Althusser et nous
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Aliocha Wald Lasowski

Althusser et nous Vingt conversations avec Alain Badiou Étienne Balibar Olivier Bloch Régis Debray Yves Duroux Maurice Godelier Dominique Lecourt Jean-Pierre Lefebvre Bernard-Henri Lévy Pierre Macherey Jacques-Alain Miller Jean-Claude Milner Antonio Negri Jacques Rancière François Regnault Philippe Sollers Emmanuel Terray André Tosel André Tubeuf Yves Vargas

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Du même auteur Pensées pour le nouveau siècle, Paris, Fayard, 2008 ; Paris, Pocket, 2016 Édouard Glissant. Penseur des archipels, Paris, Pocket, 2015 Raymond Aron. L’autre libéralisme (dir. avec Alexis Lacroix), Marianne, n° 945, 2015 Stefan Zweig. Un cœur désormais parfaitement universel (dir.), Le Magazine littéraire, n° 531, 2013 L’Apocalypse. Les écrivains et la fin du monde (dir.), Le Magazine littéraire, hors-série, 2012 Commentaire des Faux-monnayeurs d’André Gide (avec Joël July), Neuilly, Atlande, 2012 Les Larmes musicales, Bordeaux, William Blake & Co, 2012 Philippe Sollers. L’art du sublime, Paris, Pocket, 2012 Jean-Paul Sartre. Une introduction, Paris, Pocket, 2011 Rythmes de l’homme, rythmes du monde. Séminaire de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (2006-2008) (dir. avec Christian Doumet), Paris, Hermann, 2010 Barthes refait signe (dir.), Le Magazine littéraire, n° 482, 2009 Jacques Rancière. Politique de l’esthétique (dir. avec Jérôme Game), Paris, Archives contemporaines, 2009 Signé Lyotard (dir. avec Robert Harvey), Europe, n° 949, 2008 Commentaire de L’Enfance d’un chef de Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, 2007

isbn 978-2-13-073640-0 Dépôt légal — 1re édition : 2016, mai © Presses Universitaires de France, 2016 6, avenue Reille, 75014 Paris

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À mes amis François Laurent, Benoît Heilbrunn et Natalie Beunat

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Sommaire

Avant-propos. Althusser, à nouveau

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Le lien singulier entre philosophie et stratégie politique. Conversation avec Alain Badiou Le climat d’une nouvelle « saison » révolutionnaire. Conversation avec Étienne Balibar Face à Épicure et à la tradition matérialiste. Conversation avec Olivier Bloch Un personnage de roman noir. Conversation avec Régis Debray Le passage des temps. Conversation avec Yves Duroux Le structuralisme est-il définitivement mort ainsi que le marxisme ? Conversation avec Maurice Godelier Des penseurs des Lumières à la science contemporaine. Conversation avec Dominique Lecourt Une manière de bouleverser la façon de parler de Marx. Conversation avec Jean-Pierre Lefebvre

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La folie ou l’astre noir qui plane. Conversation avec Bernard-Henri Lévy Pour Spinoza. Conversation avec Pierre Macherey Une scène du Rideau déchiré d’Hitchcock. Conversation avec Jacques-Alain Miller L’antihumanisme théorique absolu. Conversation avec Jean-Claude Milner Une ouverture vers le deleuzisme. Conversation avec Antonio Negri L’arme théorique d’un recommencement du marxisme. Conversation avec Jacques Rancière Le tournant linguistique, langagier et logicisant. Conversation avec François Regnault Ses démons. Conversation avec Philippe Sollers Le marxisme comme pensée du risque et du pari. Conversation avec Emmanuel Terray La pensée italienne, de Machiavel à Gramsci. Conversation avec André Tosel À sa fenêtre, en 1950. Conversation avec André Tubeuf Lire Rousseau. Conversation avec Yves Vargas Biobibliographie

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Avant-propos Althusser, à nouveau

À la fois philosophe et penseur du politique, intellectuel marxiste et militant communiste, pédagogue hors pair, directeur de collection, Louis Althusser renouvelle et approfondit, de manière originale et novatrice, la théorie politique et la philosophie de l’histoire, de Machiavel à Marx. Pendant plus de trois décennies, il forme avec enthousiasme de brillants philosophes, marqués par l’intensité de ses livres et de ses articles, de ses cours et de ses travaux, dont l’écho et le retentissement sont internationaux. Grâce à sa méthode expérimentale, il met à jour une nouvelle cartographie des positions philosophiques, et, face au courant dominant de la pensée, il fait surgir une contre-histoire des idées et des textes, il dévoile une lutte souterraine des tendances et des structures. Svelte, d’une grande force physique, l’homme est féru de tennis, de cyclisme et de football. Discret et 11

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mystérieux, visage mélancolique et cigarette aux lèvres, il alterne entre humour vif et écoute attentive, glisse un sourire à ses élèves de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, où, agrégé répétiteur et secrétaire de la section des Lettres, il enseigne de 1948 à 1980. Michel Foucault, élève à l’École normale supérieure de 1946 à 1951, reçoit l’enseignement d’Althusser, avant d’y être répétiteur de psychologie (1951-1952) et assistant de philosophie (1953-1954). Proche d’Althusser, à ses côtés, Foucault lit et étudie La Phénoménologie de l’esprit de Hegel. En 1966, il salue « Althusser et ses compagnons courageux » (La Quinzaine littéraire) et, un an plus tard, revient sur « la très remarquable critique et analyse de la notion d’histoire développée par Althusser au début de Lire Le Capital » avant de conclure : « Ouvrez les livres d’Althusser » (Les Lettres françaises). Jacques Derrida partage avec Althusser les mêmes souvenirs d’enfance de l’Algérie, l’attachement à la terre natale : Althusser est né à Birmandreis, sur les hauteurs de la banlieue d’Alger, le 16 octobre 1918 ; Derrida a vu le jour à El Biar, près d’Alger, le 15 juillet 1930. Élève d’Althusser de 1952 à 1957 puis son collègue de 1963 à 1984, Derrida évoque en 1990 la personnalité irremplaçable de son ami : « Althusser a traversé tant de vies, les nôtres d’abord, tant d’aventures personnelles, historiques, philosophiques, politiques, il a marqué, infléchi, influencé tant de discours, d’actions, d’existences, par la force rayonnante et provocante de sa pensée, de ses manières d’être, de parler, d’enseigner, 12

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que les témoignages les plus divers et les plus contradictoires ne sauront jamais en épuiser la source » (texte lu au moment de la disparition d’Althusser et repris dans Chaque fois unique. La fin du monde). Jacques Derrida évoque à nouveau, dans Spectres de Marx en 1993, l’une « des réinterprétations les plus vigilantes et les plus modernes du marxisme autour d’Althusser ». Gilles Deleuze et Althusser passent l’agrégation de philosophie la même année, en 1948. Althusser est reçu deuxième, Deleuze huitième. Ils sont amis, partagent le même intérêt pour la pensée de Hegel, comme le montre le compte-rendu que Deleuze consacre en 1954 à Logique et existence de Jean Hyppolite, l’essai sur la logique hégélienne de son ancien professeur de khâgne. Ils étudient Rousseau : Althusser l’enseigne en 1956, 1966 et 1972, Deleuze lui consacre ses cours en Sorbonne de 1959-1960. Spinoza les rapproche : de même que Deleuze opère une relecture profonde de la pensée de l’intensité et du désir chez Spinoza, Althusser analyse l’audace théorique et les positions stratégiques du philosophe hollandais. « Spinoza fut le premier à proposer à la fois une théorie de l’histoire et une philosophie de l’opacité de l’immédiat », précise-t-il (Lire Le Capital). Pour libérer l’esprit des illusions (transcendance, subjectivité, superstition), il voit aussi en Spinoza le premier penseur de la notion de discipline, au sens que lui donne plus tard Michel Foucault. « Nous avons été spinozistes », rappelle Althusser (Éléments d’autocritique), avant de préciser, plus tard, la puissance du corps chez 13

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Spinoza, comme élan, action et ouverture au monde : « Je devais y retrouver comme l’anticipation étonnante de la libido freudienne » (L’avenir dure longtemps). En 1964, Althusser invite Gilles Deleuze à enseigner à l’École normale supérieure. Même s’il ne peut pas y venir dans l’immédiat, Deleuze répond avec enthousiasme à l’invitation de son ami : « Je suis touché que toi et des élèves de l’École aient souhaité m’avoir, disle-leur. Crois à toute mon amitié » (lettre de Deleuze à Althusser, 29 octobre 1964). Dans une lettre d’automne 1966 au philosophe François Châtelet, Deleuze salue « l’Althusser’s Band » et précise, deux ans plus tard, dans Différence et répétition : « Althusser et ses collaborateurs ont profondément raison de montrer dans Le Capital la présence d’une véritable structure […] incarnant ses variétés dans des sociétés diverses et rendant compte de la simultanéité de toutes les relations. » Dans « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? » (1972), Deleuze, admiratif, expose la découverte par Althusser des mécanismes singuliers, différentiels et affirmatifs chez Marx, avant de conclure : « Toute structure est une multiplicité. » Roland Barthes – qui n’a pas été son élève – rencontre Althusser, de trois ans son cadet, pour la première fois le 5 octobre 1962. Les deux hommes se lient d’amitié, se revoient à plusieurs reprises, en compagnie de Michel Foucault. En 1971, Roland Barthes confie dans un entretien pour la revue Signs of the Times : « Je pense qu’à vrai dire le seul modèle acceptable de 14

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la science est celui de la science marxiste tel qu’il a été mis à jour par les études d’Althusser sur Marx. »

Lire, relire, penser Louis Althusser Référence capitale pour plusieurs générations d’intellectuels, Althusser, célèbre caïman en philosophie, renouvelle la pensée politique et philosophique des années 1950 aux années 1970, affirmant sa fidélité au marxisme par-dessus les appareils politiques. Lecteur de Machiavel (Solitude de Machiavel ou Machiavel et nous), de Montesquieu (Montesquieu. La politique et l’histoire), de Rousseau (il lui consacre plusieurs cours, prononcés en 1956, en 1966 et en 1972), Althusser est aussi admiratif de Spinoza : « La philosophie de Spinoza introduit une révolution théorique sans précédent dans l’histoire de la philosophie, et sans doute la plus grande révélation philosophique de tous les temps », écrit-il dans « L’objet du Capital », au deuxième tome de Lire Le Capital. Althusser libère la pensée de Marx de l’humanisme, de l’hégélianisme et de la phénoménologie qui pèsent sur elle. Il renouvelle le structuralisme (s’attacher à l’historicité des conditions sociales), l’épistémologie (approfondir les études de la science entreprises par Bachelard, Cavaillès et Canguilhem) et la théorie marxiste (revenir au texte de Marx et développer la réflexion politique). En réintroduisant la logique du procès dans l’histoire, Althusser enrichit le dialogue avec la méthodologie 15

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structurale de l’anthropologie, liée aux travaux de Claude Lévi-Strauss. En découvrant dans la psychanalyse une anti-psychologie, qui évacue l’illusion d’un sujet centré et accordé à soi, Althusser engage le débat avec Jacques Lacan sur les thèmes du sujet clivé (barré) et de l’aliénation dans la relation spéculaire. Grâce à l’intervention d’Althusser, Jacques Lacan reprend ses conférences en janvier 1964, après avoir été radié de la Société française de psychanalyse. À l’École normale supérieure, Althusser organise ses séminaires sur « Le jeune Marx » (1961-1962), « Les origines du structuralisme » (1962-1963), « Lacan et la psychanalyse » (1963-1964). Le séminaire d’une dizaine de séances, qu’il dirige entre fin janvier et début avril 1965, s’impose comme un moment essentiel dans l’histoire du structuralisme. Traduit dans le monde entier, manifeste de l’avantgarde intellectuelle annonciateur des événements de mai 1968, Lire Le Capital réunit, autour d’Althusser, de jeunes chercheurs, dont l’objectif est la mobilisation des idées de Marx dans les sciences humaines et sociales (l’épistémologie, l’économie, l’anthropologie, l’histoire, la sociologie, la psychanalyse), mais aussi dans l’art et la littérature, comme le théâtre de Brecht, inséparable d’une réflexion sur les concepts de la psychanalyse freudienne. Pour Marx d’Althusser sollicite une série d’instruments conceptuels, déploie et interroge la scientificité, l’historicité et l’objectivité, met l’accent sur les fonctions culturelles et sociales de l’imaginaire. Publié en 1965 16

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en ouverture de la collection « Théorie » que fonde Althusser aux Éditions Maspero, le livre rassemble huit articles parus en revue entre décembre 1960 et mars 1965, et s’inscrit dans le débat historique, philosophique et politique, sur les interprétations de la théorie de Marx depuis la fin du xixe siècle. Les uns, comme dans l’Essai sur le développement de conception moniste de l’histoire (1895) de Plekhanov, les Essais sur la conception matérialiste de l’histoire (1899) de Labriola et Matérialisme et empiriocriticisme (1908) de Lénine, insistent sur le matérialisme comme grandeur philosophique de Marx ; pour d’autres, la puissance conceptuelle de Marx tient dans sa capacité à libérer le champ de l’action, comme le soutiennent Lukács (Histoire et conscience de classe en 1922), Gramsci (Cahiers de prison de 1927 à 1937) et Sartre (Critique de la raison dialectique en 1960). Pour d’autres encore, la lecture de Marx est davantage épistémologique, comme pour Della Volpe (La Logique comme science historique en 1969). De son côté, par la relecture serrée, rigoureuse et précise des thèses de Marx, Althusser effectue un travail de refonte théorique, élabore une profonde avancée théorique. En écho à la « rupture épistémologique » (Bachelard), Althusser introduit la catégorie de « coupure épistémologique » dans les années 1960 (Pour Marx) et y revient à plusieurs reprises dans les années 1970 (Réponse à John Lewis, Éléments d’autocritique). Catégorie centrale des premiers essais d’Althusser, la césure de 1845 divise la pensée de Marx en deux 17

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grandes périodes, du jeune Marx au Marx de la maturité, et marque le lieu d’émergence d’une science et d’une théorie, en rupture avec la pensée humaniste. Mais, précise Althusser, la coupure ne sépare pas, en les opposant, la science et la non-science, elle est surtout l’indice d’une transformation continue, procès et transfert complexe d’une problématique à l’autre. La productivité théorique d’Althusser lui permet de renouveler les notions de mode de production et de formation économique et sociale. À nouveau, le travail d’Althusser se base sur une critique de Hegel : au concept hégélien de « totalité », où chaque élément du tout n’est que la présence du concept à soi-même dans un moment historique déterminé, Althusser oppose une « totalité sociale » marxiste, avec des niveaux distincts et relativement autonomes qui coexistent au sein d’une structure complexe. À la causalité linéaire, il substitue une causalité structurale, marquée par l’immanence de ses effets et un type de détermination propre. Dans le sillage d’Althusser, cette avancée philosophique engage débats et discussions en économie, en sociologie et en anthropologie. Dans les années 1970, Althusser poursuit son investigation conceptuelle, comme l’illustre son analyse des appareils idéologiques d’État, dans Positions en 1976. Inséparables de l’État, explique Althusser, les appareils idéologiques sont le lieu de modalités diverses (religieuses, culturelles, sociales, juridiques, professionnelles ou familiales), incarnation de l’idéologie sous des formes historiques concrètes. 18

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Enfin, les années 1980 constituent une nouvelle période de sa pensée, consacrée en partie au matérialisme de la rencontre, de la contingence et de l’aléatoire. Les derniers travaux et écrits combinent une réflexion sur l’événement imprévisible en vue d’une pratique émancipatrice, et permettent à Althusser de tracer les lignes d’une analyse de la mondialisation, comme le montre le texte préparatoire de 1985, « L’unique tradition matérialiste ».

Le philosophe et ses peintres Proche des artistes et du monde des beaux-arts, Althusser se passionne pour la peinture. Ami de Lucio Fanti, Althusser possède certaines de ses toiles, accrochées chez lui. Sensible à l’activité plastique et esthétique du peintre, né à Bologne en 1945 puis installé à Paris, Althusser découvre sa première série, réalisée à partir de clichés photographiques russes, dénonçant la dérive du régime communiste. Comme le remarque Althusser, « Lucio Fanti joue avec les clichés, non pour s’en jouer, mais pour les faire voir à nu. Il n’y a que les rois nus qui règnent ». Dans l’œuvre de Fanti, Althusser décèle l’image spectrale de Maïakovski, une sorte de double poétique du peintre. Devant la peinture de Leonardo Cremonini, Althusser médite un monde de corps éviscérés, que l’on peut à peine distinguer des pierres. Pour Althusser, la peinture de Cremonini est dépourvue d’humanisme figuratif. C’est une peinture de l’abstraction, d’un monde 19

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en décomposition, fait de squelettes éclatés sur le sol. Attentif à la création de l’artiste italien, né à Bologne comme Fanti, Althusser explore à travers elle des miroirs sans fin, où s’inscrit une mémoire picturale sans centre et sans origine. L’art de Cremonini constitue à ses yeux un déplacement des frontières de la toile. Le vertige d’une beauté picturale, qui bouleverse formes et couleurs, marque chez Althusser sa découverte de l’œuvre du peintre cubain Wifredo Lam. Une lettre de l’artiste au philosophe, datée du 18 août 1977, est à l’origine de la rencontre. À la fois heurté et intrigué par le dépouillement tétanisant des visages en masques ovales ou par les angles et les lignes du tableau qui sont, pour lui, autant d’étraves échouées, qui fendent l’espace, Althusser s’éprouve en grande proximité. Admiratif, il écrit : « Le premier tableau que je vis de Lam, c’était comme si je le connaissais depuis toujours. Je l’ignorais : mais il faisait déjà partie de moi. » Le langage visuel de l’artiste – né à Sagua-la-Grande à Cuba en 1902, d’un père chinois venu de Canton et d’une mère de double ascendance, africaine et espagnole, mêlant dans ses œuvres les influences bambara, dogon, sénoufo et mende – devient pour Althusser le plus familier des mondes : « Je le découvre : je connais Lam depuis toujours. »

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Penseur pour le temps présent De manière générale, l’œuvre et la pensée d’Althusser combattent les pétrifications du dogmatisme, et mettent au cœur du projet philosophique une réflexion sur l’expérience de penser : la capacité d’inventer, de déplacer, de renouveler et de bouleverser les idées reçues. L’insistance d’Althusser sur la rupture dynamique que peuvent représenter la mise en jeu et la mise en œuvre du geste théorique dans le marxisme met en garde, aujourd’hui, contre les illusions de la subjectivité et de l’idéalisme, contre les errements et les idéologies de toutes sortes. La dichotomie radicale entre le scientifique (causal et autonome) et l’idéologique (imaginaire et illusoire) trouve toute sa place dans le débat actuel et contemporain. Mettant en chantier une philosophie du déséquilibre, basée sur le principe de la contradiction multiple, Althusser ouvre une crise dans la pensée. Comme le dit François Châtelet, « Althusser énonce d’une manière claire un problème qui n’avait jamais été formulé » (exposé fait aux Décades du centre culturel international de Cerisy-la-Salle, pendant l’été 1967). En France, depuis plusieurs années, des inédits d’Althusser sont publiés, des rééditions voient le jour, des revues comme Lignes, La Pensée, Actuel Marx, Groupe de recherches matérialistes, Dissidences ou Période consacrent leur numéro ou leur dossier à Althusser, accompagnant et stimulant la recherche universitaire qui lui est consacrée. 21

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Dans le cadre de cette effervescence, de nombreux colloques sur Althusser sont organisés en France, comme « Politique et philosophie dans l’œuvre de Louis Althusser » (29 et 30 mars 1991 à l’université Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis), sous la direction de Sylvain Lazarus ; les journées « Althusser philosophe » (19 mars et 2 avril 1995 à la Sorbonne), organisées par Pierre Raymond ; le colloque « Lire Althusser aujourd’hui » (16 et 17 octobre 1995 à l’ENS de la rue d’Ulm), par François Matheron et Yann Moulier-Boutang avec l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (Imec) ; l’atelier 11 « Autour de Louis Althusser » de la section Philosophie du congrès Marx International III (28 septembre 2001 à l’université Paris-Ouest-Nanterre), sous la responsabilité de G.-M. Goshgarian ; la journée d’étude « Le Pour Marx d’Althusser dans le moment politique des années 1960 » (en mai 2008 au Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine – CIEPFC), par Guillaume Sibertin-Blanc ; la journée d’étude « Autour d’Althusser » (le 11 décembre 2010 au lycée Chaptal, en collaboration avec le Collège international de philosophie et l’ENS de Lyon), par Annie Ibrahim ; le colloque « Pour Althusser » (27 et 28 mai 2013 à l’université Paul-Valéry-MontpellierIII), par Luc Vincenti ; le colloque « Louis Althusser » (19 et 20 mars 2015 de la fondation Gabriel-Péri à l’espace Oscar-Niemeyer), par le Groupe d’études du matérialisme rationnel ; et, enfin, le colloque « Althusser 1965 : la découverte du continent histoire » (5 et 22

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6 juin 2015 à l’ENS de la rue d’Ulm), organisé par Antony Burlaud, Julia Christ, Guillaume Fondu et Florian Nicodème. Aujourd’hui, partout dans le monde, Althusser est lu, traduit et commenté. Ses idées jouent aussi un rôle politique. Avant de devenir en 1986 le leader de l’Armée zapatiste de libération nationale, sous le nom de souscommandant Marcos, Rafael Guillén, fils d’immigré espagnol, est un brillant étudiant, récompensé par le président mexicain José López Portillo. Ancien professeur de philosophie à l’université, le sous-commandant Marcos consacre une partie de sa thèse de doctorat, « Filosofia y educación : prácticas discursivas y prácticas ideológicas » (« Philosophie et éducation : pratiques discursives et idéologiques ») à l’œuvre et à la pensée d’Althusser. En 1980, il termine sa thèse à l’université nationale autonome du Mexique (fondée en 1531, plus d’un siècle avant Harvard, cette université de Mexico est la plus ancienne du continent américain). Plus récemment, au moment de la victoire de Syriza, coalition de la gauche radicale, et de la formation de son premier gouvernement le 27 janvier 2015 à Athènes, Aléxis Tsípras confie le ministère qui regroupe la Culture, l’Éducation et les Affaires religieuses au philosophe Aristide Baltas, figure de la gauche grecque, président de l’institut Nikos-Poulantzas et introducteur d’Althusser en Grèce par son livre On the Epistemology of Louis Althusser (1994). 23

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Pour mesurer l’actualité du rayonnement d’Althusser, on peut aussi rappeler qu’en Chine, en décembre 2014, à la Middle School du district pékinois de Haidian, le Comité du prix Fu-Lei et l’ambassade de France à Pékin récompensent la traduction de L’avenir dure longtemps d’Althusser par Cai Hongbin, honorée dans la catégorie « Essai ». Au Japon, une monographie consacrée à Althusser vient de paraître, Aru renketsu-no tetsugaku (Une philosophie de la conjonction) sous la plume de Yoshihiko Ichida de l’université de Kobé, tandis qu’à Kyoto, Kenta Ohji travaille sur Rousseau et Althusser. Dans la recherche anglo-saxonne, il faut citer, par exemple, la récente réédition d’Althusser. The Detour of Theory de Gregory Elliott, le collectif The Althusserian Legacy par Elizabeth Ann Kaplan et Michael Sprinker chez Verso et la publication par Luke Ferretter de Louis Althusser dans la série « Critical thinkers » chez Routledge, Encountering Althusser, en 2013, aux Éditions Bloomsbury Academic, Thinking the Political in the Wake of Althusser de Caroline Williams et aussi Althusser and his Contemporaries. Philosophy’s perpetual War de Warren Montag, qui, à l’université de Los Angeles, anime la revue Decalages. An Althusser Studies Journal. En Argentine, Emilio de Ipola (université de Buenos Aires) publie Althusser. El infinito adiós ; en Italie, Cristian Lo Iacono (université de Turin) écrit Althusser in Italia. Saggio bibliografico, Maria Turchetto (université de Venise) préside l’Associazione Louis-Althusser et 24

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Vittorio Morfino (université de Milan) anime la collection « Althusseriana » aux Éditions Mimesis et publie en 2014 en espagnol El Materialismo de Althusser. Pour finir ce panorama non exhaustif, citons aussi Për Althusserin d’Agon Hamza (Kosovo), Communism and Philosophy. The Theoretical Adventure of Louis Althusser de Panagiotis Sotiris (Grèce), Althusser & Law de Laurent de Sutter (Belgique), Crise du marxisme et critique de l’État. Le dernier combat d’Althusser d’Andrea Cavazzini (Belgique) ; Politics and Philosophy. Nicolò Machiavelli and Louis Althusser’s Aleatory Materialism de Mikko Lahtinen (Finlande). En Allemagne, ce sont les travaux de Frieder Otto Wolf, principal traducteur d’Althusser, et auteur notamment de Reproduktion und Ideologie bei Louis Althusser. Eine aktualisierende Annäherung. C’est dans ce contexte, dans l’urgence des enjeux du présent, dans la mobilisation de ses idées à travers le monde, qu’Althusser est redécouvert aujourd’hui.

Double hommage Il faut rendre ici hommage à l’éditeur, libraire et romancier François Maspero, mort à l’âge de quatrevingt-trois ans, le 11 avril 2015. Dans son premier roman, Le Sourire du chat (1984), comme dans ses mémoires, Les Abeilles et la Guêpe (2002), François Maspero évoque souvent les figures familiales : Gaston Maspero, son grand-père, égyptologue ; Henri Maspero, son père, sinologue, professeur au Collège de 25

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France, déporté le 15 août 1944 à Buchenwald, où il meurt en 1945 ; Jean, son frère aîné, tué à dix-neuf ans en septembre 1944 dans les combats de la Résistance. Seule sa mère, déportée à Ravensbrück, échappera à la mort. C’est par son frère Jean que François Maspero reçoit son surnom, « le chat ». « Ce mot “fraternel”, je m’y accroche désespérément », écrit un jour François Maspero. Sa librairie « La Joie de lire » ouvre en 1955 dans le Quartier latin, rue Saint-Séverin. Lieu intellectuel d’amitié et de combat, jusqu’à sa fermeture, en 1975. En créant les Éditions Maspero en 1959, pendant la guerre d’Algérie, l’éditeur lance plusieurs collections, dont « Théorie », que dirige Althusser, qui compte une quarantaine d’ouvrages, publiés entre 1965 et 1981. Les trois premiers volumes sont Pour Marx, Lire Le Capital I et Lire Le Capital II. La collection « Théorie » déploie plusieurs séries : « Analyses », « Cours de philosophie pour scientifiques » ou « Textes », qui s’ouvre par la traduction de L’Essence du christianisme de Ludwig Feuerbach. En mai 1982, à l’âge de cinquante ans, François Maspero quitte son métier d’éditeur et devient écrivain. D’un point de vue personnel, je dois évoquer ici la mémoire de mon professeur Pierre Raymond qui, le premier, me fait lire et travailler les textes d’Althusser. J’ai alors dix-huit ans. C’est à Paris, à la rentrée de septembre 1995, quelques semaines avant les grèves et les mouvements de mobilisation en France. Après une hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand, j’entre en 26

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Avant-propos

khâgne au lycée Fénelon pour deux années préparatoires au concours de l’École normale supérieure (1995-1996 et 1996-1997). Parmi mes camarades de khâgne, Sophie de Closets (directrice des Éditions Fayard), Laurence Debray (historienne et biographe de Juan Carlos d’Espagne) ou encore Justine Malle (cinéaste et réalisatrice, dont le premier long-métrage s’appelle Jeunesse). En cours de philosophie, Pierre Raymond, qui les éblouit par sa culture et son savoir scientifique, fait découvrir aux khâgneux l’œuvre et la pensée d’Althusser, dont il est l’ancien élève et l’ami. Leur rencontre remonte à 1962. Pierre Raymond, auteur d’une œuvre théorique (Le Passage au matérialisme, La Résistible fatalité de l’histoire, Dissiper la terreur et les ténèbres, L’Histoire et les Sciences, De la combinatoire aux probabilités et Matérialisme dialectique et logique), a aussi dirigé la collection « Algorithme », qu’Althusser lui confie aux Éditions Maspero. L’annonce, par son compagnon Xavier Renou, de la disparition de Pierre Raymond, le 31 juillet 2014, à l’âge de soixante et onze ans, fait aussitôt remonter en moi le souvenir d’une soirée à l’Atrium musical Magne, rue Charlot à Paris, le vendredi 26 mai 2000. Amis, anciens élèves et collègues réunis autour du philosophe, qui quitte l’enseignement et la khâgne de Fénelon. La musique, choisie par Pierre Raymond, nous accompagne tout au long de la soirée : au piano, on joue des œuvres de Debussy et de Bartók, à l’accordéon des œuvres de Solal et Piazzolla. 27

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Vingt conversations Sous forme de conversations, d’échanges et de dialogues, Althusser et nous invite à la rencontre de vingt écrivains et philosophes qui, mieux que personne, ont connu et fréquenté Althusser, parfois travaillé avec lui, en étroite complicité. Autant de voix différentes, de mémoires singulières, qui racontent, qui pensent le rapport avec le philosophe disparu. Ces confidences, ces témoignages des anciens élèves et collaborateurs ou fidèles amis, permettent au lecteur d’en partager pleinement le souvenir, au plus près, pour ainsi dire, d’une exceptionnelle proximité. Pour leur précieuse générosité et pour leur accueil chaleureux, je remercie infiniment Alain Badiou, Étienne Balibar, Olivier Bloch, Régis Debray, Yves Duroux, Maurice Godelier, Dominique Lecourt, Jean-Pierre Lefebvre, Bernard-Henri Lévy, Pierre Macherey, Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner, Antonio Negri, Jacques Rancière, François Regnault, Philippe Sollers, Emmanuel Terray, André Tosel, André Tubeuf et Yves Vargas. Ces vingt conversations nous permettent de comprendre les conditions du travail d’Althusser, l’homme et le penseur, sa personnalité et sa singularité. Elles permettent d’entendre l’écho d’une voix qui sonne encore à nos oreilles. Et quel meilleur accès pour se replonger dans les idées qui ont produit et façonné les milieux intellectuels et politiques en France, des années 1950, 1960 et 1970 ? 28

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Avant-propos

À lire et à relire ces entretiens, on mesure combien la pensée d’Althusser est actuelle, on comprend pourquoi ses propositions théoriques circulent dans le champ de la pensée contemporaine. Les idées d’Althusser conservent une grande force d’inspiration pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Parc de Kalemegdan, près du grand chêne où repose ma mère, août 2015

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Le lien singulier entre philosophie et stratégie politique Conversation avec Alain Badiou

Aliocha Wald Lasowski : Quel regard portez-vous aujourd’hui sur Louis Althusser, lui qui est, dites-vous dans L’Aventure de la philosophie française (2012), « sans doute, de tous les contemporains, celui avec qui j’ai entretenu les rapports les plus complexes, voire les plus violents » ? Alain Badiou : Je porte aujourd’hui sur Althusser un regard pacifié. La question qui, après 68, nous séparait était celle du parti communiste français. Il pensait pouvoir le réformer et nous autres, maoïstes, nous pensions qu’il était définitivement installé, à la remorque de l’Union soviétique, dans ce que nous appelions le révisionnisme moderne. Notre projet politique était la création d’un parti de type nouveau, construit dans un combat politique ouvert contre le PCF et son idéologie. Aujourd’hui ce débat est devenu obsolète car la question qui est la nôtre est bien plutôt celle d’une 31

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reconstitution et d’un redéploiement de l’idée communiste. C’est à partir de là qu’Althusser est redevenu pour moi ce philosophe important qui a tenté d’inscrire le marxisme dans le mouvement général qu’on a appelé le structuralisme. A. W. L. : Le Concept de modèle (1969, rééd. 2007) reprend le texte de votre exposé du 29 avril 1968 et celui qui était prévu pour le 13 mai de la même année. Quel était le projet du « Cours de philosophie pour scientifiques » dans lequel s’inscrit Le Concept de modèle ? A. B. : La question de la science et de son opposition à l’idéologie était fondamentale pour Althusser. Mais il considérait aussi que, paradoxalement, la majorité des scientifiques avaient de leur propre science une représentation idéologique. Althusser attendait beaucoup d’une sorte de réforme de l’entendement des scientifiques qui rendrait justice à leur propre capacité théorique. Il s’agissait finalement de proposer aux scientifiques un matérialisme véritable, une philosophie adéquate à leur pratique. Cette question se posait évidemment aussi en ce qui concerne les mathématiques et la logique mathématisée. J’étais compétent dans ces domaines et c’est à ce titre que mes interventions sur le concept de modèle ont fait partie du cours de philosophie pour scientifiques. A. W. L. : Votre Petit panthéon portatif (2008) souligne que, pour Althusser, « les questions de la pensée 32

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Le lien singulier entre philosophie et stratégie politique

relevaient du combat, de la ligne de front, du rapport de forces ». Comment la philosophie s’inscrit-elle pour vous dans l’appareillage des interventions théoriques et des stratégies de pensée ? De quelle nature est l’affrontement des idées ? A. B. : La philosophie est sans aucun doute une discipline intervenante. J’ai toujours soutenu, et en ce sens je reste l’élève d’Althusser, qu’à proprement parler la philosophie n’est pas un savoir mais bien plutôt la proposition d’une discipline de pensée dont les conditions et les effets ne sont pas par eux-mêmes de nature philosophique. Comme vous le savez, j’ai en particulier proposé de dire que la philosophie est sous condition de quatre « procédures de vérité », la science, l’art, la politique et l’amour. On pourrait donc dire que le combat philosophique concerne la destination ultime des vérités, leur organisation générale dans le mouvement historique de l’humanité. Il s’agit au fond toujours de savoir si l’universalité des vérités est réellement appropriable par tous. En ce sens, il y a bien un lien singulier entre philosophie et stratégie politique. Ma thèse en la matière est que l’engagement philosophique est nécessairement lié aujourd’hui au destin de l’idée communiste. A. W. L. : Dans une lettre à son amie Franca Madonia datée du 7 novembre 1964, Althusser donne de vous un portrait instantané, un portrait en jeune philosophe. « Il faut que je te dise : il vient de Sartre, et il sait des tas de choses en mathématiques et en logique 33

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moderne, et puis il a écrit un roman. » Quels étaient les rapports entre Althusser et la pensée de Sartre ? A. B. : Althusser considérait Sartre comme un représentant typique de l’idéalisme contemporain. Ce point est à la racine de l’important écart conceptuel entre Althusser et moi. J’ai en effet conservé de Sartre la conviction que la philosophie doit inévitablement proposer un concept du sujet. Comme vous le savez, la catégorie de sujet était pour Althusser de nature idéologique. Je pense pour ma part avoir proposé du sujet une vision parfaitement compatible avec le matérialisme le plus rigoureux, disons que, fidèle à Sartre et en un sens contre Althusser, j’ai libéré le concept de sujet des maléfices de l’idéalisme.

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Le climat d’une nouvelle « saison » révolutionnaire Conversation avec Étienne Balibar

Aliocha Wald Lasowski : En 2015, il y aura cinquante ans que s’ouvrait, à l’École normale de la rue d’Ulm, le séminaire consacré à la lecture du Capital par Louis Althusser, qui publiait la même année Pour Marx. Quel souvenir gardez-vous de ce séminaire et de ce maître à penser, caïman en philosophie et théoricien incontournable pour plusieurs générations d’intellectuels ? Étienne Balibar : Oui, cinquante ans déjà, j’ai du mal à y croire. La conclusion logique serait que tout cela n’a qu’un intérêt archéologique. Je serais prêt à l’admettre si je ne constatais pas qu’il y a beaucoup de lecteurs de Lire Le Capital dans le monde, y compris dans la jeune génération. L’an dernier j’ai dispensé en Angleterre et aux États-Unis des cours sur les lectures de Marx qui ont émergé en Europe au milieu des années 1960 : celle d’Althusser en France et celle de 35

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Tronti en Italie, et j’ai pu voir que cela soulevait beaucoup d’intérêt. Naturellement il ne faut pas répondre à une telle demande de façon pieuse ou antiquaire. Il faut essayer de le faire de façon exigeante, sans concession. La première chose que je voudrais dire, c’est que ce séminaire fut un travail collectif. J’ai écrit quelque part qu’Althusser avait un talent particulier pour instaurer un climat d’égalité et pour stimuler le désir et les capacités intellectuelles de ses élèves, alors même qu’il avait, par définition, plusieurs longueurs d’avance en philosophie et en politique. Par ailleurs, à propos de ses « souvenirs » autobiographiques (L’avenir dure longtemps), où il dit que notre lecture du Capital était une façon de « piéger » le parti communiste français qui se réclamait de la science marxiste, en le battant en quelque sorte à son propre jeu, j’ai écrit que je ne croyais pas à cette explication conspiratrice, inspirée par la désillusion de sa fin de vie. Sur ce point, il y aurait lieu d’apporter des précisions, compte tenu de documents qui ont été publiés depuis1. Mais sur le premier, je maintiens mon point de vue. Et je veux dire quelques mots de ce qu’a été le « groupe » d’étudiants constitué autour d’Althusser, de ses origines, et de son destin. 1. Voir la « Note à Henri Krasucki (février 1965) sur la politique du parti à l’égard des travailleurs intellectuels, par Louis Althusser », publiée par la fondation Gabriel-Péri (www.gabrielperi.fr/sur-la-politique-du-parti%C3%A0-l%E2%80%99%C3%A9gard-des-travailleurs-intellectuelspar-louis-althusser.html).

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Ce groupe était animé à la fois par le désir de participer à un grand renouvellement en cours de la philosophie et des sciences humaines, et par la volonté de sortir le marxisme de son impasse, de façon à retrouver l’alliance de théorie et de pratique qui faisait sa force historique, dans ce que nous pensions être une nouvelle « saison » révolutionnaire. En somme, nous voulions contribuer à ce que Régis Debray baptiserait un peu plus tard une « révolution dans la révolution ». Nous étions les enfants de la guerre d’Algérie, de la révolution cubaine et de la déstalinisation. Sartre avait proclamé le marxisme « horizon philosophique indépassable de notre temps », et nous en étions tous convaincus, mais les instruments philosophiques dont nous voulions nous servir pour le ressusciter n’étaient pas ceux de l’existentialisme et de la phénoménologie, c’était ceux de l’épistémologie historique « à la française » et de ce que Foucault baptiserait un peu plus tard les « contre-sciences » structuralistes. C’est nous (Pierre Macherey, Jean-Pierre Osier, François Regnault, Michel Pêcheux, Roger Establet, Yves Duroux, Jacques Rancière, moi-même, plus tard Robert Linhart, JeanClaude Milner et Jacques-Alain Miller) qui étions allés chercher Althusser, après la publication de ses premiers articles retentissants sur Marx, pour lui demander de créer un groupe de travail avec nous. Lui, de son côté, nous avait embarqués dans un long détour, passant par la critique des textes du jeune Marx « hégélien » et « feuerbachien », l’étude des origines philosophiques du structuralisme, et surtout une année entière consacrée à 37

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la refonte de la psychanalyse par Lacan, que nous avons rencontré en 1963. La quatrième année fut consacrée à l’étude du Capital, et c’est des exposés du séminaire (moins celui de Maurice Godelier, qui avait repris des articles déjà publiés) que sortit le volume de 1965. Quand je relis ces exposés, je suis frappé par plusieurs choses. L’une, c’est que le socle de l’ensemble comporte un apport décisif qui vient d’Althusser (c’està-dire de la nouvelle conception de la dialectique et de l’histoire du marxisme exposée dans Pour Marx, la fameuse « coupure épistémologique »), mais aussi une forte influence de notre formation en cours à la même époque (en particulier l’influence épistémologique de Canguilhem et celle du structuralisme assez particulier de Lacan, que naturellement Althusser avait encouragées). La seconde, c’est que, sans que nous en ayons été complètement conscients à l’époque, nos contributions sont loin d’aller toutes dans le même sens. C’est particulièrement clair dans la différence entre le texte de Rancière et le mien, l’un tirant vers une conception critique (et même « criticiste ») du marxisme, et l’autre vers une conception scientifique (positiviste, à condition de prendre le terme dans son acception comtienne). Indépendamment des raisons personnelles et politiques qui ont conduit à rééditer Lire Le Capital en 1968 dans une version « simplifiée », c’est-à-dire expurgée (en particulier sans l’exposé de Rancière), ce qui n’aurait pas pu avoir lieu si je n’avais pas été d’accord (ce dont je ne suis pas fier aujourd’hui), cela explique qu’il ait fallu ensuite pratiquement « choi38

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sir » entre ces orientations divergentes. Et la troisième chose qui me frappe, c’est l’inégale qualité des exposés d’Althusser : à côté de moments brillants et profonds (la définition de la « lecture symptomale » ou l’esquisse du « temps historique » comme non-contemporanéité du présent), il y a des développements très scolaires, et d’autres franchement catastrophiques sur lesquels il reviendra plus tard (en particulier l’exécution sommaire de Gramsci comme penseur « historiciste », qui est parfaitement stalinienne). Toutes ces tensions sont la marque d’un travail vivant et contradictoire. On aurait pu rêver qu’elles soient discutées en commun dans les années suivantes, et sans doute c’est ce qu’Althusser aurait voulu. Cela n’a pas été possible, à la fois parce que nous n’avions pas les mêmes intérêts philosophiques, et parce que, dès avant 68, nous avons fait des choix politiques divergents. Or tout ce travail était surdéterminé par les intentions politiques, même s’il contenait des éléments qui peuvent être repris autrement. Le « groupe » althussérien (qui était fluctuant, susceptible de s’étendre à d’autres plus anciens, comme Charles Bettelheim, Alain Badiou, Emmanuel Terray, Suzanne de Brunhoff ou Nicos Poulantzas, ou plus jeunes comme Dominique Lecourt, Christine Buci-Glucksmann, André Tosel) a donc éclaté assez vite. Ses membres sont passés par des phases tendues dans leurs relations, mais au fond l’amitié est restée, ou s’est reconstituée, ce qui est aussi je pense un témoignage de l’« effet Althusser ». 39

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A. W. L. : Dans la préface à la nouvelle édition en 2014 de La Philosophie de Marx (1993 ; 2001), vous évoquez le projet d’Althusser de refonte du « concept d’histoire » et de tentative de construction d’une « topique » pour le matérialisme historique. Comment arracher l’historicité des luttes de classes à la linéarité et lui restituer son caractère d’imprévisibilité ? É. B. : Oui, les deux choses sont liées, du moins dans la conception proposée alors par Althusser qui demeure, à mes yeux, un instrument de pensée très suggestif. L’idée de la « topique » vient de Freud, qui s’en sert pour schématiser l’articulation des « instances » de l’appareil psychique, par définition irréductibles à une temporalité unique, aussi bien dans une représentation causaliste que dans une représentation spiritualiste ou intentionnaliste. C’est une façon originale de combiner Marx avec Freud, complètement différente du « freudo-marxisme » de l’époque. Elle ne répond pas directement, du moins dans un premier temps, à la question de savoir s’il y a une interdépendance de l’idéologie au sens marxien et de l’inconscient au sens psychanalytique, même si elle n’interdit pas de la poser (et cette question viendra plus tard, chez Althusser lui-même et certains de ses disciples, comme Michel Pêcheux). Pour Althusser la notion de topique était fondamentalement matérialiste, elle s’opposait à ce qui, dans le marxisme lui-même, perpétue l’héritage de la philosophie hégélienne de l’histoire, c’est-à-dire l’idée d’un progrès inévitable de l’humanité ou de la civilisation vers sa « fin », vers la résolution de toutes 40

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ses contradictions par une dialectique interne. À terme elle devait l’obliger à « choisir » entre le matérialisme et la dialectique, mais dans un premier temps elle lui permettait de refondre la dialectique, en l’arrachant à toute idée de préformation, de calculabilité, de téléologie. Évidemment cela ne pouvait pas faire l’affaire du marxisme de parti, qui voyait dans le communisme l’aboutissement d’une évolution commencée depuis les sociétés « primitives », et dans le socialisme d’État la forme nécessaire de la « transition » du capitalisme au communisme. L’instrument de cette critique du déterminisme et du finalisme au moyen de la « topique », dès les textes de Pour Marx, ce fut l’idée de la « surdétermination » des conflits, qui est une notion structurelle (présente dans tous les moments de l’histoire) mais appliquée aux conjonctures (toujours singulières, jamais réductibles à un « type »). Plus tard Althusser complétera la surdétermination par la « sous-détermination », qui ajoute un élément d’inachèvement, permettant de penser non seulement des productions d’événements, mais aussi des évolutions ou des révolutions « manquées ». Cela dit, là encore, il y a une forte tension interne, très difficile à soutenir. Pour Althusser, qui de ce point de vue est un marxiste complètement « orthodoxe », le fond commun de toutes les transformations, c’est la lutte des classes : donc les différents niveaux ou instances hétérogènes, irréductibles à une temporalité ou causalité uniques, sont des modalités de la lutte des classes, économiques, politiques, idéologiques… 41

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C’est pourquoi la « topique » doit comporter une dernière instance, rattachée à l’exploitation des travailleurs. Chaque fois qu’il a été tenté de s’écarter de cette idée pour faire droit à d’autres types de pratiques, à égalité, on lui a rappelé ou il s’est rappelé à lui-même le « primat de la lutte des classes ». Mais on peut penser que la différence des instances (ou des pratiques, des mobilisations qui « font l’histoire ») ne sera jamais réelle, engendrant une vraie surdétermination, si n’interviennent pas d’autres « histoires » que l’histoire de la lutte des classes, y compris dans son propre déroulement. Cela devient très difficile, parce qu’il faudrait arriver à la fois à ne rien retirer de la lutte des classes (en particulier de son « universalité ») tout en lui ajoutant constamment autre chose, qui ne lui est pas réductible (y compris d’autres intérêts, tout aussi universels, comme l’émancipation des femmes ou les luttes pour l’égalité des sexualités, des langues et des cultures, ou comme les engagements religieux, qui l’intéressaient énormément, plus que le nationalisme, en raison de ses convictions de jeunesse). Aujourd’hui je serais tenté de penser qu’une bonne façon d’être althussérien, ou marxiste, c’est de dire qu’il n’y a pas de pratique ou d’événement qui ne soit pas surdéterminé par la lutte des classes, donc de « renverser » l’ordre de lecture… Mais Althusser n’aurait sans doute pas pu dire les choses tout à fait comme cela. 42

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Le climat d’une nouvelle « saison » révolutionnaire

A. W. L. : Dans vos Écrits pour Althusser (1991), vous montrez qu’au cœur de la notion de « reproduction » chez Althusser se trouve sans doute sa proposition ontologique fondamentale, à laquelle il tient peut-être le plus, à savoir l’identité entre la lutte et l’existence. Pouvez-vous revenir sur cette idée, qu’Althusser a le plus recherchée ? É. B. : Oui, j’ai écrit cela. C’était avant qu’on découvre les écrits d’Althusser sur le « matérialisme aléatoire ». Je pensais qu’il s’agissait d’une thèse philosophique, à laquelle on pourrait donner une forme spinoziste : pugnare idem est ac existere (exister, c’est la même chose que se battre), mais aussi inspirée de certaines formules de Marx : « La lutte du prolétariat commence avec son existence même » (et s’il ne luttait pas contre l’exploitation, il serait éliminé, car le capitalisme ne cherche aucunement à « faire vivre » ceux qui produisent sa richesse et sa puissance). Mais j’y voyais aussi une maxime de vie d’Althusser lui-même, ayant une portée existentielle. Il faudrait revenir sur tout cela, sur la façon dont, au-delà d’Althusser ou à son propos, on peut combiner une conception tragique de la vie et de l’historicité, centrée sur le conflit, la « guerre » au sens général du terme (polemos), avec un matérialisme des « conditions » toujours changeantes, des occasions à saisir et à manquer, de la fortuna… Cela explique pourquoi Althusser a fini par dire que Machiavel était le plus grand philosophe matérialiste de l’histoire, et a écrit sur lui un très beau livre (publié après sa mort). Tout cela est aujourd’hui l’objet de 43

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beaucoup de commentaires ; je pense au livre de Warren Montag : Althusser and His Contemporaries. Philosophy’s Perpetual War (Duke University Press, 2013), un des meilleurs consacrés à son œuvre, qu’il faudrait absolument traduire. Et je suis très content de terminer notre entretien, dont je vous remercie, par cette référence qui souligne la vitalité des études « althussériennes ».

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Face à Épicure et à la tradition matérialiste Conversation avec Olivier Bloch

Aliocha Wald Lasowski : Vous êtes l’auteur d’importants travaux sur le matérialisme, comme La Philosophie de Gassendi, Le Matérialisme, Matière à histoire, ou encore, plus récemment, dans une autre perspective, Molière. Comique et communication. Vous avez dirigé de nombreux ouvrages collectifs comme Les Actes de la journée Maupertuis ou Le Matérialisme du xviiie siècle et la littérature clandestine. Selon vous, quelle place occupent ces différents matérialismes dans la pensée d’Althusser ? De quels matérialistes était-il un lecteur attentif ? Dans L’avenir dure longtemps, Althusser évoque une filiation : « Plus je pénétrais dans Marx, plus je lisais de philosophie, et plus je m’apercevais que Marx avait pensé, le sachant ou non, dans des pensées de grande importance dont les auteurs l’avaient précédé : Épicure, Spinoza, Hobbes, Machiavel. » Althusser lui-même, était-il lecteur de 45

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Gassendi ou de Cyrano de Bergerac, de La Mettrie ou de d’Holbach ? Olivier Bloch : Parmi les penseurs matérialistes, Marx, bien sûr, compte pour Althusser, en premier lieu. Spinoza, c’est assurément un monument parmi les philosophes, de même que Hobbes, qui occupe une place de premier plan dans ses travaux. Ensuite, il y a peu d’autres matérialistes, finalement. Althusser ne lisait pas, à ma connaissance en tout cas, Gassendi ou Cyrano de Bergerac. En fait, parmi les contemporains, bien sûr, il faut compter Lénine et Staline comme penseurs matérialistes que lisait Althusser, lui-même l’a bien montré. Il n’y en a pas d’autre, en réalité, et il ne faut pas trop s’en étonner. Car c’est une question d’époque. C’est aussi la question de cette dichotomie, que je continue à déplorer, entre philosophes et historiens de la philosophie. Quand vous voulez être philosophe, il y a des penseurs, déclarés philosophes ou non, qui ne vous intéressent pas beaucoup. Et donc, être philosophe dans la seconde moitié du xxe siècle, ça ne porte pas à se déclarer partisan ou lecteur de certains auteurs que l’on peut considérer, bien que non philosophes, comme d’importants matérialistes. A. W. L. : Quels sont les principaux écrits consacrés par Althusser au matérialisme, depuis le matérialisme marxiste en 1948 jusqu’au travail final sur ce qu’il appelle le « matérialisme de la rencontre » ou « matérialisme aléatoire », que l’on peut lire dans « Le courant 46

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souterrain du matérialisme de la rencontre » et dans « Portrait du philosophe matérialiste » ? O. B. : Les travaux d’Althusser sur le matérialisme, il y en a effectivement quelques-uns ! Il y a les deux articles, qu’on peut dire, pour faire bref, staliniens, parce qu’ils sont calqués sur les écrits de Staline, de la première période ; il y a les articles publiés dans La Pensée ; il y a les articles publiés dans Pour Marx ; et puis il y a l’article issu de la conférence prononcée le 24 février 1968 devant la Société française de philosophie et publié sous le titre Lénine et la philosophie. Je ne parle pas trop des écrits d’Althusser sur le matérialisme de la rencontre, écrits que je ne trouve finalement pas très matérialistes. Mais ça, c’est un point de vue d’historien du matérialisme. Le texte sur le matérialisme de la rencontre, c’est peut-être à nouveau une façon de chercher une coupure. Cette obsession de la coupure caractérise la pensée d’Althusser. C’est pourquoi, dans son dernier texte, Althusser cherche une coupure avec son ou ses précédents matérialismes. À certains égards, Althusser est pour moi un initiateur, un aiguillon, une invitation à philosopher avec rigueur. En même temps, rétrospectivement, cette caractéristique se retourne un peu contre lui. Respectait-il tant que cela cette rigueur ? Il me semble que c’était une rigueur affichée, ce qui n’est déjà pas mal. A. W. L. : Dans Autour d’Althusser, sous la direction d’Annie Ibrahim, vous consacrez votre article « Les 47

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jeux de l’humour et du hasard » aux thèmes de l’écart et du déplacement, de l’humour et de l’errance comique. Comment la pensée d’Épicure dans le domaine de la physique, de la canonique et de l’éthique introduit-elle du jeu, de l’écart dans la nature et aussi, à sa manière, le principe d’une possibilité de l’humour ? De Molière à Feydeau et à Queneau, cette capacité du biais ou de la tangente, la retrouve-t-on aussi chez Althusser, dans son projet de matérialisme de la rencontre ? Est-ce l’irruption d’une autre écriture, d’un autre style, dans le champ de la philosophie ? O. B. : Si on veut trouver quelque chose de pertinent dans l’article d’Althusser sur le matérialisme de la rencontre, on peut penser à Épicure, à condition d’y voir ce que je ne trouve pas assez chez Althusser, de l’humour. C’est une idée que j’ai développée plus tôt, à propos de ce qu’on appelle la « théologie » d’Épicure ; ce qu’il dit à propos de l’idée de dieu me paraît profondément humoristique. Ce qui exaspère d’ailleurs beaucoup les anti-épicuriens, comme Cicéron et tous les autres. Cette théologie nous dit qu’il est sûr qu’il y a des dieux, parce que nous en avons ce qu’Épicure appelle la prénotion, c’est-à-dire une preuve. L’embêtant, c’est qu’Épicure donne deux autres exemples de preuves par la prénotion : le juste (le juste existe parce que nous en avons la prénotion) et le temps (le temps existe parce que nous en avons la prénotion). Seulement, comme par hasard, cette preuve-là consiste à montrer que le juste n’existe pas en soi. Le juste n’existe que dans les 48

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rapports entre les hommes, de même que le temps n’existe pas en soi, puisqu’il n’est que par la succession des accidents. Donc cette preuve par la prénotion consiste à dire que les dieux n’existent pas en soi. A. W. L. : Est-ce là une forme d’humour propre à Épicure ? O. B. : Absolument. C’est ce que dit aussi Épicure à propos des inter-mondes, où résident les dieux. S’occuper de nous les dérangerait, et ils sont bien plus heureux loin de nous. Toute cette théologie comporte des aspects d’humour d’Épicure. L’humour fait l’originalité de ce philosophe par rapport à son maître atomiste Démocrite, il est ancré dans l’introduction du clinamen, cette déviation infinie de l’atome. Pour que des atomes puissent se rencontrer, s’ils tombent en ligne droite, et pour éviter la nécessité absolue – sinon comment serions-nous libres ? –, Épicure invente ces histoires à dormir debout. Je pense que tout cela est profondément humoristique. Le cœur du matérialisme aléatoire, c’est l’humour, et je pense que les épicuriens n’en manquaient pas. A. W. L. : Pourtant, Althusser ne manquait pas d’humour, semble-t-il, vous qui l’avez connu ? O. B. : Il faut faire une profonde différence entre l’humour et l’ironie. L’ironie va droit à l’attaque, droit au but, l’ironie se prend au sérieux. Contrairement à l’humour qui ne se prend pas au sérieux. Je pense qu’Althusser ne manquait pas d’ironie. Il usait d’ironie 49

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à la fois envers ses adversaires et envers ses partisans. Mais je pense qu’il manquait d’humour. Et cela tient à une certaine façon de philosopher. A. W. L. : De manière plus personnelle, quel(s) souvenir(s) gardez-vous d’Althusser, l’homme, l’enseignant, le penseur ? Comment était-il dans le travail quasi quotidien avec ses élèves ? Avez-vous entretenu des rapports plus personnels avec lui ? O. B. : La première fois que j’ai rencontré Althusser, c’est à mon entrée à la rue d’Ulm, à la rentrée 1949. Je ne me souviens pas vraiment du détail. Althusser ne s’occupait pas beaucoup des nouveaux venus, des élèves de première année. Un tout petit peu quand même, il supervisait les choses, mais de loin. Je n’ai pas tellement de souvenirs de lui dans mes deux premières années. En troisième année, en maîtrise, oui. Althusser était le meilleur pour nous proposer de bons cours, des explications de textes, des exercices utiles. En même temps, il nous servait un peu de substitut et d’abri contre la Sorbonne, contre les spécialistes. C’était le rôle du caïman, ce qui était plutôt gratifiant pour nous. Son côté amical était touchant. Une espèce de complicité s’établissait entre nous. Ce qui me surprend un peu plus, rétrospectivement, c’est le peu de liens que nous avions, même parmi les plus proches sur le plan des idées, avec ses disciples des années précédentes, qui sont pourtant devenus mes amis par la suite, comme Michel Verret ou Lucien Sève, et ceux des années suivantes, comme Étienne 50

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Balibar et Pierre Macherey. Ces derniers, par exemple, je les ai fréquentés par la suite, mais il n’y avait pas beaucoup d’unité, à l’époque, autour d’Althusser, dans les premiers cercles et les premières générations. A. W. L. : Vous considériez-vous comme althussérien ? O. B. : Pas vraiment. Je me considère bien sûr comme élève et comme ami d’Althusser. Il nous a dispensé de magnifiques cours sur Rousseau, qui était au programme d’oral une année, des cours sur Spinoza aussi. Par la suite, j’ai gardé des relations amicales avec lui, des relations un petit peu pénibles aussi, par moments. J’ai un souvenir très fort : j’ai eu beaucoup de difficultés personnelles à la fin de ma scolarité à l’École, et un peu après. Althusser m’avait donné l’adresse d’un psychanalyste. Je suis allé le voir, et ce psychanalyste m’a suivi pendant trois ou quatre ans. Je savais, bien sûr, qu’Althusser lui-même était passé par l’analyse, et cela a donné lieu, plus ou moins explicitement, à des échanges personnels entre nous, lorsque nous confrontions nos expériences sur ce terrain analytique. Le souvenir dramatique dont je souhaite vous parler est le suivant : tout au long des années 1970, j’allais le voir régulièrement. Un soir, comme souvent, je suis allé chez lui. J’ai sonné plusieurs fois, cela ne répondait pas. Finalement, quelqu’un est venu m’ouvrir. Cette personne, si j’en avais bien sûr beaucoup entendu parler, je ne la connaissais pas encore 51

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personnellement ; c’était Hélène. Elle m’a dit quelque chose comme : « Oh, je suis contente de vous voir, contente que vous soyez là, ça va le détendre un peu. Je vais aller le chercher. Il vient de me faire une scène épouvantable. » Elle l’a appelé et Althusser est arrivé, le visage complètement buté, fermé. Je n’ai pas réussi à lui tirer un seul mot. Au bout d’un long moment, comme rien n’était possible, voyant qu’il ne réagissait pas du tout et que mes efforts étaient vains, je suis parti. J’ai ensuite appris que c’est cette nuit-là qu’il l’avait étranglée. La nuit qui a suivi. C’est un souvenir qui marque, qui me hante et qui m’amène à prendre des distances. A. W. L. : En 1949, vous êtes l’un des premiers à avoir Althusser comme enseignant. Quel était le climat politique de l’époque ? O. B. : J’ai adhéré au parti communiste à la fin de l’année 1949 ou au printemps 1950. Althusser y était sans doute personnellement pour quelque chose. Pour deux raisons. D’abord, ce qui m’avait retenu jusquelà, jusqu’à mon entrée à l’École, d’adhérer au parti communiste, c’est que j’étais kantien, et pas matérialiste ! Ensuite, même si le matérialisme d’Althusser n’était pas si ancien, puisqu’en 1948 encore, l’année précédant notre rencontre, il se pensait plutôt comme catholique, il me donnait une image philosophique acceptable et tentante, non kantienne, du communisme, vers laquelle tout me portait. 52

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Mon parcours politique et philosophique a été encouragé par Althusser, sur la question du matérialisme. Mais ce parcours devait aussi passer par la Sorbonne, puisque j’avais fait mon mémoire de maîtrise sur Descartes sous la direction d’Henri Gouhier. Son thème était « Sens et place de la morale dans la philosophie de Descartes ». Gouhier, sachant que le matérialisme m’intéressait, m’a ensuite proposé de préparer une thèse de doctorat sur Gassendi. Il y avait à ce moment-là un débat entre spécialistes sur Gassendi : était-il catholique ? Matérialiste ? C’était donc une manière pour moi de m’inscrire dans l’histoire de la philosophie. Et donc, alors même que Gassendi ne l’intéressait pas tellement, Althusser m’a beaucoup encouragé à travailler sur cet auteur. L’érudition de Gassendi, l’érudition en elle-même n’intéressaient pas Althusser. Mais il encourageait vivement ses élèves à s’y intéresser. A. W. L. : En 1965, au moment de la parution de Pour Marx et de Lire Le Capital, vous étiez en poste ? O. B. : Oui, dans les années 1960, j’étais assistant puis maître-assistant à la Sorbonne. Ensuite, à partir de 1970, j’ai enseigné dans l’une des universités nouvelles, créées à la suite de mai 1968, l’université de Paris-XIICréteil. Alors professeur en titre, j’allais y créer et y diriger le département de philosophie, comme d’autres l’ont fait à l’université Paris-VIII-Vincennes. À la sortie de Pour Marx et de Lire Le Capital, je n’étais donc pas loin, sans pour autant participer au mouvement qui s’est créé autour de ces parutions. 53

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Mais j’étais alors collègue en philosophie à la Sorbonne avec Étienne Balibar et Pierre Macherey. Nous étions camarades du parti, dans la même cellule. C’est d’ailleurs cette situation qui m’a amené à être écarté du parti communiste : dans cette belle période de Georges Marchais, la direction du parti voulait exclure de notre cellule Balibar et Macherey, parce qu’ils étaient althussériens. Pour ma part, je n’étais pas althussérien, mais je ne trouvais aucune raison de les exclure. Alors, la direction du parti a trouvé plus simple de supprimer purement et simplement toute la cellule. Elle a été entièrement dissoute. Incroyable, non ?

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Un personnage de roman noir Conversation avec Régis Debray

Aliocha Wald Lasowski : Aux premières pages de Loués soient nos seigneurs. Une éducation politique (1996), vous évoquez votre rencontre, en 1960, avec « l’ancien “prince tala” de la khâgne de Lyon », « un doux », qui cultivait l’anonymat, écrivez-vous, « qui se protégeait comme il pouvait des tumultes extérieurs ». Quels souvenirs gardez-vous de ce penseur aux silences perçants, à l’humour vif et alerte ? Régis Debray : Il y avait d’un côté un homme cordial, affectueux, un peu dandy, poète, adepte de l’amour fou, et, par ailleurs, un doctrinaire assez tranchant, délibérément carré, coupant et découpant les œuvres ; au fond, c’est du premier que je reste le plus proche. J’avoue que la « coupure épistémologique » ne m’a jamais beaucoup intéressé, je crois même qu’elle m’a lancé sur une fausse voie, mais c’était la mode à 55

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l’époque de lire et de relire. Et, à cause du mélange du structuralisme et du textualisme, il fallait lire Marx de près, lorsque, moi, je voulais surtout voir l’action de près. Nous n’étions pas vraiment sur la même longueur d’onde. J’étais un peu à côté ou ailleurs dans cette ambiance spinoziste et théoriciste – ami de la revue Arguments, je fréquentais Edgar Morin par exemple. Et puis il y a eu ce coup de théâtre, le meurtre d’Hélène, qui m’a fait saisir le bien-fondé d’une phrase de Morin : « Le contraire d’une vérité est une autre vérité. » Althusser avait deux vérités. Découvrir un personnage de roman noir qui nous avait éduqués à la ligne claire, c’était assez déconcertant : passer d’un coup de Marx à Simenon. A. W. L. : Mais vous étiez proche de lui, à cette époque ? Dans Les masques (1987), vous évoquez une conversation, un jour d’automne, « en taillant mes haies de buis, pendant qu’il binait un dessous de roses trémières »… R. D. : Oui, il me rendait souvent visite à la campagne. Je connaissais son rapport étrange avec Hélène, une communiste des années noires, dont il avait fait sa « mère », qui l’asphyxiait, et dont il ne pouvait pas se passer. Le double bind classique. Je me sens assez éloigné de la pensée dite « Althusser », mais quand je relis les lettres à Franca, par exemple, ou à Hélène, je m’en sens soudain très proche. Je suis un peu clivé là-dessus, comme sur d’autres choses d’ailleurs, et comme Althusser lui56

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même. Il avait une relation affectueuse avec les gens. Je me demande s’il n’est pas devenu au fond un « chef d’école » malgré lui. Mais bon, à l’École, il est normal qu’on devienne chef d’école, sauf qu’il n’avait pas la hauteur tranchante que requiert ce genre de rôle. A. W. L. : À propos de « ce beau colosse au front démesuré », vous faites le portrait d’un homme fragile et robuste, « aristocrate communiste », qui aime jouer du violon, apprécie la peinture (il s’entoure chez lui de Klimt, de Soutine, de Cremonini), la bonne chère et les vieux bordeaux. R. D. : Oui, rondeur, et souplesse. Sur le fond, il était resté chrétien. Chrétien donc communiste. C’est lui-même qui le dit : « Si j’ai adhéré au marxisme, c’est à cause de son catholicisme, car j’ai retrouvé dans le communisme le même sens de l’Universel. » Avec, je crois, chez lui, mais peut-être est-ce pousser un peu loin, le sentiment d’avoir en quelque sorte raté l’histoire. Il s’est retrouvé prisonnier, en dehors de tout, pendant cinq ans, en Allemagne. Ce vécu a donné aux hommes de sa génération le besoin peutêtre d’une sorte de rédemption d’une non-pratique par une théorie. Et donc un engagement dans le parti qui était à la fois aimé et haï, comme on l’est dans une famille. Il passait son temps à ruer dans les brancards, mais l’adhésion ou l’inscription au parti tenait dans son cas, je crois, d’une donnée plus affective que dogmatique. 57

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A. W. L. : Sur quoi reposent ce vous appelez les « aridités byzantines » de ses écrits ? Préfériez-vous, chez Althusser, l’enseignant au théoricien ? Ses fulgurances orales plutôt que les angles droits de ses textes ? R. D. : Ce que j’aime le plus de son œuvre, pour autant qu’il y ait œuvre, c’est son petit livre sur Montesquieu, lumineux et exact. Et pour revenir encore un instant à l’homme, je ne suis pas loin de penser qu’il était meilleur à l’oral qu’à l’écrit. On ne peut pas expliquer son ascendant si on n’a pas suivi ses cours, sur Jean-Jacques Rousseau ou sur Helvétius, par exemple. Des cours admirables de finesse et de clarté, alors que l’œuvre écrite est un peu doctrinaire. Je ne me suis jamais senti aussi intelligent qu’en l’écoutant divaguer sur la forêt primitive chez Rousseau. Il faisait preuve d’une extraordinaire empathie avec les textes. Le cours d’Althusser sur L’Origine de l’inégalité était formidable. Dans le fond, j’aimais bien Althusser parce qu’il n’était pas althussérien. Bon, il était philosophe, malheureusement, quand il aurait fait un très bon écrivain. Comme il l’est dans ses lettres intimes. C’était peutêtre son double, qu’il avait refoulé. A. W. L. : Quelle est au fond cette dualité ? R. D. : Il y a les écrits de jour et les écrits de nuit. Les premiers sont barbants, les autres séduisants. Il y a, disons, un Althusser de jour et un Louis de nuit. Et quand on rentrait à l’École, tard dans la nuit ou au 58

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petit jour, on entendait le tapotement, le claquement de sa machine à écrire Olivetti. Mais, vous savez, Althusser faisait très attention au devenir de ses élèves. C’était vraiment un être bizarre, à la fois enfermé dans sa névrose, et très soucieux des autres. Ses corrections de copie étaient merveilleuses. Merveilleuses de justesse. Dans mon souvenir personnel, il sera toujours l’ami plutôt que le camarade. En fait, il n’aimait pas l’université, se rêvait plutôt chef cuisinier ou garde forestier. A. W. L. : Comment expliquer alors son succès international ? R. D. : Ses talents pédagogiques lui ont permis de rayonner un peu partout dans le monde. Et de devenir une référence cubaine, argentine, brésilienne, etc. Il a eu une aura mondiale, un peu malgré lui parce qu’il fuyait en permanence micros et caméras, détestait ce qu’il appelait la « politique des personnalités », qui est devenue la politique tout court aujourd’hui. Il n’avait vraiment pas compris que l’entrée dans la vidéosphère allait changer la donne. Il gardait la morale de la graphosphère, ce qui était déjà héroïque en un sens. L’idée d’aller à la télévision ou à la radio était baroque à ses yeux. Il y a, d’ailleurs, beaucoup de photos d’Althusser, mais, à ma grande surprise, on n’a aucun film. À l’Ina, par exemple, on n’a rien. Et seulement trois émissions radiophoniques. En ce sens, il nous a tout de même éduqués à une certaine exigence morale. Ce qui n’a pas empêché quelques 59

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nouveaux philosophes vidéosphériques de se réclamer de lui. Ça fait partie du jeu. L’œuvre coïncidait avec la scène des idées de l’époque, mais ceux qui comprennent le mieux Althusser restent ceux qui l’ont vu donner cours. A. W. L. : Pendant plusieurs années, comment se passent les fréquentations régulières, presque quotidiennes, que vous entretenez avec lui ? R. D. : Il disparaissait trois mois dans de mystérieuses cliniques, dans des banlieues compliquées, où on allait le voir – ou non. Et puis il ressurgissait, tout feu tout flamme, pour reprendre son dialogue avec le pape ou avec de Gaulle. Dialogue fantasmatique. Il m’a donné sa première autobiographie, que je devais initialement publier dans une revue, Ça ira, qui n’a jamais vu le jour. C’est là que j’ai découvert sa personnalité psychanalytique, très différente de celle que l’on entrevoit dans ses textes théoriques. Je pense à ce mot d’Aragon, repris par Belmondo dans Pierrot le fou : « Voici le temps des hommes doubles. » Althusser en fut un douloureux exemple. Il gardait un attachement à son côté paysan, à son père forestier, à ses souvenirs d’Algérie. Et puis il y eut sa fin discrète, abrutie de médicaments. Il s’était retiré dans l’appartement qu’il avait acquis en prévision de la retraite, rue Lucien-Leuwen à Paris. Soigné par différents médecins, il ne recevait plus alors que la visite de quelques amis, anciens ou nouveaux. Je lui rendais visite de temps en temps, même s’il était un 60

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Un personnage de roman noir

peu pénible de le voir un peu stuporeux, avec tous les médicaments. Il ne sortait plus. Il avait heureusement des amoureuses qui venaient lui faire la cuisine. A. W. L. : Quelle est sa relation avec les femmes, sans doute au cœur de son analyse avec l’analyste psychiatre René Diatkine ? R. D. : Hélène, bien sûr. Un personnage très attachant. Elle ne s’aimait pas. Et avait avec lui aussi des rapports de mère à fils, un grand fils, un peu embarrassant. Les psychanalystes vous diront plus de choses sur ce sujet. A. W. L. : Quel souvenir personnel gardez-vous d’Althusser aujourd’hui ? R. D. : Vous savez, j’étais physiquement absent au cours de ces années. Je suis parti en Amérique latine, d’abord pendant six mois en 1961, et ensuite pendant un an et demi, de 1963 à la fin de 1964. Je vadrouillais. Et pour les cours, j’étais un peu tire-au-flanc. Pas très fidèle au poste. Je n’ai pas eu une scolarité très assidue. Mais je m’en sortais par une certaine habilité rhétorique. Et Althusser me rattrapait par la peau du cou, me réinjectait dans le circuit, d’autant plus que nous faisions partie des hautes instances locales, lui et moi. Ce qui était assez comique. Je devais un jour passer devant le conseil de discipline dont j’étais membre – les caciques, ou majors de promo, étaient catapultés à cette fonction. Une situation cocasse, pour un juge : passer en jugement. Comme j’étais parti 61

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un peu trop longtemps sans donner signe de vie, je devais rendre des comptes. Alors on m’a demandé de sortir pendant qu’on m’évaluait, sous la tendre férule de Jean Hyppolite, philosophe et directeur. La situation s’est finalement arrangée, grâce à Althusser et à Jean Hyppolite, figure très bienveillante qui, malheureusement, a disparu aujourd’hui, parce que l’époque s’est déshégélianisée. C’était avant Michel Foucault et quelques autres. Hyppolite faisait partie du paysage, avant la bataille, qui se transforma en déroute. Celui qui vous aurait le mieux parlé d’Althusser, c’est Jacques Derrida. Ils formaient un duo antithétique, déphasé, et très amical : Husserl d’un côté, Marx de l’autre. Et pourtant ils s’entendaient très bien. Je me souviens être venu avec Derrida à Saint-Anne, le lendemain du meurtre d’Hélène. On est partis précipitamment pour voir Althusser, mais on nous a fermé la porte. On voulait lui apporter quelques affaires, mais les médecins nous ont jetés dehors. Un étrange, un amer souvenir.

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Le passage des temps Conversation avec Yves Duroux

Aliocha Wald Lasowski : Comment expliquezvous le retour d’Althusser sur le devant de la scène ? Le regain d’intérêt pour sa pensée, sa philosophie, ses idées ? Yves Duroux : Althusser correspond à une période. Et, pour des raisons à la fois conjoncturelles et plus structurelles, on commence à se ré-intéresser à lui, avec la difficulté de ce que j’appellerai le passage des temps. Il faut dire que le mouvement de la pensée d’Althusser a été un peu stoppé avec la chute du mur de Berlin. Comme un continent englouti : j’ai toujours considéré qu’il y avait quelque chose de l’Atlantide dans cette histoire. Aujourd’hui, on peut donc reparler d’Althusser soit sous une forme mémorielle – ce qui est inévitable –, soit en posant la question de son interprétation, liée à une certaine distance, une certaine durée. C’est pour cela 63

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qu’il faut essayer de faire ressortir un certain nombre d’éléments de pensée qui ont été essentiels, travaillés par Althusser lui-même, parfois perdus et disparus, pour les rendre à nouveau disponibles aujourd’hui. A. W. L. : Précisément, sous quelle forme peut-on réactualiser cette pensée, les travaux d’Althusser ? Y. D. : Il faut bien reconnaître qu’Althusser n’a jamais eu l’ambition de faire autre chose que de poser les problèmes et d’ouvrir des pistes. Presque tous ses textes s’appellent « Notes pour une recherche ». Donc Althusser est un homme qui, à mon sens, a proposé des questionnements et esquissé des hypothèses. Mais il a toujours livré des pistes dans un seul but : pour que d’autres que lui s’en emparent et les poursuivent. C’est pourquoi Althusser, qui a toujours été considéré par ses adversaires comme dogmatique, était exactement l’inverse du dogmatisme. Ce qui a fait croire qu’il était dogmatique, c’est l’usage qu’il a fait du mot « théorie ». A. W. L. : Pourquoi la théorie ? Comment ce mot est-il arrivé chez Althusser ? Était-ce un signe des temps ? Y. D. : Il est arrivé sous une forme qui a eu un rôle historique considérable. Quand on était jeunes, à la question : « Quelle est votre profession ? », on avait presque envie de répondre : « Théoricien. » Althusser en avait même rajouté une couche en disant : « Pratique théorique. » Lui-même avait expliqué que cette expression était un oxymoron, qu’on pouvait considé64

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rer ce terme plus comme une injonction que comme une description. Avec ce mot, « théorie », Althusser a installé une génération dans une posture théorique. Ce point est lié à la conjoncture et à l’histoire, parce que l’époque où Althusser a commencé à exister, entre 1960 et 1965, a été en France une très grande époque théorique, et parce que ce que l’on a appelé le structuralisme est une forme de théoricisme. L’enthousiasme de ses partisans s’est cristallisé ou identifié à ce mode théorique. A. W. L. : Comment ce mode théorique s’est-il déployé, exprimé ? Y. D. : Ce terme est sous-tendu par deux catégories. L’une, qui a eu un beau destin, parce qu’elle avait un impact politique, qu’Althusser a beaucoup travaillé, et qu’il a fini par abandonner, « la coupure épistémologique ». Celle-là a été célèbre. L’autre, à laquelle il attribue la même importance, c’est la catégorie de « problématique ». Il dit explicitement, dans la préface de Pour Marx, qu’il doit cette catégorie à son ami Jacques Martin, à qui est d’ailleurs dédié ce livre. A. W. L. : Qui est Jacques Martin, cet ami intime dont le suicide, à la fin du mois d’août 1963 sera un choc pour Althusser, lui qui dira plus tard à propos de Martin qu’il était son « seul contemporain » ? Y. D. : Jacques Martin est un personnage de la légende althussérienne, c’est lui qui avait traduit L’Esprit du christianisme et son destin de Hegel. Merleau-Ponty voulait 65

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publier le diplôme d’études supérieures (l’équivalent de l’actuel master 2) d’Althusser, « Du contenu dans la pensée de Hegel », et celui de Jacques Martin, « Remarques sur la notion d’individu dans la philosophie de Hegel », rédigés à peu près en même temps, en 1947, et soutenus tous deux à la Sorbonne, devant Gaston Bachelard. Et ils ont refusé tous les deux la proposition de publication. Merleau-Ponty en a été un peu vexé. A. W. L. : À propos de la notion de problématique, quel en était l’enjeu ? Y. D. : Pour Althusser, c’était la façon d’installer la théorie dans la dépendance de ses conditions. Toute théorie est installée dans une problématique. Althusser est quelqu’un qui a posé des questions, et il reprenait la célèbre formule de Marx : « Ce n’est pas dans les réponses qu’il y a les mystifications, mais dans les questions elles-mêmes. » Par cette catégorie de problématique, Althusser a voulu remettre en avant la nécessité absolue de poser des questions articulées dans une problématique. C’est le point qui reste très fort dans la remise en avant de la question de la théorie, comme étant une fonction décisive. A. W. L. : La question du théoricisme est donc centrale ici ? Y. D. : Si l’on regarde un peu l’itinéraire d’Althusser, il a passé toute sa vie à dire qu’il y avait eu une déviation ou tendance théoriciste. D’une certaine façon, il 66

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est toujours resté théoriciste, en ce sens qu’il a toujours défendu la responsabilité théorique. Un autre point important, c’est la prégnance de l’image du cercle. Il y a une phrase d’Althusser assez énigmatique – il s’est montré prodigue en phrases énigmatiques –, qu’on trouve dans son Journal de captivité (1940-1945), et qui explique que « le problème de tous les problèmes philosophiques (et politiques et militaires), c’est de savoir comment on peut sortir d’un cercle tout en y restant ». Althusser, dans sa vie, était pris dans deux cercles : premièrement, le cercle du parti communiste français, dont en fait il n’est jamais sorti, même s’il l’a critiqué, et deuxièmement le cercle de la philosophie. Ces deux cercles ont été les cercles connectés dans lesquels Althusser a développé son activité de théoricien. Et la préface de Pour Marx est assez intéressante, parce qu’il y montre que ces deux cercles étaient séparés par un vide, et que son ambition était justement de les reconnecter. C’est pour cela que quelqu’un comme Badiou dit qu’Althusser était le seul à cette époque à avoir défendu la philosophie. A. W. L. : Qu’est-ce que cela signifie, « défendre la philosophie » ? Y. D. : Althusser est resté jusqu’au bout philosophe, au sens d’abord où sa profession était de former des philosophes, et ensuite où il pensait qu’on ne pouvait pas sortir de la philosophie – car la seule façon de sortir de la philosophie, c’était d’y rester. D’où un travail incessant chez lui pour identifier quelque chose qui 67

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serait une philosophie marxiste, d’un genre différent de toutes les autres, mais qui ne serait pas autre chose qu’une philosophie. Il s’agit à la fois d’une difficulté vitale et incontournable pour lui. À partir de ce cercle, toute une série de difficultés va se poser. La plus importante d’entre elles, c’est qu’Althusser était convaincu que, dans l’histoire de l’humanité, des sciences avaient émergé. D’où cette métaphore des continents – d’ailleurs, il a toujours pensé qu’en philosophie, on ne cesse jamais d’utiliser des métaphores : c’est une spécificité de la discipline, selon lui –, il pensait qu’il avait deux continents récents, si je laisse de côté les Naturwissenschaften : le continent Marx et le continent Freud. Malgré des remaniements importants, Althusser n’a jamais cédé sur ces deux continents qu’il appelait des sciences. Elles étaient, pour lui, un mode d’appropriation d’un réel objectif. Cela dit, développer une science, ce n’est pas tout à fait faire de la philosophie. On peut donc dire qu’une des grandes difficultés pour Althusser fut de parvenir à rester philosophe tout en restant attaché à une science, et en sachant très bien qu’il n’était pas acteur de cette science. A. W. L. : Y a-t-il eu, dans l’œuvre d’Althusser, des éléments qui ont fait bouger cette frontière, cette distinction, et qui ont même poussé plus loin cette avancée dans la pensée scientifique ? Y. D. : En réalité, non. Certains disent que l’« appareil idéologique d’État » est une notion scien68

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tifique. Je pense au contraire qu’il s’agit bien d’une notion philosophique. Souvenez-vous d’ailleurs de ce qu’il dit lui-même, explicitement, au début de Lire Le Capital : « Nous avons lu Le Capital en philosophes. » D’où un certain malentendu avec ceux qui considèrent qu’il fallait se servir de Lire Le Capital pour développer des sciences objectives – c’est, par exemple, le cas d’un colloque récent intitulé « Althusser : la découverte du continent histoire », organisé les 5 et 6 juin 2015 à l’ENS de la rue d’Ulm. C’est cet aspect qui intéresse aujourd’hui. Voilà le point ou le nœud dont il faut tenir compte, à savoir qu’il est vrai qu’Althusser adosse le cercle philosophique à une science, mais dont il n’est pas pratiquant. A. W. L. : Peut-être Althusser cherchait-il quels types de rapports sa philosophie pouvait avoir avec la science supposée existante et ouverte dans Le Capital de Marx ? Y. D. : Absolument, c’était bien son projet fondamental, qu’il a mené jusqu’au bout. Le projet et en même temps la première grande difficulté de son entreprise ; c’était d’ailleurs une des objections que certains d’entre nous, ses élèves, lui faisaient alors à l’époque : « Comment cela se fait-il que tu dises que c’est une science, alors même qu’elle n’a pas beaucoup bougé depuis 1872 ? » Il n’avait pas de réponse. Sauf à dire, de façon circulaire : « Parce que nous n’avons pas la philosophie adéquate par rapport à cette science. » 69

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D’où plusieurs tentatives chez lui de penser le rapport entre la philosophie et la science. A. W. L. : Quelles étaient ses tentatives, ses différentes positions successives sur ce point ? Y. D. : La première des positions d’Althusser est fixée dans Lire Le Capital. Il en fera d’ailleurs une curieuse autocritique dans une lettre de janvier 1978, extraite de sa correspondance avec son ami le philosophe géorgien Merab Mamardachvili, échange épistolaire qu’ils poursuivent depuis 1968. Dans cette lettre, il dit à peu près ceci : « Tu sais ce que j’ai fait. J’ai utilisé l’épistémologie historique française pour donner une bonne petite garantie académique à la science de Marx. » C’est une autocritique, assez tardive et un peu dérisoire, comme souvent chez Althusser, mais il est vrai qu’il avait cherché dans un premier temps à considérer que l’épistémologie historique à la française, dans la grande tradition ouverte par Auguste Comte, lui permettrait effectivement de garantir la scientificité de la prétendue science de l’histoire. A. W. L. : Pourquoi cela posait-il problème ? Y. D. : Il s’est rendu compte que cette théorie ne tenait pas, parce qu’il employait le mot « garantir ». Comme par ailleurs, dans son travail philosophique, c’est par excellence la question de la garantie qu’il a essayé d’expulser, parce que, sous une apparence épistémologique, elle représente en fait une instance juridique, et donc il était obligé de chercher un autre 70

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type de rapport entre la philosophie, qu’il cherchait à préciser, et ce type de science. C’est là qu’il a fait fonctionner le plus naturellement cette sorte de jonction entre la question des positions et la question de l’idéologie. Dans un premier temps, chez Althusser, l’idéologie, par rapport à une science, est prise dans un couple spéculatif erreur/vérité. Mais cela ne va pas. Pourquoi ? Parce que c’est justement trop spéculatif. Même si l’erreur est une étape de la vérité, ça ne suffit pas. D’où l’investissement de la catégorie d’idéologie non plus comme erreur, mais comme réalité historique. C’est une réalité historique feuilletée, stratifiée. À partir du moment où Althusser donne à l’idéologie cette fonction substantielle, éternitaire, il est aussitôt renvoyé à la question des positions. A. W. L. : Et donc à la philosophie, dans la mesure où la position est chez Althusser une catégorie philosophique, et non scientifique… Y. D. : En effet, quant à la position, Althusser a toujours oscillé entre deux nominations de la position : la nomination de classe et la nomination matérialiste, sans que les choses soient complètement tranchées. Il passe très vite sur la nomination de classe, sachant pertinemment qu’elle va le ramener au plus près de la distinction science bourgeoise/science prolétarienne, qui avait été violemment chassée dans la préface de Pour Marx. La nomination de classe reste donc pour Althusser un point obscur. Mais ce qu’il va développer, 71

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c’est une position matérialiste, et le matérialisme comme position. Quelle est cette opération ? C’est le transfert de l’antagonisme entre matérialisme et idéalisme qui lui permet de faire des propositions philosophiques, des opérations intervenantes. A. W. L. : Que signifie alors « être matérialiste » pour Althusser ? Y. D. : Chez Althusser, le matérialisme se décline sous plusieurs versions. Une première version consisterait à dire « ne pas se raconter d’histoire », en prenant au sérieux l’idée que la structure narrative de l’idéologie est incontournable. C’est bien de cela qu’il s’agit, quand Paul Ricœur explique que nous sommes tous pris dans des élaborations narratives, ou quand Jacques Rancière dit que l’homme est un animal littéraire. Tout cela renvoie à cette structure narrative de l’idéologie. Mais vous voyez bien alors qu’à ce niveau, le matérialisme est une injonction purement négative qui consiste à « ne pas se raconter d’histoire ». Il existe une deuxième position sur le matérialisme, c’est la question de la pratique, essentielle chez Althusser. Mais il n’y a pas de pratique sans procès, et il n’y a pas de procès sans rapport. Il faut donc tenir compte de trois catégories pour ne pas en rester à une interprétation naïve de la catégorie de « pratique ». Troisième point : le matérialisme est une position, antagoniste à une autre position. Pour définir cette 72

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position, Althusser a passé beaucoup de temps à fabriquer un schéma de la philosophie, qui est un schéma étrange, parce que presque intemporel. A. W. L. : Quel était ce schéma de la philosophie proposé par Althusser ? Y. D. : Ce schéma est organisé par la catégorie de vérité, avec la dualité de l’origine et de la fin. Althusser a tenté par là de désigner ce qu’on pourrait appeler l’« histoire de la philosophie » comme ce qui se raconte son histoire, à partir de Platon jusqu’à Hegel. Et en montrant que la position matérialiste était présente, sous certains types d’énoncés, mais n’ayant jamais droit à l’existence développée. D’où son idée que la pratique philosophique matérialiste est toujours une pratique d’intervention ponctuelle. Ce n’est pas la fabrication d’un système matérialiste, comme finalement Engels avait pu tenter de l’ébaucher, ou comme il a été dogmatiquement proposé plus tard. C’est pour cette raison que la philosophie althussérienne ne pouvait être qu’intervention. D’où la théorie des thèses, contrepartie scripturaire de la position. Parce qu’une thèse, c’est une position prise. A. W. L. : Ce matérialisme dont vous parlez définitil la manière dont Althusser pratique la philosophie, sa pratique philosophique ? Y. D. : Absolument. Les énoncés d’Althusser en philosophie sont toujours des thèses qui prennent position, mais qui ne font pas système de position. 73

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Il peut y avoir articulation de positions sans système de positions. C’est pour cela que la problématique philosophique ne sera en aucun cas équivalente à une problématique scientifique, dans la mesure où elle est nécessairement lacunaire, parce que liée à ce qu’il appelait l’intervention. Et certaines formules, extrêmes ou un peu malheureuses, il faut bien le dire, comme « la philosophie est lutte de classes dans la théorie », vous pouvez tout à fait les réécrire ainsi : la philosophie matérialiste est une prise de position dans la théorie, avec des thèses qui décalent, écartent et ouvrent des espaces, pour les pratiques. C’est là l’élaboration d’Althusser autour de la philosophie. A. W. L. : Quel est le rapport personnel d’Althusser à la philosophie ? Autrement dit, comment voyait-il la fonction de l’intellectuel ? Y. D. : Être philosophe est une position qui renvoie immédiatement à l’idée que les philosophes sont des gens qui passent leur temps à donner des leçons – on retrouve en filigrane la vieille image du « philosophe roi ». Althusser connaissait cela par cœur puisqu’un de ses premiers cours à l’École normale portait sur Platon. De manière plus large, beaucoup à l’époque pensaient qu’il y avait eu en 1917 une prise de pouvoir par les philosophes rois. Le premier chapitre du livre sur l’histoire soviétique L’Expérience profane. Du capitalisme au socialisme et vice versa de la professeure italienne Rita Di Leo s’intitule « Les philosophes rois ». Ces der74

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nières années, ce thème a été repris par beaucoup de penseurs de l’Europe de l’Est : les bolcheviques étaient les philosophes rois, armés à la philosophie marxiste. Althusser ne voulait pas de cela : pour lui, l’intervention philosophique peut jouer au niveau de beaucoup de pratiques, de toutes les pratiques, et pas simplement pour les pratiques théoriques. A. W. L. : Qu’en est-il de ce qui correspond au cercle dit « du parti communiste » ? Y. D. : On sait aujourd’hui qu’au moment de Lire Le Capital, Althusser a cru avoir la mission – et je crois que c’est là sa vraie déviation théoriciste – de convaincre le parti communiste : récemment, on a retrouvé une lettre de quinze pages qu’il a écrite à Krasucki, le responsable du secteur « Études ». Althusser y explique qu’il est en train de former une armée de théoriciens, et qu’avec cette armée, on va peut-être enfin faire quelque chose. Ce qui est en jeu ici, c’est non pas la théorie, mais le théoricisme. Ce théoricisme qu’Althusser dénoncera plus tard : non pas la théorie à rechercher, mais celle qu’on allait fournir pièce en main. Cela revenait à donner à la théorie une fonction instrumentale, par rapport à une position politique restée inchangée, qui était celle d’une direction du parti. D’où la nécessité de décaler cette fonction de la théorie avec les thèses d’Althusser déjà évoquées : l’intervention, l’idée d’une autre pratique de la philosophie. 75

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A. W. L. : Les catégories philosophiques qu’Althusser a proposées sont-elles alors toutes d’intervention ? Y. D. : Oui, c’est exactement ça. Que ce soit la surdétermination, que ce soit l’interpellation idéologique, que ce soit le matérialisme aléatoire ou la théorie de la rencontre, on est toujours dans l’idée de proposer des interventions susceptibles de déplacer un certain nombre de ce qu’il appelait des « notions idéologiques » ; et donc ce sont des interventions ou des thèses appropriables à plusieurs niveaux – et pas simplement comme instruments au niveau d’une direction politique. Il faut penser l’exigence et la trajectoire d’Althusser par rapport à l’existence de l’institution communiste, ce qui forme deux cercles – ou, comme dirait Erving Goffman, dans Asiles en 1961, deux « institutions asilaires », chacune dans son genre. Cette métaphore du cercle caractérise assez bien l’exigence, l’obstination d’Althusser, et la difficulté, malgré tout, à l’appropriation de sa pensée aujourd’hui. C’est pour cela que je ne pense pas qu’il puisse y avoir d’althussériens au sens strict, des gens qui seraient disciples d’Althusser. Il ne peut y avoir que des gens qui reprennent les questions et qui en fabriquent d’autres. A. W. L. : N’est-ce pas là aussi, finalement, dans cet héritage complexe pour les temps à venir, que l’on retrouve le signe du passage des temps dont vous parliez ? Y. D. : Oui, je le crois. Dans ce passage d’un temps à un autre, Althusser fonctionne un peu comme un 76

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« bord » : il correspond à un bord d’un temps à un autre. Un bord, c’est non seulement ce qui ouvre quelque chose et le ferme, mais c’est aussi ce qui ferme ce qu’il ouvre : un bord oblige à reprendre. Continuer Althusser, c’est donc invoquer de nouvelles choses. Inventer de nouvelles choses par rapport à de nouvelles conjonctures. A. W. L. : Pourquoi cette importance accordée à la « conjoncture » ? Y. D. : Le problème d’Althusser a toujours été de dire qu’il fallait penser dans la conjoncture. Et il a toujours eu les plus grandes difficultés à énoncer les conjonctures. Il a identifié des éléments massifs, par exemple la division du mouvement communiste international. Mais comment en dire quelque chose ? Comme Althusser a vécu dans une conjoncture en train de se transformer, il faut repenser la nouvelle conjoncture, qui n’est plus celle de son époque. Mais il y a des exceptions, à savoir certains textes étranges, qui sont des analyses de conjoncture. Lorsque l’on a publié les notes pour un matérialisme aléatoire, un texte d’Althusser a été retrouvé, et que l’on trouve dans la revue Lignes en 1993 sous le titre « L’unique tradition matérialiste », en trois parties. Il s’agit d’un chapitre consacré à Spinoza, d’un deuxième sur Machiavel et d’un dernier dans lequel Althusser analyse la conjoncture idéologique et politique contemporaine en France et en Occident et le « désert théorique » actuel. 77

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Althusser s’appuie d’abord sur les auteurs cités, puis soudain, il s’arrête et pose la question suivante : que peut-on faire de tout cela, en particulier de Machiavel ? Il le dit : nous sommes dans un autre temps, un temps où la question de la fondation de l’État n’est plus la question centrale, comme elle l’avait été pour Machiavel, un temps où les modes de communication actuels ne sont plus ceux qui existaient avant. Dans ce texte particulièrement lucide, mais peu connu et jamais cité, Althusser consacre cinq ou six pages à une analyse de conjoncture très intéressante à relire aujourd’hui. J’en conseille vivement la lecture : même si ces pages sont anciennes (elles datent de 1985-1986), elles sont d’une lucidité particulière, et donnent des pistes pour poursuivre la pensée d’Althusser sans la reprendre à l’identique. A. W. L. : Qu’est-ce que ce texte nous apprend sur la façon de travailler d’Althusser ? Y. D. : Althusser me disait toujours qu’il allait écrire un texte pour analyser la conjoncture mondiale. Et je pense que dans les inédits, on en trouve des traces. Il écrivait en réalité énormément. Ses informations, il les tenait des gens qu’il rencontrait. Une façon de travailler particulière, d’une grande exigence. Dialoguer et échanger, puis se prolonger dans l’écriture. Je reviens à son texte sur la conjoncture repris dans la revue Lignes. Il y écrit qu’il n’y a plus de centre, plus de centralité. Se démarquant alors de ses amis du théorique, Foucault ou Lacan, Althusser pense vraiment 78

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qu’il faut une révolution dans le mode d’existence de la théorie, car à ses yeux, la science de Marx est doublement révolutionnaire, en mêlant deux aspects : non seulement l’aspect épistémologique (comme chez Einstein, ce que développe Koyré), mais aussi l’aspect politique. Le rapport d’Althusser au communisme était lié au fait que, pour lui, le communisme existait déjà, sous des formes parcellaires, délocalisées et conjoncturelles, bien avant son invention. Un mouvement ou une invention d’artiste pouvait être à ses yeux une expérience de ce type. Pour Althusser, le communisme était partout dans les pores de la société mondiale, comme les dieux d’Épicure étaient dans les pores du monde infini. A. W. L. : Cela est-il lié à sa conception de la localisation d’intervention ? Y. D. : Pour Althusser, il fallait tenir ce point, le matérialisme aléatoire, pour échapper à une conception glorieuse ou apocalyptique, voire chrétienne. Étienne Balibar insiste beaucoup sur la jeunesse catholique d’Althusser. Il ne faut pas l’oublier, on naît tous quelque part. Althusser est né dans un catholicisme particulier, intéressant à étudier biographiquement, et il a passé toute sa vie à essayer d’en sortir. Althusser entre au parti communiste en 1948. Le communisme des années 1950-1955 ressemblait beaucoup au catholicisme. Pour lui, l’idée de sortir du cercle catholique est essentielle. S’arracher à une 79

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conjoncture locale, échapper à une image glorieuse de la révolution. A. W. L. : Quel est le rapport d’Althusser à la psychanalyse ? Y. D. : Pour le comprendre complètement, il faudrait avoir accès aux « non-dits », c’est-à-dire au contenu de la psychanalyse d’Althusser, mais, sur le plan théorique, il faut d’abord partir de la fascination d’Althusser pour le grand livre Critique des fondements de la psychologie du philosophe Georges Politzer. Grand résistant, né en Hongrie en 1903, exilé ensuite à Vienne et à Paris, Politzer est fusillé en 1942 par la Gestapo, sur dénonciation de la police française. Lorsque Althusser lit ce livre de Politzer, dès les années 1950, puis en 1961, c’est un événement extraordinaire pour lui. Son importance lui apparaît encore plus grande lorsqu’il lit, dans Les Temps modernes, l’article de Jean Laplanche et Serge Leclaire « L’inconscient. Une étude psychanalytique », un examen critique de Politzer présenté d’abord au colloque de Bonneval. Althusser consacre une large part de sa conférence « La place de la psychanalyse dans les sciences humaines », prononcée en 1963, au livre de Politzer et à son analyse par Laplanche et Leclaire. Il a toujours dit que cette critique de Politzer par Laplanche et Leclaire, qui avaient été élèves de Lacan, avait représenté pour lui un véritable choc intellectuel qui lui avait permis d’expliquer différents points précis : la structure latente de l’inconscient, la nécessité d’une 80

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métapsychologie concrète plutôt que d’une métapsychologie abstraite, etc. C’était la thèse de Politzer. Grâce à ce texte, Althusser comprenait que chez Freud se trouvait quelque chose qui ressemblait à ce qu’il y avait chez Marx, cette analyse de rapports abstraits, et le passage à l’idéologie du concret. Cette découverte est absolument décisive dans le travail d’Althusser. A. W. L. : Une fois convaincu qu’il y avait quelque chose de comparable entre Marx et Freud, comment Althusser développe-t-il sa propre analyse de la psychanalyse ? Y. D. : Ce point permet à Althusser de se rendre compte que la philosophie est alors convoquée, mobilisée à ses yeux. Ensuite, il s’intéresse directement à certains points techniques de la psychanalyse : le travail d’Anna Freud et de Mélanie Klein sur la psychanalyse des enfants. Althusser pensait que la réflexion critique de Mélanie Klein touchait à un point essentiel, et il a développé alors un intérêt fort, fondé sur des points apparemment très techniques. Mais pour lui, la question de la psychanalyse des enfants communiquait avec le problème du rapport entre famille et inconscient, problème dont il parle dans l’article « Freud et Lacan ». Il a donc développé un intérêt pour la psychanalyse au-delà de tout aspect personnel, un intérêt théorique fort. 81

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A. W. L. : Mais comment s’est construit ensuite son rapport direct à Lacan ? Y. D. : La médiation entre Althusser et Lacan se fait par Jean Hyppolite, lorsque ce dernier assiste aux séminaires de Lacan entre 1953 et 1956. Lacan propose à Hyppolite de participer à son séminaire de 1954, consacré aux « Écrits techniques de Freud », et d’y faire une conférence sur la Verneinung, à savoir la dénégation, conférence d’Hyppolite publiée en appendice des Écrits de Lacan. Par le truchement d’Hyppolite, Lacan avait déjà un pied à l’École normale ; Althusser avait lu un peu Lacan et, surtout, demandé à ses élèves de faire des exposés sur celui-ci. Alain Badiou, alors élève à l’ENS entre 1956 et 1961, fait le premier exposé systématique sur Lacan dans l’espace de la philosophie. Il accompagne Althusser au séminaire de Lacan à l’hôpital SainteAnne et fait son exposé en 1959 ou 1960. Après, nous y sommes tous passés ! Entre 1959 et 1963, tout le monde a fait un exposé sur Lacan : Rancière, Miller, Tort ou moi. A. W. L. : À l’époque, vous avez « acclimaté » Lacan, surtout à partir de ses premiers articles, ceux qui existaient alors, notamment dans la revue La Psychanalyse, publiée aux Puf, dont le premier numéro date de 1956 et qui s’achève au bout de huit numéros. Althusser assistait à tout cela… Y. D. : Oui, et en 1964, Althusser publie son célèbre article « Freud et Lacan », très politique, il 82

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faut le reconnaître, car il s’agit de lever l’interdit que le parti communiste a prononcé sur la psychanalyse. D’ailleurs, l’article porte beaucoup plus sur Freud que sur Lacan, parce qu’Althusser y rend hommage à Lacan. Vous le savez, dans la trajectoire de Lacan, le retour à Freud est un moment très singulier. C’est en 1953-1954, lorsque Lacan, avec Daniel Lagache et d’autres praticiens, quitte la Société psychanalytique de Paris, et fonde la Société française de psychanalyse. À ce moment-là, il commence vraiment son séminaire, sous l’égide du retour à Freud. Il y a là une sorte de court-circuit qui saisit Althusser : retour à Freud, retour à Marx. Et retour à la littéralité des textes, au-delà de la doxa, plus ou moins à critiquer : la psychanalyse américaine ou l’humanisme de Khrouchtchev. C’est la même chose dans les deux cas. A. W. L. : Vous évoquez le court-circuit d’Althusser exprimé dans cet article. En quoi consiste-t-il ? Y. D. : Cet article, si on le regarde de près, reprend très peu l’analyse strictement lacanienne. C’est un texte qui assume l’analyse de Laplanche et qui propose un développement sur l’inconscient comme l’effet du devenir humain du petit être biologique et comme ce qui rend son devenir aléatoire. L’article « Freud et Lacan » est reproché à Althusser par les lacaniens stricts, selon lesquels ce qu’il y propose n’est que du culturalisme. Pour expliquer les rapports intellectuels entre Lacan et Althusser, qui sont en réalité très ténus, il faut dire 83

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que c’est à la demande de Fernand Braudel qu’Althusser accueille Lacan à la rue d’Ulm en janvier 1964. C’est la date de son premier séminaire rue d’Ulm, mais il a lieu en tant que séminaire pour l’École pratique des hautes études (EPHE), donc avant 1965, avant qu’elle ne devienne l’École des hautes études en sciences sociales. Althusser ne se rend pas tout de suite au séminaire de Lacan. Auparavant, ils échangent des lettres, qui sont reproduites dans les Écrits sur la psychanalyse d’Althusser, publiés en 1993. Je me rappelle, qu’à l’époque, Althusser nous avait demandé : « Qu’est-ce qu’il faut que j’envoie comme texte à Lacan ? », et je lui avais dit : « Tu lui envoies ton texte sur la dialectique matérialiste. C’est ton texte le plus théorique. » Althusser le lui a envoyé. Lacan en a accusé réception. Rien de plus. Visiblement, ça ne lui « parlait » pas. A. W. L. : Quel est votre sentiment personnel sur cette relation ? Y. D. : Je pense que c’est surtout le geste de rupture de Lacan, déjà médié par le fameux sixième colloque de Bonneval de 1960 sur l’inconscient, qui est avant tout décisif pour Althusser. Sans être anti-lacanien, Althusser travaille un Lacan très freudien. Ainsi, plus tard, en 1976, pour les actes du symposium de Tbilissi, Althusser publie d’abord un premier texte, « La découverte du docteur Freud », dans lequel il écrit que si Freud est vraiment important, Lacan a pour sa part fabriqué une philosophie de la psychanalyse – comme Althusser 84

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lui-même avait fabriqué une philosophie, mais pas de la même façon, pour le marxisme –, avant de retirer son texte et d’en proposer un autre, « Sur Marx et Freud », qui, lui, est inscrit aux actes du colloque. Althusser n’est jamais entré très loin dans la pensée de Lacan, sauf par l’intermédiaire des exposés que l’on faisait, mais qui n’étaient eux-mêmes basés que sur les articles publiés par Lacan dans les sept numéros de la revue La Psychanalyse, le huitième et dernier datant, lui, de l’après-rupture. A. W. L. : La première élaboration lacanienne par Althusser est-elle véritablement placée, essentiellement, sous ce thème du retour à Freud ? Y. D. : Oui, c’est ce point-là qui permet de comprendre son rapport à Lacan. Ensuite, Lacan s’est un peu servi d’Althusser, comme lorsque, le 1er décembre 1965, pour l’ouverture de son séminaire 1965-1966, il rédige son grand texte « La science et la vérité » ; s’il parle bien sûr de Freud, il évoque aussi Lévy-Bruhl, Koyré, Lévi-Strauss, Canguilhem et même Lénine dans cette conférence, et c’est quand même un peu pour nous faire plaisir, à Althusser et à nous. C’est un peu un jeu entre Althusser et Lacan : Lénine et Marx d’un côté, Lacan et Freud de l’autre. Il faut évoquer ici un dernier texte, « Trois notes sur la théorie des discours » d’Althusser, de 1966, et sa réponse épistolaire à René Diatkine. Nous les avons écrits ensemble. Vous savez, j’étais plus lacanien qu’Althusser. Forcément, j’étais jeune, je baignais dans 85

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cet univers. Ces textes, jamais repris ensuite, datés de 1966, écrits entre le 20 août et le 10 septembre, Althusser et moi y avons travaillé pendant trois semaines. J’ai alors émis de nombreuses propositions : je disais et expliquais alors à Althusser qu’il fallait imaginer un troisième attribut, chez Spinoza, qui était l’attribut « discours », parce que ce n’était pas la même chose que la « pensée » stricto sensu. On retrouve cette idée un peu étrange dans ses textes du moment. A. W. L. : Qu’en est-il de la réponse d’Althusser à Diatkine ? Y. D. : S’il a répondu à Diatkine, c’est parce qu’Althusser voulait absolument le convaincre qu’il devait devenir lacanien au sens de l’article « Freud et Lacan ». Sur la psychanalyse, Althusser considérait bien sûr Freud comme décisif, mais pas davantage : il n’était pas tout à fait entré dans l’élaboration intellectuelle lacanienne. En tout cas certainement pas dans celle du dernier Lacan, après 1968, le Lacan des quatre discours (le maître, l’universitaire, l’hystérique et l’analyste) de 1969 ou le Lacan des mathèmes, formalisation algébrique de 1971. Il faut dire que leur rapport était très problématique, parce que Diatkine était l’analyste d’Althusser, et qu’Althusser avait alors choisi un analyste non lacanien, même hostile à Lacan institutionnellement, et qu’enfin Althusser entreprenait de lui enseigner l’importance de Lacan. 86

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A. W. L. : Au-delà de son intérêt pour la psychanalyse, à laquelle il consacre quelques-uns de ses cours, comment la question de la théorie politique trouvaitelle place dans les cours d’Althusser ? Y. D. : Althusser avait déposé un sujet de thèse. À l’époque – ce n’est plus le cas aujourd’hui –, il y avait une thèse principale et une thèse secondaire. Sa thèse principale était « Philosophie et politique chez les auteurs du xviiie siècle » ; sa thèse secondaire, « Une exégèse du Second discours de Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ». Quand il nous donnait des cours sur ces sujets, c’était absolument magnifique. Althusser avait trouvé chez Rousseau quelque chose qu’il a souvent repris : la nécessité de la contingence. Althusser avait été fasciné par le fait que, chez le Rousseau du Second discours, à la différence des grandes philosophies de l’histoire, de saint Augustin à Hegel, et même jusqu’à un certain Marx, le passage d’une époque à l’autre se fait par des « accidents » (l’axe du globe, le soleil tourne, la terre en mouvement, la genèse du monde…). Althusser nous retraçait toutes les étapes, nous expliquait et développait cette position. Fasciné par le Second discours, il y voyait déjà la première ébauche de son matérialisme aléatoire. Par ailleurs, Althusser était persuadé que, dans la grande philosophie politique, en particulier chez Hobbes, il y avait l’invention du transcendantal : Althusser nous expliquait que le transcendantal kantien existait en fait déjà dans la formation paradoxale 87

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du contrat hobbesien, dans lequel le souverain est institué par la volonté des contractants, pour « les gouverner », mais n’a aucune obligation envers eux. Comme une condition inconditionnée. L’idée d’Althusser était que la philosophie politique, au-delà de sa fonction habituelle sur le droit naturel, avait une importance philosophique plus forte. D’où la fascination pour la question de la « garantie » chez Althusser, et son analyse, pendant des cours entiers, de la constitution des différentes versions du contrat. A. W. L. : Le thème de la garantie explique-t-il la place centrale qu’occupe Rousseau aux yeux d’Althusser ? Y. D. : Oui, c’est le cœur de la réflexion d’Althusser, qui d’abord partait du Deuxième traité de Locke, réfléchissait sur le droit et la loi, de l’état de nature au contrat social. Il faisait cours sur ces thèmes, et montrait ensuite le vrai contrat, qui est le contrat hobbesien, que Rousseau affronte directement. La grande thèse d’Althusser, c’est de dire que Rousseau est le seul qui relève le défi de Hobbes, en transformant la souveraineté inconditionnée en inconditionnalité de la loi, au moyen de l’idée (philosophique autant que politique) de la « volonté générale ». Voilà ce qu’Althusser nous expliquait. Faire cours sur la pensée politique, c’était, pour lui, faire cours sur la philosophie. Faire de la philosophie en faisant de la philosophie politique. Et il s’y investissait pleinement. 88

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A. W. L. : Autour de Rousseau se détachent alors chez Althusser deux autres penseurs du politique, Machiavel et Montesquieu… Y. D. : Montesquieu l’intéresse parce qu’il est un penseur hors du contrat, justement. Montesquieu, en 1958, et Machiavel, en 1972. L’un avant le contrat ; l’autre contre le contrat. Montesquieu est contre, parce qu’il est en retard du point de vue historique. Montesquieu est celui qui défend à la fois une position sur la séparation des pouvoirs, dont s’est inspiré le libéralisme, et une position réactive, de type aristocratique. C’est ce qui est fascinant chez lui. Montesquieu et Machiavel sont deux penseurs qui font écart avec la théorie du contrat, qui est la théorie centrale de la philosophie politique classique, c’està-dire « bourgeoise ». A. W. L. : Quelle est, au fond, la manière si singulière, vraiment unique, qu’a Althusser de lire les grands textes de la philosophie ? Y. D. : Elle tient à ce qu’Althusser n’était pas un historien de la philosophie. C’est d’ailleurs pourquoi l’interprétation qu’il propose dans certains de ses cours ou textes a pu être critiquée, par exemple par Bruno Bernardi, plus proche de la lecture que Victor Goldschmidt fait de Rousseau, plus classique, plus académique. Mais Althusser cherchait précisément à être décalé, à décaler les choses, du fait de sa propre position excentrique par rapport à la philosophie. 89

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Althusser enseignant faisait des cours extraordinairement fascinants, mais qui n’étaient pas des cours d’histoire de la philosophie, au sens d’une histoire des idées ou des systèmes. Même si c’était son métier. Tous les cours d’Althusser étaient de ce type, sur des « personnages ». Il a par exemple dispensé une année un cours sur Feuerbach, parce que L’Idéologie allemande de Marx était au programme de l’agrégation de philosophie – il fallait le faire, quand même : mettre ce texte au programme, à l’époque ! Et ce qui est incroyable, c’est qu’Althusser a fait cinq ou six cours, non pas sur L’Idéologie allemande, mais uniquement sur Feuerbach. Ce cours était absolument magnifique, parce qu’Althusser y expliquait que Feuerbach anticipe Husserl. Stupéfiant. Althusser avait toujours cette double pratique : s’occuper de tout autre chose (conceptualisation politique) et nous proposer des séminaires (enseignement de la philosophie). Il avait même une troisième pratique : il faisait venir les gens, comme Deleuze, Canguilhem ou Foucault (engager le dialogue). A. W. L. : Quels étaient les rapports d’Althusser avec ses contemporains, ceux qui déjà constituaient leur propre œuvre, leur pensée singulière, en particulier Michel Foucault ? Y. D. : Ces rapports étaient toujours des rapports d’estime et d’amitié. Le grand reproche que faisait Foucault au marxisme, était de dire que les marxistes, s’ils prétendent faire de l’histoire, la détestent en réalité 90

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– et Foucault n’avait pas tort. Néanmoins, Foucault a toujours été attentif aux élaborations d’Althusser et y a toujours réagi. La dernière publication qui clôt la série des cours de Foucault du Collège de France, et qui a été publiée en juin 2015, est le cours Théories et institutions pénales prononcé entre novembre 1971 et mars 1972. Dans ces leçons, Foucault se penche sur les « matrices juridico-politiques » et l’« appareil judiciaire d’État ». Il y a ce point d’analyse qui peut être commun entre les deux penseurs, à savoir la notion d’appareil répressif. Souvenez-vous que Foucault a passé l’agrégation alors qu’Althusser était caïman. Althusser et Foucault se sont mutuellement estimés jusqu’au bout. A. W. L. : Et en ce qui concerne le rapport d’Althusser avec un autre penseur d’envergure comme Derrida ? Y. D. : C’est très différent. Derrida est arrivé en 1964 pour aider Althusser, pour être un deuxième caïman. Son seul texte alors publié était son texte sur Husserl, l’Introduction à l’origine de la géométrie. Ce n’est qu’ensuite que Derrida a progressivement travaillé et est devenu Derrida. Pour lui, Althusser était un personnage étrange parce qu’il voyait des rapports de forces partout. C’était sa façon de traduire ce qu’Althusser voyait dans l’antagonisme, alors que la voie de la philosophie, pour Derrida, n’était pas le rapport de forces mais le déplacement, ce qu’il appelait lui-même la « déconstruction ». 91

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Derrida nous disait, à nous, ses élèves : « Voilà le tapis sous les jambes. Vous croyez que vous êtes bien assis quelque part. Eh bien non, la présence est toujours quelque chose qui se dérobe. » Althusser entendait bien ce point chez Derrida, mais il y avait cette distinction entre eux, en raison de laquelle les rares choses qu’Althusser a pu écrire sur Derrida, dans les textes de la fin, sur la matérialité par exemple, restent assez limitées. Althusser avait une immense estime pour Derrida. Mais la passion philosophique qui les animait n’était pas la même. A. W. L. : Un autre penseur, évidemment, qui commençait alors à avoir une œuvre incroyable et de grande envergure, c’était Deleuze… Y. D. : Althusser était absolument fasciné par la force de Deleuze, en particulier ses textes sur Spinoza. Quant à Deleuze, il admirait beaucoup ce qu’avaient écrit Althusser et ses amis dans Lire Le Capital. Mais Althusser ne lisait pas vraiment Deleuze. Il y avait une sorte d’interdit de lecture, parce qu’Althusser détestait Bergson, à cause de Politzer. C’est une sorte de verrou. Mais Althusser admirait Deleuze, il l’a d’ailleurs fait venir deux fois, en 1966, parce que Spinoza était au programme de l’agrégation, et en 1972-1973, parce que le livre I de l’Éthique était au programme de l’oral. Deleuze dispensait des cours magnifiques. La première fois, j’étais à Madagascar, mais la seconde fois, j’étais assis à côté d’Althusser et je le revois prendre note avec admiration. Mais même quand Deleuze a 92

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travaillé avec Guattari, à partir de L’Anti-Œdipe, en 1972, Althusser ne le lisait pas, toujours à cause de son problème avec Bergson. Certainement aussi à cause de leurs divergences politiques de plus en plus marquées après 1968. Parmi ses contemporains, au final, celui pour lequel il avait la plus grande admiration, c’était Foucault. La lecture de L’Histoire de la folie à l’âge classique a été un vrai choc pour lui. Parmi les philosophes de cette génération, c’est avec Foucault que quelque chose s’est vraiment passé sans avoir été dit.

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Aliocha Wald Lasowski : Comment avez-vous rencontré Althusser dans votre parcours, à quelle occasion ? Maurice Godelier : J’étais alors en hypokhâgne, à Lille, et mon professeur était Olivier Revault d’Allonnes. Revault me dit un jour : « Attention, il y a un gars super qui va arriver. C’est Foucault, il est très fort, ce type. Assistant de psycho, il va venir à Lille, il faut que tu ailles jeudi écouter ses cours. » En effet, Foucault, qui était sorti de la fondation Thiers au début des années 1950, venait d’être nommé en 1952 assistant pour enseigner la psychologie à la faculté de Lille. À cette époque, Foucault, Revault d’Allonnes et beaucoup d’autres étaient communistes. Après la Seconde Guerre, il y avait eu une vague d’adhésion au parti communiste (la Résistance, une idéalisation – ou une ignorance complète – de la Russie, ou une volonté de ne pas reconnaître la réalité). Dans ce 95

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milieu, le marxisme dominait donc, comme on le voit avec un autre grand penseur, Jean-Toussaint Desanti. Grâce à Foucault qui avait tout organisé, je me suis retrouvé en khâgne au lycée Henri-IV. J’y ai alors rencontré Charles Parain, le frère de Brice Parain. Charles Parain, qui était déjà à la retraite, m’a fait lire les agronomes romains, Columelle, etc., et beaucoup d’autres textes qu’un philosophe habituellement ne lit pas. Il était spécialiste de l’agriculture de l’Antiquité grécoromaine. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré pour la première fois Althusser, en allant écouter Foucault à la rue d’Ulm, alors que j’étais toujours en khâgne. C’était d’ailleurs paradoxal : j’allais écouter Foucault faire une leçon sur l’anthropologie de Kant, sans savoir alors que j’allais plus tard devenir anthropologue. A. W. L. : Vous n’avez pas encore la vocation d’anthropologue, car c’est la philosophie qui d’abord vous intéresse… M. G. : En effet, et c’est d’abord Foucault que j’étais venu écouter, plutôt qu’Althusser. Par le biais de Foucault, je rencontre donc Althusser, mais sans plus. Charles Parain me donne à son tour ce conseil presque identique au premier que j’avais reçu : « Attention, il y a un type épatant et vraiment très fort qui va faire un exposé, tu dois y aller, il va faire un exposé sur la tekhnè en Grèce antique. Il s’appelle Jean-Pierre Vernant. » Je rencontre Althusser d’un côté, Vernant de l’autre, jeune chercheur prometteur entré au CNRS. 96

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Je deviens normalien, puis je passe l’agrégation de philosophie. Le soir de l’agrégation – le jury était présidé par Étienne Souriau –, on me demande : « Qu’est-ce que vous voulez faire ? » Je réponds : « Je voudrais philosopher non sur la philosophie mais sur quelque chose d’autre, donc il faudrait que j’apprenne autre chose que la philosophie maintenant. » Il faut que je choisisse : « Je suis marié, je voulais faire médecine, mais c’est trop long ; les mathématiques, ça me plaît, mais je ne suis pas très bon pour calculer ; finalement, pour des raisons personnelles politiques, je voudrais faire économie. » Réponse du jury : « Très bien, mon jeune ami, on vous donne une année d’École normale pour vous cultiver. » À l’époque, c’était fabuleux, et comme j’avais fait un très bon oral… A. W. L. : Quelle décision prenez-vous ? Où partezvous travailler et étudier ? M. G. : Je pars au Centre de programmation économique, le CPE, qui prépare des polytechniciens et des centraliens pour le Commissariat général au Plan, institution française créée par de Gaulle en 1946 pour la remontée économique de la France. Je m’y retrouve agrégé de philosophie. Et comme je suis, à cause beaucoup de Revault d’Allonnes, devenu communiste et donc intéressé par Marx, je vais écouter les cours de l’économiste Charles Bettelheim qui, fondateur du Groupe d’études des problèmes de planification à l’EPHE, défend la planification contre Hayek. Et alors je lis énormément d’ouvrages économiques. 97

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A. W. L. : Lisiez-vous alors surtout la pensée marxiste, les économistes communistes ? M. G. : Non, comme je viens de vous le dire. Mais, parmi les jeunes agrégés de l’époque, je fus probablement l’un des premiers à lire Le Capital en entier. En français, aux Éditions sociales, c’était huit volumes : les trois volumes du livre I, les deux volumes du livre II et les trois tomes du livre III. À l’époque, on ne lit en général que le livre I, et seulement la première des huit sections, celle qui est consacrée à la marchandise et à la monnaie. C’est tout. Je lisais aussi l’économiste John Keynes dans le texte et beaucoup d’économistes anglo-saxons ainsi que Walras, Pareto et Schumpeter. On construisait beaucoup de modèles mathématiques. On comparait les modèles, soit d’économie concurrentielle capitaliste, soit d’économie centralisée socialiste. Il s’agissait d’analyser les conditions, dans chaque cas, de fixation des prix, de variation des valeurs, etc. Je m’immerge là-dedans à fond. J’ai aussi rencontré Bettelheim plus personnellement, ainsi que Pierre Vilar, un grand historien de la Sorbonne, spécialiste de l’histoire économique de la Catalogne, officiellement marxiste. À l’époque, j’avais croisé Althusser par le truchement de Foucault dans les couloirs de la rue d’Ulm, et aussi parce qu’il était communiste. J’assistais alors aux grandes réunions politiques, auxquelles participait également le philosophe mathématicien Maurice Caveing, auteur d’Épistémologie et marxisme, ainsi que 98

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Jean Desanti. Mais je n’avais pas vraiment encore de rapports avec Althusser. A. W. L. : Est-ce alors par Bettelheim et aussi par votre travail en économie que vous rencontrez Althusser ? Par ce biais-là ? M. G. : Oui, absolument. Mes rapports personnels avec Althusser s’ébauchent par l’intermédiaire de Bettelheim, qui avait créé une collection chez Maspero. Bettelheim et Althusser travaillaient main dans la main pour le choix des textes. J’écris alors trois articles dans la revue Économie et politique, mes premiers articles, sur la notion de structure dans Le Capital de Marx, sous le titre « Les structures de la méthode du Capital », en 1960-1961. C’était complètement insolite et neuf. Je les envoie d’ailleurs à Claude Lévi-Strauss que je ne connais pas et qui me répond gentiment qu’il a rédigé, étant jeune, un petit essai sur le même thème, sur la logique du Capital de Marx. Mais les trois articles sont très longs et ils sont presque refusés par la rédaction de la revue. Quand je les remets, on me dit : « Mais tu fais des références à Husserl, ça ne va pas. » Vous voyez, comme d’habitude, il y avait toujours la censure en arrière-plan. Finalement, mes articles sont publiés. A. W. L. : Althusser avait-il alors lu vos trois articles ? M. G. : En réalité, je les lui ai apportés. Althusser n’avait pas encore lu Le Capital. J’avais lu les 99

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huit volumes, ainsi que les notes et appendices. Un travail de près d’un an. Il me semble qu’alors, ce travail n’intéresse pas vraiment Althusser. Malgré tout, il prend aimablement mes articles, et on en discute légèrement. À l’époque, vous savez, Althusser est un homme vraiment sympathique, remarquablement intelligent et très brillant. Et je lis alors son Montesquieu. C’est un excellent livre, vraiment, sa réflexion historique et sociale, sa reconstitution des théories sur la formation de la nation française et l’aristocratie franque (vie au ixe siècle) me plaisent. Tout y est très bien construit et analysé. Mais il ne s’intéresse pas tellement au Capital, ni à mes articles. Ce n’est pas bien grave, mais il est surtout incroyable de voir que Le Capital n’intéresse pas alors Althusser. A. W. L. : Il est incroyable de voir que Marx n’intéresse pas Althusser, mais surtout que ce soit LéviStrauss qui vous réponde. M. G. : Oui, je ne connaissais pas du tout LéviStrauss, mais j’ai voulu lui envoyer mes articles à cause de ma recherche sur les notions de « Genèse et de structure dans Le Capital ». Paradoxalement, Lévi-Strauss m’envoie une lettre et me dit : « J’aime beaucoup votre analyse et je peux vous faire une confidence : moimême, en DEA, avant l’agrégation, j’ai étudié Marx et Le Capital. » Ce que personne, je pense, ne savait à l’époque. 100

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Je me rends à deux ou trois des séminaires d’Althusser. Et le temps passe un peu, j’écris en 1966 un livre pour Maspero sur Rationalité et irrationalité en économie, qui aura sept réimpressions successives. A. W. L. : C’est un livre majeur, puisque, en y croisant philosophie, anthropologie et systèmes économiques, vous ouvrez des pistes neuves pour une science, une pensée nouvelle, en pleine élaboration… M. G. : Merci, mais ce n’était pas aussi évident à l’époque, vous allez voir ! Au départ, Althusser avait dit à Bettelheim : « Tu dois prendre Godelier dans ta collection. » C’est vraiment à lui que je le dois. Je laisse mon manuscrit à Bettelheim, qui me le rend plus tard avec trente pages d’une préface qui détruisait le livre : une bassesse et une perversion. Il détruit ou, à chaque fois qu’il y a des idées nouvelles, il écrit : « Je les ai déjà dites. » Ce n’est pas correct. Je suis direct : furieux, je vais voir Bettelheim et lui dis : « Votre préface est un scandale. » Et je poursuis : « Vous prenez mon livre si vous retirez votre préface. Mais si vous la conservez, il n’y aura pas de livre. Je trouverai ailleurs. » Il n’est pas très content, c’est normal. J’en parle à Althusser et je lui dis : « C’est quoi, ces conneries ? » Althusser fait pression sur Bettelheim qui, gentiment, avec le sourire, finit par répondre : « Votre livre, je le publie, bien sûr », sans la préface, évidemment. Althusser a joué un rôle, il a été un vrai soutien. 101

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A. W. L. : Après ce premier épisode, où vous avez des rapports positifs avec Althusser, que faites-vous ? M. G. : Je me lance alors dans une fameuse discussion sur la notion de production asiatique. L’historien germano-américain Karl Wittfogel avait publié en 1957 en anglais son livre Le Despotisme oriental. Une étude comparative du pouvoir total. C’était un grand sinologue, membre du parti communiste allemand, avant de fuir aux États-Unis. Son livre courageux montre que, aussi bien en Chine qu’en Russie, ce n’est pas le socialisme mais le despotisme d’un État et d’un parti qui règnent, c’est-à-dire une vieille structure orientale qui réapparaît sous couvert ou sous le nom de socialisme. Sa thèse était inacceptable à la fois pour les communistes russes et chinois, et il fut exclu du parti. Sur le plan scientifique, elle était outrancière et critiquable. A. W. L. : En effet, le livre de Wittfogel traduit en français aux Éditions de Minuit avec une préface du grand historien et intellectuel Pierre Vidal-Naquet a un certain retentissement… M. G. : J’écris alors un article sur « La notion de mode de production asiatique et les schémas marxistes d’évolution des sociétés », que j’envoie à Sartre en 1965 pour Les Temps modernes ; Sartre me fait savoir par Pouillon qu’il le trouve très intéressant et le publie. Je rassemble alors tous les textes de Marx, Engels et Lénine sur le mode de production asiatique. Tout en verrouillant le parti, Roger Garaudy laissait un peu 102

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de mou et de liberté aux intellectuels, et un groupe de chercheurs se forme autour de ces questions. Je me retrouve avec l’égyptologue Jean Yoyotte, Charles Parain pour l’Antiquité, Jean-Pierre Vernant pour les Grecs, l’assyriologue Paul Garelli, spécialiste de la Mésopotamie, Jean Chesneaux sur la Chine, et d’autres. Plusieurs d’entre eux devaient plus tard entrer au Collège de France. J’étais un peu le jeune secrétaire de tout ce groupe. En 1966, à Sydney, en convalescence à la suite d’un terrible accident survenu en Nouvelle-Guinée, dans la bibliothèque de l’université, j’écris sur ce thème un long texte de 154 pages qui servira de préface au livre sur Les Sociétés précapitalistes publié ensuite aux Éditions sociales (préface que les Cubains vont isoler comme un livre, sans m’en avertir d’ailleurs, avant de le diffuser). Dans ce livre, on trouve les textes de Marx sur l’Inde sous domination britannique, sur la Chine, sur l’Algérie soumise à la colonisation française, ainsi que sur le mir russe et les anciennes communautés villageoises germaniques. A. W. L. : C’est une période très féconde de Marx, où il va même écrire les grands projets de son livre Le Capital et organiser la Première Internationale… M. G. : Mais oui, d’où l’intérêt de lire ses textes de l’époque, ceux par exemple sur l’immobilisme de l’Inde. On lui a beaucoup reproché ces textes. Mais dans les trois brouillons de sa lettre tardive de 1881 à la socialiste russe Véra Zasulich sur les phases successives 103

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de développement des structures communautaires – trois brouillons qui n’ont pas été envoyés mais qui sont géniaux –, Marx dit que la permanence d’une communauté n’est pas toujours le signe d’une stagnation, mais plutôt d’une force de résistance et de reproduction de soi-même, ce qui n’est pas du tout la même chose. A. W. L. : Qu’en est-il de votre relation d’amitié avec Michel Foucault ? M. G. : C’est auparavant que je me brouille avec Foucault. Parce que, responsable des étudiants communistes des khâgnes, je m’occupe alors d’organiser le jeudi des conférences, rue Férou. L’une est très attendue, celle du « Foucs », surnom de Foucault. Il est 14 heures, je suis présent. On l’attend ; 14 h 30, toujours pas là. Il y a cinq cents personnes qui attendent Foucault, qui ne vient pas. Je demande à un copain de se mettre au piano pour jouer et je cours – je cours vraiment – de la rue Férou jusqu’à la rue d’Ulm, je gravis quatre à quatre l’escalier, et je vois Foucault dans son bureau. Je lui dis « Qu’estce que tu fous ? On t’attend. Tu déconnes ou quoi ? C’est un immense succès, tout le monde est là. », et Foucault me dit : « Mais tu ne m’as pas rappelé pour cette conférence, je n’y vais plus. » Narcissisme. C’est une brouille, et il faudra attendre des années, un retour de Foucault de Varsovie, et que François Châtelet organise un déjeuner à 9 heures un dimanche matin place de la Sorbonne, entre Foucault et moi, 104

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pour qu’on reparte ensemble. Mais ça n’a jamais été la même chose qu’avant, parce que lorsque j’étais interne à Henri-IV, tous les samedis, j’allais dormir chez Foucault, rue Monge ; j’avais alors avec lui des rapports très personnels. Lui sortait avec ses amis ou ses amants, moi, j’allais rencontrer une jeune fille qui devait devenir mon épouse et travaillait au pair. À minuit ses patrons me mettaient dehors. Foucault me préparait mon petit déjeuner le dimanche et souvent, il me faisait découvrir des poètes qu’il aimait et que je ne connaissais pas. J’avais pour lui une immense admiration. A. W. L. : Que pense Althusser du nouveau travail de recherche que vous menez ? M. G. : Il est très intéressé, on en parle alors souvent. Mais une explosion se produit au moment où Althusser prépare son livre Pour Marx. Un dimanche matin, il nous invite à venir à la rue d’Ulm, Bourdieu, Châtelet et moi. Trois chercheurs différents, d’âge différent, mais chacun un peu sorti du lot – je n’avais pas bien sûr publié autant que Bourdieu, et Châtelet avait publié surtout des manuels. On arrive à trois chez Althusser un dimanche matin et on le trouve, avec un chapelet d’élèves devant lui : Rancière, Balibar, Badiou, Terray, Establet et un ou deux autres. Nous trois, on était invités pour l’écouter, entendre ce qu’il allait faire, une sorte de proclamation et de manifeste. Devant nous, Althusser se lance dans un grand exposé sur Marx ; son livre Pour 105

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Marx était probablement déjà en pleine élaboration. Et c’est là qu’il distribue des rôles à chacun. Nous en sommes sortis ahuris. Non pas atterrés, mais ahuris : « Toi, Rancière, tu vas faire la théorie marxisteléniniste de la littérature ; toi, Establet, tu vas faire la théorie marxiste-léniniste des mathématiques ; toi, Balibar, tu vas faire la théorie marxiste-léniniste de la sociologie et des sciences sociales. » Nous trois, qui avions déjà mené des travaux, certes différents, nous ne comprenions pas : ils venaient tout juste de sortir de khâgne. Ça veut dire quoi leur demander de « faire de la théorie marxiste-léniniste de telle ou telle discipline » qu’ils ne maîtrisaient pas encore et qu’on leur attribue pour la refonder entièrement sur la base du marxisme-léninisme ? A. W. L. : Vous aviez l’impression d’un décalage, d’une incompréhension ? M. G. : On découvre un marxisme dogmatique, un discours dogmatique, au moment même où, dans le livre de Vernant sur Les Origines de la pensée grecque qui venait de sortir en 1962, on rencontre une réflexion innovante sur le nomos, la loi au sein de la cité État d’Athènes, la loi mise au milieu des citoyens comme une séparation, jusqu’à un certain point, entre d’un côté la souveraineté du peuple et de l’autre côté la souveraineté des dieux. Vernant était pour nous du marxisme novateur et on ne trouvait pas chez lui la théorie d’un Garaudy des idéologies comme reflets. On était dans la pra106

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tique scientifique, avec le point de vue critique que le matérialisme peut donner, si on pense que les dieux n’existent pas et ont tous été inventés par les hommes. A. W. L. : Deux points de vue sur le matérialisme s’opposent-ils ici ? Ou même deux points de vue philosophiques s’affrontent-ils alors ? M. G. : Le contexte de mai 68 avait transformé Althusser, fait de lui une sorte de gourou des masses. Il a vite été traduit en espagnol puis dans toutes les langues. Vernant, lui, n’était pas un gourou, juste un maître, un spécialiste dans la connaissance de l’Antiquité. Mais vous avez raison, il y avait deux approches : d’un côté, nous faisions du marxisme un instrument incitant à de nouvelles hypothèses dans les domaines scientifiques ; de l’autre, ils développaient une philosophie marxiste-léniniste qui devait rapidement refonder toutes les sciences. Mai 68 a créé ainsi comme une sorte de Vésuve, et Althusser est devenu une couvée de lave idéologique. A. W. L. : Quels étaient les tensions intellectuelles et les débats politiques au sein du champ intellectuel proche du communisme français ? M. G. : La position qui commençait à se dessiner chez Althusser était un peu l’inverse du trotskisme, c’était plutôt l’entrisme maoïste à l’intérieur du parti communiste. De son côté, Bettelheim, très vite, s’est trouvé – et je me suis brouillé avec lui à ce propos – pris dans 107

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une contradiction entre les principes et les attitudes. Bettelheim était, comme marxiste, un économiste. À ses cours et ses séminaires étaient assis à côté de moi le dirigeant des Khmers rouges, Pol Pot, par exemple, et beaucoup d’autres intellectuels engagés, d’Amérique latine notamment. Mais parmi les orateurs, il y avait aussi des économistes polonais critiques, Oskar Lange et Michal Kalecki. Puis Bettelheim est devenu expert agréé à Cuba, au Mali, au Vietnam et encore en Chine. Il croyait à la révolution maoïste radicale, à la révolution culturelle et à la politique du Grand Bond en avant, qui a conduit au massacre et à la famine de sept à neuf millions de personnes. Althusser était plutôt, je pense, pour ce communisme radical, proche du communisme de Mao, tel qu’il apparaissait à Paris bien sûr, lui permettant de faire la critique du communisme soviétique. C’était ça, être maoïste, avec toutes sortes de sous-courants, comme les mouvements Mao-spontex. A. W. L. : Le contexte politique était dur… M. G. : Entretemps, j’étais devenu anthropologue et j’étais parti vivre entre 1966 et 1988 parmi les Baruya, une tribu des hautes terres de la Nouvelle-Guinée à laquelle j’ai consacré de nombreuses enquêtes. Et, lorsque, à la radio en Nouvelle-Guinée, j’ai entendu que les chars soviétiques entraient à Prague en 1968, je me suis dit : « Ce n’est plus possible » ; pour moi, c’en était fini avec le PC. 108

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Après trois ans de terrain, je suis revenu à Paris. Catherine Clément, qui était communiste à l’époque, est venue me dire au Collège de France : « Le parti communiste continuera à te soutenir, mais critiquer le parti et renoncer à sa carte, ça pourrait devenir dangereux pour toi. » Cela m’a paru ressembler à du chantage et ça m’a bien fait rigoler. Car être communiste alors n’était pas un avantage dans le milieu académique. À l’époque, François Furet aussi était communiste, et incroyablement sectaire. Il parlait alors de Fernand Braudel comme d’une « vipère lubrique », vocabulaire terrible de l’époque. Ensuite, il y avait aussi Annie Kriegel, fille d’un héros de la Résistance, mais la suite fut moins belle : stalinienne avant de devenir une impitoyable épuratrice dans les colonnes du Figaro. A. W. L. : Est-ce après cette époque que vous rencontrez Fernand Braudel, alors directeur de la revue Les Annales et professeur d’histoire au Collège de France ? M. G. : C’est vrai, je le rencontre à ce moment-là, et c’est à lui que j’ai dit qu’il n’existait pas d’anthropologie économique en France et qu’il fallait développer ce domaine. Il m’avait nommé maître-assistant dans son équipe, pendant deux ans, avant que je ne devienne le maître-assistant de Lévi-Strauss, qui m’avait dit, en adoptant le langage marxiste : « Vous savez que je m’occupe des superstructures, c’est-à-dire de la parenté et de la religion, mais je n’ai personne pour s’occuper des infrastructures. » Je me découvre auprès de Lévi109

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Strauss comme un mécanicien, démontant les moteurs. C’était étonnant de passer de Braudel à Lévi-Strauss. A. W. L. : Vous avez donc été au cœur de ce qu’on appelle le structuralisme, avec votre compagnonnage avec trois penseurs : Foucault, Lévi-Strauss et Althusser ? M. G. : Il faut distinguer le structuralisme comme position philosophique et la méthode d’analyse structurale qui n’implique pas les positions théoriques de Lévi-Strauss. Le structuralisme, à un moment, a réuni Foucault, Lévi-Strauss et Althusser dans l’idée de la mort du sujet – vraiment étonnant ! –, parce que ce sont les individus qui reproduisent des rapports sociaux qui ont une structure ; et la révolution, ce sont les révolutionnaires qui la font, et non pas les structures qui font elles-mêmes des transformations structurelles. C’était le moment où l’historien Edward Palmer Thompson, en Angleterre (l’un des pères de la New Left Review), critiquait le marxisme d’Althusser. Je m’opposais sur ce point à Lévi-Strauss : certes, on ne peut pas étudier les rapports de parenté sans rechercher leur structure, toutefois les structures ne changent pas d’elles-mêmes, mais par les interactions humaines. Bourdieu aussi attaquait Lévi-Strauss, pour substituer la notion de stratégie à celle de structure, mais une stratégie se développe toujours dans un champ structuré. On voyait bien ce que Bourdieu voulait dire, mais ce n’était pas très satisfaisant. 110

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A. W. L. : Le livre de Thompson de 1978, The Poverty of Theory, vient d’être traduit, en 2015, sous le titre Misère de la théorie. Contre Althusser. Il s’agissait donc de prendre position ? M. G. : Étant donné le glacis que représentait à l’époque le structuralisme, avec les notions d’« œuvre sans auteur » ou de « structure sans sujet », le champ d’analyse était certes très fortement diversifié. Alain Touraine commençait à analyser la notion de mouvement social pour penser le mouvement de masse ou le mouvement féministe, et réfléchir aussi sur l’individu en tant qu’acteur social. Il fallut attendre les attaques, comme celle venue de La Condition postmoderne de Lyotard en 1980, pour que le structuralisme soit dénoncé comme du scientisme. Les coups commençaient alors à être tirés à la fois contre le structuralisme et contre le marxisme. A. W. L. : Votre expérience sur le terrain en Nouvelle-Guinée vous a sans doute permis d’avoir du recul et de prendre de la distance vis-à-vis de la pensée théorique ? M. G. : Non. On ne peut pas analyser sans théorie, quitte à modifier la théorie. C’est d’ailleurs sur le terrain que je reçus une lettre très fraternelle d’Althusser, qui m’écrivait gentiment : « On pense beaucoup à toi. Je sais ta solitude. » Je lui répondis : « Cher Louis, quand tu parles de solitude, si tu savais le nombre d’hommes et de femmes qui m’entourent tous les jours, qui entrent dans ma chambre à coucher, à n’importe quel 111

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moment, tu verrais que je ne suis pas seul. » Oui, bien sûr, il avait raison pour ma solitude en tant qu’homme blanc, mais les Baruya étaient autour de moi. C’est à peu près là mes derniers rapports avec Althusser. A. W. L. : N’étiez-vous pas, finalement, plus proche de la philosophie de Jean-Toussaint Desanti qui, lui aussi, à sa façon, proposait une réflexion pour associer matérialisme et épistémologie, pour concilier phénoménologie et praxis ? M. G. : C’est vrai que, pendant des années, j’allais écouter Desanti, qui faisait des cours passionnants sur Husserl et nous commentait ses Méditations cartésiennes de 1929, traduites en français par Levinas en 1929. Depuis plusieurs années, Jean Beaufret introduisait Heidegger en France. Nous, au contraire, on refusait Heidegger car on trouvait que c’était une résurrection de la métaphysique. L’être de l’étant et l’étant de l’être nous semblaient reconstituer une sorte de vêtement d’abstraction qui ne menait nulle part. Philosophiquement, il faut revenir à la méthode, à l’époché ou suspension du jugement et retour au monde, sans l’idée d’un sujet ou moi transcendantal – mais ce qui est peut-être transcendantal, c’est le champ de structures dans lequel nous vivons et pensons. La phénoménologie renvoyait toujours à l’idée féconde que les hommes sont la source du sens qu’ils donnent au monde et à leur époque. Desanti travaillait sur les mathématiques, c’est son grand ouvrage sur Les Idéalités mathématiques. Il 112

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dialoguait alors avec Euclide. Il fut suivi par Maurice Caveing et ses recherches sur les mathématiques égyptiennes, babyloniennes, etc., et son superbe livre sur Le Problème des objets dans la pensée mathématique. A. W. L. : Que retenez-vous des quatre grandes personnalités dont vous avez été proche : Lévi-Strauss, Vernant, Desanti et Althusser ? M. G. : C’est évidemment Vernant et Desanti dont j’ai été le plus proche. Mais Vernant, Desanti et LéviStrauss partageaient la même qualité scientifique, la rigueur, l’érudition et l’innovation. Des quatre personnalités, c’est Lévi-Strauss dont l’œuvre a eu le plus grand retentissement scientifique international. Pour Althusser, c’est le contexte historique qui mène à mai 68 en France et dans le monde occidental qui lui a donné une réputation mondiale. Depuis lors, le monde a changé. Le capitalisme est devenu le premier système économique véritablement mondial. Pour penser ces transformations, l’analyse structurale est toujours nécessaire. Mais elle exige en plus d’analyser les identités culturelles héritées du passé dans toutes les parties du monde qui entrent dans le système capitaliste mondial. C’est là que l’approche de Vernant est à suivre. Et je rappelle que c’est en 1968 que Vernant et moi, indépendamment l’un de l’autre, avons quitté définitivement le parti communiste, lorsque les chars russes sont entrés dans Prague et ont écrasé ce qu’on avait appelé le « Printemps de Prague ». Pour nous, 113

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c’était enfin l’amorce d’un socialisme respectueux du peuple. Pour moi, comme pour beaucoup d’autres, ce fut définitivement la fin des espoirs et des illusions de ma jeunesse.

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Des penseurs des Lumières à la science contemporaine Conversation avec Dominique Lecourt

Aliocha Wald Lasowski : À quel moment avez-vous rencontré Althusser, comment s’est construite cette relation d’amitié avec lui ? Dominique Lecourt : À partir de l’été 1965, date de mon entrée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, j’ai été l’élève de Louis Althusser. 1965, l’année où son aura a peut-être été la plus forte, en particulier parmi la génération nouvelle. Celle qui était idéologiquement engagée dans les luttes tiers-mondistes de libération nationale et vivait dans l’espérance d’une ère poststalinienne du socialisme. C’est l’année où est paru Pour Marx aux Éditions François Maspero, précédé par ce que nous appellerions aujourd’hui un long buzz. On croyait avoir enterré Marx. Le voici qui faisait « retour ». Le livre allait être publié à la rentrée. La réputation d’Althusser était parvenue jusqu’à la khâgne du lycée Louis-le-Grand, à travers son ami 115

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Louis Guillermit, mon professeur de philosophie pendant deux ans. Dans ses cours, il arrivait à Guillermit de se référer aux travaux du maître de la rue d’Ulm, quoique de façon énigmatique entre deux séances intensives sur Spinoza ou sur Kant. J’ai retrouvé récemment dans mes archives une lettre dans laquelle Guillermit m’encourageait à faire de la philosophie plutôt que des lettres classiques. Mon goût me portait vers la Grèce antique. Une vocation venue de l’enfance si forte que, l’espace d’un été, j’ai bien pensé entrer à l’école d’Athènes pour apprendre le métier d’archéologue. Cela n’eut jamais eu lieu. Le Directeur de l’ENS était alors Robert Flacelière, helléniste précisément de l’école d’Athènes, épigraphiste et spécialiste de Delphes. Lorsqu’il m’accueillit pour un entretien selon la tradition à laquelle était soumise chaque élève, il conclut à ma grande surprise : « Il manque des philosophes dans cette promotion. Seriezvous d’accord pour faire de la philosophie ? Vous avez eu une très bonne note au concours. » J’étais très embarrassé. Je doutais de mes capacités en cette matière. Mais j’ai accepté. La philosophie m’intimidait, mais elle m’attirait aussi depuis longtemps. Et le renom d’Althusser ne fut pas pour rien dans ma décision. Je me suis donc plongé dans des études de philosophie et je les ai prolongées le plus longtemps possible puisque je partais de zéro. Cinq ans, et même une sixième année supplémentaire pour cause de réforme tardive au service national ! 116

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A. W. L. : L’année 1965 était donc l’année d’une consécration pour Althusser ? D. L. : La consécration d’Althusser, on la suivait par ses articles retentissants dans La Pensée. Nous poussions le zèle jusqu’à pister ses interventions dans les revues étrangères. Comme il avait déjà publié alors quelques textes en italien, nous avions demandé à l’un de nos camarades de les traduire, pour nous imprégner sans tarder de cette pensée qui semblait renouveler le paysage intellectuel. Pourquoi ? J’y ai souvent réfléchi depuis. Il me semble qu’en définitive, Althusser nous faisait sortir brusquement d’un temps, marqué par l’œuvre et l’activité de Sartre, qui avait promu une vision littéraire et historiciste de la philosophie. A. W. L. : Althusser représentait quelque chose de totalement nouveau… D. L. : N’oublions pas que les sciences humaines et sociales amorçaient alors seulement leur ascension intellectuelle et institutionnelle. Les noms de LéviStrauss, Lacan, Bourdieu ou Foucault commençaient à être connus. Le vocable fourre-tout de « structuralisme » semblait devoir imposer ses normes conceptuelles et méthodologiques dans toutes les disciplines. Ceux qui, comme moi, allaient désormais poursuivre un cursus de philosophie espéraient que les « nouvelles » venues – sociologie, psychologie, éthologie, linguistique, logique… – viendraient moderniser les programmes et dynamiser les chercheurs. La plupart des enseignants pourtant rejetaient carrément ces 117

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innovations pour, au mieux, se replier sur une variante ou une autre de la phénoménologie. Cependant que les autres se contentaient de la traditionnelle histoire de la philosophie et de l’érudition qu’elle exige. J’avais eu la chance d’avoir en hypokhâgne un très jeune et très brillant professeur, Yvon Brès, qui nous avait fait découvrir tout l’intérêt des recherches les plus récentes en anthropologie. Ce à quoi je fus au premier chef sensible chez Althusser, ce fut donc à la proposition qu’il faisait aux philosophes d’une alliance critique avec les sciences humaines et sociales au moment où elles allaient massivement occuper le devant de la scène. Mais, comme chacun sait, Althusser était membre du parti communiste français. Ici encore, il apportait du nouveau. Il entendait rénover le marxisme et affranchir les esprits du rabâchage des penseurs officiels qui cherchaient à sauver le « matérialisme dialectique » de l’ennui stérile émanant des tristes manuels en provenance de Moscou. Roger Garaudy, le philosophe du PCF à l’époque, bien avant de se convertir à l’islam et devenir négationniste et antisioniste, écrivait alors Le Marxisme du xxe siècle… ! Le dogmatisme s’y dissimulait mal sous une apparence libérale. Les premiers travaux d’Althusser réalisaient ce tour de force de déverrouiller le marxisme – finie la psalmodie des lois de la dialectique. Il s’obligeait à une confrontation épistémologique et politique avec les nouvelles sciences dans leur version structuraliste. Ce faisant, il permettait 118

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d’établir un lien indissoluble entre théorie et action. J’en tirais pour ma part quelques leçons. Au début des années 1960, j’étais un étudiant plutôt réservé et modérément engagé en politique. J’avais eu la réaction affective de nombreux jeunes gens de mon âge en opposition à la « sale » guerre d’Algérie. Plus jeune, au lycée Buffon, j’avais participé à la création d’un « Front universitaire antifasciste » (FUA) dont Alain Krivine deviendrait le leader. J’ai découvert bien plus tard que c’était un nid de trotskistes. Encore lycéen, je ne connaissais pas le sens de ce mot. Néanmoins, le côté bateleur de leur discours m’impressionnait. J’en ai assez vite épuisé les charmes. A. W. L. : Vous étiez dans le sillon creusé par vos prédécesseurs et par l’époque ? D. L. : Ce qui était caractéristique de notre époque, c’est que nous étions « clivés » comme on dit aujourd’hui. L’activité politique d’un côté – manif, distribution de tracts, rédaction de banderoles… –, l’activité philosophique de l’autre, qu’Althusser nous invitait à articuler ensemble. Nous nous sommes donc mis à travailler comme des bêtes à la bibliothèque. Avec Benny Lévy, nous avons entrepris de suivre le mot d’ordre althussérien et de lire Le Capital dans son intégralité, puis les œuvres complètes de Lénine ! Je suis entré à l’ENS au moment où ceux qui avaient participé à Lire Le Capital venaient de partir. JeanPierre Osier disait de moi que j’étais un « puîné », quelqu’un qui n’est pas vraiment à sa place. 119

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Balibar, Macherey et Rancière, je ne les ai connus personnellement que plus tard. Autrement dit, des althussériens, il ne restait qu’un mythe, très efficace pour intimider l’extérieur. Althusser lui-même, au demeurant, j’allais le découvrir, n’était pas un organisateur d’équipe. Il traitait les affaires intellectuelles et personnelles une à une, face à face. Ses corrections de copie consistaient en de longs entretiens à partir d’un texte qu’il avait lui-même rédigé en marge du vôtre. « Son enseignement était une amitié, son amitié un enseignement », pour reprendre ce magnifique éloge de Jean d’Ormesson. Il est vrai que certains se réclamaient d’Althusser dans le combat politique, notamment à l’intérieur de l’Union des étudiants communistes (UEC). Il suivait les affrontements avec passion, parfois avec jubilation. Il l’a raconté dans L’avenir dure longtemps. Il n’intervenait guère personnellement. Le plus important, ce sont les horizons de recherche qu’il ouvrait. Nombreux étaient les étudiants militants (de gauche, il va de soi) qui cherchaient auprès de lui des arguments pour fonder et revigorer leurs activités politiques. A. W. L. : Althusser devient une figure de l’engagement, le vôtre comme celui de votre génération d’étudiants ? D. L. : Celui qui a joué un rôle essentiel pour nous autres, étudiants, c’est Robert Linhart. L’un des plus brillants et des plus sympathiques, l’un des plus fous aussi. Il est l’auteur de Lénine, les paysans, Taylor et 120

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de l’admirable petit livre intitulé L’Établi qui relatait son expérience d’ouvrier dans les usines Citroën de la Porte de Choisy. En 1966, avec Benny Lévy, Jacques Broyelle et quelques autres, il a créé l’UJC (ML), l’Union des jeunesses communistes marxistesléninistes. C’était un improbable groupement de « théoricistes », comme on appelait ça à l’époque – lacaniens distingués, économistes austères, linguistes abscons – et de militants purs et durs qui, eux, ne donnaient pas uniquement dans la théorie. Ils ont failli, pour finir, verser dans la violence – on dirait aujourd’hui dans le terrorisme –, sur le modèle italien des Brigades rouges ou de la Fraction armée rouge allemande. D’aucuns appelaient à ce qu’on brûle tous les livres pour ne retenir que Le Petit Livre rouge de Mao ! Je vous rassure, ils ont terminé leur carrière à la Sorbonne… Cela demande aujourd’hui quelque réflexion. Comment les doux intellectuels que nous étions pouvaient-ils tout d’un coup basculer dans l’idée que le peuple obtiendrait tout par la violence sous prétexte que, selon la formule de Mao, « le pouvoir est au bout du fusil » ? Althusser s’amusait à renverser cette citation et faisait remarquer que « le fusil est au bout du pouvoir ». Je vous rappelle, par exemple, que le premier grand texte d’André Glucksmann, Le Discours de la guerre paru en 1969, était consacré à la stratégie politique et militaire de Hegel à Ernesto Guevara. Ce texte avait été écrit dans la perspective que je vous ai rappelée. 121

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A. W. L. : Quel rôle l’École normale supérieure de la rue d’Ulm – comme lieu, comme espace, comme structure – a-t-elle joué ? D. L. : L’École était un gymnase, une bibliothèque, accessoirement une cantine, au demeurant très mauvaise, et un lieu de vie plutôt confortable. Personnellement, par individualisme, je détestais l’idée d’habiter dans un espace clos au parfum conventuel. Mes parents m’avaient trouvé un appartement juste à côté, rue de la Glacière. L’École était un lieu vide dont on pouvait faire ce qu’on voulait. Cela reste un souvenir merveilleux. Sur un thème donné, à l’issue de discussions souvent bouillantes entre nous, nous décidions que nous voulions entendre tel ou tel spécialiste. Ensuite, Althusser, parce qu’il était secrétaire de l’École, mais aussi Derrida, l’un ou l’autre des caïmans, faisaient les intermédiaires entre les élèves et ceux que nous voulions solliciter. Par petits groupes, nous assistions aux cours et aux conférences qui nous intéressaient. De cette façon, j’ai pu suivre de nombreux cours de logique de Roger Martin, en complément de ceux qu’il donnait à la Sorbonne. L’École était un lieu vide, mais un vide créatif ! Ce lieu n’était pas encore vraiment structuré malgré sa grande renommée. C’était un lieu « hors sol » qui n’avait pas de lien institutionnel contraignant avec les universités comme c’est le cas aujourd’hui. C’était une institution vraiment « libérale » dans un cadre républicain. Je n’ai jamais oublié ces cinq ans de bonheur intellectuel, et accessoirement sportif sur le parquet du terrain de basket. 122

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A. W. L. : C’était effectivement un lieu hors norme, absolument unique de par la qualité du savoir et des élèves qui mobilisaient des compétences exceptionnelles… D. L. : L’École était un espace que nous peuplions nous-mêmes. Une chance unique. Aujourd’hui, l’essentiel a été perdu de cet esprit. La comparaison internationale sur le mode Shanghai fait beaucoup de mal. La qualité des travaux est jugée d’après des critères bibliométriques. L’École, telle qu’elle a existé à cette époque, est morte. Des gens très sérieux ont repris bureaucratiquement les choses en main. Ils ont critiqué, pendant des années, le caractère élitiste de l’institution, sans tenir compte des très bons résultats obtenus. Pensez au rayonnement des sciences humaines et sociales françaises – et de la philosophie en particulier – dans le monde de ce temps-là. Faites la comparaison avec la production actuelle… Et que l’on ne vienne pas me dire que je cultive une nostalgie déplacée ! C’est le cri des médiocres. Il faut souligner une autre caractéristique de l’institution, c’est-à-dire la présence massive de scientifiques avec lesquels Althusser avait librement noué des relations étroites. Cela représentait une force considérable pour l’École. C’est à ce moment que j’ai fait la connaissance d’amis comme Françoise Balibar (spécialiste d’Albert Einstein et de physique quantique) ou Alain Prochiantz (qui travaille sur le système nerveux et la morphogenèse cérébrale, l’actuel administrateur du 123

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Collège de France), et de beaucoup d’autres. Je n’ai cessé de travailler au fil des années avec eux. A. W. L. : C’est dans ce contexte très stimulant que vous faites vos études et vos premiers travaux. Comment était Althusser dans le rapport presque quotidien que vous aviez alors avec lui ? D. L. : Je le voyais en effet pratiquement tous les jours. Il arrivait même que j’aille passer des vacances chez lui, dans sa maison de Gordes près de Cavaillon. Les Balibar avaient eux-mêmes une maison à côté. C’était très familier, presque familial. Althusser et Hélène, son épouse, n’avaient pas d’enfant. De mon côté, ma famille était un peu bousculée. Ce sont des choses un peu difficiles à expliquer. Je n’en ai presque jamais parlé publiquement. Il faudra bien un jour que je le fasse. A. W. L. : Quelle image en gardez-vous ? D. L. : Il n’est pas facile de vous répondre. Comment résumer de longues années de fréquentation en quelques lignes ? Et puis il y a eu le meurtre d’Hélène. L’image s’en est pour le moins brouillée. Tel que je l’ai connu, Althusser était quelqu’un qui pouvait être très joyeux et parfois d’un enthousiasme à soulever des montagnes. Mais par moments aussi, il devenait horriblement sombre, noir et suicidaire. Je m’en étais entretenu un soir avec Michel Foucault qui avait gardé beaucoup d’affection pour lui et qui voyait dans la soudaineté de ses crises un phénomène rappelant un 124

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empoisonnement chimique… À l’époque, il était catalogué maniaco-dépressif. Aujourd’hui, le vocabulaire a changé ; nous dirions bipolaire. Je ne vous parlerai pas de ses séjours répétés dans les institutions psychiatriques… Mais lorsqu’il était en forme, dans une phase maniaque, nous étions emportés par son allégresse, bien au-delà du raisonnable. Il maigrissait rapidement dans ces moments-là. C’était vraiment impressionnant. À l’inverse, dans les périodes sombres, son corps se faisait lourd, il apparaissait fatigué, le bleu de ses yeux intenses se voilait, son front immense semblait prédestiné à avaler douloureusement le monde entier. Dans la vie quotidienne, il était très marqué par ses origines paysannes. Il les mettait volontiers en avant, mais n’oublions pas que son père avait fait carrière dans la banque. C’est d’ailleurs plutôt à ses grandsparents maternels qu’il faisait référence. C’est d’eux qu’il tenait ses qualités de cuisinier. Tout le monde savait qu’il préparait les meilleurs gigots de la place de Paris. Il allait au marché, il faisait lui-même ses courses. Pendant un certain temps, comme un imbécile d’élève, j’ai essayé de l’imiter aux fourneaux et en cuisine. Mais sans aucun succès ! A. W. L. : Althusser était un peu comme un modèle pour les jeunes gens que vous étiez ? D. L. : Jeune, on est fasciné par un tel personnage. On l’imite parfois par de tout petits côtés, un peu mesquins, mais maîtrisables et assez faciles à reproduire. Faire de la cuisine ou fumer, comme lui, des 125

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Meccarillos, par exemple. On voit des « épidémies » de ce genre se produire chez les « disciples ». A. W. L. : Les échanges intellectuels étaient-ils fréquents ? D. L. : Althusser avait une façon très singulière de travailler. Lorsqu’il écrivait, il écrivait tout le temps, y compris la nuit. Ce qui n’était évidemment pas bon pour son équilibre comme s’en lamentait Henri Thoraval, l’agent administratif qui le secondait. Dès qu’il avait terminé la rédaction d’un texte, j’avais le privilège, avec deux ou trois autres, d’être sollicité, à n’importe quelle heure, pour partager son enthousiasme créatif du moment. Bernard-Henri Lévy n’a pas dû être aussi proche de lui qu’il l’aurait souhaité lorsqu’il écrit n’avoir jamais vu un mouvement dans ses papiers sur son bureau rue d’Ulm, dans sa préface aux Lettres à Hélène (1947-1980) d’Althusser (édition établie par Olivier Corpet, Grasset/Imec, 2011). A. W. L. : Et c’est Althusser qui vous a conduit à l’écriture de votre premier livre, L’Épistémologie historique de Gaston Bachelard (1969), avec un avantpropos de Georges Canguilhem, livre important qui marque votre rapport à la pensée des sciences, à leur histoire, à l’épistémologie. D. L. : Oui, mais c’était parce que j’étais élève d’Althusser que je ne m’intéressais à Bachelard. Louis avait emprunté, ou du moins le disait-il, le fameux concept de « coupure épistémologique » pour justi126

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fier sa démarche théorique et fonder définitivement le caractère scientifique du fameux « matérialisme historique » – « la science de l’histoire ». En 1968, par accident, nous faisions de l’épistémologie, mais nous n’étions pas insensibles à ce qui se passait à la Sorbonne et dans le Quartier latin. Il ne faut pas cependant imaginer que nous ayons sauté de joie. Bien au contraire. Robert Linhart avait dénoncé la première grande manifestation comme la plus grande manifestation des forces réactionnaires depuis la Libération… ! A. W. L. : Comment cela ? C’est difficile à croire… D. L. : Nous, les algébristes de la révolution, avions soudain le sentiment violent de n’avoir rien compris à ce qui advenait. Daniel Cohn-Bendit et les autres de Nanterre défilaient dans la joie. Que le sommet de la lutte des classes fût de pouvoir coucher dans les dortoirs des filles, cela troublait beaucoup les théoriciens un peu coincés que nous étions pour la plupart. Eh oui, le mai 68 des étudiants a d’abord été une histoire de dortoirs ! Nous, les doctrinaires, nous percevions que quelque chose de fondamental nous avait échappé dans le mouvement des masses étudiantes. Nous tentions de nous consoler en établissant des liens avec le prolétariat, mais nous n’y avions guère de succès. Au pied de la forteresse ouvrière de Billancourt, nous restions à l’extérieur des hauts murs à fumer des cigarettes avec les ouvriers. J’étais, pour ma part, convaincu d’avoir trouvé le fin mot de 127

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l’histoire dans la conception de la science que nous avions adoptée… Je devais faire mon mémoire de maîtrise précisément cette année-là. J’ai donc décidé de travailler sur cette fameuse « coupure épistémologique » pour y voir plus clair. J’ai commencé par constater que l’expression n’existait pas chez Bachelard. Il parle certes de rupture, mais pas du tout dans le sens de la coupure inventée par Althusser pour faire le tri dans l’œuvre de Marx entre ce qui était scientifique et ce qu’il ne l’était pas. Cela n’a pas empêché la parution d’une multitude de livres et de séminaires sur la notion inventée en question. Lorsque j’ai parlé de mon projet à Louis, il m’a répondu qu’il me fallait aller voir Canguilhem. Le mieux était de l’attendre à la Sorbonne, à la sortie de l’un de ses cours. On m’avait prévenu que l’homme avait un fichu caractère ; j’allais me faire recevoir comme un chien dans un jeu de quilles. Cela n’a pas manqué ! Comme je lui annonçais que je venais de la part de monsieur Althusser pour travailler sur Bachelard, après m’avoir signifié en avoir assez de servir de substitut à Althusser, parce qu’on ne délivrait pas de diplôme rue d’Ulm, il me répondit : « Ah bon ? Bachelard vous intéresse ? », en roulant des yeux comme si mon idée était saugrenue. Il me fallut insister. J’ai obtenu un rendezvous dans son bureau de la rue du Four, à l’Institut d’histoire des sciences. Après Althusser, Canguilhem a été la deuxième rencontre qui a pesé sur toute ma vie intellectuelle. Les deux hommes n’étaient pas de 128

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la même génération. Canguilhem, c’était la Résistance. Althusser de son côté avait passé la période de l’Occupation dans un stalag en Allemagne. Althusser avait une vision directement et ouvertement politique de ce qu’il tentait de faire. Canguilhem mettait au premier plan l’histoire des sciences et ne s’exprimait guère alors sur la politique. Ce n’est que récemment que j’ai découvert la masse et la profondeur de ses réflexions sur la morale. A. W. L. : C’est en effet le début d’un long travail que vous allez entreprendre, dans le sillage de votre première réflexion sur Bachelard. D. L. : Il était bien clair avec Canguilhem que c’était pour une raison qui relevait de la philosophie politique que je m’inscrivais auprès de lui. Je ne venais pas faire de l’épistémologie générale, même si c’est comme épistémologue que, parfois depuis, on me « classe » dans les cases universitaires. Lorsque j’ai enfin pu faire les choses comme je les voyais, j’ai essayé, par des analyses concrètes, de montrer la présence active de la philosophie dans les sciences. Je ne me suis pas contenté de décrire la rationalisation des procédures de la recherche. Je me suis amplement expliqué sur ce point dans le « Que sais-je ? » sur La Philosophie des sciences, que je viens de remettre à jour, en 2015, pour sa sixième édition. Il faut dire également que j’ai moi-même enseigné durant vingt ans la philosophie à des scientifiques, physiciens et biologistes. 129

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A. W. L. : Vous avez d’ailleurs publié Pour une critique de l’épistémologie (1972), plaçant la réflexion de Bachelard et Canguilhem au cœur de l’« archéologie » des sciences humaines. D. L. : Il y avait une seule condition préalable pour travailler avec Canguilhem, c’était de faire un exposé dans son séminaire une fois par an. J’en ai fait deux car à la fin du premier exposé, Canguilhem avait littéralement explosé devant une assistance terrorisée ! « Vous participez à l’épistémologisation générale de la philosophie ! » m’avait-il alors lancé. J’étais déconcerté parce que j’étais tout à fait hostile à cette idée d’« épistémologisation » qu’il m’attribuait ! Il m’a demandé de revenir la semaine suivante pour m’expliquer sur ce point. J’ai pu prendre le temps de préparer un exposé circonstancié. Il sembla avoir apprécié davantage ma modeste réflexion. Vint le moment où je lui rendis mon mémoire. Quelque temps après, je reçus un télégramme. Le texte était laconique : « Vous êtes attendu à l’Institut d’histoire des sciences. » Je m’y suis rendu non sans inquiétude. C’était en fait la méthode qu’il avait adoptée pour me convoquer à ma soutenance de maîtrise. Cela se passa dans le bureau de Bachelard qu’il occupait rue du Four. À la fin, Canguilhem me dit : « Est-ce que vous acceptez qu’un vieux con comme moi vous préface ? Si oui, on va publier ça chez Vrin. Ça aidera les agrégatifs. Prenez donc le temps de la réflexion. » 130

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A. W. L. : Quel incroyable retournement de situation, pour ce qui allait devenir votre premier livre, L’Épistémologie historique de Gaston Bachelard… D. L. : C’était totalement au-delà de ce que j’espérais. Je me suis retrouvé avec un mémoire de maîtrise (le M1 aujourd’hui) publié et préfacé par le « Cang » comme on l’appelait. Onze éditions ont été tirées à ce jour en langue française. J’ai dû circuler dans le monde entier pour discuter de points techniques avec les fameux « épistémologues » dont le travail pourtant ne m’intéressait pas au premier chef. Althusser était un peu vexé de ne pas avoir publié mon premier livre dans sa collection « Théorie » chez Maspero, mais il m’avait dit : « Canguilhem, tu ne peux pas rêver mieux, vas-y, fonce ! » Résultat, je ne faisais plus que du Bachelard, d’autant qu’à l’initiative de Dina Dreyfus et de Claude Khodoss, les Presses universitaires de France me demandèrent de faire un recueil sur Bachelard. Épistémologie. Textes choisis (1971) qui est toujours régulièrement réédité. Enfin, pour répondre à la demande d’Althusser, je lui ai remis le manuscrit de Pour une critique de l’épistémologie. Bachelard, Canguilhem, Foucault (1972), qu’il put enfin publier dans sa collection. A. W. L. : Pour une critique de l’épistémologie associe la pensée de Foucault à une réflexion sur Bachelard et sur Canguilhem. D. L. : J’ai placé dans ce livre un article sur Foucault que j’avais rédigé en 1970 après la sortie de L’Archéologie du savoir. J’avais l’impression, pas totalement fausse, 131

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que Foucault essayait dans cet ouvrage de faire un contre-discours d’Althusser. Il n’était pas agressif à son égard, ni polémique. Mais il me semblait qu’Althusser avait forgé un certain nombre de concepts qui avaient anticipé sur ce que Foucault proposait lui-même dans un autre langage. L’ayant lu, Foucault m’avait invité à dîner. Quelques lignes imputables sans doute à mon arrogance juvénile l’avaient irrité. Dans cet article, j’avais écrit que cela faisait « belle lurette » que du côté des althussériens on avait pensé ce que Foucault désignait par la notion d’épistémé… Comme vous le savez, Foucault n’a pas suivi le programme qu’il annonçait dans ce livre. Je n’avais donc peut-être pas tout à fait tort. Il s’est lancé dans l’histoire de la sexualité qui a donné lieu à une immense production. A. W. L. : Avant Canguilhem, Bachelard jouait-il à l’université un rôle de levier, un élément pionnier et d’ouverture dans la formation et les études philosophiques ? D. L. : Althusser avait fait son mémoire de maîtrise sur Hegel sous la direction de Bachelard. Il racontait toujours que Bachelard n’en avait pas lu une ligne et n’avait absolument pas compris les questions qu’il y posait. Il était sorti de là néanmoins avec beaucoup d’affection et de respect pour le personnage. Il en a fait le récit humoristique dans ses textes autobiographiques. Je crois que Bachelard était surtout un conférencier, extrêmement brillant et apprécié du Tout-Paris littéraire et artistique, mais qu’il ne prêtait guère attention aux 132

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aspects pédagogiques et administratifs de son métier. Canguilhem, qui lui a succédé, a changé l’atmosphère à la tête de l’Institut d’histoire des sciences. Il s’est montré extrêmement rigoureux et particulièrement exigeant. Je le raconte dans le « Que sais-je ? » que je lui ai consacré en 2008. Le « métier » était chez lui un mot de noblesse. A. W. L. : Comment Althusser abordait-il lui-même ces questions ? Était-ce avec les cours de philosophie pour scientifiques qu’il avait mis en place ? D. L. : À l’ENS, Althusser avait de nombreux amis physiciens, chimistes et mathématiciens. C’est avec eux qu’il a conçu et réalisé les « Cours de philosophie pour scientifiques ». Idée essentielle et très importante pour moi. Tout ce que j’ai fait ensuite dans l’université découle de là. Même aujourd’hui, l’institut Diderot (un think tank dont l’ambition est de favoriser une vision prospective de nos sociétés) en porte la trace. C’est un lieu où l’on retrouve des philosophes, des non-philosophes, des scientifiques ou non, des hommes et des femmes d’entreprise. Tous réfléchissent en commun sur les grands thèmes qui préoccupent les sociétés contemporaines. Autre exemple, le Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences (1999) publié l’année précédant mon Rapport au ministre de l’Éducation nationale sur l’enseignement de la philosophie des sciences (2000). Il associait perspectives philosophiques et innovations technologiques. Ce type de travaux apparaît utile puisque j’ai commencé la sixième réactualisation de l’ouvrage. 133

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A. W. L. : Comment se déroulaient les travaux de « philosophie et philosophie spontanée des savants », conçus par Althusser en 1967-1968 ? D. L. : Si je vous comprends bien, c’est sur l’organisation matérielle du cours que vous m’interrogez. Elle mérite intérêt en effet. Contrairement à la plupart de ses collègues, Althusser faisait circuler ses textes dactylographiés parmi ses élèves et amis. Nous donnions nos avis, souvent très développés, et retrouvions trace de nos interventions dans la version finale sous la forme de paragraphes qui pouvaient avoir été complètement réécrits. Cette méthode était, somme toute, très moderne, quasi anglo-saxonne. Elle demandait de consacrer beaucoup de temps à la reprographie (l’impression des documents). En 1967-1968, j’ai assisté aux cours dont vous parlez. C’était absolument incroyable. Dussane (la salle de cinéma de la rue d’Ulm) était archipleine. Il y avait autant de monde que pour un séminaire de Lacan. Althusser, pourtant, n’était pas un orateur. Il avait même une fâcheuse tendance, quand il faisait cours, à défier toutes les lois du genre, parlant trop vite pour la bonne compréhension de son auditoire. Nous étions là, nerveux, à gratter pour ne rien perdre de la parole magistrale ! Autre époque. Autant un Canguilhem était à sa façon un professeur un peu rustique et brutal, mais qui en imposait, autant avec Althusser, on se disait qu’il était pressé d’en finir. 134

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A. W. L. : Est-ce que ce cours, très original, en lui-même et aussi pour l’époque, eut des suites ou des répercussions ? D. L. : Oui, il a essaimé. J’ai fait partie des premiers « essaimeurs ». Dès mon entrée à l’université de Picardie, j’y ai créé un Centre international de philosophie et d’histoire des sciences bien que je ne fusse alors qu’un simple maître assistant. J’y avais été invité par le philosophe Bernard Rousset qui dirigeait le département de philosophie de cette université. Un homme très touchant qui souffrait extraordinairement, en particulier de n’avoir pas été normalien ! Il avait bien tort. En tout cas, je n’ai pas regretté d’avoir accepté ce poste puisque j’y suis resté plus de dix ans et y ai fait la connaissance de personnalités très fortes, Jacques Brunschwig, Madeleine Madaule et Victor Goldschmidt, qui m’ont honoré de leur amitié. Althusser nous a fait la gentillesse de venir y soutenir sa thèse sur travaux en juin 1975. Ce fut une grande cérémonie très médiatique, comme on dirait aujourd’hui. A. W. L. : En tant que jeune assistant à l’université, quels furent vos premiers projets, vos premières activités ? D. L. : Comme je viens de le rappeler, j’ai créé un Centre de recherche à Amiens. Il rassemblait un certain nombre de collègues de cette université ainsi que des personnes que j’avais rencontrées à l’étranger pendant les deux années précédentes dans mes tournées de conférences bachelardiennes. J’ai gardé des rapports 135

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très étroits, par exemple avec Arild Utaker, professeur à l’université de Bergen, en Norvège, mais aussi avec Allan Janik, philosophe américain, qui a écrit à l’époque un best-seller sur Wittgenstein. Véritable exilé, Allan avait quitté les États-Unis faute de poste, suite à son livre politiquement non correct. Il avait rejoint l’Autriche, qu’il n’a toujours pas quittée, même à la retraite qu’il a prise récemment. La relève a été prise à Amiens par un jeune philosophe, Emmanuel Halais, maître de conférences, qui lui-même travaille aujourd’hui avec mes deux vieux amis. Autre exemple, de vastes projets dans d’autres pays. Sept années de suite, j’ai durant l’été enseigné au Mexique, dans la faculté de mathématiques de l’Unam (Université nationale autonome du Mexique). Aujourd’hui, le directeur du département, Santiago Ramirez, est décédé prématurément mais nos anciens élèves dirigent désormais les institutions qui traitent de l’histoire et la philosophie des sciences dans ce pays. A. W. L. : Quelle était finalement la vision de la science chez Althusser, qui mobilisait la pratique des sciences et la « théorie de la pratique théorique » ? Dans À quoi sert donc la philosophie ? (1993), vous rappelez la place de la « rupture épistémologique » dans l’interprétation antihégélienne qu’Althusser opère de l’œuvre de Marx. D. L. : Vous avez parfaitement compris. C’était le point décisif. Althusser l’avait repéré dans son « autocritique ». La formule « théorie de la pratique théo136

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rique » pouvait s’interpréter dans un sens positiviste comme la « science des sciences ». Pour lui, il s’agissait de fonder la « science de l’histoire ». Aujourd’hui, nous savons ce qu’il en est de ce type de formule qui installe les philosophes dans une position de maîtrise absolue sur le monde et sur eux-mêmes. Faire de la philosophie dans cette perspective, me semble-t-il, comporte toujours des risques graves de dérapages… Quelques années plus tard, Étienne Balibar et moi avons décidé, plus modestement, de désigner la collection que nous avons dirigée aux Presses universitaires de France pendant vingt ans « Pratiques théoriques ». C’était affirmer une continuité tout en prenant nos distances. A. W. L. : Dans les années 1970, le débat fut vif autour de la scientificité du « matérialisme historique ». Vous avez aussi fortement contribué à élucider quelques-unes des grandes énigmes autour de l’affaire Lyssenko, dans votre livre Lyssenko. Histoire réelle d’une « science prolétarienne » (1976). Quel était l’enjeu, à l’époque ? D. L. : Althusser brandissait le drapeau de la science et attribuait à Marx le mérite d’avoir fondé la première « science de l’histoire ». Il se réclamait de Bachelard pour justifier son projet de la développer avec la notion de « coupure épistémologique ». Comme je vous l’ai déjà dit, je n’ai jamais retrouvé cette expression chez Bachelard, mais elle devait désigner pour Althusser une discontinuité entre l’idéologie et le processus de la connaissance objective. Par exemple, Galilée face 137

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à la physique du Moyen Âge ou Lavoisier face aux alchimistes. J’étais devenu élève de Canguilhem pour éclaircir la validité de ce concept. Comment ne pas tenir compte de ce que l’on appelait alors l’« affaire Lyssenko » ? Canguilhem et Althusser restaient sous le coup de la thèse qu’avaient endossée les intellectuels du parti communiste français souvent plus soviétiques que les Soviétiques. Chacun de son côté s’en était pris à l’idée d’une « science prolétarienne » qui était supposée offrir une alternative à la « science bourgeoise ». Les académiciens soviétiques, pour leurs raisons propres, tenant au rôle et à l’état catastrophique de l’agriculture dans leur pays, avaient adopté comme « scientifique » un bricolage conceptuel réalisé par un agronome ukrainien, Trofim Denissovitch Lyssenko ! L’idée générale était d’accroître immédiatement la productivité céréalière par application d’une agronomie nouvelle qui aurait permis par exemple de multiplier par dix la taille des tomates par action directe du milieu sur le patrimoine génétique. Lorsqu’en 1948 la direction du PCF tenta d’imposer cette soi-disant nouvelle théorie de l’évolution aux chercheurs et aux philosophes du parti (alors fort nombreux), il s’organisa une forte résistance parmi les intellectuels. Canguilhem, comme Jacques Monod qui claqua la porte avec fracas, prit ses distances par rapport au parti communiste qu’il avait côtoyé durant la Résistance. Ce fut l’occasion d’une vraie rupture dont il lui est arrivé de me parler avec colère vingt ans plus tard. Pas plus que Monod, il ne pouvait accepter 138

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cette escroquerie intellectuelle qui orientait à tort toute l’attention vers la notion lamarkienne d’hérédité des caractères acquis. En historien des sciences, Canguilhem voyait là une véritable régression. Les nouvelles en provenance de Moscou faisaient état de la fermeture des laboratoires de génétique et de l’envoi au goulag des meilleurs biologistes russes. Tout cela le scandalisait. La surenchère des philosophes communistes français, comme Jean-Toussaint Desanti, le laissait sans voix. Althusser, pour sa part, connaissait mal la biologie de son temps. Sur la question du darwinisme, il faisait confiance à Canguilhem. Sa position fut essentiellement morale. Il n’admettait pas que la direction du PCF exigeât de Marcel Prenant, grand résistant, spécialiste de physiologie végétale et professeur à la Sorbonne, par ailleurs membre du bureau politique du PCF, qu’il reniât ses travaux scientifiques, internationalement reconnus, pour adopter la doctrine officielle de la « génétique prolétarienne ». Louis fut profondément ému du sort tragique de son secrétaire de cellule du PC rue d’Ulm qui se suicida. Il imputa longtemps ce funeste destin aux insupportables pressions que celui-ci dut subir de la part de ses « camarades ». Il apparaît aujourd’hui qu’il y avait d’autres causes à son suicide, mais c’est une autre histoire. Canguilhem et Althusser se rejoignirent donc pour m’inciter à travailler sur ce sujet qui me fascinait. J’avais commencé début 1972. Le premier me donna accès, par un ami commun, l’historien chrétien Jacques 139

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Madaule, le mari de Madeleine Madaule dont j’ai précédemment parlé, à Marcel Prenant, vieillard respectable qui continuait à ne pas comprendre comment un pays aussi puissant que l’Union soviétique, ayant fait ses preuves en matière de science et de technologie durant la guerre, pouvait avoir adopté une théorie qui n’était à ses yeux que pure et simple supercherie. Prenant, qui avait plus d’une fois fait le voyage à Moscou, insistait sur le fait que les lyssenkistes avaient contribué à détruire durablement l’agriculture soviétique et à affamer la population paysanne. On parle ici de millions de morts. Je me mis donc au travail et obtins beaucoup de documents grâce aux nombreux membres du parti communiste, auquel je n’ai jamais appartenu, qui n’avaient pas digéré l’épisode et voulaient le comprendre. Mon Lyssenko, préfacé par Althusser, a été traduit dans de nombreuses langues et a connu en France un grand succès marqué par deux articles en première page du journal Le Monde. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts. De nombreux travaux ont été réalisés. Je les surveille du coin de l’œil mais rien à ce jour n’a remis en question mon travail initial. À l’époque, il m’était impossible, rideau de fer oblige, d’aller enquêter sur place, mais je pense que j’avais eu la bonne intuition. La question apparemment épistémologique des fameux caractères acquis n’était pas la question fondamentale. Ce n’est pas ce qui avait poussé un État comme l’Union soviétique à endosser une théorie absolument délirante. La question était politique. Et de toute façon, Lyssenko n’avait 140

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même pas l’idée de ce qu’était un caractère acquis. Relisez-le, c’est de la pure folie idéologique. S’il n’y avait pas eu tant de morts, cela en serait risible. A. W. L. : Dans Déclarer la philosophie (1997), vous évoquez avec précision l’enjeu de la querelle sur l’antihumanisme, et vous avez cette formule : « À ceux qui chantent le socialisme à visage humain, il [Althusser] rétorque que la question n’est pas du visage mais du corps tout entier. » Pourriez-vous revenir sur cette formule, sa portée et son impact ? D. L. : Nous étions convaincus que quelque chose de fondamental n’allait pas dans le marxisme officiel. Nous constations avec une réelle consternation que les communistes français n’étaient nullement disposés à remettre en cause l’essentiel. Ce n’était pas seulement le « visage » mais le « corps » tout entier du socialisme qui était à revoir. Althusser ne se privait pas de faire de l’ironie sur cette formule. Ses adversaires ne se sont pas privés de voir dans cette ironie une preuve de son dogmatisme. La critique de la formule sur le visage humain l’a, en définitive, un peu plus isolé non seulement dans le parti communisme mais dans la jeune génération d’alors. Tout cela peut être considéré rétrospectivement comme une grave faute politique. L’erreur aura sans doute été plus profondément pour un philosophe de se prendre pour un homme politique. Lorsque les troupes du pacte de Varsovie ont envahi la Tchécoslovaquie dans la nuit du 20 au 21 août 1968, elles ont tourné une page essentielle de l’histoire de la 141

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gauche. Je me rappelle l’avoir appris en écoutant Europe 1 sur l’autoroute du sud en me rendant à Gordes, chez Althusser. Après un tel coup, un reflux des militants apparaissait inévitable. On se souvenait de Budapest. Le souci de la compréhension scientifique de la situation n’était plus à l’ordre du jour. Il se transforma en égoïsme, culte de la fête et goût de la « convivialité ». Nous n’en sommes pas sortis. Voyez l’éducation ! A. W. L. : Retrouve-t-on des préoccupations communes ou proches dans vos travaux plus récents sur la médecine, ou votre réflexion actuelle sur les formes contemporaines de la pensée scientifique, contre le catastrophisme et la technophobie, même si la science a évidemment considérablement changé, comme vous l’expliquez notamment dans Contre la peur en 1990 ? D. L. : Affirmer que la peur est le sentiment qui domine notre époque pourrait passer pour une banalité, aujourd’hui. Les ouvrages se sont multipliés ces dernières années, qui prennent acte de cette domination multiforme. Du fait de mes travaux, j’ai assisté d’assez près au grand revirement idéologique de notre temps. La science qui était adorée par une partie de l’intelligentsia progressiste se trouve aujourd’hui l’objet d’une méfiance radicale. Au nom du principe de précaution, par exemple, on demande qu’on interrompe certaines recherches. Les repères ont changé. Je ne suis pas mécontent d’avoir écrit dès 1989 le livre que vous citez et d’y avoir mis l’accent sur la question de la science. J’ai tenté de la poser philosophiquement sans 142

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donner dans l’exécration de la « technoscience » alors à la mode. Pour reprendre mon exemple sur le principe de précaution, on sait que ses premières formulations liées aux questions d’environnement mettaient l’accent sur l’absence de certitudes concernant la réalité des risques qu’il faut éviter de prendre. Il s’agissait d’abord d’un principe d’action publique qui autorise les pouvoirs publics à prendre les mesures nécessaires pour faire face à ces risques – lesquels ne sont point avérés, mais éventuels, les dommages redoutés étant « graves et irréversibles ». De proche en proche – et très rapidement –, on a étendu le principe de précaution à des domaines de plus en plus éloignés des politiques publiques. Le cas des OGM, dans l’opinion publique, a fait le lien avec les préoccupations de santé associées au traumatisme du sang contaminé, puis à la menace de la vache folle. Cet amalgame touche désormais notre vie quotidienne et la vie des entreprises avec des répercussions économiques graves. A. W. L. : Dans une lettre à son ami Franca, datée de juillet 1972, Althusser évoque la préparation de votre livre Une crise et son enjeu (1973) sur la position de Lénine en philosophie. Ce livre a eu lui aussi un très fort retentissement… D. L. : Quoiqu’en dise Althusser dans cette lettre, cet ouvrage était faible. Je n’avais pas encore bien mesuré la portée et la valeur des travaux du philosophe et physicien autrichien Ernst Mach que Lénine avait pris pour cible principale dans son manuel sur 143

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le matérialisme. Je l’ai beaucoup étudié par la suite comme on le voit dans mon « Que sais-je ? » sur La Philosophie des sciences. On y trouve les raisons pour lesquelles mon point de vue a totalement changé. Lénine s’est trompé en présentant Mach comme un disciple subjectiviste de l’évêque Berkeley. Lénine n’a pas vu le rôle positif de l’auteur de La Mécanique auquel Einstein se réfère souvent avec admiration dans l’histoire de la théorie de la relativité. Résultat : il a favorisé une conception dogmatique de la philosophie. A. W. L. : En 1974, vous publiez un nouveau travail sur Bachelard, intitulé Bachelard. Le jour ou la nuit. D. L. : Il s’agit d’un livre de commande. BernardHenri Lévy qui dirigeait chez Grasset une nouvelle collection cherchait des auteurs. Comme il avait suivi mes cours rue d’Ulm, il m’avait demandé de transformer l’un d’entre eux en un livre. Lorsque j’ai montré cet ouvrage à Canguilhem, il s’est exclamé : « Qu’il est beau, ce livre ! C’est même trop beau pour être vrai ! » A. W. L. : Les penseurs du xviiie siècle occupent une place fondamentale dans votre travail, comme en témoigne votre livre Diderot. Passion, sexe, raison (2013). On connaît bien le Rousseau d’Althusser. Quel était son Diderot ? D. L. : Ma grande question se résume en une formule : « Va-t-on un jour sortir du xixe siècle ? » J’ai depuis longtemps acquis la conviction que la clé du 144

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mystère se trouve dans les pensées du siècle précédent. Il faut regarder dans ce que l’on appelle la « philosophie des Lumières » en y enveloppant ensemble des pensées incompatibles. Par exemple, Diderot et Rousseau. Rousseau, c’est l’auteur du Discours sur les sciences et les arts, un texte qui est pour moi un manifeste directement opposé à l’esprit de l’Encyclopédie ! Rousseau condamne la science parce qu’elle nourrit le goût du luxe et donc, selon lui, l’immoralité. Rousseau est de surcroît le philosophe qui a écrit l’Émile, la « Bible » de tous les instituteurs laïcs qui cherchent les bases philosophiques de leur pédagogie « moderne ». Ils n’ont pas voulu tenir compte de ce que Rousseau était également l’auteur de la Profession de foi du vicaire savoyard, un texte qui défie toute idée de laïcité… Pourquoi Diderot n’a-t-il rien dit ? Comment son amitié pour Rousseau a-t-elle pu survivre à leur profond désaccord philosophique ? De 1749 à 1757, il parle de Rousseau avec affection. Mais à partir de 1757, Diderot n’a plus aucun contact direct avec lui. Diderot est un athée ; il ne pense pas dans le cadre d’une théorie du contrat social. Les textes qu’il a écrits pour Catherine II permettent de mesurer l’écart qui le sépare de Rousseau. Diderot ou Rousseau, il faut choisir. Il faut bien reconnaître qu’en France, c’est malheureusement Rousseau qui l’a emporté avec les conséquences que l’on voit depuis longtemps, notamment dans l’Éducation nationale. 145

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En ce qui concerne Althusser, j’ai toutes raisons de penser qu’il a vu Diderot à travers la tradition marxiste, c’est-à-dire le matérialisme français (« matérialisme mécanique », « matérialisme vulgaire », etc.) dont les Soviétiques faisaient la critique insistante en même temps qu’ils s’en voulaient les héritiers. Pourquoi Althusser est-il resté silencieux sur Diderot ? Vous avez parfaitement raison. Cela peut surprendre. D’un autre côté, les pages proprement politiques de Diderot n’ont été lues que récemment. Diderot, sans doute, ne voulait pas que ces pages le fussent. Il avait pris un engagement global en 1749, quand il avait été jeté dans le donjon du château de Vincennes à la suite de la publication des Bijoux indiscrets et de la Lettre sur les aveugles. Il s’était engagé alors à ne plus signer de textes troublant l’ordre public et remettant en question l’autorité politique. Il s’est tenu à cet engagement. C’est sans doute pourquoi il n’a pratiquement rien publié de son vivant. Certains textes, comme Jacques le fataliste, ont failli disparaître. Et d’autres, comme l’Histoire de l’Inde, ont longtemps été oubliés ou attribués par erreur à d’autres auteurs. Sans parler de sa correspondance avec Catherine II et ses proches. On aurait intérêt à lire aujourd’hui son texte sur la réforme de l’université. Je n’ai guère entendu de ministre s’y rapporter.

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Une manière de bouleverser la façon de parler de Marx Conversation avec Jean-Pierre Lefebvre

Aliocha Wald Lasowski : Philosophe et germaniste, vous avez enseigné au croisement des deux départements à l’École normale supérieure, où vous avez fait vos études et où vous avez rencontré Althusser, comme enseignant et comme collègue. Jean-Pierre Lefebvre : Quand j’y étais en situation d’élève, j’étais linguiste. Et, à l’époque, un règlement obligeait les linguistes à passer deux ans à l’étranger. En général, la première année, les linguistes terminaient leur licence. Puis, l’année suivante, ils partaient un ou deux ans à l’étranger, un peu loin de la France, et ce fut mon cas, puisque j’ai été lecteur à l’université de Heidelberg de 1965 à 1967. Et quand ils revenaient, ils préparaient l’agrégation. Je l’ai ainsi passée en 1968, au milieu des événements du même nom : depuis la salle où l’on composait pour l’écrit, on entendait les manifestations. Une fois l’épreuve finie, on allait 147

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manifester. Les linguistes de ma promotion ont ainsi « vécu 68 », mais le reste du temps ils étaient souvent absents. Je n’ai donc pas vraiment connu Althusser pendant mes études. D’autant qu’à lui-même, il arrivait aussi d’être absent ou malade. J’ai connu Althusser un peu plus tard, lorsque j’ai été nommé agrégé-répétiteur à l’ENS après l’agrégation, officiellement en 1971, mais en fait, je m’y trouvais dès 1969 : assistant à la Sorbonne, je venais toujours à l’ENS pour travailler sur Heine. J’ai donc connu personnellement et quotidiennement Althusser de 1969 à la fin, et nous avons été proches collègues pendant une dizaine d’années jusqu’à novembre 1980. Nous étions tous « proches » d’emblée. À l’époque, il y avait en effet très peu d’enseignants, une petite douzaine pour toutes les disciplines littéraires et de sciences humaines, et en général un enseignant par discipline : un en grec ; un en latin ; un ou deux en littérature ; deux en philosophie. A. W. L. : Althusser et vous, comme collègues, vous avez eu, je crois, une relation assez amicale ? J.-P. L. : Je voyais pas mal Althusser ; lui et moi, nous étions à cette époque encore membres du parti communiste. Lui depuis beaucoup plus longtemps que moi, évidemment. J’y suis resté jusqu’en 1979. Jusqu’au moment de l’intervention en Afghanistan. Althusser et moi, nous avons eu une relation amicale assez « ordinaire » : je lui avais passé la clef de mon bureau, où il venait téléphoner s’il avait besoin d’être 148

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tranquille ; je mangeais chez lui, il venait manger chez moi. Dans les années 1970, j’ai commencé à traduire Marx avec toute une équipe, dans les locaux de l’ENS, Louis, donc, était encore là : sur ce terrain évidemment il ne manquait pas de sujets de conversation. Quand nous avons publié la traduction des Grundrisse, puis celle d’autres manuscrits économiques, je me suis rendu compte, d’une manière un peu critique, qu’Althusser négligeait plus ou moins certains aspects de l’écriture ou de la parole de Marx dans cette phase de son travail, entre 1857 et 1867, notamment dans le rapport à la philosophie de Hegel. A. W. L. : Sur quel point philosophique portait le « désaccord » entre Althusser et vous ? Un point méthodologique ? Un enjeu de traduction ? J.-P. L. : On ne peut pas parler vraiment de désaccord. Althusser campait encore sur sa position de la fameuse « coupure épistémologique » qui, à mon avis, était un concept projectif de sa part, qui parlait autant de lui ou de l’esprit du temps que de ce qui se passait chez Marx. Chez Marx, selon moi, les choses se passent de manière plus sobre, sans coupure, sans couture, sans circoncision, jour après jour en quelque sorte, dans la masse énorme de ce qu’il écrit. Et, en particulier, pour ce qui concerne le rapport à Hegel, ce qui est assez important. Mais nous en parlions sans acrimonie. J’ai reçu à l’époque une lettre dans laquelle il me dit simplement, après la parution de la traduction des Grundrisse : « Tu y vas un peu fort. » 149

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En fait, je pense qu’il n’avait pas vraiment bien lu les Grundrisse quand le livre est sorti. Il aurait fallu qu’il le lise en allemand. Il a dû se dire : c’est un brouillon, ce n’est pas un livre. Mais à ce tarif-là, il n’y a pas beaucoup d’œuvres de Marx. Je dois dire que la période importante et productive, où Louis était entouré de toute une série de jeunes gens qui travaillaient beaucoup avec lui, Balibar, Macherey, Rancière, Duroux, etc., c’était avant. Et entre cette période et celle que nous évoquons, il y a eu cette espèce de poche historique un peu spéciale de 1968, où il a été malade et absent : au moment où la parole voulait s’accrocher au réel, il n’était pas là. A. W. L. : Après 1968, Althusser n’a-t-il pas eu une phase de renaissance, de retour ? J.-P. L. : On peut dire que, quand j’ai commencé à le fréquenter vraiment, à partir de 1969-1970, il était dans une phase fragile de redémarrage, mais il continuait à entretenir beaucoup de liens avec beaucoup de monde, et à piloter des bouquins et des travaux. Il a été très actif dans les années 1970 ; Maspero n’avait pas disparu du champ de l’édition. Le fait qu’il ait officialisé sa relation avec Hélène par le mariage en 1973 était peut-être aussi un signe de redémarrage. Althusser n’était d’ailleurs pas si vieux que ça : il n’avait que cinquante ans en 1968. Je dirais aujourd’hui que c’était encore un jeune homme. À tous égards. Il lisait, écrivait, produisait, séduisait. Le secteur dans lequel il était moins engagé qu’auparavant est sans 150

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doute celui de l’enseignement. Il faut dire qu’il avait beaucoup donné. Il a peut-être éprouvé une espèce de lassitude à ce niveau-là. Mais il a évidemment continué à travailler, il était payé pour cela. Secrétaire de l’école littéraire, il avait aussi une fonction administrative, il allait aux réunions hebdomadaires de la direction, mais n’écoutait sans doute ce qui s’y disait que d’une oreille. A. W. L. : Mais sa manière d’enseigner reste une chose assez unique, un regard d’exception sur le travail de ses élèves… J.-P. L. : D’abord, il avait une façon de corriger les travaux écrits extrêmement individualisée, beaucoup plus que ça ne se faisait et que ça ne se fait encore, malheureusement, dans les universités, où il y a beaucoup plus de monde. Il écrivait un texte à côté de la dissertation. En m’appuyant sur sa démarche, je l’ai fait un peu aussi, avec mes propres étudiants. On était quelques-uns à pratiquer cette méthode à l’ENS, et c’est sans doute lui, Althusser, qui l’a inaugurée. Le lien d’Althusser avec un élève s’établissait donc d’abord autour de la chose écrite par l’élève, puis après par l’entretien, la discussion, etc. C’est un processus fort, chargé d’affect et très efficace. Cela fait qu’il connaissait bien, de l’intérieur si l’on peut dire, toute la génération des jeunes philosophes qu’il avait préparés au concours de l’agrégation. Ce lien qui, au départ, avait une nature pédagogique, a évolué vers un lien d’une autre nature, un lien humain, qui est souvent 151

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devenu amical, ou au moins, sympathique. Althusser ne m’a jamais parlé de gens avec qui il ne s’était pas du tout entendu, et avec qui aucun lien amical ne s’était développé ou n’aurait pu se développer. A. W. L. : Quelle était la « méthode » de ses cours ? Comment construisait-il son argumentation orale devant vous, élèves ou collègues ? J.-P. L. : Pour ses cours oraux, auxquels j’ai été parfois invité, il avait aussi la manière de ce qu’il écrivait par ailleurs et pouvait être lu. J’ai été frappé par sa façon d’exposer les choses, là encore, de manière efficace. En cours, il n’établissait aucun lien individuel, il était devant une assemblée. L’efficacité de son exposé oral était sans doute influencée elle aussi par la longue fréquentation de Marx ou Hegel, qui sont des artistes de la conviction, mais encore par celle des philosophes plus classiques : elle repose sur une pratique de la répétition, qui l’amenait à ne pas utiliser le démonstratif de reprise, « ceci », « cela » ou « ce », ou de pronom. Il reprenait à chaque fois le concept par son nom. D’autres auraient repris par un pronom quelconque, démonstratif ou personnel. Lui, non, il répétait. Il y avait donc en même temps une certaine mélopée que j’ai encore dans l’oreille. Ça reprenait et ça passait. Marx faisait ça aussi dans ses textes, peut-être pour se convaincre lui-même. C’est une manière d’écrire ou de parler, incantatoire ou inchoative, qui a un peu disparu de la coutume oratoire… 152

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A. W. L. : Parmi ceux qui ont suivi ses cours, quels sont ceux qui vous semblent avoir repris cette démarche, cette méthode de réflexion ? J.-P. L. : Je crois que tout le monde, plus ou moins consciemment, l’a un peu imité, ou a été structuré par lui. Vous retrouvez ça par exemple dans la manière d’écrire d’un de ses anciens élèves, non plus à l’oral mais à l’écrit cette fois-ci, Jean-Claude Milner. Il y a les mêmes facteurs de clarté dans son écriture. En lisant certains de ses livres, j’ai retrouvé un peu ce type d’exposition et de réflexion, cette même manière de pousser vers l’avant les idées et la pensée, par paquets relativement brefs, mais lourds. Elle n’est pas mimétique, pas spécifique des textes sur Marx ou sur le communisme. L’enseignant de l’ENS était censé pouvoir parler aussi bien de la philosophie antique que de celle du Moyen Âge. Les agrégés répétiteurs étaient comme leur nom l’indique des « enseignants de base », ils n’avaient pas de spécialité. Pour dire les choses autrement : nous n’étions pas dans le partage du fromage académique, où chacun n’a le droit de parler finalement que de son objet de recherche, et, à côté, doit laisser parler les copains. Non, on parlait de tout. A. W. L. : C’est finalement un savoir extrêmement étendu que possédait Althusser ? J.-P. L. : Althusser pouvait parler d’Héraclite, des stoïciens ou de Plotin, en fait de tous. Quand sont arrivés ses collègues, Jacques Derrida en 1964, Bernard 153

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Pautrat en 1968, ils sont restés sur cette ligne-là, l’éventail est demeuré large. Mais, évidemment, plus il y a eu d’enseignants, plus il y a eu une tendance au partage des compétences et à la spécialisation. Toutes les réformes administratives sont allées dans ce sens. Dans la littérature allemande, j’ai dû pratiquer moi aussi le spectre large, non seulement parce que j’étais tout seul, mais encore parce que cette entorse à la division du travail me plaisait sur un mode plutôt polémique. La nécessité de « fournir » conduit à une sorte d’acculturation à l’infini : pendant quarante ans, j’ai enseigné des classiques aux contemporains ou, si l’on veut, continué mes propres études… Mais au-delà de cette accumulation, le plus important, sur le plan du plaisir de travailler, reste l’individualisation du rapport aux étudiants, constitutif des atouts de l’ENS, où, avec peu d’élèves, il y a une disponibilité objective, qui tend à disparaître aujourd’hui. L’École normale est passée à une autre ère, où le nombre, le chiffre, la quantité sont devenus le facteur déterminant. Pendant toutes ces années-là, il n’y avait pas de départements au sein de l’école littéraire et donc il existait une fluidité quasi structurelle de la relation entre les gens et les disciplines, qui a été au principe épistémologique de toute une série d’aventures intellectuelles, parmi lesquelles on trouve par exemple celle de Michel Foucault et de bien d’autres. On doit toucher à tout, c’est même un devoir, et sans doute la voie la plus productive de reconnaissance pour la recherche la plus spécialisée. C’est ce principe 154

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paradoxal que j’associe à la période où Althusser était là, où nous étions collègues. Althusser m’a servi de repère, mais aussi ensuite de « raison épistémologique » si l’on veut, pour rester à l’ENS. A. W. L. : Cela vous permet d’avoir un contact avec toutes les disciplines, d’avoir une palette assez large de réflexions, d’analyses, de lectures… J.-P. L. : Oui, cet aspect m’a encore été rappelé il n’y a pas tellement longtemps, par la lecture des actes d’un colloque consacré au philosophe Tran Duc Thao : né au Vietnam, ayant réussi le concours de l’ENS, il est presque le seul philosophe à tenter à cette époque, dans les années 1940-1950, une synthèse entre la pensée matérialiste marxiste (son versant politique), la phénoménologie husserlienne (et la notion de conscience, de rapport au monde), les sciences naturelles (comme Darwin), la psychologie expérimentale (et animale), la linguistique en plein développement, la sémiologie naissante et la psychanalyse. Tout cela dans le cadre d’un combat philosophique contre la résistance idéaliste du subjectivisme. A. W. L. : Cet exemple exceptionnel illustre bien la conjoncture intellectuelle dans la France de la seconde moitié du xxe siècle… J.-P. L. : Oui, cette formation intellectuelle plurielle et ouverte, dont l’ENS n’a pas le monopole, impliquait d’avoir un regard sur les sciences de l’homme au sens large, et en particulier sur l’archéologie, la 155

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paléontologie, l’ethnologie. Pour ma part, au début des années 1960, j’ai suivi les cours d’André LeroiGourhan au musée de l’Homme, qui m’ont beaucoup impressionné. Mais dans la même période il y avait aussi eu l’essor du champ de la linguistique et les travaux sur le langage. Le regard s’était renouvelé dans le même esprit sur l’histoire, la politique, évidemment, et donc la littérature et la psychanalyse. Autrement dit, le mode de fonctionnement de notre formation était en phase avec l’esprit du temps, avec l’épistème propre aux années 1950 et 1960. Et pour moi, Althusser s’identifie plus à cette dynamique qu’aux concepts dans lesquels on pense parfois son apport (structuralisme, antihumanisme théorique, etc.). A. W. L. : Vous évoquiez à l’instant Tran Duc Thao, intellectuel engagé dans la lutte anticoloniale, qui a été un des premiers intellectuels du Vietnam indépendant… J.-P. L. : Tran Duc Thao a d’abord fait ses études à l’ENS avant et pendant la guerre, il était de la même promotion qu’Althusser, mais il n’a pas été emmené en captivité, comme l’a été Louis, de 1940 à 1945. Tran Duc Thao, si je me souviens bien, a eu Jean Cavaillès comme agrégé-répétiteur de philosophie au début de son temps d’études ; après cela, il a fait des va-et-vient entre la France et la Belgique, à Louvain, où il pouvait consulter les manuscrits et les archives de Husserl. Il a beaucoup contribué à l’avancement 156

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de la phénoménologie husserlienne. Mais il a eu aussi un parcours militant, une activité intellectuelle et politique autour du marxisme, du communisme de la lutte contre le colonialisme français. Il y avait un lien entre ces deux champs de son existence, quelque chose d’extrêmement original et important, dont Louis reconnaissait la valeur, même si lui-même est assez peu entré dans la phénoménologie husserlienne ou heideggérienne, dans ce courant philosophique là. Je n’ai pas le souvenir non plus qu’Althusser se soit beaucoup intéressé à la dimension internationale des problèmes dans les années 1970, sauf peut-être quand est arrivé un pape polonais… A. W. L. : Althusser faisait-il lire autour de lui ce qu’il écrivait ? J.-P. L. : Oui, assez systématiquement, et il tenait compte des réactions. Louis faisait lire ses textes à beaucoup de gens. En 1967 est arrivée à l’ENS la première photocopieuse accessible, et ça a changé sa vie ! Avant elle, il tapait ses textes à la machine à écrire, et avec le papier carbone, il en reproduisait deux ou trois, mais il y avait une limite objective à la diffusion. La photocopieuse lui a permis de diffuser des textes, à droite, à gauche, à un plus grand nombre de gens, à qui il voulait faire lire ses essais ou ses articles. Une mutation qui se produisit dans la communication, et qui se termina en 1985, avec la généralisation de l’information et des ordinateurs personnels, suivie ensuite d’Internet, qu’Althusser n’a pas connu. 157

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Je ne sais pas ce qu’il aurait fait de toute notre technologie actuelle, mais dans les phases un peu hypomaniaques, comme on disait encore à l’époque, il était fichu d’arroser soixante ou cent personnes avec un texte. Bref, il faisait toujours lire ses textes. Il avait besoin de cette phase. À cette période, il a publié des livres, assez importants et, en outre, dans sa collection, ont été publiés des livres qui s’inscrivaient dans sa pensée ou en tout cas dans le champ de sa curiosité – je pense par exemple aux livres de Pierre Macherey, Jean-Pierre Osier, Étienne Balibar et d’autres. A. W. L. : Était-il pris par sa notoriété, avec le facteur de mai 1968 ? J.-P. L. : Il est devenu une espèce de référence, et on a parlé d’althussérisme. Chaque fois qu’il publiait un ouvrage, il y avait des présentations, et beaucoup de monde venait l’écouter. Un monde fou. Louis a été gagné un peu par ça, par ce que les Allemands appellent le Betrieb. Althusser écrivait dans la presse, on l’interviewait, on le filmait. C’était nouveau, totalement nouveau pour lui, cette écoute élargie. Mais il se disait sans doute, comme les fondateurs de courants en philosophie ou autre, que c’était un mal nécessaire et qu’il fallait en passer par là et, au moins, qu’on entendrait ce qu’il avait à dire sur ceci ou sur cela. Sa raison était politique. 158

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A. W. L. : Ce jeu politique, à la fois international et intérieur, a-t-il été une complication supplémentaire au travail philosophique d’Althusser ? J.-P. L. : Althusser a été pris par ce jeu, beaucoup, jusqu’aux articles de la fin des années 1970 dans la presse, qui profitait de sa notoriété, et là il était seul. Nous étions simplement associés, par exemple en signant les articles dans Le Monde ou ailleurs. Cette phase nouvelle dans son existence a eu des effets sur sa personnalité et peut-être provoqué des aggravations dans certains secteurs de ses comportements délirants. Tout cela a abouti à l’ultime hospitalisation dans la clinique psychiatrique de la villa Montsouris. Et ensuite à la crise de l’automne 1980 et au meurtre d’Hélène, qui a été un événement médiatique affolant et un traumatisme personnel pour beaucoup. A. W. L. : Étiez-vous présent, à ses côtés, lors des phases à la fois très positives et puis celles plus sombres ou plus compliquées ? J.-P. L. : J’y étais associé, comme tous les amis. Peut-être moins sur le plan théorique que d’autres, parce que j’étais aussi en charge de choses très matérielles. Je réparais les prises de courant chez lui, vous voyez, ou j’enregistrais des émissions pour lui sur sa télévision, des choses très ordinaires. Il était un peu démuni sur ce plan-là. Une fois, il y a eu un incendie, il y a eu pas mal d’aspects matériels à gérer, dont j’ai oublié la plupart d’ailleurs, car c’était au jour le jour. Ça commençait 159

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chaque fois par des appels au secours d’Hélène qui me disait : « Il faut que tu viennes, ça ne va pas. » Il y a eu plusieurs phases de ce type, par exemple en 1972, lors d’un happening à l’ENS, qui a failli mal tourner et où il a commencé à délirer. Je me rends compte aujourd’hui que je refoulais un peu tout son côté délirant, toute sa pathologie. Pour continuer à profiter du reste, de sa présence, de son amitié, autrement. Le midi, on allait souvent manger au restaurant. Je venais avec les enfants, j’en avais déjà deux, le troisième est arrivé à la fin des années 1970. Hélène aimait bien les enfants. A. W. L. : Vous partagiez avec Althusser et Hélène la vie quotidienne ? J.-P. L. : Pour moi, la quotidienneté était objectivée par la présence de Louis, mon bureau était proche du sien, de ce qui était en fait son appartement, un lieu hautement symptomatique de son hospitalisme. Il avait réussi le tour de force impensable aujourd’hui d’être logé dans un appartement pas mal du tout, au rez-de-chaussée, avec des fenêtres sur trois côtés. Avec une grande salle très claire et très agréable. Je dois dire que ce lieu me plaisait beaucoup… Je me disais : il s’est bien rattrapé des cinq ans de captivité… Il avait mérité cette exception. À la fin, il a acheté un appartement rue LucienLeuwen. Mais c’était très tardivement. D’une manière générale il y avait toujours des difficultés autour des acquisitions immobilières, ça n’a jamais été clair ni facile à gérer, toujours une source de conflits entre Hélène et 160

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lui… Que ce soit la maison dans la campagne de Gordes, dans le Luberon, ou encore la maison qu’il avait achetée dans le Perche. Il n’a été bien logé que par la République. A. W. L. : Pour revenir à la question politique, le terrain de la rupture avec le parti communiste, comment cela s’est-il passé, dans la mesure où, autour d’Althusser, plusieurs, comme vous, ont rompu avec le PCF ? J.-P. L. : En ce qui me concerne, la rupture, c’est 1979, Marchais approuvant l’intervention en Afghanistan. Mais tout le monde choisissait sa date ! Beaucoup sont partis avant. À la fin des années 1970, le parti communiste sentait qu’il s’était fait embarquer dans l’histoire du programme commun, pour laquelle pourtant il avait beaucoup œuvré et dont il était convaincu que c’était la ligne absolue. Il avait conçu une théorie économique complètement abracadabrantesque, sur le capitalisme monopoliste d’État, totalement à côté de la plaque par rapport à ce qui se passait réellement dans le monde. Mais enfin, c’était sur cette théorie économique-là qu’était fondée l’hypothèse d’aller au pouvoir avec les socialistes, de nationaliser, de récupérer nationalement la richesse et de créer autre chose. C’était tellement ratiocinant, comme théorie, que ça marchait et que beaucoup de gens disaient : « Oui, pourquoi pas ? » Mais le parti communiste s’est quand même rendu compte que le parti socialiste remontait, remontait, et qu’un jour ou l’autre, il allait lui tailler des croupières, y compris électorales, pour un certain 161

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temps du moins. Sa direction a commencé à se dégager de ce piège-là, mais il était trop tard. L’opinion publique avait été tellement travaillée dans le sens du programme commun, de l’union de la gauche, etc. que le parti communiste ne pouvait pas, du jour au lendemain, changer son fusil d’épaule. Ça a été potentialisé par les résultats municipaux de 1977, positifs pour la gauche, pour l’union de la gauche. Des tas de villes ont été gagnés. Mais en regardant bien les chiffres, la tendance était à l’inversion du rapport de forces au sein de la gauche, et sauf à changer la Constitution, c’était fatal. La situation était donc complètement schizophrénique pour le parti communiste : d’une certaine manière, celle de l’illusion, il allait vers la réalisation de son programme et, en même temps, il se rendait bien compte, instinctivement, que ça allait se retourner contre lui. D’où des tentations bizarres de faire machine arrière. Voire un peu absurde : à la limite, si Chirac avait appelé à voter Mitterrand, Marchais aurait essayé de faire voter plutôt pour l’autre bord dans certaines villes, etc. A. W. L. : Vous avez publié un petit livre à ce moment-là, Ouvrons la fenêtre, camarades !, en 1979, avec Étienne Balibar, Georges Labica, et Althusser publie aussi Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste, en 1978… J.-P. L. : Oui, il y avait de toute manière, comme dans beaucoup de partis, des tas de dysfonctionnements dans le parti communiste, et il fallait continuer la dis162

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cussion. D’où les deux livres dont vous parlez, publiés chez Maspero. Rétrospectivement, je me dis c’était peutêtre déjà trop tard. Historiquement, le parti était déjà condamné, avant même que l’on fasse nos remarques. Il y avait eu des types très lucides dans le passé, qui avaient pointé les problèmes, et pour certains, hurlé à mort. En même temps, on se trouvait dans une conjoncture mondiale où le communisme venait de remporter un certain nombre de victoires, notamment le Vietnam, ce qui pesait assez lourd. Il est vrai que ce qui subsiste de toute l’histoire du communisme au xxe siècle, c’est le coup de main décisif qu’il a donné à la décolonisation… A. W. L. : Il y avait beaucoup d’évolutions simultanées dans le monde, à la fois la Révolution des œillets au Portugal, le 25 avril 1974, mais aussi son inverse, un peu avant, avec le renversement du gouvernement Allende et la dictature de Pinochet au Chili, le 11 septembre 1973… J.-P. L. : Oui, ça s’est mal terminé au Chili, alors que Salvador Allende avait été l’un des premiers chefs d’État marxiste élus, en 1970, et les hypothèses communistes à l’échelle planétaire avaient encore un sens. Malgré des choses qui ne marchaient pas. C’était aux intellectuels de le dire, et ils ne s’en privaient pas. Althusser a été un de ceux-là. En revanche, je le répète, je n’ai pas l’impression que la dimension planétaire des problèmes l’intéressait spontanément. Philosophiquement, Althusser s’était fait aussi des adversaires, en interprétant le marxisme d’une certaine 163

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manière, en parlant d’antihumanisme théorique. La polémique a contribué à son audience éphémère au niveau international. Au niveau de l’image publique, ce n’était pas toujours facile à comprendre, à avaler. Les formules à l’emporte-pièce, parfois, couraient le même risque. Et Dieu sait s’il les aimait… De toute façon, les comptes ont été réglés autrement, notamment par la vie politique française. Les dysfonctionnements qui ont été pointés, les choses qui n’allaient pas, dans le fonctionnement du parti, ont beaucoup facilité les choses. Les livres comme Ouvrons la fenêtre, camarades ! et Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste étaient bourrés de vérités, mais ça ne suffit pas, et qu’est-ce qu’une vérité qui ne suffit pas en politique ? L’heure n’était plus à ce genre d’annonces… A. W. L. : Quelle était la position politique exprimée dans ces livres ? J.-P. L. : C’était une position qu’on peut qualifier d’« analytique ». Pour ma part, dans Ouvrons la fenêtre, camarades !, j’avais écrit l’article sur l’Europe. Je l’ai relu il n’y a pas longtemps, et je trouve qu’il tient encore la route : si l’on accepte le marché commun, on sait très bien que ça finira par la monnaie unique, et il vaudrait mieux que les électeurs le sachent. Si on pense économiquement, c’est assez clair. À l’époque, je ne parlais pas moi-même de monnaie unique, mais de tout ce qui se passait déjà. Il faut penser les conséquences. Faire de la prospective en politique, c’est le rôle des partis et de leurs penseurs ; malheureusement, c’est souvent 164

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casse-gueule sur le plan électoral. Donc, à partir du moment où on acceptait le marché commun, un bon marxiste aurait dû le savoir plus que tout le monde, la monnaie était inévitable à terme. Et la monnaie… A. W. L. : Vous étiez très impliqué dans ces questions… J.-P. L. : C’était l’enjeu du moment. Louis avait gardé beaucoup de contacts, de liens personnels, avec des gens du parti communiste haut placés, en particulier avec les têtes du journal L’Humanité. Ces liens eux-mêmes entretenaient chez lui et chez certains d’entre nous l’idée que ces questions avaient un sens, qu’elles pouvaient donner un résultat, qu’on pouvait encore améliorer les choses. Mais, en fait, quand est-ce que ça a porté ses fruits ? Ce changement espéré, du moins pour le journal L’Humanité, s’est produit, en fait, bien plus tard. S’il avait été à l’époque tel qu’il est aujourd’hui, on aurait applaudi. Parce que L’Huma d’aujourd’hui est ouvert : il s’intéresse beaucoup aux questions de l’écologie, il a, vis-à-vis de l’histoire, du mouvement ouvrier, de l’Union soviétique, etc., une position critique, même parfois plus critique que celle que l’on peut trouver dans Le Monde diplomatique. Pourquoi ? Trente ans sont passés et le journal n’est plus soutenu par une organisation politique aussi implantée, avec ses tropismes et sa lourdeur… Mais enfin, si le communisme n’est plus ce qu’il était, il reste encore le communalisme pour quelque 165

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temps. Quand j’étais enfant, ce qui m’avait frappé, c’est la façon dont, dans les milieux populaires, y compris conservateurs et catholiques, on parlait avec respect des maires communistes ou des médecins communistes dans les hôpitaux, ou des instituteurs communistes dans les écoles. Il y avait ce type de présence, qui existe moins aujourd’hui. A. W. L. : Les années 1980, ce n’est plus du tout pareil, Althusser n’est plus là… J.-P. L. : J’allais souvent le voir, notamment dans des maisons de soin, dans la région parisienne. C’était une expérience aussi, car on n’y voyait pas que Louis. C’étaient en général, surtout au début, des maisons fermées. Ensuite, il y a eu l’épilogue, l’absence de procès. Quand on y pense, l’absence de procès, dans les termes, ça signifie pour lui l’absence de processus. Prozess, en allemand. Et donc, après, il a végété. Alors il a repris ce vieux projet d’écrire L’avenir dure longtemps, ce livre dont tout le monde a parlé. Parce qu’il était le grand criminel qui avait tué sa femme et qui était en même temps un personnage célèbre dans le monde de la philosophie. Au niveau des médias, je me souviens avec effroi du journaliste Paul Amar annonçant à la télévision sur France 3 la sortie du livre. Ça m’avait frappé. A. W. L. : Comment Althusser vécut-il cette période ? J.-P. L. : Sa façon de régler son problème, je crois, a été d’écrire son histoire. Mais celle-ci m’est apparue comme un déballage en partie fantasmatique, un rap166

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port à la réalité très fantasmé. Il me disait : « Après ce qui s’est passé, est-ce que tu crois que je peux refaire surface ? » Je lui avais répondu : « Tu ne peux pas publier un livre comme ça, comme si rien ne s’était passé. Il faut que tu payes, d’une manière ou d’une autre. » Je lui avais donc déconseillé de publier cette autobiographie, et je l’ai encouragé à d’autres projets : « Il faudrait, par exemple, que tu fasses des traductions. Tu en es largement capable. » Mais il n’a pas écouté, a refoulé mes conseils et les a repoussés. J’aurais dû le prévoir et je regrette de lui avoir dit ça. Avant, dans les années 1970, je l’ai vu en proie à des bouffées pulsionnelles agressives, comme vouloir casser la gueule à un photographe. J’ai compris alors que c’étaient des pulsions venues de loin. Bien sûr, la quotidienneté favorisait ce genre d’observations. Parfois, dans cette même période, il a eu des phases de nouveau départ apparent. Puis, peu après, des épisodes délirants, du genre de celui où il a traversé Paris à cent à l’heure dans sa Lancia – il était amoureux de cette marque de voitures italiennes. Il était avec son ami le curé rouge Stanislas Breton, un homme en or. Bons copains, ils partageaient une culture catholique approfondie, discutant ensemble en buvant du bon vin. Breton avait un côté sympathique et marrant. Comme Althusser, il était d’une ressource d’intelligence incroyable, fabuleuse, très attachant et bon vivant, avec un côté un peu fou aussi. Althusser revenait ainsi de temps en temps, par surprise, à l’ENS, toujours avec cette idée de refaire 167

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surface, il voulait revenir pour savoir si on le reconnaissait encore. Le personnel administratif était terrorisé par cet homme qui avait fait le prestige de l’École, mais qui lui avait aussi causé tellement de problèmes. Alors on essayait de l’amadouer, et plus ça allait, pire c’était. Bref, il fallait gérer ces situations-là en interne, parce que, évidemment, il était libre, il vivait dans son appartement. Cette fois-là, dans la Lancia, Breton a eu la peur de sa vie, Louis ne respectait pas un feu rouge, il était tout-puissant ! C’est le symptôme pur. Il redevenait quelqu’un. Je dois dire que je portais un regard de plus en plus désespéré sur lui. Par la suite, il a changé de résidence, il a été placé dans un institut de la MGEN à La Verrière. J’ai commencé à ne plus aller le voir. Et finalement, j’ai retrouvé tout le monde à son enterrement. A. W. L. : Votre travail personnel de traducteur a-t-il, finalement, un lien de connivence avec Althusser, comme une sorte d’héritage de sa pensée ? J.-P. L. : Bien sûr. Tout ce qu’il avait écrit incitait à ne jamais tenir les traductions existantes pour acquises, à revenir au texte. En 1975, comme je vous disais, j’ai commencé, avec toute une équipe de jeunes traducteurs, la traduction des manuscrits économiques de Marx. Le premier volume à paraître était le manuscrit de 1857-1858 (Grundrisse). Ça s’est terminé en 1983 avec la parution de la traduction du Capital, livre I, aux Éditions sociales. Après cela, dans les années 1980, 168

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j’ai traduit Hegel, puis j’ai de plus en plus travaillé sur la poésie allemande, Goethe, Hölderlin, Rilke. Ça demeurait, comme vous dites, un univers de connivence avec Louis, parce qu’il connaissait bien la littérature allemande, mais il était trop tard pour en parler avec lui. De fil en aiguille, je suis passé dans d’autres secteurs, j’ai traduit des romans, j’ai commencé à travailler sur Paul Celan, que Louis avait connu, mais il était déjà mort à ce moment-là. Ma relation avec Althusser est une histoire productive, mais assez triste finalement. Avec des moments de bonheur personnel amicaux, mais aussi quand même d’inquiétude et d’interrogation. Cela étant, je suis sûr, qu’outre nos mémoires individuelles, il reste de lui des traces disséminées, anonymisées, dans les générations d’anciens élèves qu’il a eus, et qui ont porté un peu sa parole au-delà, et bien sûr dans les textes qu’il a écrits et qui demeurent. Ses textes sur la psychanalyse, par exemple, sont vraiment des interventions qui jouissent magnifiquement de sa façon d’exposer les choses et de son intelligence. Et puis il m’est surtout resté mon amitié avec ses amis. A. W. L. : Quel geste intellectuel d’Althusser pouvons-nous retenir ici ? J.-P. L. : Une façon de parler de Marx a été ébranlée par lui. Il est vrai que le communisme a été ébranlé dès le départ, par Trotski et par d’autres, mais la façon de parler de Marx, disons de manière universitaire, 169

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dans l’univers universitaire, c’est plutôt Althusser qui a inauguré son ébranlement. Il n’était pas tout seul à le faire, il y a eu Henri Lefebvre, au croisement de la sociologie et de la philosophie, il y a eu des trotskistes aussi, qui avaient fait leur travail, dans cet universlà, en parallèle à celui de Louis, d’autres encore. Son geste intellectuel a été un geste précisément, la main qu’il nous a tendue, l’envie qu’il a passée à ses lecteurs de « ne pas se raconter d’histoire », son mot d’ordre favori, si difficile à mettre en pratique…

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La folie ou l’astre noir qui plane Conversation avec Bernard-Henri Lévy

Aliocha Wald Lasowski : D’Althusser, dans La Barbarie à visage humain (1977), vous écrivez que vous avez « bien failli tout lui devoir ». Quel souvenir gardez-vous de ce maître à penser, caïman en philosophie pour plusieurs générations d’intellectuels ? Bernard-Henri Lévy : Le souvenir d’une maîtrise immense et minimale. Décisive et maigre – je veux dire gagnée sur une pensée exsangue, faite de livres très peu nombreux et, de surcroît, laconiques. C’est très étrange, quand on y pense, que cet homme ait eu une telle influence alors que ses livres furent si rares, si minces, constitués d’articles eux-mêmes brefs et hâtifs. Et pourtant, oui, son influence fut colossale. La plupart de ceux qui comptent, dans ma génération en tout cas, sont passés par là, par Althusser. J’ai connu, personnellement, l’auteur. Mais aussi le maître qui, en quelques rares tête-à-tête, m’a appris l’art 171

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rhétorique de l’exposé philosophique. Et puis l’homme avec qui j’ai passé des bouts d’été – l’été 1972 en particulier, à mon retour du Bangladesh, entre Carros et Gordes. J’y suis récemment retourné. Je suis retourné à Gordes. Sa maison est toujours là. Mais zéro plaque. Zéro mémorial. Et personne, vraiment personne, pour se souvenir qu’a vécu là le maître immense. A. W. L. : À la question « Comment je philosophe ? », qui ouvre De la guerre en philosophie (2010), vous répondez : « En restant fidèle, déjà, à la leçon d’Althusser. » Quelle est cette leçon, cette part d’héritage que vous revendiquez ? B.-H. L. : Dans le livre que vous citez, je parle de trois choses. L’antihistoricisme, c’est-à-dire une conception non hégélienne, non téléologique de l’Histoire – une conception qui fait place à la contingence ou, au contraire, à ce qu’un lacanien nommerait l’acte : non pas la « décision » (Schmitt), mais bien l’« acte » (Lacan). L’anti-naturalisme, c’est-à-dire le refus du primat accordé, dans toute l’histoire de la philosophie, à la nature, au naturel, à l’authenticité, etc. – Althusser préférait le concept de chien au chien animal aboyant, et le concept en général à ce retour aux choses même en vogue chez les phénoménologues de son époque et, plus encore, de l’époque précédente. Et puis, enfin, l’anti-organicisme, la méfiance à l’endroit de toutes les philosophies de la société basées sur l’idée de « vie », ou de « corps », ou d’« organes » 172

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plus ou moins bien assemblés – cette méfiance était gagée sur sa lecture « scientifique » du marxisme, sur son idée qu’une société était toujours réductible à ce chiffre, cette formule ou ces lois livrés par la science marxiste –, mais j’y suis, même sans marxisme, même sans scientisme, même alors que j’ai aussi donné congé à tous les scientismes, resté mystérieusement fidèle. A. W. L. : En préface aux Lettres à Hélène (2011), sa femme, vous évoquez le corps, la maladie, la folie et l’effondrement d’Althusser : « Non pas le Professeur avec une vie entrecoupée par la Folie mais l’ordinaire d’une Folie entrecoupée par des moments de santé. » Comment peut-on alors faire œuvre, comment est-il possible malgré tout de philosopher, quand on a, sous le crâne, cette tempête et ce vacarme ? B.-H. L. : Je pense aujourd’hui que les deux étaient liés. Althusser a fait œuvre non pas malgré, mais avec la folie. Cette folie ne fut pas un obstacle, mais un carburant de l’œuvre. C’est difficile à admettre quand on sait à quel point cette œuvre s’est fait étendard, encore une fois, de sa scientificité, de sa rigueur, de son refus de l’émotion et de sa défiance à l’endroit du sensible. Mais justement. D’autant plus. Le théoricisme althussérien fut un effet de cette folie qui le dévorait et qui plane tel un astre noir au-dessus de ses livres.

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Pour Spinoza Conversation avec Pierre Macherey

Aliocha Wald Lasowski : En juin 2014 est publiée une nouvelle édition de Lire Le Capital, recueil des interventions du séminaire sur Le Capital qui s’est tenu salle des Actes à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm entre janvier et avril 1965, initialement publié en novembre 1965 aux Éditions Maspero, constituant les volumes II et III de la collection « Théorie » dirigée par Louis Althusser. Votre texte, intitulé « À propos du processus d’exposition du Capital (Le travail des concepts) », participe d’une réflexion sur la méthode de Marx et sur les conditions d’une nouvelle problématique de la science. Avec Marx, expliquez-vous, il se passe quelque chose d’essentiel dans l’histoire des sciences et dans la théorie de cette histoire. Comment s’agencent les différents niveaux d’écriture du Capital, au niveau des concepts 175

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scientifiques et au niveau des moyens de l’exposé, que vous étudiez à partir du texte I, 1, 1 du Capital ? Pierre Macherey : Ma contribution au séminaire sur Le Capital, recueillie ensuite dans le volume qu’Althusser a publié dans la collection « Théorie » sous le titre Lire Le Capital, exposait un certain nombre d’hypothèses de travail qui donnaient son point de départ à la recherche doctorale que, venant tout juste de terminer ma scolarité à l’ENS, j’avais entreprise sous la direction de Jean Hyppolite, alors directeur de l’École, qui suivait les travaux d’Althusser et de ses élèves avec sympathie. Ces hypothèses ne pouvaient présenter un caractère abouti : c’était typiquement la démarche d’un étudiant avancé qui, après des années de préparation d’examens et de concours, se lançait, un peu à l’aventure, dans une recherche personnelle qui, lorsqu’elle démarrait, était loin d’avoir atteint des résultats définitifs. Paradoxalement, alors qu’Althusser se proposait d’épurer le marxisme des relents d’hégélianisme qui, à ses yeux, l’infectaient, la problématique qui était à la base de ma démarche, celle du « commencement de la théorie », était typiquement hégélienne, ce qui l’entachait d’une certaine équivoque. Lorsque, à cinquante ans de distance, je relis cette contribution, j’en vois toutes les imperfections, qui ressortent d’autant plus qu’elle a survécu et s’est transmise, en voisinage avec des textes d’une tout autre portée, comme ceux d’Althusser lui-même ou de Balibar, dans un contexte qui, lui, a pris, en réalité ou en apparence, une consistance beaucoup plus forte, à laquelle 176

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ma réflexion ne parvenait pas sur le moment, ce que d’ailleurs elle ne cherchait pas du tout à faire. Lorsque, par la suite, j’ai été présenté au titre de « coauteur » de Lire Le Capital, je n’ai pu m’empêcher de ressentir un certain malaise, car, si j’étais intervenu, à ma manière et à mon niveau, dans cette entreprise, ce n’était pas à proprement parler en tant qu’« auteur », mais comme contributeur, ce qui n’est pas exactement la même chose. En réalité, Lire Le Capital n’a qu’un seul auteur : c’est Althusser qui, lorsqu’il a fabriqué ce livre en se servant des documents de travail qui lui avaient été communiqués, a réalisé une œuvre à part entière, dont il porte lui-même la responsabilité. Pour ce qui me concerne, j’ai ensuite abandonné le projet de thèse dont j’avais à peine amorcé la réalisation, et je n’ai plus eu l’occasion de travailler directement sur des textes de Marx avant que je ne publie, en 2008, un livre sur les Thèses sur Feuerbach, et, en 2014, Le Sujet des normes où je reviens sur certains passages du livre I du Capital (dans la section consacrée à la production de la plus-value relative), qui avaient retenu l’attention de Foucault, deux ouvrages qui ont paru aux Éditions Amsterdam. Je ne suis jamais revenu sur les questions de méthodologie que j’avais abordées, non sans une certaine imprudence, il y a cinquante ans, et donc je n’ai rien de vraiment intéressant à ajouter à ce propos. Mon intérêt pour la pensée de Marx n’a pas du tout disparu, mais il a revêtu d’autres formes : il m’a semblé que, pour mieux comprendre cette pensée, il ne faut pas la maintenir 177

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dans le cadre étroit de la marxologie, et donc qu’il est nécessaire, en quelque sorte, de faire sortir Marx de Marx. Autrement dit, il faut croiser la démarche de Marx avec d’autres, comme celles, je cite ces noms à titre d’exemples, donc de manière non exhaustive, de Foucault ou de Butler, qui ont abordé des problèmes voisins avec d’autres instruments et depuis des points de départ différents. A. W. L. : En avril 2014 est publiée une nouvelle édition de Pour une théorie de la production littéraire, initialement publié en 1966 aux Éditions Maspero, constituant le volume IV de la collection « Théorie » dirigée par Louis Althusser. En vous intéressant, dans les œuvres littéraires, à l’ensemble des tensions qui les animent de l’intérieur et aux productions décalées qui se tiennent « en deçà ou au-delà de la distinction du vrai et du faux », comment capter une littérarité en acte, une productivité en acte ? Comment analyser et saisir sur le vif de son accomplissement des œuvres comme celles de Balzac et de Jules Verne, deux écrivains particulièrement sensibles aux mutations en cours dans leur époque ? P. M. : En réalité, ma vraie contribution aux recherches impulsées par Althusser dans les années 1960, davantage que celle que j’avais présentée dans le cadre du séminaire sur Le Capital, était ce travail sur la production littéraire : quand je l’ai montré à Althusser, il l’a tout de suite intéressé, ce qui l’a décidé à le faire paraître dans la collection « Théorie ». Sur le moment, 178

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ce livre a retenu l’attention : il s’est plutôt bien vendu, jusqu’à ce que, vers 1985, les Éditions Maspero puis La Découverte le retirent de leur catalogue, alors qu’il continuait à être diffusé et à être discuté dans des pays étrangers, en particulier dans le monde anglosaxon. Sur l’initiative d’Anthony Glinoer, il vient de reparaître dans la « Bibliothèque idéale des sciences sociales », une publication de l’ENS de Lyon. Dans ce livre, j’essayais de défendre une conception de l’œuvre littéraire non pas statique, mais dynamique, qui l’identifie comme le lieu ou le terrain où se déroule, en acte, un processus duquel elle tire sa nécessité propre : ce processus, bien loin de le figer, elle le saisit en cours, en train de s’accomplir, tel qu’il se poursuit sans fin, jusque dans l’esprit du lecteur qui rejoue ce processus à sa façon, en l’exposant à son propre point de vue, d’une manière qui est à la fois déterminée et libre, en aucun cas verrouillée et contrainte. C’est pourquoi l’œuvre littéraire – c’est ce qui la caractérise essentiellement – n’est jamais tout à fait identique à elle-même, et c’est précisément ce vacillement qui fait son prix : c’est comme si, dans les limites que lui impose son inscription textuelle, elle bougeait, ouvrant ainsi une perspective transformationnelle sur un devenir à travers lequel, en s’y lançant, elle participe au mouvement du monde réel. Ce qui m’intéressait, et continue à m’intéresser, dans les œuvres littéraires, c’est l’ensemble des tensions qui, tout en les déchirant, les animent de l’intérieur en les projetant vers autre chose : Balzac et Verne 179

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m’avaient semblé être des représentants exemplaires de cette dynamique, que j’ai retrouvée ensuite à l’œuvre en regardant de près ce genre littéraire très particulier et très curieux que constituent les récits utopiques qui sont significatifs avant tout par ce qu’ils donnent à lire entre les lignes, de manière souvent contradictoire. Cette façon de prendre les textes littéraires relève de l’idée de « lecture symptomale », qu’Althusser avait avancée dans le texte introductif de Lire Le Capital, « Du Capital à la “philosophie” de Marx ». Aujourd’hui encore, cette idée, qui attire l’attention sur les décalages internes desquels les formations textuelles tirent leur dynamique propre, me paraît féconde. A. W. L. : Dans « Verum est factum : les enjeux d’une philosophie de la praxis et le débat AlthusserGramsci », publié dans Sartre, Lukács, Althusser. Des marxistes en philosophie, sous la direction d’Eustache Kouvélakis et Vincent Charbonnier, vous revenez sur plusieurs textes importants de Louis Althusser, notamment sur le débat qui, en 1972-1973, oppose Louis Althusser au marxiste anglais John Lewis, défenseur d’un matérialisme humaniste centré sur l’idée que l’homme fait son histoire. Pour quelles raisons Louis Althusser se méfiait-il fortement de l’alliance entre humanisme et historicisme, alliance sur laquelle, selon lui, reposait la philosophie de la praxis ? P. M. : Vous soulevez deux questions qui sont très complexes : celle du rapport d’Althusser à Gramsci, et celle de l’humanisme, dont la portée est plus large. 180

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Pour ce qui concerne Gramsci, Althusser avait de fortes raisons de s’en sentir proche : comme lui, il avait essayé de prendre distance avec une conception uniment défective de l’idéologie considérée comme une « superstructure » qui tend sur la réalité un voile d’illusion ; à l’opposé, il s’était proposé de la faire apparaître comme une force sociale effective, en particulier parce qu’elle exerce une fonction cruciale dans le déroulement du processus de subjectivation, un problème que Marx avait éludé, alors que c’est une des clés du fonctionnement du mode de production capitaliste qui a besoin de l’idéologie pour fabriquer des sujets productifs. L’un des points forts du travail d’Althusser est cette requalification de l’idéologie qui, comme il le montre dans son texte sur les « appareils idéologiques d’État », intervient à même le réseau mouvant des rapports sociaux, et non au-dessus d’eux, dans le ciel des idées pures, ou, pour le dire plus vulgairement, dans la tête des gens sous la forme de « mentalités ». Sur ce terrain, il devait inévitablement croiser Gramsci qui, de son côté, voulait faire revenir au premier plan les enjeux politiques liés à la question de l’idéologie. Mais, par ailleurs, la thématique de la « philosophie de la praxis », défendue au même moment par Sartre qui la mettait au centre de son projet de reconstruction du marxisme (dans la Critique de la raison dialectique), lui inspirait une grande méfiance : il lui semblait qu’elle conduisait à remettre en cause le principe fondamental du matérialisme, et tirait dans le sens d’une philosophie de la conscience, ce qui était effectivement le 181

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cas chez Sartre. C’est pourquoi sa position à l’égard de Gramsci était déchirée entre deux tendances opposées : l’une d’adhésion, l’autre de refus. On peut regretter qu’il ne se soit pas expliqué davantage à ce sujet : en fait, il a fourni cette explication à mots couverts, sans nommer Gramsci, dans ses écrits sur Machiavel, en qui il a vu le meilleur antidote contre la dérive idéalisante associée à la philosophie de la praxis. Le débat sur l’humanisme se situe sur un plan plus large, celui de l’analyse des modes de production et de ce qu’il faut bien appeler leurs « structures » objectives. Faire de l’homme le sujet de « son » histoire, en le soustrayant à toute espèce de déterminisme naturel, sous prétexte qu’il constituerait lui-même une nature à part, un empire dans un empire dirait-on dans le langage de Spinoza, est à tous égards contre-productif. S’il y a un sujet de l’histoire, ce n’est pas le sujet qui fait l’histoire, mais c’est le sujet que l’histoire fait, dans le cadre propre à des processus de socialisation qui obéissent à des modalités très différentes et mettent en place, à travers l’exploitation des forces productives, des formes diversifiées d’échange avec le milieu naturel. Le problème de fond, à partir duquel Marx a entrepris l’exploration du continent histoire, est donc celui de la production, dont la production de subjectivité est elle-même une composante à côté des autres. Althusser n’a cessé de le répéter : l’antihumanisme théorique n’a pas pour but de dévaloriser le sujet, ou de l’expulser du champ de l’histoire, mais au contraire de lui restituer la place qui est véritablement la sienne ; de ce point 182

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de vue, il est un humanisme pratique, dont la signification est en fin de compte positive, même si elle est établie sur des bases critiques. Il n’est pas sûr que, sur ce point précis, il soit arrivé à se faire comprendre. A. W. L. : Parmi les textes qui composent Histoires de dinosaure. Faire de la philosophie (1965-1997), l’un est consacré au contenu de la conférence donnée par Louis Althusser à la Société française de philosophie en 1968 sur « Lénine et la philosophie ». Quelle est ici la singularité de la démarche de Louis Althusser, qui lui permet de lier ainsi la philosophie et la politique, la théorie et la pratique, et de déployer, dans le jeu de références théoriques de son propos, Pascal et Spinoza ? P. M. : À distance, on commence à mieux saisir à quel point Althusser, même lorsqu’il défendait des positions ultramatérialistes, était obsédé par des schémas de pensée venus de la religion et de la théologie : c’est un point que Judith Butler a mis clairement en évidence dans le chapitre de son livre La Vie psychique du pouvoir consacré à la théorie althussérienne de l’interpellation dans laquelle elle diagnostique une version laïcisée de la doctrine chrétienne du salut. Cette prégnance de thèmes comme celui du mal, de la faute, de la chute, s’explique en partie par les conditions dans lesquelles s’était déroulée, avant la guerre, sa formation personnelle : celles-ci l’avaient marqué en profondeur. Il y avait en lui quelque chose qui l’apparentait aux grands mystiques de la tradition : à la limite, on pourrait soutenir que sa profession de foi matérialiste, qui est 183

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venue se greffer sur ce fond, renvoyait aux structures de pensée qui caractérisent la théologie négative. C’est l’une des clés d’explication du rapport singulier qu’il entretenait par ailleurs avec la psychanalyse, dont il se faisait une interprétation toute personnelle (comme il est aisé de le constater en se reportant à ses écrits sur Freud qui sont tout sauf orthodoxes), et qui constituait l’un des principes régulateurs de toute sa démarche intellectuelle. À cet égard, il se tenait loin de Marx, qu’on a présenté abusivement comme un prophète, alors qu’il s’en tenait à un discours rationnel épuré autant que possible de tout présupposé eschatologique. La pensée d’Althusser était donc traversée par une tension qui la déchirait de l’intérieur : c’est pourquoi, si on veut la restituer dans son ampleur et sa radicalité, il me paraît indispensable de lui appliquer, en vue de mettre en évidence cette tension, la méthode de « lecture symptomale » dont il a lui-même esquissé la théorisation. Althusser est intéressant aujourd’hui, donc présente une « actualité », non pas en raison du système de pensée homogène, l’althussérisme, qu’il serait parvenu à mettre en place (encore une manière d’interpréter le monde !) et qu’il nous aurait transmis clés et mode d’emploi en main, mais par ses contradictions qui le décalent par rapport à lui-même de façon parfois imperceptible, parfois criante. Son drame intime, auquel il faut essayer de ne pas consacrer une curiosité malsaine, empreinte de voyeurisme, témoigne qu’il était possédé par l’instinct de mort, ce qui lui a donné un certain sens du sacré : mais, sans l’igno184

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rer, il ne faut pas le réduire à cet aspect ; et il faut essayer de comprendre comment, dans un contexte de conflit et de lutte, il est parvenu à produire des éléments théoriques, concrètement : des textes, susceptibles d’être réactivés par d’autres, à une époque et dans des conditions différentes, dans une perspective, non de conservation, mais de transformation. A. W. L. : Hegel ou Spinoza, édité aux Éditions La Découverte, est initialement publié dans la collection « Théorie » dirigée par Louis Althusser aux Éditions Maspero. Lire Spinoza après Hegel, expliquez-vous, permet de poser la question d’une dialectique non hégélienne. Si la substance spinoziste n’est pas un « sujet », dans la mesure où Spinoza n’a pas voulu concevoir le processus de réalisation d’une tendance qui s’assouvit dans son propre développement, comment comprendre que l’esprit hégélien ne soit pas non plus « un » sujet, mais sujet absolu qui s’exprime dans la totalité de son processus, ou pour reprendre l’expression de Louis Althusser, « procès sans sujet » ? P. M. : Mon livre Hegel ou Spinoza, qui a été l’un des derniers à paraître dans la collection « Théorie », a été parfois lu comme l’exposé d’une alternative : ou bien Hegel et sa doctrine de l’Esprit, ou bien Spinoza et sa doctrine de la Substance, l’un excluant radicalement l’autre. En fait, ce n’est pas exactement ce que je cherchais à faire : il me semblait que, jusqu’à travers ce qui les oppose, ces deux pensées restent apparentées (et alors, il faut entendre aussi l’intitulé Hegel ou Spinoza 185

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en donnant au mot « ou » la valeur de l’équivalence, vel, « c’est-à-dire », et non celle de l’exclusion, aut aut, « ou bien, ou bien »). Le rapport de Hegel à Spinoza associe attraction et répulsion : c’est ce qui fait son intérêt philosophique. En m’attaquant à la relation dérangeante, mêlant accords et désaccords, ce qui la déstabilise encore un peu plus, qui passe entre les positions philosophiques de Spinoza et de Hegel, et en essayant de reconstituer la logique si peu logique en fin de compte des échanges qu’elles entretiennent à distance, concrètement en les faisant dialoguer, je ne faisais finalement rien d’autre que mettre en application l’idée selon laquelle la philosophie est avant tout lutte dans la théorie, une lutte qui ne cesse de recommencer, de se continuer, en se relançant dans de nouvelles directions. En regardant de près la manière dont Hegel a lu Spinoza, on voit cette lecture se transformer en une lecture symptomale de Hegel par lui-même, qui permet de déceler les jointures dont dépend sa manière propre de penser, comme la thématique de la négation absolue, ou négation qui revient sur soi pour « se » nier, moteur de la dynamique par laquelle, selon la formule de Hegel, « la substance devient sujet ». Or, lorsque Hegel déclare que, chez Spinoza, il n’y a pas de devenir sujet de la substance, il a parfaitement raison : la substance telle que Spinoza la conçoit n’est en aucun cas destinée à devenir sujet, que ce soit sujet d’elle-même ou sujet de ses affections ; s’il y a un procès de la substance – qui n’est nullement immobile comme on le dit trop 186

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souvent ; au contraire, elle est sans cesse en mouvement –, ce n’est pas celui par lequel elle accéderait à la conscience de soi ; cette dernière, lorsqu’elle advient, au titre d’épiphénomène, est un résultat de son activité et non l’une de ses composantes : elle relève de la natura naturata, et non de la natura naturans. Si étonnant que cela puisse paraître, à force de s’écarter de Spinoza, de prendre des libertés avec la lettre et l’esprit de son texte, Hegel finit par faire retour vers lui et par dire quelque chose d’essentiel à son propos. En engageant avec Spinoza une épreuve de force d’où l’esprit de compromis est absent, Hegel s’est fait le révélateur des enjeux qui sont au cœur de l’entreprise de Spinoza, des enjeux qui sont aussi au cœur de sa propre entreprise, ce dont il résulte que leur relation n’a rien d’une fausse rencontre, bâtie uniquement sur une série de malentendus : ils se sont effectivement rencontrés, heurtés, épreuve dont ils sont sortis l’un et l’autre plus vrais qu’en eux-mêmes enfin, pour l’éternité, tels qu’en eux-mêmes la lutte dans la théorie qui est l’essence de l’activité philosophique les change. Est ainsi éclairée d’un jour nouveau la thématique du « procès sans sujet ». En fin de compte, la philosophie de Hegel, pas davantage que celle de Spinoza, n’est à proprement une philosophie du sujet, entendons par là du sujet pur, autotélique, qui ne devrait son développement qu’à lui-même : en essayant de surmonter dialectiquement l’alternative de la substance et du sujet, Hegel, à son insu peut-être, a ouvert la voie à une rematérialisation du sujet, présenté comme 187

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le résultat d’une procédure de subjectivation et non comme sujet-cause ou sujet-principe. C’est pourquoi il ne faut pas se hâter de rejeter Hegel du côté de l’idéalisme : sa position est en réalité beaucoup plus complexe. A. W. L. : Dans le Dictionnaire critique du marxisme, sous la direction de Georges Labica et de Gérard Bensussan, vous publiez plusieurs articles, dont l’article « Théorie ». Votre article analyse plusieurs textes, comme les Thèses sur Feuerbach (Marx), la préface de La Guerre des paysans (Engels) ou encore D’où viennent les idées justes ? (Mao). Comment Louis Althusser s’inscrit-il dans la réflexion sur le renversement, la spécificité ou le cycle de la théorie et de la pratique ? P. M. : Dans sa forme traditionnelle, le marxisme pose le primat de la pratique comme l’un de ses principes de base. Énoncée sous cette forme, cette thèse se prête d’elle-même à une interprétation philosophique qui la tire en sens exactement contraire de celui qu’elle prétend promouvoir : elle fait de la « pratique » une entité abstraite, une réalité sui generis obéissant à ses propres lois, qu’il suffirait de mettre au pouvoir pour résoudre tous les problèmes que la société se pose depuis le début de son histoire. Or, cette fameuse « pratique » est un mythe : ce qui existe en réalité, ce sont, au pluriel, des pratiques, concrètement déterminées et orientées selon des modalités diverses, suivant les modes de production sociale à l’intérieur desquels 188

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elles interviennent. Au nombre de ces pratiques, il y a le travail théorique de la pensée, sous ses formes philosophiques et scientifiques, processus qui ne se déroule pas dans un monde à part, déconnecté des contraintes de l’histoire dont la division du travail manuel et du travail intellectuel est un résultat particulier. C’est précisément ce qu’Althusser avait entrepris de réfléchir en avançant le concept de « pratique théorique », qui a donné lieu à toutes sortes de malentendus dont il eut beaucoup de mal à se dépêtrer ensuite. À l’arrière-plan de ce concept, il y avait la question du rôle que l’intellectuel, d’origine le plus souvent bourgeoise, peut jouer aux côtés du mouvement ouvrier. Althusser était très préoccupé par ce problème, qui était précisément son problème, celui auquel il lui fallait apporter une solution à titre personnel : en présentant l’intellectuel, non comme un détenteur de la vérité ou comme un propagandiste, mais comme un praticien de la théorie qui, par son travail, et sans du tout renoncer aux exigences scientifiques de rigueur qui définissent celui-ci, participe organiquement à l’action des masses, il pensait s’approcher de cette solution, avec des arguments qui la rendent politiquement acceptable. Or, c’est le contraire qui s’est passé. La notion de pratique théorique a tout de suite suscité une grande méfiance : on a vu en elle le symptôme d’un effort en vue de récupération de la pratique par la théorie, donc d’une dérive théoriciste. Le malentendu à cet égard vient sans doute de ce que ce qui était en réalité l’énoncé d’un problème a été présenté comme 189

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sa solution, dénoncée comme étant une solution de facilité. À distance, il me semble qu’Althusser a eu le mérite de soulever un problème qui est toujours en attente de sa solution. L’alternative entre intellectuel universel (tourné prioritairement vers la théorie et ses principes généraux) et intellectuel spécifique (tourné prioritairement vers la pratique et les difficultés concrètes de la conjoncture), à laquelle on s’en tient le plus souvent aujourd’hui, est exagérément simpliste, et elle témoigne du fait que le rôle joué par la connaissance scientifique dans la transformation du monde n’est toujours pas clairement identifié. Paraphrasant une formule de Jaurès, je serais tenté de dire : un peu de théorie éloigne de la pratique, beaucoup y ramène.

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Une scène du Rideau déchiré d’Hitchcock Conversation avec Jacques-Alain Miller

Aliocha Wald Lasowski : À quel moment a eu lieu votre première rencontre avec Louis Althusser ? Pourriez-vous en rappeler le contexte et l’époque ? Jacques-Alain Miller : Mai 1962. Ce sont les derniers soubresauts de la guerre d’Algérie. Je viens d’avoir dix-huit ans, j’ai réussi le concours de l’École normale. La coutume veut que les nouveaux soient reçus par le directeur et le secrétaire. Je pénètre dans le bureau de Jean Hyppolite. Il est flanqué d’Althusser. Je ne les connais que par leurs livres, le Montesquieu d’Althusser, qui m’a emballé, la traduction de Hegel par Hyppolite. Celui-ci me félicite gentiment, me demande dans quelle section je désire m’inscrire. Je réponds : « Philosophie. » « Oh ! Mais il y a déjà trop de monde ! » Et le voilà qui veut me persuader d’aller en anglais ou en lettres. Je me débats comme un beau diable. Il se laisse fléchir. Au moment où je sors, rasséréné, Althusser, resté silencieux, 191

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me glisse : « Passez me voir dans mon bureau quand vous voudrez. » Voilà la première rencontre. A. W. L. : Vous aviez déjà une formation philosophique, non seulement de la khâgne, mais également du lycée. Quels étaient vos premiers professeurs et vos premières lectures en philosophie ? J.-A. M. : J’avais pris le goût de la philosophie en classe de première. Le professeur de français était André Fermigier, qui fut ensuite un critique d’art, rendu célèbre par sa campagne contre la pyramide du Louvre. C’était un homme d’esprit, épicurien et voltairien. Il nous fit commenter toute l’année, l’un après l’autre, tous les textes ou presque du Lagarde et Michard du xviiie siècle. J’adorais. Dans l’élan, j’ai lu Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau. J’aimais particulièrement le Discours sur l’inégalité. Je me considérais comme marxiste depuis que j’avais découvert Marx et Engels, mais mon marxisme à moi s’arrêtait à Lénine. J’avais en fait du monde contemporain la vision de L’Express et de France-Observateur. Un livre a compté pour moi dans ce contexte, Autocritique, où Edgar Morin décrivait de l’intérieur le parti communiste et comment il en fut exclu. J’étais persuadé que, si jamais j’adhérais, je connaîtrais le même sort. Mes professeurs de philosophie ? Je ne peux pas dire qu’aucun m’ait marqué. J’ai fait philo, hypokhâgne et khâgne à Louis-le-Grand. Jacques Merleau-Ponty, le cousin de Maurice, nous laissait malheureusement ignorer qu’il était un bon historien des sciences. 192

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Claude Khodoss était kantien, je découvrais Nietzsche, je l’exaspérais. Il écrivit sur l’une de mes dissertations, qui traitait de « l’irrémédiable » : « C’est tellement paradoxal, tellement opposé au sens commun, que je ne peux pas vous donner une note. » Enfin, en khâgne, Maurice Savin, élève chéri d’Alain, ne savait de philosophie que ce que l’on trouve dans Alain. Celui qui fut mon mentor était un jeune normalien, Jean-Louis Laugier. Deux ans durant, seconde et première, il me donna des leçons particulières de latin. On sympathisa. Il m’expliquait ce qu’était l’École normale, m’encourageait à préparer le concours. Il me transmettait, je crois, l’atmosphère, la common decency normalienne. Il me mettait à la page, me conseillait des livres, en vrac le Montesquieu d’Althusser, justement, La Révolution romaine, de Ronald Syme, l’Anthropologie structurale, de Lévi-Strauss. J’ai alors découvert avec éblouissement La Structure des mythes. Laugier me donna une seule leçon de philosophie, mais qui compta : il me mit devant la première page de la préface de la Phénoménologie de l’esprit en me disant : « Allez-y. » Je ne comprenais rien. Puis j’y suis revenu, et au fil du temps le texte s’est éclairci. Ça m’a servi de repère. Il m’avait aussi incité à étudier une grande chose de Martial Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons. Quand j’ai eu passé le premier bac, j’ai pris les Méditations, et j’ai commencé à les lire avec le Gueroult à côté. J’ai été aussitôt mordu, et durant trois ans, j’ai lu beaucoup de philosophie. 193

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A. W. L. : Très jeune, vous croisez déjà Sartre, avec qui vous faites un entretien, repris dans le recueil de vos textes de jeunesse réunis en 2002, recueil intitulé Un début dans la vie, aux Éditions Le Promeneur. J.-A. M. : J’avais en effet demandé à le rencontrer alors que j’étais en classe de philo, pour le n° 1 d’une revue que j’avais baptisée les Cahiers libres de la jeunesse. J’avais presque tout lu de L’Être et le Néant, et avec allégresse. Sartre s’est montré avec moi disponible, disert, direct. A. W. L. : Ensuite, le deuxième contact avec Althusser est plus personnel ? J.-A. M. : Je vais le voir dans son fameux bureau d’angle, et tout de suite il me propose que l’on se tutoie. C’était sa manière. C’était d’emblée quelqu’un qui s’approchait de vous, qui se faisait proche, sensible, protecteur. Il dégageait un charme, comme une magie… Je dirais maintenant qu’en sa personne j’entrais en relation avec un « sujet supposé savoir », celuilà même qui se tenait derrière mon cher Laugier, avec effet transférentiel immédiat, si bien que j’acquiesçai sur-le-champ à son offre de participer au séminaire des agrégatifs, moi, un « bleu », à condition d’y faire un exposé, à choisir sur une liste qu’il avait préparée. Ma contribution sur « L’archéologie du savoir chez Descartes » fut appréciée. J’avais gagné mes galons, ma place parmi les « althussériens ». 194

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A. W. L. : Maintenant, à propos de la formule que vous employez dans Le Neveu de Lacan, « pêcheur d’hommes »… J.-A. M. : Si je l’ai qualifié ainsi, c’est qu’il s’adressait en vous à une âme, faisait vibrer en vous quelque chose de l’âme, un certain pathos. N’ayant jamais fréquenté des religieux, je n’avais jamais rencontré quelqu’un qui touchait cela comme lui. Ce n’était pas le chef, mais le grand frère, avec un pied des deux côtés, autorité et fraternité. J’ignorais à quel point le catholicisme comptait pour Althusser, mais j’en avais sans doute perçu quelque chose dans son attitude. Il vous prenait là où vous étiez. Puis, par une opération mystérieuse, il vous manœuvrait tout en vous insufflant une confiance formidable en vous-même. À être althussérien avec Althusser, on apprenait des manières de dire qui donnaient l’illusion de savoir, on se sentait habilité à juger de toute production intellectuelle avec superbe. C’était l’esprit « Yes, we can », une force optimiste. Dans son cas, ce qui se communiquait était sans doute quelque chose de sa manie, au sens clinique. Quand il écrivait, il ne s’adressait pas au seul lecteur, mais à une masse dont il était solidaire. Il y avait tout de suite une atmosphère de ferveur partagée, un « nous » s’imposait, à la fois stalinien et ecclésiastique sans doute, entre le parti bolchevique et la communauté des fidèles. Il ne vous prenait pas dans votre solitude, c’est la grande différence avec Lacan, qui avait aussi, à sa façon, un côté pêcheur d’hommes, mais 195

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s’adressant au sujet, non à l’âme. En plus, Lacan, il fallait le déchiffrer. Le style d’Althusser était limpide et comportait assez de redondances pour être aussitôt accessible. Mais il était secret sur sa vie comme sur ses manigances dans le parti communiste. A. W. L. : Quels liens tissez-vous progressivement avec Althusser dans le travail avec les condisciples ? J.-A. M. : Je ne peux pas dire que j’aie travaillé avec Althusser. J’ai suivi ses cours, à la rhétorique entraînante. J’ai participé à ses séminaires, oui. Mais j’ai eu peu d’entretiens particuliers avec lui, je n’ai été ni son intime, ni son collaborateur. Il est venu une fois chez moi à la campagne, à Clairefontaine, l’épisode figure dans ses mémoires. Balibar apparaissait comme son fils, Macherey comme le chef des gardes du palais, Duroux comme le conseiller du prince. Ils étaient les trois plus proches d’Althusser. Duroux était le plus aimable. Macherey, je ne l’ai jamais vu que de loin, c’était lui qui m’impressionnait le plus du groupe. Balibar avait une personnalité rayonnante, mais l’esprit très concentré sur la pensée d’Althusser. Mon rapport à Althusser n’était pas si exclusif. À peine arrivé à l’École, j’avais cherché à suivre Barthes qui, miracle, commençait un séminaire hebdomadaire. Nous étions vingt. Quelle chance ! Il s’est intéressé à moi, m’emmenait dîner, parfois avec Foucault. C’est alors que je me suis jeté sur Saussure, Hjelmslev, Jakobson, etc. Par ailleurs, dès mes premiers jours de normalien, j’ai parcouru toute la Sorbonne sans rien 196

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trouver à mon goût, jusqu’à une petite salle où officiait un jeune assistant. J’étais captivé. C’était Derrida. J’ai parlé de lui à Barthes, à Lacan, qui entendaient ce nom pour la première fois. Quand il a quitté la Sorbonne pour devenir l’adjoint d’Althusser à l’ENS, il faisait des permanences, et nous passions des heures à parler de tout. Pendant deux ou trois ans, j’ai été plus proche de Barthes et de Derrida que je ne l’aie jamais été d’Althusser. A. W. L. : Derrida ou Barthes étaient peut-être plus accessibles… J.-A. M. : Althusser souffrait. J’en ignorais tout, mais je sentais en lui, si ouvert d’apparence, quelque chose de fermé à double tour, dont je n’étais pas curieux. Il y avait aussi Hélène, que j’ai dû voir trois fois dans ma vie ; elle s’est montrée à chaque fois désagréable. A. W. L : Parmi ces rencontres, celle avec Lacan est la plus importante pour vous. J.-A. M. : À la rentrée 1963, Althusser me fait venir dans son bureau, il m’apprend qu’il va consacrer à Lacan son séminaire de l’année, et il me demande d’y participer par un exposé : « Tu verras, ça te plaira. » Non seulement je n’avais pas lu une ligne de Lacan, mais je ne savais son nom que par une moquerie de Jean-François Revel dans son pamphlet Pourquoi des philosophes ? Il citait Françoise Dolto à la villa Tivoli, disant : « Et le Grand Dragon Lagache, et le Grand Dragon Lacan. » Commentaire de Revel : « Freud n’a 197

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quand même pas inventé la psychanalyse pour que Mme Dolto traite MM. Lacan et Lagache de Grands Dragons. » C’était tout ce que je savais de Lacan. Althusser insiste, et, discipliné, curieux, confiant en lui, je me rends à la librairie des Puf place de la Sorbonne, où j’achète les six premiers numéros de la revue La Psychanalyse. C’est donc Althusser qui m’a mis le texte de Lacan entre les mains. Il avait l’œil. Il n’aurait fait que ça, il aurait eu droit à ma reconnaissance. A. W. L. : Donc vous commencez à lire Lacan… J.-A. M. : Je pars à Clairefontaine avec Duroux, qui est agrégatif. On s’installe, lui au rez-de-chaussée, avec Condillac ou Leibniz, moi à l’étage. On se retrouve pour le déjeuner, et je lui dis : « Je viens de lire quelque chose d’inouï. » Je n’ai pas eu de coup de foudre pour Lacan quand je l’ai vu, je l’ai eu à la lecture de son premier grand texte, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse ». C’était un écrit de 1953, qui, dix ans plus tard, vibrait encore, faisait vibrer tout le champ intellectuel de l’époque, qui s’y trouvait réordonné d’une façon inédite : le sujet cousu avec la structure, la parole avec le langage, Sartre avec Lévi-Strauss, l’existentialisme avec le structuralisme, le tout sous l’égide de Freud, nettoyé des scories, porté à l’incandescence. Tout était là, mais renouvelé, sublimé, comme par une opération alchimique. Le Grand Œuvre était accompli. J’ai trouvé ça prodigieux, je me demandais comment c’était fait. 198

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À partir de là, j’ai fait au séminaire d’Althusser, non pas un exposé, mais trois, format d’exception. J’ai essayé de reconstituer un « système ». Je n’avais pas même le schéma de son graphe, que j’ai trouvé finalement dans un résumé de Pontalis. Ce fut ma première exploration de l’œuvre. Lorsque Althusser nous a annoncé que Lacan donnerait désormais son séminaire rue d’Ulm, il était déjà pour moi un personnage hors du commun, et je l’avais rendu mythique auprès de mes amis. Je leur avais parlé du filon que je venais de trouver, la mine d’or, et il y a eu une ruée vers l’or. Tout le monde ne s’est pas rué, mais Milner s’est rué, Regnault s’est rué, Duroux s’est rué. Balibar, lui, ne savait pas si c’était du lard ou du cochon, mais c’était tout de même béni par Althusser, si bien que, quand Lacan a souhaité faire figurer des normaliens dans l’annuaire de l’École freudienne qu’il venait de fonder, juin 1964, je ne lui ai pas apporté moins d’une dizaine de noms. Ce n’était pas le ralliement à Lacan de l’ensemble des élèves d’Althusser, mais un témoignage de solidarité envers une tentative que nous sentions affine. A. W. L. : À quel moment a eu lieu votre première rencontre avec Lacan en personne ? J.-A. M. : Je vois Lacan pour la première fois alors qu’il monte à la tribune de la salle Dussane le 15 janvier 1964, et qu’il entame son séminaire des Quatre concepts fondamentaux devant 300 personnes. LéviStrauss est là. À la seconde séance, au moment des 199

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questions, je me lève, je lui dis : « Pour beaucoup ici, vous êtes un gourou, un mage, pour nous vous êtes un théoricien », et aussi sec je lui demande raison de l’expression qu’il a employée une fois : « manque ontologique ». Quelle est cette ontologie ? Lacan se dérobe, je le presse. Les gens sont stupéfaits : qui ose s’adresser à Lacan sur ce ton, presque le bousculer ? Cela m’a fait une réputation. Il y a quelques années, j’ai croisé Marc Fumaroli, qui n’est pas de cette paroisse, mais qui m’a gentiment confié qu’il était là et qu’il s’en souvenait encore. Le lendemain, Althusser me montre un petit mot qu’il a reçu de Lacan. Il est seulement écrit : « Pas mal, votre gars. » Après quoi Lacan m’invite à venir le rencontrer rue de Lille, et je propose à Milner de m’y accompagner. Des années plus tard, Lacan reparlera de l’épisode du séminaire : « Je déclinais d’avoir à répondre de mon ontologie. Maintenant je vais le faire, etc. » La question l’avait longtemps tracassé, et il ne laissait rien passer. A. W. L. : Il y a eu une relation importante entre Lacan et Althusser. J.-A. M. : Aucun des deux ne m’a fait de confidences là-dessus. Tout ce que je sais, parce que Lacan y revient à plusieurs reprises dans ses écrits et séminaires, c’est qu’il avait été irrité par une parole d’Althusser lui disant que dans le fond, le grand Autre, c’était le bon Dieu. Voyez son entretien avec moi page 528 des Autres écrits, quand il évoque l’installation de son sémi200

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naire rue d’Ulm : « Pour la première fois, et chez vous notamment, je sentais m’écouter d’autres oreilles que moroses. » Gentil pour les normaliens, méchant pour les psychanalystes, ses élèves. « Soit des oreilles qui n’y entendaient pas que j’Autrifiais l’Un, comme s’est ruée à le penser la personne même qui m’avait appelé au lieu qui me valait votre audience. » La personne qui « Autrifiait l’Un », c’est-à-dire pour qui l’Autre au sens de Lacan n’était qu’un masque du Un divin, c’est bien entendu Althusser. A. W. L. : C’est aussi la période de vos grandes amitiés. J.-A. M. : Je suis en effet resté ami avec Alain Grosrichard, de la même promotion que moi, avec qui je fréquentais le séminaire de Canguilhem à l’Institut d’histoire des sciences, ami avec François Regnault, qui avait déjà quitté l’École mais y revenait périodiquement, ami avec Jean-Claude Milner, qui n’était pas philosophe, mais grammairien, et qui était avec moi au séminaire de Barthes. Tout le temps où il a été à l’École, j’ai aussi été très proche de Duroux, le seul avec moi à s’intéresser à la logique mathématique. C’était notre Socrate à nous, jamais content des solutions, des formulations qu’on trouvait, cherchant la petite bête, relançant les problèmes. A. W. L. : Il y a aussi Robert Linhart. J.-A. M. : En khâgne, nous étions inséparables : « Linhart et Miller, cessez de bavarder ! » criaient les 201

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profs. J’ai intégré en 1962, lui en 1963, je l’ai annoncé au groupe althussérien dont il a fait partie dès son entrée à l’École. A. W. L. : Et la politique ? J.-A. M. : Elle nous a séparés. Durant ma première année, 1962-1963, être althussérien n’avait rien à voir avec la politique, c’était « être théoricien », étudier sur la lancée d’Althusser, et tenir cette activité pour une pratique de plein exercice. C’était le motclé : « pratique théorique ». Cet engagement n’allait pas forcément très loin. Les choses changent brusquement l’année suivante. Althusser me convoque à la rentrée, et voilà qu’il me dit : « Il faudrait que toi et tes camarades, vous entriez à l’UEC, l’Union des étudiants communistes, pour faire connaître ce que nous faisons sur Marx. » Chargé de mission, je réunis Milner, Rancière et Linhart dans une thurne, et je leur transmets la demande d’Althusser. Ce n’est pas l’enthousiasme. On soupire. Aucun de nous n’avait d’inclination pour le PCF. Personne ne lit L’Humanité. Mais enfin, Althusser attend ça de nous, et nous le lui devons bien. C’est dans cet esprit que nous concluons en faveur de l’adhésion à l’UEC. En fait, nous n’adhérons qu’à Althusser. Au sortir de cette réunion, nous restons un moment, Robert Linhart et moi, dans ma voiture garée au coin de la rue d’Ulm. Je lui dis : « Un jour, on aura peutêtre notre photo dans Newsweek avec : Reds Miller and Linhart. » On rigole. 202

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Nous décidons de faire exister le Cercle d’Ulm, et d’abord de le doter d’une « ligne ». L’UEC était alors coupée entre trois tronçons : les « pro-parti », alignés sur le PCF ; les « Italiens », adeptes de l’eurocommunisme de Togliatti ; les trotskistes, menés par Alain Krivine. Et nous ? Eh bien, nous aurons une position originale se voulant rassembleuse. Nous ne nous opposerons pas au parti, mais nous n’en serons pas les thuriféraires. Nous ferons silence sur ce qui divise. Nous dirons que l’essentiel est ailleurs : le retour à Marx, la pureté de la doctrine, la « formation théorique » des étudiants. Bref, de la propagande althussérienne. Robert et moi sommes de corvée au congrès annuel, qui se tient en février 1964 à Palaiseau. Tonnerre d’applaudissements pour l’intervention de Robert à la tribune. Il est transporté. C’est le moment où il a rencontré sa cause. Moi, notre ligne, je la trouve opportune mais peu convaincante sur le fond, et les us et coutumes du parti me rebutent. D’emblée, nous ne sommes plus sur la même longueur d’onde. En octobre, décision est prise de créer une revue. Ce seront des Cahiers. Je veux qu’ils se disent « marxistes », Robert en tient pour « léninistes », d’où Cahiers marxistes-léninistes. Je rédige le bref éditorial du premier numéro, ce sera ma seule contribution publiée. Je choisis pour ses résonances lacaniennes l’exergue qui figurera sur la couverture : « La théorie de Marx est toute-puissante parce qu’elle est vraie. » Signé Lénine, je ne sais dans quel texte, car j’ai trouvé la phrase dans un manuel soviétique. Retour à l’envoyeur : cette 203

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phrase retient l’attention de Lacan, qui lui consacrera l’année suivante quelques lignes. À la rentrée 1965, Althusser annonce la tenue d’un séminaire consacré au thème « Lire Le Capital ». Je n’y participe pas : j’ai l’agrégation à préparer. Je me retire à la campagne, à Clairefontaine, ne revenant à Paris qu’un ou deux jours par semaine. En y réfléchissant hier soir, je me disais qu’il n’y avait sans doute pas seulement l’agrégation. Après avoir vu où Althusser jouait sa partie, à savoir le PCF, comment attendre d’un décryptage prolongé de Marx des effets lévitatoires ? Et puis, convertir les masses étudiantes à la lecture althussérienne de Marx, cela ne me branchait pas. Pour moi, le moment était passé. A. W. L. : Comment se passe la sortie en livre du séminaire « Lire Le Capital » ? J.-A. M. : Un incident défraye la chronique, sur la « causalité métonymique ». Je n’ai jamais voulu revenir là-dessus jusqu’à présent. Le séminaire sur « Lire Le Capital » terminé, Althusser entend le publier dans sa collection chez Maspero. On me donne les épreuves à lire. Et là, je tombe à la renverse : un concept auquel j’avais donné un nom original, la « causalité métonymique », tout un travail que j’avais concocté dans ma solitude de Clairefontaine, s’étale dans l’exposé de Rancière. Je ne comprends pas : comment est-il au courant ? Je me suis confié au seul Jean-Claude Milner. Je lui demande des explications : il s’avère qu’il a tout raconté à Rancière qui, trouvant l’idée belle, l’a 204

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adoptée. Je narre l’affaire à Althusser. Il s’offre à écrire là-dessus une note qui sera insérée au début du livre. Dans les éditions suivantes, elle sera édulcorée, voire supprimée, mais dans son jus elle est éloquente. On a fait des gorges chaudes à ce propos : « Un vol de concept à l’École normale ! » Mais oui, j’ai fait rectifier un pur « Ôte-toi de là que je m’y mette. » Ce n’est tout de même pas la même chose de dire « un concept que nous devons à Jacques Rancière » que de dire « que nous devons à Jacques-Alain Miller ». Ce n’était pas un théorème, pas le calcul infinitésimal, dont la paternité fut disputée entre Leibniz et Newton, mais c’était tout de même un concept inédit, avec thèses afférentes, qui m’avait été inspiré par un passage de Lacan. Il valait bien la prétendue « lecture symptômale » inventée par Althusser. Je ne suis jamais revenu sur cette malheureuse affaire. Mais voilà que j’ai vu qu’on élucubrait là-dessus à tirelarigot dans une somme récemment publiée en Angleterre sur l’histoire des Cahiers pour l’analyse. Donc je suis content d’avoir ici l’occasion de clarifier la chose. A. W. L. : 1966, c’est en effet la création des Cahiers pour l’analyse. J.-A. M. : Oui. Cela s’est fait par surprise, en dehors d’Althusser, et je ne pense pas qu’il ait apprécié, parce qu’il a senti qu’il allait y perdre des ouailles, malgré notre intention de préserver le joint avec lui. Je croise un matin dans les couloirs de l’École Jacques Broyelle, un normalien, le bras droit de Robert Linhart. Le 205

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ralliement du parti communiste à Mitterrand lors de l’élection présidentielle les a décidés à créer à l’intérieur de l’UEC une organisation clandestine qui se prépare à scissionner pour lancer un groupe prochinois. Broyelle me confie qu’ils ont acheté une Ronéo – c’était en ce temps-là le moyen le plus économique d’imprimer des feuilles dactylographiées – et qu’il faudrait la rentabiliser. Il me demande si je ne pourrais pas avec mes copains faire une publication. Après le déjeuner, je me retrouve au café du coin avec Milner et Grosrichard, et je leur dis : « On pourrait faire des cahiers, on y mettrait l’exposé que j’ai fait au séminaire de Lacan, je demanderais quelque chose à Lacan. Dans le n° 2, on pourrait publier l’article de Canguilhem sur la psychologie. » Le titre se décide sur-le-champ, je préviens Regnault. Voilà donc comment sont nés les Cahiers pour l’analyse : à partir du séminaire de Lacan, mais l’étincelle est venue d’un camarade « chinois ». Le n° 1, tiré à 500 exemplaires, est monté en un an ou deux à 5 000. Barthes a d’ailleurs daté de 1966 et de la sortie des Cahiers pour l’analyse le moment où le structuralisme a atteint le public. Pour le n° 1, je demande à Lacan de donner quelque chose, et ce sera « La science et la vérité », dernier texte des Écrits, qui paraissent aussi cette année-là. 1966 a mis en évidence la différenciation interne qui travaillait le groupe althussérien. Il y avait les althussériens pur sucre, Balibar, Duroux, Macherey, etc. Il y avait les politiques, inspirés par la dissidence chinoise, puis dopés par la révolution culturelle. Et puis nous, 206

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« lacano-althussériens », en transition. Peu après, la décision de Robert de mettre au pilon, sans le diffuser, un numéro des Cahiers marxistes-léninistes sur la littérature que j’avais préparé, consacre notre rupture. A. W. L. : Les Cahiers pour l’analyse ont continué. J.-A. M. : 1966-1967, c’est ma dernière année à l’École, après l’agrégation. Les Cahiers pour l’analyse ont atteint leur n° 8, il faut préparer la suite. À ma demande, le Seuil, qui est l’éditeur de Lacan, accepte de les prendre en charge. En même temps, tous les quatre, nous accueillons Alain Badiou, introduit par Regnault. Mais il n’y aura que deux numéros encore, car l’histoire débouche sur mai 68. L’amusant est de voir comment s’est alors réparti l’ancien groupe althussérien. L’équipe des Cahiers marxistes-léninistes s’abstient de participer aux événements de mai. Celle des Cahiers pour l’analyse y prend part. Quant aux purs althussériens, je crois qu’ils sont restés à l’écart. Puis, au n° 10 des Cahiers pour l’analyse, nous nous sommes réunis tous les cinq, et décision fut prise d’arrêter. Il a fallu attendre 1975 pour que je relance une revue, sur d’autres bases, au Département de psychanalyse de Paris-VIII : Ornicar ?, bulletin du champ freudien. A. W. L. : Et Althusser, dans tout ça ? J.-A. M. : Je ne l’ai jamais revu après avoir quitté l’École en juillet 1967. Jamais jusqu’au mois de mars 1980, pendant la dissolution de l’École freudienne. 207

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Lors d’une réunion présidée par Lacan, Althusser surgit, en pleine agitation, et vient se poser sur la chaise à côté de moi. J’essaye de le calmer, de le retenir, mais il se précipite à la tribune et y tient un discours déjanté. Je vais le voir le lendemain à l’École, dans son bureau, je le dissuade de publier, comme c’était son intention, un texte dans la presse. Puis je téléphone à Hélène, la pressant de le faire soigner. Elle me rabroue, comme à son habitude. Je me souviens de mon dernier entretien avec Althusser à l’École en 1967. « Tu prétends, lui dis-je, que le marxisme converge avec la psychanalyse, l’anthropologie, la linguistique. Mais ce n’est pas ça. Tu as pêché dans Lacan et Lévi-Strauss de quoi rafraîchir ta lecture de Marx. » C’était une sorte d’adieu. L’épisode me fait penser au moment où, dans le film d’Hitchcock, Le Rideau déchiré, Paul Newman écrit des formules au tableau, et le professeur barbichu, haut perché dans les gradins, descend et lui lance : « But you know nothing ! » D’une certaine façon, c’est ce que j’avais dit à Althusser. La chute était accomplie de ce sujet supposé savoir qui m’avait ravi à mon entrée à l’École. Bien entendu, Althusser savait beaucoup de choses, en particulier la philosophie politique de Machiavel à Rousseau, et puis Hegel, Feuerbach, Marx. Le reste, il en parlait surtout merveilleusement.

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Aliocha Wald Lasowski : Dans quel contexte avezvous rencontré Althusser, caïman et maître à penser, et qu’a-t-il apporté dans votre formation ? Jean-Claude Milner : Une précision : la fonction de caïman qu’occupait alors Louis Althusser était liée à la préparation de l’agrégation. N’ayant jamais eu l’intention de me présenter à l’agrégation de philosophie, je n’ai pas eu de rapport personnel avec Althusser. J’ai pu suivre son séminaire quand il décida d’y aborder la question générale du structuralisme. Je faisais alors mes premiers pas en linguistique ; à ce titre, j’ai pu y être accueilli. J’ai participé à l’althussérisme, mais je n’ai pas été l’élève d’Althusser. Vous employez l’expression « maître à penser », je la reprendrai à mon compte, mais en l’interprétant. En écoutant Althusser, j’entendis ceci : il y a de la 209

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place pour penser des pensées qui n’ont pas encore été pensées. Or penser n’est rien, si ce n’est pas cela. Jusque-là, les exercices auxquels j’avais été formé consistaient à réexposer le plus élégamment possible ce qui avait déjà été pensé. Sous le nom de « théorie », Althusser proposait tout autre chose ; de manière analogue à la découverte dans les sciences de la nature, la pratique théorique pouvait et devait produire du nouveau dans la pensée. Ce premier ébranlement s’accompagnait d’un autre, que je n’ai perçu qu’après coup, quand je pris au sérieux la révolution culturelle chinoise : dans le champ de la théorie (au sens d’Althusser), la condition du nouveau dans la pensée n’était pas la destruction de l’ancien, mais sa transformation, sa restitution et parfois sa préservation. C’est pourquoi les althussériens souhaitaient savoir beaucoup de choses et, à la différence du snobisme universitaire français, ils ne s’en cachaient pas. L’ignorance ne sert à rien, supposaient-ils. Précisément parce que j’ai, un temps, rompu avec cette approche, j’en mesure l’importance. A. W. L. : Quelle était l’importance du marxisme à l’époque, pour de jeunes penseurs comme vous, et comment Althusser a-t-il renouvelé la question politique ? J.-C. M. : Le marxisme déterminait alors l’horizon de toute position philosophique ou politique, soit dans l’adhésion, soit dans le refus. Mais une ligne d’horizon est en elle-même inatteignable. Or Althusser avançait, preuves à l’appui, que le marxisme d’horizon reposait 210

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sur une mauvaise lecture du marxisme. Du même coup, il obtenait deux résultats : premièrement, il établissait la fécondité de la théorie, puisqu’elle mettait au jour du nouveau dans Marx lui-même ; secondement, le marxisme cessait d’être un horizon inatteignable, pour devenir un objectif qu’on pouvait et devait atteindre. Sa stratégie usait simultanément de deux vecteurs : le parlé et l’écrit. D’un côté, l’enseignement oral et les discussions avec ses élèves proches. Il m’est arrivé d’assister à certaines, en me gardant soigneusement d’y prendre part. De l’autre côté, les articles. Entre les deux formes, l’écho était incessant, éveillant en moi le sentiment que chaque semaine, je pouvais être convoqué à suivre un déplacement de discours ; du seul fait que je le prenais au sérieux et tâchais d’en tirer les conséquences, j’en devenais un acteur. Interdit de se reposer sur du déjà pensé, j’éprouvais pour la première fois les effets de cette maxime ; heureusement pour moi, il m’a été donné de les éprouver à plusieurs reprises par la suite, et encore aujourd’hui. Mais on sait quel prix il faut attacher aux premières fois. Le souvenir que je garde, je sais à présent qu’il porte sur une brève accalmie. Le maître à penser luttait contre la folie. Je n’écarte pas la possibilité que son enseignement en ait été marqué. Mais je constate aussi la médiocrité de ceux qui se sont rendus sourds aux échos, même indirects, même éloignés, de cet enseignement. 211

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A. W. L. : Dans La Puissance du détail (2014), vous évoquez le moment où Althusser commence à exposer les principes d’une nouvelle lecture de Marx. Comment caractériser le projet politique d’Althusser ? J.-C. M. : Althusser avait en effet un projet ; je lui prête même une ambition illimitée. Elle avait deux faces. L’une concernait le destin en quelque sorte géopolitique de l’activité de pensée ; l’autre concernait le parti communiste français. Sur le premier point, je me fie à des intuitions ; sur le second, je peux faire état de données et de propos explicites. Premier objectif : il me semble qu’Althusser s’est interrogé sur la fin de l’Allemagne comme lieu privilégié de la pensée. Sans ce recours, le marxisme, en tant que doctrine matérialiste, était vulnérable ; il risquait de ne pouvoir résister à une absorption par l’empirisme, l’historicisme ou, tout simplement, le matérialisme vulgaire. Pour y résister, une translatio studiorum était souhaitable à l’échelle de l’Europe ou même du monde ; la langue française devait devenir la langue naturelle du concept, comme l’avait été la langue allemande. Il en allait du destin du marxisme, mais aussi de la pensée théorique en général. La translation était rendue possible par ce qu’Althusser n’a jamais cessé de juger déterminant : l’existence d’un enseignement autonome de la philosophie dans les lycées. À partir de cette base d’appui, la théorie pouvait irriguer l’ensemble de la machinerie idéologique, la subvertir, y réduire les asiles d’ignorance. 212

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Avant 68, le système universitaire français était tel qu’on ne pouvait s’appuyer que sur quelques individus et sur quelques lieux. Parmi ces lieux, la rue d’Ulm, grâce à Althusser lui-même, pouvait tenir le premier rang. Si les premiers althussériens ont été des agrégatifs de philosophie, élèves de la rue d’Ulm, il ne faut pas y voir seulement le fruit d’une heureuse rencontre. Althusser l’avait planifiée. La réussite initiale de l’opération lui donnait à penser que la translation s’accomplirait effectivement. Surtout si aux marges s’ajoutaient des représentants d’autres disciplines ; de là l’utilité de gens tels que moi. Second objectif : obliger le parti communiste français à changer de modèle théorique ; ensuite, devenir, pour les cadres intellectuels du parti tout entier, le maître à penser qu’il était pour quelques normaliens ; enfin, étant donné que le marxisme était alors le référent de tous les intellectuels protestataires du monde entier, devenir le maître à penser de ceux-ci, sans exception. Ils devaient à terme accepter l’axiome : impossible d’être à la fois un intellectuel accompli et un marxiste authentique sans adhérer au programme althussérien. Le renouvellement de la lecture de Marx recèle une ambition de prise de pouvoir. Là encore, comme dans le projet de translatio studiorum, il ne faut pas craindre d’exagérer l’ampleur du dessein. Si l’on tient compte de l’influence qu’a exercée l’althussérisme en Europe et en Amérique latine, le projet, concernant les partis communistes, n’était pas entièrement illusoire ; simplement, il n’incluait pas 213

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la possibilité que l’URSS ne fût pas éternelle. De la même manière, s’il est vrai que la translation ne s’est pas accomplie, il est vrai aussi qu’avant et après 1968, Paris fut une capitale intellectuelle de niveau international. Il n’était pas complètement absurde de penser que cela pouvait continuer. Qui pouvait prévoir que l’anti-intellectualisme généralisé et, il faut bien le dire, l’ignorance crasse allaient, en France, triompher sans rencontrer de résistances autres qu’individuelles ? Qui pouvait prévoir que les influents de gauche et les influents de droite s’uniraient comme un seul homme derrière une seule et même devise : gémir, railler, haïr, ne rien comprendre ? A. W. L. : Comment Althusser désarticule-t-il le dispositif sartrien qui avait permis le compagnonnage de route avec le communisme, comme vous le montrez notamment dans L’Arrogance du présent (2009) ? J.-C. M. : On ne peut pas parler du dispositif sartrien sans évoquer l’hégélo-marxisme de langue française. Dans l’opinion publique, le premier a davantage compté que le second, mais auprès des intellectuels, le second a légitimé le premier. Il faudrait raconter le roman de la dialectique. Cette notion était longtemps demeurée marginale dans la langue philosophique française. Elle commence à se répandre à la fin des années 1930 et finit par devenir dominante après 1945. L’événement majeur de l’évolution conceptuelle est la traduction de la Phénoménologie de l’esprit par Jean Hyppolite (1939-1941), confirmée par la publication 214

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du commentaire d’Alexandre Kojève (1947). Même du strict point de vue lexical, une sorte de « dialecte » dialectique s’est alors constituée, reprenant des expressions, des tours syntaxiques directement issus de cette traduction. Mais il ne valait, aux yeux de ceux qui le pratiquaient, que s’il donnait une langue à la critique de l’ordre établi. Il ne s’agissait pas d’être hégélien, mais de rejoindre Marx en passant par Hegel ; ainsi s’explique le label hégélo-marxisme. Sans ce relais à la fois conceptuel, politique et langagier, la Critique de la raison dialectique n’aurait pas pu être écrite. Elle marque à la fois le sommet de l’aventure et le début de son dénouement. A. W. L. : Pourquoi les philosophies de Hegel et de Marx occupaient-elles une place si grande sur la scène intellectuelle ? J.-C. M. : Dans la version française de l’hégélomarxisme, la seule qui soit pertinente ici, tout part d’un axiome de synonymie. Certes, affirme-t-on, Hegel et Marx sont distincts, mais en un point au moins les deux discours se croisent, et ce point, c’est la dialectique : la dialectique du maître et de l’esclave est la stricte annonce de la visée révolutionnaire de Marx. À la vérité, l’hégélo-marxisme ne retient qu’un seul ouvrage dans l’œuvre de Hegel : la Phénoménologie de l’esprit et, dans cet ouvrage, un seul chapitre. Chez Marx, la phrase du Manifeste « la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs » est tenue pour strictement synonyme de l’affirmation qu’on tire de la 215

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Phénoménologie : l’esclave devient le maître du maître. Cette synonymie se dissimulerait dans le Capital, qui, pour des raisons d’opportunité, préfère la langue de la science économique, mais elle apparaîtrait à ciel ouvert dans les Manuscrits de 1844. Là encore, l’hégélomarxisme restreint l’œuvre de Marx à un seul ouvrage, lequel, de plus, est inédit. Ces Manuscrits sont intégralement écrits en langue dialectique. Bien entendu, soutient l’hégélo-marxiste, ils renversent Hegel ; au lieu de l’Esprit, ils mettent l’homme et son action au centre de la dialectique. Mais, ajoute-t-il, ils ne renversent pas moins le marxisme ossifié des partis communistes. Grâce à ce double renversement, la langue hégélienne permet de mettre en pleine lumière le caractère humaniste du marxisme. Dans la même perspective, Le Capital, pris isolément, est censé autoriser une lecture chosifiée, analogue, dans le domaine théorique, au stalinisme dans le domaine politique. Les Manuscrits de 1844 empêcheraient, suppose-t-on, cette dérive. L’hégélo-marxiste conclut : on ne peut être authentiquement marxiste qu’en introduisant dans Le Capital ce correctif que constitue l’humanisme dialectique des Manuscrits de 1844 ; du même coup, on se sera prémuni contre le stalinisme. A. W. L. : Est-ce une imbrication du philosophique dans le champ politique ? J.-C. M. : Oui. Voici le raisonnement : puisqu’on s’est intellectuellement prémuni, rien n’empêche alors de suivre, dans la pratique, la politique de l’Union 216

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soviétique et du PCF. Mais étant donné qu’il est impossible, à l’intérieur du PCF, de s’écarter de la doctrine officielle, il ne faut surtout pas y adhérer. La position théorique de l’hégélo-marxisme a pour répondant pratique le compagnonnage de route. À lire Le Capital à la lumière des Manuscrits de 1844, on construit un édifice instable ; loin de s’en inquiéter, l’hégélo-marxiste s’en flatte. Il se dispose par là à mettre en œuvre une autre combinaison instable : voter pour le PCF, tout en refusant de prendre sa carte de membre ; critiquer ouvertement le PCF, tout en refusant de s’associer à ceux qui s’en séparent. Maintenir à la fois qu’un intellectuel ne s’inscrit pas au parti et qu’un anticommuniste est un chien, on se souvient que cela définit le compagnonnage de route ; marchant dans les pas de Merleau-Ponty, Sartre détermine, avec sa force coutumière, une conséquence que l’hégélo-marxiste aurait peut-être scrupule à exprimer nettement. Mais la conduite pratique est bien la même. Une différence théorique néanmoins demeure avec Sartre. Ce dernier élabore sa philosophie propre ; il se réclame du marxisme, mais il n’engage pas le marxisme. L’hégélo-marxiste au contraire se veut intérieur au marxisme ; ses erreurs engagent le marxisme. C’est pourquoi Althusser en a fait son adversaire direct, ne visant Sartre que de manière indirecte.

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A. W. L. : Quelle opération Althusser réalise-t-il alors pour évacuer dans le marxisme le thème de l’humanisme, encore présent dans la pensée de Sartre ? J.-C. M. : À leur encontre, il a construit une véritable machine de réfutation. Premier geste : il rompt la continuité entre les Manuscrits de 1844 et Le Capital ; pour ce faire, il recourt à la notion de coupure épistémologique, issue de l’histoire des sciences : Le Capital marque le surgissement du marxisme comme science ; il est radicalement séparé de tous les textes antérieurs (c’est la thématique du « jeune Marx »). Deuxième geste : repenser la dialectique. Bien loin qu’elle rapproche Hegel et Marx, elle les sépare. Là où la dialectique hégélienne est totalisante et circulaire, la dialectique de Marx est anti-totalisante et décentrée. En cela réside l’importance de l’article de Mao Tsé-toung « Sur la contradiction ». Au lieu que la contradiction et la dialectique se disent au singulier, en massivité, Mao les redistribue en aspects multiples. La « raison dialectique » n’existe pas. Troisième geste : replacer Le Capital au centre de gravité du marxisme et le lire sans recours au jeune Marx. Lire Le Capital, le titre a son poids : il implique qu’on interprète Le Capital par le seul Capital. Nul besoin de s’appuyer sur des textes antérieurs ; les Manuscrits de 1844 disparaissent de l’horizon et, avec eux, toute la stylistique hégélienne, y compris le « dialecte dialectique ». Disparaît en même temps le prétendu humanisme de la libération de l’homme par l’homme. 218

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Ce qui conduit au quatrième geste : pour barrer définitivement la route aux séductions hégélo-marxistes en général et sartriennes en particulier, Althusser formule le programme de l’antihumanisme théorique absolu. On comprend que ce programme n’interdit pas un humanisme pratique relatif (j’entends relatif aux circonstances), mais il réserve ce dernier aux conduites individuelles ou militantes. A. W. L. : Le contexte politique a-t-il évolué ? J.-C. M. : On se souvient que la nécessité d’un recours hégélo-marxiste, extérieur au Capital, trouvait son répondant pratique dans le compagnonnage de route. À présent que ce recours avait été récusé, un seul obstacle pouvait empêcher qu’un intellectuel n’adhère au PCF : Staline. Or, entretemps, les erreurs de Staline avaient été condamnées. Althusser, oralement, ne dissimulait pas qu’il n’aurait rien pu entreprendre sans Khrouchtchev et la coexistence pacifique. Conclusion : ni théoriquement ni pratiquement, l’intellectuel ne doit plus hésiter à adhérer à une organisation communiste. Le marxisme était depuis 1945 la ligne d’horizon de la majorité des intellectuels français ; Althusser avait transformé la ligne d’horizon en objectif. Parallèlement, les intellectuels, une fois éclairés sur Marx, pouvaient et devaient trouver leur lieu naturel dans le parti. Il faut s’inscrire, tel devient le mot d’ordre affirmatif. Il se complète d’un autre, non moins affirmatif : lutter de l’intérieur pour modifier la ligne théorique. 219

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On sait ce qu’il en advint. Rien des mots d’ordre affirmatifs d’Althusser ne subsiste. L’URSS a disparu ; le PCF est devenu électoralement imperceptible ; il n’a plus de ligne théorique. Quant au versant négatif du programme, le compagnonnage de route a certes disparu, mais pas les logiques zénoniennes dont il était une variante. Pratiquement tous les intellectuels sont devenus des compagnons de route du PS. L’antihumanisme théorique leur est devenu opaque. Si j’osais jouer sur les mots, je dirais qu’ils se sont au contraire rassemblés autour d’un antithéoricisme humanitaire absolu. De toute façon, le PS et la gauche en général ne leur demandent rien, sauf de voter et faire voter pour le candidat de gauche le mieux placé. Moins soucieux de conformisme social, certains Achilles de l’intellect continuent de courir après une tortue dont le nom change au gré des circonstances : non plus le PCF, mais le peuple, ou les ouvriers, ou les immigrés, ou… Sartre eut la grandeur de rompre ouvertement avec ce dispositif, qu’il avait si brillamment illustré. Mais Althusser n’y fut pour rien.

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Une ouverture vers le deleuzisme Conversation avec Antonio Negri

Aliocha Wald Lasowski : D’abord élève international à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1953-1954, puis invité par Althusser et ses étudiants en 1972-1973, vous y donnez un premier séminaire d’études sur la crise de la valeur et l’économie politique. En 1977-1978, invité à nouveau par Althusser, vous revenez à l’ENS, où vous donnez neuf leçons sur les Grundrisse. Vos réflexions qui portent alors sur la transition, la subjectivité révolutionnaire, la théorie de la plus-value par rapport à la loi de la valeur, publiées sous le titre Marx au-delà de Marx, en 1979 (Marx oltre Marx. Quaderno di lavoro sui Grundrisse) sont-elles l’occasion d’un débat avec Althusser ? Antonio Negri : La première fois, ce sont les élèves d’Althusser qui m’ont fait venir. Althusser, lui, m’a invité la seconde fois, en 1977-1978. Il avait 221

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envie, je crois, de discuter de deux choses en particulier. La première, c’était la traduction des Grundrisse, dont la première version devait être totalement revue parce qu’elle était le produit d’un certain marxisme français assez vitaliste, qui a toujours existé, et qui introduisait trop de « fluidité » dans ces pages : tout semblait flotter. De ce point de vue, une relecture des Grundrisse était non seulement importante mais essentielle, en particulier du point de vue philologique. La seconde, c’est l’intérêt qu’il portait à un possible dialogue avec le marxisme italien de l’époque, et très spécifiquement de l’opéraïsme, un courant marxien hétérodoxe que nous avions développé depuis le début des années 1960. C’était un marxisme assez vivant, très en prise avec les luttes et les procédures d’enquête ouvrière, et pas du tout vitaliste. Il était lié à un mouvement social et à une politisation de ce social très importants. L’intérêt qu’Althusser nous portait était motivé à la fois par la vivacité de ce mouvement et par les présupposés théoriques de nos analyses. C’est pour moi l’une des choses les plus fascinantes de la figure d’Althusser : son intérêt permanent pour les éléments politiques de la pensée. Il a éprouvé de la curiosité pour mes travaux parce que cela lui permettait de comprendre ce qui se passait en Italie ; et inversement, la situation politique et sociale italienne lui donnait accès à d’autres formulations théoriques à partir de Marx. 222

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A. W. L. : Est-ce que vos réflexions ont croisé les siennes lors d’un débat, d’une discussion directe entre vous ? A. N. : Il n’y a jamais eu de débat « philologique » à proprement parler sur les textes de Marx, ou de confrontations à partir de commentaires strictement textuels ; mais, à chaque fois que nous nous voyions, il me demandait des nouvelles de la vie politique italienne. C’est cela qui importait réellement. Il voulait savoir ce qui se passait à gauche, et la manière dont les luttes prenaient forme et se déroulaient. Althusser m’interrogeait toujours très vivement sur ce qui se disait au sein de la rédaction du journal politique italien Il Manifesto, fondé par un groupe dissident du parti communiste italien, et dont les principaux protagonistes étaient Luigi Pintor et Rossana Rossanda. Mais il me demandait aussi de lui raconter le point de vue de Pietro Ingrao, membre historique du PCI, et figure centrale du quotidien du parti, L’Unità, sur tel ou tel sujet d’actualité. Et il essayait aussi de comprendre les mouvements de contestation sociale et politique d’extrême gauche, qui avaient perduré bien au-delà de 1968, et qui étaient devenus extrêmement forts – ce qu’on appelait à l’époque la gauche extraparlementaire. Plus tard, il allait aussi me demander de lui expliquer un phénomène comme les Brigades rouges. Vous le voyez, le discours théorique n’a jamais été particulièrement important dans nos échanges : il s’agissait plutôt de ramener en permanence l’analyse marxienne à l’actualité, et de la confronter avec les luttes et l’interprétation des tensions sociales. 223

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A. W. L. : C’est vrai qu’Althusser avait une passion pour l’Italie. Il aimait beaucoup ce pays, y voyageait souvent et y avait de nombreux amis… A. N. : Oui, c’est vrai, ce lien avec l’Italie était très fort et comptait énormément pour lui. Il faut se souvenir aussi qu’à l’époque, l’Italie avait le parti communiste le plus important de toute l’Europe : un parti communiste qui était plutôt moins dogmatique que les autres, au moins dans les formes, et qui passait pour avoir été beaucoup moins stalinien que d’autres. Il y avait donc cette idée d’un parti communiste italien critique et indépendant à l’égard de Moscou, et qui admettait un débat interne. C’était en grande partie une illusion, mais une illusion largement répandue. Surtout chez les camarades français, et puis parfois chez nous aussi, en Italie : on percevait le PCI comme le représentant d’une sorte d’eurocommunisme. A. W. L. : Dans Marx au-delà de Marx, vous écrivez que « les Grundrisse représentent le sommet de la pensée révolutionnaire marxienne ; avec eux s’opère la coupure théorico-pratique qui fonde le comportement révolutionnaire et sa différence tant de l’idéologie que de l’objectivisme ». N’est-ce pas une manière de dire que l’objectivation des catégories du Capital a bloqué l’activité de la subjectivité révolutionnaire, alors qu’elle était libérée dans les Grundrisse ? A. N. : Je pense qu’au départ, Althusser considérait les Grundrisse comme un brouillon assez confus, et que l’importance du texte était absolument secondaire 224

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pour la lecture de Marx. C’est seulement après, avec le travail de Jean-Pierre Lefebvre et celui des autres élèves d’Althusser, que les Grundrisse devinrent quelque chose de plus important pour lui. Selon moi, à côté de son intérêt pour l’Italie, à côté peut-être aussi d’une curiosité théorique pour mes propres travaux, pour les thèses que je développais à ce moment-là, en particulier sur la forme-État, sur le passage de l’ouvrier-masse à l’ouvrier social, sur la loi de la valeur, et sur le problème politique de la transition, Althusser avait envie que nous discutions précisément du fait que la lecture du Capital doit être complétée et même dépassée par un retour aux Grundrisse. A. W. L. : Hasard ou coïncidence, votre séminaire sur les Grundrisse a lieu à l’ENS plus de dix ans après « Lire Le Capital ». Par conséquent, « Lire les Grundrisse » après « Lire Le Capital » ? A. N. : Ma confrontation avec Lire Le Capital n’a pas été implicite dans les cours que j’ai donnés : elle était un fil très clair de mon propre discours, j’avais en tête ce dialogue, et souvent des points de désaccord. Il est évident que ma connaissance du travail d’Althusser et de ses élèves a été un jalon essentiel de tout cela. Mais je n’ai jamais considéré Lire Le Capital comme le symbole d’un moment unique et fondamental dans la lecture de Marx : ce n’était qu’un des très nombreux textes qui se faisaient à l’époque, et qui consistaient tous, paradoxalement, à politiser Marx. Il faut restituer, sans doute, l’atmosphère de cette époque-là. 225

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Lire Le Capital était un travail formidable, qui sortait d’une école prestigieuse, dans un milieu extrêmement réactif aux mouvements sociaux – mais c’était aussi une prise de position politique. C’est probablement cela, la différence entre ce qui se passait à l’époque et aujourd’hui : aujourd’hui, on peut considérer Lire Le Capital comme un remarquable travail d’interprétation, alors que c’était à l’époque, aussi – immédiatement et peut-être surtout – une prise de position. Il faut bien comprendre la différence entre le fait d’interpréter et le fait de prendre position. A. W. L. : Comment se passait le débat autour de Marx en Italie, à cette époque, avec ce qu’on a appelé l’opéraïsme italien, en particulier avec la publication en 1966 du livre Operai e capitale de Mario Tronti (traduit en français en 1977 par Yann MoulierBoutang et Giuseppe Bezza) ? A. N. : En Italie, il y avait déjà des althussériens, mais ils étaient un peu en dehors de la discussion qui prenait place à l’intérieur des mouvements sociaux. Ils étaient là, mais cela restait un phénomène assez académique, par rapport aux grands mouvements italiens que vous rappelez. L’althussérisme italien était profondément différent de l’althussérisme français en ce qu’il demeurait une affaire d’interprétation du texte marxien. La lecture de Marx faite en Italie à partir des années 1960 insistait beaucoup sur les éléments subjectifs de la construction marxienne. Le jeune Marx et le Marx analyste et « historien » des luttes de classes 226

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étaient absorbés dans la lecture du Marx critique de l’économique politique. On ne pouvait pas lire la Critique de l’économie politique (1859) et sa célèbre Introduction séparée (1857) en considérant que tout ce qui vient avant – je pense aux écrits de 1844, et aux textes sur la France par exemple – était une espèce d’exercice de jeunesse empreint d’un humanisme encore très lié à une pensée moderne non révolutionnaire. Le Marx de l’analyse des luttes de classes était réintroduit au sein du concept du capital. On disait : à l’intérieur de la définition de ce que c’est que le capital, ce qu’on appelle le « capital variable » ne correspond pas seulement la masse des salaires nécessaires afin d’obtenir un processus de production : c’est une réalité vivante. Le salaire est en réalité une variable indépendante du rapport entre capital variable et capital constant. Par ailleurs, en Italie, l’interprétation de Marx effectuait en permanence un va-et-vient entre les textes et ce que nous appelions l’actualité du communisme. L’actualité du communisme, qui n’avait rien à voir avec ce qu’en disait le parti communiste italien, était un projet de lutte de classes dans lequel l’idée du communisme et celle de la constitution d’un parti révolutionnaire étaient tout à fait liées. A. W. L. : De ce que vous dites ici, on peut en déduire que la célèbre notion althussérienne de « coupure épistémologique » n’était peut-être pas la plus pertinente ni la plus opérante ? A. N. : Oui, elle était un peu mise à côté. On la considérait comme assez paradoxale : pourquoi faire 227

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cette césure méthodologique quand le problème était de reconquérir un Marx révolutionnaire ? Pour nous, c’était un phénomène d’interprétation lié fondamentalement au système d’enseignement français, et à un certain présupposé épistémologique qui en représentait le soubassement. Au fond, dans cette césure, Canguilhem n’était-il pas plus important que Marx ? Mais ce ne sont pas là des problèmes si importants : ce qui compte, c’est ce à quoi on arrive. L’important, c’était à l’époque – et pour moi c’est le cas encore aujourd’hui – de discuter entre camarades, entre frères, autour d’un certain but commun. Le but était alors de réorganiser le mouvement communiste en Europe. C’était cela, le grand problème, et pas de savoir s’il fallait considérer Georges Canguilhem comme plus important que Benedetto Croce ou non. La lutte véritable, ce n’était pas la question de l’épistémologie, ni celle de l’historicisme, même si l’une et l’autre ont été fondamentales. Ce sont presque des problèmes d’« enfance », par rapport aux luttes sociales et politiques qu’il fallait mener très concrètement. A. W. L. : Sur le terrain politique, justement, pensez-vous qu’Althusser avait réussi à faire un peu bouger les lignes du côté français, lignes beaucoup plus difficiles à bouger que du côté italien ? A. N. : Est-ce qu’il a réussi ? Je ne le sais pas. Il avait en tout cas essayé de le faire, et c’est très important de le souligner. Il est difficile pour moi de répondre à cette question. Peut-être parce qu’au fond, je suis convaincu 228

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qu’il n’a pas réellement atteint son but. Ce qui est sûr, c’est que c’était de sa part un effort très sincère et extrêmement important, et que cela a eu des conséquences un peu partout – parce qu’Althusser avait l’épaisseur intellectuelle et politique que l’on sait, et qu’il était un personnage européen. Il y a eu de fortes objections contre cette tentative, par exemple en Angleterre, où Edward Palmer Thompson a publié The Poverty of Theory And Others Essays, en 1978 à Londres (traduit en français par Misère de la théorie. Contre Althusser et le marxisme anti-humaniste). Sa réponse, même s’il avait en partie raison, était assez sectaire. En Italie, la discussion avec les althussériens avait cours sur le terrain académique plutôt que sur le terrain politique. Les positions de Galvano Della Volpe, l’un des principaux philosophes marxistes italiens contemporains, étaient vraiment différentes de celles d’Althusser. Il y avait en revanche un rapport plus profond entre Cesare Luporini et Althusser. Je pense en particulier au livre que Luporini a publié en 1974, Dialettica e materialismo. Après, il y avait des figures un peu plus « exotiques », comme celle de Maria Antonietta Macciocchi, candidate du PCI à la députation de Naples en 1968, et qui s’agitait entre la France et la Chine… A. W. L. : Depuis les années 1960 jusqu’à sa mort, Althusser lit et relit Machiavel. Il s’agit d’une lecture politico-philosophique décisive, qui lui permet de redéployer un certain nombre de concepts, comme 229

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l’intervention dans la conjoncture. Comment la redécouverte de Machiavel conduit-elle à lecture du Prince comme manifeste politique ? A. N. : Machiavel et nous d’Althusser est un texte très important. C’est un texte qui maintient l’interprétation gramscienne de la fonction du parti. L’apologie du Manifesto comme manifeste utopique révolutionnaire, et celle du Prince comme « forme » même du Manifesto, est à la base du travail d’Althusser sur Machiavel. Au-delà des limites des lectures gramsciennes du Risorgimento, il y a chez Althusser l’idée qu’il existe une théorisation de l’État chez Machiavel ; et Gramsci lui sert à donner forme à cela. Dans Empire, avec Michael Hardt, nous avons reposé cette question, qu’Althusser avait formulée avant nous : Le Prince doit-il être considéré comme un manifeste politique révolutionnaire ? Althusser tente de définir la « forme-manifeste » comme genre spécifique, en comparant Le Prince et le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels. On voit alors la différence : le Manifeste de Marx-Engels définit une causalité linéaire et nécessaire, alors que le texte du Florentin pose plutôt un problème, et esquisse quelque chose comme une utopie. Il y a en réalité chez Althusser un élément communiste tout à fait traditionnel, qui est un aspect léniniste. C’est cet aspect-là qui compte : le parti, la direction politique, le Manifeste, la production, la capacité à produire des appareils idéologiques, le rapport à l’État, le rapport à la centralité, le rapport à la dictature du pro230

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létariat. Tout cela est beaucoup moins important dans l’opéraïsme italien, où le rapport entre dictature du prolétariat et mouvements sociaux est complètement ouvert. L’idée de l’État, la construction de l’État, ce sont là des éléments qui deviennent même des cibles politiques en tant que telles. Dans le courant marxiste italien dont j’ai fait partie, et qui était encore une fois totalement hétérodoxe – ce qu’on a appelé l’opéraïsme –, il y avait une forte idée de l’épuisement de l’État ; alors que chez Althusser, il y a au contraire l’idée d’une centralité absolue et indéfectible de la figure de l’État. Pour nous, ce n’était pas l’État qui devait nous aider à conquérir le communisme, mais le mouvement réel des luttes. Aujourd’hui, ce discours ressort de manière particulièrement forte autour du thème du commun : certains pensent qu’on a besoin de la garantie du « public », c’est-à-dire de l’État, pour construire des espaces communs. D’autres pensent que le commun est une dimension de la vie ensemble qui dépasse totalement la dichotomie privé/public, et que ce n’est pas nécessairement à travers l’État qu’il faut le rechercher. Plutôt à travers des pratiques et des luttes qui se donnent dans leur agencement mais qui au départ sont différentes, et non centralisées par la figure de l’État. Cette capacité à produire du commun à partir des différences, sans passer par une unité qui reprendrait toute cette diversité et lui imposerait ses limites et son ordre (ce que l’État a été), je trouve cela fascinant, et je crois que c’est un horizon qui vient directement d’une certaine lecture de Marx où l’État 231

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n’aurait plus la même centralité, ou cela deviendrait une pure forme historique, désormais dépassée. A. W. L. : C’est une autre voie, votre pensée, tout à fait nouvelle et tout à fait différente de celle d’Althusser ? A. N. : Une tentative pour comprendre autrement Marx, très singulière au sein des marxismes contemporains sans doute, et malgré tout proche de ce qu’a fait Althusser – parce que l’analyse de la force de travail et de son rapport au capital demeure centrale. Une fois qu’on a subjectivé la force de travail en tant que capital variable, une fois qu’on est arrivé à donner à ce capital variable littéralement corps – un corps historique, un corps physique –, la croissance de ce capital variable est prise dans une dynamique continue par rapport au capital constant et aux transformations que ce dernier enregistre. Cette dynamique est aussi un lien ; mais ce rapport demeure aussi dualiste, c’est-à-dire que le rapport ne se résout jamais sous la forme d’une synthèse totalisante, unifiante : il s’agit de deux éléments distincts, liés, mais en lutte. De ce point de vue, il est évident que, dans les années suivantes, la pensée de Michel Foucault est devenue très importante pour moi, et pour bien d’autres. Parler de capital variable en ces termes, c’était en réalité anticiper sans s’en rendre bien compte ce à quoi Foucault aller donner le nom de biopolitique : une expansion très forte du libéralisme, sans doute, mais aussi un élargissement extraordinaire, dans tous 232

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les espaces de vie, des possibilités de lutte et de résistance. Encore une fois, le capital est un rapport – pour danser, il faut être deux. A. W. L. : Dans ses cours au Collège de France, Foucault analyse la genèse et l’émergence du « pouvoir sur la vie », il y voit une « mutation capitale, l’une des plus importantes sans doute, dans l’histoire des sociétés humaines »… A. N. : Oui, tout cela est un peu la clé du passage que nous avons vécu. Chez Foucault, il y a l’examen de deux moments biopolitiques distincts : le tournant du xviiie au xixe siècle, et l’émergence d’une économie politique libérale construite autour de la production industrielle ; et l’âge des néolibéralismes – Foucault s’intéresse à l’Allemagne et aux États-Unis – qui impose un second tournant et oblige à une autre version de la biopolitique, ou la « vie » devient non seulement l’existence entendue comme condition de possibilité de la production, mais encore les comportements en tant qu’ils sont en eux-mêmes productifs. Notre hypothèse est qu’à ce second moment correspond aussi une nouvelle époque de luttes, qui jouent dans les mailles de la vie et des relations sociales… A. W. L. : Et comment voyez-vous le succès en Grèce du parti anti-austérité Syriza d’Alexis Tsipras, la victoire en Espagne de Podemos (« Nous pouvons », en français), l’adhésion au Portugal pour le Bloc de 233

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gauche, et la popularité du nouveau leader du parti travailliste, en Angleterre, Jeremy Corbyn ? A. N. : Il y a des phases et des mouvements qui se succèdent et s’organisent – la politique, c’est une histoire de pas en avant et de pas en arrière, mais c’est aussi une histoire de sédimentation et d’accumulation d’expériences… Si l’on pense aux trente-cinq dernières années, nous avons connu une première phase, immédiatement successive à la débâcle des années 1970, c’est-à-dire à l’échec des mouvements de contestation, et à la répression ; mais nous avons aussi assisté au mouvement altermondialiste, à la fin du xxe siècle, aux différents mouvements pour la paix en 2003, puis, à partir de 2011, aux grands mouvements de ce que l’on a appelé la vague des Printemps arabes, et qui a en réalité investi des pays bien au-delà du Maghreb et du Machrek : les États-Unis eux-mêmes, avec Occupy, font partie de cet élan-là. Pour moi, et malgré les complications géopolitiques extrêmes, ce « moment » des luttes est encore ouvert. Les mouvements que vous citez sont entièrement liés à cette vague, même s’ils interviennent dans des contextes spécifiques et en fonction de circonstances particulières. Lorsque je discute avec ces camaradeslà, qu’ils soient Syriza ou qu’ils aient fait partie des Indignados, je sens très clairement quelque chose de commun entre ces réalités pourtant différentes. Après Empire et Multitude, les deux premiers livres écrits avec Michael Hardt, nous avons choisi d’appeler le troisième Commonwealth. Le commun comme richesse : 234

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nous voulions analyser en fonction de perspectives nouvelles à la fois les transformations récentes et les nombreux phénomènes de révolte dans le monde. Encore une fois : les révoltes arabes, le mouvement Occupy, la mobilisation des étudiants chiliens, les Indignados espagnols, l’occupation de Gezi Park, à Istanbul sont autant d’expérimentations, de tentatives nouvelles de faire valoir des luttes – et de nouveaux sujets de lutte –, mais il me semble qu’on peut y déceler une sorte de caractéristique commune : pas de nécessité absolue d’en passer par la forme d’un parti, pas de projection sur la seule réalité de l’État, et la volonté de définir un registre – le commun – qui serait la compossibilité de toutes les différences… Je crois que ces tentatives, malgré leur sort parfois inégal, sont encore en acte aujourd’hui. Mes travaux, j’aimerais qu’ils soient en réalité l’idée d’un marxisme entendu comme la critique continue des pouvoirs et au contraire l’expression de la puissance constituante des hommes. Un antagonisme qui sache non seulement désinstituer mais aussi instituer, créer de la réalité. Il s’agit d’avoir une conception dynamique – et non pas statique – à la fois du développement du capital et de la lutte des classes. Là, Althusser et moi nous rejoignons, je crois : cette idée est très présente dans Lire Le Capital, parce que la lutte des classes est au fond partout chez Althusser, c’est « l’abc » du politique si vous voulez. La lutte des classes, c’est l’élément que le capital ordonne, organise ou contrôle, et c’est cela 235

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qu’il faut précisément penser. Le problème, c’est que ce n’est pas quelque chose d’éternel : la lutte des classes est une réalité toujours en mouvement. Quelque chose qui doit être pris et considéré de manière dynamique – c’est-à-dire dans les mouvements sociaux et politiques qui émergent çà et là –, dans les moments et les tournants qui en marquent la transformation. Avec Michael Hardt, nous travaillons en permanence sur tout cela, et nous nous posons la difficile question de l’organisation de ce caractère dynamique, de cette « plasticité » extraordinaire des formes de l’antagonisme. A. W. L. : Vous avez été très proche ami de Félix Guattari, d’Édouard Glissant, ou de Gilles Deleuze. Deleuze a écrit une préface à votre très beau livre L’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, où il salue l’importance et la nouveauté de votre travail. Peu de temps auparavant, à propos de Marx au-delà de Marx, Deleuze insistait sur le lien entre votre théorie, vos interprétations du texte marxien, et les luttes sociales pratiques que vous décrivez en mettant en avant la nouvelle figure de l’ouvrier social. Quels sont les liens, finalement, entre Deleuze et Althusser ? Peut-on penser par exemple au motif de la rencontre, qui, dans Différence et répétition de Deleuze, permet de comprendre « ce que signifie » l’acte de penser et qui, du côté, d’Althusser, révèle « le courant souterrain du matérialisme de la rencontre » ? A. N. : J’ai revu Althusser lorsque je suis arrivé en France en exil, après 1983. J’avais énormément appré236

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cié la transformation de sa pensée, l’autocritique qu’il avait développée à propos de ses propres travaux. Je l’ai donc revu deux ou trois fois, mais les circonstances étaient difficiles, la discussion parfois un peu superficielle. En réalité, ce qui a réellement compté pour moi, c’est de pouvoir retrouver ses écrits à l’Imec – j’y ai beaucoup travaillé alors. Ces écrits portaient sur la réouverture de la pensée althussérienne par elle-même. Sur des questions qui ne se fixaient pas seulement sur le thème de la volatilité de la dimension historique, comme une sorte d’ouverture postmoderne de la pensée, mais qui portaient surtout, en profondeur, sur la complexité interne de la lutte des classes. C’était quelque chose qu’Althusser avait commencé à comprendre, dans ses dimensions les plus ouvertes, les plus neuves. C’était incroyable, et je veux le dire ici : il y avait effectivement un certain deleuzisme dans le dernier Althusser. Pas un deleuzisme faible, mais au contraire un deleuzisme fort. Je garde le souvenir d’un Althusser lié à cette force – à cette force de l’autocritique qui le poussait à reprendre le travail autrement. Pas seulement à déconstruire, mais à reconstruire autrement. Cet homme avait compris des choses nouvelles et a, malgré les drames personnels et cette histoire terrible qui a marqué la fin de sa vie, eu le courage de penser. Le courage de penser contre lui-même. De ce point de vue, mon souvenir personnel d’Althusser est un souvenir héroïque. 237

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A. W. L. : On vous sent très ému lorsque vous en parlez, lorsque vous évoquez son souvenir… A. N. : Bien sûr – j’ai appris de lui tant de choses. Probablement pas les choses fondamentales, parce que j’étais quand même un peu extérieur à son milieu, et très différent du paysage des marxismes français. Mais ce qui était très fort pour moi, c’était cette possibilité qu’il indiquait : on peut toujours continuer à chercher, y compris contre soi-même. Je me souviens parfaitement quand François Matheron et Yann Moulier-Boutang m’ont conduit à l’Imec, au 25, rue de Lille. C’était au tout début de l’aventure, ce n’était pas encore la grande institution que l’Imec est devenue. J’ai commencé à lire tous ces textes d’Althusser qui avaient été déposés, et je suis resté abasourdi, stupéfait. Complètement admiratif de ces écrits dont je ne pouvais pas soupçonner l’existence. Vous l’avez rappelé, je connaissais bien Guattari et Deleuze ; et là, soudain, je pouvais retrouver à travers le « matérialisme de la rencontre » dont parlait Althusser des choses qui non seulement relançaient sa propre pensée mais le rapprochaient de Deleuze. Je crois qu’Althusser a essayé d’associer la pensée de Deleuze à sa propre pensée, pour développer une sorte de conception de la postmodernité complètement dépourvue de téléologie : une philosophie de l’immanence absolue. La philosophie française ressemble parfois à une grande machine à digérer et à homogénéiser, mais là, dans le rapport Althusser-Deleuze, elle se présentait au contraire comme une tension extraordinaire. 238

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Une tension et un courage. La lecture d’Althusser m’a aidé à confirmer ce qu’était ma conception – ou plutôt ma perception – du deleuzisme : une ontologie tout à fait nouvelle, positive, constructive, affirmative.

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L’arme théorique d’un recommencement du marxisme Conversation avec Jacques Rancière

Aliocha Wald Lasowski : Dans quel contexte a eu lieu le séminaire d’Althusser sur Le Capital ? Jacques Rancière : Le séminaire s’est ouvert à l’automne 1964. Pour Marx a paru un an plus tard mais nous avions déjà lu les articles qui le composent et nous avions participé à d’autres séminaires organisés par Althusser à l’ENS sur Marx et sur le structuralisme. Althusser n’était pas simplement un théoricien dont nous aurions apprécié la pensée. C’était aussi un enchanteur qui avait un extraordinaire rayonnement personnel et se livrait à des improvisations théoriques fulgurantes. Mais il y avait aussi la situation environnante, la grande effervescence des années 1960, la révolution cubaine, les luttes de décolonisation, le maoïsme, l’idée d’un nouvel âge révolutionnaire en marche. Et, à cela, Althusser proposait tout simplement d’apporter l’arme théorique d’un recommencement du marxisme. 241

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Il s’agissait à la fois de le rendre à sa pureté originelle et de le montrer contemporain de toutes les grandes nouveautés théoriques du moment – l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, la psychanalyse lacanienne, l’archéologie du savoir de Foucault, en bref tout ce qu’a résumé le mot « structuralisme ». Mais Althusser n’était pas le professeur enseignant de ce marxisme rénové. Il était le maître qui l’indiquait comme tâche à réaliser, et il nous transformait en acteurs de ce travail de réinvention. A. W. L. : Quelles furent les étapes de ce travail associant philosophie et politique ? J. R. : Il y avait déjà eu le séminaire sur le jeune Marx qui avait marqué la distance avec les variantes humanistes et existentialistes du marxisme, puis le séminaire sur le structuralisme qui avait voulu cerner la nouveauté de ce paradigme et en montrer la congruence avec la pensée de Marx. Et puis il y a eu ce séminaire sur Le Capital qui devait dégager, dans ce texte, la véritable philosophie, encore non reconnue, de Marx. Il faut bien voir ce que cela avait d’un peu fou : c’était nous, jeunes étudiants, qui avions la tâche de lire à neuf Le Capital et de recommencer le marxisme en théorie. Et, en ce qui me concerne, j’avais la tâche initiale : je devais introduire le séminaire en montrant la coupure entre les textes « idéologiques » du jeune Marx et la « science » du Capital. Or, si je connaissais à fond les premiers, je n’avais jamais lu le second. Je le découvrais à peine 242

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alors que je devais en dire la vérité. Le résultat pour moi a été une course folle et, pour résultat, plutôt qu’une découverte du « noyau rationnel » de la dialectique marxiste, une lecture de Marx à la mode structuraliste qui exacerbait la distance entre le mouvement vrai de la structure et la perception des « agents de la production » enfermés dans le mouvement apparent. Le séminaire a eu en fait un caractère assez académique : une sorte de cours public avec une succession d’exposés qui offraient moins qu’ils n’avaient promis. Mais, d’une certaine façon, le geste de cette appropriation sauvage de la théorie comptait plus que les résultats théoriques effectifs. Promettre plus qu’on ne peut tenir, c’est aussi ouvrir tout un espace de recherche, susciter des énergies nouvelles d’action. A. W. L. : Dans l’avant-propos à la nouvelle édition de La Leçon d’Althusser (1973 ; 2012), vous évoquez le projet d’Althusser comme créateur d’une scène spécifique d’effectivité politique de la pensée. Quelle était la capacité créatrice de ce tranchant théorique à produire un renouveau politique ? J. R. : Il y a deux niveaux à considérer. Du point de vue du contenu doctrinal, la réinterprétation proposée par Althusser opérait une critique de ce marxisme évolutionniste qui attendait l’avenir socialiste du développement historique des forces productives. En mettant l’accent sur la logique structurale des rapports de production capitalistes et en proposant une vision discontinuiste de l’histoire, elle remettait au premier 243

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plan le radical écart entre le présent capitaliste et tout futur socialiste. Contre l’idée de la « transition pacifique » prônée par le parti communiste soviétique, elle rappelait l’exigence de la coupure révolutionnaire. Malheureusement cet écart était compensé – sinon annulé – par la rigidification de l’opposition entre la science et l’idéologie. Celle-ci rendait à l’avant-garde marxiste, posée comme seule détentrice du savoir vrai au milieu de masses aveuglées, ce que l’antihistoricisme lui soustrayait. Mais, effectivement, le contenu doctrinal et ses ambiguïtés comptaient moins que ce geste d’institution d’une scène d’effectivité directe de la théorie. La fameuse théorie de la fusion de la théorie marxiste et du mouvement ouvrier qui était le dogme des partis communistes signifiait en fait que l’interprétation du marxisme et sa traduction en action concrète étaient l’affaire des instances politiques de ces partis. A. W. L. : Quel fut l’impact de l’invention par Althusser de la notion d’une « pratique théorique » ayant son autonomie ? J. R. : En inventant cette notion, Althusser autonomisait la théorie de Marx et il la reprenait ainsi à ces appareils communistes qui pensaient savoir seuls comment il fallait l’utiliser. Il s’est plus tard reconnu coupable d’une déviation « théoriciste » qui aurait oublié la politique. Mais c’est une autocritique parfaitement hypocrite : le prétendu « théoricisme » n’oubliait pas du tout la politique, c’était une politique bien précise qui arrachait le marxisme à ses détenteurs 244

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institutionnels pour le livrer à tous : à tous les lecteurs, mais d’abord à ceux qui cherchaient alors l’arme d’une action révolutionnaire nouvelle. C’est pour cela que, au-delà des intentions d’Althusser et finalement contre elles, il a alimenté les ruptures avec l’orthodoxie communiste : celles des mouvements gauchistes en Europe ou celles des nouvelles radicalités révolutionnaires en Amérique latine. Ce que nous avons expérimenté finalement, c’est que l’effet politique d’une théorie tient moins au contenu de ses énoncés qu’à la position d’énonciation qu’elle adopte. A. W. L. : Pouvez-vous revenir sur un principe qui guidait peut-être déjà vos solidarités d’alors, et sur lequel vous n’avez pratiquement pas varié, à savoir l’idée de la présupposition d’une capacité commune à tous, comme étant la seule capable de fonder, à la fois, la puissance de la pensée et la dynamique de l’émancipation ? J. R. : Ce principe n’était pas le mien à l’époque où je collaborais à ce séminaire sur Le Capital. À ce momentlà, je partageais au contraire naïvement l’attitude des détenteurs de la « science » à l’égard des malheureuses victimes de l’idéologie « spontanée ». Derrière cette bonne conscience, il y avait la présupposition largement admise que c’est l’ignorance qui est la cause de la soumission et donc la science qui est l’arme de la libération. C’est pourquoi Althusser – et nous à sa suite – combattait violemment les mouvements étudiants qui remettaient en cause les institutions du savoir. 245

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Le mouvement de 1968 a opéré une critique par les faits de cette position. Non seulement ces thèmes « idéologiques » se sont montrés capables d’enclencher un mouvement social global d’une puissance inédite, mais aussi ce mouvement a rendu présente, pour tous, la possibilité d’un monde sans hiérarchie. A. W. L. : Qu’a révélé selon vous le mouvement de mai 1968 ? J. R. : Ce qu’il montrait dans l’instant et ce que j’ai vu confirmé à travers un long travail sur l’histoire de l’émancipation ouvrière, c’est que la soumission ou le refus n’est pas affaire d’ignorance ou de science. Connaître les lois du système capitaliste n’entraîne par soi-même aucune énergie pour le détruire. Et la logique des avant-gardes, chargées de conduire la transformation du savoir de l’inégalité en action égalitaire, reproduit indéfiniment la hiérarchie séparant ceux qui « savent » de ceux qui « ignorent ». Ce qui fonde la soumission n’est pas l’ignorance mais la défiance : le sentiment qu’il n’y a pas d’autre monde possible, que l’on n’est pas capable d’en construire un autre ou que les autres n’en sont pas capables. L’émancipation, c’est la rupture de cette logique de la défiance. C’est l’affirmation d’une capacité que chacun a mais qu’il ne possède justement que comme capacité de n’importe qui, capacité qu’il faut présupposer chez les autres pour pouvoir l’exercer soimême. Et cette capacité se prouve par son exercice. 246

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A. W. L. : Comment définir, au final, l’émancipation, sa force, sa puissance ? J. R. : L’émancipation, en dernière instance, signifie : la preuve par le fait de nouvelles possibilités de penser et de faire, de nouvelles manières d’être ensemble. Pour donner sens à cette idée, il faut rompre avec la théorie de l’idéologie qui suppose le partage entre ceux qui sont les victimes inconscientes d’une structure de domination et ceux qui possèdent la science permettant de changer les choses. Comment peut-on imaginer de faire un autre monde avec des gens que l’on suppose englués dans celui-ci ? Et comment peut-on faire œuvre de pensée si on suppose que cette pensée est la mise en acte d’une capacité qui n’est que le privilège de quelques-uns ? Là-dessus, la découverte de l’« émancipation intellectuelle » de Jacotot a été décisive. Le travail de la pensée est un travail qui n’a de sens que comme mise en œuvre d’une capacité intellectuelle commune. Son exercice suppose la rupture avec la logique de la division du travail qui fait d’une puissance commune un métier spécifique.

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Aliocha Wald Lasowski : Aviez-vous le souhait de faire de la philosophie, au début de vos études supérieures ? Est-ce dans ces conditions que vous avez rencontré Louis Althusser ? François Regnault : Avant de rencontrer Althusser, j’ai eu Gilles Deleuze comme professeur en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand en 1955-1956, puis, pendant mes deux khâgnes, en 1956-1957 et en 1957-1958, deux autres professeurs de philosophie, Maurice Savin et Étienne Borne. Une fois reçus à l’École normale, on était un certain nombre à vouloir faire de la philosophie, dont Pierre Macherey et moi. Mais le directeur Jean Hyppolite ne le voulait pas. Je me souviens, il reçoit tous les élèves, des garçons, et me dit : « Vous avez une bonne première langue, l’anglais, est-ce que vous ne voulez pas faire 249

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de l’anglais ? » J’ai répondu que non et que je n’avais aucune envie d’enseigner l’anglais. Si Hyppolite décourageait à faire de la philosophie, c’était le contraire avec Althusser. Ce petit jeu entre Hyppolite et lui amusait beaucoup Althusser, l’un encourageant, l’autre décourageant. J’ai connu Althusser qui enseignait, donnait un séminaire sur Machiavel, faisait faire des exercices et corrigeait des dissertations. Première année (1959-1960), je finis ma licence ; deuxième année (1960-1961), je fais un mémoire de maîtrise sur l’Église et l’État chez Hegel, sous la direction de Paul Ricœur ; troisième année (1961-1962), je passe l’agrégation… L’Althusser que j’ai connu alors est un Althusser d’avant Marx, puisque le grand mouvement commence après moi. Quand je suis arrivé rue d’Ulm, en 1959, Badiou l’avait déjà quittée ; quand je suis sorti de la rue d’Ulm, en 1963, Jacques-Alain Miller n’y était pas encore entré. Puis, avec Macherey, je suis parti au lycée militaire Prytanée de La Flèche – le service militaire était obligatoire – pour enseigner la philosophie deux ans, donc une classe de préparation au concours de Saint-Cyr, avec des textes au programme. J’ai ensuite été nommé au lycée Jean-Jaurès à Reims, où j’ai repris la classe d’hypokhâgne de Badiou qui, lui, a été nommé à la faculté de Reims, et j’y suis resté six ans. 250

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A. W. L. : C’est après cette période que vous allez à Vincennes, dans cette université expérimentale qui vient d’être créée après mai 68 ? F. R. : Oui, en 1970-1971, Foucault nous a un peu tous fait venir à la faculté de philosophie de Vincennes. Nous, c’est l’équipe des Cahiers pour l’Analyse : Alain Badiou (il l’aurait fait venir de toute façon, parce que Foucault et Badiou se connaissaient avant) ; JacquesAlain Miller ; Jacques Rancière ; Étienne Balibar (qui n’est pas resté longtemps, parce qu’il était encore au parti communiste français, et le gauchisme n’était pas tout à fait son affaire) ; moi et quelques autres encore, comme Henri Weber. Pierre Macherey, lui, n’a pas voulu venir. Foucault, qui habitait alors rue du Docteur-Finlay, nous avait invités chez lui, et nous avait proposé d’entrer dans le département de philosophie de Vincennes. Badiou et moi, on se voyait beaucoup à Reims et on hésitait à monter à Paris ; étant gauchistes, on avait peur d’entrer dans un piège, etc. Et puis c’est le père de Badiou, professeur de mathématiques, qui nous a dit : « Arrêtez vos sottises, allez tous à Paris. » Il avait raison, c’était déterminant : on a cessé d’enseigner en province et on s’y est rendus. A. W. L. : La période était encore mouvementée en 1971 et en 1972. Y avait-il à l’université beaucoup d’agitation, grèves, mouvements de protestation ? F. R. : Oui, on a très peu enseigné cette année-là ! Badiou s’occupait de son Organisation ; Rancière, 251

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Miller et Milner étaient requis par la Gauche prolétarienne ; il y avait aussi Robert Linhart. A. W. L. : Entre le moment où vous quittez l’ENS (1963) et votre retour comme enseignant à Paris (1970), il y a la période du Pour Marx et de Lire le Capital… F. R. : Je n’ai en effet connu l’Althusser de Pour Marx que lorsque je revenais à Paris le week-end, comme j’enseignais toute la semaine à La Flèche, où j’avais loué une chambre en ville. On était professeurssoldats, mais on n’enseignait pas en uniforme. Macherey et moi, on avait juste fait une période d’un mois en uniforme, je crois. Althusser avait fait venir Lacan en 1963-1964, rue d’Ulm, et Jacques-Alain Miller, qui venait d’y entrer. Je l’y avais rencontré et j’avais sympathisé avec lui. Je me rappelle très bien un exposé remarquable de Miller sur Descartes, au séminaire d’Althusser, et en particulier sur l’interprétation de Descartes par Gueroult. Macherey et moi, nous avions l’impression que les nouveaux élèves de philosophie de l’École normale étaient vraiment formidables – les nouveaux, c’était Miller, Rancière et Yves Duroux. A. W. L. : Vous devenez très ami avec Jacques-Alain Miller ? F. R. : Oui, j’ai connu Miller avant qu’il ne rencontre Judith Lacan, rencontre très importante, puisqu’il l’a épousée ensuite. Et c’est aussi à ce moment-là que 252

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Jacques-Alain découvre le séminaire de Lacan, il est absolument fasciné par ce séminaire, que je n’avais pas suivi la première année, mais à partir de la deuxième année. Quand Lacan fait sa superbe leçon « La science et la vérité », c’est-à-dire la première leçon de Lacan à partir d’un texte entièrement lu. C’est la première fois que je l’entends parler : c’était inouï, on était subjugués par la grandeur, l’ampleur de la chose. Il avait énormément travaillé pour tenir tout ce discours. C’était impressionnant. Plus tard, lorsque j’enseignais à Vincennes au département de psychanalyse, Foucault et moi avions fait venir Lacan pour une séance de son séminaire dans un immense amphithéâtre. Puis je suis devenu analysant de Lacan, de 1974 à sa mort, en 1981. Juste avant de commencer mon analyse, Lacan, sachant que mon père était architecte, lui avait demandé de faire des travaux et construire une piscine dans sa maison de campagne à Guitrancourt, près de Mantes-la-Jolie. Il avait acheté en 1951 une petite propriété dans cette commune des Yvelines. C’est là que j’ai assisté au mariage entre Jacques-Alain et Judith, dont Michel Leiris était le témoin. Mais, à partir de 1974, une fois l’analyse commencée, les rapports entre Lacan et moi ont évidemment changé. En 1963, à l’époque, je revenais souvent rue d’Ulm au séminaire de Lacan, mais aussi au Cercle d’épistémologie et aux Cahiers pour l’analyse, alors que, normalement, j’enseignais à La Flèche. J’ai suivi à la 253

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fois de loin et de près le lancement du grand séminaire d’Althusser sur Marx : je n’ai pas pu y assister, mais on m’en parlait tout le temps, dès que je revenais. A. W. L. : Althusser avait-il réussi à déclencher une ferveur, une passion, autour de lui, parmi ses élèves ? F. R. : C’est exactement ça ! Ça fusait : tout d’un coup, relecture de Marx, débat sur Marx et Hegel, remise de Hegel les pieds sur terre, débat avec le parti communiste français, débat encore avec la revue La Pensée. Bref, je lisais les articles et textes d’Althusser, qu’il publiait ou qu’il nous faisait lire auparavant. C’était un vrai changement. A. W. L. : Y a-t-il eu un Althusser d’avant Marx et un Althusser d’après ? Pouvait-on saisir la différence ? F. R. : Ah oui ! L’Althusser que j’avais connu avant, on savait très bien qu’il s’intéressait à Marx, mais, étant donné qu’il préparait à l’agrégation et que, lorsque j’ai passé l’agrégation, Platon et Leibniz étaient au programme, Althusser travaillait surtout ces auteurs. Pour Leibniz, par exemple, Althusser avait fait venir Michel Serres – on oublie un peu Michel Serres dans cette histoire, parce qu’il n’était pas très versé dans le gauchisme, mais il a aussi été nommé au département de Vincennes. Serres venait de publier sa thèse sur le système de Leibniz et les modèles mathématiques. Il est venu faire des cours aux agrégatifs, cours absolument remarquables, et, pour Platon, Althusser avait fait venir Victor Goldschmidt. Les filles aussi prépa254

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raient le concours d’agrégation, et Catherine Clément a fini première des filles et moi premier des garçons. Donc, même si je n’ai pas connu le mouvement Pour Marx dans son effort, mais seulement dans ses premiers effets ou ses premiers échos, je me rappelle très bien comment Althusser a su prendre avec Lacan le tournant, que Badiou appelle le « tournant langagier », mais qui est aussi le tournant vers la logique. A. W. L. : Quel est précisément ce tournant qu’Althusser et vous, ses élèves, avez pris ? F. R. : Ce tournant, c’est l’abandon de la phénoménologie, non pas celle de Hegel, mais celle de Husserl et des états de conscience, donc la tradition phénoménologique qui régnait encore dans les khâgnes à l’époque. Il faut savoir que Jean Beaufret dispensait aussi rue d’Ulm son cours sur Heidegger mais, malgré la fascination ou l’intérêt pour Heidegger, on l’a laissé de côté, pour suivre ce tournant à la fois logicien et marxisant. Je n’ai pas suivi les séminaires de Beaufret pendant que j’étais rue d’Ulm, mais le séminaire d’Althusser, les cours de Serres, ceux de Vuillemin, peut-être une ou deux conférences de Lévi-Strauss, une intervention de Foucault sur « Penser la finitude » (une série de cours dont il ne fit que le premier). En dehors de la rue d’Ulm, je n’allais qu’à un seul cours à la Sorbonne, cours absolument remarquable sur l’histoire des sciences, où il n’y avait personne, à part les quelques agrégatifs que nous étions, Macherey et moi : c’était le 255

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cours de Canguilhem. Excepté celui-ci, on ne suivait aucun des cours de ceux qui régnaient alors à la Sorbonne, Jean Wahl, Alquié ou Jankélévitch. Seul autre exception, avec Canguilhem, c’est Ricœur, puisque je préparais mon diplôme avec lui. Ricœur donnait d’ailleurs un cours sur Husserl. A. W. L. : Le tournant était-il alors double, d’un côté la science et la logique, de l’autre côté la politique et le marxisme ? F. R. : Mais oui, parce que, pour le versant logicisant du tournant, Vuillemin nous avait dispensé un cours très éclairant sur « La structure », nous initiant à la logique mathématique, très peu connue à l’époque. Chemin nouveau qui nous menait vers les travaux de Leibniz, Frege, Bolzano, Hilbert, Carnap et bien d’autres. Du côté politique, on participait au séminaire de Jean Hyppolite sur Hegel ; il avait fait venir Jacques D’Hondt. Dans ce séminaire, j’étais intervenu pour un exposé sur « Citoyen et bourgeois, deux possibilités de traduire le terme Bürger » : contre la tendance marxisante dominante, j’avais tenu à traduire non pas par « bourgeois » mais par « citoyen », pour rester dans une ligne traditionnelle de l’hégélianisme. Hyppolite m’avait ensuite donné raison. Althusser participait à tout cela, suivait tout cela, il était à l’origine de ces nombreuses avancées, et c’est grâce à lui que s’est effectué ce tournant de la rue d’Ulm, pour rompre un peu avec la phénoménologie, en gardant une porte ouverte à Heidegger, mais en 256

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prenant ce tournant linguistique, langagier et logicisant. Sans céder non plus sur l’histoire de la philosophie et sur l’histoire des sciences. Autre exemple, pour clore sur ce point : lorsqu’au programme de l’agrégation, Le Traité des passions de Descartes était à étudier, Althusser a demandé à Canguilhem de venir rue d’Ulm faire un cours sur ce texte. Le cours était magnifique, parce qu’extrêmement instruit de tout ce que Canguilhem savait sur l’histoire des sciences. Avec Canguilhem, lui qui connaissait si bien l’histoire de la médecine et toute la recherche médicale au xviie siècle, on comprenait ce que Descartes voulait dire par « être médecin de soi-même ». La vieille Sorbonne, c’était fini. A. W. L. : Entre 1959 et 1964, vous avez assisté à la naissance de toute une nouveauté philosophique : Lacan, Canguilhem, Althusser en plein essor… F. R. : Oui, l’Althusser que j’ai connu était fringant, dynamique, plein d’entrain. Les maux qui étaient les siens venaient, pensait-on, de la guerre, du fait qu’il avait été prisonnier pendant un long temps au stalag et que cela, bien sûr, avait laissé des traces. On savait qu’il avait des problèmes, qu’il prenait des médicaments, mais on ne mesurait pas ses difficultés ; peutêtre étions-nous aveuglés. Et puis, alors même que Lacan venait d’arriver, la psychanalyse n’était pas à l’ordre du jour ! On enseignait Freud, mais on ne pensait pas que tout cela, les névroses, les psychoses, pouvait nous concerner. 257

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C’est seulement en 1963-1964 que j’ai pu distinguer ses phases maniaques, où l’exaltation était grandiose, où tout le monde était prêt à travailler nuit et jour pour l’éternité, et ses phases d’abattement, où Althusser, seul dans son bureau, vous écoutait à peine, en suivant des cures de sommeil. Avec Macherey, on est allés le voir à l’hôpital en 1968 ; c’était un Althusser absent, loin, pas du tout présent dans les événements. A. W. L. : Il y a donc eu des périodes joyeuses d’Althusser, qui pouvait être un homme accueillant, chaleureux et disponible. Avez-vous vu ressenti cette ambiance pleine d’euphorie, presque une dolce vita pleine de légèreté ? F. R. : Bien sûr. Non seulement il veillait sur nous, corrigeait avec soin, attention et délicatesse nos copies d’agrégatifs : lectures très attentives, annotations complètes et très longues ; commentaires soit écrits dans la marge, soit tapés à la machine, extrêmement élaborés. Mais aussi, en effet, il nous recevait facilement dans son bureau, c’était très agréable, il y avait un savoirvivre délicieux. Avec Hélène, Althusser savait recevoir. Hélène Legotien, qui n’était pas encore sa femme, avait connu Visconti ; lui, Althusser, connaissait sans doute le peintre Jean Carzou dont le fils invita énormément d’artistes. Il y avait des pianistes, des écrivains, des musiciens. Je me rappelle une fois que le cinéaste Jean Renoir était venu, projetant d’ailleurs pour nous Partie de campagne et On purge bébé, d’après Feydeau. Étaient venus aussi le pianiste Julius Katchen, le vio258

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loncelliste Pierre Fournier, qui avait joué pour nous l’Arpeggione de Schubert. Althusser était sensible à la vie intellectuelle et artistique. Il y avait chez lui une sorte d’italianité. Tourné vers l’Italie, il avait un tempérament ouvert et parlait italien couramment. Lorsqu’il y avait des réceptions chez lui, Althusser n’était pas l’universitaire ringard, il savait vivre et savait recevoir. A. W. L. : Y avait-il parfois dans la vie de l’École des conflits, des prises de position fermes de la part d’Althusser ? F. R. : Oui, par exemple, à propos de Deleuze. Hyppolite ne l’aimait pas et refusait catégoriquement qu’il vienne rue d’Ulm. Althusser soutenait au contraire sa venue, mais il n’y a rien eu à faire. Dès que le tournant de Marx a été pris par Althusser, Deleuze s’est très fortement intéressé aux projets et aux œuvres d’Althusser, il y était très favorable, ainsi qu’aux Cahiers pour l’analyse. Pendant qu’Hyppolite régnait rue d’Ulm, Deleuze n’a pas pu venir, donc je ne l’ai pas vu. A. W. L. : Au-delà de l’anecdote, ce que vous dites montre très bien qu’Althusser était moderne, sensible aux nouvelles tendances, très fortes, de la philosophie et de la pensée contemporaines… F. R. : Absolument. Ce qui caractérise Althusser, c’est l’attention et l’intérêt qu’il portait aux gens up to date, son empressement à les faire venir donner des conférences – quand il l’avait l’accord du directeur ! –, 259

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le soutien et la dynamique qu’il apportait au tournant linguistique et logique. Althusser savait que Lacan pouvait faire venir Jakobson. C’est grâce à ce lien que Jean-Claude Milner a pu partir faire ses études au Massachusetts Institute of Technology, travailler avec Jakobson, avec qui il a gardé des contacts constants. Le linguiste Martinet est venu aussi faire un exposé sur la double articulation. Dina Dreyfus, sur Rousseau. Althusser avait bien sûr invité Roland Barthes, qui a fait un exposé sur « Racine et les dieux ». Althusser savait que c’était les gens qu’il fallait inviter à ce moment-là, avec tout ce que cela supposait de combat : Barthes n’était pas lu à l’université, et c’était la lutte avec Picard. De même, c’était encore la logique mathématique classique qui régnait. A. W. L. : Althusser avait-il tout de suite vu le renouveau chez Deleuze ou chez Barthes ? F. R. : Je me souviens d’une scène, dans le bureau d’Althusser, lui au téléphone, Barthes au bout du fil. J’entrais justement pour parler avec Althusser du Sur Racine de 1963. Althusser commente un peu et nous discutons soudain à trois sur Iphigénie. C’était fascinant : tout d’un coup, au lieu de la psychologie racinienne, on parlait de la linguistique racinienne. C’était un changement fabuleux que Barthes apportait, et qu’Althusser soutenait. Jacques-Alain Miller dînait d’ailleurs souvent avec Barthes et Foucault. Mais, bien sûr, ce n’est pas aussi simple : Miller, moi et les autres, on mesurait bien que ce n’était pas 260

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parce qu’il y avait Barthes qu’il fallait oublier ce qui l’avait précédé. La lutte contre la vieille Sorbonne, d’accord, mais avec ceux qui prétendent que tout est nouveau, que les autres sont dépassés et n’ont rien dit d’intéressant, c’est toujours un peu plus compliqué. A. W. L. : Althusser lui-même n’est-il pas à la fois un classique et un moderne ? F. R. : Oui, on peut dire ça, d’autant que j’ai plutôt connu une période classique d’Althusser, pas encore la période marxiste-léniniste, pas encore le grand mouvement de Lire Le Capital. C’était donc classique au sens où Althusser parlait de Rousseau, de Montesquieu et de Machiavel. Le mouvement Marx n’était pas encore lancé, et puis la déraison était encore peu perceptible. Toujours attentif et d’une grande bienveillance à notre égard, Althusser fut un soutien essentiel, de poids, pour le développement de notre petite équipe des Cahiers pour l’analyse, peu nombreuse : on était cinq, Alain Badiou, Alain Grosrichard, Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner et moi. Et, comme vous le savez, Althusser a participé au développement des trois axes des Cahiers : l’axe logico-mathématique, l’axe politico-althussérien, l’axe structuraliste. Tous mes rapports avec Althusser étaient agréables, positifs. Althusser vous aidait toujours à tirer le meilleur de vous-même. A. W. L. : Pour les plus jeunes générations, comme la mienne, les Cahiers pour l’analyse restent toujours 261

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une précieuse référence, depuis le premier numéro en janvier 1966, numéro double, sur La Vérité et Qu’estce que la psychologie ?, jusqu’au numéro 10 sur La Formalisation en hiver 1969… F. R. : Je suis heureux de l’apprendre, mais ce que vous ne savez sans doute pas, c’est qu’un des numéros prévus n’a pas pu se faire, en mai 1968, au moment où il y avait un projet de numéro sur « Dieu ». Nous avions même l’accord de Blanchot pour y participer, mais les événements ont eu lieu, tout le monde est allé militer. La politique nous a rattrapés : j’ai accompagné Miller et Milner à Besançon, dans un comité d’action où ils militaient. Puis je suis retourné à Reims où je suis ensuite resté bloqué, car il n’y avait ni essence ni train. J’aurais pu revenir à pied, mais ce n’était pas commode ! A. W. L. : Dans le domaine du théâtre, pour lequel vous avez une grande passion, vous avez travaillé avec Antoine Vitez et Patrice Chéreau, vous êtes dramaturge et auteur, critique et conseiller artistique, directeur de théâtre et traducteur de nombreuses pièces, quel est le rapport d’Althusser au théâtre, lui qui a écrit ce célèbre article dans Pour Marx sur « Bertolazzi et Brecht (Notes sur un théâtre matérialiste) » ? F. R. : Je vous remercie pour cette question. En effet, ce qu’on ne sait pas très bien, c’est qu’Althusser a fait venir Bernard Dort, le grand spécialiste de Brecht. C’était un séminaire essentiel : tout le monde est venu à cette rencontre avec Dort : Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner, Yves Duroux, Jean-Marie 262

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Villégier et moi. C’était un grand moment, absolument passionnant. L’article d’Althusser sur « Le Piccolo, Bertolazzi et Brecht », formidable article, est contemporain de la venue de Dort. Vous savez, Bernard Dort, à l’époque, représentait à Paris la voix autorisée à la fois du Piccolo Teatro de Milan fondé en 1947 par Giorgio Strehler et du Giorgio Strehler créé à Berlin par Brecht en 1949. Si Brecht est mort en 1956, on commençait à découvrir le théâtre de Strehler à Paris, notamment au Théâtre de France, dont le directeur était alors JeanLouis Barrault, nommé à ce poste en 1959 par André Malraux. J’ai suivi les cours de Dort, après avoir quitté la rue d’Ulm. A. W. L. : Quel était l’apport d’Althusser à la pensée théâtrale de l’époque ? F. R. : L’article d’Althusser faisait autorité dans la pensée théâtrale française brechtienne, parce qu’il avait inventé ce que nous avons appelé à sa suite la « dialectique à la cantonade », c’est-à-dire une dialectique différente de Brecht, qui n’obéit plus à une certaine organisation structurale et démontrable. Ensuite, Villégier et moi, nous étions allés voir la pièce de Bertolazzi, Il nost Milan, qui n’est pas extraordinaire. Un beau spectacle, bien sûr, avec de superbes décors, réalisés par le décorateur de Strehler, Luciano Damiani, de la fête à Milan jusqu’aux cuisines populaires. Mais nous n’avions pas aimé la pièce, et Villégier et moi sommes partis à l’entracte. Or c’était une erreur, 263

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car l’article d’Althusser nous a révélé des choses que nous n’avions absolument pas vues dans la pièce. Althusser adorait le théâtre, sa femme Hélène se passionnait pour le cinéma. Il y avait d’ailleurs entre les élèves des différends sur les mérites respectifs de Fellini et de Visconti. Dans le cadre du Théâtre national populaire, Roger Planchon avait monté en 1958 plusieurs représentations de Georges Dandin de Molière, dans un style très brechtien. Il y avait fait une très belle reconstitution du sort des paysans dans la France du xviie siècle. À un moment, Althusser me dit que Planchon n’avait pas bien vu l’essentiel de la pièce, qui était pour lui la liberté que la femme peut prendre par rapport à son mari : « C’est ça que Molière veut dire. Le reste, c’est un peu de la sociologie marxiste. » Althusser avait très bien compris la modernité de la pièce. A. W. L. : J’ai lu aussi avec beaucoup d’intérêt « L’opéra ou l’art hors de soi », le très bel article que Macherey et vous aviez écrit ensemble en 1965 dans Les Temps modernes. F. R. : C’est vrai que Macherey et moi, à l’époque, on se passionnait pour l’opéra. On revenait même parfois la nuit de Paris à La Flèche, après avoir vu un opéra à Garnier, et on faisait cours le lendemain matin. J’ai vu deux fois Maria Callas interprétant le rôletitre dans l’opéra Norma de Bellini, et deux fois dans l’opéra Tosca de Puccini. J’avais réussi à trouver des places dans ces représentations. Et Althusser voulait absolument venir. Je me souviens que Callas n’avait 264

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pas pu chanter le dernier acte de Norma. Althusser avait cette passion pour l’Italie et m’avait dit des choses très belles sur l’opéra. Pour revenir à l’article d’Althusser, Giorgio Strehler avait été très touché par la vision philosophique et par la sensibilité d’Althusser. A. W. L. : Aux côtés d’Althusser, vous avez participé aux cours de philosophie pour scientifiques, prononcés pendant l’hiver 1967-1968, Althusser faisait l’introduction, Balibar et Macherey le cours sur « Expérience et expérimentation », et vous-même, avec Michel Pêcheux, celui sur « La coupure épistémologique ». F. R. : Absolument, Badiou faisait ensuite celui sur « Le concept de modèle », Fichant celui sur « L’idée d’une histoire des sciences ». Ce qui nous a intéressés, c’était partir de Bachelard, reprendre Koyré, s’appuyer sur Galilée et le début du galiléisme. Ça faisait partie du tournant dont nous avons parlé, à savoir les débuts de la science physico-mathématique, la science au grand sens du mot, au sens où Lacan l’entendait lui-même : pas seulement la science grecque, mais aussi la science à la fois expérimentale et théorique.

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Ses démons Conversation avec Philippe Sollers

Aliocha Wald Lasowski : Vous avez souvent rencontré Althusser, discuté et échangé avec lui, lorsque vous étiez aux commandes de la revue Tel quel et qu’Althusser jouait son rôle de son côté à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Était-ce une relation soutenue, en particulier au cœur des années 1970 ? Philippe Sollers : Mon témoignage n’est pas celui d’un ancien pensionnaire de la rue d’Ulm, pas du tout – bien sûr, ça a été très important pour un tas d’élèves, Bernard-Henri Lévy, par exemple, a dû vous en parler –, mais vous avez remarqué d’abord que j’ai publié, dans ma collection « L’infini » chez Gallimard, un livre posthume d’Althusser, qui s’appelle Sur la philosophie, et aussi un autre ouvrage, à propos d’Althusser, celui d’Éric Marty. Rien que le titre – Louis Althusser, un sujet sans procès. Anatomie d’un passé très récent – attire l’attention sur quelque chose qui était au cœur de la 267

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pensée d’Althusser : l’histoire est un procès sans sujet. Ce qui déjà veut dire beaucoup. Développons cette idée : si l’histoire est un procès sans sujet, il y a quelqu’un qui saute en dehors de la pensée philosophique, c’est tout simplement Hegel. Hegel s’introduit dans l’histoire en tant que sujet. Si vous supprimez Hegel, vous allez dans le sens de ce qu’ont voulu faire, pour s’en inspirer tout en prétendant le dépasser, et tout en le recouvrant complètement, Marx et Engels. Et si vous voulez voir de quoi il retourne dans cette affaire, vous allez aller de découvertes en découvertes. A. W. L. : Il est certain qu’on ne se débarrasse pas de Hegel comme ça… Ph. S. : Parfaitement, car vouloir se débarrasser de Hegel, c’est en définitive vouloir se débarrasser de la mort. Si on prend ce risque, on risque de voir la mort à l’œuvre sous des formes extravagantes, c’est le moins qu’on puisse dire, et cela s’est produit. Or Marx et Engels étaient quand même de première importance, ils avaient compris qu’il fallait absolument ne pas traiter Hegel en chien crevé et qu’il fallait donc le remettre sur ses pieds. C’est une idée originale, mais une fois Hegel renversé, il se renverse tout seul, puisque, dialectiquement, ça ne lui fait, si j’ose dire, ni chaud ni froid. Althusser avait ce problème, et, vous l’avez rappelé dès le départ, j’ai eu beaucoup de discussions avec lui, sur des points très précis. Par exemple, il ne vou268

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lait pas entendre parler de la négation de la négation – c’est-à-dire de quelque chose de tout à fait essentiel dans la pensée de Hegel. Si vous supprimez la négation de la négation, vous dirait Hegel, vous allez supprimer l’infini. Ce qui n’est pas rien. Et vous allez aussi prendre des distances, fâcheuses, avec le néant qui n’est, comme vous le savez, pas différent de l’être. Le seul penseur d’envergure qui a beaucoup écrit sur Hegel et sur la négativité chez Hegel, c’est Heidegger. On trouve plusieurs travaux de Heidegger sur ce point : La Phénoménologie de l’esprit de Hegel (1930-1931) ; Hegel. La négativité (1938-1942) ; Hegel et les Grecs (1960) ; et Hegel et son concept de l’expérience (1962). C’est extraordinairement important pour savoir ce qui a pu se bloquer dans le marxisme et l’effort héroïque, mais tragique, pour essayer de dire, par exemple : « Non, le marxisme n’est pas un humanisme. » Sinon, en effet, si vous faites du marxisme un humanisme, vous appliquez le mot merveilleux de Staline : « L’homme, ce capital le plus précieux. » On peut donc en faire une utilisation en termes de charnier. A. W. L. : Alors Que faire, pour reprendre le titre du petit traité politique écrit par Lénine en 1902 ? Est-ce dans ce contexte qu’Althusser se replonge dans Le Capital, pour y trouver des solutions ou une stratégie à suivre ? Ph. S. : Oui, vous sentez bien que cette histoire d’humanisme marxiste ne marche pas. Et puis, un 269

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concurrent étrange qu’il fait rentrer à l’intérieur, cheval de Troie, de l’École normale supérieure, c’est Lacan. Vous n’auriez pas pu dire à Lacan que vous vous passez de Lacan – j’entends encore Lacan me dire : « Ah vous comprenez, ces psychanalystes, ils n’ont même pas lu Hegel. » La passion d’Althusser, montante, pour Lacan, s’est terminée par une scène tout à fait impressionnante – il était déjà très malade – ; il est allé interpeller Lacan, en lui disant que, finalement, la libido, c’était le Saint-Esprit. Lacan a laissé tomber. « Que faire ? » me demandez-vous ? Il faut lire Althusser parce que c’est un brillant styliste. Il écrit très bien, très clair, très juste et rythmé. Un très bon français, écrit de manière claire et précise. Il écrit avec beaucoup d’intensité également. Je revois une belle conférence d’Althusser, « Lénine et la philosophie » – n’oublions pas, pour notre affaire, les Cahiers sur la dialectique de Hegel, les notes prises par Lénine en pleine lecture de La Science de la logique de Hegel, au cours de son exil en Suisse en, 1914. Au moment où je vous parle, aujourd’hui, vous avez bien constaté que ça ne pense plus. Je ne vise personne en particulier. A. W. L. : De quelle manière Althusser participait-il au débat des gauches ? Ph. S. : Pour vous répondre, je dois rappeler un personnage très important, qui a complètement disparu aujourd’hui, parce que frappé par une forclusion, c’est Maria Antonietta Macciocchi. Althusser et elle ont été très amis. 270

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Macciocchi commence, au moment où elle va tendre vers le maoïsme – ce qui a fait assez de bruit à l’époque, on ne va pas revenir dessus –, à rédiger des lettres très critiques sur le parti communiste italien – le PCI –, dont elle est membre, qu’elle envoie à Althusser, publiées en 1969 sous le titre Lettere dall’interno del PCI a Louis Althusser et traduites en 1970, Lettres de l’intérieur du parti. Le parti communiste, les masses et les forces révolutionnaires pendant la campagne électorale à Naples en mai 1968. Très dissidente, en fonction de son engagement maoïste, comme si on pouvait dépasser, grâce à Mao, Staline sur la gauche. Tous ces problèmes, qui sont maintenant très loin de nous, sont alors l’objet d’une effervescence et de passions très intenses. La relation entre Althusser et Macciocchi est très importante et échappe à l’École normale, même si elle se déroule à l’université. Macciocchi a organisé à Vincennes des cours et séminaires contre le fascisme, elle a invité Pasolini – en décembre 1974, le film Fascista de Nico Naldini est projeté à l’université de Vincennes. Pasolini est là, invité par Macciocchi, qui tient un séminaire intitulé « Analyse du fascisme, des origines à aujourd’hui ». Elle voit Althusser quand il est visible et visitable, quand il n’est pas en traitement. A. W. L. : Althusser était le patient de René Diatkine, son analyste… Ph. S. : Ce n’est pas tous les jours qu’un philosophe étrangle sa femme. Ça mérite d’être répertorié, surtout 271

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quand il n’y a pas eu de jugement – d’où le livre de Marty, que j’ai publié, pour cette raison même, m’étonnant que toute cette histoire soit recouverte. Althusser était donc malade, et si Diatkine est mort, son fils a peut-être des souvenirs. Diatkine recommandait à Althusser des cures de lithium, et puis des électrochocs. J’ai passé un temps très long avec Althusser, à lui dire que non, il ne fallait pas ça : lui qui était si charmant, c’était comme s’il se précipitait dans ce genre de thérapie, dont le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elles esquintent et abîment très fortement. « Masochisme » d’Althusser ? Très important dans son cas de psychose maniaco-dépressive, très profonde. Période dépressive, où il prend des traitements, suivie d’une période maniaque, où la révolution va arriver, et le parti changer de politique. L’homme politique Roland Leroy était venu le voir. Je parle de la monstruosité de ce qu’on aura appelé « les partis communistes ». Je dis bien monstruosité, puisqu’il s’agit d’une obsession prenante, dans la mesure où c’est du pouvoir. Pour Macciocchi, c’était Gramsci ; pour Althusser, ça aurait dû être lui-même qui, ressuscitant le marxisme sous sa forme fondamentale, mais en oubliant Hegel, donnerait une impulsion décisive à la révolution. C’était ce qui se disait à l’époque dans le monde entier. On entendait cela partout. 272

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A. W. L. : On devine Althusser prisonnier du parti, comme prisonnier aussi des tourments psychiques dont il ne peut se libérer… Ph. S. : L’embêtant, c’est qu’il n’y a pas plus inculte ou illettré que les églises constituées. Comme le disait Lacan : « Je ne sais pas ce que vous pourriez attendre de la congrégation communiste », congrégation du SaintSacrement, si vous voulez ! Mais l’aspect religieux est présent, tout à fait palpable. Il y avait donc ce que j’ai appelé « les deux Louis », l’un, c’est Louis Aragon, au Comité central jusqu’à la fin de sa vie – la biographie d’Aragon reste à faire – et l’autre, c’est Louis Althusser, rue d’Ulm. C’est le combat des deux Louis : tragédie dans les deux cas ! Mais tragédie très différente. J’ai donc essayé de convaincre Althusser, homme très généreux et très brillant, beau et très séduisant, de ne pas se livrer à cette médication brutale, dans laquelle il devait trouver, malgré tout, une forme de jouissance. Tant et si bien qu’un jour, pour résumer une longue conversation que l’on a eue en forêt, j’ai mis tout cela sur le papier et lui ai envoyé une lettre avec mes objections. Lacan avait repéré ces éléments tout de suite. N’oubliez pas qu’Althusser avait fait entrer Lacan à l’École normale, d’où il a été chassé par la suite, avec les CRS, armes au pied. C’est moi qui suis allé alors avec d’autres dans le bureau du directeur de l’ENS de l’époque, Robert Flacelière. Et comme j’ai chouravé alors dans le bureau du papier à lettres, je pourrais vous envoyer des correspondances à en-tête de l’ENS, comme ça, pour rire. 273

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A. W. L. : Quelle était la relation entre Althusser et Lacan ? Ph. S. : Lacan avait tout de suite remarqué qu’Althusser le prenait avec désinvolture. Althusser, lui, avait remarqué que Lacan était un personnage qui ne se laissait pas diriger. N’oublions pas le troisième personnage important de l’époque, Jacques Derrida. Et que mai 1968 explose, que l’École est en effervescence, et que, au fond, c’est par une sorte d’accord tacite ou négocié, entre Althusser et Derrida, que Lacan est éjecté. Lacan est éjecté, pourquoi ? Parce qu’il est rendu responsable – Jacques-Alain Miller ne me contredira pas, je suppose – d’avoir suscité un mouvement maoïste à l’intérieur de l’École, avec une photocopieuse qui fonctionnait tout le temps. Judith et Jacques-Alain ne sont pas là, c’est moi qui accompagne Lacan à ce moment-là. Je porte même ses valises, pour obtenir sur lui un article. Personne ne voulait en entendre parler, à l’époque, sauf Françoise Giroud, dont j’ignorais totalement qu’elle avait été sur le divan de Lacan, à cause d’une passe très difficile. A. W. L. : Françoise Giroud n’était-elle l’une des premières journalistes à interviewer Lacan, dès 1957, pour L’Express, dans un entretien intitulé « Les clefs de la psychanalyse » ? Ph. S. : Lacan me dit : « Tiens, on va aller voir Giroud. » On arrive dans la salle à manger de L’Express de l’époque. Françoise Giroud nous accueille, femme 274

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charmante et décolletée ; tout à fait en phase avec Lacan – j’ai compris plus tard qu’elle lui devait quelque chose. En effet, suite à une rupture sentimentale, elle verra Lacan en analyse quatre fois par semaine, de 1963 à 1967. Donc, juste avant cette époque, L’Express publia un article tout de suite pour soutenir Lacan. Avec les autres journaux, on passait des heures au téléphone : discussion avec Claudine Escoffier-Lambiotte du Monde, etc. Refus, refus partout. Aucun soutien. A. W. L. : Que devenait pendant ce temps Althusser ? Ph. S. : Il s’enfonçait dans son délire. Très difficilement contrôlé par le lithium ou par l’électrochoc. Ce qui nous conduisit à cette séquence ahurissante : lui écrivant mes objections, je reçus un coup de téléphone chez moi. Ce personnage, tout à fait romanesque aussi – ne l’oublions pas une seule seconde –, qu’était Hélène Legotien me dit : « Philippe Sollers, je ne montrerai pas votre lettre à Louis. » Ce qui suppose qu’elle ouvrait son courrier, chose qui, personnellement, me semble atterrante. Ça n’entre pas dans le savoir-vivre élémentaire tel que je le conçois – de façon, me direz-vous peut-être, bourgeoise, mais que je revendique hautement. J’ai donc trouvé cela incroyable ; elle se conduisait en icône du vrai communisme. Je ne les ai vus ensemble qu’une fois, mais elle était là, à ses côtés, pour incarner cela. Ce dont il souffrait, je pense, énormément. 275

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A. W. L. : Quel souvenir gardez-vous de ces rencontres, de ces moments avec Althusser ? Ph. S. : Lorsque vous entriez dans le bureau d’Althusser, à l’époque, à l’École normale supérieure, c’était assez sombre, sinistre. Il y avait une affiche de Modigliani au mur – oh non, pas pour moi ! Picasso, s’il vous plaît ! –, la photo de sa famille. Bref, tout ce qu’il raconte par la suite dans L’avenir dure longtemps, livre étonnant, sur tout ce qui a fait sa vie de souffrance, de travail. Cette vie de sensualité différée, puisque ce n’est qu’à vingt-huit ans qu’il passe à l’acte sexuel. Il le dit. Ce qui est extrêmement intéressant : cela nous ramène au fond catholique d’Althusser. Cela explique aussi pourquoi Jean Guitton, philosophe et écrivain catholique, ami du pape Paul VI et ancien professeur d’Althusser au lycée du Parc à Lyon, est intervenu, et pourquoi Althusser à la fin voulait contacter JeanPaul II, avant la tragédie. Tout cela est un petit roman fantastique, où le démoniaque, entre guillemets si vous voulez, mais pas forcément, agit, où le démoniaque est là. A. W. L. : Le démoniaque est là, jusqu’à cette matinée où Althusser étrangle Hélène. Althusser est d’ailleurs mis en scène dans votre roman Femmes (1983), où il apparaît sous les traits du philosophe Laurent Lutz… Ph. S. : En effet, avec plusieurs passages, je crois, assez réussis. Femmes est un livre où tout le monde 276

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s’est attaché à repérer les clefs masculines et jamais les clés féminines. Ce qui est un symptôme quand même assez intéressant. Vous l’avez rappelé, Femmes paraît au début de l’année 1983, alors qu’Althusser vit jusqu’en octobre 1990. Et j’étais allé le voir dans ces endroits bizarres – je ne sais pas si vous y êtes allé vous-mêmes pour voir où il était en transit, de temps en temps. Dissimulation, occultation, pas de jugement : je ne suis pas Dostoïevski, mais je le regrette. Parce que Dostoïevski en aurait fait quelque chose d’autre que moi. Parce que moi, ce n’est pas ma tendance. Enfin, vous avez lu Les Démons ou Les Possédés. Avouez que la Russie est venue jusqu’à nous. Dans ce cas précis. A. W. L. : Comment expliquer ce silence, à l’époque ? Ph. S. : Justement, il y a eu là-dessus un silence, en effet, mais qui perdure aujourd’hui. C’est pour cela que votre livre est important, pour rétablir un peu la vérité, les choses. Voyons : le président de la République Mitterrand arrive au pouvoir. « On a gagné ! » L’École normale est alors en ébullition… Il ne se passe plus grand-chose aujourd’hui rue d’Ulm, le vieux Badiou mis à part, fidèle à sa vision platonicienne, mao-platonicienne, ce qui n’est pas n’importe quoi comme conséquence à long terme. « Le philosophe français le plus traduit dans le monde. » Vous retrouvez chez Badiou les paramètres que l’on vient d’évoquer (Lacan, Althusser…). Tout ça est donc, je crois, encore enfoui. 277

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Le président, disais-je, arrive au pouvoir. C’est un Charentais décoré de la Francisque gallique par Pétain, qui fréquente monsieur Bousquet et qui fait donc gagner la gauche. Sa mission est claire : réduire au maximum le parti communiste français. Vous connaissez mes deux concepts majeurs : Vichy-Moscou, concepts en acier inoxydable, dont vous pouvez trouver la preuve absolument partout, et constamment. Le président actuel, qui est absolument charmant, qui se fout de tout, avec humour, a une autre mission, qui est la même en fait. C’est d’en finir avec le socialisme français. Vous vous rappelez certainement que Marx, qui est quand même un génie, avait posé son trépied : la philosophie allemande, l’économie politique anglaise, le socialisme français. A. W. L. : Qu’en est-il sur ces trois fronts, sur ces trois aspects, du triptyque forgé par Marx ? Ph. S. : Pour le premier aspect, la philosophie allemande, c’est Hegel bien entendu, mais si vous n’en gardez que l’oubli de la mort, c’est dangereux. En ce qui concerne le deuxième aspect, l’économie politique anglaise, c’est là qu’il a fait un tabac, c’est Le Capital avec un K ! Il n’a pas vu venir, évidemment, ce qui allait se produire, ce que même Guy Debord n’a pas vu, c’est que les marchés financiers sont plus forts ; au point où nous en sommes, le capitalisme financier dépasse de très loin ce qui aurait dû être une rédemption de cette classe salvatrice qu’était le prolétariat. 278

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Jusqu’à la fin, Guy Debord maintient toujours cela. C’est quand même la classe qui doit sauver le monde. Et dirigée par Staline, puis par Poutine, c’est pas mal non plus. Avec le troisième aspect, le socialisme français, et là, vous tombez sur quelque chose de très important, qui va obséder Marx, parce qu’il doit se battre sur deux fronts : d’une part, renverser Hegel et le mettre en action. Sur ce point, c’est vu, processus enclenché. Mais, par ailleurs, le socialisme français, attention, c’est une tradition anarchiste très profonde, que vous retrouvez constamment dans les fibres de la République française, parce qu’elle vient de la Révolution. On ne va pas refaire l’histoire en détail, mais tout de même, il faut y passer un peu de temps et relire par exemple Misère de la philosophie de Marx par rapport à Philosophie de la misère de Proudhon et les autres. A. W. L. : Quelle place occupe le socialisme anarchiste français dans notre culture ? Que représente-t-il pour vous ? Ph. S. : Une place essentielle, n’en doutez pas ! Cette commotion provoquée par les attentats contre Charlie hebdo, ce massacre terrible, tient à ce point ultrasensible, c’est le nerf sciatique, le socialisme anarchiste français. Alors Proudhon, Saint-Simon (pas le duc, l’autre), les saint-simoniens, c’est très important. Et Marx a fini par faire triompher son point de vue, c’est la Troisième Internationale, d’accord, mais 279

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il n’empêche que, en France, c’est toujours là. Une très bonne question consistera à se demander comment il est possible que cette tradition nationale soit en quelque chose réinvestie, au contraire de tout le reste de l’Europe, par le Front national. Je ne rêve pas, c’est bien de ça qu’il s’agit ! Vous êtes dans un roman policier, un roman fantastique ; il faut voir où sont les tenants et les aboutissants, la crise dans l’université, l’école, penser qu’on va apprendre la morale civique à l’école – oui, bien sûr, mais c’est tard. A. W. L. : Qui sont les responsables de cette crise sociale, culturelle, intellectuelle ? Ph. S. : Comme d’habitude, les responsables de la crise de la famille, de l’école, de l’université, on dit toujours que ce sont les soixante-huitards ! C’est eux qu’il faut éradiquer (plus tard le programme de Sarkozy, avec André Glucksmann qui ne dit rien, ou qui applaudit). Althusser a très mal vécu cela. Il y avait des graffitis partout, on ne touche pas à l’alma mater ! C’est très grave. Encore une fois, il suffit de se demander où en est maintenant la philosophie. Mon cher Aliocha, vous allez passer tous les jours à exhumer le cadavre de Heidegger et à le refusiller sur place, et ça fait déjà longtemps que ça dure. On l’a déjà fusillé une cinquantaine de fois, ça me fait un peu de peine, parce que je le lis avec intérêt, notamment quand il parle de Hegel, pas seulement, mais de Hölderlin, ou d’autres. 280

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J’ai donc une lecture très attentive quand je me penche sur Heidegger. Bernard-Henri Lévy est marrant, lorsqu’il dit que Heidegger était nazi, on va le fusiller à nouveau aujourd’hui, et Yann Moix, qui fait tout son séminaire sur Heidegger et Péguy. Mais où est-ce qu’on est, là ? Charles Péguy, sauf erreur, est mort en 1914. Peut-être a-t-il été tué par le soldat Heidegger, je ne sais pas ? Vous permettez qu’on garde un principe d’ironie, comme disait mon ami Voltaire. C’est ça qui compte. A. W. L. : Comment qualifier cette passion française, cette ferveur pour la pensée française ? Ph. S. : J’ai été frappé, en relisant Hegel, de voir à quel point il fait l’apologie des écrits philosophiques français, de leur énergie. Extraordinaire ! Comme vous savez, Hegel, avec Hölderlin et Schelling, à Tübingen, était un fervent partisan de la Révolution française, à cause de ce que je peux appeler mon parti, qui n’est autre que la Gironde. Hegel et ses amis suivaient l’évolution, avaient les informations. Après ça, aïe ! Napoléon, ça va encore : Iéna, 1807. La Phénoménologie de l’esprit, oh là là… Et puis après, le pauvre Napoléon, c’était l’« âme du monde », figurez-vous. Les Français ont donc une énergie considérable. Bravo. Sauf qu’ils ne peuvent pas penser ce qu’ils font. Et donc ils ne peuvent pas penser leur Révolution. Ils sont énergiques, magnifiques dans l’action, comme Voltaire, Diderot ! Alors, si je suis Hegel, je m’en vais penser : il y a deux dates qui comptent, deux périodes, 281

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le christianisme et la Révolution française. Vous changez le calendrier, si vous voulez. A. W. L. : Althusser appartient-il à cette lignée de penseurs énergiques, dont vous parlez ? Ph. S. : Il aurait été intéressant pour lui de continuer, mais il n’en avait plus les moyens, sauf de faire son autobiographie, perturbée au maximum. Mais il dit déjà beaucoup de choses, sur toute une époque. L’Algérie notamment ! Donc, voilà, si vous arrivez à faire sentir ce roman fantastique. Vous ne pouvez pas l’appeler Les Démons ou Les Possédés, c’est déjà fait, mais ça y ressemble ! C’est un livre fabuleux. Disons les choses. Alors, oui, Lacan, lorsqu’il a publié ses Écrits, il voulait que son livre soit acheminé tout de suite à Paul VI, pape d’assez grande envergure. Althusser voulait voir Jean-Paul II – vous imaginez une séance d’exorcisme ! Je n’aurais jamais osé aller aussi loin. J’aurais peutêtre dû. Il y a là quelque chose qui fait qu’on ne se débarrasse pas de la métaphysique comme ça. Le camarade Staline était bien bon quand, vers la fin, il dit : « C’est toujours la mort qui gagne. » Ouais. « Le pape ? – Combien de divisions ? » On en aura vu. Mais dans ce petit secteur de la rue d’Ulm, de très grande tradition, il y a eu des passants considérables, Sartre quand même… Pour Bernard-Henri Lévy, Heidegger nazi, la question est réglée. Alors on va le refusiller demain. Pour282

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quoi pas ? Ça les soulage sans doute. « Mais il faut le lire », dit Bernard-Henri Lévy. C’est gentil de sa part. Seulement il oublie de dire ce qu’il faut lire. Il faut prendre un certain temps pour lire Heidegger. Comme pour Hegel. Comme pour Nietzsche. A. W. L. : Ne faut-il pas y voir aussi une interrogation sur la place de la pensée ? Ph. S. : D’où le problème : c’est la pensée ellemême qui est désormais visée. « Le temps de cerveau humain disponible », selon l’expression du PDG de TF1 Patrick Le Lay en 2004. Et on peut se demander d’où est venue cette pulsion de mort, comme l’a dit quand même d’une façon éblouissante Sigmund Freud, qui reste un des héros du xxe siècle. Ça n’a pas plu, lorsqu’il a introduit la pulsion de mort en 1922. C’était après la grande boucherie de 1914-1918. Pas possible ! Vous n’allez pas dire qu’il y a une pulsion de mort ! Oh là là. Combien d’égorgements et de massacres ? Simplement pour donner raison à Hegel, à la fin de l’histoire, la mort vivra une vie humaine. A. W. L. : La pulsion de mort a marqué, finalement et définitivement, la pensée du xxe siècle ? Ph. S. : Il y a quelqu’un qui se signale à notre attention, c’est Georges Bataille, tout simplement. Vous savez qu’il a assisté au cours de Kojève sur Hegel. On peut discuter. Il a été ébloui. 1955 et 1956. Comment se fait-il qu’un esprit de cette époque ait pu à la fois, ce sont les mêmes années, écrire sur Lascaux un livre 283

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absolument fabuleux, La Peinture préhistorique. Lascaux ou la naissance l’art – quand je l’ai lu, j’avais dixhuit ans, je me suis précipité en voiture à Lascaux, j’ai été absolument saisi – -, un livre sur Manet, Manet. Étude biographique et critique, et des textes sur Hegel, pour la nouvelle édition de L’Expérience intérieure ? Époustouflant. Vous voyez où je veux en venir : à la « guerre du goût ». C’est-à-dire à la largeur diversifiée. Si vous supprimez le goût en même temps que la pensée, vous pouvez communiquer sans arrêt. C’est bien ce qu’on vous demande. Les enfants sont fatigués le matin, paraît-il, parce qu’ils passent leur nuit à s’envoyer des textos, des SMS, etc. Vous les voyez partout. Arrêtezvous à la terrasse d’un café, il n’y a plus de conversation. A. W. L. : L’illettrisme gagne du terrain, et l’ignorance de l’histoire avec elle, ce qui est peut-être encore beaucoup plus important ? Ph. S. : Et ça va très vite ! Quand le tissu des connaissances traditionnelles se fissure, la dégradation est accélérée. À savoir que plus personne ne peut lire. Pour revenir un peu à notre affaire, ce qui est touchant, c’est qu’Althusser ait intitulé son livre Lire Le Capital. Mais, dans le fond, qu’est-ce que vous allez vous emmerder ? On ne lit pas Le Capital. On est communiste, ça suffit, pas besoin. « Oh, me disait Althusser, Waldeck Rochet, le successeur de Maurice Thorez à la tête du parti communiste français, lit Spi284

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noza ». Je lui répondais : « Tu plaisantes ? » Althusser confirmait : « Si, si, je t’assure. » Voulez-vous alors avoir la gentillesse de lire Freud, quand même ? Au cas où vous ne liriez plus rien d’ailleurs, comme littérature, j’ai accompagné Lacan jusqu’à son séminaire sur Joyce, c’était déjà très ancien tout ça ! Il s’est passé beaucoup de choses très importantes, au xxe siècle, siècle d’horreurs, mais siècle de très grandes créations aussi. Heidegger fusillé tous les jours, je vous l’ai dit, vous prenez Céline, on le refusille aussi tous les jours. Vous pouvez faire ça constamment. Si ça soulage ! A. W. L. : Althusser est-il victime de cette mélancolie du siècle, qu’il traverse ? Ph. S. : Ça vous laisse une très grande tristesse, « les passions tristes » comme dit Spinoza pour le coup, Althusser est cette tristesse. Je lui disais très souvent : « Déménage. » C’est comme si je lui avais parlé de déclencher une bombe atomique ! « Tu traverses la rue, tu prends un appartement un peu plus loin, tu viens à l’École le matin. Enfin, change de quartier ! » Il faut savoir que c’est surtout facile à Paris, une ville qui se prête merveilleusement à la clandestinité, encore aujourd’hui malgré les caméras de surveillance, qui se multiplient partout – vous en aurez de plus en plus ! L’époque dont je parle, c’est un peu la fin, les années 1970, « les années de plomb », puis après les années 1980, nous sommes dans l’ouverture des « années du spectacle ». J’avais tout de suite remarqué 285

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qu’Althusser n’avait pas la télévision, et qu’il ne la regardait pas. Il n’était pas sous-informé, d’une certaine façon : il avait son réseau d’informations (communistes, dissidents…), à dimension internationale. Le parti devenait l’intellectuel organique qui a disparu sans laisser traces. A. W. L. : C’est d’une certaine manière la crise même du politique qu’a vécue Althusser ? Ph. S. : Absolument, et il faut d’ailleurs se demander pourquoi, aujourd’hui, l’extrême gauche ne bénéficie pas de cette crise épouvantable. Tout le monde vous dit que c’est bizarre, mais personne ne vous dit pourquoi. C’est beaucoup plus profond qu’on ne croit. Et, pour tout vous dire, je suis, moi, persuadé que le fascisme français n’a jamais été analysé à fond. Et que c’est précisément ce peuple qui souffre le plus profondément en fait de la mondialisation. « La grande nation », comme disaient les Allemands. Non, ça n’a pas été pensé à fond, parce que la Révolution n’a pas été pensée à fond. Je suis loin de vouloir revenir à un système monarchique, la Révolution était inévitable, même Casanova le dit ! Il n’est pas suspect. Sauf que la Gironde, mon parti, il y a des gens, là, d’où je viens, Montaigne, La Boétie, Montesquieu, Condorcet… les Girondins ont eu la possibilité de se suicider, comme vous le savez, mais ils n’ont pas voulu le faire. Ils sont morts en révolutionnaires, en changeant un mot de La Marseillaise : non pas « l’étendard sanglant est levé », mais « le couteau sanglant est levé ». 286

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La suite, on la connaît : « Contre nous de la tyrannie. » Le tyran, c’est Robespierre, bien sûr, qui a bien compris d’ailleurs qu’il fallait refaire une religion, parce qu’un peuple ne peut pas être sans religion. Ah, c’est ce que Houellebecq nous rappelle sans arrêt. Mais laquelle ? Celle d’Auguste Comte, disait encore Houellebecq autrefois. Franchement, Auguste Comte ! Par rapport à Hegel ! Vous vous rendez compte du désastre. A. W. L. : N’a-t-on pas besoin de la figure de héros ? Ph. S. : Ici, ce sont les Girondins qui sont morts en chantant. Le vingt et unième qui chante, alors que les autres têtes sont tombées dans la sciure, a un système nerveux particulier quand même. Je ne vous parle pas de Manon Roland, qu’adorait Stendhal. C’est lui qui, venant à Bordeaux, dit : « C’est la plus belle ville de France. » Bien sûr. Stendhal, voilà ! Que les Français se ressaisissent, avec leurs Lumières ! Comme ça, ils mériteront l’éloge de Hegel, mais peut-être avec la pensée supplémentaire qui leur manque et qui visiblement leur a manqué, dans cette période absolument tragique. Voilà. Amen. C’était mon sermon d’aujourd’hui. Mais suivez mon conseil, faites sur Althusser un roman fantastique. Ce n’est pas simple. Le culte, ce n’est pas mon truc.

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Le marxisme comme pensée du risque et du pari Conversation avec Emmanuel Terray

Aliocha Wald Lasowski : Comment s’est faite votre rencontre avec Louis Althusser ? Emmanuel Terray : C’est une rencontre qui s’est faite en deux temps. Je suis entré à l’ENS en 1956, et à ce moment-là, je me suis rangé parmi les philosophes. Althusser était notre caïman. Il était d’ailleurs tout seul à ce moment-là, Derrida n’était pas encore là. Dans les années qui ont suivi, son cours portait sur les philosophies du contrat au xviiie siècle, Locke, Hobbes et Rousseau. Cours magnifique. Mais jamais Althusser ne nous a parlé de Marx, je suppose qu’il y réfléchissait par ailleurs, de son côté, mais enfin, nous n’avons pas eu du tout l’occasion de parler de Marx avec lui. Nous avions tout de même un certain nombre de rencontres politiques, Althusser appartenait à la cellule du parti communiste de l’ENS, il ne s’en cachait pas 289

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du tout. Et avec quelques-uns, Alain Badiou, Jacques Rivelaygue et d’autres, sept élèves au total, nous avions recréé la Section socialiste de l’ENS, qui avait disparu en 1948 par adhésion globale au parti communiste. Depuis 1948, donc, il n’y avait plus de section socialiste à l’ENS, et nous avions décidé d’en refaire une. A. W. L. : Althusser était-il attentif à vos mobilisations politiques ? E. T. : Je me souviens toujours de cet après-midi de septembre 1958, après le retour du général de Gaulle au pouvoir, et la décision du parti socialiste de voter « oui » au référendum. Nous, nous ne pouvions pas accepter ça. Nous étions dans l’opposition à la politique de Guy Mollet depuis l’origine, nous étions partisans de l’indépendance de l’Algérie. Alain Badiou et moi, nous sommes allés trouver Althusser, pour lui annoncer que nous quittions le parti socialiste. Nous nous attendions à des félicitations. J’entends encore Althusser nous dire : « À partir de maintenant, vous ne m’intéressez plus. » Ça ne signifiait pas une rupture, bien sûr, nous avons continué à nous voir et à discuter, mais ça indiquait bien un certain décalage politique entre lui et nous. A. W. L. : Vous évoquiez aussi un deuxième temps de la rencontre ? E. T. : La seconde rencontre, ce n’est pas vraiment une rencontre, car elle s’est produite au moment où j’étais en Afrique, en Côte d’Ivoire, mais j’étais tenu 290

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au courant, notamment par Alain Badiou, de ce que faisait Althusser. J’ai lu Pour Marx, j’avais d’ailleurs lu les principaux articles de ce livre dans La Pensée, en tout cas « Contradiction et surdétermination » et « Sur la dialectique matérialiste », et j’ai effectivement accueilli Pour Marx comme un événement majeur et comme un épisode libérateur. À ce moment-là, je me suis posé la question : « Qu’est-ce que je pourrais bien tirer de la version althussérienne du marxisme dans mes propres travaux d’anthropologue ? » Et la réponse a été ce premier livre, Le Marxisme devant les sociétés primitives, en 1969. Il faut aussi se rappeler ce qu’était la conjoncture du marxisme à cette époque. Il y avait, disons, deux marxismes : le marxisme du parti communiste, dont le livre majeur était en réalité L’Anti-Dühring de 1878 de Engels, qui était porté par quelqu’un comme Roger Garaudy, à l’époque, ou le manuel de Georges Politzer, Principes élémentaires de philosophie, qui jouait un rôle important, ou encore le petit livre d’Émile Bottigelli, Genèse du socialisme scientifique. C’était les ouvrages cardinaux, qui défendaient un matérialisme extrêmement simpliste et réducteur, assez profondément déterministe. Autant ce marxisme-là était effectivement en rupture avec tous les courants de la philosophie bourgeoise de l’époque, que ce soit l’idéalisme kantien ou les philosophies de l’existence, autant il était complètement séparé de l’actualité scientifique, il était tout à fait hostile à tout ce qui se faisait dans les sciences 291

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humaines. Bref, ce n’était pas très satisfaisant du point de vue intellectuel. A. W. L. : Quel était l’autre marxisme ? Celui de Sartre ? E. T. : L’autre marxisme, c’était en effet celui de Sartre, mais c’était aussi le marxisme d’Hyppolite, ou encore celui des pères jésuites, comme le prêtre JeanYves Calvez, auteur d’une Pensée de Marx, ou encore le père Bigo. C’était un marxisme qui avait alors pour référence centrale les œuvres de jeunesse de Marx, les Manuscrits de 1844 ; qui avait ce mérite de la rigueur et d’une brillante séduction philosophique, mettant en avant par exemple le concept d’aliénation, mais qui n’était pas assez en rupture, à nos yeux en tout cas, avec la philosophie bourgeoise. Cette pensée avait tendance à ramener le marxisme dans le giron des philosophies de l’existence. En gros, pour conclure sur ce point, nous avions d’un côté la rupture sans la rigueur (premier marxisme) et, de l’autre côté, la rigueur sans la rupture (deuxième marxisme). Et le mérite d’Althusser a été de nous apporter à la fois la rigueur et la rupture. La rigueur, c’est-à-dire le rattachement délibéré avec les formes les plus contemporaines de la rationalité moderne. Je me souviens qu’une fois, Althusser m’avait dit : « Le travail que je veux faire, moi, c’est de renouer entre le marxisme et la rationalité contemporaine. » 292

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A. W. L. : D’où l’intérêt qu’Althusser portait à Bachelard, Canguilhem, Lacan, Lévi-Strauss ? E. T. : Oui, il était extrêmement attentif à tout cela. Et, par ailleurs, à travers la remise en cause de la notion de sujet, à travers l’antihumanisme théorique, etc., l’althussérisme était bien aussi une philosophie de la rupture. Sur ces deux plans-là, rigueur et rupture, nous étions comblés. Et puis Pour Marx a eu un effet pour moi libérateur, je le ressens encore quand je lis ce texte aujourd’hui. Althusser écrit que le social est « un tout complexe structuré “déjà donné” », et « un tout complexe structuré à dominante ». Ces formules-là étaient extrêmement libératrices pour nous. D’abord, « un tout complexe », c’était l’idée que la complexité était en quelque sorte originaire, que la réalité était faite de parties hétérogènes et irréductibles entre elles, que la diversité et la multiplicité étaient des données de départ. Par conséquent, toute entreprise pour réduire une partie à une autre, la considérer comme un miroir ou un reflet de l’autre, cette entreprise était idéaliste et donc condamnable. A. W. L. : C’était comme un éloge, une défense ou un acquiescement à la multiplicité, à la diversité, à l’hétérogénéité ? E. T. : Absolument, et du coup chaque secteur de la recherche retrouvait son autonomie, parce que chacune de ces parties fragmentaires de la réalité avait ses propres structures et ses propres lois. Le rapport entre 293

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ces structures ou entre ces lois ne pouvait plus être un rapport de reflet ou un rapport d’expression. C’était toute la critique par Althusser de la totalité expressive, extrêmement précieuse pour nous. Il fallait alors déployer une nouvelle manière de penser, en termes de combinaison et d’articulation, et certainement pas de réduction de l’une à l’autre. Donc le travail que le marxisme orthodoxe, que le PCF nous assignait, c’est-à-dire retrouver dans la religion, la parenté et la politique, les traces ou les effets d’une structure économique, perdait son sens. Ce qu’il fallait trouver, c’était comment articuler les structures du politique, les structures de l’économique, les structures de l’idéologique, mais chaque articulation avait son autonomie et sa spécificité. Le travail de chercheur retrouvait sa légitimité, quitte à travailler ensuite à la combinaison. A. W. L. : Que signifie ensuite le deuxième point que vous soulignez, à savoir une totalité complexe déjà donnée ? E. T. : C’est la récusation de toutes les philosophies de l’origine. Althusser disait en cours que la recherche classique de l’origine, c’est toujours la recherche d’un point à partir duquel on peut réduire les oppositions, les contradictions et les hétérogénéités. La thèse à combattre, c’est celle qui affirme que l’origine se dédouble en un objet et un sujet, mais comme ils sont issus de la même origine, leur apparentement va de soi, d’où la doctrine du reflet. 294

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L’idée d’Althusser d’une hétérogénéité première, déjà là, déjà donnée, l’idée qu’il n’y avait pas à chercher en deçà une origine mythique avait un effet libérateur. Le risque de tout cela pouvait être de nous proposer, au fond, une version marxiste de l’éclectisme, doctrine très chère aux historiens de la pluralité des causes. A. W. L. : Mais le troisième élément, de la « structure à dominante », ne vient-il pas justement contrer ou stopper ce risque ? E. T. : Absolument, parce qu’Althusser nous expliquait que les articulations ou les combinaisons pouvaient être extrêmement diverses, mais qu’elles avaient toutes le même caractère, à savoir être pourvues d’une structure de domination. Il y avait une partie qui dominait les autres, sans les anéantir ni les réduire. Pour le comprendre, Althusser accordait une grande importance à une note de bas de page du livre I du Capital de Marx – vous savez, les notes en bas de page sont toujours des trésors. Cette note dit qu’il faut distinguer entre détermination et domination. L’économique exerce une fonction de détermination, en ce sens qu’il détermine quelle est la sphère de la vie sociale qui sera dominante, pour une époque donnée. C’est ce qui explique que c’est la politique qui domine sous l’Antiquité, et la religion au Moyen Âge, et qu’aujourd’hui l’économique est à la fois déterminant et dominant. 295

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A. W. L. : Là aussi, il y avait un effet de libération ? E. T. : Oui, parce que d’un côté, c’est vrai qu’une sorte de privilège de l’économie était conservé, c’était la tâche matérialiste, mais, de l’autre, ce privilège ne servait plus qu’à expliquer quelle autre sphère, dans un certain nombre de sociétés et de modes de production, était dominante. On n’avait plus besoin par exemple de se torturer les méninges pour savoir pourquoi l’esclavage, en Grèce, avait si peu d’existence politique et une existence économique aussi importante. On pouvait désormais le comprendre avec la formulation d’Althusser, alors qu’avec une formulation garaudiste, c’était évidemment un problème insoluble. L’idée de structure à dominante garantissait l’unité du social et protégeait contre cette tentation éclectique. Le dernier point, qui est aussi une des raisons pour lesquelles je reste profondément althussérien, c’est l’idée que, de cette complexité originaire, de cette diversité du réel, de cette hétérogénéité, qui fait que chacune des régions du réel obéit à ses propres lois et à ses propres structures, débouchait très naturellement qui est venu par la suite, c’est-à-dire ce matérialisme de l’aléatoire, qui est un des grands exploits théoriques d’Althusser. A. W. L. : Ces grands moments théoriques dont vous parlez correspondent aux textes de la dernière période ? E. T. : Oui, c’est là qu’Althusser explique, comme l’a fait avant lui le grand philosophe mathématicien des probabilités au xixe siècle Antoine-Augustin Cour296

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not, qu’à partir du moment où il y a des séries indépendantes, leur croisement correspond au hasard ou à l’aléatoire. Cette idée qu’on voit bien cheminer dans toute la pensée d’Althusser est déjà présente dans son travail sur Machiavel, qui finit par récuser toute espèce de nécessité et par faire du marxisme une pensée du risque, une pensée du pari. Je pense que c’est un atout considérable et qui nous met à mille lieues de l’image du théoricien dogmatique qui nous est malheureusement proposée parfois d’Althusser, moins maintenant d’ailleurs. A. W. L. : Quelle est l’influence d’Althusser sur votre travail personnel en anthropologie ? E. T. : La pensée d’Althusser apportait une sorte de légitimation à ce que nous faisions, du point de vue des sciences sociales en général. Elle m’a aidé notamment dans ma participation à ce qu’on appelle l’anthropologie marxiste, qui fut moins un courant qu’une série d’individus cheminant parallèlement. Pour ce qui me concerne, mes travaux s’appuient sur les articles de Louis Althusser et d’Étienne Balibar dans Lire Le Capital, absolument essentiels pour nous. Ils nous aidaient à critiquer les deux grands paradigmes dominants de l’anthropologie à cette époque, dont l’un est le paradigme linguistique avec Claude Lévi-Strauss. J’avais essayé de critiquer ce paradigme, en disant qu’au fond, le paradigme linguistique s’appliquait bien à tout ce qui, dans la société, est 297

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langage, mais on ne peut pas réduire l’ensemble de la société à des phénomènes de langage. Vous vous souvenez, il y a une célèbre formule de Claude Lévi-Strauss dans Anthropologie structurale, en 1958, qui dit que c’est par les trois niveaux de l’échange des biens, des femmes et des mots que se définit la société. A. W. L. : Donc ce sont les échanges économiques, la parenté et les phénomènes bâtis sur le langage, comme les mythes ou la mythologie, qui sont en jeu ? E. T. : Oui, et en réponse à cette formule, j’avais dit que cette définition laissait de côté deux régions extrêmement importantes, la région de la production (qui n’est pas celle des échanges) et la région du pouvoir. C’est-à-dire que toutes les données de la vie sociale, qui ne sont pas marquées du sceau de la réciprocité, réciprocité propre au langage et à la communication, échappaient au paradigme structuraliste. Au fond, on le voit bien dans les mythologies ; par exemple, Claude Lévi-Strauss, pour revenir à lui, a beaucoup du mal à penser l’action, à partir du moment où l’action n’est plus simplement l’application d’une règle, mais davantage invention, pari ou risque. De ce point de vue là, le structuralisme est aveugle, nécessairement. Ce qui explique ses difficultés avec l’histoire, avec l’action collective, avec la révolution. 298

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A. W. L. : Comment Lévi-Strauss a-t-il réagi à votre argumentation ? E. T. : Lévi-Strauss n’était pas hostile à cette critique. Je me souviens que je lui avais soumis mon texte, qui était paru dans Critique, et il m’avait répondu de manière très courtoise – Lévi-Strauss était un homme infiniment courtois. J’avais dit dans mon article qu’au fond, pour Lévi-Strauss, il y avait, par analogie avec la relation d’incertitude de Heisenberg, une espèce de relation d’incertitude entre la structure et le procès. Il pense que si on étudie l’un, on ne peut pas étudier l’autre, et réciproquement. Il m’avait dit qu’il était assez d’accord avec ma formule. A. W. L. Quel était l’autre paradigme qui dominait l’anthropologique et qui venait du monde anglosaxon ? E. T. : Il s’agissait du paradigme fonctionnaliste, pour lequel la société fonctionne comme un organisme, se posant le problème de sa reproduction et se donnant les institutions nécessaires pour y parvenir. Avec tout ce qu’impliquait ce paradigme : d’une part, son côté profondément conservateur, parce que c’était la reproduction qui était l’élément décisif. Une société était au fond tout entière occupée à se reproduire, par rapport aux différentes pressions ou agressions qu’elle pouvait subir. Et puis, d’autre part, le fait que ce paradigme impliquait nécessairement une société comme « super-sujet », dotée d’intelligence, de conscience et de volonté, 299

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capable de se poser des problèmes et de les résoudre, comme un individu. Et ça, c’est complètement mythologique, ça ne marche pas du tout, une société ne peut pas être décrite comme ça. Ne serait-ce que parce que le degré de conscience des phénomènes sociaux, à l’échelle collective, est très problématique, et qu’il faut repérer à chaque fois qui décide. Et ça, c’est souvent très difficile. Donc le paradigme fonctionnaliste ne fonctionnait pas davantage, il était aussi rempli de points aveugles, et de ce point de vue là, on pouvait espérer aussi que le marxisme nous apporterait des éléments nouveaux. A. W. L. : Est-ce que les concepts qui venaient du marxisme vous ont donné satisfaction ? E. T. : Avec ces éléments nouveaux, comme « le mode de production » ou « la formation sociale », on nous a accusés de faire de la scolastique. À partir des définitions que Marx lui-même donne du mode de production, à savoir la manière spécifique dont du surtravail est extorqué au producteur direct, et la manière dont cette extorsion est justifiée, on pouvait identifier un certain nombre de modes spécifiques de production, à partir des modalités d’extorsion. Ça n’était en rien scolastique. Simplement, le nombre n’est pas fixé d’avance. Là encore, le chercheur était libre. Ça nous a permis, dans la brève période pendant laquelle a existé l’anthropologie marxiste, de mettre en évidence, dans l’Afrique précoloniale, l’existence d’un véritable mode de production esclavagiste, ce 300

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qui n’était pas du tout admis par les anthropologues auparavant – qui parlaient d’un esclavage domestique, avec des esclaves qui étaient simplement les derniers de la famille. À partir du moment où on regarde bien, et où on regarde les choses sous l’angle de ces notions, on s’aperçoit que les esclaves jouaient un rôle économique bien précis, bien spécifique, et qu’une partie des activités de la société consistait à reproduire cette force de travail servile. Cette idée est maintenant acquise, elle ne l’était pas auparavant, ce qui est en soi un résultat. A. W. L. : Comment ce travail de découverte a-t-il évolué par la suite ? E. T. : En réalité, je pense que l’anthropologie marxiste, plus exactement l’utilisation des catégories du marxisme en anthropologie, a été emportée par la grande tourmente où, dans les années 1980, le marxisme a fait naufrage. Mais je pense aussi que ces instruments n’ont pas vraiment été utilisés et qu’ils le seront sans doute un jour. Oui, ils seront redécouverts et réutilisés. A. W. L. : Quels étaient les rapports entre Althusser et Lévi-Strauss ? E. T. : Althusser était très attentif à ce que faisait Lévi-Strauss. Mais en même temps, il n’acceptait guère le grand partage que Lévi-Strauss propose : au marxisme, les sociétés industrielles et modernes ; au structuralisme, les sociétés dites « primitives ». 301

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Il y a une lettre d’Althusser consacrée à LéviStrauss, dans laquelle Althusser développe une idée intéressante, très conforme à ses principes. C’est que, dans toute société, il y a toujours deux modes de production, l’un est dominant, l’autre est dominé. Deux modes de production, au minimum. Hommage à la complexité et à la différence : que cela se passe entre activités différentes, entre l’agriculture et la chasse, ou entre l’agriculture vivrière et l’agriculture industrielle ; ou que cela se passe entre le domaine des femmes et le domaine des hommes ; il y a toujours plusieurs systèmes économiques qualitativement différents les uns des autres. Chez les Pygmées, la cueillette, qui est l’affaire des femmes, n’est pas régie par les mêmes règles ou les mêmes principes que la chasse, qui est l’affaire des hommes. A. W. L. : Althusser retrouvait-il là cette complexité originelle à laquelle il tenait ? E. T. : Oui, et en même temps, il était sensible à la qualité du travail de Lévi-Strauss. Nous étions d’accord, Althusser et moi, pour dire que le paradigme du langage est opérant dans un certain nombre de secteurs de la vie sociale, encore une fois, pour ceux qui sont fondés sur le langage. Parce que, en matière de parenté, si on regarde Les Structures élémentaires de la parenté, on voit bien que ce que fait, au fond, Lévi-Strauss, c’est de travailler sur les structures élémentaires des discours de la parenté. Il travaille sur le 302

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vocabulaire de la parenté, sur les nomenclatures de la parenté. Mais la parenté, en tant que vie sociale ou vie quotidienne, ce n’est pas son problème. Tout l’ouvrage de Lévi-Strauss est une comparaison entre des nomenclatures, entre des terminologies. C’est donc bien du langage qu’il s’agit. Même chose dans Les Mythologiques. Ce sont des discours qui sont comparés les uns aux autres. Dans certains cas, le structuralisme lévi-straussien est opérant, et Althusser était tout à fait prêt à reconnaître la légitimité de ce type de recherches. Simplement, il n’aurait pas reconnu, et moi non plus, cette espèce de prétention totalisante, qui était d’ailleurs plus celle des épigones de Lévi-Strauss que de Lévi-Strauss luimême. Lévi-Strauss, prudent, se tenait sur les terrains qu’il occupait, en prétendant rarement à une philosophie globale de la vie sociale ou de la société. Il reconnaissait que la politique ou les systèmes de pouvoir n’étaient pas recouverts par sa vision des choses. A. W. L. : Il y avait un intérêt d’Althusser pour le travail de Lévi-Strauss ? E. T. : Althusser s’y intéressait, un peu de la même manière qu’il s’intéressait à Lacan, à Bachelard ou à Canguilhem. Althusser partait de la constatation claire que Marx et Engels avaient des liens privilégiés avec la rationalité de leur temps, et qu’ils en tenaient compte, à travers tel ou tel biais, tel ou tel point aveugle parfois. Marx et Engels s’intéressaient aux travaux de Darwin, aux progrès de la chimie, aux découvertes historiques, 303

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etc. Il y avait un rapport étroit entre le marxisme et la science. Au moment où il entre en scène, Althusser constate que le rapport entre le marxisme et la science est complètement rompu. Les scientifiques du PCF des années 1950 avaient une vie difficile : leur recherche et leur vie politique étaient totalement séparées. À cette époque, le biologiste Marcel Prenant avait été sévèrement condamné, pour ses positions scientifiques pro-darwiniennes, par le parti. J’ai connu le physicien Jean-Pierre Vigier, qui travaillait un temps sur la mécanique quantique avec Einstein. Mais la mécanique quantique était sévèrement condamnée par le parti comme idéalisme. Il fallait alors bien s’en accommoder. Althusser, lui, accordait une réelle importance à la séparation entre science et idéologie, ou à la notion de « coupure ». A. W. L. : Quels étaient vos rapports plus personnels avec Althusser, d’abord comme votre enseignant puis, plus tard ? E. T. : J’étais, plus jeune, un philosophe un peu laborieux. Althusser était, lui, toujours attentif, commentant longuement les devoirs qu’on lui remettait, tenant compte des circonstances et des difficultés personnelles de chacun. Pendant une période, je l’ai moins vu, car j’étais en Afrique entre 1964 et 1968. J’étais aussi parti une première fois entre 1961 et 1962, pour faire mon service militaire. Quand je suis revenu en France, je l’ai vu souvent. Il alternait alors périodes de dépression et périodes 304

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d’exaltation et, d’une certaine manière, il avait des amis différents pour les deux périodes. Moi, je le voyais très souvent dans les périodes de dépression. J’allais le voir, ou alors c’est lui qui venait à la maison. Je devais sans doute lui apparaître comme quelqu’un de reposant, ou alors d’assez sûr et suffisamment solide, sans complication excessive. Dans les périodes d’exaltation, je le voyais moins. Il repartait dans ses projets philosophiques et politiques, et il avait alors d’autres partenaires. Après la mort d’Hélène et la crise de démence au cours de laquelle il l’a étranglée, il a passé un certain temps à Soisy-sur-Seine, à l’hôpital, où je suis allé le voir plusieurs fois. Ensuite, il y a eu la période où il a essayé de vivre seul, dans un appartement qui se trouvait près de la place Gambetta. Mais il n’y parvint pas. C’était trop difficile pour lui. On était quelques-uns à se relayer, à monter un peu la garde. On allait passer une partie de la nuit près de lui : le père Breton, un personnage incroyable, très attaché à Althusser ; Michelle Loi, une de ses amies proches ; et puis moi. A. W. L. : Sur quoi portaient vos discussions alors ? E. T. : À ce moment-là, il me passait des textes absolument magnifiques, entre autres sur le matérialisme aléatoire, mais, parfois, sans doute à cause du fait qu’il manipulait mal les outils informatiques, on retrouvait, au bout de quinze pages, les premières pages du début. Je me souviens en particulier d’une discussion avec 305

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Althusser sur Lucrèce. Il avait des intuitions géniales, parfois encore informes, mais c’était des fulgurances. Comme la célèbre réponse de Samuel Beckett à la question : « Pourquoi écrivez-vous ? », Althusser pourrait répondre comme lui : « Bon qu’à ça. » Grâce à son incroyable réseau, Althusser travaillait comme un anthropologue, il avait des informateurs dans les différents secteurs de la réalité. Moi, j’étais chargé de lui transmettre des informations sur la recherche en anthropologie. Il avait aussi des amis qui le tenaient au courant en économie, en sociologie, en philosophie bien sûr, en politique, etc. A. W. L. : Quel homme était-il ? E. T. : Althusser avait une règle extrêmement précise : ne jamais répondre directement aux polémiques. C’était un jeu académique futile, à ses yeux, et par conséquent, il n’entrait pas dans les querelles. Il y aurait passé tout son temps. Althusser était quelqu’un de très attentionné. Une année, il est venu dans ma maison en Bretagne. À ce moment-là, j’avais deux enfants, de dix et douze ans, et le troisième venait de naître. Althusser était extrêmement gentil avec eux. Excellent cuisinier, il nous préparait sa spécialité, un plat de prédilection, le coq au vin. Un régal pour tout le monde. En Bretagne, j’avais un voisin qui était un paysan. Un paysan breton dans tout son accomplissement. Ma maison était un point de chute pour Hélène et lui. Je leur en avais donné les clés. Hélène et lui étaient donc 306

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Le marxisme comme pensée du risque et du pari

arrivés dix ou quinze jours avant que je n’arrive, avec ma famille. Althusser avait noué une relation très amicale avec ce paysan breton, il l’écoutait avec attention, pendant de longues discussions, plusieurs jours durant. Althusser aurait fait un excellent anthropologue. Ce voisin, paysan breton, qui vit toujours, m’en parle encore et n’a pas du tout oublié leurs discussions à deux, Althusser et lui.

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La pensée italienne, de Machiavel à Gramsci Conversation avec André Tosel

Aliocha Wald Lasowski : Depuis vos premiers travaux, comme La Critique de la politique chez Marx coécrit en 1979 avec Étienne Balibar et Cesare Luporini, jusqu’aux plus récents Scénarios de la mondialisation culturelle (2011), en passant par Praxis. Vers une refondation en philosophie marxiste (1984) ou Marx en italiques (1991), vous avez analysé le marxisme, son histoire, sa pensée, ses métamorphoses. Quelle est la place d’Althusser, dont vous êtes un ancien élève, au sein du marxisme ? André Tosel : Au sein des positions dominantes qui se sont démarquées dans l’histoire du mouvement marxiste ouvrier organisé, deux doctrines officielles du marxisme se sont opposées en particulier : celui de la Deuxième Internationale ou Internationale ouvrière de 1889, et celui la Troisième Internationale 309

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ou Internationale communiste en 1919. Face à ces positions, Althusser a ouvert une brèche, de l’intérieur. Sur ce point, Althusser a été à la fois très proche de la pensée de Lénine, et dans le même temps, il a apporté une vision critique, un point de vue hétérodoxe, par rapport à la vision classique du marxismeléninisme qui a exploité le léninisme en doxa. Dans son débat implicite avec la pensée des marxistes occidentaux des années 1920 comme Georg Lukács, critique révolutionnaire du marxisme social-démocratisé, Althusser a fait toute une série d’efforts pour dépasser soit le révisionnisme de la Deuxième Internationale, soit les idées devenues dogmes de la Troisième. Il s’est alors mesuré constamment à Gramsci en doutant de la possibilité réelle de construire l’hégémonie en l’articulant à la fondation d’un État éthico-politique. C’est le premier point. A. W. L. : Comment a-t-il pu tenter ensuite de briser un certain immobilisme politique ? A. T. : C’est le second point : Althusser a essayé d’ouvrir sur une autre problématique, et il l’a fait dans des conditions d’autant plus difficiles que, parti pour une refondation réelle de la théorie marxiste, qu’il voulait réformer en la « déconstruisant », pour reprendre l’expression de Derrida, il était obligé de se rendre compte de l’impossibilité de cette affaire, puisque le destinataire d’Althusser était un parti communiste qui se délitait dans d’inextricables difficultés pour se réfor310

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mer après la fracture de 1968, et se révélait en fait irréformable. Althusser a d’abord placé ses espoirs dans la Chine de la révolution culturelle, mais la conjoncture imposée par la Chine post-maoïste a supprimé toute référence concrète. Il a souffert de cette disparition de destinataire et a marqué les réserves expresses sur l’absence de stratégie claire de ce qui restait du PCF, reprenant mollement sous Robert Hue pour la liquider la ligne des fronts populaires désormais privée du populaire. Il est demeuré communiste et partisan de la dictature du prolétariat qu’il pensait comme procès de production à la base d’îlots de communisme quotidien orienté dans le sens de communes de base. A. W. L. : Si Althusser se trouve dans une position un peu difficile après 1968, plusieurs de vos travaux reviennent sur la dernière philosophie d’Althusser et sur ses textes théoriques de 1982 réunis sous le titre « Le courant souterrain du matérialisme ». Vous montrez, par exemple dans « Les aléas du matérialisme aléatoire » (2005) ou dans « Matérialisme de la rencontre et pensée de l’événement-miracle » (2010) que c’est une étape décisive que ce texte d’Althusser. En quoi ? A. T. : Parce que même s’il clôt une période d’hétérodoxie créatrice, Althusser bute, après 1968, sur une impasse, liée à la clôture du mouvement ouvrier luimême. Après avoir pensé la « forme de la scientificité » propre au matérialisme historique, en explorant et réfléchissant la théorie du Capital, en pensant donner 311

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suite à Marx en créant les conditions théoriques d’une réouverture du continent histoire, en explicitant sa structure conceptuelle, sa dynamique interne, Althusser réoccupe le terrain alors que sa tentative semble falsifiée par les réponses de l’histoire. Il essaye alors de prendre la mesure de cette défaite époquale et il tente une analyse de la situation concrète et de la conjoncture qui est l’arrière-fond de son texte sur « le courant souterrain du matérialisme de la rencontre ». Il faut prendre au sérieux les textes publiés sous la rubrique « Matériaux » en appendice à la seconde édition de 1994 de l’autobiographie L’avenir dure longtemps (rédigée en 1985 et publiée en 1992). Sous le titre « Situation politique : analyse concrète », ils disent la terrible difficulté de penser le capitalisme de la mondialisation, sans centre et sans classe antagonique active. Ils énoncent la nouvelle impuissance à agir de forces de transformation C’est là le présupposé historique du fameux texte sur le matérialisme aléatoire (voir mon article du numéro 382 de La Pensée, avril-juin 2015, consacré à Althusser 25 ans après). A. W. L. : Quel est le projet de ce texte sur le matérialisme aléatoire ? A. T. : Dans ce court texte – on oublie qu’il ne s’agit que d’une courte étude programmatique de vingt-sept ou trente pages qu’on ne peut pas considérer comme un ouvrage philosophique achevé et argumenté –, Althusser esquisse l’ébauche d’un livre à venir sur l’« Unique tradition matérialiste ». Il radicalise 312

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alors la déconstruction, qu’il n’a jamais abandonnée, en essayant d’ouvrir sur une nouvelle perspective, de faire face au bouleversement de la conjoncture. A. W. L. : Althusser peut-il penser, à nouveaux frais, ce qu’il appelle « une stupéfiante conjoncture », un monde sans centre ? A. T. : Auparavant, dans les années 1960, existaient encore des possibilités pour le marxisme dans le cadre de l’État national et social et national, mais il fallait faire face au soviétisme à la fois khrouchtchévien et brejnévien. L’impérialisme avait subi des défaites historiques et il semblait possible au mouvement ouvrier d’étendre les « progrès » couplés de la socialisation et de l’individualisation. Ensuite, après 1968 et après 1989, très vite, l’offensive contre-révolutionnaire et foudroyante du capitalisme global sous l’égide du néolibéralisme rend caduques ces possibilités Dans ses derniers écrits, Althusser évoque sans concession, en effet, la situation de vide : nous n’avons plus rien, nous n’avons plus de centre. L’objectif d’Althusser, dans ce texte sur le matérialisme aléatoire, est de repenser une politique communiste, c’est-à-dire la possibilité d’une mise en commun pour une reconstruction stratégique. Le texte d’Althusser se termine par une espèce d’inversion apparente du rôle entre structure et conjoncture : dans la première version de sa pensée, Althusser apportait des éléments critiques à l’égard d’un certain marxisme, 313

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en affirmant qu’il n’y avait ni origine ni fin absolues, pas plus que de sens métaphysique de l’histoire ou de l’existence. Il maintenait néanmoins l’idée d’une structure qui soutient et qu’actualisent les conjonctures, rendant possibles les transitions et les condensations de conjonctures surdéterminées. Puis, à l’inverse, en 1985, Althusser montre que la structure capitaliste naît de la surdétermination des conjonctures dans la contingence imprévisible et qu’à partir de là, on peut repenser une structure qui, à son tour, peut s’engager dans un processus de surdétermination et acquérir une nécessité écrasante mais conditionnelle, à la merci d’événements modificateurs auxquels il faut se préparer. A. W. L. : Cette réflexion finale d’Althusser reste-t-elle encore valable pour aujourd’hui, pour notre présent ? A. T. : Oui, tout ça reste actif. C’est un des grands mérites d’Althusser d’avoir toujours été vigilant au changement de conjonctures et de ne pas avoir considéré que tout était présent une fois pour toutes dans Marx, il a pris des risques. C’est important de parler justement d’Althusser aujourd’hui pour mieux préciser ces risques, mais surtout pour penser et transformer, s’il se peut et comme on peut, le monde de la globalisation transnationale. Le niveau étatique et national ne disparaît pas et demeure un cadre de luttes indispensables, mais il perd de sa souveraineté et s’articule aux autres niveaux, transnational, d’une part, et, d’autre part, régional et local. 314

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En même temps s’affirment des classes transnationales dirigeantes et une multitude transnationale subalterne fragmentée et divisée à ces divers niveaux : cette masse subalterne ne peut sortir de sa subalternité qu’en s’unissant à tous les niveaux en affrontant les contradictions inédites qui la pluralisent nécessairement et la fragmentent. A. W. L. : Quels autres philosophes français contemporains ont pu avoir ce regard original sur l’œuvre de Marx ? Il est intéressant de mettre en avant la pensée de ceux qui, comme a pu le faire Althusser, ont tenté de penser l’urgence de la praxis politique, pour « anticiper un devenir », comme vous l’analysez en ouverture de vos Études sur Marx (et Engels). Vers un communisme de la finitude ? A. T. : J’ai dialogué récemment avec le philosophe communiste français Lucien Sève, par exemple, qui, à mon sens, présente la figure exceptionnelle et paradoxale d’un formidable connaisseur de Marx et d’un penseur qui découvre maintenant le bouleversement des conjonctures. Né en 1926, entré à l’ENS en 1945, Lucien Sève connaît parfaitement bien sûr l’œuvre de Marx, il est un de ceux qui la connaissent le mieux en France. Il faut attendre beaucoup de la publication annoncée de la correspondance complexe de près de quarante ans qu’il a entretenue avec Althusser, qui fut tout à la fois 315

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son maître à l’ENS, son camarade de parti et ami, son adversaire politique et antagoniste théorique. L’œuvre de Sève est importante, avec Structuralisme et dialectique, Marxisme et théorie de la personnalité, avec ce magnum opus qu’est la tétralogie en cours sur Marx, l’anthropologie, la philosophie et le communisme. A. W. L. : Quel était l’enjeu du débat entre Sève et Althusser ? A. T. : Sève a débattu avec Althusser sur tous les points sensibles de philosophie, de théorie en général et de politique. Il a été et demeure un de ses principaux critiques. Il a été souvent mal lu ou méprisé injustement et beaucoup ne lui ont pas pardonné sa position de penseur officiel du PCF qu’il a ensuite critiquée fortement. Il ne faut pas oublier que, pour un temps directeur des Éditions sociales, Sève a soutenu une importante œuvre d’éditions savantes de Marx et de marxistes (notamment Gramsci), tout comme il a rendu possible la publication de chercheurs non officiels. Pour ma part, je lui dois la publication de Praxis (1984). Sève a essayé d’élargir la dialectique, en intégrant la thermodynamique ou les processus aléatoires dans des ouvrages qui entendent formuler des catégories nouvelles, mais il ne s’est pas rendu compte qu’Althusser essayait de faire la même chose sur le plan des activités sociales : il dialogue de manière féconde avec Thom ou avec les physiciens comme Prigogine, mais il reste relativement court sur l’analyse de la mondialisation, des transformations morphologiques du capitalisme, alors 316

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qu’Althusser est taraudé en permanence par ces questions : comment identifier et analyser les structures qui bougent au sein des bouleversements de conjoncture ? A. W. L. : D’autres débats, d’autres recherches, permettent de mesurer la place et l’importance de la pensée et des travaux d’Althusser… A. T. : Oui, d’autres penseurs ont su faire fructifier la position critique d’Althusser en interprétant Marx sans téléologie, sans matérialisme mécaniste, en sortant de ce qui la lie encore au léninisme. Ils ont tenté de reformuler une pensée sociale et politique intégrant les mutations de la globalisation en croisant les approches de spécialistes de sciences sociales et de philosophes, en intégrant les divers aspects du capitalisme transnational et ses formes anthropologiques et symboliques. Ont compté pour moi avant tout Étienne Balibar dont l’œuvre majeure a un écho international et Jean Robelin dont la pensée complexe et critique est hélas passée sous silence. Ont compté aussi les travaux organisés autour de la revue Actuel Marx, fondée et longtemps dirigée par Jacques Bidet et ses collaborateurs. Ces dernières années se sont multipliés les travaux d’une nouvelle génération dont le lien avec Althusser est maintenu et croisé, avec référence à l’œuvre de Foucault et de Deleuze. Une relève fournie existe. Attendons les résultats. A. W. L. : En ce qui concerne la recherche sur la mondialisation aussi bien que sur Althusser, où en 317

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sont les recherches majeures anglo-saxonnes ou latinoaméricaines ? A. T. : Il faut faire la part de Toni Negri, Michael Hardt, Slavoj Zizek, Jürgen Habermas, Axel Honneth. Mais on ne peut ignorer aujourd’hui Frederic Jameson, Helen Meskins-Wood, Daniel Harvey, Zygmunt Bauman, Alvaro Garcia Linera, Enrique Dussel, et tant d’autres, dont la revue Historical Materialism. Je ne saurais oublier enfin les recherches qui m’ont été vitales de Domenico Losurdo sur les idéologies libérales de la modernité et de la postmodernité, sur Hegel et Marx, sur Gramsci, celles de Marie-Claire Caloz-Tschopp sur l’anthropologie de la migration et de l’exil, sur la civilité en temps de violence extrême. C’est à elle qu’on doit une des lectures les plus novatrices et exactes des potentialités novatrices de la pensée d’Hannah Arendt. A. W. L. : Est-ce là que l’on peut mettre en avant les liens entre Althusser et la philosophie italienne, en particulier Antonio Gramsci ? Vous avez notamment montré le rôle et l’importance des vingt-huit Cahiers de prison de Gramsci et sa relance de la philosophie de la praxis, après Antonio Labriola, Benedetto Croce et Giovanni Gentile. Althusser lui-même, dans L’avenir dure longtemps, salue votre travail « sur la pensée de Gramsci et des Italiens »… A. T. : Merci de ce rappel. En effet, la pensée de Gramsci a surtout accompagné Althusser toute sa vie. C’est Althusser qui, en réalité, l’introduit en France, 318

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avec d’autres. Il le lit avec beaucoup de finesse, mais il y a quelque chose qui ne le satisfait jamais chez Gramsci, c’est la notion de l’État. J’ai poursuivi une entreprise qui, après avoir connu des travaux de qualité – dont ceux de Jacques Texier, Robert Paris, Hugues Portelli et enfin Christine BuciGlucksman –, s’est interrompue paradoxalement au début des années 1990 avec la publication du colloque des Actes du colloque de Besançon, Modernité de Gramsci ? (1992), que j’ai organisé en réunissant des spécialistes reconnus, français et italiens. Cette date correspond à l’autoliquidation du PCI et à un effacement en Italie de la figure de son théoricien fondateur, et simultanément à un ensevelissement dans une France où le communisme historique commençait à s’enfoncer dans sa crise. Ironie de l’histoire, je me suis retrouvé quasi seul en France à maintenir un intérêt substantiel pour Gramsci dont l’œuvre immense et richissime est encore porteuse d’analyses pertinentes. A. W. L. : L’œuvre de Gramsci ne retrouve-t-elle pas actuellement un regain d’intérêt ? A. T. : Oui, il est heureux que cette œuvre refasse surface ces deniers temps par son passage dans le marxisme et la pensée anglo-saxonne et les Subaltern Studies, et qu’en Italie même se manifeste un impressionnant renouveau des études et des éditions gramsciennes que symbolisent tout à la fois les éditions nouvelles de textes et de colloques thématiques entreprises par la Fondazione istituto Gramsci de Rome 319

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(dirigée longtemps par Giuseppe Vacca) et la publication de l’impressionnant et incontournable Dizionnario gramsciano (publié en 2009 sous les auspices de l’International Gramsci Society Italia) qui réunit des chercheurs jeunes et moins jeunes autour de Guido Liguori, Pasquale Vozza, Fabio Frosini et d’autres comme Derek Boothman, Peter Thomas, Joseph Buttigieg, Giuseppe Cospito, Giancarlo Schirru, Franco Giasi, Giuseppe Prestipino. A. W. L. : Revenons au rapport Althusser-Gramsci… A. T. : Entre eux existent des désaccords profonds, notamment sur ce qu’est au fond la praxis, dont ils interprètent le concept de manière différente : Althusser n’accepte pas la dimension d’intersubjectivité constituante qu’il attribue à Gramsci en sous-estimant son originalité (théorie des rapports de force, non téléologique et machiavélienne). Il suspecte d’idéalisme non concluant sa théorie de l’État éthico-politique et des appareils d’hégémonie qu’il modifie en appareils idéologiques d’État. Il ne voit pas que l’historicisme critiqué est lié à une théorie de l’histoire moderne autour du devenir des masses subalternes et à la capture de leur capacité dans l’émergence d’une révolution passive aux formes multiples. Lui échappe la perspicacité de la pensée gramscienne qui lui permet de s’articuler tout à la fois en une histoire comparative de la modernité et en des distinctions historico-géographiques couplées – nordsud, Occident-Orient, Europe-Amérique. 320

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Et surtout le premier Althusser ne peut pas valider la thèse gramscienne de la continuité gramscienne entre idéologie-sens commun-religion-philosophieconception du monde, alors que son autocritique anti-théoriciste (la philosophie définie comme lutte de classes dans la théorie) aboutit à reformuler la thèse moquée des équations gramsciennes entre politique = histoire = philosophie. A. W. L. : Une reconsidération de ces deux plus grands penseurs marxistes du xxe siècle ne demeuret-elle pas une tâche à reprendre et reformuler ? A. T. : Gramsci est en tout cas celui qui, pour Althusser au xxe siècle, demeure le penseur marxiste le plus intéressant avec ses équivoques et ses obscurités. Althusser connaît très bien la pensée de Lénine, comme la théorie de la conjoncture, texte qui accompagne la Révolution de 1917. Mais, après Lénine, le seul pour lui qui est un marxiste de très haut niveau, c’est Gramsci. Pour la « théorie de la contradiction », il y a trois références chez Althusser avec Marx : Lénine, Gramsci et Mao. Ce sont les trois références aux marxistes qui ont compté. Lukács, par exemple, n’intéresse pas vraiment Althusser. A. W. L. : Sur quel aspect de la théorie de l’État y a-t-il désaccord entre Althusser et Gramsci ? A. T. : Il y a chez Gramsci l’idée de l’éthico-politique qu’Althusser juge complètement affectée, contaminée par l’idéalisme, qui vient de Croce et de la tradition 321

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de l’État éthique de Hegel. Du point de vue d’Althusser, la solution de Gramsci n’arrivera jamais à penser les rapports de production et leur déconstruction qui doit passer par la destruction de l’appareil d’État et son remplacement par une organisation communale publique instituée à divers niveaux. C’est là une question permanente chez Althusser. Cette perspective implique une nouvelle considération des appareils idéologiques dont Althusser emprunte à Gramsci l’idée, avec celle d’appareil hégémonique. Si Gramsci attend des appareils d’hégémonie des effets de socialisation commune obtenue par une réforme du sens commun de masse en un bon sens commun qui est constituée à partir du devenir actif des producteurs de la nouvelle économie fordiste, Althusser insiste sur l’interpellation des individus en sujets et sollicite le recours à une théorie de l’imaginaire qui vient de Lacan. La socialisation du bon sens commune importe alors moins que la critique immanente par les sujets interpellés des formes de l’interpellation, selon que les sujets saisissent plus ou moins adéquatement leur engrenage dans les rapports de production idéologiques et deviennent capables de pensée active et d’action effective sans sortir jamais de l’imaginaire. Sur ce point, la confrontation devrait continuer parce que cette théorie de la subjectivation par interpellation est un des points forts d’Althusser. 322

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A. W. L. : La pensée de Machiavel est-elle un des points de discussion entre les deux philosophes ? A. T. : Absolument. Gramsci est celui qui, en Italie, a le mieux étudié le Machiavel fondateur d’État. Comme dit Croce, « Machiavel est le Marx du xvie siècle », ou encore, « Marx est le Machiavel du prolétariat ». La lecture du Prince que propose Gramsci est connue d’Althusser. Mais Althusser, finalement, trouve qu’il y a plus, ou autre chose, chez Machiavel que chez Gramsci. Et ce qu’il y a en plus, d’après lui, c’est la théorie de la conjoncture. À savoir l’idée d’une nécessité de la contingence, le « il y a ». Alors que chez Gramsci, il y a toujours l’idée dominante suivante. Même si des processus sont relativement discontinus et connaissent des phases différentes – passage de la révolution permanente à la révolution passive et différences entre les formes de ces révolutions passives –, ils s’enracinent dans une certaine continuité. C’est la question de l’historicisme. Pour Althusser, il faut prendre en compte des discontinuités radicales qui peuvent impliquer des effacements comme des surgissements. Elles font le vide, un vide en lequel, de manière contingente, peuvent surgir des éléments qui peuvent se rencontrer en fait, de fait, et prendre l’un sur l’autre, l’un avec l’autre. Là est l’apport de Machiavel, que Gramsci n’aurait pas compris et qu’Althusser pense. 323

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A. W. L. : Le rapport entre Gramsci et Althusser est médiatisé par une prise en compte de plus en plus importante de Machiavel… A. T. : Reste à évaluer la pertinence de cette théorie pour concevoir, saisir les formes du capitalisme global que Gramsci ne pouvait apercevoir, et qui hante Althusser. Gramsci demeure le théoricien de la lutte des classes pour l’hégémonie des subalternes dans un cadre national-populaire travaillé par l’internationalisme. Sa perspective implique bien une dimension cosmopolitique par la généralisation du fordisme et la possibilité d’une réforme intellectuelle et morale de masse, et cherche à saisir pour le surmonter le nouveau qui opprime. A. W. L. : À côté de la pensée de Gramsci, Althusser a-t-il aussi beaucoup contribué à faire découvrir et connaître d’autres penseurs marxistes italiens en France ? A. T. : Oui, il n’y a pas que Gramsci, car Althusser a bien contribué à faire connaître le marxisme italien. Il est l’un des premiers en France à citer aussi bien Palmiro Togliatti, Galvano Della Volpe, que Lucio Colletti, que personne ne connaissait bien en France. Althusser a eu le mérite de s’intéresser à ce marxisme italien. Mais, au fond, Althusser voyait la preuve des hésitations et des limites de Gramsci dans l’usage qu’en avait fait Togliatti, autrement dit, un Gramsci très national, très Front populaire, presque social-démocrate. Il 324

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retrouvera la même déviation opportuniste dans l’eurocommunisme. Pour Althusser, ces faiblesses-là sont présentes dans Gramsci, même si elles ne résument pas tout Gramsci, bien évidemment. A. W. L. : Althusser joue-t-il Machiavel contre Hegel ? A. T. : Althusser pousse en effet la pensée de l’histoire chez Machiavel vers un anti-hégélianisme radical. C’est là que ça se joue la partie. Il identifie et conceptualise chez Machiavel une théorie de l’émergence et de la rencontre, de la virtù et de la fortuna. Il s’agit de proposer, sur le plan de l’histoire, quelque chose qui s’oppose à la finalité de l’histoire et à la téléologie, présentes, au fond, qu’on le veuille ou non, depuis Hegel et la sécularisation d’une pensée religieuse, juive et chrétienne, jusqu’à Marx et même Benjamin. Il demeure cette histoire de l’immanence dans la transcendante, même si elle est renversée, de manière négative. Chez Althusser, tout cela disparaît. A. W. L. : Ce qu’Althusser veut élaborer positivement, n’est-ce pas une théorie de l’immanence et de la conjoncture ? A. T. : En ce sens, Althusser produit beaucoup d’efforts pour intégrer au marxisme la déconstruction postmoderne sans pouvoir être précis et critique sur ces apports. La critique de la métaphysique, Althusser la prend très au sérieux, et travaille Wittgenstein et 325

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Heidegger jusqu’à Derrida, pour qui il a une considération énorme, même s’il a finalement peu écrit sur ce dernier. Cette tendance devrait être reconstruite avec précision autour de l’idée de marges, de traces et de matérialisme scriptural. Toutefois, l’anti-hégélianisme d’Althusser n’est pas aussi sommaire, et à la limite aussi caricatural et intenable que celui de Foucault et Deleuze, auquel il est devenu lieu commun de l’assimiler. Althusser connaît Hegel avec une certaine ampleur. Il a consacré son diplôme à la question du contenu chez Hegel, et il lui doit les catégories de procès et ne peut éviter l’assimilation critique du concept de contradiction. A. W. L. : Althusser a-t-il toujours été sensible à regarder ce qui se passait autour de lui ? A. T. : Oui, c’est vraiment sa manière de penser et d’évoluer. Le premier Althusser regardait particulièrement l’épistémologie française, Bachelard, Canguilhem, Cavaillès et Koyré. Puis il a été très attentif à Foucault, Lacan et Lévi-Strauss. Le premier Althusser reconnaît déjà qu’il aurait fallu davantage travailler la pensée de Wittgenstein et celle de Heidegger. Il le dit très tôt, et il voit en son ami Derrida un penseur hors pair. Il témoigne d’une grande sensibilité aux conjonctures idéologico-politiques du moment, compose des tableaux de la conjoncture française, mêlant philosophie et sciences humaines à diverses époques pour 326

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mieux ajuster la critique, pour mener la lutte de classes dans la théorie et approprier les éléments actifs, et cela jusqu’aux derniers textes sur la mondialisation. Il n’y a pas d’équivalent de cette sensibilité au dehors de la philosophie dans la pensée française « marxiste » de l’époque, sauf Henri Lefebvre. La force d’Althusser est d’avoir toujours essayé de mener une critique d’un certain type de rationalisme occidental, trop confiant, trop providentialiste, trop téléologique. Cette position n’a jamais été abandonnée, grâce notamment à l’apport et à l’action de la psychanalyse. Althusser est le seul à être capable de tenir ensemble Machiavel et Lacan. A. W. L. : Comment associer Machiavel et Lacan ? A. T. : Chez Althusser, ces deux penseurs sont présents presque dès le début, et ils vont même avoir une importance de plus en plus grande au fur et à mesure qu’Althusser constate que la téléologie de l’histoire communiste ne se vérifiait pas. Il y a sur ce point un échec total de l’expérience communiste : Althusser joue un rôle d’avant-poste, en prenant des risques. C’est sur le lien entre rapports de forces, luttes de classes et subjectivation idéologique que se constitue le terrain de confrontation, sur la place irréductible de l’imaginaire et de l’inconscient dans la constitution de sujets qui ne sont jamais des sujets de connaissance pleins mais toujours des sujets divisés, dont il importe de rechercher les conditions qui rendent possible en eux un effet de connaissance dans la conjoncture. Tout 327

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cela demeure inchoatif et constitue un chantier ouvert que l’herméneutique juridique a selon lui interdit. A. W. L. : Vous étiez élève d’Althusser, à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, dans la même promotion que Pierre Raymond, dont j’ai été l’élève en khâgne au lycée Fénelon. Comment mesurer l’apport de Pierre Raymond dans Le Passage au matérialisme, ou encore De la combinatoire aux probabilités, jusqu’à La Résistible fatalité de l’histoire ? A. T. : Oui, nous faisions partie de la promotion qui suivait celle où se trouvaient Étienne Balibar et Pierre Macherey. Nous sommes venus après, Pierre Raymond et moi. J’ai bien connu Pierre Raymond en ce temps. Il a eu le grand mérite et l’originalité d’élaborer un matérialisme des idéalités logiques et de nouer la lutte pour l’objectivité de la connaissance et les luttes politiques émancipatrices finement articulées. Il est un des premiers à avoir compris que le matérialisme impliquait des niveaux d’objectivité divers incluant celui des idéalités mathématiques. Il a mis en avant la manière dont Althusser utilisait des concepts qui ont à la fois une consistance scientifique et la dimension de catégorie philosophique, comme ceux de conjoncture et de contingence. Mais il a refusé l’inflexion de l’aléatoire vers des problématiques beaucoup plus proches de Heidegger. A. W. L. : La question que pose Pierre Raymond à Althusser, c’est peut-être : « Pourquoi ne pas utiliser 328

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des outils physiques ou mathématiques pour repenser l’aléatoire ? »… A. T. : Il reste méfiant face à tout usage scientiste de la notion de science de l’histoire, et introduit des niveaux dans la théorie de l’histoire, où l’universalité relative des structures ne peut se réaliser que dans des stratégies pratiques où interviennent l’analyse et le choix, où la prévision n’est que conditionnelle et risquée, où la détermination n’est pas déterministe mais pluricausale. La critique que Raymond fait à Althusser est juste, d’autant plus que les travaux de Pierre Raymond ont servi de catalyseur pour la pensée du deuxième Althusser qui a une dette à son égard. Je tiens à saluer cette œuvre aujourd’hui close puisque Pierre Raymond nous a quittés.

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À sa fenêtre, en 1950 Conversation avec André Tubeuf

Aliocha Wald Lasowski : Né à Smyrne en 1930, vous entrez à l’ENS en 1950, avant de devenir agrégé de philosophie en 1954. C’est pendant cette période que vous rencontrez Althusser. Comment était-il, au début des années 1950, à l’époque de « l’Althusser d’avant Althusser » ? André Tubeuf : Tout ce que je peux dire, c’est que, lorsque j’ai été agrégatif, j’ai davantage eu affaire à lui. Spécifiquement, ès qualités. Il était mon caïman. Avant, je l’apercevais d’assez loin. Ma première année à l’ENS, 1950-1951, la vraie présence philosophique qui impressionnait et exerçait une sorte d’influence, c’était Michel Foucault. Il restait à l’École bien au-delà du temps qui lui était imparti. Il n’avait pas réussi du premier coup son agrégation, sa santé était un peu précaire, il logeait pratiquement à l’infirmerie. 331

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Althusser, lui, occupait une chambre à lui, comme un studio, juste au-dessus d’un petit jardin, où, un peu comme les pensionnaires au lycée, nous allions taper dans un ballon après déjeuner. Althusser, toujours derrière sa fenêtre, semblait observer les saisons qui passent, l’automne, l’hiver, le printemps. Mais tout d’un coup, laissant sa pipe sur le rebord de la fenêtre, il venait se joindre à nous, taper dans le ballon lui aussi. Un costaud ! Après quoi, il disparaissait. Dans les couloirs ou bavardant, on ne le voyait pratiquement jamais. Pendant toute cette période du début des années 1950, rien n’indiquait qu’il allait exercer une telle influence, devenir la sorte de référence qu’il est devenu depuis. A. W. L. : Quel homme était-il, dans le contact quotidien avec les élèves et surtout avec ceux qui préparaient l’agrégation ? A. T. : On se disait qu’il était attelé à la préparation de son gros œuf, une thèse. Son image était immédiatement sympathique, très proche, un peu un étudiant encore, avec ses notes et ses cahiers, et c’est ce qu’il était encore au fond. Il avait eu son temps de captivité pendant la guerre et, comme caïman, il recommençait un peu sa vie d’étudiant. Mes deux premières années d’École, j’ai suivi quelques-uns de ses cours : de la sociologie, et très classique encore, solide, du bon Durkheim. Ils étaient très préparés et même écrits, avec des notes soignées, minutieuses. 332

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Je suis physiquement imperméable à toute idéologie, quelle qu’elle soit, qu’on voudrait m’inoculer, et je dois rendre ce témoignage à Althusser que pas une fois dans ce qu’il disait je ne me suis senti endoctriné. Il ne prêchait pas, n’embrigadait pas, ne profitait pas de son temps de parole pour faire de la politique. Toujours amical et chaleureux, très fraternellement proche de ses élèves, de lui à nous Althusser ne marquait aucune espèce de distance. Rien de hiérarchique et rien de doctrinal. À son égard, j’ai toujours eu une parfaite révérence, comme un respect affectueux, dont les dizaines d’années passées auprès de lui ont fini par faire une sorte de tendresse. Je l’ai d’emblée vu, et le revois, comme un doux gros animal, en retrait dans un coin de l’École, qui sortait se promener de temps à autre dans le jardin. L’École était encore un internat, et lui était interne, comme nous. Althusser n’influençait pas, ne recrutait pas. Il faisait son boulot. Il était honnête, il était là. A. W. L. : Le climat d’après-guerre commençait à peine à se distinguer. Quelle était l’ambiance entre les élèves à l’époque ? A. T. : Je me suis senti parfaitement intégré à mes camarades internes khâgneux. À mes camarades de promotion de l’École, pas du tout. Je devais être plus remuant, plus ouvert au monde que la plupart d’entre eux, avec des objectifs autres qu’un simple concours. Ainsi, je me suis beaucoup lié, au repas du samedi soir, avec Jean-Paul Aron, le neveu de l’illustre Raymond. 333

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La passion des cantates de Bach, rare à l’époque, nous rapprochait. Il n’était pas normalien, enseignait déjà, à Tourcoing je crois, mais passait ses soirées de week-end à Paris, accueilli à l’infirmerie par Foucault chez qui nous allions continuer la soirée. C’est que, l’un comme l’autre fascinés par l’étincelant Granel, cacique de la promotion 49, philosophe et externe, avec qui j’étais très lié, ils espéraient par moi en apprendre davantage sur lui. De vraies pipelettes ! Mais cette même année, j’ai pu suivre les cours de Foucault, ses tout premiers, et ça, c’était autre chose ! La troisième année, devenu agrégatif, j’ai suivi les cours qui nous étaient réservés, et j’ai connu un autre Althusser. Il nous recevait chacun en particulier, traitant chacun selon sa sensibilité ou son talent propre. Rien de passe-partout, rien de doctrinaire ou doctoral. Il était d’abord notre aîné, un peu un grand frère, plus avancé que nous dans la connaissance du sérail – et qui était passé par là ! Oubliant ses appartenances philosophiques ou politiques, Althusser était simplement là pour nous aider. C’est vraiment ça, pour moi, l’expérience Althusser, extraordinairement positive à ce niveau-là. Je ne l’ai jamais revu, si ce n’est dans un couloir de l’École lorsque, devenu professeur de khâgne à Strasbourg, je venais suivre les oraux de mes propres élèves. C’est seulement là que je retrouvais un monde désormais très loin de moi, les caïmans, Althusser puis Derrida, et Foucault avec Serres au jury… 334

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A. W. L. : Pendant votre préparation de l’agrégation, ce n’était plus l’Althusser à sa fenêtre, mais bien un préparateur attentif et passionné ? A. T. : Vous savez, je n’ai pas vraiment l’esprit révolutionnaire, politique encore moins. Je suis ombrageusement individualiste, un peu à distance, dans mon coin toujours. La pensée dominante, les modes, je m’en fichais alors, comme aujourd’hui. Quand j’avais besoin d’Althusser, il m’accueillait et m’expliquait longuement ce que j’aurais dû faire, comment je pourrais faire mieux. Jamais il ne m’a suggéré des recettes pour réussir en me conformant. Il m’a pris avec mes différences et mes lacunes, mais mon avec mon individualité. Jamais il n’a essayé de m’aligner. Je ne l’ai connu, en tête à tête, que comme une attention ouverte et patiente, une gentillesse, une disponibilité. D’autres, plus proches de lui par l’idéologie ou l’orientation philosophique, ont dû le voir autrement. Surtout sans doute Jean-Claude Passeron, d’emblée défini comme sociologue. Ou Molino, qui était communiste. A. W. L. : Et les autres promotions, avant ou après la vôtre ? A. T. : La promotion 1949, juste avant la mienne, a dû être la première dont Althusser a eu la charge. Mais ni Grenier, ni Granel, ni Gourinat ni, que je sache, Dussort, leur aîné, n’ont été des proches d’Althusser. C’est plutôt les Allemands très récemment découverts, Heidegger surtout (grâce à Beaufret, professeur de khâgne à Henri-IV), qui attiraient. La promotion 1951 335

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serait celle de Pierre Bourdieu. En 1952, Derrida. Et dans la mienne, ni Jean-Claude Pariente, modèle pour nous tous d’assiduité et de discipline intellectuelle, ni Louis Marin, qui lisait tout et pouvait tout, n’ont trouvé en Althusser autre chose qu’un parfait préparateur à leur brillante agrég. Pas une influence. Et encore moins le merveilleux Henri Joly, qui pensait surtout selon Platon. A. W. L. : Quelle était votre place, parmi les jeunes philosophes que vous étiez ? Quel terrain vous stimulait le plus ? A. T. : J’étais sûrement le moins philosophe de la bande. Platon me fascinait, et me suffisait. Si j’ai abouti à la philosophie, c’est très lié à mon parcours personnel. J’ai passé les quinze premières années de ma vie en Turquie et au Liban ; la guerre ne m’y a permis que des études secondaires absurdes. Arrivé à Louis-le-Grand à la rentrée 1946, je n’avais rien fait comme les autres, rien appris comme eux, ne savais simplement pas ce que je faisais là. Deux ans j’ai nagé, puis sombré. Il fallait que j’apprenne le grec tout seul, et me mette à niveau. Un camarade m’a regardé dans les yeux et m’a dit : « Si tu veux, tu peux. » J’ai passé quatre années à Louis-le-Grand, à rattraper. Et finalement dépasser… Pour passer de la dernière place à la première en khâgne, il faut ramer. Ayant réussi, entré à l’École, j’ai voulu souffler. Je l’avais bien mérité ! J’ai choisi la philosophie parce que c’était la liberté enfin trouvée : je pensais qu’on pouvait en faire sans vivre dans les livres et les auteurs, ce que j’avais fait ces 336

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quatre dernières années de prépa. Je voulais voir des gens, aller au théâtre. La philosophie, pour moi, c’était la découverte, chercher, trouver. La liberté et l’invention. À charge pour moi, le jour de l’agrégation venu, de réussir. Réussir quoi ? À impressionner le jury. On y arrive, même si un Canguilhem cherche à vous avoir… A. W. L. : Mais pourquoi avoir choisi précisément Platon ? A. T. : Platon donnait au grec (que j’apprenais avec la passion du nouveau) une beauté et un intérêt supplémentaires, et réciproquement. La mode était à la philosophie allemande, j’étais fasciné par la Grèce. On se pressait pour écouter Hyppolite à la Sorbonne sur Hegel, et les salles se vidaient pour Jankélévitch. C’est avec Jankélévitch que j’ai préparé mon diplôme d’études supérieures, comme on disait alors. Sujet : « Le statut de l’apparence dans la structure dialectique de l’être selon Platon. » Rien que cela ! C’est curieux, même hors mode, la pensée grecque a trouvé sa bonne place dans ma génération d’hypokhâgneux, avec Jacques Brunschvicg (d’ailleurs superbe musicien et pianiste), Pierre Aubenque, aristotélicien pur jus, mon camarade Joly, Faucon-Lamboi qui savait Le Sophiste par cœur… A. W. L. : Votre parcours est exceptionnel, vous qui venez de Smyrne, aujourd’hui Izmir en Turquie… A. T. : Arrivé en France, d’abord j’ai désespéré, mais quand je me suis mis à travailler au bout de deux 337

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ans, ça a été avec l’énergie du désespoir. L’internat est comme la prison, ça ne laisse pas le choix. Pas d’autre issue que le concours. Mais plus d’une fois j’ai regardé les fenêtres grillagées de l’étude. Mon premier hiver a été un des plus froids du siècle. Le rationnement était en vigueur. Et je venais d’un Orient de soleil, où j’avais mangé de la crème et du chocolat… Mais à Beyrouth, j’avais fait des études nulles, sans grec, et avec un latin de cuisine. Les meilleurs Jésuites de l’université Saint-Joseph, phare du rayonnement français en Orient, étaient rentrés en 1941, suite à l’absurde guerre franco-française en Syrie. J’ai appris d’un brave père maronite les systèmes dramatiques de Corneille et de Racine, et ça n’est pas allé beaucoup plus loin que ça. J’ai poussé librement, mais orienté vers rien, formé à rien. Je suis arrivé en hypokhâgne à Louis-le-Grand, n’ayant lu qu’Alexandre Dumas et Jules Verne, mais ayant vu du pays. J’avais vu Smyrne où je suis né, qui a fait rêver les voyageurs littéraires de tout siècle, la baie de Naples, l’Acropole d’Athènes, Baalbek, le mont des Oliviers par une nuit bleue avant Pâques. De tout cela, mes camarades parisiens n’avaient même pas idée. A. W. L. : Quels souvenirs gardez-vous de ces années d’apprentissage au lycée Louis-le-Grand et à l’ENS ? A. T. : Bourdieu et Derrida sont arrivés après moi à Louis-le-Grand, nous jouions au foot (un faux foot) dans la même cour. Derrida y était très fort, et c’est 338

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déjà alors qu’il s’est mis à Husserl, chose incroyable pour l’époque. Dans les années qui ont suivi, après les années 1950, l’ENS, s’ouvrant à tous, curieux et mondains compris, est devenue une espèce de forum de la montagne Sainte-Geneviève, dans un important bouillonnement intellectuel. De mon temps à moi, au cours de Jankélévitch sur Platon, il n’y avait que les élèves de l’École, et pas plus de six ; et pas davantage à ceux de Foucault, très neufs et serrés. Il avait ce talent très remarquable de resserrer, de synthétiser à nu, de façon presque brute et brutale, avec le mot toujours juste. Et je me souviens aussi, bien sûr, d’Althusser. Ni bavard ni babillard, Althusser se taisait souvent. Silencieux. À l’inverse de ses corrections, très riches et très détaillées. Par une espèce de piété, j’ai gardé mes copies, que je n’ai guère regardées depuis, et que je sors aujourd’hui pour vous. Les sujets ? « Perception et imagination », « Le désir », « L’erreur », « Raison et déraison » et « Y a-t-il une philosophie de l’histoire ? » Il écrivait en marge, et sur la page titre, très abondamment. Et chiffrait ses notes. Il nous arrivait de proposer un sujet, et il acceptait ou non. A. W. L. : Vous êtes aussi un des grands critiques de la musique, depuis vos premiers travaux sur Le Chant retrouvé en 1979 ou Richard Strauss ou le Voyageur et son ombre en 1980, jusqu’au récent Dictionnaire 339

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amoureux de la musique en 2012. Votre vie est-elle donc faite d’écoute et de passion musicale ? A. T. : La musique m’a changé la vie. Là est le vrai apprentissage métaphysique de toute une vie, à côté de Platon. L’écoute musicale m’a appris quelque chose qui ne procède ni par mots, ni par phrases, mais qui pourtant porte le sens. On peut aimer la musique passionnément, et passer à côté de cela. J’ai beaucoup suivi Jankélévitch côté Platon, beaucoup moins côté musique. Trop de caprices du goût, pour mon goût. Comment aller à l’essentiel quand, pour mieux rayer la culture allemande de la carte du monde, on fait comme si Bach n’existait pas ? Ne nous avait-il pas enseigné quelque chose pour quoi en philosophie il n’y a pas de chemin ? Oui, la musique change la vie, fonde une autre façon de penser, et la nourrit. Elle nous fait l’oreille et, par elle, l’âme. Mes embarcadères pour ce voyage : le violon de Bach, le piano de Beethoven, et Mozart sous quelque voix qu’il se donne. Signe peut-être d’une prédestination ou vocation, avant tout le monde à Paris, j’ai eu à moi les trois microsillons de la Messe en si de Bach par Scherchen, et je l’ai portée un peu partout pour la faire entendre, quand, en 1951-1952, personne sous aucune forme n’avait accès à ce monument.

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Lire Rousseau Conversation avec Yves Vargas

Aliocha Wald Lasowski : Vous êtes l’auteur d’importants travaux sur Rousseau, comme Rousseau. Économie politique (1755), l’Introduction à l’Émile de Rousseau, ou, plus récemment, Jean-Jacques Rousseau. L’avortement du capitalisme et Les Promenades matérialistes de Jean-Jacques Rousseau. Selon vous, quelle place singulière occupe Althusser lecteur de Rousseau face à d’autres célèbres lecteurs, comme Robert Derathé (Rousseau et la science politique de ton temps) ou Victor Goldschmidt (Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau), mais aussi Jean Starobinski ou Bernard Groethuysen ? Autrement dit, quelle est la particularité propre à Althusser, qui le démarque de ses contemporains, et qui rend si unique, si stimulante, si exemplaire la célèbre lecture qu’il fait autour du chapitre I, VI du Contrat social, extraite d’un cours qu’il donne 341

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en 1965-1966 et publiée en 1967 dans le numéro 8 des Cahiers pour l’analyse ? Yves Vargas : La différence essentielle entre la lecture d’Althusser et celles des contemporains que vous citez est la suivante : ils cherchent à fonder la cohérence ou les contradictions de Rousseau en se plaçant à l’intérieur du système ; Althusser cherche la même chose mais il se place à l’extérieur. Robert Derathé propose une histoire philosophique des idées de Rousseau, il en révèle les racines, les antécédents, et montre comment Rousseau reprend ces idées et les modifie, voire les subvertit en les intégrant dans son système politique. Victor Goldschmidt établit la cohérence des concepts anthropologiques et sociologiques en exhibant les liens des uns aux autres, leur solidarité, avec une tendance à fermer le système sur lui-même, une lecture qui rappelle celle que Martial Gueroult avait faite pour Descartes et Spinoza. Jean Starobinski fait une lecture symptomatique interne, il met au jour certaines formules des textes qui paraissent d’abord anecdotiques et les transforme en clefs générales de plusieurs figures théoriques à travers les œuvres. Quant à Bernard Groethuysen, il s’attache, avec un talent notable, à montrer les difficultés, les contradictions qui parcourent le système rousseauiste et qui en font la singularité. Dans tous les cas, la lecture reste à l’intérieur des textes, reprend les mots, les formules, les questions explicites de Rousseau lui-même. Althusser procède autrement ; si vous permettez, je vais faire une comparaison avec les mathématiques. Cer342

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Lire Rousseau

tains ensembles mathématiques (par exemple l’arithmétique) ne sont pas « complets », c’est-à-dire qu’il faut leur adjoindre un axiome « méta-mathématique » pour les rendre « consistants », pour qu’ils aient une totale cohérence interne. Cet axiome ferme le système de l’extérieur, il ne participe pas à l’ensemble lui-même. Althusser fait quelque chose de semblable quand il lit les philosophes ; il fabrique des méta-concepts qui donnent au système philosophique une lisibilité, une cohérence, une consistance nouvelles : son coup de maître fut l’« antihumanisme théorique » qui redessinait les frontières du marxisme au sein des philosophies, mais ce concept n’est en rien un concept marxiste, il n’a pas de fonction à l’intérieur de la théorie marxienne, c’est un méta-concept qui circonscrit le marxisme et le « ferme » contre toute une série d’interprétations. Avec Rousseau, il fait la même chose, il fabrique des concepts qui ne sont pas dans les textes mais qui les soutiennent, les révèlent en les marquant d’opérations non visibles en première lecture ; les « décalages », les « cercles », le « vide » sont ces sub-concepts qui s’insinuent sous le texte de Rousseau pour en montrer les fractures, les cohérences, les points sensibles. Althusser construit un second texte qui soutient le texte rousseauiste de l’extérieur, suivant des préoccupations qui ne sont pas celles de Rousseau lui-même et qui, cependant, ordonne le texte original d’une logique qui lui assure une nouvelle consistance. C’est pourquoi, dans son cours sur le Discours sur l’origine de l’inégalité, Althusser dit que « Rousseau 343

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regarde ailleurs » afin de bien marquer l’extériorité de son propos. En effet, si Rousseau regarde ailleurs, cela signifie qu’Althusser regarde, lui aussi, ailleurs, ou plutôt qu’il regarde en se situant ailleurs, à l’extérieur, pour redistribuer ce que Rousseau « regarde » et lui donner un nouveau statut. Je vous donne un exemple : dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, Rousseau imagine une forêt dense et généreuse qui comble tous les besoins de l’homme sauvage de sorte que celuici n’a aucun besoin et aucune raison de changer son mode de vie, et reste éternellement sauvage. Althusser lit ce texte en se plaçant du point de vue de la causalité historique et interprète la forêt comme une absence de cause, un vide, un néant de société ; ce qui, chez Rousseau, était une plénitude (abri, fruits à volonté, refuge) devient une vacuité (l’avenir n’y est rien, c’est vide). Althusser va ensuite promener ce vide causal tout au long du texte et le transformer en une théorie de l’histoire. Et si vous adoptez ce méta-concept de vide causal pour l’appliquer à d’autres textes de Rousseau, notamment Émile, vous pouvez donner à certains paradoxes de ce livre une logique inattendue, et comprendre que l’enfant n’annonce pas l’homme, que l’enfance est un néant d’avenir comme le sauvage est un néant de civilisation. La leçon d’Althusser concernant Rousseau est de montrer que ses images, ses décors, ses histoires, ses mémoires, ses romans sont en attente de lectures « extérieures » susceptibles d’en exhiber une cohérence 344

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logique, une consistance conceptuelle peu visibles de l’« intérieur ». A. W. L. : Dans votre édition des Cours sur Rousseau (1972) d’Althusser, vous montrez notamment qu’Althusser revient régulièrement sur l’œuvre de Rousseau, à travers différents cours, prononcés en 1956, en 1966 et en 1972. Quelle est l’évolution de son analyse, à travers les différentes périodes d’enseignement ? Quels sont les points particulièrement décisifs, comme vous le montrez dans votre « Althusser-Rousseau : aller-retour » (Études Jean-Jacques Rousseau, 2002) ? Y. V. : Il y a plus qu’une évolution : entre le cours de 1956 et celui de 1966, il y a un virage radical. Ce virage est confirmé et accentué par le cours de 1972 que j’ai publié aux Éditions Le Temps des cerises. En 1956, Althusser se conforme à la lecture observée par la plupart des marxistes, il est sensible à un certain matérialisme du Discours sur l’origine de l’inégalité, au sens d’un matérialisme de la matière : il souligne que les causes premières de la dynamique historique sont matérielles ; c’est la végétation, le climat, la nourriture. Il est attentif aux dimensions anthropologiques du dispositif rousseauiste, il fait le lien entre le Discours sur l’origine de l’inégalité et Émile, et il analyse la pitié, le rapport entre la force et les besoins, c’est-à-dire qu’il prend en compte les forces naturelles de la nature humaine qui agissent dans le processus historique. Par contre, il néglige la tradition héritée de Engels, une tradition qui insiste sur la « dialectique » rousseauiste ; 345

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une analyse célèbre que Engels avait développée au service de sa charge polémique contre Dühring. Dans cette lecture, Althusser reste au plus près des textes de Rousseau et en souligne les aspects matérialistes sans appel à la dialectique, ce qui marque à la fois un respect de la tradition et une démarcation. En 1966, Althusser commence à abandonner ce matérialisme de la matière et se tourne vers un matérialisme de la causalité. On glisse d’un matérialisme ontologique à un matérialisme fonctionnel. Althusser se demande selon quels principes le « système » rousseauiste fonctionne. Les « cercles » apparaissent, et avec eux la question de la discontinuité causale prend le pas sur le premier matérialisme. Mais l’abandon est partiel et la nature, la forêt nourricière, est toujours là. Althusser concilie autant qu’il est possible ses éléments de lecture extérieure et le souci de conserver les catégories intérieures au système de Rousseau. En 1972, il abandonne totalement le matérialisme de la matière et l’anthropologie pour se focaliser sur la causalité historique. Il introduit continûment sa métathéorie et installe des sub-concepts comme une trame sous-jacente qui révèle la causalité historique à l’œuvre chez Rousseau. Ce faisant, il fait clairement apparaître, à propos de Rousseau, la possibilité d’un matérialisme qui ne soit pas une dialectique néohégélienne, un matérialisme qui montre comment le réel fabrique sa propre logique au coup par coup (contingence de la nécessité), comment le réel est toujours en avance sur l’intelligence, comment la pensée court après la réalité 346

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pour lui donner après-coup un sens (nécessité de la contingence). Ce faisant, il efface une partie du texte de Rousseau et déclare « nulles » les catégories rousseauistes qui risquent de brouiller son schéma. Quand on lit les textes sur Marx qu’il publie à cette même époque, on est frappé par l’écart théorique, un écart plus évident encore depuis qu’on connaît ses réflexions sur l’aléatoire ; on a l’impression qu’avec Rousseau, sa théorie « se défoule » et que son cours est une sorte de bacchanale philosophique. A. W. L. : Dans une récente livraison de La Pensée consacrée à « Althusser, vingt-cinq ans après », vous montrez, dans un article intitulé « Lecture de Rousseau », comment le second Discours de Rousseau à la fois s’intègre et résiste au matérialisme aléatoire. Comment Althusser réinterprète-t-il les concepts anthropologiques de Rousseau de façon à les intégrer ? Cette opération philosophique autour du modèle aléatoire permet-elle de dégager une pratique philosophique propre à Althusser ? Y. V. : Le matérialisme aléatoire cherche une forme de causalité historique particulière, qui intègre des hasards qui auraient pu ne pas se produire et dont l’événement entraîne de nouvelles figures sociales, politiques, à la manière des atomes de Démocrite qui, contre toute attente, se heurtent et fabriquent des mondes par chocs et accrochages successifs. Ainsi, dit Althusser, le capitalisme se produit quand « l’homme aux écus » « rencontre » le paysan sans terre et sans 347

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ressources, et l’emploie afin de s’enrichir. La « rencontre » est la figure équivalente à l’aléatoire. Cette histoire discontinue, qui n’attend rien et qu’un hasard vient bousculer et transformer, est conforme à un aspect de Rousseau qu’Althusser a mis en lumière par sa figure des « cercles » qui figurent chaque période historique. Chaque époque de l’histoire est prise dans un cercle, elle tourne sur elle-même sans pouvoir sortir du cercle car il n’y a rien dans le cercle qui puisse l’en sortir : c’est le « vide » causal (ces cercles sont tout le contraire des cercles hégéliens qui sont « pleins » de contradictions qui annoncent l’avenir). Ces « cercles » se brisent sous l’effet d’un hasard – Rousseau dit une « circonstance » –, qui vient de l’extérieur du cercle, qui lui tombe dessus à un moment : le climat change, un volcan offre aux hommes l’usage du fer… Sur ce point, Althusser a raison d’inviter Rousseau dans le courant souterrain du matérialisme aléatoire et son schéma est des plus éclairants qui soient pour lire Rousseau. Mais si une partie de Rousseau entre bien dans ce schéma, une autre partie reste dehors, et non la moindre. Il faut préciser que, pour Rousseau, « l’histoire » n’est pas – à la différence d’Althusser – l’histoire des sociétés ; c’est l’histoire de l’homme, de « l’espèce humaine », et la société est l’effet second de cette histoire humaine. Quand un événement extérieur brise le cercle et entraîne une nouvelle configuration, ce qui est atteint dans cette nouvelle situation, c’est l’homme, c’est la nature humaine qui est affectée par le hasard 348

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perturbateur ; et la nature humaine perturbée fabrique un environnement, une société, qui la stabilise. Ainsi, quand Althusser dit que le cercle de l’état de nature est « vide » parce qu’il ne contient aucune cause qui puisse produire quelque chose de nouveau, il a raison, mais quand il précise que c’est un « néant de société », les choses deviennent plus complexes. Si le cercle de l’état de nature est un néant de société, ce n’est pas, en tout cas, un néant d’humanité puisque l’espèce humaine est là, bien présente, et elle n’est pas vide, elle a un contenu qui est la « perfectibilité ». Ce contenu ne produit pas, par ses propres forces, l’avenir de l’homme, mais il permet que cet avenir advienne, car sans la perfectibilité, il ne se passerait rien : les climats changeraient et l’homme resterait le même, comme c’est le cas des ours ou des grenouilles. Mais il y a plus : la perfectibilité est une attente de l’avenir, elle n’est pas là par hasard, car l’homme, dit Rousseau, n’est pas fait pour rester sauvage et vivre au milieu des ours. Dire qu’il n’est pas « fait pour » indique une causalité finaliste, et ce n’est pas rien, ce n’est pas « nul » (Althusser écrit : « La perfectibilité est nulle »). Cette causalité finaliste peut légitimement irriter un matérialiste, elle est sans doute liée au théisme de Rousseau, à son idée d’un Dieu ordonnateur. Mais si ce Dieu est longuement évoqué dans Émile, par contre, force est de constater que dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, il n’en fait pas mention et s’en passe : il lui suffit de montrer l’harmonie entre la destinée 349

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de l’homme et son histoire faite de hasards heureux ou malheureux. Quand Althusser dit que cette perfectibilité est « nulle », il a en partie raison, elle est de nul effet, elle ne produit rien par elle-même au sens d’une cause efficiente qui fabrique son avenir avec les éléments présents, mais elle est ce qui réalise les effets de la cause extérieure, elle est ce qui se combine au hasard pour produire un effet. Althusser rejette ce finalisme tout en l’intégrant par une formule ambiguë que j’ai déjà citée, le « néant de société ». Cette formule est ambiguë car dire qu’une chose est absente, c’est la rendre présente au sein de son absence, et on voit bien que cette présence anticipée est une figure détournée du finalisme. Ce jeu sur les mots est un jeu de concepts comme Althusser l’avait lui-même remarqué à propos de Hegel dans son mémoire. Cette formule, « néant de société », donne l’impression de fermer le débat alors que son ambiguïté le laisse ouvert et aurait pu permettre, en un temps ultérieur, une rectification. Comme vous savez, le « style » d’Althusser est fait d’affirmations péremptoires suivies de rectifications drastiques, Althusser avance par clôtures en trompe l’œil : il me semble qu’Emilio de Ipola l’a montré d’une certaine façon dans son livre Althusser. L’adieu infini : il y a un « Althusser souterrain » qui circule sous les textes et ressurgit dans les divers repentirs théoriques. Autre chose encore. Que la causalité finaliste soit désagréable pour le lecteur matérialiste de Rousseau se comprend, mais il faut y ajouter une autre rai350

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son, propre à Althusser : il s’agit de la question du sujet de (dans) l’histoire. Depuis le début jusqu’à la fin de ses écrits, qu’ils soient déterministes ou aléatoires, Althusser a rejeté l’idée de sujet historique. Or, si on prend en compte l’anthropologie de Rousseau, non seulement elle est finaliste mais elle est subjective : l’histoire de l’homme, c’est aussi l’histoire de la construction du sujet, depuis le sujet « moi relatif » (l’expression est dans Émile) qui correspond à la « jeunesse du monde », où l’homme se compare aux autres, jusqu’à la constitution d’un peuple, dans Du contrat social, où le peuple devient un moi collectif, sujet de sa propre histoire. Rousseau est le premier philosophe qui institue le peuple en sujet politique actif et libre. En rejetant l’anthropologie historique (« La perfectibilité est nulle »), Althusser se débarrasse de ce fardeau. A. W. L. : « L’horreur dialectique (description d’un itinéraire) » est un article que vous consacrez à l’entrée « fracassante » d’Althusser dans le traitement des figures de la dialectique, là aussi dans une sorte d’allerretour et de tension conceptuelle. Comment passe-t-il ensuite à la dernière phase, celle de la théorie nouvelle du matérialisme de la rencontre ? Est-ce un nouveau territoire de sa pensée qui se dessine alors ? Y. V. : Dès ses premiers travaux « althussériens », Althusser s’efforce de desserrer les boulons du matérialisme historique. Sa situation n’est pas confortable, on pourrait dire qu’il est pris entre deux formes de déterminisme, l’une qu’il utilise comme outil et l’autre qu’il 351

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travaille ; l’outil est la causalité spinoziste et l’objet à transformer est la causalité marxiste. D’un côté, un spinozisme exigeant qui affirme que toute connaissance est la connaissance des causes et de l’autre, une méfiance face au déterminisme du « matérialisme dialectique » qui explique, après-coup, l’absolue nécessité de tout événement à partir des forces productives « en dernière instance », des luttes de classes… Cet implacable mécanisme économique cherche dans la production la clef de tous les événements historiques et n’accorde pas de place théorique à la politique. Dans l’espoir d’insérer la politique quelque part dans le système, Althusser multiplie les niveaux, les instances, c’est-à-dire multiplie les déterminations dans l’espoir de trouver une place pour la politique. Il regrette qu’il n’existe aucun « Machiavel marxiste » qui aurait établi cette synthèse, mais il se heurte à une difficulté : c’est qu’à la différence de Machiavel, Althusser refuse d’établir le sujet comme concept opératoire, il veut penser la politique sans intégrer un sujet qui, à un moment, décide. Il cherche à penser une politique comme une force anonyme, aussi, il identifie la politique et la lutte des classes et rejette l’initiative subjective au point de faire de l’homme politique un savant qui connaît l’état des choses plutôt qu’un acteur qui ose se lancer dans « le fait à accomplir », selon la formule qu’il utilise à propos de Machiavel et de Rousseau. Permettez-moi d’insister sur ce point. À cette époque, Althusser propose une formule qui montre assez la dif352

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ficulté dans laquelle il s’enferme en voulant penser la politique en termes de nécessité ; il dit que le révolutionnaire « réfléchit sur la nécessité à accomplir » (« Un historien réfléchit sur le fait accompli de la nécessité. Un dirigeant révolutionnaire réfléchit sur la nécessité à accomplir », précise Althusser dans Lénine et la philosophie). Or, réfléchir sur la nécessité historique ne caractérise pas le révolutionnaire, c’est tout aussi bien le cas de l’historien, du sociologue ou du politologue ; ce qui distingue le révolutionnaire, c’est qu’il passe à l’action, ce que Machiavel appelle la « virtù » (le courage et le flair), ce que Lénine appelle l’« art » (répondant à ceux qui affirment que la politique n’est rien d’autre qu’une science). Il en va de même sur la « nécessité à accomplir » : faut-il comprendre que si le révolutionnaire ne l’accomplit pas, cette nécessité cesse alors d’être nécessaire ? On s’enferme dans une impasse. Il faudrait dire que le révolutionnaire réfléchit sur le possible à accomplir, mais alors on introduit entre la réflexion et la nécessité le moment de la décision, le moment d’indétermination qui suppose un sujet qui décide. Althusser ne théorise pas ce moment intermédiaire. Au début, il s’occupe de desserrer les boulons et s’intéresse aux boulons, à leur place, à leurs effets réciproques, aux formes de détermination, de surdétermination, des contradictions principales et secondaires, de leurs déplacements, de la topique… et ne parvient pas à déterminer la place de la politique parmi ces déterminations multiples. Dans ses derniers textes, il s’intéresse à ce qui se passe entre les boulons une 353

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fois qu’on les a desserrés, à l’espace dégagé entre les instances déterminantes, et là apparaît la figure du « vide », et à ce moment le « possible » devient une forme de la causalité, mais il persiste à rejeter toute subjectivité et pense le possible en termes de « rencontre » et non de décision. Le matérialisme de la « rencontre » est la théorisation « à la limite » de cette causalité du possible qui est peut-être la suite du matérialisme à plusieurs niveaux, son complément plutôt que son rejet. Je formule une hypothèse en l’air en pronostiquant une synthèse entre l’ancien et le nouveau, puisque Althusser est mort sans avoir eu le temps de rectifier, de redresser ce bâton qu’il venait de tordre dans l’autre sens. Comme vous savez, dans ma communication au colloque de La Pensée (juin 2015), j’ai avancé l’idée que les lectures juvéniles d’Althusser, notamment L’Être et le Néant de Jean-Paul Sartre, auraient pu inspirer sa théorie du néant et du vide ; je crois en effet que les pages du matérialisme aléatoire sont hantées par la figure du sujet libre qu’il rejette : quand Althusser dit que le terme « matérialisme », appliqué au matérialisme aléatoire, est conventionnel (provisoire ?), il faut prendre cette remarque au sérieux, il y a peut-être un subjectivisme théorique sans sujet désigné (pour reprendre une formule d’Alain Badiou).

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Biobibliographie

Alain BADIOU Écrivain et philosophe né en 1937. Ses récents livres sont Le Second Procès de Socrate (Actes Sud, 2015), Éloge des mathématiques (avec Gilles Haéri, Flammarion, 2015), Le Séminaire. Nietzsche (Fayard, 2015) et Le Noir. Éclats d’une non-couleur (Autrement, 2016). Étienne BALIBAR Philosophe né en 1942. Auteur notamment de La Proposition de l’égaliberté (Puf, 2010), Violence et civilité (Galilée, 2010), Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique (Puf, 2011) et Saeculum. Culture, religion, idéologie (Galilée, 2012). Olivier BLOCH Philosophe né en 1930. Il a publié récemment Molière. Comique et communication (Le Temps des cerises, 2009), L’Idée de révolution. Quelle place lui faire au xxie siècle ? (dir., Publications de la Sorbonne, 2009), Philosopher en France sous l’occupation (dir., Publications de la Sorbonne, 2009) et Molière. Philosophie (Albin Michel, 2000). 355

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Althusser et nous Régis DEBRAY Écrivain et philosophe né en 1940. Il vient de publier Que reste-t-il de l’Occident ? (avec Renaud Girard, Grasset, 2014), L’Erreur de calcul (Cerf, 2014), Dégagements II. Un candide à sa fenêtre (Gallimard, 2015) et Madame H. (Gallimard, 2015). Yves DUROUX Philosophe né en 1941. On lui doit « Heidegger, questions ouvertes » (dir., Cahiers du Collège international de philosophie, Osiris, 1988), « Inactuel Marx : remarques sur le nœud politique » (Critique, n° 601-602, 1997), « La pensée du biologiste » (Critique, n° 661-662, 2002), « Jacques Rancière et ses contemporains, la querelle interminable » (La Philosophie déplacée, colloque de Cerisy, Horlieu, 2006). Maurice GODELIER Anthropologue né en 1934. Parmi ses récents ouvrages, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie (Flammarion, 2010), Lévi-Strauss (Seuil, 2013), La Mort et ses au-delà (CNRS, 2014) et L’Imaginé, l’Imaginaire et le Symbolique (CNRS, 2015). Dominique LECOURT Philosophe né en 1944. Auteur notamment de Contre la peur (Puf, 2011), Diderot. Passions, sexe, raison (Puf, 2013), La Philosophie des sciences (Puf, 2015) et L’Égoïsme. Faut-il vraiment penser aux autres ? (Autrement, 2015). Jean-Pierre LEFEBVRE Germaniste né en 1943. Parmi ses traductions, Phénoménologie de l’esprit de Georg W. F. Hegel (GF-Flammarion, 2012), Romans, nouvelles et récits I et II de Stefan Zweig (dir., Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2013), Le Capital. Livre I de Karl Marx (Éditions sociales, 2015) et Sur le rêve de Sigmund Freud (Seuil, 2015). Bernard-Henri LÉVY Écrivain et philosophe né en 1948. Ses récents livres sont La Guerre sans l’aimer (Grasset, 2011), Les Aventures de la liberté 356

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Biobibliographie (Grasset, 2013), Hôtel Europe (Grasset, 2014) et Le Génie du judaïsme (Grasset, 2016). Pierre MACHEREY Philosophe né en 1938. Il vient de publier Philosopher avec la littérature (Hermann, 2013), Querelles cartésiennes (Septentrion, 2014), Le Sujet des normes (Amsterdam, 2014) et Études de philosophie littéraire (De l’incidence, 2014). Jacques-Alain MILLER Psychanalyste né en 1944. Auteur notamment de Le Neveu de Lacan. Satire (Verdier, 2003), Lakant (dir., La Cause Freudienne, 2004), Vie de Lacan (Navarin, 2011) et Argent et psychanalyse (avec Pierre Martin, Navarin, 2015). Jean-Claude MILNER Linguiste et philosophe né en 1941. Il a publié récemment Harry Potter. À l’école des sciences morales et politiques (Puf, 2014), L’Universel en éclats (Verdier, 2014), Loi juive, loi civile, loi naturelle (avec Pascal Bacqué, Grasset, 2014) et La Puissance du détail (Grasset, 2014). Antonio NEGRI Philosophe né en 1933. Ses livres récents sont Spinoza et nous (Galilée, 2010), Inventer le commun des hommes (Bayard, 2010), Déclaration. Ceci n’est pas un manifeste (avec Michael Hardt, Raisons d’agir, 2013) et Commonwealth (avec Michael Hardt, Gallimard, 2014). Jacques RANCIÈRE Philosophe né en 1940. Il vient de publier Béla Tarr. Le temps d’après (Capricci, 2011), Figures de l’histoire (Puf, 2012), La Leçon d’Althusser (La Fabrique, 2012) et Le Fil perdu. Essais sur la fiction moderne (La Fabrique, 2014). François REGNAULT Philosophe né en 1938. Auteur notamment de Théâtre-Équinoxes (Actes Sud, 2001), Théâtre-Solstices (Actes Sud, 2002), Percé jusques au fond du cœur (Navarin, 2006) et Dire le vers (avec Jean-Claude Milner, Verdier, 2008). 357

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Althusser et nous Philippe SOLLERS Écrivain né en 1936. Il vient de publier L’École du mystère (Gallimard, 2015), L’Amitié de Roland Barthes (Seuil, 2015), Médium (Gallimard, 2015) et Les Surprises de Fragonard (Gallimard, 2015). Emmanuel TERRAY Anthropologue né en 1935. Ses récents livres sont Face aux abus de mémoire (Actes Sud, 2006), Combats avec Méduse (Galilée, 2011), Penser à droite (Galilée, 2012) et Politique de Retz (Galilée, 2013). André TOSEL Philosophe né en 1941. Il a récemment publié Le Marxisme du xxe siècle (Syllepse, 2009), Du retour du religieux (Kimé, 2011), Civilisations, cultures, conflits (Kimé, 2011), et Nous citoyens, laïques et fraternels ? (Kimé, 2015). André TUBEUF Écrivain et musicologue né en 1930. Auteur récent de Dictionnaire amoureux de la musique (Plon, 2012), Je crois entendre encore (Plon, 2013), Hommages. Portraits de musiciens (Actes Sud, 2014) et Adolf Busch. Le premier des Justes (Actes Sud, 2015). Yves VARGAS Philosophé en 1943. Parmi ses publications, Les Promenades matérialistes de Jean-Jacques Rousseau (Le Temps des cerises, 2012), Peuples dominés, peuples dominants (Le Temps des cerises, 2014), Jean-Jacques Rousseau. L’avortement du capitalisme (Delga, 2014) et Sport & philosophie (Le Temps des cerises, 2015).

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Composition et mise en pages Nord Compo à Villeneuve-d’Ascq Achevé d’imprimer en avril 2016 sur les presses numériques de l’Imprimerie Maury S.A.S. Z.I. des Ondes – 12100 Millau Nº d’impression : D16/54087A Imprimé en France

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