En ce temps-là notes sur Louis Althusser 2707314277, 9782707314277

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En ce temps-là notes sur Louis Althusser
 2707314277, 9782707314277

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EN CE TEMPS-LÀ

CLÉMENT ROSSET

EN CE TEMPS-LÀ NOTES SUR LOUIS ALTHUSSER

LES ÉDITIONS DE MINUIT

r 1992 by LES ÉDITIONS DE MINUIT www.leseditionsdeminuit.fr

La parution récente du livre posthume de Louis Althusser, L’avenir dure longtemps suivi de Les faits 1, m’incite à noter, comme en marge, quelques souvenir et réflexions sur une période et un homme que j’ai connus à la fois de très près et de très loin. De très près, car, j’étais, de 1961 à 1965, élève à l’Ecole normale supérieure et, comme philosophe, directement en contact avec Althusser qui assurait, assez « théoriquement » il est vrai – non au sens althussérien mais au sens courant du terme – la préparation au concours d’agrégation de philosophie. De très loin, car j’étais complètement indifférent à l’effervescence intellectuelle qui régnait alors à l’Ecole et autour de la personne d’Althusser, dont je décidai immédiatement de « sécher » les cours, moins par mépris de ceux-ci que par refus instinctif de m’associer au petit groupe de ceux qui les suivaient. 1. Editions Stock/IMEC, 1992.

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L’alliance, chez Althusser, de la plus extrême lucidité et de la plus totale folie – alliance « contre nature », j’y reviendrai, qui fait d’Althusser un cas, au sens où l’on parle d’un « cas Wagner » ou d’un « cas Nietzsche » – m’a paru digne de réflexion. Ce cas est en effet doublement instructif, éclairant d’un même coup de projecteur ce qu’il peut y avoir de plus raisonnable et de plus insensé dans le fonctionnement du cerveau humain. Nice, 1er mai 1992

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Ce qui m’a étonné dès que j’ai fait la connaissance de Louis Althusser (en 1961, année où j’eus la chance de devenir le pensionnaire de cette moderne abbaye de Thélème qu’était alors l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm), et ce qui m’étonne encore aujourd’hui à la lecture de son livre posthume, c’est qu’il n’avait l’air ni de l’intellectuel de gauche dont il avait la réputation déjà bien établie, ni même d’un « intellectuel » tout court : je l’avais tout de suite perçu comme trop intelligent pour être l’un ou l’autre. Je m’attendais à trouver un doctrinaire : j’avais devant moi le plus incertain des hommes – et il m’a fallu attendre la publication de ses confessions pour apprendre qu’il en était aussi le plus timide. Au lieu du dogmatique que je m’imaginais, un pur sceptique ; au lieu du fanatique, un parfait refroidi. Son regard en disait déjà long sur ce point : non celui d’un serpent, appa9

remment endormi mais qui guette le bon moment pour vous sauter à la gorge, – plutôt l’œil vide d’un saurien « énervé », au sens propre du terme, par trente ans de captivité au Jardin des Plantes, dont les visiteurs du musée s’efforcent en vain d’attirer l’attention. La photographie du philosophe figurant sur la couverture de son dernier livre, fort bien choisie, suffit d’ailleurs à donner une juste idée, à ceux qui ne l’ont pas connu, de ce qu’était le regard d’Althusser. J’ajouterai qu’Althusser était aussi trop courtois, trop libéral, trop distrait – trop indifférent et comme « revenu de tout » – pour qu’on pût le soupçonner une seule minute d’être sérieusement engagé dans une cause quelconque. C’est pourquoi cet homme-là me sembla immédiatement d’excellente et parfaite compagnie, bien trop poli pour vous suggérer l’ennui d’une conviction partagée ou l’humiliation d’un conseil – hormis les conseils techniques et fort avisés qui me permirent, à moi et à beaucoup d’autres, de réussir à passer victorieusement, avec un minimum de temps et 10

d’effort, les épreuves de l’agrégation de philosophie. Il va sans dire que cette distraction, si précieuse de la part de quelqu’un placé en situation de surveiller et à l’occasion de censurer nos études, s’expliquait en partie par le fait que le principal de l’attention d’Althusser était occupé ailleurs, absorbé presque entièrement par des questions de stratégie politique et aussi des problèmes, autrement graves, d’ordre pyschologique ou plutôt psychopathologique, intéressant le rapport d’Althusser tant avec lui-même qu’avec les femmes en général et son épouse en particulier, que venaient périodiquement sanctionner de terribles crises de dépression nerveuse et des séjours en maison de santé. Althusser s’en explique lui-même très clairement dans sa confession posthume. Quant à moi, qui devinais le drame en observant la mine blafarde et cadavérique d’Althusser certains jours, je fus très vite informé du détail et de la gravité de l’affaire par les confidences du philosophe Jean Lacroix qui avait été professeur d’Althusser en classe de khâgne 11

au lycée du Parc à Lyon et était devenu son ami intime, comme il devait devenir par la suite mon propre professeur et ami. Reste que, et quelles qu’aient pu être les causes du fait, Althusser fut, pour nous normaliens qui suivions ou ne suivions pas ses cours et recevions ses conseils en vue des épreuves de l’agrégation, le plus dévoué, le plus avisé et le plus libéral des maîtres. Le plus dévoué : car il est parfaitement vrai, comme il le dit dans son livre, qu’il rattrapait une ou deux semaines d’absence par une semaine de travail accéléré et de lecture attentive de nos dissertations. Le plus avisé : car il avait parfaitement saisi, comme il le dit encore dans son livre, que le principe du succès à l’agrégation (et, ajouterai-je après Rabelais et Montaigne, de l’intelligence tout court) ne consistait pas dans l’accumulation du savoir et la confusion d’esprit qui s’ensuit ou l’accompagne, mais dans la clarté des idées et la fermeté de l’argumentation. Raison pour laquelle, soit en dit en passant, je n’ai point été autrement étonné d’apprendre, en lisant son livre, que les seuls philosophes 12

qu’il ait effectivement lus soient, non Hegel et Marx, mais bien Descartes et Malebranche. Le plus libéral enfin, et ici je lui laisse la parole : « Jamais je n’ai proposé à quiconque de penser autrement que dans la ligne de son propre choix et d’ailleurs faire autrement eût été insensé. Je m’en étais fait un principe que j’ai toujours suivi, par simple respect de la personnalité de mes “élèves”. Sous ce rapport, jamais je n’ai tenté d’“inculquer” quoi que ce soit à quiconque, contrairement à [ce qu’a insinué] la bêtise de quelques journalistes en mal de “scoop” » 2. Je puis certifier personnellement la véracité de cet auto-témoignage, si étonnant qu’il puisse paraître aux yeux de ceux qui soit n’ont pas connu l’enseignement d’Altusser et s’en sont forgé une opinion fausse, soit ont suivi cet enseignement dans un esprit de ferveur dévote. Car l’écoute subjuguée, de la part des fidèles d’un maître, se persuade aisément que celui-ci leur impose – alors qu’il 2. Op. cit. p. 155. Les mots figurant entre crochets sont un ajout de ma main qui m’a paru nécessaire à l’intelligence de la phrase où je les fais figurer.

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ne fait que la proposer, parmi cent autres possibles et plausibles – une parole que ceux qui l’écoutent, sans pour autant forcément l’entendre, sont en réalité les premiers à s’imposer à eux-mêmes. Sortie vivante de la bouche du maître, avec tout ce que la vie implique d’incertain et d’improvisé, la parole se fige lorsqu’elle parvient aux oreilles des disciples qui la recueillent et la transforment, par excès de dévotion, en lettre morte et parole gelée, comme dans le Quart livre de Rabelais. Le rapport de disciple à maître peut même en venir à ce point de soumission perverse qu’on s’imagine que ce n’est plus au disciple d’analyser la pensée du maître, mais au maître d’analyser la stupidité de ceux qui l’écoutent, – comme en témoignent éloquemment les premiers mots, rapportés par Althusser 3, d’un cours magistral consacré à Lacan par Jacques-Alain Miller lors de l’année universitaire 1965-1966 : « Nous n’allons pas étudier Lacan mais être étudiés par lui. » 3. Op. cit., p. 201.

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Ce que je remarque là, au sujet des deux formes de fausse écoute d’Althusser, selon qu’on était contre lui ou pour lui, me paraît d’ailleurs intéresser une vérité d’ordre très général. Il y a, me semble-t-il, deux catégories d’hommes à jamais incapables d’entendre ce que vous dites : celle de vos ennemis et celle de vos amis. Rien à attendre des premiers, qui ont pris le parti de vous ignorer. Mais rien à attendre non plus, ou plus exactement beaucoup à craindre, des seconds, qui vous aiment tant qu’ils seront toujours incapables, par un effet de sympathie préalable et hallucinatoire, d’entendre de vous autre chose que ce qu’ils désirent s’entendre dire personnellement, pour correspondre à leurs propres soucis et fantasmes. C’est pourquoi il arrive souvent qu’un ami lecteur se fâche en apprenant qu’il se trouve d’autres personnes pour vous lire et vous estimer à leur façon – comme si un livre était la propriété privée d’un lecteur et d’un seul. C’est pourquoi il arrive aussi, et je dirais non pas souvent mais toujours et nécessairement, qu’un commentateur, fût-il des plus péné15

trants, voire plus génial lui-même que celui dont il commente l’œuvre, trahisse toujours ce dernier, dès lors qu’il en est épris, par cet excès d’amour – qui est d’ailleurs moins un effet fâcheux de l’amour qu’une définition générale de celui-ci – qui lui fait s’identifier à l’autre et lui prêter des dispositions qui n’ont jamais appartenu qu’à lui-même. « Molière par X », « Marivaux par Y », sont ainsi et nécessairement des indicateurs, non de Molière ou de Marivaux, mais bien de X ou d’Y (tout comme moi-même qui, au moment ou j’écris ces lignes, renseigne certainement davantage sur moi que sur celui dont je parle). Une célèbre collection des Editions du Seuil, qui entend faire parler les écrivains « par eux-mêmes », résume ici le problème et le paradoxe : puisque les soi-disant « Molière par lui-même » ou « Marivaux par luimême » sont tourjours écrits par d’autres personnes qui contredisent, par leur propre signature, le titre du livre, qu’ils signent. J’avouerai par parenthèse, car cette digression m’éloigne à la fois de la personne d’Althusser et de mon propos à son 16

sujet, avoir été longtemps stupéfait, et même un peu exaspéré, par l’art infaillible avec lequel les commentateurs d’une œuvre tombent immanquablement à côté de celle-ci et trouvent au surplus, par je ne sais quelle diablerie, le moyen d’y exalter des qualités qui sont non seulement absentes de cette œuvre mais aussi en contradiction manifeste avec elle. Encore si l’admirateur de Molière ou de Marivaux se contentait de gratifier leur théâtre de qualités qui lui sont simplement étrangères. Mais il fait mieux, ou plutôt bien pire : il saura toujours y dénicher, pour ensuite les monter en épingle, des vertus et des qualités qui sont précisément celles que les auteurs concernés n’ont cessé de décrire comme autant de vices et de défauts. Althusser signale lui-même, dans un chapitre de son Pour Marx 4, cette bizarrerie ordinaire de la critique qui consiste à interpréter à rebours l’œuvre dont elle rend compte : taxant de « mélodrame misérabiliste » une pièce de Bertolazzi dont le propos manifeste (pro4. Ed. Maspero, 1966, p. 131 sq.

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bablement d’ailleurs trop manifeste et didactique – mais j’ignore tout de l’auteur et de la pièce en question –, d’où son seul et vrai défaut, s’il existe) est précisément de caricaturer le mélodrame et le misérabilisme, ainsi que la générosité imaginaire qui y trouve son content à peu de frais et à bon compte, au sens à la fois moral et bancaire du terme. Cette tendance qui porte à interpréter à rebrousse-poil, à voir du noir quand on montre du blanc et vice versa, a de quoi troubler en ce qu’elle n’est pas seulement occasionnelle ou fréquente, auquel cas il n’y aurait qu’à l’attribuer au simple fait du crétinisme, mais paraît aussi une constante de l’esprit humain interdisant, même au plus lucide des hommes, de jamais porter un regard direct sur l’objet qu’il a en vue et de ne pouvoir ainsi jamais s’en faire ce que Spinoza appellerait une « idée adéquate ». Il n’y a pourtant pas vraiment lieu de se désoler, comme je le faisais par le passé, de cette fatalité qui fait de toute perception une perception plus ou moins fausse et n’autorise le regard que pour autant que celui-ci soit en même 18

temps une manière de détournement du regard. Car l’égarement forcé du commentateur est d’un effet somme toute plus bénéfique que dommageable. Au pire, il attirera mon attention sur une œuvre que je ne connais pas et dont je peux augurer favorablement à partir du bien qui en est dit, même si c’est hors de propos, ou plus sûrement encore du mal, si le ton du commentateur m’avertit immédiatement de la médiocrité de ce dernier. Ou il provoquera en moi une réaction salutaire m’incitant à revenir au contact direct avec l’auteur que je connais et aux raisons qui me le font aimer, – ainsi l’extrême impertinence d’un essai récent sur Marivaux m’a-t-elle amené à relire cet auteur et à y découvrir des richesses que je n’avais pas encore inventoriées. Ou enfin, dans la meilleure des hypothèses, il m’informera du talent ou du génie du commentateur lui-même : si celui-ci ne m’apprend rien sur l’auteur qu’il commente, ou n’en dit à mes yeux que des sottises, il me fera au moins découvrir l’existence d’un autre auteur. 19

Mais je reviens à Althusser et à la sympathie qu’il m’inspirait. Il n’est que temps de préciser que tous les faits – ces fameux « faits » dont Althusser aimait à se recommander et qui donnent leur titre à une première version de ses confessions posthumes, publiée aujourd’hui à la suite de L’avenir dure longtemps – parlaient en défaveur de cette impression de tolérance et de scepticisme qu’il m’avait donnée d’emblée. N’était-il pas membre actif du Parti communiste français, partisan d’une ligne idéologiquement pure et inflexible, celui dont on commençait à murmurer çà et là qu’il était l’homme providentiel attendu depuis toujours : quelqu’un qui allait conférer aux rêveries révolutionnaires les plus ambitieuses, pour ne pas dire les plus extravagantes, l’autorité d’une base théorique et scientifique irréfutable ? Sans doute, – encore qu’il soit possible qu’Althusser ait été ici la première victime de ceux qui allaient composer par la suite la petite équipe des althussériens de choc, comme le suggère Althusser lui-même dans son livre : « C’étaient Pierre Mache20

rey, Etienne Balibar et François Regnault, si je n’oublie personne, qui, en janvier 1963, étaient venus me chercher dans mon bureau pour que je les aide à lire les œuvres de jeunesse de Marx. Ce n’est donc pas moi qui pris l’initiative de parler de Marx à l’Ecole, mais j’y fus conduit par l’invitation de quelques normaliens » 5. Quoi qu’il en soit, je persiste et signe : Althusser me semble toujours aujourd’hui, comme il m’avait semblé jadis, être à peu près le seul philosophe de sa génération qui ait échappé, non seulement à toute forme d’idéologie, mais encore à ce que je me représente un peu confusément comme « idéologie de gauche ». On pensait et disait volontiers d’Althusser qu’il était mi-communiste, mi-curé. Or je demeure persuadé qu’il n’a jamais été ni l’un ni l’autre, ou du moins qu’il n’en a jamais eu ce qu’on appelle, encore une fois un peu confusément, l’état d’esprit ou la psychologie : cette psychologie dont j’ai retrouvé en revanche les stigmates, à des degrés 5. L’avenir dure longtemps, p. 200.

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naturellement variables, chez presque tous les philosophes de ce temps que j’ai eu l’occasion de connaître par leurs œuvres ou de fréquenter personnellement. Althusser résume sa conception du matérialisme en disant et répétant que l’objectif de celui-ci consiste à « ne plus se raconter d’histoires », ajoutant que cette formule constitue la seule « définition » du matérialisme à laquelle il ait « jamais tenu » 6. Il précise aussi, à plusieurs reprises 7, que l’homme qui l’a initié à cet objectif et l’a aidé à maintenir, contre vents et marées, sa propre ligne de cap en direction de ce but n’est pas telle grande figure de la pensée marxiste-léniniste, ou tel camarade communiste, mais bien un professeur d’histoire dont il avait suivi les cours en classe de khâgne au lycée du Parc à Lyon, pendant les dernières années d’avant guerre, et qui était tout sauf un communiste ou un marxiste-léniniste : Joseph Hours, fondateur de l’Aube (avec Georges Bidault) et un des premiers je 6. Op. cit., p. 161. 7. Op. cit., principalement p. 86-87.

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crois à avoir concocté la formation du parti politique MRP qui devait peser d’un certain poids pendant la IVe République et aux tout débuts de la Ve, tout cela après avoir milité aux côtés de Charles Maurras, dont il avait violemment récusé les thèses après les avoir un court temps épousées. Je voudrais commenter brièvement ces deux faits. Sur le premier point, je remarquerai que cette définition du matérialisme par Althusser – « ne plus se raconter d’histoires » – est excellente (elle a toujours en tous cas été également la mienne, ou plutôt ma conception de la philosophie en général) et montre l’ancrage profond d’Althusser dans le scepticisme, comme je l’ai déjà suggéré, ainsi que l’invraisemblance de tout engagement dans une forme d’utopie quelle qu’elle soit. Je remarque aussi que cette définition du matérialisme pourrait aussi bien être celle de la philosophie tout court, ou du moins d’une certaine conception de la philosophie, dès lors qu’on conçoit celle-ci moins comme le lieu où s’élaborent des idées sagaces que comme 23

une vaste entreprise de dissipation des idées folles (mais il va de soi que l’un n’exclut pas nécessairement l’autre : beaucoup de ceux qui ont le plus efficacement contribué au décapage des idées folles, et je pense ici à ce Spinoza dont Althusser se recommande tant lui-même, ont été en même temps des grands inventeurs de concepts). Je dois enfin noter que cette définition du matérialisme, si elle vaut pour un certain nombre de philosophies qui se recommandent ouvertement du matérialisme ou ont pu y être plus ou moins rattachées (Epicure, Machiavel, Hobbes, Spinoza), ne vaut en revanche aucunement pour les expressions les plus notoires du matérialisme moderne, ou réputé tel, dont pourtant Althusser s’est recommandé sans avoir jamais voulu en démordre : Marx et Lénine. Et il n’y a maintenant plus moyen de retarder le moment de laisser éclater la contradiction majeure dans laquelle s’est enferré Althusser, et que tous savent : cherchant à prendre pied sur des pensées solides et indiscutables, telles qu’on ne puisse jamais 24

les soupçonner d’être utopiques ou de « se raconter des histoires », Althusser a malencontreusement porté son choix sur les pensées les plus manifestement sujettes à ce soupçon. En sorte que le plus invraisemblable est devenu vrai : le sceptique avisé est devenu « marxiste-léniniste » et n’a eu de cesse de prétendre se persuader, et nous faire accroire, que le « marxismeléninisme », folle religion d’un temps égaré, constituait la théorie moderne de la désillusion et de la lucidité mentale. Sur le second point, je remarquerai que la personnalité de Joseph Hours (dont j’ai aussi eu la chance de suivre les cours au lycée du Parc de Lyon en 1958 et 1959, en même temps que je suivais ceux de Jean Lacroix, et qui m’a certainement autant impressionné et influencé moi-même qu’il ne l’avait fait, une vingtaine d’années plus tôt, à l’égard d’Althusser) avait assurément tout pour conforter Althusser dans sa bonne tendance – à ne pas s’en laisser conter – et le dissuader de s’abandonner à la tendance contraire et funeste qui l’a finalement emporté et conduit Althusser à 25

avaler par la suite les plus invraisemblables bobards. Il est sans doute fort malaisé de donner, à ceux qui ne l’ont pas entendu en personne, une idée de l’extraordinaire professeur que fut Joseph Hours. Hours possédait un sens prodigieux, quasi miraculeux, presque « voyant » au sens où l’on parle de voyance, de – comment dirai-je ? – de ce qui existe effectivement, concrètement, quotidiennement, en personne et en chair et en os ; bref, de l’histoire telle qu’elle se déroule en réalité, in rebus, des personnages qui l’on faite jour après jour, des motivations et des conditionnements, à la fois psychologiques et sociaux, qui ont inspiré jusqu’au moindre détail de leurs paroles et de leur comportement. Je me suis toujours demandé d’où cet homme – pourtant sujet, comme nous tous, à certaines lacunes et certains aveuglements tenaces – tirait l’infaillibilité de son savoir. Cette infaillibilité se doublait d’une infaillibilité critique, plus impressionnante et précieuse encore. Hours sanctionnait impitoyablement toute complaisance ou griserie de l’esprit ; comme l’observaient jus26

tement certains de mes condisciples à Lyon, il ne laissait jamais rien « passer ». On aurait dit d’une machine programmée pour recracher automatiquement, l’une après l’autre, toutes les illusions qui peuvent venir troubler la cervelle des hommes. Cette théorie ? – Archi-fausse. Cette idée ? – Stupide. Mais enfin, rien que ce petit espoir ? – Strictement imbécile. A part cela, le plus courtois et le plus aimable des hommes, toujours disposé à écouter vos questions et vos suggestions ; mais entre-temps la machine à penser ou plutôt à récuser, qui continuait à fonctionner, avait déjà condamné et dépêché vos rêveries à la trappe, comme dans une scène célèbre d’Ubu roi. Hours comme Ubu était d’une férocité à la fois intraitable et cocasse, à cette différence près que cette férocité s’exerçait non à nos dépens mais pour notre plus grand profit. Beaucoup d’entre ceux qui écoutaient ses cours, hésitant à lui reprocher directement d’oser penser ce qu’il pensait et surtout d’oser le dire tout haut, se contentaient de lui reprocher de trop « se répéter » ; ce à quoi 27

Hours répliquait, comme le Pierrot de Molière dans Don Juan, qu’il disait toujours la même chose parce que c’était toujours la même chose, et que si ce n’était pas toujours la même chose il ne dirait pas toujours la même chose. Et, quelques instants plus tard, il expédiait à la trappe une nouvelle idée ou une nouvelle tête, à la consternation générale de l’auditoire mais aussi au grand plaisir de quelques-uns dont j’étais. L’unique moyen pour Althusser de concilier son vœu de lucidité, que l’enseignement de Joseph Hours avait contribué à attiser sinon à inspirer, avec son engagement politique en faveur du marxismeléninisme, dont une seule parole d’Hours aurait dû suffire à l’écarter pour toujours, fut d’imaginer une doctrine absurde, mélange monstrueux et contre nature de marxisme et d’anti-marxisme, qu’il expose dans ce livre au demeurant fort intelligent et fort clair qu’est son Pour Marx. Althusser y développait ce qu’on a justement décrit comme « marxisme imaginaire », attribuant à Marx des pensées qui ne 28

provenaient pas de Marx, ni de son héritage hégélien qu’Althusser est forcément amené, par la logique si l’on peut dire de son propos, à dénier contre toute évidence, mais bien d’Epicure, de Machiavel, de Spinoza – tous auteurs auxquels Althusser se réfère avec une insistance significative dans son livre posthume. J’y décelerais aussi, pour ma part, l’influence de Nietzsche, si je ne savais, par une confidence d’Althusser lui-même, que ce dernier ne l’avait jamais lu et remettait cette lecture à des jours meilleurs, adoptant à l’égard de Nietzsche ce qui avait été déjà la position de Freud (ce Freud dont Althusser révèle, dans ce qui est peut-être la confidence la plus surprenante de sa confession, qu’il ne l’avait pas lu non plus). Il est vrai que le choix du marxismeléninisme s’explique aussi par le fait qu’Althusser voyait un lien nécessaire entre la méditation philosophique et l’engagement politique. Althusser s’explique là-dessus dans une page qui résume si parfaitement ses contradictions et le fonctionnement 29

bizarre de son cerveau que je prends le parti de la citer tout entière : « Comme tout philosophe, mais en critiquant radicalement cette prétention (je critiquai ainsi l’idée même, dérisoire pour moi, d’un père tout-puissant et prétendant l’être), je me tenais pour responsable de quelque chose qui regardait les idéaux humains et jusqu’à la conduite de l’histoire du monde réel, jusque dans ce qui prétend le conduire à son destin (un destin qui n’existe, Heidegger l’a bien dit, que dans l’illusion de la conscience commune et des politiques), à savoir la politique et les politiques. C’est pourquoi je me suis à diverses reprises aventuré sur le terrain concret de la politique, me prononçant (aventureusement certes) sur le stalinisme, la crise du marxisme, les congrès du Parti et le mode de fonctionnement du Parti (Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste, 1978). Mais quel philosophe, au fond de luimême, le plus souvent ouvertement chez les grands, et surtout s’il ne consent pas à l’avouer, n’a cédé à cette tentation, philosophiquement organique, de garder en vue 30

ce qu’il entend changer, transformer dans le monde ? Heidegger dit lui-même, il est vrai en parlant de la seule phénoménologie (mais pourquoi elle seule ? Mystère), qu’elle vise à changer le monde”. C’est pourquoi j’ai critiqué le fameux mot des Thèses sur Feuerbach”, de Marx : “Il s’agit non plus d’interpréter le monde, mais de le transformer”, montrant contre cette formule que tous les grands philosophes ont voulu intervenir sur le cours de l’histoire du monde, soit pour le transformer, soit pour le faire régresser, soit pour le conserver et le renforcer en sa forme existante contre les menaces d’un changement jugé dangereux. Et sur ce point, en dépit de la célèbre formule aventureuse de Marx, je pense avoir eu raison et le pense toujours » 8. Sans vouloir prétendre, comme le dit Saint-Simon à propos d’une lettre du cardinal de Bouillon adressée au roi Louis XIV, qu’il entre dans cette page « autant de folie que de mots », je voudrais 8. Op. cit., p. 164.

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en signaler seulement ce qui m’en semblent être les trois principales absurdités. La première à sauter aux yeux est évidemment de justifier la prétention à jouer, tout philosophe qu’on soit, un rôle politique, alors qu’Althusser déclare d’autre part et dès les premiers mots qu’il « critique radicalement cette prétention ». Il faudrait ici, me semble-t-il, choisir et se décider. Ou bien l’engagement politique est une fumisterie, et alors le philosophe a toutes raisons de s’en garder. Ou il ne l’est pas, et alors le philosophe peut avoir certaines bonnes raisons de s’y mêler. Mais il ne saurait être à la fois l’un et l’autre, moins encore pouvoir se déduire l’un de l’autre, comme l’insinue Althusser dont le raisonnement en la matière pourrait à peu près s’énoncer ainsi : j’ai perçu que l’engagement politique était une folie et c’est pourquoi justement je m’y suis engagé. La seconde consiste à affirmer que toute philosophie éprouve, comme organiquement, la « tentation » d’entendre « changer » ou « transformer » le monde. Il s’agit là, sans doute, moins d’une absurdité que 32

d’une évidente et énorme contre-vérité. Inutile d’énumérer le nombre des philosophes illustres qui n’ont jamais éprouvé l’ombre d’une telle tentation, parmi lesquels figurent au premier rang la plupart des philosophes dont se recommande Althusser lui-même. Il me suffira d’appeler Descartes à la barre des témoins, qui déclare dans le Discours de la méthode : « C’est pourquoi je ne saurais aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes qui, n’étant appelées, ni par leur naissance ni par leur fortune, au maniement des affaires publiques, ne laissent pas d’y faire toujours, en idée, quelque nouvelle réformation. Et si je pensais qu’il y eût la moindre chose en cet écrit, par laquelle on me pût soupçonner de cette folie, je serais très marri de souffrir qu’il fût publié. Jamais mon dessein ne s’est étendu plus avant que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de bâtir dans un fonds qui est tout à moi. » Mais Althusser rétorque, toujours dans cette même page – et c’est là la troisième et plus profonde des absurdités que j’annon33

çais –, que le philosophe qui se défend de vouloir modifier le monde et le déclare de la façon la plus explicite est justement celui dont on a les plus sûres raisons de penser qu’il a toujours eu secrètement en vue le projet de modifier le monde : « surtout s’il ne consent pas à l’avouer ». Ce « surtout » évoque à mes yeux une réflexion de Mlle Anaïs, telle que la rapporte le narrateur du Confort intellectuel de Marcel Aymé : « Ses préférences allaient, en littérature, à Picasso et, en peinture, à Jean Paulhan qui, n’étant pas peintre, l’était néanmoins et d’autant plus » (c’est moi qui souligne ces derniers mots). Autrement dit : l’engagement politique, évident chez ceux qui y participent, est encore plus évident chez ceux qui n’y participent pas. Car en témoignent tous ceux qui l’avouent, et ne sont au fond que de l’assez petite bière, mais aussi et principalement tous ceux qui s’en défendent et constituent apparemment, aux yeux d’Althusser (qui se souvient peut-être ici, tout en l’interprétant à contresens, d’un passage du Prince où Machiavel déclare que l’allié le plus sûr 34

est celui qui se rallie à vous après avoir été longtemps votre ennemi), le bon et meilleur grain. En sorte que le plus, déjà abondamment prouvé par le plus, se trouve de surcroît et surabondamment prouvé par le moins. On remarquera la parenté de cette aberration mentale avec celle que j’observais à propos de la première bizarrerie d’Althusser dans cette page et qui consiste à prétendre fonder une vérité sur la reconnaissance de la vérité qui lui est exactement contraire : j’ai raison, et j’en tiens pour preuve avérée le fait que j’ai manifestement tort. Ou encore, pour le dire en abrégé : j’ai tort, donc j’ai raison. On pourra aussi noter, dans cette page d’Althusser, cette manie, propre à toute folie, qui consiste à prêter à l’humanité entière ce qui n’est que le fait de sa propre complexion psychologique : tel je suis et pense, tels vous devez tous être et penser. Manie peut-être d’origine grammaticale, comme le suggère Nietzsche avant Wittgenstein, attribuant l’idée de Dieu ou d’essence à un respect trop strict de la déclinaison des verbes : je suis donc tu es, 35

tu es donc Il est, etc. Et de même : j’y crois donc tu y crois, tu y crois donc il croit, il y croit donc nous y croyons tous. Une dernière idée, qui était comme on dit dans l’air du temps, devait s’ajouter à ces folies et achever de semer le trouble dans la raison déjà chancelante d’Althusser : le concept de « scientificité », ou de l’opposition, conçue par Althusser ou suggérée par un de ses disciples, je ne sais, entre ce qui était « scientifique » et ce qui relevait de l’« idéologique ». Ce manichéisme simpliste obtint naturellement les effets qu’obtient tout manichéisme : tout ce qui était ou semblait marxiste devint aussitôt scientifique, tout ce qui ne l’était pas idéologique. Ce verdict fondamental s’autorisait, il va sans dire, des nuances que permet l’emploi du double adjectif : tel penseur illustre et confirmé par l’estime des siècles se voyait seulement taxé d’« idéologue pré-scientifique », alors que son concurrent moderne et manifestement imbécile, pourvu qu’il pensât à gauche, n’était traité que de « scientifique encore un peu idéologue ». Voilà qui avait de quoi 36

égaliser les chances et contenter tout le monde, faisant de tout génie un révolutionnaire en puissance et du premier ahuri venu un révolutionnaire en attente d’idées. Je m’aperçois aujourd’hui, avec le recul du temps, que mes camarades littéraires de l’Ecole normale de la rue d’Ulm, qui abritait aussi d’éminents scientifiques dont certains sont devenus et restés mes amis intimes, étaient déjà les victimes inconscientes de l’idée fantasmatique d’une primauté des sciences sur les lettres et préparaient ainsi, quoique à leur insu, moins la révolution culturelle de mai 1968 que l’arrivée au pouvoir du président Valéry Giscard d’Estaing dont la politique en matière de culture et d’éducation, encore en vigueur aujourd’hui, fut de séparer l’ivraie du bon grain en réservant tout avenir respectable aux scientifiques et n’ouvrant plus les portes des facultés de lettres qu’à ceux dont il était avéré qu’ils ne savaient et ne sauraient jamais ni lire ni écrire. Il est vrai que, chez Althusser et son équipe, le terme de scientifique ne désignait pas ce qu’on a l’habitude de considé37

rer comme scientifique, par exemple les mathématiques ou la physique, mais bien le marxisme-léninisme et la psychanalyse, bizarrement considérés par eux comme seules « sciences exactes », par l’effet d’une aberration mentale dont l’excès même, aujourd’hui où j’écris ces lignes, me semble défier toute analyse et réflexion. Quoi qu’il en soit, beaucoup des disciples d’Althusser, de ces althussériens mineurs au sens où l’on parle de « socratiques mineurs », brodèrent et brodent encore aujourd’hui sur ce thème absurde de l’identité de la science et de la projection de leurs propres fantasmes. Il me déplaîrait de citer quiconque, et je préfère me contenter du commentaire général qu’en offre Rabelais, dans un passage du Quart livre qui décrit la personne et la descendance d’Antiphysie, la Contre-Nature, et qui me paraît s’appliquer assez bien à la personne d’Althusser et à celle de ses disciples : « Ainsi tirait tous les fous et insensés en sa sentence et était en admiration à tous gens écervelés et dégarnis de bon jugement et sens commun. Depuis elle 38

engendra les Matagots, Cagots et Papelars, les Maniacles Pistolets, les Démoniacles Calvins, imposteurs de Genève, les enragés Putherbes, Briffaulx, Cafards, Chattemites, Cannibales et autres monstres difformes et contrefaits en dépit de Nature » 9. J’ajouterai cependant un seul mot concernant la curieuse personnalité de cet agité confusionnel qui s’était persuadé que la Révolution ne deviendrait possible que le jour où les ouvriers français auraient lu et compris les Ecrits de Lacan, et s’employait activement à hâter et favoriser cette lecture. Ce cas, dont on pouvait d’ores et déjà mesurer la gravité, n’a d’ailleurs fait, me semble-t-il, que s’aggraver par la suite. Dans un ouvrage récent, qui date de 1988, notre auteur ajoute en effet que la compréhension véritable de l’histoire, qui suppose la connaissance de Marx et de Lacan, demande aussi une connaissance approfondie des mathématiques modernes, de Heidegger et de nombreux autres auteurs dont Hölderlin et Mallarmé. Du sérieux 9. Le Quart livre, ch. XXXII.

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boulot supplémentaire en perspective pour nos ouvriers. Une dernière remarque, avant de conclure. Althusser dit dans son livre qu’il « sonde », qu’il flaire et devine à partir de ses « ouï-dire », et qu’il se passe ainsi le plus souvent de prendre connaissance directe des textes et des auteurs qu’il commente. Cela explique sans doute le fait qu’il se laisse parfois éblouir par ses informateurs qui lui font souvent louer ou dénigrer des auteurs dont il parlerait sur un autre ton s’il avait pris la peine ou trouvé le temps, entre deux crises dépressives, de parcourir les ouvrages. Mais ce n’est pas en soi un signe de négligence, et encore moins d’inintelligence : le meilleur lecteur en qualité étant parfois un assez médiocre lecteur en quantité (il n’est que de songer à Nietzsche qui déclare, dans un passage d’Ecce Homo, que tout son génie est dans ses narines). Lacan, que j’ai toujours soupçonné d’être à la fois génialement intuitif et à peu près inculte, faisait de même : il lui fallait toujours l’intermédiaire d’un patient ou d’un auditeur, plus in40

formé que lui en l’occurrence, pour lui faire connaître les références littéraires ou philosophiques propres à étayer certain propos tenu par hasard un jour de verve. Ce qui permettait à Lacan, la semaine suivante, d’interpeller sévèrement son public : « Personne n’a donc remarqué que mon séminaire de la semaine dernière n’était qu’un commentaire de l’Amphitryon de Plaute ? Il y a vraiment des jours où je me demande ce que vous faites ici ! » Et chacun de baisser la tête, avant de passer des nuits blanches à potasser ce Plaute dont Lacan n’avait jamais lu ni ne lirait jamais une seule pièce. Althusser raconte les circonstances qui l’avaient incité à héberger un temps Lacan, pour y prononcer son séminaire, dans la salle de conférences de l’Ecole normale supérieure : « Comme je le voyais fort embarrassé depuis la menace de son exclusion de la clinique de Sainte-Anne, je lui offris l’hospitalité de l’Ecole. Et c’est de ce jour que, durant des années, le mercredi à midi, la rue d’Ulm fut encombrée de riches voitures anglaises empiétant sur tous les 41

trottoirs, au grand scandale des habitants du quartier. Je n’assistai jamais à un séminaire de Lacan. Il parlait devant une salle comble emplie de fumée, ce qui devait provoquer sa perte plus tard, car la fumée envahissait des rayons précieux de la bibliothèque juste au-dessus et Lacan ne put jamais, malgré les sévères avertissements de Robert Flacelière, obtenir que ses auditeurs s’abstinssent de fumer. Un jour, excédé par cette fumée, Flacelière lui signifia son congé » 10. Moi-même n’assistai jamais non plus à ce séminaire, quoique pensionnaire de l’Ecole pendant les années au cours desquelles Lacan y dispensa son enseignement. Mais je me rappelle à ce propos une anecdote assez drôle que je rapporterai pour conclure ces remarques, car elle me semble parfaitement illustrer l’atmosphère de folie qui régnait alors à l’Ecole, tant autour de la personne de Louis Althusser que de celle de Jacques Lacan. Il me faut d’abord préciser la raison, purement matérielle, de mon propre 10. Op. cit., p. 178. Robert Flacelière était alors directeur de l’Ecole.

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absentéisme. Lacan avait choisi, sans doute par nécessité pratique, l’heure du déjeuner pour prononcer son séminaire. J’étais donc écartelé chaque mercredi, d’une part entre les exigences d’un appétit féroce qui m’invitait à me rendre à la cantine de l’Ecole ou, si j’étais en fonds, à un petit restaurant proche de l’Ecole, d’autre part entre la nécessité morale de profiter de ma présence en ces lieux pour aller écouter, ne fût-ce qu’une fois, la parole du mage. Ce fut toujours l’appétit qui l’emporta, hormis un seul jour où l’intérêt de l’esprit trouva le moyen de s’imposer aux intérêts de mon estomac. Je me présentai donc, un certain mercredi et à l’heure dite, dans la salle de conférences de l’Ecole que je fus surpris de trouver, non pas comble comme je me l’imaginais, mais seulement à moitié pleine. Il y avait aussi quelque chose de bizarre dans le comportement de l’auditoire. Chacun était tranquillement occupé à lire son journal, à consulter ses notes, à essayer de résoudre un problème d’échecs ou de mots croisés. On avait l’impression que tout le monde s’attendait à quelque chose, mais 43

semblait en même temps résigné à ne s’attendre à rien. De fait, Lacan n’apparaissait toujours pas, et le temps passait. Je pris le parti de m’informer et de demander à une voisine, occupée à tricoter un maillot, si c’étaient bien là le lieu et l’heure où devait parler Lacan. Cette dame se retourna vers moi et me répliqua sèchement : « Comment ? Vous ne savez donc pas que Lacan ne viendra pas aujourd’hui ? Il est à l’étranger pour une quinzaine de jours. » Cette réponse extravagante m’éclaira, plus qu’elle ne me suffoquait, sur la nature des cours de Lacan et sur les dispositions d’esprit de ceux qui les écoutaient. Il se trouvait donc ici, autour de moi, une centaine de gens dont la soumission à l’égard de Lacan était telle qu’ils auraient cru gravement déroger en manquant une seule séance du maître, même s’il était connu et avéré que celui-ci en serait absent. C’est ainsi que j’apppris davantage, par ma présence momentanée à un cours de Lacan où Lacan ne parlait pas, que tout ce qu’aurait pu m’apprendre Lacan en parlant : comprenant d’un seul coup, et le 44

caractère histrionesque du séminaire de Lacan, et surtout le degré d’égarement auquel peut parvenir, lorsqu’il est convenablement entretenu, le besoin de soumission intellectuelle.

CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D’IMPRIMER LE PREMIER JUIN MIL NEUF CENT QUATREVINGT-DOUZE DANS LES ATELIERS DE NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S. À LONRAI (61250) (FRANCE) o N D’ÉDITEUR : 2737 o N D’IMPRIMEUR : I2-1087

Dépôt légal : juin 1992