subjective elle-­même inconnaissable et instable. Le genre et la sexualité sont au cœur de cette dynamique. Nos identités de genre et nos pulsions sexuelles ne peuvent pas vraiment être décrites comme nous appartenant. Elles émergent au travers d’un processus continu de réception, de traduction et de communication de messages énigmatiques émis par d’autres, qui sont eux-­mêmes et elles-­mêmes inconscient·e·s de la nature de leurs identités et de leurs pulsions. La pensée de Laplanche trouble la dichotomie mémoire ver‑ sus fantasme, réel versus imaginaire concernant la sexualité et l’identité en tant que telles. Si Stein [2007], parmi d’autres, a contribué à enrichir théoriquement le travail de Laplanche, son potentiel révolutionnaire reste peut-­être encore à explorer. De l’autre côté de l’Atlantique, il faut l’intervention directe et interne des théories féministes et queer, influencées par la critique sociale, pour aboutir à la pleine réalisation d’une réforme. Cela se passe dans les années 1980 et 1990, avec notamment des lectures inédites des anciens cas analysés par Freud [Chodorow, 1994 ; Corbett, 2009b]. De nouvelles notions du développement humain sont également mobilisées, reposant moins sur le fantasme et sur les complexes internes, mais davantage sur des dynamiques intersubjectives, des matrices relationnelles. Elles établissent la construction sociale comme une source infiniment complexe de structure et de motivation, ainsi que d’expérience sexuelle et genrée [Dimen, 1999 ; Goldner, 2003 ; Corbett, 2001 et 2009b ; Benjamin, 1988]  6. Adrienne Harris [2005] utilise la théorie des champs pour décrire le genre comme un « assemblage souple » [soft assembly]. Elle écrit sur la souffrance de genre et la dysphorie de genre, à propos des trans-­ genres et des intersexes. Et elle affirme que c’est « uniquement lorsqu’on renonce à l’idée d’un “noyau” ou d’un “vrai self” qu’on est en mesure d’essayer de tisser ensemble l’intrapsychique, le social et l’interpersonnel » [p. 10]. À quoi peut ressembler le genre et comment peut-­il être vécu si on le considère comme obstinément instable, contesté et nécessitant un effort concerté pour être tout juste maintenu ? Pourquoi ne pas envisager tout le potentiel de libération qui s’ouvrirait si l’expérience vécue était délivrée du besoin de rester genrée ? C’est récemment qu’un patient m’a dit (Eyal Rozmarin) avec beaucoup d’excitation, se souvenant de la façon dont il s’habillait au lycée : « J’avais alors des moments où 6.  Pour un ouvrage saisissant le moment où la psychanalyse a rencontré une masse critique de nouvelles réflexions sur le genre, voir Dimen et Goldner [2002].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 517

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Psychanalyse

07/02/2017 09:23:44

Psychanalyse

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

je n’avais pas à être un homme ! » Et un autre, également un homme, m’expliquait avec exaspération, à propos de sa très grande aisance avec ses amis masculins et ses difficultés avec les femmes : « J’aimerais être un homme gai sans queue » (la queue l’attirant, malheureusement, du côté des femmes…). L’idée selon laquelle le genre (et l’hétérosexualité) est une construction étrangère imposée au sujet remonte à Freud. L’histoire œdipienne est une histoire dans laquelle l’enfant apprend et accepte les normes de la différence des sexes et du désir de l’autre sexe, de façon apeurée et douloureuse. Cependant, même si, dans le langage de la psychologie du moi, c’est par adaptation que la plupart d’entre nous choisissent la norme, ou que c’est même d’une certaine façon plus « naturel », il n’est pas théoriquement nécessaire d’agir ainsi. Dans le délicat équilibre entre description et prescription, il y a davantage de potentiel de résistance et d’altérité à l’égard de la norme que ce que la psychanalyse a choisi de faire connaître à ses sujets. Et ensuite ? Le discours psychanalytique, dans le monde anglophone et sa sphère d’influence, a connu des transformations importantes. Le genre y est présent sous la forme d’un concept problématisé. Les considérations sur la sexualité sont complexes et nuancées, et on peut même dire plus positives, quelles que soient les orientations politiques. Mais on peut difficilement dire qu’il en va de même à propos de l’Europe continentale et ses publics. Pour la plupart, les Français continuent de considérer la différence des sexes comme une évidence. Et, comme en témoigne Didier Eribon [1999], la doctrine psychanalytique française s’est massivement prononcée contre les initiatives de changement social, telles que les unions civiles de personnes de même sexe dans les années 1990 et plus récemment – mais moins unanimement – l’ouverture du mariage et des droits à l’adoption aux gays et aux lesbiennes. Les psychanalystes évoluent aujourd’hui dans des cultures psychanalytiques qui ne sont peut-­être pas aussi ignorantes des théories du genre et queer-­phobiques qu’elles l’ont été  7. Mais, dans certains espaces, elles le sont encore de façon préoccupante. Préoccupante en tout cas pour celles et ceux d’entre nous qui s’inquiètent de la pertinence et de la responsabilité de la psychanalyse à l’égard de ses interlocuteurs et interlocutrices. Il se pourrait que le défi réside dans le fait de repenser la conception originelle du genre en regard de la sexualité qui en fait le point de rencontre entre instinct et société. Tant que la sexualité maintiendra son 7.  Ndt : Sur les psychanalystes en France et le genre, voir notamment Laufer et Rochefort (2014).

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 518

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

518

07/02/2017 09:23:44

519

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

rôle de représentante de l’instinct et le genre son rôle de représentant de l’ordre social, il existera une niche pour l’argument de « nature », même si le monde social connaît une révolution. Peut-­être faudrait-­il reconsidérer le lieu de la rencontre. La psychanalyse, de la même manière que la quasi-­totalité des disciplines de ce qu’on appelle les « humanités » [humanities], prend le sujet singulier comme point de référence ultime. Même dans la trajectoire qui s’est développée aux États-­Unis depuis la théorie interpersonnelle jusqu’à la psychanalyse relationnelle, selon laquelle le développement et l’expérience sont conçus comme émergeant entre les sujets, nous sommes comptables de l’individu. Indiscutablement parce qu’il y a toujours un individu assis avec nous dans la même pièce et dont nous sommes responsables. Mais les êtres humains sont en fait dénués de sens en tant qu’individus, vérité difficile – ou peut-­être soulagement – que Lacan [1973] a si bien soulignée. L’intérieur et l’extérieur sont des fictions de la perception. Et, même si nous devons parler au travers de ces fictions, nous n’avons pas besoin de les mobiliser comme clé de voûte de notre métapsychologie. Quelqu’un peut-­il vraiment dire où réside la pulsion sexuelle ? La question la plus urgente est peut-­être de savoir ce pourquoi il est important pour nous de ressentir que nous maîtrisons notre désir. Peut-­ être avons-­nous besoin de reconnaître et de mieux comprendre l’euphorie et l’anxiété qui nous envahissent lorsque ce ressenti s’effondre. Et peut-­être, au travers de ce type de questions, pouvons-­nous repenser le genre et la sexualité comme des propriétés contestées dans un échange dont les règles continuent de nous échapper, bien qu’il nous anime au plus profond de nous. Renvois aux notices : Désir(s) ; Drag et performance ; Hétéro/homo ; Plaisir sexuel ; Queer.

Bibliographie Benjamin J. (1988), The Bonds of Love. Psychoanalysis, Feminism and the Problem of Domination, New York, Pantheon. Bion W. (1992), Cogitations, Londres, Karnac. Chasseguet-­Smirgel J. (1971), Pour une psychanalyse de l’art et de la créa‑ tivité, Paris, Payot. –  (1978), « Reflexions on the connexions between perversion and sadism », International Journal of Psychoanalysis, vol. 59, p. 27‑35. Chodorow N. (1994), Femininities, Masculinities, Sexualities. Freud and Beyond, Lexington/Londres, The University Press of Kentucky/Free Association Books.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 519

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Psychanalyse

07/02/2017 09:23:44

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Corbett K. (2001), « More life : centrality and marginality in human development », Psychoanalytic Dialogues, vol. 11, n° 3, p. 313‑335. – (2009a), Boyhoods. Rethinking Masculinites, New Haven, Yale University Press. – (2009b), « Little Hans : masculinity foretold », The Psychoanalytic Quarterly, vol. 78, n° 3, p. 101‑132. Deleuze G. et Guattari F. (1972), L’Anti-­Œdipe. Capitalisme et schizo‑ phrénie, Paris, Éditions de Minuit. Dimen M. (1999), « Between lust and libido : sex, psychoanalysis, and the moment before », Psychoanalytic Dialogues, vol. 9, p. 415‑440. – (2003), Sexuality, Intimacy, Power, Hillsdale, The Analytic Press. Dimen M. et Goldner V. (2002), Gender in Psychoanalytic Space. Between Clinic and Culture, New York, Other Press. Eribon D. (1999), Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard. Fenichel O. (1987), La Théorie psychanalytique des névroses, Paris, PUF. Ferenczi S. (2004), Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, Paris, Payot. Foucault M. (1976), Histoire de la sexualité. Tome I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard. Freud S. (2001 [1911]), « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa : Dementia Paranoides. (Le Président Schreber) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, p. 263‑324. Goldner V. (2003), « Ironic Gender/Authentic Sex ». Studies in Gender and Sexuality, n° 4, p. 113‑139. Harris A. (2005), Gender as Soft Assembly, New York/Londres, Routledge. Jacoby R. (1983), The Repression of Psychoanalysis. Otto Fenichel and the Political Freudians, Chicago, The University of Chicago Press. Klein M. (1957), Envy and Gratitude, Londres, Tavistock. Lacan J. (1973), Le Séminaire. Livre XI (1964) : Les Quatre Concepts fonda‑ mentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil. – (1981), Le Séminaire. Livre III (1955‑1956) : Les Psychoses, Paris, Le Seuil. Laplanche J. (1999), Essays on Otherness, Londres/New York, Routledge. Laufer L. et Rochefort F. (dir.) (2014), Qu’est-ce que le genre, Paris, Payot & Rivages, « Petite Bibliothèque Payot ». MacCabe C. (2003), « Introduction », in Freud S., The Schreber Case, Londres, Penguin, p. vi-­xxii. Riviere J. (1929), « Womanliness as a Masquerade », The International Journal of Psychoanalysis, vol. 10, p. 303‑313 [Traduction française : Riviere J. (1994), « La féminité en tant que mascarade », in Hamon M.-­C. (dir.), Féminité mascarade. Études psychanalytiques, Paris, Le Seuil, p. 197‑213]. Rose J. (1986), Sexuality in the Field of Vision, Londres, Verso. Stein R. (2007), « Moments in Laplanche’s theory of sexuality », Studies in Gender and Sexuality, n° 8, p. 177‑200. Winnicott D. W. (1989), « On the split-­off male and female elements », in Winnicott C., Shepherd R. et Davis M. (dir.), Psychoanalytic Explorations, Cambridge, Harvard University Press, p. 168‑192.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 520

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Psychanalyse

520

07/02/2017 09:23:44

Puberté

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Appréhender la puberté à partir du point de vue des sciences humaines et sociales nécessite d’abord de délimiter ce concept par rapport à celui d’adolescence et exige de situer historiquement ces deux notions. Du latin adolescere, « grandir, croître », l’adolescence a bénéficié de lectures historiques [Thiercé, 1999 ; Bantigny et Jablonka, 2009 ; Perrot, Schmitt et Farge, 1985] qui soulignent notamment que si le terme d’adules‑ cens existe dans la Rome antique, il renvoie à la catégorie des jeunes hommes de 17 à 30 ans, les jeunes femmes passant sans transition du statut d’infans (« enfant ») à celui d’uxor (« épouse »). L’adolescence comme période et statut intermédiaires entre l’enfance et l’âge adulte, telle que nous la connaissons aujourd’hui, émerge véritablement, en Occident, vers le milieu du xixe siècle, accompagnant l’augmentation progressive de l’espérance de vie ; cette catégorie concerne d’abord les jeunes garçons des classes aisées, scolarisés jusqu’à l’aube de la vingtaine, puis, avec l’institutionnalisation de l’école publique, les garçons de toutes les classes sociales. L’adolescence féminine, elle, apparaît plus tardivement, au début du xxe siècle [Driscoll, 2005 ; Thiercé, 1999]. Constituée en français entre le xvie et le xviie siècle, la notion de puberté renvoie quant à elle au processus de croissance et de développement physiologique, pubescere signifiant « se couvrir de poil » en latin. S’intéresser à la puberté implique donc de déplacer la question des statuts sociaux et politiques et des processus socio-­psychologiques (on pense par exemple au concept historiquement situé de « crise d’adolescence ») vers les processus de développement physiologique et la façon dont ils ont été et sont appréhendés et traités par la médecine, la société, les parents, les enfants, l’école…

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 521

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Laura Piccand

07/02/2017 09:23:44

522

Puberté

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La puberté marque une période de changements rapides en termes de croissance et de développement. La stature augmente pour atteindre la taille adulte, mais le corps tout entier change également dans ses proportions et dans sa constitution. Surtout, les marqueurs sur lesquels les définitions biomédicales de la puberté se focalisent concernent le développement des caractères sexuels dits primaires et secondaires et l’acquisition des fonctions reproductives, avec la mise en place de cycles réguliers de production de cellules sexuelles (ovules, spermatozoïdes). Les processus biologiques qui déclenchent la puberté sont complexes. Les métamorphoses rapides du corps sont déclenchées par des signaux hormonaux envoyés du cerveau vers les gonades : l’hormone de libération des gonadotrophines hypophysaires (GnRH), produite par l’hypothalamus, augmente la production d’hormones lutéinisantes (LH) et d’hormones folliculo-­stimulantes (FSH) dans l’hypophyse, qui à son tour favorise la production de testostérone par les testicules et des œstrogènes dans les ovaires. La prédominance du cadre explicatif hormonal, comme d’autres histoires scientifiques du même type, appuie une vision binaire du développement pubertaire, alors même que les androgènes jouent un rôle dans les transformations pubertaires chez les filles, de même que les œstrogènes chez les garçons [Roberts, 2015]. La puberté est donc traversée par des dynamiques qui cristallisent et interrogent les définitions de ce qu’est un corps de femme ou un corps d’homme et, finalement, les normes corporelles genrées. Chez les filles, le développement de l’appareil génital, la pilosité pubienne et des aisselles ainsi que le développement mammaire font partie des signes extérieurs les plus marqués, mais l’apparition des premières règles (ménarche) est le moment qui marque traditionnellement le début de la puberté et même, dans certaines sociétés, le début de l’âge adulte, bien que les menstruations interviennent généralement au cours des processus de changements pubertaires et non à leur début ou à leur conclusion. Chez les garçons, les marqueurs les plus relevés par la littérature médicale sont le développement de l’appareil génital (taille du pénis, mais surtout volume testiculaire), la pilosité pubienne, faciale et des aisselles, et la mue de la voix. La première éjaculation est parfois mentionnée, mais il s’agit d’un signe peu documenté par les études médicales. Depuis les années 1960, les travaux du médecin britannique James M. Tanner dominent la recherche biomédicale sur la puberté, à travers l’utilisation largement répandue des stades de développement dits de Tanner [Roberts, 2015 et 2016 ; Piccand, 2015a et 2015b]. Cet outil décline

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 522

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Changements pubertaires

07/02/2017 09:23:44

523

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

le développement génital, pileux et mammaire en cinq voire six degrés, avec des stades séparés pour les garçons et pour les filles – par exemple, le développement mammaire d’une jeune fille sera décrit comme étant de stade 1 (non développé) à 5 (poitrine d’une femme adulte). Constitué de courts descriptifs pour chaque stade, accompagnés de photographies ou de dessins, cet outil simple et largement visuel est utilisé, aujourd’hui encore, tant dans la clinique que dans la recherche, bien que d’autres techniques (mesures hormonales et radiographies notamment) le soient également, à moindre échelle. Les stades de Tanner sont actuellement l’un des artefacts majeurs à travers lesquels la notion de normalité du développement pubertaire chez les filles comme chez les garçons est instituée et visuellement définie. Finalement, il est à noter que la focalisation de l’attention biomédicale sur le développement des caractères sexuels primaires et secondaires va de pair avec la définition de la puberté comme processus de production de corps fertiles, capables de se reproduire. La puberté est ainsi probablement la phase de développement de l’être humain dont la description biomédicale est la plus structurée par le fil rouge de la différenciation sexuelle. Le récit finaliste qui structure – souvent de façon sous-­ jacente – la description des différentes dimensions de ce dimorphisme pubertaire est imprégné des schèmes traditionnels de l’anthropologie physique. Celle-­ci, au travers du développement de l’anthropométrie, a été en effet l’une des premières disciplines à définir scientifiquement ces changements [Tanner, 1981]. Ainsi, dans une logique hétérocentrée, la « raison d’être » du développement mammaire ou de l’élargissement du bassin chez les jeunes femmes est de les préparer à l’enfantement et l’allaitement, mais également d’attirer l’attention des mâles ; de même, la largeur des épaules ou la musculature sont considérées comme des attributs propres aux hommes, permettant d’éliminer les concurrents mâles et séduire la potentielle partenaire [Tanner, 1978]. Chaque caractéristique du développement pubertaire est ainsi considérée non seulement comme fortement sexuée, mais également expliquée au prisme d’une attirance hétérosexuelle pensée comme nécessaire à la survie de l’espèce. Des rituels en voie de disparition ? L’importance de certains rites autour de la puberté, et particulièrement de la puberté féminine, dans de nombreuses sociétés a intéressé les anthropologues et les ethnologues. Les travaux de Margaret Mead [1963] ou ceux de Barbara Glowczewski [1995] mettent en lumière différents rituels qui accompagnent la transformation des corps et l’acquisition d’un statut social d’adulte. Ces pratiques rituelles alimentent

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 523

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Puberté

07/02/2017 09:23:44

Puberté

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

la discussion sur le caractère universel ou situé de la notion d’adolescence et surtout de sa correspondance avec les transformations biologiques. Emily Martin, anthropologue bien connue dans le champ des études féministes des sciences, s’est attardée sur la puberté féminine et surtout la ménarche, pour montrer par exemple qu’une fétichisation de la régularité du cycle menstruel a été de plus en plus marquée dans la médecine occidentale [Martin, 1987]. L’historienne étatsunienne Joan Jacobs Brumberg [1993] souligne, pour les années 1950 aux États-­Unis, que si on ne peut pas observer, dans les sociétés occidentales, de réels rituels d’initiation, d’inclusion ou d’exclusion à l’approche de la puberté féminine, la tension autour de cet événement, médiée par la médecine et une industrie de l’hygiène intime florissante, peut s’apparenter à un certain cadre initiatique. L’émergence de l’éducation sexuelle au xxe siècle [Sauersteig et Davidson, 2009 ; Knibiehler, 1996] encadre aussi ce moment. Parmi les travaux récents, ceux de Michael Houseman [2010] documentent des rituels dits « néopaïens » qui accompagnent la ménarche en Occident. Les recherches d’Aurélia Mardon [2009 et 2010] montrent également de quelle manière la puberté féminine, et notamment l’arrivée des premières règles, est vécue par les jeunes filles et leurs familles dans la France contemporaine. Enfin, les contributions de l’ouvrage collectif Penser l’adolescence [Jeffrey, Lachance et Le Breton, 2016] permettent de penser les nouvelles formes rituelles qui accompagnent les changements pubertaires, tant pour les filles que pour les garçons, ces derniers ayant été souvent laissés dans l’ombre dans les écrits. Historiciser l’intérêt pour la puberté Sorti du contexte strictement contemporain, l’intérêt pour la puberté comme objet médical et scientifique est nourri historiquement par l’attention croissante que portent la médecine et l’anthropologie physique à la croissance des êtres humains dès le xviie siècle. Les premières études longitudinales sur la croissance des enfants sont motivées par des principes humanitaires, puisqu’on compare notamment des enfants qui travaillent avec des enfants issus de la bourgeoisie [Turmel, 2013 ; Tanner, 1981]. Mais cet intérêt scientifique est également alimenté par des préoccupations eugénistes et racistes. Au début du xxe siècle aux États-­Unis, de nombreuses études cherchent ainsi à comparer le développement corporel en fonction des classes sociales, mais aussi des populations blanches, noires et immigrées. Si les inquiétudes concernant la précocité de l’âge moyen à la puberté peuvent paraître très contemporaines, on trouve déjà ce type de discours au début du xxe siècle. La puberté

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 524

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

524

07/02/2017 09:23:44

525

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

dite précoce est alors vue comme un effet du mélange de populations, du développement de la vie urbaine ou de la pollution [Munro Prescott, 2004]. Particulièrement chez les filles, un développement physique précoce semble alors signifier une maturité sexuelle incontrôlable, alors que les jeunes filles se marient de plus en plus tard : vers 22 ou 23 ans en moyenne aux États-­Unis à la fin du xixe siècle [Brumberg, 1993]. L’intérêt pour la puberté accompagne également celui pour l’adolescence et la jeunesse, celle-­ci étant de plus en plus construite comme une classe d’âge et un groupe social voire politique à part entière après la Seconde Guerre mondiale. Dès ce tournant en effet, la jeunesse est investie d’espoirs et on observe une transition, dans les discours médicaux notamment, des discours eugénistes vers des préoccupations de santé publique globale, avec la constitution d’organes de surveillance tels que l’Organisation mondiale de la santé en 1948. En Europe particulièrement, les carences alimentaires causées par la Seconde Guerre mondiale incitent les autorités publiques à encourager les études longitudinales sur la croissance, afin de déterminer les facteurs favorisant celle-­ci. C’est dans cette optique que seront financées en Europe dès la fin des années 1940 les premières études d’envergure, qui donneront lieu à une standardisation d’outils et de définitions de la puberté [Tanner, 1981]. La « découverte » des hormones sexuelles et le développement de thérapies hormonales dans les années 1930 [Oudshoorn, 1994] puis la généralisation des thérapies par l’hormone de croissance dans les années 1970 alimentent également cet intérêt. À l’intersection entre la physiologie, l’endocrinologie et la psychologie, une médecine de l’adolescence se développe dans la seconde moitié du xxe siècle, d’abord aux États-­Unis [Munro Prescott, 1998] puis en Europe. Médicalisation de la puberté et controverses contemporaines Le découpage en stades, une notion au cœur de l’appréhension médicale contemporaine de la puberté, pose de nombreuses questions qui font intervenir des processus de pathologisation et de dépathologisation. À travers cet outil de surveillance et de diagnostic, on classe certains individus dans les cases « puberté précoce » ou « puberté tardive ». En Europe par exemple, un diagnostic de puberté précoce peut intervenir si une fille atteint un stade de développement mammaire de 2 sur l’échelle de Tanner (apparition du bourgeon mammaire) à l’âge de 8 ans et un garçon un stade de développement génital de 2 sur cette même échelle à l’âge de 9 ans [Rogol et Blizzard, 1994]. La puberté est un nœud particulièrement actif de préoccupations et de controverses dans le monde

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 525

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Puberté

07/02/2017 09:23:44

Puberté

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

contemporain. On s’inquiète ainsi d’une part des variations interindividuelles du « timing » pubertaire (une variation interindividuelle de quatre à cinq ans autour de l’âge auquel est censée commencer la puberté), mais également, et surtout, des variations sociohistoriques de ce même timing [Roberts, 2015 ; Cozzi et Vinel, 2014 ; Vinel, 2014]. Ainsi, l’âge du début de la puberté chez les filles (mesuré par l’âge des premières règles) est passé en Europe de 17 ans en moyenne en 1830 à 13 ans en 1960 [Eveleth et Tanner, 1976]. Sous le nom de secular trend (« évolution séculaire »), cette observation resurgit à la fin des années 1990 dans les publications médicales, mais aussi dans les médias généralistes, notamment en Amérique du Nord puis en Europe, affirmant que cette tendance se poursuit et s’accentue. Les recherches mettent en avant une gamme complexe de causes possibles, qui vont de la nutrition à des facteurs génétiques ou sociaux en passant par la présence de toxiques dans l’environnement [Roberts, 2015]. Les variations du timing pubertaire incitent ainsi certain·e·s auteur·e·s à demander que les critères de pathologisation soient revus, afin de restreindre la population potentiellement concernée par une intervention thérapeutique [par exemple Parent et al., 2003]. En plus de poser des questions de coûts de diagnostic et de traitement [Herman-­Giddens, Kaplowitz et Wasserman, 1999], la définition des critères diagnostiques de la puberté précoce ou tardive a des conséquences sur la vie des individus, en termes d’insertion dans des réseaux de soins, et de traitements eux-­mêmes (hormonaux pour la plupart) [Roberts, 2015]. Par ailleurs, à travers des diagnostics et des traitements, on produit très concrètement des corps masculins et des corps féminins, puisqu’on intervient sur certains corps pour les adapter aux normes. La puberté est ainsi au cœur d’une dynamique contemporaine de pathologisation et de médicalisation ainsi que de reconfiguration des normes corporelles de genre. Si l’adolescence, comme statut et processus sociaux, et les rites de passage associés à la puberté ont fait l’objet de nombreux travaux anthropologiques, sociologiques ou historiques, la puberté en tant qu’objet des sciences biomédicales est encore peu explorée par les sciences humaines et sociales, même si des travaux commencent à paraître (notamment le dossier consacré aux corps des adolescent·e·s, dirigé par Nicoletta Diasio pour la revue Ethnologie française [2015]). Le démaillage des définitions et faits scientifiques proposés par la biologie et la médecine est une condition de son acceptation comme notion historique et sociologique. Du point de vue du genre et des sexualités, et plus largement des normes corporelles, la puberté est un lieu de controverses et de transformations importantes. À une époque où la biomédecine produit des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 526

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

526

07/02/2017 09:23:44

Puberté

527

savoirs devenus incontournables pour comprendre les corps humains et leur rapport au monde, cette entreprise est à la fois difficile et indispensable. Les sciences sociales et historiques peuvent offrir des clés de compréhension nouvelles aux transformations en cours. Renvois aux notices : Âge ; Bicatégorisation ; Éducation sexuelle ; Fluides corporels ; Gynécologie ; Jeunesse et sexualité ; Organes sexuels.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Bantigny L. et Jablonka I. (dir.) (2009), Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France (xixe-­xxie siècle), Paris, PUF. Brumberg J. J. (1993), « “Something happens to girls” : menarche and the emergence of the Modern American hygienic imperative », Journal of the History of Sexuality, vol. 4, n° 1, p. 99‑127. Cozzi D. et Vinel V. (2014), « Risky, early, controversial. Puberty in medical discourses », Soc Sci Med, n° 11, novembre. Diasio N. (dir.) (2015), « Grandir : pouvoirs et périls », Ethnologie française, vol. 4, n° 154, p. 597‑734. Driscoll C. (2005), « Girl-­Doll : Barbie as puberty manual », in Mitchell C. et Reid-­Walsh J. (dir.), Seven Going on Seventeen. Tween Studies in the Culture of Girlhood, New York, Peter Lang Publishing, p. 224‑241. Eveleth P. B. et Tanner J. M. (1976), Worldwide Variation in Human Growth, New York, Cambridge University Press. Glowczewski B. (1995), Adolescence et sexualité. L’entre-­deux, Paris, PUF. Herman-­Giddens M. E., Kaplowitz P. B. et Wasserman R. (2004), « Navigating the recent articles on girls’ puberty in Pediatrics : what do we know and where do we go from here ? », Pediatrics, vol. 113, n° 4, p. 911‑917. Houseman M. (2010), « Des rituels contemporains de première menstruation », Ethnologie française, vol. 40, n° 1, p. 57‑66. Jeffrey D., Lachance J. et Le Breton D. (dir.) (2016), Penser l’adoles‑ cence. Approche socioanthropologique, Paris, PUF. Knibiehler Y. (1996), « L’éducation sexuelle des filles au xxe siècle », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 4. Mardon A. (2009), « Les premières règles des jeunes filles : puberté et entrée dans l’adolescence », Sociétés contemporaines, vol. 3, n° 75, p. 109‑129. ‒  (2010), « Pour une analyse de la transition entre enfance et adolescence. Regard parental sur la puberté et transformation des pratiques éducatives », Agora débats/jeunesses, vol. 1, n° 54, p. 13‑26. Martin E. (1987), The Woman in the Body. A Cultural Analysis of Reproduction, Boston, Beacon. Mead M. (1963 [1935]), Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon. Munro Prescott H. (1998), « A Doctor of their Own ». The History of Adolescent Medicine, Cambridge, Harvard University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 527

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Bibliographie

07/02/2017 09:23:44

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

‒  (2004), « “I was a teenage dwarf” : the social construction of “normal” adolescent growth and development in Twentieth Century America », in Stern A. M. et Markel H. (dir.), Formative Years. Children’s Health in the United States (1880‑2000), Ann Arbor, University of Michigan Press, p. 153‑182. Oudshoorn N. (1994), Beyond the Natural Body. An Archeology of Sex Hormones, Londres/New York, Routledge. Parent A.-­S., Teilmann G., Juul A., Skakkebaek N. E., Toppari J. et Bourguignon J.-­P. (2003), « The timing of normal puberty and the age limits of sexual precocity : variations around the world, secular trends, and changes after migration », Endocrine Reviews, vol. 24, n° 5, p. 669‑693. Perrot M., Schmitt J.-­C. et Farge A. (1985), « Adolescences, un pluriel à l’étude des historiens », Adolescence, vol. 3, n° 1, p. 43‑74. Piccand L. (2015a), « Mesurer la puberté. La médicalisation de l’adolescence en Suisse, 1950‑1970 », Travail, genre et sociétés, n° 34, p. 57‑72. ‒ (2015b), « “A fairly typical boy”, “a fairly typical girl”. Les stades de Tanner, une cristallisation photographique de la binarité du sexe biologique », Émulations. Revue des jeunes chercheuses et chercheurs en sciences sociales, n° 15, p. 87‑102. Roberts C. (2015), Puberty in Crisis. The Sociology of Early Sexual Development, Cambridge, Cambridge University Press. ‒  (2016), « Tanner’s puberty scale : exploring the historical entanglements of children, scientific photography and sex », Sexualities, vol. 19, n° 3, p. 328‑346. Rogol A. et Blizzard R. M. (1994), « Variations and disorders of pubertal development », in Kappy M. S., Blizzard R. M. et Migeon C. J. (dir.), Wilkins’ The Diagnosis and Treatment of Endocrine Disorders in Childhood and Adolescence, Springfield, Charles C. Thomas, p. 857‑917. Sauersteig L. D. H. et Davidson R. (dir.) (2009), Shaping Sexual Knowledge. A Cultural History of Sex Education in Twentieth Century Europe, Londres/New York, Routledge. Tanner J. M. (1978), Fœtus into Man. Physical Growth from Conception to Maturity, Londres, Open Books. ‒ (1981), A History of the Study of Human Growth, Cambridge/New York, Cambridge University Press. Thiercé A. (1999), Histoire de l’adolescence (1850‑1914), Paris, Belin, « Histoire de l’éducation ». Turmel A. (2013), Une sociologie historique de l’enfance. Pensée du dévelop‑ pement, catégorisation et visualisation graphique, Laval, Presses universitaires de Laval. Vinel V. (2014), « De la naturalisation des différences de genre à l’individualisation des corps : regards de professionnels de santé sur la puberté », in Sinigaglia-­Amadio S. (dir.), Enfance et genre, Nancy, Presses universitaires de Lorraine, p. 205‑223.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 528

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Puberté

528

07/02/2017 09:23:44

Queer

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

À l’été 1990, durant les Gay Pride de New York et Chicago, des militant·e·s distribuent un tract choc intitulé « Queers Read This ! ». Le groupe à l’origine de ce texte, Queer Nation, s’est formé en avril de la même année durant une réunion d’ACT UP New York. Dans le sillage des nombreux collectifs politiques qui émergent alors aux quatre coins des États-­Unis, Queer Nation dessine les contours d’une politique sexuelle nouvelle, distincte des formes institutionnalisées d’activisme gai et lesbien qui plaident en faveur de l’acceptation et de la reconnaissance des minorités sexuelles. Le ton du manifeste de Queer Nation est particulièrement polémique car, au-­delà de décrire la violence de l’homophobie ordinaire et de l’homophobie d’État, il trace le portrait d’un ennemi politique clair et incarné : « Je veux un moratoire sur le mariage straight, les bébés, les démonstrations publiques d’affection entre personnes de sexe opposé et les images médiatiques qui font la promotion de l’hétérosexualité. […] Les hétéros sont vos ennemis. » Queer Nation s’emploie à construire un antagonisme afin de faire émerger une communauté politique queer contre une hétérosexualité constituée en adversaire. Il s’agit de refuser de s’inscrire dans les institutions hétéronormatives, de contester les normes de genre et de sexualité, de refuser toute assimilation dans le corps national straight. Toutefois, si la politique de Queer Nation est oppositionnelle, elle n’est pas catégorielle et n’a pas pour objet la défense de l’intérêt d’un groupe particulier. Elle prend au contraire la forme d’un collectif hétérogène. En effet, la position de Queer Nation a ceci de particulier qu’elle n’est pas au sens strict identitaire – le terme « queer » (qui signifie « pédé », « gouine », mais aussi « bizarre » ou « tordu ») vise précisément à embrasser une multitude d’identités et de pratiques de soi qui trouvent leur source dans les sexualités minoritaires, mais tendent à les transcender. Queer Nation étend la ligne et les stratégies politiques d’ACT UP au-­delà du domaine de la santé en vue d’une « transformation générale

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 529

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Maxime Cervulle et Nelly Quemener

07/02/2017 09:23:44

Queer

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

du discours public sur la sexualité » [Berlant et Freeman, 1992, p. 155]. Il emprunte à ACT UP un certain sens de la provocation et de la théâtralité, un goût pour les manifestations camp [voir la notice « Drag et performance »] et la revendication d’une visibilité radicale. Mais il lui emprunte surtout une conception de l’action qui dépasse le strict champ de la politique sexuelle : personnes usagères de drogues, migrantes, prisonnières, autant de groupes particulièrement touchés par l’épidémie de VIH/sida et qui sont au cœur des mobilisations d’ACT UP. C’est d’ailleurs la reconnaissance du caractère imbriqué du sexisme, de l’homophobie, du racisme, de la lutte des classes et de la domination policière qui fonde la nécessité du refus de l’assimilation prônée par les associations LGBT. Ces dernières œuvrent en effet en faveur de la reconnaissance des gays et des lesbiennes par l’État. D’un point de vue queer, cette demande de reconnaissance vaut toutefois pour légitimation des institutions étatiques ; elle a donc pour condition l’abandon d’un projet de transformation sociale radical. Pour Queer Nation, cette assimilation ne peut d’ailleurs être comprise que comme la simple négociation d’une reconnaissance sociale pour les gays et lesbiennes les plus privilégié·e·s. De la théorie queer aux queer studies À l’instar des autres groupes queer qui émergent à la même époque  1, Queer Nation se trouve toutefois traversé par une tension : d’un côté, la construction d’un antagonisme opposant deux groupes clairement définis par la politisation du binarisme homosexualité/hétérosexualité ; de l’autre, une conception fluide de l’identité, du genre et de la sexualité, qui permet d’envisager la constitution de coalitions dont les objectifs politiques embrassent de multiples dimensions des rapports sociaux. Cette tension traverse aussi les écrits universitaires qui composent, dès 1990, un corpus que l’on appellera la théorie queer. Les premiers travaux réunis sous cette épithète élaborent une critique des binarismes sexué et sexuel. Celle-­ci prend forme dans l’ouvrage de Judith Butler Trouble dans le genre [2005], qui porte sur les processus performatifs de (re)production des identités de genre, et dans l’analyse que propose Eve Kosofsky Sedgwick [2008] des effets épistémiques de la formation historique du binarisme homosexualité/hétérosexualité. Ces travaux poursuivent, en les traduisant dans un cadre théorique poststructuraliste inspiré par Michel Fou1.  Par exemple, DORIS SQUASH (Defending Our Rights in the Streets, Super Queers United Against Savage Heterosexuals), Queer Planet, Queer State, LABIA (Lesbians and Bisexuals in Action), SHOP (Suburban Homosexual Outreach Program) ou United Colors [Bérubé et Escoffier, 1991].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 530

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

530

07/02/2017 09:23:44

531

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

cault, Jacques Derrida ou Jacques Lacan, des recherches antérieures conduites sur l’histoire des identités sexuelles (Jeffrey Weeks, John D’Emilio, Jonathan Ned Katz), sur les pratiques de travestissement (Esther Newton, Marjorie Garber) ou encore sur la dimension politique de l’hétérosexualité (Monique Wittig, Adrienne Rich) [voir la notice « Hétéro/homo »]. Tournés vers une critique des normes sexuelles, ces travaux interrogent aussi dès leur origine la promiscuité de ces normes avec le capitalisme, le racisme et les rapports de genre. L’expression « théorie queer » a été forgée par Teresa de Lauretis [2007] pour orienter le regard des chercheurs et des chercheuses en gay and lesbian studies vers les rapports de genre, qui différencient l’expérience sexuelle, les communautés sexuelles et les pratiques de soi qui leur sont liées. Mais le terme provocateur « queer » est aussi, pour Lauretis, un cheval de Troie visant à rendre visibles les marges de l’identité gaie et lesbienne blanche, au cœur des gay and lesbian studies. Ces marges sont alors constituées par les gays et lesbiennes noir·e·s et les Chicanos ou Chicanas qui, dans les années 1980, publient de nombreux textes à l’intersection entre théorie, manifeste, poésie et littérature – notamment Audre Lorde, Cherríe Moraga, Gloria Anzaldúa, Joseph Beam ou Samuel Delany  2. De tels écrits invitent, selon Lauretis, à décentrer radicalement le « sujet gai et lesbien » dominant car « les différences que génère la race dans l’auto­représentation et l’identité prouvent la nécessité d’examiner […] les limites des discours actuels sur les sexualités lesbiennes et gaies » [p. 109]. Ce décentrement a parfois conduit à une critique de l’antagonisme que se sont efforcés de construire les mouvements gais et lesbiens puis queer. Cathy J. Cohen [1997] note ainsi l’aporie politique que constituerait une critique de l’hétérosexualité ne prenant pas en considération la situation des groupes sociaux les plus vulnérables, paupérisés et objets du racisme, dont la sexualité se trouve toujours stigmatisée, y compris lorsqu’elle est pratiquée avec une personne de sexe opposé. Cohen voit par exemple dans la « welfare queen » (la « reine des allocations ») – figure construite par le discours public néolibéral qui reproche aux femmes pauvres, en particulier noires, de ne pas contrôler leur fertilité – une illustration de la nécessité de dissocier hétérosexualité et hétéronormativité. L’objectif est, pour Cohen, d’élaborer une politique queer qui accomplisse pleinement son potentiel radical en formant des alliances notamment avec les luttes antiracistes.

2.  Voir notamment l’anthologie This Bridge Called My Back, sous la direction de Moraga et Anzaldúa [1981].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 531

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Queer

07/02/2017 09:23:44

Queer

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La nécessité d’articuler théorie queer et théorie sociale est aussi manifeste très tôt. Une continuité peut ainsi être observée entre cette formation intellectuelle et des traditions politiques qui l’ont précédée, comme le lesbianisme radical, le socialisme gai ou encore le freudo-­marxisme. Michael Warner [1993] s’est particulièrement attaché à poser les bases de l’agenda politique d’une gauche queer, dont le point de vue serait situé dans une expérience marginale de la sexualité, mais ne resterait pas focalisé sur cet unique enjeu. La critique du capitalisme joue donc aussi un rôle important dans la théorie queer. Une telle critique permet en effet d’explorer l’intrication de l’histoire du binarisme homosexualité/hétérosexualité et celle du capitalisme industriel, mais également d’étudier les rapports entre les identités gaies et lesbiennes modernes et le régime de consommation postfordiste. Comme le relève Warner, les identités et modes de vie des gays et des lesbiennes ont été profondément dépendants de l’organisation de marchés fournissant des espaces de sociabilité (bars, boîtes de nuit, saunas, sex-­clubs), des supports d’identification et d’élaboration d’une culture collective (presse, romans, fictions télévisuelles) ou encore des lieux de vie « protégés » (l’émergence de « quartiers gais » et d’un tourisme gai et lesbien). Warner dessine une position singulière en proposant une identité politique queer qui se soulèverait contre l’économie de marché qui fut sa condition de possibilité. Il comprend la politique queer comme une résistance contre les « régimes de normalisation » [p. xxvi]. Dans ce cadre, la théorie queer est principalement conçue comme devant clarifier les enjeux des luttes sociales contemporaines dans lesquelles s’engagent les lesbiennes et les gays. Les années 1990 sont marquées par une circulation de la position et du lexique queer dans des espaces militants européens articulant critique sociale et politisation de la sexualité, par exemple avec la création du festival alternatif Queeruption en 1998 [Eleftheriadis, 2014]. À la même période, la théorie queer s’institutionnalise rapidement avec le développement de parcours diplômants en queer studies au sein des universités anglo-­étatsuniennes. Cette institutionnalisation et la professionnalisation qu’elle induit ne sont pas sans susciter craintes et critiques. Certain·e·s, à l’instar de Donald Morton [1993], y voient une récupération institutionnelle de la politique queer qui permet aux universités de valoriser leur prétendue ouverture à la « diversité ». D’autres, comme Harriet Malinowitz [1993], s’inquiètent de l’homogénéisation croissante de la pensée queer qu’on perçoit dans la généralisation d’un jargon poststructuraliste (parfois abscons) et dans la désarticulation de plus en plus saisissante de la théorie et de la pratique. Cette institutionnalisation pose en outre la question de la « disciplinarisation » croissante des études queer dans le contexte étatsunien. Poursuivant une réflexion

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 532

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

532

07/02/2017 09:23:45

533

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

sur la production des savoirs, Roderick Ferguson [2003] prévient contre les risques d’une telle disciplinarisation qui viendrait à faire de la sexualité l’objet exclusif des queer studies. Il propose, au contraire, de considérer la multiplicité des sites de production de savoir sur la sexualité et rappelle la position des queers of color, des queer issu·e·s de peuples en diaspora et des femmes africaines-­américaines face aux savoirs disciplinaires : une position par laquelle ils et elles ont opéré des ruptures avec le mode institutionnel de production du savoir pour penser l’articulation de la sexualité avec le genre, la classe et la race. Cette critique épistémologique est également à l’ordre du jour lors de la réception en France de la théorie queer. Le collectif ZOO, au carrefour des mondes militants et universitaires, met ainsi en avant la question foucaldienne des « savoirs-­pouvoirs » et la nécessité d’une ouverture des espaces institutionnels aux savoirs issus des minorités sexuelles. C’est en 1996 avec les « séminaires Q » que la pensée queer émerge en France. Par le biais de conférences ou d’ateliers de comptes rendus de lecture et de traductions orales, le ZOO devient rapidement une importante machine de traduction culturelle. Au-­delà de la diffusion des écrits étatsuniens, il propose par exemple des « lectures perverses » de Deleuze et des relectures du Foucault « américanisé ». Cette réappropriation de ladite French theory s’accompagne d’un déplacement du socle politique de la théorie queer. La position du ZOO est en effet à la fois identitaire et postidentitaire : « Nous voulons revendiquer des identités et non l’identité. [Des identités qui n’ont] rien à voir avec la valorisation de la similitude pour elle-­même et en elle-­même. C’est l’universalisme qui prône l’identique » [Bourcier, 1998, p. 94, nos italiques]. Il s’agit avant tout de développer une politique des identités sexuelles, dans un contexte français rétif à l’affirmation publique des différences. Sans essentialiser les identités sexuelles, il s’agit de s’attaquer au modèle identitaire hégémonique, celui de l’universalisme républicain. Les travaux de Sam/Marie-­Hélène Bourcier et de Paul B. Preciado poursuivent ce processus d’acclimatation de la théorie queer en France, notamment au travers de réflexions d’inspiration poststructuraliste sur la politique des savoirs et des représentations issues de la culture populaire [Bourcier, 2001 et 2005] ou sur la construction biomédicale du sexe [Preciado, 2000 et 2008]. Critique de la politique de l’« égalité des droits » Si la résistance à l’assimilation a toujours été au fondement de la politique queer, les débats qui travaillent les queer studies à partir des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 533

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Queer

07/02/2017 09:23:45

Queer

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

années 2000 questionnent directement la pertinence des revendications pour l’« égalité des droits » portées par les organisations LGBT. Dans un contexte où de nombreux États légifèrent pour ouvrir le mariage aux couples de personnes de même sexe (principalement, mais non exclusivement, en Europe et en Amérique du Nord), c’est la dimension « progressiste » d’un tel changement législatif qui est interrogée, aussi bien par des collectifs militants  3 que par les universitaires queer. Pour Lisa Duggan [2003], une telle politique d’« égalité des droits » s’accorde avec une privatisation de la solidarité et une responsabilisation individuelle constitutives du « néolibéralisme ». Elle s’apparente à une « nouvelle homonormativité » qui ne remet plus en cause les institutions hétéronormatives et favorise une dépolitisation des modes de vie gais et lesbiens par le confinement dans la sphère domestique. Elle participe en outre à détourner l’attention de la permanence des inégalités d’accès à la consommation ou à la citoyenneté et à créer une nouvelle figure de respectabilité, celle du gay « modéré ». Le constat de Kevin Floyd [2013] s’accorde avec celui de Duggan. Il voit en effet dans l’extension du mariage un mouvement général de réduction du monde à des pratiques, relations et espaces privatisés. Il souligne surtout à quel point l’ouverture du mariage est un moyen de réaffirmer le droit à la propriété privée. Enfin, il attire l’attention sur le fait que le mariage, comme la propriété foncière, tend à légitimer le renforcement de protections étatiques pour garantir sa jouissance, notamment contre des menaces fortement racialisées. Ce constat selon lequel la politique LGBT de l’« égalité des droits » irait à l’encontre de l’intérêt des minorités ethnoraciales est exploré par Morgan Bassichis et Dean Spade [2014]. Ils montrent que ceux et celles qui défendent l’ouverture du mariage aux États-­Unis entretiennent une relation pour le moins ambiguë avec le mouvement a­ fricain-américain pour les droits civiques : ils et elles se présentent comme la version moderne, actualisée, d’une lutte contre le racisme institutionnel qui ne serait désormais plus nécessaire – ce que traduit le slogan « Gay is the New Black ». Une telle tactique rhétorique permet de porter des revendications d’inclusion pour les minorités sexuelles dans la mesure où le cadre législatif est présenté comme par ailleurs parfaitement juste et neutre. Si, à l’évidence, le racisme institutionnel n’a pas disparu, Bassichis et Spade notent que certaines de ses manifestations – la violence policière, la politique d’incarcération de masse des Africains-­Américains et, plus généralement, le contrôle social qui accompagne la criminalisation des Noir·e·s aux États-­Unis – profitent directement à la classe 3.  Voir par exemple les écrits du collectif Against Equality qui s’oppose à la « politique d’assimilation » : www.againstequality.org.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 534

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

534

07/02/2017 09:23:45

535

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

moyenne gaie et lesbienne. Ils montrent, par exemple, que cette classe moyenne gaie et lesbienne adopte principalement des enfants africains-­ américains qu’un tel racisme a laissés sans parents. Dans son analyse des quartiers gais de New York, l’anthropologue Martin Manalansan [2005] interroge quant à lui cette privatisation de la sexualité dans les zones urbaines occupées par les gays blancs et les processus d’exotisation auxquels ces derniers soumettent les queers of color des quartiers homos les plus multiethniques. Au travers d’un imaginaire érotique fondé sur le goût de l’altérité, du danger et du risque, c’est la représentation d’une violence inhérente aux minorités ethnoraciales qui se trouve reproduite. Un tel imaginaire érotique, inscrit dans une organisation spatiale qui ségrègue les espaces de sociabilité gaie, tend à légitimer les logiques de surveillance, d’intimidation et de harcèlement policiers autant qu’à exclure et vulnérabiliser les queers of color. Certains travaux vont bien au-­delà d’une critique des effets de la politique de l’« égalité des droits ». Des auteurs tels que Léo Bersani, Jack Halberstam ou Lee Edelman, en postulant la négativité de la sexualité – sa puissance de dissolution du lien social –, remettent en cause l’idée même d’une politique fondée sur l’homosexualité. Ces travaux, qui ont initié un « tournant antisocial » au sein des études queer, soulignent combien la position de « déviance sexuelle » aurait été historiquement caractérisée comme relevant du non-­sens, de l’inintelligibilité et de l’improductivité [Halberstam, 2008]. A contrario, l’hétéronormativité s’appuierait sur une logique de mise en ordre et en intelligibilité du monde. Selon Edelman [2004], cette logique constituerait le principe même du politique, qui serait entièrement orienté vers la production d’un « monde meilleur » pour les générations à venir – un « futurisme reproductif » incarné par la figure centrale de l’enfant. Si de telles approches, qui ouvrent de façon intéressante à une épistémologie de l’absurdité et de la non-­rationalité [Halberstam, 2011], ont le mérite de soumettre la politique de reconnaissance à une critique radicale, elles encourent toutefois le risque d’une désarticulation complète de la théorie et de la pratique militantes. Les politiques de reconnaissance et de visibilité sont aussi critiquées sous l’angle d’une géopolitique de la sexualité, qui considère l’articulation de différentes échelles – mondiales, nationales ou régionales – dans la production des identités et subjectivités sexuelles. Pour le politiste Joseph Massad [2007], on ne saurait par exemple analyser la répression des pratiques sexuelles entre personnes de même sexe en Égypte sans les resituer dans le cadre d’un impérialisme gai imposant une grille d’interprétation des relations et désirs issue de l’épistémologie sexuelle occidentale. La violence épistémique des organisations internationales gaies, impliquées dans des opérations à prétention humanitaire, contri-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 535

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Queer

07/02/2017 09:23:45

Queer

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

buerait ainsi à réaffirmer une conception linéaire de l’histoire qui renverrait le monde arabe du côté de l’archaïsme sexuel, dans un stade de sous-­développement identitaire où les bienfaits de l’identité et du mode de vie gais n’auraient pas encore été révélés [Cervulle et Rees-­Roberts, 2010]. Ce récit téléologique se trouve traduit aux États-­Unis dans une géographie imaginaire comparable. C’est ce que soutient Jasbir Puar [2012] lorsqu’elle affirme que les formes contemporaines d’acceptation de l’homosexualité participent de la formation d’une homonormativité nationale – un « homonationalisme » faisant apparaître les États-­Unis comme une terre de progrès éclairant de son « exceptionnalisme sexuel » l’obscurité de territoires « retardés », en particulier les pays du Moyen-­ Orient et de l’Afrique subsaharienne. À l’inclusion du « gay » dans la rhétorique nationale, comme héros ou citoyen digne de protection, répond la formation d’un catalogue de figures de l’altérité, racialisées par le renvoi à une sexualité « déviante » qui menacerait la cohésion nationale. Ainsi, selon Puar, « l’invocation orientaliste de la figure du terroriste est une tactique discursive qui tend à dissocier les lesbiennes, gays et queer étatsuniens des autres figures de l’altérité sexuelle et raciale » [p. 10]. Elle relève en effet combien la charge du stigmate sexuel s’est déplacée : tandis que les gays et lesbiennes sont désormais perçu·e·s comme des citoyen·ne·s aptes à la production et la reproduction de la vie sociale, la figure du « terroriste » se trouve de son côté saturée de significations perverses, des représentations d’Oussama Ben Laden sodomisé par des armes à feu à la désignation des terroristes comme étant des polygames, des pédophiles ou des « homosexuels refoulés ». La figure du « terroriste » apparaît ainsi aux yeux de Puar comme l’un des foyers de prolifération d’un nouveau discours racial, dont l’homonationalisme constitue une manifestation. Redorer l’image de pays engagés dans des conflits violents et confrontés à de nombreux problèmes sociaux : telle est aussi, pour le juriste Dean Spade [2013], l’une des logiques politiques qui sous-­tend les projets de reconnaissance étatique des couples de personnes de même sexe. Le président des États-­Unis Barack Obama se serait ainsi saisi de la loi sur le mariage gai pour se donner à voir comme un défenseur de l’égalité au moment même où s’intensifiaient les politiques d’austérité, les guerres en Afghanistan et en Irak. De la même façon, en se présentant comme la destination idéale du tourisme gai et en élargissant le périmètre du mariage, Israël nourrirait un imaginaire de démocratie et de progrès – un « pink-­washing  4 » qui détourne l’attention de la poli4.  Le terme « pink-­washing » désigne initialement une stratégie de communication ­d’Israël, qui consiste à rendre le pays attractif pour les gays et les lesbiennes afin de projeter une image de « modernité » et de délégitimer les campagnes de boycott.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 536

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

536

07/02/2017 09:23:45

537

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

tique de colonisation de la Palestine et de la permanence des hiérarchies raciales [Schulman, 2012]. Ainsi, bien qu’elles aient contribué à constituer la sexualité en front politique et axe de problématisation relativement autonomes, la théorie et la politique queer n’ont eu de cesse de penser leurs relations avec les processus de racialisation, leur inscription dans les échelles nationales et internationales, leur assise dans les rapports de genre et leur dépendance vis-­à-­vis du mode de production capitaliste. La langue parlée par les auteur·e·s et activistes queer est ainsi foncièrement hybride, traversée par une attention à l’armature discursive des rapports sociaux autant qu’aux aspects les plus matériels des points de conflictualité sociale. Renvois aux notices : Bicatégorisation ; Drag et performance ; Hétéro/ homo ; Nation ; Placard ; Race ; VIH/sida.

Bibliographie Bassichis M. et Spade D. (2014), « Queer politics and anti-­Blackness », in Haritaworn J., Kuntsman A. et Posocco S. (dir.), Queer Necropolitics, Londres/New York, Routledge, p. 191‑210. Berlant L. et Freeman E. (1992), « Queer nationality », Boundary 2, vol. 19, n° 1, p. 149‑180. Bérubé A. et Escoffier J. (1991), « Queer/Nation », Out/Look. National Lesbian and Gay Quaterly, n° 11, p. 14‑23. Bourcier S./M.-­H. (1998), « Le “nous” du ZOO », in ZOO (dir.), Q comme Queer, Lille, Éditions Gay Kitsch Camp, p. 94‑98. – (2001), Queer Zones. Politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs, Paris, Balland. – (2005), Sexpolitiques. Queer Zones 2, Paris, La Fabrique. Butler J. (2005 [1990]), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte. Cervulle M. et Rees-­Roberts N. (2010), Homo Exoticus. Race, classe et cri‑ tique queer, Paris, Armand Colin/INA. Cohen C. J. (1997), « Punks, bulldaggers and welfare queens. The radical potential of queer politics ? », GLQ. A Journal of Lesbian & Gay Studies, vol. 3, p. 437‑465. Duggan L. (2003), The Twilight of Equality. Neoliberalism, Cultural Politics, and the Attack on Democracy, Boston, Beacon Press. Edelman L. (2004), No Future. Queer Theory and the Death Drives, Durham, Duke University Press. Eleftheriadis K. (2014), « Queer activism and the idea of “practicing Europe” », in Ayoub P. M. et Paternotte D. (dir.), LGBT Activism and the Making of Europe. A Rainbow Europe ?, Londres, Palgrave Macmillan, p. 145‑167.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 537

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Queer

07/02/2017 09:23:45

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Ferguson R. A. (2003), Aberrations in Black. Toward a Queer of Color Critique, Minneapolis, University of Minnesota Press. Floyd K. (2013 [2009]), La Réification du désir. Vers un marxisme queer, Paris, Éditions Amsterdam. Halberstam J. (2008), « The anti-­social turn in queer studies », Graduate Journal of Social Science, vol. 5, n° 2, p. 140‑156. – (2011), The Queer Art of Failure, Durham, Duke University Press. Lauretis T. de (2007 [1990]), « Théorie queer : sexualités lesbiennes et gaies », Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, Paris, La Dispute, p. 95‑122. Malinowitz H. (1993), « Queer theory : whose theory ? », Frontiers, n° 3, p. 168‑84. Manalansan M. F. (2005), « Race, violence, and neoliberal spatial politics in the global city », Social Text, vol. 23, n° 3‑4, p. 141‑155. Massad J. A. (2007), Desiring Arabs, Chicago/Londres, The University of Chicago Press. Moraga C. et Anzaldúa G. (1981), This Bridge Called My Back. Writings by Radical Women of Color, New York, Kitchen Table. Morton D. (1993), « The politics of queer theory in the (post)-­modern moment », Genders, n° 17, p. 121‑50. Puar J. K. (2012 [2007]), Homonationalisme. Politiques queer après le 11 Septembre, Paris, Éditions Amsterdam. Preciado P. B. (2000), Manifeste contra-­sexuel, Paris, Balland. – (2008), Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset. Queer Nation (1990), « Queers read this ! », brochure. Schulman S. (2012), Israel/Palestine and the Queer International, Durham, Duke University Press. Sedgwick E. K. (2008 [1990]), Épistémologie du placard, Paris, Éditions Amsterdam. Spade D. (2013), « Under the cover of gay rights », N.Y.U. Review of Law & Social Change, vol. 37, n° 79, p. 79‑100. Warner M. (1993), Fear of a Queer Planet. Queer Politics and Social Theory, Minneapolis, University of Minnesota Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 538

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Queer

538

07/02/2017 09:23:45

Race

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Dans les sciences sociales, en France, l’usage du terme « race » est relativement récent et encore controversé. Des concepts dérivés comme « racialisation » lui ont parfois été préférés, notamment pour mettre en avant la dimension processuelle des phénomènes étudiés  1. L’usage de l’expression « rapports de race » est cependant aujourd’hui diffusé dans les études de genre – tel n’est pas le cas dans d’autres champs de recherche où une attention portée aux rapports de race est soupçonnée, entre autres, d’occulter la « question sociale » et les frontières de classe. Genre, race et sexualité sont des rapports de pouvoir imbriqués même s’ils peuvent être analytiquement distingués. Cette notice montre de quelle manière le genre et la sexualité transforment la compréhension des rapports de race, mais aussi comment les rapports de race doivent nécessairement être pris en compte dans les études sur le genre et la sexualité. En effet, l’ignorance des rapports de race tend à reproduire des formes d’hégémonie blanche en invisibilisant ces rapports de pouvoir et en faisant fonctionner la blanchité non comme une position sociale particulière impliquant des avantages structurels, mais comme une norme implicite soustraite à l’analyse et la critique. Généalogie coloniale des rapports de race La notion moderne de race apparaît dans le courant du xviie siècle. Elle est pour la première fois mobilisée en français par le voyageur et philosophe François Bernier en 1684. De nombreux travaux historiques soulignent que la formulation de ce concept est indissociable de l’émergence du capitalisme, du développement des conquêtes coloniales, de la formation d’une économie-­monde et de l’une de ses premières décli1.  Nous n’abordons pas ici les travaux sociologiques sur l’ethnicité qui ont parfois développé des analyses proches de celles en termes de racialisation.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 539

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Lila Belkacem, Amélie Le Renard et Myriam Paris

07/02/2017 09:23:45

Race

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

naisons : l’esclavage colonial. La ligne de couleur partageant et hiérarchisant, y compris juridiquement, Noir·e·s et Blanc·he·s, devient alors un ressort essentiel de la traite esclavagiste et du fonctionnement des colonies de plantation instituées par les États coloniaux européens aux Amériques et dans l’océan Indien sur les décombres des sociétés natives. Cette ligne de couleur s’instaure selon un processus confrontant les personnes razziées sur le continent africain – hommes, femmes et enfants considéré·e·s comme des marchandises, déporté·e·s et tenu·e·s en esclavage – aux immigrant·e·s européen·ne·s, principalement des hommes, chargé·e·s d’exploiter les ressources et les terres colonisées. Elle marque un antagonisme social opposant les personnes désignées comme réductibles en esclavage – « Noir·e » devient synonyme d’« esclave » – au groupe soudé par l’ensemble des intérêts et des privilèges coloniaux. Des travaux relatifs à l’aire nord-­américaine ont examiné les processus conduisant ces immigrant·e·s européen·ne·s à s’unir en s’identifiant et en se revendiquant comme Blanc·he·s alors même qu’ils et elles occupaient des positions hétérogènes, voire antagoniques, dans les rapports de classe [Roediger, 1991 ; Allen, 1994 et 1997]. Observant ces dynamiques de pouvoir, Colette Guillaumin [1992] a défini l’idéologie raciste comme la naturalisation d’un système de marques – en l’occurrence, la couleur – inhérent à un rapport d’appropriation socio-­économique. Cette idéologie désigne les groupes noir versus blanc comme des unités closes et endodéterminées, définies par un ensemble de caractéristiques physiques et morales héréditaires. Dans la première moitié du xxe siècle, en lien avec la formation de mouvements noirs transatlantiques, la noirceur devient un site de résistance contre la suprématie blanche, une identification marquée par l’expérience de l’esclavage et du colonialisme et qui ouvre à un horizon émancipatoire [Du Bois, 2007 (1903) ; Césaire, 1947]. C’est notamment l’attention portée à l’articulation entre race et reproduction qui a permis de mettre en lumière la manière dont le genre et la sexualité sont constitutifs des rapports de race. En effet, dans le contexte des colonies de plantation, le maintien de la dichotomie raciale et son inscription dans les corps sont la conséquence d’une gestion coloniale de la reproduction des groupes. Le but de cette gestion est de conjurer l’inéluctable métissage découlant de l’exploitation sexuelle des femmes noires par les hommes blancs. Par exemple, la législation stipulant que les enfants nés de femmes tenues en esclavage deviennent à leur tour esclaves et propriétés du maître de leur mère (Partus sequitur ventrem) permet d’exclure les métis·ses du groupe des Blanc·he·s. Elle inscrit de surcroît dans le corps des femmes noires l’hérédité raciale de la servitude [Morgan, 2004]. Dans la même logique, la production des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 540

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

540

07/02/2017 09:23:45

541

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

frontières raciales implique une politique matrimoniale assurant la (re) production matérielle de la blancheur. Elle passe par un contrôle rigoureux de la sexualité des femmes blanches, assignées à être les reproductrices du groupe dominant dans les colonies [Brown, 1996]. Examinant le contexte de la métropole impériale française du xviie au xixe siècle, Elsa Dorlin [2006] a également souligné le rôle crucial du contrôle politique et médical du corps et du travail reproductif des femmes blanches dans la formation et la racialisation de la nation française. Ce contrôle a engendré un ensemble persistant de normes de genre racialisées figurant les femmes blanches naturellement chastes à l’opposé des femmes noires lascives, ou encore des hommes blancs continents à l’opposé d’hommes noirs lubriques. Frantz Fanon [1952] a analysé les effets de ces stéréotypes sexuels sur l’expérience vécue de la masculinité noire. La régulation des relations sexuelles (prostitution, concubinage et mariage) est également constitutive de frontières raciales dans le monde colonial non esclavagiste, comme l’a démontré Ann Laura Stoler [2013] dans son étude historique voyageant entre Java, l’Algérie, l’Indochine et l’Inde. Julia Clancy-­Smith [2006], focalisant son examen sur l­’Algérie, a souligné le fait que l’organisation coloniale de la prostitution des femmes européennes répondait, dans les années 1850, à l’inquiétude des officiers français de voir se développer l’attraction sexuelle des hommes européens pour les hommes indigènes, réputés enclins aux pratiques homosexuelles. Cette inclination fut interprétée comme le corrélat d’une sexualité dite « orientale », pensée comme perverse et se manifestant également par la réclusion et le voilement des femmes. Les stéréotypes orientalistes forgés à propos de la condition des femmes algériennes ont en retour constitué un support notoire pour une politique impériale menée, avec la complicité de féministes françaises, au nom d’une mission civilisatrice censée émanciper les femmes indigènes. Les politiques sexuelles et reproductives destinées à tracer et stabiliser les frontières raciales ont contribué à instituer une norme familiale racialisée, fondée sur le couple conjugal, hétérosexuel, blanc et producteur d’enfants. Ce modèle assigne l’épouse et mère au soin des enfants et à l’entretien du foyer, sous l’autorité d’un mari pourvoyeur des revenus familiaux. Au regard de cette norme, les familles noires sont systématiquement jugées déviantes dans les sociétés post-esclavagistes, notamment parce que ces dernières interdisent durablement l’accès des pères et des mères noir·e·s aux attributs symboliques et socio-­économiques de la maternité et de la paternité normées. Par exemple, du fait de leurs faibles salaires, les hommes noirs peuvent rarement subvenir seuls aux besoins de leurs familles. C’est ainsi que, dans les années 1960, la thèse du matriarcat noir est popularisée aux États-­Unis [Davis, 1983], dans

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 541

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Race

07/02/2017 09:23:45

Race

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

les Antilles françaises ou à La Réunion [Vergès, 1999]. Elle érige les femmes noires en matriarches exerçant un pouvoir excessif et pathogène – castrateur – sur leurs enfants et leurs conjoints. Attentives aux articulations entre travail et famille, les féministes africaines-­américaines ont montré en quoi les dichotomies genrées traditionnellement pointées par les féministes blanches entre sphère publique et privée, production et reproduction, travail reproductif payé et non payé sont inopérantes pour appréhender l’expérience et l’oppression des femmes noires [Collins, 2000]. Dans ce sillage, Evelyn Nakano Glenn [2010] a retracé l’histoire étatsunienne de la racialisation du travail reproductif, assignant les femmes racisées au travail domestique et au travail de care, au bénéfice des femmes (et des hommes) blanches. Elle a ainsi éclairé la manière dont les rapports de race hiérarchisent et opposent structurellement les femmes. Les rapports de race à l’ère de l’« émancipation des femmes » Des travaux de sciences sociales ont mis en évidence, dans la France contemporaine, différentes modalités de production et de recomposition des rapports de race, qui s’articulent avec la transformation des normes de genre et de sexualité. Sous l’influence d’un féminisme libéral qui mesure l’émancipation des femmes à l’exercice d’un emploi salarié, voire à l’accès à une carrière, le modèle familial dominant fondé sur le couple hétérosexuel blanc où l’homme tiendrait seul le rôle de « bread‑ winner » (pourvoyeur de revenus) a été contesté. Le principe du double salaire – quoique inégal –, en parallèle de la production d’enfants, est désormais valorisé. Cette transformation confronte les femmes menant une carrière à de nouvelles difficultés liées à la conciliation de leur rôle maternel et de leur vie professionnelle. Encore une fois, la garde et le soin des enfants reviennent, sous forme d’emplois salariés, à d’autres femmes. Or les femmes racisées – qui, diplômées ou non, restent bien plus exposées au chômage et à la précarité que les femmes blanches et les hommes racisés [Safi, 2013], et évidemment beaucoup plus que les hommes blancs – sont surreprésentées dans ce type d’emploi considéré comme peu qualifié, peu rémunérateur et sans réelle possibilité de carrière [Falquet et Moujoud, 2010]. Caroline Ibos [2012] s’est intéressée au statut le plus précaire, minoritaire en France, celui de « nounou » à domicile, fortement subventionné mais peu réglementé par l’État (concernant notamment le nombre d’heures de travail et la définition des tâches). En pratique, le travail de ces femmes, souvent des migrantes africaines en situation de précarité, parfois sans titre de séjour, permet

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 542

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

542

07/02/2017 09:23:45

543

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

à des couples des classes moyennes et supérieures parisiennes, majoritairement blancs, de poursuivre leur carrière tout en évitant la « guerre des ménages » [Ibos, 2012]. Dans un secteur d’emploi en plein développement, celui des aides à domicile, Christelle Avril [2014] montre, quant à elle, comment des femmes blanches des classes populaires exerçant cette profession construisent une solidarité entre elles, fondée à la fois sur un rapport au travail et sur le racisme qu’elles expriment vis-­à-­ vis de leurs collègues catégorisées comme « noires » et « arabes », vues comme celles qui « acceptent tout » de la part de la direction. L’assignation des femmes racisées à des emplois précaires et peu rémunérateurs est corrélative des processus les excluant des professions dites qualifiées, processus qui restent largement à analyser. La croyance selon laquelle, dans les pays hégémoniques, les femmes – pensées de manière tacite comme blanches – seraient de plus en plus émancipées est aujourd’hui utilisée pour tracer et réaffirmer des frontières raciales. Les femmes catégorisées « maghrébines » (ou encore « arabes » et/ou « musulmanes ») continuent d’être représentées comme des victimes d’hommes « maghrébins », réputés intrinsèquement plus violents et sexistes que les hommes blancs. De tels stéréotypes dessinent en creux une masculinité blanche nécessairement non hétérosexiste, une féminité blanche émancipée et une égalité des sexes comme apanage de la nation française [Guénif-­Souilamas et Macé, 2004 ; Kebabza, 2005]. L’association dans les représentations entre sexisme et islam constitue l’un des piliers de l’islamophobie. Cette vision est partagée par les courants féministes hégémoniques et leurs figures les plus médiatisées [Chouder, Latreche et Tevanian, 2008 ; Charpenel, 2012 ; Hajjat et Mohammed, 2013 ; Asal, 2014]. Ces représentations opèrent ainsi au cœur de politiques publiques : en France, dans les années 2000, les dispositifs d’assistance sociale ciblant spécifiquement les « femmes de l’immigration » lient systématiquement « intégration » et « émancipation féminine », définies selon des critères excluants, et notamment le fait de ne pas porter de voile [Manier, 2013]. D’autres stéréotypes se déploient à l’égard des personnes noires. Comme le montre Franck Freitas [2011] dans son analyse des clips de gansta’ rap, l’industrie musicale produit et exploite des représentations hypersexualisées des corps noirs. Ces représentations circulent également au sein des institutions étatiques. Immergé dans un foyer pour jeunes femmes en difficulté sociale, Wassim El-Golli [2011] a montré comment des analyses normatives et culturalisantes sur l’appétit sexuel présumé des Noir·e·s sont remobilisées à l’égard des jeunes femmes catégorisées comme « africaines ». L’équipe de travailleurs sociaux qui les accompagnent conçoit alors son travail comme le fait d’enjoindre les femmes

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 543

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Race

07/02/2017 09:23:45

Race

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

de se mettre à distance de leur supposée « culture d’origine ». La définition normative de l’émancipation est ici encore une fois racialisée. Ces visions normatives de l’émancipation des femmes invisibilisent et entravent les luttes antisexistes des personnes racisées. On peut pourtant observer, y compris dans les interactions ordinaires, des formes de contestation du sexisme qui font apparaître les enjeux liés aux rapports de race. Étudiant des conversations sur Internet entre jeunes descendant·e·s d’immigrant·e·s ouest-­africain·e·s en France, Lila Belkacem [2013] a montré les stratégies mises en œuvre par les femmes internautes. Celles-­ci critiquent le sexisme qu’elles imputent à leurs pères et frères (par exemple lors de conversations sur la polygamie, le mariage endogame ou encore l’occupation de l’espace public), mais elles modèrent voire taisent ces critiques dès lors que le contexte raciste français est évoqué, dans le but de ne pas « faire le jeu des racistes ». Rapports de race et homonationalisme Depuis les années 1980, en France, l’homosexualité a été dépénalisée, puis des droits limités ont été accordés aux couples dits « de même sexe ». Différents travaux se sont intéressés aux conséquences de cette évolution sur les rapports de race. D’une part, les nouveaux espaces ouverts par des personnes se revendiquant d’identités sexuelles minoritaires n’ont pas nécessairement eu des pratiques inclusives du point de vue des rapports de race. Le film Tongues Untied [Riggs, 1989], par exemple, comporte des témoignages éloquents sur le rejet des corps noirs de la part de la communauté gaie de San Francisco dans les années 1980, espace-­ temps pourtant souvent idéalisé par les mouvements dits « LGBT+ » institutionnels. La supposée libéralisation de la sexualité a même ouvert un espace supplémentaire pour mettre en scène des stéréotypes sexuels racialisés : ainsi, en France, les pornos gais, en particulier ceux labellisés « porno ethnique » (les autres mettant principalement en scène des gays blancs), tendent à érotiser et exotiser dans un même mouvement les corps racisés à travers les personnages de l’« ouvrier maghrébin » ou du « jeune de banlieue » qu’ils mettent en scène, comme le montrent Maxime Cervulle et Nick Rees-­Robert [2010]. D’autre part, les droits – même limités – des personnes dites homosexuelles ont été utilisés pour redessiner les frontières entre mondes « civilisé » et « non civilisé », une configuration que Puar [2012] appelle l’« homonationalisme ». Ces droits se sont en effet accompagnés de la caractérisation comme exclusivement « occidentale » ou « blanche » d’une tolérance – toute relative – à l’homosexualité, et ce, malgré des mobilisations plus ou moins massives d’opposition à ces droits. Cela a des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 544

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

544

07/02/2017 09:23:45

545

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

effets à l’intérieur de la matrice coloniale française. Vanessa Agard Jones [2015] montre par exemple de quelle manière les Martiniquais·es et Guadeloupéen·ne·s lesbiennes ou gais sont représenté·e·s en tant que sujets de droits particuliers (européens) et victimes de certaines formes de violences (caribéennes). L’homonationalisme a également eu pour corollaire la désignation de l’homosexualité comme incompatible avec l’appartenance à certains groupes minoritaires ou encore, dans des pays non occidentaux, comme une pratique importée de l’Occident et qui doit être combattue. Dans son travail sociologique, Salima Amari [2012] montre comment des lesbiennes d’ascendance maghrébine vivant en France peuvent avoir l’impression d’avoir à choisir entre appartenance sexuelle et loyauté à leur groupe minoré dans les rapports de race : elles craignent que s’affirmer en tant que lesbiennes soit perçu comme une trahison par leurs proches, homosexualité et blanchité étant associées dans les représentations dominantes. Ainsi, aux récits orientalistes qui attribuaient des « tendances homosexuelles » aux habitants des territoires colonisés d’Afrique du Nord et les désignaient par ce biais comme « race distincte et inférieure », ont succédé des récits médiatiques selon lesquels les pays occidentaux seraient des havres de bonheur pour les personnes homosexuelles, voire les seuls espaces au sein desquels elles pourraient vivre « librement », à la différence des autres pays où elles seraient persécutés. La mise en scène de corps racisés en tant que corps sexuellement déviants reste néanmoins un mécanisme central de racialisation, voire de déshumanisation, même si les pratiques désignées comme sexuellement déviantes ne sont plus exactement les mêmes. Dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » (invasions de l’Afghanistan en 2001 et de l’Irak en 2003 par des coalitions dirigées par les États-­Unis), selon Puar [2012], le champ discursif autour des tortures d’Abu Ghraib aux États-­Unis a été structuré par l’imaginaire orientaliste d’une sexualité masculine « musulmane » à la fois déviante et prémoderne, renvoyée à une altérité absolue vis-­à-­vis d’un Occident pensé comme progressiste et émancipé. En France, les caricaturistes ont souvent représenté les femmes portant le niqab comme des victimes, mais aussi comme des monstres, sexuellement frustrées et déviantes, se livrant à des formes de masturbation ne comblant pas leur supposé désir d’une hétérosexualité « normale » [Le Renard, 2014]. Après des siècles d’histoire coloniale, l’aveuglement aux rapports de race contribue à renforcer l’idée que la non-­blanchité serait exclusivement non européenne [El-­Tayeb, 2011]. La race apparaît comme une catégorie d’analyse nécessaire dans ce contexte. Articuler rapports de race, de genre, de classe et de sexualité permet alors d’éclairer non

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 545

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Race

07/02/2017 09:23:45

Race

546

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Renvois aux notices : Corps au travail ; Corps légitime ; Nation ; Postcolonialités ; Queer ; Religion.

Bibliographie Agard Jones V. (2015 [2009]), « Le jeu de qui ? Politiques sexuelles aux Antilles françaises », Comment S’en Sortir ?, n° 1, . Ahmed S. (2004), « Declarations of whiteness : the non-­performativity of anti-­racism  », Borderlands e-­journal, vol. 3, n° 2. Ait Ben Lmadani F. et Moujoud N. (2012), « Peut-­on faire de l’intersectionnalité sans les ex-­colonisé-­e-­s ? », Mouvements, n° 72, p. 11‑21. Allen T. (1994), The Invention of the White Race. Tome I : Racial Oppression and Social Control, New York, Verso. – (1997), The Invention of the White Race. Tome II : The Origin of Racial Oppression in Anglo-­America, New York, Verso. Amari S. (2012), « Des lesbiennes en devenir. Coming-­out, loyauté filiale et hétéronormativité chez des descendantes d’immigrant·e·s maghrébin·e·s », Cahiers du genre, vol. 2, n° 53, p. 55‑75. Asal H. (2014), « Islamophobie : la fabrique d’un nouveau concept », Sociologie, vol. 5, n° 1, p. 13‑29. Avril C. (2014), Les Aides à domicile. Un autre monde populaire, Paris, La Dispute. Belkacem L. (2013), « L’“enfant perdu” et le “pays d’origine”. Construction des origines et expériences migratoires de descendants d’immigrants ouest-­africains en région parisienne », thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS. Brown K. (1996), Good Wives, Nasty Wenches and Anxious Patriarchs. Gender, Race, and Power in Colonial Virginia, Chapel Hill, University of North Carolina Press. Cervulle M. et Rees-­Roberts N. (2010), Homo Exoticus. Race, classe et cri‑ tique queer, Paris, Armand Colin. Césaire A. (1947), Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Bordas.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 546

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

seulement les positions des personnes racisées, mais aussi celles des personnes blanches, à travers une approche attentive à la construction simultanée des groupes et des catégories à différentes périodes historiques. La mise en lumière de ces rapports de pouvoir ne dispense pas les chercheurs et chercheuses d’interroger les effets des rapports de race sur la production des savoirs, sur la structuration de la profession universitaire et sur les risques systémiques de reproduire, en pratique, ces rapports [Ahmed, 2004 ; Ait Ben Lmadani et Moujoud, 2012].

07/02/2017 09:23:45

547

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Charpenel M. (2012), « Quand l’événement crée la continuité. L’intégration de Sohane Benziane dans les mémoires féministes en France », Sociétés contemporaines, n° 85, p. 85‑109. Chouder I., Latrèche M. et Tevanian P. (dir.) (2008), Les filles voilées parlent. Textes et entretiens recueillis, Paris, La Fabrique. Clancy-­Smith J. (2006 [1998]), « Le regard colonial : Islam, genre et identités dans la fabrication de l’Algérie française, 1830‑1962 », Nouvelles Questions Féministes, vol. 25, n° 1, p. 25‑40. Collins P. H. (2000), Black Feminist Thought. Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment, New York, Routledge. Davis A. (1983 [1981]), Femmes, race, classe, Paris, Éditions des femmes. Dorlin E. (2006), La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte. Du Bois W. E. B. (2007 [1903]), Les Âmes du peuple noir, Paris, La Découverte. El-Golli W. (2011), « Ethnicité et sexuation ordinaire dans un foyer pour jeunes femmes en difficulté sociale », Hommes et Migrations, n° 1290. El-­Tayeb F. (2011), European Others. Queering Ethnicity in Postnational Europe, Minneapolis, University of Minnesota Press. Falquet J. et Moujoud N. (2010), « Cent ans de sollicitude en France. Domesticité, reproduction sociale, migration et histoire coloniale », Agone, n° 43. Fanon F. (1952), Peau noire, masques blancs, Paris, Le Seuil. Freitas F. (2011), « “Blackness à la demande” », Volume ! La revue des musiques populaires, n° 8, p. 93‑121. Glenn E. N. (2010), Forced to Care. Coercion and Caregiving in America, Cambridge, Harvard University Press. Guénif-­Souilamas N. et Macé É. (2004), Les Féministes et le garçon arabe, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube. Guillaumin C. (1992), Sexe, race et pratique du pouvoir, Paris, Éditions Côté-­femmes. Hajjat A. et Mohammed M. (2013), Islamophobie. Comment les élites fran‑ çaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte. Ibos C. (2012), Qui gardera nos enfants ? Les nounous et les mères, Paris, Flammarion. Kebabza H. (2005), « Au croisement de la “race” et du genre : les “jeunes des quartiers” », Migrations Société, n° 99‑100, p. 77‑89. Le Renard A. (2014), « The politics of unveiling Saudi women : between postcolonial fantasies and the surveillance State », Jadaliyya, . Manier M. (2013), « Cause des femmes vs cause des minorités : tensions autour de la question des “femmes de l’immigration” dans l’action publique française », Revue européenne des Migrations internationales, n° 4, p. 89‑110.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 547

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Race

07/02/2017 09:23:45

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Morgan J. L. (2004), Laboring Women. Reproduction and Gender in New World Slavery, Philadelphie, University of Pennsylvania Press. Puar J. (2012), Homonationalisme. Politiques queer après le 11 Septembre, Paris, Éditions Amsterdam. Roediger D. R. (1991), The Wages of Whiteness. Race and the Making of the American Working Class, New York, Routledge. Safi M. (2013), Les Inégalités ethno-­raciales, Paris, La Découverte, « Repères ». Stoler A. L. (2013, [2002]), La Chair de l’Empire. Savoirs intimes et pou‑ voirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte. Vergès F. (1999), Monsters and Revolutionaries. Colonial Family Romance and Métissage, Durham, Duke University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 548

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Race

548

07/02/2017 09:23:45

Regard et culture visuelle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

S’interroger sur le regard signifie s’intéresser à la manière dont les images contribuent à produire la réalité dans laquelle nous vivons. Ce n’est pas un hasard si les théorisations du regard les plus articulées ont été développées dans les études féministes sur l’art et le cinéma. La perspective féministe a en effet permis de penser le regard dans le cadre des dispositifs de savoir et de pouvoir qui façonnent l’histoire de la modernité occidentale. Toutefois, la question du regard en tant que telle excède le domaine des représentations artistiques : elle croise ceux de l’objectivité, de la modernité et des dispositifs de domination qui se trouvent au cœur des entreprises scientifiques et coloniales. Dans sa critique de l’objectivité du regard scientifique, Donna Haraway a notamment contesté la possibilité même d’un regard neutre : tel qu’il est conçu par la science moderne, l’acte de regarder produit des relations asymétriques. La notion moderne d’objectivité construit l’œil (humain ou mécanique) comme un instrument capable de créer une distance entre le sujet du savoir et l’objet de l’observation, donné comme transparent et pénétrable. Haraway met en évidence la dimension sexuée de cette organisation, dans la mesure où le regard présuppose un sujet incarné qui rend tout regard partiel, que ce soit un regard « organique » ou technique [1991]. Regarder : une histoire de domination ? La constitution d’un régime scientifique de la vision est en partie liée à l’entreprise de la colonisation. Dans ce contexte, le rapport entre l’image et le pouvoir apparaît en effet de la manière la plus évidente. L’imagerie coloniale se nourrit de l’altérité culturelle à travers une prolifération de représentations : la tension entre le regardeur et l’objet du regard est structurante de la modernité occidentale qui produit l’altérité à partir d’un regard qui réifie l’autre. Dans l’Europe de la fin du xixe siècle, s’affirment avec force des représentations de l’Autre qui sup-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 549

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Giovanna Zapperi

07/02/2017 09:23:45

Regard et culture visuelle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

posent la présence implicite d’un regard autolégitimant, un regard blanc, masculin, hétérosexuel, invisible, non marqué par la différence [Griffiths, 2002]. Si le visuel joue un rôle crucial dans la construction de l’hégémonie de l’Occident, il peut également devenir un terrain conflictuel : comme le montre Nicolas Mirzoeff, étudier la modernité du point de vue du « droit de regard » signifie s’intéresser à une multiplicité de « contre-­visualités » qui émergent – au sein des plantations américaines, des luttes anticoloniales, etc. – comme autant de stratégies de résistance [Mirzoeff, 2011]. De façon similaire, les pratiques visuelles émanant de l’expérience du mouvement féministe permettent de penser l’image et le regard dans le cadre d’une lutte pour l’autonomie et l’autodétermination. Dans le documentaire Sois belle et tais-­toi (1976), l’actrice et réalisatrice française Delphine Seyrig s’attache, par exemple, aux rôles féminins et aux regards portés sur les femmes au cinéma, à travers une enquête impliquant de nombreuses actrices de sa génération. La prise de parole collective permet de dévoiler les mécanismes qui produisent « la femme » : à l’écran, un ensemble de rôles, de stéréotypes et de relations de pouvoir genrés apparaît naturalisé. Le travail du collectif français Les Insoumuses – dont Seyrig faisait partie avec Nadja Ringard, Carole Roussopoulos et Ioana Wider – est également emblématique d’un regard féministe sur le médium audiovisuel. Dans leurs vidéos, réalisées durant les années 1970, la déconstruction des stéréotypes féminins va de pair avec une stratégie de subjectivation qui passe par la revendication d’un regard autonome. Le plaisir visuel de type voyeuriste est remplacé par l’invention de nouvelles formes de capacités d’agir [agency] collectives et par une critique des médias qui prend parfois la forme d’un humour féroce, comme dans Miso et Maso vont en bateau (1975), détournement d’une émission de télé consacrée à l’« Année de la femme ». Les théories féministes du regard identifient le véritable cœur de la représentation avec l’œil masculin, lui aussi produit par des structures politiques de la vision. Ce regard est la condition de la visibilité de l’autre, de son existence en tant qu’image à observer et à s’approprier. Selon Rey Chow, ces présupposés renvoient la question de la représentation de l’autre au problème de la production de la subjectivité. Cette dernière prend la forme d’une interpellation : un appel renvoyant à une pratique idéologique qui façonne la subjectivité à travers l’invitation à se reconnaître dans les représentations proposées [Chow, 2002]. Le lien entre féminité et visualité exprime de façon paradigmatique cette interpellation. La peinture moderne n’est pas exempte de ces structures idéologiques du regard : des tableaux célèbres comme Olympia (1863) ou Un bar aux Folies-Bergère (1881) d’Édouard Manet, représen-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 550

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

550

07/02/2017 09:23:45

551

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

tant des figures féminines en situation de passivité, se fondent sur une politique sexuelle du regard qui est au cœur de l’art moderne et, par conséquent, de l’histoire de l’art moderne. L’historienne de l’art Griselda Pollock a souligné la relation constitutive entre la sexualité, la modernité et le modernisme en peinture. Un nombre consistant d’œuvres fondatrices du modernisme en art (de l’Olympia de Manet aux Demoiselles d’Avignon de Picasso) font la preuve en effet que l’espace du tableau est devenu le terrain d’une négociation de la sexualité masculine à travers son signe le plus visible : le corps féminin. La politique du regard, au centre de ces œuvres, se fonde sur un système binaire qui rappelle le lien entre l’observation et la domination : actif/passif, voir/être vu·e, voyeuriste/exhibitionniste, sujet/objet sont les polarités autour desquelles s’organisent ces représentations [Pollock, 1988]. Le problème de l’image de « la femme » participe donc d’une même logique présente dans d’autres figures de la différence (l’indigène, les sujets colonisés, les figures de la déviance). S’intéresser au regard dans une perspective féministe signifie interroger le dilemme dans lequel se trouvent les femmes aux prises avec ce régime de représentation. L’histoire de l’art du xxe siècle est traversée par la recherche d’une position spectatoriale féminine, recherche qui s’est intensifiée avec la vigueur des mouvements féministes pendant les années 1970. La problématisation du regard qui structure notre manière de voir a permis d’appréhender le champ de la vision comme un territoire dans lequel la contradiction incarnée par la spectatrice pouvait être négociée [Kelly, 1996]. Les représentations (artistiques, médiatiques, scientifiques) sont des pratiques culturelles qui produisent du sens. Loin de se limiter à reproduire un monde déjà existant, les représentations construisent « la femme » comme un ensemble de significations, dans le cadre des idéologies et des pratiques de domination qui se définissent à travers les images [Kuhn, 1985 ; Eiblmayr, 2000]. Dans le domaine des arts visuels, les stratégies de monstration jouent un rôle primordial dans ces processus : depuis une dizaine d’années, un nombre important d’expositions féministes essaient de remettre en cause les « manières de voir » héritées de la tradition patriarcale qui façonnent l’espace normatif du musée et de la galerie d’art. Cette reconfiguration de l’espace de l’exposition ne se limite pas à rendre visibles les œuvres réalisées par des artistes qui sont des femmes ; elle implique également la nécessité de repenser la position spectatoriale, à partir d’un questionnement de l’art en tant que pratique sociale [Morineau, 2009 ; Dimitrakaki et Perry, 2013]. Notre rapport au visuel se configure donc comme un espace potentiellement conflictuel quant au regard que nous portons sur les

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 551

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Regard et culture visuelle

07/02/2017 09:23:46

552

Regard et culture visuelle

images de nous-­mêmes et des autres, ainsi qu’aux mécanismes d’identification, de résistance et d’invention possibles.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Dans son livre Voir le voir, issu d’une émission pour la BBC de 1972, le critique d’art et écrivain John Berger pose la question de la structure sexuée du regard, par une approche croisée de l’histoire de la peinture occidentale et des médias modernes. Il a ainsi montré que les représentations des femmes n’ont pas évolué de manière significative à travers les siècles, l’introduction des moyens de reproduction mécanique n’ayant rien changé du point de vue des rôles assignés aux un·e·s et aux autres. Dans la peinture, comme dans la photographie, la différence entre la manière de représenter les hommes et les femmes réside précisément dans le fait que les femmes constituent l’objet du regard : elles apparaissent là où les hommes agissent. Les regards se distribuent et s’organisent selon une ligne de démarcation sexuée qui distingue l’objet du regard du sujet qui regarde, et le ou la regardé·e du regardeur. L’idée d’un clivage interne du regard des femmes sur elles-­mêmes a été élaborée par les théories féministes qui se sont intéressées aux structures politiques du regard et à leur imbrication avec la fabrication de la différence des sexes. D’après Laura Mulvey, auteure d’un texte fondateur sur « le plaisir visuel et le cinéma narratif », la vision du corps féminin est toujours associée à la présence implicite d’un spectateur masculin, dont la présence se situe en dehors du cadre [Mulvey, 1975]. Dans le cinéma hollywoodien classique, les femmes sont confinées dans le rôle d’exhibitionnistes : leur apparition à l’écran sert essentiellement à provoquer le plaisir visuel et érotique du spectateur. Le personnage féminin est là pour occuper la place de l’objet de la vision, simultanément regardée et mise en scène : son rôle est de véhiculer le désir d’un spectateur supposé masculin. De ce point de vue, il n’y a pas de véritable différence entre cinéma hollywoodien et cinéma d’avant-­garde ou d’auteur, comme le montre l’exemple de la Nouvelle Vague [Sellier, 2005]. Le régime occidental de la vision construit l’acte de regarder comme un privilège masculin exercé au détriment des femmes. La position de spectatrice se fonde, elle, sur une contradiction entre le masochisme de l’identification au regard qui réifie « la femme » et le narcissisme qu’alimente le fait de se voir comme objet de son propre désir. Dans la mesure où le cinéma hollywoodien classique ne propose pas d’identification alternative, la spectatrice serait donc tiraillée entre le regard qui la représente et l’image qu’elle est supposée incarner.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 552

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Le regard « mâle »

07/02/2017 09:23:46

553

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

À travers des outils théoriques forgés par la psychanalyse, Laura Mulvey distingue deux types de regard. Le premier est de nature sadique : si, comme elle l’affirme, « le sadisme a besoin d’une histoire », ce regard se focalise sur la narration et la démystification du personnage féminin. Le second, qui se fonde en termes psychanalytiques sur la négation de la différence, transforme « la femme » en icône et fait de la star de cinéma le fétiche féminin par excellence. Ce voyeurisme fétichiste existe en dehors du temps linéaire de la narration, puisque l’érotisme est exclusivement concentré sur le regard. C’est à ce second regard que correspond le culte des stars féminines dont la beauté est survalorisée, souvent à travers la photographie, pour devenir l’image même du désir [Solomon-­Godeau, 1986]. On retrouve souvent, dans la théorie critique, cette proximité entre regard et sexualité. Le regard est souvent considéré comme une fonction corporelle qui oblige le sujet, pour ainsi dire, à descendre au niveau de sa sexualité. Selon Fredric Jameson, par exemple, il y a un lien direct entre l’acte de regarder et la sexualité, qui renvoie à la manière qu’a le capitalisme de nous demander de regarder le monde, désormais constitué d’un ensemble de produits à consommer, dans la mesure où ce dernier serait proposé à la vue, à l’instar d’un corps que l’on peut posséder [Jameson, 1991]. Cette conception du regard comme voyeurisme traduit une méfiance fondamentale à l’égard du visuel, résumée par la célèbre formule de Jameson, en ouverture de son livre : « Le visuel est essen‑ tiellement pornographique » [p. 1]. Cette affirmation, qui contient une forme de jugement, doit être lue dans le cadre des théories du regard des années 1970, au cours desquelles le cinéma est considéré comme un moyen puissant de diffusion d’idéologies [Mirzoeff, 1999]. Comme l’ont mis en évidence plusieurs critiques, le cinéma est une pratique sociale et culturelle qui participe de la production de l’idéologie de façon souvent ambivalente [Burch et Sellier, 2009]. L’acte de regarder renvoie en effet à un ensemble de processus d’identification et de désidentification, qui impliquent le spectateur et la spectatrice en tant que sujets sexués. L’analyse proposée par Mulvey de la position spectatoriale féminine, ensuite développée par d’autres théoriciennes, est centrée sur l’idée d’un clivage interne au sujet féminin, qui se joue sur le plan de l’imaginaire, et non pas sur une polarité entre « femmes » et « hommes » réels [Mulvey, 1975 et 1996]. Ce dédoublement est la conséquence de la position culturellement assignée aux femmes en tant qu’objets du regard. Le cinéma contribue de manière déterminante à la production d’un féminin réifié qui, historiquement, s’entremêle avec l’émergence d’une spectatrice appelée à s’identifier aux images, à travers des mécanismes contradictoires. Cette représentation ambivalente de la féminité s’affirme

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 553

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Regard et culture visuelle

07/02/2017 09:23:46

Regard et culture visuelle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

dès les années 1920, lorsque la liberté sexuelle devient le symbole d’une modernité qui repositionne l’émancipation féminine dans le domaine de la consommation. Il s’agit d’une stratégie encore largement dominante aujourd’hui, dans les domaines de la publicité et de la télévision commerciales, notamment lorsque cette dernière fonctionne comme un laboratoire politico-­disciplinaire focalisé sur la production de « la femme » – à l’image des chaînes privées italiennes devenues une scène sexiste dans laquelle la présence féminine est réduite à une répétition pathétique des stéréotypes les plus machistes [Gribaldo et Zapperi, 2012]. C’est ainsi que la position de la spectatrice peut apparaître comme une mascarade [Riviere, 1929], un travestissement ou une contradiction dans laquelle le masochisme inhérent à l’identification au regard masculin coexiste avec le narcissisme de se voir en tant qu’objet de son propre désir, de subsumer entièrement l’image [Doane, 1991]. L’imagerie hollywoodienne classique, avec ses divas fétichisées et hyperféminines, a été fortement questionnée dans les années 1970, lorsque, sous l’impulsion du mouvement féministe, ces modèles ont été remis en cause. Dans ce contexte, les rôles qui correspondent à la position du regardeur ou de la regardeuse et à celle de l’objet du regard y apparaissent figés par rapport aux conflits qui structurent notre rapport au visuel. Dans son étude sur les débuts du cinéma, Giuliana Bruno a soutenu que, dans un contexte où la présence féminine dans l’espace public est limitée, la salle de cinéma, espace intermédiaire entre l’intérieur et l’extérieur, représente un lieu où le regard féminin est permis [Bruno, 1993]. Aller au cinéma s’apparente alors à un lent processus de libération du regard féminin permettant aux femmes de renégocier la séparation entre privé et public, à partir d’une nouvelle expérience de la circulation dans l’espace urbain. Dans la salle de cinéma, les femmes peuvent regarder sans être elles-­mêmes objets de regard : selon Bruno, le cinéma peut donc devenir le lieu d’une expérience féminine du regard et de la capacité d’agir. Politiques féministes du regard Dans son texte de 1975, Laura Mulvey préconise la négation du plaisir visuel comme un passage nécessaire pour envisager une libération du regard des femmes, à travers une pratique émancipatrice de la représentation visuelle. Elle explique que le plaisir induit par les images est intrinsèquement oppressif. Cette position est devenue un trait marquant du cinéma d’avant-­garde et des formes artistiques qui se sont approprié les outils théoriques élaborés dans les théories féministes du visuel, notamment dans le domaine de la vidéo, un médium particuliè-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 554

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

554

07/02/2017 09:23:46

555

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

rement fécond dans l’exploration des implications idéologiques du lien entre regard et image [Michel, 2007]. Parmi les nombreux exemples que l’on pourrait mobiliser, la performance de l’artiste autrichienne VALIE EXPORT intitulée Touch Cinema (1968) est particulièrement saisissante. Pendant la performance, conçue pour l’espace public, le torse de VALIE EXPORT est contenu dans une sorte de théâtre miniature, une boîte avec des rideaux qui dissimulent sa poitrine nue. Un homme (Peter Weibel, compagnon de l’artiste à l’époque) se trouve à ses côtés. Aidé d’un mégaphone, il invite les passants à passer les mains par les rideaux et à toucher les seins nus de VALIE EXPORT. Dans la sub­ stitution du toucher à la vue, le corps féminin est présenté dans son rôle classique d’objet érotique. L’analogie entre ce corps et le cinéma en tant que système et dispositif est au fondement de cette action qui interroge ainsi le plaisir voyeuriste du spectateur. Ce dernier est en effet publiquement invité à toucher ce que, au cinéma, il ne peut que regarder. Le désir du spectateur, habituellement protégé par l’obscurité de la salle, est ici mis en lumière. L’exposition du spectateur et le corps de l’artiste en lieu et place de l’écran donnent sa dimension critique à cette action : les mécanismes du voyeurisme y sont déconstruits depuis une identification littérale de l’objet du désir à l’appareil cinématographique. À l’instar de Mulvey, VALIE EXPORT considère la négation de l’image comme une stratégie d’émancipation propre à l’esthétique féministe [EXPORT, 1988]. Une autre façon de penser la sexuation du regard dans le cadre d’une pratique émancipatrice consiste à interroger le rôle de la spectatrice au-­ delà du paradigme qui identifie l’acte de regarder avec une entreprise de domination. Selon Griselda Pollock, la négation d’un plaisir visuel féminin présuppose une seule relation possible entre regardeur (attribué au masculin) et regardée (attribué au féminin), plus précisément entre un sujet qui ne peut que participer au pouvoir du regard et un objet qui ne peut qu’être l’objet du regard voyeuriste [Pollock, 1999]. Cette confrontation à travers le regard reproduit une conception de la différence des sexes donnée comme immuable, incapable de prendre en compte les processus d’identification impliquant le regard. De nombreuses œuvres d’art réalisées par des femmes tout au long du xxe siècle – particulièrement pendant les années 1960 et 1970 – interrogent ces processus, notamment à travers un ensemble de stratégies critiques d’appropriation des stéréotypes. Riches sont les exemples d’artistes qui ont interrogé la construction de « la femme comme image », souvent à travers l’autoreprésentation. Les stratégies d’appropriation et de mimétisme, par rapport au rôle du corps féminin dans l’image, ont permis de décentrer la position spectatoriale et de reconfigurer la relation entre le

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 555

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Regard et culture visuelle

07/02/2017 09:23:46

Regard et culture visuelle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

sujet du regard (féminin ici) et l’objet regardé, la spectatrice et l’image [Robinson, 2006]. Les rapports de force qui traversent le domaine du visible peuvent ainsi être transformés à partir des tensions qui structurent le rapport au visuel par l’expérimentation de modes d’identification alternatifs [Jones, 2012]. En ce sens, les théories féministes du visuel montrent que la question de la visibilité ne se résume pas à des rapports de force qui seraient fixés sur l’écran une fois pour toutes. Le concept évoqué par Rey Chow de la « position spectatoriale ethnique » met au contraire en évidence la contradiction entre un devenir visible, au sens visuel (comme image ou objet), et un devenir visible au sens d’une agency, d’une capacité d’agir. Dans cette perspective, ce n’est pas tellement l’acte de regarder, mais davantage l’expérience d’être regardé qui constitue l’événement premier de toute représentation transculturelle [Chow, 2007]. L’expérience du regard, si déterminante dans notre présent, demande ainsi l’élaboration d’une stratégie plurielle qui soit en mesure de penser le regard en tant que site de pouvoir et de résistance [Russell, 1999, p. 121]. Les individus, en particulier les femmes, sont interpellé·e·s par les images en tant que spectatrices (et spectateurs), mais aussi en tant qu’objet, image et spectacle. Il est donc possible d’interroger le regard en remettant en cause la logique binaire – moderne, patriarcale et coloniale – qui oppose le sujet et l’objet du regard. Les rapports de force qui définissent la position de la spectatrice se reconfigurent à partir d’un ensemble de contradictions qui ne peut être résumé en une expérience uniquement dégradante. Si le regard renvoie à une position masculine inaccessible aux femmes, pourquoi donc aiment-­elles le cinéma ? Quelle est la position de la spectatrice dans la construction et la circulation des regards ? L’image est-­elle nécessairement le lieu de la victime, de la mise à nu et du dévoilement, c’est-­à-­dire de l’agression ? En conclusion, si l’on considère les représentations comme des sites potentiellement conflictuels, il est possible de penser une politique féministe de l’image et du regard à partir d’une tension entre « la négativité critique de la théorie féministe et la positivité affirmative de sa politique » [Lauretis, 1987, p. 26]. Selon Teresa de Lauretis, une telle tension se construit à travers des allers-­retours entre la représentation/production du genre et ce qui est exclu ou rendu irreprésentable : le regard féminin peut ainsi être repensé dans les termes d’un agir impliquant désirs, affects, pouvoirs et idéologies. Contre l’idée d’un pouvoir totalisant de l’image, il est donc nécessaire d’interroger le visuel non seulement en ce qu’il cristallise des processus idéologiques, mais aussi en tant que puissant moyen de production de subjectivité et de sens.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 556

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

556

07/02/2017 09:23:46

Regard et culture visuelle

557

Renvois aux notices : Arts visuels ; Désir(s) ; Drag et performance ; Mythe/métamorphose ; Nudité ; Plaisir sexuel ; Pornographie ; Postcolonialités.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Berger J. (2014 [1972]), Voir le voir, Paris, Éditions B42. Bruno G. (1993), Streetwalking on a Ruined Map. Cultural Theory and the City Films of Elvira Notari, New York, Princeton University Press. Burch N. et Sellier G. (2009), Le Cinéma au prisme des rapports de sexe, Paris, Vrin. Chow R. (2002), The Protestant Ethnic and the Spirit of Capitalism, New York, Columbia University Press. – (2007), Sentimental Fabulations. Contemporary Chinese Films, New York, Columbia University Press. Dimitrakaki A. et Perry L. (dir.) (2013), Politics in a Glass Case. Feminism, Exhibition Culture and Curatorial Transgressions, Liverpool, Liverpool University Press. Doane M. A. (1991), Femmes Fatales. Feminism, Film Theory, Psychoanalysis, Londres, Routledge. Eiblmayr S. (dir.) (2000), Die Verletzte Diva. Hysterie, Körper und Technik in der Kunst des 20. Jahrhundert, Munich, Oktagon. EXPORT V. (1988), « The real and its double : the body », Discourse, vol. 11, n° 1, p. 3‑27. Gribaldo A. et Zapperi G. (2012), Lo Schermo del potere. Femminismo e regime della visibilità, Vérone, Ombre Corte. Griffiths A. (2002), Wondrous Difference. Cinema, Anthropology, and Turn-­of-­the-­Century Visual Culture, New York, Columbia University Press. Haraway D. (2009 [1991]), Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinven‑ tion de la nature, Nîmes, Jacqueline Chambon. Jameson F. (1991), Signatures of the Visible, Londres, Routledge. Jones A. (2012), Seeing Differently. A History and Theory of Identification, Londres, Routledge. Kelly M. (1996), « Desiring images, imaging desire », Imaging Desire, Cambridge, MIT Press, p. 122‑129. Kuhn A. (1985), The Power of the Image. Essays on Representation and Sexuality, Londres, Routledge. Lauretis T. de (1987), Technologies of Gender. Essays on Theory, Film, and Fiction, Bloomington, Indiana University Press. Michel R. (2007), L’Œil écran ou la nouvelle image, catalogue d’exposition, Luxembourg, Casino/Forum d’art contemporain. Mirzoeff N. (1999), An Introduction to Visual Culture, Londres, Routledge. – (2011), The Right to Look. A Counterhistory of Visuality, Durham, Duke University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 557

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Bibliographie

07/02/2017 09:23:46

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Morineau C. (dir.) (2009), elles@centrepompidou. Artistes femmes dans les collections du Musée national d’Art moderne, Paris, Centre Georges Pompidou. Mulvey L. (1975), « Visual pleasure and narrative cinema », Screen, vol. 16, n° 1, p. 6‑18. – (1996), Fetishism and Curiosity, Bloomington, Indiana University Press. Pollock G. (1988), Vision and Difference. Femininity, Feminism, and the Histories of Art, Londres, Routledge. – (1999), « Missing women. Rethinking early thoughts on “images of women” », in Squiers C. (dir.), Overexposed. Essays in Contemporary Photography, New York, New York Press, p. 229‑246. Riviere J. (1929), « Womanliness as masquerade », International Journal of Psychoanalysis, n° 10, p. 303‑313. Robinson H. (2006), Reading Art, Reading Irigaray. The Politics of Art by Women, Londres, I. B. Tauris. Russell C. (1999), Experimental Ethnography. The Work of Film in the Age of Video, Durham, Duke University Press. Sellier G. (2005), La Nouvelle Vague. Un cinéma au masculin singulier, Paris, CNRS Éditions. Solomon-­Godeau A. (1986), « The legs of the countess », October, vol. 39, p. 65‑108.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 558

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Regard et culture visuelle

558

07/02/2017 09:23:46

Religion

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La dimension religieuse est encore peu intégrée aux études sur le genre. Depuis les années 1990, la centralité des débats sur le foulard dans le champ féministe français ne remet pas en cause ce constat : pour celles et ceux qui prennent le plus en compte l’expérience des femmes voilées, c’est la dimension raciste de la loi plus que sa dimension religieuse qui est mise en avant ; du côté de leurs adversaires, la dimension religieuse est invoquée comme argument de disqualification de ces femmes. Le statut du religieux a pourtant évolué dans les études sur le genre. Les premiers travaux féministes (en théologie, anthropologie, sociologie) considèrent les institutions religieuses comme fondamentalement patriarcales et, par voie de conséquence, les femmes pratiquantes comme nécessairement « aliénées ». Des approches plus nuancées leur ont succédé, sous la triple influence de mobilisations féministes internes aux groupes religieux, d’un féminisme de la troisième vague attentif aux expériences minoritaires, ou de la démarche compréhensive d’anthropologues visant à rendre compte de l’autonomie des sujets féminins, notamment dans des contextes religieux conservateurs. Ces questionnements ont mis au jour un impensé laïc au sein du féminisme, non spécifique à la France. Les travaux contemporains sur les faits religieux vont dans le sens d’une approche constructiviste, mettant l’accent sur le caractère historiquement mouvant et conflictuel non seulement du contenu des normes religieuses, qui font l’objet d’une perpétuelle « invention de la tradition », mais de la définition même de ce qui est religieux et de ce qui ne l’est pas. Le paradigme de la sécularisation, ou croyance en une disparition progressive du religieux, est aujourd’hui remplacé par des réflexions plus nuancées sur la pluralisation du religieux. On s’efforce ici, de manière sélective, de retracer cet enrichissement progressif des travaux sur genre, sexualité et religion.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 559

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Béatrice de Gasquet

07/02/2017 09:23:46

560

Religion

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

On distingue parfois deux dimensions des phénomènes religieux : d’une part celle des rites, des pratiques, d’autre part celle des textes, des cosmologies, d’où une relative séparation entre études religieuses centrées sur les textes et sciences sociales centrées sur les pratiques [King, 1995]. Ces deux dimensions jouent, dans de nombreuses sociétés, un rôle central dans la construction de hiérarchies sexuées et la définition de « déviances » sexuelles. De manière croissante, les travaux féministes ont cherché à privilégier les pratiques, le langage quotidien, les significations vécues par les pratiquant·e·s ordinaires, afin de ne pas reproduire les biais d’autorités religieuses masculines en se limitant aux textes de la religion officielle. Si la critique des textes est principalement investie par les théologien·ne·s, les approches féministes en sciences sociales ont quant à elles particulièrement étudié de quelle manière les rituels, en engageant les corps de manière différenciée suivant le sexe, contribuent à faire incorporer comme naturelles certaines hiérarchies. Dans le catholicisme, le monopole des hommes sur la consécration de l’eucharistie, rite central de la pratique religieuse, est justifié par l’incarnation de la divinité dans un humain mâle et a servi de soubassement à une exclusion des femmes de l’autorité religieuse, qu’il s’agisse de la théologie ou de la prêtrise. De la même manière, la circoncision, dans l’islam et le judaïsme, est vue comme le symbole de l’alliance entre Dieu et son peuple, alliance dont les femmes sont symboliquement exclues [Jay, 1992]. Dans de nombreuses religions, les rites de passage séparent femmes et hommes, et les initient parfois à des récits mythiques contradictoires. Ces séparations peuvent conduire à ce que femmes et hommes ne parlent pas la même langue : dans les communautés juives ultraorthodoxes de Brooklyn, par exemple, du fait de l’exclusion des femmes de l’étude des textes sacrés, centrale pour les hommes, le bilinguisme anglais-­yiddish des hommes est à dominante yiddish et saturé de l’hébreu des textes, tandis que celui des femmes est à dominante anglaise [Fader, 2009]. Représentations et pratiques religieuses contribuent à réguler et naturaliser le désir et les normes de sexualité et d’alliance propres à chaque société, à travers des prescriptions religieuses concernant l’apparence physique et le vêtement (normes religieuses de pudeur, ornements rituels, interdit du travestissement…) et la partition symbolique du monde entre féminin et masculin rappelée parfois quotidiennement par des rituels ou des prières [de Gasquet et Gross, 2012]. Plus généralement, de nombreux travaux ont décrit la grande variété de la division sexuée

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 560

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

(Dé)constructions rituelles du genre et de la sexualité

07/02/2017 09:23:46

561

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

du travail religieux, y compris dans un même courant, les tâches rituelles accomplies par les femmes étant souvent moins visibles et moins valorisées que celles réservées aux hommes [Cadge, 2004]. Rituels ou représentations religieuses peuvent aussi troubler les frontières entre les sexes. Cultes de possession et chamanisme, dans de nombreuses régions du monde, voient des esprits masculins parler par la bouche d’une femme, ou l’inverse. Analysant un cas de ce type au Soudan, le zār, Janice Boddy [1989] montre, pour des villageoises musulmanes fragilisées socialement par l’absence d’enfant, la dimension cathartique à être possédée, temporairement et dans un cadre collectif, par un esprit qui, à travers elles, peut exiger certaines choses ou se moquer de certaines normes du village. La possession peut alors être analysée comme une forme de réflexivité à l’égard de l’oppression. Dans le catholicisme, où sainteté et chasteté sont associées, la virginité de Marie et, plus largement, la relative dévalorisation religieuse de la sexualité conjugale ont pu, suivant les époques, légitimer la démarche de femmes cherchant une échappatoire à un mariage non souhaité. Surtout, la construction religieuse du genre et de la sexualité n’est pas stable. Concernant la maternité, Yvonne Knibiehler [2012] a ainsi mis en évidence l’opposition entre l’extrême valorisation catholique au xixe siècle d’une maternité parfois sacrificielle et, à une période plus ancienne, l’encouragement de l’Église à la mise en nourrice précoce des enfants, pour éviter l’adultère du mari, au nom d’une croyance en l’incompatibilité des rapports sexuels pendant l’allaitement. John Boswell [1996] s’est lui intéressé à l’existence de célébrations catholiques de serments de fidélité entre personnes de même sexe dans les premiers temps de l’Église : même si la signification et la prévalence de ces unions font débat, elles illustrent la variabilité historique des rituels dans une même tradition. Si la non-­mixité dans des rituels peut, dans certains cas, jouer un rôle essentiel dans la construction religieuse de la distinction des sexes, ses justifications religieuses sont souvent rétrospectives. Ainsi, la séparation des sexes dans les synagogues orthodoxes, aujourd’hui érigée en symbole d’authenticité juive et associée à tout un ensemble de normes sur la pudeur, n’a pas fait l’objet de codification explicite dans les textes avant le xixe siècle [Grossman et Haut, 1992] et fut longtemps non distinctive dans une Europe où femmes et hommes étaient séparés dans de nombreux lieux, dont les églises. Un même rituel peut être associé à des représentations parfois opposées. Les lois de nidda dans le judaïsme, qui prescrivent une abstinence sexuelle pendant les menstruations et une purification par immersion rituelle, ont pu d’un côté être abandonnées par le judaïsme libéral qui les jugeait sexistes, et de l’autre être réappropriées par des féministes

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 561

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Religion

07/02/2017 09:23:46

562

Religion

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Femmes soumises, religions patriarcales, sécularisation libératrice ? Retour sur un « paradoxe » ethnocentré En sociologie quantitative notamment, les recherches sur genre et religion ont été longtemps, et restent pour partie, obsédées par une apparente énigme : pourquoi, alors que les religions sont des institutions patriarcales, les femmes y sont-­elles souvent plus nombreuses que les hommes, que ce soit parmi les fidèles présent·e·s à la messe ou parmi les personnes se déclarant pratiquantes ou croyantes ? Et, quand les écarts quantitatifs sont moins importants mais que la religion étudiée paraît aux chercheurs et chercheuses indubitablement patriarcale (c’est notamment le cas des groupes catégorisés comme fondamentalistes), comment comprendre que les femmes ne désertent pas ? Dans le débat statistique ayant donné lieu à une abondante littérature, plusieurs réponses ont ainsi été avancées [par exemple Walter et Davie, 1998]. Pendant longtemps, la principale réponse, que l’on peut appeler le modèle de la « fausse conscience » ou de la « religion opium des femmes », fut d’inspiration marxiste : la religion permettrait de fournir un discours de compensation et de justification au statut social inférieur des femmes. D’autres recourent à des explications naturalisantes (aversion au risque plus grande chez les femmes, par exemple). Cependant, ce supposé paradoxe, loin d’être universel, concerne presque exclusivement le christianisme et/ou les pays occidentaux. De manière générale, avec des variantes suivant les pays notamment, les hommes sont plus nombreux que les femmes dans les synagogues et les mosquées (qui sont parfois interdites aux femmes) et, concernant la pratique individuelle (prier chez soi, respecter les interdits alimentaires), rien ne permet de conclure dans le cas de l’islam et du judaïsme que les femmes seraient plus pratiquantes que les hommes. La religion n’est donc pas intrinsèquement une affaire de femmes, loin de là. Les travaux historiques sur genre et sécularisation [Brereton et Bendroth, 2001 ; Hyman, 1997 ; Rochefort, 2008], dans la ligne des travaux sur genre et citoyenneté, éclairent ce paradoxe « christianocentré » en déconstruisant le stéréotype sous-­jacent selon lequel les espaces sécularisés sont par essence plus favorables aux femmes que les espaces reli-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 562

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

comme un rituel de célébration de la féminité. Dans tous les cas, les rituels religieux, même les plus violemment hétérosexistes comme l’excision, ne naturalisent pas le genre : s’il faut que les corps soient sexués par le rituel, c’est bien que la différence des sexes ne va socialement jamais de soi.

07/02/2017 09:23:46

563

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

gieux. D’autre part, il semble que l’écart des taux de pratique religieuse entre femmes et hommes dans les pays occidentaux soit corrélé aux processus de sécularisation, notamment aux xviiie et xixe siècles. Ce ne sont pas les femmes qui pratiquent plus, ce sont les hommes qui pratiquent moins. Cafés, lycées, syndicalisme, franc-­maçonnerie, partis politiques, mais aussi sports collectifs, sociétés de chasse, service militaire, etc. : les nouveaux espaces de sociabilité associés à l’émergence de la sphère publique s’ouvrent d’abord aux hommes, qui disposent ainsi de nombreuses alternatives aux sociabilités confessionnelles ainsi qu’aux rétributions symboliques auxquelles elles permettent d’accéder. Et ces différents espaces, qu’ils soient ouvriers ou bourgeois, résistent longtemps à l’entrée des femmes, à l’instar de la citoyenneté. La sécularisation ne fut donc un processus ni neutre ni par essence émancipateur pour les femmes. Le « paradoxe » disparaît alors pour ces périodes des débuts de la sécularisation : si les espaces les plus sécularisés étaient à l’époque réservés aux hommes, il n’est pas paradoxal ou irrationnel que les espaces religieux aient été davantage investis par les femmes. Les associations conservatrices de femmes catholiques en France et en Italie au début du xxe siècle ont ainsi pu être des espaces permettant d’accéder à la sphère publique alors que le suffrage excluait les femmes [Della Sudda, 2010]. Cette première féminisation démographique dans le protestantisme et le catholicisme a d’ailleurs été à l’origine de nouveaux discours religieux dirigés d’abord vers les femmes, pour les amener à s’investir dans les organisations religieuses et à transmettre une éducation religieuse à leurs enfants [Bréjon de Lavergée et Della Sudda, 2014]. Associés au développement de l’éducation religieuse pour les femmes, ces discours ont ainsi renforcé la tendance. Cette féminisation, suivant les périodes et les pays, a également donné lieu à des réactions masculines. Ainsi aux États-­Unis, où les espaces confessionnels sont plus intégrés à l’espace public et probablement moins dévalués politiquement que dans un pays comme la France, la fin du xixe siècle voit l’émergence de mouvements de revirilisation du christianisme (« muscular christianity »). De tels mouvements sont également observables dans des périodes plus contemporaines où ils se constituent peut-­être essentiellement en réaction à une perte de lisibilité des signes religieux chrétiens (l’aube du prêtre, n’est-­ce pas une robe ?). À cet égard, il est important de ne pas isoler les espaces religieux dans l’analyse, mais de les appréhender aussi par rapport aux alternatives (qui n’existent pas dans toutes les configurations). Dans une perspective intersectionnelle, la situation varie suivant que les minoritaires des deux sexes ont ou non accès à la sphère publique. Ainsi, pour les juifs

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 563

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Religion

07/02/2017 09:23:46

Religion

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

et juives en Europe au xixe siècle, les écarts d’identification religieuse entre femmes et hommes varient selon les modalités d’accès à l’espace public dominant – les hommes désertant davantage les synagogues en France, où ils sont citoyens, qu’en Allemagne, où nombre de cercles et d’activités politiques leur restent interdits [Hyman, 1997]. Cependant, les écarts de fréquentation des synagogues restent partout plus faibles que dans les églises, surtout quand les associations juives non religieuses sont peu présentes : c’est que la synagogue est un espace de solidarité entre minoritaires et pas seulement un espace confessionnel. La centralité plus ou moins explicite du « paradoxe » dans de nombreux écrits révèle a contrario un biais laïc persistant dans les études sur le genre, que l’on retrouve dans le militantisme féministe. La croyance en une sécularisation par essence émancipatrice est pourtant contradictoire avec de nombreux travaux qui montrent combien l’idéologie égalitaire associée à la démocratisation contemporaine peut masquer de fortes inégalités dans des espaces sécularisés comme le travail, la politique, la formation scolaire. Ainsi, la « libération sexuelle » a pu créer des coûts sexués asymétriques, les femmes supportant par exemple le harcèlement sexuel et la charge de la norme contraceptive. D’où l’émergence de certains argumentaires religieux, appelés parfois postféministes, qui revendiquent de protéger les femmes en assujettissant les deux sexes à une monogamie encadrée [Kaufman, 1991], quitte à taire la domination masculine au sein de l’institution religieuse. Pratique religieuse et productions de soi genrées : le tournant de l’agency Au-­delà de ce qu’il révèle sur les préjugés des chercheurs et chercheuses, le « paradoxe » des femmes davantage pratiquantes a, depuis les années 1980, durablement travaillé la recherche féministe sur les religions et produit une variété d’approches ayant en commun la volonté de ne pas traiter les femmes comme passives et ignorantes de leur destin, en parallèle d’une réaction plus générale des sciences sociales aux approches structuralistes trop peu attentives aux individus et à leur subjectivité. Certains travaux, notamment en histoire et en anthropologie, se sont d’abord interrogés dans les années 1980 sur la possibilité de « cultures féminines » autonomes dans les groupes à forte séparation des sexes (dans les groupes religieux notamment) et sur la manière dont les femmes, en marge du religieux, pouvaient en même temps utiliser le répertoire dominant pour se forger des destins singuliers. Ainsi Caroline Bynum montre comment la renonciation à la nourriture par certaines religieuses, l’une des seules richesses contrôlées par les femmes au Moyen Âge, a

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 564

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

564

07/02/2017 09:23:46

565

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

pu leur apporter un certain prestige religieux [Bynum, 1994]. Susan S. Sered [1992] explique de quelle manière certains rituels traditionnels peuvent être source d’expertise religieuse pour des femmes migrantes en Israël, expertise contestée par les rabbins. Dominés structurellement, les espaces religieux d’entre-soi féminins ont ainsi pu être analysés comme des espaces de ressources. De nombreux travaux plus proches des expériences individuelles, réutilisant le concept de « bricolage » de Lévi-­Strauss et Bastide, ont souligné la grande diversité des négociations avec les normes religieuses, qu’il s’agisse de rituels pour protéger la virginité des femmes en Tunisie [Ben Dridi, 2013] ou des multiples manières dont l’exclusion des femmes de la prêtrise dans le catholicisme français est contournée lorsqu’il s’agit d’animation des paroisses ou d’aumônerie dans les prisons ou les hôpitaux [Béraud, 2012]. Dans les années 1980, en anthropologie, fleurissent des travaux dont l’idéalisme a pu être critiqué, qui cherchent à interpréter les pratiques religieuses et spirituelles des dominé·e·s comme des modalités de « résistance » à l’oppression : Aihwa Ong s’intéresse ainsi aux ouvrières possédées par des esprits dans les nouvelles grandes usines de Malaisie et analyse ces cas de possession comme des modalités de résistance, en l’occurrence vouées à l’échec, à la fois au capitalisme et au harcèlement sexuel dans les usines multinationales [Ong, 1987]. La sociologie est plus encline aux schémas rationalistes, tel celui du « marchandage avec le patriarcat » – les femmes accepteraient certaines contraintes (comme le voile) en échange de marges de manœuvre individuelles (par exemple, la liberté de mouvement) [Kandiyoti, 1988]. Le registre de la négociation des normes et des identités est également prédominant dans les travaux guidés par l’hypothèse d’une individualisation religieuse en contexte sécularisé – dans des États assurant la liberté religieuse, des individus peuvent utiliser le répertoire religieux pour construire des combinaisons nouvelles, valorisant par exemple à la fois culture gaie et culture évangéliste [Thumma, 1991]. Dans les années 1990, le terme d’empower‑ ment devient central pour sortir du paradoxe forgé par les premiers écrits féministes, quitte à perdre de vue les rapports de domination plus structurels : derrière des discours patriarcaux, les organisations religieuses donneraient aux femmes de nombreux espaces d’autonomie, certain·e·s auteur·e·s parlant même du « pouvoir de la soumission » à propos de groupes féminins évangéliques [Griffith, 1997]. Derrière la fréquence des expressions de « performance » ou de « subjectivation », ce sont aujourd’hui les approches inspirées par Michel Foucault [1976] et Judith Butler [2005] qui dominent, mettant l’accent sur la manière dont les normes religieuses ont des effets produc-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 565

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Religion

07/02/2017 09:23:46

Religion

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

teurs (et non plus seulement répressifs) sur les projets et les actions des sujets religieux. Contribuant plus particulièrement aux réflexions sur la construction religieuse des corps, Saba Mahmood [2009] analyse à travers la participation de femmes à des cours de religion dans des mosquées au Caire de quelle manière celles-­ci sont investies dans des projets personnels de transformation de soi visant à ce que leur corps fasse des normes religieuses (de pudeur et de modestie notamment) une seconde nature. Dans l’expérience quotidienne de ces femmes, la norme religieuse n’est pas vécue comme quelque chose d’extérieur qui s’imposerait à leur subjectivité, mais comme un projet qu’elles se donnent : elles ne conçoivent pas les pratiques corporelles comme une fin en soi, mais cherchent à ce que les habitudes que leur corps prend transforment progressivement leur subjectivité. Ces femmes sont donc, d’une certaine manière, plus constructivistes que les militantes féministes qui considèrent qu’il existe une nature ou une essence humaines incitant à vouloir s’émanciper de toute norme, notamment religieuse. Une telle approche renvoie donc les chercheurs et chercheuses féministes défendant la laïcité à leur ethnocentrisme – après tout, l’entrée dans la carrière académique n’implique-­t‑elle pas aussi tout un travail sur soi afin de se conformer à des normes spécifiques d’ascèse et d’humilité ? La politisation religieuse des questions de genre et de sexualité Passé une première époque structuraliste, les travaux sur genre et religion ont donc cherché à donner chair à l’expérience de pratiquant·e·s « ordinaires », en mettant au premier plan leurs pratiques et leurs justifications, parfois très en décalage par rapport aux normes religieuses officielles. Mais, dans ces approches, les rapports de pouvoir avec des autorités religieuses ne sont pas toujours clairement situés, et les modalités de construction et de contestation des normes au niveau des organisations religieuses pas toujours questionnées. Par contraste, en parallèle des travaux ouverts par la perspective de Joan Acker [1990] sur la dimension organisationnelle du genre, la période actuelle voit un retour de la recherche vers les organisations religieuses. L’attention beaucoup plus marquée au contexte institutionnel des expériences religieuses va de pair avec un déplacement, voire une sortie, du paradigme de la sécularisation. La sécularisation n’a en effet signifié ni la disparition des phénomènes religieux ni leur individualisation totale. Le recul du contrôle des États sur les organisations religieuses a ouvert de plus grandes possibilités de pluralisation du religieux. Cette pluralisation du religieux a des effets majeurs, ambivalents, sur la construction religieuse du genre et de

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 566

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

566

07/02/2017 09:23:46

567

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

la sexualité. D’un côté, elle a permis l’émergence de minorités dans les minorités – dénominations protestantes inclusives, synagogues libérales favorables à l’ordination des femmes… Mais, de l’autre, la conflictualité intrareligieuse sur les questions de genre et de sexualité a contribué à piéger les femmes et les minorités sexuelles. Les configurations sont variables notamment suivant le degré de séparation entre État et religion. À un extrême, quand l’État s’appuie sur la religion comme répertoire national, la pluralité religieuse est rendue impossible. L’interdiction de l’avortement en Pologne a été analysée par Jacqueline Heinen et Anna Matuchniak-­Krasuska [1992] comme une conséquence de l’alliance, après la chute du communisme, entre une figure maternelle de la patrie et une identité catholique. Le corps des femmes, mères de citoyens, est souvent instrumentalisé comme un symbole de la nation. En Israël, Susan M. Kahn [2007] a montré comment l’autorisation et même la valorisation de la procréation médicalement assistée sont liées à une conception inséparablement religieuse, ethnique et nationaliste de la filiation maternelle juive comme source de la citoyenneté israélienne. Cela ne concerne pas seulement les femmes. De manière générale, les travaux sur l’idéologie sioniste depuis la fin du xixe siècle ont insisté sur la manière dont a été construite comme repoussoir la figure du juif efféminé, stéréotype antisémite face auquel il fallait construire une masculinité juive virile et hétérosexuelle. Cette construction nationale complique paradoxalement l’existence des mouvements féminins et homosexuels qui contestent l’autorité du judaïsme orthodoxe [Pouzol, 2010], mais aussi l’expérience des jeunes hommes orthodoxes qui sont exemptés de service militaire pour étudier la religion [Stadler, 2008]. En suivant l’approche de Joan Scott [1988] sur l’utilisation du genre comme langage dans les rapports de pouvoir, on peut noter une fréquente cristallisation sur des enjeux liés au genre ou à la sexualité dans des cas de conflit entre pouvoir politique et groupe religieux, ou entre groupes religieux. Au Moyen Âge et à la Renaissance, l’accusation de « vice sodomite » était en effet moins une infraction sexuelle précise qu’une disqualification morale aussi absolue qu’elle était vague. Souvent associée à une accusation d’hérésie, elle a pu servir d’arme politique pour disqualifier des adversaires (pendant les guerres de religion, catholiques comme protestants s’en accusèrent mutuellement), mais aussi, dans des périodes de conflits entre autorités, de terrain de rivalité entre tribunaux civils et ecclésiastiques qui s’en disputaient la compétence [Jordan, 1997]. Dans un contexte d’autonomie croissante des organisations religieuses vis-­à-­vis des États, les questions de genre et de sexualité ont souvent été prises comme « marqueur symbolique » des frontières entre diffé-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 567

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Religion

07/02/2017 09:23:46

Religion

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

rentes tendances religieuses. Ainsi, dans la seconde moitié du xxe siècle, la question de l’ordination des femmes, puis plus tard de celle des gays et lesbiennes, devient pour les différentes dénominations protestantes étatsuniennes une manière de se positionner dans un champ religieux de plus en plus différencié et polarisé entre libéraux et fondamentalistes. Parfois indépendamment des pratiques réelles dans les congrégations locales, les politiques officielles sont des marques d’allégeance ou de distinction vis-­à-­vis de tel ou tel camp [Chaves, 1997]. Dans ce contexte, une organisation peut décider d’ordonner les femmes, par exemple, moins parce que des mobilisations internes l’ont demandé que parce que les relations extérieures avec des organisations religieuses voisines l’exigent. Des analyses similaires peuvent être conduites sur l’arrangement des sexes dans les synagogues ou sur l’accès des filles à la position d’enfants de chœur [Béraud, 2012] : dans ces différents cas, non seulement les pratiques varient d’une tendance religieuse à l’autre au sein d’une même religion, mais elles sont des marqueurs d’identification à tel ou tel courant, et non des pratiques purement individuelles. L’émergence des féminismes religieux, tout comme d’ailleurs celle des fondamentalismes, s’inscrit dans cette évolution vers un pluralisme religieux croissant qu’a indirectement permis la sécularisation. Les mobilisations féministes mais aussi gaies, lesbiennes et queer au sein des groupes religieux sont souvent prises entre deux feux – trop religieuses pour des mouvements féministes ou LGBT+ majoritairement laïcs, trop féministes pour les élites religieuses [Latte Abdallah, 2010]. Dans certains cas, elles et ils privilégient des stratégies d’« exit », fondant des associations hors de l’institution religieuse (association homosexuelle chrétienne David et Jonathan, Beit Haverim pour le judaïsme), des organisations religieuses dissidentes (comme la Metropolitan Community Church, Église pentecôtiste gaie et lesbienne fondée en 1968 à Los Angeles), voire de nouvelles religions (groupes néopaïens féministes ayant émergé sur les campus étatsuniens dans les années 1970). D’autres préfèrent donner de la voix depuis l’intérieur de leurs organisations religieuses, comme récemment le Comité de la jupe dans le catholicisme français, ou depuis des groupes en marge mais non en rupture avec l’institution (groupes de prières de femmes juives orthodoxes). Comprendre ces mobilisations religieuses implique de dépasser l’expérience des pratiquant·e·s ordinaires et de s’intéresser au fonctionnement des élites religieuses. Dans le christianisme, l’islam, le judaïsme comme le bouddhisme, celles qui en viennent à revendiquer l’étiquette de féministes sont souvent issues ou proches des élites religieuses (filles de rabbins, étudiantes en théologie, enseignantes à l’université…), en général religieusement très lettrées, placées par leur trajectoire et leurs réseaux à

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 568

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

568

07/02/2017 09:23:46

569

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

l’intersection de plusieurs champs, religieux, militants et académiques. Mary Katzenstein [1998] a montré, dans le cas de féministes catholiques aux États-­Unis, comment le militantisme féministe à l’intérieur des institutions religieuses nécessite de maîtriser les répertoires et codes propres à ces institutions, en l’occurrence les textes religieux. Lorsque les revendications portent sur l’accès à l’ordination ou sur la possibilité de diriger la prière, le combat est souvent porté par des femmes elles-­ mêmes expertes dans l’exégèse des textes du canon religieux ou dans la capacité à créer de nouveaux rituels. Malgré l’importance des normes religieuses dans la construction du genre et de la sexualité, les travaux documentant ces logiques au plus près des pratiques religieuses ont mis du temps à se développer [Rochefort et Sanna, 2013]. Globalement cependant, on peut noter une évolution vers des approches de plus en plus endogènes du religieux, à la faveur tant d’une évolution des travaux sur le genre (des grands modèles structuralistes vers des ethnographies constructivistes) que d’une politisation religieuse des questions de genre et de sexualité. Renvoi aux notices : Contraception et avortement ; Corps maternel ; Drag et performance ; Incorporation ; Mythe/métamorphose ; Nation ; Vêtement ; Virginité.

Bibliographie Acker J. (1990), « Hierarchies, jobs, bodies : a theory of gendered organizations », Gender & Society, vol. 4, n° 2, p. 139‑158. Ben Dridi I. (2013), « Bris-­collages des vertus et accommodements religieux en terres d’Islam », in Rochefort F. et Sanna M. E. (dir.), Normes religieuses et genre. Mutations, résistances et reconfiguration (xixe-­xxie siècle), Paris, Armand Colin, p. 153‑163. Béraud C. (2012), « Des petites filles à l’autel ? Catholicisme, genre et liturgie », in Béraud C., Gugelot F. et Saint-­Martin I. (dir.), Catholicisme en tensions, Paris, Éditions de l’EHESS, p. 241‑252. Boddy J. (1989), Wombs and Alien Spirits. Women, Men, and the Zar Cult in Northern Sudan, Madison, University of Wisconsin Press. Boswell J. (1996 [1994]), Les Unions du même sexe dans l’Europe antique et médiévale, Paris, Fayard. Bréjon de Lavergnée M. et Della Sudda M. (dir.) (2014), Genre et Christianisme. Plaidoyers pour une histoire croisée, Paris, Beauchesne. Brereton V. et Bendroth M. B. (2001), « Secularization and gender : an historical approach to women and religion in the Twentieth Century », Method and Theory in the Study of Religion, vol. 13, p. 209‑223. Butler J. (2005 [1990]), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 569

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Religion

07/02/2017 09:23:46

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Bynum C. W. (1994 [1987]), Jeûnes et Festins sacrés. Les femmes et la nourri‑ ture dans la spiritualité médiévale, Paris, Éditions du Cerf. Cadge W. (2004), « Gendered religious organizations : the case of Theravada Buddhism in America », Gender & Society, vol. 18, n° 6, p. 777‑793. Chaves M. (1997), Ordaining Women. Culture and Conflict in Religious Organizations, Cambridge, Harvard University Press. Della Sudda M. (2010), « La politique malgré elles. Mobilisations féminines catholiques en France et en Italie (1900‑1914) », Revue française de science politique, vol. 60, n° 1, p. 37‑60. de Gasquet B. et Gross M. (dir.) (2012), « Rituels », Genre, sexualité & société, n° 8 . Fader A. (2009), Mitzvah Girls. Bringing Up the Next Generation of Hasidic Jews in Brooklyn, Princeton, Princeton University Press. Foucault M. (1976), Histoire de la sexualité. Tome I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard. Griffith R. M. (1997), God’s Daughters. Evangelical Women and the Power of Submission, Berkeley, University of California Press. Grossman S. et Haut R. (dir.) (1992), Daughters of the King. Women and the Synagogue, Philadelphie, Jewish Publication Society. Heinen J. et Matuchniak-­Krasuska A. (1992), L’Avortement en Pologne. La croix et la bannière, Paris, L’Harmattan. Hyman P. (1997), Gender and Assimilation in Modern Jewish History. The Roles and Representations of Women, Seattle, University of Washington Press. Jay N. B. (1992), Throughout Your Generations Forever. Sacrifice, Religion, and Paternity, Chicago, University of Chicago Press. Jordan M. D. (1997), The Invention of Sodomy in Christian Theology, Chicago, University of Chicago Press. Kahn S. M. (2007), Les Enfants d’Israël. Une approche culturelle de l’assis‑ tance médicale à la procréation, Paris, L’Harmattan. Kandiyoti D. (1988), « Bargaining with patriarchy », Gender & Society, n° 2, p. 274‑290. Katzenstein M. F. (1998), Faithful and Fearless. Moving Feminist Protest Inside the Church and Military, Princeton, Princeton University Press. Kaufman D. K. (1991), Rachel’s Daughters. Newly Orthodox Jewish Women, New Brunswick, Rutgers University Press. King U. (dir.) (1995), Religion and Gender, Oxford, Blackwell. Knibiehler Y. (2012), Histoire des mères et de la maternité en Occident, Paris, PUF, « Que sais-­je ? ». Latte Abdallah S. (dir.) (2010), « Féminismes islamiques », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 128. Mahmood S. (2009 [2005]), Politique de la piété. Le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique, Paris, La Découverte. Ong A. (1988), « The production of possession : spirits and the multinational corporation in Malaysia », American Ethnologist, vol. 15, n° 1, p. 28‑42.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 570

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Religion

570

07/02/2017 09:23:46

571

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Pouzol V. (2010), « Entre silence et fracas : émergence et affirmation des luttes féministes dans les communautés juives orthodoxes en Israël (1970‑2009) », Le Mouvement social, n° 231, p. 29‑43. Rochefort F. (dir.) (2008), Le Pouvoir du genre. Laïcité et religion. 1905‑2005, Toulouse, Presses universitaires du Mirail. Rochefort F. et Sanna M. E. (dir.) (2013), Normes religieuses et genre. Mutations, résistances et reconfiguration (xixe-­xxie siècle), Paris, Armand Colin. Scott J. (1988), « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, n° 37‑38, p. 125‑153. Sered S. (1992), Women as Ritual Experts, New York, New York University Press. Stadler N. (2008), Yeshiva Fundamentalism. Piety, Gender, and Resistance in the Ultra-­Orthodox World, New York, New York University Press. Thumma S. L. (1991), « Negotiating a religious identity : the case of the gay evangelical », in Thumma S. L. et Gray E. R. (dir.), Gay Religion, Walnut Creek, AltaMira Press, p. 67‑82. Walter T. et Davie G. (1998), « The religiosity of women in the Modern West », British Journal of Sociology, vol. 49, n° 640‑669.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 571

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Religion

07/02/2017 09:23:47

Scripts sexuels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

À la fin des années 1960, les sociologues étatsuniens John Gagnon et William Simon entreprennent la publication d’une série d’articles posant les fondements de la perspective des scripts sexuels, concept central autour duquel ils proposeront un cadre général pour l’analyse de la sexualité en tant que phénomène culturel et social. Contestant efficacement le privilège de son étude à la médecine, la psychanalyse ou la biologie, la perspective des scripts sexuels a exercé une influence importante sur les recherches en sciences sociales sur la sexualité [Wiederman, 2015, p. 17 ; Bozon et Giami, 1999, p. 68]. La construction sociale du sexuel Plusieurs années avant la célèbre critique de l’« hypothèse répressive » formulée par Michel Foucault [1976], Gagnon et Simon rompent avec les approches naturalisantes de la sexualité humaine fondées sur la représentation d’une pulsion sexuelle comme impératif biologique, sur laquelle la société n’agirait que comme principe de censure et répression. Ils prennent ainsi le contre-­pied du paradigme freudien [voir la notice « Psychanalyse »] en reconceptualisant la sexualité comme à la fois définie, mise en forme et suscitée par la vie sociale, plutôt que comme force indépendante qui s’y heurterait ou la déterminerait de façon souterraine [Bozon et Giami, 1999, p. 69]. Par les sources qu’ils utilisent et leur conception anti-­essentialiste de la sexualité, Gagnon et Simon sont héritiers d’Alfred Charles Kinsey, qui a coordonné la première grande enquête sur la sexualité aux États-­Unis [Kinsey, 1948 et 1954], et dont ils animent l’Institut pour la recherche sur le sexe à l’université d’Indiana. Ils lui reprochent cependant sa représentation « mécanique » des rapports sexuels, qui occulte la « signification que les acteurs attribuent à leur comportement et que la société organise collectivement » [Gagnon et Simon, 2005, p. 4].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 584

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Lucas Monteil

07/02/2017 09:23:47

585

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Dans la perspective des scripts sexuels, les individus apprennent, à travers leur inscription dans le groupe social et l’imprégnation par ses récits, les significations particulières attribuées à certains événements et situations qui les constituent comme sexuels, et ils acquièrent la capacité à identifier des situations sexuelles ainsi qu’à agir ou réagir sexuellement : « Les scripts sont impliqués dans l’apprentissage des significations des états intérieurs, l’organisation de la succession d’actes sexuels spécifiques, le décodage de situations nouvelles, la mise en place de limites aux réponses sexuelles et la capacité à mettre en relation des significations d’aspects non sexuels de la vie avec des expériences sexuelles spécifiques » [p. 17]. Cette proposition novatrice est marquée par l’influence anti-­essentialiste de la sociologie de l’École de Chicago et de l’interactionnisme symbolique. Ils en héritent l’idée que le sens n’est pas une propriété inhérente aux objets mais le produit d’une interprétation [Irvine, 2003, p. 434 ; Gagnon, 2004, p. 272] ; l’usage de la notion de « carrière » pour traiter d’aspects non professionnels de l’existence ; et le recours à la métaphore dramaturgique. Les scripts sont organisés à plusieurs niveaux de la vie sociale. Au niveau le plus large, les scénarios culturels fonctionnent comme modèles collectivement partagés qui définissent et fournissent les indications concernant les situations et rôles sexuels (quoi, comment, quand, où, pourquoi et avec qui). Les scénarios culturels se traduisent toutefois rarement de façon mécanique au niveau des conduites – le comportement « en tant que prescrit ou évalué par le groupe » [Gagnon et Simon, 2005, p. 114] – et font l’objet d’une interprétation aux niveaux interpersonnel et intrapsychique. Les scripts intrapsychiques sont constitués des éléments symboliques – fantasmes, souvenirs et répétitions mentales – produisant chez un individu l’excitation ou le déclenchement de l’activité sexuelle [Gagnon, 2004, p. 79 et 2008, p. 60‑61 ; Wiedermann, 2015, p. 8]. Les scripts interpersonnels correspondent eux aux scénarios instruisant spécifiquement la réalisation des conduites interpersonnelles, et à leur application dans une interaction concrète – de la même façon qu’un acteur interprète son rôle [Simon et Gagnon, 2002, p. 279 ; Gagnon, 2008, p. 61]. Les scripts sexuels opèrent également en interaction entre les niveaux interpersonnel et intrapsychique : les scripts intrapsychiques sont pour partie le produit des interactions sexuelles passées des individus, et c’est au niveau de la vie psychique que ces derniers gèrent les difficultés liées au besoin d’une coordination complexe entre l’activation de scénarios individuels de désir et l’accomplissement négocié des conduites interpersonnelles [Simon et Gagnon, 2002, p. 279 ; Giami, 2008, p. 33]. C’est donc à partir des interactions entre les différents niveaux de scripts, plutôt que par l’opposition nature/culture, que l’on

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 585

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Scripts sexuels

07/02/2017 09:23:47

586

Scripts sexuels

peut rendre compte des conduites sexuelles [Giami, 2008, p. 35‑36], le degré de congruence ou d’écart entre ces niveaux variant par ailleurs selon les contextes [Simon et Gagnon, 2002, p. 290].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Produit de la vie sociale, le sexuel apparaît dans la perspective des scripts nécessairement historique [Irvine, 2003, p. 435 ; Gagnon et Simon, 2005, p. 43]. Gagnon, quoique pointant la relative faiblesse des indicateurs disponibles en ce domaine, développe plusieurs exemples de changements dans le temps des scripts sexuels aux États-­Unis, tels que l’augmentation de la pratique du sexe oral hétérosexuel avant le mariage ou les fluctuations de la fréquence du sexe anal dans les relations entre hommes dans les années 1970 et 1980 [Gagnon, 2008, p. 89‑94 et p. 103‑109]. L’étude des scénarios culturels de la sexualité et de leurs variations dans le temps, fondée notamment sur l’analyse de sources médiatiques, a constitué l’une des orientations principales des recherches ultérieures sur les scripts sexuels aux États-­Unis [Wiedermann, 2015, p. 13‑14]  1. Dans l’ensemble, ces travaux expliquent toutefois moins qu’ils ne décrivent les changements intervenus dans les scripts sexuels ou se contentent de les mettre en relation avec d’autres évolutions culturelles, comme les changements dans l’influence des dogmes religieux, la conception des rôles de genre ou le niveau de tolérance envers l’homosexualité [Gagnon, 2008, p. 90 et p. 103‑109]. Ce refus de tout paradigme explicatif, ontogénétique ou phylogénétique, de la sexualité découle manifestement de la volonté de Gagnon et Simon de rompre avec les approches étiologiques de leurs prédécesseurs. En ce sens, la perspective des scripts représente davantage une « grammaire culturelle » du sexuel qu’une théorie scientifique à proprement parler, à laquelle ses fondateurs ne prétendaient d’ailleurs pas [Simon et Gagnon, 2002, p. 295]. C’est cette capacité de la perspective des scripts à fournir aux chercheurs et chercheuses en sciences sociales un langage efficace pour aborder les phénomènes sexuels comme faits culturels qui explique sa postérité contemporaine au sein des recherches sur la sexualité, en particulier quantitatives. La place privilégiée des méthodes quantitatives dans les recherches sur les scripts sexuels renvoie aux circonstances de la collaboration entre Gagnon et Simon au sein de l’Institut Kinsey. En dépit de prises de distance régulières avec son approche, les deux sociologues ont reconnu 1.  En France, voir par exemple Mathieu Trachman [2013] sur le script pornographique.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 586

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Théorie sociologique ou grammaire culturelle du sexuel ?

07/02/2017 09:23:47

587

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

l’importance de l’héritage de Kinsey et se sont beaucoup appuyés, pour leurs propres analyses, sur les données statistiques publiées dans ses rapports. Les enquêtes quantitatives sur la sexualité ont d’ailleurs continué de fournir la principale source empirique aux études sur les scripts, une autre approche consistant en des entretiens individuels ou collectifs de première main sur les conduites sexuelles et les scénarios culturels intégrés [Wiederman, 2015, p. 13‑14]. Les travaux de Gagnon et Simon figurent souvent aujourd’hui comme une référence importante des recherches quantitatives sur la sexualité et les importateurs et importatrices de la perspective des scripts à l’étranger sont souvent impliqué·e·s dans ce type d’enquêtes. Une limite de cette orientation dominante est qu’elle a le plus souvent conduit à couper l’analyse des scripts sexuels de celle des trajectoires biographiques et a fortiori des univers sociaux desquels ils participent. Elle a également entravé l’étude précise ou la modélisation des interactions entre les différents niveaux de scripts, et limité l’analyse des processus de leur formation. L’approche ethnographique, qui pourrait favoriser leur compréhension à l’aune des cadres d’interaction ou des milieux de vie des personnes enquêtées, est en outre peu représentée au sein de ce courant de recherches. La question de la méthode rejoint ici celle du cadre interprétatif : les travaux sur les scripts, centrés sur l’objet sexuel, apparaissent souvent détachés des développements provenant d’autres domaines des sciences sociales. Pourtant, pour Gagnon et Simon, l’analyse de la sexualité devait initialement s’inscrire dans un cadre théorique général. Posant la sexualité comme banale, ils revendiquaient une approche qui ne se limite pas à un objet particulier, mais puisse être appliquée « aux problèmes les plus généraux du comportement humain » : « La majeure part de la vie sociale, la plupart du temps, opère sous le guide d’une syntaxe opératoire, de même que le langage est une précondition du discours » [Simon et Gagnon, 2002, p. 295 et 1984, p. 53 ; Gagnon, 2008, p. 58‑59]. Mais la perspective des scripts est restée essentiellement attachée à son objet initial, et dialogue peu avec d’autres domaines de la sociologie, où elle demeure symétriquement peu connue. De ce point de vue, le courant de recherches impulsé par Gagnon et Simon n’a pas échappé au piège du particularisme théorique et méthodologique des recherches sur la sexualité, auquel ils entendaient paradoxalement remédier [Gagnon et Simon, 2008, p. 45]  2. La prise en compte lacunaire et inégale des rapports sociaux dans les travaux sur les scripts sexuels en est une illustration. Si l’âge ou le genre ont fait l’objet de développements impor2.  Un particularisme qui s’exprime jusqu’à la récente tentative d’adaptation du concept de « champ », théorisé par Bourdieu, à l’analyse des sous-­cultures sexuelles [Green, 2014].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 587

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Scripts sexuels

07/02/2017 09:23:47

588

Scripts sexuels

tants et apparaissent comme éléments intégrants de la perspective dès ses textes fondateurs, les rapports sociaux de race et de classe y ont été abordés de façon plus fragmentaire, et sans véritable effort de dialogue conceptuel ou empirique avec des domaines de recherches connexes ou des théories générales des sciences humaines et sociales.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Défini dès les premiers articles de Gagnon et Simon comme « dimension majeure de différenciation dans l’ajustement sexuel des personnes », le genre occupe une place privilégiée au sein de la perspective des scripts sexuels [Gagnon et Simon, 1973b, p. 190 ; Wiedermann, 2015 ; Mahay, Laumann et Michaels, 2001]. De façon schématique, on peut repérer trois grandes modalités par lesquelles le genre agit sur l’ensemble des scripts sexuels : comme matrice de dispositions générales, comme cadre de socialisation différenciée à la sexualité, et comme guide instruisant les conduites interpersonnelles. Le genre intervient en premier lieu dans la production de qualités et « besoins » différenciés, définis en termes d’abord non sexuels : autonomie, initiative, agression, domination versus soumission, modestie et déférence, contrôle versus liberté, réalisation versus appartenance, etc. [Gagnon et Simon, 1973a, p. 32 et p. 38]. Avec l’apprentissage des significations sexuelles à l’adolescence, ces composants sont ensuite « intégrés dans de nouveaux scripts, qui contiennent de nouvelles significations appliquées aux organes, orifices, activités et personnes » [p. 38]. Les différentes dimensions de la « carrière sexuelle », comme « la temporalité de l’entrée dans la sexualité active, les formes du comportement sociosexuel, l’âge de début et la fréquence de la masturbation, le nombre de partenaires, etc. », se trouvent alors affectées différemment par la socialisation de genre initiale. Par exemple, « moins de femmes se masturbent jusqu’à l’orgasme, et ce, bien moins fréquemment » [p. 32 et p. 39]. En second lieu, ces apprentissages s’effectuent dans un cadre homosocial dont les implications diffèrent fortement selon le sexe. Une affirmation publique (qui est aussi une promotion et une régulation) de la masturbation, de l’orgasme et des expériences hétérosexuelles s’effectue à l’intérieur des groupes de pairs masculins, dans laquelle les interactions sexuelles avec les filles servent de médiateur du statut social entre garçons [p. 39 et p. 49]. A contrario, les filles « vivent [aussi] dans un monde dominé par leur propre sexe, mais il s’agit d’un monde davantage public voué à la promotion de l’hétérosocialité future », leur imaginaire sexuel se trouvant dès lors fortement encadré par l’accent mis « sur l’amour, le mariage, l’attachement et, dans certains cas, sur des formes

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 588

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Les scripts sexuels, des scripts avant tout sexués

07/02/2017 09:23:47

589

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

légères de masochisme » [p. 46]. Enfin, dans la mesure notamment où femmes et hommes se trouvent différemment incité·e·s à la sexualité, le genre affecte toutes les dimensions des scripts des rencontres sexuelles, de la mise en couple à la séparation, en particulier du point de vue de l’initiative et du contrôle des interactions [Gagnon, 2008, p. 94]. En 1991, Gagnon observe toutefois des changements à différents niveaux des scripts ayant organisé les relations sexuelles entre hommes et femmes aux États-­Unis à partir du tournant des années 1970. Il note en particulier que « la proportion d’adolescentes et de jeunes femmes […] qui ont eu des rapports sexuels et le nombre de partenaires sexuels sont en constante augmentation ». Cette double évolution procède d’un « changement de scénario culturel concernant les relations entre la sexualité et le mariage aux États-­Unis », dont l’évolution du rapport des femmes à la sexualité représente un indicateur : la dissociation désormais très forte entre relations hétérosexuelles précoces et mariage (qui fait suite au modèle du « double standard » de genre en matière de sexualité – la licence seulement pour les hommes – et à la norme précédente de chasteté avant le mariage) [p. 91 et p. 93]. Ces développements sont alors rendus possibles par le nombre important d’enquêtes récentes sur les problèmes de fécondité et d’utilisation de la contraception chez les adolescentes et les jeunes femmes, et par l’importance croissante de l’utilisation des catégories de « genre » et de « violences sexuelles » dans les recherches sur les comportements sexuels [p. 90]. Cette progression n’est d’ailleurs pas spécifique au contexte étatsunien. En France, l’enquête Contexte de la sexualité en France (CSF), qui se réfère dans trois de ses chapitres aux travaux de Gagnon et Simon, s’en fait également le reflet, dans un contexte d’attention politico-­académique soutenue aux questions de discriminations et de violences sexuelles [Bozon, 2014, p. 59]. L’enquête fait elle aussi le constat d’un mouvement de convergence entre les sexes dans les déclarations concernant le nombre de partenaires, les âges d’entrée dans la sexualité et d’accès à la pornographie, et la pratique de la masturbation et du sexe oral. Une asymétrie se maintient toutefois : le scénario culturel d’un supposé plus grand « besoin » sexuel des hommes persiste, a fortiori dans les représentations évoquées par les femmes, et se traduit au niveau interpersonnel par leur acceptation plus fréquente de pratiques non désirées [Bajos et Bozon, 2008].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 589

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Scripts sexuels

07/02/2017 09:23:47

590

Scripts sexuels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La place prépondérante accordée dès le départ aux différences de genre dans l’analyse de la variation des scripts semble s’être reproduite dans les recherches ultérieures conduites dans la perspective des scripts sexuels, qui se sont dans l’ensemble focalisées sur les rapports hétérosexuels et cisgenres [Wiedermann, 2015]. Pourtant, l’homosexualité (et indirectement l’hétérosexisme) représentait un objet central des premières élaborations de la perspective des scripts, au cœur de plus de la moitié des articles publiés par Gagnon et Simon avant 1973 et repris dans Sexual Conduct. Dans la lignée des travaux constructionnistes sur l’homosexualité engagés dès la fin des années 1960 aux États-­Unis, dans le sillage de l’École de Chicago [Broqua, 2011], ces développements s’inscrivaient avant tout en réaction au raisonnement étiologique qui conduit à expliquer certains attributs ou comportements des homosexuel·le·s par l’homosexualité elle-­même [Gagnon et Simon, 2005, p. 106]. En effet, d’une part, certaines difficultés d’ajustements psychologique ou social attribuées aux homosexuel·le·s sont une conséquence de l’engagement dans une carrière sexuelle « déviante » et de l’hostilité à laquelle elle expose, et non des pratiques elles-­mêmes. D’autre part, certains de ces comportements sont fonction d’un apprentissage culturel lié à la participation à une communauté, qui procure des ressources essentielles dans ce contexte, et non l’expression de similarités constitutives [Gagnon, 1994, p. 192]. Enfin et surtout, les modes de vie homosexuels sont en réalité très variés, autant du reste que les modes de vie hétérosexuels. Les situations sociales variés auxquelles les homosexuel·le·s font face dans leur vie professionnelle, sociale, familiale ou religieuse exercent ainsi une influence largement invisibilisée sur différents aspects de leurs carrières homosexuelles : fréquence et nombre des relations, rapport au vieillissement, importance des investissements dans la communauté, intensité et gestion de l’anxiété liée au risque d’être « découvert·e » en dehors… [voir la notice « Placard »]. Les voies d’entrée dans ces carrières ne sont toutefois pas spécifiquement étudiées dans les travaux relatifs aux scripts sexuels, ce qui s’explique par leurs fondements radicalement critiques à l’égard des raisonnements étiologiques fondés sur la biologie ou la psychanalyse. Rappelant, avec Howard Becker, qu’il est autant de raisons à l’engagement dans une carrière homosexuelle que dans une carrière de médecin [Gagnon et Simon, 2005, p. 102], Gagnon et Simon ont pourtant laissé de côté la question de la formation du « goût déviant » dans les phases initiales de la

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 590

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Homo/hétérosexualité dans la perspective des scripts sexuels

07/02/2017 09:23:48

591

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

carrière telle que Becker l’abordait [1985]. Plus largement, les qualités attendues des partenaires sexuel·le·s, qualités physiques notamment, n’ont pas été interrogées par les recherches sur les scripts, qui ont essentiellement envisagé les préférences en termes d’actes, de séquences d’actes, voire de situations sociales dans lesquelles ils s’intègrent. On peut regretter ici l’absence de dialogue avec des travaux de sociologie du couple, dont certains résultats permettent pourtant d’élargir l’analyse des préférences à des variables relatives notamment aux types physiques et aux types physiques idéaux [Bozon et Héran, 2006, p. 108‑116]. L’évolution historique des scénarios culturels et des scripts interpersonnels homosexuels a fait l’objet de davantage d’attention. John Gagnon a lui-­même analysé l’évolution de la place du sexe anal dans les relations sexuelles entre hommes, ou celle des croyances en la fixité de l’orientation sexuelle, comme des fonctions du contexte d’oppression ou de tolérance envers l’homosexualité [Gagnon, 1991, p. 98 et 2004, p. 124]. Dans le contexte de l’épidémie de sida et de l’augmentation consécutive des enquêtes sur les pratiques (homo)sexuelles, de nombreux travaux se sont emparés du concept de script sexuel au service de la construction d’un savoir préventif, par exemple dans des revues comme le Journal of Sex Research. Ce mouvement a conforté l’asymétrie de genre se traduisant par la surattention aux hommes dans les recherches sur l’homosexualité, bien qu’une analyse détaillée des scripts lesbiens ait pu être récemment engagée [Chetcuti, 2010]. Appréhendable à travers les changements qui ont affecté son expérience, l’homosexualité a aussi été signalée comme pouvant constituer en soi un scénario culturel [Gagnon, 2008, p. 43 et p. 74‑75]. Si la perspective des scripts sexuels est sur ce point conforme aux travaux ayant mis en évidence la genèse historique des catégories d’homosexualité et d’hétérosexualité [McIntosh, 2011 ; Foucault, 1976 ; Weeks, 1977 ; Katz, 2001 ; Tin, 2008], son outillage conceptuel spécifique n’a pourtant pas vraiment été utilisé pour analyser de manière originale la construction de ces catégories. L’évidence de la catégorie d’homosexualité pour les répondants aux enquêtes sur lesquelles s’appuient la majorité des travaux sur les scripts sexuels explique sans doute cette lacune. Il paraît en effet possible de réinterroger l’économie des scripts homosexuels dans un contexte d’indisponibilité du scénario culturel d’homosexualité, en analysant par exemple l’articulation singulière entre niveaux de scripts sur laquelle repose une diversité de carrières homosexuelles [Monteil, 2015].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 591

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Scripts sexuels

07/02/2017 09:23:48

592

Scripts sexuels

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

S’ils accordent une importance primordiale au genre, Gagnon et Simon signalent aussi que « d’importantes distinctions doivent être établies en fonction des différences de statut socio-­économique pour des groupes dont les modèles de développement sexuel varieront de manière considérable » [Gagnon, 2008, p. 58]. Ils notent aussi que « les différences de classe apparaissent […] significatives, même si […] elles apparaissent comme des facteurs plus importants pour les hommes que pour les femmes », et qu’elles sont dues à « des aspects de l’apprentissage du rôle de genre qui varient selon la classe » [Gagnon et Simon, 1973a, p. 32]. Les données principales qu’ils mobilisent sur ce point indiquent que les garçons des classes populaires accèdent plus jeunes aux contacts hétérosexuels menant à l’orgasme que les garçons des classes moyennes, et se masturbent moins fréquemment. Les auteurs développent, dans plusieurs articles, la description de ces différences et en proposent l’analyse à l’aune d’autres différences de classe. Ils font référence par exemple aux modes d’expression de l’agressivité, à l’importance des investissements dans la vie fantasmatique, au degré de ségrégation sexuée de la vie sociale ou au nombre de gratifications sociales reconnaissables par les pairs. Ces dernières concourent à faire varier la propension à tolérer les scripts sexuels non conformes aux rôles de genre traditionnels, à utiliser les relations sexuelles au bénéfice du lien et du statut au sein des pairs masculins plutôt qu’à celui du lien entre hommes et femmes, ou encore l’importance relative des relations sexuelles pour l’affirmation de la masculinité [Gagnon et Simon, 1973a et 1973b ; Gagnon, 1994]. Au cours de leurs développements sur les significations des conduites homosexuelles en contexte carcéral, les auteurs suggèrent aussi que l’affirmation de la masculinité des hommes noirs, particulièrement démunis, dépend encore davantage des rapports sexuels qu’ils sont en mesure de conquérir que celle des hommes blancs des classes populaires [Gagnon et Simon, 1973b, p. 193]. Dans plusieurs articles, ils abordent également certaines variations du développement et des scripts sexuels en fonction d’articulations entre âge, genre et classe, par exemple dans l’incidence, la fréquence ou l’âge d’accès à l’orgasme, la masturbation ou l’hétérogénitalité [Gagnon et Simon, 1973a et 1973b ; Gagnon, 1994]. Le développement du paradigme intersectionnel a conduit récemment à certains efforts pour penser l’organisation des scripts sexuels selon une articulation sexe/race/classe. Jenna Mahay, Edward Laumann et Stuart Michaels [2001] établissent par exemple un effet indépendant de

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 592

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Vers une analyse intersectionnelle des scripts sexuels ?

07/02/2017 09:23:48

593

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

l’ethnie/race sur les scripts sexuels aux États-­Unis, tels qu’ils ressortent d’une enquête nationale sur les pratiques sexuelles : parce que, dans ce pays, les différentes populations raciales/ethniques, socialement et sexuellement ségréguées, présentent dans leur ensemble d’importantes différences en termes de classe, de statut marital, d’âge et d’affiliation religieuse, des scripts sexuels distincts se développent et se normalisent en leur sein, s’étendant jusqu’aux membres de ces populations qui diffèrent du point de vue du reste des propriétés. Une approche des scripts sexuels en termes de co-­construction des rapports sociaux peut toutefois être développée davantage qu’elle ne l’a été jusqu’à présent. Le travail de George Chauncey sur l’homosexualité masculine à New York au tournant du xxe siècle [2003] illustre par exemple la possibilité d’analyser des changements dans les scénarios culturels au prisme d’une articulation entre rapports de classe et de genre. Dans cet effort, le croisement de la perspective des scripts sexuels avec d’autres approches empirico-­théoriques ayant modélisé les phénomènes culturels [e.g. Bourdieu, 1979] pourrait plus généralement constituer un champ fécond d’exploration. Renvois aux notices : Affects ; Âge ; Désir(s) ; Éducation sexuelle ; Hétéro/ homo ; Jeunesse et sexualité ; Placard ; Plaisir sexuel ; Pornographie ; VIH/sida ; Virginité.

Bibliographie Bajos N. et Bozon M. (2008), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte. Becker H. (1985 [1963]), Outsiders, Paris, Éditions Anne-­Marie Métailié. Bourdieu P. (1979), La Distinction, Paris, Éditions de Minuit. Bozon M. (2014), « Cinquante ans de sociologie de la sexualité : évolutions du regard et transformations des comportements depuis les années 1960 », in Servais P. (dir.), Regards sur la famille, le couple, et la sexua‑ lité. Un demi-­ siècle de mutations, Louvain-­La-­Neuve, L’Harmattan, « Academia », p. 47‑67. Bozon M. et Giami A. (1999), « Présentation de l’article de John Gagnon », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 128, p. 68‑72. Bozon M. et Héran F. (2006), La Formation du couple. Textes essentiels pour la sociologie de la famille, Paris, La Découverte. Broqua C. (2011), « L’homosexualité comme construction sociale : sur le tournant constructionniste et ses prémices », Genre, sexualité & société, hors-­série n° 1, . Chauncey G. (2003 [1994]), Gay New York. 1890‑1940, Paris, Fayard. Chetcuti N. (2010), Se dire lesbienne. Vie de couple, sexualité, représenta‑ tion de soi, Paris, Payot.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 593

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Scripts sexuels

07/02/2017 09:23:48

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Foucault M. (1976), Histoire de la sexualité. Tome I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard. Gagnon J. (1991), « The explicit and implicit use of the scripting perspective in sex research », The Annual Review of Sex Research, vol. 1, p. 1‑44. –  (1994 [1990]), « Gender preference in erotic relations : the Kinsey scale and sexual scripts », in Gagnon J., Laumann E., Michael R. et Michaels S. (dir.), The Social Organization of Sexuality, Sexual Practices in the United States, Chicago, University of Chicago Press. –  (2004), An Interpretation of Desire. Essays in the Study of Sexuality, Chicago, University of Chicago Press. – (2008), Les Scripts de la sexualité. Essais sur les origines culturelles du désir, Paris, Payot. Gagnon J. et Simon W. (1973a), « Childhood and adolescence », Sexual Conduct. The Social Sources of Human Sexuality, New Brunswick, Aldine Transactions, p. 21‑60. – (1973b), « Homosexual conduct in prison », Sexual Conduct. The Social Sources of Human Sexuality, New Brunswick, Aldine Transactions, p. 179‑196. –  (2005 [1973]), Sexual Conduct. The Social Sources of Human Sexuality, New Brunswick, Aldine Transactions. Giami A. (2008), « Préface : John Gagnon et la perspective des scripts de la sexualité », in Gagnon J., Les Scripts de la sexualité. Essais sur les origines culturelles du désir, Paris, Payot, p. 8‑36. Green A. (2014), Sexual Fields. Toward a Sociology of Collective Sexual Life, Chicago/Londres, University of Chicago Press. Irvine J. M. (2003), « The sociologist as voyeur : social theory and sexuality research, 1910‑1978 », Qualitative Sociology, vol. 26, n° 4, p. 429‑456. Katz J. (2001 [1996]), L’Invention de l’hétérosexualité, Paris, Epel. Kinsey A. C. (1948), Le Comportement sexuel de l’homme, Paris, Pavois. – (1954), Le Comportement sexuel de la femme, Paris, A. Dumont. Mahay J., Laumann E. et Michaels S. (2001), « Race, gender, and class in sexual scripts », in Laumann E. et Michael R. (dir.), Sex, Love and Health in America. Private Choices and Public Policies, Chicago, University of Chicago Press, p. 197‑238. McIntosh M. (2011 [1968]), « Le rôle homosexuel », Genre, sexualité & société, hors-­série n° 1, . Monteil L. (2015), « De l’“Amour vieux-­jeunes”. Âge, classe et homosexualité masculine en Chine postmaoïste », Clio. Femmes, Genre, Histoire, vol. 2, n° 42, p. 147‑163. Simon W. et Gagnon J. (1984), « Sexual scripts », Society, vol. 22, n° 1, p. 53‑60. –  (2002 [1986]), « Sexual scripts : permanence and change », in Plummer K. (dir.), Sexualities. Critical Concepts in Sociology, Londres, Routledge, p. 279‑302. Tin L.-­G. (2008), L’Invention de la culture hétérosexuelle, Paris, Autrement.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 594

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Scripts sexuels

594

07/02/2017 09:23:48

Scripts sexuels

595

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 595

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Trachman M. (2013), Le Travail pornographique. Enquête sur la production de fantasmes, Paris, La Découverte. Weeks J. (1977), Coming Out. Homosexual Politics in Britain from the Nineteenth Century to the Present, Londres, Quartet Books. Wiederman M. W. (2015), « Sexual scritp theory : past, present, future », in DeLamater J. et Plante R. (dir.), Handbook of the Sociology of Sexualities, New York, Springer.

07/02/2017 09:23:48

Santé

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Les chercheuses et chercheurs qui travaillent sur la santé et le genre ont souvent souligné un paradoxe. Dans les pays industrialisés, la santé est l’un des seuls domaines de la vie sociale où l’inégalité femmes/hommes se déploie en faveur des premières [Aïach, 2001 ; Baudelot, 2010 ; Cousteaux, 2011]. Il en va ainsi en particulier de l’espérance de vie, qui manifeste de manière constante l’avantage des femmes, depuis le xviiie siècle en Europe et actuellement dans quasiment tous les pays. Certes, la longévité féminine n’annule ni ne compense les multiples formes d’inégalités et de violences subies par les femmes, mais, comme le suggère Didier Fassin, « probablement faut-­il s’interroger sur ce que sont des inégalités sociales qui s’inversent du point de vue de l’inscription dans les corps », sur ces « étranges disparités […] qui ont pour effet de faire périr les dominants en quelque sorte par là où ils exercent leur domination, au moins symbolique » [Fassin, 1999, p. 124‑125]. Dans le même temps, l’ensemble des enquêtes disponibles dans les pays industrialisés fait apparaître que les femmes se déclarent invariablement en plus mauvaise santé que les hommes. Bien entendu, les disparités liées au genre n’opèrent pas indépendamment d’autres facteurs d’inégalités, liés en particulier à la position sociale. À cet égard, les inégalités sociales de santé ont aussi ceci de particulier qu’elles sont sensiblement moins prononcées chez les femmes qu’elles ne le sont chez les hommes. Les questions de santé mettent ainsi à l’épreuve la sociologie du genre en renversant parfois la hiérarchisation attendue entre hommes et femmes, avec cette difficulté particulière que, inscrites dans les corps, elles imbriquent étroitement le biologique et le social. Ces questions de recherche, posées dès les années 1970 aux États-­Unis [Nathanson, 1975] et structurant depuis le champ international [Read et Gorman, 2010], émergent en France depuis une dizaine d’années. La thématique des inégalités sociales de santé est en effet peu investie par la sociologie par comparaison avec l’épidémiologie sociale et la démo-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 572

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Anne-­Sophie Cousteaux

07/02/2017 09:23:47

573

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

graphie [Herzlich et Pierret, 2010]. À la fin des années 2000, deux rapports témoignent cependant d’un nouvel intérêt politique pour la santé des femmes [Danet et Olier, 2009 ; Hénon, 2010]. Ils en dressent un état des lieux extrêmement complet et actualisent les résultats de l’ouvrage pionnier de Marie-­Joseph Saurel-­Cubizolles et Béatrice Blondel [1996]. Ils offrent des éléments de comparaison essentiels avec la santé des hommes mais, en tant qu’outils d’aide à la décision politique, leur objectif est d’abord et avant tout descriptif. Les questions de santé n’y sont pas analysées en lien avec les études de genre et leurs concepts, contrairement aux recherches britanniques, étatsuniennes et scandinaves sur la santé [Hammarström et al., 2014]. En effet, dès les années 1980, ces dernières dénonçaient le sexisme sous-­jacent aux catégories d’analyse utilisées en épidémiologie et en sociologie qui étaient celles de la profession médicale [Clarke, 1983] et analysaient la santé des femmes sous l’angle du cumul spécifique de leurs rôles professionnels et familiaux [Arber, 1991]. Quand la mort renverse l’inégalité des sexes Au cours du temps, l’écart d’espérance de vie entre hommes et femmes s’est fortement accru au détriment des premiers. En France, il n’était vraisemblablement que d’un an au milieu du xviiie siècle, puis s’est légèrement réduit au xixe siècle en raison de la forte surmortalité des petites filles par maladie infectieuse, pour ensuite augmenter considérablement au xxe siècle jusqu’à atteindre 8,2 ans au début des années 1990. Depuis, cet avantage féminin se réduit, notamment grâce à l’adoption par les hommes de comportements plus favorables à leur santé et, inversement, par la diffusion du tabac et de l’alcool chez les femmes. Dans les conditions de mortalité observées en 2013, une femme vivrait en moyenne 85 ans et un homme 78,7 ans, soit un écart de 6,3 ans. Cet écart tient à une surmortalité masculine générale, observée à tout âge, pour la plupart des causes de décès. Il est fortement lié à la mortalité prématurée des hommes (c’est-­à-­dire avant 65 ans), et particulièrement aux causes de décès liées à des conduites à risque (tabagisme, alcoolisme, conduites routières dangereuses) et aux morts violentes (suicides), considérées comme évitables par des pratiques de prévention. En France, les causes de décès imputables au tabac comptent pour 38 % des différences de mortalité entre hommes et femmes quand l’alcool y contribue pour 20 %, sachant que ces proportions peuvent atteindre respectivement 60 % et 30 % dans les pays d’Europe de l’Est où l’écart d’espérance de vie entre hommes et femmes dépasse souvent 10 ans [McCartney et al., 2011].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 573

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Santé

07/02/2017 09:23:47

Santé

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Certes, dans les sociétés industrialisées contemporaines, l’avantage féminin devant la mort peut être nuancé par la prise en compte des incapacités liées au grand âge, auxquelles les femmes sont mécaniquement plus exposées que les hommes du fait de leur plus grande longévité. Les inégalités de genre sont à cet égard plus complexes à interpréter que les inégalités de classe. S’il est clair que les hommes ouvriers et les femmes ouvrières subissent une « double peine » en vivant davantage d’années en incapacité tout en ayant une espérance de vie respectivement plus courte que celle des hommes et des femmes cadres supérieur·e·s [Cambois, Laborde et Robine, 2008], la conclusion est moins évidente s’agissant des écarts entre hommes et femmes. En France, les femmes vivent certes plus longtemps avec des incapacités, mais elles vivent également un peu plus longtemps sans incapacité (ce qui est plus rarement souligné). En 2008, les femmes de 65 ans pouvaient espérer vivre 17,9 ans sans éprouver de difficultés dans les activités de soins personnels (se nourrir, se laver, aller aux toilettes…) contre 15,6 ans pour les hommes du même âge. Certes, elles vivront ensuite en moyenne 4,6 ans avec de très fortes limitations dans leur vie quotidienne (contre 2,7 ans pour les hommes), mais à un âge qui aura dépassé la durée de vie moyenne des hommes [Fourcade et al., 2013]. Le paradoxe de la surmorbidité féminine Les femmes vivant plus longtemps que les hommes, elles devraient logiquement être globalement en meilleure santé. Dans la France contemporaine, pour une même tranche d’âge (surtout après 50 ans), elles sont en effet moins souvent prises en charge pour une affection de longue durée (ALD) et, en excluant les séjours liés à la maternité, elles sont également moins souvent hospitalisées que les hommes [Fourcade et al., 2013]. Les indicateurs de maladies ou d’accidents graves vont donc dans le même sens que les indicateurs de longévité (espérance de vie, taux de mortalité). Pourtant, dans les enquêtes en population générale menées en Europe et aux États-­Unis, on observe régulièrement que les femmes (à un âge donné) se perçoivent en moins bonne santé, qu’elles rapportent davantage de maladies aiguës et chroniques, de troubles physiques et psychologiques, qu’elles déclarent davantage de limitations fonctionnelles et qu’elles vont plus fréquemment chez le médecin généraliste ou spécialiste. On emploie souvent les termes de « surmorbidité féminine » pour résumer le fait que, pour la plupart des indicateurs de morbidité déclarée (état de santé, maladies, limitations et incapacités, recours au système de soins), les femmes présentent des taux supérieurs à ceux des hommes.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 574

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

574

07/02/2017 09:23:47

575

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

À première vue, les explications naturalisant la fragilité des femmes pourraient rendre compte du fait que cette surmorbidité féminine, telle que mesurée dans les enquêtes statistiques, se manifeste surtout par une surdéclaration de troubles psychologiques et somatiques, c’est-­à-­ dire par des problèmes de santé qui peuvent apparaître mineurs en ce qu’ils n’engagent pas le pronostic vital. Cependant, depuis les années 1980, les hypothèses avancées dans la littérature internationale insistent au contraire sur les causes sociales de ces différences entre femmes et hommes [Verbrugge, 1985]. Il semble en tout état de cause que la surmorbidité féminine ne s’explique entièrement ni par la différence de structure par âge des populations masculine et féminine, ni vraisemblablement par des causes biologiques. Elle ne résulte pas non plus exclusivement des inégalités subies par les femmes sur le marché du travail et au sein de la famille. Bien que souvent privilégiée dans la littérature, cette hypothèse échoue à expliquer pourquoi les différences entre hommes et femmes varient d’un indicateur de santé à l’autre et pourquoi ce désavantage structurel ne se traduit pas in fine dans une surmortalité féminine. De même, l’hypothèse d’un biais de surdéclaration féminine, fondée notamment sur la confrontation de données objectives et subjectives, n’apparaît pas concluante. En réalité, la surmorbidité féminine s’explique principalement par le fait que les femmes reconnaissent mieux leurs symptômes et les interprètent plus souvent comme morbides [Aïach, 2001 ; Cousteaux, 2011], ce qui peut être rapproché d’un rapport au corps socialement construit qui autorise les femmes à se soucier d’un état de santé dont elles ont de facto une meilleure connaissance en raison de leur socialisation et de leur rôle de gestionnaires de la santé familiale. Comme le suggère la comparaison des diagnostics médicaux et des déclarations individuelles des hommes et des femmes pour différents facteurs de risques cardiovasculaires [Dauphinot et al., 2008], les femmes ont une probabilité plus forte de savoir qu’elles sont affectées de troubles asymptomatiques, comme l’hypertension et l’hypercholestérolémie, en raison de leur plus grande proximité au système de soins. Au cours de leur vie, elles font l’objet d’une surveillance médicale spécifique à l’occasion de chaque grossesse, elles vont plus souvent chez le médecin (notamment pour le suivi gynécologique, mais aussi pour accompagner leurs enfants). Persiste le cas des troubles de santé qui, parce qu’ils engagent davantage la perception des identités de genre, peuvent faire l’objet d’une sous-­déclaration plus ou moins volontaire. C’est le cas de l’obésité, sous-­déclarée par les femmes [Dauphinot et al., 2008], alors que la taille et le poids sont facilement mesurables et que la corpulence est en permanence perçue par soi-­même et par les autres. Reste enfin l’impact d’un traitement médi-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 575

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Santé

07/02/2017 09:23:47

576

Santé

cal différencié, observé pour certaines pathologies, y compris parmi les plus graves. Il ressort, par exemple, d’une expérimentation menée auprès de médecins généralistes aux États-­Unis et en Grande-­Bretagne que des femmes présentant des symptômes cliniques caractéristiques des maladies cardiovasculaires sont moins souvent diagnostiquées et traitées que des hommes décrivant des symptômes identiques [Arber et al., 2006].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

L’apparent paradoxe de la surmortalité des hommes et de la surmorbidité des femmes s’éclaire en réalité si l’on a en tête les causes profondément genrées de l’une et de l’autre. D’un côté, les principales causes de la surmortalité masculine avant 65 ans, qui contribuent fortement à l’écart d’espérance de vie entre hommes et femmes, sont en grande partie liées au tabagisme, à l’alcoolisme et aux morts violentes. De l’autre, le constat de la surmorbidité féminine repose principalement sur les nombreux symptômes physiques et psychologiques déclarés par les femmes dans les enquêtes. En s’autorisant à déconstruire les catégorisations médicales qui font des troubles psychologiques la mesure par excellence de la santé mentale quand les addictions sont principalement envisagées comme des facteurs de risque ou des comportements « à risque », on est ainsi enclin à considérer que la surmortalité masculine et la surmorbidité féminine résultent en partie d’un même phénomène social prenant des formes genrées [Cousteaux, 2011]. On sait par exemple que le suicide est plus fréquent chez les hommes quand les tentatives de suicide sont plus nombreuses chez les femmes. Les épisodes dépressifs, la consommation de médicaments psychotropes (anxiolytiques, hypnotiques, antidépresseurs), les troubles de la conduite alimentaire (anorexie, boulimie), du côté de femmes, la consommation de produits psychoactifs autres que des médicaments (les drogues illicites, l’alcool, le tabac) et certains comportements violents ou de mise en danger de soi, du côté des hommes, sont ainsi autant d’expressions genrées du mal-­être [Cousteaux et Pan Ké Shon, 2008]. Il se trouve que les formes les plus « acceptables » de l’expression masculine du mal-­ être, c’est-­à-­dire celles qui manifestent le moins de « faiblesses » perçues comme « féminines », sont aussi les plus nocives et les plus risquées, en ce qu’elles affectent directement la longévité des hommes. Cela peut d’ailleurs faire douter de l’efficacité de mesures de prévention visant à modifier des comportements qui s’avèrent plus profondément ancrés que ne le seraient de simples mauvaises habitudes. A contrario, les formes socialement construites du mal-­être féminin ont une moindre incidence

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 576

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Les expressions genrées du mal-­être

07/02/2017 09:23:47

Santé

577

sur l’espérance de vie des femmes et ont davantage de chances d’être médicalisées.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

En France, dans les années 2009‑2013, les hommes cadres supérieurs pouvaient espérer vivre en moyenne 6,4 ans de plus que les ouvriers [Blanpain, 2016]. L’écart est seulement de 3,2 ans entre femmes cadres et ouvrières. Du reste, une femme ouvrière peut espérer vivre un an de plus qu’un homme cadre supérieur, ce qui suggère le poids prédominant en la matière des différences entre hommes et femmes et la complexité de leur articulation avec les différences de classe. En Europe et en Amérique du Nord, les premières études relatives à la mortalité différentielle ont été menées exclusivement sur la population masculine. Dans les années 1970, l’intégration de la population féminine dans ces études a rapidement montré les limites de la simple réplication d’un schéma explicatif réduit aux déterminants professionnels et socio-­économiques, élaboré pour la population masculine. Des modèles spécifiques, tenant compte de la combinaison des rôles professionnels et familiaux, ont alors été élaborés dans les années 1980 pour étudier la mortalité sociale chez les femmes, indépendamment de celle des hommes [Arber et Khlat, 2002]. Il faut attendre les années 1990 pour qu’émerge vraiment la question de la comparaison des gradients sociaux de santé entre femmes et hommes [Annandale et Hunt, 2000]. Les premiers travaux empiriques cherchant à expliquer la différence d’ampleur des inégalités sociales de mortalité entre hommes et femmes ont montré que, dans certains pays occidentaux, elle s’expliquait entièrement par les causes de décès masculins et féminins [Koskinen et Martelin, 1994 ; Mackenbach et al., 1999]. En France, dans les années 1970, l’ensemble des causes de décès prématuré présentaient en effet un fort gradient social chez les hommes tandis que, entre femmes, les inégalités étaient certes importantes pour les maladies cardiovasculaires, mais n’étaient pas visibles pour les cancers (sauf pour le cancer du sein, mais dans un sens inversé puisqu’il était plus fréquent chez les femmes des catégories sociales privilégiées). Cependant, depuis les années 1990, des inégalités sociales sont apparues en ce qui concerne les tumeurs chez les femmes, tout en restant plus faibles que chez les hommes [Menvielle et al., 2007]. En France, la moindre ampleur des inégalités sociales entre femmes persiste [Blanpain, 2016], mais elle peut de moins en moins s’expliquer par la structure des causes de décès masculins et féminins.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 577

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Des inégalités sociales de mortalité moins prononcées chez les femmes

07/02/2017 09:23:47

Santé

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Dans sa revue de littérature sur les inégalités sociales de santé et de mortalité, Irma T. Elo fait une large place aux travaux consacrés à l’interaction du genre et de la position sociale pour souligner que le constat même de la moindre ampleur des inégalités sociales de mortalité entre femmes n’est pas parfaitement établi. Ce constat varie en effet selon la manière dont on mesure la position sociale, dont on quantifie les inégalités sociales et selon le statut matrimonial [Elo, 2009]. Il varie également selon l’âge, selon les causes de décès et les indicateurs de santé, selon les périodes et les pays [Hunt et Macintyre, 2000]. Il est cependant indispensable de tenir compte d’une différence majeure entre femmes et hommes dans la combinaison des inégalités sociales de santé. Chez les hommes, ce sont les moins qualifiés qui sont le plus souvent célibataires : les effets de la position sociale et de la situation familiale se cumulent. Au contraire, chez les femmes, ce sont les plus qualifiées qui vivent le moins souvent en couple : les effets sur la santé se compensent. Or, en France, dans les années 1990, même en tenant compte de ces différences familiales en termes de statut matrimonial, de vie en couple et de nombre d’enfants, les inégalités sociales de mortalité restent moins prononcées chez les femmes que chez les hommes [Robert-­Bobée et Monteil, 2006]. Par exemple, le rapport entre la mortalité des ouvriers ou ouvrières et la mortalité des cadres supérieur·e·s est bien plus faible chez les femmes mariées (rapport de 1,4) que chez les hommes mariés (rapport de 2,4). Ceci s’observe de la même façon, mais dans une moindre mesure, chez les personnes non mariées [Cousteaux, 2011]. L’hypothèse de l’usure différentielle au travail Deux hypothèses sont généralement avancées pour rendre compte de la moindre ampleur des inégalités sociales de mortalité chez les femmes. Ce pourrait être un artefact, lié à l’utilisation de nomenclatures socioprofessionnelles, fondées sur des métiers masculins, qui rendraient mieux compte de la hiérarchie sociale parmi les hommes que parmi les femmes. Cela pourrait également tenir de l’exposition des hommes et des femmes à des environnements et des risques professionnels différents au sein d’une même catégorie sociale [Hunt et Macintyre, 2000]. Une autre hypothèse tient à la sélection des individus selon leur état de santé pour entrer et se maintenir sur le marché du travail, y occuper des positions élevées et connaître une mobilité ascendante au cours de leur carrière professionnelle. La majorité des hommes essaient de travailler le plus longtemps possible à temps complet, quitte à occuper un emploi moins exigeant physiquement, voire à connaître une mobi-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 578

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

578

07/02/2017 09:23:47

579

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

lité descendante, quand leur état de santé se détériore et ne leur permet plus d’exercer la même activité professionnelle. Ceci produit une concentration de travailleurs en mauvaise santé au bas de l’échelle sociale et accroît ainsi les inégalités sociales au sein de la population masculine. Les femmes ont davantage l’opportunité (sociale) de se mettre à temps partiel ou de se retirer du marché du travail. Ces mécanismes genrés de sélection sur le marché du travail se lisent dans la mortalité différentielle des femmes et des hommes. Le travail à temps partiel, en lien avec l’effet de sélection par la santé sur le marché du travail, est associé à une surmortalité masculine. Pourtant, on observe le contraire parmi les femmes vivant en couple : celles qui travaillent à temps partiel ont une probabilité annuelle de décéder avant 75 ans plus faible que celles qui travaillent à temps complet [Robert-­Bobée et Monteil, 2006]. De même, les femmes cadres supérieures et professions intermédiaires à temps partiel connaissent un moindre risque de décès avant 60 ans que leurs homologues à temps complet [Bouhia, 2008]. De plus, les femmes qui ont toujours travaillé au cours de leur vie ont un risque de décès certes plus faible que celles n’ayant jamais travaillé, mais plus élevé que les femmes qui se sont interrompues une ou plusieurs fois avant l’âge de 45 ans [Mejer et Rober-­Bobée, 2003]. Les différences d’exposition professionnelle des hommes et des femmes ne doivent donc pas seulement être envisagées sous l’angle des conditions de travail et des risques psychosociaux associés, mais aussi comme une exposition différente à l’« usure au travail » [Cottereau, 1983]. En outre, cette hypothèse permet de rendre compte d’un certain nombre des variations précédemment évoquées selon l’âge, l’indicateur de position sociale, la situation matrimoniale et la période. Elle permet tout d’abord d’expliquer pourquoi les différences entre hommes et femmes dans les inégalités sociales de santé et de mortalité sont maximales entre 30 et 65 ans, c’est-­à-­dire lorsque la sélection des travailleurs par la santé s’exerce sur le marché du travail. Elle permet aussi de comprendre que les inégalités mesurées à partir de la profession sont plus marquées chez les hommes que chez les femmes et que cette différence entre hommes et femmes s’observe plus nettement en utilisant, comme indicateur de position sociale, la profession plutôt que le niveau d’éducation. En effet, le diplôme, déterminé le plus souvent au début de la vie active et non soumis à l’effet de sélection en cours de carrière, révèle souvent des écarts entre diplômés et non-­diplômés plus importants que ceux observés entre cadres et ouvrières au sein de la population féminine [Blanpain, 2016]. De même, cette hypothèse est cohérente avec le fait que les inégalités sociales de santé les plus faibles s’observent parmi les femmes vivant en couple, puisque leurs opportunités de retrait du

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 579

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Santé

07/02/2017 09:23:47

580

Santé

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Un champ de recherches à investir La question des inégalités de santé entre hommes et femmes est progressivement investie par les sciences sociales françaises. L’analyse sociologique constitue à cet égard le meilleur antidote à la naturalisation des constitutions masculine et féminine et à l’individualisation des comportements à risque. Par la déconstruction des catégories médicales et par l’étude des expressions genrées du mal-­être, elle permet de mettre en évidence l’origine sociale commune de la mortalité prématurée des hommes (liée à l’alcool, au tabac, au suicide, aux conduites dangereuses) et de la surmorbidité des femmes (essentiellement manifestée par des troubles psychologiques et somatiques). Par ailleurs, elle permet de mettre en avant l’effet des mécanismes genrés de sélection par la santé sur le marché du travail pour expliquer la moindre ampleur des inégalités de mortalité chez les femmes. Autrement dit, les hommes en mauvaise santé vont plus souvent changer de travail jusqu’à ce que leur état de santé soit trop dégradé pour pouvoir rester sur le marché du travail, quand les femmes auront davantage l’opportunité de se retirer, temporairement ou partiellement, du marché du travail avant que leur état de santé ne soit trop altéré. En outre, il est possible de lire dans cette usure différentielle des hommes et des femmes au travail un mécanisme puissant et insidieux par lequel la domination masculine peut se reproduire tant que les charges domestiques pèseront principalement sur la vie des femmes et leur santé. Comme pour les comportements à risque, la marche vers l’égalité des sexes ne saurait forcément être indexée sur la masculinisation des modes de vie des femmes. Si le travail use, au-­ delà des conditions spécifiques dans lesquelles il est exercé, on peut alors concevoir un objectif politique de réduction du temps de travail pour toutes et tous, offrant aux hommes comme aux femmes, aux ouvriers et ouvrières comme aux cadres, des possibilités de retrait du marché de travail. Ces possibilités se traduiraient, au niveau individuel, par une meilleure santé et, au niveau collectif, par une diminution des inégalités sociales de santé et une répartition plus égalitaire des charges domestiques entre femmes et hommes.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 580

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

marché du travail sont plus grandes que pour les femmes vivant seules. Elle permet enfin d’expliquer pourquoi, entre 1968 et 1996, à mesure que les femmes entraient sur le marché du travail, qui plus est dans un contexte de chômage qui tendait à renforcer la sélection des travailleurs et travailleuses selon leur état de santé, les inégalités sociales de mortalité prématurée se sont accentuées chez les femmes, comme chez les hommes, en France [Menvielle et al., 2007].

07/02/2017 09:23:47

Santé

581

Renvois aux notices : Âge ; Care ; Corps au travail ; Gynécologie ; Handicap ; Incorporation ; Poids ; VIH/sida.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Aïach P. (2001), « Femmes et hommes face à la mort et à la maladie, des différences paradoxales », in Aïach P., Cèbe D., Cresson G. et Philippe C. (dir.), Femmes et Hommes dans le champ de la santé. Approches sociolo‑ giques, Rennes, Éditions ENSP, p. 117‑147. Annandale E. et Hunt K. (2000), « Gender inequalities in health : research at the crossroads », Annandale E. et Hunt K. (dir.), Gender Inequalities in Health, Buckingham/Philadelphie, Open University Press, p. 1‑35. Arber S. (1991), « Class, paid employment and family roles : making sense of structural disadvantage, gender and health status », Social Science and Medicine, vol. 32, n° 4, p. 425‑436. Arber S. et Khlat M. (2002), « Introduction to social and economic patterning of women’s health in changing world », Social Science and Medicine, vol. 54, p. 643‑647. Arber S., McKinlay J. B., Adams A., Marceau L., Link C. et O’Donnell A. (2006), « Patient characteristics and inequalities in doctor’s diagnostic and management strategies relating to CHD. A video-­simulation experiment », Social Science and Medicine, vol. 62, n° 1, p. 103‑115. Baudelot C. (2010), « Les inégalités sociales de santé parmi les autres inégalités économiques et sociales », Actes du colloque « Réduire les inégalités de santé », Paris, DGS/IreSP, p. 47‑59. Blanpain N. (2016), « Les hommes cadres vivent toujours six ans de plus que les hommes ouvriers », Insee Première, n° 1584. Bouhia R. (2008), « Mourir avant 60 ans, le destin de 12 % des hommes et 5 % des femmes d’une génération de salariés du privé », France portrait social, Insee, p. 175‑193. Cambois E., Laborde C. et Robine J. M. (2008), « La “double peine” des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte », Population et sociétés, Ined, n° 441. Clarke J. N. (1983), « Sexism, feminism and medicalism : a decade review of literature on gender and health », Sociology of Health and Illness, vol. 5, n° 1, p. 62‑82. Cottereau A. (1983), « Usure au travail, destins masculins et féminins dans les cultures ouvrières, en France, au xixe  siècle », Le Mouvement social, n° 124, p. 71‑112. Cousteaux A.-­S. (2011), « Le masculin et le féminin au prisme de la santé et de ses inégalités sociales », thèse de doctorat en sociologie, Paris, Sciences Po. Cousteaux A.-­S. et Pan Ké Shon J. L. (2008), « Le mal-­être a-­t‑il un genre ? Suicide, risque suicidaire, dépression et dépendance alcoolique », Revue française de sociologie, vol. 49, n° 1, p. 53‑92.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 581

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Bibliographie

07/02/2017 09:23:47

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Danet S. et Olier L. (2009), La Santé des femmes en France, Paris, La Documentation française/DREES. Dauphinot V., Naudin F., Guégen R., Perronnin M. et Sermet C. (2008), « Écarts de morbidité déclarée et morbidité diagnostiquée. L’exemple de l’obésité, de l’hypertension artérielle et de l’hypercholestérolémie », Revue française des Affaires sociales, vol. 62, n° 1, p. 15‑27. Elo I. T. (2009), « Social class differentials in health and mortality : patterns and explanations in comparative perspective », Annual Review of Sociology, vol. 35, p. 553‑572. Fassin D. (1999), « Inégalité, genre et santé, entre l’universel et le culturel », in Preiswerk Y. et Burnier M. J. (dir.), Tant qu’on a la santé. Les déter‑ minants socio-­économiques et culturels de la santé dans les relations sociales entre les femmes et les hommes, Genève, IUED/DDC/Commission nationale suisse pour l’Unesco, p. 119‑130. Fourcade N., Gonzalez L., Rey S. et Husson M. (2013), « La santé des femmes en France », Études et résultats, n° 834. Hammarström A. et al. (2014), « Central gender theoretical concepts in health research : the state of the art », Journal of Epidemiology and Community Health, vol. 68, n° 2, p. 185‑190. Hénon D. (2010), « La santé des femmes en France », Communication pour les avis et rapports du Conseil économique, social et environnemental, Paris. Herzlich C. et Pierret J. (2010), « Au croisement de plusieurs mondes : la constitution de la sociologie de la santé en France (1950‑1985) », Revue française de sociologie, vol. 51, n° 1, p. 121‑148. Hunt K. et Macintyre S. (2000), « Genre et inégalités sociales de santé », in Leclerc A., Fassin D., Grandjean H., Kaminski M. et Lang T. (dir.), Les Inégalités sociales de santé, Paris, La Découverte, p. 363‑375. Koskinen S. et Martelin T. (1994), « Pourquoi les femmes sont-­elles moins inégales que les hommes devant la mort ? Une analyse des données finlandaises », Population, vol. 49, n° 2, p. 395‑414. Mackenbach J. P. et al. (1999), « Socioeconomic inequalities in mortality among women and among men : An international study », American Journal of Public Health, vol. 89, n° 12, p. 1800‑1806. McCartney G., Mahmood L., Leyland A. H., Batty G. D. et Hunt K. (2011), « Contribution of smoking-­related and alcohol-­related deaths to the gender gap in mortality : evidence from 30 European countries », Tobacco Control, vol. 20, n° 2, p. 166‑168. Mejer L. et Robert-­Bobée I. (2003), « Mortalité des femmes et environnement familial. Rôle protecteur de la vie de famille », Insee Première, n° 892. Menvielle G., Chastang J. F., Luce D. et Leclerc A. pour le groupe EDISC (2007), « Évolution temporelle des inégalités sociales de mortalité en France entre 1968 et 1996. Étude en fonction du niveau d’études par causes de décès », Revue d’épidémiologie et santé publique, vol. 55, n° 2, p. 97‑105.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 582

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Santé

582

07/02/2017 09:23:47

583

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Nathanson C. (1975), « Illness and the feminine role : a theoretical review », Social Science and Medicine, vol. 9, n° 1, p. 57‑62. Read J. H. et Gorman B. K. (2010), « Gender and health inequality », Annual Review of Sociology, vol. 36, p. 371‑386. Robert-­Bobée I. et Monteil C. (2006), « Différentiels sociaux et familiaux de mortalité aux âges actifs : quelles différences entre les hommes et les femmes ? », Économie et Statistique, n° 398‑399, p. 11‑31. Saurel-­Cubizolles M. J. et Blondel B. (1996), La Santé des femmes, Paris, Flammarion. Verbrugge L. M. (1985), « Gender and health : an update on hypotheses and evidence », Journal of Health and Social Behavior, vol. 26, n° 3, p. 156‑182.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 583

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Santé

07/02/2017 09:23:47

Séduction

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Historiquement, deux types de discours opposés sont tenus sur la séduction. Dans un cas, la séduction relèverait de l’indéfinissable. Muse des peintres, des poètes ou des écrivains, la séduction, état troublant l’âme et le corps, opérerait par charme et par magie. Dans l’autre cas, la séduction serait une ruse de la nature pour assurer la reproduction des espèces. Éthologues, biologistes ou encore généticien·ne·s se focalisent alors sur les parades et les signaux de disponibilité ou de comptabilité sexuelles. Ces deux registres explicatifs ont pour effet de renvoyer la séduction soit du côté de l’immanence et de l’incommensurable, soit du côté de la reproduction et du déterminable. L’ambivalence de ces discours s’explique, en partie, par la difficulté de parvenir à une définition minimale de la séduction. Dans son acception commune, la séduction renvoie simultanément à l’art de plaire et à la tromperie. D’usage étymologiquement plus précoce, seducere désigne, en latin classique, le fait d’« entraîner quelqu’un à commettre des fautes » ou d’« emmener quelqu’un sur son territoire » (St Brendan, éd. I. Short et B. Merrilees, p. 310). Ce n’est qu’à partir du xviiie siècle que le terme recoupe les notions de « plaire » et de « charme ». La séduction désigne alors l’« attrait, agrément qu’ont certaines personnes, certaines choses » (Voltaire, Adélaïde du Guesclin, III, 3, dans Littré). Ainsi, le terme « séduction » est employé successivement pour décrire de façon péjorative l’action de séduire (associée à la tromperie et à la duperie) et le fait, mélioratif, d’être séduisant (comme qualité physique et/ou morale de la personne). Outre le sens du mot, l’acte même de séduire serait fondé sur l’ambivalence. Dans un très beau texte – précurseur en ce domaine – du sociologue allemand Georg Simmel, la séduction s’incarne dans la figure métonymique de la coquette. Cette figure suspend le temps par une indécision permanente oscillant entre l’« avoir » et le « non-­avoir » [Simmel, 2001 (1892), p. 151]. La séduction serait ainsi ce moment d’indé-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 596

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Mélanie Gourarier

07/02/2017 09:23:48

597

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

termination et d’entre-­deux : rien n’est joué d’avance, et les dés n’ont pas même été lancés. L’idée d’une séduction reposant sur la suspension temporaire de l’actualisation du désir est reprise par Baudrillard dans un texte célèbre [1979]. L’auteur y mobilise la métaphore de l’éclipse : la séduction consiste alors « non dans l’apparence simple, non dans l’absence pure, mais dans l’éclipse d’une présence. Sa seule stratégie, c’est d’être là/n’être pas là, et assurer ainsi une sorte de clignotement, de dispositif hypnotique qui cristallise l’attention hors de tout effet de sens. L’absence y séduit la présence » [Baudrillard, 1979, p. 118]. Dans leur introduction à l’ouvrage collectif Séductions et Sociétés, Arlette Farge et Cécile Dauphin envisagent la séduction comme un acte ordinaire, quotidien et imperceptible : « “Ordinaire” encore par la labilité des formes et des signes, voire leur inconsistance : une expression infime du visage, un plissement de paupière, des frôlements anodins, des points d’inflexion du corps, l’effluve d’un parfum, les harmoniques d’une voix » [Farge et Dauphin, 2001, p. 8]. Esquisse d’un geste, d’une intention et d’un désir, la séduction repose ici tout entière sur le doute qu’elle insinue. Ce qui la caractérise serait alors précisément ce qui n’est pas caractérisable. Comment, dès lors, parvenir à l’objectiver ? Un acte social ordinaire Tant dans sa définition, dans son appréhension que dans sa conceptualisation, la séduction apparaît d’abord comme ambivalente. Loin de limiter ou d’être un obstacle à son étude, l’ambivalence de la séduction est au contraire un point d’entrée nécessaire à son appréhension sociohistorique. En s’intéressant aux contextes et pratiques de la rencontre amoureuse et sexuelle, les sciences humaines et sociales inscrivent la séduction dans une histoire. Dans un ouvrage qu’il consacre à l’« invention de la drague », Jean-­ Claude Bologne propose une histoire longue de la conquête amoureuse en Occident, de l’Antiquité à nos jours [2007]. Il montre que, si la permanence des figures du séducteur et de la séductrice conduit à présumer une certaine stabilité des modèles, l’idéologie de la séduction varie selon que l’on s’attache à l’âme, aux humeurs, aux phéromones ou encore à la génétique. Appréhendée dans une perspective généalogique, la séduction s’inscrit ainsi dans une histoire plus large des sentiments qui, de Lucien Febvre à Eva Illouz, s’intéresse non seulement à la sensibilité dans l’histoire [Febvre, 1943], mais aussi à la manière dont la sensibilité fabrique l’histoire [Frevert, 2009]. C’est là l’une des ambitions d’Illouz qui entend saisir la modernité à partir de l’étude des sentiments [2006] et, plus récemment, à partir de l’historicisation des manières de ressentir

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 597

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Séduction

07/02/2017 09:23:48

Séduction

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

et d’exprimer un intérêt ou un attachement à l’autre [2012]. Loin d’être un espace-­temps suspendu et extérieur au monde social – ainsi qu’elle a été et est parfois encore envisagée –, la séduction est prise dans l’économique, le symbolique, le religieux ou encore le politique. La séduction, si elle est bien cet « acte social ordinaire », pour reprendre l’heureuse expression de Cécile Dauphin et d’Arlette Farge [2001], n’est pas socialement neutre : elle procède d’un système qu’elle participe à reproduire. Dès lors, L’étude de la séduction s’avère un prisme pertinent pour appréhender le fonctionnement de l’ordre social et tout particulièrement celui de l’ordre du genre et de la sexualité. L’approche sociohistorique permet ainsi d’envisager la séduction comme un espace façonné par un contexte social et dans lequel elle est soumise à de nombreuses normes qui participent, notamment, à l’« arrangement » des rapports de genre tel que l’a décrit Erving Goffman [2002]. La séduction en pratiques Acte social, la séduction est d’abord une pratique ordinaire susceptible de « jaillir » à tout moment et en tout lieu. Dès lors, sa banalité serait-­ elle un obstacle à l’observation ? De récentes recherches montrent que l’observateur ou l’observatrice doit se faire flâneur ou flâneuse, orientant sa déambulation selon le moindre indice de séduction. Exercice d’autant plus ardu que la séduction repose sur l’ambiguïté et la discrétion. Pour parvenir à saisir ces pratiques diffuses et souvent invisibles, les ethnographes se sont d’abord intéressés aux lieux de drague. Dans ces espaces, souvent publics, les signes de séduction, à la fois directs et codifiés, sont imperceptibles au regard du profane, mais explicites aux yeux de celui qui sait les regarder et les interpréter [Weeks, 1981]. Dans une enquête novatrice, Laud Humphreys entreprend d’ethnographier le « commerce des pissotières » [2007]. Il y observe la manière dont se régule la rencontre sexuelle anonyme et éphémère entre hommes dans des toilettes publiques du Middle West des années 1960. Il occupe la position du guetteur et montre de quelle manière se développe un savoir afin d’asseoir une signification collective qui, bien que silencieuse, permet de s’accorder sur les raisons de la présence en ces lieux publics, d’éviter les intrus et de reconnaître les désirs de chacun des protagonistes anonymes. En France, c’est dans le contexte de l’épidémie du sida, au début des années 1980, que se développent les enquêtes sociologiques sur les pratiques homosexuelles masculines. Comprendre les scènes de drague devient rapidement un enjeu de santé publique et le financement de ces enquêtes recouvre alors un enjeu préventif majeur. En décryptant

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 598

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

598

07/02/2017 09:23:48

599

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

les modes de drague furtifs, il s’agit, notamment, d’améliorer le travail des associations et des bénévoles [Mendès-­Leite et Proth, 2002 ; Pollack et Schiltz, 1991 ; Proth, 2002]. En se focalisant sur le jeu entre espace public et espace intime et en s’intéressant à l’érotisation de certaines zones urbaines (parcs, gares désaffectées), périurbaines (aires d’autoroutes) ou encore « naturelles » (plages) [Gaissad, 2009], ces travaux montrent comment la séduction peut être un moyen de subvertir un lieu pour le dédier – en tout cas temporairement – à la sexualité entre hommes, de sorte que l’on peut dessiner une cartographie de ces espaces érotisés [Giraud, 2014]. Si l’urgence d’informer la séduction homosexuelle ainsi que son caractère particulièrement codifié – et donc a priori observable – expliquent que les sociologues se soient intéressés en priorité aux lieux de drague et à la rencontre sexuelle rapide entre hommes, rares sont les travaux qui renseignent sur les lieux des pratiques de séductions hétérosexuelles et plus encore ceux consacrés aux espaces de séduction lesbiens [Chetcuti, 2010]. Dans leurs travaux récents sur le multipartenariat féminin, Catherine Deschamps [2013] et Philippe Combessie [2013] analysent, par exemple, la manière dont des femmes investissent des espaces plus traditionnellement masculins en vue de rencontres sexuelles, tels que les bars nocturnes ou les clubs libertins. L’approche sociohistorique de l’historienne nord-­américaine Beth Bailey est l’une des rares études sur les lieux de rencontres hétérosexuels. Dans son ouvrage From Front Porch to Back Seat, elle étudie les transformations de la séduction [courtship] en lien avec les mutations que connaît la société étatsunienne tout au long du xxe siècle [Bailey, 1989]. L’une des transformations les plus importantes est celle qui, en raison de l’exode urbain, déplace l’espace de la rencontre du salon familial, dans lequel les femmes recevaient les hommes qui souhaitaient faire leur demande, vers l’extérieur, vers l’espace public, associé à une culture de classe moyenne du loisir et du divertissement (la voiture ou le cinéma, par exemple). Émerge ainsi le système du dating qui instaure une temporalité dans la rencontre, marquée par l’invite masculine et la dépense financière croissante des hommes, selon la nature de la relation (de la glace à la bague de fiançailles). La séduction hétérosexuelle devient ainsi fortement associée à la culture de la jeunesse alors qu’elle reposait jusque-­là sur un rapport transgénérationnel, sous l’égide notamment de l’autorité des parents. Bailey montre également que, sous l’apparente libération des mœurs juvéniles, le système du dating ne joue pas au bénéfice des femmes. Dans ce système, leur « valeur » s’apprécie en fonction de la dépense masculine et cette dépense, consacrée par la popularité de la sortie, dépend, entre autres, de la capacité des femmes

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 599

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Séduction

07/02/2017 09:23:48

Séduction

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

à différer le moment d’accorder leurs « faveurs ». La norme de la respectabilité féminine demeure donc, mais elle est désormais soumise au jugement des pairs générationnels. En France, les travaux sur la séduction hétérosexuelle s’inscrivent dans la continuité des recherches sur la formation du couple. La sociologie de la famille étant un domaine fortement institué dans ce pays, d’importantes enquêtes ont été successivement menées afin de saisir ses évolutions. Les stratégies matrimoniales ainsi que les lieux de la rencontre sont particulièrement bien documentés [Girard, 1964 ; Bozon et Héran, 1987 et 2006 ; Singly, 1984]. Plus récemment, des études ont intégré Internet comme espace de la rencontre amoureuse et sexuelle [Bergström, 2014 ; Kauffmann, 2010]. Ces enquêtes soulignent les continuités et les changements dans les modalités de présentation de soi pour séduire. Contrairement à une compréhension prédictive des usages d’Internet pour la rencontre, l’examen des sites dédiés révèle la stabilité de l’homogamie. Sur Internet comme ailleurs, on ne séduit pas n’importe qui, n’importe où, n’importe comment. Une infinité de plateformes spécialisées recomposent, en ligne, un espace différencié de séduction en fonction d’affinités professionnelles, religieuses, culturelles ou encore en fonction de la proximité géographique. Ces recherches, qui informent sur la manière de se rencontrer, mais également de faire famille, ne prennent toutefois pas la séduction pour objet premier de leurs investigations. La séduction y apparaît en creux : elle est principalement envisagée comme condition de l’accès à l’autre et à la sexualité. La séduction demeure ainsi envisagée en fonction de sa finalité supposée : la rencontre sexuelle ou amoureuse. Une question se pose alors : la séduction peut-­elle s’autonomiser de ses finalités supposées ? En d’autres termes, l’analyse de la séduction peut-­elle se porter sur d’autres fonctions et enjeux sociaux que ceux d’exprimer et d’engendrer le désir pour l’autre ? Rapports sociaux, pouvoir et subversion Avec les travaux qui s’intéressent à la masculinité et à la jeunesse, apparaît une autre dimension de la séduction : la séduction comme pratique de sociabilité entre pairs. Historien·ne·s, anthropologues et sociologues montrent ainsi comment la socialisation masculine repose en partie sur la capacité des jeunes hommes à affirmer leur hétérosexualité par une pratique de la séduction en groupe [Bailey, 1989 ; Clair, 2008 ; Gourarier, 2016 ; Rebucini, 2009 ; Sohn, 2009]. Cette drague, principalement adressée aux passantes, est analysée comme relevant du harcèlement de rue : elle constitue un rappel à l’ordre des femmes dans

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 600

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

600

07/02/2017 09:23:48

601

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

l’espace public et consolide des amitiés masculines tout en mettant en concurrence des jeunes hommes entre eux. Si la drague de groupe procède principalement d’une pratique circonscrite au temps de la jeunesse, la capacité de séduire a des effets à plus long terme sur la socialisation masculine. Dans Le Bal des céliba‑ taires, Pierre Bourdieu [2002] montre comment la généralisation de ce mode populaire de rencontre entraîne une brusque dévaluation des paysans béarnais sur le marché matrimonial. Leurs manières considérées comme rustres et leur maladresse dans la pratique de la danse ont pour effet de les déclasser dans la hiérarchie des masculinités. La séduction peut ainsi être envisagée comme un capital qui détermine, en partie, le rapport social. Si la séduction participe à la reproduction des rapports sociaux de sexe, elle produit également des hiérarchies entre hommes [Gourarier, 2016] et entre femmes [Illouz, 2012 ; Bailey, 1989], en fonction des compétences qu’ils et elles sont susceptibles de déployer. Cette hiérarchisation se joue, par ailleurs, dans la (dis)qualification même de la pratique. Le choix de parler de « drague » ou de « séduction » diffère en fonction du contexte social de la situation observée. Ainsi la drague désigne-­t‑elle davantage les rencontres rapides à vocation sexuelle (homosexuelle comme hétérosexuelle), tandis que le terme de séduction qualifie plutôt la rencontre amoureuse principalement hétérosexuelle. La drague serait le versant vulgaire, car plus « direct », de la séduction dans sa version « civilisée ». L’usage du terme n’est donc pas neutre. Il renvoie à une classification sociale des pratiques suivant un ordre du genre, des sexualités, de classe et de race. Ce processus est particulièrement visible dans le débat qui oppose plusieurs courants du féminisme et alimente l’antiféminisme autour de la question de la séduction [Rochefort, 2001]. Le débat s’est principalement inscrit dans une controverse transatlantique récurrente autour d’une « spécificité » française du commerce entre femmes et hommes, marqué par une civilité dans les relations. En 2011, la controverse a été relancée à la suite de l’hypermédiatisation de l’« affaire DSK », dans laquelle les frontières entre séduction et violence sexuelle étaient soit révoquées, soit revalidées ou encore perçues comme flexibles. Cette affaire a vu l’un des candidats potentiels à la présidence de la République française en 2012 accusé de harcèlement sexuel par une « femme de chambre », alors qu’il se trouvait dans un grand hôtel new-­yorkais. Ravivant de vieilles querelles, l’événement a rapidement pris la tournure d’une « affaire en séduction », alternativement défendue par les partisan·e·s du modèle « à la française » [Habib et al., 2011] et critiquée par celles et ceux qui arguaient de l’invalidité historique et sociale de cette invocation [Delphy, 2011 ; Fassin, 2011 ;

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 601

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Séduction

07/02/2017 09:23:48

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Lagrave et al., 2011 ; Scott, 2011]. Pour les second·e·s, la qualification de séduction plutôt que de viol dans cette affaire vise, précisément, à euphémiser voire à invisibiliser les rapports de pouvoir et de violence entre un homme blanc puissant et une femme de chambre noire. La promotion de la séduction « à la française » comme trait culturel spécifique dissimulerait surtout la réactivation d’une pensée différentialiste et asymétrique des sexes. Ainsi, pour Joan Scott, « si la séduction représente la clé théorique des relations entre les sexes, alors l’inégalité dans tous les domaines de la vie politique et sociale – non pas seulement au lit ou dans la famille – en est le résultat inévitable » [2011]. Vers une approche critique de la séduction Se dérobant au regard des sciences sociales, la séduction est longtemps restée un phénomène qui, quoique abondamment commenté, demeurait inscrit dans le charme de l’indéfinissable [Chebel, 1986] et restait donc impensé. Thématique classique de la littérature, la séduction est aujourd’hui un savoir largement approprié par la psychologie populaire  1 qui cherche à comprendre le « moment de crise » dans la rencontre et l’entente hétérosexuelles par l’affirmation de l’opposition dissymétrique des sexes – euphémiquement dénommée « complémentarité ». Face à ces discours différentialistes et essentialisants devenus majoritaires, l’enjeu reste de taille pour les sciences sociales. L’historicisation, l’observation et l’analyse des pratiques de séduction apportent une perspective critique à ce qui demeure l’un des bastions de la résistance aux approches féministes : la différenciation asymétrique des sexes n’est pas tant la condition de la séduction que son résultat. Reste à savoir si la séduction peut devenir également un espace de subversion à l’ordre de genre et à l’ordre social en bousculant les règles du jeu. Du point de vue de l’analyse sociologique, il s’agit de désenclaver l’étude de la séduction de l’espace des seules relations sexuelles, pour appréhender ses effets en termes de ressource ou de handicap dans d’autres espaces de la vie sociale, économique et politique [Farge et Dauphin, 2001 ; Fassin, 2011]. Renvois aux notices : Affects ; Âge ; Conjugalité ; Désir(s) ; Hétéro/homo ; Internet ; VIH/sida ; Violence sexuelle.

1.  La psychologie populaire ou « pop psychologie » renvoie à la littérature du développement personnel qui synthétise des versions simplifiées à l’extrême de savoirs psychologiques, sociologiques ou encore biologiques pour expliquer les comportements individuels et soigner les « maux contemporains ».

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 602

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Séduction

602

07/02/2017 09:23:48

Séduction

603

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Bailey B. (1989), From Front Porch to Back Seat. Courtship in Twentieth-­ Century America, Baltimore/Londres, Johns Hopkins University Press. Baudrillard J. (1979), De la séduction, Paris, Éditions Galilée. Bergström M. (2014), « Au bonheur des rencontres. Sexualité, classe et rapports de genre dans la production et l’usage des sites de rencontres en France », thèse de doctorat en sociologie, Paris, Sciences Po. Bologne J.-­C. (2007), Histoire de la conquête amoureuse. De l’Antiquité à nos jours, Paris, Le Seuil. Bourdieu P. (2002), Le Bal des célibataires, Paris, Le Seuil. Bozon M. et Héran F. (1987), « La découverte du conjoint. I. Évolution et morphologie des scènes de rencontre », Population, vol. 42, n° 6, p. 943‑985. – (2006), La Formation du couple, Paris, La Découverte. Chebel M. (1986), Le Livre des séductions, Paris, Payot. Chetcuti N. (2010), « Lieux et rencontres », Se dire lesbienne, p. 43‑56, Paris, Payot. Clair I. (2008), Les Jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin. Combessie P. (2013), « Quand une femme aime plusieurs hommes : le taire ou le dire ? », Ethnologie Française, vol. 43, n° 3, p. 399‑407. Delphy C. (2011), Un troussage de domestique, Paris, Syllepse. Deschamps C. (2013), « Prix et valeur dans la circulation du désir », Ethnologie Française, vol. 43, n° 3, p. 391‑398. Durkheim É. (1975 [1888]), « Sociologie de la famille », Fonctions sociales et institutions, Paris, Éditions de Minuit, p. 9‑34. Farge A. et Dauphin D. (dir.) (2001), Séduction et Société. Approches histo‑ riques, Paris, Le Seuil. Fassin É. (2011), « L’après-­DSK : pour une séduction démocratique », Le Monde, 29 juin, . –  (2012), « Au-­delà du consentement : pour une théorie féministe de la séduction », Raisons politiques, vol. 2, n° 46, p. 47‑66. Febvre L. (1943), « La sensibilité dans l’histoire : les courants collectifs de pensée et d’action », La Sensibilité dans l’homme et dans la nature. 10e  Semaine internationale de synthèse, 7‑12 juin 1938, Paris, PUF, p. 77‑106. Frevert U. (2009), « Was haben Gefühle in der Geschichte zu suchen ? », Geschichte und Gesellschaft, vol. 35, n° 2, p. 183‑208. Gaissad L. (2009), « De “vrais” hommes entre eux : lieux de drague et socialisation sexuelle au masculin », Sextant, vol. 27, p. 45‑60. Girard A. (1964), Le Choix du conjoint ? Une enquête psychosociologique en France, Paris, Ined. Giraud C. (2014), Quartiers gays, Paris, PUF. Goffman E. (2002 [1977]), L’Arrangement des sexes, Paris, La Dispute. Gourarier M. (2016), Éprouver la masculinité. Séduire les femmes pour s’ap‑ précier entre hommes, Paris, Le Seuil.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 603

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Bibliographie

07/02/2017 09:23:48

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Habib C., Ozouf M., Raynaud P. et Théry I. (2011), « Féminisme à la française : la parole est à la défense », Libération, 17 juin, . Humphreys L. (2007 [1970]), Le Commerce des pissotières. Pratiques homo‑ sexuelles anonymes dans l’Amérique des années 1960, Paris, La Découverte. Illouz E. (2006), Les Sentiments du capitalisme, Paris, Le Seuil. ‒ (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la moder‑ nité, Paris, Le Seuil. Kauffmann J.-­C. (2010), Sex@amour, Paris, Armand Colin. Lagrave R.-­M., Bereni L., Roux S. et Varikas E. (2011), « Le féminisme à la française, ça n’existe pas », Libération, 30 juin, . Mendès-­Leite R. et Proth B. (2002), « Pratiques discrètes entre hommes », Ethnologie Française, vol. 32, n° 1, p. 31‑40. Pollack M. et Schiltz M.-­A. (1991), « Six années d’enquête sur les homos et bisexuels masculins face au sida », Bulletin de Méthodologie sociolo‑ gique, n° 31, p. 32‑48. Proth B. (2002), Scènes et coulisses d’une sexualité masculine, Toulouse, Octarès. Rebucini G. (2009), « Les masculinités au Maroc. Pour une anthropologie des genres et des sexualités dans la ville de Marrakech », thèse de doctorat en anthropologie et ethnologie, Paris, EHESS. Rochefort F. (2001), «  La séduction résiste-­ t‑elle au féminisme (1880‑1930) », in Farge A. et Dauphin D. (dir.), Séduction et Société. Approches historiques, Paris, Le Seuil, p. 214‑243. Scott J. W. (2011), « La réponse de Joan Scott », Libération, 22 juin, . –  (2012), « La séduction, une théorie française », De l’utilité du genre, Paris, Fayard, p. 157‑190. Simmel G. (2001 [1892]), Philosophie de la modernité. La femme, la ville, l’individualisme, vol. 1, Paris, Payot. Singly F. de (1984), « Les manœuvres de séduction : une analyse des annonces matrimoniales », Revue française de sociologie, n° 1, p. 523‑559. Sohn A.-­M. (2009), « Sois un Homme ! » La construction de la masculinité au e xix  siècle, Paris, Le Seuil. Weeks J. (1981), Sex, Politics and Society ? The Regulation of Sexuality since 1800, Londres, Longman.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 604

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Séduction

604

07/02/2017 09:23:48

Sport

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Le sport est très souvent présenté comme une véritable « philosophie de vie », dont l’« essence » serait une forme d’égalité protégée par de nombreux règlements, codes et chartes qui fixent les pratiques et les compétitions pour permettre aux meilleur·e·s de gagner. Conformément à cette éthique, l’une des premières règles constitutives des sports consiste à catégoriser les pratiquant·e·s selon divers critères : le handicap (pensons aux jeux Paralympiques), le poids (dans la plupart des sports de combat : judo, boxe ou encore haltérophilie), l’âge, mais surtout le sexe. Ce principe de catégorisation répond au principe de la garantie d’une incertitude du résultat, au fondement de toutes les compétitions sportives. Qu’il s’agisse des compétitions d’élite ou des activités du plus grand nombre, le sport est un espace social où la non-­mixité est la norme dominante. Les seules exceptions concernent des pratiques ne sollicitant pas en premier lieu de qualités de force, comme le tir, la voile ou l’équitation. Femmes et hommes concourent ainsi le plus souvent dans des catégories distinctes, chacune avec ses chronomètres, ses barèmes et ses records. Les corps masculins et féminins y sont explicitement hiérarchisés, à partir de l’idée que les hommes seraient « naturellement » plus forts. À cette non-­mixité s’ajoute une appréciation différenciée des performances des sportifs et des sportives par l’ensemble des personnes qui commentent les épreuves [Markula, Bruce et Hovden, 2010] et les organisent ainsi que par le public et les athlètes. Ce processus débouche sur une survalorisation du sport masculin et une réactualisation continue du sport comme « fief de la virilité », pour reprendre les termes proposés par les sociologues Norbert Elias et Eric Dunning [1986]. S’il continue d’être opérant pour comprendre le sport du début du xxie siècle, le concept de « fief de la virilité », qui a pour finalité un « idéal de virilité normatif » [Mosse, 1997] – traduit par d’autres comme un « spectre de la virilisation » [Baillette et Liotard, 1999] –, possède un fondement

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 605

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Anaïs Bohuon et Grégory Quin

07/02/2017 09:23:48

606

Sport

anthropologique et épistémologique touchant à la biologie et à la physiologie des corps humains, eux-­mêmes construits par plusieurs siècles de discours médico-­philosophiques.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Depuis plus d’un demi-­siècle, différents travaux de l’histoire du sport incluent la question de l’engagement des médecins dans la définition de l’« exercice corporel » [Vigarello, 1978 ; Defrance, 1987 ; Hargreaves et Vertinsky, 2007 ; Quin et Bohuon, 2013 et 2015], à la fois sur le plan des discours produits et sur celui de la mise en place d’institutions spécifiques. Par ailleurs, un certain nombre d’ouvrages portant sur l’histoire des activités physiques et sportives des femmes évoquent le rôle des médecins dans leur accession à ces espaces sociaux singuliers [Messner et Sabo, 1990 ; Hargreaves, 1994 ; Arnaud et Terret, 1996 ; Davisse et Louveau, 1998 ; Hartmann-­Tews et Pfister, 2003 ; Terret, 2005 ; Verbrugge, 2012]. Ayant partie liée avec la construction d’un « fief de la virilité », les discours gymniques et sportifs médicaux fonctionnent comme une matrice pour affiner l’intelligibilité des corps en mouvement. L’histoire de la fabrique médicale des corps sexués atteste du rôle des médecins dans la permanence des discours naturalistes, mais également des redéfinitions et des changements de conception des critères qui fondent la différence des sexes, construite comme une « différence incommensurable » [Laqueur, 1992]. Dans la seconde moitié du xixe siècle, partout en Occident, les médecins placent les femmes au cœur d’un dispositif visant à entretenir le corps de la nation par le mouvement. Leurs nombreux discours rejoignent les questionnements anthropologiques contemporains sur la race, notamment durant les décennies consécutives à la défaite contre la Prusse de 1870. Ce dispositif s’étend de la législation sur le travail ou sur le système scolaire à l’émergence des spécialités médicales gynécologique et pédiatrique, au développement parallèle de la puériculture et, plus tard, aux réglementations restrictives pour l’accès des femmes aux pratiques physiques et sportives [Stewart, 2001]. Les « mères » sont envisagées en action, pour entretenir la santé de leur corps et pour soutenir leurs actions sur les autres corps (à la fois pendant la gestation et pendant les premières années de la vie des enfants), dans un contexte marqué par l’idéologie de la dégénérescence dont les répercussions s’étalent bien au-­delà de 1900. Ces dynamiques se font l’écho d’autres plus anciennes, comme celles mises en évidence par Elsa Dorlin dans La Matrice de la

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 606

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Genèse de la mise en mouvement des corps des femmes

07/02/2017 09:23:48

607

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

race [2006]. En effet, dès les xviie et xviiie siècles, les corps féminins ont fait l’objet d’un intérêt marqué chez les médecins promoteurs des prémices d’une éducation du physique. L’histoire des pratiques physiques et sportives montre de façon paradigmatique une tension entre la naturalité du corps et son historicité, sa plasticité : parce qu’ils interviennent sur les qualités plastiques du corps (qui peut être forgé, formé, amendé par la pratique), les médecins et les éducateurs réactualisent in fine le diktat naturaliste de la différence des sexes, qu’ils ne songent de toute façon pas à contester. Cette histoire fait apparaître un schéma de prescriptions contradictoires : « Devenez fortes et résistantes pour remplir au mieux vos fonctions maternelles, mais n’allez pas vous transformer en viragos ! » enjoint-­on les femmes. Le dilemme est bien réel car, si la nécessaire régénération du corps de la nation et des caractères de la « race » (vigueur, santé, taille, force, etc.) passe par la promotion de la vigueur du corps féminin, celle-­ci menace intrinsèquement le fondement naturel de la différence des sexes et la stricte partition des rôles. Cependant, fort de la caution médicale progressivement accordée à l’exercice physique, le mouvement d’institutionnalisation du sport féminin s’amorce dans les années 1910 et s’intensifie lors de la Première Guerre mondiale grâce à la détermination d’Alice Milliat, grande militante pour la reconnaissance du sport féminin, notamment international, et à la politique volontariste de la Fédération sportive féminine internationale (FSFI) qu’elle a créée en 1921 [Park et Vertinsky, 2013]. Cela incite le Comité international olympique (CIO) à accepter d’inclure, dans les jeux Olympiques d’Amsterdam de 1928, cinq premières épreuves officielles d’athlétisme féminin. Pourtant, la participation au 800 mètres de femmes – logiquement marquées physiquement, à la fin de la course, par l’effort fourni – déclenche alors une levée de boucliers médiatique et médicale, aboutissant à l’interdiction d’épreuves féminines de plus de 200 mètres dès 1932 et pour plus de trente ans. Si l’activisme d’Alice Milliat participe au processus de légitimation du sport féminin dans l’entre-­deux-­guerres, les craintes perdurent et mènent à l’instauration de contrôles médicaux pour les sportives : les médecins entendent garantir la supposée « nature » des corps féminins sportifs. Des sportives sous l’emprise des contrôles de sexe Des contrôles de sexe, désignés également comme « tests de féminité » ou, dans les années 1990, « contrôles de genre » – en fait, examens médicaux imposés à des sportives tirées au sort –, ont été instaurés pour

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 607

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Sport

07/02/2017 09:23:48

Sport

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

la première fois en 1966 lors des championnats d’Europe d’athlétisme à Budapest par la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) et généralisés, dès 1968, par le CIO [Woodward, 2012]. Si leur objectif affiché – débusquer d’éventuels hommes se faisant passer pour des femmes afin de remporter des médailles – a été maintenu, protocoles et méthodes ont subi des modifications à travers le temps. On observe le passage de tests morphologiques et gynécologiques (1966‑1968) à des tests cytologiques pour identifier le deuxième chromosome X (1968‑1992), puis génétiques pour identifier le chromosome Y (1992‑2000) et, depuis 2000, des tests hormonaux, notamment des taux d’androgènes [Wackwitz, 2003 ; Bohuon, 2012 ; Bohuon et Rodriguez, 2016 ; Karkazis et al., 2012]. Ces pratiques et leurs transformations sont à questionner, tout autant que les présupposés idéologiques qu’elles laissent entrevoir dès lors qu’une définition normative et exclusive de la « vraie femme » se dessine à travers ces tests. Cette définition devient le critère décisif d’éligibilité, garant de la participation à la compétition, mais également de la féminité. Le choix d’un seul des critères de détermination du sexe (les organes génitaux apparents puis les chromosomes et/ou les hormones aujourd’hui) élude la complexité de cette question et met au ban nombre d’individus, en rendant leur corps illisible [Peyre et Wiels, 2015]. En effet, les exceptions constatées remettent en cause la bicatégorisation sexuée, qu’elle soit définie par la conformation de l’appareil génital ou par la présence des gonades (testicules et ovaires), par la formule chromosomique (XX ou XY), par les taux hormonaux ou par la psychologie. En réalité, comme le soulignent depuis longtemps les recherches féministes comme celles d’Anne Fausto-­Sterling [2012], il est impossible de déterminer de façon univoque et définitive le sexe biologique d’un individu [voir les notices « Bicatégorisation » et « Mâle/femelle »]. Si la société ne retient institutionnellement et culturellement que deux sexes, c’est surtout dans une perspective de régulation sociale. Les opérations pratiquées sur les enfants intersexes s’avèrent strictement arbitraires, la sexuation des corps étant construite en miroir d’une binarité sociale elle-­même fondée sur « une sexualité reproductive qui construit des identités claires et sans équivoque ainsi que des positions pour des corps sexués l’un en fonction de l’autre » [Butler, 2005, p. 222]. Or le monde du sport produit lui aussi ces opérations chirurgicales normalisatrices, en poussant certaines sportives à « normaliser » leurs organes génitaux. La judoka brésilienne Edinanci Silva a ainsi été contrainte par le CIO à se faire retirer ses testicules intra-­abdominaux pour pouvoir participer aux jeux Olympiques d’Atlanta en 1996. De la même manière, durant les JO de Londres de 2012, les niveaux de testostérone de quatre athlètes féminines ont été jugés trop élevés au regard

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 608

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

608

07/02/2017 09:23:48

609

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

du règlement et de lourds soupçons ont pesé sur leurs performances. Les résultats de tests plus approfondis imposés à ces sportives ont alors montré que toutes présentaient un mélange de caractéristiques anatomiques féminines et masculines, en conséquence de quoi il leur a été conseillé de se faire ôter, elles aussi, leurs testicules intra-­abdominaux et de diminuer leur niveau de testostérone pour être autorisées à concourir à nouveau. Par ailleurs, ces athlètes ont été invitées à subir d’autres procédures médicales, comme une réduction de la taille de leur clitoris ou de la chirurgie plastique [Fénichel et al., 2013]. La pratique de ces contrôles de sexe suppose ainsi l’application d’une définition de la « vraie femme », qui s’incarne dans un corps qualifié de conforme ou de non conforme. Dans l’histoire du sport, un seul critère de détermination du sexe détient le monopole de la vérité de l’identité sexuée. La « vraie femme » est également définie, en filigrane, par la maternité, effective ou potentielle. Les médecins, quels que soient leur domaine et leur niveau d’exercice, s’accordent pour définir les femmes par leur capacité de gestation. La complexité de la détermination du sexe se trouve ainsi évacuée au profit de l’alignement recherché entre tous les composants du sexe et entre sexe, genre et sexualité [Gimenez, 2014]. Tous ces critères sont en définitive choisis comme marqueurs de la capacité à avoir une sexualité hétérosexuelle reproductive, comme l’ont démontré les nombreux travaux traitant de l’hétéronormativé et de l’homophobie dans le sport [Liotard, 2008 ; Menesson, 2005, en France ; Cahn, 1993, aux États-­Unis]. Ce sont des préoccupations morales plus que médicales qui président à la prise en charge de l’athlète. Il y aurait des corps « bien » ou « mal » sexués : le normal statistique est remplacé par la norme idéologique. L’existence d’individus qui peuvent échouer aux tests sans que l’on puisse parler de fraude permet de mettre en lumière l’inadéquation à la fois des tests et de leur objectif (ce ne sont pas des fraudeurs ou des fraudeuses qui sont dépisté·e·s mais bien des athlètes intersexes  1) [Gimenez, 2014]. On constate la même inadéquation entre les catégories binaires hommes/femmes et une réalité plus complexe qui s’apparente d’avantage à un « archipel du genre » [Guillot, 2008].

1.  Selon la définition qu’en donne l’OII (Organisation internationale des intersexes), l’intersexuation se rapporte à « une gamme de conditions médicales où il y a discordance entre le sexe génétique d’un enfant (les chromosomes) et son sexe phénotypique (l’apparence des organes génitaux) ou à toute autre condition qui s’écarte des normes établies différenciant le masculin du féminin ».

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 609

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Sport

07/02/2017 09:23:49

610

Sport

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Sur les différentes scènes sportives contemporaines (de la pratique locale jusqu’aux méga-événements intercontinentaux), force est de constater que des normes corporelles contribuent à la hiérarchisation symbolique et matérielle des corps, selon des logiques qui participent d’une naturalisation des rapports sociaux de classe, de race et de genre. Mis à part certaines disciplines bien particulières (comme l’athlétisme, le basket-­ball, le football) où l’élite intègre plus ou moins largement des sportifs et des sportives africain·e·s ou d’ascendance africaine, les espaces (sociaux, médiatiques, politiques) du sport sont encore largement dominés par la figure de l’homme blanc, hétérosexuel, socialement favorisé et jeune. D’une certaine manière, le sport, s’il autorise certains renversements symboliques sur la base de son ontologique « égalité des chances », reste plutôt conservateur au regard des grands enjeux sociaux contemporains, qu’ils soient de genre, postcoloniaux, politiques ou économiques. Les corps féminins n’échappent pas à ces mécanismes et peuvent à la fois être considérés comme des lieux où s’exerce l’oppression la plus violente et constituer les vecteurs d’un pouvoir spécifique plutôt émancipateur. L’orientation géopolitique des soupçons sur le sexe des sportives qui s’expriment dans les années 1950‑1960 s’inscrit dans le contexte historique de la guerre froide, période où le sport revêt ouvertement des fonctions politiques en assurant un rôle de ciment national et d’affiche internationale. « Dans la propagande soviétique, l’indifférenciation sexuelle des corps symbolise à la fois la santé des “mères de la Révolution” et prétend démontrer l’efficacité des politiques sociales et de promotion de l’égalité entre hommes et femmes » [Dorlin, 2012]. Les soupçons se portent alors majoritairement sur les sportives de l’Est, dont les performances nourrissent la rivalité politique Est/Ouest [Wiederkehr, 2009]. Quelques décennies plus tard, alors que le monde soviétique commence à se fissurer, on assiste au sein des compétitions sportives féminines à l’émergence d’une nouvelle féminité sportive hégémonique, celle des Africaines-­Américaines [Vertinsky et Captain, 1994]. Très rapidement, celles-­ci vont être l’objet de critiques de la part de scientifiques, mais aussi d’éducateurs influents et de journalistes. Ils soulignent de supposés avantages physiologiques et anatomiques, héritage de leur « origine » africaine. Le mythe de la supériorité physique de l’« homme africain » influence considérablement le paysage sportif. Ainsi, confrontées à des stéréotypes raciaux et sexués les désignant comme plus athlétiques et physiquement douées, mais également comme plus « viriles », certaines d’entre elles développent des stratégies d’hyperféminisation

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 610

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Le corps de l’intersectionnalité

07/02/2017 09:23:49

611

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

et sont hypersexualisées dans les représentations médiatiques. Dès lors, et compte tenu de leur inscription dans une norme de féminité largement hégémonique, l’identité sexuée des athlètes africaines-­américaines ne sera pas réellement questionnée. C’est de dopage qu’on les soupçonne avant tout. Avec la chute du Mur de Berlin, les équilibres géopolitiques du monde sportif sont bouleversés et un monde multipolaire apparaît. L’éclatement du bloc de l’Est modifie fortement les hiérarchies sportives, avec l’émergence et la progression des anciens satellites soviétiques et celles des pays africains. L’arrivée de ces participantes semble coïncider avec une réactualisation des dispositifs de contrôle de genre et une réécriture des représentations des corps sportifs. À Atlanta en 1996, la décision du CIO de supprimer le test, jugé inutile en raison de son coût élevé proportionnellement au nombre de femmes présentant des différenciations chromosomiques, intervient au moment où les performances des athlètes de l’Est s’alignent sur celles des autres sportives. Pour autant, ce n’est pas véritablement d’abrogation qu’il est question. Le CIO, tout comme l’IAAF, se rabat sur une disposition antérieure et prévient qu’un personnel médical défini interviendra s’il y a doute sur l’identité sexuée de certaines athlètes. Dans ce cadre, l’orientation géopolitique des soupçons renvoie aux critères normatifs d’une féminité définie à partir d’un idéal occidental qui a toujours régi l’intégration des femmes au monde du sport. À l’heure d’une nouvelle hypermédiatisation, ce dispositif repose donc sur des doutes visuels qui s’appuient largement sur des stéréotypes du sens commun des dominant·e·s. Il engendre une réactualisation de la différenciation marquée entre « féminité ethnicisée » et « féminité blanche ». De fait, les organisations sportives internationales sont plus enclines à mettre en doute le sexe des athlètes qui défendent les couleurs des pays dits « du Sud ». Elles développent également une culture du soupçon à l’égard de certaines fédérations sportives nationales, qui tairaient délibérément la vérité dans le but d’obtenir des médailles et de se positionner sur la scène internationale sportive et politique. Le « Nord » se méfie du « Sud » et institutionnalise cette méfiance, au détriment des femmes dont la visibilité dans les médias demeure pourtant largement inférieure à celle des hommes. Critiquée au moment de son développement dans les années 1930, la pratique sportive féminine se trouve ainsi questionnée par l’application du test de féminité dans les années 1960, en écho à une opposition politico-­sportive entre les blocs de l’Est et de l’Ouest, avant de devenir, depuis les années 1990, l’un des lieux privilégiés de l’antagonisme Nord/Sud et, plus précisément, « blanc »/« de couleur ». Le test

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 611

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Sport

07/02/2017 09:23:49

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

de féminité est engagé dans un véritable cercle vicieux et revient, dans ses modalités et dans sa finalité, à son origine. En effet, s’il a été mis en place afin de contrôler tout d’abord de visu le sexe et donc la féminité « non hégémonique » des athlètes du bloc de l’Est, les contrôles « visuels » ont très vite été supprimés et remplacés par des mesures estimées moins invasives et plus scientifiques. En revanche, aujourd’hui, c’est à nouveau s’il y a un doute visuel que l’on impose ces contrôles… doute émis presque exclusivement envers les sportives des Suds qui ne répondent pas aux critères normatifs de la féminité hégémonique « occidentale » attendus sur les terrains sportifs. L’interférence des marqueurs du sexe, de la race et de la classe dans les arguments aujourd’hui avancés en faveur du test de féminité est ainsi à interroger. La perte de privilèges des pays occidentaux sur la scène internationale sportive et politique provoque alors des résistances qui s’opèrent au détriment des femmes racialisées. Tous ces processus se cristallisent autour de l’exemple de Dutee Chand, une sprinteuse indienne âgée de dix-­huit ans, qui n’a pas été autorisée à participer aux Jeux du Commonwealth durant l’été 2014 à Glasgow, en raison d’une hyperandrogénie, c’est-­à-­dire une production jugée excessive d’hormones androgènes (en particulier la testostérone), censée lui procurer un « avantage » sur ses autres concurrentes, selon les instances dirigeantes sportives. L’athlète a refusé de se soumettre au règlement et a déposé une plainte auprès du tribunal arbitral du sport (TAS), expliquant ne pas comprendre pourquoi elle devrait subir une hormonothérapie ou, davantage encore, des opérations, alors qu’elle n’a pas triché et que ses avantages « estimés » sont le fait d’une production naturelle de son corps. Le TAS a décidé, le lundi 27 juillet 2015, d’autoriser Dutee Chand à concourir à nouveau. Il demande à la Fédération internationale d’athlétisme de suspendre pendant deux ans son règlement relatif à l’hyperandrogénisme féminin. Le tribunal estime qu’il manque d’« évidence scientifique » qui attesterait de l’impact du taux de testostérone sur la performance sportive. Par son combat largement relayé dans la presse internationale, la sportive indienne pourrait bien contribuer à écrire une nouvelle page de l’histoire de la fabrique médicale et institutionnelle des sportives, enfin affranchies des entraves pesant encore sur leur émancipation sportive. Renvois aux notices : Bicatégorisation ; Corps légitime ; Danse ; Incorporation ; Organes sexuels ; Postcolonialités ; Race ; Santé ; Trans’.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 612

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Sport

612

07/02/2017 09:23:49

Sport

613

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Arnaud P. et Terret T. (1996), Histoire du sport féminin, Paris, L’Harmattan. Baillette F. et Liotard P. (1999), Sport et Virilisme, Carnon, Quasimodo & fils. Bohuon A. (2012), Le Test de féminité dans les compétitions sportives. Une histoire classée X ?, Donnemarie-­Dontilly, Éditions iXe. Bohuon A. et Rodriguez E. (2016), « Gender verifications vs. anti-­doping policies : sexed controls », in Montanola S. et Olivesi A. (dir.), Gender, Sport and Ethics The Case of Caster Semenya, Londres, Routledge. Butler J. (2005 [1990]), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte. Cahn S. K. (1993), « From the “muscle moll” to the “butch” player. Mannishness, lesbianism, and homophobia in U.S. women’s sport », Feminist Studies, vol. 19, n° 2, p. 343‑368. Davisse A. et Louveau C. (1998), Sports, école, société. La différence des sexes, féminin, masculin et activités sportives, Paris, L’Harmattan. Defrance J. (1987), L’Excellence corporelle. La formation des activités phy‑ siques et sportives modernes (1770‑1914), Rennes, PUR. Dorlin E. (2006), La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte. –  (2012), « Préface. Du sexe musculaire au genre de la testostérone », in Bohuon A., Le Test de féminité dans les compétitions sportives. Une his‑ toire classée X ?, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, p. 13-22. Elias N. et Dunning E. (1986), Sport et Civilisation, la violence maîtrisée, Paris, Fayard. Fausto-­Sterling A. (2012), Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, La Découverte. Fénichel P. et al. (2013), « Molecular diagnosis of 5α-­reductase deficiency in 4 elite young female athletes through hormonal screening for hyperandrogenism », Journal of Clinical Endocrinology & Metabolism, vol. 98, n° 6, p. 1055‑1059. Gimenez I. (2014), « Des “tests de féminité” aux “contrôles de genre” dans le sport : méthodes et stratégies médicales », mémoire de master 1 en histoire, ENS de Lyon. Guillot V. (2008), « Intersexes : ne pas avoir le droit de dire ce que l’on ne nous a pas dit que nous étions », Nouvelles Questions Féministes, vol. 27, n° 1, p. 37‑48. Hargreaves J. (1994), Sporting Females. Critical Issues in the History and Sociology of Women’s Sport, Londres, Routledge. Hargreaves J. et Vertinsky P. (2007), Physical Culture, Power, and the Body, New York, Routledge. Hartmann-­Tews I. et Pfister G. (2003), Sport and Women. Social Issues in International Perspective, Londres, Routledge. Karkazis K., Jordan-­Young R., Davis G. et Camporesi S. (2012), « Out of bounds ? A critique of the new policies on hyperandrogenism in elite female athletes », The American Journal of Bioethics, vol. 12, n° 7, p. 3‑16

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 613

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Bibliographie

07/02/2017 09:23:49

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Laqueur T. (1992), La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard. Liotard P. (dir.) (2008), Sport et Homosexualités, Carnon, Quasimodo & Fils. Markula P., Bruce T. et Hovden J. (2010), Sportswomen at the Olympics. A Global Content Analysis of Newspaper Coverage, Rotterdam, Sense. Menesson C. (2005), Être une femme dans le monde des hommes. Socialisation sportive et construction du genre, Paris, L’Harmattan. Messner M. A. et Sabo D. F. (1990), Sport, Men, and the Gender Order. Critical Feminist Perspectives, Champaign, Human Kinetics. Mosse G. L. (1997), L’Image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, Paris, Abbeville Press. Park R. J. et Vertinsky P. (2013), Women, Sport, Society. Further Reflections, Reaffirming Mary Wollstonecraft, Londres, Routledge. Peyre E. et Wiels J. (2015), Mon corps a-­t‑il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologie et sciences sociales, Paris, La Découverte. Quin G. et Bohuon A. (2013), L’Exercice corporel du xviiie siècle à nos jours. De la thérapeutique à la performance, Paris, Glyphe. ‒ (2015), Les Liaisons dangereuses de la médecine et du sport, Paris, Glyphe. Stewart M. L. (2001), Physical Culture for Frenchwomen (1880‑1930), Baltimore, John Hopkins University Press. Terret T. (2005), Sport et Genre, Paris, L’Harmattan. Verbrugge M. (2012), Active Bodies. A History of Women’s Physical Education in Twentieth Century America, Oxford, Oxford University Press. Vertinsky P. et Captain G. (1994), « More myth than history : American culture and representations of the Black female’s athletic ability », Journal of Sport History, vol. 25, n° 3, p. 532‑561. Vigarello G. (1978), Le Corps redressé. Histoire d’un pouvoir pédagogique, Paris, Delarge. Wackwitz L. A. (2003), « Verifying the myth : Olympic sex testing and the category “woman” », Women’s Studies International Forum, vol. 26, n° 6, p. 553‑560. Wiederkehr S. (2009), « We shall never know the exact number of men who have competed in the Olympics posing as women : sport, gender verification and the Cold War », International Journal of the History of Sport, vol. 26, n° 4, p. 556‑572. Woodward K. (2012), Sex Power and the Games, Basingstoke, Palgrave Macmillan.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 614

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Sport

614

07/02/2017 09:23:49

Taille

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

La taille (ou stature) individuelle implique, selon les données les plus récentes, l’interaction de plusieurs centaines de variants génétiques en de nombreux endroits du génome [Wood et al., 2014]. Caractère quantitatif extrêmement complexe du fait de cette réalité polygénique [Barriel, 2009], la taille est aussi paradigmatique du débat inné/acquis et de la très grande difficulté à séparer les facteurs génétiques des facteurs de développement, ici largement influencés par les facteurs sociaux [voir la notice « Inné/Acquis »]. Les études d’anthropobiologie soutiennent que les différences staturales entre individus, dans une même population, sont largement d’ordre génétique. En revanche, elles affirment que l’environnement, en particulier alimentaire, explique la majeure partie des différences moyennes qui existent entre catégories socioprofessionnelles (classes sociales) ou entre populations humaines. De même, une alimentation favorisant les garçons tout au long de la croissance dans certaines populations expliquerait, en partie, les différences de stature entre hommes et femmes à l’âge adulte. Cependant, la théorie bien admise aujourd’hui est que le dimorphisme sexuel de stature (DSS) s’explique majoritairement par des facteurs génétiques, particulièrement dans les pays riches. Cette notice pose la question de savoir si l’« hypothèse génétique » n’implique pas autant l’influence de facteurs sociaux que l’« hypothèse environnementale ». Certaines des normes de différenciation et d’inégalité sociale sont-­elles capables de s’inscrire dans le génome ? En anthropologie biologique, le débat s’est posé en ces termes : dans les populations souffrant de déficits nutritionnels, les petites tailles adultes représentent-­ elles un phénomène de plasticité « positive » ou sont-­elles des adaptations négatives affectant la santé et la survie sur le long terme des individus ? Concernant les hommes et les femmes, la littérature obstétrique montre qu’une petite taille représente clairement un handicap pour les femmes lors de l’accouchement (le seuil critique dépendant de la taille moyenne de la population). Du strict point de vue de la sélection natu-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 615

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Priscille Touraille

07/02/2017 09:23:49

Taille

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

relle, les femmes devraient, de ce fait, être plus grandes (ou au moins autant) que les hommes. Aucune population humaine actuelle ne présente ce schéma de DSS. L’influence du social se pose avec une acuité particulière en ce qui concerne les différences moyennes de taille entre hommes et femmes. L’idée que les pratiques sociales peuvent s’inscrire dans le génome est, de manière générale, très mal saisie, tant par le sens commun que par les représentant·e·s des sciences sociales. En effet, le raisonnement ordinaire n’offre pas d’alternative entre une hypothèse génétique – dont le social serait par définition exclu – et une hypothèse environnementale qui serait seule capable de rendre compte de l’impact des facteurs sociaux. Différences moyennes entre populations : l’hypothèse environnementale Les populations humaines présentent, en moyenne, des différences de taille relativement importantes. Les théories anthropométriques du xixe siècle ont tenté de montrer que la stature est une caractéristique héréditaire invariable liée à la « race ». Ce « conte racial » [Heyberger, 2005], qui manipulait largement les données statistiques dans le sens de son discours, a, au cours du xxe siècle, été remplacé par un paradigme opposé, qui met en avant comme première explication des différences entre groupes humains les facteurs sociaux agissant sur la croissance. Ce paradigme a donné lieu à une littérature conséquente et s’appuie sur des études menées sur plus d’un siècle. Ces dernières prouvent que la stature moyenne d’une population varie en fonction de l’amélioration ou de la détérioration des conditions de vie et d’alimentation. L’anthropologie biologique a également révélé que les différences moyennes entre classes sociales ou entre populations disparaissent ou s’estompent avec l’élévation des conditions économiques. L’une des études les plus révélatrices porte sur les migrant·e·s guatémaltèques aux États-­Unis. Elle donne à voir une augmentation fulgurante de la stature en une seule génération, qui ne peut être rapportée qu’à l’amélioration des conditions nutritionnelles des enfants de migrant·e·s [Bogin et al., 2002]. Quand la stature cesse d’augmenter dans les pays riches, comme c’est le cas aujourd’hui dans le nord de l’Europe [Cole, 2003], les anthropologues en déduisent généralement que la population a atteint son « potentiel génétique ». Du fait de cette sensibilité aux conditions sociales, la taille est devenue un outil de l’anthropologie biologique et de l’histoire anthropométrique pour évaluer le « statut nutritionnel » des populations. Ces disciplines travaillent aujourd’hui dans le cadre d’une hypothèse environnementale stricte : elles considèrent que les différences entre popula-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 616

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

616

07/02/2017 09:23:49

Taille

617

tions ne sont pas dues à des gènes déterminant des tailles particulières, mais à des gènes qui ont pour propriété d’ajuster la croissance des individus à l’environnement [Touraille, 2008, p. 203‑207].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

L’écart de taille entre hommes et femmes (le DSS) est variable selon les populations humaines. Les hommes sont en moyenne plus grands que les femmes de 6 à 18 cm [Gustafsson et Lindenfors, 2004], l’écart étant plus important dans les sociétés riches. Les sociétés occidentales ont donc actuellement un DSS plus important que toutes les autres. L’écart homme/femme, au lieu de s’amenuiser comme c’est le cas pour les écarts entre populations ou entre classes sociales, a augmenté avec l’amélioration des conditions alimentaires. Hommes et femmes sont devenu·e·s plus grand·e·s dans les pays riches, mais les hommes ont au final grandi plus que les femmes. Pour les bio-­anthropologues, l’écart de stature homme/femme sert aussi à mesurer le statut nutritionnel des populations. Si cet écart est faible, cela signifie que la population est mal nourrie. Si l’écart est important (par exemple 15 cm), cela veut dire que le niveau de vie de la population est satisfaisant. Il importe de comprendre que c’est la variation interpopulationnelle du DSS qui est interprétée par l’anthropologie biologique au travers du paradigme environnemental et non la variation homme/femme elle-­même. Comme les données comparées du DSS sont inverses à celles des variations de taille entre populations (l’écart de stature entre hommes et femmes ne se réduit pas, au contraire, il s’amplifie avec l’amélioration des conditions de vie), les bio-­anthropologues sous-­entendent que les facteurs sociaux ne l’influencent que très peu. Pour l’anthropologie biologique, le DSS ne peut pas s’expliquer de la même manière que les écarts de stature entre populations ou entre classes sociales. Cet écart reste, selon le prisme de cette discipline, un écart d’ordre génétique. Elle ne se soucie pas de l’expliquer. Seules les sciences de l’évolution ont les outils pour aborder la question génétique [Touraille, 2008]. Pour ces dernières, les différences de taille entre mâles et femelles, très variables dans le monde vivant, sont causées par des gènes dits « sexe-­spécifiques », qui régulent, via les hormones, l’expression de gènes impliqués dans la croissance [Badyaev, 2002]. Ces gènes sont considérés comme étant soumis à sélection, ce qui explique ­l’extrême labilité des dimorphismes sexuels de taille.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 617

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Différences moyennes entre hommes et femmes : environnement ou génétique ?

07/02/2017 09:23:49

618

Taille

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

L’anthropologue Nicole-­Claude Mathieu et la sociologue Colette Guillaumin ont sommairement avancé, dans les années 1980, une hypothèse explicative du DSS : « La différence importante de taille et de poids entre les hommes et les femmes dans un grand nombre de populations (par exemple, 10 cm d’écart moyen entre hommes et femmes chez les Yanomami) n’est-­elle pas due, de fait, à une alimentation moindre ou plus mal équilibrée des femmes (ajoutée à une plus grande dépense énergétique et à un moindre repos) ? » [Mathieu, 1985, p. 189]. Ce questionnement reprend l’hypothèse environnementale de l’anthropologie biologique sur les différences entre populations et l’applique au DSS. Guillaumin, dans le paragraphe qu’elle consacre à la taille dans son article « Le corps construit » [1992, p. 123‑125], fait le parallèle entre les différences moyennes entre hommes et femmes et les différences moyennes de taille entre classes sociales dans Paris intra muros au début du xxe siècle. Elle offre ensuite une explication inédite pour sortir de l’apparent paradoxe qui veut que les femmes des sociétés riches (plus grandes que les femmes des sociétés pauvres) soient encore plus petites par rapport aux hommes que ne le sont les femmes des sociétés pauvres : « C’est dans les pays où il n’y a pas de pénurie alimentaire que les femmes sont moins bien nourries que les hommes et non pas dans les pays de relative rareté » [p. 124]. Les femmes seraient donc mal nourries dans les pays pauvres, mais encore plus mal nourries (relativement aux hommes) dans les pays riches. Cette idée est totalement opposée à ce que dit l’anthropologie biologique. Du point de vue de cette discipline, même si des disparités alimentaires existent au sein des sociétés riches, tous les individus qui vivent dans ces sociétés sont assez nourris pour atteindre leur potentiel de croissance. C’est ce qui permet à la discipline de soutenir l’idée que le DSS dans les sociétés riches n’est pas environnemental, mais génétique. Colette Guillaumin court-­circuite l’explication génétique. Elle s’attaque au paradoxe que représente, dans une hypothèse environnementale, le fait que l’écart de stature entre les hommes et les femmes est plus important dans les sociétés riches que dans les sociétés pauvres. Elle le résout par une explication sociale : l’inégalité alimentaire serait aussi plus importante dans les sociétés riches. Les suggestions de Mathieu et de Guillaumin se veulent radicalement environnementales [voir l’exposé d’une explication alternative complexe dans Touraille, 2008, p. 219‑221]. Toutes les deux sous-­entendent que si les femmes étaient aussi bien nourries que les hommes, elles devien-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 618

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

L’interprétation « environnementale » du DSS : l’hypothèse du féminisme matérialiste

07/02/2017 09:23:49

619

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

draient aussi grandes qu’eux et l’écart statistiquement significatif entre hommes et femmes disparaîtrait, comme c’est le cas avec les classes sociales. Cette hypothèse n’est pas tenable. En effet, même si de nombreuses femmes adultes se soumettent à un affamement dramatique dans les sociétés riches pour des raisons analysées sous l’angle des rapports de genre [Carof, 2015 ; Fournier et al., 2015], cet affamement n’impacte pas leur croissance (à part dans les cas d’anorexie mentale précoce chez les adolescentes). Aucune étude de nutrition ne vient soutenir la proposition de Guillaumin sur les sociétés occidentales. L’erreur de l’épistémologie féministe matérialiste ne fut évidemment pas de suggérer que les différences morphologiques liées au sexe pouvaient être un effet de la domination des hommes sur les femmes, hypothèse qui était particulièrement novatrice. Elle fut de proposer un mécanisme inexact pour exprimer cette intuition de recherche. Les deux chercheuses en sciences sociales considéraient les différences causées par les gènes exactement comme le sens commun les interprète, à savoir comme des différences qui s’opposent au social. Si « c’est génétique », pense-­t‑on, ce ne peut pas être social. Or le raisonnement ordinaire a une vision très inexacte de ce que disent les sciences de l’évolution. Les « gènes » ne sont pas forcément le produit de la nature. Les gènes, bien entendu, ne peuvent pas être « fabriqués » par les pratiques sociales, mais ils peuvent être sélec‑ tionnés par elles. Ceci veut dire que les pratiques sociales ont l’énorme pouvoir de faire exister tels ou tels gènes, c’est-­à-­dire de faire que certains gènes soient plus représentés que d’autres à l’échelle d’une population. Le concept de sélection est véritablement le concept qui permet de comprendre comment les gènes non seulement ne s’opposent pas au social, mais peuvent être diffusés et manipulés par les pratiques sociales [voir la perspective pionnière suivie dans les sciences sociales par Bonniol, 1992]. L’enjeu de la problématique évolutive : comprendre le concept de sélection La notion de sélection est un concept clé des sciences de l’évolution [Huneman, 2009]. Darwin a inventé ce concept en prenant modèle sur la reproduction sélective pratiquée par les éleveurs sur leur cheptel partout dans le monde [1999 (1871)]. Les éleveurs font se reproduire les individus dont les caractéristiques les intéressent jusqu’à obtenir une descendance qui exprime ces caractéristiques. Ainsi, les éleveurs ont, de tout temps, été capables de conserver les variations qui les intéressaient en manipulant la reproduction de leur cheptel. Ce type de pratique – la sélection artificielle – a servi de modèle à Darwin pour ses modèles

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 619

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Taille

07/02/2017 09:23:49

Taille

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

de sélection naturelle (les caractères sélectionnés « par la nature » sont ceux qui favorisent la survie) et de sélection sexuelle (les caractères sont sélectionnés par les comportements des individus). Les deux conditions théoriques de toute sélection sont les suivantes : il faut que les caractères présentent des variations et il faut que ces variations soient héritables, c’est-­à-­dire transmissibles aux descendant·e·s par voie génétique. Le mécanisme de la sélection est toujours un mécanisme dit de « reproduction différentielle » : certaines variations (pour x raisons) vont être, plus que d’autres, transmises à la génération suivante. Toutes sortes de forces, « naturelles » mais aussi non naturelles (sociales en l’occurrence), peuvent induire une reproduction différentielle des individus. Peu de travaux en sciences sociales se sont saisis du concept de sélection. Ce concept est pourtant d’une rare pertinence pour rendre compte de l’effet des pratiques sociales sur les corps, question soulevée par la problématique de l’embodiment. En quoi les corps portent-­ils la trace d’inégalités sociales qui ont été à l’œuvre sur des générations passées ? Comment des gènes qui n’auraient pas été sélectionnés par la sélection naturelle réussissent-­ils à se diffuser ? L’hypothèse environnementale est une hypothèse optimiste qui voudrait que les effets des inégalités sur le corps soient réversibles avec la fin des inégalités sociales. Défendre que les écarts moyens de taille sont un effet d’inégalités alimentaires non inscrites dans le génome, qu’il serait possible de résoudre en une génération, est une hypothèse naïve, peu réaliste et qui, paradoxalement, minimise la portée des oppressions sociales. Pour les sciences sociales, le concept d’inégalité biologique reste lié à la pensée raciste et n’a donc pas de sens. Un problème se pose cependant : comment conceptualiser des traits inscrits dans le génome qui doivent directement leur existence à des pratiques sociales de domination et qui sont biologiquement défavorables aux individus ? Une perspective sélectionniste a été proposée par certains programmes d’anthropologie biologique qui intègrent l’approche évolutive [Goodman et Leatherman, 1999 ; Goodman, 2006]. Le concept de sélection permet de rendre compte à la fois de certaines différences de taille entre populations (que n’explique pas le paradigme environnemental) et des différences entre hommes et femmes, en les reliant à un questionnement sociopolitique. Inégalités d’accès aux ressources alimentaires : une voie de sélection sociale Des travaux récents en anthropologie biologique ont amorcé un retour à une problématisation génétique et recourent au concept de sélection pour expliquer les différences de stature entre certaines popu-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 620

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

620

07/02/2017 09:23:49

621

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

lations humaines [Shea et Bailey, 1996]. Ces recherches s’opposent explicitement aux problématisations racistes du xixe siècle, par exemple celles qui ont pu expliquer la petite taille des Pygmées d’Afrique centrale comme un caractère ancestral ou « archaïque » – proche des grands singes, autrement dit. Une idée très différente est défendue aujourd’hui en anthropologie biologique : la petite taille des populations pygmées d’Afrique centrale serait d’origine relativement récente (ces populations descendraient de populations humaines de plus grande stature) et cette réduction staturale aurait une explication génétique (hypothèse formulée sur la base de l’identification de facteurs de croissance propres à ces populations). La petite taille des Pygmées ne serait pas d’origine seulement environnementale. Parmi toutes les hypothèses émises pour rendre compte de cette réduction de taille, une hypothèse très intéressante, entre autres pour les sciences sociales, a été proposée. C’est une hypothèse de sélection : les grandes statures auraient été contre-­sélectionnées dans les populations pygmées du passé (les grands individus auraient eu une mortalité plus importante que les petits) du fait d’une limitation en ressources alimentaires sur le long terme [Shea et Bailey, 1996], limitation dont on ne peut savoir aujourd’hui si elle fut simplement d’origine écologique ou, plus vraisemblablement, le résultat de géopolitiques et d’un confinement, ou d’un repli, dans des écosystèmes pauvres en certaines ressources alimentaires. Un modèle similaire a été proposé pour expliquer la plus petite taille des femmes par rapport aux hommes [Touraille, 2008]. La différenciation sociale opérée sur la base du sexe (les régimes de genre) engendre des rapports sociaux inégalitaires à tous les étages de la vie sociale. Les régimes de genre produisent, entre autres, des régimes d’inégalité alimentaire à l’avantage des hommes qui représentent, pour les femmes, un système de pénurie institué [Touraille, 2008 ; Fournier et al., 2015]. Contrairement à ce que propose Guillaumin, c’est assurément dans les pays de pénurie alimentaire, et non d’abondance alimentaire, que les femmes souffrent le plus de malnutrition et de sous-­nutrition. En écologie comportementale, des mâles plus grands que les femelles sont le résultat de l’augmentation de la taille des mâles quand existe une compétition physique individuelle entre eux [Plavcan, 2001]. Celle-­ci n’est pas le résultat de la sélection naturelle : ni la compétition ni les grandes tailles ne servent la survie des mâles. Mais des mâles plus grands peuvent aussi résulter de la réduction de la taille des femelles [Karubian et Swaddle, 2001]. Cette réduction survient quand les ressources sont limitées sur le long terme ou quand les mâles monopolisent systématiquement les ressources alimentaires à leur avantage. D’un point de vue physiologique et de reproduction, les femelles mammifères ont théori-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 621

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Taille

07/02/2017 09:23:49

Taille

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

quement avantage à être de grande taille [Ralls, 1976]. Mais, en cas de limitation alimentaire sur le long terme, les individus de grande taille meurent, ce qui sous-­entend que les variants génétiques impliqués dans ces valeurs de taille sont contre-­sélectionnés [Martin, Willner et Dettling, 1994]. Dans l’espèce humaine, les femmes ont intérêt à être de grande taille, pour les mêmes raisons que les autres mammifères. Mais aussi, spécifiquement, pour des raisons obstétriques. En effet, l’augmentation de la stature est le seul moyen de faire augmenter les dimensions du canal pelvien, originellement réduites par la bipédie. Une importante littérature montre que, dans des populations de taille diverse, les femmes de petite taille courent, toutes proportions gardées, plus de risques de disproportions fœto-­pelviennes que les femmes de grande taille [Guégan, Teriokhin et Thomas, 2000]. En effet, si les dimensions des fœtus à terme n’excèdent pas un certain seuil, les variations de ces dimensions sont loin d’être parfaitement corrélées au phénotype des individus gestants (les petites femmes ont moins de chances de porter des fœtus de dimensions compatibles avec un accouchement sans risques de disproportion) [Cole, 2003]. Dans les populations pygmées les plus petites (les Efe), les femmes font en moyenne 135 cm. L’accouchement n’y serait ni plus ni moins problématique que dans les autres populations humaines, et ce, apparemment, pour deux raisons : la contre-­sélection des grandes statures dans ces populations s’est accompagnée, d’une part, d’une réduction significative de la dimension des fœtus [Boaz et Almquist, 1997, p. 497] et, d’autre part, du maintien de certains facteurs de croissance comme ceux du crâne [Shea et Gomez, 1988] et du bassin [Kurki, 2007], structures osseuses qui, à l’âge adulte, ne sont pas réduites en proportion de la taille des individus (phénomène dit d’« allométrie »). À partir des modèles de la biologie évolutive, une hypothèse réaliste du DSS peut être proposée : un système de pénurie alimentaire permanent ciblé sur les femmes constitue une pression de sélection idéale, capable de contre-­sélectionner les variants de grande taille chez les femmes [Touraille, 2008]. Il semble réaliste de penser qu’à travers l’alimentation les régimes de genre ont régulièrement exercé des pressions de sélection pour des valeurs de taille particulièrement coûteuses pour les femmes. Discriminations matrimoniales : l’autre voie de la sélection sociale L’idée que les hommes doivent être toujours un peu plus grands que les femmes dans un couple hétérosexuel donne lieu à une norme prégnante – pour ne pas dire oppressive – dans les sociétés occidentales,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 622

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

622

07/02/2017 09:23:49

623

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

mais aussi dans nombre d’autres sociétés. Cette norme, appelée « male taller norm » dans la littérature anglophone, est une norme de genre [Touraille, 2015 ; Bozon, 1991]. Dans une société comme celle des Pygmées Baka du Cameroun, les hommes expriment clairement qu’ils ne veulent pas d’une femme « qui les dépasse » [Becker et al., 2012]. Les représentations et les assortiments matrimoniaux qui en découlent sont cependant variables selon les populations [Sear, 2006 ; Sorokowski et al., 2015]. Dans les pays occidentaux, l’idée que « l’homme doit être plus grand » contribue à déterminer les assortiments matrimoniaux. La conséquence, d’un point de vue statistique, est la suivante : les couples qui se forment avec des hommes plus grands que leurs partenaires sont plus nombreux que ne le voudrait le hasard. Cette réalité s’accompagne – logiquement – d’une norme d’exclusion des individus possédant une taille problématique dans le schéma attendu : hommes très petits à petits et femmes grandes à très grandes. Une discrimination matrimoniale effective existe pour les individus manifestant ces valeurs de taille [Herpin, 2003]. Cette discrimination staturale n’est pertinente du point de vue du concept de sélection que dans la mesure où les unions produisent une descendance. Dans les pays occidentaux, il a été montré que le rejet des hommes de petite taille et des femmes de grande taille a bien une conséquence reproductive : ce sont les hommes dans la moyenne et au-­dessus de la moyenne et les femmes au-­dessous de la moyenne qui ont le plus d’enfants [Pawlowski, Dunbar et Lipowicz, 2000 ; Nettle, 2002]. Cette réalité sociologique a une conséquence génétique : les hommes de petite taille et les femmes de grande taille contribuent moins au pool génétique des populations occidentales. Les gènes des femmes de petite taille et des hommes de grande taille augmentent en fréquence. Les représentations de genre ont un impact sur les pratiques matrimoniales, qui ont, à leur tour, un impact sur l’écart significatif de taille entre hommes et femmes. Comme le dit Guillaumin : « Les caractéristiques physiques requises d’un homme et d’une femme vont par définition vers la différenciation » [1992, p. 125]. Il existe maintenant des preuves que ces pratiques exercent sur la taille une sélection dite « disruptive » capable de créer ou de maintenir le DSS [Nettle, 2002]. Un idéal incontournable de la masculinité biologique dans les sociétés occidentales – la grande taille – est ainsi capable de s’autogénérer en manipulant l’hérédité génétique via les stratégies matrimoniales. Cet « idéal » de genre est à la fois meurtrier – il engendre, dans les faits et en théorie, un énorme gaspillage de vies pour les femmes qui procréent – et foncièrement discriminant – il dissuade les petits hommes et les grandes femmes de pro-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 623

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Taille

07/02/2017 09:23:49

624

Taille

créer ensemble, ce qui serait, dans un modèle de maximisation de la « fitness », l’union favorisée par la sélection naturelle.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Même si les filles sont suffisamment nourries dans les pays occidentaux, le DSS ne va pas disparaître : d’une part, parce qu’il existe d’autres pressions de sélection favorisant la reproduction des hommes de grande taille ; d’autre part, parce que ces différences ne sont pas d’ordre « environnemental ». Il y a tout lieu de penser que le dispositif de genre est l’agent de la sélection du DSS. Pour défaire le résultat de cette sélection sociale, il faudrait soit inactiver les gènes de régulation sexe-­spécifiques impliqués dans les différences de croissance (non identifiés à ce jour), soit inverser les pressions de sélection. Dans ce dernier cas de figure, il faudrait que, sur des générations, les femmes de grande taille et les hommes de petite taille fassent davantage d’enfants et que les hommes de grande taille et les femmes de petite taille s’abstiennent de procréer. Le processus est réversible en termes d’évolution. Mais l’intérêt d’une approche en termes de sélection est moins de susciter un intérêt pour une « révolution des corps » [Heyberger, 2005] que de prouver que les pratiques sociales ont bel et bien le pouvoir de contrôler l’évolution de certains caractères physiques. L’intérêt est également de lever certains obstacles épistémologiques : dire que des différences sont d’ordre génétique ne veut pas dire qu’elles sont « naturelles » au sens où on l’entend couramment. Il faut « voir la culture dans la nature », selon l’expression du bio-­anthropologue Alan Goodman [2006]. Les représentations communes qui n’arrivent pas à concevoir l’influence du social sur les gènes pèsent lourd. Ces représentations peuvent expliquer que les hypothèses environnementales continuent à être majoritairement favorisées en anthropologie biologique et préférées des chercheurs et chercheuses en sciences sociales. Concernant les différences de taille – toujours relativement significatives – entre populations humaines ou entre classes sociales qui perdurent au sein des pays riches, le silence des bio-­anthropologues est éloquent. Les hypothèses environnementales supposent que les génomes humains ont été totalement imperméables aux différentes formes d’oppression et de domination sociales qui caractérisent l’histoire de notre espèce. C’est un conte, tout autant que le « conte racial » (des humains inégaux par « nature ») auquel il s’oppose. Sa réévaluation, dans un cadre nécessairement interdisciplinaire, représente une perspective de recherche parmi les plus stimulantes qui s’ouvrent aujourd’hui aux sciences sociales.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 624

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Les régimes de genre : agents de sélection des gènes sexe-­spécifiques du DSS ?

07/02/2017 09:23:49

Taille

625

Renvois aux notices : Corps légitime ; Inné/acquis ; Mâle/femelle ; Poids ; Santé.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Badyaev A. V. (2002), « Growing apart : an ontogenetic perspective on the evolution of sexual size dimorphism », Trends in Ecology & Evolution, vol. 17, n° 8, p. 369‑378. Barriel V. (2009), « Notion : caractère », in Heams T., Huneman P., Lecointre G. et Silberstein M. (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, Syllepse, p. 127‑154. Becker N., Touraille P., Froment A., Heyer E. et Courtiol A. (2012), « Short stature in African Pygmies is not explained by sexual selection », Evolution and Human Behavior, vol. 33, n° 6, p. 615‑622. Boaz N. T. et Almquist A. J. (1997), Biological Anthropology. A Synthetic Approach to Human Evolution, Upper Saddle River, Prentice Hall. Bogin B., Smith P., Orden A. B., Varela Silva M. I. et Loucky J. (2002), « Rapid change in height and body proportions of Maya American children », American Journal of Human Biology, n° 14, p. 753‑761. Bonniol J.-­L. (1992), La Couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des Blancs et des Noirs, Paris, Albin Michel. Bozon M. (1991), « Apparence physique et choix du conjoint », in Hibbert T. et Roussel L. (dir.), La Nuptialité. Évolution récente en France et dans les pays développés, Paris, Ined/PUF. Carof S. (2015), « Le régime amaigrissant, une pratique inégalitaire ? », Journal des Anthropologues, n° 140‑141, p. 213‑233. Cole T. J. (2003), « The secular trend in human physical growth : a biological view », Economics and Human Biology, n° 1, p. 161‑168. Darwin C. (1999 [1871]), La Filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe, Paris, Syllepse. Fournier T., Jarty J., Lapeyre N. et Touraille P. (2015), «  L’alimentation, arme du genre », Journal des Anthropologues, n° 140‑141, p. 19‑49. Goodman A. H. (2006), « Seeing culture in biology », in Ellison G. T. H. et Goodman A. H. (dir.), The Nature of Difference. Science, Society and Human Biology, Londres, Taylor & Francis. Goodman A. H. et Leatherman T. L. (dir.) (1999), Building a New Biocultural Synthesis. Political-­economic Perspectives on Human Biology, Ann Arbor, University of Michigan Press. Guégan J.-­F., Teriokhin A. T. et Thomas F. (2000), « Human fertility variation, size related obstetrical performance and the evolution of sexual stature dimorphism », Proceedings of the Royal Society of London B, vol. 267, p. 2529‑2535. Guillaumin C. (1992), « Le corps construit », Sexe, race et pratique du pou‑ voir. L’idée de nature, Paris, Éditions Côté-­femmes, p. 117‑142.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 625

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Bibliographie

07/02/2017 09:23:49

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Gustafsson A. et Lindenfors P. (2004), « Human size evolution : no evolutionary allometric relationship between male and female stature », Journal of Human Evolution, n° 47, p. 253‑266. Herpin N. (2003), « La taille des hommes : son incidence sur la vie en couple et la carrière professionnelle », Économie et statistique, n° 361, p. 71‑90. Heyberger L. (2005), La Révolution des corps. Décroissance et croissance sta‑ turale des habitants des villes et des campagnes en France (1780‑1940), Strasbourg, PUS. Huneman P. (2009), « Notion : sélection », in Heams T., Huneman P., Lecointre G. et Silberstein M. (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, Syllepse, p. 47‑86. Karubian J. et Swaddle J. P. (2001), « Selection on females can create “larger males” », Proceedings of the Royal Society of London B, vol. 268, p. 725‑728. Kurki H. K. (2007), « Protection of obstetric dimensions in a small-­bodied human sample », American Journal of Physical Anthropology, vol. 133, n° 4, p. 1152‑1165. Martin R. D., Willner L. A. et Dettling A. (1994), « The evolution of sexual size dimorphism in primates », in Short R. V. et Balaban E. (dir.), The Differences Between the Sexes, Cambridge, Cambridge University Press, p. 159‑200. Mathieu N.-­C. (1985), « Quand céder n’est pas consentir. Des déterminants matériels et psychiques de la conscience dominée des femmes, et de quelques-­unes de leurs interprétations en ethnologie », in Mathieu N.-­C. (dir.), L’Arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes, Paris, Éditions de l’EHESS, p. 169‑245. Nettle D. (2002), « Women’s height, reproductive success and the evolution of sexual dimorphism in modern humans », Proceedings of the Royal Society of London B, vol. 269, p. 1919‑193. Pawlowski B., Dunbar R. I. M. et Lipowicz A. (2000), « Tall men have more reproductive success », Nature, vol. 403, p. 156. Plavcan J. M. (2001), « Sexual dimorphism in primate evolution », Yearbook of Physical Anthropology, vol. 44, p. 25‑53. Ralls K. (1976), « Mammals in which females are larger than males », The Quarterly Review of Biology, vol. 51, p. 245‑276. Sear R. (2006), « Height and reproductive success : how a Gambian population compares to the West », Human Nature, vol. 17, n° 4, p. 405‑418. Shea B. T. et Bailey R. C. (1996), « Allometry and adaptation of body proportions and stature in African Pygmies », American Journal of Physical Anthropology, vol. 100, n° 3, p. 311‑340. Shea B. T. et Gomez A. M. (1988), « Tooth scaling and evolutionary dwarfism : an investigation of allometry in human Pygmies », American Journal of Physical Anthropology, n° 77, p. 117‑132. Sorokowski P., Sorokowska A., Butovskaya M., Stulp G., Huanca T. et Fink B. (2015), « Body height preferences and actual dimorphism

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 626

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Taille

626

07/02/2017 09:23:49

627

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

in stature between partners in two non-­Western societies (Hadza and Tsimane) », Evolutionary Psychology, vol. 13, n° 2, p. 455‑469. Touraille P. (2008), Hommes grands, femmes petites. Une évolution coû‑ teuse. Les régimes de genre comme force sélective de l’adaptation biologique, Paris, Éditions de la MSH. – (2015), « Coûts biologiques d’une petite taille pour les Homo sapiens femelles : nouvelles perspectives sur le dimorphisme sexuel de stature », in Heams T., Huneman P., Lecointre G. et Silberstein M. (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, Éditions Matériologiques, p. 835‑860. Wood A. R. et al. (2014), « Defining the role of common variation in the genomic and biological architecture of adult human height », Nature Genetics, n° 46, p. 1173‑1186.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 627

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:56 - © La Découverte

Taille

07/02/2017 09:23:50

Technologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Au début du xxie siècle, qu’il s’agisse d’ordinateurs ou de smartphones, d’appareils électroménagers, de moyens de locomotion ou encore des systèmes de diagnostic et d’imagerie médicale que l’on trouve dans les hôpitaux, les technologies font partie du quotidien des sociétés occidentales. Les technologies transforment la façon dont on communique, les manières dont on se déplace, et comment on envisage le monde et s’y projette. Les technologies se situent aussi au plus près – et de plus en plus près – des corps. Prothèses, implants, tissus développés par la bio-ingénierie et autres technologies d’automesure [self-­tracking techno‑ logies] agissent sur et interviennent dans les corps. Que ce soit pour en mesurer ou en moduler certains flux et activités (par exemple le rythme cardiaque, les fibres nerveuses ou l’insuline), pour remplacer certains de ses éléments (hanches, genoux, seins, membres inférieurs ou supérieurs) ou encore pour « étendre » ou « augmenter » certains de ses sens (tels que la vue) et performances (celles du système immunitaire, par exemple), les technologies transforment le corps [Hogle, 2005 ; Lettow, 2011 ; Dalibert, 2014]. Les technologies n’agissent cependant pas sur tous les corps de la même façon. Traditionnellement associées à la masculinité, elles participent au façonnement des rapports sociaux de genre et du corps genré. Les études féministes montrent que le genre prend forme ou se matérialise dans les technologies, tout comme ces dernières sont inscrites dans des rapports de genre qu’elles contribuent à reproduire. À cet égard, dans les sociétés occidentales contemporaines, la possession de compétences techniques et l’existence d’une certaine affinité avec les technologies sous-­tendent la masculinité hégémonique, tandis que la féminité est associée à une peur ou une aversion envers les objets technologiques ainsi qu’à une incompétence technique [Bray, 2007 ; Gill et Grint, 1995 ; Wajcman, 2004]. En outre, les technologies incarnent ou matérialisent des normes et des valeurs, lesquelles peuvent s’inscrire dans des dyna-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 628

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Lucie Dalibert

07/02/2017 09:23:50

Technologie

629

miques d’exclusion de certains corps [Haraway, 1991 ; Wajcman, 2004 ; Winner, 1980]. C’est à la co-­construction du genre et des technologies ainsi qu’aux dynamiques d’exclusion dans lesquelles sont imbriqués les corps et les technologies que cette notice s’intéresse.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Le corps et la technologie ont un destin commun. L’anthropologie philosophique s’est de longue date intéressée à la technologie. Celle-­ci y est notamment conçue en termes corporels. Pour Ernst Kapp [2007 (1877)], le premier philosophe des techniques, la technologie est modelée sur le corps humain, ou plutôt la technologie et sa création doivent être comprises comme une « projection d’organes » : le marteau est la projection du poing, la scie est la projection de la dent, et les réseaux télégraphiques et de chemin de fer sont les projections respectives des systèmes nerveux et vasculaires. Cette conception de la technologie part du postulat que les êtres humains viennent au monde en étant imparfaits : comme ils n’ont pas, contrairement aux autres animaux, d’organes spécialisés qui leur permettent de s’adapter à leur environnement, c’est par la fabrication d’outils qu’ils compensent leurs lacunes corporelles. Les objets technologiques viennent se substituer au corps ou à la matière organique, et les outils peuvent être utilisés en tant que techniques de remplacement, de renforcement ou de facilitation des organes humains et de leurs performances [Gehlen, 1980]. Dans ces conceptions « organologiques » [Chamayou, 2007], bien que le monde des êtres humains soit un monde d’objets technologiques, humains et technologies demeurent ontologiquement séparés : l’objet technologique est modelé sur le corps humain, mais ne contribue pas à le façonner ou à le transformer. Plus encore, selon le philosophe et sociologue allemand Arnold Gehlen, les êtres humains sont menacés d’aliénation par la technologie, laquelle devient de plus en plus autonome car l’humain n’est (quasiment) plus nécessaire, ni physiquement ni intellectuellement, pour la faire fonctionner. Dans ce cadre, la technologie se fait déshumanisante. Cette vue déterministe (et dystopique) de la technologie domine la philosophie classique des techniques au xxe siècle. Le siècle dernier est en effet marqué par l’automatisation du travail, mais aussi, dans sa seconde moitié, par la prolifération nucléaire et le choc de la bombe atomique. Dans ce contexte, la technologie est perçue comme dangereuse car devenant une force autonome qui peut remplacer, voire détruire, les corps et dominer l’humanité. Des philosophes tels que Martin Heidegger [1977] et Jacques Ellul [1977]

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 629

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

La technologie modelée sur le corps, mais opposée à l’« humain » ?

07/02/2017 09:23:50

Technologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

appellent alors à ce que des limites soient posées et à ce que la technologie et son développement soient régulés. La technophobie qui domine au cours de la seconde moitié du xxe siècle est aussi partagée par les écrits féministes, mais pour des raisons spécifiques : la technologie est perçue comme intrinsèquement patriarcale. Dans les années 1970, la majorité des féministes radicales rejettent spécialement les technologies reproductives. Les associant au génie génétique, elles les conçoivent non seulement comme une forme ­d’exploitation du corps des femmes, mais aussi comme des menaces pour ce qu’elles considèrent comme leur « nature » et source de pouvoir, la maternité [Bray, 2007]. Dans la même veine, le courant écoféministe qui émerge à l’époque tend à considérer la technologie comme le produit d’une culture occidentale patriarcale, raciste et violente : la technologie incarne le désir masculin de dominer et contrôler les femmes et leurs corps, mais également, dans cette conception, la nature et les peuples non blancs [Bray, 2007]. Si c’est une vision négative de la technologie qui domine les écrits féministes de cette période, d’autres sont plus technophiles. Shulamith Firestone [1970], par exemple, conçoit les technologies reproductives comme permettant l’émancipation des femmes. L’insémination artificielle et la gestation dans des utérus artificiels (l’ectogénèse), notamment, permettraient de libérer les femmes du poids de la grossesse et de la maternité, et leur (re)donneraient ainsi le contrôle de leur corps. Concernés par les effets de la technologie sur la vie des femmes plutôt que par la façon dont les technologies construisent les rapports sociaux de genre, les écrits féministes au tournant des années 1970 et 1980 s’intéressent aussi aux technologies dites domestiques [Wajcman, 2004]. Ils vont notamment à l’encontre des idées reçues sur les « objets ménagers » en montrant que la mécanisation de la sphère domestique n’a pas substantiellement diminué le temps passé par les femmes à réaliser les tâches et les corvées ménagères, mais qu’elle a plutôt servi à élever les standards de propreté [Bray, 2007 ; Wajcman, 2004]. Si ce type d’analyse adopte une perspective plus contextuelle et moins essentialiste que les écrits féministes radicaux et écoféministes, c’est avec l’émergence des études des sciences et des technologies (science and technology studies ou STS) et notamment leur versant féministe que se développe un intérêt envers des technologies « concrètes », en situation, et la façon dont elles sont impliquées dans la (re)production des rapports de genre.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 630

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

630

07/02/2017 09:23:50

Technologie

631

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

L’émergence des études des sciences et des technologies, tout comme le tournant empirique de la philosophie des techniques à la fin du xxe siècle, apportent un nouveau regard sur les technologies et leur rôle dans la société. S’opposant à la conception de la technologie comme force extérieure et autonome influençant la société, les chercheurs et chercheuses en STS ont montré que les technologies ne sont ni des instruments neutres ni des objets passifs : elles matérialisent plutôt des normes et des valeurs, et elles façonnent les comportements, les actions et les perceptions des êtres humains [Akrich, 1992 ; Haraway, 1991 ; Winner, 1980]. Dès lors, le regard se tourne sur les technologies « en action » et sur leur pouvoir normatif : participant à (et renforçant) des rapports de pouvoir, les technologies peuvent se montrer discriminantes envers certains corps. À cet égard, Madeleine Akrich [1992] et Bruno Latour [2009] ont développé le concept de « script » pour attirer l’attention sur le fait que les objets technologiques sont dotés d’un « programme d’actions », c’est-­à-­dire un ensemble d’instructions qui prescrit et proscrit certaines actions et certains rôles à ses utilisateurs et utilisatrices. Sur les routes, par exemple, les ralentisseurs imposent aux automobilistes de respecter les limites de vitesse établies, la non-­observance de la norme étant accompagnée d’une sanction immédiate : la création de dommages pour leur voiture. Le concept de script souligne ainsi comment les technologies peuvent être dotées de moralité [Latour, 2006 ; Verbeek, 2005]. Par ailleurs, le script matérialise aussi les représentations que les concepteurs, conceptrices et designers ont des utilisateurs ou des utilisatrices et de leurs comportements. En effet, comme l’indique Judy Wajcman lorsqu’elle en esquisse une définition, « la technologie est bien plus qu’un ensemble d’objets ou d’artefacts physiques. Elle incarne aussi fondamentalement une culture ou un ensemble de relations sociales faits de différentes sortes de savoirs, de croyances, de désirs et de pratiques » [Wajcman, 1991, p. 149, notre traduction]. Dans leur ouvrage fondateur, Cynthia Cockburn et Susan Ormrod [1993] montrent de quelle manière le genre et la technologie se co-­ construisent. Elles mettent notamment en lumière comment la conception, le développement et la commercialisation d’un objet technologique, dans ce cas le four à micro-­ondes, s’inscrivent dans et reproduisent des rapports sociaux de genre. Dérivé des radars militaires et initialement créé pour les hommes actifs et célibataires – en particulier des ingénieurs et des managers –, le four à micro-­ondes était au départ de couleur noire

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 631

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Technologies et exclusion des corps illégitimes

07/02/2017 09:23:50

Technologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

et vendu en tant qu’équipement de loisir et de divertissement (avec le matériel hi-­fi et les télévisions). Alors qu’il s’avère être un échec commercial, le four à micro-­ondes est redéfini comme un objet technologique à destination des « ménagères ». Reproduisant la division genrée de la sphère domestique et de la sphère publique, il se teint en blanc – symbole de simplicité et de facilité d’usage, alors que la couleur noire est utilisée pour les technologies « intelligentes » demandant des compétences plus sophistiquées – et il est vendu au rayon électroménager, à côté des frigidaires et machines à laver [Cokburn et Ormrod, 1993 ; Wajcman, 2004]. Le développement, le marketing et l’usage du four à micro-­ondes non seulement reprennent et reproduisent des dynamiques genrées, mais participent aussi à les créer. Outre la mise en relief de la co-­construction du genre et des technologies, les études féministes des sciences et des technologies ont également attiré l’attention sur le fait que lorsque, dans les sociétés occidentales contemporaines, l’universel et la norme tendent à s’incarner dans les corps masculins, blancs, hétérosexuels, valides, plutôt jeunes et de classe moyenne, le design technologique risque de reproduire leurs intérêts et privilèges au détriment des corps jugés différents, voire déviants – des corps illégitimes [Haraway, 1991 ; Harding, 1998]. Ainsi, dans le registre automobile, si Latour [2006] montre que c’est à la ceinture de sécurité que sont déléguées la responsabilité et même la moralité du conducteur quant à la maîtrise de sa vitesse, permettant à ce dernier de rester en vie en cas de choc, il ne remarque pas qu’elle ne protège pas tous les corps de façon égale. De la même façon que l’airbag, la ceinture de sécurité protège principalement les corps d’hommes adultes ; ceux-­ci, plus grands que les corps des femmes ou des enfants et ne pouvant être enceints, constituent le standard en ingénierie  1 [Wajcman, 2004 ; Sharp, 2011]. Les objets technologiques, en tant qu’agents matériels-­ sémiotiques, peuvent donc exclure certains corps, matériellement comme symboliquement, tels des marches ou un escalier lorsque l’on est en fauteuil roulant, ou une porte à ressort hydraulique lorsque l’on est une personne âgée, quelqu’un qui souffre de douleurs chroniques ou qui n’a pas suffisamment de force pour la pousser. Comme le souligne Latour, « parce qu’elles ont des prescriptions, [les technologies] discriminent » [2009, p. 158‑159, notre traduction]. Elles peuvent même être intentionnellement construites et utilisées à de telles fins. 1.  Le site Web rassemble notamment des études de cas qui, issues de la santé et de la médecine, de l’ingénierie, de l’environnement et des sciences, mettent en lumière l’existence de biais de nature genrée dans la recherche et le design technologiques.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 632

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

632

07/02/2017 09:23:50

633

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Dans son article devenu classique « Do Artefacts Have Politics ? », Langdon Winner [1980] montre en effet comment les viaducs installés sur la route de Long Island, dans l’État de New York aux États-­ Unis dans les années 1960, ont été conçus volontairement bas par leur architecte Robert Moses. Le but était d’empêcher les bus d’emprunter ces routes et donc de restreindre l’accès aux plages de l’île à leurs passagers et passagères. Contrairement aux Blanc·he·s de classes moyenne et supérieure qui avaient alors les moyens de posséder une voiture personnelle leur permettant de passer sous ces ponts, ce sont généralement les minorités raciales et les membres des classes populaires qui utilisaient le bus. Les ponts de Moses ont ainsi des effets ouvertement racistes et classistes. De la même façon, dans les années 2010, les algorithmes de reconnaissance faciale de Google, lesquels ont tagué une photographie de deux Africain·e·s-­Américain·e·s du mot clé « gorille », ou encore la fonction d’autocorrection du moteur de recherche, laquelle tend à reproduire des stéréotypes lorsqu’elle complète les recherches des utilisateurs et utilisatrices [Baker et Potts, 2013], ont des effets sexistes et racistes. Concernant cette dernière, lorsque l’on inscrit, par exemple, dans le moteur de recherche Google.fr  2 « les femmes sont… », on se voit proposer « folles » ou « chiantes ». Avec le début de phrase interrogative « pourquoi les Noirs… », ce sont les termes « sentent » ou « courent plus vite que les Blancs » qui sont suggérés. En fait, comme l’ont montré avec force les études féministes des sciences et des technologies, historiquement, les technologies ont contribué à l’infériorisation et la subjugation des corps non blancs [Harding, 1998 ; Markowitz, 2001] : les instruments issus de l’anthropométrie et de la phrénoménologie ont permis d’enrober d’une certaine scientificité la classification et la hiérarchisation des corps et des peuples, et, partant, l’entreprise coloniale dans son ensemble. Prises dans des rapports de pouvoir genrés et racisés qu’elles contribuent à reproduire, les technologies participent à la constitution des corps qui comptent comme pleinement « humains » [Haraway, 1991 ; Markowitz, 2001]. Dès lors, outre leur intérêt pour les dynamiques de co-­construction du genre et des technologies, l’une des questions qui figurent au cœur des études féministes des technologies est celle posée par Susan Leigh Star [1991] et reprise par Donna Haraway [1991] : Cui bono ? En analysant « pour qui » et comment les technologies fonctionnent, le versant féministe des STS questionne les rapports de pouvoir qui sous-­tendent les technologies et les corps qu’elles (dé)valuent ou (in)valident. Cette 2.  Ces résultats ont été obtenus lors d’une recherche sur effectuée le 29 avril 2016.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 633

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Technologie

07/02/2017 09:23:50

634

Technologie

question se fait d’autant plus urgente que les technologies se rapprochent de plus en plus des corps.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Les études des sciences et des technologies et la philosophie des techniques ont majoritairement proposé des cadres d’analyse qui permettent de comprendre les objets technologiques qui sont utilisés et maniés au quotidien, lesquels sont le plus souvent, et fondamentalement, détachables. Elles n’ont en effet pas (ou peu) pensé les technologies qui agissent sur et interviennent dans les corps, ce que Susanne Lettow [2011] appelle les « somatechnologies ». Ce sont les études féministes des sciences et des technologies, en dialogue avec celles sur le corps et le handicap, qui se sont récemment tournées vers ces technologies spécifiques. Dans les sociétés occidentales marquées par les dualismes et les dichotomies, l’être humain est conçu comme une entité autonome et unique, munie de frontières claires et étanches vis-­à-­vis de son environnement, y compris des technologies qui le composent [Dalibert, 2014 ; Sharon, 2013 ; Latour, 1991] : l’hybridité des corps et des technologies y est difficile – pour ne pas dire impossible – à penser. S’intéressant à l’évolution de l’être humain, Leroi-­Gourhan [1993] a cependant montré comment la relation entre l’humain et l’outil est une relation de rétroaction : si, dans un mouvement d’extériorisation de son corps, ­l’humain crée l’outil, il ou elle est en retour façonné·e par celui-­ci. Nécessitant la réalisation de nouvelles séquences de gestes et de mouvements, la manipulation d’outils et d’objets technologiques transforme le corps humain. Plus généralement, les humains sont des êtres artificiels « par nature » : leur relation au monde n’est pas directe ou uniquement corporelle, mais se fait par des médiateurs, tels que les artefacts culturels et technologiques [Ihde, 1990 ; Verbeek, 2005]. La figure du « cyborg » développée par Haraway dans son célèbre Manifeste [1991] incarne, jusque dans son nom qui est l’abréviation de cybernetic organism (« organisme cybernétique »), l’intimité des corps et des technologies [voir la notice « Cyborg »]. Cependant, ses dénomination et conceptualisation ne permettent pas de rendre compte des tenants et des aboutissants des relations entre les corps et les somatechnologies ni de ce que ces dernières font aux corps [Dalibert, 2015]. En effet, le cyborg, s’il signale l’érosion des frontières entre l’humain et l’animal, entre l’organisme et la machine, et entre ce qui est matériel et immatériel, porte plutôt sur le façonnement des corps par les discours, pratiques et rapports de pouvoir issus des technosciences, que par les objets

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 634

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Intimité des corps et des technologies

07/02/2017 09:23:50

635

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

technologiques. Dans la lignée du cyborg, la notion de « prothéticité » s’est diffusée pour caractériser l’intimité accrue entre les corps et les technologies. Dans la mesure où elles touchent les corps et y sont attachées – par exemple, au(x) sein(s), jambe(s), bras ou visage –, les prothèses cristallisent et véhiculent assez directement la proximité des corps et des technologies. Elles sont ainsi devenues le symbole de nos relations intimes avec les technologies [Jain, 1999 ; Smith et Morra, 2006]. Toutefois, comme l’ont signalé les études féministes sur le handicap [feminist disabities studies] notamment, concevoir chaque technologie comme un appendice corporel, comme une extension ou un remplacement d’une partie du corps, c’est-­à-­dire comme une prothèse, et concurremment concevoir l’être humain comme un cyborg ou un « être prothétique », tend à subsumer toutes les configurations que les relations entre les êtres humains et les technologies peuvent prendre dans un seul et unique terme, lequel réduit autant qu’il généralise [Betcher, 2001 ; Jain, 1999 ; Sobchack, 2006]. Et en effet, comme en écho aux approches organologiques de la technologie, non seulement l’appareil photo devient un œil prothétique et le four un estomac prothétique, mais la culture, l’architecture et la vie entière sont aussi appréhendées sous cet angle prothétique [Betcher, 2001 ; Jain, 1999 ; Sobchack, 2006]. Aussi, les études féministes sur le handicap insistent sur le fait que, déconnectés des réalités matérielles et vécues des corps munis de prothèses ou autres somatechnologies, la figure du cyborg et le trope prothétique réifient et nient les prothèses littérales et les individus qui en sont équipés. À nouveau, c’est le corps valide, en bonne santé et non porteur d’un handicap qui sous-­tend les conceptualisations du cyborg et de la prothéticité de l’être humain, tandis que les corps amputés, malades ou porteurs d’un handicap sont rendus invisibles et définis comme « autres » [Betcher, 2001 ; Dalibert, 2016]. Quant aux transformations des corps, des subjectivités et des rapports au monde qui sont provoquées par les prothèses (matérielles, littérales) et autres somatechnologies, elles ne sont encore une fois ni envisagées ni prises en compte par la plupart des études. Dès lors, appelant à s’intéresser à la fois à la matérialité des corps et des technologies et aux normes qui les traversent, les études féministes sur le corps et le handicap ont commencé à analyser ce que les somatechnologies font aux corps [Garland-­Thomson, 2011 ; Slatman, 2012 ; Sobchack, 2010]. Comme nous l’avons montré ailleurs, deux processus semblent être en jeu lorsqu’on est amené·e à vivre avec une telle technologie : un processus d’incarnation et un processus d’incorpo‑ ration [Dalibert, 2015]. La présence d’une somatechnologie sous ou à même la peau (une prothèse, un implant) entraîne au départ une dis-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 635

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Technologie

07/02/2017 09:23:50

Technologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

ruption, elle est alors vécue comme une gêne. Or, à travers la réalisation de certains gestes et postures et à travers l’évaluation concomitante des sensations (le ressenti) qui en résultent, la technologie est progressivement vécue de manière « transparente » : elle est incarnée dans le schéma corporel [Ihde, 1990]. Ce faisant, le corps est profondément transformé, non seulement par la création de nouvelles sensations, de nouveaux mouvements et gestes, mais aussi par sa plus grande perception de son environnement matériel. En effet, la densité de la « technosphère au sein de laquelle nous réalisons nos affaires quotidiennes » [Ihde, 1979, p. 7] est vivement ressentie par le corps technologiquement transformé : ce corps peut par exemple faire biper les portiques de sécurité et les détecteurs de métaux, et attirer sur lui l’attention (non désirée) d’autres individus (agent·e·s de sécurité, passant·e·s…). Le corps se fait ainsi « transcorporalité ». Le concept de transcorporalité met en relief les « interconnections de nature matérielle [qui existent] entre la corporalité humaine et le monde plus qu’humain », et notamment les « actions souvent ­imprévisibles et non désirées [, sur] les corps humains, des créatures non humaines, des systèmes écologiques, des agents chimiques, et d’autres acteurs » [Alaimo, 2010, p. 2, notre traduction]. La dimension transcorporelle de l’existence humaine est intensément ressentie lorsque l’on vit « intimement » avec de telles technologies. Néanmoins, bien que l’incarnation de la technologie – c’est-­à-­dire le fait qu’elle soit vécue de manière transparente aux niveaux sensoriel et cinétique – soit nécessaire pour bien vivre avec une somatechnologie, elle n’est pas suffisante : la technologie doit aussi être incorporée. La technologie doit être conçue comme appartenant pleinement à son corps : on doit pouvoir s’identifier (visuellement, tactilement et affectivement) avec son corps technologiquement transformé ou, en d’autres termes, être le corps que l’on a [Slatman, 2012]. Si le travail d’incarnation met en lumière le façonnement matériel des corps par la technologie, son incorporation révèle la force et le poids des normes. En effet, concevoir la technologie comme faisant partie de soi est imbriqué avec la présence d’autres corps (humains, en particulier) et les normes gouvernant les corps qui comptent comme beaux, féminins, masculins, capables, etc. À cet égard, l’association des technologies à la masculinité tend à rendre plus difficile l’identification des femmes, notamment jeunes et désireuses de correspondre aux normes de féminité, à leur corps nouvellement technologisé [Dalibert, 2015 ; Sharp, 2011]. De même, être marqué·e comme ayant/étant un corps anormal et déviant – par un·e agent·e de sécurité dans un aéroport après que la technologie que l’on a sous ou à même la peau a fait sonner le portique de sécurité, par l’absence d’une rampe pour entrer dans un bâtiment, et

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 636

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

636

07/02/2017 09:23:50

637

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

plus généralement par les arrangements socio-­matériels et les dispositifs par lesquels les normes sont matérialisées – complique voire empêche de bien vivre avec une somatechnologie [Garland-­Thomson, 2011 ; Winance, 2010]. Comme l’indique Margrit Shildrick, « ce ne sont pas simplement des entités matérielles qui s’assemblent dans les [technologies], mais plutôt une collection hétérogène d’éléments discursifs et de pratiques qui regroupent, sans privilégier une modalité particulière, l’affectif, le politique, l’institutionnel et le biologique » [2015, p. 18, notre traduction]. Trop longtemps oubliés, ces éléments matériels et normatifs dans lesquels sont imbriqués les corps et les technologies, lesquels ont des contours poreux, se font particulièrement prégnants lorsque les technologies sont au plus près des corps. Ils sont des clés pour comprendre ce que les technologies font aux corps et la capacité des corps à bien vivre avec les technologies. Celles-­ci participent intimement au façonnement de ce(ux) qui compte(nt) comme humain(s). Renvois aux notices : Animal ; Consommation ; Corps légitime ; Cyborg ; Handicap ; Incorporation ; Internet ; Objets.

Bibliographie Akrich M. (1992), « The description of technical objects », in Bijker W. E. et Law J. (dir.), Shaping Technology/Building Society. Studies in Sociotechnical Change, Cambridge/Londres, The MIT Press, p. 205‑224. Baker P. et Potts A. (2013), « Why do White people have thin lips ? Google and the perpetuation of stereotypes via auto-­complete search forms », Critical Discourse Studies, vol. 10, n° 2, p. 187‑204. Betcher S. (2001), « Putting my foot (prosthesis, crutches, phantom) down : considering technology as transcendence in the writings of Donna Haraway », Women’s Studies Quarterly, vol. 29, n° 3‑4, p. 35‑53. Bray F. (2007), « Gender and technology », Annual Review of Anthropology, vol. 36, p. 37‑53. Butler J. (1993), Bodies that Matter. On the Discursive Limits of « Sex », Londres/New York, Routledge. Chamayou G. (2007), « Présentation », in Kapp E., Principes d’une philoso‑ phie de la technique, Paris, Vrin, p. 7‑40. Cockburn C. et Ormrod S. (1993), Gender and Technology in the Making, Londres, Sage. Dalibert L. (2014), « Posthumanism and somatechnologies. Exploring the intimate relations between bodies and technologies », Thèse de doctorat en philosophie, université de Twente (Pays-­Bas). –  (2015), « Living with spinal cord stimulation : doing embodiment and incorporation », Science, Technology & Human Values, vol. 41, n° 4, p. 1‑25.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 637

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Technologie

07/02/2017 09:23:50

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

–  (2016), « Remarquables mais non (re-­)marqués : le rôle du genre et de la blanchité dans les représentations des corps “technologisés” », POLI. Politique de l’image, vol. 10, p. 50‑59. Ellul J. (1977), Le Système technicien, Paris, Calmann-­Lévy. Firestone S. (1970), The Dialectic of Sex. The Case for Feminist Revolution, New York, Bantam Books. Garland-­Thomson R. (2011), « Misfits : a feminist materialist disability concept », Hypatia, vol. 26, n° 3, p. 591‑609. Gehlen A. (1980), Man in the Age of Technology, New York, Columbia University Press. Gill R. et Grint K. (1995), « The gender-­technology relation : contemporary theory and research », in Grint K. et Gill R. (dir), The Gender-­ Technology Relation. Contemporary Theory and Research, Londres, Taylor et Francis, p. 1‑28. Haraway D. (1991), Simians, Cyborgs, and Women. The Reinvention of Nature, Londres, Free Association Books. Harding S. (1998), Is Science Multicultural ? Postcolonialisms, Feminisms and Epistemologies, Bloomington/Indianapolis, Indianapolis University Press. Heidegger M. (1977 [1954]), « The question concerning technology », The Question Concerning Technology and Other Essays, New York, Harper et Row, p. 3‑35. Hogle L. (2005), « Enhancement technologies and the body », Annual Review of Anthropology, vol. 34, p. 695‑716. Ihde D. (1979), Technics and Praxis. A Philosophy of Technology, Dordrecht, D. Reidel Publishing. – (1990), Technology and the Lifeworld. From Garden to Earth, Bloomington/ Minneapolis, Indiana University Press. Jain S. S. (1999), « The prosthetic imagination : enabling and disabling the prosthetic trope », Science, Technology & Human Values, vol. 24, n° 1, p. 31‑54. Kapp E. (2007 [1877]), Principes d’une philosophie de la technique, Paris, Vrin. Latour B. (1991), Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte. – (2006), Petites leçons de sociologie des sciences, Paris, La Découverte. –  (2009), « Where are the missing masses ? The sociology of a few mundane artifacts », in Johnson D. G. et Wetmore J. M. (dir.), Technology and Society. Building Our Sociotechnical Future, Cambridge, The MIT Press, p. 151‑180. Leroi-­Gourhan A. (1993 [1964]), Gesture and Speech, Cambridge, The MIT Press. Lettow S. (2011), « Somatechnologies : rethinking the body in philosophy of technology », Techné, vol. 15, n° 2, p. 110‑117. Markowitz S. (2001), « Pelvic politics : sexual dimorphism and racial difference », Signs, vol. 26, n° 2, p. 389‑414.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 638

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Technologie

638

07/02/2017 09:23:50

639

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Sharon T. (2013), Human Nature in an Age of Biotechnology. The Case for Mediated Posthumanism, New York, Springer. Sharp L. A. (2011), « The invisible woman : the bioaesthetics of engineered bodies », Body & Society, vol. 17, n° 1, p. 1‑30. Shildrick M. (2015), « “Why should our bodies end at the skin ?” Embodiment, boundaries and somatechnics », Hypatia, vol. 30, n° 1, p. 13‑29. Slatman J. (2012), « Phenomenology of bodily integrity in disfiguring breast cancer », Hypatia, vol. 27, n° 2, p. 281‑300. Smith M. et Morra J. (dir.) (2006), The Prosthetic Impulse. From a Posthuman Present to a Biocultural Future, Cambridge/Londres, The MIT Press. Sobchack V. (2006), « A leg to stand on : on prosthetics, metaphor, and materiality », in Smith M. et Morra J. (dir.), The Prosthetic Impulse. From a Posthuman Present to a Biocultural Future, Cambridge/Londres, The MIT Press, p. 17‑41. –  (2010), « Living a “phantom limb” : on the phenomenology of bodily integrity », Body & Society, vol. 16, n° 3, p. 51‑67. Star S. L. (1991), « Power, technologies and the phenomenology of conventions : on being allergic to onions », in Law J. (dir.), A Sociology of Monsters. Essays on Power, Technology and Domination, Londres/New York, Routledge, p. 27‑57. Verbeek P.-­ P. (2005), What Things Do. Philosophical Reflections on Technology, Agency, and Design, University Park, The Pennsylvania State University Press. Wajcman J. (1991), Feminism Confronts Technology, University Park, The Pennsylvania State University Press. – (2004), Technofeminism, Cambridge/Oxford, Polity Press. Winance M. (2010), « Mobilités en fauteuil roulant : Processus d’ajustement corporel et d’arrangements pratiques avec l’espace, physique et social », Politix, vol. 23, n° 90, p. 115‑137. Winner L. (1980), « Do artifacts have politics ? », Daedalus, vol. 109, n° 1, p. 121‑136.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 639

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Technologie

07/02/2017 09:23:50

Trans’

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Les trans’  1 sont des personnes qui ne se reconnaissent pas dans le sexe qui leur a été assigné à la naissance et entreprennent d’en changer. Celles et ceux qui souhaitent modifier leur corps et changer leurs papiers d’identité sont soumis·es à plusieurs contraintes. D’une part, une évaluation psychiatrique  2 leur est imposée avant tout traitement hormono-­ chirurgical. D’autre part, dans de nombreux pays, ils et elles doivent avoir eu recours à certaines chirurgies pour pouvoir changer le sexe de leur état civil. S’inscrivant majoritairement dans une approche inspirée des études féministes queer, les associations dénoncent ce protocole et militent pour le droit des trans’ à disposer de leur corps. En retraçant les origines de cette controverse, la notice fait apparaître les nuances des postures qui la composent. Le corps médical a connu des débats scientifiques à propos de la définition et du traitement des changements de sexe. Quant au mouvement trans’, il a rencontré des critiques internes du fait de l’hétérogénéité sociale de sa population. Pour rendre compte de la diversité des expériences de la transition et de leurs rapports à la médecine, les approches sociologiques et anthropologiques se révèlent particulièrement utiles. La première partie de cette notice analyse les paradoxes des débats scientifiques qui ont animé l’invention médicale du « transsexualisme ». Si différents points de vue ont bouleversé la bicatégorisation et la naturalité du sexe, leurs luttes disciplinaires ont conduit à un parcours de soins qui les réifie. La deuxième partie s’intéresse au dilemme des mobilisa1.  Dans cette notice, le préfixe « trans’ » est préféré à la catégorie médicale de « transsexuel·le » ou à la catégorie militante de « transgenre » pour éviter toute connotation liée au recours ou non à un parcours médicalisé (voir dans la suite du texte). 2.  À l’hôpital public en France, l’évaluation psychiatrique est d’une durée de deux ans au minimum. Ce protocole est préconisé par les Standards of Care internationaux de la World Professional Association for Transgender Health.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 640

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Emmanuelle Beaubatie

07/02/2017 09:23:50

Trans’

641

tions trans’  3 qui ont émergé avec les études queer. En voulant s’affranchir d’un protocole médical contraignant, elles ont parfois sous-­estimé les conséquences de leurs revendications sur certaines franges de leur population. La troisième partie décrit l’évolution de la place des parcours trans’ dans les sciences sociales en s’attardant sur des travaux empiriques qui explorent leur pluralité.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

L’invention médicale du « transsexualisme » commence par une mise en question de la bicatégorisation du sexe en sexologie. À la fin du xixe siècle se développe une nouvelle approche de l’homosexualité (masculine) en tant que « troisième sexe ». Le juriste et militant allemand Karl Ulrichs, lui-­même concerné, qualifie les homosexuels d’« uranistes ». Ces derniers présentent selon lui une « inversion » dont le caractère est inné : ils ont « une âme de femme dans un corps d’homme ». Cette approche donne naissance à la théorie des « intermédiaires sexuels », pour laquelle une classification est établie en 1903 par le sexologue allemand Magnus Hirschfeld. Ce dernier conçoit le sexe comme un continuum dans lequel il y a des homosexuels, mais aussi des « transvestis » vivant à plein-­temps dans l’autre sexe  4. Endocrinologue de formation, Hirschfeld commence à proposer des traitements hormono-­chirurgicaux aux « transvestis » qui lui en font la demande. Sous le régime nazi, il est contraint d’abandonner son institut berlinois mais, à partir des années 1950, son disciple Harry Benjamin prend sa suite. Installé aux États-­ Unis, il défend lui aussi l’option hormono-­chirurgicale pour traiter ce qu’il renomme le « transsexualisme » [Benjamin, 1966]. À cette époque émerge une thèse psychiatrique qui, elle, questionne la naturalité du sexe. Selon cette approche, il n’existe pas d’« intermédiaires sexuels », mais il y a des « hermaphrodites » dont le sexe est physiologiquement ambigu. Les nouveau-­nés concernés se voient attribuer un sexe sur la base de l’hypothèse suivante : le fait de se sentir homme ou femme ne dépend pas de la composition biologique, mais du sexe assigné. John Money [1955] introduit ainsi le concept d’« identité de genre » pour désigner le sexe psychologique. Cette notion lui permet de préciser les termes du diagnostic différentiel entre « hermaphrodites » et « transsexuel·le·s » : présentant une « anomalie » biologique du sexe, les her3.  Si la notice étudie la mobilisation qui a émergé parallèlement aux études queer dans le contexte européo-­étatsunien des années 1990, il importe de préciser que des mouvements ont existé avant cela et qu’ils ont pris – et prennent toujours – différentes formes. 4.  Ne sont pris en compte à l’époque que les individus assignés au sexe masculin à la naissance et vivant au féminin.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 641

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Paradoxe d’une invention médicale

07/02/2017 09:23:50

Trans’

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

maphrodites pourraient bénéficier d’un traitement hormono-­chirurgical, tandis que les personnes transexuelles, atteintes d’un « trouble psychologique » de l’identité de genre, pourraient être soignées par psychothérapie. Toutefois, de nombreuses personnes relevant de la seconde catégorie tentent de contourner cette distinction en se faisant passer pour « hermaphrodites » afin d’accéder aux chirurgies [Meyerowitz, 2004]. Les tenants des approches sexologique et psychiatrique parviennent alors à un compromis : les trans’ auront accès aux modifications corporelles à la condition d’une évaluation psychiatrique. La lutte disciplinaire qui se joue ensuite autour de la définition de ce protocole commun enterre les questionnements initiaux sur la nature du sexe. Dans le tableau clinique défini par les sexologues, les trans’ doivent s’accommoder d’un modèle bicatégoriel du sexe. Pour Harry Benjamin [1966], la demande pressante de traitement hormono-­chirurgical par un·e patient·e auprès du médecin est le principal symptôme du « transsexualisme ». Elle est inscrite au cœur de sa symptomatologie dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux en 1980  5. La seule requête acceptable est celle d’une personne qui souhaite conformer son corps (en particulier ses organes génitaux) aux normes de son sexe souhaité et qui, par ailleurs, aspire à être hétérosexuelle [Hérault, 2010]. Après avoir conçu le sexe comme un continuum, les sexologues font du dimorphisme un pilier du protocole. Par le nouveau diagnostic différentiel qu’ils proposent, les psychiatres réinstaurent par ailleurs l’essentialisme qu’ils avaient interrogé en formulant la notion d’« identité de genre ». Robert Stoller [1968] introduit une séparation entre les personnes « transsexuelles primaires » et « transsexuelles secondaires ». Les premières auraient le désir de changer de sexe depuis le plus jeune âge, période à laquelle l’« identité de genre » se constitue, selon lui, définitivement. Dans ce cas, le traitement hormono-­chirurgical serait de rigueur. Les secondes auraient un désir de changement de sexe tardif : la psychothérapie serait alors préférable afin de les « réconcilier » avec leur sexe d’origine. Bien que Robert Stoller défende une hypothèse environnementaliste, sa conception du diagnostic impose in fine l’adoption du discours sexologique essentialiste du « mauvais corps » : pour pouvoir accéder au traitement, les trans’ doivent avoir le sentiment de toujours avoir appartenu au sexe « opposé ». C’est contre cette normativité née de luttes disciplinaires dans le champ médical que se soulèvent les mobilisations issues des études queer.

5.  Les parcours trans’ figurent toujours dans le DSM-­V édité en 2013 sous la catégorie de « dysphorie de genre ».

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 642

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

642

07/02/2017 09:23:50

Trans’

643

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Les études queer offrent une alternative à un modèle médical qui était auparavant la seule source de subjectivation possible pour les trans’. Dans Trouble dans le genre, Judith Butler [2005] révèle le potentiel subversif d’une figure non cisgenre  6, la drag queen [voir la notice « Drag et performance »]. La féminité qu’elle incarne prouve non seulement que le genre n’a pas d’essence, mais aussi, puisque c’est le genre qui donne sa signification au sexe, que l’on peut « resignifier » le sexe. Un an plus tard, l’Épistémologie du placard d’Eve Sedgwick [2008] et Inside/Out. Lesbian Theories, Gay Theories de Diane Fuss [1991] démontrent q­ u’homosexualité et hétérosexualité sont indissociables. L’hétérosexualité se définit par l’exclusion de l’homosexualité et, souvent présumé·e·s hétérosexuel·le·s, les homosexuel·le·s introduisent un trouble dans l’hétérosexualité à chaque fois qu’ils ou elles révèlent leurs préférences sexuelles. De la même manière, les trans’ qui passent pour des hommes et des femmes cisgenres peuvent subvertir le cisgenrisme. Cette perspective queer inspire une mobilisation trans’. En 1991, Sandy Stone publie le Manifeste post-­transsexuel, dont le titre vise à rendre la catégorie médicale de « transsexualisme » obsolète. Cette activiste Male-­to-­Female (MtF ou femme trans’  7) entend en finir avec un protocole de soins organisé de manière à ce que les personnes intègrent les codes cisgenres [Stone, 1991]. Un an plus tard, Leslie Feinberg [1992] encourage le rassemblement de l’ensemble des « transgenres » qui veulent sortir de l’invisibilité. Auparavant employé par les trans’ ne souhaitant pas médicaliser leur parcours, par opposition aux transsexuel·le·s, ce terme de transgenre désigne désormais la population non cisgenre dans son ensemble. La coalition naissante revendique un affranchissement vis-­à-­vis des contraintes imposées par les autorités médicales. Mais, après le temps du rassemblement, vient celui de la reconnaissance des inégalités entre les trans’. Une réflexion sur l’hétérogénéité de la population transgenre émerge dans les années 2000 au sein du mouvement. Certain·es universitaires remarquent qu’il se rejoue ce qui s’était passé lors des mobilisations féministes des années 1970 : les rapports sociaux de race, de classe, mais aussi, dans ce cas, de genre sont relégués en arrière-­plan de la lutte. Viviane Namaste [2009] prend l’exemple frappant du Transgender Day 6. « Cisgenre » est l’antonyme de « transgenre » : ce terme désigne les personnes qui se reconnaissent dans le sexe qui leur a été assigné à la naissance. 7.  Les MtFs ou femmes trans’ sont des personnes qui, assignées au sexe masculin à la naissance, sont devenues des femmes.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 643

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Le dilemme du mouvement trans’

07/02/2017 09:23:50

Trans’

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

of Rememberance qui, chaque année, rend hommage aux trans’ assassiné·e·s. Les meurtres sont attribués par les associations à la transphobie alors que la plupart des personnes décédées sont des femmes, le plus souvent racisées et/ou travailleuses du sexe. Faisant cette même observation, Julia Serano [2007] propose le concept de « transmisogynie » pour penser les violences sexistes envers les MtFs. Quant à Jay Prosser [1998] et Henry Rubin [2003], ils regrettent que le mouvement sous-­ estime la multiplicité des rapports au corps et, plus généralement, l’importance des corps dans les transitions. La question corporelle rappelle en effet que l’émancipation n’a pas le même sens pour chacun·e : parfois, elle passe par la médicalisation et le changement d’état civil. Or le diagnostic psychiatrique offre une garantie de remboursement des soins indispensable à la plupart des transitions, les chirurgies étant très onéreuses. Dans Défaire le genre, Judith Butler [2006] pèse le pour et le contre de la dépsychiatrisation réclamée par un mouvement qu’elle a contribué à former. D’après elle, défendre comme s’opposer au dispositif psychiatrique peut avoir une visée émancipatoire. La première stratégie vise une autonomie financière : le remboursement des soins permet aux plus précaires de faire leur transition. La seconde stratégie vise une autonomie symbolique avec la dépathologisation des trans’. Tant que le système de soins n’est pas repensé dans sa globalité, le mouvement se trouve face à un dilemme. Des recherches sociologiques et anthropologiques permettent de rendre compte de la complexité des enjeux sanitaires et sociaux qui se jouent pour les trans’. Des sciences sociales en transition En contexte médical ou militant, les sciences sociales étudient les trans’ pour en savoir davantage sur le sexe. Dans Recherches en ethnomé‑ thodologie, Harold Garfinkel [2007 (1967)] part du principe suivant : parce qu’ils et elles s’efforcent de passer, les personnes en transition illustrent mieux que les cisgenres la définition normative du sexe. Plus récemment, Éric Macé [2010] voit au contraire dans les transitions l’opportunité de penser la singularité de chaque processus de subjectivation sexué, qu’il nomme « carrière d’identification de genre ». Ces deux points de vue s’inscrivent dans des époques et des contextes différents : Harold Garfinkel travaillait auprès du psychiatre Robert Stoller, tandis que l’approche d’Éric Macé est imprégnée par les perspectives queer. Néanmoins, étant donné la porosité de la frontière entre militantisme et monde académique, la critique interne à la mobilisation trans’ suggère une troisième voie pour l’étude des changements de sexe en sciences sociales.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 644

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

644

07/02/2017 09:23:50

645

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

S’intéressant à la pluralité des expériences de la transition d’un point de vue matérialiste, cette nouvelle voie est résolument empirique [Rubin, 1998 ; Namaste, 2009]. À partir des années 2000, de grandes enquêtes ont été initiées, comme la Transgender Eurostudy, menée dans plusieurs pays européens [Whittle et al., 2008], les enquêtes Être transgenre en Bel‑ gique [Motmans, 2010], Trans’ et santé sexuelle en France [Giami, Beaubatie et Le Bail, 2011] ou encore Trans Mental Health Study en Écosse [McNeil et al., 2012]. Le développement de ces recherches sur les transitions s’accompagne d’un intérêt renouvelé des sciences sociales pour des sujets qui étaient auparavant laissés aux champs de la médecine, de la psychologie et de l’épidémiologie : la santé, la sexualité et le VIH. Différentes recherches sociologiques montrent à quel point les rapports sociaux façonnent les parcours de transition. Viviane Namaste [2000] décrit le cercle vicieux dans lequel le protocole hospitalier maintient les personnes les plus vulnérables. Accéder au changement d’état civil est plus long et plus difficile pour elles que pour celles et ceux qui ont les moyens de se tourner vers des cliniques privées et, sans papiers d’identité adéquats, la précarité ne fait que s’accroître, comme le risque du sida. À partir d’analyses sociohistoriques et de terrains qualitatifs, d’autres questionnent l’invisibilité sociale et scientifique des hommes trans’ (Female-­to-­Males ou FtMs  8) par rapport aux femmes trans’, invisibilité qui peut sembler paradoxale dans des sociétés profondément androcentrées [Cromwell, 1999 ; Rubin, 2003 ; Guillot, 2008 ; Beaubatie, 2016]. Abandonner le sexe dominant fascine tandis que le rejoindre est impensable, si bien que les FtMs n’existent pas dans le sens commun et que les contraintes médicales imposées pour le changement d’état civil sont souvent différentielles : en France, la stérilisation est imposée à tous et toutes, mais la chirurgie de réassignation n’est exigée que pour les femmes trans’. Des travaux anthropologiques questionnent par ailleurs la définition même de la transition selon les milieux et les contextes sociaux. De son ethnographie auprès de MtFs à New York, David Valentine [2007] retient la variabilité du mode d’énonciation de soi en tant que non-cisgenre. Il remarque que les personnes jeunes et racisées se qualifient plus volontiers de « femmes » que les personnes blanches plus âgées et aisées, qui ont tendance à se dire « gaies » et à présenter le fait de s’habiller au féminin comme une pratique purement ludique. Par ailleurs, en dehors des contextes européen et étatsunien, la transition relève parfois moins d’une orientation subjective 8.  Les FtMs ou hommes trans’ sont des personnes qui, assignées au sexe féminin à la naissance, sont devenues des hommes.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 645

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Trans’

07/02/2017 09:23:50

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

que d’un statut social contraint. Les « vierges jurées » albanaises, par exemple, sont encouragées à changer de sexe en l’absence de garçon dans leur fratrie. Leur transition permet de faire perdurer l’héritage familial une génération de plus sans remettre en question la hiérarchie des sexes [Hérault, 2009]. En Iran, c’est l’hétérosexualité qui ne saurait être ébranlée : les gays et les lesbiennes risquant la peine capitale, le changement de sexe apparaît parfois comme la seule issue possible [Najmabadi, 2014]. Le débat qui oppose les trans’ aux autorités médicales mérite d’être resitué. D’une part, les postures qu’il oppose sont hétérogènes. D’autre part, le rapport des personnes aux soins dépend de leurs caractéristiques sociales et du contexte socioculturel de leur changement de sexe. Ces nuances n’ont toutefois pas vocation à minimiser la situation de double contrainte dans laquelle se trouvent celles et ceux qui souhaitent médicaliser leur transition et obtenir des papiers d’identité adéquats. D’un côté, ils et elles doivent se soumettre à une évaluation pour avoir le droit de transformer leur corps, de l’autre, ils et elles n’ont pas d’autre choix que de modifier leur corps pour pouvoir changer leur état civil. Renvois aux notices : Bicatégorisation ; Corps légitime ; Drag et performance ; Gouvernement des corps ; Hétéro/homo ; Organes sexuels ; Placard ; Queer.

Bibliographie Beaubatie E. (2016), « Psychiatres normatifs vs. trans’ subversifs ? Controverse autour des parcours de changement de sexe », Raisons poli‑ tiques, n° 62, p. 133‑144. Benjamin H. (1966), The Transsexual Phenomenon, New York, Julian Press. Butler J. (2005 [1990]), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte. ‒ (2006) « Dédiagnostiquer le genre », Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam, p. 95‑122. Cromwell J. (1999), Transmen and FtMs. Identities, Bodies, Genders and Sexualities, Urbana, University of Illinois Press. Feinberg L. (1992), Transgender Liberation. A Movement Whose Time Has Come, New York, World View Forum. Fuss D. (1991), Inside/Out. Lesbian Theories, Gay Theories, New York, Routledge. Garfinkel H. (2007 [1967]), Recherches en ethnométhodologie, Paris, PUF. Giami A., Beaubatie E. et Le Bail J. (2011), « Caractéristiques sociodémographiques, identifications de genre, parcours de transition médico-­ psychologiques et VIH/Sida dans la population trans’. Premiers résultats

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 646

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Trans’

646

07/02/2017 09:23:51

647

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

d’une enquête menée en France en 2010 », Bulletin épidémiologique heb‑ domadaire, n° 42, p. 433‑437. Guillot J. (2008), « Entrer dans la maison des hommes. De la clandestinité à la visibilité : trajectoires de garçons trans’/FtM », mémoire de sociologie, Paris, EHESS. Hérault L. (2009), « Les “vierges jurées” : une masculinité singulière et ses observateurs », Sextant, n° 27, p. 273‑284. – (2010), « Usages de la sexualité dans la clinique du transsexualisme », L’Autre. Cliniques, culture et sociétés, vol. 11, n° 3, p. 278‑291. Macé É. (2010), « Ce que les normes de genre font aux corps / Ce que les corps trans’ font aux normes de genre », Sociologie, vol. 1, n° 4, p. 97‑515. McNeil J., Bailey L., Ellis S., Morton J. et Regan M. (2012), « Trans mental health and emotional wellbeing study », . Meyerowitz J. (2004), How Sex Changed. A History of Transsexuality in the United States, New York, Harvard University Press. Money J. (1955), « Hermaphrodism, gender and precocity in hyperadrenocorticism : psychological findings », Bulletin of the Johns Hopkins Hospital, n° 99, p. 253‑264. Motmans J. (2010), Being Transgender in Belgium. Mapping the Social and Legal Situation of Transgender People, . Najmabadi A. (2014), Professing Selves. Transsexuality and Same-­Sex Desire in Contemporary Iran, Durham, Duke University Press. Namaste V. (2000), Invisible Lives. The Erasure of Transsexual and Transgendered People, Chicago, The University of Chicago Press. ‒  (2009), « Undoing theory : the “transgender question” and the epistemic violence of Anglo-­American feminist theory », Hypathia, vol. 24, n° 3, p. 11‑32. Prosser J. (1998), Second Skins. The Body Narratives of Transsexuality, New York, Columbia University Press. Rubin H. (1998), « Phenomenology as method in trans studies », GLQ. A Journal of Lesbian and Gay Studies, vol. 4, n° 2, p. 263‑281. – (2003), Self-­Made-­Men. Identity and Embodiement Among Transsexual Men, Nashville, Vanderbuilt University Press. Sedgwick E. (2008 [1991]), Épistémologie du placard, Paris, Éditions Amsterdam. Serano J. (2007), Whipping Girl. A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, New York, Seal Press. Stoller R. (1968), Sex and Gender. The Development of Masculinity and Femininity, New York, Science House. Stone S. (1991), « The Empire Strikes Back. A post-­transsexual manifesto », in Straub K. et Epstein J. (dir.), Body Guards. The Cultural Politics of Gender Ambiguity, New York, Routledge, p. 280‑303. Valentine D. (2007), Imagining Transgender. An Ethnography of a Category, Durham, Duke University Press.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 647

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Trans’

07/02/2017 09:23:51

Trans’

648

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 648

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Whittle S., Turner L., Combs R. et Rhodes S. (2008), Transgender Eurostudy. Legal Survey and Focus on the Transgender Experience of Health Care, Bruxelles, ILGA Europe, .

07/02/2017 09:23:51

Travail domestique/ domesticité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Jusqu’aux mouvements féministes des années 1960 et 1970, le travail domestique et le type de relations qu’il induit ne furent ni une question politique ni un enjeu scientifique légitimes. En effet, les féministes de la première vague ont centré leurs revendications sur l’amélioration de la position des femmes dans la vie sociale et l’espace public, mais ont rarement relié le pouvoir et les privilèges des hommes à leur exonération du travail domestique, et ont peu analysé l’ordre domestique au travers de la lentille politique [LeGates, 2012]. Lorsqu’en 1970 Christine Delphy mobilise le concept de patriarcat, elle dénonce un système qui a pour objectif l’exécution gratuite des tâches domestiques par les femmes, dans le but de préserver une institution familiale dominée par les hommes [Delphy, 1970]. Selon cette critique matérialiste du marxisme, le domestique est politique et la lutte des classes ne peut résoudre le problème de l’oppression des femmes, jusqu’alors considéré comme un « front secondaire » de la lutte, et demande donc des outils d’analyse et des mobilisations politiques spécifiques. À la même période, les travaux de la sociologue Ann Oakley, qui ont contribué à introduire le concept de genre dans le champ des sciences sociales [1972], interrogent les activités domestiques du point de vue de celles qui les exécutent. Dans une célèbre trilogie, Oakley établit que l’exécution des activités domestiques, perçues par les femmes comme monotones, harassantes et dévalorisantes, ne nécessite en rien des qualités naturellement féminines, et reflète plutôt le poids des contraintes sociales qui pèsent sur les femmes [Oakley, 1976, 1985 et 1990]. Qu’il s’agisse de définir le travail domestique, de l’inscrire dans un système général d’oppression ou d’analyser des relations de domination précises et situées à partir de la condition des travailleuses et travailleurs domestiques, les « domesticités », comme catégorie heuristique, inter-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 649

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Caroline Ibos

07/02/2017 09:23:51

650

Travail domestique/domesticité

rogent la construction de l’inégalité des rapports sociaux entre les sexes. Quatre décennies après les travaux pionniers de Delphy et d’Oakley, ces questions structurent un espace de recherches ouvert sur l’ensemble des sciences sociales et particulièrement inventif dans ses objets, ses outils aussi bien que dans ses méthodes.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

À partir du xixe siècle, en Europe, la progression des systèmes démocratiques et la révolution industrielle ont entraîné une recomposition des classes, caractérisée notamment par l’émergence des classes ouvrières et des classes moyennes. La part des domestiques dans la population active augmente [Horn, 1975], leurs conditions sociales se dégradent et la profession de domestique se féminise. Les travaux d’historien·ne·s féministes anglais·es vont permettre de mieux relier les uns aux autres ces phénomènes étroitement intriqués [Davidoff et Hall, 1987 ; McBride, 1976]. Historiquement mixte, le travail domestique s’est toujours inscrit dans une double division du travail entre les sexes : une division verticale puisque les femmes en sont prioritairement chargées, mais aussi une division horizontale puisque les hiérarchies entre les domestiques sont défavorables aux femmes. Ainsi, dans la France de l’Ancien Régime ou l’Angleterre d’avant la révolution industrielle, les nombreuses domesticités des aristocrates étaient certes composées aussi bien d’hommes que de femmes, mais, comme les travaux de Cissie Fairchilds le montrent, les hiérarchies entre les sexes ont été maintenues dans la répartition des tâches et pour les rémunérations afférentes [Fairchilds, 1984]. En effet, les domestiques hommes « coûtent » plus cher que les femmes, en sorte que c’est un signe de richesse et de prestige social d’employer des hommes. De la même façon, les domestiques chargés des tâches d’encadrement et d’organisation – majoritairement des hommes – sont distingués de celles et ceux qui exécutent de simples tâches manuelles. Les recherches de Leonore Davidoff et Catherine Hall [1987] relient la dévaluation et la féminisation des emplois de domestiques à la dépolitisation de l’espace privé. La distinction entre vie publique et vie privée, esquissée par la révolution industrielle et confirmée par la Révolution française, consacre l’espace public comme seul espace politique. Exclu du champ politique, l’espace domestique devient l’apanage des femmes qui y sont alors confinées, et les relations inégales entre les sexes et les classes sociales s’y déploient. Cette « révolution domestique », selon l’expression de Theresa McBride [1976], est celle de l’émergence de deux figures féminines complémentaires unies dans une relation asymétrique :

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 650

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Féminisation, dévalorisation, invisibilisation du travail domestique

07/02/2017 09:23:51

651

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

la maîtresse de maison et la « bonne à tout faire ». Cette dernière remplace, chez les classes moyennes naissantes dont elle est le signe le plus élémentaire de distinction sociale, les domesticités spécialisées de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie. Alors que la société salariale se structure et se rationalise, aspirant la grande majorité de la main-­d’œuvre masculine, le travail domestique au contraire se déspécialise et se féminise. Dans cette dynamique, les salaires des domestiques s’effondrent, excluant définitivement les hommes de la profession. L’aboutissement de ce processus de féminisation et de dévalorisation du travail domestique a été nommé par le sociologue Lewis Coser, selon une expression controversée, l’« obsolescence des domestiques » [1973]. À la fin des années 1960, il constate une tendance lourde à la disparition des domestiques dans la société étatsunienne et l’attribue à l’insoutenable contradiction entre l’assujettissement constitutif de la condition domestique et les valeurs démocratiques dominantes. Son hypothèse signale plutôt, nous le verrons, l’invisibilité sociale du travail domestique qui, lorsqu’il est rémunéré, est pris en charge par des travailleuses en situation de vulnérabilité sociale et politique et, lorsqu’il est gratuit, est assumé par les femmes dans l’ombre du foyer [Chabaud-­Rychter, Fougeyrollas-­Schwebel et Sonthonnax, 1985]. Les travailleuses domestiques et l’émancipation : des inégalités parmi les femmes Le libéralisme s’est en effet attaché à exclure le travail domestique de la performance économique. Dissimulant dans les plis des arrangements privés l’importance cruciale du travail domestique pour le maintien du système dans son ensemble, il a conduit à ce que ce travail soit assumé gratuitement ou à moindre coût. C’est l’une des raisons pour lesquelles, lorsqu’il est rémunéré, il est souvent pris en charge par des femmes marginalisées, étrangères au groupe dominant. À l’échelle locale ce phénomène est ancien, mais les migrations intercontinentales du xxe siècle et la mondialisation économique contemporaine lui ont conféré une nouvelle dimension politique [Nakano-­Glenn, 1986]. La vulnérabilité sociale des travailleuses domestiques a d’abord été étudiée en Amérique latine et aux États-­Unis. En Amérique latine, si le service domestique est jusqu’à aujourd’hui très important et très peu cher, il a été principalement assumé par des femmes indiennes ou métisses et issues de milieu rural [Chaney et Castro, 1989]. Aux États-­ Unis, les travaux de Daniel Sutherland sur la société du xixe siècle ont mis au jour une articulation différente entre service domestique et structure sociale dans les États du Nord et les États du Sud [Sutherland,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 651

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Travail domestique/domesticité

07/02/2017 09:23:51

Travail domestique/domesticité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

1981]. Dans les États du Nord, l’emploi de femmes migrantes, notamment irlandaises, a permis à la société étatsunienne de résoudre la tension entre les principes égalitaristes portés par le système social et le besoin d’une main-­d’œuvre domestique peu onéreuse. Dans les États du Sud, les esclaves étaient, hommes comme femmes, chargés des tâches domestiques. Or, dès la fin du xixe siècle, les femmes domestiques du Nord et les hommes anciens esclaves affranchis du Sud ont cherché par le salariat en usine à échapper à ce travail mal payé et déconsidéré. La Première Guerre mondiale rapproche plus encore les deux modèles : au Nord comme au Sud, le travail domestique devient un travail réservé aux femmes appartenant aux groupes ethniquement subordonnés et assignés à certains types d’emplois avec de faibles perspectives de mobilité sociale, au premier rang desquels les Africaines-­Américaines. Cette dynamique de délégation du travail domestique à des femmes de plus en plus vulnérables a pris une autre dimension avec la mondialisation. Des travaux dont l’importance est désormais reconnue [Constable, 1997 ; Momsen, 1999 ; Chang, 2000], croisant les études de genre avec l’analyse des migrations internationales, les études postcoloniales et la sociologie du travail et de la famille, repèrent l’émergence d’un grand marché mondial du travail domestique. Des femmes des pays pauvres migrent ainsi dans les métropoles des pays riches pour effectuer dans des familles aisées les tâches domestiques, et prendre soin des personnes vulnérables. Consécutivement, elles laissent derrière elles jeunes enfants et vieux parents à l’attention d’autres femmes encore moins munies qu’elles [Chang, 1994]. Dans Servants of Globa‑ lization, Rhacel S. Parreñas [2001] fait précisément du sujet singulier l’échelle d’analyse des migrations internationales. Elle étudie les trajectoires des domestiques philippines aux États-­Unis ou en Europe, souligne leur expérience de l’isolement et du déclassement alors même que leurs emplois considérés comme subalternes sont indispensables à l’économie mondialisée. Ce champ de recherches a permis l’émergence de nouvelles catégories d’analyse. Parmi celles-­ci, le concept proposé par Arlie Hochschild de « chaînes de care mondialisées » [global chains care] permet de décrire ces réseaux informels par lesquels, entre plusieurs continents, des femmes poussées par la nécessité se délèguent les unes aux autres les tâches domestiques dont elles ont historiquement la charge [Hochschild, 2000].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 652

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

652

07/02/2017 09:23:51

Travail domestique/domesticité

653

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Le féminisme a permis de légitimer les interrogations sur la valeur du travail domestique, inspirant au moins deux types de travaux : certains se sont attachés à évaluer la valeur économique du travail domestique, d’autres à dégager sa valeur immatérielle pour le bien collectif afin de repenser l’éthique et la justice sociale. La reconnaissance économique du travail domestique fut acquise de haute lutte et, pour certain·e·s, elle reste incomplète. En France, un jalon important de cette reconnaissance fut le rapport de l’Insee publié en 1981 qui, considérant le travail domestique gratuit comme un travail salarié, a converti l’ensemble des tâches invisibles et non rémunérées en un travail calculable temporellement auquel fut accordée une valeur économique [Chadeau et Fouquet, 1981]. Ces analyses ont montré non seulement qu’assumer l’ensemble des tâches domestiques prend hebdomadairement davantage de temps que gagner sa vie dans le cadre d’un travail salarié, mais encore que la prise en compte du travail domestique non rémunéré dans le calcul de la richesse nationale augmenterait considérablement cette dernière. Ces recherches sur la mesure du travail domestique conduisent toutefois à distinguer le problème de la valeur macroéconomique de ce travail de celui de son juste prix. La question du juste prix est une question ardue en ce qu’elle croise une perspective économique, une analyse des relations sociales et une théorie de la justice. Comme les recherches de Bridget Anderson [2000] l’ont montré, fixer le prix du travail domestique dépend du critère d’évaluation choisi : le prix peut dépendre du marché et, si l’on considère que de nombreuses migrantes éventuellement sans papiers sont disponibles pour effectuer ces tâches, il restera très bas. Le problème de ce raisonnement est néanmoins qu’il ne questionne pas l’injustice de la division sexiste des tâches domestiques. Anderson considère que le prix du travail domestique devrait être proportionnel au salaire horaire des employeurs et employeuses lesquel·le·s ne pourraient travailler autant si une personne rémunérée n’effectuait pas les tâches domestiques nécessaires à leur foyer. Dans cette perspective, le travail domestique est-­il nécessairement de l’exploitation parce qu’il n’est jamais rémunéré à sa juste valeur ou bien est-­il justifiable parce qu’il rend possible le travail de femmes peu qualifiées ? Si l’on retient cette seconde hypothèse, il s’agirait alors, toujours selon Anderson, de professionnaliser ces emplois, de les encadrer juridiquement et de lutter pour améliorer leur rémunération. Pour autant, cela suffirait-­il

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 653

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

La valeur du travail domestique : enjeux économiques, politiques et moraux

07/02/2017 09:23:51

Travail domestique/domesticité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

à ­reconnaître leur valeur ? Dans Femmes toutes mains. Essai sur le service domestique, Geneviève Fraisse interroge également le travail domestique des salariées [2009]. En 2009, trente ans après la première édition de son ouvrage, elle constate que le développement des services à la personne, considéré comme un enjeu majeur dans une société vieillissante, ne modifie ni la pénibilité du travail domestique ni la faible reconnaissance sociale des femmes qui l’effectuent. C’est pourquoi elle qualifie le « paradigme du service » d’« opaque » : fournissant à des femmes vulnérables un travail salarié dans des emplois dévalués, il noue étroitement émancipation et servitude. Dans une perspective différente, d’autres travaux, souvent liés aux recherches sur l’éthique du care, s’attachent à souligner la valeur concrète du travail domestique, sans lequel il n’y aurait pas de monde commun vivable, mais aussi son importance morale. Pour Joan Tronto, toutes ces tâches ignorées et méprisées, parce que privées, ordinaires et effectuées dans l’espace intime et par des femmes, induisent une relation à autrui qui a en elle-­même une valeur morale [2009]. En effet, elles relient les uns aux autres des sujets pensés non plus comme impartiaux et autonomes, mais au contraire sensibles et interdépendants. Ainsi, Tronto ne se contente pas de dénoncer l’inégale et injuste répartition du fardeau du care toujours pris dans les tâches domestiques les plus prosaïques, mais relie cette injustice à une critique de la conception abstraite du sujet moral libéral. Une telle perspective vise alors à faire attention aussi bien aux pratiques qu’aux personnes et justifie donc épistémologiquement de leur donner la parole. Sous la peau du domestique, l’expérience de la domination Précisément, un ensemble de travaux, largement fondés sur des méthodes ethnographiques, s’attache à observer, écouter et décrire au plus près la relation entre les domestiques et leurs employeurs ou employeuses. Le débat se concentre autour de la texture d’une relation toujours décrite comme particulièrement asymétrique, encore que l’asymétrie ne se donne pas dans les mêmes formes selon qu’elle se tisse dans des contextes extrêmes comme celui de l’apartheid sud-­africain [Cock, 1980] ou dans des cadres formalisés [Ibos, 2013]. L’asymétrie disproportionnée pourrait avoir partie liée avec l’extrême personnalisation de la relation : contrairement aux femmes qui travaillent dans les usines ou les bureaux, les travailleuses domestiques touchent l’expérience à la fois matérielle et émotionnelle de leurs employeurs ou employeuses et, par-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 654

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

654

07/02/2017 09:23:51

655

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

fois même, comme lorsqu’elles s’occupent d’enfants ou d’adultes vulnérables, exercent des responsabilités sur leur vie. La personnalisation extrême renforce-­t‑elle le pouvoir du patron ou de la patronne sur l’employée ou, au contraire, peut-­elle exprimer l’importance accordée à la personne de l’employée et à son travail ? Judith Rollins [1985] explore le concept de « maternalisme » pour analyser la relation entre l’employeuse et la travailleuse domestique. Selon elle, le maternalisme recouvre l’ensemble des pratiques, tactiques, attitudes qui permettent à celle qui occupe une position dominante dans la relation de recevoir remerciements, gratitude et travail gratuit de la part de son employée. Le maternalisme vient ainsi brouiller les frontières entre le travail domestique payé et les services rendus et non rémunérés. Dans son étude, menée à Boston dans les années 1980, Rollins tente précisément de saisir les formes, les usages et la signification des rituels de subordination entre patronnes blanches et domestiques noires. À partir d’un cadre analytique emprunté à Erwin Goffman, elle remarque que toutes les patronnes apprécient les marques de déférence et de soumission qui leur semblent définir le rôle social des domestiques. Or, plus les domestiques correspondent à la représentation que leurs patronnes attribuent à ce rôle de domestique, plus elles reçoivent des récompenses matérielles et immatérielles, ce qui pourrait contribuer à expliquer la stabilité des formes de la domination. Rollins souligne en outre que les patronnes demandent à leurs domestiques bien davantage qu’un ensemble de tâches : elles attendent un type de relation particulier, et précisément une relation de domination dans l’intimité qui leur offre à la fois le gain du travail gratuit et la confirmation pragmatique de leur supériorité sociale et éventuellement raciale. Dans un travail mené sur les travailleuses domestiques mexicaines à Denver, Mary Romero, en réponse à Rollins, recommande, pour sortir du maternalisme, d’introduire davantage de distance et de droit dans la relation entre employeuses et travailleuses domestiques [Romero, 1992]. Ses recherches montrent que le travail domestique rémunéré échappe trop souvent à la régulation, ce qui renforce les caractères indésirables de la relation : personnalisation et unilatéralisme. Selon elle, la proximité entre les travailleuses domestiques et leurs employeuses avantagent ces dernières. Une telle proximité peut masquer la condition de la majorité des travailleuses domestiques salariées à domicile : la faiblesse des salaires, les horaires de travail extensibles, les services rendus gratuitement. Dix ans plus tard, Pierrette Hondagneu-­Sotelo pointe certains changements dans la relation entre les travailleuses domestiques et leurs employeuses aux États-­Unis [2001]. S’appuyant sur l’étude ethnographique de migrantes travaillant à Los Angeles, elle montre que les

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 655

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Travail domestique/domesticité

07/02/2017 09:23:51

Travail domestique/domesticité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

employeuses, absorbées par leur profession, n’ont ni le temps ni le désir d’établir une relation avec leurs employées. D’une part, leur propre identité sociale dépend davantage de leur activité professionnelle que de leur engagement familial et domestique. D’autre part, le maternalisme est lui-­même une charge mentale dont elles cherchent à s’affranchir. Elles trouvent du coup moins coûteux d’instaurer un mode de relation plus distant et plus neutre, ce qui ne veut pas dire que leurs exigences sont moindres. Cela marque-­t‑il un progrès vers une normalisation du métier de travailleuse domestique ? Pas réellement, selon Hondagneu-­Sotelo. En effet, l’engagement de l’employeuse dans la relation avec l’employée est, pour cette dernière, une marque essentielle de respect et d’attention et ce sont ce respect et cette attention qui lui donnent une marge de négociation dans la relation. Du point de vue des employées, trop de distance appauvrit le sens des activités assumées dans l’intimité familiale et peut donc être assimilé à du mépris. Réinscrivant les travailleuses domestiques rémunérées dans une sociologie des classes populaires, les travaux de Christelle Avril recomposent ces approches internes des relations de travail [2014]. Dans une étude ethnographique menée dans une ville de la banlieue parisienne, elle analyse l’expérience des aides à domicile à partir des « petites différences » sociales qui les distinguent les unes des autres. Étudiant des trajectoires individuelles, elle montre ainsi que ce travail peut représenter selon les cas une promotion ou un déclassement, et que chacune définit en fonction de sa propre inscription sociale son métier, les tâches et les compétences qu’il implique. Ainsi, bien qu’appartenant à un groupe social dominé dans l’espace social, les aides à domicile ont une marge de manœuvre dans des relations toujours marquées par un certain degré d’informalité. Ainsi, comment les sciences sociales ont-­elles répondu aux questions posées il y a près d’un demi-­siècle par les féministes de la deuxième vague ? D’une part, la plupart des travaux portant sur les domesticités restent, même lorsqu’il s’agit de monographies érudites, dans la per­ spective critique inaugurale de la répartition du travail domestique et de ce qu’elle signale de l’imbrication des différents rapports de domination. En ce sens, ce champ de recherches constitue l’un des laboratoires les plus efficaces de l’étude de l’intersectionnalité. D’autre part, ces travaux ont cherché à articuler des éléments réputés contradictoires : des régimes d’action opposés, tels que le droit et l’émotion ; des échelles extrêmes, celle du monde global et celle de l’expérience ordinaire singulière ; des méthodes hétérogènes, qu’elles soient conventionnelles, comme l’analyse statistique, ou expérimentales, comme l’analyse biographique. Néanmoins, une tension semble émerger, qui sépare moins les travaux en deux groupes distincts qu’elle ne traverse cer-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 656

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

656

07/02/2017 09:23:51

Travail domestique/domesticité

657

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Renvois aux notices : Care ; Corps au travail ; Espace urbain ; Mondialisation ; Race.

Bibliographie Anderson B. (2000), Doing the Dirty Work ? The Global Politics of Domestic Labour, Londres, Zed Books. Avril C. (2014), Les Aides à domicile. Un autre monde populaire, Paris, La Dispute. Chabaud-­Rychter D., Fougeyrollas-­Schwebel D. et Sonthonnax F. (1985), Espaces et temps du travail domestique, Paris, Méridiens Klinsieck. Chadeau A. et Fouquet A. (1981), Le Travail domestique. Essai de quanti‑ fication, Paris, Insee, « Archives et documents ». Chaney E. M. et Castro M. G. (dir.) (1989), Muchachas no More. Households Workers in Latin America and the Carribean, Philadelphie, Temple University Press. Chang G. (1994), « Undocumented Latinas : the new “employable mothers” », in Nakano-­Glenn E., Chang G. et Forcey L. R. (dir.), Mothering. Ideology, Experience, and Agency, New York, Routledge, p. 259‑285. – (2000), Disposable Domestics. Immigrant Women Workers in the Global Economy, Cambridge, South End Press. Cock J. (1980), Maids and Madams, Johannesburg, Ravan. Constable N. (1997), Maid to order in Hong Kong. Stories of Filipina Workers, Ithaca, Cornell University Press. Coser L. (1973), « The obsolescence of an occupational role », Social Forces, vol. 52, n° 1, p. 31‑40. Davidoff L. et Hall C. (1987), Family Fortunes. Men and Women of the English Middle Class (1780‑1858), Chicago, University of Chicago Press. Delphy C. (1970), « L’ennemi principal », Partisans, novembre, p. 54‑55. Fairchilds C. (1984), Domestics Enemies. Servants and their Masters in Old Regime France, Baltimore/Londres, John Hopkins University Press. Fraisse G. (2009 [1979]), Service ou Servitude. Essai sur les femmes toutes mains, Lormont, Le Bord de l’eau.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 657

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

tains d’entre eux. Les interrogations éthiques sur la valeur du travail domestique tendent à souligner son importance pour le bien commun et les compétences de celles et ceux qui en assument la charge, au moment même où les enquêtes sociologiques et sociohistoriques montrent la résistance de la dévalorisation de ces tâches, la solidité des liens entre dévalorisation et féminisation et l’implacabilité des logiques de délégation de ces tâches aux femmes les plus marginalisées. Ainsi, les études sur les domesticités semblent plus que jamais inséparables des réflexions sur la justice.

07/02/2017 09:23:51

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Hochschild A. R. (2000), « Global care chains and emotional surplus value », in Hutton W. et Giddens A. (dir.), On the Edge. Living with Global Capitalism, Londres, Jonathan Cape, p. 130‑146. Hondagneu-­Sotelo P. (2001), Domestica. Immigrant Workers Cleaning and Caring in the Shadows of Affluence, Oakland, University of California Press. Horn P. (1975), The Rise and Fall of the Victorian Servant, New York, St Martin’s Press. Ibos C. (2013), Qui gardera nos enfants ? Les nounous et les mères, Paris, Flammarion. LeGates M. (2012), In their Times. A History of Feminism in Western Society, New York, Routledge. McBride T. (1976), The Domestic Revolution, New York, Holmes and Meier. Momsen J. (1999), Gender, Migration and Domestic Service in a Global Context, Londres/New York, Routledge. Nakano-­Glenn E. (1986), Issei, Nisei, Warbride. Three Generations of Japanese American Women in Domestic Service, Philadelphie, Temple University Press. Oakley A. (1972), Sex, Gender and Society, Aldershot, Arena. – (1976), Women’s Work. The Housewife, Past and Present, New York, Vintage Books. – (1985 [1974]), The Sociology of Housework, Oxford/New York, Basil Blackwell. –  (1990 [1974]), Housewife, Londres, Penguin. Parreñas R. S. (2001), Servants of Globalization. Women, Migration and Domestic Work, Stanford, Stanford University Press. Rollins J. (1985), Between Women, Domestics and their Employers, Philadelphie, Temple University Press. Romero M. (1992), Maid in the USA, New York, Routledge. Sutherland D. E. (1981), Americans and their Servants. Domestic Service in the United States from 1800 to 1920, Bâton Rouge, Louisiana University Press. Tronto J. (2009 [1993]), Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 658

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Travail domestique/domesticité

658

07/02/2017 09:23:51

Vêtement

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Les vêtements sont l’un des lieux centraux de la construction sociale de la différence des sexes. Leur histoire permet de dénaturaliser cette différence, qui n’a pas toujours reposé de manière privilégiée sur l’usage des vêtements. Vêtement, rapports sociaux de sexe et histoire Jusqu’à la seconde moitié du xive siècle en France, hommes et femmes portent une même longue robe, couverte d’un manteau, tous deux inégalement décorés selon le rang social du porteur ou de la porteuse. C’est alors qu’apparaît le costume court masculin [Blanc, 1997] : les jambes des hommes sont désormais visibles, de même que leur corps car ces costumes sont plus cintrés. C’est une « révolution » [Piponnier, 1989], qui marque le début du dimorphisme hommes-­femmes dans les vêtements [Perrot, 1981]. La sexuation des vêtements se marque également dans les discours et les prescriptions, toujours plus nombreux au sujet des tenues des femmes, quand bien même celles-­ci sont parfois moins sophistiquées ou moins dévoilantes que celles des hommes [Blanc, 1997]. À la Révolution française s’enclenchent deux mutations qui renforcent le dimorphisme sexuel : en effet, elles concernent avant tout les hommes, tandis que les tenues des femmes en sont bien moins affectées. D’abord, les lois changent : dans un même mouvement, elles suppriment les distinctions obligatoires entre groupes sociaux (le nombre de tenues, la qualité du tissu, etc., étaient réglementés selon le rang) et consacrent la différence entre les sexes. Le décret du 29 octobre 1793 prévoit que « chacun est libre de porter tel vêtement ou ajustement de son sexe qui lui convient ». Christine Bard [2010] souligne le lien consubstantiel entre l’interdiction du pantalon (la « culotte » révolutionnaire) pour les femmes et leur éviction du statut de citoyennes et de

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 659

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Pascal Barbier, Lucie Bargel, Amélie Beaumont, Muriel Darmon et Lucile Dumont

07/02/2017 09:23:51

Vêtement

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

la sphère publique, qui se déroulent au même moment. La contrainte légale ne concerne alors plus que la différence des sexes ; la distinction sociale par le vêtement passe, elle, de loi à norme sociale. Ensuite, la Révolution française tranche avec l’exubérance de luxe de la fin de l’Ancien Régime, provoquée par l’intensification de la concurrence au sein de la noblesse d’une part, et avec la bourgeoisie d’autre part. « Pendant plusieurs siècles, les deux sexes sont à égalité vestimentaire quant à la recherche du raffinement et de l’ornementation. En matière d’extravagance de toilette dans les milieux raffinés, de la Renaissance aux Lumières, les hommes brillent de tous leurs feux » [Roche, 1989, p. 43]. Désormais, les revendications d’égalité appellent à la sobriété vestimentaire, mais seulement pour les hommes, qui sont les seuls citoyens « égaux ». Un pas supplémentaire dans le dimorphisme sexué est franchi : c’est la « grande renonciation » des hommes [Flügel, 1930], auxquels on retire l’injonction à la coquetterie, à l’attention à leur apparence. La consécration de cette différence des sexes va avec le renforcement de leur complémentarité : désormais, la démonstration de la fortune d’un homme ne passe plus par sa tenue propre, mais par celle de sa femme, sa fille ou sa maîtresse qui devient son « enseigne » [Perrot, 1981]. Cette division du travail de l’apparence explique que les femmes sont les premières cibles de l’industrie du prêt-­à-­porter et des grands magasins, qui se développent au xixe siècle. Les études historiques s’accordent pour repérer un déclin de la sexuation des vêtements et des corps au cours du xxe siècle. Il n’est pas sans heurts : le principal reproche fait aux « garçonnes » des années 1920 est de transgresser les règles de genre [Roberts, 1993], quand bien même le contexte est à une moindre différenciation sexuée des pratiques corporelles (travail de minceur, bronzage, sport…) dans certaines catégories sociales. À partir de la seconde moitié du xxe siècle, l’émergence d’un style « jeune » accroît les vêtements mixtes (jeans, pull-­over, blouson). Bard [2010] souligne ainsi la généralisation du port du pantalon, devenu symbole de crédibilité et de compétence, chez les femmes politiques. Pour autant, Fred Davis [1992] attribue à sa trop grande indifférenciation sexuée l’échec du « sarong » pour hommes lancé par Jean-­Paul Gautier dans les années 1980 – cet exemple montre aussi que les emprunts des tenues des femmes à la garde-­robe des hommes sont davantage acceptés que l’inverse. L’histoire du travestissement met quant à elle en lumière les variations autour du jeu sur les identités sexuées à travers le corps et le vêtement. Initialement davantage présent chez les femmes, le travestissement permettait de « sauver [leur] honneur », alors qu’il était considéré comme dégradant pour les hommes [Steinberg, 2001]. Dans les sociétés occidentales, à la suite des « garçonnes »

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 660

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

660

07/02/2017 09:23:51

661

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

des années 1920, le travestissement devient l’une des formes prises par la contestation des identités de genre. Les modalités de sexuation du vêtement ne dépendent pas seulement de la période historique, mais aussi de la scène sociale. Au xixe siècle, dans la sphère privée, les tenues masculines et féminines s’inversent : « Tranchant à la fois sur la modestie des toilettes féminines portées dans l’intimité, et sur la grisaille générale du vêtement masculin porté en public, la robe de chambre [des hommes] apparaît comme une trace pétrifiée des fastes de l’Ancien Régime » [Perrot, 1981, p. 201]. De plus, le vêtement nocturne distingue beaucoup moins les sexes que le vêtement de jour : la « chemise de lit », apparue au xvie siècle, est ample et tombante comme une robe, pour les deux sexes. Elle se maintient tout au long du xixe siècle et même lorsque la chambre à coucher devient l’espace privé du couple. Ce n’est qu’à la fin du xixe qu’apparaît une sexuation des tenues de nuit, lorsqu’un rôle « décoratif et érotique » de la chemise de nuit est admis pour les femmes mariées et fécondes. Enfin, le pyjama apparaît au début du xxe siècle et est dans un premier temps réservé aux hommes [Perrot, 1981]. Vêtement, genre et travail La scène professionnelle montre également avec clarté comment les rapports sociaux de sexe s’élaborent dans les pratiques vestimentaires. Au travail, le vêtement identifie les travailleurs et travailleuses à des corps de métiers, des postes, des rangs hiérarchiques, des classes sociales, mais aussi à des identités sexuées. Sur ce dernier aspect, les recherches dévoilent des processus ambivalents : selon les contextes professionnels, le vêtement de travail peut renforcer ou transformer les normes de genre, agissant comme un levier de contrôle et de hiérarchisation des sexes ou comme un support d’expression d’une appartenance sexuée. Le vêtement de travail renforce les normes de genre lorsqu’il reprend des stéréotypes considérés comme favorables au bon déroulement de l’activité professionnelle. Cet aspect est central dans les métiers de la « représentation » [Bourdieu, 1979], dont la vente et l’accueil, où la démonstration d’une certaine « image de l’entreprise » constitue l’un des objectifs de l’activité (et donc l’une des contraintes qui s’imposent quotidiennement aux salarié·e·s). Le vêtement vient apporter la confirmation que les travailleurs et travailleuses possèdent bien les propriétés attendues par le public pour réaliser l’activité, à l’image de la blouse blanche des esthéticiennes étudiées par Morgan Cochennec [2004]. Gabrielle Schütz [2006] montre ainsi l’importance de l’uniforme dans les sociétés d’hôtesses d’accueil (souvent une robe ou une jupe étroite avec des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 661

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Vêtement

07/02/2017 09:23:51

Vêtement

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

chaussures à talons), élément identifiant l’hôtesse à une « vraie femme » (souriante, disponible, etc.) et « autorisant » les clients à certains comportements, notamment le flirt. Quand les hommes occupent ces postes, les contraintes s’allègent : l’uniforme assujettit moins les corps (pantalons et chaussures plates) et les contrôles exercés par les chefs sur les postures et les tenues sont moins prégnants [Louey et Schütz, 2014]. Les uniformes dans les métiers du maintien de l’ordre ou de l’usage de la violence d’État renforcent, eux, les stéréotypes masculins : selon Odile Roynette [2013], les uniformes militaires faits d’épaulettes ou de protège-­os, en rendant les corps plus imposants, participent à une socialisation à la virilité chez ceux et celles qui les portent. D’autres recherches mettent en relief les façons dont les individus utilisent leurs vêtements de travail pour réaffirmer leur identité sexuée de professionnel·le·s. Un exemple apparaît dans les recherches d’Emmanuelle Lada [2008] : initialement en lice pour des postes techniques, mais finalement recrutés comme hôtes d’accueil (postes traditionnellement occupés par des femmes), des jeunes hommes de classes populaires portent la casquette afin de se distinguer des femmes et de se rapprocher des salariés masculins occupant ces postes techniques, dont l’uniforme comporte une casquette. Dans ces différents cas, le vêtement charrie des stéréotypes et renforce les identités de genre de ceux et celles qui les portent comme de ceux et celles qui les voient. Le vêtement de travail est parfois utilisé comme un levier de transformation des normes de genre au travail, lorsque les femmes entrent dans des « bastions masculins » [Pruvost, 2005], et cela dès la IIIe République avec l’entrée des femmes dans des professions prestigieuses (avocate, médecin) [Rennes, 2011]. La portée de ce levier demeure toutefois restreinte : Anne-­Christine Le Gendre [2014] a par exemple constaté que l’imposition d’un uniforme considéré comme « asexué » aux surveillant·e·s de prison conduisait à un renforcement des distinctions sexuées. En effet, le port de cet uniforme s’accompagne, chez les hommes et les femmes, de commentaires et de stratégies visant à réaffirmer une identité sexuée masquée par l’uniforme. On retrouve ces limites dans des professions où l’uniforme n’est pas formellement imposé par l’employeur. Oumaya Hidri Neys [2007] montre que des étudiantes en école de commerce, futures cadres en entreprise, s’estiment contraintes par les normes qui régissent l’espace professionnel auquel elles aspirent et cherchent à signifier, par leur vêtement, leur proximité avec un éthos professionnel masculin : le tailleur-­pantalon masque les rondeurs, assimilées à une forme d’inaptitude à la prise de décision. Les étudiants hommes, de leur côté, cherchent à maintenir leur ascendant sur les femmes, dans un contexte de concurrence mixte pour les postes. Ils complètent ce qu’ils

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 662

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

662

07/02/2017 09:23:51

663

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

perçoivent comme un avantage masculin (l’autorité, l’assurance) par l’ajout d’un atout « féminin », le soin porté à l’apparence. Dès lors, ils optimisent leur corps et leur apparence (manucure, épilation, costume cintré et à la mode, couleurs vives) pour favoriser leur employabilité. Ainsi, les études précises de l’usage des vêtements de travail semblent montrer un renforcement plus qu’une transformation des normes de genre. Ces processus s’articulent à d’autres facteurs de hiérarchisation, dont la classe. Par exemple, Oumaya Hidri Neys indique dans son enquête que les hommes et les femmes adoptant des pratiques corporelles et vestimentaires considérées par eux-­mêmes ou elles-­mêmes comme caractéristiques de l’autre sexe appartiennent aux fractions supérieures de sa population d’enquête, en termes de classe sociale. Selon leur trajectoire sociale, les femmes aides à domicile étudiées par Christelle Avril [2014] manifestent par le vêtement de travail une fidélité envers des normes de genre socialement très différentes : certaines s’identifient aux normes de féminité des femmes de classes moyennes et supérieures qui les encadrent (un souci pour l’indépendance sociale davantage que pour l’apparence) ; d’autres valorisent un style de féminité fondé sur un attachement à la place « traditionnelle » des femmes, associée à une fraction supérieure des milieux populaires (proche du petit patronat), insistant sur le soin porté à l’apparence. Ces variations expliquent le port de vêtements de travail très différents pour une même activité : sac à dos, jean et baskets pour les premières, sac à main, jupe et talons pour les secondes. Enfin, Isabelle Hanifi [2008] analyse le travail d’une association donnant des tailleurs de seconde main à des femmes des classes populaires au chômage afin de favoriser leur retour à l’emploi. Cette association conduit à socialiser, par le tailleur, les femmes de milieu populaire à une féminité considérée comme seule légitime, au travail et en dehors, une féminité valorisée par les classes moyennes et supérieures blanches. Par les mouvements qu’il contraint et qu’il permet, ce tailleur enserre les femmes dans un rôle de femmes actives idéales, relativement éloigné des normes des classes populaires et des offres d’emploi pour lesquelles elles postulent. En somme, la production du genre par le vêtement de travail, qu’elle conduise à un renforcement ou une subversion relative des stéréotypes genrés, est toujours socialement située. Vêtement, genre et classe Les dimensions de classe sont en effet centrales dans l’analyse sociologique des pratiques vestimentaires. Si les travaux des années 1970 et 1980 ont posé ces questions à partir de l’examen d’un groupe social

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 663

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Vêtement

07/02/2017 09:23:51

Vêtement

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

donné, les rares enquêtes plus récentes se sont plutôt concentrées sur les pratiques vestimentaires enfantines ou juvéniles. Dans La Distinction, Pierre Bourdieu [1979] examine les dépenses consacrées aux vêtements et montre comment « l’inversion de la part accordée à la nourriture et au vêtement dans les classes populaires, qui consacrent la priorité à l’être, et les classes moyennes, où surgit le souci du paraître, est l’indice d’un renversement de toute la vision du monde » [p. 223]. De même, la part des « frais de présentation et représentation » distingue, au sein des classes dominantes, les professions libérales pour lesquelles ils dépassent de loin ceux des autres fractions de la bourgeoisie. Les données de La Distinction mettent en lumière la supériorité des dépenses vestimentaires féminines par rapport à celles des hommes. Elles manifestent aussi le caractère plus marqué des différences de classe dans le cas des vêtements masculins (pour lesquels s’oppose le complet au bleu de travail, le manteau à la canadienne ou au blouson) que dans celui des vêtements féminins (où l’écart entre femmes cadres et ouvrières est maximal pour les tailleurs et les ensembles, moindre pour les robes et surtout pour les jupes et les vestes). Elles font enfin ressortir l’interdit pour les hommes des classes populaires que constitue la « prétention » en matière vestimentaire : « La soumission à des exigences perçues comme à la fois féminines et bourgeoises apparaît comme l’indice d’un double reniement de la virilité » [p. 444]. Dans les années 1980, des enquêtes ethnographiques sont menées de part et d’autre de l’espace social, mais avec une certaine insistance sur ses régions les plus élevées, et permettent d’approcher de façon plus précise et située les pratiques vestimentaires, surtout féminines en l’occurrence. Les enquêtes sur la grande bourgeoisie de Béatrix Le Wita [1988] et de Michel Pinçon et Monique Pinçon-­Charlot [1989] révèlent ainsi l’importance du « vêtement bourgeois ». Même si s’estompent le sur-­ mesure ou un « certain défi au temps qui passe et aux caprices de la mode », le vêtement continue à manifester et à reproduire l’appartenance sociale, comme lors des différentes étapes des rallyes bourgeois où enfants et adolescent·e·s « apprennent l’élégance » et au cours desquelles l’apprentissage du monde « passe par la maîtrise de la tenue vestimentaire » [Pinçon et Pinçon-­Charlot, 1989]. Tout comme l’enquête des Pinçon et Pinçon-­Charlot, celle menée vingt-­cinq ans plus tard par Shamus Khan aux États-­Unis [2012] sur les nouveaux héritiers de la grande bourgeoisie met en lumière l’acquisition progressive chez les jeunes filles des règles du dénudement bourgeois (épaules nues et décolleté) – au rebours d’une vision simpliste qui opposerait habits féminins bourgeois et populaire par la quantité de peau découverte. Selon Le Wita [1988], la culture vestimentaire bourgeoise, dans la France des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 664

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

664

07/02/2017 09:23:51

665

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

années 1980, se signale par ses règles d’or (« même décontractée, [la tenue] permet de sortir ou de recevoir sans avoir à se changer »), s’expose dans des pièces récurrentes (la « gabardine beige », le foulard Hermès, les teintes pastel…), se niche plus discrètement dans des détails (la « bague », toujours repérée, identique, sur des mains différentes) ou enfin acclimate le vêtement apparemment « universel » qu’est le jean en le neutralisant (escarpins, pulls qui en couvrent la ceinture…) et en le distinguant des autres façons de le porter. À la même période, mais à l’autre extrême de l’espace social, et du côté des jeunes hommes de milieux populaires, Claude Fossé-­Poliak et Gérard Mauger [1983] montrent que l’« uniforme archétypal du loubard […] (“Jeans, Perfecto, Santiags”), […] destiné à manifester symboliquement la virilité » et la force physique, ne s’inscrit pas dans la rupture mais bien dans la « stylisation du vêtement traditionnel des jeunes en milieu populaire ». Il s’oppose en ce sens aux deux autres styles vestimentaires de la jeunesse populaire, le style « baba cool » et le style « minet », qui sont eux tendus vers l’assimilation d’un idéal dominant (culture ou richesse). Olivier Schwartz avance quelques hypothèses quant au double statut des vêtements chez les femmes de milieu populaire, le corps y étant à la fois survalorisé (comme instrument de travail, réservoir de forces, mais aussi, à travers les photos de mariage, comme passé corporel légitime et gratifiant) et peu protégé, à l’instar de ces femmes des couches les plus dominées qui sortent en plein hiver, sans manteau, les bras nus, « vêtues seulement de ces longues robes qui ressemblent un peu à des chemises de nuit » [Schwartz, 1990, p. 479]. Mais c’est surtout l’enquête menée en Angleterre dans les années 1980 et 1990 par Beverley Skeggs [2015] qui donne accès à l’importance et aux logiques sociales de l’investissement dans l’apparence physique et vestimentaire pour les femmes de milieu populaire, Skeggs s’opposant explicitement à Bourdieu en démontrant l’existence et la centralité d’un tel investissement pour ses enquêtées. Les pratiques vestimentaires y apparaissent comme un espace de plaisir et d’amusement (par exemple par les moments partagés de shopping ou d’essayages qui constituent des occasions d’échange vestimentaire, dans tous les sens de l’expression, et s’inscrivent dans une sociabilité de genre et d’âge), mais aussi de respectabilité et de distinction. Les vêtements sont la marque et le moyen d’une volonté d’élévation sociale, ils sont l’outil principal par lequel ces femmes se distinguent des « classes populaires » et des travers vestimentaires qu’on leur attribue : les chaussures blanches à hauts talons, le survêtement coloré en nylon, le fait de porter des talons hauts avec un jean ou des talons aiguilles avec une minijupe, les tenues de « pouffiasse » ou « trop sexy ». L’évaluation vestimentaire manifeste par ailleurs des

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 665

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Vêtement

07/02/2017 09:23:51

Vêtement

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

compétences (en « style », en « mode ») dont la source n’est ni strictement locale et populaire ni strictement globale (magazines féminins ou publicités), mais un amalgame des deux. C’est à partir de cette sorte de capital culturel que les femmes enquêtées peuvent émettre des jugements négatifs sur le « style » (ou son absence) des classes moyennes, ou sur le goût déplorable pour la bohème vestimentaire des jeunes gens débraillés [scruffy] des classes moyennes. Parmi les rares travaux qui ont poursuivi ces lignes d’exploration, les recherches de Martine Court sur les pratiques vestimentaires enfantines et préadolescentes ont permis de montrer comment se conjuguent les influences de différentes instances (pères, mères, membres de la famille élargie, ami·e·s et camarades de classe) dans les choix vestimentaires, au travers desquelles transitent ou au contraire sont freinées les normes de la culture populaire juvénile, ou encore celles des magazines qui imposent des normes de genre pour partie spécifiques à la position sociale de leur lectorat. Les identifications ou imitations vestimentaires n’ont ainsi rien d’automatique, et leurs variations sont justiciables d’analyses sociologiques des processus, structurés par le genre et la classe, qui font ­s’habiller « comme sa cousine », « comme Nolwenn [une chanteuse] » ou « comme son père » [Court, 2010b], transformer une veste en saharienne par économie ou pratiquer la prodigalité dans l’achat [Court, 2010a]. La comparaison de portraits de deux jeunes filles de onze ans appartenant à des milieux sociaux différents montre ainsi comment l’appartenance de classe des parents (leur niveau de ressources économiques, leur position dans la division sociale du travail et les modèles culturels auxquels ils adhèrent) façonne l’apparence vestimentaire des deux jeunes filles (avec des différences en termes de coûts et de style des tenues, mais aussi d’autonomie vestimentaire, de rapport à la « mode de masse » ou à l’adéquation aux conditions météorologiques), mais aussi la perception qu’elles acquièrent des hiérarchies corporelles et de la place qu’elles y tiennent [Court et al., 2014]. Les travaux d’Aurélia Mardon [2010] sur les pratiques vestimentaires au collège montrent également comment les styles vestimentaires manifestent des conceptions situées de la masculinité et de la féminité : ils articulent les appartenances de classe et de sexe des élèves, les filles issues des classes populaires renforçant par leur style vestimentaire le marquage de la différence des sexes, alors que les filles issues des classes moyennes et supérieures adoptent des styles vestimentaires qui s’opposent aux modèles traditionnels de genre. Enfin, une enquête menée sur le goût vestimentaire des élèves de classes préparatoires [Bastien, Cretin et Marthon, 2008] met en lumière les variations sociales « secondaires » au sein d’une élite scolaire issue en

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 666

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

666

07/02/2017 09:23:52

667

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

grande majorité des classes supérieures, entre l’éthos d’ajustement « mondain » à la modernité des élèves des classes économiques (« grandes » marques, vêtements « modernes » et « tendance »), le refus de la superficialité et de la banalité de ceux des classes littéraires (recyclage de vêtements, patchwork de couleurs, style bohème) et le « goût de la simplicité » des classes scientifiques (marques streetwear ou sportswear, ensemble jean et tee-­shirt). Ces différences traduisent la propension des élèves à faire « un usage strictement scolaire du système scolaire » [Bastien, Cretin et Marthon, 2008], forte chez les littéraires et les scientifiques, limitée par l’investissement temporel chez les économiques. Les goûts et les pratiques vestimentaires apparaissent comme un objet aujourd’hui presque délaissé. Apparemment futiles et éphémères, parfois vus comme l’expression labile du choix individuel ou de l’identité, ils n’en révèlent pas moins, à condition d’articuler les dimensions de classe et de genre pour les saisir, les déterminismes sociaux les plus prégnants, les logiques économiques et sociales les plus structurelles et les modes de domination les plus naturalisés. Renvois aux notices : Beauté ; Consommation ; Corps au travail ; Corps légitime ; Drag et performance ; Incorporation ; Nudité.

Bibliographie Avril C. (2014), Les Aides à domicile. Un autre monde populaire, Paris, La Dispute. Bard C. (2010), Une histoire politique du pantalon, Paris, Le Seuil. Bastien C., Cretin A. et Marthon C. (2008), « La différenciation des corps de l’élite scolaire : le goût corporel des élèves en classe préparatoire aux grandes écoles », Regards sociologiques, no 35, p. 1‑26. Blanc O. (1997), Parades et Parures. L’invention du corps de mode à la fin du Moyen Âge, Paris, Gallimard. Bourdieu P. (1979), La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit. Cochennec M. (2004), « Le soin des apparences : l’univers professionnel de l’esthétique-­cosmétique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 154, no 4, p. 80‑91. Court M. (2010a), « Le corps prescrit. Sport et travail de l’apparence dans la presse pour filles », Cahiers du genre, no 49, p. 117‑132. – (2010b), Corps de filles, corps de garçons. Une construction sociale, Paris, La Dispute. Court M., Mennesson C., Salaméro É. et Zolesio E. (2014), « Habiller, nourrir, soigner son enfant : la fabrication de corps de classes », Recherches familiales, vol. 11, no 1, p. 43‑52.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 667

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Vêtement

07/02/2017 09:23:52

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Davis F. (1992), Fashion, Culture, and Identity, Chicago, University of Chicago Press. Flügel J. C. (1930), The Psychology of Clothes, Londres, Hogarth Press. Fossé-­Poliak C. et Mauger G. (1983), « Les loubards », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 50, no 1, p. 49‑68. Hanifi I. (2008), « Le port du tailleur comme moyen de forger une identité de la femme au travail », Lien social et Politiques, no 59, p. 11‑20. Hidri Neys O. (2007), « Le “chassé-­croisé” des apparences sexuées : stratégie d’insertion professionnelle des cadres commerciaux », Cahiers du genre, vol. 42, n° 1, p. 101‑119. Khan S. R. (2012), Privilege. The Making of an Adolescent Elite at St. Paul’s School, Princeton, Princeton University Press. Lada E. (2008), « Le genre en pratique et pratiques du genre : des hommes dans les emplois de service dits “de femmes” », in Kergoat D., Guichard-­Claudic Y. et Vilbrod A. (dir.), L’Inversion du genre. Quand les métiers masculins se conjuguent au féminin et réciproquement, Rennes, PUR, p. 371‑383. Le Gendre A.-­C. (2014), « Surveillantes dans les prisons pour hommes : entre indifférenciation des sexes et réitérations des stéréotypes sexués », Nouvelle Revue de psychosociologie, vol. 17, no 1, p. 45‑58. Le Wita B. (1988), Ni vue ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise, Paris, Éditions de la MSH. Louey S. et Schütz G. (2014), « Les effets de la mixité au prisme du corps et de la sexualité », Travail et Emploi, n° 140, p. 5‑19. Mardon A. (2010), « Construire son identité de fille et de garçon : pratiques et styles vestimentaires au collège », Cahiers du genre, vol. 49, no 2, p. 133‑154. Perrot P. (1981), Les Dessus et les dessous de la bourgeoisie. Une histoire du vêtement au xixe siècle, Paris, Fayard. Pinçon M. et Pinçon-­Charlot M. (1989), Dans les beaux quartiers, Paris, Le Seuil. Piponnier F. (1989), « Une révolution dans le costume masculin au xive  siècle », in Pastoureau M. (dir.) Le Vêtement. Histoire, archéolo‑ gie et symbolique vestimentaires au Moyen Âge, Paris, Éditions du Léopard d’Or, « Les Cahiers du Léopard d’Or », p. 225‑242. Pruvost G. (2005), « L’accès des femmes à la violence légale. La féminisation de la police (1935‑2005) », thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS. Rennes J. (2011), « The French Republic and women’s access to professional work : issues and controversies in France from the 1870s to the 1930s », Gender and History, vol. 23, n° 2, p. 341‑366. Roberts M. L. (1993), « Samson and Delilah revisited : the politics of women’s fashion in 1920s France », The American Historical Review, vol. 98, no 3, p. 657‑684. Roche D. (1989), La Culture des apparences. Une histoire du vêtement xviie-­ e xviii  siècles, Paris, Fayard.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 668

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Vêtement

668

07/02/2017 09:23:52

Vêtement

669

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 669

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Roynette O. (2013), « L’uniforme militaire au xixe siècle : une fabrique du masculin », Clio. Femmes, Genre, Histoire, vol. 36, no 2, p. 109‑128. Schütz G. (2006), « Hôtesse d’accueil, les attendus d’un “petit boulot” féminin pour classes moyennes », Terrains & travaux, vol. 10, no 1, p. 137‑156. Schwartz O. (1990), Le Monde privé des ouvriers, Paris, PUF. Skeggs B. (2015), Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone. Steinberg S. (2001), La Confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard.

07/02/2017 09:23:52

VIH/Sida

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Au cours des trente-­cinq dernières années, l’épidémie de VIH/sida a profondément bouleversé les relations entre médecine, santé publique et société. Dans ce contexte, les sciences sociales ont joué un rôle clé pour documenter les enjeux liés à la prévention, à l’expérience de la maladie ou à l’accès aux soins. En France, l’irruption du VIH a également créé les conditions du développement d’un champ de recherches sur différentes dimensions de la sexualité et de la santé sexuelle : comportements, perception du risque, conjugalité, sociabilités et identités. Le constat vaut à l’échelle internationale. Au Nord comme au Sud, les recherches sur les comportements sexuels et la prévention ont donné lieu à une vaste littérature scientifique, en lien étroit avec les préoccupations de santé publique. La structuration d’un nouveau champ de recherches sur la sexualité ne saurait cependant se réduire à un effet d’opportunité. Dès les premières années de l’épidémie, la réalité biomédicale du VIH a déterminé en profondeur les analyses de sciences sociales [Gagnon, 2008]. Ainsi, en se focalisant sur les comportements « à risque » ou sur les pratiques pénétratives, de nombreuses enquêtes offrent une lecture limitative des rapports sociaux qui façonnent la sexualité. Dès lors, si les recherches sur le VIH représentent une base de données inestimable sur les enjeux sexuels, il importe de poser un regard critique sur certains de leurs présupposés et de leurs points aveugles. L’urgence de comprendre Au début des années 1980, l’affirmation des gays et des lesbiennes est encore récente dans le monde occidental. Dans la plupart des grandes villes, la visibilité homosexuelle s’appuie sur la mobilisation associative, sur le développement d’une presse communautaire, mais aussi sur l’ouverture de commerces spécifiques (bars, librairies, boîtes de nuit, sex

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 670

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Gabriel Girard

07/02/2017 09:23:52

671

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

clubs, etc.). Dans ce contexte, l’alerte lancée en 1981 autour des premiers cas de sida résonne comme un coup de tonnerre. Non seulement la maladie est mortelle à courte échéance, mais on découvre qu’elle est également transmissible sexuellement, par le sang et de la mère à l’enfant durant la grossesse et à la naissance. Dès les premières années de l’épidémie, la délimitation de populations « à risque » devient donc un enjeu politique central dans les débats publics. Si l’on diagnostique des malades dans tous les groupes sociaux, il apparaît que le virus touche de façon disproportionnée certains segments de la population : les communautés homosexuelles, les personnes usagères de drogues, mais aussi les migrant·e·s d’Afrique ou les personnes trans’. Aux États-­Unis, la diffusion différentielle du VIH est instrumentalisée par l’administration du président Ronald Reagan pour blâmer les modes de vie homosexuels, mais aussi les usagers et usagères de drogues ainsi que les travailleurs et travailleuses du sexe. En France, l’interprétation de la maladie – désignée comme un « cancer gai » par certain·e·s journalistes – est également controversée. En 1986, le Front national en pleine ascension électorale propose par exemple d’isoler les malades dans des « sidatoriums ». Si cette option coercitive est dénoncée, les pouvoirs publics sont néanmoins réticents à prendre en charge l’information et la prévention, considérant que la maladie ne concerne qu’une minorité. Il faut attendre la fin des années 1980 pour qu’une réponse publique d’envergure soit proposée [Pinell, 2002]. Face au désintérêt et à l’inaction des pouvoirs publics, les malades et leurs proches s’organisent et créent des associations, tels le Terrence Higgins Trust à Londres, AIDES en France ou le Gay Men’s Health Crisis aux États-­Unis. Ces structures prennent en charge le soutien aux personnes atteintes, l’information du public et la prévention. Craignant que le VIH n’entraîne un recul des droits et des libertés pour les minorités, les associations s’attachent à promouvoir une approche alliant santé publique et droits humains. Il s’agit de faire du sida une cause généralisable. C’est dans ce contexte d’incertitudes et d’inquiétudes que les premiers travaux de sciences sociales sur le VIH sont initiés. En France, l’épidémie est révélatrice d’un manque criant de données sur les comportements sexuels et sur l’usage de drogues, pourtant nécessaires à la mise en œuvre de programmes de prévention adaptés. Animés par l’urgence de documenter les modes de vie des homosexuels masculins, les sociologues Michael Pollak et Marie-­Ange Schiltz mettent sur pied l’« Enquête presse gay » en 1985 [Schiltz, 2012].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 671

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

VIH/Sida

07/02/2017 09:23:52

672

VIH/Sida

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

L’« Enquête presse gay » est un dispositif d’enquête par questionnaire, diffusé par l’intermédiaire de la presse communautaire, d’où son nom. L’originalité de l’EPG est sa répétition dans le temps : tous les ans de 1985 à 1991, puis de manière plus espacée par la suite. Les différentes éditions de l’enquête ont permis de documenter de manière fine l’adaptation des gays et des bisexuels face à l’épidémie de sida. Elles révèlent l’adoption rapide et massive de comportements de prévention, dès les années 1986‑1987. L’enquête offre de précieuses données sur les modes de vie homosexuels : la conjugalité, le coming out, les sociabilités ou l’expérience de l’homophobie. Au cours des années 2000, l’EPG joue un rôle important dans l’analyse des évolutions de la prévention dans la communauté gaie [Velter, 2007]. On y décèle en effet les signes d’une utilisation moins systématique du préservatif, mais on y voit aussi se dessiner d’autres formes d’adaptation au risque [Velter, 2013]. Dans l’édition de 2011, une enquête parallèle a été développée pour les lesbiennes et les bisexuelles. La méthodologie de l’« Enquête presse gay et lesbienne » s’est également adaptée au développement des sociabilités et des rencontres en ligne, en proposant le questionnaire sur différents sites Internet. Après trente ans d’existence, l’EPG constitue une base de données incontournable pour saisir les évolutions des modes de vie homosexuels en France, dans le contexte du VIH/sida. Une science du risque Au cours des années 1980, l’épidémiologie s’affirme comme l’une des disciplines clés dans la compréhension du VIH/sida. Mais les données collectées sont sujettes à interprétation, car la classification par « modes de transmission » ne permet pas de rendre compte de la diversité interne des groupes concernés. Ainsi, en France, dans un contexte marqué par la montée du Front national, les pouvoirs publics font le choix de ne pas indiquer l’origine géographique des personnes infectées, de crainte de renforcer la stigmatisation des immigré·e·s [Marsicano, 2014]. La réalité de l’épidémie dans les communautés originaires d’Afrique reste donc invisible en France jusqu’à la fin des années 1990. À travers l’épidémiologie, c’est aussi une certaine conception du risque qui s’élabore. Dans les premières années de l’épidémie, les débats portent sur la qualification des prises de risque : s’agit-­il de réduire le nombre de partenaires sexuel·le·s ou de réduire le nombre de pratiques sans pré-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 672

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Étudier les modes de vie gais

07/02/2017 09:23:52

673

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

servatif ? Les implications sont à la fois morales et politiques. Aiguillées par les associations, les autorités sanitaires établissent un consensus autour de la promotion du préservatif comme outil prophylactique. Cette approche permet de contrecarrer les postures moralisatrices de condamnation du multipartenariat – portées notamment par l’Église catholique. Mais elle réduit du même coup la prévention à un enjeu de rationalité individuelle détachée des rapports sociaux. Au tournant des années 1990, avec la création de l’Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS), de nombreuses recherches en sciences sociales sur le VIH émergent. L’épidémie crée un contexte favorable à l’élaboration de grandes enquêtes populationnelles sur la sexualité. En 1992 et 2006, deux enquêtes sur les comportements sexuels des Français·es permettent de mesurer les habitudes sexuelles et les niveaux d’adaptation au risque VIH selon le genre, la classe sociale et l’orientation sexuelle [Bajos et al., 1998 ; Bajos et Bozon, 2008]. D’autres enquêtes ciblent également les jeunes [Lagrange et Lhomond, 1997]. En parallèle des enquêtes sociocomportementales quantitatives, de nombreuses recherches qualitatives sont initiées. Elles visent notamment à affiner la compréhension du vécu de la maladie et les contextes sociaux et culturels de la prévention. Si les enjeux de prévention chez les gays sont très tôt ciblés dans les recherches [Pollak, 1988], les travaux abordent également l’expérience de la séropositivité [Pierret, 2006], les lieux de rencontre [Proth, 2002], les questions liées au travail du sexe, aux usages de drogues, à la bisexualité [Deschamps, 2002] ou aux mobilisations associatives [Pinell, 2002 ; Barbot, 2002]. Les financements de recherche sur le VIH jouent alors un rôle structurant pour le développement d’études sur la sexualité et la représentation des risques, en sociologie, en anthropologie ou en psychosociologie. À travers les méthodes qualitatives, les chercheurs s’attachent à déconstruire les pratiques et les discours de prévention, pour en resituer les dimensions normatives, à l’échelle individuelle et collective [Mendès-­ Leite, 2000]. Cependant, les contraintes institutionnelles cantonnent ces modes d’explication aux marges de la conception épidémiologique du risque [Calvez, 2004]. Les travaux français s’inscrivent dans un paysage global contrasté de la recherche sur les comportements sexuels. L’épidémiologie, et à travers elle la mesure des risques et des écarts à la norme préventive, constituent un logiciel commun pour la majorité des travaux. La mondialisation des préoccupations contribue à cette standardisation des méthodologies. Cependant, dans la plupart des pays anglo-­américains – Canada, Australie, Royaume-­Uni ou États-­Unis –, la recherche sur le sida a per-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 673

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

VIH/Sida

07/02/2017 09:23:52

VIH/Sida

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

mis le développement d’approches critiques [Patton, 1990]. Elles sont contemporaines de l’émergence de nouvelles formes d’activisme, avec notamment la création d’Act Up-­New York en 1987. Ces perspectives intellectuelles et politiques ciblent les dimensions structurelles du VIH – rapports Nord/Sud, sexisme, homophobie, transphobie ou racisme –, les manquements des pouvoirs publics et critiquent la logique de profit des laboratoires pharmaceutiques. À la différence de ceux des premières associations comme AIDES, les activistes d’Act up-­Paris revendiquent une prise de parole au nom d’une condition minoritaire [Broqua, 2006]. Pour autant, malgré les circulations théoriques et militantes transatlantiques, les approches critiques inspirées des études culturelles, des études gaies et lesbiennes ou queer restent marginales dans l’étude du VIH en France. Les travaux de la sociologue Christelle Hamel constituent une tentative originale – dans le champ du VIH – de discuter des déterminants sociaux de la prévention. À partir d’un terrain de recherche anthropologique sur la sexualité des jeunes issus de l’immigration maghrébine en France, la chercheuse étudie la construction de masculinités et de féminités racialisées, dans des milieux populaires [Hamel, 2006]. Hamel propose notamment une analyse de la virginité comme norme chez les jeunes filles qu’elle a interrogées. Elle montre ainsi que, loin de se résumer à une valeur liée à une « culture d’origine », la virginité doit être analysée au regard des conditions de vie en France, suggérant donc que les normes de sexualité ne sauraient être analysées indépendamment des rapports sociaux de classe, de race et de genre. De son travail découle une lecture fine des déterminants sociaux du recours au préservatif. Hamel souligne ainsi la façon dont les représentations et les attitudes vis-­à-­vis de la sexualité et du VIH doivent être resituées dans une configuration donnée de rapports sociaux. Vivre avec le risque ? À partir de 1996, la mise sur le marché des trithérapies, ces combinaisons de médicaments très efficaces contre le VIH, constitue un tournant majeur dans l’histoire de l’épidémie. Dans les pays du Nord, la baisse de la mortalité est spectaculaire. Pour nombre de patient·e·s et leurs proches, qui anticipaient une mort prochaine, c’est l’apprentissage du « vivre avec » la maladie et les traitements. Dans ce contexte, de nouvelles questions émergent dans le domaine de la prévention des risques sexuels. En effet, dès la moitié des années 1990, les campagnes de communication centrées sur la promotion du préservatif atteignent leurs limites.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 674

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

674

07/02/2017 09:23:52

675

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

En France, dès 2000, l’« Enquête presse gay » documente une augmentation des relations anales sans préservatif, une tendance qui se poursuit dans les éditions suivantes (2004 et 2011). La non-­utilisation du préservatif ne traduit pas nécessairement une inconscience du risque. Les enquêtes témoignent de la diversité des formes d’appropriation des recommandations de prévention, en fonction des pratiques sexuelles, du statut sérologique des partenaires ou des contextes de relation. Ces évolutions sont au cœur de nombreux débats parmi les acteurs et actrices de la lutte contre le sida. S’il apparaît indispensable de s’adapter aux nouvelles réalités de l’épidémie, les désaccords sont multiples lorsqu’il s’agit d’ajuster les messages et les actions. En France, l’émergence à la fin des années 1990 de controverses dans le milieu gai autour du phénomène de bareback a cependant transformé le débat de santé publique en débat moral sur la prévention [Girard, 2013]. Issu des cultures gaies étatsuniennes, le terme bareback est utilisé par certains gays pour désigner des pratiques sexuelles intentionnellement non protégées. Le phénomène demeure extrêmement minoritaire, mais suscite l’indignation. À travers le bareback, chercheurs, chercheuses et militant·e·s associatifs s’attachent à discuter les évolutions du rapport au risque dans la communauté homosexuelle [Le Talec, 2007]. Au plan psychosocial, la quête de plaisir, l’attrait du risque ou la volonté de transgression fournissent des éléments d’explication de ces évolutions du rapport au risque [Adam, 2005 ; Halperin, 2010]. En France, la virulence des débats associatifs autour du bareback paralyse durablement la redéfinition d’une politique de prévention. Le tournant des années 2000 voit également émerger de nouveaux travaux de sciences sociales sur les immigré·e·s d’Afrique [Fassin, 1999]. Longtemps tabous dans la recherche pour des raisons politiques – la crainte du racisme – et intellectuelles – le rejet du culturalisme –, les enjeux sexuels y occupent désormais une place à part entière [Marsicano, 2014]. Dans les années 2000 une dissociation progressive a lieu, dans les recherches sur la sexualité, entre les préoccupations directement liées au VIH et d’autres enjeux sociaux. Ainsi, les études sur les modes de vie gais et lesbiens s’orientent vers de nouvelles problématiques : la parentalité, la conjugalité, le militantisme pour l’égalité des droits ou l’affirmation de soi. Et, si le VIH et la santé sexuelle restent au cœur de la grande enquête CSF de 2006, bien d’autres dimensions y sont explorées : rapports de pouvoir, violence, biographie affective et sexuelle, etc. [Bajos et Bozon, 2008]. Le champ d’étude de la santé des minorités sexuelles s’élargit : des travaux sont menés auprès des femmes lesbiennes

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 675

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

VIH/Sida

07/02/2017 09:23:52

676

VIH/Sida

ou bisexuelles [Chetcuti et al., 2013], mais aussi auprès des communautés trans’ [Giami et Beaubatie, 2014].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Si l’enjeu de l’accès aux traitements a dominé la période qui a suivi l’introduction des trithérapies, les années 2000 représentent un tournant pour la recherche en prévention du VIH. Car le maintien d’un nombre élevé de nouvelles infections, notamment en Afrique, fragilise les efforts d’accès aux soins. De plus, il apparaît que l’efficacité des traitements, en faisant baisser la charge virale, réduit en effet très fortement les risques de transmission. Ce dernier constat permet d’imaginer la « fin de l’épidémie » à l’horizon de quelques décennies. La prévention devient dès lors un nouveau terrain de développement pour la recherche biomédicale. De nombreux essais randomisés sont ainsi menés, notamment sur le continent africain, pour évaluer l’efficacité de nouvelles stratégies biomédicales de prévention, comme la circoncision. Au premier abord, le lien entre la circoncision masculine et la prévention du VIH n’est pas évident. Il s’agit en effet d’une technique ancienne, souvent associée à des pratiques religieuses et sanitaires. Le rôle préventif de la circoncision a pourtant constitué un enjeu de recherche – et de controverses – majeur à l’échelle internationale durant les années 2000. Les premiers constats d’un possible effet de la circoncision sur la prévention du VIH et des IST (infections sexuellement transmissibles) remonte aux années 1980 [Perrey et al., 2012], l’hypothèse étant que cette technique réduit les risques de pénétration du virus au niveau du prépuce. Au cours de la décennie suivante, l’observation des niveaux d’incidence dans différents pays d’Afrique tend à démontrer cet effet protecteur. Mais ces analyses sont accusées de ne pas suffisamment prendre en compte les différences de contextes socioculturels, mais aussi de négliger les implications de la circoncision en termes de santé sexuelle, comme la perte éventuelle de plaisir. Dans ce contexte d’incertitude, des essais randomisés contrôlés sont menés en Afrique à partir de 2002. Dès 2005, avec la publication des premiers résultats démontrant le rôle préventif de la circoncision pour les hommes (environ 60 % de réduction du risque), des controverses s’engagent autour de la recommandation de cette technique au niveau international. Les opposants à la circoncision, divisés et bénéficiant d’un moindre prestige scientifique, sont marginalisés. Et, en 2007, l’OMS et l’Onusida inscrivent la circoncision parmi l’arsenal des outils de prévention du VIH dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne. La trajectoire de la recommandation de la circoncision illustre bien les tensions

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 676

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Une médicalisation de la prévention

07/02/2017 09:23:52

677

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

scientifiques et politiques qui accompagnent l’avènement d’une prévention fondée sur l’« evidence-­based medicine » (médecine par les preuves). La conduite d’études systématiques (comme les essais randomisés) permet de démontrer l’efficacité des approches biomédicales de réduction du risque. Dans la seconde moitié des années 2000, la prévention par les antirétroviraux est au cœur des recherches. Son efficacité est étudiée chez les couples « sérodifférents » – dont l’un·e des partenaires est séropositif·ve –, mais aussi chez des individus séronégatifs « à risque » – on parle alors de prophylaxie pré-­exposition. Si le préservatif continue de représenter l’option recommandée pour la majorité de la population, la biomédicalisation occupe désormais une place centrale dans la prévention [Nguyen et al., 2011]. La médicalisation de la prévention, en réduisant radicalement les risques de transmission, permet d’envisager une banalisation de la maladie. Pour autant, malgré ces nombreux progrès dans le traitement et la prévention, les discriminations envers les personnes vivant avec le VIH persistent [Marsicano et al., 2014]. Ce nouveau « régime pharmaceutique » [Williams, Martin et Gabe, 2011] fait la part belle aux approches positivistes de la science. Dans les années 1980 et 1990, les sciences sociales ont été appelées à éclairer des réalités complexes, face auxquelles la médecine était souvent démunie. Mais, au cours des années 2000, la « médecine par les preuves » s’impose comme le standard dominant de la recherche sur le VIH. Ce paradigme d’administration de la preuve tend à effacer les dimensions sociale et culturelle de la sexualité, pour privilégier une réponse par les traitements, évaluable et rationnelle. Révélateur des inégalités de genre, de race, de sexualité et de classe, le VIH demeure indéniablement une « épidémie politique » [Pinell, 2002]. Rarement dans l’histoire une maladie a entraîné de tels bouleversements dans le champ de la sexualité, de la médecine, de la santé publique ou des mobilisations de patient·e·s. Il s’agit de ce fait d’un domaine de recherche clé pour les sciences sociales. Avec l’épidémie, les recherches sur la sexualité, l’expérience de la maladie ou l’usage de drogues ont acquis une légitimité très importante à l’échelle internationale. Cependant, ces travaux ne sont pas exempts de présupposés théoriques et méthodologiques. La prédominance d’une approche par le risque et les « pratiques à risque » [Calvez, 2004] en est l’illustration. Dès lors, la consubstantialité des rapports sociaux en jeu dans l’expérience du VIH reste encore peu étudiée en contexte francophone. Pour autant, la vaste étendue des données disponibles ouvre des pistes d’investigations potentiellement fructueuses pour les sciences sociales.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 677

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

VIH/Sida

07/02/2017 09:23:52

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Les différentes enquêtes menées depuis le milieu des années 1980 sur les comportements homosexuels offrent par exemple un point de vue inédit sur l’évolution des modes de vie gais [Méthy et al., 2015]. Au plan de la santé publique, les recherches conduites sur la prévention du VIH ouvrent des contrepoints théoriques incontournables sur l’analyse du risque. Enfin, l’étude des réponses locales à l’épidémie met en lumière les défis géopolitiques de l’accès aux soins dans les contextes postcoloniaux [Nguyen, 2010]. La poursuite – et l’amplification – de ces démarches critiques est d’autant plus nécessaire au moment où la grille de lecture biomédicale tend à s’imposer comme la réponse unique aux enjeux du VIH. Renvois aux notices : Éducation sexuelle ; Hétéro/homo ; Santé ; Scripts sexuels ; Trans’.

Bibliographie Adam B. (2005), « Constructing the neoliberal actor : responsibility and care of the self in the discourse of barebacker », Culture Health and Sexuality, vol. 7, n° 4, p. 333‑346. Bajos N. et Bozon M. (dir.) (2008), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte. Bajos N., Bozon M., Ferrand M., Giami A. et Spira A. (dir.) (1998), La Sexualité aux temps du Sida, Paris, PUF. Barbot J. (2002), Les Malades en mouvement. La médecine et la science à l’épreuve du Sida, Paris, Balland. Broqua C. (2006), Agir pour ne pas mourir ! Act Up, les homosexuels et le Sida, Paris, Presses de Sciences Po. Calvez M. (2004), La Prévention du Sida. Les sciences sociales et la définition du risque, Rennes, PUR. Chetcuti N., Bletzer N., Méthy N., Laborde C., Velter A., Bajos N. et le groupe CSF (2013), « Preventive care’s forgotten women : life course, sexuality, and sexual health among homosexually and bisexually active women in France », Journal of Sex Research, vol. 50, n° 6, p. 587‑597. Deschamps C. (2002), Le Miroir bisexuel, Paris, Balland. Fassin D. (1999), « L’indicible et l’impensé : la question immigrée dans les politiques du Sida », Sciences sociales et santé, vol. 17, n° 4, p. 5‑36. Gagnon J. (2008), Les Scripts de la sexualité. Essai sur les origines culturelles du désir, Paris, Payot. Giami A. et Beaubatie E. (2014), « Gender identification and sex reassignment surgery in the trans population : a survey study in France », Archive of Sexual Behaviors, vol. 43, n° 8, p. 1491‑1501. Girard G. (2013), Les Homosexuels et le risque du Sida. Individu, commu‑ nauté et prévention, Rennes, PUR.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 678

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

VIH/Sida

678

07/02/2017 09:23:52

679

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Halperin D. (2010), Que veulent les gays ? Essai sur le sexe, le risque et la sub‑ jectivité, Paris, Éditions Amsterdam. Hamel C. (2006), « La sexualité entre racisme et sexisme. Les descendants de migrant·e·s du Maghreb et la virginité », Nouvelles Questions Féministes, vol. 25, n° 1, p. 41‑58. Lagrange H. et Lhomond B. (dir.) (1997), L’Entrée dans la sexualité, Paris, La Découverte. Le Talec J.-­Y. (2007), « Bareback et construction sociale du risque lié au VIH chez les hommes gays », in Bozon M. et Doré V., Sexualités, rela‑ tions et prévention chez les homosexuels masculins. Un nouveau rapport au risque, Paris, Éditions ANRS. Marsicano E. (2014), « Sida, sexualité et migration », Laviedesidées.fr. Marsicano E., Dray-­Spira R., Lert F., Aubrière C., Spire B., Hamelin C. et le groupe ANRS-­Vespa2 (2014), « Multiple discriminations experienced by people living with HIV in France : results from the ANRS-­ Vespa2 Study », AIDS Care, n° 26, p. 97‑106. Mendès-­Leite R. (2000), Le Sens de l’altérité. Penser les (homo)sexualités, Paris, L’Harmattan. Méthy N., Velter A., Semaille C. et Bajos N. (2015), « Sexual behaviours of homosexual and bisexual men in France : a generational approach », PLoS One, vol. 10, n° 3. Nguyen V. K. (2010), The Republic of Therapy. Triage and Sovereignty in West Africa’s Time of AIDS, Durham, Duke University Press. Nguyen V. K., Bajos N., Dubois-­Arber F., O’Malley J. et Pirkle C. (2011), « Remedicalising an epidemic : from HIV treatment as prevention to HIV treatment is prevention », AIDS, vol. 25, n° 3, p. 291‑293. Patton C. (1990), « The AIDS service industry. The construction of victims, volunteers and experts », Inventing AIDS, Londres, Routledge, p. 5‑23. Perrey C., Giami A., Rochel de Camargo K. et de Oliveira Mendoça A. (2012), « De la recherche scientifique à la recommandation de santé publique : la circoncision masculine dans le champ de la prévention du VIH », Sciences sociales et santé, vol. 30, n° 1, p. 5‑38. Pierret J. (2006), Vivre avec le VIH. Enquête de longue durée auprès des per‑ sonnes infectées, Paris, PUF. Pinell P. (dir.) (2002), Une épidémie politique. La lutte contre le Sida en France, 1981‑1996, Paris, PUF. Pollak M. (1988), Les Homosexuels et le Sida. Sociologie d’une épidémie, Paris, Éditions Anne-­Marie Métailié. Proth B. (2002), Les Lieux de drague. Scènes et coulisses d’une sexualité mas‑ culine, Toulouse, Éditions Octarès. Schiltz M. A. (2012), « De la contingence à la carrière », Genre, sexualité & société, n° 4. Velter A. (2007), Rapport Enquête presse gay 2004, Saint-­Maurice, ANRS – InVS.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 679

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

VIH/Sida

07/02/2017 09:23:52

VIH/Sida

680

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 680

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

–  (2013), « Comportements sexuels entre hommes à l’ère de la prévention combinée. Résultats de l’enquête presse gays et lesbiennes 2011 », BEH, n° 39‑40. Williams S., Martin P. et Gabe J. (2011), « The pharmaceuticalization of society ? A frame of analysis », Sociology of Health and Illness, vol. 33, n° 5, p. 710‑725.

07/02/2017 09:23:52

Violence (et genre)

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Le concept de violence couvre un vaste champ d’études en sciences sociales. Toutefois, son analyse au prisme des rapports sociaux de sexe a été pendant longtemps absente. L’expression « violence de genre » désigne l’ensemble des violences, qu’elles soient verbales, physiques ou psychologiques, interpersonnelles ou institutionnelles, commises par les hommes en tant qu’hommes contre les femmes en tant que femmes, exercées tant dans les sphères publique que privée. Dans cette définition, communément partagée par la plupart des travaux féministes, c’est la donnée structurelle, liée aux rapports de domination des hommes sur les femmes, qui est mise en avant. Coups, sévices sexuels, viols, injures, menaces, harcèlement, enfermement, esclavage domestique, féminicides entrent dans cette catégorie, sans que cette liste soit exhaustive. Dans les textes internationaux, c’est le terme de « gender based violence » qui s’est imposé pour désigner la violence sexiste. La violence de genre, considérée comme une violation des droits fondamentaux des femmes, devient dans cette optique un obstacle à l’établissement de l’égalité, du développement et de la paix. Son cadre d’intervention est celui de la santé publique. Mutilations génitales, viols de guerre, mariages et prostitution forcés, infanticides, violences liées à la dot, crimes d’honneur, rapts sont ainsi des thèmes récurrents de ce champ d’études et d’intervention. Bien que majoritaire, la violence commise sur les femmes n’épuise pourtant pas la catégorie violence et genre. Les violences commises sur des hommes et qui visent leur masculinité « défaillante » ou leur statut d’« inférieurs » dans la classe des hommes entrent également dans ce champ d’analyse. Dans les années 2000, la violence perpétrée par des femmes ouvre également un autre versant de la recherche, réinterrogeant tant la division sexuelle du travail que la pratique du pouvoir.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 681

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Ilaria Simonetti

07/02/2017 09:23:52

682

Violence (et genre)

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Les années 1970 demeurent décisives pour le développement du champ de recherches sur le genre et la violence. Sous l’impulsion du mouvement des femmes, les féministes abordent la violence contre les femmes selon une veine protestataire et produisent une littérature qui alterne récits de souffrance et de rage, et des travaux se situant au carrefour de l’action militante, de l’observation empirique et de l’analyse critique des rapports de domination entre les sexes. L’article de la Britannique Jalna Hanmer, paru dans le premier numéro de la revue Ques‑ tions Féministes en 1977, définit ainsi la violence masculine comme une forme de « contrôle social » fondé sur l’universalité de la subordination des femmes et cautionné par l’État [Hanmer, 1977]. Liz Kelly théorise quant à elle l’existence d’un double continuum des violences masculines, qui s’étend entre les différentes typologies de violence (verbale, physique, etc.) et les différentes sphères sociales (famille, travail, etc.) [Kelly, 1987]. En France, les féministes matérialistes se dressent contre la naturalisation et la psychologisation de la violence masculine. Christine Delphy [1970] met au jour l’exploitation économique et sexuelle des femmes dans le système patriarcal. Dans l’article Pratique du pouvoir et idée de nature [1978], Colette Guillaumin comprend la démonstration de force par les coups et la contrainte sexuelle comme moyen de l’appropriation privée et collective du corps des femmes, tandis que Nicole-­Claude Mathieu [1985] critique le concept de consentement pour qualifier la supposée acceptation des femmes à la domination masculine. Elle montre que le consentement des femmes n’est pas le produit d’une conscience des dominées, mais celui des injonctions et des violences faites aux femmes par les hommes dès leur enfance. De même, dans « Les mains, les outils, les armes » [1979], Paola Tabet analyse la violence qui sous-­ tend la division sexuelle du travail et qui échappe constamment au regard des anthropologues. Par exemple, chez les Dugum Dani de Nouvelle-­ Guinée, la pratique de couper des doigts aux jeunes filles lors de cérémonies funéraires est emblématique de l’appropriation du corps productif des femmes et de la négation de leur pouvoir social par la violence. Ainsi mutilées, les femmes n’ont plus accès aux instruments complexes (arc, bâton fouisseur, hache), ce qui faciliterait et réduirait leur temps de travail. Par conséquent, elles sont exclues des activités productrices (chasse, grande horticulture) et créatives (fabrication d’instruments de travail), plus prestigieuses, ainsi que de l’exercice du pouvoir, réservés aux hommes.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 682

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Les travaux pionniers sur la violence contre les femmes

07/02/2017 09:23:52

683

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Si ces travaux posent les bases de la recherche sur la violence et le genre en France, d’autres, dans les années 1990, s’attachent aux violences conjugales, aux femmes victimes des conflits armés, en passant par l’analyse de la violence comme fondement de la structure de la parenté et de la valence différentielle des sexes. Parallèlement, des instances internationales comme l’Organisation des Nations unies et l­’Organisation mondiale de la santé se prononcent contre la violence faite aux femmes et promeuvent des actions auprès des États. On insistera ici sur trois problématiques centrales qui synthétisent les transformations majeures des études sur la violence et le genre au xxie siècle : la qualification et la quantification des violences masculines sur les femmes, l’approche intersectionnelle des études sur la violence et le genre, et la violence des femmes. Les chiffres de la violence faite aux femmes À la suite de la promotion de plans d’actions internationaux auprès des pouvoirs publics des États, qualifier et quantifier la violence faite aux femmes devient une priorité. En France, le nouveau millénaire s’ouvre avec le lancement de la première Enquête nationale sur les vio‑ lences envers les femmes en France (Enveff) [Jaspard et al., 2003a], réalisé par une équipe de l’Institut de démographie de l’université Paris-­1 (IDUP). L’enquête novatrice adopte une approche pluridisciplinaire et ouvertement féministe, considérant la violence comme une atteinte à l’intégrité de la personne fondée sur un rapport de domination. En introduisant une distinction entre conflit et violence conjugale, cette étude souligne le sens destructeur, non interactif et univoque de cette dernière. L’enquête révèle la multiplicité et la fréquence des violences subies par les femmes, dont les plus répandues sont les agressions verbales et les pressions psychologiques. La prédominance des violences au sein de la famille, et notamment au sein du couple, est mise en évidence. La recherche montre aussi qu’une femme interrogée sur dix déclare avoir été victime d’au moins une agression sexuelle au cours de l’année écoulée et en majorité dans le cadre intrafamilial ou de proximité. Cette identification statistique démontre aussi que les violences sont présentes dans tous les milieux sociaux et que les jeunes femmes (20‑24 ans) et/ou celles en situation professionnelle précaire sont les plus touchées. L’enquête Enveff s’est déroulée dans un climat de fortes résistances sociales et scientifiques engendrées par des polémiques antiféministes et masculinistes, dénonçant un « féminisme victimaire » et réclamant la reconnaissance d’hommes victimes. L’équipe Enveff répond à ces cri-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 683

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Violence (et genre)

07/02/2017 09:23:52

Violence (et genre)

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

tiques dans la revue Temps modernes [Jaspard et al., 2003b] ainsi que dans le numéro de Nouvelles Questions Féministes intitulé « À contresens de l’égalité » [Michel et al., 2003]. L’une de ses contributrices, Patrizia Romito, publie en 2006 Un silence de mortes, une étude détaillée des mécanismes sociaux qui permettent d’occulter la violence masculine perpétrée sur les femmes et les enfants. Si la psychologisation et l’euphémisation médiatique des violences sur les femmes affaiblissent le lien entre violence et sexisme d’une part, on constate d’autre part une « faible protection […] des victimes considérées comme n’ayant pas, ou moins, de valeur sociale » [Romito, 2006, p. 55‑56], à l’image des ­personnes prostituées, malades mentales, en situation de handicap, homosexuelles, ou trans’, des femmes immigrées et de manière générale des groupes racisés. La reconnaissance récente des crimes sexuels contre les mineur·e·s [Ambroise-­Rendu, 2014] et le développement d’une législation de protection des enfants contre la pédophilie sont du moins un signe encourageant dans ce début de siècle. L’ouvrage dirigé par Natacha Chetcuti et Marise Jaspard Violences envers les femmes. Trois pas en avant, deux pas en arrière [2007] annonce ainsi les lignes directrices des futures recherches sur la violence et le genre, leurs enjeux politiques et théoriques, le rapport entre violence publique et privée et entre vulnérabilité et stratégies d’autonomie des femmes face aux normes sexuées. Il couvre le rapport entre violence et diversité culturelle et analyse, d’une part, les limites des cadres explicatifs dans la comparaison entre pays et, d’autre part, les dérives liées aux interprétations simplistes et racistes des violences sexistes subies notamment par les femmes descendant de l’immigration maghrébine. Contre l’idée d’une symétrie entre comportements violents masculins et féminins dans le couple, Catherine Cavalin [2013] montre de son côté l’inconsistance théorique et méthodologique de certaines enquêtes au Canada, aux États-­Unis et en France qui, dans leur définition de la violence, ne considèrent pas le caractère systémique de l’aspect d’emprise et de la volonté de contrôle d’un partenaire (masculin) sur l’autre (féminin). Sans perdre de vue les violences interpersonnelles ni l’appui sur les données statistiques, l’attention des études plus récentes dans l’aire francophone se porte davantage sur les violences pratiquées à l’ombre des institutions [Debauche et Hamel, 2013 ; La Pierre et al., 2015]. Ces travaux mettent tous en évidence la nécessité de repenser, notamment, la formation professionnelle du personnel de la police, de la justice, mais aussi des opérateurs sociaux ou du corps médical pour qui, par exemple, un certain nombre d’idées reçues sur la grossesse et sur le trauma post-­ partum empêchent la détection des situations de violence conjugale et l’expression d’une libre parole des femmes [Pomicino et al., 2013].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 684

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

684

07/02/2017 09:23:53

685

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Isabelle Joing-­Maroye et Éric Debarbieux [2013] dirigent quant à eux des études qui établissent un état des lieux des violences sexuées en milieu scolaire, en France, Suisse, Québec, Centrafrique et Sénégal. Ils abordent notamment l’hétéronormativité, l’homophobie et la transphobie à l’origine de violences et de difficultés d’adaptation des élèves à l’école. La violence liée au genre n’épargne pas le milieu universitaire et de la recherche, où l’intériorisation des bonnes pratiques est loin d’être réalisée, comme en témoignent les données recueillies par le Collectif de lutte antisexiste contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur (CLASHES), créé en 2002. Violence, genre et intersectionnalité L’articulation des questions de genre, de race et de classe développée par les Afrodescendantes ainsi que par les militantes indiennes (Amérique latine) à travers le monde a existé bien avant la création du terme d’intersectionnalité dans les années 1990. Ce type d’analyse a été utilisé pour déceler les failles du discours féministe blanc majoritaire et de l’antiracisme majoritairement masculin, précisément sur la question des violences faites aux femmes. Dans son travail sur la société esclavagiste américaine, Angela Davis [1981] pose la violence sexuelle subie par les femmes noires comme l’une des dimensions essentielles et distinctives de la relation entre maître et esclave. Affirmant que le sexisme se nourrit de racisme, Davis dénonce l’incapacité du mouvement féministe contre le viol à saisir le lien entre le viol systématique des femmes noires par des Blancs et les violences racistes contre les hommes noirs injustement inculpés pour le viol de femmes blanches. Elle insiste aussi sur la diversité des expériences entre ces dernières, qui subissent des grossesses répétées, et les femmes africaines-­américaines, victimes de stérilisations forcées. En 1989, la juriste américaine Kimberlé W. Crenshaw définit l’intersectionnalité comme un « outil pour mieux cerner les diverses interactions de la race et du genre dans le contexte de la violence contre les femmes de couleur » [2005, p. 74]. Dans son étude sur les femmes placées dans des refuges ouverts dans les communautés minoritaires de Los Angeles, elle observe que les politiques d’assistance aux femmes battues proposent un support psychologique étalonné pour les femmes blanches, oubliant la corrélation forte des « femmes de couleur » avec la pauvreté, la non-­maîtrise de la langue anglaise ou le difficile accès au travail et au logement qui les empêchent de se soustraire aux violences. Crenshaw décrit également comment la violence contre les femmes noires est marginalisée dans les mouvements féministes et

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 685

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Violence (et genre)

07/02/2017 09:23:53

Violence (et genre)

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

antiracistes, où les seules expériences légitimées sont respectivement celles des bourgeoises blanches et des Noirs de sexe masculin. En France, la perspective intersectionnelle a mis davantage de temps à s’affirmer, en raison des fortes résistances à reconsidérer l’histoire coloniale et à valoriser le travail scientifique des ex-­colonisés. Elle s’est néanmoins trouvée au cœur d’un certain nombre de débats de société. L’interdiction en 2004 du port du « voile islamique » à l’école en est un exemple. Des féministes musulmanes croyantes se sont insurgées contre le racisme et l’islamophobie des institutions et des féministes majoritaires, qui les représentent et les essentialisent comme des femmes nécessairement passives et manipulées. La critique intersectionnelle permet justement de ne plus regarder les femmes seulement comme victimes (et les hommes seulement comme agresseurs), mais de considérer la manière dont les victimes se battent et survivent à la violence conjugale ou publique. La prolifération des débats autour de la question du foulard s’est effectuée au détriment d’autres contextes de violence également traversés par l’imbrication des rapports de domination. C’est le cas de l’exploitation au travail, notamment des domestiques et des travailleuses racisées, et de la privation de droits sociaux (emploi, logement) et politiques qui concernent majoritairement les groupes racisés. En ce qui concerne le phénomène migratoire lié à la « traite » et au « trafic » des femmes, Nasima Moujoud et Dolorès Pourette ont montré comment les catégories de domestiques et de prostituées sont socialement construites « en tant que “races” et, par conséquent, exposées à des exclusions et à des violences à caractère racial » [Moujoud et Pourette, 2005, p. 1098]. L’éclatement de l’« affaire DSK » en 2011 a focalisé l’attention des chercheurs et des chercheuses féministes sur un fait révélateur des oppressions de genre, classe et race autour desquelles se solidarisent les dominants de l’élite médiatique, politique et intellectuelle. L’ouvrage collectif Un troussage de domestique, dirigé par Christine Delphy [2011], dénonce alors le soutien à l’agresseur ainsi que la négation de la victime, noire et de classe populaire, transformée a priori en affabulatrice. Le climat de misogynie et le relativisme moralisateur des classes dominantes sont mis en cause autant que la conviction encore très répandue que la violence sexiste n’existe que chez les pauvres et les immigré·e·s. La sociologue Jules Falquet [2012] préconise ainsi d’élargir le champ de l’observation et de faire émerger les liens entre formes d’oppression. Elle montre que les violences sexuelles masculines contre les femmes et les violences économiques provoquées par le Fonds monétaire international se construisent comme système à l’échelle du capitalisme néolibéral mondialisé. La critique intersectionnelle oblige alors à reconsidérer

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 686

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

686

07/02/2017 09:23:53

687

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

l’oppression des femmes dans le « système-­monde », au prisme du régime néolibéral et capitaliste faisant appel à une division sexuée du travail qui exploite les forces de travail féminin et masculin de manière diversifiée entre elles et à l’intérieur de chacune de ces catégories. L’intersectionnalité dévoile encore sa valeur heuristique et politique si l’on rappelle que, jusqu’aux années 1990, la majorité des enquêtes nationales sur la violence à l’encontre des femmes ne s’intéressaient guère à l’orientation sexuelle des victimes. La recherche récente de Brigitte Lhomond et Marie-­Josèphe Saurel-­Cubizolles [2013] a montré que les femmes ayant une vie affective et sexuelle non exclusivement hétérosexuelle ou les lesbiennes sont plus exposées aux violences sexuelles. À l’instar de Hanmer [1977], la violence est ici expliquée par une volonté de contrôle social des femmes qui échappent aux normes sexuelles. La violence des femmes Si la question de la violence des femmes a été souvent écartée par des chercheurs et chercheuses redoutant une stigmatisation des femmes, il faut attendre la fin des années 1990 pour qu’en France le sujet soit au cœur des réflexions, au-­delà du seul traitement pénal ou psychiatrique. Dans une perspective anthropologique, Marie-­Élisabeth Handman affirme « [que les femmes] sont potentiellement tout aussi violentes que les hommes mais que l’expression de la violence étant socialement construite, elle n’emprunte que rarement les mêmes formes pour l’un et l’autre sexes » [Handman, 1995, p. 208]. Le plus souvent, cette violence s’inscrit donc dans les « marges que lui laissent les hommes pour l’exercer » [p. 73], pour se diriger vers d’autres dominé·e·s : femmes, enfants, certains hommes. Handman n’exclut pas pour autant une violence qui échappe au contrôle des hommes et se trouve dirigée contre les dominants. Dans certaines sociétés, la sorcellerie ou la magie constituent ainsi des contextes d’exercice de cette violence, mais qui ne traduisent pas nécessairement une transgression de genre. Paru en 1997, le livre d’Arlette Farge et Cécile Dauphin De la vio‑ lence et des femmes constitue la première tentative d’étudier de manière systématique la spécificité de la violence féminine et d’analyser le mode de sa mise en acte. L’ouvrage réunit des contributions d’historiennes, philosophes et anthropologues qui explorent des terrains et des époques différents : des femmes meurtrières dans les récits de la Grèce ancienne à la transgression des femmes en armes dans la guerre civile espagnole, en passant par la construction de l’image polyédrique de la femme violente dans le Paris du xviiie siècle qui se prête à toute manipulation dis-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 687

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Violence (et genre)

07/02/2017 09:23:53

Violence (et genre)

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

cursive. À côté de ces figures, les violences subies par les femmes y sont systématiquement soulignées. La recherche sur la violence des femmes s’est fortement développée au tournant du xxie siècle, à la suite de la découverte des crimes commis dans la prison d’Abou Ghraib en Irak. De nombreuses études se sont alors penchées sur la violence perpétrée par les femmes notamment dans les conflits armés, les contextes génocidaires ou les guerres d’occupation ou de libération. Laura Sjoberg et Caron Gentry [2007] analysent les stéréotypes biologiques, psychologiques et sexuels qui s’attachent aux femmes violentes et qui les personnifient de manière récurrente en tant que mauvaises mères, monstres ou putains. La violence qu’elles exercent jette un trouble sur l’ordre social et sur le rôle qu’elles sont censées incarner en tant que femmes. Ainsi, les femmes soldates de l’armée américaine, actrices des tortures sur des prisonniers irakiens, ne transgressent pas seulement les lois internationales, mais aussi la féminité militarisée. Les « veuves noires » de Tchétchénie deviennent des femmes vindicatives, tandis que les femmes kamikazes palestiniennes et irakiennes sont décrites comme des femmes égarées, infertiles ou célibataires, socialement et sexuellement dysfonctionnelles. Sous l’influence de ces stéréotypes, une grande partie des études escamotent la capacité d’agir [agency] des femmes, le fait qu’elles accomplissent des choix délibérés et qu’elles participent pleinement au contexte sociopolitique qui les entoure. En France, c’est paradoxalement la publication de l’enquête Enveff, attestant les chiffres des violences faites aux femmes, qui permet à une nouvelle génération de chercheurs et chercheuses d’élargir la réflexion sur la violence des femmes. Réunissant une trentaine de contributions, l’ouvrage dirigé par Coline Cardi et Geneviève Pruvost Penser la violence des femmes [2012] recense des mises en récit, sociales et scientifiques, de ce phénomène. On découvre que la violence des femmes est la plupart du temps niée ou, au contraire, considérée comme une caractéristique féminine, subordonnée à celle des hommes ou renversant l’ordre de genre. Penser la violence des femmes signifie pour ces auteur·e·s historiciser et déconstruire la naturalité à la fois de la violence et de la différence de sexe, en dépassant l’opposition sexe menaçant/sexe inoffensif, tout comme la division binaire public/privé, politique/non politique. Sur ce dernier point, l’étude de Fanny Bugnon [2015] montre comment la médiatisation d’actes violents commis par certaines militantes des organisations de lutte armée dans l’après-­1968 opère une disqualification ponctuelle de la dimension politique de leur engagement, en contribuant ainsi à fonder une catégorie de « femmes terroristes » distincte de celle des hommes.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 688

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

688

07/02/2017 09:23:53

Violence (et genre)

689

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Renvois aux notices : Conjugalité ; Mondialisation ; Prostitution ; Race ; Santé ; Violence sexuelle.

Bibliographie Ambroise-­Rendu A.-­C. (2014), Histoire de la pédophilie (xixe-­xxe siècles), Paris, Fayard. Bugnon F. (2015), Les « Amazones de la terreur ». Sur la violence politique des femmes, de la Fraction Armée rouge à Action directe, Paris, Payot. Cardi C. et Pruvost G. (2012), Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte. Cavalin C. (2013), « Interroger les femmes et les hommes au sujet des violences conjugales en France et aux États-­Unis : entre mesures statistiques et interprétations sociologiques », Nouvelles Questions Féministes, vol. 32, n° 1, p. 64‑76. Chetcuti N. et Jaspard M. (dir.) (2007), Violences envers les femmes. Trois pas en avant, deux pas en arrière, Paris, L’Harmattan. Crenshaw K. W. (2005 [1994]), « Cartographie des marges : intersectionnalité, politiques de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du genre, n° 39, p. 51‑83. Davis A. (1981), Women, Race and Class, New York, Random House. Debauche A. et Hamel C. (dir.) (2013), « Violences contre les femmes », Nouvelles Questions Féministes, n° 32. Delphy C. (1970), « L’ennemi principal », Partisans, n° 54‑55, p. 157‑172. ‒ (dir.) (2011), Un troussage de domestique, Paris, Syllepse. Falquet J. (2012), « DSK ou le continuum entre les violences masculines et les violences néolibérales », Nouvelles Questions Féministes, vol. 31, n° 1, p. 80‑87. Farge A. et Dauphin C. (1997), De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel. Guillaumin C. (1978), « Pratique du pouvoir et idée de Nature (1). L’appropriation des femmes », Questions féministes, n° 2, p. 5‑30. Hamel C. (dir.) (2014), « Enquête VIRAGE. Violences et rapports de genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et les hommes », document de travail, Ined, n° 212. Handman M.-­E. (1995), « Violences et différences des sexes », Lignes, n° 25, p. 205‑217.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 689

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

De nouvelles enquêtes sont en cours d’élaboration afin d’approfondir les connaissances sur la violence liée au genre. Au-­delà d’une définition pénale des violences, il s’agit désormais de creuser les trajectoires spécifiques des hommes et des femmes, des auteur·e·s et des victimes, ainsi que leur relation, d’éclairer les circonstances, la durée et les effets de ces violences sur les individus et sur la société [Hamel, 2014, p. 17].

07/02/2017 09:23:53

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Hanmer J. (1977), « Violence et contrôle social des femmes », Questions féministes, n° 1, p. 69‑88. Jaspard M. et al. (2003a), Les Violences envers les femmes en France, une enquête nationale, Paris, La Documentation Française. —  (2003b), « Réponse à Marcela Iacub, Hervé Le Bras : violences vécues, fantasmes et simulacres », Les Temps modernes, n° 624, p. 184‑195. Joing-­Maroye I. et Debarbieux E. (dir.) (2013), « Violences de genre et violences sexistes à l’école : mesurer, comprendre, prévenir », Recherches & Éducations, n° 8‑9. Kelly L. (1987), « The continuum of sexual violence », in Hanmer J. et Maynard M. (dir.), Women, Violence and Social Control, Londres, Macmillan, p. 46‑60. Lapierre S. et al. (2015), « Conflits entre conjoints ou contrôle des hommes sur les femmes ? », Enfances Familles Générations, n° 22, p. 51‑67. Lhomond B. et Saurel-­Cubizolles M.-­J. (2013), « Agressions sexuelles contre les femmes et homosexualité, violences des hommes et contrôle social », Nouvelles Questions Féministes, n° 32, p. 46‑63. Mathieu N.-­C. (1985), L’Arraisonnement des femmes. Essai en anthropologie des sexes, Paris, Éditions de l’EHESS. Michel C., Pannatier G., Parini L., Roca M. et Roux P. (dir.) (2003), « À contresens de l’égalité », Nouvelles Questions Féministes, n° 22. Moujoud N. et Pourette D. (2005), « “Traite” de femmes migrantes, domesticité et prostitution. À propos de migrations interne et externe », Cahiers d’études africaines, n° 179‑180, p. 1093‑1121. Pomicino L., Romito P., Escribà-­Agüir V. et Molzan Turan J. (2013), « Est-­ce que je peux choisir ? Violence contre les femmes et décisions reproductives », Nouvelles Questions Féministes, n° 32, p. 29‑45. Romito P. (2006), Un silence de mortes. La violence masculine occultée, Paris, Syllepse. Sjoberg L. et Gentry E. C. (2007), Mothers, Monsters, Whores. Women’s Violence in Global Politics, Londres/New York, Zed Books. Tabet P. (1979), « Les mains, les outils, les armes », L’Homme, vol. 19, n° 3‑4, p. 5‑61.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 690

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Violence (et genre)

690

07/02/2017 09:23:53

Violence sexuelle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Le Mouvement de libération des femmes des années 1970 a fait siennes les questions de l’intime, et notamment celles concernant la sexualité des femmes. Les groupes non mixtes, en France comme aux États-­Unis, ont été propices à l’élaboration d’une parole issue de l’expérience des femmes, dévoilant les violences sexuelles dont elles sont l’objet [Ferrand, 2003]. Les publications féministes relaient témoignages et élaborations théoriques sur les violences sexuelles, et participent à une prise de conscience collective de la réalité de ce phénomène, à contre-­courant des représentations communes qui en faisaient un acte extraordinaire et en rendaient le plus souvent la victime responsable [Picq, 2011]. Dans son ouvrage Against Our Will. Men, Women and Rape, paru en France en 1976 sous le titre Le Viol, la féministe étatsunienne Susan Brownmiller explique ainsi que sa vision du viol a été transformée par sa participation à une réunion féministe en 1970 : « J’appris ce soir-­là, et au cours de bien d’autres soirs et de longs après-­midi, que les victimes de viol pouvaient être des femmes que je connaissais, des femmes qui, lorsque venait leur tour de parler, racontaient calmement, en détail, leurs propres expériences. Des femmes qui comprenaient qu’elles étaient opprimées alors que je comprenais seulement que cela ne m’était pas arrivé et refusais l’idée que ce fût possible. J’appris qu’à certains égards je préférais nier que la menace de viol ait profondément affecté mon existence » [Brownmiller, 1976, p. 17]. Penser le viol avec les mouvements féministes Parallèlement aux revendications et aux actions politiques, les militantes et chercheuses féministes élaborent un cadre théorique permettant de penser les violences sexuelles. La remise en cause de la naturalité des rapports entre les hommes et les femmes conduit à affirmer que la sexualité masculine ne repose pas sur des pulsions irrépressibles et que

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 691

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Alice Debauche

07/02/2017 09:23:53

Violence sexuelle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

le viol est un moyen, et une conséquence, de l’appropriation masculine du corps et de la sexualité des femmes [Guillaumin, 1992 ; MacKinnon, 2001]. En particulier, la violence masculine constitue un instrument du contrôle social de la sexualité des femmes, en tant qu’expression concrète de domination et en tant que menace pesant sur l’ensemble des femmes : « Une définition sociologique de la violence envers les femmes doit tenir compte de l’usage de la force et de la menace comme moyen d’obliger les femmes à se comporter ou à ne pas se comporter de telle ou telle façon. La mort se situe à un extrême et la menace à l’autre. Entre les deux, on trouve toutes sortes de comportements quotidiens depuis les coups superficiels jusqu’aux blessures graves en passant par l’agression sexuelle et le viol » [Hanmer, 1977, p. 72]. Les violences contre les femmes sont ainsi formalisées dans leur diversité grâce à la notion de « continuum », qui permet de penser ensemble les différentes formes de violences de genre. En France, la lutte contre les violences sexuelles s’organise principalement autour de la remise en cause du traitement pénal du viol. Les rares plaintes n’aboutissent pas souvent et la prise en charge des victimes par la police et la justice s’avère d’une grande violence, leur responsabilité étant systématiquement questionnée. La définition jurisprudentielle du viol qui évoque « un coït illicite avec une femme qu’on sait ne point consentir » [Vigarello, 1988] réduit le viol à la pénétration vaginale, exclut la possibilité même du viol conjugal et pose le problème de la preuve dans sa référence au consentement. Afin de publiciser le traitement judiciaire du viol, l’association Choisir la cause des femmes et l’avocate Gisèle Halimi investissent, en 1978, un procès pour viol, à l’image de ce qui avait été fait au procès de Bobigny en 1972 à propos de l’avortement. Le procès d’Aix [Choisir la cause des femmes, 1978] met en scène deux jeunes femmes lesbiennes, victimes d’un viol commis par trois hommes au milieu de la nuit pendant qu’elles faisaient du camping sur une plage. L’exemplarité de l’affaire réside dans l’invocation par les avocats de la défense du prétendu « consentement » des deux femmes alors qu’elles se sont débattues avec vigueur et qu’elles ont frappé leurs agresseurs avec un marteau. De nombreuses manifestations sont organisées, telles que les « Dix heures contre le viol » en 1976 ou encore les marches de nuit contre le viol qui symbolisent la réappropriation de l’espace public par les femmes, malgré les prétendus dangers de celui-­ci [voir la notice « Espace urbain »]. Les revendications portées par le mouvement féministe conduisent à l’adoption d’une nouvelle loi sur le viol en 1980 [Mossuz-­Lavau, 1991]. Le viol est désormais défini comme « tout acte de pénétration

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 692

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

692

07/02/2017 09:23:53

693

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

sexuelle commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte ou surprise », et la mention de la « menace » est ajoutée en 1994. Cette évolution répond en partie aux critiques formulées par les travaux féministes contre l’ancienne définition puisqu’elle élargit les actes qualifiés de viol, permet d’envisager le viol conjugal et le viol des hommes, et met fin à la référence au consentement en définissant plutôt les conditions de son absence [Debauche, 2011]. On peut toutefois considérer que le véritable changement de perspective du droit pénal sur les violences sexuelles date de l’adoption en 1994 du nouveau code pénal qui déplace les articles relatifs au viol, aux agressions et aux atteintes sexuelles du chapitre des « Crimes contre les mœurs » au chapitre des « Crimes contre la personne ». Si le viol et le harcèlement de rue sont les principales formes de violence contre les femmes mises en avant par le mouvement féministe des années 1970 en France, d’autres formes de violence ont été dénoncées ailleurs. En Suisse et au Royaume-­Uni par exemple, les mouvements féministes ont mis au premier plan la question des violences conjugales [Debauche et Hamel, 2013] et se sont mobilisés notamment pour la création de refuges pour les femmes victimes de violences au sein du couple. Aux États-­Unis, le harcèlement sexuel au travail est dénoncé par le mouvement féministe et fait l’objet d’articles de loi dès le milieu des années 1970 [Saguy, 2003]. En France, ces questions n’ont émergé dans le débat public qu’à partir des années 1990, avec l’adoption en 1992 du délit de harcèlement sexuel et du caractère aggravant de la qualité de conjoint pour les violences physiques et sexuelles. En Espagne, où la dictature franquiste a compromis l’essor d’un mouvement féministe dans les années 1970, la question des violences de genre [violencia de genero] a fait l’objet de puissantes revendications dans les années 2000, conduisant à l’adoption d’un dispositif législatif inédit puisque les législateurs ont cherché à prendre en compte tous les aspects de la violence contre les femmes, de l’éducation et de la prévention à la répression. Mesurer les violences, décrire les victimes : l’apport des enquêtes statistiques L’un des constats majeurs des travaux féministes sur les violences sexuelles est qu’une très grande majorité des victimes ne portent pas plainte. Des études à petite échelle menées en France ou aux États-­Unis [Brownmiller, 1976 ; Clark et Lewis, 1977] ont ainsi montré que 5 à 10 % des victimes déclarent les faits à la police. En conséquence, l’analyse des faits, des profils des victimes ou des agresseurs ne peut s’ap-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 693

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Violence sexuelle

07/02/2017 09:23:53

Violence sexuelle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

puyer sur les statistiques de la police, seules données à grande échelle disponibles jusqu’aux années 1990. Les premières données en population générale sur les violences sexuelles ne sont en fait pas venues des recherches féministes, mais des recherches sur la sexualité. En France, la première enquête sur les comportements sexuels, l’Analyse des comportements sexuels des Français (ACSF), s’inscrit dans le contexte des débuts de l’épidémie de sida. Cet environnement a probablement favorisé la prise en compte des violences sexuelles dans le questionnaire, en permettant d’envisager la sexualité comme des actes ou des pratiques potentiellement « à risque » [Giami, 1991]. Le questionnaire n’utilise pas les termes « viol » ni « violence sexuelle », mais interroge les enquêté·e·s sur la survenue de « rapports sexuels imposés par la contrainte » au cours de la vie et, le cas échéant, sur leur âge au moment des faits et l’identité de l’auteur. Les résultats de l’enquête confirment, pour une grande part, les intuitions des travaux féministes, en montrant que les femmes sont les principales victimes des violences sexuelles, notamment dans leur jeunesse, et que ces violences sont commises majoritairement par une personne connue de la victime (l’auteur est inconnu dans un peu moins d’un quart des cas). À la suite de l’ACSF, le thème des violences sexuelles a été intégré aux autres enquêtes statistiques sur la sexualité, comme l’Analyse des com‑ portements sexuels des jeunes [Lagrange et Lhomond, 1997] ou Contexte de la sexualité en France [Bajos et Bozon, 2008]. La recherche statistique sur les violences sexuelles s’est dans le même temps développée par l’approche en termes de santé publique. Des résultats précédents avaient en effet souligné les liens entre expérience des violences sexuelles et problèmes de santé, notamment mentale, tandis que de nombreux travaux internationaux s’intéressaient aux conséquences des viols et agressions sexuelles sur la santé des victimes [Finkhelor, 1990]. Les enquêtes Baromètres santé, menées par l’Institut national de prévention et d’éducation à la santé, intègrent depuis 2000 des questions sur les violences sexuelles. L’enquête KABP-­sida de 2005 [Beltzer et al., 2005] a également renouvelé la perspective commune sur les IST et les violences sexuelles comme aspects « dangereux » de la sexualité moderne. L’enquête menée par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du ministère de la Santé, Événement de vie et santé [Cavalin, 2009], institutionnalise encore un peu plus ce lien, suivant ainsi les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé qui envisage les violences sexuelles comme un problème de santé sexuelle et reproductive. Cette primauté de la santé publique peut cependant contribuer à une forme d’occultation des enjeux politiques autour des violences contre les femmes [Romito, 2006].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 694

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

694

07/02/2017 09:23:53

695

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Le caractère politique des violences sexuelles et des violences contre les femmes est au contraire au cœur de la déclaration de la plateforme d’action de la quatrième Conférence mondiale des droits de femmes, qui a lieu à Beijing en 1995, et qui stipule : « Qu’ils se produisent au sein du foyer ou de la collectivité, ou qu’ils soient perpétrés ou tolérés par les États, les actes ou les menaces de violence instillent la peur et l’insécurité dans la vie des femmes et font obstacle à l’instauration de l’égalité ainsi qu’au développement et à la paix. La peur d’être victimes de violences, y compris de harcèlement, limite en permanence la mobilité des femmes et leur accès aux ressources et aux activités essentielles. La violence à l’égard des femmes a un coût social, sanitaire et économique élevé pour les individus et pour la société. Elle compte parmi les principaux mécanismes sociaux sur lesquels repose la subordination des femmes. » Dans la même déclaration est mené un plaidoyer en faveur de la mise en place d’instruments de mesures appropriés pour analyser les violences contre les femmes, leurs contextes et leurs conséquences, qui conduit en France à la réalisation de l’Enquête nationale sur les vio‑ lences envers les femmes en France (Enveff) en 2000. Cette enquête présente la particularité de n’interroger que des femmes (6 970 femmes âgées de 20 à 59 ans) et de porter sur l’ensemble des formes de violences (psychologiques, verbales, physiques ou sexuelles) dans les différents espaces de vie des femmes (espace public, couple, lien avec un ex-­conjoint, famille, travail ou études). L’Enveff s’appuie sur des définitions féministes de la violence et le questionnaire a été préparé en lien étroit avec les associations féministes. À nouveau, les mots « violences » ou « viol » ne sont pas employés, le questionnaire évoquant des « rapports sexuels forcés », des « tentatives de rapports sexuels forcés » ou des « attouchements ». Cette enquête a souligné l’importance des violences sexuelles au sein du couple et a mis en relation les violences sexuelles avec les autres formes de violences contre les femmes. Elle a également montré que les violences sexuelles se produisent dans tous les milieux sociaux, et que les femmes dont les comportements sexuels s’éloignent des normes (relations homosexuelles, multipartenariat, etc.) sont survictimisées [équipe Enveff, 2003, p. 227]. Les questions portaient sur les douze mois ayant précédé l’enquête, ce qui a permis de produire la première estimation du nombre annuel de viols en France. Cette estimation d’environ 50 000 « rapports forcés » par an, à mettre en rapport avec moins de 10 000 plaintes annuelles, a confirmé les études de moindre ampleur des années 1970 montrant que peu de victimes de viol recourent à la plainte. Des estimations plus récentes, produites dans le cadre du dispositif d’enquêtes Cadre de vie et sécurité de l’Insee, se situent autour de 150 000 viols par an.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 695

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Violence sexuelle

07/02/2017 09:23:53

696

Violence sexuelle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Les militantes du mouvement féministe des années 1970 n’étaient pas unanimes quant à la stratégie à adopter pour lutter contre le viol. Le recours à la justice était notamment remis en cause par une partie des militantes qui voyaient l’institution judiciaire comme une institution bourgeoise et patriarcale. Une partie du mouvement féministe, spécialement aux États-­Unis, revendiquait plutôt le recours à l’autodéfense [Delage, 2016]. En particulier, la dénonciation et la pénalisation des viols commis par des hommes issus des milieux populaires sont critiquées par la frange « lutte des classes » du mouvement féministe et par les milieux gauchistes [Plaza, 1978 ; Bérard, 2010]. Pourtant, les travaux féministes et les enquêtes statistiques soulignent que les violences sexuelles ne sont pas propres à un milieu social en particulier. Aux États-­Unis, c’est la question raciale qui produit des divisions au sein du mouvement féministe. Certains travaux, dont l’ouvrage de Brownmiller [1976], sont critiqués par les féministes et activistes noires en ce qu’ils contribueraient au racisme en dénonçant particulièrement les viols commis par des hommes noirs et en invisibilisant en retour ceux commis par des hommes blancs sur des femmes noires, notamment dans le cadre du travail [Davis, 1983]. Ces remises en cause d’un féminisme parfois dénoncé comme bourgeois ou blanc s’opposent à la revendication de la pénalisation du viol. L’institution pénale peut en effet être perçue comme l’instrument d’une justice de classe ou de race. Les travaux français sur les violences sexuelles ayant fait l’objet d’une pénalisation ont ainsi démontré la surreprésentation des hommes issus des milieux très populaires parmi les personnes jugées et condamnées pour des violences sexuelles [Bordeaux, Hazo et Lorvellec, 1990 ; Le Goaziou, 2011]. Le travail de sélection des actes, des victimes et des auteurs par l’institution judiciaire – de même que la surmédiatisation de certains types de viols, en particulier les viols collectifs – contribue ainsi à renforcer les stéréotypes qui font des hommes issus des milieux populaires ou des minorités racisées les auteurs principaux, voire exclusifs, des violences sexuelles [Hamel, 2003 ; Mucchielli, 2005]. Lorsque les auteurs mis en cause ne sont pas issus des classes populaires ou de minorités racisées, ainsi que c’est fréquemment le cas dans les affaires de viols incestueux et de viols sur mineur·e·s, l’accent est le plus souvent mis sur la psychologie de l’agresseur, considéré comme un fou, un psychopathe. La médiatisation d’affaires dites « pédophiles », telles que l’affaire Dutroux, a contribué à ériger les violeurs d’enfants

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 696

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Du côté des agresseurs : culturalisation et racialisation

07/02/2017 09:23:53

Violence sexuelle

697

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

L’apport des sciences humaines et sociales : l’émergence de la victime ? L’entreprise scientifique de dénaturalisation de la violence et de la sexualité, illustrée par les travaux féministes et les enquêtes statistiques, a également favorisé l’émergence de nombreux travaux qui s’attachent aux évolutions historiques du traitement social des violences sexuelles. L’Histoire du viol, de Georges Vigarello [1998], a notamment mis en évidence les processus qui ont conduit à prendre en compte la personne victime, alors que le viol a longtemps été appréhendé en termes d’atteinte à la propriété des hommes, aux mœurs ou à la dignité des familles. L’abaissement des seuils de tolérance à la violence, la perte de prégnance des institutions religieuses et l’individualisation des relations sociales ont participé au dévoilement de certains actes et certaines victimes, conférant à ces dernières une place finalement consacrée dans le code pénal de 1994 en France. Ainsi, l’attention croissante portée aux enfants au cours du xixe siècle s’est accompagnée d’une dénonciation progressive des violences dont étaient victimes les mineur·e·s, notamment les attentats à la pudeur et les agressions sexuelles, et d’un renforcement des dispositifs législatifs les pénalisant [Ambroise-­Rendu, 2014]. Les violences sexuelles subies par les enfants ont été de nouveau mises en lumière dans le courant des années 1980, avec la création de services associatifs d’aide aux victimes leur permettant de trouver un espace de parole, et par la médiatisation de témoignages de personnes ayant été victimes de viols incestueux [Boussaguet, 2009]. Les travaux psychiatriques et psychologiques portant sur les conséquences à court et long terme des violences sexuelles, notamment vécues dans l’enfance, se sont alors multipliés, non sans effets pervers. Ces travaux participent en partie d’une forme d’« injonction au traumatisme » [Fassin et Rechtman, 2007], à l’instar des procédures pénales qui s’appuient sur des expertises psychiatriques des victimes afin d’attester des dommages subis. Ces travaux soulignent les conséquences, parfois très graves à long terme, des violences sur la vie affective et sexuelle ainsi que sur la santé physique et

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 697

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

en « monstres », anomalies biologiques et psychologiques. Le caractère social de ces crimes est ainsi effacé par une pathologisation des violences et de leurs auteurs. Ces différentes formes d’altérisation des violeurs peuvent être considérées comme des entreprises de dépolitisation des violences sexuelles, qui ne seraient pas le produit de la domination masculine mais une survivance de « cultures archaïques » ou la conséquence d’un fonctionnement psychologique pathologique.

07/02/2017 09:23:53

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

mentale des victimes. Cela contribue à construire la figure de la « victime à vie », pour laquelle une forme de « mort psychique » serait la version moderne de la « mort sociale » qu’a longtemps constituée la révélation des violences sexuelles subies. Malgré l’attention croissante portée aux victimes de violences, à leur parole, à leur expérience, à leur capacité d’agir [agency], de nombreuses injonctions continuent à peser sur ces dernières, pour qu’elles soient considérées par les institutions chargées de leur prise en charge (police, justice, monde médical et psychiatrique, etc.) comme de « vraies » victimes. Ces injonctions contribuent de plus à renforcer les stéréotypes de genre dans la mesure où les femmes victimes se voient associées à une trajectoire de victimes à vie, alors que les hommes victimes dans leur enfance seraient, pour leur part, condamnés à reproduire sur autrui les violences vécues. Renvois aux notices : Conjugalité ; Espace urbain ; Jeunesse et sexualité ; Santé ; Violence (et genre).

Bibliographie ACSF (1998), Comportements sexuels et Sida en France. Données de l’enquête « Analyse des comportements sexuels en France », Paris, Inserm. Ambroise-­Rendu A.-­C. (2014), Histoire de la pédophilie (xixe-­xxie siècle), Paris, Fayard. Bajos N. et Bozon M. (dir.) (2008), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte. Beltzer N., Lagarde M., Wu-­Zhou X., Vongmany N. et Gremy I. (2005), Les Connaissances, attitudes, croyances et comportements face au VIH/Sida en Île-­ de-­ France. Évolutions 1992‑1994‑1998‑2001‑2004, Paris, ORS Île-­de-­France. Bérard J. (2010), « Les métamorphoses de la question pénale. Les mouvements sociaux et la justice (1968‑1983) », thèse de doctorat en histoire contemporaine, université Paris-­8. Bordeaux M., Hazo B. et Lorvellec S. (1990), Qualifié viol, Genève/ Paris, Éditions Médecine/Hygiène-­Méridiens. Boussaguet L. (2009), « Les “faiseuses” d’agenda. Les militantes féministes et l’émergence des abus sexuels sur enfants en Europe », Revue française de sciences politiques, vol. 59, n° 2, p. 221‑246. Brownmiller S. (1976), Le Viol, Paris, Stock. Clark L. et Lewis D. (1977), Rape. The Price of Coercive Sexuality, Toronto, Women’s Press. Choisir la cause des femmes (1978), Le Procès d’Aix, Paris, Gallimard. Cavalin C. (2009), « Santé dégradée, surexposition aux violences et parcours biographiques difficiles pour un tiers de la population. Premiers résultats de l’enquête “Événements de vie et santé” (2/2) », Études et résultats, n° 705.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 698

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Violence sexuelle

698

07/02/2017 09:23:53

699

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Davis A. (1983), « Le viol, le racisme et le mythe du violeur noir », Femmes, race et classe, Paris, Éditions des femmes. Debauche A. (2011), « Viol et rapports de genre. Émergence, enregistrements et contestations d’un crime contre la personne », thèse de doctorat en sociologie, Paris, Sciences Po. Debauche A. et Hamel C. (2013), « Violences des hommes contre les femmes : quelles avancées dans la production des savoirs ? », Nouvelles Questions Féministes, vol. 32, n° 1. Delage P. (2016), « Après l’année zéro. Histoire croisée de l’émergence de la lutte contre le viol en France et aux États-­Unis », Critique internatio‑ nale, n° 70. Équipe Enveff (2003), Les Violences envers les femmes en France. Une enquête nationale, Paris, La Documentation française. Fassin D. et Rechtman R. (2007), L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion. Ferrand M. (2003), « Nous aurons les jouissances que nous voulons… Le féminisme et la question de la sexualité », in Ignasse G. et Welzer-­ Lang D. (dir.), Genre et sexualité, Paris, L’Harmattan, p. 53‑65. Finkhelor D. (1990), « Early and long-­term effects of child sexual abuse : an update », Professional Psychology. Research and Practice, vol. 21, p. 325‑330. Giami A. (1991), « De Kinsey au Sida : l’évolution de la construction du comportement sexuel dans les enquêtes quantitatives », Sciences sociales et santé, n° 4, p. 23‑55. Guillaumin C. (1992), Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, Éditions Côté-­femmes. Hamel C. (2003), « “Faire tourner les meufs.” Les viols collectifs, discours des médias et des agresseurs », Gradhiva, n° 33, p. 85‑92. Hanmer J. (1977), « Violence et contrôle social des femmes », Questions féministes, n° 1, p. 69‑88. Lagrange H. et Lhomond B. (dir.) (1997), L’Entrée dans la sexualité, Paris, La Découverte. Le Goaziou V. (2011), Le Viol, aspects sociologiques d’un crime, Paris, La Documentation française. MacKinnon C. A. (2001), Sex Equality. Rape Law, New York, Foundation Press. Mossuz-­Lavau J. (1991), Les Lois de l’amour. Les politiques de la sexualité en France de 1950 à nos jours, Paris, Payot. Mucchielli L. (2005), Le Scandale des « tournantes ». Dérives médiatiques et contre-­enquête sociologique, Paris, La Découverte. Picq F. (2011), Libération des femmes. 40 ans de mouvement, Brest, éditions-­ dialogues.fr. Plaza M. (1978), « Nos dommages et leurs intérêts », Question féministes, n° 3, p. 93‑103. Romito P. (2006), Un silence de morte. La violence masculine occultée, Paris, Syllepse.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 699

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Violence sexuelle

07/02/2017 09:23:53

Violence sexuelle

700

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 700

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Saguy A. (2003), What is Sexual Harassment. From Capitol Hill to the Sorbonne, Berkeley, University of California Press. Vigarello G. (1998), Histoire du viol (xvie-­xxe siècle), Paris, Le Seuil.

07/02/2017 09:23:53

Virginité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Loin d’être une simple définition anatomique, la virginité féminine renvoie à des normes sexuées visant la construction sociale d’un corps « pur », sur le plan matériel et symbolique. Il n’est pas aisé de décliner au masculin la virginité. Ce mot paraît aujourd’hui être tombé en désuétude, mais son référentiel est pourtant encore agissant, ne serait-­ce qu’en tant qu’affaire intime, et recouvre une large hétérogénéité d’acceptions et d’expériences selon les femmes, les lieux et les époques. Territoire politique par excellence, la virginité des femmes est le produit du croisement entre une vision du monde et un vécu quotidien : elle nécessite des médiations multiples entre l’espace conçu, l’espace vécu et l’espace perçu, en déplaçant à l’échelle corporelle cette triple spatialité qu’Henri Lefebvre [1974] avait élaborée à propos de la ville. Entre dépossession et réappropriation, la virginité met en scène une pluralité de rapports de pouvoir (de genre, d’âge, de génération, de classe, de race…) concernant le corps des femmes. La virginité des femmes peut être mobilisée pour mettre à distance l’ordre social hétérosexuel : elle est tantôt outil – pouvant conduire à se réapproprier corps et plaisir –, tantôt épreuve, mais est toujours relative, toujours située dans une relation à autrui. C’est pourquoi elle n’exprime pas uniquement des logiques sacrificielles de soumission patriarcale ni nécessairement une absence d’initiation à la sexualité. En effet, ces deux derniers éléments ne vont pas nécessairement de pair avec la virginité, à moins d’entériner la croyance selon laquelle la recherche de plaisir sexuel se doit nécessairement de passer par la pénétration phallique [Andro et Bajos, 2008]. Des virginités sans hymen La sociohistoire de la virginité [Knibiehler, 2012] permet de décrypter les manières dont chaque société a pensé ou pense la sexualité, sa légitimité, ses empêchements, ses régulations, ses initiations et ses répa-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 701

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Simona Tersigni

07/02/2017 09:23:53

Virginité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

rations. L’invention de l’« état virginal » est ancienne, mais ne coïncide pas avec la valeur sociale, culturelle et religieuse attribuée à l’hymen. En Occident, le terme « hymen » remonte à l’Antiquité grecque. Pourtant, les Grecs n’associent pas la virginité féminine à cette fine membrane [Sissa, 1984]. Aristote et Galien, médecins de l’époque classique, en ignorent en effet jusqu’à l’existence. En revanche, Soranos d’Éphèse (début du iie siècle ap. J.-­C.), praticien écrivant en grec, réfute explicitement l’existence physiologique généralisée de cette membrane : il la considère comme une anomalie nécessitant une excision [Rousselle, 1980]. Selon la plupart des médecins grecs, le terme « hymen » s’applique à toutes les membranes et notamment au tissu du vagin, sans jamais signifier un voile posé sur le sexe féminin dont la déchirure permettrait de déceler l’entrée dans la sexualité. L’existence de « vierges ouvertes » par la maternité est un constat empirique, qui s’accompagne de deux autres catégories féminines ayant trait à la pratique sexuelle ou à l’abstinence. Si des vierges offertes à leurs futurs maris pour un acte sexuel juste avant le mariage sont encore considérées comme des vierges lors du rite nuptial, des femmes mariées peuvent être qualifiées de femmes « scellées muettes » dès lors qu’elles pratiquent la chasteté dans le cadre du mariage. Dans ce contexte, ne pas être vierge ne signifie pas ne plus être vierge [Sissa, 1987]. Si les vierges grecques « n’ont pas d’hymen » [Sissa, 1987], ce constat n’écarte pas la conception grecque selon laquelle toute jeune fille nubile [parthenos] est considérée comme « creuse », renfermée sur le secret de sa propre virginité. Ainsi, la virginité n’est pas simplement une absence de défloration tout court, mais se concrétise dans l’absence de mariage au sens d’un déplacement de la maison du père vers celle de l’époux [Sebillotte Cuchet, 2004]. Loin d’être le signe d’un état uniquement physique, associé au corps fermé et intact des jeunes filles, la virginité grecque renvoie à la filiation et au statut social, c’est-­à-­dire à l’absence du mariage. Dépourvues du statut officiel de citoyennes, les Athéniennes sont filles de citoyens ou épouses de citoyens et investissent la scène civique par d’autres biais, en revêtant les atours religieux des grandes prêtresses (Athéna par exemple). Aussi, le mythe de Praxithea, épouse du roi athénien Erechthée, met en scène « une mère patriotique valorisée qui sacrifie ses filles pour le salut de la cité et qui est érigée en modèle proposé aux citoyens athéniens » [Damet, 2012, p. 4]. Dès lors qu’elles sont sacrifiées pour la patrie, ces femmes ne sont pas porteuses d’une virginité sexuelle qui garantirait leur pureté, mais appartiennent encore à leur père, au sens d’une « pureté de sang » – leur sang n’a pas été mêlé, dans le cadre d’une grossesse, au sang d’un autre genos (descendance) [Sebillotte Cuchet, 2004]. Même si « la gloire se dit au masculin »,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 702

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

702

07/02/2017 09:23:54

703

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

ces vierges sacrifiées incarnent l’association sociale à l’oikos (maison) de leur père et peuvent donner l’exemple aux hommes, au service de leur cité [Sebillotte Cuchet, 2004]. Selon une loi que Plutarque attribue à Solon, le viol ou la sexualité prénuptiale constatés portent atteinte à l’autorité souveraine du père sur la fille et brouillent les voies normalement contrôlées de la reproduction légitime [Sissa, 1987]. Le constat public d’un usage jugé non conforme du corps des jeunes filles [Sissa, 1987] peut donc impliquer un « mélange de sang », dû au risque de grossesse [Sebillotte Cuchet, 2004]. Par conséquent, ces femmes sont réduites au statut de métèques et définitivement placées en dehors du réseau des relations affectives. Peu courants en Grèce, les tests de parthenia permettent, en Lybie comme à Rome, d’évaluer la virginité, « qualité non manifeste » que seul un jugement divinatoire pourrait détecter, notamment pour les prêtresses [Sissa, 1987]. À proximité de Rome, dans les hauteurs des Colli Albani, les desservantes de Vesta sont des aristocrates dont le sacerdoce associe trois fonctions : protection, purification et dévastation du foyer civique et familial. Se devant d’être vierges, matronales et viriles, les vestales incarnent l’idéal de complétude féminine et préservent Rome des menaces, dans l’espace comme dans le temps. L’harmonie entre le monde des hommes et le monde divin est ainsi conditionnée par la sexualité des vestales : rompre leur abstinence et perdre leur virginité les rendraient indignes, en même temps que cela menacerait l’ordre social et l’ordre du monde [Pailler, 1997]. La littérature latine chrétienne laisse entendre que, à Rome, la virginité serait associée à la présence d’un voile anatomique. Augustin, Ambroise et Cyprien montrent un profond mépris à l’égard des pratiques d’inspection vaginale des vierges sacrées. Ne voulant pas réduire la virginité à une taie de peau, ils soulignent que « la pureté n’a pas de siège, mais rayonne dans toutes les parties du corps, dans tous les mouvements de l’âme » [Sissa, 1987]. Au iiie siècle, la continence s’introduit progressivement parmi des chrétiennes, de plus en plus jeunes. Le corps chrétien, comme métonymie défensive de l’Église assiégée, préfigure une nouvelle esthétique de la virginité, alors que la sexualité est désormais désignée comme une « déviance » inhérente à la condition humaine, un principe de discorde depuis la Chute d’Adam et Ève [Brown, 1995]. Maintes jeunes femmes chrétiennes, entre le ve et le xvie siècle, préservent ainsi volontairement leur virginité en la promouvant au rang de vertu morale. Geneviève de Paris, Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila, parmi d’autres, décrivent leur virginité en termes de liberté, de transcendance, voire de « source de pouvoir » [Knibiehler, 2012]. Comme au début de l’ère chrétienne, les idéaux de solitude et de chasteté sont

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 703

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Virginité

07/02/2017 09:23:54

704

Virginité

directement liés à l’organisation locale des structures familiales, à la répartition des revenus et des patrimoines et au fonctionnement sociopolitique des cités [Brown, 1995]. Une rupture avec la virginité telle qu’elle est conçue dans l’Antiquité s’impose alors [Arthur-­Katz, 1989], avant que de nouveaux liens entre virginité et fidélité à la cité s’affirment, faisant fi des définitions médicales de l’hymen.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Dès la première moitié du xviiie siècle l’hymen devient un objet d’intérêt pour les scientifiques. Buffon, Daubenton et d’Alembert l’associent à une superstition. Puis, au seuil du xixe siècle, le naturaliste Georges Cuvier, tout en renouant avec les théories de Galien, élabore une conception reconnue aujourd’hui encore dans le champ médical : « La présence de l’hymen ne prouve ni la pureté ni même absolument la virginité de la personne qui le possède (on a vu des femmes vierges au moment d’accoucher) ; pas plus que son absence ne prouve du désordre dans la conduite », par conséquent la fonction de l’hymen ne peut être celle de « servir de témoin à la pureté virginale » [Knibiehler, 2012]. En dépit de cette affirmation médicale, l’Église proclame le dogme de l’Immaculée Conception en 1854  1, appellation que l’on retrouve dans l’une des premières apparitions de la Vierge à Bernadette Soubirous, paysanne âgée de quatorze ans, à Lourdes – bastion érigé par l’Église pour contrer le « matérialisme ouvrier » dès 1858. Dans toute la France, la célébration de solennités est désormais consacrée, comme la fête de la Rosière, étudiée notamment par Martine Segalen [1990], durant laquelle, jusqu’à l’entre-­deux-­guerres, les municipalités s’accordent avec le clergé pour récompenser une jeune fille jugée « vertueuse », c’est-­à-­dire vierge. La vertu de la rosière se réfère à la virginité et « est associée, par des ­cheminements symboliques, à l’espace urbain » : la fille et la ville participent ainsi d’une même identité [Segalen, 1990]. Intacte, la jeune vierge est garante de l’intégrité de la ville, à l’instar des déesses de l’Antiquité et de leurs prêtresses, les vestales. Constituée initialement par les fonds d’une quête dans une paroisse, la dot attribuée à la jeune fille « vertueuse » est, à Nanterre à partir de 1820, prise en charge par la municipalité. Son couronnement s’effectue pendant une grande cérémonie à la fois religieuse et profane au cours de laquelle sont mis en scène les pouvoirs religieux ainsi que les membres du conseil municipal, les gendarmes, les pompiers et l’ensemble des notables locaux [Segalen, 1990]. 1.  Le concile de Chalcédoine en 451 ap. J.-­C. a seulement reconnu la triple virginité de Marie.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 704

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Science, vertus locales et amour libre

07/02/2017 09:23:54

705

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Abandonnant progressivement ses caractéristiques rurales en faveur d’une réappropriation citadine, cette fête s’accompagne d’un couronnement de la vierge (la rosière), couronnement qui ne se fait pas au hasard. Dès 1860, ces jeunes femmes sont généralement des prolétaires (couturières, blanchisseuses, ouvrières), ce qui fait surgir de nombreuses tensions entre les autorités civile et religieuse, notamment dans l’entre-­ deux-­guerres, jusqu’à ce que la vertu s’incarne dans la pauvreté féminine des jeunes ouvrières, tandis que les jeunes filles de milieu aisé font figure de « porte-­couronne » [Segalen, 1990]. La rosière-­couturière résidant dans une banlieue communiste incarne désormais la « pureté sexuelle ». Bien qu’elle ait matériellement du « fil à l’aiguille » au sens où elle coud quotidiennement, cette métaphore du travail de couturière ne semble plus renvoyer au symbolisme sexuel qui est encore actif à la fin du xixe siècle dans la société paysanne française – en contrepoint de la « fille aux épingles » qui est pubère, non initiée à la sexualité et qui se prépare à « dégrossir » pour le mariage et la sexualité [Verdier, 2014]. L’élection de la « Miss » s’est ensuite substituée à la consécration de la rosière, avec une subtile continuité liée à la présentation obligatoire d’un certificat de virginité [Segalen et Chamarat, 1983] dont, aujourd’hui, la nécessité de ne pas être mariée et de ne pas avoir d’enfants pour pouvoir participer à ces concours de beauté est encore la trace. À Tahiti, et en Polynésie plus généralement, les concours de beauté se sont multipliés [Schuft, 2012] : depuis la fin du xviiie siècle, les voyageurs et voyageuses en provenance d’Europe ont associé cette région à l’amour libre d’adolescentes ne connaissant pas la valeur de la virginité prénuptiale. Margaret Mead, anthropologue étatsunienne qui a travaillé en Polynésie entre 1925 et 1926, écrit ainsi qu’« aucun dilemme de cette sorte ne confronte la jeune Samoane. L’activité sexuelle est chose naturelle et agréable. On peut s’y adonner librement, dans les seules limites qu’impose le rang social : les filles de chefs et les épouses de chefs ne doivent se permettre aucun écart » [Mead, 1963, p. 433]. Mead a tenté de montrer que, dans l’archipel des Samoa, la virginité prénuptiale n’est pas la norme. À l’exception des filles de familles de haut rang, les jeunes filles samoanes ne doivent pas nécessairement conserver leur virginité avant le mariage et ont généralement une activité hétérosexuelle fréquente, mettant en concurrence leurs amants, ainsi que des relations homosexuelles. Cette étude des adolescent·e·s des Samoa a remis en cause l’universalité des problématiques liées à cette période de la vie : « Si l’adolescence des Samoanes est si facile, si simple, c’est grâce à l’atmo­sphère de détachement, de désinvolture qui règne dans la communauté tout entière » [p. 431‑432].

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 705

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Virginité

07/02/2017 09:23:54

Virginité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

L’ethnographie de Mead, jeune femme partie sur le terrain juste après sa thèse, incarne, aux yeux des Étatsunien·ne·s, le parangon de la libération des mœurs. Cette orientation culturaliste, visant à faire la preuve de la détermination culturelle des comportements humains, a fait l’objet de nombreuses critiques. D’une part, la lecture de Mead serait aveuglée par le mythe occidental de la liberté sexuelle polynésienne, qui remonte à l’expédition de Bougainville à Tahiti. Les matelots français ont pris pour une coutume cette liberté sexuelle adolescente (c’est-à-dire le fait que des jeunes filles s’offrent au plaisir des marins), alors qu’elles agissaient sur ordre des adultes (hommes), chefs et prêtres [Tcherkézoff, 2001]. D’autre part, ce que Mead conceptualise comme un état d’« exception virginale » imposé aux filles des chefs représente en fait la norme pour toutes les femmes samoanes [Tcherkézoff, 2001]. La virginité sépare en deux catégories le genre féminin : la femme est soit une femme-­vierge [teine ou tamaitai], soit une femme qui entretient une activité hétérosexuelle [fafine]. Par ailleurs, les jeunes filles sont surveillées par les femmes âgées et toute liaison sexuelle avec un garçon fait scandale et entraîne l’expulsion de la jeune fille, la honte pour toute sa famille ainsi qu’une amende infligée au chef de famille. Les teine doivent rester vierges jusqu’à leur mariage afin de préserver leur pouvoir de fécondation et ne peuvent légitimement perdre leur virginité que lors d’un rituel de défloration « manuelle », au cours de la célébration du mariage, pratique attestée jusque dans les années 1930. Censée garantir l’enfantement, cette cérémonie transforme, par une intervention surnaturelle symbolique, le sujet déflorant en fécondateur [Tcherkézoff, 2001]. Avant qu’elle ne commence à réfléchir aux caractères sexués des représentations sociales [Mead, 1975], Mead a mis l’accent sur l’absence de névroses, de frigidité et d’impuissance chez les adolescent·e·s samoan·e·s [1963 (1928)], alors que plusieurs recherches ethnographiques, depuis au moins les années 1960, ont mis au jour une asymétrie entre femmes et hommes de ces îles en matière de sexualité, avec la pratique du viol nocturne et la valorisation de la virginité prénuptiale [Tcherkézoff, 2001]. Virginités diasporiques, postcoloniales et évangéliques Au début du xxe siècle, le langage (symbolique et matériel) des épingles et des aiguilles persiste, au cœur de l’initiation sexuelle des jeunes filles françaises. Les liens entre ces outils coupants et les gouttes de sang piquetant un bout de tissu « préparaient l’enfant à ce nouvel état, puis signifiaient à la jeune femme, au propre et au figuré, l’atteinte dans sa chair : marquette (abécédaire) de la jeune écolière, initiales brodées sur le trousseau de la future mariée, linges souillés par les mens-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 706

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

706

07/02/2017 09:23:54

707

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

trues, draps tachés du sang de l’hymen puis du sang des couches… » [Monjaret, 2005]. La focalisation des anthropologues britanniques, étatsunien·ne·s et français·es sur la chemise ou sur le linge tachés de sang comme preuves de virginité prénuptiale relève de l’invention de l’honneur en Méditerranée, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale [Tersigni, 2001]. L’ethnologue et historienne Germaine Tillion souligne notamment : « Dans toute la Méditerranée nord et sud, la virginité des filles est une affaire qui – fort étrangement – concerne d’abord leur frère, et plus que les autres frères leur frère aîné » [Tillion, 1966, p. 113]. Dans ces terres chrétiennes et musulmanes, cet « héritage de la préhistoire et du paganisme » n’a donc pas disparu : l’« aliénation » des femmes aliène en premier lieu les hommes et appauvrit dramatiquement les régions où existe le crime d’honneur [Abu-­Lughod, 2011], « une jalousie incestueuse déguisée en défense de la famille », selon les termes de Dominique Fernandez, grand voyageur et essayiste, que Tillion reprend à son compte [1966]. Seize ans après la parution du livre de Tillion, dans une thèse soutenue sous la direction de Paul Ricœur, Abdelwahab Bouhdiba [1982] met en miroir les cérémonies de la circoncision et de la défloration au sein de la civilisation musulmane : alors que l’une garantit le passage à l’âge adulte des garçons, leur permettant de devenir pères, l’autre conduit les jeunes filles à acquérir le statut de femmes, puis à devenir mères. Les différentes lectures de Tillion et de Bouhdiba montrent à quel point la virginité constitue un horizon d’obligations (remplies ou non, mais en tout cas perçues comme telles, notamment par celui ou celle qui emploie ce terme), de raisonnements normatifs et de discours infrapolitiques. Alors que le risque d’aliénation évoqué par Tillion au sujet des vierges nord-­africaines associe dans le même archaïsme leurs corps et leurs espaces de vie, Bouhdiba tente d’échapper à tout jugement, en restituant le sens des logiques et des pratiques musulmanes ayant trait à la sexualité. Ainsi, ce sont plutôt la lecture de Tillion et l’occultation d’une donnée historique – la valorisation de la virginité prénuptiale construite comme marqueur d’arabité dans le Maghreb (et dans le Machreq) colonial [Tersigni, 2001] – qui se sont imposées parmi les spécialistes de l’immigration en France, au moins durant les décennies 1980‑2000. Cette rhétorique de l’honneur reproduit des « discours imprécis d’ordre psychologique » et des « catégories autochtones dont la généralisation dissimule la nature de phénomènes hétérogènes » [Tersigni, 2001]. À partir des années 2000, d’autres approches ont souligné les injonctions contradictoires pesant sur les jeunes femmes d’ascendance nord-­ africaine, qui sont les « cibles privilégiées de la contrainte par le corps » [Guénif-­Souilamas 2000, p. 166]. En étudiant l’entrée dans la sexualité

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 707

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Virginité

07/02/2017 09:23:54

Virginité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

de ces « descendantes », Christelle Hamel [2006] a rendu compte de la polysémie de ce que peut signifier la virginité. Si celle-­ci peut brimer la sexualité de jeunes femmes qui préfèrent privilégier la loyauté à l’égard de leurs parents, leur choix de pureté peut s’accompagner de discours de justification impliquant notamment une réflexion sur le sexisme dans le « modèle de sexualité occidentale ». Il n’en reste pas moins que cette pratique est l’objet de revendications individuelles. Ainsi, il convient de l’analyser à la lumière du racisme qui, combiné avec le sexisme, constitue pour elles un « nœud gordien » : certaines n’estiment pouvoir sortir de ces conditions d’oppression multiple qu’en revalorisant leur virginité [Hamel, 2006]. Loin d’être des incorporations passives d’une norme parentale, les positionnements à propos de la virginité sont liés à la manière dont est reproduite l’ethnicité [Juteau, 1999] au sein de ces groupes – entre ces groupes, d’une part, et vis-­à-­vis du ou des groupe(s) dominant(s), d’autre part. Dans les associations transnationales de Voyageurs, étudiées par Claire Cossée [2009], les militantes roms insistent sur la nécessité de concilier émancipation individuelle et reconnaissance de « leur culture ». Et, si certaines mènent des campagnes internationales contre la norme oppressive de la virginité prémaritale, d’autres femmes roms « défendent la virginité et le mariage précoce comme des valeurs prétendument essentielles de la culture rom » [Cossée, 2009]. Aussi, la « pureté » corporelle (réelle, symbolique ou représentée) occupe une place de premier plan dans l’établissement des frontières entre groupes, qu’ils soient ethnicisés, racisés ou même nationaux, comme c’est le cas pour les Mormons aux États-­Unis. Les jeunes descendantes de migrant·e·s nord-­africain·e·s par exemple, par des pratiques individuelles de sacralisation de leur corps à laquelle la préservation ou la (re)construction de l’hymen peuvent être associées, interrogent la place qui leur est assignée en France, place qu’elles assument ou contournent [Tersigni, 2008]. Les jeunes femmes d’ascendance nord-­africaine qui ont recours à une chirurgie réparatrice de l’hymen cherchent à être acceptées à l’intérieur d’un groupe socialement minorisé. Elles demandent à la médecine de ne pas se limiter à les soigner, mais de les ramener à ce qui a été fabriqué comme une qualité inhérente à « leur culture » [Tersigni, 2008], voire à une « qualité essentielle » [Fassin et Trachman, 2013], qui peut même fonctionner en tant qu’objet d’un érotisme nourri d’exotisme. L’éloge de la chasteté préconjugale pratiquée par des jeunes femmes d’ascendance nord-­africaine peut être inscrit dans une continuité avec ce que Judith Surkis [2010] nomme les « hymenal politics ». Associées au passé colonial, ces « politiques hyménales » visent à « justifier simultanément la subordination légale des sujets coloniaux musulmans et à

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 708

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

708

07/02/2017 09:23:54

709

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

souscrire à la souveraineté de la loi française » [Surkis, 2010, p. 535]. Ce processus se renouvelle aujourd’hui : au printemps 2008, par exemple, le tribunal de grande instance de Lille a annulé un mariage pour « erreur sur les qualités essentielles du conjoint ». Selon le tribunal, l’épouse n’était pas vierge alors même que la virginité conditionnait le consentement de l’époux au mariage. La virginité prend ici une dimension proprement politique et s’enrobe d’une valeur juridique. Que la chasteté soit mise en avant par des descendantes de migrant·e·s sud-­américain·e·s en Suède [Lundström, 2006], des migrantes ouest-­ africaines et latino-­américaines à Bruxelles [Maskens, 2011] ou encore valorisée par de jeunes Congolaises pentecôtistes de Montréal [Mossière, 2015], il importe de repérer et de comprendre les (re)configurations locales qui valorisent une « différence », en tout cas un écart à la norme, au nom de la culture, voire au nom de la religion contre la culture. En l’occurrence, les fidèles « allogènes » pentecôtistes en Amérique du Nord ont tendance à se reconnaître comme les ultimes détenteurs et détentrices de la moralité face à la décadence et à la corruption dénoncées par leurs pasteurs. Le rôle de l’activisme dans la formation des identités religieuses et la résurgence publique du conservatisme religieux en matière civile aux États-­Unis ont pu conduire à mettre en avant, dans des saynètes, l’« appétit sexuel hors contrôle » du jeune couple, pour ensuite rappeler de quelle manière les sentiments religieux devraient être vécus et communiqués [Pellegrini, 2007]. La chasteté préconjugale s’accompagne également d’une conformité d’âge, comme on peut le constater dans la mise en scène de la pureté prénuptiale durant le « Bal des douze ans », organisé par des Églises évangéliques, notamment dans le sud des États-­Unis. Il s’agit d’une « alliance virginale » entre le père et sa fille lors du « bal de pureté », au cours duquel les jeunes filles de douze ans promettent à leurs pères de vivre dans l’abstinence jusqu’au mariage, c’est-­à-­dire sans aucun contact sexuel (même les baisers sont interdits). Les pères donnent en retour à leurs filles un anneau de pureté pour symboliser leur implication dans la sauvegarde de leur virginité : ils s’engageant à les protéger « devant Dieu », à les surveiller afin de les aider à rester pures. De plus en plus répandue au sein des groupes pentecôtistes nord-­américains, cette cérémonie renvoie à la problématique de l’utilisation idéologique des enfants dans le paysage politique nord-­américain, depuis la fin du xxe siècle, instrumentalisation qui permet de réitérer un imaginaire social patriarcal et hétéronormatif [Knabe, 2012]. En sciences sociales, les travaux sur la virginité présentent deux orientations. Dès lors qu’elle est pratiquée – voire publiquement revendiquée –, la virginité figure quasiment en tant que don ou processus

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 709

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Virginité

07/02/2017 09:23:54

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

réflexif en matière de désir, d’orientations sexuelles, voire de positionnement face aux rapports de domination et de force. Ainsi, elle peut être valorisée comme moyen d’émancipation sexuelle, et même comme unique solution pour atteindre l’émancipation féminine, position incarnée par la figure d’Arria Ly, féministe française du début du xxe siècle, « apôtre de la virginité absolue » [Mansker, 2003]. Dans d’autres cas, elle peut être perçue comme un stigmate, auquel cas une certaine forme de complicité (consciente ou inconsciente) que la virginité entretiendrait avec le patriarcat est suspectée. Pour autant, la virginité est également parfois dissoute dans des positionnements institutionnels, loin d’une simple capacité d’agir [agency] individuelle. Même si ces positionnements ne découlent pas nécessairement d’orientations religieuses, il importe de ne pas déconnecter l’analyse des choix individuels des possibles « abus de technicité » [Surkis, 2010], à savoir des décisions qui, comme dans l’annulation du mariage lillois de 2008, sont légitimées par la dimension technique de la loi, susceptible de dissimuler d’autres référentiels réellement agissants. La virginité peut ainsi constituer, aujourd’hui, un facteur légitime de régulation sociojudiciaire de la mise en couple et de la sexualité. Hier comme aujourd’hui, différents rapports sociaux de domination s’articulent donc dans cette forme de contrôle des femmes, de leur corps et de leur sexualité. La virginité des femmes est paradoxale en ce qu’elle peut porter des revendications de capacités d’agir, alors qu’elle est souvent analysée uniquement par le prisme des logiques sacrificielles de soumission patriarcale. Renvois aux notices : Âge ; Beauté ; Jeunesse et sexualité ; Objets ; Plaisir sexuel ; Postcolonialités ; Puberté ; Race ; Religion.

Bibliographie Abu-­Lughod L. (2011), « Seductions of the “honor crime” », Differences. A Journal of Feminist Cultural Studies, vol. 22, n° 1, p. 17‑63. Andro A. et Bajos N. (2008), « La sexualité sans pénétration, une réalité oubliée du répertoire sexuel », in Bajos N. et Bozon B. (dir.), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte, p. 149‑161. Arthur-­Katz M. (1989), « Sexuality and the body in Ancient Greece », Mètis, vol. 4, n° 1, p. 155‑179. Bouhdiba A. (1982), La Sexualité en Islam, Paris, PUF. Brown P. (1995 [1987]), Le Renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, Gallimard.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 710

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Virginité

710

07/02/2017 09:23:54

711

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Cossée C. (2009), « Qui a peur des féministes roms ? Rapports de hiérarchisation et d’identification au sein d’un objet de recherche émergent », in Sala Pala V., Arnaud L., Ollitrault S. et Rétif S. (dir.), L’Action collective face à l’imbrication des rapports sociaux. Classe, ethnicité, genre, Paris, L’Harmattan, p. 51‑74. Damet A. (2012), « La domination masculine dans l’Athènes classique et sa remise en cause dans les crises intrafamiliales », Siècles, n° 35‑36, p. 1‑12. Fassin E. et Trachman M. (2013), « Voiler les beurettes pour les dévoiler. Les doubles jeux d’un fantasme pornographique blanc », Modern & Contemporary France, vol. 21, n° 2, p. 199‑217. Guénif-­Souilamas N. (2000), Des « beurettes » aux descendantes d’immi‑ grants nord-­africains, Paris, Grasset. Hamel C. (2006), « La sexualité entre sexisme et racisme : les descendantes de migrant·e·s originaires du Maghreb et la virginité », Nouvelles Questions Féministes, vol. 25, n° 1, p. 41‑58. Juteau D. (1999), L’Ethnicité et ses frontières, Montréal, Presses de l’Université de Montréal. Knabe S. (2012), « Suffer the children : national crisis, affective collectivity, and the sexualized child », Canadian Review of American Studies/Revue canadienne d’études américaines, vol. 42, n° 1, p. 82‑104. Knibiehler Y. (2012), La Virginité féminine. Mythes, fantasmes, émancipa‑ tion, Paris, Odile Jacob. Lefebvre H. (1974), La Production de l’espace, Paris, Anthropos. Lundström C. (2006), « “Okay, but we are not whores you know.” Latina girls navigating the boundaries of gender and ethnicity in Sweden », Young, vol. 14, n° 3, p. 203‑218. Mansker A. (2003), The Pistol Virgin. Feminism, Sexuality and Honor in Belle Époque France, Los Angeles, University of California. Maskens M. (2011), « Le traitement de la virginité chez les migrants pentecôtistes à Bruxelles », L’Espace Politique, vol. 13, n° 1, . Mead M. (1963 [1928]), Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon, « Terre Humaine ». –  (1975), « Sex differences : innate, learned, or situational ? », Quarterly Journal of the Library of Congress, vol. 32, n° 4, p. 261‑267. Monjaret A. (2005), « De l’épingle à l’aiguille. L’éducation des jeunes filles au fil des contes », L’Homme, n° 173, p. 119‑147. Mossière G. (2015), « Transmission et appropriation de modèles matrimoniaux pentecôtistes auprès de jeunes Congolais à Montréal », in Malogne-­Fer G. et Fer Y. (dir.), Femmes et Pentecôtisme, Genève, Labor et Fides, p. 113‑134. Pailler J.-­M. (1997), « La vierge et le serpent. De la trivalence à l’ambiguïté », Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité, vol. 109, n° 2, p. 513‑575. Pellegrini A. (2007), « “Signaling through the flames” : hell house performance and structures of religious feeling », American Quarterly, n° 3, vol. 59, p. 911‑935.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 711

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Virginité

07/02/2017 09:23:54

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Rousselle A. (1980), « Observations féminines et idéologie masculine : le corps de la femme d’après les médecins grecs », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, n° 5, p. 1089‑1115. Schuft L. (2012), « Les concours de beauté à Tahiti », Corps, n° 10, p. 133‑142. Sebillotte Cuchet V. (2004), « La sexualité, une histoire problématique pour les hellénistes. Détour par la “virginité” des filles sacrifiées pour la patrie », Mètis, n° 2, p. 137‑161. Segalen M. (1990), Nanterriens, les familles dans la ville. Une ethnologie de l’identité, Toulouse, Presses universitaires du Mirail. Segalen M. et Chamarat J. (1983), « La Rosière et la “Miss” : les “reines” des fêtes populaires », L’Histoire, n° 53, p. 44‑55. Sissa G. (1984), « Une virginité sans hymen : le corps féminin en Grèce ancienne », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, n° 6, p. 1119‑1139. – (1987), Le Corps virginal, Paris, Librairie philosophique Vrin. Surkis J. (2010), « Hymenal politics : marriage, secularism, and French sovereignty », Public Culture, n° 22, p. 531‑556. Tcherkézoff S. (2001), Le Mythe occidental de la sexualité polynésienne, 1928‑1999. Margaret Mead, Derek Freeman et Samoa, Paris, PUF, « Ethnologies ». Tersigni S. (2001), « La virginité des filles et l’“honneur maghrébin” dans le contexte français », Hommes et Migrations, n° 1232, p. 34‑40. –  (2008), « “Pour quelques gouttes de sang.” Conflits de normes et déontologie médicale face à la circoncision et à l’hyménorraphie », Revue des Sciences sociales, n° 39, p. 104‑113. Tillion G. (1966), Le Harem et les Cousins, Paris, Le Seuil. Verdier I. (2014), Le Petit Chaperon rouge dans la tradition orale, Paris, Allia.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 712

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Virginité

712

07/02/2017 09:23:54

Voix

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Dans La Vive Voix, Iván Fónagy [1983, p. 160] décrit une expérience perceptive qu’il a menée avec des enregistrements des voix de deux comédiennes interprétant un même rôle dans deux représentations de la pièce de théâtre La Voix humaine de Cocteau. Fónagy a constaté que les styles vocaux des deux comédiennes suscitaient des catégorisations très différentes auprès des auditrices et auditeurs. La voix de la première comédienne, Gaby Morlay, leur évoquait une femme « jeune » et « jolie », qui « domine son partenaire », probablement « fille d’un riche avocat », qui « était l’une des meilleures élèves » et qui « s’habille avec goût ». En revanche, la voix de la seconde comédienne, Simone Signoret, évoquait une femme « plutôt laide », « une beauté fanée », « toujours délaissée », « issue d’un milieu modeste », « loin d’être brillante » et qui « s’habille avec maladresse » [p. 161]. Cet exemple montre que la voix, loin d’être uniquement un signal sonore produit dans le but de transmettre un énoncé d’un émetteur vers un récepteur, comme le suggèrent des modèles de la communication comme celui de Shannon et Weaver [1949], est utilisée comme indice pour catégoriser les locutrices et locuteurs. La voix indexe des attitudes, des postures, des émotions et des identités. Des études en phonétique, en sociolinguistique ou encore en anthropologie linguistique ont montré que des indices vocaux sont utilisés dans les catégorisations de genre [Arnold, 2012], de sexualité [Munson et al., 2006], de race [Purnell, Idsardi et Baugh, 1999], de classe [Labov, 1972], d’âge [Ptacek et Sander, 1966] et de leurs intersections (genre et race chez Mendoza-­Denton [2011], genre et sexualité chez Podesva [2007] ou genre et classe chez Stuart-­Smith [2007]). La manière dont une voix est perçue et les catégorisations qu’elle va déclencher dépendent d’un ensemble de paramètres, comme la hauteur (grave/aigu), le timbre (sombre/clair), l’intensité (fort/faible) ou encore la qualité de voix (voix soufflée, craquée, etc.). Ces paramètres sont déterminés par l’anatomie de l’appareil phonatoire de la locutrice ou

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 713

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Aron Arnold

07/02/2017 09:23:54

714

Voix

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Voix et identité de genre La voix, parce qu’elle « est d’emblée associée à un genre » [Le Breton, 2011, p. 48], constitue l’un des principaux indices dans la perception d’un sujet comme genré. Une voix est immédiatement catégorisée comme « voix de femme » ou « voix d’homme » en fonction de représentations prototypiques : relativement aiguë et claire pour une voix de femme, relativement grave et sombre pour une voix d’homme. L’existence de ces représentations peut notamment être attestée à travers les régularités que l’on retrouve dans les imitations : lorsqu’on demande à des locutrices ou des locuteurs d’imiter une voix de femme, elles ou ils vont spontanément rendre leur voix plus aiguë et claire, tandis que, lorsqu’on leur demande d’imiter une voix d’homme, elles et ils vont spontanément rendre leur voix plus grave et sombre [Cartei, Cowles et Reby, 2012]. Les sciences phonétiques – les sciences qui étudient la voix et la parole – ont régulièrement pris comme objet d’étude les différences vocales entre femmes et hommes. Si au début du xxe siècle des études approfondies sur ce sujet étaient encore rares, celles-­ci se sont multipliées à partir de la seconde moitié du xxe siècle à la suite des travaux de Tsutomu Chiba et Masato Kajiyama [1941] et Gunnar Fant [1966]. Dès lors, les différences entre voix de femmes et voix d’hommes ont été étudiées dans les domaines de la phonétique articulatoire (étude de la production des sons de la parole), de la phonétique acoustique (étude des propriétés physiques des sons) et de la phonétique perceptive (étude du traitement cognitif des sons). Dans la littérature phonétique, les deux paramètres qui sont décrits comme jouant un rôle déterminant dans la perception du genre d’un locuteur ou d’une locutrice sont la fréquence fondamentale, corrélat acoustique de la hauteur, et les fréquences de résonance, corrélat acoustique du timbre. La fréquence fondamentale détermine la perception d’un son comme aigu ou grave. Par exemple, un « la » joué sur un piano aura une fréquence fondamentale plus élevée qu’un « ré » et sera ainsi

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 714

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

du locuteur, mais aussi par l’utilisation qu’elle ou il fait de cette anatomie. Il existe par exemple des techniques articulatoires qui permettent de placer la voix dans un certain registre, de la rendre plus grave ou plus aiguë, ou de modifier son timbre. Il n’existe conséquemment pas de voix nue, de voix qui serait uniquement l’empreinte d’un appareil phonatoire. Une voix est toujours le résultat conjoint d’une anatomie et de pratiques, mobilisées pour rendre cette voix conforme à différentes normes et idéologies.

07/02/2017 09:23:54

715

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

perçu comme plus aigu. Les fréquences de résonance déterminent la perception d’un son comme clair ou sombre. Un « ré » joué sur un violon aura des fréquences de résonance plus élevées qu’un « ré » joué sur un piano et sera ainsi perçu comme plus clair. Ces deux paramètres ont fait l’objet de nombreuses études dont l’un des objectifs principaux était de déterminer si les différences entre voix de femmes et voix d’hommes sont directement dérivables de différences anatomiques entre appareils phonatoires féminin et masculin ou si elles sont le résultat de pratiques articulatoires féminines et masculines spécifiques, utilisées pour produire des voix différentes. La fréquence fondamentale (F0) dépend de la taille des plis vocaux (anciennement appelés « cordes vocales »). Une locutrice ou un locuteur avec des plis vocaux massifs produiront une voix avec une F0 plus basse qu’une locutrice ou un locuteur avec des plis vocaux petits et fins. L’abaissement de la F0 pendant la puberté – la mue – est la conséquence directe d’une augmentation des tissus des plis vocaux, provoquée par les changements hormonaux dans l’organisme. La F0 n’est cependant pas statique. Les locutrices et locuteurs peuvent la moduler à travers différentes techniques articulatoires qui vont jouer sur la raideur des plis vocaux, comme la contraction de certains muscles laryngés, ou une élévation ou un abaissement du larynx [Honda et al., 1999 ; Titze, 1994]. Cette modulation de la F0 permet par exemple de produire des contours intonatifs montants dans des énoncés interrogatifs, des contours intonatifs descendants dans des énoncés affirmatifs, mais aussi de placer la voix dans un certain registre. En comparant les résultats d’un ensemble d’études phonétiques, Hartmut Traunmüller et Anders Eriksson [1995] ont constaté qu’il existe des différences importantes entre les F0 moyennes de locutrices et locuteurs appartenant à des communautés linguistiques différentes. Par exemple, les femmes anglaises ont des voix plus graves (F0 moyenne de 186 Hz) que les femmes allemandes (F0 moyenne de 238 Hz) et les hommes anglais des voix plus graves (F0 moyenne de 101 Hz) que les hommes chinois locuteurs du dialecte wù (F0 moyenne de 170 Hz). On peut donc constater une grande variabilité ethnolinguistique à l’intérieur des groupes « femme » et « homme ». Cette étude a aussi montré que les écarts femme/homme varient d’une communauté linguistique à l’autre : par exemple, l’écart de F0 entre femmes et hommes allemands est relativement important (109 Hz), alors que celui entre femmes et hommes chinois locuteurs du dialecte wù est minime (17 Hz). Ce degré de variabilité montre, d’une part, que les F0 ne sont pas uniquement conditionnées par une anatomie sexuée, mais sont aussi le résultat de normes linguistiques et culturelles, et, d’autre part, qu’en fonction de la

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 715

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Voix

07/02/2017 09:23:54

Voix

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

communauté linguistique à laquelle des membres appartiennent, ceux-­ci vont produire différents degrés de différence entre femmes et hommes. Décrire les différences de F0 entre femmes et hommes de cette manière, en comparant des moyennes féminines à des moyennes masculines, pourrait cependant laisser croire que le genre est l’unique variable qui produit de la variation dans les communautés linguistiques. Diverses études ont cependant montré que des facteurs aussi différents que la classe, la race, la sexualité ou l’âge influencent eux aussi la manière dont la F0 est utilisée, et que ces facteurs s’articulent entre eux. Par exemple, Rob Podesva [2007] a décrit comment un locuteur gai utilise dans le contexte d’un repas entre amis le falsetto (registre vocal avec une F0 extrêmement élevée) pour produire l’identité « folle » (dans le texte anglais « diva »), alors que dans d’autres contextes, par exemple une conversation téléphonique avec son père, il ne l’utilise pas. Cet exemple montre de quelle manière l’intersection entre une catégorie de genre et de sexualité peut être indexée par la production d’un type de voix idéologiquement associé à l’homosexualité masculine. Le deuxième paramètre censé jouer un rôle majeur dans la perception du genre est celui des fréquences de résonance (FR). Les FR sont déterminées par la forme du conduit vocal [Chiba et Kajiyama, 1941 ; Fant, 1960]. Le terme « conduit vocal » désigne le tube qui va de la glotte jusqu’aux lèvres. La forme du conduit vocal varie en fonction des anatomies des locutrices et locuteurs – les hommes ont en moyenne des conduits plus longs que les femmes –, mais elle est aussi modifiée par l’action des organes articulatoires – la langue, les lèvres, la mandibule, le velum, etc. – au cours de la phonation. Le jeu des organes articulatoires permet ainsi d’abaisser ou d’élever les FR. Les FR des voix d’hommes sont en moyenne plus basses que les FR des voix de femmes. La suggestion de Fant [1966] que ces différences pourraient être expliquées par des cavités laryngales et pharyngales plus développées chez les hommes et un ratio entre longueur de pharynx et longueur de cavité buccale plus important chez les hommes que chez les femmes a déclenché un vif débat dans la communauté phonétique, notamment entre Ignatius Mattingly [1966], Per-­Erik Nordström [1975] et Jacqueline Sachs, Philip Lieberman et Donna Erickson [1973], qui a abouti à un consensus : des facteurs anatomiques et culturels jouent un rôle dans la production des FR [Fitch et Giedd, 1999]. Les locutrices et locuteurs utilisent différentes pratiques articulatoires pour ajuster leurs FR de manière à les rendre conformes à des normes culturelles. Keith Johnson [2006] a illustré l’importance de ces pratiques dans une étude dans laquelle il compare des FR produites par des locutrices et locuteurs appartenant à dix-­sept communautés linguistiques. Il a décou-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 716

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

716

07/02/2017 09:23:54

717

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

vert qu’en fonction de la langue il existe des différences significatives dans les écarts femme/homme qui ne peuvent être expliquées uniquement par des différences anatomiques. Les écarts femme/homme dans les FR sont ainsi, comme les écarts femme/homme dans les F0, autant le résultat de différences anatomiques liées au sexe que de pratiques articulatoires mobilisées pour accentuer la différence entre femmes et hommes. De la même manière que la F0, les FR rendent visibles les intersections entre les différentes catégories identitaires. Par exemple, l’étude de Jane Stuart-­Smith [2007] a montré comment genre et classe sociale peuvent s’articuler dans les réalisations de la consonne /s/ en anglais de Glasgow. Stuart-­Smith a constaté que des femmes appartenant à la classe ouvrière abaissent les FR de leurs /s/ de manière à ce que ceux-­ci soient acoustiquement similaires aux /s/ produits par les hommes de cette même classe sociale. On peut donc constater que les idiomes produisent de la différence entre voix de femmes et voix d’hommes. Cette production de différence peut cependant également être retrouvée au niveau de l’individu. Diverses études [Perry, Ohde et Ashmead, 2001 ; Sachs, Lieberman et Erickson, 1973] ont par exemple montré que des filles et garçons prépubères, ne présentant donc pas de différences significatives au niveau de l’anatomie de leurs appareils phonatoires, utilisent leurs organes articulatoires pour reproduire des différences de FR que l’on retrouve entre femmes et hommes adultes. Les enfants créent ainsi articulatoirement l’illusion de différences sexuées des conduits vocaux. Les filles, à travers des étirements des lèvres, élèvent les FR pour produire l’illusion d’un conduit vocal plus petit. Et les garçons, à travers des protrusions des lèvres, abaissent les FR pour produire l’illusion d’un conduit vocal plus grand [Sachs, Lieberman et Erickson, 1973]. De la même manière, des locutrices et locuteurs adultes – par exemple des hommes avec des petits conduits vocaux ou des femmes avec des grands conduits vocaux – utilisent ces mêmes pratiques articulatoires pour accentuer la féminité/ masculinité perçue de leur voix en exagérant les effets acoustiques des traits sexués de leurs appareils phonatoires. Comme l’explique Jacqueline Sachs [1975, p. 154, notre traduction], « les hommes parlent de manière à paraître plus grands qu’ils ne le sont réellement, et les femmes de manière à paraître plus petites ». On pourrait conséquemment comparer la voix à un vêtement. De la même manière que le vêtement permet d’accentuer, d’exagérer, de créer artificiellement les traits qui font qu’un corps est perçu comme féminin ou masculin, la voix permet d’accentuer, d’exagérer, de créer artificiellement les traits sexués des appareils phonatoires.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 717

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Voix

07/02/2017 09:23:54

718

Voix

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Voix genrée et binarité Les pratiques articulatoires qui produisent de la différence entre voix de femmes et voix d’hommes sont au service d’une vision binaire des genres et des sexes. Elles sont utilisées, d’une part, pour effacer les différences vocales au sein du groupe des femmes et celles au sein du groupe des hommes et, d’autre part, pour exagérer les différences vocales entre le groupe des femmes et celui des hommes. Elles contribuent ainsi à produire l’impression qu’il existe des frontières nettes entre les deux. Sans ces pratiques, il y aurait davantage de variation dans les voix, étant donné que l’appareil phonatoire humain, bien qu’il existe des tendances sexuées, ne peut être qualifié de « sexuellement dimorphe ». Si, comme l’indique Yves Ormezzano [2000, p. 99], les plis vocaux des femmes adultes ont une longueur de 14 à 20 mm et ceux des hommes adultes ont une longueur de 18 à 25 mm, alors il y a une zone à l’intérieur de laquelle les plages de longueurs féminines et masculines se chevauchent. Conséquemment, certaines femmes ont des plis vocaux plus longs que certains hommes. Il en va de même pour les conduits vocaux. Comme le rappelle Philip Lieberman [1986], la grande variabilité des caractères sexuels secondaires chez l’Homo sapiens fait que certains hommes ont des conduits vocaux plus courts que certaines femmes, et que certaines femmes ont des conduits vocaux plus longs que certains hommes. À partir de ces constats, l’idée du dimorphisme sexuel des appareils phonatoires, que l’on retrouve régulièrement dans la littérature phonétique, devient problématique. Pourquoi utiliser le terme « dimorphisme » pour désigner des différences entre femmes et hommes qui, d’une part, ne sont pas systématiques, et, d’autre part, ne sont pas binaires mais continues ? Comme l’indique Anne Fausto-­Sterling dans un entretien avec Priscille Touraille [2014] : « Quand on parle de différences sexuées […] des caractères sexuels secondaires, le concept de continuum est plus pertinent [que celui de dimorphisme]. […] [C]es traits qui présentent des diffé-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 718

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Ces différents exemples illustrent ce que David Le Breton [2011, p. 48] écrit sur le « sexe de la voix » : « L’idée d’une voix “naturelle” propre au masculin et au féminin est en partie un leurre. La socialisation amène une fille ou un garçon à se moduler à son insu sur les attentes communes de son groupe et à se corriger selon les jugements de valeur portés sur la manière de parler. Les schémas corporels et vocaux se construisent dans la relation aux autres, ils participent d’un “autrui généralisé”, ­c’est-­à-­dire de l’intériorisation par les acteurs des modalités de comportement commun afin de se mêler aux autres sans trop d’accrocs. »

07/02/2017 09:23:54

719

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

rences collectives moyennes entre populations issues d’aires géographiques similaires ne sont clairement pas dimorphes. […] Ce sont des moyennes relatives au sexe pour des traits qui sont distribués de manière continue. » Il existe donc une confusion entre des moyennes et des tendances sexuées que l’on retrouve dans les corps féminins et masculins. On peut ainsi supposer que, si la voix n’était pas modifiée par des pratiques articulatoires pour la rendre conforme à différentes normes et idéologies de genre, pour créer l’illusion d’un dimorphisme sexuel des appareils phonatoires, davantage de femmes auraient des voix plus graves et sombres que certains hommes, et davantage d’hommes auraient des voix plus aiguës et claires que certaines femmes. Si la voix peut être considérée comme jouant un rôle important dans la production de la binarité de genre, elle semble cependant aussi être un site propice à la contestation de cette binarité. La grande variabilité des voix, l’absence d’un lien univoque entre voix de femme et voix féminine, ou entre voix d’homme et voix masculine, permettent des combinaisons qui peuvent s’inscrire dans une dynamique de prolifération des genres. Des voix de femmes masculines, des voix d’hommes féminines, indexant des identités « femme butch », « homme “folle” », « trans’ », « drag king » ou « drag queen », peuvent permettre de repenser les identités de genre comme non binaires mais infiniment variables. Renvois aux notices : Bicatégorisation ; Drag et performance ; Incorporation ; Inné/acquis ; Langage.

Bibliographie Arnold A. (2012), « Le rôle de la fréquence fondamentale et des fréquences de résonance dans la perception du genre », TIPA. Travaux interdiscipli‑ naires sur la parole et le langage, n° 28. Cartei V., Cowles H. W. et Reby D. (2012), « Spontaneous voice gender imitation abilities in adult speakers », PLoS ONE, vol. 7, n° 2. Chiba T. et Kajiyama M. (1941), The Vowel. Its Nature and Structure, Tokyo, Tokyo-­Kaiseikan. Fant G. (1960), Acoustic Theory of Speech Production. With Calculations Based on X-­Ray Studies of Russian Articulations, La Haye, Mouton. ‒  (1966), « A note on vocal tract size factors and non-­uniform F-­pattern scalings », STL-­QPSR, vol. 7, n° 4, p. 22‑30. Fausto-­Sterling A. et Touraille P. (2014), « Autour des critiques du concept de sexe. Entretien avec Anne Fausto-­Sterling », Genre, sexualité & société, n° 12.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 719

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Voix

07/02/2017 09:23:55

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Fitch W. T. et Giedd J. (1999), « Morphology and development of the human vocal tract : a study using magnetic resonance imaging », The Journal of the Acoustical Society of America, vol. 106, n° 3, p. 1511‑1522. Fónagy I. (1983), La Vive Voix. Essais de psycho-­phonétique, Paris, Payot. Honda K., Hirai H., Masaki S. et Shimada Y. (1999), « Role of vertical larynx movement and cervical lordosis in F0 control », Language and Speech, vol. 42, n° 4, p. 401‑411. Johnson K. (2006), « Resonance in an exemplar-­based lexicon : the emergence of social identity and phonology », Journal of Phonetics, vol. 34, n° 4, p. 485‑499. Labov W. (1972), « The social stratification of (r) in New York City department stores », Sociolinguistic Patterns, p. 43‑69. Le Breton D. (2011), Éclats de voix. Une anthropologie des voix, Paris, Éditions Anne-­Marie Métailié. Lieberman P. (1986), « Some aspects of dimorphism and human speech », Human Evolution, n° 1, p. 67‑75. Mattingly I. G. (1966), « Speaker variation and vocal-­tract size », The Journal of the Acoustical Society of America, n° 39, p. 1219. Mendoza-­Denton N. (2011), « The semiotic hitchhiker’s guide to creaky voice : circulation and gendered hardcore in a Chicana/o Gang persona », Journal of Linguistic Anthropology, vol. 21, n° 2, p. 261‑280. Munson B., McDonald E. C., DeBoe N. L. et White A. R. (2006), « The acoustic and perceptual bases of judgments of women and men’s sexual orientation from read speech », Journal of Phonetics, vol. 34, n° 2, p. 202‑240. Nordström P.-­E. (1975), « Attempts to simulate female and infant vocal tracts from male area functions », STL-­QPSR, vol. 16, n° 2‑3, p. 20‑33. Ormezzano Y. (2000), Le Guide de la voix, Paris, Odile Jacob. Perry T. L., Ohde R. N. et Ashmead D. H. (2001), « The acoustic bases for gender identification from children’s voices », The Journal of the Acoustical Society of America, n° 109, p. 2988‑2998. Podesva R. J. (2007), « Phonation type as a stylistic variable : the use of falsetto in constructing a persona », Journal of Sociolinguistics, vol. 11, n° 4, p. 478‑504. Ptacek P. H. et Sander E. K. (1966), « Age recognition from voice », Journal of Speech and Hearing Research, vol. 9, n° 2, p. 273‑277. Purnell T., Idsardi W. et Baugh J. (1999), « Perceptual and phonetic experiments on American English dialect identification », Journal of Language and Social Psychology, vol. 18, n° 1, p. 10‑30. Sachs J. (1975), « Cues to the identification of sex in children’s speech », in Thorne B. et Henley N. (dir.), Language and Sex. Difference and Dominance, Rowley, Newbury House Publishers, p. 152‑171. Sachs J., Lieberman P. et Erickson D. (1973), « Anatomical and cultural determinants of male and female speech », in Shuy R. W. et Fasold R. W. (dir.), Language Attitudes, Current Trends, and Prospects, Washington, Georgetown University Press, p. 74‑84.

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 720

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Voix

720

07/02/2017 09:23:55

Voix

721

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 721

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Shannon C. E. et Weaver W. (1949), The Mathematical Theory of Communication, Urbana, University of Illinois Press. Stuart-­Smith J. (2007), « Empirical evidence for gendered speech production : /s/ in Glaswegian », in Cole J. et Hualde J. I. (dir.), Laboratory Phonology 9, New York, Mouton-de Gruyter, p. 65‑86. Titze I. R. (1994), Principles of Voice Production, Englewood Cliffs, Prentice Hall. Traunmüller H. et Eriksson A. (1995), « The frequency range of the voice fundamental in the speech of male and female adults », manuscrit non publié.

07/02/2017 09:23:55

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:55

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 722

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Coordinatrice scientifique et éditoriale Juliette Rennes, sociologie/histoire, EHESS (Centre d’étude des Mouvements sociaux, IMM) Éditrices et éditeurs scientifiques associés Catherine Achin, science politique, université Paris-­Dauphine (Irisso) PSL* Armelle Andro, socio-­démographie, université Paris-­1 Panthéon-­ Sorbonne (Idup et UR genre, Ined) Laure Bereni, sociologie, CNRS (Centre Maurice Halbwachs, EHESS-ENS) Alexandre Jaunait, science politique, université de Poitiers (Institut des sciences sociales du politique) Luca Greco, sciences du langage, université Paris-­3 Sorbonne-­ Nouvelle (Clesthia) Rose-­Marie Lagrave, sociologie, EHESS (Iris) Gianfranco Rebucini, anthropologie, EHESS (IIAC-­Laios) Contributrices et contributeurs Olivier Allard, anthropologie, EHESS (Laboratoire d’Anthropologie sociale, PSL*) Parenté Aron Arnold, sciences du langage, université Paris-­3 ­Sorbonne-Nouvelle (Laboratoire de Phonétique et Phonologie) Voix

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 723

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Les auteur·e·s

07/02/2017 09:23:55

ENCYCLOPÉDIE CRITIQUE DU GENRE

724

Fernanda Artigas Burr, sociologie, EHESS (Iris) Conjugalité Leora Auslander, histoire/études de genre et sexualité, université de Chicago Consommation

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Lucie Bargel, science politique, université de Nice (ERMES-­ CESSP) Vêtement Emmanuelle Beaubatie, sociologie, EHESS (Iris) Trans’ Amélie Beaumont, science politique, université Paris-­1 Panthéon-­ Sorbonne (CESSP et Cresppa-­CSU) Vêtement Lila Belkacem, sociologie, université Paris-­Est Créteil-­Val-­de-­ Marne (Lirtes) Race Natalie Benelli, sociologie Corps au travail Jean Bérard, histoire, université de Montréal (CICC) Jeunesse et sexualité Marie Bergström, sociologie, Ined (UR Genre et UR Familles) Internet Marianne Blidon, géographie, université Paris-­1 Panthéon-­ Sorbonne (Idup) Espace urbain Anaïs Bohuon, sciences du sport (Staps), université Paris-­Sud (Ciams) Sport Isabel Boni-­Le Goff, sociologie, université de Lausanne (Centre en études genre) Corps légitime Malek Bouyahia, théorie politique, université Paris-8 VincennesSaint-Denis (CNRS/Cresppa-GTM) Postocolonialités

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 724

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Pascal Barbier, sociologie, université Paris-­1 Panthéon-­Sorbonne (CESSP) Vêtement

07/02/2017 09:23:55

Les auteur·e·s

725

Pierre Brasseur, sociologie, université Lille-­1 (Clersé) Handicap Coline Cardi, sociologie, université Paris-­8 Vincennes-­Saint-­Denis (Cresppa-­CSU) Corps maternel

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Maxime Cervulle, sciences de l’information et de la communication, université Paris-­8 Vincennes-­Saint-­Denis (Cemti) Queer Brice Chamouleau, histoire, université Paris-­8 Vincennes-­Saint-­ Denis (Laboratoire d’études romanes) Nation Sylvie Chaperon, histoire, université Toulouse Jean-­Jaurès (Framespa) Organes sexuels Sébastien Chauvin, études de genre, université de Lausanne (Centre en études genre) Hétéro/homo Mona Claro, sociologie, EHESS (Iris, Ined et IEC) Contraception et avortement Martine Court, sociologie, université Blaise-­Pascal Clermont-Ferrand II (Lapsco) Incorporation Anne-­Sophie Cousteaux, sociologie, Sciences Po (Centre de données sociopolitiques) Santé Alice Coutant, sciences du langage, université Paris-­Descartes (USPC/PHILéPOL) Langage Anne Creissels, arts plastiques, université de Lille-3 (CEAC) Mythe/métamorphose Lucie Dalibert, philosophie, université de Maastricht, département de santé, éthique et société Technologie Muriel Darmon, sociologie, CNRS (CESSP, EHESS et Paris-­1 Panthéon-Sorbonne) Vêtement

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 725

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Solenn Carof, sociologie, EHESS (Centre Edgar Morin/IIAC) Poids

07/02/2017 09:23:55

ENCYCLOPÉDIE CRITIQUE DU GENRE

726

Béatrice de Gasquet, sociologie, université Paris-­7 Paris-­Diderot (Urmis) Religion

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Keivan Djavadzadeh, science politique, université Paris-­8 Vincennes-­Saint-­Denis (Cresppa-­LabToP) Culture populaire Lucile Dumont, sociologie, EHESS (CESSP) Vêtement Patrick Farges, histoire, université Paris-­3 Sorbonne-Nouvelle (USPC) Nation Charlotte Foucher-­Zarmanian, histoire de l’art, CNRS (Legs, Université Paris-8 Vincennes-Saint-Denis) Arts visuels Delphine Gardey, histoire/sociologie, université de Genève (Unige) Cyborg Juliette Gaté, droit public, université du Maine (Themis) Nudité Rossella Ghigi, sociologie, université de Bologne, département des sciences de l’éducation Beauté Gabriel Girard, sociologie, université de Montréal (IRSPUM) VIH/sida Mélanie Gourarier, anthropologie, université Toulouse Jean-­ Jaurès (Lisst-­Cas) Séduction Pierre-­Henri Gouyon, biologie, CNRS (MNHN-­IRD/Isyeb) Inné/acquis Luca Greco, sciences du langage, université Paris-­3 ­Sorbonne-Nouvelle (Clesthia) Drag et performance Nahema Hanafi, histoire, université d’Angers (Cerhio) Fluides corporels

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 726

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Alice Debauche, sociologie, université de Strasbourg (Sage et Ined) Violence sexuelle

07/02/2017 09:23:55

Les auteur·e·s

727

Adrienne Harris, psychothérapie/psychanalyse, université de New York Psychanalyse Caroline Ibos, science politique, université Rennes-­2 (Legs) Travail domestique/domesticité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Stéphanie Kunert, sciences de l’information et de la communication, université Lyon-­2 (ELiCO) Drag et performance Aurore Le Mat, science politique, université Lille-­2 (Ceraps) Éducation sexuelle Amélie Le Renard, sociologie, CNRS (Centre Maurice Halbwachs, EHESS-ENS) Race Patricia Legouge, sociologie, université de Strasbourg (DynamE) Plaisir sexuel Arnaud Lerch, sociologie Hétéro/homo Gwénaëlle Mainsant, sociologie/science politique, CNRS (Irisso, université Paris-­Dauphine) Gouvernement des corps Rostom Mesli, études de genre, université de Pittsburgh/programme « Gender, Sexuality and Women’s Studies » Placard Anne Monjaret, ethnologie/sociologie, CNRS (EHESS/IIAC/ Équipe Lahic) Objets Lucas Monteil, science politique, université Paris-­8 Vincennes-­ Saint-­Denis (Legs) Scripts sexuels Flo Morin, sociologie, université Paris-­8 Vincennes-­Saint-­Denis (Legs) Animal Myriam Paris, science politique, Paris-­1 Panthéon-­Sorbonne Race

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 727

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Milena Jakšić, sociologie, CNRS (ISP/université de Paris-­Ouest Nanterre) Mondialisation

07/02/2017 09:23:55

ENCYCLOPÉDIE CRITIQUE DU GENRE

728

Laura Piccand, sociologie/histoire, université de Genève (Unige) Puberté Clyde Plumauzille, histoire, EHESS (Centre de recherches historiques) Prostitution

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Chiara Quagliariello, anthropologie/sociologie, Institut universitaire européen de Florence et Cresppa-­CSU Corps maternel Nelly Quemener, sciences de l’information et de la communication, université Paris-­3 Sorbonne-Nouvelle (CIM, équipe MCPN) Queer Grégory Quin, sciences du sport et de l’éducation physique, université de Lausanne (Issul) Sport Michal Raz, sociologie, EHESS (Cermes3) Bicatégorisation Juliette Rennes, sociologie/histoire, EHESS (Centre d’études des mouvements sociaux/IMM) Âge Sébastien Roux, sociologie, CNRS (EHESS, université Toulouse Jean-­Jaurès, Lisst-­Cas) Affects Eyal Rozmarin, études de genre et sexualité/psychanalyse, université de New York Psychanalyse Manuela Salcedo Robledo, sociologie, EHESS (Iris) Conjugalité Nicolas Sallée, sociologie, université de Montréal (Cremis) Jeunesse et sexualité Violeta Salvatierra García de Quirós, danse, université Paris-­8 Vincennes-­Saint-­Denis (Lapadd) Danse Francesca Scrinzi, sociologie, université de Glasgow et Institut universitaire européen de Florence Care

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 728

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Caroline Polle, anthropologie/histoire de l’art, EHESS/École du Louvre Fluides corporels

07/02/2017 09:23:55

Les auteur·e·s

729

Ilaria Simonetti, anthropologie, EHESS (Laboratoire d’Anthropologie sociale) Violence (et genre)

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Simona Tersigni, sociologie, université Paris-­Ouest Nanterre-­La Défense (Sophiapol, DynamE et Urmis) Virginité Priscille Touraille, anthropologie sociale, CNRS/Muséum national d’histoire naturelle Mâle/femelle ; Taille Mathieu Trachman, sociologie, Ined (UR genre) et (Iris) EHESS Désir(s) ; Pornographie Florian Vörös, sociologie, université Paris-­8 Vincennes-­Saint-­ Denis (Cemti) Pornographie Marilène Vuille, sociologie/histoire, université de Genève (IGENR) Gynécologie Emmanuelle Yvert, science politique, ENS Cachan (ISP) et université Paris-­8 Vincennes-­Saint-­Denis (Labtop-­Cresppa) Bioéthique et techniques de reproduction Giovanna Zapperi, histoire de l’art, ENSA de Bourges Regard et culture visuelle

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 729

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Sylvie Steinberg, histoire, EHESS (Centre de recherches historiques) Filiation

07/02/2017 09:23:55

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:55

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 730

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Les termes en gras renvoient aux titres des notices. Abolitionnisme, 56, 102, 278, 298, 384, 500-501, 503 Abstinence, 136-138, 140, 234, 561, 702703, 709 Accouchements, 161, 172, 175, 177-179, 257-260, 269-270, 286-287, 415, 615, 622 Addiction, 576 Adolescence, 42, 232, 234, 238, 323, 327328, 343, 345, 349-350, 352-354, 356, 421-422, 437, 521, 524-526, 588-589, 664, 705-706 Adoption, 99, 121, 145, 253, 256-257, 259, 442, 518 Adultère, 97, 118, 253, 445, 561 Affects, 33-41, 107, 482, 556 Âge, 14, 20-22, 42-53, 83, 100, 140, 146, 178, 194, 214, 219, 233, 237-238, 245, 247, 264, 266-267, 283, 285, 288-289, 295, 309-310, 312, 321, 323, 327, 343, 349, 351-354, 356, 423, 515, 521-522, 524-526, 573-575, 578-579, 587-589, 592, 605, 642, 665, 694, 707, 709, 713 Âgisme, 48, 50 Agression sexuelle, 244, 683, 692-694, 697 Aliénation, 35, 81, 103, 107, 161, 164, 178, 210, 215, 363, 453, 480, 488, 629, 707 Alimentation, 15, 127, 177, 270, 471-473, 475, 615-616, 618, 622 Alliance (théories de l’), 18, 116-117, 253, 440 Amazone, 393

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 731

Anatomie, 90, 92, 324, 373-374, 428-429, 431-432, 434, 515, 713-717 Androcentrisme, 56, 117, 171, 216, 244, 441, 460, 465, 645 Androgyne, 70, 431 Animal, 24, 54-66, 108, 175, 179, 195196, 201, 265, 332, 371-372, 374-375, 394, 397-398, 410, 460, 511, 629, 634 Animalité, 61, 170, 201, 391, 395-397, 410, 413 Anorexie, 470, 472, 475, 576, 619 Anormalité, 350 Anthropocentrisme, 56-57, 59, 61, 63-64, 375, 377 Anthropologie biologique, 16, 615-618, 620-621, 624 Anticapitalisme, 56 Antiféminisme, 405, 601, 683 Antiracisme, 24, 56, 482, 531, 685-686 Antispécisme, 55-58, 61, 64 Argent, 128, 279, 382, 507 Artiste (femme), 67, 69-70, 73-74, 392393, 397, 436, 551, 555 Arts visuels, 67-76, 435, 551 Asexualité, 23, 298, 310, 464 Assignation de sexe, 222, 230, 337, 432, 640-641, 643, 645 Assistance médicale à la procréation (AMP), 51, 97-100, 104, 178, 275, 288 Assistance sexuelle, 298, 507 Attouchements, 247, 695 Avortement, 51, 136-148, 275-276, 287, 435, 500, 567, 692

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Index thématique

07/02/2017 09:23:55

ENCYCLOPÉDIE CRITIQUE DU GENRE

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Bareback, 347, 675 Beauté, 60, 77-86, 150, 162, 470-471, 475-476, 553 Bicatégorisation, 17, 87-95, 159, 174, 263, 608, 640-642 Binarité, 17, 19, 25, 50, 89, 93, 176, 225, 311, 344-345, 365, 394, 433, 530, 532, 608, 718-719 Bioéthique, 96-105, 260 Bioéthique et techniques de repro­ duction, 96-105 Biopolitique, 44, 59-61, 274-276, 278 Biopouvoir, 61, 274-277, 401 Bisexualité, 120, 216, 311, 313-314, 347, 513, 672-673, 676 Black feminism : voir « féminisme » Blanchité, 21, 60, 228, 278, 406, 445, 493, 539, 545 Bourgeoisie, 78, 80, 129-130, 165, 225, 232-235, 237, 243-244, 277, 401-402, 481, 484, 524, 563, 651, 660, 664, 686, 696 Butch, 23, 223, 225, 227, 314-315, 719

Camp, 223-225, 530 Canon - artistique, 19, 70, 73 - de beauté, 81 Capacité d’agir [agency], 35, 57, 61, 176, 185, 189, 195, 226, 382, 405, 441, 482, 500-501, 507, 514, 550, 554, 556, 564, 688, 698, 710 Capitalisme, 35-37, 54, 58, 60, 71, 106, 130, 140, 176, 188, 197, 404, 406, 476, 483, 492, 531-532, 537, 539, 553, 565, 686-687 Care, 36, 50, 106-115, 297, 381-383, 506-507, 542, 654 Célibat, 47, 118, 141, 423, 578, 631, 688 Cerveau, 90-91, 286, 522 Chaîne globale du care, 381-383, 652 Chair, 13, 24-25, 38, 54, 58, 192, 199, 201, 264-265, 322, 412, 430, 706 Chasteté, 232, 234, 236, 351, 541, 561, 589, 702-703, 708-709 Chirurgie, 79-80, 82-83, 152, 199, 285286, 289-290, 328, 431, 434, 436, 474, 476, 609, 640, 642, 644-645, 708

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 732

Cinéma, 116, 129, 184, 214, 299, 450, 476, 482, 549-550, 552-556, 599 Circoncision, 560, 676, 707 Cisgenre, 23, 50, 317, 590, 643-645 Citoyenneté, 37, 45, 255, 279, 401, 493494, 534, 536, 562-564, 567, 659-660, 702 Classe sociale : voir « bourgeoisie », « ouvrier/ouvrière » Classification, 57-58, 93, 137, 164, 236, 277, 361, 369, 481, 601, 633, 641, 672 Cleptomanie, 129 Clitoris, 216, 373, 375, 429-436, 460-461, 463, 609 Code - civil, 44, 98, 256, 258, 260, 401 - pénal, 45, 98, 411, 415, 474, 693, 697 Colonialisme, 278, 492, 540 Colonisation, 45, 61-62, 129-132, 145, 278, 489-495, 504, 537, 540, 545, 549 Coming out, 449-456, 672 Concours de beauté, 705 Conflits armés, 403, 536, 683, 688 Conjugalité, 18, 36-37, 47, 63, 116-123, 219, 670, 672, 675 Consanguinité, 443, 446 Conscience, 81-82, 84, 131, 163, 227, 316, 326, 421-422, 480, 496, 507-508, 562, 682, 691 Consentement sexuel, 217, 682, 692-693 Consommation, 71, 79-80, 82, 84, 124135, 307, 341, 404, 483, 532, 534, 554 Consubstantialité des rapports sociaux, 20, 162, 493, 677 Consumérisme, 125, 129, 132, 476 Continuum - des échanges économico-sexuels, 380, 466, 501-502 - des sexes, 90, 92-94, 641-642, 718 - des violences, 682, 692 - humain/animal, 59 Contraception, 49, 136-148, 239, 288, 349, 354, 459, 589 Contraception et avortement, 99, 102, 136-148, 173, 288 Contrôle - des femmes, 18, 118, 161, 280, 315, 327, 384, 440-441, 482, 541, 630, 684, 687, 710

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

732

07/02/2017 09:23:55

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

- social, 44, 122, 140, 142, 144, 239, 248, 270, 273, 275, 278, 297, 349350, 380, 384-385, 461, 481, 494, 500, 503-504, 534, 566, 661, 682, 692 Coparentalité, 257 Corporéité, 34, 204, 206, 209-210, 267268, 275 Corps - au travail, 36, 68, 149-158, 164166, 507, 662-663 - de l’enfant, 270, 350, 526, 632 - déviant, 79, 279-280, 545, 632, 635636 - légitime, 159-169, 323, 631, 635636 - maternel, 18, 170-182, 516, 606 - paternel, 170 Crime d’honneur, 681, 707 Crip, 301-302 Culturalisme, 112, 312, 356, 472, 489, 675, 706 Culture populaire, 72-73, 183-191, 206, 419, 533, 666 Cyborg, 17, 59, 192-203, 634-635

Danse, 55, 204-212, 223, 228-229, 269, 323, 452, 601 Débiologisation, 171, 174, 179 Démocratie sexuelle, 405, 536 Dénaturalisation, 171-174, 179, 324, 502, 697 Désir(s), 17-18, 36, 48-50, 70, 81, 125, 129, 153, 205, 213-221, 242, 248, 289, 300, 302, 307-310, 316, 353-355, 361, 365, 390, 392, 404, 410-413, 424, 460, 462-466, 468, 480, 483, 485, 513, 515516, 518-519, 535, 552-556, 560, 585, 597-598, 600, 630-631, 710 Déviance, 90, 274, 279-280, 306, 499, 503, 535, 551, 560, 703 Dimorphisme sexuel, 16, 87, 90-92, 372, 523, 615, 617, 642, 659-660, 718-719 Disciplinarisation du corps, 155 Division sexuée (ou sexuelle) du travail, 107, 126, 149, 156, 165, 170, 172, 215, 307, 315, 342, 362, 382, 418, 440, 483, 505, 560, 650, 660, 681-682, 687

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 733

733

Don de gamètes/don de sperme, 97, 175, 259, 444-445 Drag - et performance, 222-231 - king, 84, 315, 719 - queen, 643, 719 Drogues, 530, 576, 671, 673, 677 Droit(s) - à la ville, 246 - reproductifs, 102, 140, 142 Dysphorie de genre, 517, 642

Écart d’âge, 42-43, 45-47, 51 Échange des femmes, 116-118, 216, 440441 Écoféminisme : voir « féminisme » École, 26, 163, 233-235, 238, 248, 273274, 277, 323, 349, 353-354, 402, 421, 437, 460, 521, 662, 685-686 Éducation - et socialisation, 35, 162, 172, 322, 324-328, 343, 349, 353-354, 362, 369, 421, 425, 461, 588, 718 - sexuelle, 208, 232-241, 300, 437, 460, 524 Efféminement, 45, 164, 264, 267-268, 402, 514, 567 Égalité des droits, 533-535, 675 Éjaculation, 265, 431, 463, 522 Émancipation, 14, 18, 45, 161, 195, 198, 201, 242, 283, 315, 382, 386-387, 390, 453, 501, 503, 508, 541-545, 554-555, 563-564, 566, 610, 612, 630, 644, 651, 654, 708, 710 Embodiment, 194, 620 Émotions, 33-41, 55, 84, 101, 106-107, 111-112, 149-152, 156, 160, 199, 244, 297, 299, 383, 387, 403-404, 482, 499, 513, 654, 656, 713 Empire, 38, 45, 145, 278, 401, 404, 431, 493-495 Empowerment, 297, 501, 565 Enfance, 46, 80-81, 162, 177, 214, 323, 328, 349-350, 353, 356, 421, 423, 425, 483, 521, 682, 697-698 Engendrement, 62, 93, 96, 104, 252-253, 255-257, 259

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Index thématique

07/02/2017 09:23:55

ENCYCLOPÉDIE CRITIQUE DU GENRE

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Épidémiologie, 18, 237, 471, 572-573, 645, 672-673 Érotisation, 216, 484-485, 501, 544, 599, 708 Érotisme, 17, 49-50, 74, 82, 150, 216, 219, 269, 309-310, 312, 316, 318, 365, 396, 410, 412-413, 420, 424, 436, 535, 552-553, 555, 661, 708 Esclavage - histoire, 55, 68, 130, 132, 187, 234, 257, 286, 540, 652, 685 - moderne, 103, 170, 383, 503, 681 - sexuel, 483, 501 Espace - domestique/privé, 110, 242-251, 296, 423, 650, 654, 661 - public, 83, 103, 161, 207, 226, 242251, 279-280, 409, 413, 424, 452, 472, 474-475, 484, 544, 554-555, 563-564, 598-599, 601, 649-650, 692, 695, 704 - urbain, 14, 242-251, 279, 554, 704 Espérance de vie, 48, 521, 572-574, 576-577 Essentialisme, 55, 60, 63-64, 73, 88, 103, 108, 161, 230, 265, 275, 324, 356, 360-361, 365, 381, 383, 405, 440, 465, 472, 505, 533, 584-585, 602, 630, 642, 686 État - nation, 38, 44, 131, 401-402 - social, 109-110 Éthique du care, 108-109, 654 Ethnicité, 127, 160, 183, 345, 406, 708 Éthos, 34, 43, 165-166, 662, 667 Étiologie, 314, 586, 590 Études [studies] - animales critiques [critical animal stu‑ dies], 57, 61, 64 - culturelles [cultural studies], 19, 64, 183-191, 204, 488, 674 - féministes des sciences et technologies, 89, 93, 524, 630, 632-634 - gaies/lesbiennes/queer, 18-20, 64, 72-73, 84, 189, 302, 306, 317, 529538, 640-643, 674 - noires [Black studies], 186 - postcoloniales, 64, 183, 488-498, 652 - sur la pornographie [porn studies], 19, 479, 482

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 734

- sur le genre dans le langage [gender and langage studies], 359-360, 362 - sur le handicap [disability studies], 112-113, 295, 297, 300, 634-635 - sur les masculinités, 70, 112, 159160, 163 Exclusion, 67, 110, 122, 154, 160, 162, 164, 238, 268, 283-284, 318, 342, 401, 406, 425, 473, 488, 492, 504, 524, 560, 565, 623, 629, 631, 643, 686 Exhibitionnisme, 247, 411-412, 551-552 Exotisation, 313, 346, 485, 535, 544, 708 Exploitation des femmes, 102-103, 154, 383, 500, 540, 630, 682

Famille, 42, 46, 96, 98, 100, 102, 107, 109, 112-113, 117, 120-121, 126-129, 131, 162, 223, 233-235, 243-244, 247, 252-253, 257-259, 294-295, 307, 314, 322, 324, 349, 351, 353, 381-382, 401402, 439-440, 442, 445-446, 450, 456, 474, 506, 515, 524, 541-542, 575, 600, 602, 652, 666, 682-683, 695, 697, 705707 Fantasme sexuel, 213-216, 219, 392, 405, 460, 483-484, 495, 513, 585, 592 Fécondation in vitro (FIV), 97, 175, 444 Fécondité, 102, 118, 136-137, 140-143, 145, 253, 267, 274, 289, 354-355, 413, 420, 589 Fellation, 467 Fem, 23, 223, 227, 315 Female masculinity, 223, 227 Féminicide, 681 Féminisation - des professions, 154, 165, 289, 382, 650-651, 657 - du langage, 69, 363 Féminisme - écoféminisme, 21, 54-55, 630 - matérialiste, 18, 55, 88, 102, 107, 113, 117, 170-171, 361, 466, 502, 618-619, 682 - noir [Black feminism], 110, 184, 186, 508 - vagues du, 140, 171, 365, 412, 434, 475, 500, 516, 559, 649, 656 - végane, 54-56, 132

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

734

07/02/2017 09:23:55

Filiation, 20, 23, 94, 96-97, 100, 117, 121, 252-262, 440-442, 444, 567, 702 Fluides corporels, 263-272, 430, 443 Folie, 403, 512-513, 515-516 Fosterage, 137, 253 Frigidité, 433-435, 464, 706 FtM, 645

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Gender based violence, 681 Gender blind, 273, 275, 409, 413 Génétique, 16, 88, 90, 92-93, 170, 196, 331-340, 434, 444-446, 526, 597, 608, 615-627, 630 Génie, 67, 73, 392-393, 395 Genre - comme performance : cf. Drag et performance - grammatical : cf. Langage - /sexe : cf. Bicatégorisation - et sexualité : cf. Hétéro/homo Gestation pour autrui (GPA), 24, 96-105, 259-260, 444 Globalisation : voir « mondialisation » Gonochorisme, 63, 371-376 Gouvernement des corps, 15, 273-282 Grossesse, 139, 141, 144, 165, 170-182, 270, 280, 287-289, 300, 353, 475, 575, 630, 671, 684-685, 702-703 Guerre, 62, 126-128, 130, 263, 268, 403404, 514, 543, 545, 681, 688 Gynécologie, 283-292, 300, 435, 575, 606, 608

Habitus, 321-322, 325-328 Handicap, 14, 55, 59, 79, 106, 113, 142, 170, 288, 295-305, 474, 476, 507, 602, 605, 615, 635, 684 Harcèlement, 51, 164, 166, 247-249, 294, 535, 564-565, 600-601, 681, 685, 693, 695 Hermaphrodisme, 90, 170, 371-372, 374, 431, 433-434, 641-642 Hétérocentrisme, 73, 206, 224, 422, 468, 523 Hétéro/homo, 306-320, 590 Hétéronormativité, 63, 72, 100, 236-237, 245, 300, 355, 365, 404, 464-465, 467,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 735

735

512-513, 516, 529, 531, 534-535, 609, 685, 709 Hétérosexisme, 58, 195, 301, 318, 543, 562, 590 Hexis, 43, 324 Homoérotisme, 72, 395 Homogamie, 121, 600 Homonationalisme, 405, 536, 544-545 Homonormativité, 249, 534, 536 Homoparentalité, 96, 99, 121, 314, 446 Homophobie, 24, 72-73, 188, 224, 313, 318, 405, 529-530, 609, 672, 674, 685 Hormones, 91-92, 138, 286-288, 338, 522, 525, 608, 612, 617 Humeurs (théorie des), 263-265, 267, 430, 443 Hybridité, 390, 393, 634 Hymen, 701-702, 704, 707-708 Hypersexualisation, 187, 353-354, 356, 423, 495, 543, 611

Iconographie, 68, 163, 236 Imbrication des rapports sociaux, 186, 237, 468, 494, 656, 686 Impérialisme, 317, 492, 535 Incarnation, 160, 164, 173, 177, 185, 192193, 195-196, 222-226, 228-229, 244, 246, 249, 301, 311, 313, 315, 345, 401, 403-404, 420, 512, 529, 535, 549, 551552, 560, 596, 609, 628, 630-632, 634636, 643, 688, 703, 705, 710 Inceste, 117, 216, 234, 255, 258, 294, 352, 435, 445, 696-697, 707 Incorporation, 13-17, 36, 38-39, 78, 246, 321-330, 405, 495, 560, 635-636, 708 Inégalités - alimentaires, 620-621 - de genre, 19, 83, 113, 254, 312, 318, 326-327, 342, 344, 409, 572-574, 677 - sociales, 179, 207, 213, 237-238, 285, 342, 381, 572, 574, 577-580, 615, 620, 677 Infanticide, 136, 681 Inné/acquis, 331-340, 615 Insémination artificielle, 97, 259, 630 Intériorité, 34, 37-39, 78 Internet, 14, 129, 199, 341-348, 475, 484, 506, 544, 600, 672

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Index thématique

07/02/2017 09:23:55

ENCYCLOPÉDIE CRITIQUE DU GENRE

Intersectionnalité, 20-21, 24, 43, 56-57, 84, 126, 186, 196, 209, 227, 229, 243244, 365-366, 476, 481, 508, 563, 592, 610, 656, 683, 685-687 Intersexuation, 17, 63, 90, 369, 435, 517, 608-609 Islamophobie, 543, 686

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Jeune fille, 47, 235-236, 350-352, 354357, 423, 472, 523-525, 664, 666, 674, 682, 702-707, 709 Jeunesse et sexualité, 45, 232-241, 349358, 599-601 Jouets, 163, 421-423 Juvénisation, 47

Laboratoires pharmaceutiques, 288, 674 Langage, 33, 45, 88, 176, 206, 226, 228229, 332, 337, 359-368, 393, 405, 420, 423, 450, 492, 511-512, 518, 560, 567, 586-587, 706 Lesbianisme, 18, 318, 466, 532 LGBT+, 23, 98-100, 102, 171, 224, 249, 300, 316-317, 405, 444, 530, 534, 544, 568 Libération sexuelle, 404, 480, 564 Longévité, 48, 277, 572, 574, 576

Majorité sexuelle, 44-45, 349, 351-352, 356 Maladie, 14, 58, 60, 79, 83, 98, 108, 126, 154-156, 159, 161, 236, 264-266, 274, 276, 284-285, 289, 294, 336, 350, 456, 470-471, 474-475, 512-513, 516, 573574, 576-577, 635, 670-671, 673-674, 677, 684 Mâle/femelle, 16-17, 92, 345, 369-379, 617, 621 Marchandisation des corps, 101-102, 201 Marché, 37, 47, 79-80, 83-84, 103, 109, 125, 127, 129-131, 142, 149, 154, 179, 201, 209, 244, 296, 380, 481, 504-505, 532, 575, 578-580, 601, 652-653, 674 Mariage, 26, 44, 63, 80, 99-100, 103, 117122, 140, 232, 235, 253, 256-258, 266,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 736

276, 278, 293, 307, 312, 339, 351, 393, 420, 423, 432, 439, 441, 494, 518, 529, 534, 536, 541, 544, 561, 586, 588-589, 665, 681, 702, 705-706, 708-710 Marxisme, 56, 106-107, 140 Masculinisme, 194, 198, 683 Masculinité(s) - hégémonique, 50, 80, 111, 131, 160, 227, 295, 402, 465, 484, 628 - hiérarchie des, 50, 601 Masturbation, 350, 355, 366, 432, 434-435, 445, 460, 462-463, 545, 588-589, 592 Maternité, 49, 101, 140-141, 170-179, 257, 259, 288, 298, 420, 561, 609, 630, 702 Matriarcat, 441, 541 Médecine, 97, 100, 139, 154, 237, 263264, 273, 283, 285, 289-290, 431, 433, 493, 524-526, 645, 670, 677, 708 Médias, 19, 79, 82, 129, 160, 188, 239, 247, 299, 352, 354, 356, 472, 526, 550, 552, 611 Ménarche, 522, 524 Ménopause, 266, 286, 288, 475 Métamorphose, 119, 390-399, 522 Migrations : cf.  Care ; Mondialisation ; Postcolonialités et Race Minorités - groupes minorisés, 56, 288, 302, 406, 508 - raciales, 84, 311, 315, 456, 472, 488, 534-535, 633, 696 - sexuelles, 24, 300-301, 318, 400, 405, 529, 533-534, 567, 671, 675 Misogynie, 188, 396, 686 Mixité, 42, 151, 153, 156, 163, 246, 314, 421-422, 425, 493-494, 650, 660, 662 Mondialisation, 110, 112, 132, 380-389, 404, 651-652, 673 Monogamie, 119-120, 279, 302, 564 Monstre, 165, 299, 394-395, 473, 545, 688, 697 Mouvement des femmes, 55, 106, 171, 402, 455, 682 MtF, 643-645 Multidimensionnalité des rapports sociaux, 20-21 Multipartenariat, 120, 599, 673 Musique, 184, 343, 428

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

736

07/02/2017 09:23:56

Mutilations sexuelles, 287, 322, 435, 461, 681 Mythe, 19, 70, 193, 205, 207, 227, 254, 361, 390-399, 435, 610, 702, 706 Mythe/métamorphose, 390-399 Mythologie, 192, 194, 204, 390-399, 512

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Natalité, 137, 141, 143, 274, 276 Nation, 44, 126, 128, 173, 235, 400-408, 495, 541, 543, 567, 606-607 Nationalisme sexuel, 237-238 Naturalisation, 57, 88-89, 104, 107, 112, 153-154, 160, 163, 167, 171, 176, 178, 213, 239, 288, 301, 461, 540, 562, 575, 580, 584, 610, 682 Néomalthusianisme, 140-141 Non-humain, 21, 24, 55-57, 61-64, 174175, 199, 374-375, 636 Non-mixité, 166-167, 186, 314, 561, 605, 691 Normes - corporelles, 60, 77-78, 82, 84, 150, 162, 166-167, 206, 211, 321, 323, 338, 411, 462, 470, 472-473, 475476, 522, 526, 539, 561, 609-610, 632, 635-636, 642, 701 - de genre, 14-16, 26, 35, 37, 50, 71, 91, 120, 125, 130, 140, 146, 152, 163, 187, 189, 206-207, 209, 223, 225, 227-229, 236, 249, 266, 280, 289, 295, 310, 345, 366, 393, 402, 404, 421-422, 472, 499, 507, 518, 522, 529, 541-542, 598, 611, 622-623, 636, 661-663, 666, 684, 719 - sexuelles, 26, 63, 96, 100, 121, 140, 146, 189, 218, 227, 237, 249, 280, 302, 307, 313, 318, 349-350, 354356, 402, 423-424, 499, 529, 531, 542, 560, 589, 600, 674, 687, 705706, 708-709 Nouvelles techniques de reproduction (NTR), 96-105, 178, 444-445 Nudité, 77, 409-417

Objets, 15, 40, 71-72, 128-130, 162163, 194, 248, 325, 392, 412, 418-

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 737

737

427, 436, 441, 462, 464-465, 555, 628-632, 634 Obscène, 74, 143, 409-414, 424, 481-482 Obstétrique, 173, 285, 288-290, 615, 622 Œdipe, 516 Ordre de/du genre, 90, 102, 104, 159-160, 165, 174, 355, 402, 598, 601-602, 688 Organes sexuels/génitaux, 15-17, 88, 92, 283, 285, 289, 373, 375-376, 410, 412, 428-438, 462, 608-609, 642 Orgasme, 434-435, 459-460, 463, 482, 588, 592 Orientation sexuelle, 17, 21, 43, 46-47, 100, 125, 127, 178-179, 237, 288, 306320, 339, 350, 352, 356-357, 591, 673, 687, 710 Ouvrier/ouvrière, 22, 44-45, 48, 129-130, 140, 151, 154-155, 166, 184-185, 227, 233, 243, 323, 342, 351, 544, 563, 565, 574, 577-580, 650, 664, 704-705, 717

Pacs, 99-100 Pansexuelle, 310 Parentalité, 47, 100, 121, 125, 141, 173, 257, 675 Parenté, 18, 46, 96-97, 101, 112, 116118, 122, 142, 252, 254-255, 268, 312, 439-448, 683 Parodie, 71, 222-225, 229 Passing, 84, 166 Paternité, 96, 173, 257-258, 383, 541 Pathologisation, 58, 90, 207, 218, 301, 306, 316, 435, 525-526, 697 Patriarcat, 25, 28, 46, 56, 68, 71, 73, 106, 108, 160, 167, 176, 188, 205, 243, 306, 312, 314, 318-319, 393, 412, 465, 479, 489, 494, 507, 551, 556, 559, 562, 565, 630, 649, 682, 696, 701, 709-710 Pauvreté/précarité, 47, 51, 126-128, 131, 279, 381, 542, 645, 685, 705 Peau, 20, 24, 38, 42, 177, 192, 268, 345346, 430, 474, 635-636, 654, 664, 703 Pédophilie, 349, 352, 356, 386, 536, 684, 696 Peinture, 67-68, 70, 392, 436, 550-552 Pénétration, 269, 302, 308-310, 315, 396, 461, 463-465, 467, 670, 692, 701

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Index thématique

07/02/2017 09:23:56

ENCYCLOPÉDIE CRITIQUE DU GENRE

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Pénis, 71, 373, 375, 429, 431-434, 460, 514-515, 522 Performance, 50, 67, 131, 149, 152, 177, 193, 204, 208, 222-231, 308, 315-316, 333, 397-398, 436, 461-462, 465, 507, 514, 555, 565, 605, 609-612, 628-629, 651 Performativité, 37, 63, 187-188, 207-209, 224-226, 228, 311, 315, 345, 363, 365, 405, 530 Phallomorphisme, 429-432, 435-436 Phallus, 71, 420, 435, 461, 701 Pilule, 137-138, 140-141, 143-144, 287289, 475, 500 Pink-washing, 405, 536 Placard, 39, 313, 449-458 Plaisir sexuel, 459-469 Planning familial, 141-142, 145, 459 Pluriparentalité, 257 Poids, 15, 205, 470-478, 575, 605, 618 Point de vue situé [standpoint theory], 187, 209, 228, 429, 505, 532, 649, 656 Politiques publiques, 109, 113, 142-143, 145, 273, 275, 352, 470-471, 479, 503, 543 Polygamie, 120, 234, 536, 544 Pornographie, 23, 73-74, 164, 184, 216, 239, 248, 265, 311, 313-314, 353, 355, 366, 415, 424, 436, 463, 479-487, 501, 544, 553, 589 Postcolonial, 125, 356, 488-498, 610, 678, 706 Postcolonialités, 488-498 Posthumanisme, 56, 59, 61, 64 Pratiques articulatoires, 715-719 Préservatif, 138, 140, 249, 349, 424-425, 463, 672-675, 677 Prison, 80, 273-274, 280, 415, 454, 565, 662, 688 Privilèges (des hommes), 20, 112, 265, 501, 552, 632, 649 Procréation, 96, 98, 101-104, 118, 173, 175, 178-179, 254, 256, 263, 269-270, 283, 307, 355, 374-376, 439, 441, 443, 459, 513 Procréation médicalement assistée (PMA), 96-105, 179, 256-257, 444-445, 567 Prostitution, 21, 23, 73, 100, 102-103, 233, 249, 274, 278-280, 298, 383-386, 482, 499-510, 541, 681

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 738

Prothèses, 14, 193, 199, 628, 635 Psychanalyse, 18, 33, 70, 98, 101, 177178, 213-214, 218, 233, 257, 260, 306, 354, 392, 429, 434, 460, 511-520, 553, 584, 590 Psychiatrie, 98, 101, 218, 233, 277, 285, 306, 316, 350, 352, 403, 411, 434-435, 640-642, 644, 687, 697-698 Puberté, 44, 232, 285, 288, 349, 433, 475, 521-528, 715 Pudeur, 34, 235, 279, 351, 409-417, 452, 560-561, 566, 697 Pulsion, 39-40, 214, 238, 277, 461, 464, 494, 511, 517, 519, 584, 691 Pureté, 205, 307, 493, 702-705, 708-709

Qualification - au travail, 111, 153-154, 156, 290, 382-383, 406, 473, 542-543, 578, 653 - /disqualification corporelle, 159, 164167, 609 Queer, 19, 39, 56-57, 63, 72-73, 121, 183, 189, 208, 222, 293, 301-302, 365, 370, 376, 394, 405, 419, 475, 516-517, 529-538, 568, 643-644 Queers of color, 533, 535

Race, 21, 43-44, 57-59, 83, 92-94, 96, 100, 111-112, 125-126, 130, 154, 159162, 164, 166, 178-179, 183-184, 186, 188-189, 196, 205-206, 209, 219, 227228, 234-235, 237, 278, 295, 297, 339, 345-346, 355, 357, 365-366, 381, 387, 401-402, 406, 445, 466-467, 473, 476, 480-481, 484-485, 488-490, 493-495, 504-505, 531, 533, 539-548, 588, 592, 601, 606-607, 610, 612, 616, 643, 674, 677, 685-686, 696, 701, 713, 716 Racialisation, 19-21, 44, 46, 84, 92, 179, 206, 224, 356, 401, 493, 534, 536-537, 539, 541-542, 544-545, 612, 674, 696 Racisme, 48, 58-61, 68, 73, 94, 106, 110, 179, 187-188, 196-197, 207, 229, 234, 339, 495, 524, 530-531, 534-535, 540, 543-544, 559, 620-621, 630, 633, 674675, 684-686, 696, 708

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

738

07/02/2017 09:23:56

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Recherche de paternité, 258-259 Regard, 19, 49, 54, 69, 163, 198, 210, 242, 246, 325, 349-350, 392, 410-411, 415, 482, 549-558 Regard et culture visuelle, 49, 549-558 Régimes de genre, 621-622, 624 Règles (menstruations), 139, 165, 265-269, 286, 522, 524, 526, 561, 706 Religion, 26, 126-127, 473, 559-571, 709 Reproduction : voir « procréation » Risque et sexualité : cf. Éducation sexuelle ; Santé et VIH/sida Rôles de genre, 16, 43, 226, 345, 586, 592

Salaire, 45, 124, 127, 338, 380, 382, 385, 502, 541-542, 651, 653, 655 Sang, 120-121, 263-268, 270, 397, 432, 442-443, 671, 702-703, 706-707 Santé, 21, 48, 60, 98, 138-139, 144-146, 161, 173, 237-238, 264-265, 267, 274275, 286-289, 298, 300, 336, 355, 383, 432, 470-471, 473-474, 483, 505, 525, 529, 572-583, 598, 606-607, 610, 615, 635, 645, 670-671, 675-678, 681, 694, 697 Sciences de la vie/sciences sociales : cf. Inné/acquis Scripts sexuels, 366, 464-465, 584-595 Séduction, 36, 50, 152, 351, 391, 596604 Ségrégation - raciale, 234, 593 - sexuée, 246, 592-593 Sélection - naturelle, 375, 615, 617, 619-621, 623-624 - sociale, 165, 179, 280, 578-580, 620, 622, 624 Sentiment, 33-41, 118, 215, 217, 386, 414, 440, 481, 597, 709 Sex-toys, 424 Sex wars, 500 Sexe - anal, 465, 586, 591 - oral, 586 Sexisme, 48, 50, 54, 59, 68, 73, 94, 113, 187-188, 199, 229, 285, 296, 318, 346, 360-361, 363-364, 422, 480-481, 530,

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 739

739

543-544, 554, 561, 573, 633, 644, 653, 674, 681, 684-686, 708 Sexologie, 233, 308-309, 429, 434-435, 641 Sexualité - et pratiques : cf. Désir(s) ; Hétéro/ homo ; Plaisir sexuel et Scripts sexuels - et procréation : cf. Contraception et avortement et Mâle/femelle - et violence : cf. Violence sexuelle - infantile : cf. Éducation sexuelle et Jeunesse et sexualité - tarifée : cf.  Pornographie et Prostitution Sexuation, 17, 89, 92, 153, 263, 276, 363, 395, 428, 555, 608, 659-661 Sida : voir « VIH/sida » Socialisation - féminine, 47, 81, 107-108, 166, 328, 346, 463, 575 - masculine, 163-164, 600-601, 662 Sodomie, 352, 465 Soin, 77-78, 80, 82-84, 103, 106-115, 173, 276, 287-288, 294, 296, 298, 300, 526, 541-542, 574-575, 640, 643-644, 646, 652, 663, 670, 676, 678 Somatechnologies, 14, 634-637 Spécisme, 21, 55, 58-60, 62-63 Spectacle, 228, 248, 489, 514, 556 Sperme, 263, 265, 268-270, 373, 396, 430, 465 Sphère - privée/domestique, 106-108, 161, 243-244, 440, 455, 534, 542, 630, 632, 661, 681 - publique, 107, 117, 161, 243-244, 440, 456, 473, 476, 542, 563, 632, 660, 681 Sport, 14, 163-164, 167, 294, 323, 326, 402, 410, 472, 563, 605-614, 660 Stérilet, 137-139, 142-143 Stérilisation, 138, 142, 645, 685 Stigmate, 80, 120, 141, 218, 238, 302, 315, 356, 455, 462, 473, 499, 503, 505, 536 Stigmatisation, 20, 83, 316, 462, 470, 473474, 480, 503-504, 672, 687, 710 Straight, 467, 529 Stratégies matrimoniales, 600, 623 Studies : voir « études »

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Index thématique

07/02/2017 09:23:56

ENCYCLOPÉDIE CRITIQUE DU GENRE

Subalternité, 39-40, 652 Subjectivation, 15, 35, 277, 279, 363, 550, 565, 643-644 Suicide, 381, 397, 573, 576, 580

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Tabou, 175, 216, 675 Taille, 15, 93, 263, 322, 333, 372-373, 522, 575, 607, 609, 615-627, 715 Techniques du corps, 13-15, 77-86, 172, 175, 322-323, 326, 418 Technologie, 15, 97, 139, 171, 176, 188, 192, 195-197, 199-201, 276, 341-345, 444-445, 482-483, 628-639 Technologie de genre, 188 Test ADN, 259 Test de féminité, 611-612 Théâtre, 49, 129, 222-224, 226-229, 530, 555, 713 Toile : voir « Internet » Torture, 480, 545, 688 Tourisme sexuel, 381, 385-386, 507 Traite : voir « esclavage » Trans’, 23, 176, 222, 316-317, 366, 449, 640-648, 671, 676, 684 Transcorporalité, 636 Transgression de genre, 418, 421, 687 Transhumanité, 198-199 Transphobie, 644, 674, 685 Travail domestique/domesticité, 21, 51, 106-107, 109-111, 113, 121, 243-245, 294, 307, 315, 326, 381-383, 385, 502, 505-506, 542, 580, 649-658, 686 Travail du sexe [sex work] : cf. Prostitution Travestissement, 131, 205, 222-231, 346, 531, 554, 560, 660-661

Universalisme, 116-117, 137, 175, 237238, 255, 361, 371, 401, 441, 533, 682, 705 Utérus, 103, 139, 201, 270, 286, 289, 300, 375, 420, 630 Utopie, 140, 198, 260

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 740

Vagin, 373, 375, 420, 433-434, 436, 461, 702 Véganisme, 56 Vêtement, 84, 127-129, 131-132, 166, 222-224, 247, 409-410, 419, 560, 659669, 717 Vieillesse, 48, 266, 294 Vieillissement, 48, 83, 100, 109, 285, 288, 590 Vierge, 176, 311, 646, 701-712 VIH/sida, 18-19, 72, 120, 208, 218, 237, 271, 277, 293, 354, 386, 424, 456, 530, 591, 598, 645, 670-680, 694 Ville, 128, 219, 242-251, 279, 452, 670, 701, 704 Viol, 164, 238, 242, 247, 352, 391, 395396, 435, 480, 602, 681, 685, 691-700, 703, 706 Violence - conjugale/domestique, 118 - contre les femmes, 56, 215, 218, 244, 294, 384, 396-397, 479-480, 572 - (et genre), 160, 164, 166, 229, 404, 406, 644, 681-690 - physique, 295, 403 - sexuelle, 18, 164, 217, 294-295, 350-352, 403, 435, 483, 589, 601, 691-700 - verbale, 364 Virginité, 43, 235, 355, 561, 565, 674, 701-712 Virilisation, 163, 264, 266-267, 563, 605 Virilisme, 193, 198, 238, 494-495 Virilité, 45, 50-51, 72, 124, 154-156, 160162, 267, 323, 366, 402, 423, 432, 484, 605-606, 662, 664-665 Voix, 15, 90, 154, 224, 522, 597, 713-721 Voyeurisme, 73, 550-551, 553, 555 Vulnérabilité, 44, 50, 108, 155, 165, 178, 243-244, 247, 279, 286, 294, 384, 500, 504, 531, 535, 645, 651-652, 654-655, 684 Vulve, 435-436

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

740

07/02/2017 09:23:56

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:56

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 741

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:56

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 742

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:56

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 743

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:56

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 744

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:56

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 745

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:56

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 746

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:56

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 747

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:56

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 748

Imprimé en France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 749

Composition Facompo, Lisieux (Calvados). Achevé d’imprimer en octobre 2016 sur les presses de Normandie-roto à Lonrai Dépôt légal : novembre 2016 N° de dossier :

07/02/2017 09:23:57

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:57

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 750

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:57

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 751

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 30/09/2019 21:57 - © La Découverte

07/02/2017 09:23:57

ENCYCLOPEDIE_cs6_pc.indd 752