Elements D'une Theologie Fondamentale De La Creation Artistique: Les Ecrits Theologiques Sur L'art Chez Karl Rahner 1954-1983 (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium, 307) (French Edition) 9789042941625, 9789042941632, 9042941626

English summary: Although Karl Rahner did not develop a theology of art for itself, a dozen occasional writings, the dat

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Elements D'une Theologie Fondamentale De La Creation Artistique: Les Ecrits Theologiques Sur L'art Chez Karl Rahner 1954-1983 (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium, 307) (French Edition)
 9789042941625, 9789042941632, 9042941626

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ÉLÉMENTS D’UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART CHEZ KARL RAHNER (1954-1983) DENIS HÉTIER

ÉLÉMENTS D’UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART CHEZ KARL RAHNER (1954-1983)

BIBLIOTHECA EPHEMERIDUM THEOLOGICARUM LOVANIENSIUM

EDITED BY THE BOARD OF EPHEMERIDES THEOLOGICAE LOVANIENSES

L.-L. Christians, J. Famerée, É. Gaziaux, J. Geldhof, A. Join-Lambert, M. Lamberigts, J. Leemans, D. Luciani, A.C. Mayer, O. Riaudel, J. Verheyden

EXECUTIVE EDITORS

J. Famerée, M. Lamberigts, D. Luciani, O. Riaudel, J. Verheyden

EDITORIAL STAFF

R. Corstjens – C. Timmermans

UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN LOUVAIN-LA-NEUVE

KU LEUVEN LEUVEN

BIBLIOTHECA EPHEMERIDUM THEOLOGICARUM LOVANIENSIUM CCCVII

ÉLÉMENTS D’UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART CHEZ KARL RAHNER (1954-1983) PAR

DENIS HÉTIER Préface de Vincent HOLZER

PEETERS LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT

2020

A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. ISBN 978-90-429-4162-5 eISBN 978-90-429-4163-2 D/2020/0602/94 All rights reserved. Except in those cases expressly determined by law, no part of this publication may be multiplied, saved in an automated data file or made public in any way whatsoever without the express prior written consent of the publishers. © 2020 – Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven (Belgium)

Toutes les expériences faites par les hommes dans les sciences, les arts et les évènements de l’histoire parlent de Dieu au théologien; mais de ces expériences, le théologien ne sait presque rien. C’est la raison pour laquelle sa théologie, quel que soit l’engagement existentiel qu’on se plaît à invoquer, est si abstraite, si anémique, si loin de ce qui illustre ce qu’est le monde et qui est l’homme. Karl RAHNER Expériences d’un théologien catholique Paris, Cariscript, 1985, p. 34.

Il me semble que tu connaisses les deux rives, L’extrême joie et l’extrême douleur. Là-bas, parmi ces roseaux gris dans la lumière, Il semble que tu puises de l’éternel. Yves BONNEFOY «À la voix de Kathleen Ferrier», Poèmes, (Poésie), Paris, Gallimard, 1982, p. 159.

PRÉFACE

Les recherches sur l’œuvre de Karl Rahner restent très actives dans les différentes aires linguistiques et il est heureux qu’un livre d’envergure soit à nouveau consacré à un théologien qui fut quelque peu oublié dans les milieux francophones sans être pour autant marginalisé. Les travaux consacrés à Karl Rahner du point de vue de la théologie fondamentale semblent être tombés en désuétude et il aura fallu que nous attendions l’opus magistral de Denis Hétier pour que cette situation ne perdure pas, alors qu’une édition critique autorisée des œuvres de Karl Rahner en langue française est en cours de réalisation sous la direction de Christoph Theobald avec pas moins d’une dizaine de volumes déjà parus. Ces remarques liminaires, d’allure circonstancielle, ne sauraient être négligées, car elles sont révélatrices d’un état de la théologie qui éprouve le besoin de puiser à nouveau dans l’œuvre de Karl Rahner l’inspiration qui réponde à son besoin d’unification et de cohérence. Cela n’a, à vrai dire, rien d’étonnant, car s’il est un trait de la théologie de Karl Rahner qui résiste à l’inévitable vieillissement – car les œuvres comme les hommes qui les conçoivent vieillissent – il est à chercher dans la force de son questionnement, le vaste horizon que celui-ci dégage et la place encore vacante qu’il laisse à des solutions et des réponses à venir. Karl Rahner offre à la théologie une épistémologie très travaillée, exigeante et systématique. Ces paramètres conservent une pertinence presque paradoxale, tant ils semblent avoir puisé dans un «thomisme» mâtiné de «kantisme». Cette réduction est évidemment non pertinente, et c’est précisément ce que ce livre démontre, car il puise dans des textes qui donnent à l’un des maîtres-mots de la théologie rahnérienne une résonnance et un écho qui ne sont plus entendus: le mystère. Tout le génie de Karl Rahner est contenu dans les possibilités que continue d’ouvrir sa théologie et ce sont ces possibilités que la recherche de Denis Hétier rend une nouvelle fois opérantes dans un champ d’études inattendu. Je vais y venir dans un instant. Le caractère toujours inspirant de l’œuvre du théologien allemand tient à des principes et des fondements qui couvrent les champs conjugués de l’expérience humaine comme élection (grâce et liberté), de la réflexion métaphysique comme science originaire (vérité et histoire) et de la théologie fondamentale comme connexio mysteriorum requérant une fides implicita, ces trois déterminations étant à leur tour interrogées de l’intérieur par l’essor des

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sciences de l’esprit, l’herméneutique des textes et les transformations qu’opèrent les sciences du vivant sur notre vision du monde et la possibilité d’y agir. Il n’est pas, jusqu’à l’herméneutique des dogmes, un seul champ de la théologie fondamentale qui puisse échapper à ces horizons élargis, et Karl Rahner ne se contente pas de les énumérer tels des états de fait dont la connaissance anecdotique ne change rien à la manière de penser la possibilité de croire et l’objet qui en est le principe et le terme, Dieu lui-même dans son acte d’auto-présentification et d’auto-communication gracieuses à l’intime du Geist (esprit). Rahner les intègre et les fait concourir à une intelligence de la foi en acte, c’est-à-dire en vue de la décision de croire en toute probité intellectuelle. La connexion des mystères centraux de la foi et leur lien à une fides implicita est une structure essentielle dans la théologie de Karl Rahner. Si ce point n’est pas correctement aperçu l’on risque fort de se fourvoyer dans l’interprétation et la place qu’occupe, par exemple, la théologie transcendantale qui n’est qu’un moment dans la théologie fondamentale de Karl Rahner. Le théologien y revient à plusieurs reprises. S’il y a une théologie transcendantale, et s’il faut une théologie transcendantale, c’est parce qu’il doit y avoir une fides implicita qui entre constitutivement dans la nature de l’homme comme être de transcendance. On le voit bien, K. Rahner se plaît à transposer des catégories d’usage fréquent dans la théologie de l’École dans une conceptualité neuve, non pas pour dépoussiérer et mettre au goût du jour la langue de cette théologie scolaire, mais parce qu’il veut penser le plus loin possible le concept de fides implicita comme effet premier de la «grâce intérieure élevante». Dans ces domaines, l’on sait que la théologie de Karl Rahner est plutôt étudiée à partir d’un corpus d’écrits circonstanciels, rassemblés dans des Schriften aujourd’hui mis à disposition dans une édition critique qui fait forte impression et qui réjouit le chercheur. Ce corpus grandiose recouvre les grandes questions de la théologie systématique, de l’inspiration des Écritures jusqu’au jus divinum en passant par toutes les facettes de la christologie ou de la théologie de la grâce. L’accès à la pensée du théologien allemand via un ensemble d’écrits consacrés aux œuvres d’art ou, de manière plus extensive, à la création artistique, est bien plus rare, sans être pour autant inexistant. Le livre de Denis Hétier s’attache à entrer dans la pensée du théologien par le biais de sa contribution originale et puissante à une théologie de la création artistique. Pour parvenir à cette fin, il a fallu que le chercheur se mette en quête d’une documentation presque éparse et qu’il s’est agi d’ordonner pour vérifier si elle pouvait correspondre à un corpus théologique homogène. La première découverte et le premier résultat de sa minutieuse

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enquête ne sont pas des moindres: la possibilité d’accéder à un véritable corpus est établie. Il s’agit d’un corpus d’écrits relativement homogène et diachroniquement déployé (de 1954 à 1983), expressément consacré à l’expérience et à la création artistiques. Le domaine privilégié dans lequel cette expérience vient à expression ressortit essentiellement à la parole poétique et à la création littéraire, mais sans exclusive, puisque Rahner n’oublie ni l’espace, ni le temps, ni l’image. Ce n’est pas la moindre des découvertes de cette recherche documentée, car elle repositionne nécessairement la manière d’entrer dans la pensée du théologien et la manière de l’interpréter. Il faut donc entrer dans la pensée de Karl Rahner, mais il faut aussi en sortir et vérifier si elle se prête à l’interlocution, surtout dans le domaine d’étude choisi. Une question presque lancinante demeure. L’appareillage métaphysique rahnérien, qui oscille entre thomisme transcendantal (Franz-Maria Sladeczek – Joseph Maréchal) et analytique du Dasein (Martin Heidegger), est-il frappé d’obsolescence? Pour ma part, je ne le crois pas, et le livre de Denis Hétier semble valider et consolider cette intuition dans une direction inattendue: une théologie de la création artistique, non pas au sens où ladite théologie apparaîtrait comme un vêtement à endosser par l’artiste ou le créateur, mais plutôt comme une sorte de réflexion seconde, une forme inattendue de théologie méditante au sujet de l’œuvre d’art. Le théologien n’est pas un pourvoyeur de sens pour des œuvres en mal de lisibilité. Une telle relation d’inféodation est par soi suspecte. Karl Rahner ne vient pas à l’œuvre d’art sous ce motif apologétique mal dissimulé. La mise en lumière d’un ensemble cohérent d’écrits, circonstanciels il est vrai, et pourtant à visée systématique, réactive le débat des herméneutes quant à la juste intelligence de cette œuvre. Le livre de Denis Hétier prend tout naturellement place à l’intérieur des grands travaux consacrés au théologien d’Innsbruck. À propos des repères chronologiques qui forment en quelque sorte l’ossature de cet ouvrage, je note que 1954 constitue le terminus a quo de la recherche entreprise. C’est au cours de cette année que Karl Rahner publie les résultats d’une quête intellectuelle intense consacrée aux nouvelles conditions d’élaboration de la christologie, en y introduisant de manière ferme la distinction d’origine heideggérienne entre l’ontique (les énoncés) et l’ontologique (leur condition de recevabilité). La christologie se recompose, non plus à partir de ses seuls énoncés de vérité, mais à partir de trois questions qui proviennent de l’homme dans son ouverture à l’Être et au monde. La christologie transcendantale ascendante naît et se précise là où prévalent les trois «appels» fondamentaux de «l’amour absolu pour le prochain» (absolute Nächstenliebe), la «disponibilité pour la mort» (Bereitschaft

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zum Tode) et enfin «l’espérance du futur» (Hoffnung der Zukunft). Les accents heideggériens apparaissent d’évidence, même si le Sein zum Tode devient chez Karl Rahner une Bereitschaft zum Tode (une disposition à mourir). Il est évidemment difficile et aléatoire d’établir formellement une influence des écrits consacrés à la parole poétique sur la reconstruction du traité de christologie, mais il est néanmoins possible d’affirmer que quelque chose s’est passé et qui ne peut pas être simplement ramené à la source et aux influences que l’on sait et que personne ne dément: la doctrine ignatienne de la «consolation sans cause», la résorption de la distinction entre grâce créée et grâce incréée et l’importance cardinale de la décision en faveur de la personne de Jésus dans un amour inconditionné. La résorption tendancielle de la distinction entre grâce créée et grâce incréée existe dès 1939. En revanche, l’apparition de l’expression «expérience transcendantale» est probablement plus tardive. On ne la rencontre ni dans Geist in Welt (1936), ni dans Hörer des Wortes (1941). Peut-être est-elle présente dans la version remaniée de J.-B. Metz. Hörer des Wortes est préparé dès 1937. Je note, en passant, qu’en 1936 Martin Heidegger publie un texte capital: «Der Ursprung des Kunstwerkes»1. Les années 1936-1940 sont les années qui correspondent à la découverte et à l’assimilation partielle de la pensée du philosophe fribourgeois. Ce texte de Heidegger peut-il avoir eu une influence sur Karl Rahner? Rahner n’y répond pas et l’on ne peut que se risquer à des conjectures. L’ouvrage de Denis Hétier connaît tous ces paramètres, les rappelle, mais surtout les intègre dans une nouvelle construction de sens. C’est là que réside la nouveauté de cette recherche. Quant à l’expression «expérience transcendantale», elle semble mieux correspondre à l’influence possible – mais sans doute assez latérale – des écrits consacrés à la parole poétique et aux «paroles originaires» (Ur-Worten). Le rapport «transcendantalité-sensibilité» est largement exploité dans le livre de Denis Hétier. Il bénéficie surtout d’un éclairage nouveau. La fusion des horizons métaphysiques et poétiques est attestée dans les textes de Rahner eux-mêmes, il suffit de se référer à «prêtre et poète» pour s’en convaincre. La connaissance par concepts et la connaissance selon la représentation se dépassent et s’unifient dans une connaissance athématique que la parole poétique exprime et porte jusqu’à l’incandescence. La parole poétique n’est pas une manière de dire; elle est la parole «essentielle» dans la mesure où, non seulement elle n’est 1. M. HEIDEGGER, Gesamtausgabe I. Abteilung: Veröffentlichte Schriften 1910-1976, Holzwege (1935-1946), éd. F.-W. VON HERMANN, t. 5, Frankfurt am Main, Klostermann, [1977] 2003.

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pas la «corporéité de la pensée» (die Leibhaftigkeit des Gedankes), mais la «pensée corporelle» (der leibhaftige Gedanke), la parole qui se transcende et qui, paradoxalement, ne vise aucune connaissance d’objet. La connivence entre la parole poétique et la théologie n’est pas conçue selon le schème de la priorité de l’une sur l’autre, mais selon la dynamique d’une unité plus originaire et englobante, le fait que Dieu parle et ait parlé, si bien que «la théologie est la seule science dont l’existence soit fondée sur une parole de Dieu adressée à l’homme»2. Cette remarque n’est pas sans conséquence sur la manière dont Karl Rahner pense le phénomène de la parole. Si une réponse peut être apportée à cette interrogation, il faut probablement aller la chercher du côté des critiques qui ont été adressées à Luise Rinser et que Karl Rahner s’est mis en demeure de défendre, sans jamais sacrifier à une apologétique suspecte. Luise Rinser ne fait pas nécessairement de la mauvaise littérature parce qu’elle est chrétienne, ou parce que son œuvre semble traversée par l’interrogation chrétienne. Elle crée et fait une œuvre littéraire et poétique parce qu’elle participe de la condition chrétienne fondamentale in via: «L’homme véritable est la plupart du temps un chrétien en fragment, en commencement, dans une avancée faite de mystère (in einer geheimen Führung)»3. Parce qu’on est chrétien, on parle d’abord de «ce dont on ne peut pas parler», de «ce sur quoi on ne peut pas parler» (worüber man nicht reden kann)4. Cet apophatisme irréductible ne fait pas de la parole poétique ou de la création littéraire une autre manière de dire, puisque cet acte de langage qui devient écriture porte et révèle ce que Rahner nomme les «paroles d’origine», celées en quelque sorte dans le Logos. Le livre de Denis Hétier montre que non seulement la parole poétique et littéraire est liée à l’essence du langage, mais que le concept (Begriff) lui-même ne s’en laisse pas distraire, car le «concept», au sens allemand, est une sorte de prise, d’empiètement sur la materia par la force créatrice du langage. Le concept, chez Rahner, n’est pas notionnel, mais langagier. Il semble que la sensibilité, qui est une faculté de l’esprit, rompe avec la dualité res extensa/res cogitans. Il n’y a pas d’un côté l’intelligible, puis de l’autre le sensible, si bien que l’interlocuteur de Karl Rahner ne peut pas être Descartes, mais plutôt Merleau-Ponty. Un chapitre du livre de Denis Hétier se nomme Théologie de la sensibilité. Il s’appuie sur un écrit de 1965 repris en 1969. Il offre une 2. L’auditeur de la parole. Écrits sur la philosophie de la religion et les fondements de la théologie, édition critique autorisée sous la direction d’O. RIAUDEL – Y. TROCHERS (Œuvres, 4), Paris, Cerf, 2013, p. 400. 3. SW, t. 23, p. 164, cité infra, p. 161. 4. SW, t. 23, p. 167, cité infra, p. 170.

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généalogie d’une théologie de l’aisthésis. À ce sujet, les précisions apportées par le livre sont des plus précieuses: Rahner «réfute […] une vision primitive de la sensibilité: la sensibilité ne peut se réduire à être un faible fournisseur de quelques données matérielles que l’esprit scientifique ferait siennes pour se forger une connaissance du monde»5. Cette théologie de la sensibilité se précise dans les écrits sur l’art et semble peut-être infléchir sa pente nettement kantienne, celle que Rahner privilégie dans Geist in Welt (1939) sous le titre très kantien, Die apriorischen Strukturen der Sinnlichkeit: (a) der Raum; b) die Zeit6. Doit-on parler d’un infléchissement ou d’un enrichissement? La théologie de la sensibilité de Karl Rahner tient-elle toutes ses promesses? Le corpus rassemblé par Denis Hétier élargit la théologie rahnérienne de la sensibilité, sans qu’elle ne soit ramenée à sa version scolaire: la conversio ad phantasmata. Pourtant, Rahner persiste à valoriser le domaine de la parole, pour un motif un peu étrange que l’ouvrage explicite clairement: «L’image semble accaparer la vision dans ses propres délimitations sensibles et, ainsi, ne lui permettre aucune échappée possible, alors que la parole porte proprement et essentiellement en elle “un moment de négation” qui rend possible un mouvement de transcendantalité de l’objet fini vers le Dieu absolu»7. Est-ce bien l’objet qui transcende, ou le sujet? Il y a manifestement priorité de la parole et de l’écoute: «Le dire et l’écoute sont par essence prophétiques, annonce de ce qui est non-vu, toujours “via negationis et eminentiæ”»8. Les analyses conduites par Denis Hétier semblent confirmer l’excellence de la parole et de l’écoute, tandis que l’image ou la forme que capte l’œil produisent une satisfaction qui se limite au «bien fini». Cette disqualification de l’image (qui est nuancée dans l’écrit de 1983) étonne. Ne traduit-elle pas le fait que la philosophie première de K. Rahner reste rivée au schéma de l’École, la priorité de la connaissance et du verbe sur l’inclination volontaire et amoureuse? Karl Rahner ne marque ni ne professe aucune antécédence ni priorité de cette sorte. Pour s’en rendre compte, il faut donc avoir lu et fréquenté ses écrits sur l’œuvre d’art, sur la parole poétique, sur la puissance expressive de la langue, et c’est ainsi toute la metaphysica rahnérienne qui s’offre sous un jour nouveau. Le grand mérite du livre de Denis Hétier consiste à le montrer de manière à la fois convaincante et équilibrée.

5. 6. 7. 8.

Voir infra, p. 245. Voir SW, t. 22/2, p. 66. Voir SW, t. 2, pp. 83, 90. Voir infra, p. 265. Voir SW, t. 3, p. 479. SW, t. 22/2, p. 70, cité infra, p. 251.

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Il m’est arrivé de manifester mes réticences au sujet du Selbst rahnérien, le «soi», l’«auto». Cet indice lexical traduit la source germanique. Le Selbst accompagne le Vorgriff (la pré-appréhension; l’anticipation vers l’Être). Tout part de l’ego et tout retourne à l’ego. L’artiste s’autointerprète dans l’œuvre. L’œuvre lui revient en propre. Rahner ne méconnaît pas la désappropriation, comme le montre l’ouvrage dans des pages magnifiques. Il n’en demeure pas moins que par le connaître et le produire je (ego) tends vers l’Être. Mais l’Être se donne-t-il? Y a-t-il chez Rahner une place pour le don de l’Être? La reditio completa in se ipsum est éminemment le fait du poète, et c’est audace que de le dire et de l’avoir remarqué, car l’on est enclin à penser que la reditio se dit toujours dans le langage de la metaphysica. Denis Hétier montre qu’il n’en est rien et qu’il faut reconduire le langage de la metaphysica à l’expérience et à sa force intérieure propre. Le langage de la metaphysica est de soi poétique. Cette liaison intense entre la metaphysica et la poésie était pour moi chose inattendue. Il est vrai que Karl Rahner parle de l’être-donnéà-soi du sujet dans la connaissance (die Selbstgegebenheit des Subjektes in der Erkenntnis). L’ego ne domine pas, même lorsqu’il s’agit d’un ego pré-empirique: Déjà dans le Phèdre, Platon stigmatise l’incompréhension avec laquelle, au nom d’une conception intellectualiste de la raison, on méconnaît d’ordinaire le caractère extatique de l’être-hors-de-soi (Aussersichsein) réduit à une simple négation de l’être-auprès-de-soi (Beisichsein), donc à une espèce de folie. En vérité, être-hors-de-soi est la condition positive pour que l’on soit auprès de quelque chose, pour qu’on assiste. Assister, en ce sens, c’est s’oublier […]. Mais l’oubli de soi est ici tout autre chose qu’un état privatif, car il procède de l’abandon total à la chose [aus der vollen Zuwendung zur Sache]9.

Cette ultime dimension, die Zuwendung zur Sache (l’abandon à la chose), n’échappe pas au premier principe de la métaphysique rahnérienne, car la métaphysique est plus une expérience qu’un organon. Le livre inédit de Denis Hétier ne cherche pas à en apporter la preuve – il n’a que faire de cette vaine prétention – mais il en révèle la haute probabilité, dans une liaison et une alchimie dont je ne soupçonnais pas l’intensité: le métaphysique se transcende lui-même dans le poétique et 9. H.-G. GADAMER, Wahrheit und Methode, Tübingen, Mohr Siebeck, 1990, p. 131. En français: Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad. É. SACRE revue par P. RICŒUR (L’Ordre philosophique), Paris, Seuil, 1976, p. 52 (traduction modifiée). Tout ce qui sépare Hans Urs von Balthasar de Rahner pourrait trouver là les raisons de la divergence de fond qui les oppose. Si Balthasar privilégie la dynamique de l’Aussersichsein (être-hors-de-soi), Rahner, quant à lui, use de la catégorie réflexive du Beisichsein (être-auprès-de-soi).

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s’y accomplit. Il fallait oser lire et interpréter Karl Rahner dans une direction que le théologien allemand a lui-même dessinée. Le livre qu’on va lire constitue un événement. Il pourrait changer la donne en autorisant de nouvelles conditions de lecture de l’œuvre. Faculté de théologie et de sciences religieuses Institut Catholique de Paris Pontificia Academia Theologica, Roma

Vincent HOLZER

TABLE DES MATIÈRES PRÉFACE (V. HOLZER) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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INTRODUCTION I. II. III. IV. V. VI.

Karl Rahner et les arts? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les écrits rahnériens sur l’art . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une initiation à la pensée théologique de Karl Rahner . . . . . . Une théologie fondamentale de la création artistique . . . . . . . Considérations méthodologiques et présentation générale . . . . Dans la ligne du concile Vatican II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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PREMIÈRE PARTIE

LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART PRÉSENTATION ET ANALYSE A. LA CRÉATION ARTISTIQUE ET LE MYSTÈRE TRINITAIRE CHAPITRE 1 L’ARTISTE DANS SA RELATION À LA TRINITÉ ÉCONOMIQUE PRIÈRE POUR LES CRÉATEURS (1954) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I. L’artiste et la volonté du Père . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. L’artiste et l’Esprit Saint . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. La vocation de l’artiste sous le signe du prophétisme. . . . . 2. La mission de l’artiste et le risque des trois «tentations» du Christ. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Dire «tout l’homme» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. Dire «Dieu» et son «amour» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5. Un triple courage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6. L’expérience de l’inutilité et de la brisure . . . . . . . . . . . . . . III. L’artiste et le Verbe incarné . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Le monde. Réalité propre du Verbe incarné . . . . . . . . . . . . 2. La création artistique. Morceau de la Croix ou avènement du Royaume . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. Perspective eschatologique et doxologie trinitaire . . . . . . . . . .

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TABLE DES MATIÈRES

B. LA PAROLE DE LA POÉSIE ET LA PAROLE DE DIEU . . . CHAPITRE 2 LA PAROLE POÉTIQUE ET LA PRÉDICATION PRÊTRE ET POÈTE (1955) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I. Le poète et la parole poétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. «Au poète la parole est confiée» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. La parole comme «pensée corporelle» . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Les «paroles originaires». Unir les parties et le tout, ouvrir à l’infini . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. L’«obscurité» des paroles originaires . . . . . . . . . . . . . . . . . 5. Les «paroles originaires» comme présentation et accomplissement de la réalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6. La «tâche rédemptrice» des paroles originaires . . . . . . . . . 7. Prédominance de la poésie sur les autres arts? . . . . . . . . . . 8. Le poète, ministre de la parole comme «sacrement originaire» des réalités. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Le prêtre et la parole de Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III. Le poète est souvent plus et toujours moins qu’un prêtre . . . . 1. Le poète s’exprime lui-même en vérité. Une parole qui «jaillit du cœur». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. La «réconciliation esthétique». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. «Le prêtre appelle le poète» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. L’annonce de la parole de Dieu et la dimension subjective de l’homme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. La parole de Dieu comme réponse à la question que l’homme est lui-même . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. La parole de Dieu dit ses paroles les plus profondes là où il y a poésie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. Les écrits théologiques et poétiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . V. «Le poète appelle le prêtre» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. La parole poétique comme «parole de nostalgie» . . . . . . . 2. La parole poétique en attente d’un accomplissement . . . . . 3. Poète et prêtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE 3 LA PAROLE POÉTIQUE ET L’AUDITION DE LA PAROLE DE DIEU LA PAROLE POÉTIQUE ET LE CHRÉTIEN (1960) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I. Préliminaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Le théologien peut juger de tout . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Le questionnement théologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. La parole de Dieu et son écoute . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Des paroles dans lesquelles demeure le Mystère silencieux

41

47 51 51 51 53 57 58 59 60 61 63 66 66 69 71 71 72 73 74 75 75 76 77

79 80 80 81 82 82

TABLE DES MATIÈRES

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2. Des paroles qui atteignent le cœur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84 3. Des paroles qui rassemblent et unifient . . . . . . . . . . . . . . . . 85 4. Des paroles incarnatoires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86 III. La valeur initiatrice de la parole poétique . . . . . . . . . . . . . . . . 88 IV. Perspectives. Le chrétien et la poésie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 1. La poésie est nécessaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 2. La parenté entre la poésie vraiment grande et le christianisme vraiment grand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92 3. Le don du discernement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 4. Épilogue. Le chrétien et la poésie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 C. L’ÉCRIVAIN ET LE CHRISTIANISME. . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 CHAPITRE 4 L’ÉCRIVAIN SOUS L’APPEL DE LA GRÂCE DU CHRIST LA TÂCHE DE L’ÉCRIVAIN ET L’ÊTRE-LÀ CHRÉTIEN (1960) . . . . . . . . . . . I. Préliminaires et énoncé de la thématique . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Thèse fondamentale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Énoncé de la thèse et théologie du christianisme anonyme 2. L’agir de l’auteur et le christianisme. Liberté et responsabilité 3. Les déclarations de l’auteur et le christianisme . . . . . . . . . . 4. La parenté entre la poésie vraiment grande et le christianisme vraiment grand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III. Seconde thèse. Déploiement et application de la thèse fondamentale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Énoncé de la deuxième thèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. L’auteur dont les déclarations portent sur le régional . . . . . 3. L’auteur dont les déclarations demeurent dans un questionnement ouvert . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. L’auteur, pleinement chrétien-anonyme . . . . . . . . . . . . . . . . 5. L’auteur chrétien non-catholique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6. L’auteur explicitement catholique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. Une troisième thèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPTITRE 5 L’ÉCRIVAIN CHRÉTIEN ET L’ESPÉRANCE DE LA GRANDEUR ET DE LA MISÈRE DE L’ÉCRIVAIN CHRÉTIEN (1971) . . I. Préliminaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Au fondement de l’œuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. La notion d’«intention de l’œuvre» . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. La question de l’engagement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. L’«option fondamentale» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

107 110 113 113 122 127 130 132 132 134 135 138 139 140 141

145 147 148 148 152 153

XX

TABLE DES MATIÈRES

III. La qualité littéraire d’une œuvre chrétienne. Proposition de discernement théologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Une «échelle de mesure» théologique . . . . . . . . . . . . . . . 2. Un «critère» théologique de discernement . . . . . . . . . . . . IV. L’impossible de l’œuvre. Être éloquente et probante pour tous 1. Singularité de l’«initial» humain et chrétien . . . . . . . . . . 2. Parler de l’indicible et de l’explicitement «chrétien» . . . 3. L’expérience religieuse originaire et l’ambiguïté de son objectivation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

155 155 157 165 166 169 172

D. LA CRÉATION ARTISTIQUE ET LA THÉOLOGIE . . . . . . . 177 CHAPITRE 6 L’ART: UN MOMENT INTÉRIEUR DE LA THÉOLOGIE L’ART DANS L’HORIZON DE LA THÉOLOGIE ET DE LA DÉVOTION (1982) . . . . I. Préliminaires. Theology and the Arts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Connaissance conceptuelle et expérientielle . . . . . . . . . . . 2. La connaissance de Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Concept général d’art: une «expression» de l’homme. Les arts verbaux et les arts non-verbaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III. Les arts non-verbaux comme «moment intérieur» à la théologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. La «fonction» de la littérature religieuse et la théologie «poétisante» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V. L’Analogia entis. Fondement du langage poétique . . . . . . . . VI. Une théologie subjective ou mystagogique . . . . . . . . . . . . . . VII. L’artiste. Entre transcendantalité et historicité . . . . . . . . . . . . VIII. L’expérience de l’œuvre d’art. Une expérience de l’«homme tout entier» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IX. L’œuvre d’art religieuse, mais non thématiquement religieuse X. L’artiste et le saint . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

181 182 183 194 200 209 213 218 222 223 227 228 231

E. L’IMAGE ET L’EXPÉRIENCE RELIGIEUSE . . . . . . . . . . . . . 235 CHAPITRE 7 THÉOLOGIE DE LA SENSIBILITÉ DE L’OUÏE ET DE LA VUE. UNE RÉFLEXION THÉOLOGIQUE (1969). . . . . I. Préliminaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Métaphysique de la sensibilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III. Les formes originaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

239 240 241 244

TABLE DES MATIÈRES

XXI

IV. Théologie de l’écoute et de la vision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249 V. La situation contemporaine. Un primat de l’image? . . . . . . . 252 CHAPITRE 8 IMAGE ET TRANSCENDANTALITÉ LA THÉOLOGIE DE LA SIGNIFICATION RELIGIEUSE DE L’IMAGE (1983) . . . . . I. Préliminaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. L’anthropologie chrétienne. Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . III. Irréductibilité des expériences sensibles et christianisme . . . IV. Signification de l’image religieuse dans le christianisme. Rappel historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V. Contemplation d’une image et expérience religieuse. Une réflexion théologique fondamentale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VI. «Moment de négation» et «expérience sensible de transcendantalité». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VII. L’image religieuse sans thème religieux et l’expérience religieuse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VIII. L’image explicitement chrétienne. Image et parole . . . . . . . .

255 256 257 258 261 262 265 270 274

F. LES ARTS ET LA COMMUNAUTÉ CROYANTE . . . . . . . . . 285 CHAPITRE 9 LA PEINTURE MÉTAPHYSIQUE Y A-T-IL UN ART CHRÉTIEN? (1958). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I. «Un art chrétien?». Questionnement et débat . . . . . . . . . . . . 1. Videtur quod non. Le contenu chrétien n’est pas représentable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Sed contra. Il y a bien une expérience de transcendance dans la musique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. La peinture métaphysique est-elle déjà, au sens propre, chrétienne? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Le débat ramené à ses racines théologiques. . . . . . . . . . . . . . 1. Respondeo dicendum. Qu’en est-il du rapport de l’humanité moralement droite à l’égard du surnaturel? . . . . . . . . . . .

289 291 291 293 296 299 299

CHAPITRE 10 LE CHANT POPULAIRE CHRÉTIEN UN PETIT CHANT (1959) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307 I. Le chant du cœur. Une approche fondamentale. . . . . . . . . . . 308 II. Le chant du cœur. Sa place dans la vie humaine et chrétienne 311

XXII

TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE 11 LA MUSIQUE ET LA CONFESSION DE FOI PAROLE ET MUSIQUE DANS L’ESPACE DE L’ÉGLISE. DE LA PREMIÈRE EXÉCUTION DE LA MESSE D’IGOR STRAVINSKY À INNSBRUCK DANS L’ÉGLISE DES JÉSUITES (18 MAI 1961) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I. Préliminaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Le christianisme. Religion de la parole divine. . . . . . . . . . . . III. La musique. «Fragment» du monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. La musique chrétienne. Une approche fondamentale . . . . . . V. La «Messe» de Stravinsky . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE 12 LA CHANSON À TEXTE ET LA PASTORALE DES JEUNES QUE CHANTENT LES BEATLES? (1968) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I. Approche anthropologique fondamentale. . . . . . . . . . . . . . . . II. Approche pastorale. La question de l’homme et la réponse de l’Évangile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III. Le jeu de l’homme comme «topos» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. Le jeu de l’homme comme «kairos» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE 13 UNE ARCHITECTURE RELIGIEUSE CONTEMPORAINE CONSTRUIRE UNE ÉGLISE. À PROPOS DES ÉGLISES MODERNES (1971) . . I. Préliminaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Les limites des principes théologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . III. Le théologien et la liberté créatrice de l’architecte . . . . . . . . IV. Sacralité et sainteté dans le christianisme . . . . . . . . . . . . . . . V. Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

313 315 316 320 320 324

325 325 328 328 330

333 334 334 336 337 340

DEUXIÈME PARTIE

ESQUISSE D’UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 345 CHAPITRE 1 LA COMPÉTENCE DU THÉOLOGIEN DANS LE DOMAINE ARTISTIQUE. . . . 349 I. Le théologien «en tant que tel» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 349 II. Le théologien peut «juger de tout» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 351

TABLE DES MATIÈRES

III. IV. V. VI. VII. VIII.

Entendre la dimension chrétienne dans l’humain . . . . . . . . . L’«échelle de mesure» théologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un «critère» théologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le théologien défenseur de la liberté de l’artiste . . . . . . . . . . Le «charisme» de l’artiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une théologie fondamentale de la création artistique à un «premier niveau de réflexion» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

CHAPITRE 2 APPROCHES DE LA CRÉATION ARTISTIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I. L’acte de création artistique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Une auto-expression de l’homme par laquelle celui-ci advient à lui-même. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Fondements épistémologiques. L’être-à-soi originaire et son objectivation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Une objectivation symbolique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. L’artiste exprime ce dont il fait l’expérience . . . . . . . . . . II. La dimension intrinsèquement éthique de l’acte de création artistique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. La création artistique. Un acte libre . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. La création artistique. Un acte qui concerne l’homme et s’adresse à lui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. La triple responsabilité de l’artiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . III. Le processus intérieur de l’acte de création artistique . . . . . . 1. La création artistique n’habille pas des principes abstraits, mais «façonne» le concret. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. L’«intention» de l’œuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. L’«option fondamentale» de l’auteur . . . . . . . . . . . . . . . . 4. L’«initial» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. La création artistique «jaillit du cœur» . . . . . . . . . . . . . . . . . V. Art et historicité. Promouvoir l’art contemporain . . . . . . . . . CHAPITRE 3 ART ET TRANSCENDANTALITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I. Une métaphysique de la sensibilité humaine . . . . . . . . . . . . . 1. L’unité indivise de la sensibilité et de l’esprit. . . . . . . . . . 2. L’irréductibilité des expériences sensibles. . . . . . . . . . . . . II. L’art porté par la transcendantalité de l’esprit . . . . . . . . . . . . 1. Paroles et formes originaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. La transcendantalité dans l’expérience religieuse . . . . . . . III. L’existence poétique et la réconciliation esthétique . . . . . . . .

XXIII

351 352 353 354 356 357

359 359 360 360 361 362 363 364 365 366 369 369 371 372 373 374 375

379 381 381 382 384 385 391 393

XXIV

TABLE DES MATIÈRES

IV. «Moment de négation» et expérience sensible de transcendantalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V. Une expérience de l’«homme tout entier» . . . . . . . . . . . . . . VI. Les œuvres sans thématique religieuse, mais religieuses en leur fond . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VII. L’objectivation de l’expérience religieuse et son ambiguïté . VIII. L’artiste entre transcendantalité et historicité. Une histoire transcendantale de l’art . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE 4 ART ET CHRISTIANISME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I. L’art et le christianisme. Une parenté interne . . . . . . . . . . . . 1. L’art comme «question», comme «topos» et comme «kairos» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. La parenté interne de l’art et du christianisme . . . . . . . . . 3. L’art comme condition essentielle du christianisme . . . . . 4. La relation intrinsèque entre l’«humain» et la grâce . . . . II. L’art et l’existential chrétien. Un art chrétien anonyme . . . . 1. L’existential chrétien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. L’artiste-auteur et l’être-là chrétien . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. L’auteur, le contenu déclaratif de l’œuvre d’art et le christianisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III. L’art explicitement chrétien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. La littérature chrétienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. La peinture chrétienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. La musique chrétienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. L’architecture religieuse et chrétienne . . . . . . . . . . . . . . . . IV. L’artiste et le saint . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

396 399 400 401 403 405 406 407 411 413 415 418 418 420 421 423 424 427 431 435 437

CHAPITRE 5 ART ET THÉOLOGIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I. L’art. Un «moment interne» de la théologie . . . . . . . . . . . . . II. Théologie verbale et théologie non-verbale . . . . . . . . . . . . . . III. Une théologie «poétisante» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. L’analogie de l’être au fondement de l’art et de la théologie V. Une théologie de la sensibilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

441 441 444 446 448 450

ÉPILOGUE. «LE CHRIST, CE GRAND ARTISTE» . . . . . . . . . . . . . . . . . . I. Le fondement trinitaire de la création artistique . . . . . . . . . . II. La création artistique et la création divine . . . . . . . . . . . . . . . III. La création artistique et l’incarnation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. «Le Christ, ce grand artiste» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

453 453 454 455 456

TABLE DES MATIÈRES

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CONCLUSION ABRÉVIATIONS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 469 BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 471 I. Bibliographie primaire. Œuvres de Karl Rahner . . . . . . . . . . 1. Bibliographie générale (sources) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. «Écrits sur l’art» (corpus de référence) . . . . . . . . . . . . . . 3. Autres livres ou articles cités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Bibliographie secondaire sélective . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Livres ou articles relatifs aux «écrits sur l’art» de Karl Rahner . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Autres livres ou articles sur Karl Rahner . . . . . . . . . . . . . III. Bibliographie sélective. Karl Rahner, Jorge Blajot, Aimé Duval, Luise Rinser . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Karl Rahner et Jorge Blajot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Karl Rahner et Aimé Duval . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Karl Rahner et Luise Rinser . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. Autres livres et articles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V. Magistère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VI. Catalogues d’exposition, documentaires, autres. . . . . . . . . . .

471 471 471 472 475 475 476 477 477 477 477 479 485 486

INDEX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 487 I. Index biblique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 487 II. Index onomastique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 487

INTRODUCTION I. KARL RAHNER ET LES

ARTS?

Si l’on aborde la question de l’art ou si l’on envisage de mener une recherche en théologie des arts, le regard ne se porte pas d’emblée vers Karl Rahner. Brent Little constate que, dans la théologie catholique, les débats sur l’art et l’esthétique se concentrent le plus souvent autour de l’œuvre de Hans Urs von Balthasar. Il souligne encore, qu’en contraste, il est souvent tenu pour acquis que les écrits de Karl Rahner manquent d’une théologie esthétique1. De même, Gesa Elsbeth Thiessen fait remarquer qu’il peut paraître inattendu «d’inclure un article sur la contribution de Karl Rahner pour une réflexion d’esthétique théologique»2 dans un ouvrage collectif consacré au théologien. Pourtant, dans l’introduction du Traité fondamental de la foi, considérant le pluralisme des connaissances qui interpellent la réflexion théologique, Karl Rahner n’omet pas d’y mentionner la création artistique. Celle-ci participe des différentes formes de vie de l’esprit et s’inscrit dans la diversité des recherches d’auto-interprétation signifiantes de l’homme avec lesquelles la théologie doit «avoir affaire»3. Bien que les documents biographiques soient peu nombreux à ce sujet, il est certain que le monde de l’art n’a pas été étranger à la vie de Karl Rahner. L’ouvrage commémoratif Karl Rahner. Bilder eines Lebens4 retraçant les grandes étapes de la vie du théologien et regroupant plus d’une cinquantaine de brèves contributions, nous donne quelques indications. Hubert Biallowons, évoquant certains épisodes de la jeunesse de 1. B. LITTLE, Anthropology and Art in the Theology of Karl Rahner, in The Heythrop Journal 52 (2011), n° 6, 939-951. Voir les premières lignes de l’article p. 939. 2. «To include an article on Rahner’s contribution to a theological aesthetics», G.E. THIESSEN, Karl Rahner. Toward a Theological Aesthetics, in D. MARMION – M.E. HINES (éds), The Cambridge Companion to Karl Rahner, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, 225-234, p. 225. 3. «Finalement, s’y ajoute encore toute la diversité de cette vie de l’esprit qui ne relève pas de la science: qu’il s’agisse d’art, de poésie, de société. Une diversité si grande que tout ce qui entre là n’est pas médiatisé ni par les philosophies, ni par la pluralité des sciences, et présente néanmoins une figure de l’esprit, une forme d’autocompréhension humaine avec laquelle la théologie devrait avoir affaire», K. RAHNER, Traité fondamental de la foi, trad. G. JARCZYK, Paris, Centurion, 1983, p. 20 [désormais cité: TfF]. 4. P. IMHOF – H. BIALLOWONS (éds), Karl Rahner. Bilder eines Lebens, Freiburg i.Br., Herder, 1985.

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Karl Rahner, mentionne l’adhésion du jeune Karl (bien que probablement motivée par son amour de la nature) au «Quickborn»; c’est dans le cadre de ce mouvement que le jeune Karl participera à la première grande conférence du Château Rothenfels5. Paul Imhof, se référant pour sa part aux premières années de Karl Rahner dans la Compagnie de Jésus, relate qu’au noviciat le jeune jésuite était bien plus intéressé par la littérature et l’art que par le sport et qu’il était inscrit au «Äesthetenclub» dans lequel les participants débattaient de l’expressionisme6 (pour percevoir les enjeux de ces débats, il suffirait de rappeler combien les questions soulevées par ce mouvement artistique ont été déterminantes dans l’élaboration de la théologie de la culture de Paul Tillich)7. L’écrivain Heinrich Böll, dans son témoignage, note que Karl Rahner a certainement été affecté par l’éloignement de la littérature et des arts par rapport à l’Église, mais aussi, inversement, par un manque d’intérêt de l’Église pour les arts eux-mêmes dans leur lien possible au culte, et cela en raison d’une crainte et d’une défiance à l’égard de ce qui est contemporain8. Karl Heinz Neufeld, dans son article Theologie und Dichtung. Über Karl Rahner9 souligne le rapport intensif que Karl Rahner a entretenu dans sa jeunesse et dans sa formation avec la poésie et la littérature, ce qui a forgé en lui une conscience aigüe de la parole. En effet, il avait été demandé à Karl Rahner, pendant sa période de Régendat, d’enseigner la littérature allemande10. Dans leur ouvrage commun, Charles Muller et Herbert Vorgrimler évoquent les nombreuses relations artistiques de Karl Rahner parmi lesquelles ils indiquent des écrivains de renom: Kühnelt-Leddihn, Walter Dirks, Luise Rinser, Heinrich Böll; de même, ils relèvent son «enthousiasme» pour l’art moderne11. Dans son article Heutige Theologie

5. Ibid., p. 11. Le «Quickborn» était un important mouvement catholique de la jeunesse allemande, à la fois spirituel et culturel. Romano Guardini fut invité à la deuxième grande Journée du «Quickborn» au Château Rothenfels, en août 1920. Dès août 1921, il en devint la figure centrale. Sur le mouvement du «Quickborn» et sur le Château Rothenfels, voir H.-B. GERL-FALKOVITZ, Romano Guardini. Sa vie et son œuvre, 1885-1968, trad. de l’allemand J. GREISCH – F. TODOROVITCH, préf. J. GREISCH, Paris, Salvator, 2012, 211-285; 287-334 [chap. 7: Le dévouement à la Jugendbewegung: le Château Rothenfels sur le Main (1920-1926); chap. 8: Rothenfels au cœur d’un mouvement culturel: Guardini comme directeur du Château (1927-1939)]. 6. IMHOF – BIALLOWONS (éds), Karl Rahner, p. 16. 7. Voir à ce propos E. TONIUTTI, Paul Tillich et l’art expressionniste, Québec, Les Presses Universitaires de Laval, 2005. 8. IMHOF – BIALLOWONS (éds), Karl Rahner, p. 98. 9. K.H. NEUFELD, Theologie und Dichtung. Über Karl Rahner, in IBW-Journal – Zeitschrift des Deutschen Instituts für Bildung und Wissen 42 (2004), no 2, 3-9. 10. Cette indication nous a été donnée par Karl Heinz Neufeld, lors d’un entretien qu’il nous a accordé. 11. C. MULLER – H. VORGRIMLER, Karl Rahner, Paris, Fleurus, 1965, p. 32.

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und heutige Kunst12 sur les relations entre la théologie et l’art contemporain, Herbert Vorgrimler montre combien la théologie rahnérienne, par la place donnée à l’historicité, peut favoriser une compréhension de l’évolution des arts (nous sommes dans les années soixante), et, plus encore, peut soutenir et encourager cette évolution; l’auteur se réfère expressément à une conversation qu’il a eue à ce sujet avec Karl Rahner lui-même. De même, il souligne que, dans les réunions préparatoires à l’élaboration des textes Esquisse d’une dogmatique13 et, plus encore, Plan et esquisse d’un manuel de théologie pastorale14, Karl Rahner avait lui-même insisté, et «formellement [formal]», pour que les arts soient pris en considération. Dans quelques interviews, Karl Rahner n’hésite pas à parler de son intérêt et de sa relation aux arts, que ce soit la musique, le théâtre ou le cinéma15. Ces quelques éléments biographiques, bien que très parcellaires, laissent néanmoins entrevoir une ouverture et une attention certaine de Karl Rahner au monde de l’art et à ses questions, alors même qu’il n’en a pas fait une priorité dans ses engagements ecclésiaux et dans son œuvre théologique. II. LES ÉCRITS RAHNÉRIENS SUR L’ART Si Karl Rahner n’a pas fait du champ artistique un lieu particulier d’investigation théologique, s’il n’a pas tenté d’élaborer une théologie de l’art pour elle-même, il n’en reste pas moins que divers écrits de circonstance, sans liens directs entre eux, de compositions très différentes, les uns très conséquents dans leur développement et d’autres n’étant que de courtes réflexions introductives, manifestent indubitablement la richesse d’un questionnement et la profondeur d’une réflexion en ces domaines. En effet, une douzaine d’écrits, dont les dates de rédaction s’étendent de 1954 à 1983, témoignent de la permanence et de l’évolution d’une véritable pensée. Ceux-ci forment ainsi un authentique corpus. 12. H. VORGRIMLER, Heutige Theologie und heutige Kunst, in ID., Wegsuche. Kleine Schriften zur Theologie, t. 2 (Münsteraner Theologische Abhandlungen, 42/2), Altenberge, Oros, [1964] 1998, 592-602. 13. Cette recherche fut menée avec Hans Urs von Balthasar en 1937-1938. Le texte a été publié sous le titre Über den Versuch eines Aufrisses einer Dogmatik, in Schriften zur Theologie, t. 1, Einsiedeln, Benziger, 1954, 9-47 [désormais cité: SzT]. Pour la traduction française: Essai d’une esquisse d’une dogmatique, in Écrits théologiques, t. 4, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, 7-50 [désormais cité: Ét]. 14. F.X. ARNOLD – K. RAHNER – V. SCHURR, Plan und Aufriss eines Handbuches der Pastoraltheologie, Freiburg i.Br., Herder, 1962. 15. Voir P. IMHOFF – H. BIALLOWONS (éds), Glaube in winterlicher Zeit. Gespräche mit Karl Rahner aus den letzten Lebensjahren, Düsseldorf, Patmos, 1985, pp. 39-43.

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Ces articles, selon un ordre chronologique de rédaction, sont les suivants: 1954: Prière pour les créateurs16; 1955: Prêtre et poète17; 1959: Un petit chant18; 1960: La parole poétique et le chrétien19; 1960: La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien20; 1961: Parole et musique dans l’espace de l’église21; 1968: Que chantent les Beatles?22; 1969: De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique23. Ce texte est la reprise, mais avec des ajouts, d’un écrit antérieur, de 1965: De la vue et de l’ouïe24; • 1971: De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien25; • 1971: Construire une église. À propos des églises modernes26; • 1982: L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion27; • • • • • • • •

16. Gebet für geistig Schaffende, SzT, t. 7, 401-403; Sämtliche Werke, Christliches Leben. Aufsätze-Betrachtungen-Predigten, t. 14, Freiburg i.Br., Herder, 2006, 349-350 [désormais cité: SW]. En langue française: Prière pour les créateurs, trad. Y. TOURENNE, in Y. TOURENNE, Amorce d’une esthétique théologique chez Karl Rahner?, in Recherches de Science Religieuse 85 (1997), no 3, 416-418 [désormais cité: Prière pour les créateurs]. 17. Priester und Dichter, SzT, t. 3, 349-375; SW, t. 12, 421-440. En langue française: Prêtre et poète, trad. R. GIVORD, in Éléments de théologie spirituelle, Paris, Desclée de Brouwer, 1964, 267-295 [désormais cité: Prêtre et poète]. 18. Ein kleines Lied, SW, t. 14, 211-212. En langue française: Un petit chant, in Une foi qui aime le monde. Méditations chrétiennes de la vie quotidienne, trad. R. VIRRION, Mulhouse, Salvator, 1968, 185-187 [désormais cité: Un petit chant]. 19. Das Wort der Dichtung und der Christ, SzT, t. 4, 441-454; SW, t. 12, 441-450. En langue française: La parole poétique et le chrétien, trad. R. GIVORD, Ét, t. 9, 185-198 [désormais cité: La parole poétique et le chrétien]. 20. Der Auftrag des Schriftstellers und das christliche Dasein, SzT, t. 7, 386-400; SW, t. 16, 181-192 [désormais cité: La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien]. 21. Wort und Musik im Raum der Kirche, SW, t. 16, 226-230 [désormais cité: Parole et musique]. 22. Wovon singen die Beatles?, SW, t. 24/2, 875-876 [désormais cité: Que chantent les Beatles?]. 23. Vom Hören und Sehen. Eine theologische Überlegung, SW, t. 22/2, 63-72 [désormais cité: De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique]. 24. Vom Sehen und Hören, in Glaube, der die Erde liebt. Christliche Besinnung im Alltag der Welt, Freiburg i.Br., Herder, 1966, 159-165. En langue française: De la vue et de l’ouïe, in Une foi qui aime le monde. Méditations chrétiennes de la vie quotidienne, trad. R. VIRRION, Mulhouse, Salvator, 1968, 188-196 [désormais cité: De la vue et de l’ouïe]. 25. Von der Gröβe und dem Elend des christlichen Schriftstellers, SW, t. 23, 160-170. 26. Kirche bauen. Zum modernen Kirchenbau, SW, t. 29/2, 893-896. 27. Die Kunst im Horizont von Theologie und Frömmigkeit, SzT, t. 16, 364-383; SW, t. 19, 138-144 [désormais cité: L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion].

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• 1983: La théologie de la signification religieuse de l’image28. • À ce corpus, nous ajoutons un texte qui n’est pas de la main de Karl Rahner, mais qui est constitué de notes prises par un confrère étudiant au cours d’un séminaire: • 1958: Y a-t-il un art chrétien?29. Ces écrits n’ont fait l’objet que de peu d’études, essentiellement sous forme d’articles, dont une seule en langue française30. Ces études ne se réfèrent qu’à quelques-uns de ces écrits, et le plus souvent à: Prêtre et poète, La parole poétique et le chrétien, La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, La théologie de la signification religieuse de l’image. Ce sont, certes, les plus importants. Sauf erreur de notre part, l’article De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, pourtant dense et très riche, n’est jamais cité. Les autres écrits qui ouvrent sur une diversité des arts sont très peu ou pas du tout pris en compte. Autrement dit, ces textes n’ont jamais été présentés conjointement et n’ont jamais fait l’objet d’une seule et même étude. Notons encore que la plupart de ces textes n’ont pas été traduits en langue française. Force est de remarquer que Karl Rahner lui-même n’a pas eu le souci de rassembler ces écrits dans une partie différenciée et singulière de son œuvre et sous un intitulé ayant explicitement trait à une théologie de l’art. De tels constats manifestent combien ce champ de la pensée rahnérienne reste encore à défricher. III. UNE INITIATION À LA

PENSÉE THÉOLOGIQUE DE

KARL RAHNER

Si cette dimension de la pensée de Karl Rahner n’a été que peu valorisée, les quelques théologiens qui s’en sont approchés n’ont pas manqué d’en signaler l’importance. Yves Tourenne souligne que «cet aspect de l’œuvre rahnérienne», si restreint soit-il quant au nombre de textes, n’est cependant «pas un élément marginal dans une vaste production mais le signe d’un intérêt profond et un accès au centre de sa pensée»,

28. Zur Theologie der religiösen Bedeutung des Bildes, SzT, t. 16, 348-363; SW, t. 30, 471-482. 29. Gibt es eine christliche Kunst?, in O. SCHÄRPF, Karl Rahner, Aus dem theologischen Kolloquium. Mitschrift von Otto Schärpf, aus dem Zeitraum 16.5.1958 – 22.5.1959, Andere Texte von K. Rahner, [s.l.], [s.e.], 2012, 57-66. Voir http://host-82-135-31-182. customer.m-online.net/TheoKoll1.pdf (consulté le 22 mai 2018). 30. TOURENNE, Amorce d’une esthétique, 383-418.

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et de conclure: «il mériterait d’être étudié»31. Il insiste sur les enjeux et la profondeur théologiques de ces écrits: ils «sont une forme de théologie fondamentale et constituent ainsi un accès au centre de sa pensée»32, ou encore, ils sont «une “introduction” au contenu et à la forme de pensée de sa théologie»33. Gesa Elsbeth Thiessen affirme que ces écrits sur l’art apportent «une nouvelle lumière sur la théologie de Karl Rahner»34. Brent Little est convaincu que «les réflexions de Karl Rahner sur l’expression artistique sont un développement logique de son anthropologie»35. De même, João Duque souligne que ces écrits de Karl Rahner sur l’art sont traversés et portés par des fondements qui sont proprement constitutifs de sa pensée philosophico-théologique et que ceux-ci demeurent identiques même si l’on peut constater un processus de transformation du point de vue de sa pensée sur l’art; João Duque montre que le mode selon lequel Karl Rahner aborde la question de l’art est celui d’une théologie fondamentale36. Ces écrits, en effet, convoquent les grandes thèses de l’anthropologie et de la théologie de Karl Rahner, et c’est en ce sens que, plus qu’une introduction, ils sont une véritable initiation à sa pensée. Si certains concepts développés et sans cesse repris par le théologien ont pu susciter de vifs débats, leur inscription dans le domaine de l’art permet de les réévaluer et d’en confirmer de manière renouvelée, et peut-être inattendue, la pertinence. Dans ce champ existentiel si particulier et si exigeant que sont l’engagement et l’expérience artistiques, ces concepts trouvent un niveau de compréhension et de vérification inaccoutumé. Par ailleurs, appartenant par leur date de rédaction à des périodes différentes de la vie de l’auteur, ces différents écrits sont symptomatiques de son œuvre. IV. UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE Notre propos est donc de prendre pleinement en considération, pour elle-même, cette réflexion de Karl Rahner sur les arts, d’en saisir les accents, les permanences et les évolutions, et de la situer dans l’ensemble de son œuvre. 31. Ibid., p. 384. 32. Ibid., p. 385. 33. Ibid., p. 399. 34. «New light on Rahner’s theology» (THIESSEN, Karl Rahner. Toward a Theological Aesthetics, p. 225). 35. «Rahner’s reflections on artistic expression are a logical development of his anthropology» (LITTLE, Anthropology, p. 939). 36. «De modo teológico-fundamental», J. DUQUE, A Arte como Teologia. Sobre alguns textos de Karl Rahner, in Teologica II/30 (1995), no 1, 139-153, p. 141.

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Comme nous l’avons déjà indiqué, ces écrits sur l’art sont des écrits de circonstance répondant à des sollicitations ou des situations particulières. Ce sont avant tout les réflexions d’un théologien catholique qui s’adresse à des catholiques et dont la visée est une intelligence approfondie de la Révélation chrétienne, de l’expérience humaine et de la vie croyante et ecclésiale, fut-ce dans le domaine des arts. Autrement dit, ces textes relèvent d’une théologie pratique, telle que Karl Rahner lui-même la concevait: «La théologie pratique, c’est cette discipline théologique qui s’occupe de l’activité par laquelle l’Église se réalise en fait, et doit se réaliser, dans chaque situation concrète. Elle s’en occupe en éclairant théologiquement la situation donnée à chaque instant, situation dans laquelle l’Église doit s’accomplir elle-même dans toutes ses dimensions»37. Le domaine artistique, si l’on veut bien le considérer avec sérieux, correspond de fait à l’une de ces dimensions en lesquelles l’Église s’est accomplie elle-même, c’est-à-dire a exprimé et s’est appropriée sa foi, et s’accomplit encore elle-même, exprime et s’approprie sa foi. La richesse du patrimoine chrétien (tant dans le domaine de l’architecture que dans ceux de la littérature, des arts plastiques, de la musique et des arts liturgiques) ne peut que confirmer cette réalité pour la vie passée et présente de l’Église. Cela demeure encore vrai aujourd’hui à travers de multiples réalisations, même s’il y a eu une certaine scission entre l’Église et les arts et si cela peut paraître plus complexe et moins évident. Dans chacun de ces écrits sur l’art, Karl Rahner répond à des questionnements précis et à des situations de vie ecclésiale singulières relatifs à des problématiques artistiques. Il relève le défi de la réflexion proprement théologique et envisage des principes de discernement en vue de décisions. Ainsi, ces problématiques artistiques au sein de la vie de l’Église et de son devenir concret se présentent comme un horizon existentiel spécifique pour la pensée théologique, et, réciproquement, la théologie se présente comme l’horizon vers lequel ces problématiques peuvent trouver leur résolution38. En ce sens, ces textes nous offrent autant de mises en œuvre d’une théologie pratique de l’art. Cela rejoint les perspectives évoquées par Herbert Vorgrimler et que nous avons rappelées ci-dessus. Sans démentir cet aspect, il faut reconnaître cependant 37. Problèmes de théologie pratique, trad. H. BOURBOULON, Ét, t. 11, Paris, Desclée de Brouwer, 1970, p. 110. 38. Précisant la relation de la théologie pratique aux autres spécialités théologiques, Karl Rahner insiste sur leur articulation et leur priorité réciproque: la théologie pratique a pour fonction d’indiquer aux autres disciplines «l’horizon de leurs tâches, dans la mesure où celles-ci leur sont posées par l’Église et son avenir», et ces autres disciplines théologiques «en tant que disciplines fondamentales, sont la condition, l’horizon, la norme de la théologie pratique». Ibid., p. 119.

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que, bien qu’il tende vers des propositions de discernement, Karl Rahner explicite avant tout des analyses de théologie fondamentale; il mentionne parfois explicitement qu’il laisse à d’autres le soin d’envisager des applications plus immédiates et concrètes. Il est significatif qu’il lui ait été expressément demandé, pour sa contribution de 1983 La théologie de la signification religieuse de l’image (autrement dit, son dernier écrit sur l’art), «un exposé “théologique fondamental”»39. Cette indication pourrait valoir pour toutes les autres contributions. En ce sens, ces textes correspondent à une théologie fondamentale de l’art. Cette tension interne entre théologie pratique et théologie fondamentale est, en fait, constitutive de la pensée rahnérienne. Christoph Theobald fait remarquer qu’elle appartient à sa «forme». Il souligne combien l’œuvre de Karl Rahner «se situe in medio ecclesiae et au cœur de la société de son époque», et qu’«à ce titre, elle relève de la “théologie pratique”». Sans que soit déniée la nécessité et «l’importance d’une approche essentielle des mystères de la foi, y compris de celui de l’Église», la tâche et le but ultime de la théologie, est, pour Karl Rahner, «d’aider l’Église à penser son auto-réalisation actuelle»40. Ses écrits sur l’art se situent tout à fait dans cette double tension. Pour avancer encore, il nous faut ajouter que si ces écrits sont des réponses circonstanciées et s’ils impliquent une réflexion théologique fondamentale, ils intègrent aussi, et de manière essentielle, des analyses de l’expérience artistique tout à fait spécifiques, significatives et substantielles. Ils manifestent une compréhension profonde et personnelle d’une dynamique interne de l’acte de création artistique et de ses dimensions intrinsèques. Karl Rahner est très précis lorsqu’il aborde ces questions et il n’hésite pas à en défendre la spécificité. Nous touchons là, certainement, à un aspect très méconnu de sa pensée, encore moins abordé et mis en valeur, et cela constitue indubitablement un intérêt majeur de ces écrits. De même, il développe des analyses très resserrées de l’acte de perception d’une œuvre d’art, perception s’ouvrant à la transcendantalité (et à la transcendantalité surnaturellement élevée) au sein d’un plein exercice de la sensibilité. Autrement dit, ces écrits sur l’art se présentent plus précisément comme une théologie fondamentale de la création artistique. Et, dans la mesure où ceux-ci sont circonstanciels et sans intention d’élaboration systématique, nous pouvons dire de manière plus

39. «Ein “fundamental-theologisches” Referat», SW, t. 30, «Editorische Anmerkungen», note a, p. 857. 40. C. THEOBALD, Selon l’Esprit de sainteté. Genèse d’une théologie systématique (Cogitatio fidei, 296), Paris, Cerf, 2015, pp. 45-46.

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appropriée et plus justement que ces écrits constituent des éléments d’une théologie fondamentale de la création artistique. Cette perspective et cette problématique traverseront toute notre étude. Cela nous conduit à trois remarques. Tout d’abord, parler d’une théologie fondamentale de la création artistique, c’est reconnaître la possibilité de penser radicalement une articulation entre l’expérience artistique et la révélation chrétienne. Cela signifie, d’une part, que soit reconnu à l’expérience artistique d’être une praxis et une expérience existentielle suffisamment constituante de l’homme, engageant le tout de lui-même et le tout de sa vie, en liberté et en responsabilité, de telle sorte qu’elle puisse effectivement être pensée en regard de l’annonce chrétienne dans ce qu’elle a d’essentiel, c’est-à-dire en regard du mystère qu’est «l’autocommunication de Dieu au cœur de l’existence – c’est-à-dire la grâce – et dans l’histoire – c’est-à-dire Jésus-Christ –, ce qui implique déjà le mystère de la Trinité “économique” et immanente»41. C’est à ce titre, seulement, que l’expérience artistique peut être objet d’une réflexion de théologie fondamentale. C’est bien cette perspective que nous retrouvons dans l’ensemble de ces textes. La possibilité de penser une articulation entre l’expérience artistique et la révélation chrétienne signifie, d’autre part, que le théologien selon sa compétence propre peut effectivement, tout en se laissant interroger par cette expérience et cette dimension humaine particulière, apporter une compréhension et une interprétation significative. En effet, si Karl Rahner, au début de plusieurs de ses contributions, affirme un manque de compétence en matière d’art, il revendique néanmoins une capacité de discernement et d’analyse selon une échelle de mesure proprement théologique. Dans les premiers textes, cette articulation entre l’expérience artistique et la révélation se présente essentiellement comme tension entre la question et la réponse, tandis que dans les derniers textes cette corrélation tend à laisser place à la mise en valeur d’une appartenance interne: l’expérience artistique devient partie intégrante de l’expérience de foi en tant que telle. Pour rendre compte de notre propos, il nous faut ajouter une deuxième remarque. Lorsque nous parlons de théologie fondamentale de la création artistique, nous opérons une généralisation englobant indistinctement tous les arts. Or, les analyses de Karl Rahner se portent principalement sur les arts liés à la parole42. Si certaines demandes le confrontent au

41. TfF, p. 25; c’est de cette manière que Karl Rahner résume et condense l’essentiel du mystère chrétien dans les remarques introductives du Traité fondamental de la foi. 42. Voir par exemple l’étude d’A. SPADARO, La grazia della parola. Karl Rahner e la poesia, Milano, Jaca Book, 2006.

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chant, à la photographie, à la musique, à l’architecture ou à la peinture, si tous les arts sont envisagés et affirmés dans leur irréductibilité les uns à l’égard des autres, il faut reconnaître que Karl Rahner revient toujours, comme à une référence première, aux arts liés à la parole. Ceux-ci lui sont indubitablement plus familiers et le relient plus directement à la question de la parole de Dieu et à celle de la parole théologique. Sans négliger cela, nous partageons toutefois pleinement la conviction de Brent Little qui soutient que «les réflexions de Karl Rahner sur les arts littéraires peuvent être appliquées à d’autres formes d’art»43; c’est de cette manière que nous nous autorisons à cette généralisation vers tous les arts. Karl Rahner lui-même n’hésitera pas, à l’instar des paroles originaires, à évoquer des formes originaires. Soulignons, toutefois, que cette prédominance de la parole se retrouvera dans la question des arts explicitement chrétiens. Enfin, puisque nous avons évoqué l’étude d’Yves Tourenne, il paraîtra manifeste, par les différentes considérations précédentes, que notre questionnement diffère de celui de son article, à savoir celui d’une esthétique théologique chez Karl Rahner. Cette problématique, partagée par d’autres auteurs44, relève d’une problématique plus balthasarienne que rahnérienne (ce qu’Yves Tourenne lui-même reconnaît au terme de son analyse). Elle ne correspond pas directement à celle qui traverse l’ensemble de ces écrits de Karl Rahner sur l’art. V. CONSIDÉRATIONS MÉTHODOLOGIQUES ET PRÉSENTATION GÉNÉRALE Compte tenu de la diversité de ces écrits, de leur caractère circonstanciel, de leur étalement sur une période d’une trentaine d’années, et dans la mesure où le propos de notre travail est de prendre pleinement en considération cette réflexion de Karl Rahner sur les arts en en manifestant les accents, les permanences et les évolutions, il nous paraît essentiel, dans une première partie, d’étudier ces textes en eux-mêmes, autant que possible selon leur ordre chronologique de parution, en en indiquant 43. «Rahner’s reflections on the literary arts can be applied to other art forms», LITTLE, Anthropology, p. 947. 44. Nous retrouvons cette perspective, par exemple, dans l’article de J.K. VOISS, Rahner, von Balthasar, and the Question of Theological Aesthetics. Preliminary Considerations, in M. BOSCO – D. STAGAMAN (éds), Finding God in All Things. Celebrating Bernard Lonergan, John Courtney, and Karl Rahner, New York, Fordham University Press, 2007, 167-181, 211-215. J.K. VOISS définit clairement son intention: il s’agit d’infirmer la présupposition selon laquelle une esthétique théologique serait absente de la théologie de Karl Rahner.

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le contexte de rédaction, en explicitant leur problématique propre, leur contenu philosophico-théologique, leur mouvement interne, la méthode et l’organisation scientifiques qui les structurent ainsi que les éléments de décision vers lesquels ils tendent. Nous souhaitons ainsi rendre compte de l’originalité, de la finesse et de la rigueur de la réflexion et des analyses proposées dans ces écrits. Chaque écrit possède une physionomie singulière. Il importe de faire percevoir une pensée en recherche, qui s’élabore et se construit. Nous avons donc délibérément opté pour une analyse précise des textes, les uns après les autres, en prenant le risque d’une certaine répétition possible et, peut-être, d’une certaine fastidiosité. Une telle lecture ou analyse est la mise en œuvre d’un véritable apprentissage théologique: autrement dit, elle a une valeur formatrice qui n’est pas inopportune dans ce champ de recherche peu développé qu’est la théologie de l’art. Par ailleurs, ce choix d’une proximité avec le texte rejoint le souci ricœurien que Louis-Marie Chauvet rappelle dans ces termes: «Chacun sait combien Ricœur a pris soin (méticuleusement toujours, dans son argumentation) de développer cette perspective: c’est la “texture même des textes”, dit-il souvent, qui requiert le passage par leur analyse objective comme chemin de leur “compréhension”»45. En effet, Paul Ricœur souligne que l’herméneutique ne peut pas ne pas tenir compte des apports de l’analyse structurale et que «l’explication est désormais le chemin obligé de la compréhension», tout en ajoutant immédiatement: «non pas, je m’empresse de le dire, que l’explication puisse éliminer en retour la compréhension»46. Il en résulte que l’appropriation de la «chose du texte» ou du «monde de l’œuvre» ne peut se faire sans ce passage. La «proposition du monde» offerte par un texte, précise-t-il encore, «n’est pas derrière le texte, comme le serait une intention cachée, mais devant lui, comme ce que l’œuvre déploie, découvre, révèle»47. Il s’agit donc de «s’exposer au texte». Cette analyse des écrits de Karl Rahner permet de s’arrêter sur des remarques posées là au fil de l’argumentation, de relever certaines réflexions laissées en attente, de découvrir des ouvertures inattendues, autant d’éléments que ne retiendrait pas nécessairement une analyse transversale, synthétique ou thématique. Cette lecture permet, de plus, d’entrer dans un approfondissement de notions déjà bien connues, mais 45. L.-M. CHAUVET, Incidences de la pensée philosophique de P. Ricœur sur la théologie contemporaine, in Le Portique 26 (2011), doc. 6, p. 4. Accès en ligne: http://journals. openedition.org/leportique/2512 (consulté le 22 mars 2018). 46. P. RICŒUR, La fonction herméneutique de la distanciation, in Du texte à l’action. Essai d’herméneutique II (Points Essais, 377), Paris, Seuil, 1986, p. 123. 47. Ibid., p. 130.

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dont parfois manque la saisie de leur moment d’avènement ou d’instauration; autrement dit, cette lecture textuelle peut être l’occasion d’un renouvellement de la compréhension de ces notions. Il nous faut reconnaître que la nécessité dans laquelle nous nous sommes trouvés d’avoir à traduire la plupart de ces écrits nous a en quelque sorte contraints à ce pas à pas avec le texte, d’autant plus que nous ne sommes pas germanophone et que le langage rahnérien est réputé pour sa difficulté. Ce travail initial de traduction a certainement fortement conditionné la présentation de ces écrits dans notre étude. Cela peut s’avérer être une limite, l’on pourrait s’attendre à plus de recul et de distance par rapport au texte. Mais cette proximité que nous avons fait nôtre et que nous avons choisie dans notre mode d’exposition peut apporter le bénéfice indiqué ci-dessus, sans oublier et reprécisant qu’il s’agit en tout état de cause d’une lecture et d’une restitution problématisées cherchant à mettre en valeur les fondements et les éléments d’une théologie fondamentale de la création artistique. Se forge ainsi une sorte de familiarisation avec la pensée rahnérienne, non pas seulement dans ses conclusions, mais aussi dans son vocabulaire et dans son mouvement intrinsèque, instituant et constituant. C’est de cette manière, nous semble-t-il, que se manifestera et se confirmera au mieux la valeur d’introduction et plus encore d’initiation de ces écrits, tant à l’égard de la pensée théologique de Karl Rahner en général qu’à l’égard de sa pensée proprement dans le domaine artistique. Pour la présentation et l’analyse de ces écrits, nous avons, autant que possible, privilégié l’ordre chronologique de parution. Toutefois, nous avons distingué les contributions plus conséquentes de celles plus courtes et plus nettement circonstancielles. En tenant compte de ces éléments et en fonction des problématiques abordées, nous avons pu expliciter un certain ordonnancement thématique des écrits. Le premier écrit de Karl Rahner sur l’art, de 1954, Prière pour les créateurs, bien qu’étant très court, constitue à lui seul la première sous-partie de cette étude. En effet, d’un genre particulier puisqu’il s’agit d’une prière, et bien qu’il n’implique aucune argumentation, il n’en développe pas moins une très riche et très unique réflexion sur l’artiste dans sa relation à la Trinité économique. Il est une sorte de compendium théologique et contient, ne serait-ce que de manière inchoative, tous les développements qui suivront. Il méritait cette mise en valeur. Une deuxième sous-partie regroupe les deux textes Prêtre et poète, de 1955, et La parole poétique et le chrétien, de 1960. Tous deux, en effet, bien que de manière différente, concernent explicitement la question de la parole poétique et de sa relation à la parole de Dieu: l’un considère la parole poétique et l’annonce de la parole de Dieu, l’autre, la parole poétique et l’écoute de la parole de Dieu.

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Les problématiques des deux textes suivants portent avant tout sur l’écrivain dans son acte de création littéraire et sa relation anonyme ou explicite au christianisme. Le premier, La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, de 1960, est une réflexion en laquelle sont explicités et analysés de manière très précise tout à la fois l’acte de l’écrivain en tant qu’écrivain et le concept d’existential chrétien. Le deuxième, Grandeur et misère de l’écrivain chrétien, de 1971, est une réflexion à partir et au sujet de l’œuvre de l’écrivaine Luise Rinser et se présente comme la justification et défense d’une écriture explicitement chrétienne dans un contexte polémique et opposé. Ces deux textes composent la troisième sous-partie de cette étude. Le texte L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, de 1982, constitue la quatrième sous-partie. Sa problématique est de nouveau très différente de celles des textes précédents. En effet, il explicite une réflexion sur la relation interne des arts et du discours théologique. Cette réflexion réinterroge tant les capacités des arts à exprimer la révélation divine que le statut de la théologie elle-même. Cet écrit, rédigé dans les dernières années de la vie du théologien48, est certainement symptomatique du «dernier Rahner», selon l’expression d’Yves Tourenne49 (il en est de même pour le texte suivant). La cinquième sous-partie comprend principalement le dernier écrit de Karl Rahner sur l’art, La théologie de la signification religieuse de l’image, de 1983. Ce texte développe une réflexion sur l’image en tant que médiation effective de l’expérience religieuse; cette réflexion s’appuie sur une analyse de la sensibilité humaine. Nous y avons adjoint un article antérieur de plus de dix années, de 1969, De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique (reprise retravaillée d’une contribution de 1965 pour un ouvrage collectif à l’occasion d’une exposition internationale de photographie) portant lui aussi sur la sensibilité humaine et l’image. Il est notable que ce dernier écrit, de 1983, porte sur l’image et que Karl Rahner accorde à celle-ci des possibilités qu’il réservait à la parole seule dans ses premiers écrits. Les autres écrits sont regroupés dans une sixième sous-partie et nous les avons de même présentés dans leur ordre chronologique de parution. La problématique de la relation des arts avec la vie des communautés croyantes traverse très directement ces textes. Le premier texte, Y a-t-il un art chrétien?, de 1958, a un statut particulier que nous avions déjà signalé puisqu’il s’agit de notes prises par un confrère étudiant lors d’un 48. Rappelons que Karl Rahner est né le 5 mars 1904 et décédé le 30 mars 1984. 49. Y. TOURENNE, La théologie du dernier Rahner. «Aborder au sans-rivage» (Cogitatio fidei, 187), Paris, Cerf, 1995.

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séminaire. La question posée est celle de la peinture abstraite ou métaphysique comme expression, possible ou non, de la foi de la communauté croyante et confessante. Le deuxième, Un petit chant, de 1959, est un texte à l’intention du chanteur et jésuite Aimé Duval et soutient le bienfondé d’un chant populaire chrétien. Le troisième, Parole et musique dans l’espace de l’église, de 1961, est une conférence qui aborde la question de la musique et de sa relation à la parole de Dieu en tant qu’expression et confession de la foi dans la liturgie. Le quatrième, Que chantent les Beatles?, de 1968, est une préface pour l’ouvrage d’un confrère et aumônier de jeunes sur les Beatles; il y est justifié le rôle pastoral possible de telles chansons. Enfin, le cinquième, Construire une église. À propos des églises modernes, de 1971, est une allocution prononcée pour la bénédiction d’une nouvelle église; il développe une réflexion sur le rapport de la communauté croyante à l’église-bâtiment, tout en affirmant la liberté de l’architecte dans sa proposition de nouvelles formes, plus contemporaines. Cette très brève présentation de ces écrits de Karl Rahner sur l’art exposée en six thématiques démontre une diversité d’approches qui, à défaut de constituer une œuvre systématique, représente un véritable corpus théologique. Nous l’avons souligné: ces écrits sont des contributions circonstancielles et ne correspondent pas à une tentative d’élaboration cohérente d’une théologie des arts. Ils offrent cependant de véritables éléments d’une théologie fondamentale de la création artistique et leur lecture cursive a pour objectif d’en favoriser l’explicitation. Une phase de synthèse s’impose donc. Elle est nécessaire pour rendre compte de l’apport théologique de Karl Rahner dans le domaine des arts. Par synthèse, nous n’entendons pas procéder seulement à l’établissement de quelques principes généraux d’une pensée rahnérienne sur l’art, mais bien plutôt tenter de ressaisir les éléments présents en vue d’une recomposition unifiée et organique. Il s’agit en ce sens de proposer une esquisse d’une théologie fondamentale de la création artistique, autrement dit de dessiner les grandes lignes d’une première mise en forme50. Cela constituera la deuxième partie de notre étude. 50. Cette proposition d’une esquisse d’une théologie fondamentale de la création artistique rejoint un travail précédent où nous avions tenté de montrer comment l’anthropologie et la théologie transcendantales de Karl Rahner pouvaient, de manière très féconde, rendre compte de la profondeur de l’acte de création artistique, et cela, en prenant appui sur le Traité fondamental de la foi. Nous ignorions, lors de cette étude, l’existence des écrits rahnériens sur l’art. Nous avions conclu cette recherche par cette considération: «L’anthropologie transcendantale de Karl Rahner nous a permis d’expliciter l’horizon

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VI. DANS LA LIGNE DU CONCILE VATICAN II Gesa Elsbeth Thiessen, dans l’article déjà cité, souligne que la dimension de la pensée rahnérienne développée à travers ces écrits sur l’art «démontre sa pertinence continue dans la théologie et, particulièrement dans le développement actuel de dialogue entre la théologie et les arts»51. Le concile Vatican II a marqué une étape importante dans le souci pastoral de l’Église envers le monde de la culture et des arts. Cette attention renouvelée s’est inscrite à travers diverses allocutions, discours et homélies pontificales. Dans l’homélie prononcée lors de la Messe des artistes, le 7 mai 1964, le pape Paul VI insistait sur la nécessité de rétablir l’amitié entre l’Église et les artistes; non pas que celle-ci eût été totalement interrompue, mais parce que celle-ci, reconnaissait-il, s’était affaiblie et quelque peu troublée52. Par sa Lettre aux artistes présentée à l’occasion du Jubilé de l’an 2000, le pape Jean-Paul II entendait bien poursuivre dans l’esprit du concile Vatican II ce chemin déjà parcouru du dialogue de l’Église avec les artistes. Le pape Benoît XVI a maintes fois réaffirmé son attachement au monde de la culture et aux arts. Son discours au Collège des Bernardins à Paris, le 12 septembre 2008, lors de son voyage apostolique en France, en témoigne. Il n’hésite pas non plus à convoquer les expressions artistiques comme voies authentiques de rencontre avec Dieu53. Le pape François, dans son exhortation apostolique Evangelii Gaudium, et donc dans une perspective d’évangélisation, rappelle l’importance de la via pulchritudinis; il promeut une implicite, secret et réel, de la création artistique, à savoir le Mystère, l’Innommable, Dieu, et le mystère de son autocommunication. Sa christologie transcendantale nous a permis d’expliciter la relation secrète et réelle de la création artistique au mystère de l’Incarnation et au mystère de la mort et Résurrection de Jésus Christ», restant sauve la liberté de l’homme, du oui ou du non, laquelle, de plus, reste toujours menacée par la faute. La découverte des textes de Karl Rahner sur l’art n’a pas démenti cette première recherche, mais l’a bien plutôt confirmée et largement enrichie; D. HÉTIER, Théologie et création artistique. Esquisse d’une théologie fondamentale de l’art, mémoire pour l’obtention de la licence canonique, Institut Supérieur de Théologie des Arts, Theologicum – Faculté de théologie et de sciences religieuses, Institut Catholique de Paris, direction D. VILLEPELET, mai 2011, p. 104. 51. «Demonstrate his continued relevance in theology and, in particular, in the current development of dialogue between theology and the arts», THIESSEN, Karl Rahner. Toward a Theological Aesthetics, p. 225. 52. PAUL VI, Homélie pour la Messe des artistes en la Chapelle Sixtine, Solennité de l’Ascension, 7 mai 1964. 53. «Aujourd’hui, je voudrais m’arrêter brièvement sur l’une des voies qui peuvent nous conduire à Dieu et nous aider également à le rencontrer: c’est la voie des expressions artistiques, qui font partie de la via pulchritudinis – “voie de la beauté” – dont j’ai parlé à plusieurs reprises et dont l’homme d’aujourd’hui devrait retrouver la signification la plus profonde». BENOÎT XVI, Audience générale, Castel Gandolfo, mercredi 31 août 2011.

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ouverture aux multiples expressions actuelles de l’art et invite au «courage de trouver les nouveaux signes, les nouveaux symboles, une nouvelle chair pour la transmission de la Parole, diverses formes de beauté qui se manifestent dans les milieux culturels variés, y compris ces modalités non conventionnelles de beauté, qui peuvent être peu significatives pour les évangélisateurs, mais qui sont devenues particulièrement attirantes pour les autres»54. Cette volonté pastorale de dialogue avec les artistes nécessite inévitablement un travail d’approfondissement théologique pour en expliciter et en éclaircir les fondements. Il faut bien reconnaître qu’un tel chantier reste encore largement ouvert. Une théologie de l’art reste à faire55. Le pape Jean-Paul II qui avait eu une expérience artistique personnelle a accordé une place importante à une telle réflexion. Ses prises de parole nombreuses sur ce sujet56 ont été d’une réelle densité anthropologique et théologique mettant en valeur les profondeurs humaines et religieuses engagées dans la création artistique. Son discours au monde de la culture à Venise57, en 1985, par exemple, nous paraît d’autant plus significatif 54. FRANÇOIS, Evangelii Gaudium, § 167. 55. Des essais de théologie systématique de l’art peuvent se trouver dans la tradition orientale et orthodoxe, mais ceux-ci se concentrent essentiellement sur la théologie de l’icône. Voir par exemple, L. OUSPENSKY, La Théologie de l’icône (Patrimoine/Orthodoxie), Paris, Cerf, 2003. 56. Pour un aperçu récapitulatif des interventions du pape JEAN-PAUL II dans lesquelles la question de la culture et de l’art est au centre de ses propos ou du moins présente de manière significative, voir P. FAGNIEZ, Jean-Paul II et les artistes, de Pie XII à Benoît XVI, les Papes esquissent une théologie de l’Art, Paris, Éditions de l’Emmanuel, 2007, pp. 251255; ABBAYE DE SOLESMES (éd.), L’art et son message, textes choisis par les moines de l’Abbaye de Solesmes (Ce que dit le pape, 21), Paris, Le Sarment/Fayard, 1993. 57. «L’art est une expérience d’universalité. Il ne saurait être simplement sujet ou moyen. Il est parole primitive en ce sens qu’il paraît d’abord, puis se trouve au fond de toute autre parole. Il est parole de l’origine qui scrute, au-delà de l’immédiat de l’expérience, le sens premier et ultime de la vie. Il est connaissance traduite en ligne, images et sons, symboles que la pensée sait reconnaître comme projections sur le mystère de la vie au-delà des limites que la pensée ne peut dépasser: ouverture sur la profondeur, sur la hauteur, sur l’inexprimable de l’existence, voies qui laissent l’homme libre à l’égard du mystère et en traduisent l’anxiété qui n’a d’autres paroles pour s’exprimer que l’art. L’art est donc religieux parce qu’il entraine l’homme à prendre conscience de cette inquiétude qui se trouve au fond de son être et que ne pourront jamais satisfaire ni la science avec la formalité objective de ses lois, ni la technique avec ses programmes qui protègent contre les risques d’erreurs. Peut-être est-ce le propre de l’art de donner une réponse au drame qu’a vécu saint Augustin qui, lorsqu’il s’est rendu compte qu’il pouvait généraliser sa propre expérience, en est arrivé à affirmer que “notre cœur est inquiet, ô Seigneur, jusqu’à ce qu’il repose en vous”. L’art ouvre, non pas à l’inconscient; mais bien, au contraire, au plus conscient; il ramène l’homme à lui-même et le fait devenir plus homme. Voilà pourquoi il est également éducation, formation et école de la plus haute humanité. […] L’artiste s’abandonne à l’appel qui lui vient d’un point qui se trouve au-delà de lui-même et il se livre tout entier à l’inexprimable. L’œuvre d’art – comme l’affirment les artistes – est un

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dans le cadre de notre recherche que s’y retrouve une vision et des expressions fortement rahnériennes. Sans qu’il soit ici question d’en mesurer les influences directes, force est de constater l’affinité des thèmes exprimés dans ces quelques lignes avec ceux développés par Karl Rahner. Qu’il s’agisse de notion de «parole primitive» ou de «parole de l’origine», qu’il s’agisse de la question de la profondeur de l’existence humaine, de sa référence au mystère qui la fonde et de la liberté à son égard, que ce soit encore une certaine compréhension religieuse de l’anxiété et de l’inquiétude en raison de l’appel de la grâce qui ne laisse pas l’homme en repos et qui le tourmente, que ce soit l’insatisfaction dans laquelle l’homme est délaissé par les sciences et les techniques, que ce soit la désignation de Dieu comme l’«inexprimable», que ce soit cette considération du devenir plus homme, que ce soit enfin et de nouveau l’inscription d’un appel au plus profond de l’être de l’homme: tous ces thèmes évoqués dans ce discours confirment l’importance et la pertinence de l’approche rahnérienne de l’art. Des ouvrages récents témoignent de l’actualité pressante de ce dialogue ainsi que d’une situation nouvelle dans laquelle la recherche théologique est effectivement convoquée par la création contemporaine. Les premières phrases de l’éditorial de la revue Communio parue en septembre 2011 et intitulée Art et créativité pourraient être une illustration parmi d’autres de cette interpellation58. Nous pourrions mentionner quatre conflit, elle est un rude labeur, elle est une lutte où l’homme doit se soumettre à l’appel du plus profond de son être. C’est pour cela que l’on doit penser que l’art est un sentier qui conduit à Dieu. […] C’est pourquoi l’Église éprouve le devoir de se rappeler à elle-même et à tous les hommes que l’art est également, à sa manière, révélateur de transcendance», JEAN-PAUL II, Discours au monde de la culture, Venise, 16 juin 1985, ORf 29, in ABBAYE DE SOLESMES (éd.), L’art et son message, pp. 35-37. 58. «Aujourd’hui, l’“art contemporain” frappe à la porte des églises. C’est plus une démarche du monde des esthètes qu’une initiative de l’Église. Ainsi, depuis trois décennies en France, l’État a lancé des projets qui ont fait intervenir les praticiens de l’“art contemporain” dans l’enceinte ecclésiale. Croisant cette première démarche, un intérêt pour le sacré, pour les formes de religiosité et les interrogations sur le sens ou la transcendance s’est manifesté dans ce monde des esthètes. Le rapport au christianisme est alors très variable: l’idée chrétienne pouvant être centrale, ou comme une option parmi bien d’autres, voire une simple rareté. Cet intérêt pour le religieux est accueilli avec faveur par certains chrétiens. En pareille situation historique une revue catholique pouvait-elle éviter de s’interroger?», S. LANDES, L’art entre beauté et vérité, éditorial, in Revue catholique internationale Communio: Art et créativité 36 (2011), no 4, 5-14, p. 5. Les contributions présentées dans ce numéro sont loin d’être homogènes: le débat demeure ouvert et vif avec des positionnements divers, voire opposés. Remarquons que cela devient d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de se prononcer sur des manifestations artistiques dont la référence au christianisme est explicite et soulève des polémiques: en effet, la création contemporaine peut susciter jusqu’à des réactions violentes de rejet et des comportements agressifs de la part de certains chrétiens.

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livres significatifs dans le contexte français: L’Église et l’art d’avantgarde. De la provocation au dialogue59; L’art contemporain est-il chrétien?60; La mystique de l’art. Art et christianisme de 1900 à nos jours61; L’art contemporain, un vis-à-vis essentiel pour la foi62. Ces recherches se poursuivent et d’autres ouvrages pourraient encore être cités63. Il faudrait prendre en considération les initiatives et les pratiques

59. G. BROWNSTONE – A. ROUET, L’Église et l’art d’avant-garde. De la provocation au dialogue, préface de G. LOUIS, Paris, Albin Michel, 2002. Cet ouvrage a été conçu à l’initiative du père Robert Pousseur, alors secrétaire national de la Commission épiscopale Art-Culture et Foi, et a été une réalisation parmi d’autres d’un travail pastoral soutenu en vue de promouvoir une authentique rencontre entre le monde artistique contemporain et l’Église, en France. La publication et la réception de ce livre, très prometteur dans son intention, a néanmoins été un échec regrettable à différents niveaux. Les artistes (de réputation internationale) qui ont été contactés ont à peu près tous répondu très positivement à cette démarche de l’Église, et Gilbert Brownstone, dans sa contribution, a tenté de traduire avec acuité la profondeur des questions existentielles soulevées par ces artistes et leurs œuvres. La réponse de Monseigneur Albert Rouet, texte de méditation, n’a pas suffisamment rejoint ce questionnement. Le livre a été mal reçu dans le milieu ecclésial, notamment en raison des œuvres présentées. Dialogue quelque peu avorté et dont la conséquence a été la dissolution de la Commission Art-Culture et Foi. 60. C. GRENIER, L’art contemporain est-il chrétien?, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 2003. Dans ce livre, Catherine Grenier examine l’utilisation nouvelle d’une iconographie chrétienne par les artistes contemporains. Si la réappropriation d’une telle iconographie ne relève pas d’un acte confessionnel, celle-ci traduit néanmoins, semblet-il, la potentialité de cette iconographie à signifier les conditions existentielles de l’homme réinterrogées par ces artistes. La publication de ce livre a été l’occasion d’une table ronde organisée le 16 décembre 2003 par l’IAS-IML de l’Institut Catholique de Paris. Les actes de ces échanges ont été publiés dans la revue Transversalités d’avril-juin 2004 et montrent combien la question d’un possible discernement théologique demeure un chantier ouvert. 61. J. COTTIN, La mystique de l’art. Art et christianisme de 1900 à nos jours, Paris, Cerf, 2007. Dès la première phrase de son introduction, Jérôme Cottin affirme: «Si l’on peut parler d’une mystique de l’art, c’est qu’il existe de fortes analogies entre l’activité artistique, l’émotion esthétique et l’expérience religieuse». L’auteur explicite donc cette corrélation entre l’art du xxe siècle (qui s’est séparé des Églises institutionnelles) et le christianisme. Il propose de penser «théologiquement l’art» et «esthétiquement la théologie», et veut tout à la fois manifester la spiritualité de l’art et de la pertinence de l’Écriture. 62. J. ALEXANDRE, L’art contemporain, un vis-à-vis essentiel pour la foi, Paris, Parole et Silence, 2010. Plus que les œuvres, Jérôme Alexandre considère les qualités propres de l’engagement de l’artiste dans son action créatrice et en explicite les analogies avec l’engagement de vie que la foi chrétienne sollicite du chrétien: la vérité, l’amour de la vie, la liberté, la place du sensible etc. 63. J. COTTIN – W. GRÄB – B. SCHALLER (éds), Spiritualité contemporaine de l’art. Approches théologique, philosophique et pratique, Genève, Labor et Fides, 2012; B. MARCADÈ – J. ALEXANDRE, L’urgence de l’art. Dialogue entre un historien de l’art et un théologien, Paris, Parole et Silence, 2015; J. COTTIN – N. DIETSCHY – P. KAENEL – I. SAINT-MARTIN (éds), Le Christ réenvisagé. Variations photographiques contemporaines, [Paris], Infolio, 2016.

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ecclésiales qui depuis plusieurs décennies se multiplient, se diversifient et s’intensifient64. Ces quelques observations manifestent l’importance d’une recherche théologique qui puisse éclairer ce dialogue et apporter des éléments de discernement. Les écrits de Karl Rahner sur l’art, en raison de leur approche théologique, pratique et fondamentale, peuvent indubitablement y contribuer et méritent de devenir une référence originale, voire incontournable, à l’instar des écrits de Paul Tillich et de Hans Urs von Balthasar, dans les débats théologiques autour de l’art et plus particulièrement dans le contexte culturel et artistique contemporain. Soulignons, toutefois, qu’une telle référence demande à être comprise dans le sens proposé par Christoph Theobald au sein de sa propre recherche d’une théologie systématique: «Rahner reste un maître; non pas parce qu’il nous aurait transmis sa théologie mais parce que, grâce à son œuvre, il nous apprend à faire de la théologie à nos propres risques et périls»65.

64. Voir, par exemple, B. LAURENT, Le mystère pascal et l’œuvre d’art. Fondements théologiques de l’expérience pastorale «Courant d’Art» dans le diocèse de Rouen, mémoire pour l’obtention de la licence canonique, Institut Supérieur de Théologie des Arts, Theologicum – Faculté de théologie et de sciences religieuses, Institut Catholique de Paris, direction D. HÉTIER, octobre 2011. 65. THEOBALD, Selon l’Esprit de sainteté, p. 47.

I LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART PRÉSENTATION ET ANALYSE

A. LA CRÉATION ARTISTIQUE ET LE MYSTÈRE TRINITAIRE

Le premier texte du corpus des écrits théologiques sur l’art de Karl Rahner, Prière pour les créateurs, de 1954, offre ce caractère particulier d’être une prière. Il ne s’agit donc pas, au sens strict, d’un article proposant une thèse et la développant à travers une argumentation construite. Comme toute prière rahnérienne, le texte Prière pour les créateurs présente un style théologico-littéraire particulier, celui d’une méditation et d’une adresse à Dieu. Si ce texte n’expose pas une argumentation, il n’en est pas moins très structuré et d’un contenu d’une grande densité théologique. Ce style d’écriture n’est pas sans lien avec ce langage vers lequel Karl Rahner cherchera toujours à s’orienter, celui qu’il évoque dans son article Prêtre et poète de 1955 et qu’il évoquera encore dans son article L’art à l’horizon de la théologie et de la dévotion de 1983, c’est-à-dire le langage d’une «théologie poétisante». Bien que cela ne puisse être attribué à une intention expresse, il n’est pas sans signification de constater que le premier écrit rahnérien sur l’art soit une prière. En effet, la réflexion sur la prière ainsi que la rédaction de prières tiennent une place substantielle dans l’ensemble de l’œuvre théologique de Karl Rahner. Dans sa bibliographie générale, le premier article répertorié, datant de 1925, traite de la prière1. Il précède de sept années son deuxième article qui porte sur la doctrine des cinq sens spirituels chez Origène2 (thème qui n’est pas neutre, non plus). Les prières et les textes sur la prière ont été édités de nombreuses fois et ont fait l’objet de plusieurs compilations3. Selon un témoignage rapporté par 1. Warum uns das Beten nottut, in Leuchtturm. Monatschrift der neudeutschen Jugend 18 (1924-1925), 310-311, référencé BR0001. Voir Bibliographie Karl Rahner, accès en ligne: https://www.ub.uni-freiburg.de/referate/04/rahner/rahnersc.pdf (consulté le 22 mai 2018). 2. Le début d’une doctrine des cinq sens spirituels chez Origène, in Revue d’Ascétique et de Mystique 13 (1932), no 2, 113-145, référencé BR0002. 3. Indiquons la dernière compilation et réédition allemande des nombreux textes de Karl Rahner sur la prière, Gebete des Lebens, présentation de A. RAFFELT et introduction de K. LEHMANN, Freiburg i.Br., Herder, 2012. Pour la bibliographie française: Prière pour être dans la vérité, Paris, Spes, 1953. Réédition: Appels au Dieu du silence. Dix méditations, trad. P. KIRCHHOFFER, Mulhouse, Salvator; Paris-Tournai, Casterman, [1966] 1970; Prières pour jours de récollection, en collaboration avec H. RAHNER (Voies spirituelles, 2), Paris, Fleurus, 1964; L’appel à la prière et Dialogue spirituel pour le jour finissant. Sur le sommeil, la prière et quelques autres sujets, in Éléments de théologie spirituelle, Paris, Desclée de Brouwer, 1964, respectivement 183-195; 197-215; Prière

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Bernard Sesboüé4, Karl Rahner lui-même considérait son opuscule De la nécessité et de la bénédiction de la prière comme une entrée appropriée pour approcher et découvrir sa théologie. Si ces textes sont premièrement écrits en vue d’accompagner la vie intérieure du chrétien dans sa relation aimante à Dieu, ils présentent une profondeur et une envergure théologique d’autant plus grande que se concentre en eux une vision récapitulative de l’économie divine, celle du don et de la présence trinitaire de Dieu à l’homme, le portant et le rejoignant dans sa condition existentielle concrète, et l’appelant dans sa liberté. A la différence d’un article dont l’objet est circonscrit et partiel, les prières sont de véritables synthèses théologiques, elles convoquent et condensent les grandes thèses de la théologie rahnérienne et sont, en ce sens, de véritables compendium. C’est pour cela que nous accordons à ce texte Prière pour les créateurs, pourtant court, et hormis le fait qu’il soit chronologiquement le premier écrit rahnérien sur l’art, une telle place introductive. Ce texte est structuré par une invocation trinitaire. Il consiste dans l’explicitation d’une relation profonde entre la Trinité de l’économie du salut et l’engagement d’existence des artistes-créateurs inscrit dans une historicité affectée par le mal. Cette affirmation appelle deux remarques. Tout d’abord, l’expression Trinité de l’économie du salut que nous avons choisie de prendre ici renvoie expressément à la réflexion rahnérienne sur la doctrine de la Trinité5. En effet, Karl Rahner montre comment le traité de la Trinité ne peut pas rester isolé. La Trinité doit se comprendre comme un mystère qui concerne notre salut. Il en résulte cette proposition sous forme de thèse et d’axiome: «La Trinité, telle qu’elle apparaît dans l’économie du plan divin, est la Trinité telle qu’elle est au sein de

pour demander l’espérance, in Une foi qui aime le monde. Méditations chrétiennes de la vie quotidienne, trad. R. VIRRION, Mulhouse, Salvator, [1966] 1969, 197-203; La prière de l’homme moderne. Nécessité et bienfaits de la prière, Paris, Spes, 1953. Réédition: Prière de notre Temps, trad. F. BUSSINI, Paris, Éditions de l’Épi, 1966; Thèses sur la prière «au nom de l’Église», Ét, t. 6, 199-223; Foi et prière, in Les chances de la foi. Éléments d’une spiritualité pour notre temps, Paris, Le Centurion, 1974, 67-97; Prière pour obtenir le juste esprit du sacerdoce du Christ, in C. THÉOBALD (éd.), Existence presbytérale. Contribution à la théologie du ministère dans l’Église, édition critique autorisée (Œuvres, 20), Paris, Cerf, 2011, 258-260 [désormais cité: Existence presbytérale]. 4. Voir B. SESBOÜÉ, Karl Rahner (Initiations aux théologiens), Paris, Cerf, 2001, p. 35. 5. Voir Quelques remarques sur le traité dogmatique «De Trinitate», trad. H. BOURBOULON, Ét, t. 8, pp. 107-140 [désormais cité: Quelques remarques sur le traité dogmatique «De Trinitate»]; Dieu Trinité. Fondement transcendant de l’histoire du salut, introduction d’Y. TOURENNE, Paris, Cerf, 2010 [désormais cité: Dieu Trinité. Fondement transcendant de l’histoire du salut]; Pour une compréhension de la doctrine de la Trinité, TfF, pp. 158-162 [désormais cité: Pour une compréhension de la doctrine de la Trinité].

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Dieu»6. Ce principe d’unité de la Trinité «immanente» et de la Trinité «économique» (la Trinité de l’histoire de la Révélation et de l’expérience de l’histoire du salut) trouve un fondement dans le fait que, dans l’histoire du salut, ce ne sont pas de quelconques puissances numineuses ou suppléantes qui apparaissent, mais que c’est bien Dieu lui-même et en lui-même qui apparaît, se communique et se donne: c’est lui «qui se produit là où nous sommes nous-mêmes et où nous l’accueillons en toute rigueur, lui, ce Dieu lui-même, comme lui-même»7. D’autre part, bien qu’il s’agisse du même et unique Dieu qui se communique véritablement et réellement, le mode de présence de Dieu comme Esprit, Fils et Père ne signifie pas le même mode de présence: il existe, pour l’homme, de vraies différences dans la modalité de présence, et ces trois modes de présence sont à «distinguer de façon rigoureuse»8. Ces modes de présence ne peuvent pas, théologiquement, être réduits à de simples appropriations, mais correspondent très précisément à une propriété de la personne divine. Il en résulte qu’il y a «dans l’histoire du salut, quelque chose que l’on ne peut affirmer que d’une seule personne»9. Cela est vrai tant de l’histoire collective du salut que de l’histoire individuelle du salut. En effet, du point de vue de la grâce, dans la communication trinitaire (ou inhabitation de Dieu), chacune des personnes divines «se communique à l’homme d’une façon qui lui est propre et qui la distingue des autres», si bien que cette communication des personnes est «le fondement réel-ontologique de la vie de la grâce dans l’homme, et, positis ponendis, de la vision immédiate des personnes divines au sommet suprême de l’ordre surnaturel»10. Autrement dit, et c’est ce qui retient notre attention, «ces trois auto-communications sont l’auto-communication d’un seul et même Dieu, mais une auto-communication qui revêt trois formes, celles-là mêmes qui constituent les pôles de la subsistence

6. Dieu Trinité. Fondement transcendant de l’histoire du salut, p. 30. 7. TfF, p. 161. 8. Ibid. Karl Rahner explicite ainsi ces modes de présence: «Dans la mesure où, sous la forme du salut qui nous divinise, il est entré au centre le plus intime de l’existence d’un homme singulier, nous le nommons réellement et en vérité “Pneuma de Sainteté”, “Saint Esprit”. Dans la mesure justement où ce même Dieu, dans l’historicité concrète de notre existence, est lui-même présent pour nous en Jésus-Christ – lui-même et non un représentant –, nous le nommons “Logos”, ou le Fils purement et simplement. Dans la mesure justement où ce Dieu qui se produit près de nous comme Esprit et comme Logos est toujours l’Ineffable, le mystère sacré, le fondement et l’origine incompréhensible de sa venue dans le Fils et l’Esprit, et dans la mesure où il se maintient comme tel, nous le nommons le Dieu un, le Père», p. 161. 9. Dieu Trinité. Fondement transcendant de l’histoire du salut, p. 30. 10. Ibid., p. 42.

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divine»11. Ce sont ces trois formes d’auto-communication divine, directement mises en relation avec l’artiste dans son engagement créateur, qui structurent la composition du texte Prière pour les créateurs. Cela nous conduit à notre deuxième remarque. Une telle mise en relation ou articulation de la Trinité économique avec l’artiste en tant que créateur ne serait pas envisageable ni possible sans, comme présupposé essentiel et nécessaire, une compréhension précise de l’engagement artistique. En effet, pour Karl Rahner la création artistique n’est pas une activité humaine superficielle ou superfétatoire, elle est un engagement de tout l’homme, de sa liberté et du tout de sa vie. Autrement dit, la création artistique est un engagement humain qui peut être un lieu pour l’artiste d’une expérience historique de salut. C’est ce qui apparaît dans ce texte; les textes suivants le confirmeront. Le mouvement intérieur de cette prière pour les artistes-créateurs est donc incontestablement trinitaire. Il est celui d’une adresse à Dieu, Père et Créateur, en qui l’homme-créateur, l’artiste, est appelé à se recevoir pleinement, à se regarder et se comprendre, il est invocation à l’Esprit Saint, et il est expression de la relation existentielle de l’artiste au Christ, Parole éternelle devenue chair, crucifiée et transfigurée. Cette prière d’intercession développe ainsi une théologie de la vocation humaine et chrétienne de l’artiste portée par le mystère du Dieu trine qui se communique dans la différenciation des personnes divines. Sa dimension récapitulative et la profondeur de sa vision théologique font de ce texte une première expression tout à fait remarquable d’une théologie fondamentale de l’art; celui-ci se distingue des écrits suivants dont les approches seront plus spécifiques.

11. Ibid., p. 43.

CHAPITRE 1

L’ARTISTE DANS SA RELATION À LA TRINITÉ ÉCONOMIQUE PRIÈRE POUR LES CRÉATEURS (1954) Le texte Prière pour les créateurs1 fut écrit par Karl Rahner à l’occasion de la Cinquième Semaine Culturelle de la jeunesse autrichienne au Tyrol, en 1954. Ces semaines pour la jeunesse, qui se déroulaient annuellement à Innsbruck, étaient une initiative audacieuse et marquante dans un environnement d’après-guerre plutôt conservateur. L’intention de ces semaines était clairement affirmée: promouvoir des jeunes artistes talentueux. Pour cela, elles favorisaient les débats et les rencontres avec des artistes contemporains internationaux et confirmés, tant dans les arts visuels, que dans la musique et la littérature. Elles étaient l’occasion de remises de prix2. La Prière pour les créateurs (littéralement «pour les créants spirituellement») fut donc rédigée dans ce contexte innovant et pour des jeunes artistes qui engageaient leur existence dans l’exercice de leur art. Yves Tourenne indique que cette prière lui semble «typique de la théologie, du souci pastoral et de la “piété” de Karl Rahner»3. Soulignons que le thème du pouvoir créateur de l’homme fera l’objet d’autres réflexions de Karl Rahner, mais dans des contextualités et des problématiques différentes4.

1. Prière pour les créateurs, trad. Y. TOURENNE, in Amorce d’une esthétique théologique chez Karl Rahner?, in Recherches de Science Religieuse 85 (1997), no 3, 416-418; Gebet für geistig Schaffende, SzT, t. 7, 401-403; SW, t. 14, 349-350 [désormais cité: Prière pour les créateurs]. 2. Voir https://www.uibk.ac.at/brenner-archiv/mitarbeiter/links/riccabona/doku_.html (consulté le 8 mai 2019). L’histoire remarquable de ces semaines a fait l’objet d’une recherche très documentée: voir C. RICCABONA – E. WIMMER – M. MELLER, Die Österreichischen Jugendkulturwoche 1950-1969 in Innsbruck. Ton Zeichen- Zeilen Sprünge, Innsbruck, Studienverlag, 2006. 3. Prière pour les créateurs, p. 416, n. 115. 4. Voir par exemple L’homme moderne et la religion, in Est-il possible aujourd’hui de croire?, trad. C. MULLER, Tours, Mame, 1966, 57-100. Cette étude porte plus particulièrement sur le pouvoir créateur de l’homme dans les domaines scientifiques et techniques, sur ses résultantes dans le rapport de l’homme à la nature et dans l’approche que celui-ci peut avoir de la religion.

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I. L’ARTISTE ET LA VOLONTÉ DU PÈRE L’ensemble de la prière s’adresse à Dieu-Père. Il est reconnu et confessé comme «Dieu éternel, créateur de tous les hommes et de toutes choses visibles», mais aussi comme «Dieu de toute histoire», et encore, comme «Seigneur et fin, force et lumière de toute culture». Cette prière adressée au Père se constitue ainsi comme une intercession pour «ceux qui font œuvre de culture»5; la rédaction initiale ajoutait et précisait: «dans la jeune génération de notre pays»6. Après avoir exprimé cette confession de foi et cette intention, Karl Rahner pose cette interrogation: «Seigneur, qui te prie pour eux?». Cette interrogation est lourde de sens dans la mesure où elle manifeste une absence et un manque. Cette carence indique peut-être une certaine difficulté à savoir comment prier pour eux, que leur souhaiter et que demander pour eux. Autrement dit, cette carence peut aussi signifier une certaine difficulté à penser théologiquement la volonté ou l’intention de Dieu à l’égard de la dimension créatrice de l’artiste, à penser l’engagement existentiel de l’artiste, et à penser la profondeur d’une relation de l’artiste à Dieu. Cette prière formulée devient, en ce sens, une proposition d’explicitation de cette relation. Karl Rahner mentionne en premier lieu une volonté préalable et éminemment positive de Dieu à l’égard de l’artiste. Il souligne d’emblée et avec insistance combien cette volonté divine embrasse toute la réalité de l’artiste ainsi que l’accomplissement de son œuvre. De plus, la dimension créatrice de l’artiste est immédiatement et intimement associée avec l’accomplissement même de l’homme en tant que tel. Cette manière de considérer la création artistique comme expression et avènement de l’homme dans son être même est fondamentale et récurrente dans la pensée théologique rahnérienne sur l’art et sera reprise expressément dans la définition des arts énoncée, quelque trente années plus tard, en 1983, au début de son article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion. Karl Rahner affirme non seulement que l’artiste-créateur est voulu de Dieu, mais qu’il est aimé de lui dans l’accomplissement même de ce qu’il réalise, artistiquement et humainement, car, par sa capacité créatrice, l’artiste-créateur explicite et fait advenir l’homme dans son être, c’est-à-dire ce en quoi l’homme est image et parabole de Dieu et de sa gloire. Autrement dit, en exprimant l’homme et en le faisant advenir à lui-même, l’artiste-créateur participe, à sa manière, à la manifestation 5. Voir Prière pour les créateurs, p. 416. 6. «In der jungen Generation unseres Vaterlandes», SW, t. 14, p. 374, note a.

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et à l’approfondissement de ce qu’est l’homme, cet homme qui, théologiquement, est parabole de la gloire divine. Nous citons dans leur ensemble ces trois phrases qui sont un véritable condensé d’une théologie de l’artiste-créateur: Et pourtant, nous le savons: tu veux ce qu’ils cherchent et leur force créatrice, leur travail et leur œuvre. En effet, tu veux l’homme dans le déploiement total et toujours nouveau de son être, tu veux l’homme qui est sa propre œuvre. Tu aimes l’homme qui mène à sa réalisation, qui trouve et exprime son propre être par son œuvre, l’être qui est une image et une parabole de ta propre gloire7.

Karl Rahner souligne que la conformation à cette volonté aimante du Père implique l’aide et le soutien de la grâce. Il introduit, alors, dans une formulation appropriée et singulière eu égard aux artistes, l’invocation trinitaire: Ce qu’ils doivent être d’après ta volonté ils ne le peuvent que par ta grâce, Père des poètes, Origine plus qu’éternelle de toute lumière, Esprit de toute véritable inspiration8.

Cette adresse au Père, dans son énoncé, intègre tout à la fois une théologie de la Trinité immanente et une théologie de la présence économique de chacune des Personnes divines à l’égard de l’artiste. Remarquons que cette première invocation trinitaire prend l’ordre des processions divines, tandis que la suite de la prière commencera par l’appel à l’Esprit Saint pour ne considérer qu’ensuite la relation au Verbe incarné; la prière s’achèvera, dans la toute dernière phrase, dans un ordre inversé, avec une ultime invocation à l’Esprit, alors dénommé l’Esprit du Fils, ouvrant à la louange du Nom du Père. Cette prière implique donc une théologie de la Trinité de l’économie du salut, très précise et structurante. II. L’ARTISTE ET L’ESPRIT SAINT La deuxième partie de la prière, tout en continuant à s’adresser au Père, se présente comme un appel à l’Esprit Saint, appel qui fait immédiatement suite à l’invocation au Père: C’est pourquoi nous te prions et appelons sur eux l’Esprit Saint9.

7. Prière pour les créateurs, p. 416; SW, t. 14, p. 349. 8. Ibid. 9. Ibid.

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1. La vocation de l’artiste sous le signe du prophétisme Bien qu’il ne le dise pas expressément, nous pouvons remarquer que la terminologie utilisée par Karl Rahner pour expliciter la relation de l’artiste à l’Esprit Saint se réfère à l’expérience prophétique. Dès lors, la vocation et la mission des prophètes peuvent être considérées théologiquement comme paradigme de la vocation et de la mission de l’artiste. En effet, il est demandé au Père qu’il «suscite parmi nous des hommes ayant une force créatrice, des penseurs, des poètes, des artistes»; et il est ajouté: «Nous en avons besoin». Il est demandé pour les créateurs «le courage d’obéir à leur vocation, de porter le fardeau et la douleur d’un tel appel», «de ne pas trahir» leur mission. Le don du «courage» sera de nouveau demandé par trois fois, et de manière consécutive, dans la seconde section de ce paragraphe. Le principe d’une force de discernement traverse tout le paragraphe. Les artistes sont appelés à s’exprimer «en paroles et en images, par le ton et le geste», et c’est à travers cela même qu’ils annoncent Dieu. Si la référence au prophétisme nous paraît indéniable, il faut souligner que celle-ci demande de se comprendre analogiquement, c’est-à-dire selon une authentique affinité, mais aussi selon toute la différence requise. 2. La mission de l’artiste et le risque des trois «tentations» du Christ Sous le signe de la conduite de l’Esprit Saint et dans cet esprit de discernement, nous pouvons encore remarquer une référence paradigmatique aux trois tentations vécues par Jésus au désert, à l’aube de sa mission10. En effet, il est demandé, pour les artistes, qu’ils comprennent que l’homme «meurt de faim avec seulement le pain du corps, si la parole venant de ta bouche [celle du Père] ne devient pas pour lui une nourriture». De même, il est demandé, pour eux, qu’ils ne trahissent pas leur mission «par la recherche de l’argent et de l’applaudissement à bon marché des gens superficiels qui veulent seulement se distraire». Enfin, il demandé, pour eux, au sein de leur création artistique, une manière ajustée d’invoquer explicitement Dieu, autrement dit, une certaine réserve dans l’invocation de Dieu: «Ils n’ont pas besoin de t’avoir toujours sur les lèvres» (nous reviendrons plus précisément sur ce dernier aspect).

10. «Jésus, rempli d’Esprit Saint, revint du Jourdain, et il était mené par l’Esprit à travers le désert durant quarante jours, tenté par le diable» (Lc 4,1-2a).

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3. Dire «tout l’homme» Toujours au sein de cette prière de demande, Karl Rahner revient sur ce qui constitue la vocation et la mission de l’artiste: dire l’homme. Il rappelle que ce que disent les artistes s’enracine dans leur expérience propre. Soulignons que nous avons là un aspect fondamental de la compréhension rahnérienne de la création artistique. Cette dimension de l’expérience, d’un «pâtir», est un pôle essentiel de la connaissance humaine, et ce pôle expérientiel est intrinsèquement constitutif tant de la création artistique que de l’expérience artistique11. Si, dans cette expérience d’eux-mêmes et du monde, les artistes disent l’homme, ils ne doivent pas réduire l’homme, il leur revient bien plutôt de dire le tout de l’homme: Lorsqu’ils disent, en paroles et en images, par le ton et par le geste, ce qu’est l’homme, parce qu’ils publient ce dont ils ont fait eux-mêmes l’expérience, alors, fais qu’ils disent tout12.

Ce «tout» que les artistes doivent pouvoir dire, c’est l’expérience de deux extrêmes, celui des limites les plus ténébreuses d’un certain néant dans lequel l’homme peut s’enfermer et celui de l’infini divin auquel il peut s’ouvrir: donne-leur (de faire) l’expérience que l’homme n’est pas seulement l’enfer barricadé de son propre néant mais aussi le beau pays béni au-dessus duquel se trouve le ciel de ta propre vie infinie et de ta liberté13.

Soulignons combien Karl Rahner reste précis dans ses formulations: il est demandé que ce soit les artistes eux-mêmes qui fassent l’expérience de ce tout et de cette ouverture, car ce n’est qu’à partir de cette expérience qu’ils pourront les dire dans leur art. 4. Dire «Dieu» et son «amour» La suite du texte explicite la manière dont l’artiste peut dire Dieu en justesse. Karl Rahner ne fait de la désignation de Dieu ni une nécessité, ni un impératif. Il préconise, bien plutôt, une discrétion. Il réserve une

11. L’analyse de cette dimension de l’expérience et du «pâtir» est développée dans notre étude de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion de 1982; voir notamment infra, pp. 189-193. 12. Prière pour les créateurs, p. 416; SW, t. 14, p. 349. Notons que le verbe «künden» qui définit pour une part la création artistique et qu’Yves Tourenne traduit par «publier» est assez propre à ce texte, car sauf erreur de notre part, nous ne le retrouvons pas dans les autres textes. 13. Ibid.

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désignation explicite de Dieu pour deux expériences extrêmes portées par l’Esprit: celle d’une certaine extase et celle d’une douleur ultime. En dehors de ces deux expériences extrêmes, un silence sur Dieu semble comme requis. Il suffit aux artistes de se concentrer sur l’homme: Ils n’ont pas besoin de t’avoir toujours sur les lèvres: ils doivent te nommer par ton nom seulement quand le souffle de la béatitude la plus pure ou bien de l’ultime douleur les remplit. Autrement, ils doivent t’honorer en silence. Autrement, ils doivent célébrer la terre et l’homme14.

Cette discrétion sollicitée ne signifie pas ou ne conduit pas à une indifférence à Dieu. L’artiste doit garder en son cœur la présence silencieuse de Dieu. L’œuvre qui provient de son expérience et de son cœur laissera alors, inéluctablement et secrètement, transparaître l’amour divin: Mais, par là-même, ils doivent toujours te porter, silencieux, dans leur cœur, d’où jaillit leur œuvre. Alors, le plus petit chant devient encore un écho de la jubilation de ton ciel, et le récit qu’ils font des abîmes les plus sombres est encore embrassé par ta miséricorde et par une nostalgie de la lumière, de la justice et de l’éternel amour. Alors, même l’essai de nous en entretenir est encore un reflet de la douce patience avec laquelle tu nous aimes chaque jour15.

Remarquons que la thématique du cœur est d’une grande importance (nous y reviendrons dans notre analyse du texte Prêtre et poète). La notion de cœur renvoie à l’identité profonde de l’homme, au centre de tout ce qu’il vit et ressent, de sa liberté et de ses décisions, de ses aspirations les plus immédiates et les plus ultimes. La création artistique s’enracine dans ce cœur de l’homme et en provient: c’est une affirmation fondamentale et récurrente dans les textes rahnériens sur l’art. Si Karl Rahner invite l’artiste à parler de l’homme et de la terre, et non pas nécessairement à parler expressément de Dieu, c’est qu’il y a entre cette expression de l’homme et Dieu une certaine continuité ou résonance. Cela se comprend dans la ligne des premières affirmations de ce texte. En effet, l’artiste-créateur explicite et fait advenir l’homme dans son être, or cet homme était affirmé comme étant image et parabole de la gloire de Dieu. La notion biblique et anthropo-théologique d’image à laquelle se réfère Karl Rahner est déterminante. Dans ses analyses, Thomas d’Aquin, s’appuyant sur Augustin, rappelle que la notion d’image [ratio imaginis] ne se réduit pas à celle de la ressemblance [ratio similitudinis], que la ressemblance est incluse dans l’image, mais que l’image

14. Ibid. 15. Ibid., pp. 416-417; SW, t. 14, p. 349.

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implique quelque chose de plus que la ressemblance: l’image est expression d’un autre [ex alio expressum]. En effet, explique-t-il, «on appelle “image” un être qui est fait à l’imitation d’un autre»16 [ad imitationem alterius]; il illustre ce propos par l’exemple significatif de l’œuf: «c’est pourquoi un œuf, si semblable et égal qu’il puisse être à un autre œuf, n’est pas dit à son image, parce que malgré tout il n’en est pas l’expression» [quia tandem non est expressum ex illo]17. Toutefois, n’étant pas à l’égal de Dieu, l’homme est dit à l’image de Dieu. Il en est l’image imparfaite, car «l’image parfaite ne doit être privée d’aucune des choses appartenant à la réalité qu’elle exprime». En cela, seul le Fils est l’image parfaite de Dieu. Il n’en reste pas moins que l’homme, étant à l’image de Dieu et provenant de lui, est expression de Dieu, même si ce n’est pas jusqu’à la ressemblance parfaite. La profondeur de cette expression de Dieu qu’est l’homme est aussi rendue manifeste par la différenciation traditionnelle entre la notion d’image attribuée proprement à l’homme et la notion de vestige attribuée aux autres réalités, bien que celles-ci proviennent aussi de Dieu et en soit, d’une certaine manière, l’expression. Dans un tout autre contexte théologique, commentant les versets 26 et 27 de la Genèse, Dietrich Bonhoeffer maintient et soutient cette différence18. Il montre que Dieu, ayant créé le monde dans un acte de liberté, ne peut véritablement se contempler dans son œuvre créée qu’avec la création de l’homme, car ce dernier est créé libre, et donc à son image. Cela est confirmé par la rupture qui marque le récit de la création de l’homme: celui-ci est introduit par un pluriel qui indique la nouveauté et l’importance de cette action créatrice. La création de l’homme relève d’un colloque divin tandis que la création du monde relève d’une succession de commandements. Notons que le théologien défend une liberté non pas refermée sur elle-même, mais une «une liberté pour». C’est ainsi qu’il récuse le principe de l’analogie de l’être pour comprendre l’affirmation biblique de «l’homme à l’image de Dieu» et lui substitue celui de l’analogia relationis dont il déploie toute la signification et toutes les conséquences19. Ce qu’il nous importe de retenir est que, quelle que soit la manière dont on qualifie l’analogie, se joue précisément et fondamentalement dans la notion d’image cette question d’une analogie, et donc 16. THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, t. 1, Paris, Cerf 1984, I, Q.93, a.1, réponse, p. 793. 17. Ibid. 18. Voir D. BONHOEFFER, Versets 26-27. L’image de Dieu sur terre, in ID., Création et chute. Exégèse théologique de Genèse 1 à 3, trad. R. REVET (Petite Bibliothèque protestante, 11), Paris, Les Bergers et les Mages, 1999, 50-56. 19. Ibid., pp. 53-54.

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d’une similitude intime (dans la différence) entre l’homme et Dieu. Par ailleurs, la réflexion christologique apporte un véritable approfondissement de la compréhension d’une résonnance intime et expressive entre l’homme et Dieu. En effet, dans le Traité fondamental de la foi, Karl Rahner rappelle qu’ il faut que l’homme Jésus, comme tel, et non pas d’abord par ses paroles, soit autorévélation de Dieu, et il ne saurait l’être si cette humanité, justement, n’était pas l’expression de Dieu20.

Il poursuit son analyse par cette réflexion dense sur l’homme comme chiffre de Dieu: L’on pourrait, à partir de là, définir l’homme – en le plongeant dans son mystère le plus grand et le plus obscur – comme ce qui surgit lorsque l’autodiction de Dieu, sa Parole, se trouve projetée par amour dans le vide du néant sans-dieu. C’est aussi pour cette raison que le Logos devenu homme a été appelé la Parole abrégée de Dieu [das abgekürzte Wort Gottes]. Abréviation [die Abkürzung], chiffre de Dieu [die Chiffre Gottes]: tel est l’homme, je veux dire le Fils de l’homme, et les hommes qui, en fin de compte, sont parce que devait exister le Fils de l’homme21.

En raison de l’Incarnation, théologie, christologie et anthropologie ne sont plus séparables. Cette réflexion renouvelée sur l’homme et la nature humaine ne confond pas Jésus-Christ avec tout homme, car ce n’est que dans la singularité de cet homme Jésus que le Logos s’est ainsi autoexprimé, et il y a là, comme le dit Karl Rahner, un «abîme de diversité»22. Toutefois, la christologie donne bien à l’affirmation biblique sur l’homme (l’homme à l’image de Dieu) et à son interprétation anthropothéologique, une profondeur radicalement nouvelle. Karl Rahner souligne que l’homme ne peut absolument plus être pensé petitement, car il est «pour l’éternité, le mystère de Dieu proféré, mystère qui, pour l’éternité, a part au mystère de son fondement»23. C’est en ce sens que nous pouvons comprendre que l’artiste-créateur, dans le seul fait de parler de l’homme et de la terre, en explicitant et faisant advenir l’homme dans son être, ouvre déjà secrètement au mystère du Christ et au mystère de Dieu. Il est intéressant de souligner que Karl Rahner n’hésite pas à considérer que l’engagement même de l’artiste, dans sa tâche de nous entretenir de l’homme, est déjà, en tant que tel, «un reflet de la douce patience» avec laquelle Dieu nous aime chaque jour. 20. 21. 22. 23.

TfF, p. 253. Ibid., p. 254. Ibid. Ibid., p. 255.

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5. Un triple courage La suite de cette invocation placée sous le signe de l’Esprit développe la thématique du courage nécessaire à l’artiste dans l’accomplissement de sa vocation et de sa mission. En effet, le texte est ponctué par cette formule trois fois répétée «donne leur le courage»24. Il y a, tout d’abord, le courage de «la lumière et de la joie», courage qui, dans un monde ténébreux, est une «grâce». Une telle attitude requiert un «courage en sa hauteur»25. Il y a, ensuite, le courage «de la distinction et de la décision» qui consiste à la fois en une capacité de discernement et en une prise de position entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres. Il est l’inverse d’une «paix poltronne». Il est celui d’un cœur sans partage, mais ouvert à tout, cherchant Dieu en toute chose et cherchant toute chose en lui. Karl Rahner souligne que les artistes n’ont pas à «ratiociner beaucoup»26, ce sont leurs œuvres qui doivent laisser transparaître un tel cœur (c’est un point de vue qu’il réitérera dans d’autres textes). Enfin, il y a le courage «du commencement toujours neuf»27. Karl Rahner précise que «c’est seulement ainsi qu’ils [les artistes] trouvent leur origine dans ce qui est le Vrai pré-originaire»28. Yves Tourenne indique en note de bas de page que la formulation «dans ce qui est le Vrai pré-originaire» traduit l’expression allemande «in dem uralten Wahren». La majuscule qu’il met au mot «Vrai» semble indiquer un renvoi à la Vérité divine, ce qui peut se justifier par la construction des deux considérations précédentes, lesquelles fondaient le courage sollicité sur une ouverture à la grâce et à Dieu. L’adjectif «uralten [antique, très ancien, séculaire, qui remonte aux origines]» pourrait relever d’une terminologie heidegerrienne en lien avec la pensée hölderlinienne: il s’agirait ainsi d’une tension entre une vérité toujours neuve et toujours ancienne. Nous pouvons supposer que Karl Rahner ouvre cet adjectif à une signification plus radicale et à un enracinement dans le divin. Quoi qu’il en soit, il est demandé, pour les jeunes artistes, ce courage d’un commencement toujours nouveau comme condition d’approfondissement d’une vérité au sein même 24. L’édition du texte allemand distingue trois paragraphes. 25. Rappelons que l’appel à cette «hauteur» de courage, celui de la lumière et de la joie, pour les jeunes artistes, s’inscrit dans le contexte difficile et douloureux des années 50, après la défaite de l’Allemagne et la fin du nazisme, et demande certainement à être compris dans ce contexte. 26. Prière pour les créateurs, p. 417; SW, t. 14, p. 350. 27. La notion de «commencement [Anfang]» est une thématique que nous retrouverons de manière développée dans l’article De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien. Voir notre étude, infra, pp. 166-169. 28. Prière pour les créateurs, p. 417; SW, t. 14, p. 350.

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de leur création artistique, vérité qui demande à être comprise au sens de l’alétheia29, c’est-à-dire comme non-occultation et comme suspension de la réserve, comme déclosion et dévoilement, une vérité toujours neuve et toujours originelle, qui trouve son origine première en Dieu. Insistons sur le fait que Karl Rahner situe précisément ces trois dimensions du courage – celui de la lumière et de la joie, celui de la distinction et de la décision, et celui du commencement toujours nouveau – au sein du travail et de l’activité créatrice de l’artiste. Ce courage est intimement inscrit dans ce que nous pouvons appeler un agir créateur. Il s’agit d’une dimension éthique non pas juxtaposée, mais inhérente à l’acte créateur de l’artiste. S’il ne reviendra que très peu sur cette dimension de courage dans les articles suivants, il explicitera cependant la dimension éthique intrinsèque à l’acte de création artistique dans l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, à partir des notions de liberté et de responsabilité30. Karl Rahner conclut ce triple appel au courage en soulignant la présence intérieure de l’Esprit Saint. Il invite les artistes, dans leurs propres créations artistiques, à suivre cette force inspiratrice au-delà des sollicitations autres, notamment celles des pouvoirs: Fais qu’ils disent ce que ton Esprit leur a donné dans le cœur, non pas ce que les pouvoirs veulent entendre, dans lesquels ce qui est médiocre s’amoncelle31.

Nous pouvons retrouver dans cette phrase une référence au prophétisme et à la thématique des tentations. 6. L’expérience de l’inutilité et de la brisure Karl Rahner termine ce paragraphe sur la relation de l’artiste à l’Esprit Saint par une prise en considération des situations d’échec toujours possibles dans l’exercice de la création artistique. Il relève une souffrance singulière de l’artiste en tant qu’artiste, au sein même de l’exercice de son art, tant du point de vue de sa capacité créatrice que du point de vue de la réception de son œuvre. Face aux expériences d’échec, Karl Rahner ouvre à un autre regard possible dans la foi: à celui que le Père porte. 29. Sur la notion de vérité dans l’art, voir M. HEIDEGGER, L’origine de l’œuvre d’art, in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. BROKMEIER, Paris, Gallimard, [1962] 2006, 13-98. Notons que ce texte est celui d’une conférence datant de 1935-1936, voir les indications éditoriales, p. 461. 30. Voir notre étude de cet article, infra, pp. 122-126. 31. Prière pour les créateurs, p. 417; SW, t. 14, p. 350.

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Plus encore, il ouvre ces situations au mystère de la compassion du Père qui porte le cœur brisé des artistes comme il a porté le cœur brisé de son Fils: Lorsqu’ils font l’expérience de l’inutilité, de la brisure de leur créativité et du manque de sensibilité de leur époque, fais qu’alors ils croient encore que devant Toi l’inutilité n’est pas en vain, que Toi tu as vu leur œuvre avec ravissement et que, avec douceur, tu as pris leur cœur brisé dans le Tien32.

Cette dernière considération – par son allusion au cœur brisé du Christ reçu par le Père, et par la suggestion d’une configuration de l’artiste dans sa dimension créatrice mise en échec au Crucifié – donne une profondeur ultime à la relation la plus secrète de l’Esprit Saint et de l’artiste, et laisse entrevoir, dans la foi et l’espérance, une fécondité d’un autre ordre. III. L’ARTISTE ET LE VERBE INCARNÉ La troisième partie de cette prière propose une réflexion sur la relation entre l’artiste et le Verbe incarné. L’incarnation n’est pas sans incidence pour la question de la création artistique. Karl Rahner invoque une compréhension intime et nouvelle que les artistes peuvent avoir de leur vocation: «Fais que ceux pour lesquels nous prions saisissent ceci»33. En effet, une relation existentielle à Jésus-Christ s’ouvre et se joue au sein même de l’acte de création artistique. 1. Le monde. Réalité propre du Verbe incarné Karl Rahner reprend les grandes affirmations christologiques néotestamentaires, et souligne le rapport nouveau de Dieu à la réalité humaine par le fait de l’incarnation: Ta Parole éternelle, l’éclat de ton être et le miroir de ta Gloire, est ellemême venue dans notre chair, elle a assumé, comme sa réalité, tout ce qui est de l’homme34.

La mise en italique l’article possessif («sa») manifeste l’importance de cette nouvelle situation. Dieu a fait proprement sienne la réalité humaine dans toutes ses dimensions. Karl Rahner en fera souvent un

32. Ibid. 33. Ibid. 34. Ibid.

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point d’appui fondamental dans sa réflexion théologique et tiendra à en développer toutes les conséquences. Il poursuit immédiatement par cette autre considération explicitant une configuration de l’homme à Jésus-Christ, Parole éternelle incarnée: elle a, de façon plus puissamment imposante et amoureuse que tout ce qui est créateur dans l’œuvre de ses mains, déposé son propre Cœur au centre de l’image de sa main, afin que l’homme lui-même soit l’expression et l’image de Ta Gloire35.

Cette affirmation conjugue tout à la fois un rappel de l’œuvre de la création originelle avec une référence croisée aux deux récits bibliques de la création de l’homme («l’œuvre de ses mains» et «l’image de sa main») et la manifestation d’une œuvre plus grande encore, car allant plus loin dans le mystère de l’amour, proprement relative au mystère de l’incarnation, à savoir la relation ontologique et subjective du Cœur du Christ au cœur de tout homme. Dans un autre contexte, Karl Rahner a montré comment une relation authentiquement aimante au monde nous inscrit effectivement et secrètement dans une relation au Cœur du Christ, ce Cœur par lequel Dieu a aimé inconditionnellement le monde: «chaque fois que l’on nourrit un amour authentique pour quelque chose de fini, le caractère absolu qu’il revêt indique, dans l’économie concrète des choses telle que Dieu l’a voulue, une orientation vers l’amour du Cœur du Christ: on est dans la sphère de l’Incarnation, on a une foi secrète (ou une ébauche de foi) en l’Incarnation, on se trouve par conséquent devant une forme de la dévotion au Cœur de Jésus»36. 2. La création artistique. Morceau de la Croix ou avènement du Royaume En raison de cette économie de l’Incarnation, par le fait d’avoir fait sienne la réalité de l’homme, jusque dans la mort et la résurrection, Karl Rahner peut affirmer qu’il y a une relation fondamentale de toute création artistique ou culturelle à l’histoire même de Jésus-Christ, Parole éternelle incarnée: Et c’est pourquoi, qu’on le sache ou non, tout ce qui est œuvre de culture est devenu un morceau de la propre histoire de ta Parole, parce que tout est devenu son propre monde, (monde) dans lequel elle vint pour en faire 35. Ibid. 36. Le primat de l’amour. À propos de la spiritualité ignatienne, in Mission et Grâce. III Au service des hommes. Pour une présence chrétienne au monde d’aujourd’hui, trad. C. MULLER, 1965, [Tours], Mame, p. 283.

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l’expérience conjointe, en connaître la souffrance conjointe et pour le transfigurer avec elle, et pour l’éternité cette Parole qui est Tienne ne sera plus sans lui37.

C’est à cette compréhension que Karl Rahner voudrait conduire les jeunes artistes, comme nous l’avons indiqué ci-dessus: «Fais que ceux pour lesquels nous prions saisissent ceci». Il poursuit cette réflexion en montrant que, de ce fait, toute création artistique devient acte contre Jésus-Christ ou une participation à l’avènement de son Royaume: Ce qu’ils créent est, inexorablement, ou bien un morceau de la Croix sur laquelle en devenant pécheur on frappe ton Fils, et ainsi, son jugement; ou bien une part de la venue du Royaume éternel de ce Fils, et ainsi, sa grâce38.

Il rappelle que le Royaume ne doit pas être compris seulement comme évènement final de jugement extérieur, mais comme «grâce secrète à partir du centre de cette réalité terrestre», et ce, de nouveau, en raison même de l’Incarnation. En ce sens, Karl Rahner n’hésite pas à associer la création artistique à cet avènement du Royaume: C’est pourquoi, tout ce qu’ils créent peut et doit être une promesse que ton Royaume éternel est en train de venir, le Royaume de la Vérité et de l’amour, le Royaume de la transfiguration de l’homme, qui est indissociablement de corps et d’âme, de terre et de ciel39.

Remarquons que Karl Rahner développera peu ces thématiques dans les textes suivants. Sa réflexion se portera vers des analyses plus transcendantales. Dans son article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, il explicitera un existential chrétien, compris comme offre permanente de la grâce du Christ à tout homme; il montrera comment l’écrivain, dans son engagement même d’auteur, est ainsi inéluctablement placé devant cette offre, et qu’il est ainsi nécessairement confronté à un oui ou un non à l’égard de cet appel. IV. PERSPECTIVE ESCHATOLOGIQUE

ET DOXOLOGIE TRINITAIRE

En guise de finale de cette prière, Karl Rahner souhaite aux jeunes artistes-créateurs de participer à cet avènement du Royaume. Il souligne, plus fondamentalement et dans une perspective eschatologique, que tout 37. Prière pour les créateurs, p. 417; SW, t. 14, p. 350. 38. Ibid. 39. Ibid.

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ce que l’homme aura réalisé [gebildet] – dont il rappelle qu’il s’agit là d’une participation de l’homme à la puissance créatrice divine – sera aussi transformé, transfiguré et sauvé dans ce Royaume même. Il conclut cette prière par une doxologie trinitaire dont l’ordre d’invocation des Personnes divines est à l’inverse de celui de leur présentation dans l’exposition de la prière, et dans laquelle l’Esprit Saint est expressément évoqué comme Esprit du Christ: Que l’Esprit de ton Fils vienne sur eux afin que ton Nom soit loué, maintenant en ce temps et dans les éternités d’éternités. Amen40.

40. Ibid., p. 418; SW, t. 14, p. 350.

B. LA PAROLE DE LA POÉSIE ET LA PAROLE DE DIEU

Les deux premiers grands textes de Karl Rahner sur l’art, Prêtre et poète de 1955 et La parole poétique et le chrétien de 1960, écrits à cinq années d’écart, dans des contextes et pour des destinataires très différents, présentent l’un et l’autre une réflexion sur la parole poétique. Pour l’un et l’autre, cette réflexion s’inscrit au sein d’une même problématique théologique fondamentale: celle du rapport entre parole poétique et parole de Dieu. Les deux textes abordent toutefois cette problématique commune de manières différenciées. Le premier texte envisage ce rapport du point de vue de l’annonce de la parole de Dieu et de la prédication. Dans cette annonce, la parole poétique et la parole de Dieu s’appellent mutuellement jusqu’à former comme une union nuptiale. Cette relation nuptiale se pose cependant en des termes distincts et corrélatifs: pour la parole poétique, ceux de l’attente et de l’ouverture, ainsi que de l’approfondissement de la question qu’est l’homme; pour la parole de Dieu, ceux de l’accomplissement et de la réponse. De même, ce premier texte considère les dimensions propres du poète (à qui cette parole poétique est «confiée») et du prêtre (à qui la parole de Dieu est «confiée»); il explicite leurs différences fondamentales, mais aussi leur unité possible en une même personne comme un évènement rare et particulièrement heureux. Le second texte envisage ce rapport du point de vue de l’écoute de la parole de Dieu. Relativement à certaines dimensions inhérentes à la parole de Dieu, l’écoute de celle-ci, pour être authentique et effective, implique certaines conditions et sollicite de l’auditeur certaines capacités. Ces capacités sollicitées par l’écoute de la parole de Dieu dans la parole humaine se révèlent être celles déjà engagées dans l’écoute de la parole poétique. Se pose, ainsi, entre parole de Dieu et parole poétique, tout en étant nettement différenciées, une relation interne, constitutive et nécessaire. Bien qu’il ne soit pas proprement question de la parole poétique, rappelons que la parole humaine fut l’objet d’une réflexion déterminante dans les conférences de 1937 sur les fondements d’une philosophie de la religion, conférences publiées sous le titre Hörer des Wortes en 19411. 1. En 1937, lors d’une session d’été à Salzbourg, Karl Rahner prononce quinze conférences sur les fondements d’une philosophie de la religion. Elles seront éditées en 1941, puis retravaillées par Jean-Baptiste Metz et rééditées en 1963 sous le titre Hörer des

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Karl Rahner y montrait qu’en elle seule un étant extramondain peut être donné à l’esprit fini, et donc se révéler, et ce, pour une double raison: «Car d’une part, la parole ne représente pas l’étant dans son Soi, et d’autre part, elle a, par la négation dont elle (et elle seule) peut être le support, la possibilité de déterminer, à partir du phénomène, tout étant, même celui qui se trouve en dehors du phénomène»2. Aussi, la parole humaine tient-elle une place déterminante dans l’anthropologie théologique fondamentale de Karl Rahner. Le positionnement pris, ici, par l’auteur à l’égard de la parole humaine reste un présupposé à sa réflexion sur la parole poétique. Notons que cette insistance sur des possibilités qu’il n’octroie tout d’abord qu’à la parole et à elle seule a des incidences inévitables sur la manière dont il considère dans un premier temps les autres arts non reliés à la parole, les arts non-verbaux. C’est, en effet, un point sur lequel il évoluera. Tout en s’inscrivant dans une problématique théologique fondamentale, les deux textes, Prêtre et poète et La parole poétique et le chrétien développent donc des analyses spécifiques sur la parole poétique en tant que telle. Ces analyses, bien qu’abordées différemment, se rejoignent d’un texte à l’autre. Nous ne ferons, dans cette introduction, qu’en évoquer les grandes lignes. Le premier point d’attention de Karl Rahner est de montrer que la parole humaine ne peut pas être réduite à un simple instrument ou à un simple signe linguistique en lequel s’extérioriserait une pensée préalablement élaborée; elle est bien plutôt une forme dans laquelle la pensée se réalise et se déploie: en ce sens la parole humaine est «pensée corporelle». Parmi les paroles humaines, se distingue la parole poétique qui est qualifiée d’«originaire». Ses quatre dimensions ou effectivités essentielles sont d’unir la partie et le tout, d’ouvrir à l’infini et au Mystère, d’atteindre le cœur de l’homme, et d’être «incarnatoire». La parole poétique et originaire réalise ainsi une «réconciliation esthétique». De même, en raison de ces dimensions, la parole poétique et originaire a intrinsèquement un caractère d’obscurité qui se distingue de la clarté recherchée par la pensée conceptuelle et scientifique. Par ailleurs, la parole poétique dresse et rend présente devant soi la chose même, la fait advenir dans le champ de l’être là de l’homme, et par le fait même porte la chose à un accomplissement d’elle-même, accomplissement Wortes: Zur Grundlegung einer Religionsphilosophie, München, Kösel. En langue française: L’homme à l’écoute du Verbe. Fondements d’une philosophie de la religion, trad. J. HOFBECK, Paris, Mame, 1968, et, plus récemment: L’auditeur de la parole: Écrits sur la philosophie de la religion et les fondements de la théologie, édition critique autorisée, sous la direction d’O. RIAUDEL – Y. TROCHERS (Œuvres, 4), Paris, Cerf, 2013 [désormais cité: L’auditeur de la parole]. 2. L’auditeur de la parole, p. 369.

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qui est comme une rédemption. Enfin, Karl Rahner rappelle que seule la parole humaine peut vraiment ouvrir à l’infinité de Dieu, car elle seule comporte une possibilité de négation. Comme nous l’avons déjà indiqué, Karl Rahner, dans des textes ultérieurs, sera amené à ne pas réserver et limiter cette possibilité à la parole seule; il la concédera aussi aux arts non-verbaux. Bien que peu explicité, ce moment de négation qui permet l’ouverture vers l’infinité est certainement l’un des aspects essentiels de la conception rahnérienne de l’art. Les analyses de Karl Rahner sur la parole humaine et poétique ne sont pas proprement innovantes. Elles correspondent, par contre, à une synthèse personnelle de sources multiples, comme lui-même semble l’indiquer, au début de Prêtre et poète, en prenant l’image des os dispersés et finalement rassemblés pour former des corps vivants selon la vision d’Ézéchiel. Ses sources sont principalement poétiques, mais aussi philosophiques et théologiques3. Rappelons qu’il fut professeur de littérature pendant les deux années de son régendat. Il y aurait une archéologie des sources à faire, mais cela dépasserait le cadre de notre travail. Nous nous tiendrons à l’exposition de la pensée rahnérienne telle que celle-ci s’est appropriée ces diverses sources, et telle qu’elle se présente dans ces textes, dans son unité et avec ce caractère singulier – qu’on ne peut pas oublier – d’être motivée par une réflexion théologique. Notons encore que les dimensions de la parole poétique définies par Karl Rahner sont nettement marquées par une conception romantique et rilkienne de la poésie. Le Dieu auquel ouvre la parole poétique est le Dieu de l’infinité, un Dieu présent qui se dérobe sans cesse et vers lequel tout aspire, un Dieu qui est abîme du monde; il n’est pas directement et explicitement le Dieu de la révélation et de l’annonce chrétienne4. 3. Au cours de ses argumentations, Karl Rahner mentionne, notamment, Brentano et Rilke (dont il cite expressément des vers), ou encore Goethe, Novalis, Annette-Elisabeth Droste-Hülshoff; mais aussi, François d’Assise, saint Thomas d’Aquin, saint Augustin, saint Jean de la Croix, Maître Eckhart, Newman, Thomas de Celano, Angelus Silesius, Dante, Luis de León, Ignace d’Antioche, Méthode d’Olympe, Adam de Saint-Victor, saint Bonaventure. Voir Prêtre et poète, p. 293; SW, t. 12, p. 439. Hölderlin n’est pas cité dans ces deux textes, mais le sera dans d’autres. Karl Rahner ne mentionne pas explicitement des philosophes (sauf Nietzsche, et, dans un autre texte, Wittgenstein), mais des références seraient certainement à établir avec Ernst Cassirer, Martin Heidegger et Maurice MerleauPonty, et certainement bien d’autres. La pensée rahnérienne sur la parole poétique trouverait des ouvertures fécondes dans une mise en relation avec des recherches plus contemporaines, celles, par exemple, de Paul Ricœur sur la métaphore et le symbole ou encore avec les analyses du poète et essayiste Yves Bonnefoy. 4. En présentant Le livre d’heures de Rilke, Philippe Jaccottet souligne combien dans ces deux suites (que le poète considéra comme «le véritable commencement de son œuvre»), et à partir d’images presque infinies, s’inaugure une méditation «sur quelque chose d’encore vague nommé souvent Dieu». Philippe Jaccottet s’interroge cependant: «Qu’est-ce donc que ce Dieu, si souvent nommé, et de tant de noms (de trop de noms) par

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C’est à partir de cette conception de la parole poétique que Karl Rahner élabore sa réflexion sur la relation interne entre la parole poétique et la parole de Dieu. Si une réflexion sur les dimensions de la parole poétique ne peut probablement pas s’énoncer exactement de la même manière aujourd’hui5, il n’en reste pas moins que ces deux textes gardent une actualité et offrent un intérêt certain, tant du point de vue d’une recherche de théologie fondamentale de l’art que d’un point de vue méthodologique dans la manière dont Karl Rahner discerne et manifeste une affinité entre la parole poétique et la parole de Dieu, et dans la manière dont il met en œuvre une conjonction ou une articulation entre les deux. le moine un peu trop fervent du Livre d’heures? […] Il n’est en tout cas pas, bien que ce soit un moine qui le cherche et lui parle, le Dieu des chrétiens, le Dieu qui s’est incarné dans le Christ, à travers qui il a fait irruption dans l’histoire humaine pour en modifier le cours dans un sacrifice insensé». Rilke, toutefois, «voit dans la poésie – en un temps où le sacré s’efface ou se dérobe – un mouvement vrai vers le Divin, et dans les images des signes du Divin. Il faut comprendre que ce qui est chez lui, en effet, modèle de poème, est toujours modèle de vie; et que, s’il révère la tâche poétique comme d’autres l’office religieux et d’autres encore l’action, c’est qu’il espère, c’est qu’il veut manifester dans le poème quelque chance de guérison de l’Être blessé; c’est que le poème doit dire, par son existence au moins autant que par son énoncé: “Il y a, d’une manière ou d’une autre, en dépit de toutes apparences, de l’Être; il y a une Totalité à laquelle il nous arrive d’avoir part”», P. JACCOTTET, Rilke, Paris, Seuil, [1970] 2006, pp. 42, 44. De même, dans son avant-propos aux œuvres de Hölderlin, Philippe Jaccottet montre que l’expérience du fleuve faite par Hölderlin permet d’approcher le poète à sa naissance même et à son ouverture à l’Illimité: «Qu’est-ce qui l’a saisi de stupeur? Le fleuve: non pas son idée, le fleuve réel dans le mouvement et la lumière de ses eaux. C’est une présence si forte, si éblouissante qu’elle fige le regard et fait monter une prière à la gorge; et qu’il faut au poète lui trouver un nom plus juste, fleuve ne suffisant plus; qu’il faut dire sacré, divin, seuls mots assez hauts pour lui correspondre. Le fleuve serait-il le symbole d’autre chose que lui-même? Il l’est peut-être pour certains contemporains de Hölderlin (qui ne verront aussi dans les dieux grecs que de belles images); mais pour l’enfant qui joue, l’adolescent qui voyage, il n’y a pas de symboles. La rencontre a lieu hors de toute pensée dissociante, hors de tout cadre philosophique ou religieux: rigoureusement immédiate comme la foudre. Le fleuve n’est pas le symbole de l’Illimité, mais son porteur, son signe; l’Illimité est dans le fleuve comme Jupiter dans le taureau ou la pluie d’or, quand le désir l’a saisi d’ensemencer une mortelle. Ainsi l’âme de Hölderlin fut ensemencée par l’Illimité». F. HÖLDERLIN, Œuvres, dir. P. JACCOTTET (Bibliothèque de la Pléiade, 191), Paris, Gallimard, 1967, p. X. 5. Voir, par exemple, S. MICHAUX, L’absence ou le silence de Dieu dans la poésie contemporaine. Celan, Bonnefoy, Deguy, in Études 415 (2011), no 11, 507-518. Selon une autre approche, réaffirmant la présence inspiratrice de Dieu dans la poésie, voir les actes de la journée d’études Des poètes et Dieu, rencontre-lecture du 18 mars 2011 organisée par Nathalie Nabert et Colette Nys-Mazure, à l’initiative de l’Académie Catholique de France, de l’Institut Catholique de Paris et du Printemps des Poètes, avec les interventions de P. CAPELLE-DUMONT et de N. NABERT pour l’ouverture et la présentation de la journée, et les contributions de C. NYS-MAZURE, Éclairage de la thématique. Dieu source d’inspiration encore et toujours?, C.-H. DU BORD, La pluralité de voix de Jean Mambrino, P. PIGUET, Claude Vigée, héritier du déluge. Voir aussi F. C ASSINGENA-TRÉVEDY, Le poète dit-il Dieu? Réponse affirmative, in Transversalités 120 (2011), no 4, 127-167.

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Le dernier point que nous souhaitons souligner est que la réflexion sur la parole poétique n’est pas, chez Karl Rahner, qu’un simple thème de recherche parmi d’autres. Se joue, dans la mise en valeur de la parole poétique, l’explicitation du sens premier ou «originaire» de la parole. Ce sens premier et originaire de la parole ne cessera d’interroger Karl Rahner ou plutôt ne cessera de l’habiter jusque dans sa réflexion sur la parole théologique proprement dite. Déjà, dans Prêtre et poète, il valorise les écrits théologiques et poétiques de grands théologiens. Il n’hésite pas à se demander, par exemple, en mettant en comparaison les écrits poétiques de Thomas d’Aquin et ses articles de la «Somme théologique», si les écrits poétiques ne disent pas, «sinon “plus”, du moins plus originellement, plus pleinement, et en ce sens plus vraiment, ce que disent ces articles»6; de même, il n’hésite pas à se demander si la théologie est «devenue plus parfaite, parce que les théologiens sont devenus plus prosaïques»7. Il reviendra sur ces mêmes interrogations, vingt-sept années plus tard, dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion de 1982, et soutiendra la nécessité d’une «théologie poétisante»8. Cette question du statut du langage théologique est frontalement abordée dans sa réflexion sur la légitimité de l’usage du mot «cœur» qu’il considère comme faisant partie des mots originaires9. Karl Rahner affirme que, dans le langage religieux et théologique, on ne peut se contenter de la pure signification conceptuelle des mots, mais qu’il s’agit bien plus de s’abandonner à l’emprise du mystère que véhiculent les mots. Il n’hésite pas à parler, à propos de la réduction des mots à leur seul contenu intelligible immédiat, d’un «traitement meurtrier»10 (ce qui ne doit pas, non plus, être interprété comme un rejet du labeur rationnel). Ces analyses sur la parole poétique manifestent l’excessus de l’esprit que Karl Rahner ne cesse de rappeler et qu’il explicitera dans sa réflexion sur l’intellectus agens comme anticipation de l’esse et dans le concept d’expérience transcendantale. Nous pouvons supposer que la sensibilité de Karl Rahner à la parole poétique aura pu être un des lieux d’exigence ou de référence forte dans l’élaboration de son anthropologie transcendantale Dans les textes plus tardifs, Karl Rahner liera expérience artistique et expérience transcendantale. 6. Prêtre et poète, pp. 292-293; SW, t. 12, pp. 438-439. 7. Ibid., p. 293; SW, t. 12, p. 439. 8. SW, t. 29, p. 140. Voir notre étude de cet article, infra, p. 215. 9. Voir Au centre de tout: le cœur du Christ. Réponse à un besoin actuel de synthèse, in Mission et grâce. III Au service des hommes. Pour une présence chrétienne au monde d’aujourd’hui, [Tours], Mame, 1965, 239-259 [désormais cité: Au centre de tout: le cœur du Christ]. 10. Ibid., p. 252.

CHAPITRE 2

LA PAROLE POÉTIQUE ET LA PRÉDICATION PRÊTRE ET POÈTE (1955)

Le texte Prêtre et poète a initialement été rédigé pour accompagner et préfacer un recueil de poèmes sur le sacerdoce, La hora sin tiempo, du poète jésuite espagnol Jorge Blajot1. Ces poèmes furent écrits par le poète à l’occasion de sa propre ordination sacerdotale en 1955 à Innsbruck. Karl Heinz Neufeld relate2 que Karl Rahner a répondu à la sollicitation de son confrère qui, à l’approche de son ordination, se trouvait traversé par à une certaine incertitude et hésitation quant à la compatibilité possible entre les deux appels qui le pressaient, celui de la poésie et celui du sacerdoce: «le confrère est devenu le provocateur»3. Pour y répondre, Karl Rahner expose «sa propre vision de la relation entre prêtre et poète»4. Cet essai est un «encouragement»5, mais il ne s’agit pas d’une réflexion théologique sur l’œuvre poétique de son confrère: Karl Rahner s’attache à expliciter des considérations fondamentales sur le poète et la parole poétique ainsi que sur le prêtre et sa relation à la parole de Dieu6 pour en manifester une unité possible. 1. Jorge Blajot (1921-1992) entre dans la Compagnie de Jésus en 1940 au monastère de Veruela. Cette première période de formation est évoquée dans un recueil de poèmes Veruela: Juventud en el claustro, Barcelona, Ariel, 1947. Pour ses poèmes regroupés sous le titre Hombre interior, il reçoit, en 1950, le prix de la poésie de la Ville de Barcelone (publication: Madrid, Ediciones Cultura Hispánica, 1952). Les titres et les thèmes de ces deux recueils montrent déjà par eux-mêmes combien la poésie de Jorge Blajot est intimement liée à sa propre expérience religieuse; il en est bien ainsi de son recueil La hora sin tiempo à propos de l’ordination sacerdotale. Le poète jésuite étudia la théologie à Innsbruck de 1952 à 1955; il a été ordonné prêtre en 1955. Karl Rahner était alors professeur à Innsbruck. Jorge Blajot «est considéré comme un poète existentialiste, avec une vision profondément religieuse, très sensible au mystère et au paradoxe de la foi» [es considerado un poeta existencialista, cun una visión profundamenta religiosa, my sensible al misterio y a la pradoja de la fe], voir C.E. O’NEILL – J.M. DOMINGUEZ, in Diccionario Histórico de la Compañía de Jesủs: biográfico-temático, vol. 3, Madrid, Universidad Pontifica Comillas, 2001, p. 2375. Voir aussi: F. MARTINEZ RUIZ, Nuevo Mester de clericia, Madrid, Editora Nacional, 1978. 2. K.H. NEUFELD, Theologie und Dichtung. Über Karl Rahner, in IBW-Journal – Zeitschrift des Deutschen Instituts für Bildung und Wissen 42 (2004), no 2, 3-9. 3. «Der Mitbruder wurde zum Herausforderer», p. 4. 4. «Eine eigene Sicht des Verhältnisses von Priester und Dichter», p. 4. 5. «Ermunterung». 6. K. RAHNER a plusieurs fois développé des questions autour de la vocation presbytérale. Voir notamment Existence presbytérale.

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Jorge Blajot ne publiera son recueil de poèmes qu’en 19587, tandis que le texte de Karl Rahner connaîtra préalablement plusieurs éditions dès 1955, dont une en espagnol8 et une autre dans un livre collectif en hommage à l’écrivain et éditeur Ludwig von Ficker von Feldhaus9. Il est de nouveau publié, en 1956, dans Schriften zur Theologie10. Une édition française du texte paraît en 1964, dans un livre regroupant différentes contributions de Karl Rahner, Éléments de théologie spirituelle, de la collection «Christus»11. Avant d’aborder l’analyse de cet essai, et pour mieux en percevoir les motivations et les enjeux, nous proposons la traduction du premier poème du recueil de Jorge Blajot La hora sin tiempo, intitulé La Vigile [La Vigilia]12: Je ne savais rien. Personne ne savait rien Et tout venait, librement et éternellement calculé, jusqu’à se resserrer ici, dans l’aiguisé vertical de cette nuit sur les abîmes13. C’est ici l’assignation ultime de tous mes chemins – de l’enfantine Promenade de la Grâce aux plages de Gales, De la raquette à l’archet du violon et le verset adolescent; de l’amour, la douleur, des heures perdues…14 Oh pénétrante obscurité de cette vigile où tout se rencontre, où tout se termine et se brûle dans l’aurore prévue de demain15.

7. J. BLAJOT, La hora sin tiempo (Con un Ensayo preliminar por Karl Rahner, S.I.), Barcelona, Juan Flors Editor, 1958. 8. Sacerdocio y poesía, in Proyecciόn (Granada) 12 (1955), no 7, 77-80. 9. Priester und Dichter, in I. ZANGERLE (éd.), Zeit und Stunde. Ludwig von Ficker zum 75. Geburtstag gewidnet, Salzburg, Müller, 1955, 55-78 (il s’agit bien de l’année 1955 et non 1956 comme il est indiqué en BR 0411 de la bibliographie établie par A.R. BATLOGG et A. RAFFELT, ainsi que dans les notes d’édition en SW, t. 12, p. 602). Ludwig von Ficker von Feldhaus, écrivain et éditeur, est né à Munich en 1880 et décédé à Innsbruck en 1967. 10. SzT, t. 3, 349-375. Il est repris dans SW, t. 12, 421-440. 11. Prêtre et poète. Nous citerons la traduction de Robert Givord et nous indiquerons le ou les termes allemands si nous proposons une autre traduction. 12. BLAJOT, La hora sin tiempo, pp. 49-51. Nous remercions João Norton de Matos pour cette traduction. 13. «Yo no sabía nada. Nadie sabía nada./ Y todo iba viniendo, libremente/ y eternamente calculado,/ hasta cerrarse aquí, en la afilada/ vertical de esta noche sobre abismos». 14. «Aquí es la cita última de todos mis caminos/– del Paseo de Gracia infantil a las playas de Gales;/ de la raqueta al arco de violín/ y el verso adolescente;/ del amor, el dolor, de las horas perdidas…». 15. «Oh penetrante oscuridad de esta vigilia/ donde todo se encuentra, donde todo termina/ y se quema en la aurora prevista de mañana».

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Personne ne savait. Était-ce mieux ainsi, élire sans sens aux carrefours, entreprendre dix courses divergentes parce que oui, ou pour cela, l’immédiat; se disperser la vie en cent morceaux…16? Comme souriait Dieu au plus haut. Avec son doigt il repassait dans l’air – spectateur solennel là au sommet – Le disparate multiple de mes itinéraires17. Moi, en bas, galopant, je ne savais pas que c’était un aimant son doigt et traçait – entre jeu et sourire – de simples convergences18. (Qu’en sera-t-il de ce gosse? – Un politicien. Il lui plait de répandre des discours. – Peut-être la carrière diplomatique…) Maintenant je comprends – nous comprenons, amis de l’enfance –, en trouvant ici mon hier et mon avant-hier accumulés, qu’un sens occulte articule le tout. Hic, haec, hoc du collège, corpus, sanguinis, et les cinq pesetas pour un négrillon (autant l’appeler Jorge!) et la vide fatigue des soirées soyeuses et galantes…19 Oh vie ancienne, bois accumulé, holocauste du présent dans le nocturne flamboyer des étoiles. Oh vigile au sommet de la montagne, auprès de Dieu, en contemplant, à la lumière de mon feu, ces quelques lignes que j’ai dessinées dans la vallée, les caressant avec les doigts de la mémoire, avec un amour ancien…20 Vous êtes tous ici, vieux amis, avec les visages plus graves devant ma mort. Heures communes qui grésillent,

16. «Nadie sabía. ¿Era mejor así,/ elegir sin sentido en las encrucijadas,/ emprender diez carreras divergentes/ porque sí, o por aquello, lo inmediato;/ dispararse la vida en cien pedazos…?». 17. «Cómo sonreía Dios en lo más alto./ Con su dedo repasaba en el aire/ – espectador solemne allá en la cumbre –/ el disparate múltiple de mis itinerarios». 18. «Yo, abajo galopante, no sabía/ que era un imán su dedo/ y trazaba – entre juego y sonrisa – sencillas convergencias». 19. «(¿Qué será de este chico?/ – Un político. Le gusta echar discursos./ – Acaso la carrera diplomática…?)// Ahora entiendo – entendemos, amigos de la infancia –,/ al encontrar aquí mi ayer y mi anteayer acumulados,/ que un oculto sentido lo vertebraba todo./ Hic, haec, hoc del colegio, corpus, sanguinis,/ y las cinco pesetas para un negrito (¡que se llame Jorge!),/ y el vacío cansancio de las tardes sedosas y galantes…». 20. «Oh via antigua, leña amontonada,/ holocausto de ahora en el nocturno llamear de estrellas./ Oh vigilia en lo alto del monte, junto a Dios,/ contemplando, a la luz de mi fuego, aquellas líneas/ que dibujé en el valle, acariciándolas/ con dedos de memoria, con un amor antiguo…».

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colloques crépitant pour une fois ultime… Tout se rencontre, tout ici se termine, à la vigile sainte21. Amis, oublions, orate fratres. Quand la chaleur décroissante des cendres s’endort sur le sol, et une forêt de ténèbres couvre en bas mes routes, quand «demain»22 sera tout le sens, plénier, d’hier, alors (amis, à genoux!) j’étendrai les bras étirés, désirants, revivifiés et le Soleil ira se levant entre mes mains,23.

D’emblée, Karl Rahner pose l’unité des deux vocations, celles de prêtre et de poète, comme comptant parmi les «possibilités les plus hautes». Il ne s’agit pas d’une vocation de prêtre à laquelle la vocation de poète viendrait s’ajouter – «prêtre, et, en outre, un poète aussi» –, mais bien l’une et l’autre unifiées. Bien qu’il souligne qu’il ne peut s’agir que d’une promesse, Karl Rahner laisse entendre avec discrétion et délicatesse que cela est déjà présent chez son confrère, ce qui laisse entrevoir sans incertitude qu’un tel accomplissement puisse être proche. C’est cet accomplissement des deux dans l’unité («le prêtre accompli et le poète accompli seront un») que Karl Rahner veut tenter d’expliciter «pour rendre hommage aux vers qu’un prêtre a écrits sur le sacerdoce»24. Pour ce faire, Karl Rahner considère tout d’abord, dans une première partie, la parole poétique et le poète, puis, dans une deuxième partie et de manière parallèle, la parole de Dieu et le prêtre; dans une troisième partie, il souligne les différences entre le prêtre et le poète; enfin, dans une quatrième et cinquième partie, il envisage la corrélation possible entre la parole poétique et la parole de Dieu ainsi qu’entre le poète et le prêtre.

21. «Todos estáis aquí, viejos amigos,/ con los rostros más graves delante de mi muerte./ Horas comunes que chisporrotean,/ coloquios crepitantes por vez última…/ Todo se encuentra, todo aquí termina/ en la vigilia santa». 22. Le mot est le même pour «demain» et «matin», et «demain matin» se dit «mañana por la mañana». 23. «Amigos, a olvidar, orate frates./ Cuando el calor menguante de cenizas/ se adormezca en el suelo,/ y un bosque de tinieblas cubra abajo mis rutas,/ cuando “mañana” sea todo el sentido, entero, del ayer,/ entonces (amigos, ¡de rodillas!) extenderé los brazos tirantes, anhelosos, revividos/ y el Sol irá naciendo entre mis manos,» (le texte imprimé se termine par cette virgule). 24. Prêtre et poète, p. 267; SW, t. 12, p. 421.

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I. LE POÈTE ET LA PAROLE POÉTIQUE 1. «Au poète la parole est confiée» Karl Rahner commence sa réflexion sur le poète et la parole poétique par une affirmation en quelque sorte programmatique: Au poète la parole est confiée25.

En effet, cette première phrase comporte une mise en perspective significative, elle oriente la réflexion prioritairement vers la parole. C’est dans son rapport à celle-ci que le poète se constitue comme poète, et cela, de cette manière bien précise: dans la mesure même où cette parole lui est remise, «confiée». En effet, Karl Rahner développe une longue analyse sur la parole, et ce ne sera que quelque sept pages plus loin qu’il reviendra au poète en reprenant cette même affirmation: «C’est au poète que la parole est confiée»26. Il exprime de prime abord son regret devant l’absence d’une véritable théologie de la parole qui se ressaisisse de tout ce qui s’est déjà dit à son sujet de manière disséminée, tant dans la théologie que dans la philosophie. Il évoque à ce propos la prophétie d’Ézéchiel annonçant le rassemblement de tous les os dispersés par le souffle de l’Esprit pour les transformer en des corps ressuscités et vivants. 2. La parole comme «pensée corporelle» Karl Rahner commence par réfuter toute vision dualiste du rapport de la pensée à la parole. La parole humaine ne peut être réduite à une «simple extériorisation sonore» d’une pensée préalable; elle ne peut pas être un quelconque signal matériel, non spirituel et conventionnel, tiré de notre animalité, en lequel nous serions, comme esprit, contraint de nous exprimer. La parole demande à être comprise comme «pensée incarnée»27. Karl Rahner fonde expressément cette compréhension de la parole dans l’anthropologie métaphysique de l’unité substantielle du corps et de l’âme. Il propose alors une première définition: La parole est plutôt la corporéité [die Leibhaftigkeit] en laquelle ce que nous éprouvons et pensons actuellement existe tout premièrement, du fait que cela prend forme dans cette parole-corps sienne28. 25. Prêtre et poète, p. 268; SW, t. 12, p. 421. 26. Prêtre et poète, p. 275; SW, t. 12, p. 426. 27. L’expression utilisée par Karl Rahner est «fleischgewordener Gedanke», la «pensée devenue chair» (SW, t. 12, p. 422). 28. Traduction modifiée; «Das Wort ist vielmehr die Leibhaftigkeit, in der das, was wir jetzt erfahren und denken, allererst existiert dadurch, daβ es sich hineinbildet in diesen

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Soulignons que cette définition inclut tout autant la pensée que ce qui est éprouvé. Toutes deux, l’expérience et la pensée, adviennent à ellesmêmes dans cette forme singulière qu’est la parole. Karl Rahner modifie cette première définition en y apportant une nouvelle précision: Plus exactement encore, la parole est la pensée corporelle [der leibhaftige Gedanke] et non la corporéité de la pensée [die Leibhaftigkeit des Gedankens]29.

En raison même de cette compréhension de la parole humaine, et se référant de nouveau à l’anthropologie métaphysique (l’unité substantielle du corps et de l’âme), Karl Rahner en affirme un caractère tout à fait originaire: Elle [la parole] est plus et elle est plus originaire que la pensée, de même que l’homme un et entier est plus et plus originaire que son âme et son corps chacun en soi30.

Pour confirmer cette affirmation, il prend à témoin la diversité et l’unicité des langues. Celles-ci ne sont pas remplaçables l’une par l’autre, indifféremment, de même qu’on ne peut pas remplacer le corps d’une âme spirituelle. Bien que l’on puisse traduire une langue dans une autre, se comprendre dans les différentes langues, celles-ci «ne sont pas pour autant une série de façades extérieures derrière lesquelles habiterait purement et simplement la même pensée»31. Karl Rahner donne l’exemple du mot nuit. «Noche» chez Jean de la Croix et «Nacht» chez Novalis ou Nietzsche ne sont pas la même chose, de même que le mot agape dans le vocabulaire néotestamentaire et le mot amour dans les langues européennes. Ces réflexions de Karl Rahner sur la parole font résonance avec celles de Maurice Merleau-Ponty: Si la parole présupposait la pensée, si parler c’était d’abord se joindre à l’objet par une intention de connaissance ou par une représentation, on ne comprendrait pas pourquoi la pensée tend vers l’expression comme vers son seinen Wort-Leib», SW, t. 12, p. 422. «La parole est plutôt le corps vivant où ce que nous éprouvons et pensons actuellement prend naissance pour la première fois justement en se concrétisant dans ce corps de parole» (trad. R. GIVORD), Prêtre et poète, p. 268. 29. Traduction modifiée; «Genauer noch: Das Wort ist der leibhaftige Gedanke, nicht die Leibhaftigkeit des Gedankens», SW, t. 12, p. 422. «Plus exactement encore, la parole est la pensée incarnée, non le corps de la pensée» (trad. R. GIVORD), Prêtre et poète, p. 268. 30. Traduction modifiée; «Es [das Wort] ist mehr und es ist ursprünglicher als der Gedanke, wie der eine und ganze Mensch mehr und ursprünglicher ist als seine Seele und sein Leib je für sich», SW, t. 12 p. 422; Prêtre et poète, p. 268. 31. Prêtre et poète, p. 268; SW, t. 12, p. 422.

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achèvement, pourquoi l’objet le plus familier nous paraît indéterminé tant que nous n’en avons pas retrouvé le nom, pourquoi le sujet pensant luimême est dans une sorte d’ignorance de ses pensées tant qu’il ne les a pas formulées pour soi ou même dites et écrites, comme le montre l’exemple de tant d’écrivains qui commencent un livre sans savoir au juste ce qu’ils y mettront. Une pensée qui se contenterait d’exister pour soi, hors des gênes de la parole et de la communication, aussitôt apparue tomberait à l’inconscience, ce qui revient à dire qu’elle n’existerait pas même pour soi32.

3. Les «paroles originaires». Unir les parties et le tout, ouvrir à l’infini Dans une deuxième considération, Karl Rahner distingue deux types principaux de paroles, relativement à leur effectivité: Il y a des paroles qui divisent et des paroles qui unissent33.

Tout le développement qui suit explicite ces deux modes opératoires distincts de la parole (diviser ou unir) auxquels correspondent respectivement la parole scientifique et la parole poétique. La dimension essentielle de la parole poétique est sa capacité d’unification. C’est aussi, pour Karl Rahner, la dimension première et originaire de la parole: c’est en ce sens qu’il parlera de «paroles originaires» ou de «mots originaires» [Urworte]34. 32. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception (Bibliothèque des idées), Paris, Gallimard, [1945] 2004, pp. 216-217. 33. Prêtre et poète, p. 269; SW, t. 12, p. 422. 34. Prêtre et poète, p. 269; SW, t. 12, p. 423. Robert Givord traduit «Urwort» par «parole originelle», tandis qu’Yves Tourenne traduit par «parole originaire»; nous opterons pour la traduction d’Yves Tourenne. Notons que ce dernier souligne que ce terme, essentiel dans le texte Prêtre et poète, l’est aussi «dans les réflexions que fait Rahner sur le Cœur de Jésus et son culte», voir Y. TOURENNE, Amorce d’une esthétique théologique chez Karl Rahner?, in Recherches de Science Religieuse 85 (1997), no 3, 416-418, p. 386, note 8. Plus loin, p. 394, note 39, il indique que ce terme rappelle le thème heideggérien de l’Ursprache, et renvoie au livre de M. ZARADER, Heidegger et les paroles de l’origine, préface de E. LÉVINAS, Paris, Vrin, 1986; il remarque que Karl Rahner, dans Prêtre et poète, cite des vers de Rainer Maria Rilke que Marlène Zarader cite dans son livre en les reprenant de Martin Heidegger. Une étude rapprochée de la pensée rahnérienne avec la pensée heideggérienne à propos de la parole poétique, de son rapport à l’être et au silence, serait à faire. Voir, entre autre, M. HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. BROKMEIER, Paris, Gallimard, 1962; ID., Approche de Hölderlin, trad. H. CORBIN – F. FÉDIER – J. LAUNAY, Paris, Gallimard, 1973; ID., Acheminement vers la parole, trad. J. BEAUFRET – W. BROKMEIER – F. FÉDIER, Paris, Gallimard, 1976; ID., Les hymnes de Hölderlin. La Germanie et Le Rhin, texte établi par S. ZIEGLER, trad. F. FÉDIER – J. HERVIER, Paris, Gallimard, 1988. Pour l’étude de la pensée heideggérienne sur ces sujets: B. ALLEMANN, Hölderlin et Heidegger, trad. F. FÉDIER, Paris, Presses Universitaires de France, 1987; A.L. KELKEL, La légende de l’être. Langage et poésie chez Heidegger, Paris, Vrin, 1980; J.-F. MATTÉI, Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti, Paris, Presses Universitaires de

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Karl Rahner confronte, donc, ces deux types de paroles. Il y a «les paroles fabriquées, techniques, les paroles utilitaires» qui «délimitent et qui isolent», qui «analysent le tout pour expliquer le particulier», qui sont «claires parce qu’elles sont plates et sans mystère», qui nous permettent de nous emparer des choses. Mais il y a aussi les paroles qui peuvent nous devancer ou naître soudainement, qui nous introduisent véritablement dans ce qu’elles signifient, qui «nous instruisent profondément en rassemblant l’un dans le multiple». Ces paroles «font transparaître, à travers une chose particulière, l’infinité de toute réalité». Elles sont: comme des coquillages dans lesquels résonne la mer de l’infinité, si petites qu’elles puissent être. Elles nous éclairent, et ce n’est pas nous qui les éclairons. Elles ont pouvoir sur nous parce qu’elles sont des dons de Dieu, non des fabrications de l’homme, bien que ce soit peut-être par des hommes qu’elles soient venues à nous35.

Karl Rahner souligne, tout en en donnant la raison, le caractère parfois obscur de ces paroles: [Elles] peuvent être obscures, parce qu’elles évoquent le mystère supralumineux des choses. Elles montent du cœur et éclatent en hymnes. Elles ouvrent les portes pour les grandes œuvres, et elles décident sur des éternités36.

Ces paroles sont les paroles originaires: Ces paroles qui jaillissent du cœur, qui s’emparent de nous, qui unissent par un charme, les paroles qui célèbrent et qui sont données, je voudrais les appeler des paroles originaires [Urworte]37.

Karl Rahner fait toutefois remarquer que les paroles ne sont pas définitivement réductibles à l’un ou l’autre type: elles peuvent s’abaisser ou s’élever de l’un à l’autre selon leur usage. Cela fait partie du «destin des paroles». Les paroles ou les mots, précise-t-il encore, ont leur propre histoire. En tant que théologien, il place ce destin de la parole humaine dans sa dimension la plus profonde et la plus ultime, à savoir celle d’avoir été, aussi, la parole du Verbe fait chair: Les mots ont leur histoire. Et comme pour l’histoire des hommes eux-mêmes, un seul est le vrai Maître de cette histoire: Dieu. Lui-même est devenu porteur de cette histoire, il a prononcé là, dans la chair de cette terre, ces paroles, et il les a laissées écrire comme ses propres paroles38. France, 2001; L. FONTAINE-DE VISSCHER, La pensée du langage chez Heidegger, in Revue Philosophique de Louvain III/64 (1966), no 82, 224-262. 35. Prêtre et poète, p. 269; SW, t. 12, p. 422. 36. Ibid. 37. Prêtre et poète, p. 269; SW, t. 12, p. 423. 38. Traduction modifiée; Prêtre et poète, p. 270; SW, t. 12, p. 423.

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Pour illustrer ce destin multiple des mots, Karl Rahner montre que le mot «eau» n’a pas la même signification et la même portée lorsqu’il est prononcé par le Pauvre d’Assise ou réduit à une formule chimique. Il rappelle que, selon Goethe, l’eau évoque l’âme humaine39. Dans la confrontation de ce double usage d’un même mot, Karl Rahner s’oppose résolument à l’opinion qui ne tiendrait comme vraie que l’eau du chimiste, et qui reléguerait l’eau vécue par l’homme, l’eau du sacrement baptismal, l’eau du poète à n’être qu’une simple «sublimation poétique». Tout au contraire, l’eau vue à travers une formule est une régression et une dévaluation grave de la nature de l’eau telle que l’homme peut la vivre. Dans un même mouvement, Karl Rahner conteste la primauté de la clarté conceptuelle du mot et de la définition. Il accorde, bien plutôt, la priorité aux mots ou paroles originaires qui ne sont pas définissables, qui relèvent de la dimension spirituelle de l’homme et qui dans leur simplicité renvoient au mystère. Si la pensée conceptuelle qui définit clairement les choses est plus facile à saisir, il pose la question de savoir si celle-ci est pour autant «plus vraie» et «plus fidèle à la réalité». De même, il pose cette interrogation: «l’“être” est-il clair? [ist “sein” klar?]», ou encore: «qu’est-ce que “est” et qu’est-ce que “rien”? [was ist “ist” und was “nichts”?]»40. Karl Rahner récapitule enfin, avec un certain lyrisme, mais avec beaucoup de précision, les différentes dimensions qui caractérisent les mots originaires. Il insiste sur leur ouverture secrète à l’infini, sur leur obscurité nécessaire, sur leur capacité d’unir l’un et le multiple, l’essence et le phénomène, la partie et le tout: Les mots originaires [Urworten] sont toujours comme la maison illuminée, de laquelle il faut sortir, même «s’il fait nuit». Ils sont toujours remplis comme d’une légère résonance de l’infinité. Ils peuvent parler de n’importe quoi, ils murmurent toujours quelque chose de tout. Essaie-t-on d’en faire le tour, on se perd toujours dans l’infini. Ils sont les enfants de Dieu qui ont toujours en eux quelque chose de la ténèbre lumineuse de leur Père. Il y a une connaissance qui se tient devant le mystère de l’unité dans la multiplicité, de l’essence dans le phénomène, du tout dans la partie et de la partie dans le tout. Cette connaissance se sert des mots originaires [Urworten] qui évoquent le mystère. Elle est toujours illimitée et obscure comme la 39. Ce rapport de l’eau à l’âme humaine est aussi une thématique de Gaston Bachelard: «Il [le lecteur] devra reconnaître que l’imagination matérielle de l’eau est un type particulier d’imagination. Fort de cette connaissance d’une profondeur dans un élément matériel, le lecteur comprendra enfin que l’eau est aussi un type de destin, non plus seulement le vain destin des images fuyantes, le vain destin d’un rêve qui ne s’achève pas, mais un destin essentiel qui métamorphose sans cesse la substance de l’être», G. BACHELARD, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière (Le Livre de Poche/Biblio Essais, 4160), Paris, Librairie Générale Française, [1942] 2007, pp. 12-13. 40. Prêtre et poète, p. 271; SW, t. 12, pp. 423-424. Ces questionnements ont une teneur heideggerienne certaine.

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réalité elle-même. Celle-ci s’empare de nous par ce genre de mots et nous attire dans ses profondeurs insondables. Dans les mots originaires [Urworten], l’esprit et la chair, le signifié et son symbole, le concept et le mot, l’objet et l’image, sont encore originellement, matutinalement un – ce qui ne signifie pas simplement la même chose41.

Pour manifester la distance entre la pensée poétique et la pensée conceptuelle, Karl Rahner cite ce vers de Brentano «O étoile et fleur, chair et esprit, amour et souffrance, temps et éternité» et pose la question de sa vraie signification: Mais peut-on dire ce que cela signifie? Ou bien, n’est-ce pas là précisément un langage composé de mots originaires [Urworten] qu’il faut comprendre, sans les expliquer par des mots «plus clairs» et moins exigeants. Et si on en avait donné une explication savante et profonde, ne devrait-on pas ensuite revenir aux mots du poète, à ces mots originaires [Urworten], pour comprendre, pour saisir intimement et véritablement ce que le long commentaire voulait «proprement» dire42?

Karl Rahner n’a de cesse d’insister sur le caractère de vérité de ces mots originaires relativement aux concepts clairs, sur leur capacité à ouvrir aux «profondeurs insondables de la véritable réalité», d’opérer ce «passage du particulier à l’infini», de faire effectuer ce mouvement de la «transcendance de l’esprit»43. Pour se faire comprendre des théologiens [sic], il fait appel à la distinction et au rapport du sens littéral et du sens spirituel dans la Parole de Dieu. Soulignons une autre dimension essentielle, sotériologique, que Karl Rahner octroie aux mots ou aux paroles originaires. En effet, en raison du passage et du mouvement qu’ils suscitent, ce sont des mots «desquels notre salut lui-même dépend en quelque manière»44. Si Karl Rahner ne dit rien de plus à ce sujet, cette affirmation est toutefois récurrente dans sa réflexion sur la parole poétique: en effet, il terminera son article La parole poétique et le chrétien45, de 1960, par cette même affirmation46.

41. Prêtre et poète, p. 271; SW, t. 12, p. 424. 42. Prêtre et poète, pp. 271-272; SW, t. 12, p. 424. 43. Nous pouvons trouver une analyse similaire et précise des enjeux des mots originaires dans les réflexions de Karl Rahner sur la dévotion au Cœur de Jésus, notamment dans l’article Au centre de tout: le cœur du Christ. Réponse à un besoin actuel de synthèse, in Mission et grâce. III Au service des hommes, 239-259; voir, notamment, la deuxième partie de l’article L’usage du vocable Cœur de Jésus, pp. 250-257. 44. Prêtre et poète, p. 272; SW, 12, p. 424. 45. «Ainsi la question de la manière dont nous considérons la poésie est une question très sérieuse et vraiment chrétienne, une question qui débouche dans celle du salut de l’homme». Il s’agit là de la dernière phrase du texte, voir La parole poétique et le chrétien, p. 198. 46. Nous renvoyons à notre étude de cet article.

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4. L’«obscurité» des paroles originaires Karl Rahner revient sur la dimension d’obscurité inhérente aux paroles et aux mots originaires, déjà évoquée précédemment. Pour en rendre compte, il cite ces vers de Rainer Maria Rilke, se contentant de dire que seul celui qui les comprend saisit ce que sont les mots originaires et «pourquoi ils ont le droit d’être obscurs, et même ne peuvent qu’être obscurs»47: «… Sommes-nous peut-être ici, pour dire: maison, pont, fontaine, porte, cruche, arbre fruitier, fenêtre, – tout au plus: colonne, tour…? mais pour dire, comprends-le, ô pour dire tout ce que les choses elles-mêmes jamais ne pensèrent être dans leur intimité…»48.

De la sorte, Karl Rahner renvoie chacun à sa propre capacité de perception poétique. Il fonde, par contre, cette obscurité des paroles originaires dans le caractère paradoxal de l’être humain lui-même, en tant qu’il est «unité irrévocable d’esprit et de chair, de transcendance et d’intuition, de métaphysique et d’histoire». Ce fondement, il l’élargit plus encore à la question de l’unité des parties et du tout, unité secrète qui fait que «tout vibre en tout» et qu’ainsi «chaque mot authentique et vivant a des racines qui descendent à une profondeur infinie»49. Nous retrouvons les trois caractéristiques des paroles originaires: unir, ouvrir à l’infini, l’obscurité. Ce sont des thèmes qu’il reprendra et développera dans l’article de 1960, La parole poétique et le chrétien. Ce mouvement de la poésie, Martin Heidegger l’exprime à sa manière dans sa conférence «…L’homme habite en poète…»: Mais le poète ne décrit pas seulement, s’il est poète, l’apparence du ciel et de la terre. Chantant les aspects du ciel, le poète appelle ce qui, en se dévoilant, fait apparaître justement ce qui se cache, à savoir comme ce qui se cache. Du sein des apparences familières, le poète appelle cette chose étrangère où l’Invisible se délègue pour demeurer ce qu’il est: inconnu50.

47. Prêtre et poète, p. 273; SW, t. 12, p. 425. 48. Prêtre et poète, p. 272; SW, t. 12, p. 425. «Rilke, Élégies de Duino (Paris 1943), 9ème Élégie, 93» (référence donnée en note de bas de page). 49. Prêtre et poète, p. 273; SW, t. 12, p. 425. 50. M. HEIDEGGER, «… L’homme habite en poète…», in Essais et conférences, trad. A. PRÉAU, Paris, Gallimard, 1980, 224-246; citation p. 240.

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5. Les «paroles originaires» comme présentation et accomplissement de la réalité Karl Rahner aborde ensuite un autre aspect constitutif des paroles originaires, soulignant qu’il s’agit d’un point «à méditer encore plus attentivement que jusqu’à présent». L’enjeu de cette analyse est de montrer que les paroles originaires ne se contentent pas d’indiquer, de signaler ou de renvoyer à quelque chose. Les paroles originaires créent une relation singulière et nouvelle entre la chose et l’auditeur de la parole, une relation qui est de l’ordre de la présence, du déploiement et de l’accomplissement. La parole originaire opère une présentification: Le mot originaire [Urwort] est au sens propre la présentation de la chose elle-même51.

La parole originaire «apporte» la réalité, «la rend présente», la dresse et «l’offre». La parole originaire est un évènement52: Mais toutes les fois qu’un tel mot originaire [Urwort] est dit, quelque chose survient [sich ereignet]: la venue de la chose elle-même pour l’auditeur53.

Karl Rahner précise que cet évènement n’est pas simplement de l’ordre de la connaissance ou de l’ordre intentionnel, mais, plus radicalement de l’ordre d’un saisissement mutuel et de l’ordre existentiel. La réalité, en étant ainsi nommée et connue, est rendue présente à l’homme; elle advient à l’être-là de l’homme, et, par le fait même, advient à elle-même, se déploie et s’accomplit: Par le mot, le connu [das Gewuβte] entre dans la sphère de l’être-là de l’homme [in den Daseinsraum des Menschen], et cette entrée est un accomplissement [eine Erfüllung] de la réalité du connu [des Gewuβten] lui-même54.

Dans un long développement, Karl Rahner explicite cette dernière affirmation. Il s’oppose catégoriquement au simple objectivisme qui refuse toute nouveauté pour la réalité dans le fait d’être connue par l’homme, objectivisme qui, par ailleurs, pourrait considérer qu’il suffit à la réalité d’être connue et aimée de Dieu pour être pleinement elle-même. Il réaffirme: 51. Prêtre et poète, p. 273; SW, t. 12, p. 425. 52. Karl Rahner emploie le verbe «sich ereignen» que Robert Givord traduit par «arriver». Nous préférons lui donner un sens plus fort. 53. Prêtre et poète, p. 273; SW, t. 12, p. 425. 54. Ibid.

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Pourtant elles [les réalités] deviennent plus elles-mêmes et ne parviennent tout à fait à leur être accompli [zu ihrem erfüllten Wesen] que si elles sont connues et dites par l’homme. Elles-mêmes reçoivent, pour parler comme Rilke, une intimité de l’être, lorsqu’elles sont connues55.

Remarquons que cette expression reprise de Rilke appartient aussi au langage hölderlinien et heidegerrien. L’«intimité de l’être [Innigkeit des Seins]» signifie «la réalité intime d’un être, ce qui le rend différent de tout autre, mais qui en même temps assure sa communauté intérieure avec les autres»56. Poursuivant son argumentation, Karl Rahner rappelle que nous sommes tous inscrits dans un tout et que nous ne connaîtrons notre plein achèvement que dans l’achèvement de tous et de tout dans le royaume de Dieu. Il montre, d’autre part, que, pour chacun d’entre nous, notre accomplissement consiste aussi à être connu, reconnu et aimé, dans un échange de paroles et d’amour; cet accomplissement concerne notre réalité et notre être même. De même, toutes les réalités désirent leur «inauguration [Enthüllung]» dans la lumière de la connaissance, de l’amour et de la parole des hommes, et pas seulement de Dieu. 6. La «tâche rédemptrice» des paroles originaires Cet accomplissement de la réalité dans la connaissance, l’amour et la parole, Karl Rahner le considère comme une «rédemption [Erlösung]» de la réalité. Il n’hésite pas à affirmer que «tout est racheté par la parole», que la parole est la «perfection des choses». Si, au tout début de son analyse, il avait montré que la parole est le «corps de la pensée» et, plus encore, la «pensée corporelle», à cette étape de sa réflexion et dans une sorte de renversement, il montre que la parole est le «corps spirituel» des réalités par lequel celles-ci s’inscrivent dans l’homme connaissant et aimant. En ce sens, la parole est «sacrement» des réalités: Toujours et partout la parole est le sacrement par lequel les réalités se communiquent à l’homme pour trouver elles-mêmes leur destination57.

55. Prêtre et poète, p. 274; SW, t. 12, p. 425. 56. Voir le commentaire du traducteur H. CORBIN in Hölderlin et l’essence de la poésie, in M. HEIDEGGER, Approche de Hölderlin, p. 46, note 1. Voir, aussi, La parole, in M. HEIDEGGER, Acheminement vers la parole, pp. 11-37; cette conférence fut prononcée par le philosophe en 1950. D’un point de vue biographique, nous pouvons remarquer que Karl Rahner se trouvait à Fribourg-en-Brisgau dans les années 1934-1936, années pendant lesquelles il a suivi les cours de Martin Heidegger; or, Martin Heidegger commence son premier cours public sur le poète Hölderlin pendant le semestre d’hiver 1934-1935. 57. Prêtre et poète, p. 275; SW, t. 12, p. 426.

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Les paroles originaires, plus que les autres paroles, ont ainsi une «tâche rédemptrice» qui consiste à tirer toutes choses de leur obscurité pour les amener à la lumière de l’homme. C’est bien cette parole qui est «confiée au poète». Le poète œuvre dès que, par sa parole, les choses sont manifestées «comme au premier jour». Cette parole est, alors, nécessairement belle, car «la véritable beauté est la pure manifestation [Erscheinung] de la réalité»58 (notons que cette considération sur la beauté est assez unique dans l’ensemble des textes sur l’art). 7. Prédominance de la poésie sur les autres arts? Dans les réflexions qui suivent, Karl Rahner affirme une prédominance très nette de la poésie par rapport aux autres arts. Le premier argument repose sur le constat que Dieu s’est révélé par la parole et non autrement. Les arguments suivants reposent sur une finitude intrinsèque et indépassable des autres arts: ceux-ci ne peuvent évoquer que le circonscrit, le limité et le fini. Karl Rahner fait remarquer, cependant, qu’il s’agit d’une «bonne finitude», c’est-à-dire une finitude qui en tant que telle peut aussi annoncer l’infinité de Dieu – tout en précisant que cette infinité de Dieu ne doit pas être comprise comme une simple négation de la finitude, comme un écoulement sans fin, comme une indétermination à l’instar de la matière. Seule la poésie peut permettre une ouverture vers l’infini car elle seule comporte la possibilité d’une négation: Mais parmi toutes les expressions de l’homme dans tous les arts, la parole seule possède quelque chose qu’elle ne partage avec aucune autre création de l’homme: elle vit dans le dépassement. Si cela ne faisait pas l’impression d’une pure négation, donc d’une thèse destructrice, on pourrait dire: dans la parole vit uniquement la négation. La parole seule est le geste du dépassement vers l’infini au-delà de tout ce qui peut être présenté et instauré en ce monde. Elle seule peut racheter ce qui constitue le suprême emprisonnement de toutes les réalités qui ne sont pas exprimées en paroles: le mutisme à l’égard de leur ordination vers Dieu59.

Ces affirmations peuvent surprendre par un positionnement assez réducteur à l’égard des arts autres que ceux de la parole. Dans des articles ultérieurs, Karl Rahner nuancera ces propos. Dans son article, De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique (1969), il parlera de «formes originaires [Urgestalten]» qui elles-mêmes, à l’instar des mots

58. Prêtre et poète, p. 276; SW, t. 12, p. 427. 59. Prêtre et poète, pp. 276-277; SW, t. 12, p. 427.

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originaires, proviennent du mystère, s’y abritent et le font éprouver60. Dans ses derniers articles, L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion (1982) et Théologie de la signification religieuse de l’image (1983), il revalorisera la dimension de la vision dans la révélation divine. Tout en développant la question du «moment de négation» inhérent à la parole et rendant possible un mouvement de transcendantalité de l’objet fini vers l’infini, il envisagera un tel moment comme possible pour les autres arts. 8. Le poète, ministre de la parole comme «sacrement originaire» des réalités Enfin, Karl Rahner revient sur la dimension sacramentelle des paroles originaires à l’égard des réalités. Il conclut alors cette première partie en définissant le poète comme «ministre» de ces paroles-sacrements: C’est pourquoi le mot originel est avant tout autre expression, le sacrement originel des réalités. Et le poète est le ministre de ce sacrement. À lui est donnée cette parole grâce à laquelle les réalités sortent de leur sombre cachette et entrent dans la lumière protectrice de l’homme, pour le bénir lui-même et le combler61.

Les réflexions rahnériennes sur les paroles originaires pourraient être prolongées de manière fructueuse par les analyses de Paul Ricœur sur le langage, notamment à propos des métaphores «radicales» ou «insistantes». En effet, si Paul Ricœur distingue nettement la métaphore, en tant qu’évènement du langage et appartenant à la sphère du logos, du symbole, en tant que pré-verbale et se situant entre le bios et le logos, il met en lumière des métaphores radicales ou archétypales qui se tiennent dans un entre-deux et qui puisent directement dans le fond du symbolique: Tout se passe comme si certaines expériences fondamentales de l’humanité comportaient un symbolisme immédiat, présidant à l’organisation la plus primitive de l’ordre métaphorique. Ce symbolisme originaire paraît bien adhérer à la manière d’être la plus immuable de l’homme dans le monde: qu’il s’agisse de la hauteur et de la profondeur, de la direction en avant et en arrière, du spectacle du ciel et de la localisation terrestre, de la maison et du chemin, du feu et du vent, des pierres et de l’eau… Si l’on ajoute encore que ce symbolisme anthropologique et cosmique communique souterrainement avec notre sphère libidinale et, à travers elle, avec ce que Freud a appelé le combat des géants, la gigantomachie entre Eros et la mort, 60. De la vue et de l’ouïe, p. 192; De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, SW, t. 22/2, p. 66. 61. Prêtre et poète, p. 277; SW, t. 12, p. 427.

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on comprend alors que l’ordre métaphorique soit soumis, par cette expérience symbolique, à ce qu’on pourrait appeler une demande de travail. Tout se passe comme si l’expérience symbolique demandait à la métaphore un travail de sens auquel celle-ci satisfait partiellement par son organisation en réseaux et en couches hiérarchiques. Tout se passe comme si, encore une fois, le symbolisme constituait une réserve de sens dont le potentiel métaphorique reste toujours à dire. Et, de fait, l’histoire des mots et celle de la culture semblent indiquer que si le langage ne constitue jamais que la couche la plus superficielle de notre expérience symbolique, en retour, celle-ci ne nous devient accessible que dans la mesure où elle est formée, articulée, à un niveau linguistique et littéraire, les métaphores les plus insistantes se tenant en quelque sorte à la flexion de l’infra-structure symbolique et de la super-structure métaphorique62.

Les analyses rahnériennes sur la parole poétique pourraient encore être complétées par celles de Gaston Bachelard, notamment dans l’introduction de son livre La poétique de l’espace63. L’auteur y développe une réflexion sur la nature de l’image poétique et son émergence comme origine du langage en son caractère le plus originaire. Relevons-en quelques aspects. Gaston Bachelard insiste sur la dimension ontologique de l’image poétique et utilise pour cela la notion de «retentissement» Ce phénomène du retentissement, propre à l’image poétique, dépasse toute investigation psychanalytique de l’apparition de l’image dans une personnalité déterminée. L’image poétique est plus, elle est «flambée de l’être dans l’imaginaire». Il différencie cette notion de «retentissement» de celle de «résonance» qui est une autre dimension de l’image poétique: Les résonances se dispersent sur les différents plans de notre vie dans le monde, le retentissement nous appelle à un approfondissement de notre propre existence64.

L’image poétique est ainsi un «produit direct du cœur, de l’âme, de l’être de l’homme saisi dans son actualité»65. Si Gaston Bachelard affirme qu’elle est moins que le concept, il lui reconnaît, cependant, d’être plus que celui-ci dans la mesure où elle est une expression plus immédiate de la réalité: elle est présence. L’image poétique est une connaissance plus originaire. Gaston Bachelard considère ensuite son lien originaire avec le langage:

62. P. RICŒUR, Parole et symbole, in Revue des Sciences Religieuses 49 (1975), nos 1-2, p. 158. 63. G. BACHELARD, La poétique de l’espace (Quadrige), Paris, Presses Universitaires de France, [1957] 2010. 64. Ibid., p. 6. 65. Ibid., p. 2.

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En son expression, elle est jeune langage. Le poète, en la nouveauté de ses images, est toujours origine de langage66.

L’image poétique nous confronte «à l’origine de l’être parlant». De plus, l’image poétique est un accomplissement: Elle devient un être nouveau de notre langage, elle nous exprime en nous faisant ce qu’elle exprime, autrement dit elle est à la fois un devenir d’expression et un devenir de notre être. Ici, l’expression crée de l’être67.

Plus encore, les réflexions de Karl Rahner sur la parole poétique trouveraient des échos certains, bien qu’avec des modulations différentes, dans les écrits du poète et essayiste Yves Bonnefoy. Jean Starobinsky68 rappelle son attrait premier pour la pensée abstraite, à l’édifice des concepts et des relations pures, la nécessité ressentie de dépasser l’imaginaire matériel préconisé par Gaston Bachelard pour rejoindre la réalité simple, porteuse de sens, la «terre». Yves Bonnefoy assume une fonction fondamentalement ontologique de la poésie, une poésie qui ouvre à une présence du monde et à une présence au monde, qui instaure un nouveau rapport au monde, un «monde rédimé» grâce à son pouvoir de réunir et de rassembler. Le poète s’attache aux mots simples qui ont un pouvoir incarnatoire et peuvent avoir un rayonnement infini. Pour Yves Bonnefoy, la poésie, attachée à la finitude et à un entre deux mondes, n’en est pas moins porteuse d’espoir. La question des paroles ou mots «originaires» concentre un très vaste domaine que nous ne pouvons qu’évoquer dans le cadre de cette étude. II. LE PRÊTRE ET LA PAROLE DE DIEU Après avoir considéré le poète, Karl Rahner se tourne, dans une deuxième partie de son texte, vers le prêtre: «Qu’est-ce qu’un prêtre?»69. La question du sacerdoce ministériel n’intéresse pas directement notre recherche70; nous limiterons donc notre analyse à quelques traits essentiels, 66. Ibid., p. 4. 67. Ibid., p. 7. 68. Nous nous référons à cette brève, mais très belle présentation de l’œuvre d’Yves Bonnefoy: J. STAROBINSKY, Préface, in Y. BONNEFOY, Poèmes, Paris, Gallimard, [1983] 2003, 7-30. Jean Starobinsky souligne: «De cette vocation moderne de la poésie, l’œuvre de Bonnefoy nous propose aujourd’hui l’un des exemples les plus engagés et les plus réfléchis», p. 11. Voir aussi, Y. BONNEFOY, Entretiens sur la poésie (1972-1990), Paris, Mercure de France, 1990. 69. Prêtre et poète, p. 277; SW, t. 12, p. 428. 70. Pour les contributions de Karl Rahner sur ce sujet, voir notamment Existence presbytérale.

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sans entrer dans toute la richesse de ce texte. Nous retiendrons ce qui, dans cette question, peut éclairer notre sujet dans la mesure où Karl Rahner aborde le sacerdoce ministériel en relation et en confrontation avec le poète. C’est en ce sens que nous analyserons cette deuxième partie du texte. Karl Rahner rappelle que, selon l’Écriture, le prêtre est avant tout le ministre de la parole. À l’instar du poète, le prêtre peut, alors, être défini comme celui auquel la parole est confiée, mais en précisant aussitôt que cette parole est «la parole efficace de Dieu lui-même». La mission du prêtre diffère radicalement de celle du poète dans la mesure où il ne lui revient pas de parler de lui-même ni de conduire le monde à l’homme (ce qui est la tâche propre du poète): Le prêtre ne parle pas de lui-même. Sa mission n’a pas pour but de placer l’homme, son monde, et l’expérience de ce monde dans laquelle l’homme se rencontre lui-même, à la lumière de la conscience de soi humaine. Sa parole ne délivre pas, dans le sens indiqué plus haut, les choses du monde de leur obscurité sourde et aveugle en les orientant vers l’homme71.

D’autre part, sa parole n’est pas sienne, elle est celle de Dieu lui-même qui vient à nous dans son propre mouvement: La parole du prêtre est parole de Dieu. Elle est prononcée par Dieu qui se révèle lui-même par un mouvement infini d’abaissement et elle enfouit la lumière la plus intime de Dieu dans l’obscurité de l’homme. Elle illumine l’homme qui vient dans le monde, et rend présent Dieu même dans l’homme par la foi qu’elle fait naître72.

L’infinie grandeur ou noblesse de la parole de Dieu est d’être celle du Fils lui-même, «l’éternelle saisie par soi du Père». C’est ce Logos éternel de Dieu qui a parlé, qui s’est incarné et est devenu, aussi, parole humaine dans le monde. D’autre part, c’est dans la parole seule que Dieu peut révéler, non pas seulement ce qu’il est comme Créateur et principe des réalités extra-divines, mais ce qu’il est en lui-même. En effet, la parole humaine a en elle la capacité de délivrer les réalités de leur mutisme pour les renvoyer à Dieu, de vivre la «transcendance négatrice et libératrice», elle est déjà «sacrement originaire de la transcendance [Ursakrament der Transzendenz]»; en devenant parole de Dieu lui-même, par et dans la grâce, elle devient présence de Dieu pour nous, «sacrement originaire de la présence connue du Dieu supramondain dans le monde [Ursakrament 71. Prêtre et poète, p. 277; SW, t. 12, p. 428. 72. Prêtre et poète, pp. 277-278; SW, t. 12, p. 428.

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der gewuβten Anwesenheit des überweltlichen Gottes in der Welt]»73. Aussi, la parole de Dieu est-elle «l’incarnation de sa grâce»74, élément constitutif de sa présence dans le monde. Par elle, Dieu peut communiquer aux hommes sa propre gloire intra-divine. Cette parole de Dieu, non produite par le monde, est une parole d’amour libre qui nécessite donc d’être dite: elle a été dite par le Christ et demande encore d’être dite et portée par d’autres jusqu’à la fin des temps. Aussi, le prêtre est-il bien avant tout un «annonciateur» de cette parole de Dieu, il en est le proclamateur. Karl Rahner précise que l’efficacité de la parole de Dieu doit se comprendre premièrement dans l’ordre de l’amour. En effet, la parole de Dieu est efficace non pas tant en ce qu’elle apporte le salut que parce qu’elle est parole d’amour libre sollicitant une réponse libre d’amour de la part de l’homme: La parole introduit l’amour de Dieu dans la sphère de l’être-là de l’homme [in den Daseinsraum des Menschen] premièrement comme amour auquel l’homme peut répondre. C’est ainsi que la parole est l’efficacité de l’amour. Elle est parole efficace75.

Cette efficacité de la parole de Dieu a des degrés divers selon les différentes formes d’annonce. Karl Rahner souligne que parmi les paroles prononcées sur l’ordre du Christ, la plus grande et la plus efficace est celle de la liturgie eucharistique, là où n’est prononcée que la parole de Dieu et rien d’autre: «Ceci est mon corps… Ceci est le calice de mon sang». Tout se trouve rassemblé dans cette parole: «le ciel et la terre, la divinité et l’humanité, le corps et le sang, l’âme et l’esprit, la mort et la vie, l’Église et l’individu, le passé et l’avenir éternel. […] Tout en tout»76. Par cette parole, le Fils se donne à nous, et en lui le monde est donné au Père77. Karl Rahner reprend alors son affirmation initiale: le prêtre est celui à qui cette parole efficace est confiée. Toutes les autres paroles du prêtre trouvent leur source dans cette parole, cette parole que le Christ a dite et par laquelle il nous dit le don qu’il nous fait de lui-même. Karl Rahner conclut cette deuxième partie en proposant de définir le prêtre comme «celui auquel la parole originelle de Dieu dans le monde est confiée de telle sorte qu’il puisse la prononcer dans sa plénitude absolue»78. 73. Prêtre et poète, p. 278; SW, t. 12, p. 429. 74. Prêtre et poète, p. 279; SW, t. 12, p. 429. 75. Prêtre et poète, p. 280; SW, t. 12, p. 430. 76. Prêtre et poète, p. 282; SW, t. 12, p. 431. 77. Concernant la parole sacramentelle et particulièrement la parole eucharistique, voir l’article de K. RAHNER, Parole et eucharistie, trad. H. BOURBOULON, Ét, t. 9, 51-91. 78. Prêtre et poète, p. 283; SW, t. 12, p. 432.

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III. LE

POÈTE EST SOUVENT PLUS ET TOUJOURS MOINS QU’UN PRÊTRE

Après avoir défini le poète puis le prêtre, Karl Rahner souligne la différence irréductible entre l’un et l’autre. Cette troisième partie du texte est d’autant plus intéressante pour notre étude qu’il précise de nouveaux aspects constitutifs du poète et de la création artistique. C’est ce que nous retiendrons essentiellement dans notre analyse (c’est en ce sens que nous avons choisi d’inverser, dans notre sous-titre, la phrase conclusive de cette troisième partie)79. 1. Le poète s’exprime lui-même en vérité. Une parole qui «jaillit du cœur» Karl Rahner commence par une question assez radicale: Le prêtre est-il, donc, au sens propre, le poète absolument?80

La réponse est négative. Le prêtre ne peut être dit «poète de la parole de Dieu» précisément parce que la parole qu’il prononce est celle de Dieu, et non la sienne. De plus, il peut arriver que le prêtre proclame cette parole, qu’il en exprime la vérité sans en vivre, sans qu’elle soit sa propre vérité, sans que ce qu’il dit soit accompli dans son «être-là [Dasein]»; il n’en est pas moins prêtre en vertu de sa mission, mais il n’accède pas alors à «l’existence poétique [die dichterische Existenz]». À l’inverse, le poète est essentiellement celui dont la parole provient de lui-même et en laquelle il s’exprime lui-même: Car on ne peut être poète que si la parole de la bouche jaillit du fond du cœur. Le poète dit ce qu’il porte en lui. Il s’exprime lui-même en vérité. Et cette expression elle-même est encore une part de ce qu’il est81.

Cette considération intègre deux éléments déterminants de la vision rahnérienne de la création artistique: le cœur et l’expression de soi (qui est encore être soi). Le mot «cœur» n’est pas à comprendre dans un sens sentimental. Il revêt bien plutôt un sens anthropo-théologique précis. Dans son article sur le mot Cœur, dans l’Encyclopédie de la foi82, Karl Rahner montre tout d’abord que le mot cœur fait partie des «mots-sources» [Urworte], c’est-à-dire des mots «qui désignent quelque chose que l’on sait depuis 79. La phrase originale est la suivante: «Il [le prêtre] est toujours plus et le plus souvent moins qu’un poète», Prêtre et poète, p. 285; SW, t. 12, p. 434. 80. Prêtre et poète, p. 283; SW, t. 12, p. 432. 81. Ibid. 82. T.1 Adam/Eschatologie (Cogitatio fidei, 15), Paris, Cerf, 1965, 194-203.

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toujours», qui impliquent une connaissance expérientielle et originelle, dont la définition «n’arrive jamais à épuiser ni à atteindre adéquatement ce que l’on sait déjà», et qui gardent toujours un «caractère concret et sensible»83. Le mot cœur a donc cette particularité de toujours renvoyer à une expérience première et originaire de soi. En second lieu, Karl Rahner précise que le mot cœur désigne «la totalité de l’homme»84, c’est-à-dire l’homme dans son unité physico-spirituelle, antérieure à toute distinction entre l’âme et le corps. Il ne désigne donc pas, en ce sens, de manière séparée une partie anatomique ou une intériorité spirituelle de l’homme. En troisième lieu, Karl Rahner montre que le mot cœur est un «concept symbolique-réel»85, à l’instar du corps humain. En raison de leur unité originelle et substantielle, le corps participe de la réalité de l’âme, et l’âme n’existe et ne se développe que dans le corps; le corps est, ainsi, non pas instrument ou un signe extérieur de l’âme mais sa manifestation. Karl Rahner précise alors, en quatrième lieu, que, comme concept réel-symbolique, le cœur désigne «le centre le plus profond, le plus originel de l’unité psycho-somatique de la personne, centre qui à la fois s’irradie dans l’éventail des aspects physiologiques et spirituels de l’être humain et maintient cette pluralité même sous le signe de son unité originelle»86. Karl Rahner souligne que le cœur est dit «centre originel», «parce que l’homme, en tant que personne spirituelle douée de liberté, possède également une expérience, même non élaborée, non réfléchie, de cette unité originelle de son essence»87; à cette expérience du centre originel de la personne psycho-somatique, le nom de cœur est donné avant toute distinction entre sentiment interne et réalité anatomique. Ce centre intime et originel de la personne est «soubassement permanent de ce “pouvoir-être-chez-soi” en faisant retour sur soi-même, dans la liberté», mais aussi «relation transcendantale à Dieu et au “toi” personnel de l’autre», il est essentiellement «être-avec»88. En ce centre intime de la personne et au sein de cette ouverture transcendantale à Dieu constitutive de la profondeur du cœur de l’homme, se joue la liberté d’une décision, d’un oui ou d’un non. Enfin, Karl Rahner en vient au Cœur de Jésus et montre que c’est en ce Cœur de l’Homme-Dieu que se découvre l’absolue proximité de Dieu qui est amour, qui se donne et pardonne89. 83. 84. 85. 86. 87. 88. 89.

Ibid., p. 195. Ibid., p. 196. Ibid., p. 197. Ibid., p. 199. Ibid. Ibid., p. 201. Ibid., p. 202.

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Rappelons que la réflexion sur la dévotion au Cœur de Jésus est une thématique importante dans la pensée théologique rahnérienne90. Pour revenir à notre problématique, lorsque Karl Rahner définit la parole poétique comme jaillissant du cœur (tels un bourgeonnement ou une éclosion, ce que suggère le verbe aufbrechen), il vise ce centre le plus profond, le plus originel de l’unité psycho-somatique de la personne, centre qui implique tout à la fois l’épaisseur d’une dimension concrète et sensible et d’une connaissance expérientielle et originelle, et la profondeur d’une ouverture transcendantale à Dieu. Ce sont là deux aspects que nous retrouverons de manière récurrente dans les autres textes. La deuxième notion déterminante de la définition de la parole poétique exposée ci-dessus est celle de l’expression de soi. Cette notion n’est pas à comprendre, non plus, d’un point de vue psychologique, mais de manière beaucoup plus fondamentale et ontologique. Karl Rahner reprendra le concept d’expression de soi, dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion (1982), lorsqu’il proposera une définition des arts en général91. Karl Rahner souligne que cette expression de soi implique une dimension de vérité [Wahrheit]. Il s’agit bien là d’une dimension inhérente et essentielle de l’acte de création poétique et artistique. Cette expression de soi dans la vérité est «une part» de ce qu’est le poète. Autrement dit, l’artiste est fondamentalement constitué, en tant qu’artiste, par cette expression dans la vérité. C’est pour cela que Karl Rahner se montre farouche envers les poètes qui ne font qu’un «mauvais exercice de versification» ou que du «bavardage poétique». Si ces deux éléments – le cœur et l’expression de soi – sont bien déterminants dans la vision rahnérienne de la création artistique, il est intéressant de remarquer qu’ils le sont aussi dans des réflexions contemporaines. Le philosophe Paul Audi, dans son livre Créer, consacre une partie entière à la notion d’expression92 au sein de laquelle il propose une revalorisation de la dimension du cœur. S’interrogeant sur l’origine de la parole et sur l’acte même de prendre la parole, et plus particulièrement encore sur le langage originel, il retient de Jean-Jacques Rousseau la mise en lumière de «cette cordialité vivante et primitive, cette intimité profonde et inentamable, cette intériorité affective et dynamique, sans quoi ni le moi ni le monde n’auraient la possibilité de se donner comme 90. Voir par exemple, Au centre de tout: le cœur du Christ Réponse à un besoin actuel de synthèse, ainsi que Le primat de l’amour. À propos de la spiritualité ignatienne, in Mission et grâce. III Au service des hommes, 239-255; 261-297. 91. Voir notre étude de cet article, infra, p. 201. 92. P. AUDI, Créer. Introduction à l’esth/éthique (Poche), Lagrasse, Verdier, 2010, pp. 339-476 (Livre deuxième, Métamorphose de l’expression).

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tels»93. Après un long développement sur la notion d’expression, il affirme que «le langage originel (…) se donne toujours à entendre comme une tournure venant du cœur – le cœur désignant métaphoriquement le “siège” où s’accomplit “à chaque fois” l’auto-affection du sentiment d’exister»94. Quelques pages plus loin, il conclut: «En fait, il n’est pas possible d’exprimer quelque chose qui ne soit pas avant tout une manière de s’exprimer soi-même. Qu’une ipséité soit ainsi enveloppée dans la prise de parole, qu’un Soi soit retenu et contenu dans toute forme d’expression, cela implique que l’essence qui donne d’être au langage originel n’a pas grand-chose à voir avec les éléments qui composent un discours, non plus qu’avec les déterminations formelles, et logiquement identifiables qui lui confèrent une signification»; il poursuit: «l’essence originelle du langage est l’expression, et l’expression est ex-pression de la vie: c’est le désir-passion qui lance dans le silence, et pour le rompre, son “cri du cœur”»95. Enfin, Karl Rahner appuie sa réflexion sur la nécessité, pour le poète, d’exprimer ce qui est en lui, en soulignant qu’il s’agit d’un don singulier: Au vrai poète, selon Goethe, «un dieu a donné de dire ce qu’il éprouve», tandis que les autres restent muets dans leur souffrance et dans leur bonheur96.

2. La «réconciliation esthétique» Karl Rahner explicite ensuite une autre dimension propre au poète. Dans une très belle réflexion, il montre que le poète a la capacité, au sein même de son acte de création artistique, d’être dans une unité tout à fait singulière entre son être, sa conscience de soi et l’expression de soi: Le poète a la jouissance bienheureuse, mais aussi dangereuse, suprêmement dangereuse, de l’identité de nature esthétique entre son être et sa conscience. Le «parvenir à soi» et la «présence à soi» que saint Thomas appelle la reditio completa in se ipsum, le poète ne l’obtient pas seulement dans le concept abstrait, par lequel l’homme profane, non poétique, se connaît lui-même. Il l’éprouve dans la zone concrète et imagée de l’expression poétique, où tout est donné en un: esprit et corps, le proche et le lointain, les profondeurs infinies et la clarté enfantine. Oh! c’est une béatitude sublime d’être ainsi réconcilié avec soi-même, aussi proche de soi, proche de ses lointains infinis; de pouvoir se comprendre en se disant soi-même, même si on paraît parler de tout autre chose97. 93. 94. 95. 96. 97.

Ibid., p. 360. Ibid., p. 416. Ibid., p. 442. Prêtre et poète, p. 284; SW, t. 12, p. 433. Prêtre et poète, pp. 284-285; SW, t. 12, p. 433.

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Soulignons que nous avons là une compréhension première et fondamentale de l’«être-auprès-de-soi» [bei-sich-sein] au niveau de l’acte poétique. Karl Rahner reconnaît que «c’est la grâce du poète» et que «le prêtre ne l’a pas». Même si le prêtre peut parler du plus intime de lui-même, les paroles qu’il prononce sont toujours celles de Dieu et viennent de cet infini lointain et non de l’homme. Dans les lignes qui suivent, en valorisant le prêtre, Karl Rahner indique en contrepartie la limite de l’expression poétique. Il différencie nettement le Dieu annoncé par le prêtre de celui que peut atteindre le poète dans l’expression de lui-même. Le Dieu atteint par le poète est «l’archétype et la cause des choses terrestres, l’abîme du monde et son reflet mystérieux d’infinité»98. Le Dieu proclamé par le prêtre dépasse infiniment les créatures et n’est pas exprimable à partir de celles-ci. La réconciliation qu’opère la parole de Dieu annoncée par le prêtre est une réconciliation éternelle et non simplement une «réconciliation esthétique» (cette unité ou réconciliation que vit le poète, dans et par la parole poétique, avec lui-même, le monde et son dépassement vers l’infini). De même, la parole de Dieu opère un jugement, un discernement ou un dévoilement que seul Dieu peut susciter, bien plus radical et plus profond que celui opéré par la parole poétique, et tout à fait autre que «ce dévoilement de soi peut-être sublime, parfois peut-être aussi masochiste, des poètes qui y trouvent pourtant au fond une voluptueuse unité avec eux-mêmes: “voyez, voilà ce que je suis!”»99. Karl Rahner conclut cette analyse comparative par cette affirmation paradoxale qui tient compte, d’une part, de la profondeur opérante de la parole de Dieu et, d’autre part, du fait que «le prêtre n’est pas un poète par le seul fait qu’il est prêtre»: le prêtre est, finalement, «toujours plus et le plus souvent moins qu’un poète»100. Ayant posé cette différenciation ou distance entre le prêtre et le poète, Karl Rahner envisage la relation des deux. Il entrevoit le prêtre-poète ou le poète-prêtre, là où les deux modes d’être vibreraient ensemble, comme un «achèvement». Il précise les enjeux de cette conjugaison possible qu’il n’hésite pas à qualifier d’«union nuptiale»: Ce que nous voulons dire, c’est un état dans lequel les deux modes d’existence s’appellent et se conditionnent réciproquement. Le sacerdoce rachète et délivre l’être-là [Dasein] poétique dans son sens suprême. Il trouve en même temps dans la grâce de l’aptitude poétique un charisme pour son

98. Prêtre et poète, p. 285; SW, t. 12, p. 433. 99. Prêtre et poète, p. 285; SW, t. 12, pp. 433-434. 100. Prêtre et poète, p. 285; SW, t. 12, p. 434.

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propre accomplissement. Essayons maintenant de montrer plus en détail pourquoi l’union nuptiale du sacerdoce et de l’état de poète serait pleine de sens et bienheureuse101.

Karl Rahner emploie deux termes qui se font écho «Priestertum» et «Dichtertum», ce que la langue française ne peut rendre en traduisant le premier par «sacerdoce» et le second, faute de mieux, par «état de poète». Les deux dernières parties du texte développent cette thématique de l’«union nuptiale du sacerdoce et de l’état de poète» en explicitant un double mouvement de l’un vers l’autre à travers la notion d’appel: le prêtre appelle le poète, et le poète appelle le prêtre. IV. «LE

PRÊTRE APPELLE LE POÈTE»

Cette quatrième partie offre, de nouveau, une réflexion dense et riche sur le sacerdoce. Une fois de plus, nous nous limiterons, dans le cadre de cette étude, aux éléments qui nous permettent de mieux saisir la question de la création poétique et artistique. 1. L’annonce de la parole de Dieu et la dimension subjective de l’homme Karl Rahner commence par une très belle considération mettant en valeur la particularité de la mission du prêtre en la différenciant de la tâche du poète telle qu’il l’a déjà définie, c’est-à-dire par la question du «cœur» et de l’expression de soi: Certes le prêtre ne s’annonce pas lui-même et l’homme par la simple parole humaine; il annonce Dieu et l’Homme-Dieu par la parole de Dieu. Le prêtre ne montre pas son propre cœur, mais le cœur transpercé du Fils de Dieu. Il dit: Ecce Homo!, mais alors il ne se montre pas lui-même, ni sa propre figure. Il montre celui qui peut seul dire ce qu’est l’homme102.

Cette dernière remarque («celui qui peut seul dire ce qu’est l’homme») indique l’enjeu de ce paragraphe: expliciter la relation nécessaire entre l’annonce chrétienne et l’homme à qui elle s’adresse. En effet, cette annonce chrétienne demande de s’inscrire et d’être vécue dans le cœur des hommes. Tout le développement qui suit consiste à dénoncer une conception catholique qui se contenterait d’un «pur objectivisme» (la vérité infaillible, la sacramentalité, etc.), et à rappeler l’importance 101. Prêtre et poète, p. 286; SW, t. 12, p. 434. 102. Ibid.

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de la dimension subjective de l’annonce et de la vie chrétiennes, autrement dit, l’importance de la «sainteté», du «cœur ardent», des «cœurs divinisés». Karl Rahner réaffirme que «toutes ces “objectivités” ne sont là en définitive que pour qu’existe et grandisse la subjectivité des cœurs saintement aimants»103. Le prêtre ne peut pas réduire sa prédication à des vérités objectives sur Dieu ni à la seule efficacité ex opere operato des sacrements; il doit aussi proférer la parole de Dieu «par sa propre existence» (en italique dans le texte) en étant lui-même saisi par l’Esprit de Dieu. La vérité de Dieu demande d’être reçue et vécue dans l’amour, car cette vérité est essentiellement la «vérité de l’amour offert de Dieu». 2. La parole de Dieu comme réponse à la question que l’homme est luimême Karl Rahner montre que tout l’homme, dans le prêtre, est appelé et convoqué par la parole de Dieu. Il revient ainsi au prêtre de parler de l’homme à partir de l’homme. C’est à propos de ce «parler sur l’homme à partir de l’homme», que Karl Rahner explicite une nouvelle fois, à travers une succession de questions, la singularité de la parole poétique ainsi que l’apport propre du poète: Mais qui [wer] est l’homme qui peut se dire lui-même? Qui peut, à partir de l’homme, parler de l’homme correctement et avec succès? À la disposition de qui se tiennent, dans leur plénitude concrète, les paroles pleines, les paroles originelles de l’homme? Qui peut appeler autrui de telle sorte que celui-ci soit appelé dans ce qu’il a de vraiment propre, que souvent il ne connaît pas lui-même? Qui atteint le fond du cœur, peut-être perdu et coupable – et qu’il faut cependant atteindre, s’il doit être racheté? Qui peut dire à l’homme son ambiguïté, de telle sorte qu’il la perçoive? Qui peut cela, sinon le poète?104.

L’apport poétique est d’autant plus important qu’il permet d’entendre la parole de Dieu comme véritable réponse adressée à l’homme: Comment aussi la réponse de Dieu à la question que l’homme est luimême, pourrait-elle être entendue, si cette question elle-même n’était qu’à moitié, ou pas du tout vécue et éprouvée, et élevée à la lumière de la parole poétique105?

103. Prêtre et poète, p. 287; SW, t. 12, p. 435. 104. Prêtre et poète, pp. 289-290; SW, t. 12, pp. 436-437. 105. Prêtre et poète, p. 290; SW, t. 12, p. 437.

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Karl Rahner confirme cette perspective en alléguant quelques éléments fondamentaux de la théologie de la grâce. La grâce revendique l’homme, ses forces, sa pensée et son amour. […] Tout dans l’homme doit se mettre au service de la vie divine de la grâce.

Il convient donc éminemment que le poète, dans la mesure même où il sait convoquer l’homme, se mette au service de la grâce et de la révélation divine. De même, celui qui annonce la révélation et sait toucher le cœur de l’homme, celui-là est «au sens propre un poète». Notons que cette tension réciproque entre la parole poétique et la parole de Dieu correspond à celle explicitée par Karl Rahner, dans le Traité fondamental de la foi, entre la philosophie et la théologie. En effet, il relève trois moments distincts qui se conditionnent. Le premier consiste à «réfléchir sur l’homme comme question universelle à lui-même posée», et donc, à philosopher; cette question est «condition de possibilité pour que soit entendue la réponse chrétienne». Cette question nécessite une réflexion «au premier niveau de réflexion» pour que soit bien «perçue l’articulation entre question et réponse, entre philosophie et théologie», c’est le deuxième moment. Enfin, le troisième est l’énoncé de la réponse chrétienne, autrement dit la théologie qui tient compte de la question. Karl Rahner souligne le caractère «essentiel» de ce «cercle»106. 3. La parole de Dieu dit ses paroles les plus profondes là où il y a poésie Si Karl Rahner valorise de la sorte le poète et la parole poétique, il refuse cependant d’en faire un absolu en regard de la révélation. Il poursuit, en effet, par une longue réflexion sur la parole de Dieu et montre que tous les textes de l’Écriture ne sont pas poétiques. La parole de Dieu a revêtu toutes les formes de la parole humaine, tant les plus banales que les plus laborieuses et les plus savantes, car elle doit atteindre tous les hommes et tout demande d’être racheté. Il paraphrase, en ce sens et en l’appliquant aux paroles humaines, le passage de 1 Co 1,26-31. Il constate et affirme, par contre, en se référant à divers textes, que c’est bien dans les textes bibliques les plus poétiques que «la parole de Dieu elle-même dit ses paroles les plus profondes»107.

106. Voir TfF, pp. 23-24. 107. Prêtre et poète, p. 292; SW, t. 12, p. 438.

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4. Les écrits théologiques et poétiques Karl Rahner poursuit cette dernière réflexion en se tournant vers les théologiens. Il n’hésite pas à s’interroger sur la profondeur originale et l’apport singulier des textes théologiques poétiques: Les vers de saint Thomas d’Aquin, par exemple, lorsqu’ils sont les mieux réussis, sont-ils simplement la mise en vers de ce qu’il dit plus clairement et plus explicitement dans les articles de la Somme? Ou bien n’est-ce pas qu’ils disent, sinon «plus», du moins plus originellement, plus pleinement, et en ce sens, plus vraiment, ce que disent les articles108.

Il mentionne plusieurs autres théologiens et poètes (saint Augustin, saint Jean de la Croix, Maître Eckhart, Newman, Thomas de Celano, Angelus Silesius, Dante, Brentano, Élisabeth Droste-Hülshoff109, Luis de León110, etc.) et repose frontalement les mêmes questions: Ont-ils seulement transposé, accessoirement et après coup en vers ou autres artifices de ladite poésie, ce que l’on peut tout aussi bien – si l’on n’est pas un poète sentimental – et même plus clairement et plus exactement dire en «prose»? Ou bien au contraire leur parole poétique n’est-elle pas plus originelle, plus compréhensive, plus vivante aussi que celle de ces théologiens qui sont fiers de n’être pas poètes111?

Il exprime son regret face aux temps perdus où les grands théologiens composaient hymnes et poèmes (citant Ignace d’Antioche, Méthode d’Olympe, Adam de Saint-Victor, saint Thomas d’Aquin encore, saint Bonaventure). Il s’interroge de nouveau sur la théologie: La théologie est-elle devenue plus parfaite, parce que les théologiens sont devenus plus prosaïques112?

Nous ne pouvons que souligner l’importance et la valeur accordées par Karl Rahner à la dimension poétique. Nous retrouverons cette réflexion sur le rapport de la théologie et de la poésie, de manière plus développée, dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion de

108. Prêtre et poète, pp. 292-293; SW, t. 12, pp. 438-439. 109. A.E. von Droste-Hülshoff (1797-1848), grande écrivaine et compositrice allemande. 110. Luis de León (1528-1591), philosophe et poète, de l’ordre des Augustins. Ses écrits et ses poèmes firent de lui «un des plus purs classiques du Siècle d’or» espagnol; «la poésie est, pour Luis de León, “un souffle céleste et divin”; elle opère une véritable catharsis esthétique et nous élève à la transcendance», voir A. GUY, León, Luis de (15281591), Encyclopædia Universalis, http://www.universalis.fr/ encyclopedie/luis-de-leon/. 111. Prêtre et poète, p. 293; SW, t. 12, p. 439. 112. Ibid.

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1982. Karl Rahner parlera alors de «théologie poétisante»113, en tant que recherche d’une véritable parole théologique qui ramène à l’expérience de ce qui est énoncé. Il conclut ce paragraphe en revenant à la parole de Dieu, à sa réception et à sa proclamation, et en insistant sur la présence d’une dimension poétique. C’est au sein même de sa prédication – qui s’adresse à l’homme – que le prêtre appelle le poète: Il reste vrai: là où la parole de Dieu dit la vérité suprême et la verse au plus profond du cœur de l’homme, là il y a aussi une parole humaine poétique. Et le prêtre appelle le poète afin que les paroles originelles de celui-ci deviennent les vases consacrés de la parole divine, dans lesquels le prêtre proclame efficacement la parole de Dieu114.

V. «LE POÈTE APPELLE LE PRÊTRE» 1. La parole poétique comme «parole de nostalgie» L’ensemble de la dernière partie de cet essai repose sur une conception de la parole poétique comme «paroles de nostalgie»115. Si la parole poétique dit l’individuel et le concret, elle est essentiellement ouverture vers un dépassement, comme des «portes belles et fermes, claires et sûres» qui renvoient à l’infinité et à l’illimité. Karl Rahner n’hésite pas à reprendre les vocables des trois vertus théologales pour définir le mouvement intérieur des paroles poétiques: Elles [les paroles poétiques] sont des actes de foi en l’esprit et en l’éternité; des actes d’espérance en un accomplissement qu’elles ne peuvent se donner elles-mêmes. Des actes d’amour pour les biens inconnus116.

Cette dimension de dépassement est le critère constitutif de tout art authentique: L’art véritable est toujours plus que ce qu’il est. Serait-il pratiqué pour le seul amour de la valeur esthétique, il cesserait d’être l’art. Il déchoirait au rang d’un narcotique empoisonné destiné à calmer l’angoisse d’existence117.

113. SW, t. 29, p. 140. 114. Prêtre et poète, p. 293; SW, t. 12, p. 439. 115. La nostalgie [Sehnsucht], rappelons-le, est un thème essentiel du romantisme allemand. 116. Prêtre et poète, p. 294; SW, t. 12, p. 439. 117. Ibid.

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Karl Rahner souligne, cependant, la limite tout aussi essentielle et indépassable de l’art, à savoir de ne pas pouvoir atteindre par-lui-même ce vers quoi il tend et vis-à-vis de quoi il ne peut rester qu’en attente: Mais ce «plus» qui fait partie de lui et dont il vit, l’art ne peut pas se le donner. L’ouverture sur l’infini, qui constitue l’essence de l’art, ne donne pas lui-même l’infini, n’apporte pas et ne contient pas l’infini118.

2. La parole poétique en attente d’un accomplissement Cette nostalgie, inhérente à l’art et à la poésie, Karl Rahner la relie à la grâce de l’Esprit Saint: Le poète est poussé par la transcendance de l’esprit. Il est déjà en secret, sans en avoir conscience, submergé par la nostalgie que la grâce de l’Esprit Saint a déposée dans le cœur de l’homme119.

Il octroie, alors, à cette nostalgie de la parole poétique une dimension d’attente eschatologique dont l’accomplissement est donné dans la parole de Dieu: Ses paroles de nostalgie [celles du poète] s’étendent vers un achèvement indépassable, vers l’amour parfait, vers la glorification définitive de toute réalité. Sa parole appelle ainsi une autre parole. Elle appelle la parole efficace qui apaise la nostalgie: la parole de Dieu120.

Soulignons que nous avons là une troisième mention de l’Esprit Saint; celle-ci fait écho à la première mention qui rappelait que toute réalité provenait de lui, «l’Esprit éternel», et était en attente de son achèvement par la parole dans la lumière121. Karl Rahner montre, ensuite, que cette dimension d’attente de la parole poétique à l’égard de la parole de Dieu est absolument constitutive de la parole poétique. En nier la possibilité reviendrait à anéantir la parole poétique elle-même. Les paroles poétiques se refermeraient sur ellesmêmes et deviendraient «idoles», c’est-à-dire «muettes». Pour confirmer cette tension inhérente à la parole poétique, il rappelle et réaffirme que la théologie, par un certain aspect, est un «parler hymnique au sujet de Dieu [hymnisches Reden von Gott]». La parole poétique appelle donc la parole de Dieu. 118. Ibid. 119. Ibid. 120. Prêtre et poète, p. 294; SW, t. 12, p. 440. 121. Prêtre et poète, p. 274; SW, t. 12, p. 426. La deuxième mention concernait la nécessité pour le prêtre de proclamer la parole de Dieu par sa propre existence, en étant lui-même saisi par l’Esprit de Dieu: voir Prêtre et poète, p. 289; SW, t. 12, p. 436.

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3. Poète et prêtre Karl Rahner conclut son essai en mentionnant l’évènement heureux, mais rare, que représente l’unité en un seul du prêtre et du poète. Nous pouvons certainement y voir un encouragement à l’égard de son confrère Georges Blajot. En effet, il termine par ces derniers mots en lesquels il synthétise toutes ses analyses: Les paroles originelles de l’homme peuvent, revêtues par l’Esprit de Dieu, devenir des paroles de Dieu, parce qu’un poète est devenu prêtre122.

122. Prêtre et poète, p. 295; SW, t. 12, p. 440.

CHAPITRE 3

LA PAROLE POÉTIQUE ET L’AUDITION DE LA PAROLE DE DIEU LA PAROLE POÉTIQUE ET LE CHRÉTIEN (1960)

Karl Rahner écrit l’article La parole poétique et le chrétien pour la revue Der katholische Erzieher [L’éducateur catholique]1 en 1960. Le texte est réédité, la même année, dans le quatrième tome des Schriften zur Theologie quasiment à l’identique2. Écrit originellement pour une revue éducative, cet article est très nettement traversé par une dimension pédagogique et didactique. Karl Rahner y explicite avec soin sa démarche et sa méthodologie fondamentales de manière à rendre compte de la valeur initiatrice de la poésie, de sa grandeur et, au final, des enjeux qu’elle représente pour le chrétien et l’éducateur chrétien. Cet article a été l’objet d’une traduction française dans le neuvième tome des Écrits théologiques sous le titre La parole poétique et le chrétien3. Remarquons que le texte, en allemand, utilise un complément de nom («Das Wort der Dichtung») et non un adjectif. Cette option exprime plus précisément la problématique de cet article. En effet, s’il est bien question de la parole poétique (expression que Karl Rahner emploie, par ailleurs, comme telle), le complément de nom manifeste, cependant, expressément et directement, l’intention de mettre une relation entre la «parole de la poésie» et la «parole de Dieu», ce dont il sera essentiellement question. C’est en ce sens que nous comprenons le choix rahnérien de cette construction nominale de complément déterminatif qu’il aurait, peut-être, été préférable de maintenir.

1. Das Wort der Dichtung und der Christ (Der katholische Erzieher, 13), Köln, Jugendschriftenzentrale, 1960, 606-614; il s’agit de la première édition de ce texte (A). Der katholische Erzieher est la revue des associations des enseignants catholiques («der Verband der Katholischen Lehrerschaft Deutschlands» et «der Katholischen Erziehergemeinschaft in Bayern»); elle a compté 23 numéros, de 1948 à 1970. 2. SzT, t. 4, 441-454. Cette deuxième édition ne diffère de la première édition (A) que par le retrait des sous-titres qui distinguaient les paragraphes. Le texte, de SW, t. 12, 441-450, auquel nous nous référerons, reproduit l’édition de SzT, t. 4. 3. Trad. R. GIVORD, Paris, Desclée de Brouwer, 1968, 185-198.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

I. PRÉLIMINAIRES 1. Le théologien peut juger de tout Tout en affirmant qu’il revient premièrement au poète de parler de la poésie, Karl Rahner remarque que l’amateur – auquel le poète s’adresse – peut, lui aussi, prétendre en avoir quelque connaissance. Nous pouvons facilement supposer que Karl Rahner se situe lui-même parmi ces amateurs puisqu’il fut grand lecteur de poésie et de littérature, et, comme nous l’avons rappelé dans notre introduction générale, il avait enseigné la littérature pendant son régendat. Quoi qu’il en soit, c’est précisément en tant que théologien qu’il entend aborder la question de la poésie. Pour fonder cette possibilité, Karl Rahner s’appuie sur l’autorité de l’apôtre Paul4 en montrant qu’il appartient au croyant de porter un jugement critique et appréciatif sur toute chose dans un rapport à Dieu: L’homme croyant qui est poussé par l’Esprit de Dieu peut juger de tout, comme le dit l’Apôtre; et c’est pourquoi, à la théologie qui est la réflexion des croyants, rien ne peut être a priori étranger de ce qui remplit les grandes heures de l’homme et qui, précisément ainsi, doit être rapporté à Dieu, puisque c’est sur tous les champs du monde, si divers soient-ils, que doit mûrir la semence unique du Dieu unique5.

L’affirmation de la possibilité pour le théologien de prendre en considération le domaine artistique en y apportant un regard singulier est récurrente dans les écrits rahnériens sur l’art. L’approche théologique peut légitimement contribuer à la compréhension des arts, même si celle-ci se concentre essentiellement sur la question du rapport à Dieu. Notons que le verbe «heimbringen», utilisé par Karl Rahner et traduit ici par «rapporter à», a le sens explicite de «ramener à la maison»6. Ce verbe qualifie la manière dont toutes choses sont rapportées à Dieu par le théologien: dans un ordonnancement, dans un mouvement de retour à la source, ou, pour rester dans l’image de la maison tout en faisant allusion à une thématique bachelardienne, dans un mouvement de retour à «l’intimité de l’espace intérieur»7. 4. «L’homme psychique n’accueille pas ce qui est de l’Esprit de Dieu: c’est folie pour lui, et il ne peut le connaître, car c’est spirituellement qu’on en juge. L’homme spirituel, au contraire, juge de tout, et lui-même n’est jugé par personne. Qui en effet a connu la pensée du Seigneur, pour pouvoir l’instruire? Et nous l’avons, nous, la pensée du Christ», 1 Co 2,14-16. 5. La parole poétique et le chrétien, p. 185; SW, t. 12, p. 441. 6. L’adverbe «heim» signifie «à la maison, chez soi, au logis». 7. Voir G. BACHELARD, La poétique de l’espace (Quadrige), Paris, Presses Universitaires de France, [1957] 2010.

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2. Le questionnement théologique Karl Rahner a bien conscience que l’approche théologique qu’il propose prend une certaine distance avec la poésie en tant que telle. En effet, son point de départ est «l’homme, tel qu’il doit être s’il veut être chrétien». Son questionnement devient alors celui de savoir si, pour être chrétien, il n’y a pas quelque chose qui relèverait précisément et même nécessairement de la poésie: Nous nous demandons simplement si cet homme – qu’il le sache ou non – reste attentif à quelque chose qui se manifeste ensuite comme poésie, et si, pour être chrétien ou le devenir, il doit préparer en lui quelque chose qui se révèle ensuite comme une faculté réceptive pour la parole poétique8.

Cette problématique n’est évidemment pas neutre: s’y profile, déjà, une thèse et une prise de position sur l’importance fondamentale et incontournable de la dimension poétique dans l’exister chrétien. Karl Rahner fonde la possibilité d’un tel questionnement en soulignant que la poésie et la foi ont toutes deux, de fait, une relation constitutive à la parole. Il évince explicitement de sa problématique les autres arts (notons qu’il abordera ces autres arts – les arts non-verbaux – dans des textes ultérieurs). Le questionnement fondamental est donc: Que requiert de l’homme le christianisme, s’il doit se réaliser en lui?9

De manière préventive et pédagogique, Karl Rahner précise que ce questionnement qui recherche les conditions de réalisation du christianisme du côté de l’homme n’évince pas pour autant le mystère de la grâce, mais le présuppose. Il mentionne en quelques lignes très denses trois aspects essentiels de la théologie de la grâce relativement à l’homme10. Il rappelle tout d’abord que la grâce crée11 elle-même ses propres conditions de réception et d’accueil, qu’elle n’attend pas de l’homme que ces conditions soient déjà réalisées. La grâce est un don qui n’est autre que Dieu lui-même. Autrement dit, elle est «don de l’acceptation du don 8. La parole poétique et le chrétien, p. 185; SW, t. 12, p. 441. 9. La parole poétique et le chrétien, p. 186; SW, t. 12, p. 441. 10. Concernant l’importance de la question théologique de la grâce chez Karl Rahner, rappelons que son premier enseignement, en 1937-1938, à Innsbruck, était un cours sur la grâce, et que la question de la structure spirituelle de l’homme comme possibilité de réception du don libre que Dieu fait de lui-même y était décisive. Rappelons, entre autres, les trois contributions suivantes: De la relation de la nature et de la grâce; Pour la notion scholastique de la grâce incréée; De l’expérience de la grâce, trad. B. FRAIGNEAU-JULIEN, Ét, t. 3, respectivement 9-33, 37-69 et 73-77. 11. Il s’agit bien du verbe «schaffen», «créer», dans le texte.

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qui se donne». Karl Rahner souligne ensuite que c’est avant tout et premièrement au sein de leurs propres expériences existentielles que la grâce dispose les hommes à l’accueil de la parole de l’évangile. Enfin, il rappelle que la grâce, dans l’accomplissement de «l’humain»12 en tant que tel, est déjà, secrètement, agissante et orientée vers l’accueil de la parole de l’évangile; en effet, la grâce est toujours la grâce du Christ. Il conclut cette réflexion en confirmant que la recherche théologique et fondamentale des conditions requises du côté de l’homme n’a pas à être opposée à la reconnaissance du mystère de la grâce: Et par conséquent: quand nous nous interrogeons au sujet des conditions «humaines» du christianisme et de sa prédication, une telle question est elle-même une louange de la grâce du Christ et ne porte aucun tort à sa puissance et à sa force de préservation13.

II. LA

PAROLE DE

DIEU

ET SON ÉCOUTE

Pour répondre à la problématique posée, à savoir, si, pour être chrétien ou le devenir, l’homme doit préparer ou développer en lui une faculté qui serait finalement une faculté poétique, Karl Rahner développe conjointement une réflexion sur la parole de Dieu et sur ce qui est requis de son auditeur. Il explicite quatre dimensions inhérentes à la parole de Dieu et, par le fait même, quatre dispositions inhérentes à l’écoute de cette parole, ou encore quatre conditions requises de l’auditeur pour que celui-ci entende la parole de Dieu comme elle demande à être entendue, conditions auxquelles il convient que celui-ci soit exercé et initié. 1. Des paroles dans lesquelles demeure le Mystère silencieux14 La première condition requise de celui qui est auditeur de la parole de l’évangile est de s’ouvrir au Mystère silencieux dont celle-ci est porteuse. Karl Rahner développe, dans une longue et fine analyse, une tension 12. Robert Givord rend compte de ses options de traduction et de typographie: «En allemand: Das Humane, c’est-à-dire tout ce qui est moralement noble, ou simplement de valeur positive, dans l’humanité, à la différence de menschlich (humain en général). Le français ne disposant pas de deux termes distincts, correspondant à human et à menschlich, nous écrirons entre guillemets l’adjectif “humain” lorsqu’il traduit human», p. 186 note 1. 13. La parole poétique et le chrétien, p. 186; SW, t. 12, p. 442. 14. Nous reprenons, pour la plupart des sous-titres, ceux que Karl Rahner avait luimême inscrits dans la première version du texte, en les modifiant quelque peu. Nous l’indiquerons à chaque fois qu’il en sera ainsi. Pour celui-ci, Karl Rahner avait écrit: «Worte des Geheimnisses».

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inhérente à la parole de Dieu entre ce qui est immédiatement énoncé et audible, qui implique dénomination et distinction, qui délimite et définit, et un énoncé qui tout à la fois habite et dépasse cet énoncé audible et immédiat, qui le précède tout en étant visé par lui: «la mystique silencieuse de la présence de l’Ineffable»15. Il appartient à l’auditeur de la parole de se tenir et de demeurer au sein de ces deux dimensions de la parole. Karl Rahner maintient fermement les deux dimensions et leur relation, bien qu’il insiste sur la primauté enveloppante du Mystère silencieux. C’est proprement dans son énonciation que la parole rend présent ce qui la précède et l’enveloppe, et qu’elle nomme. Il y a donc, dans la parole énoncée, une tension entre une manifestation et un repli: Car par la parole, le nommé est appelé par devant. Et, ainsi, il surgit en sortant du fond enveloppant, muet et paisible d’où il s’avance et dans lequel il reste caché16.

Karl Rahner tente de rendre compte de ce mouvement de surgissement et de retrait du Mystère Ineffable au sein d’une telle parole particulière et distinctive qui le dénomme. Cette parole, par le fait de le nommer, le différencie des autres réalités et le met en rapport avec elles; mais cette parole renvoie toujours aussi à ce qu’il est précisément comme Mystère Ineffable, comme Mystère qui demeure antérieur et qui fonde cette différenciation et cette unité. Tout en soulignant que ce mouvement inhérent à la parole de l’évangile peut ne pas être entendu, il explicite de nouveau la complexité paradoxale de ce mouvement: On peut ne pas entendre tout cela quand on entend des paroles. On peut être sourd et ne pas s’apercevoir que le son spirituel ne peut être entendu dans sa clarté que si l’on prête d’abord attention, au-dessus de tout son déterminé, au Silence dans lequel chaque son éventuel est encore rassemblé et un avec tous les autres. On peut être inattentif à l’égard de sa propre écoute englobante du fait qu’on se laisse absorber par l’élément particulier entendu. On peut oublier que le petit district limité des paroles qui fixent est situé dans le désert infini et silencieux de la Divinité. Mais justement 15. La parole poétique et le chrétien, p. 187; SW, t. 12, p. 442. 16. Traduction modifiée: «Denn das Genannte wird durch das Wort vorgerufen. Und so tritt es hervor aus dem umfassenden, stummen und stillen Grund, aus dem es hervorkommt und in dem es geborgen bleibt», SW, t. 12, p. 442. «Car ce qui est nommé est évoqué par la parole. Et ainsi il surgit en sortant d’un fond enveloppant, muet et paisible, d’où il procède et dans lequel il reste enfoui» (trad. R. GIVORD), La parole poétique et le chrétien, p. 187. Karl Rahner emploie les verbes «vorrufen» («appeler devant», dont le sens ne nous paraît pas être suffisamment rendu en étant traduit par le verbe «évoquer»), «hervor-treten» («s’avancer, sortir du rang, surgir») et «hervor-kommen» («sortir, se montrer, apparaître, percer») pour exprimer la manifestation de celui qui est nommé par la parole. Il maintient, inversement et tout aussi fortement, par le verbe «bergen» («cacher, mettre à l’abri»), le retrait de ce qui est nommé.

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cette réalité sans nom, les paroles veulent aussi la nommer quand elles disent ce qui a un nom; elles veulent évoquer le mystère en offrant ce qui est intelligible, elles veulent appeler l’infinité en décrivant et en cernant le fini, elles veulent, en saisissant et en comprenant amener l’homme à être saisi17.

Il insiste ensuite sur le fait que la parole place l’auditeur devant une «décision» à prendre: celle d’une écoute effective et persévérante (ou non) de la parole jusqu’à atteindre son sens secret qui est de dire l’indicible, afin d’être lui-même saisi par l’Abîme insondable, par le Mystère sacré. Se joue ici la véritable audition et compréhension de la parole: Et par conséquent, tant que dans une parole le mystère incompréhensible de Dieu ne nous saisit pas, tant qu’il ne nous entraîne pas dans sa ténèbre supralumineuse, ne nous appelle pas à sortir de la petite maison de ce qui est familier et intelligible pour entrer dans la nuit étrange qui est seule la véritable patrie, aussi longtemps nous n’avons pas compris, ou nous avons mal compris, toutes les paroles du christianisme. […] C’est vrai: celui qui veut pouvoir entendre le message du christianisme, celui-là doit avoir des oreilles pour la parole dans laquelle, irrécusable, demeure le Mystère silencieux qui est le fondement de l’existence18.

Ces réflexions rahnériennes sur la parole manifestent une prise en compte de la dimension de médiation de la parole (sans que le mot ne soit employé) comme milieu dans lequel s’effectue la manifestation divine. S’appuyant sur la philosophie ricœurienne et gadamerienne, Elbatrina Clauteaux montre, en effet, comment les mots pour dire Dieu sont comme des «voiles translucides» mais «non transparents», c’est-àdire qu’ils ont la compétence de nous faire apercevoir le mystère de Dieu et de le rendre présent tout en le révélant vraiment comme mystère19. 2. Des paroles qui atteignent le cœur20 La deuxième condition requise de l’auditeur de la parole est d’être capable de se laisser toucher en son «centre», autrement dit en son «cœur». Nous le savons, le mot cœur ne vise pas premièrement une dimension psychologique, affective et sentimentale, il est «cette faculté originelle de l’esprit personnel le plus intime»21. Karl Rahner insiste sur le tout de l’homme, «l’homme dans son unité originelle, d’où s’élève la 17. La parole poétique et le chrétien, pp. 187-188; SW, t. 12, pp. 442-443. 18. La parole poétique et le chrétien, p. 188; SW, t. 12, p. 443. 19. Voir E. CLAUTEAUX, L’épiphanie de Dieu et le jeu théologique (Cerf Patrimoines), Paris, Cerf, 2015, pp. 380-383. 20. Karl Rahner avait écrit: «Treffende Worte». 21. La parole poétique et le chrétien, p. 189; SW, t. 12, p. 444.

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multiplicité de son existence». C’est ce tout de l’homme qui est requis par la parole entendue en laquelle Dieu, en tant que Mystère, s’adresse à l’homme. Karl Rahner reprend en condensé les distinctions qu’il avait développées dans son essai Prêtre et poète, en montrant que ces paroles ne sont ni de simples signaux instinctifs, ni de simples paroles sentimentales, ni des paroles purement rationnelles, ni des paroles objectivistes; elles ont ce caractère «sacral» et «sacramentel» car elles «apportent avec elles ce qu’elles signifient et le font pénétrer avec une force créatrice dans le centre originel de l’homme»22. Pour manifester les profondeurs en lesquelles l’auditeur de la parole doit se laisser atteindre en son cœur, Karl Rahner propose une comparaison intense avec la «lance qui atteint mortellement l’homme crucifié et fait jaillir les sources de l’Esprit»23. Dans ce transpercement par la parole, l’auditeur est plongé dans «l’abîme du mystère éternel de Dieu», il est libéré, et peut ainsi être «bienheureux [selig]». Cette dernière considération nous renvoie à la sculpture du Bernin, dite la Transverbération de sainte Thérèse, dans la chapelle Cornaro de l’église Santa Maria della Vittoria, à Rome. Celle-ci traduit sculpturalement le récit de l’extase de la sainte et de sa vision: «celui-ci [l’ange tenant dans ses mains une longue flèche d’or] me semblait la planter dans mon cœur plusieurs fois, arrivant jusqu’aux entrailles. En la retirant, il me semblait qu’il les emportait avec lui, et me laissait toute embrasée dans un grand amour de Dieu. La douleur était si grande qu’elle me faisait gémir, et la douceur de cette immense douleur si excessive, que l’on ne peut désirer qu’elle s’arrête, et l’âme ne se contente de rien moins que Dieu». Plus que par la sculpture seule, c’est par sa mise en scène dans l’ensemble de la composition de la chapelle, par la maîtrise de l’éclairage naturel, par les différents décors que le Bernin voulait introduire tout un chacun dans l’abîme de l’expérience du divin24. 3. Des paroles qui rassemblent et unifient25 La troisième condition d’une véritable écoute de la parole de l’évangile qui appelle le Mystère et touche le cœur, est la capacité d’en percevoir 22. Ibid. 23. Ibid. 24. Voir P. MALGOUYRES, 1651: La chapelle Cornaro à Santa Maria della Vittoria, in L. FRANCK – P. MALGOUYRES (éds), La fabrique des saintes images. Rome-Paris 1580-1660, Paris, Louvre éditions – Somogy éditions d’art, 2015, 128-135. 25. Karl Rahner avait écrit: «Einende Worte».

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le mouvement «unifiant», allant du particulier énoncé à une totalité ou à un universel qui nous concerne. La possibilité de ce mouvement d’unification se fonde sur l’Origine unique de tout. Karl Rahner donne plusieurs exemples: lorsqu’il est question d’une mort, d’une joie, d’une solitude, d’une souffrance, d’un homme singulier, il s’agit de percevoir ce qui se joue de la mort de tous et de la sienne, de la joie de tous et de la sienne, de la solitude de tous et de la sienne, de la souffrance de tous et de la sienne, de l’homme que nous sommes chacun. C’est de cette manière que «les paroles authentiques unissent»26. Plus encore, à travers la multiplicité des énoncés distinctifs, il s’agit de percevoir l’unique mystère d’amour: c’est ce dont il est vraiment question dans les paroles de l’évangile, c’est ce qui est la chose essentielle et fondatrice de tout. Ne pas entendre ce «son secret de l’amour unifiant», Dieu lui-même, principe unifiant qui n’uniformise pas, c’est rester dans une dispersion stérile et mortifère pour le cœur. 4. Des paroles incarnatoires27 La quatrième condition requise pour l’écoute de la parole de l’évangile s’appuie sur le mystère de l’incarnation et s’achève en lui. C’est en ce sens que cette quatrième condition est, selon la précision de l’auteur, «la dernière». Karl Rahner énonce cette dernière condition de la manière suivante: Mais la quatrième condition, la dernière qui doit être indiquée, pour l’audition du message de l’évangile, est la capacité de percevoir au milieu de la parole particulière ayant pour objet ce qui est déterminé corporellement, de percevoir, disons-nous, sans mélange certes, mais sans séparation, le mystère ineffable, la capacité de découvrir le mystère incompréhensible incarnatoire et incarné, d’entendre la Parole devenue chair28.

Il rappelle, en effet, que le chrétien n’est pas simplement un métaphysicien «du principe obscur», mais le confesseur de l’incarnation de la Parole, de cette Parole en laquelle le Père «s’énonce intégralement dans son éternité» et par laquelle, lui qui est le Mystère inengendré, il «vient à soi-même». Remarquons, dans le cadre général de notre étude, que les deux locutions employées ici («sich aussagen» et «zu sich kommen») sont expressément celles que Karl Rahner prendra pour définir le concept d’art, notamment à propos des arts non-verbaux, dans l’article L’art dans 26. La parole poétique et le chrétien, p. 190; SW, t. 12, p. 444. 27. Karl Rahner avait écrit: «Inkarnatorische Worte». 28. La parole poétique et le chrétien, p. 190; SW, t. 12, p. 445.

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l’horizon de la théologie et de la dévotion29 de 198230. Cette Parole est devenue chair, elle est devenue une réalité déterminée et particulière sans cesser d’être tout, elle s’est énoncée elle-même (nous avons toujours le même verbe «sich aussagen») dans le «ici» et «maintenant», dans la «parole humaine». Karl Rahner souligne que «depuis lors et dans cette Parole incarnée, la parole humaine est devenue pleine de grâce et de vérité»31. Dans l’incarnation et en raison de celle-ci, la parole humaine reçoit gracieusement une dimension nouvelle: elle ne fait plus seulement qu’indiquer le Mystère incompréhensible et silencieux, elle a été habitée par lui; elle trouve un «achèvement essentiel suprême» dans la «parole sacramentelle» (Karl Rahner ne précise pas plus, mais nous pouvons comprendre qu’il s’agit principalement des paroles eucharistiques). Dans sa foi, le chrétien est, donc, appelé à écouter la parole de l’évangile avec cette dimension nouvelle: Mais alors le chrétien doit être ouvert à cette grâce conférée à la parole dans le Logos qui s’est fait homme. Il doit être initié au mysterium de la parole qui, par la PAROLE incarnée, est devenue corps [Leib] du Mystère infini, et non seulement un panneau indicateur indiquant au loin ce Mystère32.

Rappelons que dans l’essai Prêtre et poète, Karl Rahner avait souligné que la parole était la corporéité en laquelle ce que nous ressentons et pensons prend forme, qu’elle était la pensée corporelle33. C’est sur cette compréhension précise de la parole humaine que repose, tout en la dépassant, l’argumentation rahnérienne. Si la parole de l’évangile a la capacité de faire entendre le mystère de l’amour divin, et si cela demande déjà d’être considéré comme une vraie grâce conférée à la parole humaine, cela n’en est que plus confirmé du fait de l’incarnation. En effet, la parole humaine du Verbe incarné est devenue proprement corps de la Parole éternelle du Père et n’en est que plus apte à faire entendre l’amour divin. Il revient au chrétien, dans sa foi, d’écouter la parole de l’évangile de cette manière:

29. «Tous ces arts veulent aussi être des auto-expressions de l’homme dans lesquelles l’homme vient d’une manière ou d’une autre à lui-même [Alle diese Künste doch auch Selbstaussagen des Menschen sein wollen, in denen der Mensch irgendwie zu sich kommt]», SW, t. 29, p. 138. 30. Voir notre étude de cet article, infra, p. 201. 31. La parole poétique et le chrétien, p. 191; SW, t. 12, p. 445. 32. Ibid. Nous avons seulement supprimé l’article devant le mot corps («Leib» et non «das Leib»), non seulement pour respecter le texte allemand, mais surtout car cela nous semble être plus significatif d’une philosophie de la parole telle que Karl Rahner l’a exposée dans Prêtre et poète. 33. Prêtre et poète, p. 268; SW, t. 12, p. 422.

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Mais depuis qu’il y a la parole humaine comme corps de la Parole de Dieu demeurant infinie, et l’écoute de cette parole au milieu de sa corporalité qui demeure, un éclat et une promesse secrète sous-tendent chaque parole; en chacune peut survenir l’incarnation de la grâce conférée avec la Parole propre et permanente de Dieu et, par-là, avec Dieu même; et toute écoute vraie de la parole est proprement aux aguets, dans la profondeur la plus intérieure de chaque parole, si elle n’est pas, en cela même qu’elle énonce l’homme et son monde, soudainement, la parole de l’amour infini34.

Karl Rahner poursuit: Et c’est pourquoi, si l’on veut devenir toujours plus profondément chrétien, il faut sans cesse s’exercer à épier cette possibilité incarnatoire [inkarnatorische] de la parole humaine35.

III. LA

VALEUR INITIATRICE DE LA PAROLE POÉTIQUE36

Au cours de l’explicitation des quatre conditions d’écoute relatives aux quatre dimensions de la parole de l’évangile, Karl Rahner n’avait pas manqué de souligner l’importance pour le chrétien de s’y exercer. Cette dimension de l’exercice vise précisément ce qui de l’homme est sollicité dans son devenir chrétien. Or, Karl Rahner montre que ces quatre capacités requises dans l’écoute de la parole de Dieu (moyennant la grâce) correspondent effectivement à quatre capacités exercées dans l’écoute même de la parole poétique, relativement à quatre dimensions fondamentales de cette dernière. Aussi, le questionnement se déplace-t-il vers la parole poétique proprement dite:

34. Traduction modifiée; «Aber seit es das menschliche Wort als Leib des unendlich bleibenden Wortes Gottes und das Hören dieses Wortes inmitten seiner bleibenden Leibhaftigkeit gibt, liegt ein Glanz und eine geheime Verheiβung auf jeden Wort; in jedem kann sich die Fleischwerdung der Begnadigung mit Gottes eigenem, bleibendem Wort und darin mit Gott selbst ereignen, und alles rechte Hören des Wortes lauscht eigentlich in die innerste Tiefe jeden Wortes hinab, ob es nicht gerade darin, daβ es den Menschen und seine Welt aussagt, plötzlich das Wort der unendlichen Liebe wird», SW, t. 12, pp. 445446. «Mais, depuis que la parole humaine est devenue le corps de la Parole permanente et infinie de Dieu et que cette parole se fait entendre dans sa corporalité permanente, il y a un éclat et une promesse secrète sur chaque parole; en chacune peut se produire l’incarnation par grâce de la Parole propre et permanente de Dieu et, en elle, de Dieu lui-même, et toute audition vraie de la parole écoute réellement, à la profondeur suprême, chaque parole pour savoir si, en disant précisément l’homme et son monde, cette parole ne devient pas subitement la parole de l’Amour infini» (trad. R. GIVORD), La parole poétique et le chrétien, pp. 191-192. 35. La parole poétique et le chrétien, p. 192; SW, t. 12, p. 446. 36. Karl Rahner avait écrit: «Dichterisches Wort des Christentums».

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Quelle parole le chrétien doit-il être rendu capable d’entendre, à quelle parole doit-il être exercé par grâce pour pouvoir entendre la parole chrétienne du message divin? Il doit pouvoir entendre la parole dans laquelle le Mystère silencieux demeure, il doit pouvoir percevoir la parole qui atteint le cœur en ce qu’il a de plus intime, il doit être initié à la grâce «humaine» d’entendre la parole qui rassemble et unifie, la parole qui, dans sa propre finitude claire, est la corporalité du Mystère infini. Mais comment appellet-on une telle parole? Cette parole est la parole poétique; cette faculté d’entendre est le fait d’avoir entendu la parole poétique à laquelle l’homme prête attention avec humilité jusqu’à ce que les oreilles de son esprit s’ouvrent à elle et que son cœur soit touché37.

Karl Rahner ne confond pas pour autant parole poétique et parole de Dieu; il fait remarquer, d’une part, que bien des paroles de l’Écriture ne sont pas poétiques tout en sollicitant pourtant ces quatre conditions, et, d’autre part, que sont attendus de la parole poétique bien d’autres aspects. Toutefois, il affirme que la «capacité de percevoir la parole poétique et l’exercice de cette capacité sont une condition de l’audition de la parole de Dieu»38. Cette capacité est tout au moins créée par la grâce dans et pour l’écoute de la parole de Dieu. La «conviction fondamentale [Grundeinsicht]» soutenue par l’argumentation rahnérienne est que la dimension poétique appartient de manière essentielle au cœur de l’homme et qu’elle est nécessairement requise comme condition d’une véritable écoute de la parole de Dieu: La parole et l’audition poétique appartiennent si intimement à l’essence de l’homme que, là où cette capacité essentielle du cœur serait réellement tout à fait détruite, l’homme ne pourrait plus entendre la parole de Dieu dans la parole humaine. En son essence suprême, le poétique est une condition [Voraussetzung] du christianisme39.

Karl Rahner se fait particulièrement insistant sur cette relation nécessaire entre l’essence [Wesen] du poétique et le chrétien: Mais si la parole poétique appelle [aufruft] et rend présent le mystère éternel derrière les réalités exprimables et dans leurs profondeurs suprêmes, si elle dit le particulier de telle manière que tout est rassemblé en lui sous forme condensée, si elle est une parole qui va au cœur, à moins de n’être 37. La parole poétique et le chrétien, p. 192; SW, t. 12, p. 446. 38. La parole poétique et le chrétien, p. 193; SW, t. 12, p. 446. 39. La parole poétique et le chrétien, p. 193; SW, t. 12, pp. 446-447. Nous traduisons ici «Voraussetzung» par «condition»: en effet, c’est ce même terme que Karl Rahner emploie tout au long de cet article et que Robert Givord avait traduit jusqu’ici par «condition», alors qu’il le traduit par «présupposé» dans ce passage. Si cette autre traduction est légitime et correspond bien aussi au sens du mot allemand, ce changement nuit cependant, selon nous, à la force d’unité terminologique et de sens du propos rahnérien. Nous privilégions cette unité.

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aucunement une parole poétique, si elle conjure [beschwört] en le disant l’indicible, si elle charme et libère, si elle est ce qui ne parle pas sur quelque chose, mais fait naître, en le disant, ce qu’elle appelle [ruft], alors un homme peut-il être foncièrement non réceptif à cette parole, et pourtant être encore un chrétien?40

Un chrétien peut ne pas être réceptif à la parole poétique proprement dite, seulement humaine, mais il ne peut pas, dans sa réception de la parole de Dieu qui se dit dans une parole humaine, ne pas s’ouvrir à l’essence la plus secrète du poétique et ne pas la laisser agir en lui. Karl Rahner conclut cette première partie de son article en affirmant la valeur initiatrice de la parole poétique, non sans montrer que l’écoute de la Parole de Dieu peut aussi favoriser une écoute de la parole poétique: En tout cas, la fréquentation de la poésie est une part de l’exercice [Einübung] dans le fait d’être capable d’une écoute [in das Hören-können] de la parole de vie, et inversement: quand un homme apprend à entendre vraiment, au fond de son cœur, les paroles de l’évangile comme parole de Dieu, que Dieu donne lui-même [das Gott selbst gibt], il commence à devenir un homme qui ne peut plus être tout à fait non réceptif à l’égard de toute parole poétique41.

Si nous prenons en considération d’un point de vue critique et méthodologique l’ensemble de cette argumentation et de cette analyse, nous pouvons nous demander qui, de la poésie ou de la parole de Dieu, est l’élément premier et structurant. En effet, les quatre conditions d’écoute de la parole de Dieu ne sont-elles pas fondamentalement structurées par une analyse préalable de la parole poétique et de son essence que Karl Rahner expose ici en un deuxième temps seulement, mais dont nous avions déjà eu un aperçu dans le texte Prêtre et poète? Autrement dit, quel que soit l’ordre d’exposition de cette articulation entre parole de Dieu et poésie, il semble bien que l’élément structurant et organisateur de cette argumentation soit du côté de la parole poétique. L’analyse de la parole poétique permet d’expliciter et de mettre en valeur du point de vue d’une réflexion théologique fondamentale les dimensions inhérentes à l’écoute de la parole de Dieu. Cette considération ne minimise pas pour autant les dimensions propres de l’expérience de la parole de Dieu telles que Karl Rahner les a développées. Ces réflexions pourraient certainement être rapprochées, dans un tout autre contexte de recherche, 40. Traduction modifiée; La parole poétique et le chrétien, p. 193; SW, t. 12, p. 447. 41. Traduction modifiée; La parole poétique et le chrétien, pp. 193-194; SW, t. 12, p. 447.

LA PAROLE POÉTIQUE ET L’AUDITION DE LA PAROLE DE DIEU

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de la démarche balthasarienne à propos de la figure. Hans Urs von Balthasar ne reconnaît-il pas que celui qui a l’habitude de percevoir la figure artistique est déjà disposé à recevoir la figure du Christ, bien que celle-ci ne puisse être vraiment reçue que dans la foi? IV. PERSPECTIVES. LE

CHRÉTIEN ET LA POÉSIE

Suite à ces analyses fondamentales, Karl Rahner explicite différentes résultantes à l’intention des éducateurs chrétiens. La question est clairement définie: Qu’en résulte-t-il pour nous aujourd’hui?42

1. La poésie est nécessaire43 Karl Rahner souligne l’importance de «défendre» et d’«aimer» la poésie. La poésie est «nécessaire». En effet, la poésie, «œuvre élaborée d’une manière créatrice et reçue d’une manière créatrice», fait partie intégrante de l’humanisme qui risque toujours d’être étouffé par une prédominance des productions techniques44. Karl Rahner rappelle que, sans se confondre, le christianisme et «l’humain»45 sont intrinsèquement liés, et ce, d’autant plus que Dieu lui-même a assumé cet «humain» dans l’incarnation. Karl Rahner poursuit cette réflexion en montrant que la poésie qu’il s’agit de défendre n’est pas seulement celle d’hier ou d’avant-hier, mais bien et avant tout celle d’aujourd’hui. Cette considération se fonde sur la prise en compte de l’historicité de l’homme. Nous avons là une ouverture expresse et une attention récurrente dans la pensée rahnérienne à la dimension contemporaine de l’art. Dans son article Heutige Theologie und heutige Kunst, Herbert Vorgrimler souligne combien la compréhension rahnérienne de l’historicité de l’homme permet effectivement de penser et de promouvoir un art contemporain46. En raison de cette 42. La parole poétique et le chrétien, p. 194; SW, t. 12, p. 447. 43. Karl Rahner avait écrit: «Dichtung ist notwendig». 44. Pour la notion d’humanisme dans la pensée rahnérienne, on pourra se reporter à l’article Humanisme chrétien, Ét, t. 8, 49-68, dans lequel Karl Rahner interroge le rapport du christianisme à l’humanisme. 45. «L’humain [das Humane]»: voir note 12 la remarque du traducteur Robert Givord. 46. H. VORGRIMLER, Heutige Theologie und heutige Kunst, in ID., Wegsuche. Kleine Schriften zur Theologie, t. 2 (Münsteraner Theologische Abhandlungen, 49/2), Altenberge, Oros, [1964] 1998, 592-602.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

historicité de la poésie, Karl Rahner affirme avec fermeté qu’il n’est nullement possible de déduire une «recette» de ce que doit être la poésie dans sa réalité concrète à partir d’un quelconque principe ayant trait à «l’humain» ou au poétique en général. Dans une très belle remarque, il encourage le chrétien à vouloir que le poète «dise tout simplement ce qui est en nous-mêmes et pressente comme un voyant l’avenir qui s’annonce», que le poète soit «le poète de son propre temps, de la souffrance et de la béatitude de ce temps, de sa tâche, de sa mort et de la vie éternelle»47. Il ouvre encore cette perspective en insistant sur la dimension de l’avenir, avenir «chaque fois unique, qui nous appelle»; cet avenir est fondé en Dieu. 2. La parenté entre la poésie vraiment grande et le christianisme vraiment grand48 Dans une deuxième considération, Karl Rahner explicite les profondeurs singulières de «l’humain» que la poésie met en œuvre de manière créatrice. S’établit alors, de nouveau, entre littérature et christianisme, une relation d’intime proximité: Mais le christianisme réellement grand et la poésie réellement grande ont une parenté interne49.

Notons que le substantif «Verwandtschaft» signifie bien une relation de parenté, signification que l’adjectif «innere» vient renforcer. Dans cette intime relation, la littérature et le christianisme se différencient toutefois l’une de l’autre comme la «question» (de l’homme) et la «réponse» (de Dieu). Nous retrouvons la thématique qui traversait l’essai précédant Prêtre et poète. Karl Rahner définit la «littérature vraiment grande» à travers des considérations denses et profondes. Une telle littérature ne se trouve que «là où l’homme se place radicalement en face de ce qu’il est lui-même»50. Dans ce positionnement, l’homme peut être mené à des abîmes ténébreux; là encore, Karl Rahner y voit l’envers possible d’une attente secrète et authentique de rédemption, authenticité à laquelle n’atteint pas un chrétien fuyant ses propres abîmes:

47. 48. 49. 50.

La parole poétique et le chrétien, p. 195; SW, t. 12, p. 448. Karl Rahner avait écrit: «Groβes Christentum und groβe Dichtung». La parole poétique et le chrétien, p. 195; SW, t. 12, p. 448. Ibid.

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Et quand il [l’homme] fait cela, il peut sans doute être emprisonné dans la faute, la perversion, la haine de soi et l’orgueil démoniaque, il peut se placer en face de lui-même comme pécheur et s’identifier avec cet homme pécheur. Mais, même ainsi, il est pourtant plus exposé au bienheureux danger de rencontrer Dieu, que le plat petit bourgeois qui d’emblée élude anxieusement les abîmes de l’être-là [des Daseins] et s’installe sur ce plan superficiel sur lequel on ne rencontre pas le doute, mais pas non plus Dieu51.

De même, quelques lignes plus loin, Karl Rahner revient sur ces abîmes de l’être-là de l’homme auxquels la littérature peut renvoyer. Face à ceux-ci ou précipité en eux, il fait valoir l’impuissance fondamentale dans laquelle l’homme se trouve à décider de lui-même s’il est englouti dans la perdition ou marqué par la rédemption: Plus la grande poésie mène l’homme profondément dans les abîmes fondateurs de son être-là [seines Daseins], plus elle le force à se mettre en face d’accomplissements humains de soi [vor menschliche Selbstvollzüge] qui sont obscurs et mystérieux et se cachent dans cette ambiguïté où l’homme est foncièrement incapable de dire avec certitude s’il est comblé de grâce ou perdu.

Il poursuit immédiatement: Ce n’est pas par hasard, mais cela dépend de la nature des choses, que la grande poésie humaine soit obscure et, la plupart du temps, nous laisse sans réponse quand nous nous demandons si, en elle, c’est le mystère de la grâce ou celui de la perdition qui est décrit52.

Par cette remarque, Karl Rahner se place en porte-à-faux à l’égard de jugements trop hâtifs qui pourraient être portés sur des œuvres d’art présentant ces abîmes humains. Il invite à une autre profondeur d’approche, de discernement et de compréhension. Ce positionnement est récurrent dans sa pensée et trouve sa légitimité dans une réflexion théologique fondamentale sur la liberté, une liberté sans cesse menacée par le mal. Rappelons-en quelques aspects essentiels. La liberté humaine doit se comprendre avant tout dans son caractère transcendantal, c’est-à-dire comme liberté «qui vise le sujet un et total dans l’unité de l’accomplissement existentiel total entendu comme un», autrement dit comme «faculté de décider de soi-même et de se faire soi-même»53, comme capacité de remise de soi à soi, et non comme capacité ponctuelle de faire ceci ou cela dans des situations empiriques 51. Traduction modifiée; ibid. 52. Traduction modifiée; La parole poétique et le chrétien, p. 196; SW, t. 12, pp. 448449. 53. TfF, p. 53.

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particulières, bien que la liberté ne s’exerce et ne se réalise qu’à travers celles-ci. D’autre part, comme expérience transcendantale relative au plein accomplissement de soi et de son existence (en quoi consiste fondamentalement la notion de salut), la liberté a nécessairement affaire, de manière originaire et inéluctable, à Dieu: elle est «liberté du oui ou du non à Dieu, et c’est en cela et par là qu’elle est liberté par rapport à soi-même»54; de même, c’est en cela et par là seulement qu’elle peut concerner le tout de l’accomplissement de soi-même. Toutefois, si la liberté se comprend avant tout dans une dimension originaire, transcendantale et absolue, elle ne peut pas non plus se comprendre en dehors d’une historicité et d’une catégorialité dans lesquelles elle s’inscrit et par lesquelles elle existe et se réalise. Transcendantalité et historicité sont inséparables. D’autre part, dans les situations historiques, catégoriales et concrètes de sa liberté, l’homme est inéluctablement exposé de part en part à la faute à tel point que la possibilité de péché est un existential qui affecte la vie de l’homme dans son entièreté55. Cette possibilité de péché est d’autant plus prégnante que toute situation concrète de liberté s’inscrit, de fait, dans des situations complexes déjà marquées par le péché d’autrui: il y a une codétermination originaire, universelle et permanente de la situation de tout homme par la faute d’autrui (selon la doctrine chrétienne du péché originel)56. Il résulte de tout cela une impossibilité à déterminer avec certitude si un oui ou un non radical et définitif à Dieu a été prononcé, ou non, à travers des situations singulières, bien qu’un tel oui ou non puisse être effectivement dit en celles-ci. Cette ambiguïté fondamentale de la liberté humaine relevant d’une synthèse entre la liberté originaire et transcendantale et les conditions complexes et concrètes de son exercice, Karl Rahner l’illustre par un exemple: «le crime apparemment le plus grand peut, le cas échéant, ne rien recouvrir, parce qu’il peut n’être qu’un phénomène relevant d’une situation prépersonnelle, tandis que derrière la façade d’une respectabilité bourgeoise peut se dissimuler un non à Dieu, ultime, amer et désespéré, mais accompli réellement par le sujet et pas seulement douloureusement subi»57. Il y a, donc, comme cela était affirmé dans notre texte, une impossibilité pour l’homme de dire avec certitude s’il est comblé de grâce ou perdu. Karl Rahner est très net sur cet aspect:

54. 55. 56. 57.

TfF, p. 120. Voir ibid., pp. 124-125. Ibid., pp. 127-137. Ibid., p. 122.

LA PAROLE POÉTIQUE ET L’AUDITION DE LA PAROLE DE DIEU

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Il suit de là que l’état de liberté réel, pour une réflexion absolue, pour un examen de conscience qui voudrait se comprendre comme un énoncé définitif ressortissant à une certitude absolue, est pour lui-même [l’homme] inaccessible. L’homme ne sait jamais, avec une certitude absolue, si ce qui est objectivement coupable dans son agir et qu’éventuellement il peut constater sans aucune ambiguïté est l’objectivation de la décision libre proprement dite, originaire, engagée dans le non à Dieu, ou seulement le matériau, imposé comme épreuve et portant en lui nécessité, d’une libre manipulation dont l’ultime caractère se dérobe à une observation empirique grossière, mais peut fort bien être un oui à Dieu. Nous ne savons jamais en totale certitude si nous sommes réellement pécheurs. Mais nous savons en totale certitude, même si celle-ci peut être refoulée, que nous pouvons l’être réellement, même là où la quotidienneté bourgeoise et la manipulation réfléchie de nos motifs par nous-mêmes semblent témoigner en notre faveur58.

Dans la mesure où la théologie de Karl Rahner, comme le souligne Bernard Sesboüé59, ne peut être séparée de son expérience spirituelle et que cette dernière s’enracine dans les Exercices spirituels de saint Ignace, nous pouvons ajouter à cette analyse fondamentale de la liberté exposée ci-dessus, celle de l’expérience de la radicalité du péché à laquelle conduisent les exercices, expérience portée par l’expérience de l’absolue miséricorde de Dieu et s’ouvrant à elle. Dans ses méditations sur les Exercices spirituels de saint Ignace, Erich Przywara, dont Mgr Peter Henrici rappelle l’importance dans la formation spirituelle de Karl Rahner60, insiste sur la nécessité de plonger dans les profondeurs de son péché (l’impératif «plonge» ponctue sa méditation), non sans avoir insisté d’abord sur la Miséricorde qui seule fait vivre l’homme, et y revenir ensuite61. Une même réflexion sur son propre péché personnel se retrouve dans les écrits de Karl Rahner sur les Exercices spirituels. Dans son livre Le Dieu plus grand. Méditation sur les Exercices de saint Ignace62, et plus précisément dans les méditations de la première semaine 58. Ibid., p. 125. 59. «La théologie n’est pas une science neutre: elle engage le théologien au plus profond de son expérience personnelle de Dieu. […] Pour ce jésuite, cette expérience a été faite à l’école de saint Ignace et de ses Exercices spirituels. La matrice de sa pensée la plus technique se trouve là», B. SESBOÜÉ, Karl Rahner (Initiations aux théologiens), Paris, Cerf, 2001, pp. 35-36. 60. Voir P. HENRICI, Une théologie puisant à une source spirituelle commune: Ignace de Loyola, in H.-J. GAGEY – V. HOLZER (éds), Balthasar, Rahner. Deux pensées en contraste (Theologia), Paris, Bayard, 2005, 15-30, p. 17. 61. Voir E. PRZYWARA, Majestas divina. Spiritualité ignatienne, trad. P. SECRETAN, Paris, Ad Solem, 2014, pp. 37-56. 62. Le Dieu plus grand. Méditations sur les Exercices de saint Ignace, trad. H. ROCHAIS (Christus, 30), Paris, Desclée de Brouwer, 1971; Betrachtungen zum ignatianischen Exerzitienbuch, München, Kösel, 1965; SW, t. 13, 37-265.

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sur le péché, Karl Rahner y montre combien il nous faut revenir à la vérité concrète de notre histoire, examiner les évènements qui sont marqués par nos péchés et qui déterminent ce que nous sommes. Cette phase qui conduit à un dialogue devant la croix et à une méditation sur la miséricorde est nécessaire pour «apprendre à connaître en moi celui que je suis maintenant»63. Cette réflexion sur soi creuse en soi une attente profonde et authentique de rédemption. Nous retrouvons dans la suite de cette méditation une phrase tout à fait équivalente à celle de notre article: Qui sait si je suis dans la miséricorde de Dieu, si, dans les dernières profondeurs de mon être, je suis près de Dieu, ou bien un homme qui déjà s’achemine vers sa damnation?64

Cette incertitude ou, plus encore, cette impossibilité fondamentale d’avoir sur soi-même un discernement définitif est la thématique d’un autre texte de Karl Rahner, plus ancien: La prière du pécheur65. Il s’agit d’une méditation sur la parole de Jésus-Christ invitant ses disciples à prier: «quand vous priez, dites: Notre Père … pardonne-nous nos offenses». Karl Rahner montre tout d’abord qu’il ne peut s’agir d’une demande qui ne concernerait qu’un passé; cela concerne un «poids» toujours actif et présent. Là encore, il affirme qu’un baptisé peut demeurer dans une bonne conscience superficielle de lui-même, fuyant finalement devant Dieu, jusqu’à ce qu’il soit démasqué à ses propres yeux. Après une réflexion sur la question de l’aveu du péché, il souligne, dans un très beau développement que nous citons dans son ensemble, cette ambiguïté ou obscurité fondamentale de l’homme vis-à-vis de lui-même: Qui sait ce qu’il y a dans l’homme, sinon Dieu? Qui peut dire d’une manière définitive (de sorte que Dieu n’ait qu’à confirmer son jugement) si son détachement n’est qu’une forme raffinée de l’égoïsme ou s’il est authentique, si sa douceur est la faiblesse de la lâcheté ou le détachement du fort, si sa pureté est au fond amour limpide ou un refoulement de ses pulsions, si sa foi est la confiance au Dieu vrai ou la lâcheté qui cherche une assurance «tous risques», ou une recherche du lyrisme de la sentimentalité religieuse, ou encore le résultat d’un dressage sociologique? Qui de ceux qui ont pressenti les forces obscures des profondeurs de leur être, et qui, par leurs péchés quotidiens (ici ils prennent un autre visage et pèsent plus lourd que tout à l’heure), ont pu apprendre que tout est en eux, que tout est possible en eux (possible par eux), qui peut alors oser dire avec une entière assurance que son «moi» (celui qui agit, décide et porte la dernière 63. Le Dieu plus grand, p. 44. 64. Ibid., p. 45. 65. Das Gebet der Schuld, in Von der Not und dem Segen des Gebetes, Innsbruck, Rauch, 1949; La prière du pécheur, in Prière de notre temps, trad. F. BUSSINI, Paris, Éditions de l’Épi, 1966, 109-129.

LA PAROLE POÉTIQUE ET L’AUDITION DE LA PAROLE DE DIEU

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responsabilité devant Dieu) dans cette ombre confuse à nos yeux de forces adverses, se tient en tel lieu précis, qu’il s’est précisément identifié avec ce qui témoigne et lutte pour Dieu contre les ténèbres? Qui pourrait dire (avec certitude et sans appel), alors qu’il est devant Dieu et non sur la place publique où se déroule notre vie, si le bien en lui ne sert pas à masquer sa honte et ce qu’il y a de mal en lui, ou bien si ce mal, quoiqu’il ne soit pas encore entièrement anéanti, est l’objet d’une attaque décidée et déjà victorieuse de la part du bien? Qui pourra tout simplement dire ce qu’il y a dans son cœur déchiré: l’aspiration vers l’amour de Dieu toujours plus fort ou l’amertume d’un ressentiment inavoué pour les immenses exigences de cet amour? Ce n’est que si nous étions nous-mêmes simples que nous pourrions prétendre saisir le fond de notre être dans sa simplicité qui existe et que Dieu voit. Mais cela précisément et fondamentalement nous ne le pouvons pas66.

Karl Rahner précisera encore, quelques lignes plus loin: Ce que nous avons exclu, c’est que la réflexion, la vérification ultérieure puisse nous livrer une connaissance certaine et sans ambiguïté. Nous n’avons pas dit davantage. Mais cela radicalement et fondamentalement67.

La vie spirituelle entretient une «relation d’incertitude». L’homme ne peut prononcer sur lui-même un jugement définitif, l’action humaine demeure dans une certaine obscurité, et «personne ne sait avec une certitude absolue, comme l’affirme le concile de Trente, s’il est en état en de grâce»68. Karl Rahner ne nie pas pour autant une certaine connaissance de soi, radicale, où se tient notre liberté, mais elle ne peut nous apparaître pleinement à nous-mêmes et par nous-mêmes. Seul le jugement de Dieu nous la révèlera à nous-mêmes: Quand le jugement de Dieu manifestera à la lumière les actes de notre cœur, nos abîmes cachés, l’homme de la réflexion s’étonnera de ce qu’on dira de lui en sa présence, mais son cœur dira: cela je l’ai toujours su, à tel point que ce savoir c’était moi-même et que pour cette même raison on ne pouvait l’élucider. Ce savoir sans ambiguïté, mais qu’on ne peut élucider et qui porte sur le cœur même de notre action, ne sera saisissable que devant Dieu69.

Ces considérations à partir d’une théologie de la liberté, des Exercices spirituels de saint Ignace et de la méditation sur la prière du pécheur, permettent de mieux situer, d’une part, l’avertissement émis par Karl Rahner à propos du chrétien (le «plat petit bourgeois») qui ne se place 66. 67. 68. 69.

Ibid., pp. 123-124. Ibid., pp. 125-126. Ibid., p. 127. Ibid.

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pas en face de lui-même et qui fuit ses propres abîmes, et, d’autre part, l’ouverture qu’il préconise à l’égard de la grande littérature. Ce sont ces abîmes et ces profondeurs de l’être-là de l’homme que la grande littérature évoque et convoque. C’est en ce sens aussi que Karl Rahner faisait remarquer, quelques lignes auparavant, qu’il appartient à la poésie non pas de partir de principes abstraits et de les appliquer, mais bien au contraire de partir de l’existence concrète: La poésie doit parler du concret, et non faire danser les principes abstraits comme des poupées70.

Il y a là un discernement fondamental de la réflexion rahnérienne sur l’authenticité de l’acte de création littéraire, discernement que nous retrouverons de manière plus développée dans les textes ultérieurs. Si l’individuel et le concret de l’homme demeurent essentiellement un mystère remis au jugement ultime de Dieu, Karl Rahner précise que le poète «rend présent» ce mystère «comme mystère»71. En ce sens, il différencie farouchement la littérature vraiment grande d’une littérature qui recherche une «clarté édifiante simple» et qui est celle souvent privilégiée par les pédagogues bien intentionnés (qu’il qualifie de «mauvais pédagogues») pour leurs protégés72. Il fait remarquer que la faute dans sa gravité même n’est que l’envers de la grandeur de l’homme et ne peut, finalement, que la manifester; il précise que les chrétiens ne sont pas manichéens. La grandeur de l’homme n’est donc pas à rechercher seulement dans les figures des saints et ne se dévoile pas seulement en eux. Il fait ressortir de ces considérations une invitation ferme à prendre au sérieux la grande littérature et à la fréquenter, «même lorsqu’elle ne correspond pas aux normes du christianisme»73. Une telle littérature se distingue toutefois d’une littérature qui se contenterait de «présenter l’incroyance et l’immoralité vaines». Les réflexions de Karl Rahner sur la «grande poésie» qui sonde les abîmes fondateurs et les fonds obscurs et mystérieux de l’être-là de l’homme pourraient être, entre autres, un écho direct de la poésie rilkienne. Philippe Jaccottet, évoquant le désarroi de Rainer Maria Rilke, notamment lors de la rédaction des Élégies, écrit: «Que les raisons du déséquilibre dont Rilke se plaint alors doivent être cherchées, pour une part, là où les cherche la psychanalyse, est indéniable; mais à nous, 70. 71. 72. 73.

La parole poétique et le chrétien, p. 196; SW, t. 12, p. 449. Ibid. Ibid. Ibid.

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lecteurs d’une grande poésie, dont ce déséquilibre est inséparable, il incombe de considérer toujours celle-ci, d’abord, en tant que poésie, en tant que chant issu des profondeurs, non en tant que document sur ces profondeurs»74. Quelques lignes plus loin, il poursuit: «Rilke comprend donc, ou croit comprendre, que Malte n’a pas été l’«opération» radicale dont il avait besoin; il n’est pas allé jusqu’au bout de l’affrontement, jusqu’au fond de son obscurité intérieure, et il se retrouve dans une solitude qui, de radieuse qu’elle avait été d’abord, se fait stérile; pis que stérile, hantée de tentations et de monstres comme celles des saints»75. Cette référence à Rilke rend manifestes, en retour, le regard et le discernement que Karl Rahner, précisément en tant que théologien, pose sur une telle poésie ou un tel poète, lorsqu’il y voit une attente intime de rédemption et une proximité secrète avec Dieu, une rencontre possible avec lui, et cela en contraste avec celui qui refuse de se confronter avec ses propres abîmes et préfère demeurer dans une superficialité dans laquelle «on ne rencontre pas le doute, mais pas non plus Dieu». Mentionnons à cet égard que Romano Guardini a écrit un commentaire des Élégies de Rilke, sous le titre significatif Le sens de l’existence chez Rilke. Une interprétation des Élégies de Duino76. Karl Rahner poursuit sa réflexion en faisant appel à la notion du «christianisme anonyme». Il rappelle que la grâce de Dieu n’est pas là seulement où il y a un christianisme explicite, qu’il y a bien un «humain» qui peut être anonymement élevé par la grâce et vivre authentiquement de la rédemption sans même le savoir. Cet «humain» demande à être aimé et reçu pour ne pas risquer de dénier la grâce de Dieu. Les grandes thématiques, tout à fait essentielles, exposées dans ce paragraphe, seront reprises de manière plus développée dans les deux textes suivants La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien de 1960 et De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien de 1971. Notons que ce passage sur la parenté entre la poésie vraiment grande et le christianisme vraiment grand se retrouve, quasiment à l’identique, dans La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien (écrit la même année que notre texte)77. 74. P. JACCOTTET, Rilke, Paris, Seuil, [1970] 2006, p. 83. 75. Ibid., p. 84. 76. R. GUARDINI, Le sens de l’existence chez Rilke. Une interprétation des Élégies de Duino, trad. et présentation de C. LUCQUES («Cahiers bleus»: essais), Troyes, Librairie Bleue, 1999. Claire Lucques souligne que ce commentaire est «le résultat de sa très longue connaissance de l’œuvre de Rilke», voir p. 42; il le rédigea alors qu’il avait dû quitter le Château de Rothenfels (confisqué par la Gestapo) et se réfugier dans le silence, pendant la période de guerre; il en édita une première partie dès 1941. 77. Voir SW, t. 16, pp. 185-187.

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3. Le don du discernement78 Karl Rahner distingue la grande littérature de la profusion des écrits que permet l’imprimerie et qui ne sont que du «bruit» et du «bavardage», sans pour autant renier une littérature de la vie quotidienne. Il en appelle donc au «discernement des esprits». Il ne veut pas non plus réduire la grande littérature au tragique et à l’infernal, et rappelle qu’il y a aussi une littérature qui exprime «le sérieux suprême, caché en Dieu», un sérieux «simple, racheté, aimable et joyeux» qui se trouve «dans la gravité sereine de l’enfant de Dieu». Cette dernière littérature, Karl Rahner la mentionnera de nouveau dans l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien et en fera son sujet de réflexion dans l’article De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien. 4. Épilogue. Le chrétien et la poésie Dans le dernier paragraphe de son texte, Karl Rahner conclut en espérant avoir atteint son objectif, à savoir: «éveiller la sensibilité ou affermir la responsabilité du chrétien et surtout de l’éducateur chrétien à l’égard de la poésie et de son intelligence»79. De manière peut-être surprenante, mais combien significative quant à la compréhension du rôle et de la nécessité de la poésie pour le chrétien, il revient sur cette incertitude qui marque notre connaissance de la grâce en nous, et souligne alors l’importance, pour nous, de devenir des hommes: Dans quelle mesure la grâce de Dieu s’est-elle emparée de nous, on ne peut le découvrir en elle-même, car nous ne pouvons pas la saisir ou la voir en elle-même. Pour le savoir (en dehors de la confiance donnée par la foi), nous ne pouvons presque qu’une chose: nous demander dans quelle mesure nous sommes déjà devenus des hommes80.

Ce devenir homme, il le relie expressément – même si ce n’est «pas seulement» – à la capacité de s’ouvrir à la poésie. C’est en ce sens qu’il peut conclure par cette perspective à caractère sotériologique: Ainsi la question de la manière dont nous considérons la poésie est une question très sérieuse et vraiment chrétienne, une question qui débouche dans celle du salut de l’homme81.

78. 79. 80. 81.

Karl Rahner avait écrit: «Die Gabe der Unterscheidung». La parole poétique et le chrétien, p. 198; SW, t. 12, p. 450. Ibid. Ibid.

LA PAROLE POÉTIQUE ET L’AUDITION DE LA PAROLE DE DIEU

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Autrement dit, c’est par sa capacité à participer au «devenir homme» de l’homme que la littérature participe d’une dimension sotériologique, étant théologiquement entendu que ce «devenir homme» implique déjà dans la possibilité même de son advenir le mystère de la grâce de Dieu. Une telle considération peut certainement s’étendre à tous les arts et pose de nouveau la question de l’importance des arts dans l’éducation chrétienne.

C. L’ÉCRIVAIN ET LE CHRISTIANISME

Les deux textes suivants, La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien de 1960 et De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien de 1971, ouvrent un autre champ de réflexion. Il ne s’agit plus d’un rapport entre la parole poétique et la parole de Dieu. En effet, bien que très différents, tant en raison de leur contexte de rédaction que dans leur approche, et bien que séparés dans le temps d’une dizaine d’années, ces deux textes abordent l’un et l’autre la question de l’écrivain lui-même dans son propre acte d’écriture et dans son rapport au christianisme. C’est en ce sens que nous les avons regroupés sous une même thématique: l’écrivain et le christianisme. Très différents, ils le sont. En effet, le premier texte se présente d’emblée comme une argumentation fondamentale construite à partir d’énoncés de thèses, tandis que le second s’organise comme une défense dans un cadre polémique et rhétorique. Le premier texte est une réflexion sur l’auteur en général tandis que le second s’attache à un auteur chrétien particulier. Le premier texte considère le christianisme avant tout dans sa dimension transcendantale et comme existential, tandis que le second s’attache à un christianisme explicite et exposé. Enfin, le second texte prolonge la réflexion du premier texte selon un triple point de vue que nous expliciterons au terme de cette introduction. Ces deux textes, dans toutes leurs dissemblances, nous offrent donc une diversité et une richesse d’analyses très complémentaires. L’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien envisage l’écrivain précisément en tant qu’auteur et explicite la relation nécessaire et inéluctable de cette qualité d’auteur de l’écrivain avec l’être-là chrétien. Cette dernière expression oriente la réflexion vers une analyse transcendantale. En effet, dans une très belle démonstration, Karl Rahner montre comment le christianisme, compris dans un sens radical comme appel de la grâce du Christ adressé à tout homme, peut être pensé selon une anthropologie transcendantale comme un existential de l’homme. Autrement dit, tout homme, dans son existence même, est nécessairement en relation avec cet appel de la grâce du Christ, indéfectiblement convoqué par lui; tout homme, dans sa dimension éthique de liberté et de responsabilité, est alors nécessairement situé dans un oui ou un non à l’égard de cet appel. Cette première partie apporte une compréhension rigoureuse du concept de christianisme anonyme. Tout le développement de l’article repose sur

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cette articulation anthropo-théologique de l’existentiel et de l’existential. Le deuxième aspect essentiel de son argumentation consiste à montrer comment l’acte d’écriture, ce qui constitue l’écrivain dans sa «qualité d’auteur», est intrinsèquement un acte éthique, un «agir moral pertinent». Il l’est triplement: parce qu’il est un acte libre de l’homme, parce qu’il est un acte responsable, et, enfin, parce que c’est d’une manière ou d’une autre de «l’homme» dont il s’agit. Cette dimension éthique est l’angle de vue que prend Karl Rahner dans son analyse de l’acte de création littéraire et c’est de fait par cette dimension éthique que l’écrivain est placé sous l’appel de la grâce du Christ. Ainsi, Karl Rahner peut affirmer – ce qui est sa thèse fondamentale énoncée dès le début du texte – que «l’auteur en tant que tel se tient sous l’appel de la grâce du Christ et a à être, de ce fait, un chrétien» et que «la qualité d’auteur est un agir chrétien pertinent de l’homme». Karl Rahner prolonge et développe cette réflexion dans une deuxième grande partie en explicitant une sorte de typologie des différentes manières dont des auteurs peuvent être chrétiens. Il serait erroné de comprendre ces analyses comme une tentative de «récupération» chrétienne; il s’agit, bien plutôt, d’un approfondissement théologique et d’un souci d’interprétation de situations singulières en vue d’une ouverture et d’une reconnaissance hospitalière (nous sommes, rappelons-le, en 1960). Karl Rahner expose, mais sans la traiter, une troisième thèse qui résulte immédiatement des deux précédentes: le théologien est apte à porter un regard de discernement sur les auteurs et sur leurs œuvres précisément à partir de son point de vue chrétien. Précisons qu’il ne s’agit pas là d’un regard extérieur quelque peu moralisant, mais d’un regard de profondeur. Karl Rahner se situe toujours dans une réflexion dont le statut épistémologique relève des exigences d’une théologie fondamentale. L’article De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, dont le titre est constitué d’une référence pascalienne, est d’une structure beaucoup plus complexe en raison de son caractère rhétorique. Il ne s’ordonne pas à partir de thèses qui sont ensuite explicitées et démontrées. Ce texte s’inscrit dans le cadre d’une polémique littéraire des années soixante et plus particulièrement à l’encontre de l’écrivaine allemande Luise Rinser. Alors qu’elle fut louée et reconnue en tant qu’écrivaine de la Résistance, elle est maintenant désavouée en raison de son engagement catholique: il lui est reproché une œuvre trop chrétienne, trop positive et naïve, non convaincante et insuffisante artistiquement. Karl Rahner prend sa défense. Tout en contredisant les arguments des détracteurs de l’écrivaine, il développe une longue argumentation entrecroisant, d’une part, une analyse fine et rigoureuse de l’acte de création artistique et de l’œuvre littéraire,

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et d’autre part, une réflexion anthropo-théologique fondamentale afin de rendre compte d’une impossibilité inéluctable pour l’œuvre chrétienne d’être convaincante, accueillie et reçue par tous. Dans une première partie, Karl Rahner explicite la notion d’intention de l’œuvre, c’est-à-dire la dynamique immanente et singulière d’une œuvre, qu’il différencie catégoriquement de l’intention qu’un auteur imposerait de l’extérieur à son œuvre et dont l’œuvre ne serait qu’une contrefaçon et une parade pour l’exposition de théories. Il peut ainsi affirmer que l’œuvre rinsérienne a toujours été habitée en son fondement d’une même intention tendant au service de l’homme et à son salut, avant même que cette intention ne se reconnaisse chrétienne et ne se développe comme telle. Il se ressaisit de la notion éthique d’option fondamentale pour faire valoir ce qui relève d’une évidence intérieure, secrète et non justifiée de l’écrivaine, autrement dit, ce qui relève en elle d’une décision préalable et qui peut effectivement poser question à la décision d’autrui. Il montre ainsi que l’espérance a été l’option fondamentale de la vie de Luise Rinser, son évidence à travers les diverses difficultés de son existence, avant même que cette espérance ne se comprenne comme chrétienne. Il fait remarquer, par ailleurs, que la fidélité même de l’écrivain à sa tâche d’écrivain est déjà un engagement: il est tenu, tout à la fois malgré lui et dans sa liberté, à cet engagement singulier. Dans une deuxième partie, Karl Rahner propose, à partir d’une échelle de mesure théologique, de définir un critère fiable permettant de discerner une authentique œuvre littéraire chrétienne. Ce critère repose sur une compréhension existentielle du christianisme qui tient compte de l’homo viator et qui ne fuit pas les abîmes de l’homme, autrement dit, un christianisme qui, selon cette très belle expression, «sait le Crucifié et croit en lui dans l’espérance en tant que le Ressuscité». Une telle œuvre se différencie clairement d’une œuvre pseudo-chrétienne qui ne serait que l’habillage de dogmes abstraits. Dans une troisième partie, Karl Rahner veut rendre compte de l’impossibilité pour une œuvre chrétienne – comprise comme expression de l’être-là humain, religieux et chrétien de l’homme –, d’être probante pour tous. Tout d’abord, il est impossible à l’écrivain d’exprimer un «initial» humain et divin (c’est-à-dire la manière dont un homme advient à soi-même dans son identité personnelle et dans le mystère de l’accueil, même anonyme, de la grâce) absolument convainquant pour tous. D’où une affinité élective entre des lecteurs et des écrivains. Réaffirmant qu’il revient bien à l’écrivain de dire l’indicible (ce qui ne signifie pas le circonscrire) et que l’écrivain chrétien peut légitimement tenter d’exprimer ce qui est pour lui le réel véritable et le fond abyssal de son être-là, il souligne, cependant, l’ambiguïté et l’ambivalence inévitables de toute

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objectivation catégoriale d’une expérience religieuse originelle et authentique. Ces diverses considérations manifestent l’inextricable «misère» de l’écrivain chrétien, mais aussi sa «grandeur». La présentation de ces deux textes montre la complémentarité de leurs enjeux et justifie leur rapprochement. Le deuxième texte prolonge le premier sur plusieurs aspects. Il aborde l’auteur explicitement chrétien, cinquième type d’auteur seulement évoqué dans le premier texte, et développe la troisième thèse seulement indiquée concernant l’échelle de mesure théologique. L’un et l’autre considèrent l’écrivain tant dans sa tâche singulière que dans son rapport au christianisme. Ils analysent l’acte de création artistique en explicitant avant tout ses dimensions anthropologiques et éthiques, mais aussi en mettant en valeur son mouvement immanent et intérieur propre. Ils conjuguent ces analyses avec une approche proprement théologique. Cette approche théologique repose essentiellement, pour l’un, sur l’explicitation d’un existential chrétien, et, pour l’autre, sur la mise en valeur de l’existentiel chrétien. S’il est toujours bien question d’une mise en relation de deux termes, à savoir l’écrivain et le christianisme, la réflexion de ces deux textes ne se structure plus par une dialectique binaire sur laquelle se construisait celle des deux textes précédents à propos du rapport entre la parole poétique et la Parole de Dieu. Bien plutôt, ils donnent à réfléchir sur la manière dont peut se penser un art «chrétien».

CHAPITRE 4

L’ÉCRIVAIN SOUS L’APPEL DE LA GRÂCE DU CHRIST LA TÂCHE DE L’ÉCRIVAIN ET L’ÊTRE-LÀ CHRÉTIEN (1960)

L’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien1 fut initialement édité sous le simple titre Über den Buchautor. Il s’agissait d’une conférence donnée à l’abbaye d’Ettal2, en avril 1960, lors d’une session organisée par le Comité central des catholiques allemands3. Cette session réunissait 570 personnalités, comprenait 14 groupes de travail dont, pour la première fois, un groupe de travail sur la question du livre et

1. Der Auftrag des Schriftstellers und das christliche Dasein. Nous traduisons «Dasein» par «être-là» tout en reconnaissant la limite de cette traduction. Il s’agit bien du «Dasein» heideggerien qui implique une ouverture de l’homme à l’être; le traduire par «existence» porterait à confusion. Karl Rahner soulignait lui-même la difficulté de traduire le mot «Dasein» dans la note 1 de son article Introduction au concept de philosophie existentiale chez Heidegger. Il distingue nettement Dasein et Existenz: «Dasein désigne chez Heidegger, non pas un quelconque “être-là-présent”, l’“exister” de fait, au sens vulgaire, […] il est l’être humain lui-même, chacun de nous, caractérisé par ceci qu’essentiellement lui appartient la possibilité de se poser la question de l’être. […] Et réciproquement, l’homme, pour autant qu’il est en quelque sorte l’objet de cette libre disposition de soi, attribut du Dasein, s’appelle chez Heidegger Existence (Existenz)», Introduction au concept de philosophie existentiale chez Heidegger, in Recherches de Science Religieuse 30 (1940), no 2, 152-171, p. 161. Plus encore, nous souhaitons ainsi maintenir au mot Dasein son ouverture transcendantale telle que Karl Rahner l’explicitera dans ses ouvrages fondamentaux L’Esprit dans le monde et L’homme à l’écoute du Verbe: «Le transcendantal est l’être en tant que “possession-de-soi” du sujet dans sa participation à l’être, l’être en indéfinie croissance vers l’Esse Absolutum, l’infini donné au cœur de la réalité et qui s’explicite en tout acte fini de connaissance comme mystère impliqué de l’être infini», voir V. HOLZER, Le Dieu Trinité dans l’histoire. Le différend théologique Balthasar-Rahner (Cogitatio fidei, 190), Paris, Cerf, 1995, p. 266. L’expression «christliches Dasein» signifie l’être-là-chrétien de l’homme et oriente la réflexion vers une analyse transcendantale et une compréhension structurelle a priori (existentiale) de l’homme à la lumière de la révélation chrétienne. 2. L’abbaye bénédictine de la commune d’Ettal, en Bavière, fondée en 1330 par l’empereur Louis de Bavière. Elle est l’une des dix abbayes bénédictines indépendantes de la Congrégation de Bavière. 3. Le Comité central des catholiques allemands [Zentralkomitee der Deutschen Katholiken] a été fondé en 1848 et a pris son nom actuel en 1952. Aujourd’hui encore, le Comité central des catholiques allemands est un organe laïc de réflexion et d’action très important dans la vie de l’Église allemande. Il est reconnu par la Conférence des évêques d’Allemagne. L’assemblée générale du Comité compte environ 230 membres: représentants des conseils diocésains (laïcs), des organisations et institutions de l’apostolat des laïcs, et divers membres de l’Église et de la société.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

de l’édition catholique4. Karl Rahner était intervenu dans le cadre de ce nouvel atelier5. Les actes de la session présentent un compte-rendu des discussions du groupe de travail qui reconnaissait à l’unanimité la portée fondamentale des propos du théologien. En effet, Karl Rahner avait manifesté la valeur chrétienne d’œuvres non-catholiques et avait ainsi fondé la remise en question de l’obligation faite aux éditeurs catholiques de ne publier que des œuvres explicitement catholiques. Le groupe de travail encourageait alors les comités de lecture des éditions catholiques, les librairies catholiques et les bibliothèques populaires catholiques à une audace ainsi qu’à un discernement responsable et ouvert à l’égard de la diversité des livres; les lecteurs catholiques étaient invités à partager cette même responsabilité6. Le texte fut de nouveau publié, en 1962, sous le même titre Über den Buchautor, dans l’ouvrage commémoratif du 25e anniversaire de la maison d’édition autrichienne Otto Müller7. L’avant-propos précise que l’intention de cet almanach était non pas seulement d’établir une chronique récapitulative et une bibliographie de l’éditeur, mais aussi, et surtout, de proposer une réflexion globale sur les principes fondamentaux du travail d’édition par la prise en considération des divers acteurs constitutifs du monde du livre: l’auteur, l’éditeur, le critique, le libraire, le lecteur. Il y est souligné combien la fondation de la maison d’édition, la définition de son programme et le choix des œuvres étaient et sont marqués par «la signature de la liberté de décision»8; ce «principe de 4. ZENTRALKOMITEE DER DEUTSCHEN KATHOLIKEN, Arbeitstagung Ettal, 25-28 April 1960, Paderborn, Bonifacius-Druckerei, 1960, pp. 5-6 (l’année 1961 est indiquée, semblet-il à tort, dans la note a, in SW, t. 16, p. 550). Texte de Karl Rahner, 226-237. 5. L’agenda de Karl Rahner porte la mention: «26.4. L’auteur et le christianisme à Ettal», voir SW, t. 16, p. XIX. 6. ZENTRALKOMITEE DER DEUTSCHEN KATHOLIKEN, Arbeitstagung Ettal, pp. 237-238; voir aussi note o, in SW, t. 16, p. 551, qui retranscrit ces remarques du groupe de travail. 7. Werke und Jahre. 1937-1962, Salzburg, Otto Müller, 1962, p. 5. Texte de Karl Rahner, 66-86. 8. Une telle remarque renvoie très probablement à la personnalité et aux engagements éditoriaux d’Otto Müller, fondateur de la maison d’édition. Otto Müller est né en Autriche en 1901 et décédé prématurément en 1956. Après avoir travaillé dans le milieu bancaire, il s’initie dès 1920 à l’édition, dirige de 1930 à 1937 la très ancienne et célèbre maison d’édition Anton Pustet à Salzbourg. En 1937, il fonde sa propre maison d’édition à Salzbourg (le siège social, pour des raisons juridiques, se trouve tout d’abord à Innsbruck) et y développe un projet éditorial culturel d’envergure tant en littérature qu’en sciences humaines et en théologie. En 1939, Otto Müller est arrêté une première fois par la Gestapo, puis une deuxième fois l’année suivante; il est exclu de la Chambre des Écrivains du Reich, interdit de profession et sommé de liquider sa maison d’édition (qu’il vend fictivement à la maison d’édition berlinoise Lambert Schneider). Il reprend son travail d’édition sous son propre nom dès la fin de la guerre. Il fut un défenseur de la grande littérature européenne et mondiale et promut la littérature catholique. Il publia notamment les œuvres

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liberté» se devait d’appartenir tout autant à la fonction du critique qu’au choix du lecteur. Enfin, il y est affirmé – et cela mérite d’être souligné – que l’un des deux points forts de cet almanach est précisément la question abordée par Karl Rahner à propos du rapport entre la qualité d’auteur et l’être-là chrétien9. Le texte est repris dans le septième tome des Schriften zur Theologie sous le titre Der Auftrag des Schriftstellers und das christliche Dasein10; il trouve sa place dans le chapitre sur les états de vie et les vocations dans l’Église, chapitre dans lequel il est question de l’enfance, des laïcs, de la femme, des intellectuels, de la vie religieuse. De manière générale, Karl Rahner a fait très peu de modifications textuelles; il a, par contre, remanié de manière très précise le passage introduisant son développement sur le christianisme anonyme. Ce remaniement peut doublement se comprendre: d’une part la notion de christianisme anonyme est au centre de la thèse fondamentale de cet article et en est l’enjeu décisif, et d’autre part cette troisième édition se situe contextuellement dans une période de débat autour de ce nouveau concept. Notre étude se basera sur cette dernière version11. Nous ne mentionnerons les modifications apportées au texte que dans la mesure où celles-ci contribueront à une meilleure perception des enjeux de l’article.

de l’écrivain polonais Georg Trakl. De manière quelque peu anecdotique, en raison de l’impact français de son interprétation au cinéma par Fernandel, indiquons que l’un de ses plus grands succès commerciaux fut la publication de Don Camillo de Giovanni Guareschi. Ajoutons que Otto Müller fut commandant de l’Ordre du Saint-Sépulcre dans la commanderie de Salzbourg. La maison d’édition Otto Müller est dirigée aujourd’hui par son petit-fils Arno Kleibel qui poursuit un développement éditorial culturel. 9. «“Les points brûlants” de l’almanach sont la question de Karl Rahner sur la relation entre l’auteur et l’être-là chrétien ainsi que l’analyse d’Ignaz Zangerle sur les difficultés spécifiques de l’édition catholique [“Brenn-Punkte” des Almanachs sind Karl Rahners Frage nach dem Verhältnis zwischen Autorschaft und christlichem Dasein und Ignaz Zangerles Analyse der spezifischen Schwierigkeiten katholischen Verlegertums]», Werke und Jahre. 1937-1962, p. 5. Ignaz Zangerle (1905-1987), ami d’Otto Müller, initialement journaliste, a été très engagé dans les questions de l’éducation et la formation des adultes catholiques; il a enseigné à l’Université d’Innsbruck de 1963 à 1980 en tant que chargé de cours en éducation des adultes. Il faisait partie du groupe de travail sur le livre et l’édition lors de la session organisée par le Comité central des catholiques allemands à Ettal, en avril 1960; sa contribution, différente de celle présentée ici, avait pour titre Der Kritiker als Wahrzeichen [Le critique comme point de repère]. 10. Der Auftrag des Schriftstellers und das christliche Dasein, SzT, t. 7, 386-400. 11. Cette dernière version du texte Der Auftrag des Schriftstellers und das christliche Dasein est reprise dans SW, t. 16, 181-192, édition à laquelle nous nous réfèrerons. Les différentes versions sont donc: version A (Ettal), version B (Werke und Jahre), et version C (SzT et SW), voir SW, t. 16, p. XIX.

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I. PRÉLIMINAIRES ET ÉNONCÉ DE LA THÉMATIQUE Dès la première phrase, Karl Rahner délimite le point de vue de sa réflexion: devant parler de l’auteur, poète ou écrivain12, et n’ayant pas de compétence dans la matière, c’est bien en théologien13 qu’il le fera. Le thème de sa réflexion est: «la qualité d’auteur et l’être-là chrétien»14. Il ne s’agit donc pas, une fois de plus, d’une étude d’ordre esthétique, mais, conformément à sa méthodologie théologique, d’une nouvelle mise en relation de deux notions, l’une se rapportant à l’acte d’écrire, l’autre au christianisme15. Ces deux notions retenues et mises en rapport ne s’imposent pas avec évidence. Bien d’autres voies auraient pu être envisagées. Elles sont bien plutôt l’objet d’un choix qui procède d’un positionnement préalable et d’une manière particulière de prendre en considération tant l’auteur, écrivain ou poète, que le christianisme. Leur mise en relation est inévitablement déterminée par cette manière particulière de les considérer l’une et l’autre. En effet, le christianisme est abordé ici du point de vue de «l’être-là chrétien». Si «Dasein» signifie l’homme existant dans sa possibilité d’ouverture à l’être, l’expression «christliches Dasein» désigne l’homme existant dans sa possibilité toujours donnée d’ouverture au salut par la grâce du Christ selon la libre initiative de Dieu, et oriente ainsi la réflexion vers l’explicitation d’une compréhension du christianisme comme détermination permanente de l’homme existant, c’est-à-dire comme existential. La réflexion sur l’auteur est tout aussi ciblée: celui-ci est précisément considéré dans sa qualité même d’auteurcréateur. Le terme allemand «Autorschaft»16 n’a pas d’équivalent direct en langue française et se traduit par «paternité d’auteur» ou «qualité 12. «Buchautor» dans les versions A et B, et «Dichter und Schriftsteller» dans la version C. 13. Karl Rahner précise: «Le théologien en tant que tel [Der Theologe als solcher]». Cette précision est apportée dans la version C. Dans la version A et B; nous trouvons seulement: «von mir, der ich gern ein Theologe sein möchte». 14. «Autorschaft und christliches Dasein», SW, t. 16, p. 181. 15. Les versions A et B sont explicites: «aucun autre thème ne peut être attendu si ce n’est celui de la question des relations entre la qualité d’auteur et l’être-là chrétien [dann kann nichts anderes als Thema erwartet werden als die Frage des Verhältnisses zwischen Autorschaft und christlichem Dasein]». 16. «Schaft», accolé à un autre substantif, indique une notion de ralliement, de regroupement, et d’identité décisionnelle. Nous le retrouvons, par exemple, dans «Eigenschaft» (la propriété, le patrimoine), «Geneigenschaft» (le patrimoine génétique), «Gewerkschaft» (le syndicat), «Gemeinschaft» (la collectivité), «Genossenschaft» (la coopérative), «Mannschaft» (l’équipe). Le terme «Schaft» désignait à l’origine le chef des animaux à bois, celui qui commande et décide, puis la hampe du drapeau grâce auquel une troupe armée s’identifiait et se ralliait.

L’ÉCRIVAIN SOUS L’APPEL DE LA GRÂCE DU CHRIST

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d’auteur». Ce qui nous semble déterminant dans le choix de cette notion est que celle-ci renvoie précisément à la dimension humaine de l’acte de création littéraire, non pas seulement sa dimension de production, mais aussi sa dimension d’engendrement et d’engagement personnel. Le théologien considère l’écrivain dans ce que nous pourrions appeler son «agir créateur». Cet agir créateur constitue l’auteur dans sa qualité propre d’auteur17. 17. Paul Audi, au-delà des polémiques, propose cette définition de l’auteur: «Bref, l’on admet généralement que se hisse à la dignité d’auteur tout «esprit» justifié à revendiquer le statut d’être lui-même et par lui-même au principe, à l’origine ou à la source d’une forme quelconque d’expression ou de contenu, et qui, pour cette raison précisément, se reconnaît le droit et le pouvoir d’en répondre», P. AUDI, Livre deuxième, Métamorphose de l’expression, in Créer. Introduction à l’esth/éthique (Poche), Lagrasse, Verdier, 2010, p. 445. Paul Audi développe cette réflexion dans les pages qui suivent. Rappelons que la notion de qualité d’auteur est une notion philosophico-juridique qui se retrouve au sein des questions du droit d’auteur et de propriété intellectuelle et artistique. L’histoire du droit d’auteur a été le lieu d’acquis conceptuels significatifs et de déconstructions non moins significatives. Cette histoire juridique n’est pas sans référence au questionnement philosophique portant sur les questions de l’œuvre, de la création artistique, de l’artiste, etc. Nous ne pouvons ici en indiquer que très succinctement quelques éléments. Les premières réflexions philosophiques sur la question du droit d’auteur sont souvent attribuées à Emmanuel Kant, notamment dans les trois textes suivants: De l’illégitimité de la reproduction des livres (1785), Qu’est-ce qu’un livre? (1796), Sur la fabrication des livres (1798), in E. KANT, Qu’est-ce qu’un livre? Textes de Kant et de Fichte, trad. et présentation par J. BENOIST (Quadrige), Paris, Presses Universitaires de France, 1995 (voir l’introduction très conséquente de J. BENOIST, Qu’est-ce qu’un livre? Création, droit et histoire, 11-117). Dans les débats philosophiques des années soixante, contre une vision personnaliste de l’œuvre et contre une souveraineté de l’auteur, notons: l’article de Roland Barthes, La mort de l’auteur, conférence prononcée en 1968, in R. BARTHES, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1993; et celui de Michel Foucault, Qu’est-ce qu’un auteur?, conférence donnée en 1969, in M. FOUCAULT, Dits et écrits (1954-1988), t. 1 (Quarto), Paris, Gallimard, 2001. Plus récemment, remettant en cause cette destruction de la souveraineté de l’artiste, évoquons cet autre livre de Paul Audi dans lequel il s’interroge sur l’être-artiste de l’artiste: P. AUDI, Discours sur la légitimation actuelle de l’artiste (Encre marine), Paris, Les Belles Lettres, 2012. Du point de vue juridique, rappelons l’article L. 111-1 du code français de Propriété intellectuelle et artistique qui définit ainsi les droits de l’auteur: «L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. Ce droit comporte des attributs d’ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d’ordre patrimonial». L’ensemble de ces droits figure dans la première partie du code de Propriété intellectuelle qui reprend notamment les lois du 11 mars 1957, du 3 juillet 1985, du 1er août 2006, du 12 juin 2009 et du 28 octobre 2009. L’histoire du droit d’auteur, commencée principalement avec l’avènement de l’imprimerie et les nouveaux moyens de reproduction, a été marquée par d’importantes étapes dont celle de la reconnaissance du caractère propre de l’œuvre de création fondée sur l’affirmation de la notion de personne: l’œuvre, comme création s’incarnant dans une forme originale, est une émanation et une expression de la personnalité de l’artiste (conception personnaliste de la création artistique et de l’œuvre), d’où le développement d’un droit de propriété intellectuelle, d’un droit moral, d’un droit de paternité et d’intégrité, d’un

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

Ce qui est mis en relation, c’est donc, d’une part, l’agir créateur, et d’autre part, le christianisme compris comme existential. Précisons, cependant, que le christianisme compris comme existential et l’agir créateur de l’auteur ne se situent pas à un même niveau d’analyse et n’ont pas le même statut sur le plan ontologique; en effet, l’un relève de la structure existentiale de l’homme et l’autre de l’effectivité de l’acte humain. Tout l’article consistera à expliciter l’articulation ou le passage de frontière entre ces deux dimensions différenciées de l’homme, à savoir l’existential et l’existentiel. Dans la mesure où nous pensons que cette réflexion rahnérienne peut s’étendre à tous les champs artistiques, et ne concerne pas seulement l’auteur ou l’écrivain, la problématique fondamentale de cet article pourrait se formuler de la manière suivante: «l’acte humain de création artistique et l’être-là chrétien»; ou encore: «l’agir créateur et l’existential chrétien».

droit de divulgation et d’exploitation etc. Le droit d’auteur, avec les catégories qui le sous-tendent, a subi de profondes modifications non seulement en raison de l’évolution, de la diversification et de la complexification des expressions et des formes artistiques, mais aussi, et principalement, en raison du déploiement de la création industrielle; il est aussi fortement affecté par l’apparition des nouvelles techniques numériques, la mondialisation, la massification de la production et de la consommation culturelle. Voir: B. EDELMAN, La propriété littéraire et artistique (Que sais-je?, 1388), Paris, Presses Universitaires de France, [1989] 2008 (souvent cité); J. BAETENS, Le combat du droit d’auteur: Anthologie historique, Paris, Les impressions nouvelles, 2001; J. BONCOMPAIN, La Révolution des auteurs. Naissance de la propriété intellectuelle (1773-1815), Paris, Fayard, 2002; R. CHARTIER, Qu’est-ce qu’un auteur? Révision d’une généalogie, in Bulletin de la Société française de philosophie 94 (2000), no 1, 1-37. Il faudrait encore souligner l’importance de la notion d’auteur pour la théologie de l’inspiration divine des Écritures. Karl Rahner, dans l’article «Inspiration», tente de définir de quelle manière Dieu est bien l’auteur des écrits bibliques et ce, de telle sorte que soit reconnu aussi aux écrivains sacrés une authentique paternité d’auteur: «a) […] si Dieu a défini ces livres dans un acte formel et absolu, alors, en toute vérité, nous devons dire qu’il en est l’auteur. […] Mais cela fait parfaitement comprendre que Dieu n’est pas – ni ne veut être – véritable auteur de ces livres comme si son intention immédiate était de “faire des livres”, d’écrire lui-même des “lettres”. Bien plutôt il est l’auteur, au sens strict, de tel ou tel écrit, parce que, selon une volonté arrêtée d’avance, l’Église des origines doit servir de règle aux âges chrétiens à venir: ce caractère normatif s’exprime alors selon un mode correspondant à ce genre de réalités, par des témoins écrits. b) Ceci montre clairement la raison pour laquelle l’inspiration divine et le rôle d’auteur qui revient à Dieu, si on les comprend de la sorte, ne vont pas produire des secrétaires et des scribes. Bien plutôt, Dieu donne aux écrivains sacrés, vis-à-vis des Livres Saints, une véritable paternité, et cela en vertu même de son propre rôle d’auteur. […] Auteur, il veut l’être tout d’abord en suscitant des auteurs humains», article Inspiration, in Encyclopédie de la foi. Espérance/Lumière, t. 2 (Cogitatio fidei, 16), Paris, Cerf, 1965.

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II. THÈSE FONDAMENTALE 1. Énoncé de la thèse et théologie du christianisme anonyme Après avoir fait part du thème de sa réflexion, Karl Rahner expose d’emblée la thèse fondamentale qu’il veut développer: L’auteur en tant que tel se tient sous l’appel de la grâce du Christ et a à être, de ce fait, un chrétien. La qualité d’auteur est un agir chrétien pertinent18 de l’homme19.

Cette assertion dense et audacieuse sera tenue fermement par Karl Rahner tout au long de sa réflexion. Les premières versions (A et B) de cette thèse étaient encore plus directes: «L’auteur en tant que tel est et doit être un chrétien»20. Dans la version retravaillée (C), Karl Rahner a le souci d’introduire dans l’énoncé de sa thèse la raison théologique de cette affirmation: l’auteur «se tient sous l’appel de la grâce du Christ». Celui qui est concerné, c’est l’auteur «en tant que tel», l’auteur dans sa qualité d’auteur, dans son agir propre d’auteur, dans son geste artistique d’écriture et d’expression. Karl Rahner reconnaît qu’une telle assertion – dont il souligne le caractère quelque peu péremptoire et tranchant – nécessite certaines précisions préliminaires. Ce sont les premières phrases de ces préliminaires qu’il a remaniées dans cette dernière version: il nuance et précise ses propos, bien conscient qu’il ne lui était pas possible non plus de résoudre tous les problèmes liés à cette thèse dans les limites de cet article21.

18. «Relevantes»: le terme se retrouve plusieurs fois dans le texte, sous une forme adjectivale ou nominale; nous voulons donc en souligner l’importance. Ce terme est d’origine anglaise: «relevant» (qui a rapport à, pertinent). En langue française, l’adjectif «pertinent» exprime bien le fait de «se rapporter à» et comporte une notion de qualité. 19. «Der Autor als solcher steht unter dem Gnadenanruf Christi und hat so ein Christ zu sein. Die Autorschaft ist ein christlich relevantes Tun des Menschen», SW, t. 16, p. 181. L’expression verbale «hat so […] zu sein», exprime bien, ici, un pouvoir être. «Ein […] Tun» pourrait se traduire par «un faire», mais la suite du texte montrera qu’il s’agit bien, essentiellement, d’un point de vue éthique (celui de la liberté et de la responsabilité) au sein même de ce faire qu’est la création artistique-littéraire. 20. «Der Autor als solcher ist und hat ein Christ zu sein». 21. La note ajoutée en bas de page atteste des débats soulevés par le concept du christianisme anonyme dont il sera question, tant et si bien que le théologien renvoie explicitement, pour une compréhension juste de sa pensée, à son propre article, Die anonymen Christen, SzT, t. 6, 545-554.

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La thèse fondamentale repose sur une autre thèse préalable: chaque homme, dans un sens vrai et décisif, est chrétien22 – même si ce n’est pas dans un sens plénier et adéquat –, c’est-à-dire qu’il est requis par le Christ et a, par rapport à cette convocation, toujours pris position23.

Les termes sont précis et expressifs: l’homme n’est pas appelé de l’extérieur, il est assigné à l’intérieur de lui-même par le Christ [eingefordet], ne peut y échapper et ne peut pas faire autrement que prendre position par rapport à cette assignation [Forderung]. Cette thèse ne signifie pas que tout homme veuille être chrétien ou le soit expressément et de manière déclarée, ni non plus qu’il appartient à l’Église visible, mais bien plutôt que tout homme est revendiqué et convoqué par le Christ. Karl Rahner introduit une réflexion théologique sur les existentiaux. Il montre que le christianisme peut être compris «dans un sens radical»24 comme offre de la grâce du Christ à tous les hommes et qu’en ce sens il fait partie des existentiaux de tout homme. Il conclut: Si, de manière générale, nous avons fait la distinction dans l’être-là humain entre les existentiaux permanents et les conditions contingentes, alors l’être-appelé par la grâce du Christ appartient purement et simplement aux existentiaux de chaque homme25.

L’existential chrétien est une expression philosophico-théologique explicitant, dans le champ propre de la théologie, l’universalité de l’offre du salut dans le Christ et du rapport ontologique de tout homme avec lui (nous y reviendrons plus précisément, un peu plus loin, dans notre analyse). Karl Rahner ne minimise pas pour autant l’appartenance concrète 22. Karl Rahner a remplacé le substantif «Christ» (A et B) par l’adjectif «christlich» (C). Yves Tourenne préconise de traduire «christlich» par «christique» plutôt que par «chrétien», voir Y. TOURENNE, Amorce d’une esthétique théologique chez Karl Rahner?, in Recherches de Science Religieuse 85 (1997), no 3, 383-418, p. 389, note 26. Nous préférons maintenir l’adjectif «chrétien» non seulement parce qu’il semble plus conforme au vocabulaire rahnérien, mais aussi parce qu’il maintient la force d’affirmation des propos de Karl Rahner, même si une certaine ambiguïté demeure, ce dont le théologien est conscient. L’enjeu de cet article est bien de montrer en quoi et comment l’auteur est ou peut être chrétien. Par contre, pour donner raison à Yves Tourenne, l’adjectif «christique» correspondrait mieux pour une reformulation contemporaine des propos rahnériens. 23. «Jeder Mensch in einem wahren und entscheidenden – wenn auch nicht in einem vollen und adäquaten Sinne – “christlich” ist, das heiβt, er ist von Christus eingefordert und hat dieser Forderung gegenüber stets schon Stellung bezogen», SW, t. 16, p. 181. La deuxième partie de cet énoncé a été rajoutée dans cette dernière version. 24. «In einem radikalen Sinne», ibid., p. 182. 25. «Wenn wir zwischen bleibenden Existentialien und zufälligen Zuständlichkeiten im menschlichen Dasein im allgemeinen zu unterscheiden haben, dann gehört das Angerufensein von Christi Gnade zu den bleibenden Existentialien schlechthin jedes Menschen», ibid.

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à l’Église ni non plus ce que représente l’acceptation effective ou le refus possible du christianisme, mais il tient à l’affirmation d’un autre point de vue. Suit en effet une présentation du christianisme – ainsi compris dans sa radicalité – d’une profondeur indéniable, tout en intégrant de manière extrêmement concise les éléments de l’anthropologie transcendantale développée par ailleurs. Cette démonstration va de l’amour à l’amour: Aucun homme ne peut empêcher qu’il soit aimé de Dieu par l’offre-de-soi absolue et totale de la vie divine trinitaire la plus intime, aucun homme ne peut empêcher qu’il soit sauvé, qu’il existe comme celui qui est voulu dans l’Incarnation du Logos éternel, aucun homme, bien qu’il puisse vivre dans le non de la protestation, ne peut échapper au fait que la grâce de Dieu le visite constamment, que les dimensions de son être-là soient de ce fait toujours ouvertes à l’Infini, que tout, par la grâce qui est présente au moins comme celle qui frappe à la porte, qui rend possible et invite, soit saisi dans une auto-transcendance visée au sein de la libre décision, que tout être-là humain se fonde uniquement dans l’abîme du Mystère qui est l’amour absolu26.

Cette présentation est le raccourci magistral d’une pensée théologique articulant révélation et philosophie, et dont l’équilibre27 est ici manifeste: 26. «Kein Mensch kann verhindern, daβ er von Gott geliebt wird mit dem absoluten, restlosen Selbstangebot des innersten göttlichen dreifaltigen Lebens, kein Mensch kann verhindern, daβ er erlöst ist, daβ er existiert als der in der Fleischwerdung des ewigen Logos Gewollte, kein Mensch kann sich, obzwar er im protestierenden Nein dazu leben kann, dem entziehen, daβ die Gnade Gottes ihn dauernd heimsucht, daβ die Dimensionen seines Daseins dadurch immer ins Unendliche offen sind, daβ alles durch die wenigstens als anklopfend, ermöglichend und einladend anwesende Gnade in einer der freien Entscheidung vorgesehenen Selbsttranszendenz begriffen ist, daβ alles menschliche Dasein einzig gründet im Abgrund des Geheimnisses, das die absolute Liebe ist», ibid. Dans l’article Dignité et liberté de l’homme (article publié en 1955 in SzT, t. 2), Karl Rahner donne cette définition de l’existential surnaturel: «b) L’existential surnaturel. Cela veut dire: la personne qu’on vient de décrire est appelée à la communauté immédiate et personnelle avec Dieu dans le Christ, et cela d’une manière permanente et inéluctable, qu’elle accepte cette vocation dans la rédemption et la grâce ou s’y refuse d’une manière coupable (soit par le péché originel, soit par le péché personnel). La personne est appelée par la révélation verbale et personnelle de Dieu dans l’histoire du salut, révélation qui culmine en Jésus-Christ, la Parole incarnée du Père. Elle se tient irrécusablement au sein de l’offre de la grâce intérieure du Christ qui sauve et divinise. Elle est appelée à faire partie de l’aspect visible et communautaire de cette vocation personnelle et immédiate par Dieu, c’est-à-dire à faire partie de l’Église. c) Par rapport à ce que nous avons appelé le caractère de personne de l’homme, l’existential surnaturel doit être considéré comme un don gratuit de Dieu, comme une grâce. À ce titre, l’homme existe dans la nature et dans la «surnature». Mais cela ne signifie pas qu’il soit laissé à son libre choix de vouloir se comprendre comme une personne purement naturelle, ou comme une personne appelée par grâce à la communauté immédiate avec Dieu», Ét, t. 5, pp. 172-173. 27. Nous souscrivons, en cela, pleinement à la remarque de Vincent Holzer: «Pour en revenir à Rahner, il convient d’affirmer que la dimension proprement réceptive de la

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tout se concentre indéfectiblement et premièrement sur l’évènement de l’offre divine, – évènement qui est tout à la fois révélation de l’amour de Dieu trine, de l’Incarnation salvifique et de la grâce –, auquel l’homme s’ouvre dans le mouvement transcendantal inhérent à l’exercice de sa connaissance et de sa liberté, porté par l’abîme du Mystère qui n’est autre que Dieu lui-même; l’homme est appelé à s’accomplir dans le don absolu qui lui est fait. Karl Rahner poursuit, non sans un certain lyrisme, en manifestant l’affleurement ou l’irruption inéluctable de cette détermination permanente de l’être-là de l’homme dans l’intime de son existence et de sa conscience: Cette réalité peut être acceptée consciemment de manière réflexive, en croyant et en aimant, ou non; elle est une réalité, elle est destinée – là même encore où elle est niée – à porter intérieurement la vie des hommes; elle pénètre de mille manières secrètes, du fond du cœur de l’homme, dans tous les domaines qui sont les siens; elle le rend inquiet, désespéré au regard de l’étroitesse et de la finitude de l’être-là, le remplit de la démesure de la revendication qui ne peut être comblée que par l’infinité de Dieu; elle rend toutes les expériences qu’il fait de lui-même sans fond, ambiguës, ouvertes dans l’indicible et l’immensité. L’homme n’a pas de repos. Il ne peut plus tenir tranquillement sa finitude comme allant de soi. Il la connaît, et dans le même moment, le mouvement infini vers l’immensité, la chute dans l’Abîme infini sont déjà en cours. L’homme peut protester contre cela, le refouler, chercher à l’apaiser par une ultime ruse. Alors, encore, doit-il faire avec. Même alors c’est encore là. Lui (en tant qu’il l’éprouve dans sa fuite): le Mystère indicible, dont nous disons-nous chrétiens, candidement et presque légèrement comme à propos de ce qui va de soi, qu’il est celui qui n’éconduit pas, mais bien plutôt qui est proche, qui protège, qui donne, qui se «donne» et nous donne28. transcendantalité, ouverte au quo maius du don absolu d’autocommunication ne fait pas défaut chez lui, comme nous l’avons démontré. Si en tant qu’esprit, l’homme est en soi déjà au-delà de lui-même, il ne saurait disposer de cet au-delà, ouvert et reçu à partir de l’expérience-limite transcendantale comme pure donation instaurant une authentique “immanence” de la révélation. On peut être étonné par l’oubli en lequel semblent confinés ces textes fondamentaux sur la dimension réceptive de la transcendantalité par les critiques habituellement adressées à l’endroit d’une théologie transcendantale. Aussi l’englobant théologal de l’expérience transcendantale nous semble malencontreusement manqué, les critiques se disqualifiant en leur excès même. D’ailleurs, le concept rahnérien de Selbstmitteilung semble évoluer vers une conception barthienne, infléchissant sensiblement l’intelligibilité transcendantale, ou plus exactement la soumettant à l’a priori inconditionnel du don qui la fonde en lui échappant dans le retrait constant de la distance, seul lieu où s’aborde le Mystère sacré». Nous rajouterions volontiers cette autre remarque: «Le Mystère constituerait ainsi la médiation qui assure la possibilité d’une identification de la donation permanente de Dieu, reçue comme évènement et non comme pur contenu de conscience. Cet équilibre doit être signalé afin, là encore, de ne pas se méprendre sur l’intention théologique de Rahner». Voir HOLZER, Le Dieu Trinité dans l’histoire, pp. 130-131, 334. 28. «Diese Wirklichkeit mag reflex gewuβt, glaubend und liebend angenommen sein oder nicht, sie ist eine Wirklichkeit, sie ist dazu bestimmt, selbst noch als verneinte, das

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Dans toutes ces considérations, Karl Rahner assume au sein de la rationalité théologique l’analytique existentiale heideggerienne dont il avait présenté les enjeux dans l’article de 1940, Introduction à la philosophie existentiale chez Heidegger29. Nous en trouvons ici de larges échos. La confrontation de ces deux articles montre à la fois les fondements d’une pensée et le chemin parcouru. En effet, dans la conclusion de l’article de 1940, Karl Rahner faisait valoir et laissait en suspens deux orientations possibles de la pensée heideggerienne: soit une option pour le Néant allant vers un athéisme radical, soit une option pour Dieu. Selon la deuxième orientation, Karl Rahner entrevoyait la possibilité de dévoiler l’infinité de l’absolu comme premier a priori de la transcendance de l’homme, et plus encore, la possibilité de rendre l’homme, ainsi projeté dans son existence et son histoire, «attentif au fait – historique, existentiel – d’une révélation divine, l’ouvrir au “Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob”, au “Verbe de Vie, entendu, contemplé, touché” par des mains d’hommes, “Jésus de Nazareth”…»30. C’est bien cette orientation que le théologien a choisie d’approfondir: l’approche existentiale du christianisme, ici déployée, en est la résultante directe, vingt ans plus tard. Un deuxième aspect qui ressort de la confrontation de ces deux articles est l’importance accordée par Karl Rahner aux conséquences éthiques de l’analytique existentiale, c’est-à-dire au passage de l’existential à l’existentiel. Dans l’article de 1940, il écrit à propos de Heidegger, – bien conscient, cependant, de forcer quelque peu la pensée du philosophe sur lui-même –, qu’il est un «éveilleur de décisions vitales», qu’il «franchit les frontières qui séparent existential et existentiel», que «ce n’est pas par hasard qu’il recourt sans cesse à des concepts d’origine morale (Angoisse, Conscience, Résolution, etc.)», et de conclure finalement que l’analytique de Martin

Leben des Menschen innerlich zu tragen, sie dringt in tausend geheimen Weisen aus dem Herzgrund des Menschen in all seine Bereiche ein, sie macht ihn unruhig, verzweifelt an der Enge und Endlichkeit des Daseins, erfüllt ihn mit der Maβlosigkeit des Anspruchs, der nur von der Unendlichkeit Gottes erfüllt werden kann, sie macht alle Erfahrungen, die er an sich selbst macht, bodenlos, vieldeutig, offen in das Unsagbare und Unübersehbare. Der Mensch hat keine Ruhe. Er kann seine Endlichkeit nicht mehr beruhigt für selbstverständlich halten. Er weiβ um sie, und im selben Moment ist die unendliche Bewegung ins Unübersehbare, der Fall in den unendlichen Abgrund schon im Gang. Der Mensch mag dagegen protestieren, dies verdrängen, es mit letzter Raffinesse zu beschwichtigen suchen. Auch dann hat er damit noch zu tun. Auch dann ist es noch da. Es (als das er es in der Flucht davor erfährt): das unsagbare Geheimnis, von dem wir Christen unbefangen und fast leicht wie über das Selbstverständliche sagen, daβ es nicht abweisend, sondern nahe, bergend, vergebend, sich “vergebend” und uns vergebend sei», SW, t. 16, pp. 182-183. 29. Introduction au concept de philosophie existentiale chez Heidegger, in Recherches de Science Religieuse 30 (1940), no 2, 152-171. 30. Ibid., pp. 170-171.

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Heidegger contient «une prédécision d’“agir existentiel”»31. Ce franchissement n’est pas, chez Karl Rahner, une simple tendance, mais il est bien plutôt caractéristique et constitutif de sa pensée. Il est constant dans l’article de 1960: les enjeux de l’analyse du rapport de l’auteur et du christianisme se situent en grande partie dans ce franchissement. L’existential affecte de l’intérieur la manière dont l’homme dispose de luimême dans sa liberté; en ce sens, l’existential chrétien comporte «une prédécision d’“agir existentiel”» et induit des «décisions vitales». Ce franchissement est au fondement du concept de christianisme anonyme. La troisième résonance, entre les deux articles de 1940 et 1969, concerne plus particulièrement le développement quelque peu lyrique du passage de l’article de 1960 que nous avons cité ci-dessus. En effet, dans le premier paragraphe de l’article de 1940, Karl Rahner retranscrit et fait explicitement sien des propos que Martin Heidegger aurait prononcés, «un jour» [sic], au début d’une leçon et qui sont traversés par l’expression d’une inquiétude et d’une nostalgie qui possèdent l’homme marqué par la finitude. Ces propos sont les suivants: Nous sommes des sans-patrie, et l’inquiétude même, l’inquiétude vivante: voilà pourquoi il nous faut philosopher. Et cette inquiétude, elle est notre limitation, à nous qui sommes la finitude même. Et nous n’avons pas le droit de l’endormir, de nous tranquilliser dans une illusion de totalité et d’infinité satisfaite. […] En nous faisant ainsi saisissables, en nous livrant au réel, la nostalgie fait de nous des hommes. […] Et combien vide et vaine, en face des ultimes questions, est toute notre subtilité spéculative, – étreinte exercée, tentée, – si ne la soutient et l’anime d’abord cette étreinte subie au profond de nous-mêmes32.

Si Karl Rahner s’approprie et cite ces propos, nous pouvons supposer qu’ils correspondent à une attitude qu’il partage avec celui qui a été son professeur. Et bien loin de vouloir anesthésier cette inquiétude dans une infinité illusoire, il cherchera à en asseoir et en expliciter les fondements dans l’abîme même du Mystère qui est l’amour et dans l’offre de salut par la grâce du Christ. Ce passage par l’article de 1940 permet de mieux saisir les tenants et les aboutissants de l’argumentation développée par Karl Rahner dans l’article de 1960. En effet, le théologien condense en une phrase cette nécessaire compénétration de l’existential et de l’existentiel: En un seul mot: aucun homme ne peut empêcher qu’il soit, dans ce sens décisif de l’assignation [Anforderung], chrétien, et, qu’il accepte, dans l’ac31. Ibid., p. 169. 32. Ibid., p. 155.

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ceptation la plus secrète des convocations [Forderungen] de son être-là, cette assignation [Anforderung] que son être-là présuppose: qu’il est alors, en un sens vrai, un chrétien33.

Cette phrase a été remaniée de la même manière que celle déjà indiquée, c’est-à-dire en ajoutant la notion d’assignation34. Deux mots distincts sont employés pour exprimer tout à la fois le continuum et la profondeur différenciée caractérisant l’exigence d’une pensée théologique transcendantale ou d’une ontologie théologique: l’acceptation de l’assignation [Anforderung] de la grâce du Christ se situe au sein de l’acceptation de la convocation [Forderung] inhérente à l’être-là, étant entendu en même temps (pour maintenir une juste tension et différenciation théologiques) que cette assignation de la grâce du Christ est englobante ou enveloppante car elle est une donation gratuite, première, plus radicale et plus profonde, et n’est pas réductible ni assimilable à la seule convocation de l’être-là. Karl Rahner introduit et expose son concept de «chrétien anonyme»: Un chrétien anonyme, un chrétien qui se nie lui-même, un chrétien inconscient peut-être, un chrétien qui se fuit constamment lui-même, un chrétien qui, à l’encontre de sa volonté, se trahit comme tel, mais précisément un chrétien35.

De nouveau, il ne néglige pas d’identifier le «croyant», celui qui accepte pleinement cette assignation, qui l’affirme et l’exprime dans le signe sacramentel du baptême ainsi que par son appartenance à la communauté ecclésiale. Karl Rahner confirme alors sa thèse initiale (tout en soulignant qu’elle pouvait effectivement ne pas aller de soi de prime abord!): Sous cette condition, nous disons donc: l’auteur en tant que tel est appelé par le Christ et a à être un chrétien36.

33. «Mit einem Wort: Kein Mensch kann verhindern, daβ er in diesem entscheidenden Sinn der Anforderung “christlich” ist und daβ er in der verschwiegensten Annahme der Forderungen seines Daseins diese Anforderung annimmt, die sein Dasein durchstimmt: daβ er dann in einem wahren Sinne Christ ist», SW, t. 16, p. 183. 34. Les versions antérieures (A et B) ne contenaient que cette seule affirmation: «En un seul mot: aucun homme ne peut empêcher qu’il soit dans un sens décisif un chrétien [mit einem Wort: Kein Mensch kann verhindern, daβ er in diesem entscheidenden Sinn ein Christ ist]». 35. «Ein anonymer Christ, ein sich selbst verleugnender, ein ahnungsloser Christ vielleicht, ein sich selbst dauernd entlaufender, ein sich nur wider Willen als solcher verratender Christ, aber eben ein Christ», SW, t. 16, p. 183. 36. «Unter dieser Voraussetzung sagen wir also: Der Autor als solcher ist von Christus angerufen und hat ein Christ zu sein», ibid.

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Comme nous l’avons déjà signalé, le concept de christianisme anonyme est au fondement des enjeux théologiques de cet article. C’est à travers celui-ci que Karl Rahner va proposer un développement sur l’auteur en tant que tel et élaborer ainsi une théologie de l’agir créateur en littérature. Il s’agira pour nous, au terme, d’évaluer dans quelle mesure ce concept apporte, ou non, une compréhension renouvelée et pertinente de l’acte de création littéraire ou artistique; il va de soi que, en retour, la pertinence (ou non) de cette mise en œuvre dans ce champ singulier de l’agir créateur ne peut que manifester la pertinence (ou non) de ce concept lui-même. Compte tenu des contextes dans lesquels le théologien a présenté cet article (à Ettal et dans l’atelier sur le livre et l’édition catholiques, puis dans l’Almanach du 25e anniversaire des éditions Otto Müller), compte tenu aussi et surtout de ses nombreuses relations dans le milieu littéraire, nous pouvons supposer que cette application particulière du concept de christianisme anonyme n’était pas fortuite, mais correspondait bien plutôt à une réelle préoccupation théologique d’éclaircissement et d’approfondissement de cet acte humain singulier qu’est celui de l’écrivain. Nous avions aussi – et à dessein – relevé la réception très favorable qu’avait obtenue dans ces milieux littéraires cette contribution rahnérienne. Par-delà les controverses suscitées par le concept de chrétien anonyme et sur lesquelles il ne convient pas de nous arrêter dans le cadre de cette analyse37, nous voudrions apporter une réflexion critique sur l’argumentation qui le fonde. Si l’énoncé de ce concept comporte l’avantage de la brièveté de sa formulation, il comporte en même temps le risque d’en dénaturer le contenu visé et d’en favoriser une compréhension simplificatrice (d’autant plus que cet énoncé lui-même peut contenir une certaine ambiguïté). En effet, le concept de chrétien anonyme concentre la complexité et la précision de tout un développement théologique minutieusement mené. Il apparaît au terme d’une argumentation et doit être compris avant tout comme une conclusion théologique. Un regard critique sur le raisonne37. Voir pour cela: B. SESBOÜÉ, Karl Rahner et les chrétiens anonymes, in Études 361 (1984), no 5, 521-535; J. BEDNARZ, Chrétiens anonymes et évangélisation. Étude du «christianisme anonyme» de Rahner en vue de construire une théologie de la mission, thèse présentée pour l’obtention du doctorat en 2e cycle en théologie, Institut Catholique de Paris, et en sciences des religions, Université de Paris-Sorbonne, avril 1985. Cette thèse expose, entre autre, les fondements philosophiques du concept de christianisme anonyme, son élaboration progressive, les réticences ou les rejets dont elle a été l’objet tant par les missionnaires que par les théologiens; à noter une bibliographie chronologique des écrits de Karl Rahner à travers lesquels il élabore et précise le concept de christianisme anonyme.

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ment rahnérien montre que ce concept est porté par la force d’un double syllogisme qui lui assure son caractère de nécessité et de vérité. Il est ainsi caractéristique d’une forme de pensée théologique essentiellement déductive. Le premier syllogisme établit la corrélation entre une réception de la révélation chrétienne et un acquis philosophique; le second syllogisme établit, quant à lui, la résultante de cette corrélation. Le premier syllogisme pourrait s’expliciter ainsi: dans le christianisme est révélé le dessein universel de Dieu et l’offre permanente du salut dans le Christ à tout homme; l’analytique existentiale explicite les existentiaux comme structure fondamentale et permanente de l’être-là de l’homme; l’offre du salut dans le Christ est donc un existential. Un tel syllogisme présuppose l’intuition ou la saisie d’un rapport analogique entre le caractère universel et définitif de l’offre de la grâce du Christ et le contenu du concept philosophique d’existential. La validité ou, pour mieux dire, la vérité de ce syllogisme (et donc de tout le développement qui s’en suit) repose sur la validité du caractère analogique de ce concept philosophique, autrement dit implique que le concept d’existential soit un concept analogique tel qu’il puisse être effectivement utilisé pour rendre compte de ce que signifie, dans la foi, la révélation chrétienne de la grâce du Christ dans toute existence humaine. Le deuxième syllogisme, moins apparent mais déterminant, prend l’existential comme moyen terme: il y a compénétration entre existential et existentiel («franchissement des frontières»); le christianisme est un existential de tout homme; il y a donc compénétration entre le christianisme et l’existentiel de tout homme. Ce syllogisme pourrait se formuler encore ainsi: tout comportement existentiel de l’homme est radicalement affecté par les existentiaux; le christianisme est un existential; tout comportement existentiel de l’homme est radicalement affecté par le christianisme. Le concept de chrétien anonyme exprime et signifie donc cette compénétration ou collusion nécessaire entre le christianisme compris dans son sens radical en tant qu’existential et l’existentiel. Autrement dit encore, le concept de christianisme anonyme explicite la nécessaire et irrévocable relation entre l’appel de la grâce du Christ et l’existence de l’homme: l’homme est radicalement un être-appelé par la grâce du Christ [Das Angerufensein von Christi Gnade], son Dasein est un Dasein chrétien. Ces remarques montrent combien le concept relève formellement d’une élaboration théologique précise dans laquelle le rapport philosophie et foi est essentiel. Il s’agit d’une intelligence de la foi en quête de notions philosophiques qu’elle ouvre radicalement par le dévoilement d’un sens analogique et théologique dans la foi. Le concept de

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christianisme anonyme implique un continuum dans la différenciation entre l’acceptation de la convocation de l’exister et l’acceptation de l’offre de la grâce du Christ. L’acceptation de l’exigence de l’exister est intimement et secrètement orientée vers l’acceptation de l’appel de la grâce du Christ et portée par elle: «Dieu et la grâce du Christ ne sont-ils pas donnés comme l’essence secrète de toute réalité qu’on peut élire?»38 2. L’agir de l’auteur et le christianisme. Liberté et responsabilité Ayant posé les premiers fondements de sa thèse, Karl Rahner revient à la question particulière de l’auteur. Il explicite en quoi son acte de création littéraire est un engagement existentiel effectif, et comment, de ce fait, celui-ci le situe inévitablement en relation avec le christianisme (compris dans son sens radical comme existential) et le positionne ainsi dans un oui ou un non à l’égard de celui-ci. Cette étape de réflexion correspond à l’étape de déduction constitutive de la méthode transcendantale: l’explicitation de l’existential chrétien et du christianisme anonyme (étape de réduction) permet en effet de revenir sur l’agir de l’auteur et de le penser plus en profondeur. Pour définir l’engagement existentiel de l’auteur, Karl Rahner montrera que l’acte de création littéraire est constitutivement un acte éthique. En effet, il est un acte libre, un acte dans lequel l’homme est inévitablement concerné et, enfin, un acte engageant une triple responsabilité. Or, pour le théologien, tout acte éthique est par lui-même et nécessairement en rapport avec le christianisme. Il s’attachera ensuite au contenu même des déclarations de l’auteur, en tant que celles-ci expriment l’homme; il montrera que cette expression de l’homme se situe aussi dans un oui ou un non au christianisme. Il apportera enfin quelques réflexions complémentaires sur l’interprétation de ce qui peut apparaître comme un refus du christianisme. Karl Rahner considère donc en premier lieu l’acte de création dans sa dimension intrinsèquement éthique39. Il initie sa réflexion en insistant 38. TfF, p. 257, «Gott und Christi Gnade sind nun einmal als geheime Essenz aller wählbaren Wirklichkeit da». 39. Cette perspective pourrait être rapprochée de celle du philosophe Paul Audi, déjà cité. Celui-ci forme le mot programmatique d’esth/éthique signifiant ainsi qu’il n’y a pas juxtaposition des deux dimensions mais une inhérence mutuelle: «Ce mot valise, ce mot dans lequel, à la lettre, l’éthique s’introduit au cœur de l’esthétique, si ce n’est l’inverse», AUDI, Créer. Introduction à l’est/éthique, p. 26. Un peu plus loin dans le texte, il poursuit: «Cette idée ne relève pas d’une quelconque déduction théorique, pas plus qu’elle ne repose sur un savoir intellectuel préalablement fondé en raison. Cette idée vient à l’esprit intuitif du créateur. C’est en effet le créateur lui-même, le créateur par sa décision et dans son activité, le créateur à l’instant même où il décide de créer et où il crée effectivement,

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sur cette dimension essentielle de l’acte d’écrire ou de prendre la parole: celle d’être un acte libre de l’homme40. C’est cette dimension de liberté qui rend cet acte intrinsèquement éthique: Mais, tout d’abord, chaque écrire humain comme chaque dire humain est, en tant qu’acte libre de l’homme, avant même le contenu de la déclaration, moralement pertinent41.

Cette affirmation est à relier à l’énoncé de la première thèse: «la qualité d’auteur est un agir chrétien pertinent». C’est bien du même agir dont il est question ici, qu’il convient d’analyser afin d’en manifester sa pertinence éthique et, donc, chrétienne. Cette première considération est d’autant plus essentielle que la notion de liberté est décisive dans l’anthropologie transcendantale et théologique rahnérienne. Rappelons-en quelques traits essentiels42. La liberté est avant tout une expérience transcendantale de l’hommesujet dans son unité et sa totalité: elle ne se rapporte pas premièrement à la diversité spatio-temporelle de ses actes, mais elle est premièrement ce par quoi, à travers la diversité de ces actes, l’homme comme sujet se connaissant est remis et confié à lui-même, se vise lui-même comme tout et vise son autoréalisation, se fait lui-même plus qu’il ne fait quelque chose. Plus encore, la liberté humaine est nécessairement située face au Mystère sacré qui est l’horizon transcendantal de l’homme dans tous ses actes de connaissance et de liberté; ainsi, elle n’est pas ordonnée premièrement au fluctuant, au «toujours-à-nouveau-réversible», mais au définitif et à l’éternel43. La liberté se réalise finalement en un oui ou un qui manifeste la capacité de comprendre, sans forcément pouvoir se l’expliquer, ce dont il retourne avec cette mise en commun de l’éthique et de l’esthétique, parce que c’est à la nature même du geste créateur qu’il appartient de légiférer sur le contenu possible de ces deux dimensions de l’esprit», p. 28. 40. «L’acte créateur est toujours issu de la liberté, alors que la naissance est issue des entrailles de la nature», N. BERDIAEV, De la destination de l’homme. Essai d’éthique paradoxale, trad. I.P. et H.M., Lausanne, l’Âge d’homme, 1979, p. 167 [chap. 3: L’éthique de l’acte créateur, 167-201]. 41. «Aber zunächst einmal ist jedes menschliche Schreiben wie jedes menschliche Sagen als freier Akt des Menschen schon im voraus zum Inhalt der Aussage sittlich relevant», SW, t. 16, p. 183. 42. Voir principalement TfF, pp. 50-56; 113-126. Au dire du théologien, cette approche se veut plus anthropologique et philosophique, bien qu’elle se situe à l’intérieur d’une réflexion théologique. Pour une approche plus immédiatement théologique, voir par exemple l’article Faute, jugement et châtiment, Ét, t. 12, notamment pp. 19-34. 43. TfF, p. 115. Sur l’importance, chez Karl Rahner, de la liberté comme évènement de l’éternel, voir V. HOLZER, Christologie et action de Dieu chez Karl Rahner, in B. LAGRUT – E. VETÖ (éds), La vérité dans ses éclats. Foi et raison, Actes du colloque de la Communauté du Chemin neuf, Paris, Ad Solem, 2014, 251-281, notamment pp. 272273.

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non absolu et libre face au ce-vers-quoi et ce-à-partir-de-quoi de la transcendance, que nous nommons Dieu. La liberté «a affaire à Dieu de façon originaire et inéluctable»44. Dans la mesure même où l’auto-communication libre de Dieu s’offre à l’homme dans l’absolue présence du Mystère sacré en tant que celui-ci se donne lui-même et ne se refuse pas, la liberté de l’homme dans sa dimension subjective ne se réalise que dans un oui ou un non face à cette offre libre d’auto-communication de Dieu. Enfin, dans la mesure même où l’offre d’auto-communication de Dieu est offre de la grâce dans le Christ, la liberté de l’homme est liberté du oui ou du non à l’égard de cette offre de la grâce dans le Christ (autrement dit, le christianisme compris dans son sens radical). Karl Rahner ne cessera, cependant, d’affirmer les limites inhérentes à la liberté humaine. En effet, cette liberté de l’homme (dont la dimension subjective et transcendantale la plus profonde vient d’être explicitée) ne se réalise qu’à travers ses actions concrètes et diversifiées s’inscrivant dans un réseau d’obligations, de nécessités, de contraintes et de dépendances spatio-temporelles inéluctables. En raison de la compénétration de ces deux dimensions de la liberté humaine (subjective et objective), et en raison de la complexité de ces actions singulières, l’homme ne peut jamais garantir, avec une certitude absolue, ce qu’il est vraiment advenu à travers celles-ci, tant et si bien que, paradoxalement, l’homme en tant que sujet, dans l’exercice de sa liberté, est à la fois remis et dérobé à lui-même. Karl Rahner n’hésite pas à affirmer que «l’état de liberté réel, pour une réflexion absolue, pour un examen de conscience qui voudrait se comprendre comme un énoncé définitif ressortissant à une certitude absolue, est pour lui-même inaccessible»45. Affirmer, donc, que l’acte d’écrire (ou tout acte de création artistique), en tant que tel, est un acte libre, est une affirmation très lourde de présupposés et de conséquences, car elle contient l’ensemble de cette vision philosophique et théologique de la liberté. La construction et la compréhension de la suite de l’article en découlent de fait. Karl Rahner poursuit son analyse et précise qu’écrire ou parler, parce qu’il s’agit d’un acte libre, est un acte par lequel l’homme s’oriente luimême alors même qu’il concentre son esprit vers un objet particulier. 44. TfF, p. 120. Le texte poursuit: «La liberté est liberté du oui et du non à Dieu, et c’est en cela et par cela qu’elle est liberté par rapport à soi-même. Si le sujet est porté vers Dieu précisément par son immédiateté transcendantale, la liberté à caractère subjectif, qui dispose du sujet comme tout en vue de son destin définitif, ne peut réellement advenir que dans le oui ou le non à Dieu, parce que c’est uniquement à partir de là que le sujet, comme tel et comme tout, peut être concerné». 45. TfF, p. 125.

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Il souligne, de plus, que dans un tel acte l’homme s’adresse inévitablement à un autre homme, même si celui-ci n’est pas toujours singularisé. Ces diverses implications de l’homme, structurellement inhérentes à l’acte de parler et d’écrire (et, corrélativement, à l’acte d’écouter et de lire), sont au fondement de la pertinence morale ou éthique de cet acte: Or, là où, en celui qui parle ou écrit, en celui qui écoute ou lit, l’homme en tant que tel entre en jeu, ne serait-ce qu’en raison de la qualité formelle du processus, il y a un processus moral pertinent46.

Nous avons là une deuxième considération tout à fait essentielle dans le développement de l’argumentation rahnérienne. Il explicite ensuite un autre aspect de la dimension éthique inhérente à l’acte d’écrire (ou de parler): celui de la responsabilité de l’écrivain dans le rapport personnel et spécifique qui le relie à son œuvre en tant qu’auteur. Karl Rahner définit une triple responsabilité47. L’auteur est responsable de la «concordance [Übereinstimmung]» de ce qu’il dit avec sa conviction personnelle, autrement dit de la «véracité [Wahrhaftigkeit]» de ses propos. L’auteur est responsable de la «congruence [Dekkung]» de ce qu’il dit avec ce qu’il cherche à exprimer, autrement dit de la «vérité [Wahrheit]» de ses propos. L’auteur, enfin, est responsable de l’«effet prévisible [der voraussichtlichen Wirkung]» de ce qu’il énonce sur ceux qui l’écoutent, du «dosage approprié [der richtigen Dosierung]» de ce qu’il dit eu égard au contexte humain et spirituel de ceux à qui il s’adresse, d’un «souci de compréhensibilité et de l’assimilabilité [der Sorge der Verstehbarkeit, der Assimilierbarkeit]» de ce qui est dit, du «devoir de dire ce qui est nécessaire et urgent [der Pflicht der Aussage des Notwendigen und Dringlichen]». Karl Rahner reconnaît cependant que l’effet d’une parole restera toujours immaîtrisable, qu’un tel effet appartient à «la libre histoire de l’esprit [die freie Geistesgeschichte]», et que cet effet non maîtrisé peut se retourner contre l’auteur lui-même et l’affecter douloureusement. Cette triple responsabilité qualifie donc l’auteur en tant que tel, dans son acte de création; elle explicite, avec la question de la liberté, la dimension éthique structurelle et fondamentale de la «qualité d’auteur» (ce qui justifie d’ailleurs un droit d’auteur, comme nous l’avons vu). Soulignons qu’il ne s’agit pas de la dimension morale de l’œuvre ou d’un jugement sur le caractère de moralité ou d’immoralité de l’œuvre, mais bien de la dimension structurellement et 46. «Wo aber im Sagenden und Schreibenden und im Hörenden und Lesenden der Mensch als solcher, mindestens wegen der formalen Qualität des Vorgangs, ins Spiel kommt, ist ein sittlich relevanter Vorgang gegeben», SW, t. 16, p. 183. 47. Voir ibid., pp. 183-184.

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intrinsèquement éthique de l’acte – en tant que tel – d’écrire et de parler. Ces considérations sur la responsabilité de l’auteur explicitent, fort probablement, la compréhension que le théologien pouvait avoir de sa propre responsabilité dans son engagement de parole et d’écriture au sein des débats de son temps. Remarquons que, dans les domaines des arts, cette question de la dimension éthique de la création artistique et celle de la responsabilité de l’artiste s’est posée de diverses manières et ne cessera de faire débat48. Ayant manifesté la dimension éthique de l’acte de création littéraire, Karl Rahner réaffirme ce qui constitue l’enjeu de sa thèse: En raison de cette pertinence morale de la déclaration, l’auteur, en tant que tel, entre, de ce fait, dans le domaine du chrétien49.

Il explicite alors la manière dont l’acte moral renvoie effectivement à la question chrétienne. Le christianisme, non seulement reconnaît la valeur de l’acte moral vrai (en sa nature et selon le droit naturel), mais estime aussi qu’un tel acte ne peut être tel et le demeurer qu’avec l’aide de la grâce divine, et Karl Rahner souligne: «laquelle aide peut tranquillement être considérée comme grâce du Christ»50. De plus, dans l’économie effective du salut, chaque acte moral significatif de l’homme, «en vertu d’une force surnaturelle de salut»51, est une grâce sanctifiante ou une faute, un oui ou un non au christianisme compris dans son sens radical, ne serait-ce qu’anonymement. 48. Évoquons l’ouvrage, au titre significatif, La responsabilité de l’artiste, de Jean Clair: «D’où l’art moderne pouvait-il bien tirer cette impunité, qui le mettait à l’écart du jugement des humains, lui ôtait la corvée d’être utile et l’obligation, comme à toute autre activité de l’esprit, de rendre des comptes à la communauté? Pouvait-on imaginer que l’artiste était cet homme qui ne répondît de rien? A personne? Irresponsable?», J. CLAIR, La responsabilité de l’artiste. Les avant-gardes entre terreur et raison (Le débat), Paris, Gallimard, 1997, p. 16. Voir aussi, J. MARITAIN, La responsabilité de l’artiste (Arthème), Paris, Fayard, 1961. D’un autre point de vue, Agnès Tricoire, avocate au barreau de Paris, spécialiste en propriété intellectuelle et déléguée de l’Observatoire de la liberté de création, défend vigoureusement l’autonomie de l’art; cette défense se fonde sur la spécificité de l’œuvre artistique et sur les confusions souvent constatées entre celle-ci et les normes morales, politiques ou religieuses: voir A. TRICOIRE, Petit traité de la liberté de création, Paris, La Découverte, 2011. Pour une tout autre approche encore, nous pourrions évoquer P. VALADIER, La beauté fait signe. Arts, morale, religion, Paris, Cerf, 2012, notamment chap. 4: La beauté est morale, pp. 137-182. Enfin, le livre déjà cité de Paul Audi: «Or, qu’il soit créateur ou interprète, il n’en demeure pas moins que ce qui importe en l’occurrence, c’est qu’il puisse chaque fois répondre de ce qu’il fait au nom de la création. Seule cette «réponse» fera de lui, de ce créateur ou de cet interprète, un artiste digne de ce nom», AUDI, Discours sur la légitimation actuelle de l’artiste, p. 70. 49. «Durch diese sittliche Relevanz der Aussage tritt aber der Autor auch als solcher schon in den Bereich des Christlichen», SW, t. 16, p. 184. 50. «Welche Hilfe ruhig als Gnade Christi betrachtet werden kann», ibid. 51. «Von übernatürlicher Heilskraft», ibid.

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3. Les déclarations de l’auteur et le christianisme Karl Rahner développe un deuxième aspect de la relation nécessaire de l’auteur au christianisme. Il ne s’agit plus de la dimension intrinsèque et éthique de l’acte créateur, mais du contenu effectif des déclarations exposées par l’écrivain-auteur. Karl Rahner considère ce contenu du point de vue précis de la mise en question qui y est faite de l’homme. C’est en raison de cette mise en question qui y est faite de l’homme, que l’écrivain-auteur se situe inévitablement dans un oui ou un non par rapport au christianisme. Cette question de l’homme est donc de nouveau déterminante: Dès lors que l’auteur exprime l’homme et dépasse les frontières d’un simple discours de sciences naturelles, il devient alors philosophe, poète, voyant, sage, confesseur, prophète; là où, comme déclaration ou comme programme, comme proposition ou projet, il prend l’homme pour thème, il devient nécessairement en tant qu’auteur, par le contenu de sa déclaration, dans le oui ou le non, un chrétien52.

Karl Rahner va différencier deux types de déclarations: celles qui n’envisagent l’homme que d’une manière partielle et celles qui proposent une vision globale de celui-ci. Concernant le premier type de déclarations, il rappelle tout d’abord que le catholicisme reconnaît la valeur de ces déclarations partielles sur l’homme qui sont comme telles neutres idéologiquement puisqu’elles ne prétendent pas apporter une vision globale de l’homme. Il montre, cependant, comment celles-ci peuvent être chrétiennes ou non, en s’appuyant, d’une part, sur une considération philosophique du rapport de la partie et du tout, et d’autre part, sur la considération anthropo-théologique selon laquelle l’homme est une unité singulière et totale et que cette unité est chrétienne (au sens radical). Remarquons qu’il passe indifféremment de la réalité à la déclaration (les deux se tiennent l’une l’autre). En effet: Mais si la réalité partielle est vraiment une partie et s’il y a, comme état de fait et comme tâche, une unité humaine actuelle ou véritablement potentielle de l’être-là humain, et si cette unité une, singulière et totale est vraiment chrétienne, alors la partie de la réalité en tant que telle (c’est-à-dire en tant que «divisée», ce qui est une définition de la partie en soi, même si ce n’est pas pour soi) a une orientation objective vers le tout qui est chrétien. Une telle déclaration demeurant ouverte au tout est de ce fait chrétienne du moins comme «advenant», ou dans la négation de cette ouverture est un non, au moins anonymement, au christianisme qui afflue53. 52. «Sobald nun der Autor den Menschen aussagt, wo er also die Grenzen einer bloβen naturwissenschaftlichen Aussage überschreitet, er also Philosoph, Dichter, Seher, Weiser, Bekenner, Prophet wird, wo er als Aussage oder als Programm, als Satz oder Vor-satz den Menschen zum Thema macht, wird er auch vom Inhalt seiner Aussage her als Autor notwendig in Ja oder Nein ein Christ», ibid. 53. «Aber wenn die Teilwirklichkeit wirklich Teil ist und wenn es eine menschliche aktuelle oder wahrhaft potentielle Einheit des menschlichen Daseins gibt als Tatsache und

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Les déclarations du deuxième type, celles qui visent «le tout de l’être-là humain à partir de son fondement unifiant»54 sont quant à elles immédiatement chrétiennes ou non chrétiennes (même anonymement) pour la raison indiquée, à savoir que l’homme, dans son unité singulière et totale, est chrétien (au sens radical). De telles déclarations peuvent ne pas se comprendre elles-mêmes et dire plus qu’elles ne pensent dire, elles peuvent promouvoir l’amour du prochain, inviter à l’adoration du Dieu-inconnu, elles peuvent même, par une réserve et une retenue, exprimer «cet athéisme affligé qui compatit à l’abandon sur la croix»55. Elles n’ont pas, – et Karl Rahner est sans équivoque –, «la possibilité d’esquiver réellement le Christ, comme on pourrait le faire s’il n’était pas réellement»56. Karl Rahner porte son attention sur les déclarations qui, implicitement ou explicitement, paraissent être un non au christianisme et invite à une «prudence de jugement»57. Une telle déclaration peut aussi ouvrir le chrétien à une situation nouvelle à laquelle il ne s’est pas encore confronté et qu’il n’a pas éclaircie; elle peut être une interprétation seulement incorrecte; elle peut être celle d’un homme qui pense ne pas croire mais qui «dans une dernière obéissance muette, accepte purement et simplement le Mystère qui se nomme Dieu et le Mystère de l’être-là proprement dit qui est le Christ»58. Karl Rahner mène plus loin encore son analyse par une réflexion sur les fondements de la parole. La parole n’est pas seulement un acte extérieur de langage, elle expose et dévoile la réalité humaine et est expression de la liberté de celui qui parle; elle porte finalement en elle l’ambiguïté fondamentale de toute objectivation de la liberté de l’homme qui ne peut en aucun cas avoir une clarté absolue sur elle-même59 (ces remarques correspondent précisément Aufgabe, und wenn diese eine, einzige und ganze Einheit wirklich christlich ist, dann hat der Teil der Wirklichkeit als solcher (d.h. als “eingeteilter”, was eine Bestimmung des Teiles an sich, wenn auch nicht für sich ist) eine objektive Verwiesenheit aufs Ganze, das christlich ist. Also ist eine solche Aussage offenbleibend auf das Ganze und darum wenigstens “adventistisch” christlich oder in der Verneinung dieser Offenheit ein Nein zum wenigstens anonym andrängenden Christentum», ibid. 54. «Das Ganze des menschlichen Daseins von seinem einheitstiftenden Grunde», ibid. 55. «Jenen bekümmerten Atheismus […], der die Verlassenheit am Kreuz mitleidet», ibid., p. 185. 56. «Die Möglichkeit, an Christus wirklich vorbeizureden, wie man es tun könnte, wenn er wirklich nicht wäre», ibid. 57. «Vorsicht der Beurteilung», ibid. 58. «In einem letzten stummen Gehorsam das Geheimnis schlechthin, das Gott heiβt, annimmt und das Geheimnis des eigenen Daseins, das Christus ist», ibid. 59. Le texte est le suivant: «Insofern im Wort nicht nur geredet wird, sondern die menschliche Wirklichkeit her-gestellt (aus dem Ganzen des Seins darstellend herausgestellt) wird, ist es notwendig vieldeutig, da die Objektivation der menschlichen Freiheit

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à ce que nous avions rappelé de la pensée rahnérienne sur la liberté à propos de l’agir moral de l’auteur). Le théologien ne méconnaît pas, non plus, qu’il puisse y avoir un non explicite vraiment pernicieux au christianisme. Ces réflexions rahnériennes sur les contenus des déclarations et leur rapport au christianisme (cela pourrait s’étendre, comme nous l’avons déjà signifié, à toutes formes d’œuvres artistiques) nous paraissent, une fois de plus, fondamentales pour l’élaboration d’une théologie de l’art. En effet, il y est tout d’abord affirmé que la question de l’homme, ou plus précisément cette question qu’est l’homme60, est ce qui détermine de l’intérieur la création artistique. Il y est aussi affirmé que l’ultime profondeur de cette question qu’est l’homme n’est autre que le Christ et qu’ainsi tout questionnement véritable sur l’homme tend vers le Christ et ne peut s’extraire de cette orientation et convocation. Cette ontochristologie ou cette christo-anthropologie nous semble décisive quand il s’agit de penser l’art théologiquement. De même, nous ne pouvons que faire nôtre la circonspection de jugement et d’appréciation préconisée par Karl Rahner à l’égard de ce qui s’affiche ou est perçu comme contraire au christianisme; le théologien ne peut s’arrêter superficiellement à l’apparence des œuvres artistiques en cette matière. Ces réflexions théologiques pourraient contribuer à un positionnement et à un discernement au sein des débats de société dans lesquels l’Église se trouve confrontée61. Karl Rahner conclut en évoquant la question des conséquences et des normes pratiques quant à la «tolérance, la diffusion et la lecture de tels écrits ou d’une telle littérature»62. Il invite, une fois de plus, à un discernement: n’étant pas manichéen, les chrétiens doivent donc pouvoir comprendre que les plus fortes contestations du christianisme peuvent provenir de «questions authentiques [echten Fragen]» qu’ils n’auraient peut-être pas encore fait leurs, ainsi que «d’un amour authentique [echten Liebe]» de la réalité qu’ils ne posséderaient peut-être pas encore «de manière aussi brûlante et inexorable [ebenso heiβ und unerbittlich]». gar keine absolute Eindeutigkeit an sich selbst tragen kann, weil ja sonst an ihr selbst das bleibende Geheimnis der Freiheitsentscheidung des Menschen eindeutig entschleiert würde, was nicht möglich ist», ibid. 60. «Cette question que l’homme est et qu’il n’a pas seulement», TfF, p. 23. 61. Voir par exemple, Art et créativité, in Revue catholique internationale Communio 36 (2011), no 4. Ce numéro de la revue Communio fait état de ces «scandales»; les contributions présentées sont loin d’être homogènes: le débat demeure ouvert et vif avec des positionnements divers, voire opposés. 62. «Der Duldung, der Verbreitung, der Lektüre solchen Schrifttums und solcher Dichtung», SW, t. 16, p. 185.

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Soulignons que le manichéisme est plusieurs fois évoqué dans cet article. Cette affirmation selon laquelle la pensée chrétienne n’est pas manichéiste est à comprendre comme un principe essentiel de positionnement et de discernement63. Karl Rahner remarque que les chrétiens oublient facilement cette vérité dans leur comportement concret. 4. La parenté entre la poésie vraiment grande et le christianisme vraiment grand Karl Rahner poursuit et termine sa réflexion sur la première thèse de sa contribution par une longue apologie manifestant et explicitant la «parenté interne [eine innere Verwandtschaft]» entre la littérature vraiment grande et le christianisme vraiment grand. Ce développement mériterait d’être cité dans son ensemble et requerrait une lecture continue en raison de la profondeur lyrique qui le sous-tend; il dévoile, par ailleurs, la manière dont Karl Rahner, dans sa sensibilité spirituelle, reçoit et vit les grands textes littéraires. Ces trois paragraphes reprennent quasiment à l’identique une partie de l’article La parole poétique et le chrétien64. Pour une explicitation plus complète de ceux-ci, nous renvoyons à l’analyse que nous avons faite lors de la présentation de cet article. Nous en rappelons brièvement les enjeux. Karl Rahner montre que la grande littérature et le christianisme vraiment grand ont ceci en commun de ne pas craindre d’envisager l’homme dans sa radicalité, jusque dans les abîmes de ses fautes et de sa perdition 63. Cette même considération se retrouve par exemple dans Mission et Grâce. I siècle, siècle de grâce? Fondements d’une théologie pastorale pour notre temps, [Tours], Mame, 1962; après avoir rappelé différentes manifestations du mal: «Pourtant, si vraie que soit cette affirmation, et si réelles qu’en puissent être fréquemment les conséquences, nous ne pouvons pas, nous autres chrétiens, professer une foi manichéenne dans la réalité d’un Mal absolu, et encore moins dans l’incarnation d’un tel Mal. En d’autres termes: selon la pensée chrétienne, la force du mal ne vient que du bien qu’il recèle, et ce bien dérive de Dieu», p. 18. 64. Voir La parole poétique et le chrétien, Ét, t. 9, pp. 195-197; SzT, t. 4, pp. 451-453; SW, t. 12, pp. 448-449. Les deux articles sont de la même année, mais il nous semble – sans certitude – que la première rédaction de ce passage est bien celle de l’article La parole poétique et le chrétien. Karl Rahner l’aurait intégré, ici, avec seulement quelques très légères modifications (modifications dans les conjonctions; deux ajouts de quelques mots et un retrait de quelques mots aussi). Nous pouvons aussi remarquer que le vocabulaire (par exemple, le mot «Humanes» et l’emploi exclusif de Dichtung) ainsi que la forme de pensée et d’écriture de ce passage correspondent plus à l’article La parole poétique et le chrétien et moins à l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien. Du point de vue des dates d’édition, rappelons, cependant, que l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien est paru en octobre 1960 dans les actes de la session de travail organisée par le Zentralkomitee der deutschen Katholiken, et que la conférence a été prononcée au mois d’avril précédent; l’article La parole poétique et le chrétien est, quant à lui, paru dans la revue Der katholische Erzieher 13, en décembre 1960, et dans SzT, t. 4, en 1960 aussi.

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possible. La grande littérature n’existe «que là où l’homme se place radicalement en face de ce qu’il est lui-même»65; elle peut en décrire ses recoins les plus abyssaux, ses ambiguïtés les plus obscures, de telle sorte qu’on ne sache plus si ce qui est exprimé relève du mystère de la grâce ou de la perdition. En effet, la littérature part du plus concret de l’homme et non de principes abstraits66, ce concret qui reste une question sans réponse et un mystère dont Dieu seul sera le juge; elle peut ainsi ne pas correspondre aux règles morales du christianisme. Le grand christianisme sait par contre, parce qu’il n’est pas manichéen (nous retrouvons cette thématique), que la gravité de la faute n’est possible que parce qu’il y a une bien plus grande humanité possible. Ainsi, le chrétien parvenu à maturité [der reife Christ], celui qui est capable de respect, de compassion, saura donc accueillir la vraie et grande littérature qui «parle de l’homme, de l’homme racheté ou ayant besoin de rédemption et en étant capable»67. Karl Rahner reconnaît la difficulté qu’une telle littérature peut soulever d’un point de vue pédagogique, mais dénonce en même temps les pédagogues qui surprotègent leurs élèves et ne souhaitent que des œuvres d’une simple clarté édifiante. De même dénonce-t-il «le plat petit bourgeois qui d’emblée élude anxieusement les abîmes de l’existence et s’installe sur ce plan superficiel sur lequel on ne rencontre pas le doute, mais pas non plus Dieu»68. S’appuyant quelque peu paradoxalement sur la parole de l’apôtre Paul qui invite les chrétiens à ne pas craindre de côtoyer les infidèles (en 1 Co 5,9-13)69, Karl Rahner convie ses contemporains à fréquenter cette littérature avec discernement et même à la promouvoir. Il introduit de nouveau la notion du christianisme anonyme: Il y a un christianisme anonyme, il y a des hommes qui croient simplement n’être pas des chrétiens, mais qui sont dans la grâce de Dieu. Et par conséquent, il y a un «humain» anonymement élevé par la grâce, et qui croit être pure humanité70. 65. La parole poétique et le chrétien, p. 195. Pour notre texte, SW, t. 16, pp. 185-186. 66. «La poésie doit parler du concret et non faire danser les principes abstraits comme des poupées», voir La parole poétique et le chrétien, p. 196. Pour notre texte, SW, t. 16, p. 186. 67. La parole poétique et le chrétien, p. 195. Pour notre texte, SW, t. 16, p. 186. 68. Ibid. 69. «En vous écrivant, dans ma lettre, de n’avoir pas de relations avec des débauchés, je n’entendais nullement les débauchés de ce monde, ou bien les cupides et les rapaces, ou les idolâtres; car il vous faudrait alors sortir du monde. Non, je vous ai écrit de ne pas avoir de rapports avec celui qui, tout en portant le nom de frère, serait débauché, cupide, idolâtre, insulteur, ivrogne ou rapace, et même, avec un tel homme, de ne point prendre de repas. Qu’ai-je à faire en effet de juger ceux du dehors? N’est-ce pas ceux du dedans que vous jugez, vous? Ceux du dehors, c’est Dieu qui les jugera. Enlevez le mauvais du milieu de vous» (1 Co 5,9-13). 70. La parole poétique et le chrétien, p. 197. Pour notre texte, SW, t. 16, p. 187.

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Il souligne, sans l’expliciter, que les chrétiens peuvent comprendre ces hommes (chrétiens anonymes) mieux que ceux-ci ne se comprennent eux-mêmes. Ces hommes, dit-il encore, sont un «don de la grâce de Dieu et même une célébration de la rédemption». Il conclut, enfin: Pourquoi donc devrions-nous ne pas l’aimer? Nous mépriserions la grâce de Dieu, si nous passions indifférents à côté de cet «humain»71.

Cette longue réflexion ou méditation de Karl Rahner entre très fortement en résonance avec la littérature dostoïevskienne telle que Nicolas Berdiaev la caractérise: Dostoievski est avant tout un grand anthropologiste, expérimentateur de la nature humaine. […] La science artistique ou, si l’on préfère, l’art scientifique de Dostoievski étudie la nature humaine dans ses replis sans fond, dans son étendue sans limites, mettant à nu ses couches les plus profondes et les mieux ensevelies. […] Dostoievski nous mène dans les bas-fonds obscurs, béants à l’intérieur de l’homme, à travers les plus épaisses ténèbres. Dans ces ténèbres une lumière doit briller. Il veut la faire jaillir72.

III. SECONDE THÈSE DÉPLOIEMENT ET APPLICATION DE LA THÈSE FONDAMENTALE 1. Énoncé de la deuxième thèse Dans la deuxième partie de son article, Karl Rahner expose une deuxième thèse qu’il présente comme un «développement [Entfaltung]» et une «application [Anwendung]» de sa thèse fondamentale. Elle considère les différentes manières dont l’auteur peut être chrétien. Cette seconde thèse s’énonce ainsi: Un auteur peut, légitimement, être un chrétien de différentes manières73.

Karl Rahner envisage une sorte de panorama de situations multiples dans lesquelles un auteur peut, effectivement et à juste titre, être considéré comme un chrétien. Il tente de «nommer» ces situations et détermine des catégories distinctes d’auteurs. Il explicite alors de véritables discernements théologiques. Il reconnaît que ces nomenclatures peuvent être quelque peu des «bizarreries [Seltsamkeiten]», et s’en excuse, 71. Ibid. 72. N. BERDIAEV, L’esprit de Dostoievski, trad. du russe A. NERVILLE, Paris, Stock, 1974, pp. 50-51. 73. «Ein Autor kann berechtigterweise in verschiedener Art Christ sein», SW, t. 16, p. 187.

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n’ayant pas trouvé d’autres formulations plus adéquates. Celles-ci sont au nombre de cinq: «l’auteur peut être chrétien quand il est et reste l’honnêtement régional»74, quand il est «l’homme affecté et accablé de questions qui dit comme question ouverte ce qu’il éprouve»75, quand il est «le pleinement chrétien-anonyme»76, quand il est «le non-catholique ne se comprenant pas catholique»77, et enfin, quand il est «l’auteur explicitement catholique»78. Parmi ces cinq catégorisations d’auteurs «chrétiens» et «catholiques», les trois premières se réfèrent à la notion du christianisme anonyme; la quatrième s’appuie sur certains fondamentaux d’une théologie de l’œcuménisme; la cinquième, qui concerne l’auteur explicitement catholique, fait appel de manière significative à la responsabilité du chrétien laïc. Pour bien comprendre les enjeux d’ouverture que comportent ces analyses, il convient de rappeler les contextes d’écriture ou de publication de cet article: un congrès du Comité central catholique allemand réuni en 1960 qui cherche à prendre en compte les questions de société, et, plus spécifiquement, un atelier inédit sur l’édition catholique laquelle était dans le devoir de ne publier que des ouvrages explicitement catholiques; puis, en 1962, dans le cadre de la commémoration d’une maison d’édition dont le fondateur avait fait preuve d’une liberté certaine. De même, il conviendrait de rappeler le contexte préconciliaire des initiatives et des recherches œcuméniques. Il serait erroné d’interpréter ces analyses rahnériennes comme une tentative de récupération de la littérature non-chrétienne et non-catholique: ce sont les analyses d’un théologien catholique qui s’adresse expressément à des catholiques et qui propose des principes de discernement afin de permettre à des éditeurs et des lecteurs chrétiens d’accueillir des œuvres non-chrétiennes et non-catholiques, en s’autorisant de leur propre foi et d’une intelligence approfondie de la Révélation chrétienne sur l’homme. Il s’agit d’une réflexion intra-théologique. Par ces analyses, Karl Rahner montre que l’accueil d’œuvres non explicitement chrétiennes ou catholiques n’est pas seulement justifié, mais qu’il devient un devoir ou une tâche pour le chrétien.

74. «Ein Autor kann christlich sein, indem er der redlich Regionale ist und bleibt», ibid. 75. «Der betroffen überfragte Mensch, der als offene Frage sagt, was er erfährt», ibid., p. 188. 76. «Der anonyme Vollchrist», ibid., p. 189. 77. «Der sich miβverstehende katholische Nichtkatholik», ibid., p. 190. 78. «Der explizit katholische Autor», ibid.

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2. L’auteur dont les déclarations portent sur le régional L’auteur qui est et qui reste «l’honnêtement régional» est celui qui cantonne volontairement son propos à tout ce qui a trait au quotidien et à l’immédiat de la vie et qui s’abstient de toute conception globale et définitive du monde. Pour montrer qu’un tel auteur peut effectivement être un chrétien, Karl Rahner rappelle tout d’abord que tout choix libre de sujet de parole ou d’écriture est un acte moral et par conséquent chrétien (ce qui a été explicité dans la première partie). D’autre part, le contenu de cette forme de déclaration qui reste dans la «limitation honnête à ce qui est apparent»79 n’en est pas moins authentiquement humain et par conséquent chrétien. Plus encore, cette limitation est implicitement une «confession muette au pluralisme des créatures dont l’unité dernière comme mystère reste, de façon indicible et immaîtrisable, cachée en Dieu et réservée à lui seul»80. Karl Rahner affirme qu’il y a un «véritable “positivisme” chrétien»81, un positivisme qui précisément ne cherche pas à se constituer idéologiquement en «représentation absolue du monde»82; un positivisme qui se fonde sur cette pluralité des choses «qui ne sont pas identiques avec Dieu et qui, “formalissime”, ne renvoient pas non plus immédiatement à lui»83. Le lecteur chrétien saura estimer les qualités d’un tel auteur honnêtement régional, qualités de discrétion et de réserve à l’égard de toute tentative de conception idéologique du monde ainsi qu’à l’égard de tout discours sur Dieu qui serait inapproprié. Karl Rahner rappelle qu’un chrétien n’apprécie pas qu’on parle de Dieu «de telle manière qu’on penserait l’avoir saisi»84. Remarquons que la valorisation de cette littérature de l’immédiat de la vie ne peut que rappeler l’attention portée par le théologien à la vie quotidienne dans sa propre réflexion théologique: «c’est précisément en demeurant ce qu’elle est, que la simple réalité quotidienne acceptée loyalement renferme le miracle continuel et le mystère secret que nous

79. «In seiner redlichen Beschränkung auf das Vordergründige», ibid., p. 187. 80. «Ein stillschweigendes Bekenntnis zu dem kreatürlichen Pluralismus, dessen letzte Einheit als Geheimnis unaussagbar und unverwaltbar in Gott verborgen und ihm allein vorbehalten bleibt», ibid. 81. «Ein richtiger christlicher “Positivismus”», ibid. 82. «Absoluten Weltanschauung», ibid., p. 188. 83. «Die mit Gott eben nicht identisch sind und “formalissime” als solche auch nicht unmittelbar auf ihn verweisen», ibid. S’il y a bien une dépendance radicale de la créature à l’égard de Dieu, il y a une différenciation et une autonomie: «Nous et les étants de notre monde, nous existons réellement et en vérité, et sommes distincts de Dieu, non pas bien que nous soyons posés par Dieu, mais parce que nous sommes posés par lui», TfF, p. 96. 84. «Als meine man, ihn begriffen zu haben», SW, t. 16, p. 188.

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appelons Dieu et sa grâce cachée»85. Ces réflexions sur l’auteur qui reste «l’honnêtement régional» s’inscrivent dans l’explicitation d’une mondanéité ou d’une profanité du monde86. 3. L’auteur dont les déclarations demeurent dans un questionnement ouvert Karl Rahner présente un deuxième type d’auteur tout à fait différent du précédent, quasiment à l’opposé. En effet, il ne s’agit plus de l’écrivain qui considère l’homme dans l’immédiat de sa vie quotidienne, mais au contraire de l’écrivain dont le regard se porte sur l’homme dans sa «misère» et son «ambiguïté abyssale»87. Un tel auteur, profondément sensibilisé et affecté, parlera de l’homme «comme question qui n’a pas de réponse»88, il exposera «un problème sans réponse»89; il ne cherchera pas non plus à apporter la «réponse chrétienne positive à cette question»90, il s’en défendra même: il «dira qu’il ne lui est pas donné plus à faire, qu’il ne peut comme écrivain dire que ce qu’il éprouve, et qu’il n’est pas un prédicateur ni un théologien»91. Ce qui, dans cette analyse, retient précisément l’attention de Karl Rahner, c’est l’intensité du questionnement de l’auteur qui se pose comme absolu: «la question posée en elle-même, “de manière absolue”»92. Remarquons que pour cette catégorie d’auteurs Karl Rahner entrevoit autant le poète que le philosophe. Karl Rahner envisage une première forme de questionnement sans réponse: celle qui signifierait que l’homme ne serait que «l’absurdité d’une question dans le néant vide»93. Un tel questionnement (du poète ou du philosophe) contiendrait alors une réponse qui serait fausse et

85. Vivre et croire aujourd’hui, trad. J. EVRARD – H. ROCHAIS (Médiations théologiques), Paris, Desclée de Brouwer, 1967, p. 10. La première partie de cet ouvrage, Réalités quotidiennes, 9-39, présente une théologie du quotidien et traite de différentes actions ou attitudes (travailler, marcher, être assis, voir, manger, rire, manger, dormir), ainsi que de l’expérience de la grâce dans la vie quotidienne. 86. Voir, par exemple, J.-B. METZ, Pour une théologie du monde (Cogitatio fidei, 57), Paris, Cerf, 1971; B. CHOLVY, Gaudium et Spes. Une compréhension théologique du monde et de la profanité, in Esprit & Vie 242 (2011) 2-11. 87. «Not», «abgründigen Fragwürdigkeit», SW, t. 16, p. 188. 88. «Als Frage […], der keine Antwort hat», ibid. 89. «Ein Problem ohne Lösung», ibid. 90. «Ohne die positive christliche Antwort auf diese Frage», ibid. 91. «Er wird sagen, daβ mehr zu tun ihm nicht gegeben sei, daβ er als Dichter nur sagen könne, was er erfahre, er aber kein Prediger und Theologe sei», ibid. 92. «Die gestellte Frage in sich, “absolut”», ibid. 93. «Die Absurdität einer Frage ins leere Nichts», ibid.

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qui ne pourrait être chrétienne. Karl Rahner ne sous-estime pas pour autant un tel questionnement; il lui accorde une valeur possible de radicalité94 et souligne – avec une certaine impatience ou lassitude – l’intérêt de tels écrits pour les lecteurs chrétiens: Assurément, dans un tel cas, il faut aussi se demander encore (de nouveau) si la radicalité du questionnement et de la mise en question de l’homme ne peut pas être, pour le petit-bourgeois lisse qui se trouve aussi en grand nombre parmi les chrétiens «croyants», un ébranlement salutaire qui ne peut être remplacé par les solutions paisiblement tempérées des bienpensants chrétiens moyens95.

Plus encore, la radicalité d’un tel questionnement peut dissimuler une acceptation plus fondamentale et non-explicite du «Mystère de Dieu qui pardonne»96. Karl Rahner rappelle qu’une telle acceptation peut exister chez l’écrivain lui-même, mais aussi dans ses œuvres, et cela d’autant plus, nous dit-il, que celles-ci, «dans l’inspiration poétique véritable, dépassent de loin les intuitions réflexives de l’écrivain»97. Enfin, le théologien souligne que la radicalité du désespoir exprimée par ce type de questionnement peut encore être bénéfique pour les lecteurs chrétiens dans la mesure où elle peut interpeller, de manière extrêmement vive, les ressources les plus profondes de la foi: Et dans tous les cas, il peut souvent être salutaire pour le lecteur chrétien d’entendre la question posée dans son désespoir radical, comme cri d’appel de la dernière force de la foi qu’il ne mobiliserait pas autrement98. 94. Karl Rahner n’a pas toujours été aussi nuancé à l’égard de ces auteurs qui offrent des questions sans réponses; il est, toutefois, facile d’en comprendre les contextes et les intentions différenciées. En 1957, dans une revue d’étudiants, il écrivait: «Quand on n’a rien d’autre à offrir que des questions sans réponse, on ne devrait pas persister à proposer sa pensée comme une conception générale du monde; les gens savent bien, sans qu’on le leur dise, qu’on ne peut avoir réponse à tout, tant s’en faut. Mais vivre sans trouver un sens à son existence, c’est s’ôter le droit de tenir son scepticisme pour très profond. Pour croire que derrière le monde qui s’offre à nous il n’y a rien, il ne faut pas avoir creusé très loin: la “profondeur” dont on a alors le sentiment ne se distingue pas de la superficialité», L’intellectuel, menus propos sur ses attitudes religieuses, in Mission et grâce. II Serviteurs du peuple, [Tours], Mame, 1963, p. 221. 95. «Freilich ist auch in einem solchen Fall noch zu fragen (einmal), ob nicht die Radikalität der Fragestellung und der Infragestellung des Menschen gegenüber dem glatten Spieβbürger, der sich auch unter den “gläubigen” Christen massenhaft findet, eine heilsame Erschütterung sein kann, die durch die beruhigt temperierten Lösungen durchschnittlich christlichen Wohlmeinens nicht ersetzt werden kann», ibid. 96. «Geheimnis des vergebenden Gottes», SW, t. 16, p. 189. 97. «Bei wirklich dichterischer Inspiration oft weit die reflexen Intuitionen des Dichters überbieten», ibid. 98. «Und auf jeden Fall: Der christliche Leser kann die Frage in ihrer radikalen Verzweiflung oft zu seinem Heil hören als Anruf der letzten Kraft des Glaubens, die er sonst nicht einsetzen würde», ibid.

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Karl Rahner revient alors aux œuvres littéraires ou philosophiques dans lesquelles la question est «vraiment laissée ouverte»99. L’orientation de sa démonstration est manifestement contextualisée par une controverse dont il avait déjà fait état au début de son analyse et qu’il reprend ici: un chrétien ne peut rejeter une question posée et laissée ouverte en objectant qu’elle doit toujours être immédiatement accompagnée de sa solution. Karl Rahner préfère y voir une dynamique générale de la pensée dans laquelle s’inscrit toute œuvre: Toute poésie et toute philosophie n’est qu’un moment d’un dialogue incessant de l’humanité100.

Pour appuyer cette réflexion, il prend la comparaison de la vie humaine dans laquelle les instants se différencient effectivement, tout en restant ouverts à la vie entière: il ne peut ainsi être demandé à l’instant de la peur d’être l’instant de l’amour, ni à celui de l’abandon d’être déjà celui de la consolation, ni à celui de la mort d’être déjà celui de la résurrection. Seule cette prise en charge de ces moments différenciés s’inscrivant dans un tout conduit à la pleine et vraie maturation; cela vaut pour la littérature comme pour la vie, et il en est de même pour la question et pour la réponse. Karl Rahner propose une dernière comparaison tout à fait éloquente pour faire comprendre la profondeur et l’abîme possible de ce questionnement sans réponse: Mais là où la question est endurée dans une pure ouverture, humblement et docilement, la réponse est déjà là, bien que cachée, même si elle est encore enfouie dans le silence, comme à la croix et dans le tombeau du Samedi Saint, déjà avant la Pâque, la victoire de la vie était acquise101.

Il conclut en réaffirmant son propos: Il peut y avoir cet auteur affecté et accablé de questions qui dit ce qu’il éprouve comme question ouverte, et celui-ci est aussi en tant que tel un chrétien102.

Soulignons de nouveau que cette réflexion sur le questionnement humain est récurrente et essentielle dans la théologie rahnérienne. Le 99. «Wirklich offengelassen», ibid. 100. «Jede Dichtung und jede Philosophie ist ja nur ein Moment an einem unaufhörlichen Gespräch der Menschheit», ibid. 101. «Wo aber die Frage in reiner Offenheit demütig gehorsam erdultet wird, ist schon, obzwar verborgen, die Antwort da, auch wenn sie noch im Schweigen begraben ist, so wie am Kreuz und im Grab des Karsamstags, schon vor Ostern, der Sieg des Lebens erstritten wurde», ibid. 102. «Den betroffen überfragten Autor, der sagt, was er erfährt als offene Frage, darf es geben, und er ist auch als solcher ein Christ», ibid.

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rapport de la question et de la réponse est constitutif de l’épistémologie du Traité fondamental de la foi. Le cercle de la question et de la réponse fonde l’unité de la philosophie et de la théologie: d’une part, la question crée la condition de l’écoute effective de l’énoncé du christianisme, et, d’autre part, cet énoncé, comme réponse, «ramène la question à son autoréalité réflexive»103. Autrement dit, la réponse chrétienne requiert l’approfondissement du questionnement humain, jusque dans sa radicalité la plus intense. Aussi, le chrétien devrait-il être d’autant plus capable d’entendre les questionnements de l’homme, quels qu’ils soient, dans leurs retranchements les plus extrêmes. Ces questionnements de l’homme peuvent s’exprimer d’une manière particulière dans la littérature et dans toutes les formes artistiques. 4. L’auteur, pleinement chrétien-anonyme Karl Rahner aborde une troisième catégorie d’auteur: l’auteur «pleinement chrétien-anonyme». Il rappelle que, selon la doctrine catholique, un tel homme chrétien-anonyme existe. Il montre alors que le contenu de la déclaration d’un tel auteur peut, de fait, exprimer la réalité chrétienne même si la formulation de cette dernière ne correspond pas au langage ecclésial traditionnel: Alors, il est tout à fait pensable qu’un homme en tant qu’auteur exprime et décrive cette réalité sienne et acceptée de sauvé et de croyant-aimant104.

Un tel auteur n’aura pas une conscience explicite du contenu chrétien de sa déclaration; cependant, il appartient aux chrétiens d’entendre cette dimension chrétienne. Karl Rahner n’hésite pas à dire qu’une telle déclaration est, peut-être, «plus apte à éveiller la vie et à être assimilée que [cela ne serait le cas] dans une formule simplement traditionnelle, dogmatiquement correcte mais non vraiment comprise et non accomplie existentiellement»105. Aussi convie-t-il les chrétiens à «éduquer [schulen]» leur oreille à de telles déclarations et conclut, de manière tout à fait significative, qu’une telle écoute permettrait de renouveler et d’enrichir le langage de l’expression explicitement chrétienne, ce dont il souligne, de surcroît, l’urgence: 103. Voir TfF, p. 24. 104. «Dann aber ist es durchaus denkbar, daβ ein Mensch als Autor diese seine erlöste und glaubend-liebend angenommene Wirklichtkeit auch aussagt, darstellt», SW, t. 16, p. 189. 105. «Lebensweckender und assimilierbarer als in einer dogmatisch korrekten, aber nicht wirklich verstandenen, existentiell unvollzogenen, bloβ traditionellen Formel», ibid., p. 190.

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nous pourrions à cet égard, pour notre bien et celui de beaucoup d’autres, faire évoluer la tournure grammaticale et le style de la déclaration expressément chrétienne, ce qui serait nécessaire de toute urgence106.

Remarquons que cette «éducation» pourrait s’étendre à tous les arts; elle favoriserait un accueil et un discernement de formes d’expression inhabituelles capables, toutefois, de renouveler les expressions artistiques chrétiennes traditionnelles. 5. L’auteur chrétien non-catholique La quatrième catégorie d’auteur proposée par Karl Rahner concerne les auteurs chrétiens non-catholiques. Cette dénomination du «noncatholique ne se comprenant pas comme catholique» serait difficilement utilisable aujourd’hui. Les arguments avancés dans cette réflexion exposent des principes fondamentaux d’une théologie de l’œcuménisme dont il faudrait aujourd’hui considérer toute l’évolution et tous les acquis107. Karl Rahner rappelle qu’il résulte incontestablement, d’une histoire de la chrétienté occidentale longue de quatre siècles, de vraies différences «dans le style de la pensée et de l’expression, dans les inclinaisons de la pensée et dans les perspectives de réflexion»108, mais qu’au-delà de ces «réelles différences de doctrine et de vie»109 beaucoup de choses considérées «comme opposées [für gegensätztlich]» appartiennent au catholicisme et devraient être reconnues comme telles. Il renvoie plus radicalement à la question d’une cohérence de fond: on ne peut pas à la fois reconnaître d’un chrétien non-catholique la bonne foi et la justification et affirmer qu’il puisse «soutenir des opinions divergentes avec l’Esprit-Saint de la foi et avec la décision existentielle fondamentale de nature absolue»110; il conviendrait bien plutôt que ces différences soient écoutées et entendues par les catholiques. Il souligne

106. «Wir könnten daran Grammatik und Stil ausdrücklich christlischer Aussage zu unserem und vieler anderer Heil weiterentwickeln, was dringend notwendig wäre», ibid. 107. Concernant l’approche rahnérienne de l’œcuménisme, voir entre autres: Pour l’unité du christianisme. Propositions pratiques, dialogue avec John A. O’Brien, Chicago (1964), in P. IMHOF – H. BIALLOWONS (éds), Le courage du théologien. Dialogues, trad. J.-P. BAGOT (Théologies), Paris, Cerf, 1985, 26-33; Signification positive du christianisme évangélique pour l’Église catholique elle-même et Unité fondamentale de la christianité et question du «sens» de la division, TfF, 407-411. 108. «Im Stil des Denkens und Sagens, im Gedankengefälle, in Betrachtungsperspektiven», SW, t. 16, p. 190. 109. «Wirklichen Verschiedenheiten in Lehre und Leben», ibid. 110. «Die abweichenden Meinungen gar nicht mit dem Hl. Geist des Glaubens und gar nicht mit der existentiellen Grundentscheidung absoluter Art vertreten», ibid.

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alors que «souvent, il n’existe même pas un vrai dissentiment sur la chose, mais une différence dans la manière de dire et dans la perspective de réflexion»111. Ne voulant pas développer plus cette question, Karl Rahner conclut: «en tout cas, il y a aussi cette sorte d’auteurs catholiques»112. 6. L’auteur explicitement catholique La dernière catégorie d’auteur envisagée est «l’auteur explicitement catholique». Karl Rahner considère que malgré les apparences «il y aurait beaucoup de choses à dire et des choses difficiles»113 à son propos. L’auteur catholique dont il s’agit est celui qui écrit ou parle «“à titre privé”, comme laïc»114, celui qui n’a pas une mission officielle ecclésiale, d’enseignement ou de prédication. Cependant, il est bien un «confesseur»115 qui exprime «à partir de lui, la réalité chrétienne qu’il éprouve et qu’il tient, le message reçu et accompli»116. Karl Rahner se fait alors le défenseur de l’existence, non seulement possible mais effective, de tels auteurs du «christianisme réalisé»117. Ceux-ci n’exposent pas «l’enfer intérieur de l’homme»118; ils ont, bien plutôt, «le courage de “bâtir” dans le meilleur sens du terme biblique»119, à l’instar de l’expression poétique orientale. Il souligne que cette déclaration exprimant le vécu chrétien de la grâce (qu’il décrit en quelques mots) a une «particularité unique»120 qui la différencie de toutes les autres formes de déclarations en raison même de son objet: celui-ci relève précisément de la foi. Cette déclaration, par le fait même, appartient «à la parole de la foi sans confusion possible»121, même si celle-ci reste réservée et discrète. Karl Rahner, dans un souci d’adaptation et d’audibilité du langage de la foi, convie tout à la fois les théologiens à être moins 111. «Oft nicht einmal ein wahrer Dissens in der Sache, sondern eine Differenz in der Aussageweise, in der Betrachtungsperspektive», ibid. 112. «Jedenfalls aber gibt es auch diese Art katholischer Autoren», ibid. 113. «Und doch wäre vieles und Schwieriges zu sagen», ibid. 114. «“Privat” als Laie», ibid., p. 191. Pour la théologie rahnérienne du laïcat, voir, entre autre: L’apostolat des laïcs, in Nouvelle Revue Théologique 78 (1956), no 1, 2-32; Signification de la condition chrétienne, in Mission et Grâce. III Au service des hommes, 9-46. 115. «Bekenner», SW, t. 16, p. 191. 116. «Von ihm erfahrene und bestandene christliche Wirklichkeit, die angekommene und verwirklichte Botschaft», ibid. 117. «Realisiertes Christentum», ibid. 118. «Die inwendige Hölle des Menschen», ibid. 119. «Den Mut […], im besten biblischen Sinn des Wortes zu “erbauen”», ibid. 120. «Einmalige Eigenart», ibid. 121. «Dem Wort des Glaubens unverwechselbar», ibid.

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dépendants des théories et les laïcs à être plus audacieux. Il termine en disant qu’il faudrait encore évoquer l’écrivain qui est officiellement un auteur catholique et chrétien explicite, ainsi que l’écrivain qui fait œuvre de théologie et d’édification; mais ce serait là, ajoute-t-il, un autre sujet à reprendre complètement «en son fondement [von Grund]»122. Remarquons que ces considérations sur «l’auteur explicitement chrétien» sont d’une nature très différente de celle des textes Prêtre et poète et La parole poétique et le chrétien: dans l’un et l’autre, Karl Rahner explicitait une articulation et une affinité entre la poésie et la Parole de Dieu; il maintenait toutefois chacun des deux termes dans leur domaine respectif. Dans cet article, il considère la parole poétique et littéraire comme une authentique parole de foi. En ce sens, la parole poétique rejoint la théologie, d’où la référence aux théologiens-poètes orientaux. Nous constaterons que, dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie de 1982, Karl Rahner se confronte précisément à cette question d’une unité de la poésie et de la théologie, à tel point qu’il exprime le souhait d’une «théologie poétisante». Nous aurons donc à rendre compte de ce déplacement opéré. Cet article pourrait en quelque sorte correspondre à la reprise en son fondement de la question de l’«auteur pour ainsi dire officiellement et explicitement catholique et chrétien», et de «l’écrivain théologique et édifiant» évoquée ci-dessus. Quant à l’auteur catholique non-officiel, qui agit «à titre privé comme laïc», nous en trouverons un développement dans l’article à propos de Luise Rinser De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, de 1962. IV. UNE

TROISIÈME THÈSE

En conclusion de son article, Karl Rahner introduit, sans la développer, une troisième thèse: L’auteur est tout à fait – et même toujours fondamentalement – susceptible d’être jugé et critiqué à partir d’une échelle de mesure chrétienne123. 122. Karl Rahner a renforcé cette considération dans la dernière version (C) des Schriftens zur Theologische, notamment par l’ajout de cette expression «von Grund»: «Si toutefois cela devait se faire, cela devrait être repris de manière tout à fait nouvelle [Wenn aber dies geschehen sollte, müβte nochmals ganz neu angefangen werden]», pour les deux premières versions (A et B); «Ce serait cependant un autre sujet qui devrait être repris à son fondement de manière tout à fait nouvelle [Doch wäre dies ein neues Thema, das von Grund auf neue angefangen werden müβte]», version (C). 123. «Der Autor ist durchaus – und grundsätzlich sogar immer – von einem christlichen Maβstab her beurteilbar und kritisierbar», SW, t. 16, p. 191. Dans les deux premières versions (A et B), Karl Rahner avait typographiquement distingué une troisième partie; il introduisait cette troisième thèse en disant qu’elle pouvait s’établir d’elle-même «à partir

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Il complète cette première affirmation par une précision tout à fait significative: Une telle échelle de mesure ne s’applique pas de l’extérieur, mais de l’intérieur, à l’essence et à l’œuvre de l’auteur124.

Cette thèse est la résultante immédiate, par effet de retour, des deux thèses précédentes dans lesquelles il a été démontré que la réalité chrétienne est inhérente à l’être-là de l’homme, que le christianisme est un existential qui affecte inéluctablement et de l’intérieur l’engagement existentiel de l’homme, et que l’auteur, dans son acte même de création et dans le contenu de sa déclaration, est ainsi nécessairement et de l’intérieur situé par rapport au christianisme dans un oui ou un non. Le théologien et le chrétien ont, ainsi, la possibilité d’avoir un regard, une interprétation et un discernement sur un auteur et son œuvre à partir même de la révélation chrétienne. Karl Rahner fonde et légitime par là une herméneutique chrétienne des œuvres d’art. Il termine son article par cette phrase: Si les conclusions étaient établies à partir de cette proposition, ce que la première proposition dans sa simplicité formelle et non-protégée veut dire deviendrait évident: l’auteur en tant que tel se tient sous l’appel de la grâce du Christ et doit être, de ce fait, un chrétien125.

Karl Rahner ne développe donc pas du tout ces conclusions possibles. Il lui faudrait certainement considérer des auteurs précis. Il laisse donc à chacun le soin de réaliser la mise en œuvre d’une appréciation possible selon une échelle de mesure chrétienne. Il se contente de remarquer qu’un authentique regard de reconnaissance et de discernement chrétien à l’égard des écrivains et de leurs œuvres, de ce qu’ils et elles révèlent de l’homme dans ses diverses dimensions (régionales, questionnantes,

des deux premières thèses [von den beiden ersten Thesen her sich von selbst eine dritte ergeben]». 124. «Ein solcher Maβstab ist dem Wesen und Werk des Autors nicht äuβerlich, sondern von innen her mitgegeben», ibid., pp. 191-192. Le substantif «der Maβstab» évoque originellement le bâton de mesure, nous le traduisons par «échelle de mesure»; nous aurions éventuellement pu le traduire par «critère» (chrétien), mais nous verrons dans le texte suivant que Karl Rahner utilise les deux termes «Maβstab» et «Kriterium». 125. «Würden die Folgerungen aus diesem Satz aufgestellt, dann würde ersichtlich, was der ertste Satz in seiner formalen und ungeschützten Einfachheit sagen will: Der Autor als solcher steht unter der Gnade Christi und hat so ein Christ zu sein», SW, t. 16, p. 192. Cette dernière remarque est rajoutée dans la dernière version (C) et remplace la finale de la première version (A) qui se contentait d’indiquer que cette dernière thèse sera le sujet des discussions dans le groupe de travail, tandis que la version intermédiaire (B) se terminait simplement par la phrase précédente.

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etc.) viendrait confirmer d’une manière effective la thèse première et fondamentale de sa contribution. La problématique de cette troisième thèse, celle d’un discernement à partir d’une échelle de valeur chrétienne, est une problématique que nous retrouvons dans d’autres domaines de la pensée théologique rahnérienne. Elle est une conclusion théologique et une conséquence directe d’une approche transcendantale du christianisme qui comprend celui-ci comme un existential, autrement dit comme une structure inhérente et a priori de tout le champ de l’existence de l’homme. Remarquons que cette problématique se retrouve dans d’autres champs de la théologie, notamment concernant les religions. Dans le Traité fondamental de la foi et dans sa réflexion sur l’histoire du salut et de la Révélation, Karl Rahner expose une dimension critériologique du mystère du Christ126.

126. Jésus Christ comme critère de discernement, TfF, pp. 183-184. Remarquons que le terme utilisé, ici, par Karl Rahner est le substantif «Kriterium» [Jesus Christus als das Kriterium der Unterscheidung]. La perspective est plus celle d’un discernement critique: «C’est seulement dans l’événement plénier et insurpassable propre à l’auto-objectivation historique de l’autocommunication divine au monde en Jésus Christ qu’existe un événement qui, comme eschatologique, est soustrait, principiellement et absolument, à une dépravation historique, à une perversion au sein de l’histoire ultérieure de la Révélation catégoriale et des désordres de la religion. […] C’est pourquoi, à partir de Jésus Christ, le Crucifié et le Ressuscité, il existe un critère pour discerner, dans l’histoire concrète des religions, entre ce qui est mécompréhension humaine de l’expérience transcendantale de Dieu et ce qui est son interprétation légitime. C’est seulement à partir de lui qu’est possible, en un sens ultime, un tel discernement des esprits».

CHAPITRE 5

L’ÉCRIVAIN CHRÉTIEN ET L’ESPÉRANCE DE LA GRANDEUR ET DE LA MISÈRE DE L’ÉCRIVAIN CHRÉTIEN (1971)

L’article De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien a été écrit par Karl Rahner en 1971 pour un petit ouvrage collectif à l’occasion du soixantième anniversaire1 de l’écrivaine allemande Luise Rinser (1911-2002) et à la demande de celle-ci2. Luise Rinser rencontra Karl Rahner en 1962 et une relation étroite les liera pendant plusieurs années3. Le texte sera repris à l’identique à l’occasion du soixante-cinquième anniversaire de l’écrivaine4. Il sera édité, entre temps, dans un ouvrage de Karl Rahner regroupant différentes contributions, articles et interviews5. Le texte sera encore repris dans un ouvrage collectif sur Luise Rinser en 19866. Luise Rinser fut romancière, critique littéraire, essayiste et journaliste, obtint de nombreux prix et distinctions. Ses œuvres ont été traduites dans de nombreuses langues. Son premier roman est remarqué par Herman Hesse et Thomas Mann; elle sera proche de Heinrich Blöch. Personnalité d’une grande richesse, complexe, voire ambiguë, sa vie fut tout, sauf linéaire et simple. Ses engagements, ses prises de position et ses relations, tant sur le plan personnel que littéraire, ecclésial et politique, provoquèrent à son égard et à l’égard de son œuvre des attitudes diverses et 1. Luise Rinser, Zu ihrem 60. Geburtstag am 30. April 1971, Frankfurt am Main, Fischer, 1971, 35-46. Il s’agit de la version A du texte. 2. La demande apparaît dans une lettre de Luise Rinser à Karl Rahner datée du 28 janvier 1967, in L. RINSER, Gratwanderung. Briefe der Freundschaft an Karl Rahner 1962-1984, München, Kösel, 1994, p. 404; voir SW, t. 23, pp. XV, 645 note c. 3. Luise Rinser relate sa rencontre avec Karl Rahner et fait état de leur amitié dans son livre autobiographique L. RINSER, Saturn auf der Sonne, Frankfurt am Main, Fischer, [1994] 2002, pp. 208-238, ainsi que dans la préface de l’ouvrage cité ci-dessus, Gratwanderung. Briefe, 7-13. 4. Luise Rinser, Zu ihrem 65. Geburtstag am 30. April 1976, Frankfurt am Main, Fischer, 1976, 39-50. 5. K. RAHNER, Herausforderung des Christen. Meditationen, Reflexionen, Interviews, Freiburg i.Br, Herder, 1975, 96-108. Il s’agit de la version B du texte. Les différences entre les versions A et B sont infimes, elles ne concernent que quelques mots. La version de Sämtliche Werke que nous utilisons correspond à cette version B: SW, t. 23, 160-170. 6. H.-R. SCHWAB (éd.), Luise Rinser. Materialien zu Leben und Werk, Frankfurt am Main, Fischer, 1986, 89-102.

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opposées. Le titre même de la thèse que lui a consacrée Françoise Heinrich (seule contribution conséquente en langue française sur Luise Rinser), L’œuvre de Luise Rinser, un itinéraire spirituel ou le mariage des contradictions7, ainsi que celui de sa biographie écrite par le philosophe, théologien et poète (et ami), José Sánchez de Murillo à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de l’écrivaine, en 2011, Luise Rinser. Ein Leben in Widersprüchen [Luise Rinser. Une vie de contradictions]8, le soulignent. Les premières œuvres de Luise Rinser firent tout d’abord l’objet d’un engouement: s’y reflétait l’aspiration à une autre Allemagne à laquelle nombre de ses lecteurs s’attachaient; l’écrivaine offrait l’image de la résistante9. Elle fut ensuite considérée comme une écrivaine catholique en raison de l’orientation explicitement chrétienne que prit son œuvre. Dans ses romans, «une réalité commune se dégage, celle de la grâce agissante, de l’Esprit qui meut les âmes»10. Elle acquit alors un public croyant dont une partie, plus traditionnelle et conservatrice, ne comprenait pas nécessairement pour autant le sens réel de son œuvre, n’y voyant qu’une œuvre édifiante. À l’inverse, cette orientation suscita de nombreuses critiques de la part de certains milieux littéraires portés par des tendances et des mouvements opposés: il lui était reproché une œuvre trop pieuse et naïve, proche de la bigoterie, insuffisante sur le plan artistique. Par ailleurs, la reconnaissance qui fut la sienne en tant qu’auteure catholique lui valut d’être journaliste accréditée pour suivre le concile Vatican II11. Sollicitée par les nouveaux défis de son temps, l’évolution 7. F. HEINRICH, L’œuvre de Luise Rinser, un itinéraire spirituel ou le mariage des contradictions, Thèse de doctorat de 3e cycle, Lille III, direction A.-M. BOUISSON, 1980, p. 364. Voir aussi, du même auteur, La question de l’engagement clérical chez Luise Rinser, in A. SCHOBER (éd.), Le christianisme dans les pays de langue allemande. Enjeux et défis, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 1997, 169-188. Une quinzaine de romans de Luise Rinser sont traduits en français, ainsi que son essai Une femme d’aujourd’hui et l’Église, trad. S. DE LALÈNE – G. DE LALÈNE, Paris, Seuil, 1970. 8. J. SÁNCHEZ DE MURILLO: Luise Rinser. Ein Leben in Widersprüchen, Frankfurt am Main, Fischer, 2011. 9. Pour cette brève présentation, nous nous référons à la thèse de Françoise Heinrich qui, par la date de sa rédaction, reflète les enjeux et les tensions de ce contexte tels qu’ils étaient alors perçus. Toutefois, bien des éléments de la vie de Luise Rinser ont été, depuis, révélés et complexifient la perception de sa vie et de son œuvre tant durant ces périodes de guerre et d’après-guerre que dans une période plus contemporaine. Ces apports n’ont pas d’incidence directe pour la lecture du texte de Karl Rahner. 10. HEINRICH, L’œuvre de Luise Rinser, p. 364. 11. «Le fait d’être déjà classée, avec Gertrude von Le Fort et Elisabeth Langgässer, parmi les “poétesses chrétiennes les plus remarquables de la littérature allemande moderne”, selon la formulation de Karlheinz Schauder, vaut à Luise Rinser de figurer au nombre des rares personnalités laïques et des femmes, beaucoup plus rares encore, à avoir été choisies dans le monde entier comme journaliste accréditée près de ce concile jusqu’à sa clôture en 1966», HEINRICH, La question de l’engagement clérical, p. 174.

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de son pays, les mutations de la société et de l’Église, Luise Rinser ne cessera de donner à sa vie et à son œuvre une forme engagée et souvent contestée humainement, religieusement et politiquement: il en sera ainsi jusqu’à la fin de sa vie. La contribution de Karl Rahner concerne l’œuvre littéraire et chrétienne de Luise Rinser et s’inscrit dans le contexte littéraire et polémique des années soixante et du début des années soixante-dix. Le théologien se pose en défenseur de l’écrivaine. À la différence de son essai Prêtre et poète dans lequel il ne faisait référence à aucun des poèmes de son confrère Jorge Blajot, Karl Rahner cite explicitement des romans de Luise Rinser, renvoie à des personnages précis et fait preuve d’une connaissance manifeste et en profondeur de ses œuvres. Cet article, par son caractère fortement polémique, montre la puissance de l’art rhétorique du jésuite, sa capacité à se saisir des propos de ses adversaires pour les retourner contre eux. Nous porterons, cependant, notre attention essentiellement sur les éléments ou les arguments théologiques, et nous ne nous attarderons pas, volontairement, sur les débats contextuels et culturels ni sur l’œuvre rinsérienne. Enfin, avant d’entrer dans l’analyse du texte, notons que nous n’avons trouvé aucune référence à cet article (sauf erreur de notre part) dans les quelques études sur la question de l’art, de la poésie ou de l’esthétique théologique chez Karl Rahner. Relativement à cette problématique, cet article est pourtant tout à fait important. I. PRÉLIMINAIRES Karl Rahner commence par positionner sa contribution. En tant que théologien, il considère ne pas être qualifié pour évaluer l’œuvre de Luise Rinser selon l’«échelle de mesure [Maβstab]»12 qui lui conviendrait, c’est-à-dire d’un point de vue proprement littéraire. Cependant, il n’hésite pas à affirmer que le théologien a bien quelque chose à dire, et, plus encore, qu’«il doit dire quelque chose d’autre»13. S’il reconnaît que ce «quelque chose d’autre» demeure d’ordre très général, il espère toutefois que son lecteur saura le mettre en relation avec l’œuvre même de Luise Rinser.

12. Le substantif «der Maβstab» revient de nombreuses fois dans le texte. Comme nous l’avions indiqué à propos de la troisième thèse de l’article précédent La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, «Maβstab» évoque originellement le bâton de mesure; nous le traduisons par «échelle de mesure». 13. «Er muβ anderes sagen», SW, t. 23, p. 160.

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Ces premières lignes ne sont pas un simple effet de posture. Elles posent une véritable problématique: celle de la conjonction ou de l’interférence possible entre un discours théologique, dans son épistémologie propre, et l’«évaluation [Wertung]» d’une œuvre d’art singulière. Karl Rahner en relève le défi dans cet article. En effet, tout le développement de l’article manifestera que les analyses théologiques ne sont pas extrinsèques à une authentique évaluation de l’œuvre littéraire de Luise Rinser, et cela, jusqu’à pouvoir en défendre, dans une certaine mesure, sa qualité artistique, puisque c’est bien là finalement ce qui est mis en cause par les détracteurs de l’écrivaine. Cette question se fera plus aiguë dans l’une ou l’autre étape de l’argumentation rahnérienne; nous ne manquerons pas de l’indiquer. II. AU

FONDEMENT DE L’ŒUVRE

Dans une première partie, Karl Rahner plonge au cœur de la polémique. Sa méthode est simple: aborder frontalement les reproches adressés à l’écrivaine et à son œuvre, en les invalidant. Les contestations, telles qu’elles apparaissent dans le texte, se concentrent essentiellement sur la dimension explicitement chrétienne de l’œuvre rinsérienne; il lui est reproché un caractère trop engagé, une positivité et naïveté qui n’expriment pas la situation désespérée de l’homme contemporain, et, au final, un manque de qualité artistique. 1. La notion d’«intention de l’œuvre» Dans ce contexte, Karl Rahner va droit au but: Entrons dans la question proprement dite!14

Loin de démentir la dimension chrétienne de l’œuvre de Luise Rinser, il prend le parti de l’affirmer et, plus encore, d’en expliciter la validité et la dynamique de fond. Il définit, en une phrase dense, l’impulsion et le mouvement qui habitent et animent de l’intérieur l’œuvre rinsérienne: Indubitablement l’œuvre de Luise Rinser veut servir l’homme, veut l’aider, l’aider à devenir sauvé et – ce qui, pour elle, est en définitive la même chose – à être un chrétien15. 14. « Mitten in die eigentliche Frage hinein!», ibid. 15. «Zweifellos will das Werk Luise Rinsers dem Menschen dienen, will ihm helfen, heil zu werden, und – das ist für sie schlieβlich dasselbe – ein Christ zu sein», ibid. Dans la version A, il n’y a pas de virgule après «helfen»; l’ajout de celle-ci, pour autant qu’il ne s’agisse pas d’une erreur de copie, nous conduit à répéter le verbe «aider».

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Karl Rahner insiste sur le fait qu’il s’agit bien de l’œuvre elle-même (cela est mis en évidence par la typographie en italique), d’une dynamique interne de l’œuvre, d’une tension sotériologique qui habite l’œuvre. Cette tension interne et implicite de l’œuvre rinsérienne ne pouvait que s’approfondir dans un mouvement intrinsèque et, par la suite, se découvrir chrétienne et s’affirmer explicitement comme telle. C’est en ce sens que Karl Rahner prend soin, après cette première affirmation, de préciser qu’il ne parle pas de l’écrivaine: Je ne dis pas: la poétesse a cette intention dans son travail16.

Il rappelle à ce propos que Luise Rinser a toujours vigoureusement contesté une quelconque intention de prosélytisme, et il souligne que ses œuvres, de par leur caractère et leur contenu, démentent aussi une telle intention: celles-ci ne peuvent incontestablement pas relever «d’une intention édifiante ou pédagogique»17. Cette première distinction sera présente tout au long de l’argumentation de l’article et de la défense de l’œuvre rinsérienne. Elle manifeste une compréhension de la particularité ou de la nature de l’œuvre artistique. Cette particularité de l’œuvre est la résultante de la particularité ou de la nature même de l’acte de création artistique et de la compréhension que nous pouvons en avoir. En effet, Karl Rahner poursuit en affirmant: L’écrivain crée des personnages vivants et non des poupées qui présentent ou jouent des théories18.

Cette affirmation reprend une réflexion déjà rencontrée dans deux articles précédents19. Karl Rahner emploie, ici, le verbe «créer [schaffen]», terme qui n’apparaît que peu souvent dans ses textes relatifs à l’art: aussi, revêt-il une pleine signification. C’est l’acte de création artistique dans sa spécificité et sa constitution qui est visé. Karl Rahner développera ultérieurement ce qu’il entend par «créer des personnages vivants». Dans sa réflexion immédiate, il veut, avant tout et formellement, différencier 16. «Ich sage nicht: die Dichterin hat bei ihrer Arbeit diese Absicht», ibid. 17. «Aus einer erbaulichen oder pädagogischen Absicht», ibid. La lecture que nous avons pu faire de ses romans traduits en français nous le confirme. 18. «Der Dichter schafft lebendige Gestalten, nicht Puppen, die Theorien vortragen oder spielen», ibid. Dans la mesure où il est question ici essentiellement de romans, nous choisissons de traduire «Gestalten» par «personnages» et non par formes ou figures. 19. «La poésie doit parler du concret, et non faire danser les principes abstraits comme des poupées», voir La parole poétique et le chrétien, p. 196. Cette réflexion (comme tout le passage dans lequel elle s’inscrit, nous l’avons vu) se retrouve à l’identique dans La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, p. 186. Karl Rahner évoquait aussi une fausse poésie qui recherche une clarté édifiante: «cette clarté édifiante simple que tant de mauvais pédagogues désirent si volontiers pour leurs élèves bien gardés».

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une intention édifiante qu’on voudrait attribuer à l’écrivaine et que celle-ci appliquerait extérieurement à son œuvre, d’une intention inhérente à l’œuvre elle-même et qui relève d’une dimension intime et personnelle de l’acte de création littéraire rinsérienne. Pour soutenir ce propos, il explicite la notion d’«intention de l’œuvre [“Absicht des Werkes”]» qui est la dynamique immanente et inhérente à l’œuvre elle-même20. On peut ainsi parler, à propos de l’œuvre de Luise Rinser, «d’une intention chrétienne de l’œuvre même»21. Karl Rahner souligne que cette intention chrétienne de l’œuvre rinsérienne s’est affermie et est devenue plus distincte et manifeste au fil de ses œuvres. Cette intention chrétienne était présente dès l’origine de l’œuvre rinsérienne, «au fondement du commencement de la création de Luise Rinser»22, même si cette intention chrétienne, en son début, se cherchait encore elle-même, et si une compréhension ou une conscience plus aiguë et accomplie de ce que pouvait être un personnage sauvé ou, tout au moins, décidé à parcourir un chemin vers son être-sauvé, ne s’est forgée que progressivement. Autrement dit, et pour reprendre la terminologie de l’article précédent, l’intention chrétienne de l’œuvre de Luise Rinser appartient en propre à sa qualité d’auteur et ne relève pas d’une intention nouvelle qui s’appliquerait de l’extérieur; elle appartient bien au fondement et à l’origine de l’œuvre rinsérienne. Karl Rahner reviendra sur cette question quand il proposera de définir un «critère [Kriterium]» pour différencier une œuvre chrétienne authentique d’une œuvre qui n’est que l’habillage de théories ou dogmes chrétiens. Avant de poursuivre l’analyse du texte, nous ne pouvons pas ne pas remarquer et indiquer la similitude entre, d’une part, les termes employés dans l’affirmation déjà évoquée et dénonçant une compréhension erronée de l’acte de création artistique: «l’écrivain crée des personnages vivants et non des poupées [Puppen] qui présentent ou jouent des théories», et, d’autre part, ceux utilisés en vue d’invalider une compréhension faussée 20. La phrase de Karl Rahner est la suivante: «Cependant, cette absence d’intention de l’écrivain ne supprime pas la dynamique, immanente de soi à l’œuvre, de ce qui est déclaré [Doch diese Absichtslosigkeit des Dichters hebt die dem Werk nun einmal immanente Dynamik des Ausgesagten selbst nicht auf]», SW, t. 23, p. 160. Notons que dans l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, dans un court passage, Karl Rahner a déjà utilisé la notion d’intention [Absicht]. Il y considérait l’auteur ayant «l’intention [Absicht]» d’exprimer «le tout de l’être-là humain à partir de son fondement unifiant». S’il s’agit bien là d’une intention rapportée à l’auteur, celle-ci doit toutefois être comprise comme l’intention fondamentale de ses déclarations, d’une «intention de déclaration [Aussageabsicht]», expression que l’on trouve quelques lignes plus loin. Voir SW, t. 16, pp. 184, 185. Karl Rahner se fait plus précis, ici, en parlant d’intention de l’œuvre. 21. «Von einer christlichen Absicht des Werkes selbst», SW, t. 23, p. 160. 22. «Im Grunde vom Anfang des Schaffens Luise Rinsers», ibid. Il s’agit, là encore de la notion de création [Schaffens].

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de la théologie de l’incarnation. En effet, Karl Rahner utilise la même image de la poupée ou de la marionnette lorsqu’il désavoue une compréhension erronée et mythique de l’incarnation: «cette représentation d’un Dieu métamorphosé en homme ou (parce que lui-même invisible) gesticulant, pour se faire remarquer, avec une réalité humaine qui, parce qu’ainsi utilisée, n’est pas proprement un homme véritable, authentique, doué d’autonomie et de liberté, mais la marionnette [die Drahtpuppe] au moyen de laquelle s’exprime le manipulateur dissimulé derrière la coulisse, cette représentation est mythologie, et non le dogme de l’Église»23. Ce rapprochement (que nous retrouverons, plus loin, avec le thème de l’habillage) nous invite à ne pas nous contenter, pour une théologie fondamentale de la création artistique, de l’analogie communément admise entre création artistique et création divine, mais bien plutôt à établir de manière plus profonde et plus radicale une analogie entre création artistique et incarnation. Cette analogie permet de mettre en valeur et d’expliciter une dimension essentiellement kénotique de la création artistique dans la mesure où la notion de kénose explicite le mouvement inhérent à l’incarnation. L’analogie de l’incarnation exprime une dimension essentielle, première et originelle de la création artistique que la seule analogie de la création ne fait pas comprendre: cette dernière risque de ne laisser voir que l’extériorité d’une production et non la profondeur et l’intimité d’une relation de l’esprit et de la matière artistique dans ce mouvement kénotique. Rappelons que la théologie de l’incarnation conduit à reconsidérer le «pouvoir de créer» de Dieu et de le concevoir comme relatif et, finalement, second par rapport à son «pouvoir de s’incarner»: dès lors, son pouvoir de créer, son pouvoir de poser en soi le purement autre, de le tirer de son néant, sans pourtant se donner lui-même, n’est que le pouvoir dérivé, restreint, secondaire, fondé en définitive sur ce pouvoir originel [le pouvoir de s’incarner], même si celui-là peut être actualisé sans que ne le soit celui-ci24.

En paraphrasant la théologie de l’incarnation25, nous pourrions dire que le phénomène primitif [Urphänomen] de la création artistique n’est pas tant une assomption [Annahme] de la matière qu’un dépouillement-de-soi ou un désaisissement-de-soi [Selbstentäuβerung], un devenir [Werden], une κένωσις et une γένεσις de l’artiste même dans cette matière 23. Réflexions théologiques sur l’incarnation, trad. G. DAOUST, Ét, t. 3, 81-101, p. 98 [désormais cité: Réflexions théologiques sur l’incarnation]. 24. Ibid., p. 94. 25. Ibid., pp. 93-94, 95.

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dont il se saisit et qu’il constitue comme œuvre; c’est précisément en se dépouillant lui-même que l’artiste s’exprime. L’explicitation de cette analogie théologique permet, respectivement et réciproquement, un approfondissement de la compréhension de l’incarnation et de la création artistique. 2. La question de l’engagement Karl Rahner poursuit son argumentation défensive par la question de l’engagement de l’écrivaine26. À ceux pour qui, déjà, toute forme de «littérature engagée»27 est une abomination et une trahison, il rappelle de manière tout à fait pertinente, bien que quelque peu virulente, que la fidélité même d’un écrivain à sa tâche propre est déjà un engagement: la fidélité à la chose propre de l’écrivain, quelle que soit la manière dont celle-ci peut être définie, est encore un engagement, et donc seul l’imbécile ne remarque pas qu’il s’engage inéluctablement, qu’il doit s’engager, qu’il est condamné à cette liberté28.

Au-delà de la controverse dans laquelle elle s’inscrit, cette affirmation explicite un aspect fondamental de la création artistique, celui de la profondeur d’un engagement, tout à la fois libre et impérieux, d’un attachement auquel l’artiste ne peut échapper29. L’expression paradoxale, si juste et sentie, ne fait que renforcer ce propos: l’écrivain est «condamné à cette liberté». Elle renvoie aussi, d’une autre manière, à la question de 26. La notion de l’engagement en littérature est apparue à la fin de la Seconde Guerre mondiale, principalement sous l’impulsion de Jean-Paul Sartre. Celui-ci prône une responsabilité de l’écrivain en situation dans une époque, et un devoir d’engagement. L’intellectuel ou l’artiste doit «prendre part aux conflits sociaux de son temps, le plus souvent pour y défendre des valeurs menacées et surtout les faibles, les persécutés et les exploités qui n’ont pas eux-mêmes la parole», voir R. ROCHLITZ, Engagement, in S. AUROUX (dir.), Les notions philosophiques. Dictionnaire (Encyclopédie philosophique universelle, 2/1), Paris, Presses Universitaires de France, 1990. Cependant, dès le début des années cinquante, un nouveau mouvement défend une littérature «dégagée». 27. «Engagierte Literatur», SW, t. 23, p. 160. 28. «Die Treue zur eigenen Sache des Dichters, wie immer sie auch bestimmt werden mag, nochmals ein Engagement ist und also nur der Dumme nicht merkt, daβ er sich unweigerlich engagiert, engagieren muβ, zu dieser Freiheit verdammt ist», ibid., p. 160. 29. En ce sens, dans l’article Engagement, Pierre Groux note à propos de Camus: «Un véritable artiste n’est engagé que dans la pratique de son art et ne saurait lui soumettre la réalité historique: “Engagement. J’ai la plus haute idée, et la plus passionnée, de l’art. Bien trop haute pour consentir à le soumettre à rien”, écrit Camus dans ses Carnets en 1950. […] Au terme de Sartre, il préfère celui, venant de Pascal, d’“embarquement”. L’écrivain, comme les hommes de son temps, est “embarqué” dans l’histoire, fut-elle nef des fous», P. GROUX, Engagement, in J. GUÉRIN (éd.), Dictionnaire Albert Camus (Bouquins), Paris, Robert Laffont, 2009, 248-251, pp. 250-251.

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la liberté au sein de l’acte de création artistique, évoquée et analysée par Karl Rahner dans l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien30. À ceux qui ne conçoivent, univoquement, de littérature engagée qu’à l’égard de causes particulières ou singulières et souvent à travers des positions et des attitudes d’opposition et de contradiction, il admet, non sans une certaine malice, que l’engagement spécifique de l’œuvre rinsérienne pour l’homme «en tant qu’unique et tout»31 ne peut être qu’intolérable, d’autant plus si celle-ci tente d’exprimer «ce qu’il est et ce qu’il doit être»32. Ces dernières remarques explicitent d’une nouvelle manière la dynamique interne de l’œuvre de Luise Rinser. 3. L’«option fondamentale» Après la question de l’engagement, Karl Rahner envisage les thématiques de l’œuvre rinsérienne: ordre, amour, espérance, prière, confiance, acceptation de la vie, Dieu, etc. Autant de thèmes, explicite-t-il, qui contredisent toute une pensée ambiante et qui ne peuvent qu’irriter. Mais c’est surtout contre l’espérance que l’opposition se fait la plus forte: celle-ci peut paraître comme une naïveté face à l’enfermement de l’homme (présupposé définitif) dans l’abîme de l’enfer humain, dans la souffrance et la désespérance. Pour une littérature contemporaine dominante, souligne-t-il, aucun homme ne peut en effet traverser cet abîme et en ressortir; aucun homme ne peut être dedans et pourtant en dehors, ou encore «simul iustus et peccator». Ainsi, il peut paraître impossible qu’un homme soit habité d’une force de «“santé” humaine»33 qui ne puisse être ébranlée et minée par «tous les feux du désespoir infernal»34, et, plus encore, qu’un tel homme puisse l’affirmer simplement. Face à ces présomptions ou préjugés, Karl Rahner rappelle, exemples à l’appui, que dans son histoire personnelle Luise Rinser, bien plus que d’autres, critiques ou collègues, s’est engagée dans des luttes, a subi de réelles épreuves humaines, a été hors de l’Église, a côtoyé de grandes personnalités, etc. Il souligne qu’elle a accueilli et vécu tout cela (ce dont ses œuvres mêmes témoignent) non dans l’indifférenciation et la confusion du chaos, mais

30. 31. 32. 33. 34.

Voir La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SzT, t. 7, pp. 389-390. «Als einen und ganzen», SW, t. 23, p. 160. «Was er ist und werden soll», ibid., pp. 160-161. «Menschlicher “Gesundheit”», ibid., p. 161. «Alle Feuer höllischer Verzweiflung», ibid.

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avec une secrète revendication d’espérance, qui mesure aussi le désespoir et le désarroi, les éprouve comme tels, et, à cause de cela, sait qu’ils ne sont que le provisoire35.

Karl Rahner précise encore en poursuivant: Cette décision préalable, qui ne peut jamais être justifiée avec neutralité, mais qui se présente comme l’«option fondamentale» propre et comme question à la décision de l’autre, et qui a seulement pour elle une évidence intérieure, est le véritable scandale, la folie qui rend aujourd’hui nombre de personnes irritées et exaspérées36.

Il fait observer que la confiance suscite la méfiance, que la sagesse et l’espérance apparaissent souvent comme une stupidité et une naïveté, mais souligne qu’un tel jugement relève d’un «pré-jugement»37 de la part des critiques eux-mêmes, pré-jugement qu’il leur faudrait aussi critiquer. Ceux-ci rejettent, donc, la christianité de l’œuvre rinsérienne qu’ils jugent «trop positive»38, ils refusent toute espérance qui ne demeure pas dans la désespérance, qui porte en elle une lumière cachée et une promesse incompréhensible. Cette expression de l’espérance, de l’avis du théologien, constitue «la grandeur et la misère de l’écrivain chrétien» – titre donné à son article. De ce débat et de cette argumentation, il ressort des analyses et des discernements importants pour une compréhension de la création artistique en général et de l’œuvre explicitement chrétienne en particulier. La création artistique s’enracine et trouve son propre fond dans une «décision préalable» ou «option fondamentale» de l’artiste qui est constitutive de sa personne et est son évidence propre. Cette «décision préalable» de l’artiste, secrètement présente dans l’œuvre, affecte autrui, devient question pour lui, et le provoque dans sa propre réception de l’œuvre. Nous voyons que la notion éthique de l’«option fondamentale» – qui se rapporte directement à celle de l’essence de la liberté humaine39 – trouve 35. «Mit einem geheimen Anspruch der Hoffnung, die auch die Verzweiflung und die Ratlosigkeit miβt, als solche erfährt und darum weiβ, daβ sie nur das Vorläufige sind», ibid. 36. «Dieser Vorentscheidung, die nie neutral zu rechtfertigen ist, sondern sich setzt als die eigene “option fondamentale” und als Frage an die Entscheidung des andern und nur so ihre innere Evidenz hat, ist das eigentliche Ärgernis, die Torheit, die heute manche erbittert und gereizt macht», ibid. 37. «Vor-urteil», ibid., p. 162. 38. «Zu “positiv”», ibid. 39. Voir notamment: K. RAHNER, Faute, responsabilité, châtiment, dans la perspective de la théologie catholique, trad. F. BOURDEAU, Ét, t. 12, 17-44. Concernant cette notion d’«option fondamentale», voir par exemple, B. HÄRING, Libres dans le Christ, t. 1, Paris, Cerf, 1998, pp. 196-259 (chap. 4: L’option fondamentale).

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dans la création artistique une résonance singulière. Ces réflexions rejoignent et complètent de nouveau celles de l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien sur la question de la profondeur de la liberté transcendantale et personnelle engagée au sein même de la création artistique. D’autre part, par l’explicitation de l’espérance chrétienne qu’il différencie de toute interprétation naïve, Karl Rahner manifeste une dimension essentielle de l’œuvre explicitement chrétienne. Pour récapituler très brièvement, nous pouvons dire, d’une part, que l’espérance a été l’option fondamentale de la vie de Luise Rinser, son évidence avant même qu’elle ne se comprenne explicitement comme chrétienne, et d’autre part – si l’on s’en tient à ce qui a été précédemment dit sur l’intention de l’œuvre –, que cette option fondamentale et cette espérance sont inscrites dans la dynamique interne de l’œuvre rinsérienne avant même que cette intention ne se comprenne et ne s’explicite comme chrétienne. Karl Rahner reviendra sur ces deux aspects et les approfondira. III. LA QUALITÉ LITTÉRAIRE D’UNE ŒUVRE CHRÉTIENNE PROPOSITION DE DISCERNEMENT THÉOLOGIQUE 1. Une «échelle de mesure» théologique Le reproche d’une christianité trop positive se conjugue avec une remise en cause de la qualité littéraire de l’œuvre de Luise Rinser. Karl Rahner affronte cet autre aspect de la polémique dans un long développement. Pour ce faire, il revendique de nouveau – et avec insistance – le point de vue proprement théologique dans lequel il se place: Qu’il soit encore dit: le théologien ne se sent appelé (si tant est qu’il le soit) qu’à utiliser des échelles de mesure théologiques et non littéraires40.

Une telle inclusion n’est pas sans signification: si elle délimite la compétence propre du théologien, elle postule aussi, tacitement, la possibilité d’une pertinence de son discours dans le cadre même d’une telle question. En effet, l’hypothèse sous-jacente et non formulée de l’argumentation qui va suivre est une corrélation intime entre la qualité théologique d’une œuvre explicitement chrétienne et sa qualité artistique. Il sera 40. «Nochmals sei gesagt: Der Theologe fühlt sich nur berufen (wenn überhaupt), theologische Maβstäbe zu verwenden, nicht aber literarische», SW, t. 23, p. 162. Rappelons que, dans l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, cette question de l’échelle de mesure théologique constituait la troisième thèse proposée bien que non développée.

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essentiel de déterminer avec précision à quel niveau se joue cette corrélation et ce sur quoi elle porte. Si Karl Rahner semble convaincu d’une telle corrélation par le fait même d’entreprendre cette défense de l’œuvre rinsérienne (dont la qualité artistique ne soulève en lui aucun doute), il en perçoit cependant toute la difficulté et se refuse à des réponses trop univoques ou faciles: Nous n’avons pas, à dire vrai, à nous poser la question, ni y répondre, de savoir si une œuvre pourrait être bonne du point de vue chrétien et cependant mauvaise du point de vue poétique, ou si (parce que l’échelle de mesure la plus élevée comprend la plus basse) cela n’est pas possible, bien que certainement une œuvre antichrétienne, pernicieuse, de la haine et du désespoir, du cynisme terrible, peut être une grande déclaration poétique, même si cela à son tour n’est pas simplement de ce fait parce qu’elle est pernicieuse41.

Dans ce débat sur la qualité littéraire de l’œuvre rinsérienne, Karl Rahner soutient tout d’abord que Luise Rinser a bien quelque chose en propre à dire et ne se contente pas de répéter des modèles traditionnels. Pour le confirmer, il recourt à un argument d’autorité: il rappelle (non sans user d’une verve rhétorique et d’une certaine ironie à l’égard des détracteurs de Luise Rinser) l’éloge fait par Gabriel Marcel42, et plus largement, l’accueil et la reconnaissance que l’œuvre rinsérienne a connus 41. «Es soll auch nicht eigentlich die Frage gestellt und beantwortet werden, ob ein Werk christlich gut und doch dichterisch schlecht sein könne oder ob (weil der höhere Maβstab den niederen einschlieβt) das nicht möglich sei, obzwar gewiβ ein antichristliches, ein böses Werke des Hasses und der Verzweiflung, des schrecklichen Zynismus eine groβe dichterische Aussage zu sein vermag, wenn auch das wiederum nicht schon einfach darum, weil es böse ist», ibid. Le texte originel rajoutait: «comme aujourd’hui beaucoup semblent le penser [wie heute manche zu meinen scheinen]», voir ibid., p. 645, note b. 42. Gabriel Marcel avait écrit: «Depuis que j’ai lu Nina, je regarde Madame Luise Rinser comme une des plus remarquables romancières de ce temps. Il est tout à fait exceptionnel de rencontrer pareille alliance de l’observation psychologique la plus aiguë et de l’aspiration spirituelle la plus ardente vers un ordre providentiel où l’humain débouche sur le plus qu’humain. Il me semble que Madame Luise Rinser a pleinement accompli ce qu’avait tenté dans ses romans Gertrud von Le Fort, mais n’avait tout à fait réussi que dans de courts récits, comme La Dernière à l’Échafaud. Je sens dans Nina et peut-être aussi dans La Joie Parfaite, la palpitation d’une grande âme, en même temps que le souffle d’une imagination inspirée». Ce texte se trouve (en français) au début de l’opuscule du soixantième anniversaire de Luise Rinser, avec deux autres témoignages, ceux de Thomas Mann et de Herman Hesse, voir Luise Rinser, Zu ihrem 60. Geburtstag, pp. 4, 5. Cette référence à Gabriel Marcel, ainsi que les thèmes de l’espérance et de l’homo viator (que nous trouverons plus loin) saisis par Karl Rahner dans son argumentation ne sont pas sans rappeler l’ouvrage de l’auteur cité: G. MARCEL, Homo viator. Prolégomènes à une métaphysique de l’espérance, Paris, Association Présence de Gabriel Marcel, 1998; voir aussi P. COLIN, Gabriel Marcel, philosophe de l’espérance (La nuit surveillée), Paris, Cerf, 2009.

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en France qualifiée ici de «pays classique de la littérature chrétienne moderne»43. Revenant sur le reproche d’un christianisme à bon marché sous prétexte que l’écrivaine présenterait des personnages dans des situations trop extraordinaires, Karl Rahner détourne l’argument de ses adversaires en montrant que ce que ceux-ci contestent surtout dans l’œuvre rinsérienne, c’est la possibilité du «triomphe de la grâce dans une mystique du péché»44 et en soulignant que c’est cela même qui est certainement incompréhensible pour des «“bourgeois” tardifs de l’Europe de l’Ouest»45. 2. Un «critère» théologique de discernement Karl Rahner amorce ensuite une réflexion beaucoup plus fondamentale dans laquelle il entrecroise et met en tension une analyse de l’acte de création artistique et une réflexion sur le christianisme. L’entrelacement de ces deux considérations constitue l’enjeu de cette argumentation. Avant de considérer l’œuvre rinsérienne, il aborde frontalement le problème posé: Quoi qu’il en soit, qu’est-ce qu’une littérature jugée “positive” qui ne supporterait de prime abord aucune échelle de mesure artistique?46

Il s’agit pour le théologien de déterminer les caractéristiques d’une telle littérature (qu’il sait exister), afin d’en dédouaner l’œuvre de Luise Rinser. Son argumentation se décompose en quatre étapes. 1) Il reprend, tout d’abord, en l’explicitant et en l’approfondissant, la distinction établie au début de son article entre l’intention de l’œuvre et l’application extérieure d’une théorie. Que l’intention d’une œuvre puisse être “positive” ne peut, en rien, rendre cette œuvre nécessairement sans qualité artistique. Dans une remarque dense et riche, il reprécise tout à la fois la nature de l’intention de l’œuvre et de la puissance de convocation qui s’en suit auprès du lecteur, ainsi que la spécificité de «l’acte de création poétique»47 et de son mouvement propre: il faut remarquer expressément qu’une telle «intention» de l’œuvre est totalement oubliée dans l’acte de création poétique même, qu’elle parvient au lecteur comme convocation à partir de la réalité formée, mais qu’elle 43. «Klassischen Land der modernen christlichen Literatur», SW, t. 23, p. 162. 44. «Der Triumph der Gnade in einer Sündenmystik», ibid. 45. «West-europäische späte “Bourgeois”», ibid., p. 163. 46. «Wie dem auch sein mag, was ist “positiv” gerichtete Literatur, die von vornherein keine künstlerischen Maβstäbe verträgt?», ibid. 47. «Akt des dichterischen Schaffens», ibid.

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n’est pas surajoutée de l’extérieur à cette réalité comme une garniture par le scripteur, auquel cas elle doit apparaître comme non-poétique»48.

L’intention qui habite de l’intérieur une œuvre et qui constitue sa dynamique immanente n’est pas une garniture surajoutée de l’extérieur; elle est la résultante intime d’un acte de création qui implique une dimension essentielle d’oubli ou de dessaisissement; elle agit comme une «convocation [Förderung]» à l’égard de ceux qui reçoivent l’œuvre. Notons que l’explicitation de cette dimension de «convocation» de l’œuvre artistique est d’autant plus importante si nous considérons qu’elle peut rejoindre la convocation inhérente à l’être-là de l’homme et la convocation de la grâce du Christ telles que nous les avons abordées dans l’article précédant La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien49. La profondeur et la force de l’œuvre d’art sont d’être une réalité par laquelle l’homme se trouve convoqué. À ce propos, Paul Ricœur a cette très belle expression: «l’œuvre est comme une traînée de feu sortant d’elle-même, m’atteignant et atteignant, au-delà de moi, l’universalité des hommes»50. Immédiatement après ces remarques sur l’intention de l’œuvre, Karl Rahner formule un premier principe de discernement selon lequel une œuvre littéraire chrétienne serait manifestement sans qualité artistique: Une telle littérature positionnée «positive», et ainsi suspecte, se trouve sans rang artistique quand des idées abstraites, qui sont là de prime abord, sont «habillées» si l’on peut parler en ce sens, au lieu d’être animées, quand est exposée (bien qu’«habillée») la «solution» théorique de la dialectique formelle au lieu de l’unicité que cache en soi l’insoluble de la vie inconcevable, lequel ne peut être qu’humblement confié par le poète à l’abîme du mystère que nous appelons Dieu, mais pas «résolu»51. 48. «Nochmals ausdrücklich zu bemerken ist, daβ eine solche “Absicht” des Werkes im Akt des dichterischen Schaffens selbst ganz vergessen wird, als Forderung aus der gestalteten Wirklichkeit auf den Leser zukommt, nicht aber vom Schreiber von auβen als Zutat zu dieser Wirklichkeit hinzugefügt wird und dann undichterisch erscheinen muβ», ibid. 49. Nous avions vu, à propos du christianisme anonyme, comment Karl Rahner parlait de la convocation [Forderung] de l’être-là en laquelle s’effectuait l’assignation [Anforderung] de la grâce du Christ; voir La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, p. 183, et notre étude de ce texte, infra, pp. 118-119. 50. P. RICŒUR, La critique et la conviction. Entretien avec F. Azouvi et M. de Launay (Pluriel), Paris, Fayard, 2013, p. 270. 51. «Solche “positiv” eingestellte und so verdächtige Literatur ohne künstlerischen Rang liegt vor, wenn abstrakte Ideen, die zuerst da sind, “eingekleidet” werden, wenn in diesem Sinn geredet, statt gelebt wird, wenn die theoretische “Lösung” formaler Dialektik vorgetragen wird (obswar “eingekleidet”) anstatt der Einmaligkeit, die das Unlösbare des unerfindlichen Lebens in sich birgt, das vom Dichter nur demütig dem Abgrund des Geheimnisses, den wir Gott nennen, anvertraut, nicht aber “gelöst” werden darf», SW, t. 23, p. 163.

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Ce premier discernement tient compte de la spécificité de l’acte de création artistique et de sa différenciation d’avec une parodie de création artistique. Cette dernière est un pastiche de solutions théoriques, tandis que la création littéraire authentique ouvre à l’unicité, l’impénétrable et l’inextricable de la vie52, elle exprime la vie dans sa dimension existentielle53 qui, selon le regard du théologien, demeure inéluctablement dans une ouverture transcendantale et une référence incontournable au Mystère qu’est Dieu. Dans les lignes qui suivent, soucieux de respecter la complexité humaine, Karl Rahner fait malgré tout remarquer que les théorisations profondes ou infantiles appartiennent aussi à la réalité de l’homme. 52. Nous pouvons indiquer les réflexions de Françoise Heinrich sur le travail d’écriture de Luise Rinser, distinguant dans son œuvre écrite ce qui relève à proprement parler d’un travail de création littéraire et ce qui correspond à des essais (il ne s’agit pas, dans ce deuxième cas, d’une œuvre faussement littéraire telle que celle visée par Karl Rahner, mais d’un exercice bien conscient et distinct de la création proprement dite): «Quant à la diversité de l’œuvre, bien plus encore qu’au travers des différents centres d’intérêt que nous avons distingués, elle apparaît dans cette confidence que Luise Rinser nous a livrée sur le ton de la boutade, mais qui nous semble fondamentale tant elle révèle bien les deux manifestations principales de son immense talent auxquelles correspondent deux formes d’expressions différentes. “Il y a des moments”, dit-elle, “où je suis bête, où l’intellect ne fonctionne pas. À ces moments-là, je ne pense pas et je suis créative”. […] Et Luise Rinser d’ajouter: “Et il y a des moments où je pense, alors j’écris des essais”. […] En ce qui concerne les œuvres “non pensées”, les mots semblent jaillir directement de l’inconscient, sans passer par l’intellect, le tamis d’une quelconque médiation raisonnée. Aussi paraissent-ils s’ordonner d’eux-mêmes suivant une règle mystérieuse et trouver spontanément le rythme mélodique, la cadence de la phrase qui trahissent la musicienne née qui sommeille en elle et une inspiration essentiellement lyrique». Quelques pages plus loin, Françoise Heinrich poursuit: «Ouvrons un instant Le centre de gravité à la page où Luise Rinser nous parle d’Elisabeth Langgässer, cet autre écrivain qui lui est contemporain et si proche. Qu’y lisons-nous?: “Elle ne créait pas à partir de la raison et sans doute nullement à partir de l’intellect, mais à partir de l’inconscient. Le fait qu’elle ait été capable de se défendre très intelligemment, très consciemment, très intellectuellement dans un grand essai sur Les possibilités de poésie chrétienne actuelle, semble en contradiction avec ce qui précède. Mais la contradiction n’est qu’apparente: c’est possible, c’est même tout à fait dans l’ordre des choses qu’un poète comprenne, avant le début de son travail et après la fin de son travail, ce qu’il n’avait pas le temps de comprendre au moment où il notait sous la dictée du génie”. Telle nous semble également la démarche de Luise Rinser avec ses deux “moments” différents dont l’on ne saurait privilégier l’un au détriment de l’autre sans porter atteinte à l’unité de l’œuvre», HEINRICH, L’œuvre de Luise Rinser, pp. 5, 6, 7, 11. Karl Rahner et Luise Rinser ont certainement largement débattu entre eux de ces questions. 53. Ces considérations peuvent rejoindre les remarques de Georges Gusdorf à propos de l’écriture kierkegardienne: «La pensée existentielle se refuse à réduire l’individu concret à cette épure géométrique […]. C’est pourquoi Kierkegaard préfère la voie d’approche du romancier, attentif à la plénitude concrète de l’individu dont la vie se déploie parmi les hommes et les paysages du monde réel, et non dans l’univers du discours des métaphysiciens strictement axiomatisé selon les normes géométriques», in G. GUSDORF, Kierkegaard, Paris, CNRS éditions, 2011, p. 136 [Seghers, 1963].

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Soulignons que dans ce premier principe de discernement nous retrouvons une proximité de langage avec celui de la théologie de l’incarnation. En effet, pour caractériser une œuvre littéraire positive et suspecte, Karl Rahner fait appel à la notion d’habillage. C’est par cette même thématique que le théologien dénonce une fausse représentation de l’incarnation: «on comprend, à la lumière de ce que nous venons de dire, que toute représentation de l’Incarnation qui ne voit dans l’humanité de Jésus que le vêtement dont Dieu se sert pour signaler sa présence parlante, est une hérésie»54, ou encore: «autrement, l’humanité de Dieu ne serait qu’une livrée, un affublement, signalant sans doute la présence d’un être, mais ne révélant rien de ce qu’il est»55. Ce nouveau rapprochement terminologique confirme notre proposition de penser analogiquement l’acte de création artistique et l’incarnation. L’enjeu du discernement rahnérien, en christologie, vise la manière dont Dieu s’est révélé ou exprimé («l’expression-de-lui-même [seine Selbstaussage]»56) dans l’incarnation; il s’agit d’un enjeu similaire pour l’artiste dans l’acte de création artistique. Nous verrons, dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion57, que Karl Rahner définit l’art comme «expression [Selbstaussage]» de l’homme. Cette «expression-de-luimême» de l’homme dans l’art doit se comprendre dans un mouvement kénotique et non comme un habillage. Nous aurons à y revenir lorsque nous analyserons cet autre écrit de Karl Rahner. 2) Karl Rahner aborde ensuite le reproche de manque de réalisme des personnages rinsériens avancé par les critiques. Il y répond en affirmant qu’on ne peut pas considérer comme «fantômes fictifs d’une littérature jugée “positive”»58 des personnages qui «pensent, sont affectés par des questions fondamentales»59, qui se débattent avec un «ordre supérieur»60. Il fait remarquer, par contre, qu’«une littérature qui n’enregistrerait dans l’homme que le débordement des sentiments et des pulsions vitales emportant indifféremment toute chose»61 et pour laquelle l’homme serait réduit à des facteurs physiologico-psychologico-sociaux ou encore à 54. Réflexions théologiques sur l’incarnation, p. 97. 55. Ibid., p. 95. 56. Ibid. 57. L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, SW, t. 19, p. 138. 58. «Erdachte Schemen einer “positiv” gerichteten Literatur», SW, t. 23, p. 163. 59. «Denken, von grundsätzlichen Fragen betroffen werden», ibid. 60. «Höheren Ordnung», ibid. 61. «Eine Literatur, die nur den gleichgültig alles und jedes mitschwemmenden Strom der Empfindungen und vitalen Antriebe in einem Menschen registrieren würde», ibid. Il est possible que le verbe registrieren ait une connotation sarcastique quelque peu limitative et indique une certaine impuissance créative.

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l’«amalgame de sentiments génitaux, anaux et semblables»62, ne pourrait certainement pas prétendre à un réalisme authentique, car si l’homme est bien cela aussi, il n’est pas cela seulement dans sa réalité. Ce serait une idéologie non réaliste. 3) Karl Rahner propose un «critère fiable [verläβliches Kriterium]» par lequel il serait possible de discerner dans quelle mesure un personnage de littérature chrétienne correspondrait à une «authentique réalité ou bien un habillage “allégorique” de dogmes chrétiens abstraits»63. Ce critère de discernement consisterait à se demander si un personnage représente plus ou moins le «système» entier, pleinement déployé du christianisme (dans la contemplation et la vie), ou bien s’il est présenté comme un chrétien débutant, non achevé, cherchant le Christ (jusqu’au chrétien «anonyme» ne se connaissant pas encore lui-même comme tel de manière réflexive)64.

Karl Rahner insiste sur la fragilité existentielle de l’homme: L’homme véritable est la plupart du temps un chrétien en fragment, en commencement, dans une conduite (peut-être très confusément consciente) secrète65.

Il souligne que cette réalité existentielle de l’homme est fondée sur la présence de Dieu comme Mystère et sur le don de la grâce agissante de toute part, et ce, malgré ou, bien plutôt, jusque dans l’opposition de l’homme. Karl Rahner associe et conjugue, alors, manque de qualité artistique ou poétique et incompréhension de la réalité existentielle du chrétien: Une littérature non poétique, mais dans le fond inauthentique aussi du point de vue religieux, ne voit pas ou nie que le chrétien est un homo viator, non achevé, en contradiction avec lui-même, saisissant tout au plus dans quelque petit commencement ce que le christianisme signifie66.

62. «Gemengsel genitaler, analer und ähnlicher Empfindungen», ibid. 63. «Echte Wirklichkeit oder “allegorische” Einkleidung abstrakter christlicher Lehrsätze», ibid. 64. «Ob eine Gestalt mehr oder weniger das ganze, vollentfaltete “System” des Christentums (in Anschauung und Leben) repräsentiert oder als anfangender, unfertiger, suchender Christ (bis zum “anonymen”, sich selbst als solchen noch nicht reflex kennenden Christen) dargestellt wird», ibid., pp. 163-164. 65. «Der wahre Mensch ist eben meist nur ein Christ in Fragment, im Ansatz, in einer (vielleicht sehr undeutlich bewuβten) geheimen Führung», ibid., p. 164. 66. «Eine undichterische, aber im Grunde auch religiös unechte Literatur übersieht oder leugnet, daβ der Christ ein homo viator ist, unfertig, mit sich selbst im Widerspruch, das, was das Christentum meint, höchstens in irgendeinem kleinen Ansatz ergreifend», ibid.

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Le chrétien, dans une telle littérature non poétique, sera un chrétien qui trébuchera peut-être mais toujours pour se relever glorieusement, qui ne tombera jamais «vraiment désemparé dans l’abîme silencieux dans lequel seul nous avons notre fond»67; son christianisme est un christianisme qui se présente comme: la solution de tous les problèmes et non leur maintien dans l’espérance contre toute espérance, à l’encontre de toutes les solutions manipulables par les hommes eux-mêmes (lesquelles sont l’essence propre de l’idéologie)68.

Dans une formulation très concise, Karl Rahner précise encore: non ce maintien qui est l’essence vraie du christianisme, lequel sait le Crucifié et croit en lui dans l’espérance en tant que le Ressuscité69.

Ce savoir du Crucifié et cette espérance en lui en tant que Ressuscité constituent le critère théologique qui permet d’identifier une authentique littérature chrétienne, c’est-à-dire une littérature tout à la fois authentiquement chrétienne et authentiquement poétique. Pour bien comprendre le rapprochement et la conjonction opérés dans ce raisonnement, il convient de rappeler ce que représente la grande littérature pour Karl Rahner: elle est celle qui sonde les abîmes de l’existence de l’homme, en dévoile les dimensions les plus obscures et les plus mystérieuses, là où l’homme est le plus radicalement exposé au «danger de rencontrer Dieu»70. Autrement dit, dans la pensée rahnérienne, le critère théologique relatif au Crucifié et le critère de la grande littérature se conjuguent intimement dans une authentique littérature chrétienne. Ce critère théologique repose sur une conception premièrement existentielle du christianisme, son «essence vraie». Il s’agit d’une perspective fondamentale chez Karl Rahner: «le christianisme se comprend réellement comme un processus existentiel dans son essence la plus propre»71. Au sein de ce christianisme existentiel se vit une authentique espérance qui se fonde sur le Crucifié-Ressuscité72. Karl Rahner montre alors qu’une telle 67. «Wirklich ratlos in den schweigenden Abgrund, in dem allein wir gründen», ibid. 68. «Die Lösung aller Probleme, nicht ihre Aufrechterhaltung in Hoffnung wider alle Hoffnung gegen alle vom Menschen selbst manipulierbaren Lösungen (die das eigentliche Wesen der Ideologie sind)», ibid. 69. «Nicht diese Aufrechterhaltung, die das wirkliche Wesen des Christentums ist, das den Gekreuzigten weiβ und ihn als den Auferstanden in Hoffnung glaubt», ibid. 70. Voir La parole poétique et le chrétien, pp. 195-196. 71. TfF, p. 342. Voir à ce propos le paragraphe La nécessité d’une christologie «existentielle», pp. 342-344. 72. Ces considérations rejoignent les réflexions de Jürgen Moltmann lorsqu’il explicite, dans l’avant-propos de son livre Le Dieu crucifié, la corrélation entre sa recherche sur une théologie de l’espérance et sa nouvelle étude sur une théologie de la croix:

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espérance justifie et habilite une possible et authentique «sérénité»73, une «joie parfaite»74, une «harmonie»75, sans pour autant oublier que la grâce «peut encore aussi descendre dans le sombre fond du désespoir s’expérimentant sans issue»76. Il différencie nettement cette «sérénité sauvée de celui qui espère contre toute espérance»77 de celle présentée par «le pseudo-christianisme de cette littérature»78 dont les personnages viennent à bout de tout et qui, finalement, occulte le terrible de la mort. 4) Enfin, fort de ces analyses, Karl Rahner se penche sur les personnages des romans de Luise Rinser. Il rappelle que tous ne sont pas des chrétiens explicites, mais bien plutôt des hommes de bonne volonté en chemin, qui tentent de s’accorder à un ordre, qui souffrent et aiment, qui «osent la vie incompréhensible en espérant»79. Il retient et présente plus précisément deux d’entre eux, Tobias et Marie-Catherine80. Le christianisme des personnages de Luise Rinser est un christianisme «dans le fragment, dans le commencement, dans le départ vers la terre promise inconnue de la liberté et de la paix»81. Il conclut en réaffirmant que «des chrétiens qui sont théologiquement “exemplaires”»82 n’existent pas; c’est, bien plutôt, en étant ce qu’ils sont, qu’ils sont exemplaires.

«La théologie de la croix, comme je veux le montrer, n’est rien d’autre que l’envers de la théologie chrétienne de l’espérance, si toutefois celle-ci a pour centre la résurrection du Crucifié. La Théologie de l’espérance, comme on peut le lire, était déjà conçue comme une eschatologie de la croix. Dans ce livre-ci, il n’est donc pas question d’un recul. Si la Théologie de l’espérance commence avec la résurrection du Crucifié, le regard se retourne maintenant vers la croix du Ressuscité. S’il s’agissait alors du souvenir du Christ sous le mode de l’espérance, il s’agit maintenant de l’espérance sous le mode du souvenir de sa mort», J. MOLTMANN, Le Dieu crucifié, trad. B. FRAIGNEAU-JULIEN (Cogitatio fidei, 80), Paris, Cerf, 1974, p. 11. Nous ne pouvons pas ne pas mentionner la remarque faite par Jürgen Moltmann, dans les dernières lignes de cet avant-propos, au sujet du tableau de Marc Chagall, Crucifixion en jaune: «Ce tableau m’a longtemps accompagné. Il symbolise la croix à l’horizon du monde et peut servir d’illustration symbolique aux exposés qui suivent», p. 12. 73. «Heiterkeit», SW, t. 23, p. 164. 74. «Vollkommene Freude», ibid. 75. «Harmonie», ibid. 76. «Auch noch hinabsteigen kann in die finstere Unterwelt des ausweglos sich erfahrenden Verzweiflung», ibid. 77. «Diese gelöste Heiterkeit des Hoffenden wider alle Hoffnung», ibid. 78. «Das Pseudochristentum jener Literatur», ibid. 79. «Das unbegreifliche Leben hoffend wagen», ibid. 80. Voir respectivement L. RINSER, Je suis Tobias, Paris, Seuil, 1971 et La Joie parfaite, Paris, Seuil, 1965. 81. «Im Fragment, im Ansatz, im Aufbruch zum ungekannten gelobten Land der Freiheit und des Friedens», ibid., p. 165. 82. «Christen, die theologisch “exemplarisch” sind», ibid.

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Au terme de ces quatre étapes, il nous faut revenir sur la question soulevée en début de notre analyse. Si Karl Rahner, nous l’avons vu, s’était refusé à l’affirmation d’une suprématie de l’échelle de mesure théologique («l’échelle de mesure la plus élevée comprend la plus basse»), il semblait néanmoins être porté par la conviction d’une corrélation intime entre la qualité théologique d’une œuvre explicitement chrétienne et sa qualité artistique ou poétique. Il s’agit de bien redéfinir où se joue précisément cette conjonction possible et comment une échelle de mesure théologique peut effectivement devenir critère de discernement. Le premier principe de discernement relevait d’une analyse de l’acte de création artistique et montrait comment l’écrivain, dans son acte propre de création littéraire, n’habille pas des idées, ne manipule pas des personnages comme des marionnettes, mais, dans l’oubli de toute intention pieuse et pédagogique, façonne des personnages dans l’unicité et l’impénétrabilité de la vie qui se fondent dans l’abîme du mystère qu’est Dieu. Une véritable création artistique, dans son mouvement inhérent, met en œuvre l’homme dans sa dimension réelle, concrète et existentielle. Le deuxième discernement, d’ordre théologique, explicitait la dimension essentiellement existentielle du christianisme et le différenciait d’une fausse exemplarité théorique. Plus encore, il insistait sur la profondeur existentielle d’une foi et d’une espérance fondées sur Jésus-Christ crucifié et ressuscité. Or, nous l’avons déjà souligné, la grande littérature, selon Karl Rahner, sonde cette profondeur existentielle de l’homme et c’est bien en raison de cela qu’il peut affirmer que «le christianisme vraiment grand et la poésie réellement grande ont une parenté interne»83. L’échelle de mesure théologique rejoint donc la qualité poétique d’une œuvre précisément en regard des profondeurs abyssales de l’existence humaine où se joue le plus extrême de la rencontre de l’homme avec Dieu et de sa rédemption par le Crucifié. Il va de soi que la qualité poétique envisagée par Karl Rahner ne concerne pas le caractère linguistique de l’œuvre et sa forme esthétique, mais ce qu’elle engage en son fond. Soulignons que cette problématique complète et approfondit celle exposée dans la troisième thèse de l’article précédent La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien mentionnant que tout auteur «est tout à fait – et même toujours fondamentalement – susceptible d’être jugé et critiqué à partir d’une échelle de mesure chrétienne», affirmation que Karl Rahner complétait immédiatement par une autre qui en précise le sens et la mise en application: «une telle échelle de mesure ne s’applique pas de l’extérieur, 83. Voir La parole poétique et le chrétien, p. 195 et La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, p. 186.

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mais de l’intérieur, à l’essence et à l’œuvre de l’auteur»84. Ces réflexions explicitent un aspect fondamental du dialogue entre art et théologie ou art et foi. Elles indiquent la manière dont un théologien est appelé à considérer une œuvre d’art singulière et à porter sur elle un discernement: en tant que théologien, il lui est demandé avant tout de s’ouvrir à la dimension existentielle mise en œuvre, en prenant en compte la condition essentielle de l’homo viator jusque dans les extrêmes de l’abîme, ceux des ténèbres comme ceux de la lumière.

ÊTRE

IV. L’IMPOSSIBLE DE L’ŒUVRE ÉLOQUENTE ET PROBANTE POUR TOUS

Karl Rahner entreprend, ensuite, une réflexion par laquelle il entend démontrer «la misère» de l’écrivain chrétien, misère qui, précise-t-il, doit être comprise au sens pascalien85. Cette misère de l’écrivain chrétien consiste en l’impossibilité irrémédiable de produire une œuvre qui soit convaincante pour tous, autrement dit en laquelle tous puissent se reconnaître et se retrouver. C’est de cette impossibilité qu’il s’agit dans cette dernière partie de l’article. Karl Rahner en explicite les raisons et les fondements. Cette impossibilité concerne non seulement «l’humain»86 dont, déjà, l’écrivain chrétien doit parler, mais, aussi et surtout, ce qui est «proprement et expressément le chrétien»87. Karl Rahner envisage successivement ces deux aspects. Tout au long de ce développement, il entrecroise et conjugue des analyses anthropo-théologiques et des considérations sur la création littéraire. Dans la présentation de cette réflexion rahnérienne, nous ne nous arrêterons pas, délibérément, sur un ensemble de remarques très contextuelles ou polémiques, celles-ci relevant de débats littéraires qui nous mèneraient hors de notre propos direct. Nous nous attacherons surtout aux enjeux et aux arguments théologiques.

84. SW, t. 16, pp. 191-192. 85. Voir Misère, in B. PASCAL, Pensées, éd. L. LAFUMA (Points Essais), Paris, Seuil, 2010, no 53 et sv.; voir SW, t. 23, p. 645, note f. 86. «Das Humane», SW, t. 23, p. 165. Le substantif «Human» provient de l’adjectif «human», et se comprend ici corrélativement au substantif «Christlich», provenant luimême de l’adjectif «christlich». Nous les laisserons entre guillemets lorsque nous les emploierons. 87. «Vom eigentlich und ausdrücklich Christlichen», ibid., p. 167.

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1. Singularité de l’«initial» humain et chrétien Karl Rahner aborde, en premier lieu, la question de l’«humain». L’écrivain chrétien parle de l’«humain». Il peut ne parler que de lui en le laissant dans un christianisme anonyme88. Il appartient, alors, au théologien et au chrétien de reconnaître comme chrétien et comme grâce ce qui n’est apparemment que simplement «humain», ce qui est fait en liberté et en responsabilité courageuse, tandis que le non-chrétien le comprendra comme humain seulement. Karl Rahner fonde radicalement cette possibilité d’interprétation chrétienne du fait humain par le mystère de l’Incarnation: l’«humain», en effet, est une partie de cette nature humaine et de cette humanité que Dieu s’est lui-même appropriée dans sa PAROLE et qu’il a déclarée valable éternellement89.

Mais l’écrivain chrétien se trouve déjà dans l’impossibilité d’exprimer de manière absolument convaincante pour tous cet «humain» qui, souligne-t-il, est le commencement et la fin du chrétien explicite. Pour le démontrer, il explicite la notion de «commencement de l’humain»90. Il insiste sur la multitude et l’extrême diversité de ces commencements 88. Karl Rahner mentionne, à titre d’exemple, deux des romans de Luise Rinser: Nina (non traduit en français), et Les Anneaux transparents, Paris, Seuil, 1956. 89. «Ist ein Teil jener Menschheit und Menschlichkeit, die Gott sich selbst in seinem WORT zu eigen gemacht und als ewig gültig erklärt hat», SW, t. 23, p. 165. 90. «Der Anfang des Humanen», ibid. Dans le langage heideggerien, la notion de «Anfang» est très riche. «Dans sa signification la plus aboutie, le commencement désigne le “déploiement de l’être même [Wesung des Seins selbst]” (GA 65, 58)»; il est «ce qui, en anticipant, se fonde soi-même [Sichgründende Vorausgreifende] (GA 65, 55)»; «il est ainsi le “fond” comme “abîme” (Abgrund): “anticipant en tant qu’il fonde”, il est “indépassable” (unüberholbar)», voir l’article de P. TRAWNY, Commencement, in P. ARJAKOVSKY – F. FÉDIER – H. FRANCE-LANORD (éds), Le Dictionnaire Martin Heidegger, Paris, Cerf, 2013, pp. 264, 265. Le mot «Anfang» se trouve aussi dans L’origine de l’œuvre d’art; il est une des trois dimensions de l’instauration de la vérité en laquelle consiste l’essence du Poème: «L’essence du Poème, c’est l’instauration de la vérité. Cette instauration, nous la prenons ici en un triple sens: comme don, comme fondation et comme initial [Anfang]», voir M. HEIDEGGER, L’origine de l’œuvre d’art, in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. BROKMEIER, Paris, Gallimard, 1962, p. 84. Dans le même texte, Martin Heidegger définit «Anfang» de la manière suivante: «Donation et avènement d’un sol ont en eux l’immédiat de ce que nous appelons Anfang. Cette immédiateté de l’initial, la singularité de son saut hors du non-médiatisable, n’exclut pas, mais précisément inclut que ce soit l’initial qui se prépare le plus longuement, et dans le plus complet inaperçu. Car tout initial authentique a, en tant que saut, une avance, dans laquelle tout à venir, encore que voilé, se trouve déjà devancé. L’initial contient déjà, en réserve, la fin»; l’initial se distingue du «primitif» qui a l’aspect du primaire et du débutant: «L’initial, au contraire, détient toujours la plénitude de l’é-normité, c’est-à-dire du combat avec le familier», ibid., pp. 86-87. Le «commencement humain» est donc à comprendre comme l’initial de chaque être humain, ce qui l’instaure dans son identité la plus

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et sur l’unicité de ceux-ci: «chaque homme a le sien propre»91, chaque homme a pour lui-même «son évidence qui se tient toujours comme donnée en arrière de lui»92; il précise, aussitôt, que cette évidence de l’un peut, cependant, paraître à autrui «comme le plus hautement douteux et scabreux»93. Ainsi, est-il impossible pour l’écrivain de créer dans ses personnages «le premier commencement de l’humain»94 qui serait indubitable pour tous et dans lequel tous pourraient se reconnaître. Karl Rahner montre que ce «commencement humain» est d’autant plus unique qu’il est fondamentalement inséparable du salut offert par la libre grâce de Dieu et qu’il est ainsi toujours un «commencement sauvé»95 de l’homme. Il prend soin de rappeler qu’aucune dégradation ou perversité ne peut supprimer de l’être-là de l’homme l’offre de la grâce et du salut96. Là, encore, le salut offert et donné prend des formes multiples, et «l’incontestable de l’un est le plus douteux de l’autre»97, il n’y a pas de «point zéro absolu»98 qui serait «le point unique de l’absolu commencement nouveau»99. De la même manière que précédemment, il en résulte que l’écrivain ne peut en aucune façon créer dans ses personnages ce point zéro convaincant pour tous. Karl Rahner précise que les personnages créés par l’écrivain vivent à partir d’un fond restant silencieux, toujours et partout, et celui-ci est pour le personnage lui-même le donné non interrogé et il peut être, pour l’autre, l’incompréhensible irritant100.

profonde, ce qui le rend unique, ce qui le fonde et le devance; pour le théologien, l’initial humain se fonde ultimement dans l’appel de la grâce du Christ (l’existential chrétien). 91. «Jeder Mensch seinen eigenen hat», SW, t. 23, p. 165. 92. «Sein Selbtsverständliches, das immer als gegeben hinter ihm liegt», ibid. 93. «Als höchst fragwürdig und bedenklich», ibid. 94. «Den ersten Anfang des Humanen», ibid. 95. «Heile Anfang», ibid. 96. Cette thématique est récurrente dans la théologie rahnérienne de la grâce, nous l’avons déjà vu. Elle est explicitée dans l’article De la relation de la nature et de la grâce: «celui qui est perdu, qui s’est écarté pour toujours de cet amour et qui s’est même rendu incapable de recevoir cet amour, doit pouvoir éprouver cet amour (qui en tant que méprisé brûle maintenant comme un feu) réellement comme ce à quoi il est destiné au fond de son être réel, il doit donc toujours demeurer tel qu’il est créé: le désir ardent de Dieu même dans l’immédiateté de sa propre vie trinitaire. L’aptitude au Dieu de l’amour personnel, qui se donne lui-même, est l’existential central et permanent de l’homme, tel qu’il est réellement», Ét, t. 3, pp. 26-27. 97. «Das Fraglose des einen ist das Fragwürdigste des anderen», SW, t. 23, p. 165. 98. «Der absolute Nullpunkt», ibid., p. 166. 99. «Der einzige Punkt des absoluten Neuanfangs», ibid. 100. «Leben sie aus einem sich verschweigenden Grund, immer und überall, und dieser ist für die Gestalt selbst das ungefragt Gegebene und kann für andere das ägerlich Unverständliche sein», ibid., p. 165.

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Il poursuit par une remarque tout à fait significative sur la relation des lecteurs aux écrivains (et qui vaudrait à l’égard de tout artiste et de toute œuvre singulière). Ce fond silencieux donné fonde et justifie une «affinité élective entre l’écrivain et le lecteur, et une sympathie aimante»101. Enfin, il constate que l’écrivain chrétien qui appelle ses personnages au salut le fera, de l’avis des uns ou de celui des autres, soit trop tôt soit trop tard. Soulignons l’emploi du verbe «appeler [anrufen]» pour signifier le rapport de l’écrivain à ses personnages au sein de l’acte de création littéraire. L’écrivain chrétien se heurtera donc, toujours, au fait que son œuvre puisse être considérée par certains comme naïve. Dans les lignes qui suivent, Karl Rahner plonge dans les débats idéologiques des années soixante en en dénonçant les présupposés, et défend vigoureusement l’œuvre de Luise Rinser. Il termine cette première étape de son argumentation en réaffirmant que l’écrivain chrétien qui «ne peint pas des schèmes allégoriques de son christianisme orthodoxe»102 se heurte inévitablement à de grandes difficultés, qu’il lui est impossible d’établir un commencement qui serait un unique commencement évident et valable pour tous, et qu’il ne peut pas, à la différence de l’apôtre Paul, «être tout à tous» (1 Co 9,22). Tout en insistant sur cette limite indépassable, Karl Rahner valorise cependant la force d’appel (provenant de l’initial humain et sauvé de l’écrivain) d’une œuvre littéraire chrétienne. Il conclut en effet: «cela lui [à l’écrivain chrétien] suffit, si son salut appelle celui de beaucoup d’autres et s’il conduit celui-ci à lui-même et ainsi à sa croissance»103. Nous retrouvons ici, dans une perspective plus sotériologique, la force de convocation inhérente à l’intention de l’œuvre, dont nous avions indiqué la relation possible avec la convocation inhérente à l’être-là de l’homme en laquelle s’effectue la convocation de la grâce du Christ. La notion de «commencement», développée ici par Karl Rahner, permet de comprendre l’unité de l’artiste et de son œuvre, ainsi que l’affinité élective qui relie un artiste et ceux qui le reçoivent104. Nous pouvons 101. «Wahlverwandtschaft zwischen dem Dichter und dem Leser da und liebende Sympathie», ibid. 102. «Nicht allegorische Schemen seines orthodoxen Christentums malt», ibid., p. 167. 103. «Es genügt ihm, wenn sein Heiles das mancher anderer anruft und dieses zu sich selbst und so zum Wachstum bringt», ibid. 104. Cette réflexion, menée dans le cadre de l’engagement artistique, rejoint la question de la singularité de l’homme, et notamment celle de l’«individuum ineffabile», telle qu’elle se trouve inscrite dans la réflexion morale (l’éthique existentiale), ecclésiale (les charismes) et spirituelle (le discernement). Voir à ce propos, entre autres, les trois études rassemblées dans l’ouvrage Éléments dynamiques dans l’Église, trad. H. ROCHAIS, Paris, Desclée de Brouwer, 1967: Principes et impératif; Les charismes dans l’Église;

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aussi relier cette réflexion à ce qui a été dit auparavant à propos de l’option fondamentale et de la décision préalable de l’artiste. Ainsi, la création artistique s’enracine dans une «décision préalable» ou «option fondamentale» de l’artiste qui est incompressible et constitutive de sa personne, qui est son «commencement» humain et sauvé propre (même anonyme), son évidence qui se tient à l’arrière de lui-même; l’œuvre de l’artiste en est intimement marquée; cette marque se manifeste comme intention de l’œuvre qui parvient au spectateur comme une convocation; elle peut être pour autrui un appel au salut et peut l’aider dans sa croissance105. 2. Parler de l’indicible et de l’explicitement «chrétien» Karl Rahner en arrive au deuxième aspect qui cause plus encore la «misère» de l’écrivain chrétien et qui représente un obstacle bien plus important: en effet, l’écrivain chrétien est amené à parler aussi de ce qui est proprement et expressément le «chrétien». Dans ce contexte polémique, Karl Rahner commence par revendiquer sous un mode interpellatif et interrogatif un tel droit: pourquoi l’écrivain chrétien ne serait-il pas autorisé à parler du «chrétien» qui est pour lui «la réalité vraie et le fond abyssal de son être-là»106? Pourquoi ne pourrait-il pas parler de Dieu, de la prière, de la mort et de l’espérance, de l’appel de Dieu qui ne laisse pas tranquille, de la joie, de l’obéissance, de Jésus-Christ? Suite à toutes ces interpellations, Karl Rahner rappelle et redit que l’écrivain chrétien crée ses personnages en tant qu’écrivain, c’est-à-dire «en façonnant ses personnages»107 et non de manière professorale. Répondant probablement à une objection des détracteurs de Luise Rinser, Karl Rahner n’hésite pas à affirmer qu’il revient proprement à l’écrivain de parler de «l’indicible»108 (conviction qu’il avait déjà exprimée dans son article La parole poétique et le chrétien). Citant le La logique de la connaissance existentiale chez Ignace de Loyola. Cette dernière étude pousse cette thématique au plus profond de ses enjeux par la question du discernement et de la décision sous la motion divine. Ou encore, L’exigence de Dieu et la personne, sur la question de l’éthique existentiale, Ét, t. 12, 47-64. 105. Des documentaires sur la vie et l’œuvre d’artistes peuvent pleinement valider ces considérations, même s’il ne s’agit pas d’artistes explicitement chrétiens. Nous pourrions citer, à titre d’exemple particulièrement significatif, celui de M. AKERS, Marina Abramović, The Artist Is Present, documentaire, États-Unis, 2012, 104 min. (présentation sur Pretty Pictures: http://prettypictures.fr/catalogue/2012/marina-abramovic-the-artist-is-present-film-documentaire/ [consulté le 21 septembre 2018]) dans lequel, à notre sens, tous ces aspects de l’analyse rahnérienne sont présents et y trouvent une résonance singulière. 106. «Das wahrhaft Wirkliche und der abgründige Grund seines Daseins», SW, t. 23, p. 167. 107. «Seine Gestalten bildend», ibid. 108. «Das Unsagbare», ibid.

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célèbre aphorisme wittgensteinien: «Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence»109, aphorisme qui, interprété de manière la plus restrictive, semble interdire toute possibilité de parole religieuse ou chrétienne, il rappelle que Wittgenstein lui-même a pourtant authentifié «l’existence de l’“irrationnel”»110. Karl Rahner situe alors l’exigence de la parole chrétienne et la fonde expressément dans l’indicible de l’abîme qu’est le Crucifié, abîme en lequel se sont concentrés l’abîme divin et l’abîme de la mort humaine pour devenir un nouvel abîme d’espérance: Depuis que l’abîme de Dieu et l’abîme de notre mort sont devenus un dans le Crucifié et sont devenus l’abîme de notre espérance, les chrétiens doivent parler de ce sur quoi on ne peut pas parler111.

L’écrivain chrétien est appelé à dire cet indicible-là, cet indicible qui est aussi l’abîme de son espérance. Nous ne pouvons que souligner la profondeur de cette deuxième référence, dans ce texte, au Crucifié. Dans la suite de ce débat d’interprétation de la pensée wittgensteinienne, Karl Rahner précise que parler de l’indicible appartient en propre au langage humain, de même qu’appartient au langage humain la capacité de créer le silence: Car ce parler est le parler propre et l’origine de tout langage qui est plus que les signaux d’animaux ingénieux qui restent eux-mêmes obscurs, le langage qui affirme l’indicible et crée ce silence duquel Wittgenstein dit bien, en fin de compte, aussi qu’il doit être112.

Il est intéressant de noter l’emploi du verbe «créer [schaffen]» soulignant cette puissance créatrice inhérente au langage poétique de conduire au silence. Ce silence est à comprendre comme un dépassement de ce qui est immédiatement évoqué ou signifié et comme une ouverture au Mystère. Le rapport du langage humain à l’indicible et au silence est une conviction fondamentale de la pensée rahnérienne, tant pour la poésie que pour la théologie elle-même. Concernant la poésie, c’est un aspect que nous avons explicitement trouvé dans l’article La parole poétique et 109. «Worüber man nicht reden kann, darüber muβ man schweigen», ibid. Voir L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, trad. G.-G. GRANGER (Tel, 311), Paris, Gallimard, 1993. Pour la référence en langue allemande, voir SW, t. 23, p. 645, note i. 110. «Die Existenz des “Irrationalen”», SW, t. 23, p. 167. 111. «Seitdem aber der Abgrund Gottes und der Abgrund unseres Todes in dem Gekreuzigten einer und der Abgrund unserer Hoffnung geworden ist, müssen die Christen von dem reden, worüber man nicht reden kann», ibid. 112. «Denn diese Rede ist die eigentliche Rede und der Ursprung aller Sprache, die mehr ist als die Signale findiger Tiere, die sich selbst verborgen bleiben, die Sprache, die das Unsagbare beschwört und jenes Schweigen erst schafft, von dem Wittgenstein schlieβlich doch auch sagt, daβ es sein müsse», ibid.

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le chrétien. Concernant la théologie, ce rapport recouvre la question de l’analogie; abordant cette question dans le premier point de sa conférence Expériences d’un théologien catholique, Karl Rahner insiste sur le risque d’oubli, chez les théologiens, de cette dimension essentielle du langage théologique: Seulement, en parlant, nous oublions la plupart du temps qu’on ne peut rien affirmer de Dieu avec une chance de légitimité qu’à condition d’y ajouter une négation et de tenir la redoutable oscillation entre oui et non pour le véritable et unique point fixe de notre connaissance, à condition donc de toujours plonger nos énoncés dans le silence d’un Dieu insaisissable113.

Ce rapport du langage à l’indicible et au silence sera aussi l’enjeu d’une «théologie poétisante», comme nous le verrons dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion. Fort de ces considérations, Karl Rahner revient sur «la grandeur et la misère» de l’écrivain chrétien qui consistent en ce que celui-ci doit parler de cet indicible qu’est précisément l’explicitement chrétien114: «le chrétien dans l’écrivain doit parler de ce dont on ne peut parler»115. À cette grandeur et misère de l’écrivain chrétien, Karl Rahner associe le théologien, indiquant, toutefois, qu’en raison de son métier, cela ne lui est pas reproché. Relevons l’expression: «le chrétien dans l’écrivain [der Christ im Schriftsteller]»: celle-ci distingue la dimension chrétienne de l’homme-écrivain de son acte d’écriture en tant que tel; il revient à l’écrivain d’écrire, et au chrétien dans l’écrivain de rendre compte, par et dans son acte d’écriture, de l’explicitement chrétien qui l’habite. Pour appuyer son propos, Karl Rahner considère le récit de la femme adultère (Jn 8), et, distinguant «l’humain» et l’explicitement «chrétien», il souligne qu’il est effectivement plus facile et connaturel à l’homme pécheur de parler de la faute, alors qu’il est plus difficile de parler du pardon que, pourtant, la femme adultère accueille et saisit pour elle-même.

113. Expériences d’un théologien catholique, trad. R. MENGUS, Paris, Cariscript, 1985, p. 17 [désormais cité: Expériences d’un théologien catholique]. 114. Nous pouvons remarquer que, d’une certaine manière, cette obligation d’écriture s’est aussi posée pour les premiers chrétiens. Larry W. Hurtado insiste sur le «caractère innovant» des évangiles, d’un genre littéraire propre et non réductible aux emprunts ou influences de l’environnement littéraire juif et romain de l’époque. Voir L.W. HURTADO, Le Seigneur Jésus Christ. La dévotion envers Jésus aux premiers temps du christianisme, trad. D. BARRIOS – C. EHLINGER – N. LUCAS (Lectio divina), Paris, Cerf, 2009, pp. 281294. À propos des quatre évangélistes, il écrit: «Il est clair que nous avons affaire dans chaque cas à des auteurs tout autant qu’à des traditions communes que chacun adapte» (souligné dans le texte), p. 284. 115. «Der Christ im Schriftsteller muβ reden, wovon man nicht reden kann», SW, t. 23, p. 168.

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3. L’expérience religieuse originaire et l’ambiguïté de son objectivation Karl Rahner poursuit son développement par une analyse de l’expérience religieuse dans son caractère premier et originaire, de son objectivation catégoriale nécessaire et de la possibilité de son expression verbale. Il affirme qu’il n’y a pas d’expérience religieuse de nature originaire116 qui ne soit pas, potentiellement, «exprimable par la parole»117; il souligne, toutefois, qu’une telle expérience n’existe pas seulement là où la parole l’exprime. La parole qui exprime cette expérience est bien alors «la parole de l’indicible»118, bien que celle-ci ne puisse en tout état de cause qu’«indiquer»119 cet indicible, et ne puisse, en aucun cas, par elle-même, le faire «advenir»120. Il précise encore qu’il existe une différenciation entre, d’une part, l’expérience religieuse originaire dont le fond s’origine dans le silence de la grâce divine et, d’autre part, sa survenance et son expression dans la parole: Là où toujours, donc, cette expérience religieuse originaire survient dans la parole, et doit se répandre en elle, elle n’est plus seulement dans le lieu de sa première naissance qui est la grâce de Dieu survenant dans le silence121.

Il en résulte une ambiguïté inévitable: Mais, dans le lieu de la survenance [des Vorkommens], elle devient ambiguë122. 116. Concernant l’expérience originaire religieuse, voir, entre autres, les paragraphes Savoir non thématique de Dieu, Connaissance de Dieu transcendantale et connaissance de Dieu a posteriori, L’expérience de la grâce et son caractère voilé, TfF, respectivement, pp. 34-36; pp. 67-71; pp. 154-158. Nous en rappelons quelques traits essentiels. L’expérience originaire de Dieu possède le caractère d’une expérience transcendantale: elle est expérience subjective d’une ouverture à l’infini. Elle est l’expérience d’une présence silencieuse d’un Dieu qui s’offre à l’homme comme l’Absolu, l’Insaisissable, l’expérience d’une référence secrète à la transcendance, au Mystère sacré et est éprouvée comme un ce-versquoi, comme un fondement de soi et comme un ce-à-partir-de-quoi. Elle n’est pas une saisie de Dieu, mais bien plutôt un se-laisser-saisir par le Mystère. Ce Mystère sacré se révèle être ce qu’il y a de plus présent et de plus immédiat pour l’homme; Karl Rahner parle de familiarité: «Qu’y a-t-il pour l’esprit venu à lui-même de thématiquement ou non thématiquement plus familier et plus évident que le questionnement silencieux dépassant tout l’acquis maîtrisé», TfF, p. 35. L’expérience originaire religieuse est aussi expérience secrète de l’autocommunication divine, du don de la grâce, de Dieu qui se fait proximité aimante et pardonnante. Karl Rahner parlera aussi, en ce sens, de Révélation originaire de Dieu. 117. «Worthaft», SW, t. 23, p. 168. 118. «Das Wort vom Unsagbaren», ibid. 119. «Hinweisen», ibid. 120. «Aufgehen», ibid. 121. «Wo immer also diese ursprüngliche religiöse Erfahrung in das Wort vorkommt, in es hinein ausgehen muβ, ist sie nicht mehr am Ort ihrer ersten Geburt allein, der die im Schweigen sich ereignende Gnade Gottes ist», ibid. 122. «Am Ort des Vorkommens aber wird sie zweideutig», ibid.

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Entre le «lieu de la première naissance» et le «lieu de la survenance», autrement dit dans la «manifestation»123, une modification, voire une altération, s’effectue. Karl Rahner précise les raisons de cette altération possible, il dénonce le rejet que certains font pour ces mêmes raisons de la possibilité d’une authentique expérience religieuse originelle, et il valide, inversement, un nécessaire discernement: Il n’y a rien de religieux qui, dans la mesure où il s’objectivise de façon spatio-temporelle et «catégoriale», et est ainsi dicible, ne serait pas ambigu, c’est-à-dire qui ne serait pas non plus dérivable d’une autre cause que l’expérience religieuse originaire: du refoulement, de la frustration, du sexe, de l’angoisse, des conditions sociales, et de tout ce que l’homme aujourd’hui connaît par ailleurs et met à profit non seulement pour rejeter hors du monde, malhonnêtement, l’authentique expérience religieuse qu’il y a bien, mais aussi pour démasquer de manière loyale l’expérience religieuse inauthentique, qu’il y a aussi124.

Karl Rahner invite les critiques à prendre clairement en considération cette ambiguïté inhérente à toute objectivation religieuse avant de prononcer un quelconque jugement sur l’authenticité d’une déclaration religieuse. Prenant l’exemple des peintres de l’École des Nazaréens, il défend l’authenticité de l’expérience religieuse sur laquelle se fonde leur piété (rappelant qu’ils ont été, comme beaucoup, confrontés à la mort et à l’incompréhensibilité de l’existence), même si celle-ci s’exprime dans des formes qui peuvent paraître inauthentiques, comme clichés ou kitsch religieux. Karl Rahner montre que le Verbe de Dieu dans son incarnation et sa kénose n’a pas échappé à cette ambiguïté inéluctable de l’objectivation de l’expérience religieuse, et met expressément en parallèle l’écrivain chrétien dans son geste même de création littéraire: La PAROLE de Dieu apparaît comme un simple homme (omnis homo mendax: Rom 3,4) et dans la forme de l’esclave des puissances et des pouvoirs de ce monde, échouant à la croix: en cela consiste la misère inextricable de l’écrivain chrétien, précisément quand il façonne et ne parle pas abstraitement125. 123. «Erscheinung», ibid. 124. «Es gibt nichts Religiöses, das, insofern es sich raumzeitlich, “kategorial” objektiviert und so erst sagbar ist, nicht zweideutig wäre, daβ heiβt: nicht auch aus einer anderen Ursache als der ursprünglichen religiösen Erfahrung ableitbar wäre: aus Verdrängung, Frustration, Sexus, Angst, gesellschaftlichen Bedingungen und all dem, was der Mensch heute sonst noch weiβ und benützt, sowohl um die echte religiöse Erfahrung, die es eben doch gibt, unehrlich aus der Welt hinauszudisputieren, als auch um die unechte religiöse Erfahrung, die es auch gibt, ehrlich zu entlarven», ibid. 125. «Das WORT Gottes erscheint wie ein bloβer Mensch (omnis homo mendax: Röm 3,4) und in der Gestalt des am Kreuz gescheiterten Sklaven der Mächte und Gewalten

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Cette mise en parallèle du Verbe de Dieu dans son incarnation et l’écrivain chrétien dans sa tâche d’écriture pourrait paraître quelque peu surprenante, mais sa formulation confirme l’analogie théologique que nous avons explicitée entre Incarnation et création artistique. Notons que nous avons là, concernant l’écrivain chrétien, une troisième référence au Crucifié. Karl Rahner insiste sur cette situation d’échec de l’écrivain chrétien: celui-ci ne «peut pas du montrer ce qui ne serait pas ambigu, il ne peut pas présenter nettement des personnages convaincants de l’accomplissement de l’être-là chrétien»126. Il en résulte que l’écrivain chrétien est «inévitablement le sans-défense»127, «ses personnages sont folie pour les païens et scandale pour les juifs (1 Co 1,17-25), ses personnages doivent rester des hommes qu’en dernier lieu Dieu seul peut juger (κρίνειν), lui l’unique et dernier “Critique”»128. Karl Rahner est bien conscient que de telles considérations ne doivent en aucun cas être de faux prétextes pour dissimuler une «insuffisance artistique effective»129 qui pourrait, par ailleurs, exister. Il montre alors que l’écrivain et ses personnages partagent cette «misère»: Quand un écrivain laisse aller ses personnages dans le désert du Dieu indicible, ils tombent nécessairement dans la misère, selon la signification originaire de ce mot, et l’écrivain avec eux. Il est plus facile de laisser ses personnages là où l’homme réside sans conteste, dans le dicible130.

Notons que l’emploi du verbe «laisser [lassen]» signifie bien le mouvement intime de l’acte de création, à la différence d’une manipulation ou d’une application de principes abstraits. Enfin, Karl Rahner rappelle aux critiques que «l’homme est l’être des ténèbres indicibles et de la lumière indicible»131, et c’est bien pour cela qu’il faut des écrivains qui puissent dire tant l’un que l’autre indicible. dieser Welt: darin liegt das unentrinnbare Elend des christlichen Schriftstellers, gerade wenn er bildet und nicht abstrakt redet», ibid., p. 169. 126. «Er kann gar nichts zeigen, was nicht zweideutig wäre, er kann gar nicht eindeutig überzugende Gestalten christlichen Daseinsvollzugs vorstellen», ibid. 127. «Unentrinnbar der Wehrlose», ibid. 128. «Seine Gestalten bleiben den Heiden eine Torheit und den Juden ein Skandal (1 Kor 1,17-25), seine Gestalten müssen Menschen bleiben, die letztlich Gott allein richten (κρίνειν) kann, der einzige letzte “Kritiker”», ibid. 129. «Wirkliche künstlerische Unzulänglichkeit», ibid. 130. «Wenn ein Dichter seine Gestalten in die Wüste des unsagbaren Gottes ziehen läßt, geraten sie notwendig ins Elend in der ursprünglichen Bedeutung dieses Wortes und der Dichter mit ihnen. Es ist leichter, seine Gestalten dort leben zu lassen, wo der Mensch fraglos behaust ist, im Sagbaren», ibid. 131. «Der Mensch ist das Wesen der unsäglichen Finsternis und des unsäglichen Lichtes», ibid.

L’ÉCRIVAIN CHRÉTIEN ET L’ESPÉRANCE

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Pourtant, fait-il remarquer, lorsque ceux-ci expriment un indicible sans conjurer les abîmes de l’enfer de l’homme en prenant le manteau du prophète, s’ils l’expriment sereinement et presque familièrement, leur discours est jugé inacceptable. En conclusion de sa contribution, Karl Rahner souligne combien l’écrivaine est un «tout indécomposable»132, et cite, en dernier lieu, la phrase de Dante que Luise Rinser avait elle-même inscrite dans une dédicace: «Per te poeta fui, per te cristiano»133.

132. «Unzerlegbar Ganzes», ibid., p. 170. 133. Ibid.

D. LA CRÉATION ARTISTIQUE ET LA THÉOLOGIE

L’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion aborde frontalement la question de la relation entre l’art et la théologie. Si art et théologie appartiennent de prime abord à deux domaines bien différenciés, Karl Rahner explicite entre ces deux domaines une «parenté», une relation interne et réciproque. L’explicitation de cette parenté conduit Karl Rahner, tout en interrogeant l’art, à reconsidérer le statut même de la théologie. Ce sont les premiers enjeux de cet article. Karl Rahner ouvre deux perspectives corrélatives: l’art devrait être un «moment intérieur de la théologie» et la théologie devrait être «poétisante». Pour arriver à la première considération, il expose une définition générale des arts en tant qu’«autoexpression» de l’homme et de son accomplissement. Prenant soin, d’une part, de souligner l’impossible reconduction de tous les arts à la seule parole, et d’autre part, reconnaissant à l’art la capacité d’être un authentique phénomène religieux inspiré par la révélation divine, il peut conclure et affirmer sans conteste que les arts sont une expression propre et singulière de ce qu’est l’homme pensé par Dieu, une expression différente et véritablement autre que celle développée par la théologie verbale. Karl Rahner réinterroge alors la théologie et se demande si celle-ci n’est pas trop souvent identifiée ou réduite arbitrairement à la théologie «verbale» ou conceptuelle et si elle ne devrait pas plutôt se comprendre comme «la totale auto-expression de l’homme» portée par l’auto-communication divine. C’est à partir d’une telle compréhension élargie de la théologie qu’il envisage d’y intégrer les arts comme «moment intégral» ou «moment intérieur». Plus encore, ce n’est qu’à ce titre que la théologie devient une théologie «pleinement accomplie». Concernant la deuxième considération, Karl Rahner s’appuie sur la littérature religieuse et en explicite une «fonction» singulière: celle de rapprocher l’homme de son expérience religieuse originaire. Il constate que, le plus souvent, cette dimension échappe à la théologie purement rationnelle et conceptuelle alors qu’il appartient bien à la théologie de pouvoir reconduire l’homme à l’expérience de ce qui est énoncé conceptuellement. Karl Rahner sollicite ainsi une «théologie poétisante». Il rappelle que la nécessité de cette dimension mystagogique ou «subjective» de la théologie trouve sa raison fondamentale dans la Révélation elle-même. La théologie est médiation entre l’appel de Dieu et la subjectivité de l’homme.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

Karl Rahner explicite ensuite deux autres aspects corrélatifs qui sont aux fondements de la parenté des arts et de la théologie: l’analogie de l’être et la dimension transcendantale de l’homme. En effet, il montre que la capacité du langage poétique à renvoyer à l’expérience religieuse par l’usage d’images et de métaphores repose en dernier lieu sur l’analogie de l’être. Ce n’est que l’analogia entis qui justifie et offre la possibilité de comprendre une expérience humaine déterminée comme renvoyant mystérieusement à Dieu. Il en résulte, par ailleurs, que même si ces réalités ne sont pas expressément présentées par le poète dans une dimension religieuse, elles renvoient ultimement et en dernier lieu à ce dont la théologie parle expressément. Remarquons encore, que, si le théologien n’envisage ici que le langage poétique, ces considérations peuvent toutefois légitimement s’étendre à tous les arts (en effet, pour Karl Rahner, toute dimension symbolique trouve aussi, en dernier lieu, son fondement dans l’analogie de l’être). Les arts et la théologie ont donc un même fondement constitutif de leur condition de possibilité: l’analogia entis. Si la question de l’analogia entis fait débat dans le champ théologique, elle présente des enjeux certains dans le champ des arts. Karl Rahner mentionne un deuxième fondement commun et constitutif de la condition de possibilité des arts et de la théologie: celle de la dimension transcendantale de l’homme. L’homme est «l’être de la transgression des frontières», il est celui qui a «affaire au mystère insaisissable». Karl Rahner affirme que ce n’est que parce que l’homme est «l’être transcendantal» qu’il peut y avoir au sens propre l’art et la théologie. Il insiste, cependant, sur la singularité historique de l’artiste. Cette unité de transcendantalité et de singularité historique est constitutive de l’essence de l’artiste et de son œuvre. Cette dernière affirmation conduit le théologien à poursuivre sa réflexion en cherchant à rendre compte de la possibilité de l’expérience religieuse précisément au sein de l’expérience esthétique. Il montre que cette condition de possibilité réside dans le fait qu’une perception sensible est toujours celle de l’homme «tout entier». Il constate, enfin, que la question de la dimension religieuse d’une œuvre d’art déborde celle de sa thématique religieuse ou non-religieuse. Ces deux considérations seront plus largement développées dans l’article La théologie de la signification religieuse de l’image, de 1983. Dans le prolongement de cette réflexion sur la dimension religieuse des arts, Karl Rahner envisage le rapport de l’artiste à la sainteté. Il en propose deux approches. L’une, plus théorique et dans une perspective eschatologique, semble promouvoir une correspondance effective entre l’artiste et le saint; l’autre, plus empirique, contredit le plus souvent ce premier modèle.

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Au terme de cette introduction, notons que cet article connaît une version anglaise dans laquelle Karl Rahner a introduit un ajout conséquent en guise de préliminaires. Il y développe deux réflexions par lesquelles il montre les limites de la connaissance conceptuelle. La connaissance conceptuelle n’est pas le seul ni l’ultime mode de la connaissance. En effet, Karl Rahner montre que la connaissance conceptuelle est en quelque sorte débordée ou dépassée de part en part. La première réflexion porte sur la connaissance humaine en général et explicite la relation intime et nécessaire de la connaissance conceptuelle à l’expérience et au savoir originaire qui l’accompagne; la seconde réflexion porte sur la connaissance que nous pouvons avoir de Dieu en tant qu’il demeure l’Incompréhensible, qui ne peut être qu’une connaissance dans l’amour. Cette mise en évidence des limites intrinsèques de la connaissance conceptuelle et l’explicitation de ce qui la déborde de part en part sont essentielles à la problématique de l’article. Nous nous y arrêterons donc de manière assez précise avant d’analyser l’article dans sa version allemande.

CHAPITRE 6

L’ART: UN MOMENT INTÉRIEUR DE LA THÉOLOGIE L’ART DANS L’HORIZON DE LA THÉOLOGIE ET DE LA DÉVOTION (1982)

L’article, L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion1 est paru, en 1982, dans la revue Entschluβ, revue culturelle et spirituelle des jésuites d’Autriche2. Son titre était: Tout artiste n’est pas un saint. Pour une théologie de l’art3. La première partie de ce titre initial se justifie par le contenu du dernier paragraphe de l’article dans lequel Karl Rahner s’interroge sur le rapport entre l’homme-artiste et la sainteté. Le titre donné dans les éditions suivantes ne retient pas premièrement cette thématique; il indique et privilégie la problématique des analyses qui constituent la plus grande partie du texte, c’est-à-dire celle de la relation interne entre art, théologie et expérience religieuse. Notons que le mot «Frömmigkeit» n’apparaît que dans le titre; il ne se retrouve aucunement dans le texte. Ce terme recouvre la dimension de l’expérience religieuse qui est un des points essentiels d’articulation de la réflexion sur le rapport entre les arts et la théologie. Cet article est aussi paru, cette même année 1982, en anglais, dans la revue Thought et sous le titre Theology and the Arts4. Il paraîtra de nouveau huit ans plus tard dans la même revue5. Notons que cette traduction anglaise ne correspond pas à celle présentée deux ans plus tard encore dans le 23e volume de l’édition anglaise des œuvres théologiques de Karl Rahner sous le titre Art against the Horizon of Theology and Piety6. Cette édition anglaise de la revue Thought diffère surtout des autres éditions (allemandes et anglaises) par l’ajout de cette première 1. Die Kunst im Horizont von Theologie und Frömmigkeit, SzT, t. 16, 364-383, et SW, t. 19, 138-144. 2. La revue Entschluβ a été fondée en 1946 et se nommait alors Der groβe EntschluβMonatsschrift für aktives Christentum; elle prendra son nouveau nom en 1970, nom qu’elle gardera jusqu’à son arrêt en 1999. 3. Nicht jeder Kunstler ist ein Heiliger. Zur Theologie der Kunst, in Entschluβ 37 (1982), no 1, 4-7. 4. Theology and the Arts, in Thought 57 (1982), no 224, 17-29. 5. In Thought 65 (1990), no 258, 385-399. 6. Art against the Horizon of Theology and Piety, trad. H.M. RILEY – J. DONCEEL, in Final Writings (Theological Investigations, 23), New York, Crossroad; London, Darton, Longman and Todd, 1992, 162-168.

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partie conséquente que nous avons déjà mentionnée, tenant lieu de préliminaires. Cette première partie est constituée de deux paragraphes extraits de deux autres écrits rahnériens et dont les références sont explicitement données dans les deux premières notes de bas de page de l’article. Le premier paragraphe Connaissance conceptuelle et expérientielle7 est la reprise quasi conforme d’une grande partie du paragraphe Relation entre chose et concept, autopossession originaire et réflexion de la troisième section de l’introduction du Traité fondamental de la foi, intitulée Quelques problèmes fondamentaux d’épistémologie8. Le deuxième paragraphe La connaissance de Dieu9 reprend, mais en le remaniant, le paragraphe Deux questions fondamentales pour une «solution» en clair-obscur de l’aporie10 de l’article La question humaine du sens devant le Mystère absolu de Dieu11. Compte tenu de l’importance de cette première partie et de sa qualité de préliminaire, nous commençons notre étude par l’analyse de ces deux paragraphes. I. PRÉLIMINAIRES. THEOLOGY AND THE ARTS Dès la première phrase de l’article Theology and the Arts, Karl Rahner mentionne explicitement son souhait de commencer sa réflexion par des observations préliminaires. Ces observations, nous dit-il, portent premièrement sur le «processus de la connaissance en général»12 et deuxièmement sur «notre connaissance de Dieu»13. Ces observations 7. Conceptual and Experiential Knowledge. 8. En effet, la note de bas de page indique: «For a fuller treatment of these epistemological principles, see the author’s Foundations of Christian Faith (New York, Seabury, 1978), p. 14». 9. The Knowledge of God. 10. Zwei Grundfragen zur hell-dunklen «Lösung» der Aporie. 11. La note de bas de page indique: «See also the autor’s “Die menschliche Sinnfrage vor dem absoluten Geheimnis Gottes”, in Geist und Leben (June, 1977), 437-450». Die menschliche Sinnfrage vor dem absoluten Geheimnis Gottes, SzT, t. 13, 111-128 et SW, t. 30, 209-221 [désormais cité: Die menschliche Sinnfrage]. Compte tenu des modifications, il va sans dire que ce texte diffère de celui qui s’en rapproche dans The Human Question of Meaning in Face of the Absolute Mystery of God, trad. E. QUINN, in God and Revelation (Theological Investigations, 18), New York, Crossroad; London, Darton, Longman and Todd, 1983. Nous baserons notre étude sur le texte anglais de Theology and the Arts, in Thought 65 (1990), no 258 [no 3], 385-392 [désormais cité: Theology and the Arts]. Nous ferons cependant quelques références au texte allemand de Geist und Leben quand cela nous paraîtra nécessaire. 12. «Process of knowledge in general», Theology and the Arts, p. 386. 13. «Our knowledge of God», ibid.

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sont des présupposés essentiels pour aborder la question de la parenté des arts et de la théologie; lui-même l’affirmera au terme de ces analyses: Avec ces présuppositions au sujet de la nature de la connaissance humaine et spécialement de la connaissance de Dieu, nous en venons maintenant à la question de la théologie et des arts14.

Ces analyses se concentrent autour de la connaissance conceptuelle et visent précisément le statut de cette connaissance conceptuelle, d’une part dans son rapport originaire à l’expérience, et d’autre part dans la connaissance de Dieu en tant qu’il demeure l’Incompréhensible. Nous pouvons dès lors en percevoir les enjeux. Si la théologie développe légitimement une connaissance conceptuelle, n’est-elle que cela? Quel rapport doit-elle garder avec l’expérience et comment demeure-t-elle connaissance dans l’incompréhensibilité de Dieu? Si les arts ne développent pas une connaissance conceptuelle et en cela se différencient de la théologie, ne conduisent-ils pas à une connaissance proche de l’expérience et ouverte à l’incompréhensibilité de Dieu? 1. Connaissance conceptuelle et expérientielle Le premier point sur la connaissance humaine en général, intitulé Conceptual and Experiential Knowledge15, est donc la reprise quasi textuelle d’une grande partie du paragraphe Relation entre chose et concept, autopossession originaire et réflexion qui ouvre, dans l’introduction du Traité fondamental de la foi, la troisième section intitulée Quelques problèmes fondamentaux d’épistémologie16. Avant d’analyser ce texte précis, il nous paraît important de rappeler les enjeux épistémologiques du Traité fondamental de la foi. Cette approche plus globale nous permettra de mieux saisir la portée de ce texte en tant que tel, mais aussi relativement à la problématique générale de l’article. Si Karl Rahner souligne qu’en tant qu’«introduction au concept du christianisme» le Traité fondamental de la foi est un ouvrage de réflexion 14. «With these presuppositions about the nature of human knowledge and especially the knowledge of God, we come now to the question of theology and the arts», ibid., p. 393. 15. Ibid., p. 386. 16. Dans la mesure où le paragraphe Conceptual and Experiential Knowledge est la reprise quasi conforme du texte du Traité fondamental de la foi, nous le citerons dans sa traduction française: TfF, pp. 28-30. Pour la référence allemande, nous citerons Grundkurs des Glaubens. Einführung in den Begriff des Christentums, Freiburg i.Br., Herder, 1976 [désormais cité: GG].

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intellectuelle et non un livre d’édification spirituelle, qu’il s’adresse à des lecteurs «ne répugnant pas au “labeur du concept”»17 et qu’il s’agit bien là d’amener le christianisme dans les horizons de l’intelligibilité en vue de soutenir et justifier l’acte de foi en toute probité intellectuelle, ou encore, qu’il ne s’agit pas d’une “initiation mystagogique”, mais bien «d’un effort de pensée de type conceptuel»18, il insiste toutefois tout autant sur le fait que cette réflexion présuppose un christianisme vécu personnellement et ecclésialement, embrassant le tout et les abîmes de l’existence humaine et demandant sans cesse de s’approfondir et de s’intensifier dans la foi, l’espérance, l’amour et la prière. Il n’hésite pas à faire cette remarque: «on sait bien qu’on n’a pas assez pensé, pas assez aimé, pas assez souffert»19. C’est donc en relation étroite avec cette densité de l’être-chrétien [das Christsein] qu’il propose cet «essai de formulation abrégée de la foi chrétienne et de l’intelligence chrétienne», ou encore ce «tout unique de la figure du christianisme, de la foi et de la vie chrétienne». Dans un même temps, Karl Rahner souligne la distance infranchissable qui sépare l’expérience et l’acte de réflexion. Cette différenciation ainsi que la compréhension de celle-ci sont au centre de sa préoccupation, se présentent et sont affirmées comme étant une clef cognitive: Et c’est précisément cette différence permanente, insurmontable, entre l’actualisation chrétienne originaire de l’existence et la réflexion à son propos qui nous occupera tout au long de ce travail. L’intelligence de cette différence est une clef cognitive [eine Schlüsselerkenntnis], qui commande une présupposition nécessaire quand il s’agit d’une introduction au concept de christianisme20.

La problématique de la tension entre expérience et réflexion, d’une corrélation la plus étroite possible entre l’une et l’autre dans une différenciation incompressible tout en accordant au pôle expérientiel une place originaire, fonde une nouvelle science théologique distincte des autres savoirs théologiques. L’introduction du Traité fondamental de la foi se concentre sur la justification épistémologique de cette nouvelle approche. Karl Rahner expose différentes motivations pour la rédaction de cette nouvelle «introduction au concept du christianisme». La première est 17. TfF, Avant-propos, p. 5; de même: «Celui qui, d’entrée de jeu, ne recherche qu’un stimulant religieux et craint ce labeur d’une réflexion patiente, ardue, fastidieuse, celui-là fera bien de ne pas s’engager dans cette recherche», p. 13; GG, p. 13. 18. Voir TfF, p. 27; GG, p. 26. 19. TfF, p. 14; GG, p. 14. 20. Ibid.

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l’injonction du Décret sur la formation des prêtres Optatam totius Ecclesiae renovationem; la deuxième, qui concerne non seulement les clercs, les théologiens débutants, mais aussi tous les chrétiens, est la situation critique dans laquelle la foi est vécue dans le monde moderne. Cependant, au-delà de ces motivations pédagogiques et didactiques, Karl Rahner expose une autre motivation beaucoup plus essentielle, celle de l’évolution irréversible de la théologie elle-même, à savoir le passage d’une science théologique unifiée à un pluralisme des sciences théologiques. Ce pluralisme théologique est d’autant plus irrévocable que la diversité des sciences profanes avec lesquelles la théologie a nécessairement affaire s’est considérablement développée. Il en résulte une double conséquence: d’une part l’impossibilité pour un seul homme d’accéder à une connaissance couvrant et unifiant la totalité des sciences tant profanes que théologiques; d’autre part, l’incapacité pour chacune de ces sciences, en raison même de leur caractère spécialisé, de répondre de manière satisfaisante et globale au questionnement de l’homme face au tout de son existence. L’inadéquation du morcellement de la connaissance face à l’unité de l’existence provoque et conduit le théologien à concevoir cette science théologique spécifique à un «premier niveau de réflexion», antérieure aux autres sciences qui sont à un second niveau de réflexion. Cette «première science»21 est requise pour permettre à l’homme concret d’accéder à une intelligence unifiée et cohérente du christianisme qu’il est en droit d’attendre en tant qu’«être réfléchissant»22. Le pôle incessible de cette nouvelle science est l’homme lui-même comme être concret et réfléchissant. La nécessité de cette science n’est pas non plus réductible à un enjeu de connaissance seulement: cette connaissance à un «premier niveau de réflexion» peut seule rendre compte de la liberté de l’homme-chrétien comprise comme acte de décision libre et totale inhérent à l’assentiment de foi par lequel il engage le tout de son existence. Aussi, la justification épistémologique de cette science à un «premier niveau de réflexion» se fonde-t-elle sur la double dimension réfléchissante et libre constitutive de l’homme-concret et de l’être-chrétien. Cette nécessaire corrélation entre connaissance de foi, liberté et décision apparaît de même lorsque, par exemple, Karl Rahner réfléchit sur 21. «Ce premier niveau de réflexion de la foi, d’un point de vue scientifique, ainsi que la probité intellectuelle avec laquelle on en rend raison constituent une première science spécifique», TfF, p. 22; «Diese wissenschaftlich erste Reflexionsstufe des Glaubens und dessen intellektuell-redlicher Verantwortbarkeit bedeutet eine eigene erste Wissenschaft», GG, p. 21. 22. «Als intellektueller Mensch», ibid.

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sa propre existence chrétienne en répondant à l’interrogation «pourquoi suis-je aujourd’hui chrétien?»: Je voudrais être un être humain, qui est libre et qui peut espérer, qui comprend, tout en agissant en conséquence, qu’il est confié lui-même à sa liberté. […] Je crois aussi que la vie historique de l’être humain, dans sa liberté, conduit vers un point de décision absolue, qu’elle contient ce point. […] Je n’échappe pas à cette liberté responsable, celle d’un vrai sujet, la mienne, et je ne veux pas m’y dérober23.

Elle se retrouve aussi dans ce texte de 1980, Quelques remarques sur le Traité fondamental de la foi: Malgré tout, on doit répondre rationnellement de la foi chrétienne et pouvoir la comprendre dans ses énoncés, parce qu’on ne peut l’accomplir que comme sujet librement responsable24.

Plus encore, en raison même de ces différents aspects, une telle «première science», bien qu’elle doive être menée «en toute rigueur» et «avec une précision scientifique»25, ne peut posséder qu’un caractère «préscientifique». Pour en rendre compte, Karl Rahner se réfère explicitement à l’illative sense développé par le cardinal John Henry Newman26: Il existe un illative sense (un sens de l’inférence), pour parler comme le cardinal Newman, aussi bien et justement à propos de ces choses qui impliquent des décisions totales; une convergence de probabilités, une certitude, une décision dont on puisse rendre compte avec probité, et qui soit d’un même mouvement connaissance et acte libre; elle rend possible – pour l’exprimer d’une manière paradoxale – la scientificité de la non-scientificité que légitiment ces questions vitales27.

23. Pourquoi suis-je aujourd’hui chrétien? [1974], trad. B. LAURET, TfF, édition critique autorisée sous la direction d’É. MAURICE – O. RIAUDEL (Œuvres, 26), Paris, Cerf, 2011, 539-548, pp. 539-540. 24. Quelques remarques sur le Traité fondamental de la foi [1980], trad. B. LAURET, TfF, édition critique autorisée sous la direction d’É. MAURICE – O. RIAUDEL (Œuvres, 26), Paris, Cerf, 2011, 509-520, p. 512 [désormais cité: Quelques remarques sur le Traité fondamental de la foi]. 25. TfF, p. 22; GG, p. 21. 26. J.H. NEWMAN, Grammaire de l’assentiment, introduction, trad. et notes M.-M. OLIVE, Paris, Ad Solem, 2010. Voir notamment chap. 9: Le sens illatif, pp. 423-466. L’auteur définit ainsi le sens illatif: «Le jugement final sur la validité d’une inférence en matière concrète, relève de la faculté de raisonnement à la perfection et au pouvoir de laquelle je donne le nom de sens illatif», p. 425. 27. TfF, pp. 22-23; GG, p. 22.

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Il affirmera et revendiquera cette non-scientificité plus fermement encore dans le texte de 1980: Bref: ce livre se situe à un premier niveau de réflexion pour rendre compte du sens et de la crédibilité de la foi chrétienne-catholique de la manière qui est possible à un être humain et à un théologien particulier. Cette «non-scientificité» est vue et voulue, mais elle est justifiée elle-même encore une fois, comme je le crois, de manière existentiale-ontologique et théologique; il s’agit d’une non-scientificité expressément revendiquée28.

La référence à l’illative sense est déterminante, bien qu’habituellement peu soulignée et peu exploitée29. Le sens illatif exprime un mode particulier de connaissance (le cardinal John Henry Newman le rapproche de la φρόνησις aristotélicienne)30 et est au fondement du statut épistémologique du Traité fondamental de la foi. Le Traité fondamental de la foi ne fait pas seulement appel à la logique de la conceptualité, il s’inscrit dans la problématique d’un assentiment pour lequel le raisonnement conceptuel livré à lui seul ne suffit pas; il fait appel au sens illatif qui permet de légitimer ou d’atteindre cet assentiment. Karl Rahner n’entend donc pas prouver logiquement et rationnellement la foi, mais légitimer rationnellement un assentiment en toute probité intellectuelle. C’est ce rapport à la vie et à l’existence, dans lesquelles l’homme est tout à la fois un être réfléchissant et un être de décision, qui exige cette science à un premier niveau de réflexion (pré-scientifique ou non-scientifique): Il y a un premier niveau de réflexion qu’il faut distinguer du niveau de réflexion des sciences prises au sens actuel; c’est une exigence de la vie, de l’existence. C’est ce premier niveau de réflexion que vise le traité fondamental, en tant que première partie de l’étude de la théologie31.

Le sens illatif (qui implique une convergence) s’inscrit dans ce rapport étroit et intime de l’expérience existentielle et de l’annonce chrétienne. Cela donne sens à la recherche transcendantale rahnérienne: il s’agit 28. Quelques remarques sur le Traité fondamental de la foi, p. 513. 29. Voir M. CHARTRAND, L’idée d’un «premier niveau de réflexion» chez Karl Rahner. Concept-clé d’une proposition de réforme des études théologiques à l’école de Saint Ignace, Thèse présentée à la Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal, direction M.J.-C. PETIT, 2011, notamment pp. 198-214 (sous-chap.: John Henry Newman: le «sens illatif») 30. Remarquons à ce propos que Martin Heidegger a analysé la notion de φρόνησις, comme autre type de connaissance, dans le cadre du semestre d’été à l’Université de Marburg, en 1923, en commentant le livre VI de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, voir M. HEIDEGGER Interprétations phénoménologiques d’Aristote, trad. J.-F. COURTINE, Mauvezin, TER, 1992. Cette analyse sera mise à profit par Hans-Georg Gadamer, dans H.-G. GADAMER Vérité et méthode (L’Ordre philosophique), Paris, Seuil, 1996. 31. TfF, p. 23; GG, p. 22.

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d’expliciter en l’homme les attentes à l’égard du christianisme, autrement dit de rendre manifeste une convergence pour légitimer l’assentiment. Ce rapport étroit entre expérience existentielle et annonce chrétienne se retrouve exprimé d’une autre manière dans la relation entre la philosophie et la théologie. À ce «premier niveau de réflexion», cette relation revêt une unité originaire dont l’enracinement se situe dans l’unité même de la vie humaine et chrétienne. L’auto-réalisation existentielle du chrétien sur laquelle cette première science réfléchit est celle de l’homme indivisiblement homme et chrétien: Ici se trouve donnée la double objectivité, philosophique et théologique, et ces deux réalités forment d’entrée de jeu, à tout le moins, une unité de principe dans sa vie32.

Le chrétien, en tant qu’il est homme, se vit «comme question universelle à lui-même posée» et ainsi réfléchit philosophiquement. Cette «question que l’homme est et qu’il n’a pas seulement» est précisément, aussi, la condition de possibilité de son acte d’écoute de la révélation chrétienne. Le christianisme s’énonce alors comme réponse à cette question qu’est l’homme. Karl Rahner insiste sur l’unité de ces trois moments et sur le caractère essentiel de ce «cercle». Il précise encore: «la question crée la condition de l’écoute effective, mais c’est la réponse qui seulement ramène la question à son autoréalité réflexive»33. Le christianisme et la théologie ne se réduisent donc pas à être une simple réponse à la question présupposée qu’est l’homme, mais ils dévoilent et déploient, aussi, cette question en ses profondeurs ultimes. Le christianisme porte la question qu’est l’homme à son extrême. Il y a, en ce sens, une philosophie motivée par la théologie. Ainsi, c’est dans les profondeurs de cette question que l’homme est à lui-même (et dans laquelle se joue tout à la fois interprétation et décision) que se cherchent les «conditions transcendantales et historiques de la possibilité de la Révélation»34, et que s’accomplit l’articulation entre philosophie et théologie35.

32. Ibid. 33. Ibid., p. 24; GG, p. 23. 34. Ibid., p. 23; GG, p. 23. 35. À titre d’exemple, l’énoncé de la résurrection du Christ incite le théologien à expliciter en l’homme une espérance transcendantale de résurrection en recherche d’une médiation historique, condition de possibilité d’écoute de cet énoncé. L’explicitation de cette espérance transcendantale ne peut se réaliser qu’en réinterrogeant radicalement l’expérience originaire que l’homme a de lui-même dans son acte de liberté responsable. Toute expérience de liberté responsable présuppose un consentement à l’existence et la visée d’un accomplissement de soi à caractère définitif, en quoi consiste l’espérance transcendantale de résurrection. Celle-ci détermine a priori tout acte de liberté responsable. Voir TfF, pp. 302 sv.; GG, pp. 264 sv.

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Ces différentes remarques manifestent l’importance du pôle existentiel et expérientiel (avec toute sa richesse et sa complexité) dans l’épistémologie du Traité fondamental de la foi. Ce pôle existentiel et expérientiel revêtira un caractère déterminant dans la réflexion sur la relation entre la théologie et les arts. Les arts participent, nous l’avons déjà vu et nous le verrons encore, à l’expression de cette question que l’homme est à lui-même ainsi qu’à son interprétation. Si nous revenons au paragraphe Relation entre chose et concept, autopossession originaire et réflexion retenu par Karl Rahner dans le texte Theology and the Arts en tant que première réflexion préliminaire, nous constatons que celui-ci aborde précisément le noyau ou le fondement, dans la connaissance humaine, de cette unité dans la différence entre le pôle existentiel et le pôle rationnel. Soulignons encore que, pour Karl Rahner, la compréhension ou l’intelligence de cette unité dans la différence ou de cette différence dans l’unité est précisément, «une clef cognitive». Il se fraie un chemin entre deux conceptions (le rationalisme théologique et le modernisme classique qui opposent chacun à leur manière expérience et réflexion) et soutient fermement «une unité, dans la différence, entre autopossession originaire et réflexion»36. L’enjeu de son analyse est donc de maintenir tout à la fois l’unité et la différence de ces deux pôles dans une tension indivise et ordonnée. Il conteste ainsi toute vision réductrice de la connaissance humaine qui ne verrait que l’en-soi purement objectif de la réalité et le concept clair et distinct. A contrario, il affirme une unité tout à fait radicale et originaire de la réalité et de son être-présent-à-soi-même [Bei-sich-selber-Sein], tout au moins concernant l’accomplissement de l’être-là humain [Daseinsvollzug]. Il mentionne diverses situations humaines37 illustrant cette réalité humano-existentielle en laquelle se réalise cette unité originaire, unité dont le concept objectivant ne peut rendre compte de façon adéquate et qui est toutefois effective dans l’auto-accomplissement libre de l’homme, précise-t-il. Il pose alors un «savoir originaire» en soulignant, toutefois, que celui-ci implique, déjà et nécessairement, un «moment de réflexion, partant d’universalité et de communicabilité spirituelle». En effet: Dans l’homme, cette unité originaire de la réalité et du savoir qu’elle a d’elle-même, unité vers laquelle on tend, n’existe pourtant toujours qu’avec et dans et par ce que nous pouvons nommer le langage, par conséquent aussi la réflexion, et par conséquent encore la communicabilité38. 36. TfF, p. 28; «Eine Einheit in Unterschiedenheit von ursprünglichem Selbstbesitz und Reflexion», GG, p. 26. 37. «Lorsque j’aime, lorsque je suis taraudé de questions, lorsque je suis triste, lorsque je suis fidèle, lorsque j’éprouve de la nostalgie», ibid., p. 28; GG, p. 27. 38. Ibid., pp. 28-29; GG, p. 27.

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Le moment réflexif est donc constitutif de ce savoir originaire et condition sine qua non, en l’homme, de son autopossession originaire. Karl Rahner considère alors la connaissance conceptuelle; il explicite une «tension entre le savoir originaire et son concept»39, ou encore «cette tension entre un savoir de soi-même originairement effectué et pâti et le concept le concernant»40. Cette tension implique à l’intérieur d’elle-même deux orientations ordonnées l’une à l’autre. La première est constituée par cette propension inhérente de l’être-présent-à-soi originaire du sujet dans son accomplissement existentiel «à se traduire dans le conceptuel, dans l’objectivité, dans le langage, dans la communication à l’autre»; «tout être cherche à dire à l’autre – surtout à l’être aimé – ce qu’il souffre», précise encore Karl Rahner. Il réaffirme enfin: C’est ainsi que, dans cette tension entre le savoir originaire et le concept qui toujours aussi l’accompagne, existe la tendance d’une conceptualité plus grande vers le langage, vers la communication, vers le savoir aussi bien théorique de soi-même41.

Au sein de cette tension indivise, s’impose tout autant comme deuxième mouvement la nécessité pour la réflexion, la conceptualité et le langage de se référer au savoir originaire, d’être reconduits «vers cette expérience originaire dans laquelle ce qui est visé et l’expérience de ce qui est visé sont encore un»42. Karl Rahner souligne le danger pour les théologiens de se laisser prendre par l’extériorité du langage reçu et l’habilité du discours, et, précise-t-il, non sans s’inclure lui-même, «sans peut-être avoir le moins du monde compris, à partir de la profondeur de notre existence, ce dont nous parlons en vérité». Il exprime de nouveau cette tension au sein même du savoir religieux dans cette longue et dense phrase: Nous devrions – même s’il s’agit d’un mouvement qui ne rejoint son but qu’asymptotiquement – toujours mieux savoir conceptuellement ce qu’antérieurement à une telle conceptualité, bien que ce ne soit pas absolument sans elle, nous expérimentons et vivons déjà; et, inversement, nous devrions sans cesse montrer que toute cette conceptualité théologique n’apporte pas à l’homme, de l’extérieur, la chose même, mais qu’elle est bien plutôt l’énoncé de ce qui, plus originairement, est déjà expérimenté et vécu dans la profondeur de l’existence43.

39. 40. 41. 42. 43.

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

p. 29; GG, p. 27. p. 29; GG, p. 28. p. 29; GG, p. 27. p. 29; GG, p. 28. pp. 29-30; GG, p. 28.

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Si ce passage manifeste bien l’unité et la tension entre savoir originaire et réflexion, il donne tout autant «l’intelligence de la différence»: une inadéquation inéluctable, qu’évoquait déjà la figure d’un rapprochement seulement asymptotique. Dans le texte anglais, Karl Rahner conclut cette première observation préliminaire sur «la connaissance en général» par cette double invitation: Nous pouvons et devons faire chacun des deux: essayez d’atteindre de plus grands niveaux de clarté conceptuelle, et essayez encore de ramener de nouveau nos concepts théologiques à leur expérience originelle44.

Soulignons, enfin, que cette différence dans l’unité (ou cette tension indivise à double orientation), au sein de la connaissance, est inéluctablement et originairement ordonnée et implique inexorablement une certaine priorité et une certaine finalité du pôle expérientiel et existentiel du sujet. Dans l’introduction du Traité fondamental de la foi et dans le paragraphe qui suit celui repris dans Theology and the Arts, Karl Rahner précise encore: Cet acte réflexif ne rend pas superflu l’être-à-soi originaire de celui qui sait plus que son savoir; son objet ne vise même, au fond, que cet être-àsoi originaire, mis en lumière, du sujet; mais cet être-à-soi représenté, thématisé, du sujet et de son savoir pour soi, n’est jamais identique à cet être-à-soi originaire, et jamais non plus ne le rejoint adéquatement en son contenu. Tout comme il en va de la relation entre l’immédiat vécu de la joie, de l’angoisse, de l’amour, de la douleur, etc., et, d’autre part, le contenu d’une représentation réflexive concernant joie, angoisse, amour, douleur, etc., ainsi en va-t-il – et de façon combien plus originaire – de la relation entre, d’une part, l’être-à-soi du sujet, tel qu’il est donné nécessairement au pôle subjectif de l’arc du connaître, avec son savoir sur ce qu’il sait sous mode objectif, et, d’autre part, l’objectivation réflexive précisément de cet être-à-soi. L’être-à-soi réfléchi renvoie toujours à cet être-à-soi originaire du sujet, précisément aussi dans un acte qui s’applique à tout autre chose, et ne rejoint jamais adéquatement cet être-à-soi originaire de type subjectif.

Il poursuit cette même analyse lorsque le sujet se fait lui-même son objet: La tension entre ces deux pôles «sujet» et «objet» ne se laisse pas non plus dissiper lorsque le sujet fait de lui-même son objet propre. Car, alors, l’objet est le sujet passé à l’objectivité, conceptuellement objectivé; et la

44. «We can and must do both: try to reach greater levels of conceptual clarity, and try again and again to trace our theological concepts back to their original experience», Theology and the Arts, p. 388.

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connaissance de ce concept, une fois encore, implique, comme sa condition originaire, le savoir originaire et non thématique que le sujet a de lui-même au pôle subjectif de cette tension45.

Ces premières considérations sont donc fondamentales pour comprendre le statut épistémologique de la théologie privilégiée par Karl Rahner. Elles seront déterminantes dans les réflexions sur le rapport entre la théologie et les arts.

45. TfF, p. 31; GG, pp. 29-30. Il serait intéressant de pouvoir mettre en relation cette insistance rahnérienne sur l’être-à-soi originaire et son «pâtir» avec l’importance accordée par le philosophe Henry Maldiney à la thématique du «pathique» ou du «sentir» à la suite d’Erwin Straus. Citons par exemple: «La polarité sujet-objet, d’un sujet qui s’objecte le monde et qui en même temps se distingue du monde-objet, par le redoublement intérieur de la conscience de soi, n’est pas niable, mais elle est seconde, et n’est possible qu’à partir d’une situation plus originaire: celle du sentir. Avec le percevoir, qui est le premier niveau de l’objectivation, nous sommes déjà sortis du sentir. La certitude sensible du sentir n’a pas son destin, comme le pense Hegel, dans la vérité du percevoir. Mais le sentir a lui-même sa vérité. La vue, l’ouïe, les autres sens ne nous procurent pas seulement des impressions sensibles ayant valeur représentative. Mais ces mêmes couleurs et ces mêmes sons qui nous introduisent aux objets disposent de notre Stimmung et de notre comportement, selon des lois déterminées qui donnent le ton à notre Umwelt et mettent, pour ainsi dire, notre réceptivité en situation. Le moi du sentir est une réceptivité ouverte et remplie. […] On peut parler de l’être à… du sentir comme d’un être-avec-le-monde plutôt que d’un être-au-monde. […] Erwin Strauss nomme moment pathique cette dimension intérieure du sentir, selon laquelle nous communiquons avec les données hylétiques, avant toute référence et en dehors de toute référence à un objet perçu», voir H. MALDINEY, Le dévoilement de la dimension esthétique dans la phénoménologie d’Erwin Strauss (1966), in ID., Regard Parole espace, Paris, Cerf, 2012, p. 189. Dans l’introduction générale de ce même ouvrage, Jean-Louis Chrétien souligne l’importance du sentir dans la philosophie d’Henri Maldiney: «Au centre de la pensée de Maldiney est le sentir. Non pas le statut du sensible opposé à l’intelligible, ni la diversité de nos cinq sens et le passage au sens commun, sur lesquels la philosophie a médité tout au long de son histoire, mais le sentir comme l’évènement par lequel corps et âme j’adviens au monde, et le monde m’arrive et me saisit. […] La dimension de ce sentir originel est le “pathique”. […] L’épreuve (pathos) qui résonne dans le mot “pathique” n’est pas une épreuve parmi d’autres, mais ce qui fonde la possibilité de toutes, et de moi-même les éprouvant. […] Ce moment pathique est pour Maldiney le sceau du réel comme tel. […] Ce sentir est l’acte de l’homme tout entier, et non pas d’une de ses “facultés”, et qu’il précède en droit le “moment gnostique” ne signifie certes pas qu’il l’exclue», pp. 19-21. Michel Henry, dans sa rechercher philosophique sur le corps souligne combien la représentation n’est pas première, elle est précédée par un «éprouvé», voir M. HENRY, Entretiens, Arles, Sulliver, 2005, p. 127. Il faudrait ici mentionner un magnifique texte de Karl Rahner qui apporterait un autre approfondissement et une contribution certaine à ces réflexions: Considération dogmatique sur la conscience du Christ, in Exégèse et dogmatique, trad. Y.C. GÉLÉBART, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, 185-210. Tout l’enjeu de ce texte repose sur la compréhension de l’articulation entre détermination ontologique et conscience: «l’être et la conscience sont des moments d’une seule et même réalité, qui se conditionnent réciproquement; un être est donc d’autant plus conscient qu’il a d’être ou qu’il est être», p. 199.

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Remarquons, par ailleurs, que ce double mouvement analysé n’est pas sans pouvoir être transposable au niveau de l’art: nous pourrions considérer que la création artistique s’enracine et s’inscrit dans cet être-présent-à-soi originaire du sujet; il s’origine foncièrement dans l’intime de ce savoir originaire et cette tendance à l’objectivation de l’êtreprésent-à-soi originaire, tendance à l’objectivation qui n’est pas alors d’ordre conceptuel, mais d’ordre symbolique46. 46. Si la hiérarchisation des formes de connaissance et certains aspects de sa théorisation ont été largement remis en question, Ernst Cassirer a toutefois explicité, dans les différentes expressions de la culture humaine, ce mouvement d’objectivation: «J’ai tenté de vous donner un aperçu général de ce processus long et continu que, selon moi, nous devons considérer comme l’un des traits les plus essentiels et les plus caractéristiques de la culture humaine. J’ai tenté de décrire ce processus comme un processus d’objectivation. Ce vers quoi l’homme tend et ce qu’il atteint réellement dans les différentes formes de l’activité humaine – dans le mythe et la religion, l’art, le langage, la science – est l’objectivation de ses sentiments et de ses émotions, de ses désirs, de ses perceptions, de ses pensées et de ses idées», voir E. CASSIRER, Écrits sur l’art, trad. F. CAPEILLÈRES (Œuvres, 12), Paris, Cerf, 1995, p. 167. Les études sur l’imagination symbolique sont très nombreuses. Il nous suffira ici de renvoyer à l’introduction du livre de Gaston Bachelard dans laquelle il définit sa phénoménologie de l’imaginaire: «une étude du phénomène de l’image poétique quand l’image émerge dans la conscience comme un produit direct du cœur, de l’âme, de l’être de l’homme saisi dans son actualité», G. BACHELARD, La poétique de l’espace (Quadrige), Paris, Presses Universitaires de France, [1957] 2010, p. 2. De même, Gilbert Durand: «il n’y a pas de coupure entre le rationnel et l’imaginaire, le rationalisme n’étant plus, parmi bien d’autres, qu’une structure polarisante particulière du champ des images. Dès lors, l’on peut assimiler la totalité du psychisme, dès qu’il décolle de l’immédiate sensation, à l’Imaginaire, et la pensée en sa totalité se trouve intégrée à la fonction symbolique. L’imagination, en tant que fonction symbolique n’est plus reléguée comme dans les conceptions classiques à être un déficit, une préhistoire de la saine pensée, comme l’est encore le mythe chez Cassirer, ou encore comme chez Freud, à être un ratage de la pensée adéquate», G. DURAND, L’imagination symbolique (Quadrige), Paris, Presses Universitaires de France, [1964] 1993, p. 88, ou à l’introduction de son essai, ID., Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992. A partir de la théorie thomiste de la connaissance, Jacques Maritain propose une analyse critique précise de l’intuition créatrice et explicite une dimension préconceptuelle de l’intelligence au fondement de la création artistique: «Mais justement, s’il y a dans l’inconscient spirituel une activité non-conceptuelle ou préconceptuelle de l’intelligence, même pour ce qui est de la naissance des concepts, on peut admettre à plus forte raison qu’une telle activité non-conceptuelle de l’intelligence, une telle activité non-rationnelle de la raison, dans l’inconscient spirituel, joue un rôle capital dans la genèse de la poésie et de l’inspiration poétique. Ainsi se trouve préparé, dans les plus hautes régions de l’âme, dans cette nuit originelle et translucide où l’intelligence active les images à la lumière de l’Intellect Illuminant, un lieu où la Muse séparée de Platon peut descendre dans l’homme et habiter en lui, et devenir partie intégrante de notre organisme spirituel» J. MARITAIN, L’Intuition Créatrice dans l’Art et la Poésie, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, p. 92. L’article K. RAHNER, Dialogue spirituel pour le jour finissant sur le sommeil, la prière, et quelques autres sujets, in Éléments de théologie spirituelle, Paris, Desclée de Brouwer, 1964, 197-215, mériterait une attention certaine: Karl Rahner s’interroge, à travers la forme fictive d’un dialogue, sur les profondeurs de l’imagination. Il y propose, de manière très pertinente, une réflexion théologique sur le processus de la formation des images

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Bien que cela dépasse quelque peu la visée immédiate du texte étudié, il nous semble intéressant d’en corroborer le propos en mettant en parallèle les deux réflexions suivantes. La première, est celle de l’historien d’art Daniel Arasse: «je pourrais toujours remplir par des mots et des mots, je n’atteindrai jamais la qualité spécifique de l’émotion d’un tableau de peinture. Même quand un tableau, ou une fresque, a été compris, y revenir c’est affronter de nouveau le silence de la peinture»47. La seconde est de Karl Rahner lui-même dans son allocution lors de son 80e anniversaire: «tous les discours ne représentent jamais que le dernier moment avant la bienheureuse entrée en silence qui remplit le ciel jusque dans la claire vision de Dieu face à face»48. Cette dernière citation nous introduit d’emblée à la deuxième observation préliminaire: «la question plus spécifique de la connaissance de Dieu»49. 2. La connaissance de Dieu Le deuxième préliminaire exposé dans l’article Theology and the Arts porte sur un aspect particulier et paradoxal de la connaissance que l’homme peut avoir de Dieu. Il s’agit, nous l’avons dit, d’une reprise modifiée du paragraphe Deux questions fondamentales pour une «solution» en clair-obscur de l’aporie de l’article La question humaine du sens devant le Mystère absolu de Dieu50. La problématique de l’ensemble de cet article est la suivante: comment pouvons-nous affirmer que nous connaissons Dieu, qu’il est le sens plénier et la signification ultime de notre vie et de notre existence, alors que la tradition chrétienne ne cesse d’affirmer que Dieu est et demeure incompréhensible en lui-même, dans ses libres décisions et dans sa conduite envers nous? En effet, une telle affirmation est inacceptable selon l’idéal moderne de la connaissance pour laquelle prédomine la compréhension claire et maîtrisée de ce qui est connu. Pour répondre à cette objection à laquelle le chrétien se trouve confronté, Karl Rahner développe une réflexion sur la connaissance humaine pour en préciser la nature la plus fondamentale. Il propose tout d’abord de montrer en quoi consiste la nature essentielle de la connaissance humaine de telle sorte profondes et sur les archétypes jungiens. Ce texte constitue une véritable théologie de l’imagination (voir notamment pp. 209-215). 47. D. ARASSE, Histoire de peintures, Paris, France Culture – Denoël, 2004, pp. 21-22. 48. Expériences d’un théologien catholique, p. 18. 49. «The more specific question of the knowlege of God», Theology and the Arts, p. 388. 50. Die menschliche Sinnfrage, p. 442.

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qu’une connaissance de Dieu soit effectivement possible; et, ensuite et surtout, de montrer en quoi consiste la nature de l’acte humain par lequel une personne peut accepter l’incompréhensibilité de Dieu sans pour autant que cela brise toute recherche de signification. C’est cette deuxième approche qui permettra de comprendre «que la connaissance comme telle doit se transcender elle-même, doit être subsumée dans la totalité de l’existence humaine quand elle se trouve en présence de l’incompréhensibilité de Dieu»51. Karl Rahner rappelle donc, à l’encontre des conceptions modernes et dans la ligne de l’expérience transcendantale52, que la raison [reason, Vernunft] humaine doit fondamentalement être comprise comme capacité de l’incompréhensible, comme capacité d’être saisie par quelque chose qui échappe toujours à notre prise, et, selon Thomas d’Aquin, comme faculté de l’excessus53, comme mouvement vers ce qui est inaccessible, 51. «That knowledge as such must transcend itself, must be subsumed into the totality of human existence when it confronts the incomprehensibility of God», Theology and the Arts, p. 388; «daβ die Erkenntnis als solche sich selber überschreiten, sich in das Ganze der menschlichen Existenz hinein aufheben muβ, wenn sie vor die Unbegreiflichkeit Gottes gerät», Die menschliche Sinnfrage, p. 443. 52. Concernant l’expérience transcendantale, voir, entre autre, les trois § du Traité fondamental de la foi: L’a priori et l’ouverture fondamentale, L’expérience transcendantale et Savoir non thématique de Dieu, TfF, pp. 32-36. Il serait intéressant de mettre en relation, une fois de plus, la pensée rahnérienne avec la pensée maldinéenne, sans pour autant les réduire l’une à l’autre et sans oublier que la visée de la pensée rahnérienne est théologique, ce que n’est pas la pensée maldinéenne. En effet Henri Maldiney affirme la priorité d’un non-thématique sur le thématique. Jean-Louis Chrétien souligne: «Tout comme Spinoza, en un tout autre ordre, insistait sur la priorité de l’infini vis-à-vis du fini, bien que le mot “infini” soit un terme négatif dans notre langage, Maldiney, commentant Binswanger, affirme que le “Non-thématique […], en dépit de cette appellation négative, est plus primitif que le thématique lui-même” (Regard Parole Espace)» et, plus loin, qu’“il ne résulte pas d’une déthématisation”, étant “fondamental et originaire”, faisant corps avec “la dimension de la transcendance”. Le thématique est ce que je pose devant moi, dans la perception ou la pensée, que j’éclaire et encercle parfaitement du regard, dans une disponibilité coupée de la transcendance, dans un éclairage qui n’est pas la lumière du monde. […] C’est ainsi que dans le Legs des choses…, Henri Maldiney écrit à propos du marginal comme zone des apprésentations: «Par le marginal, la choses communique non avec d’autres choses mais avec le fond de monde, qui constitue le moment de réalité, antérieur à toute thématisation en objets, de tout ce qui existe… en existant précisément le fond”. […] De là provient la critique constante de l’objectivation et de la thématisation […]. C’est là ce qui fait la difficulté du style de Maldiney, en même temps que sa parfaite fidélité à la phénoménologie, puisqu’il veut convertir notre regard à ce que sans cesse nous oublions, et qui est pourtant ce sans quoi ce que nous voyons ne serait qu’un rêve bien lié, un rêve cohérent», J.-L. CHRÉTIEN, Introduction générale, in MALDINEY, Regard Parole Espace, 7-29, pp. 22-23. 53. Pour rappel, nous pouvons citer cet extrait: «Si l’intellectus agens est la plus haute faculté de l’homme, et s’il doit être conçu comme la faculté de l’excessus vers l’esse tout court dans lequel l’esse absolutum est affirmé conjointement, alors l’intellectus agens est, ainsi déterminé, le lieu métaphysique où l’esprit fini rencontre son ouverture et sa

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comme capacité de rencontrer l’insondable mystère, comme ce par quoi l’ineffable vient à l’intérieur de nous. Il rappelle encore que dans toute connaissance d’un objet individuel la raison s’est déjà dépassée et transcendée dans un infini, qu’elle sait silencieusement que l’objet demeure toujours plus que ce qu’elle en a saisi, qu’elle le situe dans un système qui n’est pas entièrement déterminé. La raison ne peut jamais non plus fonder toutes les présuppositions de ses pensées, elle a toujours l’étrange sensation que ses postulats ont inévitablement un caractère provisoire, elle est toujours dans une remise en question de ses réponses, dans l’expectative d’une nouvelle réponse à ses questions. Karl Rahner explicite alors le basculement qui s’opère au sein de l’expérience transcendantale, de telle sorte que l’inaccessible devienne précisément ce que l’expérience et la raison considèrent en tant que tel. Cet inaccessible n’est autre que ce qui est visé par le mot Dieu: En conséquence, notre expérience de l’inconnu devient une expérience de l’inconnaissable, et notre questionnement sans fin devient le lieu particulier où la question elle-même devient la réponse, devient la demeure où l’incompréhensible réalité que nous nommons Dieu habite et nous offre le salut54.

Revenant sur la thématique traditionnelle de l’obscurité lumineuse (évoquée dans une première partie de l’article), il poursuit en montrant que celle-ci finalement précède, fonde et enveloppe toute connaissance des objets individuels eux-mêmes: Si quelqu’un choisit d’éprouver comme obscurité cette transcendance au-delà des objets individuels de connaissance, la transcendance qui est la condition qui rend possible la connaissance parce qu’elle ne peut jamais venir se reposer, alors nous pouvons dire en guise de consolation que l’obscurité est la véritable condition de la lumière qui illumine un objet dépendance à l’égard de Dieu. Cela non pas simplement de manière générale dont chaque Étant fini renvoie à l’Être absolu, mais en ce sens que l’esse absolutum est affirmé conjointement et implicitement en tout acte de l’intellectus agens, en tout jugement. Voilà pourquoi saint Thomas peut concevoir l’intellectus agens d’une manière particulière comme une participation à la lumière de l’Esprit absolu, non simplement parce que, dépendant de lui, il est en fait semblable à lui, mais parce que l’esprit fini n’est esprit que par l’anticipation de l’esse tout court dans lequel l’Être absolu est toujours déjà appréhendé. Omnis cognitio a lumine increato derivatur. Omnia cognoscentia cognoscunt implicite Deum in quolibet cognito», voir L’Esprit dans le Monde. La métaphysique de la connaissance finie chez saint Thomas d’Aquin, trad. R. GIVORD – H. ROCHAIS, Paris, Mame, 1968, pp. 225-226. 54. «Hence our experience of the unknown becomes an experience of the unknowable, and our endless questioning becomes the one place where the question itself becomes the answer, becomes the dwelling-place where the incomprehensible reality we call God dwells and offers us salvation», Theology and the Arts, p. 390.

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individuel, alors nous pouvons dire que ce n’est qu’en se laissant choir dans cet abîme insondable que nous saisissons l’objet individuel sur lequel nous pensons pouvoir nous tenir ferme55.

Il résume ainsi les conséquences de cette analyse de l’expérience transcendantale conduite jusqu’à son terme: En bref: le simple fait, ce que nous réaffirmons inévitablement dans chaque acte de connaissance, à savoir que chaque acte individuel de la connaissance est possible seulement dans un processus infini qui ne sera jamais fini de notre côté, ce simple fait nous indique toujours à nouveau que ce que nous connaissons vit par ce qui se tient au-delà de notre connaissance, que notre compréhension vit par la puissance de ce qui est incompréhensible56.

Karl Rahner en vient à sa deuxième considération, la plus importante. Après avoir défini la nature fondamentale de la raison comme capacité d’être en présence de l’incompréhensible (plus profondément que comme capacité à conceptualiser et à maîtriser un objet de connaissance), il montre comment doit être compris «cet acte humain dans lequel une personne peut accepter l’incompréhensibilité de Dieu sans être brisée par elle ou la congédier comme quelque chose sans intérêt?»57. La thèse décisive à laquelle le théologien veut aboutir – et qui questionne plus radicalement encore la nature de la connaissance humaine – est la suivante: cet acte ne peut être qu’un acte d’amour, et ce n’est que dans cet acte d’amour que la connaissance accède véritablement à elle-même. Pour arriver à cette thèse, Karl Rahner s’appuie sur Thomas d’Aquin, bien qu’il soit toutefois conscient d’aller au-delà de ce que le Docteur angélique avait exprimé, et cela, dans une démarche de fidélité. Tout d’abord, en parfait accord avec Thomas d’Aquin, il maintient la différence entre les facultés de connaissance et de volonté (liberté et amour), mais affirme aussi leur unité. En effet, cette unité s’enracine dans l’unité substantielle de l’homme. Les diverses facultés de connaissance et de 55. «If one chooses to experience as darkness this transcendence beyond the individual objects of knowledge, the transcendence which is the condition which makes knowledge possible because it can never come to rest, then we can say by way of consolation that this darkness is the very condition of the light which illumines an individual object, then we can say that it is only by letting ourselves fall into this unfathomable abyss that we grasp the individual object on which we think we can stand firm», ibid. 56. «In brief: the simple fact which we inevitably reaffirm in every act of knowledge, namely, that every individual act of knowledge is possible only within an infinite process which will never be ended from our side, this simple fact tells us again and again that what we know lives by what lies beyond our knowledge, that our comprehension lives by the power of what is incomprehensible», ibid. 57. «That human act in which a person can accept the incomprehensibility of God without being shattered by it or dismissing it as something of no interest?», p. 391.

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volonté proviennent, plus radicalement, de cette unité; ainsi, il y a une interpénétration mutuelle des facultés telle une «périchorèse», précise-t-il en reprenant explicitement une terminologie trinitaire. Il considère cependant que Thomas d’Aquin n’a pas suffisamment tiré les conclusions d’un tel présupposé, notamment lorsque celui-ci définit la vision béatifique comme, essentiellement, acte de l’intellect en tant que tel, alors qu’il a par ailleurs expressément explicité le conditionnement mutuel des transcendantaux du vrai (verum) et du bien (bonum), dans leur unité et leur différence (selon un certain ordre, analogiquement aux processions trinitaires). C’est cette considération métaphysique thomasienne des transcendantaux que Karl Rahner entend prendre au sérieux et sur laquelle il se fonde pour établir sa thèse qu’il explicite ainsi: L’acte par lequel une personne peut affronter et accepter le mystère de Dieu (et, en cela, le sens complet de sa propre existence), […] cet acte, dis-je, est l’acte d’amour dans lequel une personne s’abandonne et se confie à ce mystère même. Dans cet amour, la connaissance, se dépassant pour atteindre sa propre nature la plus profonde, devient vraiment connaissance seulement en devenant amour58.

Cette affirmation ne fait que rendre compte (et c’est bien là l’enjeu) de l’unité ultime des facultés humaines: Cela exprime simplement, cependant, le paradoxe enraciné dans l’unité ultime de toutes nos facultés, une unité dans laquelle chaque faculté devient ultimement elle-même seulement quand elle est subsumée dans l’autre. C’est une unité dans laquelle le tout est légitimement désigné après le moment final dans cette série ordonnée de moments59.

58. «The act in which a person can face and accept the mystery of God (and therein the comprehensive meaning of his own existence), […] this act, I say, is the act of love in which a person surrenders and entrusts himself to this very mystery. In this love knowledge, transcending itself to reach its own deepest nature, truly becomes knowledge only by becoming love», ibid., pp. 391-392; «Dieser Akt, in dem der Mensch die Unbegreiflichkeit Gottes (und damit den umfassenden Sinn seines Daseins) vorlassen und annehmen kann, […] ist der Akt der sich selbst weggebenden und sich eben dieser Unbegreiflichkeit als solcher anvertrauenden Liebe, in der die Erkenntnis, sich selbst zu ihrem Überwesen überbietend, erst bei sich selber ist, indem sie Liebe wird», Die menschliche Sinnfrage, p. 446. 59. «It is simply expressing, however, the paradox rooted in the ultimate unity of all our faculties, a unity in which each faculty ultimately becomes itself only when it is subsumed into the other. It is a unity in which the whole is justifiably named after the final moment in this ordered series of moments», Theology and the Arts, p. 392; «Aber er drückt nur die Paradoxie der letzten Einheit der verschiedenen Vermögen des Menschen aus, in der jedes Vermögen letztlich nur zu sich selber kommt, wenn es sich in das andere hinein aufhebt, und in der das Ganze mit Recht nach dem letzten Moment in der Ordnung dieser Momente benannt wird», Die menschliche Sinnfrage, pp. 446-447.

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Pour soutenir cette thèse, il montre que la nature essentielle de cet acte d’amour à l’égard de Dieu (amour ultime qui constitue notre bonheur et non notre anéantissement, et dans lequel s’opère l’acceptation du mystère incompréhensible de Dieu) se retrouve déjà d’une manière analogique dans toutes nos expériences d’amour personnel. En effet, dans la relation d’amour personnel, remarque-t-il, il y a une acceptation de quelque chose qui n’est pas totalement maîtrisé, qui n’est pas complètement compris; il y a une remise de soi à l’autre dans la confiance. Si la caractéristique de la connaissance en tant que telle est habituellement l’appropriation de ce qui est connu, cela n’est pas le cas dans l’amour interpersonnel et dans le domaine de la vie. L’expérience de l’amour interpersonnel donne une «idée»60, un «reflet créé»61 de notre relation à Dieu. Karl Rahner termine cette analyse en considérant que la réflexion sur la double dimension de cet acte fondamental de l’homme (en tant qu’il est connaissance et en tant qu’il est amour libre surpassant la connaissance) s’en remettant à l’incompréhensibilité de Dieu n’a pas encore été suffisamment approfondie. Il affirme que cette réflexion ne doit pas se fonder seulement sur la doctrine thomiste des différentes facultés humaines, mais aussi et surtout sur celle des transcendantaux du vrai (verum) et du bien (bonum) ainsi que de leur relations mutuelles. Il conclut ce paragraphe en affirmant donc que l’amour est aussi la condition de la connaissance du vrai, ce qui est d’autant plus à considérer lorsqu’il s’agit de la connaissance de Dieu: Ainsi seulement, il deviendra clair que l’amour (il faudrait peut-être dire aujourd’hui la liberté et la pratique) peut aussi être et doit aussi être la condition qui rend possible notre connaissance du vrai (de la théorie). Ainsi, ce véritable rapport de périchorèse entre les deux transcendantaux arriverait à son accomplissement le plus essentiel et le plus radical dans notre rapport à l’incompréhensibilité de Dieu62.

60. «Idea»; le terme anglais utilisé dans Theological Investigations est «Hint [allusion, indication]»; en allemand «Ahnung [pressentiment]». 61. «Created reflection», Theology and the Arts, p. 393; «Ein kreatürlicher Abglanz», Die menschliche Sinnfrage, p. 448. 62. «For only then can it become clear that love (and maybe today we would also say freedom and praxis) can also be and must also be the condition which makes possible our knowledge of the true (of theory). Hence this very relationship of perichoresis between the two transcendentals reaches its most essential and most radical actualization in our relationship to God’s incomprehensibility», Theology and the Arts, p. 393; «Denn nur so kann deutlich werden, daβ die Liebe (vielleicht würden wir heute auch sagen: die Freiheit, die Praxis) auch die Bedingung der Erkenntnis des Wahren (der Theorie) sein kann und sein muβ, so daβ eben dieses Verhältnis einer Perichorese der beiden Transzendentalien vor der Unbegreiflichkeit Gottes zu seinem radikalsten Wesensvollzug kommt», Die menschliche Sinnfrage, p. 448.

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Dans son article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, Karl Rahner ne reviendra pas explicitement sur cette thèse de l’amour comme condition de connaissance, mais il est évident que cette thèse traverse de part en part la question du statut épistémologique de la théologie et qu’elle remet radicalement en cause une conception purement rationaliste de la théologie. C’est en ce sens, nous le verrons, que Karl Rahner parlera de la nécessité d’une théologie mystagogique, ou encore d’une «théologie poétisante». Au terme de ces analyses, il nous est facile de comprendre le choix fait par Karl Rahner d’ajouter et d’inscrire dans l’article Theology and the Arts ces deux réflexions préliminaires, l’une sur la connaissance en général et l’autre sur la connaissance de Dieu en particulier. L’une et l’autre ont essentiellement pour visée d’apporter des considérations épistémologiques en montrant, d’une part, que la connaissance humaine s’enracine originairement dans un pôle existentiel et expérientiel en lequel se joue une unité indivise entre expérience et savoir, et d’autre part, qu’une véritable connaissance de Dieu ne peut se réaliser que dans une attitude pratique de liberté et d’amour impliquant l’acceptation de son incompréhensibilité. Ces deux observations préliminaires posent des jalons fondamentaux pour entrer dans la problématique du rapport entre la théologie et les arts. Nous pouvons maintenant aborder le corps de l’article Theology and the Arts, autrement dit le texte même de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion que nous prenons dans la version allemande. II. CONCEPT GÉNÉRAL D’ART: UNE «EXPRESSION» DE L’HOMME LES ARTS VERBAUX ET LES ARTS NON-VERBAUX Karl Rahner commence son article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion en se demandant, tout d’abord, «ce qu’est l’art proprement dit»63. Sans négliger la question de savoir si tous les arts, dans leur diversité (la sculpture, la peinture, la musique, etc.)64, peuvent véritablement être inclus ou englobés «dans un concept d’“art”»65, il propose, 63. «Was eigentlich Kunst ist», SW, t. 29, p. 138. 64. Il faudrait, aujourd’hui, prendre en considération, plus largement, les installations, la performance, la vidéo, la bande-dessinée, l’art numérique, etc., outre le théâtre, la danse, le cinéma, etc. 65. «Unter einen Begriff der “Kunst”» SW, t. 29, p. 138. Cette question s’est posée à la naissance de la philosophie de l’art, ce que nous retrouvons rappelé, en des termes très similaires, dans les propos de Marc Jimenez: «La constitution de l’esthétique comme

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néanmoins, de donner une première définition qui expliciterait la visée de tous les arts. Il différencie expressément, d’une part, les arts n’utilisant pas la parole, et, d’autre part, les arts liés à la parole [Wortkünste] qui, par le fait de la parole, semblent avoir une proximité plus évidente avec la théologie. Il définit les arts non liés à la parole avant tout en tant qu’expression de l’homme: Tous ces arts veulent aussi être des autoexpressions de l’homme dans lesquelles l’homme vient d’une manière ou d’une autre à lui-même66.

Cette expression de l’homme n’est pas à entendre de manière psychologisante67; elle implique essentiellement une dimension d’advenir ou

discipline autonome suppose qu’un ensemble de théories et de concepts puissent s’appliquer également à tous les arts, qu’il s’agisse de peinture, de sculpture, de musique ou de poésie. Cela ne signifie évidemment pas que ces arts doivent être assimilés les uns aux autres; ce serait un non-sens puisqu’on sait bien que chacun d’eux sollicite les sens de façon particulière. En revanche, il importe qu’à une théorie cohérente corresponde un objet cohérent, désigné par un concept à la fois unitaire et respectueux des différences. Or il y a au moins deux manières de concevoir cette cohérence et cette unité des arts: ou bien on les compare entre eux; par exemple, peinture et musique, peinture et sculpture, sculpture et architecture, etc. On peut dès lors parler de «beaux-arts», à l’exclusion des arts mécaniques. Ou bien l’on considère que ces comparaisons n’ont aucun sens et l’on souligne leur spécificité irréductible. Mais si les arts sont séparés, il faut pouvoir rapporter leur diversité à une notion plus générale, c’est-à-dire à les subsumer sous un concept universel. Ce que nous avons appelé la singularisation de l’art correspond à cette idée que l’activité artistique, dès la fin du XVIIIe siècle, englobe les différentes pratiques artistiques – la multiplicité des beaux-arts – sous un même nom singulier “art”», M. JIMENEZ, Qu’est-ce que l’esthétique (Folio essais, 303), Paris, Gallimard, 1997, p. 102. 66. «Alle diese Künste doch auch Selbstaussagen des Menschen sein wollen, in denen der Mensch irgendwie zu sich kommt», SW, t. 29, p. 138. 67. La notion d’«expression» demande d’être comprise d’un point de vue ontologique et existentiel. Dans sa leçon inaugurale pour la chaire de Création artistique du Collège de France, prononcée le 24 octobre 2013, le sculpteur Tony Cragg affirmait: «C’est dans l’art que nous trouvons le plus grand potentiel pour exprimer quelque chose de définitivement et uniquement humain et spirituel qui ne soit pas dicté par le fonctionnalisme. La poésie, la musique, la danse, la peinture et la sculpture sont autant de réponses brutes aux choses matérielles premières qui sont plus profondes que ce qu’il n’y paraît à la surface. Elles génèrent des formes qui sont l’expression de nos vies et de notre essence humaine, plus que les tendances passagères des États, de l’industrie, de l’économie, de la politique et de la mode» T. CRAGG, Sculpture et langage (Leçons inaugurales du Collège de France, 238), Paris, Collège de France – Fayard, 2014, p. 24. Le philosophe Mikel Dufrenne a largement explicité ce point de vue, ce qui lui fait dire: «nous avons assez dit qu’il [l’objet esthétique] exprime son auteur, et pas seulement parce qu’il est un produit de son activité, mais par ce qu’il est l’expression de son être», M. DUFRENNE, Phénoménologie de l’expérience esthétique, t. 2, La perception esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, 1953, p. 512. P. Audi accorde une partie entière à la question de l’expression. S’il l’aborde principalement à partir du langage, il montre toutefois, se référant à Merleau-Ponty, que l’expression «se place sous la tutelle du geste, bien plus que du langage». Voir P. AUDI, Créer.

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d’accomplissement existentiel68. Karl Rahner se demande alors si l’autoexpression de l’homme dans les arts-non-verbaux [Nichtwortkünste] a même rang et même signification, même consistance et même force, que dans les arts-verbaux. Il répond en affirmant non seulement que ces arts ne sont pas des autoexpressions de l’homme inférieures à celle des arts-verbaux, mais qu’ils sont surtout des autoexpressions de l’homme propres et irréductibles. Il souligne, enfin, que si la recherche de traduction d’un art par un autre, notamment par l’art de la parole, est légitime, il n’en reste pas moins que chaque art demeure en lui-même unique et irremplaçable69. Il conclut cette première réflexion en insistant sur cette irréductibilité des arts-non-verbaux par rapport à la parole: chacun doit être considéré comme une autoexpression indépendante de l’homme «qui ne peut être transposée adéquatement dans l’expression verbale»70. Introduction à l’esth/éthique (Poche), Lagrasse, Verdier, 2010, p. 457 (Livre deuxième, Métamorphose de l’expression, 339-476). Remarquons, enfin, que nous retrouvons une formulation similaire chez le théologien Paul Tillich dans ses réflexions sur le style: «en me fondant sur de nombreuses analyses de style, en art comme en philosophie, je dirai que tout style renvoie à une auto-interprétation de l’homme et répond ainsi à la question du sens dernier de la vie. Quel que soit le sujet choisi par un artiste, que sa forme artistique soit prononcée ou atténuée, celui-ci ne peut s’empêcher de trahir par son style sa propre préoccupation ultime, de même que celle de son groupe et de son époque. […] Chacun d’eux [les styles] indique une autointerprétation de l’homme, même si, le plus souvent, les artistes n’ont pas eu conscience de cette interprétation», P. TILLICH, Protestantisme et style religieux, in ID., Théologie de la culture, trad. J.-P. GABUS – J.-M. SAINT, Paris, Éditions Planète, 1968, pp. 130-131. 68. Il serait intéressant de mettre en relation cette définition rahnérienne de l’art avec l’approche phénoménologique maldinéenne de l’existence et de l’art. Existence et art, chez Maldiney, se comprennent dans une dimension de «l’Ouvert». Bernard Rigaud formule ainsi la définition maldinéenne de l’existence: «se tenir hors dans l’ouverture, se tenir hors de soi, où rien n’est fixé, pour l’attente encore indéterminée de son avènement»; de même, définit-il l’art: «La dimension constitutive de l’art est une dimension de l’existence même, de l’ex-ister, au sens de “se tenir hors dans l’ouverture”. L’art comme l’existence implique l’ouverture d’un espace potentiel», B. RIGAUD, Henry Maldiney. La capacité d’exister (Les clés de la philo), [s.l.], Éditions Germina, 2012, p. 33 et p. 11. Dans un langage ricœurien, nous pourrions dire que l’art participe de «l’effort d’exister» de l’homme et de sa recherche d’interprétation de lui-même en créant un «monde». 69. Karl Rahner prend ici précisément l’exemple d’une peinture de Rembrandt que nous pouvons légitimement chercher «à traduire en mots [in Worte zu übersetzen]». 70. «Die nicht adäquat in Wortaussagen übersetzt werden kann», SW, t. 29, p. 138. Dans la conférence inaugurale ci-dessus cité, le sculpteur Tony Cragg, affirmait: «il est évident que même la langue la plus riche et la mieux tournée ne pourra jamais remplacer l’expérience qui consiste à regarder une peinture ou une sculpture, à écouter un morceau de musique ou même à lire un poème. Tout art, indépendamment de la discipline, du mouvement, du style ou du genre, est une expérience qui s’exprime elle-même dans ses propres termes» (CRAGG, Sculpture et langage, p. 19). Georges Didi-Huberman a une très belle analyse de ce rapport entre image et mots dans un petit paragraphe «Regarder avec des mots»: «soit vous demeurez muet, et personne, même pas vous-même, ne saura rien de ce qui se passe, car une muette expérience (cet instant-là) ne fera jamais une véritable

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Soulignons que le concept d’autoexpression est un concept fondamental dans la théologie rahnérienne. En effet, la notion d’autoexpression se retrouve de manière essentielle dans la théologie de la Trinité, de la création et de l’incarnation. Il nous suffira ici de citer ce passage particulièrement significatif du Traité fondamental de la foi à propos de l’incarnation: L’autoexpression immanente de Dieu [die immanente Selbstaussage Gottes] dans sa plénitude éternelle est condition de l’autoexpression [Selbstaussage] de Dieu hors de lui et à partir de lui, et celle-ci révèle justement celle-là en identité. Autant la simple position de l’autre, en sa diversité par rapport à Dieu, est simplement l’œuvre du Dieu créateur, sans distinction des personnes, autant la possibilité de la création peut avoir son terme ontologique premier et son fondement ultime en ce que Dieu, qui est sans origine, s’exprime lui-même ou peut s’exprimer en soi et pour soi [sich selbst in sich und für sich aussagt oder aussagen kann], et pose de la sorte en Dieu lui-même la différence originaire divine. Si ce Dieu s’exprime lui-même [sich selbst aussagt] dans le vide du non-divin, cette expression [Aussage] est l’ex-pression [Aus-sage] de cette sienne Parole immanente, et non n’importe quoi qui pourrait revenir aussi bien à une autre Personne divine71.

Nous pouvons trouver un approfondissement de cette notion dans l’article Pour la théologie du symbole72. Soulignons que le mot allemand utilisé dans ce texte, bien que traduit par «expression», n’est pas «Aussage», mais «Ausdruck»73. «Ausdruck» signifie toutefois quelque expérience (l’éventuelle sagesse ou science que l’on peut tirer de cet instant-là). Soit vous tentez ce qui me semble à la fois nécessaire et impossible à tenir jusqu’au bout: trouver les mots malgré tout pour cette expérience, trouver les jeux de langage capables d’accorder malgré tout cette expérience à notre pensée. L’image ne vaut que pour autant qu’elle est capable de modifier notre pensée, c’est-à-dire de renouveler notre propre langage et notre connaissance du monde. […] On regarde bien avec des mots, à condition que ces mots composent une poétique, une possibilité d’approcher avec des mots ce territoire de l’image qui échappe au discours», G. DIDI-HUBERMAN, La condition des images. Entretien avec Frédéric Lambert et François Niney, in M. AUGÉ – G. DIDI-HUBERMAN – U. ECO, L’expérience des images (Les Entretiens de MédiaMorphoses), Bry-sur-Marne, INA, 2011, pp. 86-87. 71. TfF, pp. 252-253, traduction modifiée. En effet, nous nous permettons, dans cette citation et les suivantes, de modifier la traduction de Gwendoline Jarczyk afin de garder une cohérence de traduction avec le texte que nous présentons et d’être plus précis compte tenu de notre propos. Gwendoline Jarczyk traduit «Selbstaussage» de manières différentes et le plus souvent par «autodiction». Le terme «diction» renvoie plus à la manière de s’exprimer qu’à l’acte de s’exprimer. 72. Pour la théologie du symbole, trad. R. GIVORD, Ét, t. 9, 9-47 [désormais cité: Pour la théologie du symbole]. 73. Notons que le mot français «expression» est formé et construit de la même manière que le mot allemand «Ausdruck» (aus: hors de; der Druck: la pression). Nous retrouvons le terme «Aussage» dans la dernière partie de l’article, précisément à propos de la théologie trinitaire.

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chose de plus fondamental qu’«Aussage». Un détour par l’analyse de cet article peut donc être tout à fait éclairant pour notre propos. Dans cet article, Karl Rahner entend légitimer théologiquement la dévotion au Cœur de Jésus. Il part de l’affirmation communément admise que le cœur de Jésus est le symbole de l’amour du Christ, et s’interroge sur ce qu’est un symbole en général. Ce concept, reconnaît-il, est «beaucoup plus obscur, plus difficile et plus complexe qu’on ne le pense ordinairement». Il différencie le véritable symbole, qui a une «fonction d’expression [Ausdrucksfunktion]», du simple signe, qui n’a qu’une «fonction de référence [Verweisungsfunktion]». Dans une première partie, il élabore une ontologie du symbole à partir d’une analyse très précise de l’Étant [das Seiende], afin de «rechercher le mode le plus élevé et le plus originel de la fonction représentative [Repräsentanz] qu’une réalité exerce à l’égard d’une autre», le symbole étant alors «cette fonction représentative [Repräsentanz] la plus élevée et la plus originelle par laquelle une réalité rend présente, fait “être-là” une autre réalité (d’abord “pour soi” et ensuite seulement pour d’autres)». L’analyse de l’Étant permet de penser le rapport du multiple à l’un non pas entre des réalités différentes, mais au sein d’une unique réalité qui est en elle-même multiple. Dans une ontologie théologique, la référence à la Trinité lui permet d’affirmer que la multiplicité dans l’unité ne doit pas nécessairement être pensée comme imperfection ou encore comme diminution: la pluralité provenant de l’unité peut être pensée comme une perfection positive, un déploiement, un jaillissement, un épanouissement, un dénouement au sein de l’unité qui se conserve. Ainsi, affirme-t-il: «l’Étant en tant que tel, et ainsi en tant qu’un (l’ens en tant qu’unum), se déploie, en vue de l’achèvement de son être et de son unité, en une pluralité (dont le mode suprême est la Trinité)»74. Cette analyse du rapport de la multiplicité à l’unité au sein de l’Étant permet d’articuler trois concepts fondamentaux qui définissent le symbole: «la provenance», «la convenance» et «l’expression [der Ausdruck]». La pluralité de l’Étant provient de son unité comme de son principe; elle est sa propre altérité intrinsèque maintenue dans l’unité; elle est son expression et son accomplissement. Il en résulte que l’Étant est en lui-même symbolique parce qu’il s’exprime [ausdrückt] (dans sa propre altérité intrinsèque maintenue dans l’unité) pour trouver sa propre essence. Cette expression de soi de l’Étant, dérivée et douée de convenance, constitutive de l’Étant, est le symbole par lequel l’Étant est connu par lui-même et par autrui, et sans lequel il ne pourrait pas être

74. Pour la théologie du symbole, pp. 17-18.

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connu. Karl Rahner prolonge ensuite cette réflexion en la rattachant à d’autres notions philosophiques et thomistes. Cette ontologie du symbole à partir de l’analyse de l’Étant est déterminante dans la mesure où elle explicite les notions de symbole et d’expression dans leur sens le plus radical et le plus originel: le symbole (l’altérité posée) est l’accomplissement par soi du symbolisé lui-même; le symbole appartient intrinsèquement à l’exprimé lui-même; cette expression du symbolisé jaillit de son essence. Dans la seconde partie de cet article, Karl Rahner quitte l’ontologie et considère la théologie proprement dite. La théologie nécessite aussi d’être une théologie «du symbole», «de la manifestation [der Erscheinung]», «de l’expression [des Ausdrucks]», et «de l’auto-donation dans ce qui est posé en tant qu’autre [der Selbstgegebenheit in dem als anderem Gesetzten wird]». De fait, rappelle-t-il, «une simple revue des affirmations dogmatiques dans tout le domaine de la théologie montre combien elle a besoin du concept de symbole et l’utilise»75. La notion d’expression trouve sa signification la plus dense et la plus haute dans la théologie du mystère trinitaire et la théologie du Logos: «le Logos (en tant que réalité de la vie divine immanente) est “engendré” comme image [Abbild] et expression [Aussage] du Père par le Père, et ce processus est un évènement nécessairement donné avec la connaissance de Dieu par lui-même, et sans lequel l’acte absolu de la possession divine de soi par la connaissance ne peut pas exister»76. Karl Rahner poursuit en affirmant que le Logos est le «symbole» du Père, «symbole immanent et pourtant différent du symbolisé, posé par ce symbolisé lui-même, et dans lequel le symbolisé s’exprime [sich selbst ausdrückt] et ainsi se possède»77. Il considère ensuite la christologie et souligne que l’incarnation du Logos devrait former le chapitre central d’une théologie du symbole. En effet, «le Logos devenu homme est le symbole absolu de Dieu dans le monde, un symbole qui est rempli indépassablement par le symbolisé, donc n’est pas seulement la présence et la révélation dans le monde de ce qu’est Dieu en lui-même, mais aussi l’être-là expressif [das ausdrückende Da-sein] de ce que (ou mieux: de celui que) Dieu, dans sa libre grâce, voulait être en face du monde»78. La notion d’«expression» (telle qu’elle a été explicitée dans son sens le plus radical par l’ontologie du symbole) y est décisive, elle permet de ne pas penser l’union hypostatique seulement

75. 76. 77. 78.

Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,

p. p. p. p.

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dans un sens statico-ontique selon lequel l’humanité du Logos est considérée comme assumée et portée par le Logos, l’humanité du Christ risquant alors d’être réduite à une simple «fonction de signal [Funktion eines Signals]» ou de livrée: «le signe et le signifié seraient absolument disparates: il ne pourrait s’agir par conséquent que d’un signe arbitraire»79, «l’humanité assumée serait le moyen de manifestation lié substantiellement au sujet qui se manifeste, mais elle ne serait encore en aucune manière cette manifestation même [diese Verlautbarung selber]»80. Or, l’humanité du Logos doit être considérée comme «l’apparition [die Erscheinung]» et le «symbole réel [Realsymbol]» (dans son sens le plus éminent) du Logos. Karl Rahner rappelle que l’humanité du Logos ne doit pas être conçue comme un déguisement, une livrée, un signal dont le Logos se sert, mais bien comme l’expression du Logos: «quand Dieu se disant lui-même [sich selbst aus-sagend] se dessaisit lui-même [sich selbst ent-äuβert], c’est alors qu’apparaît précisément ce que nous appelons l’humanité du Logos»81. L’article poursuit sur d’autres thématiques théologiques pour en arriver, dans une troisième partie, à la question du corps, symbole de l’homme, et en revenir à la théologie du Cœur de Jésus. Pour compléter cette analyse, nous pouvons ajouter ce passage du Traité fondamental de la foi dans lequel ce même vocabulaire est présent et s’articule de manière significative: Cet homme, précisément comme homme, est l’auto-extériorisation de Dieu [die Selbstäuβerung Gottes] dans son auto-dépouillement [in ihrer Selbstentäuβerung], parce que Dieu s’extériorise [sich äuβert] justement quand il se dépouille [sich entäuβert], lorsqu’il se fait connaître lui-même comme l’Amour, lorsqu’il voile la majesté de cet Amour et se montre comme le commun des hommes82.

Karl Rahner emploie ici un autre mot «Äuβerung» qui relève encore de la notion d’expression, de manifestation, d’extériorisation; il joue 79. Ibid., p. 30. 80. Ibid. 81. Traduction modifiée. Robert Givord traduit «sich selbst ent-äuβert» par «s’extériorise»; nous préférons le sens de dépouillement et de dessaisissement, renvoyant à la dimension kénotique de l’incarnation, ibid., p. 31. Dans Réflexions théologique sur l’incarnation, Gaëtan Daoust traduit «Selbstentäuβerung» par «dépouillement-de-soi». Notons que le verbe allemand employé, tant dans la traduction de Luther que dans la traduction catholique, en Philippiens 2,7 est «entäuβern». 82. TfF, p. 253, Traduction modifiée. La traduction de Gwendoline Jarczyk est la suivante: «Cet homme, précisément comme homme, est l’autodiction de Dieu [die Selbstäuβerung Gottes] dans son auto-extériorisation [in ihrer Selbstentäuβerung], parce que Dieu se dit [sich äuβert] justement quand il s’extériorise [sich entäuβert], lorsqu’il se fait connaître lui-même comme l’Amour, lorsqu’il voile la majesté de cet Amour et se montre comme le commun des hommes».

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sur les deux termes «Selbstäuβerung» et «Selbstentäuβerung», ce qu’il souligne typographiquement en mettant en italique la préposition «ent» et ce dont une traduction en langue française ne peut pas rendre compte. Cette rigueur des termes est déterminante, car c’est très précisément du fait de ce dépouillement ou dessaisissement dans l’extériorisation divine que l’on peut comprendre que l’humanité du Christ n’est pas un simple «déguisement [Vermummung]» ou un «signal [Signal]». Ce détour par ces différentes réflexions sur la notion d’«expression» nous apporte une compréhension en profondeur de ce que sont les arts en tant qu’«auto-expressions de l’homme dans lesquelles l’homme vient d’une manière ou d’une autre à lui-même». Il nous permet d’appréhender, d’une part, l’enracinement ontologique de l’expression artistique, et d’autre part, la puissante correspondance analogique entre la création artistique et le mystère divin compris comme un mystère d’autoexpression, que ce soit ad intra dans l’immanence de son mystère, ou ad extra dans la création et plus encore dans l’incarnation. Concernant le premier point, l’ontologie du symbole manifeste que les arts, en tant qu’expression de l’homme, ne se réduisent pas à une simple expression d’intention psychologique, mais qu’ils prolongent ontologiquement ce que l’homme est en lui-même; ils participent de son accomplissement, de son effort d’exister, de sa recherche d’interprétation et de connaissance de lui-même; ils sont le prolongement symbolique de l’homme (lui-même déjà symbole en lui-même et pour lui-même), ils ne sont pas une simple manifestation extérieure, mais entretiennent une relation profonde, dans l’unité, de provenance, de convenance et d’expression. Les arts sont l’altérité posée par l’homme dans laquelle il s’exprime, s’accomplit et se connaît. Les arts sont, ainsi, essentiellement et ontologiquement, symboliques. Ces considérations pourraient être complétées et approfondies à partir de la définition que Karl Rahner donne du corps dans la troisième partie de l’article Pour la théologie du symbole: «le corps n’est rien d’autre que l’actualité de l’âme elle-même dans “l’autre” de la materia prima, l’altérité de l’âme elle-même que celle-ci a produite pour elle-même, donc son expression [ihr Ausdruck] et son symbole exactement dans le sens que nous avons donné au mot “symbole réel”»83. L’œuvre d’art est d’une manière secrète l’actualité de l’artiste dans l’autre qu’est la matière (artistique), elle est son expression et son symbole, et ce, dans le prolongement direct et ontologique de ce qu’est l’homme comme âme s’actualisant dans l’autre de la materia prima.

83. Pour la théologie du symbole, p. 41.

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Concernant le deuxième point, la notion d’expression précise non seulement le fondement du rapport analogique souvent affirmé entre la création artistique humaine et la création divine, mais plus encore, explicite des perspectives nouvelles, car elle ne limite pas cette analogie à la seule création divine, mais l’ouvre au plus intime du mystère de l’immanence de Dieu et du mystère de l’incarnation. Penser théologiquement la création artistique c’est pouvoir affirmer que celle-ci, en tant qu’elle est auto-expression de l’homme, est reflet intime, prolongement en l’homme, analogué de l’auto-expression de Dieu dans l’immanence de son mystère trinitaire, de son auto-expression dans la création et plus encore dans l’incarnation. En effet, analogiquement, la création artistique, en tant qu’auto-expression de l’artiste dans la matière, implique essentiellement une dimension kénotique (ce que nous avions déjà établi dans l’analyse de l’article précédent De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien). Cette mise en lumière d’une dimension kénotique de l’art peut contribuer à une intelligence plus profonde de ce qu’est l’art. Dans sa réflexion sur la relation de la pensée à la parole, Maurice Merleau-Ponty aborde d’une certaine manière cette question, même s’il ne parle pas explicitement de kénose; nous ne pouvons que remarquer la similitude des termes qu’il emploie avec ceux qu’utilise Karl Rahner à propos de l’incarnation (les mots en italique sont soulignés par nous): D’abord la parole n’est pas le «signe» de la pensée, si l’on entend par là un phénomène qui en annonce un autre comme la fumée annonce le feu. La parole et la pensée n’admettraient cette relation extérieure que si elles étaient l’une et l’autre thématiquement données; en réalité elles sont enveloppées l’une dans l’autre, le sens est pris dans la parole et la parole est l’existence extérieure du sens. Nous ne pourrons pas davantage admettre, comme on le fait d’ordinaire, que la parole soit un simple moyen de fixation, ou encore l’enveloppe et le vêtement de la pensée. […] Il faut que, d’une manière ou de l’autre, le mot et la parole cessent d’être une manière de désigner l’objet ou la pensée, pour devenir la présence de cette pensée dans le monde sensible, et, non pas son vêtement, mais son emblème ou son corps. […] Cette puissance de l’expression est bien connue dans l’art et par exemple dans la musique. La signification musicale de la sonate est inséparable des sons qui la portent: […] pendant l’exécution, les sons ne sont pas seulement les «signes» de la sonate, mais elle est là à travers eux, elle descend en eux84. De la même manière l’actrice devient invisible et c’est Phèdre qui apparaît. […] Personne ne contestera qu’ici l’opération expressive réalise ou effectue la signification et ne se borne pas à la traduire. Il n’en va pas autrement, malgré l’apparence, de l’expression des pensées par la parole85. 84. Maurice Merleau-Ponty renvoie à M. PROUST, Du côté de chez Swann, II, p. 192. 85. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception (Tel), Paris, Gallimard, [2004] 2013, pp. 221-223.

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Indiquons encore pour soutenir notre propos que, dans une théologie chrétienne, la création divine ne se pense pas seulement en elle-même, mais demande à être repensée à la lumière de la christologie et ne se comprend originairement et finalement que relativement à l’incarnation: son pouvoir créateur – la faculté de poser simplement l’autre, sans se donner lui-même pour de bon – n’est que la possibilité dérivée, limitée, secondaire, qui, en fin de compte, trouve fondement dans cette possibilité originaire proprement dite de Dieu qui consiste à pouvoir se donner à fond au nondivin, et du même coup à avoir réellement une histoire propre en l’autre, mais comme sa propre histoire. La créature, à partir de son fondement essentiel le plus intérieur, doit être entendue comme possibilité de pouvoirêtre-assumée, de fournir un matériau [des Materialseins] pour une possible histoire de Dieu86.

Il en est de même du mystère de la création de l’homme: Néanmoins, l’on peut et l’on doit dire: la possibilité de ce qu’existent des hommes se fonde dans la possibilité plus grande, plus englobante, plus radicale, de ce que Dieu s’exprime lui-même [sich selber auszusagen] dans le Logos qui devient créature87.

Il y a là un renversement auquel une théologie fondamentale de la création artistique se doit d’être particulièrement attentive. La création artistique demande à être comprise, théologiquement et analogiquement, à partir du mystère de l’incarnation, plus radicalement et profondément qu’à partir du mystère de la création. III. LES ARTS NON-VERBAUX COMME «MOMENT INTÉRIEUR» À LA THÉOLOGIE

Après avoir proposé cette première définition des arts et établi l’irréductibilité et la non-reconduction des arts non-verbaux à la parole, Karl Rahner pose la question proprement dite de son article: Quelles relations exactes existe-t-il entre la théologie et ces arts?88

Il indique un premier point de vue par lequel se manifestent d’emblée leur «relation réciproque [gegenseitige Beziehung]» et leur «parenté [Verwandtschaft]»: en effet, dans la théologie comme dans les arts, l’homme cherche à interpréter et exprimer ce qu’il est. L’art (selon une 86. TfF, p. 252. 87. Ibid., p. 253 (traduction modifiée). 88. «Welche genaueren Beziehungen bestehen zwischen der Theologie und diesen Künsten?», SW, t. 29, p. 138.

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manière qui lui est propre) est donc fondamentalement reconnu comme capacité d’interprétation de l’homme à l’instar de la théologie. Il souligne que la question est cependant plus difficile qu’il n’y paraît, car si la théologie est bien «l’auto-expression réflexive de l’homme sur luimême»89, elle ne l’est qu’«à partir de la révélation divine»90, ce qui semble poser une différence radicale entre la théologie et les arts. Pourtant, dans un raccourci inattendu et sans aucune transition, Karl Rahner propose d’emblée une thèse dans laquelle il définit un rapport interne entre la théologie et les arts: La théologie est accomplie au plus haut point là où elle s’approprie ces arts comme moment intégral, là où les arts deviennent un moment intérieur à la théologie même91.

Pour expliciter cette thèse, il fait appel à l’expérience concrète que nous pouvons avoir en présence d’œuvres d’art. Il prend deux exemples: celui d’une peinture de Rembrandt et celui d’une symphonie de Bruckner. Tenant compte des acquis précédents (à savoir que les arts non-verbaux sont tout à fait propres, irremplaçables et irréductibles à toute transposition par la parole) il soutient cette première hypothèse: On pourrait alors se placer du point de vue selon lequel l’auto-expression d’une image de Rembrandt ou dans une symphonie de Bruckner soit si inspirée et portée par la révélation divine, par la grâce et par l’auto-communication de Dieu, qu’il se produit en celle-ci une communication non traduisible de manière adéquate dans la théologie verbale de ce que l’homme, pensé par Dieu, est proprement92.

Par une telle affirmation, Karl Rahner reconnaît non seulement que la création artistique comme acte humain spécifique peut effectivement être inspirée et portée par la révélation divine, mais qu’elle peut aussi en exprimer quelque chose de propre que la théologie verbale ne pourra pas dire ou ne suffira pas à dire. Se tournant de nouveau vers la théologie, il propose une compréhension plus large de celle-ci de manière à ne pas la réduire à la seule théologie 89. «Die reflexe Selbstaussage des Menschen über sich selbst», ibid., p. 139. 90. «Von der göttlichen Offenbarung», ibid. 91. «Theologie dort am ehesten vollkommen ist, wo sie sich diese Künste als integrales Moment aneignet, wo die Künste ein inneres Moment der Theologie selbst werden», ibid. 92. «Man könnte sich dann weiter auf den Standpunkt stellen, auch die Selbstaussage in einem Rembrandt-Bild oder in einer Symphonie von Bruckner sei so sehr von der göttlichen Offenbarung, von Gnade und Selbstmitteilung Gottes inspiriert und getragen, daβ in ihnen eine in die Worttheologie gar nicht adäquat übersetzbare Mitteilung dessen geschieht, was der Mensch, von Gott gedacht, eigentlich ist», ibid.

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verbale. En effet, il montre que la théologie dans son sens plénier devrait inclure toutes les formes d’auto-expression de l’homme portées par l’autocommunication divine, même non verbales. Cette nouvelle réflexion lui permet de confirmer sa thèse: Si on n’identifie pas a priori la théologie avec la théologie verbale, mais si on la comprend comme la totale auto-expression de l’homme, dans la mesure où celle-ci est portée par l’auto-communication divine, alors les phénomènes religieux dans les arts pourraient être eux-mêmes un moment d’une théologie adéquate93.

Il souligne qu’une telle compréhension est toutefois rare dans la pratique. Pour garantir sa thèse, Karl Rahner reprend un autre exemple concret, celui d’un oratorio de Bach, qui présente l’intérêt de conjuguer l’élément musical et l’élément verbal: Pourquoi, cependant, un homme ne devrait-il pas, par un oratorio de Bach, avoir l’impression qu’il est mis en relation avec la révélation divine sur l’homme non pas seulement par les mots qui y sont utilisés, mais aussi, d’une manière propre, par la musique en tant que telle? Pourquoi ne devrait-on pas penser qu’il y a là, aussi bien, de la théologie94?

Karl Rahner s’interroge de nouveau sur le statut de la théologie. Il remarque qu’une telle thèse ne pourrait pas être soutenue si la théologie était «arbitrairement»95 identifiée à la théologie verbale. Mais, souligne-t-il, il faudrait, alors se demander si une telle «réduction»96 de la théologie à la théologie verbale ne réduirait pas de «manière injustifiée»97 et illégitimement la «dignité»98 des arts non-verbaux, leur «particularité»99, et leur «être-pris-au-service par Dieu»100. Cette considération sur la musique témoigne d’un approfondissement dans la pensée du théologien. En effet, nous pouvons mesurer la différence entre ce qu’il énonce ici et ce qu’il affirmait dans Prêtre et poète 93. «Wenn man Theologie nicht von vornherein mit Worttheologie identifiziert, sondern als die totale Selbstaussage des Menschen versteht, insofern diese durch die göttliche Selbstmitteilung getragen ist, dann wären religiöse Phänomene in den Künsten selber ein Moment einer adäquaten Theologie», ibid. 94. «Warum aber sollte nicht ein Mensch bei einem Oratorium von Bach den Eindruck haben, daβ er nicht nur durch die darin verwendeten Worte, sondern auch durch die Musik als solche in einer eigentümlichen Weise in Beziehung gesetzt wird zur göttlichen Offenbarung über den Menschen. Warum sollte er nicht der Meinung sein, daβ da ebenso Theologie geschieht?», ibid. 95. «Vornherein». 96. «Reduzierung». 97. «Unberechtigterweise». 98. «Würde». 99. «Eigenart». 100. «In-Dienst-genommen-Sein durch Gott».

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(1955) et, plus encore, dans Parole et musique dans l’espace de l’église (1961): dans ces deux textes, l’expérience de la révélation revenait à la parole seule101. La musique, en elle-même, si grande et mystérieuse soit-elle, ne pouvait rester qu’intramondaine et ne pouvait être que l’expression de l’homme à propos de lui-même. Elle ne pouvait avoir qu’une fonction adjuvante à la parole révélatrice. Dans ces deux textes, Karl Rahner présentait une approche plus dialectique, par mode de corrélation. Il en résultait une manière plus duelle de penser le rapport entre l’art et la théologie: l’art exprime l’humain dans ses profondeurs les plus lumineuses ou les plus ténébreuses, mais l’humain seulement, cet humain qui est dans l’attente de l’accomplissement et du salut que seule la parole de Dieu communique. Karl Rahner dépasse ici cette forme plus dialectique et dualiste pour aller vers une unité plus radicale de l’expérience religieuse. La proposition de voir dans les arts non-verbaux une authentique auto-expression de l’homme portée par la révélation divine et non réductible à la parole ainsi que la défense de leur dignité et de leur particularité sont nouveaux. Karl Rahner ne l’aurait pas dit auparavant si directement. Ces affirmations sont décisives pour une théologie fondamentale de la création artistique, car elles mettent en jeu le statut théologique des arts, leur rapport à la révélation divine et leur capacité propre d’être médiation de celle-ci. De plus, elles apportent une compréhension renouvelée de l’acte de création artistique dans la mesure où celui-ci peut être «porté» par la révélation divine, par la grâce et par l’autocommunication de Dieu. L’acte de création artistique, en tant qu’acte humain spécifique, libre et responsable, en tant qu’auto-expression de l’homme, peut être le lieu d’une expérience originaire de l’autocommunication divine102 et d’une Révélation originaire de Dieu103. Concernant la théologie, son extension 101. Voir Prêtre et poète, p. 276 et Parole et musique, pp. 227-228. Voir notre étude de ces articles, supra, pp. 60-61 et infra, pp. 317-319. 102. Voir, entre autres, TfF, Quatrième étape, L’homme comme événement de l’autocommunication libre et pardonnante de Dieu, pp. 139-162. 103. À propos de l’autocommunication divine et de la Révélation originaire de Dieu, on pourra se reporter, entre autres, à TfF, Quatrième étape, L’homme comme événement de l’autocommunication libre et pardonnante de Dieu, pp. 139-162, et Cinquième étape, Histoire du salut et de la Révélation, pp. 163-202. Pour rendre compte de cette révélation divine au sein de la création artistique, nous pourrions encore citer ce texte: «Il suffit d’admettre que cette divinisation “entitative” (offerte à la liberté, même si celle-ci ne l’accepte pas dans la foi) implique une divinisation transcendantale de la condition fondamentale de l’homme, ainsi que de son horizon ultime de connaissance et de liberté, horizon au sein duquel l’homme accomplit son existence. Ceci admis, on peut affirmer sur la base de cet existential surnaturel de l’homme, de tout homme en général, l’existence d’une révélation que Dieu fait par la communication de soi-même dans la grâce.

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à toutes les formes d’auto-expression de l’homme à partir de la révélation pourrait manifester la priorité que Karl Rahner donne toujours plus au fondement et à la finalité de la théologie, à savoir la reductio ad mysterium, notamment au cours de cette période de radicalisation dénommée par Yves Tourenne le «dernier Rahner»104. IV. LA «FONCTION»

DE LA LITTÉRATURE RELIGIEUSE

ET LA THÉOLOGIE

«POÉTISANTE»

Pour poursuivre et préciser sa réflexion sur cette relation intérieure entre la théologie et les arts, Karl Rahner se concentre plus précisément sur les arts verbaux (les arts lyriques, dramatiques, épiques etc.). Il montre que le caractère théologique de ceux-ci consiste, de manière précise, en ce qu’ils parviennent selon leur mode propre «à rapprocher l’homme

Et cet enracinement fondamental de l’homme dans la grâce, de l’homme orienté vers le Dieu de la vie trinitaire, peut très bien se comprendre déjà comme une révélation de la parole. À cela il y a deux conditions: d’une part, il faut ne pas limiter ce concept de parole à une prononciation phonétique, et, d’autre part, il faut ne pas oublier que cette révélation transcendantale est toujours communiquée de manière historique. Or il est évident que la réalité historique de l’homme ne peut jamais exister sans parole. Elle ne peut jamais consister en une série de données brutes. Bien au contraire, l’interprétation même des faits est un élément constitutif de tout évènement humainement historique. Certes, le seul fait que l’ouverture de l’homme au Dieu trinitaire, auteur de la vie éternelle, soit expérimentée de façon transcendantale, ne donne encore aucune révélation objective des réalités ou des propositions particulières. Mais cette ouverture ainsi expérimentée représente bien davantage. Elle constitue la base de toutes les propositions de foi, comme la condition de leur possibilité et de leur existence en tant que paroles réelles de Dieu», K. RAHNER – J. RATZINGER, Révélation et tradition, trad. H. ROCHAIS – J. EVRARD, Paris, Desclée De Brouwer, 1972, pp. 25-26.i 104. Soulignons qu’Yves Tourenne précise bien que ce n’est que sur un fond d’unité qu’apparaît le «dernier» Rahner, qu’il s’agit d’un changement dans la permanence: «dernier dans le dernier Rahner désigne donc moins une étape que le rapport entre la permanence et la différence au sein de son œuvre», voir Y. TOURENNE, La théologie du dernier Rahner. «Aborder au sans-rivage» (Cogitatio fidei, 187), Paris, Cerf, 1995, p. 35 et notamment Partie I: Approches du dernier Rahner, chap. 1: Une articulation entre philosophie et théologie: la temporalité rahnérienne, 27-67. La suite du texte de Karl Rahner et les analyses que nous en proposerons confirmeront cette thèse d’Yves Tourenne présentant un «dernier Rahner» dans cet équilibre fin et précis entre unité, permanence et différence. En cela, nous nous démarquons de David Sendrez qui remet en cause cette thèse, caractérisant ainsi la position de l’auteur: «Yves Tourenne a voulu démontrer que la production théologique du Rahner des années 70-80 constitue un ensemble sinon à part, du moins spécifique», D. SENDREZ, L’expérience de Dieu chez Karl Rahner. Son statut épistémologique dans le Traité fondamental de la foi, Paris, Parole et silence, 2013, p. 43. Pour la Reductio in mysterium, voir TOURENNE, La théologie du dernier Rahner, pp. 237-256 (Partie II, chap. 3: Reductio in mysterium).

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de son expérience religieuse originaire»105. Il remarque parallèlement qu’un simple énoncé ordinaire, tout aussi profond soit-il dans son contenu, comme «l’homme doit aimer son prochain», n’aura pas cette même effectivité de rapprochement. Il montre alors que la littérature religieuse a une «fonction [Funktion]» qui échappe à la théologie rationnelle proprement dite: Quand, au contraire, je lis un poème lyrique dans le style de Jean de la Croix ou un roman de Julien Green, par lequel une authentique expérience religieuse immédiate ne peut certes pas m’être simplement donnée (parce que cela est tout à fait impossible), mais par lequel ma propre expérience religieuse est suscitée, alors cette littérature religieuse a une fonction qu’une théologie réflexive, purement conceptuelle, rationnelle ne peut absolument pas effectuer106.

Il rappelle que certains théologiens comme Augustin et Thomas d’Aquin et, dans les temps modernes, Newman ont pourtant su allier conceptualité théologique et expérience religieuse (tout en constatant que cela est rare), et évoque Hans Urs von Balthasar pour qui une «théologie qui met à genoux»107 fait défaut. Hans Urs von Balthasar y dénonce la séparation actuelle entre la théologie dogmatique et la sainteté. Il rappelle que «la théologie est essentiellement un acte de l’adoration et de la prière», non sans préciser qu’«une théologie “priée” ne signifie pas une théologie “affective” par oppostion à une autre, authentique et rigoureusement scientifique»108. Quelques lignes plus loin, il poursuit: «La théologie était, aussi longtemps qu’elle fut une théologie des saints, une théologie priante, agenouillée dans l’adoration. C’est pourquoi son apport à la prière, sa fécondité pour la prière, sa capacité à la susciter ont été incommensurables. À un moment donné, 105. «Den Menschen an seine ursprüngliche religiöse Erfahrung heranzuführen», SW, t. 29, p. 139. 106. «Wenn ich aber ein lyrisches Gedicht im Stil eines Johannes vom Kreuz oder einen Roman von Julien Green lese, bei dem mir die unmittelbare, echte religiöse Erfahrung zwar nicht einfach gegeben werden kann (weil das ganz unmöglich ist), aber doch meine eigene religiöse Erfahrung hervorgerufen wird, dann hat diese religiöse Dichtung eine Funktion, die eine reflexe, rein begriffliche, rationale Theologie gar nicht zu leisten vermag», SW, t. 29, pp. 139-140. 107. «Kniende Theologie». La référence provient probablement de l’article Théologie et sainteté. Voir H.U. VON BALTHASAR, Théologie et sainteté, in P. BARBARIN, Théologie et sainteté. Introduction à Hans-Urs von Balthasar (Cahiers de l’École cathédrale, 36), Saint-Maur, Parole et silence; Paris, CERP, 1999, 93-123 [H.U. VON BALTHASAR, Théologie et sainteté, in Dieu Vivant (1948) no 12]. L’histoire de cette déchirure est reprise (en faisant explicitement référence à l’article de Hans Urs von Balthasar) dans l’article F. VANDENBROUCKE, Le divorce entre théologie et mystique. Ses origines, in Nouvelle Revue Théologique 72 (1950), no 4, 372-389. 108. VON BALTHASAR, Théologie et sainteté, p. 122.

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on est passé de la théologie à genoux à la théologie assise. Par là s’introduisait aussi en elle la déchirure que nous avons décrite au début»109. Karl Rahner propose une autre expression: On pourrait peut-être dire aussi qu’il manque la théologie poétisante110.

Cette dimension interne à la théologie de reconduire à l’expérience religieuse est donc pensée et rendue manifeste par ce rapprochement avec la littérature religieuse. Sans négliger la légitimité et la nécessité du travail théologique conceptuel, patient et laborieux dont il ne doit pas nécessairement être attendu un résultat mystique, et sauvegardant la liberté des théologiens d’«appeler»111 ou non une expérience religieuse dans leur théologie, Karl Rahner fait cependant observer que le manque d’«élément poétique»112 relève d’une conception trop rationaliste et trop purement scientifique de la théologie. Contrairement à cela, il voit, dans les temps nouveaux, une «convocation»113 adressée à la théologie d’être «d’une façon ou d’une autre “mystagogique”»114: la théologie ne devrait pas se contenter de parler de son objet dans une seule conceptualité abstraite, mais devrait permettre aux hommes «de faire une véritable expérience originaire de ce qui est exprimé par de tels concepts»115. Ayant valorisé cette dimension mystagogique de la théologie116, il reprécise alors ce qu’il entend par «théologie poétisante»: 109. Ibid. 110. «Man könnte vielleicht auch sagen, es fehle die dichtende Theologie», SW, t. 29, p. 140. 111. «Aufrufen». 112. «Das dichterische Element». 113. «Forderung». 114. «Irgendwie “mystagogisch”». 115. «Eine wirkliche, ursprüngliche Erfahrung dessen zu machen, was mit solchen Begriffen ausgesagt wird», SW, t. 29, p. 140. 116. Ces réflexions rahnériennes sur le statut mystagogique de la théologie pourraient être mises en relation avec celles de Paul Ricœur, bien que dans une problématique différente, sur l’herméneutique et les «concepts limites» du langage religieux. Paul Ricœur montre que ces concepts doivent concourir à une compréhension de l’existence et se portent donc du côté de l’éthique: «Si l’éthique couvre tout le champ de notre parcours de l’esclavage à la liberté, ou, comme le dit le philosophe français Jean Nabert dans son Introduction à l’éthique, si l’éthique est une théorie des médiations par lesquelles nous accomplissons notre désir d’être, notre effort pour exister, alors une interprétation éthique du discours poétique et religieux n’a pas d’effets réducteurs. Elle ouvre au contraire un dialogue fructueux entre éthique et herméneutique. Le concept, une fois de plus, se trouve du côté d’une éthique philosophique, que nous concevions l’éthique en termes de normes, de valeurs, d’institutions ou en termes de créativité, d’expression libre, de révolution permanente, etc. Or ces concepts sont vides sans leur présentation indirecte en symboles, paraboles et mythes. C’est la tâche de l’herméneutique de dégager du «monde» des textes

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Dans cette mesure, on pourrait comprendre la théologie poétisante comme une – non comme la! – modalité d’une telle théologie mystagogique117.

Ces différentes analyses autour de la notion d’une «théologie poétisante» nous invitent à plusieurs observations. Tout d’abord, il faut remarquer que si Karl Rahner, dans l’article Prêtre et poète, avait déjà exprimé le regret d’un manque poétique dans la théologie (et avait déjà fait mention de théologiens-poètes), l’expression «théologie poétisante» n’y apparaît pas. Dans notre texte, cette expression est donc la marque d’une manière tout à fait particulière de penser et de caractériser la théologie118. Remarquons que Karl Rahner a en quelque sorte renversé le premier propos de son article: il ne s’agit plus du statut de l’art comme moment intérieur de la théologie, mais il s’agit de la théologie dans son rapport intérieur à l’art et la littérature. La théologie «poétisante» assume ou intègre la fonction propre de la littérature religieuse qui est de rapprocher l’homme de son expérience religieuse originaire. Cette expression confirme, ce qu’Yves Tourenne a indiqué, la recherche d’un «nouveau genre littéraire»119, d’un nouveau langage en théologie, d’un nouveau rythme et d’un nouveau style théologique: il s’agit, dit-il, «non seulement de penser, mais aussi de rendre l’évènement ou l’expérience originaire»120. Il n’hésite pas à affirmer quelques lignes plus loin: «Rahner a compris que l’expérience de ce qui déborde toute catégorie et toute leur «projet» implicite d’existence, leur «proposition» indirecte de nouveaux modes d’être. Les intuitions sont aveugles dans la mesure où les concepts éthiques sont vides. L’herméneutique a fini son travail lorsqu’elle a ouvert les yeux et les oreilles, c’est-à-dire lorsqu’elle a déployé devant notre imagination les figures de l’existence authentique. C’est la tâche de l’éthique d’articuler son discours cohérent en entendant ce que disent les poètes», P. RICŒUR, La spécificité du langage religieux, in L’herméneutique biblique (La nuit surveillée), présentation et trad. F.-X. AMHERDT, Paris, Cerf, 2005, pp. 250-251. 117. «Insofern könnte man die dichtende Theologie als eine – nicht als die! –Weise solcher mystagogischer Theologie verstehen», SW, t. 29, p. 140. 118. Ces diverses réflexions rahnériennes ne sont pas sans rappeler la problématique du rapport entre philosophie et poésie dans la pensée de Martin Heidegger, ainsi que sa recherche d’un nouveau langage. L’expression même «théologie poétisante [dichtende Theologie]» peut renvoyer à celle de «pensée poétisante [dichtendes Denken]». Nous ne faisons ici qu’indiquer cette proximité de source qui demanderait d’être approfondie. Sur ce sujet et pour une première approche, voir l’article de H. FRANCE-LANORD, Poésie, in P. ARJAKOVSKY – F. FÉDIER – H. FRANCE-LANORD (éds), Le Dictionnaire Martin Heidegger, Paris, Cerf, 2013. Hadrien France-Lanord cite un passage de l’Introduction à la métaphysique dans lequel Martin Heidegger emploie cette expression: «Le penser de Parménide et d’Héraclite est encore poétique, c’est-à-dire ici: philosophique, et non scientifique. Mais parce que dans cette pensée poétisante [dichtendes Denken] la pensée a le primat, la pensée sur l’être de l’homme prend aussi sa direction et sa mesure propres», pp. 1051-1052. 119. TOURENNE, La théologie du dernier Rahner, pp. 355-371 (Part. III chap. 3: Le nouveau genre littéraire). 120. Ibid., p. 362.

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expérience impliquait une certaine expression littéraire»; de même, «le dernier Rahner suggère que d’une part le langage poétique, et d’autre part la réflexion philosophique et théologique peuvent être réconciliés»121. D’autre part, nous pouvons remarquer que l’affirmation d’une «théologie poétisante» correspond à la valorisation d’une dimension mystagogique de la théologie. De nouveau, nous pouvons percevoir un certain approfondissement de la pensée de Karl Rahner. Dans l’introduction du Traité fondamental de la foi (qui fait pourtant déjà partie de la dernière période rahnérienne), le théologien semble, d’une certaine manière, se démarquer de cette dimension mystagogique122, tandis qu’elle est ici pleinement assumée bien que ce soit avec précaution et qu’il est précisé que la théologie poétisante n’est pas «la» théologie mystagogique, mais en est une modalité seulement. Yves Tourenne a souligné cette tendance mystagogique du dernier Rahner: en effet, écrit-il, «un terme nous semble résumer cette concentration théologique du dernier Rahner: mystagogie»123 (il rappelle, toutefois, que cette tendance n’est pas à absolutiser). La question posée tant par Hans Urs von Balthasar que par Karl Rahner sur la démarche théologique n’est pas restée sans réponse. Elle se retrouve notamment dans la problématique maintenant largement abordée de la relation de la théologie dogmatique à la théologie spirituelle et dans une revalorisation de la théologie spirituelle en tant que telle124. Pour conclure cette réflexion autour de la notion de «théologie poétisante», nous pourrions évoquer cette remarque de Jean-Baptiste Metz (conscient que le cadre de sa réflexion est très différent): «La théologie

121. Ibid., p. 378. L’auteur ne cite pas cette expression «théologie poétisante» dans son ouvrage. Il avait bien remarqué qu’«il existe jusque dans les Schriften zur Theologie XVI un domaine de la réflexion rahnérienne qui n’a peut-être pas reçu l’écho qu’il mérite: ses considérations de théologien sur la poésie ou la littérature, ou plus généralement sur l’art», pp. 350-351; il fait référence à Prêtre et poète et à La parole poétique et le chrétien, et mentionne, sans en faire l’analyse mais en en indiquant l’importance, L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, voir le paragraphe Une médiation: signification poétique, pp. 351-354. Il propose, par contre, mais dans une autre perspective, une brève analyse de ce texte dans son article Amorce d’une esthétique. Voir Y. TOURENNE, Amorce d’une esthétique théologique chez Karl Rahner?, in Recherches de Science Religieuse 85 (1997), no 3, 416-418. 122. TfF, p. 27, nous y avons fait allusion ci-dessus. 123. TOURENNE, La théologie du dernier Rahner, p. 281. 124. Voir par exemple C. THEOBALD, La «théologie spirituelle». Point critique pour la théologie dogmatique, in Nouvelle Revue Théologique 117 (1995), no 2, 178-198; ID., Le Christianisme comme style. Une manière de faire de la théologie en post modernité, t. 1 (Cogitatio fidei, 260), Paris, Cerf, 2007, pp. 389-411; S. ROBERT, La vocation actuelle de la théologie spirituelle, in Recherches de Science Religieuse 97 (2009), no 1, 53-74; D. SALIN, L’expérience spirituelle et son langage. Leçons sur la tradition mystique chrétienne, Paris, Éditions Facultés Jésuites de Paris, 2015.

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ne doit-elle pas davantage prendre garde qu’elle a en réalité une affinité particulière avec la poésie, et qu’elle ne doit en aucun cas se soumettre naïvement à un idéal standardisé de la science (qui interdit le récit)»125. V. L’ANALOGIA ENTIS. FONDEMENT DU

LANGAGE POÉTIQUE

Après avoir explicité la fonction de la littérature religieuse, Karl Rahner s’interroge sur le fondement même de cette capacité du langage poétique, par l’usage des images et des métaphores, à amener l’homme à son expérience religieuse originelle. Il montre que «la possibilité d’un tel langage religieux repose en dernier lieu sur l’analogie de l’être en général»126, c’est-à-dire sur le rapport que toutes les réalités ont entre elles dans une totalité et une unité qui les dépassent et qui donnent finalement à chacune sa signification: Toutes les réalités ont un rapport intérieur, se réfèrent les unes aux autres, sont d’une manière ou d’une autre apparentées et, toujours, ne peuvent être en dernier lieu comprises que lorsqu’elles sont dépassées en tant qu’individuelles dans le tout de la réalité127.

Karl Rahner pose alors cette affirmation: Cette analogia entis donne au poète la possibilité de comprendre une expérience humaine déterminée comme renvoyant mystérieusement à Dieu128.

Il illustre son propos par quelques exemples: le poète peut ainsi parler de l’amour humain dans son caractère mystérieux comme un renvoi analogique à l’amour de Dieu; il en est de même de la fidélité, de la responsabilité et de tout ce qui a trait au mystère de la vie. Même lorsque ces réalités ne sont pas expressément présentées dans une dimension religieuse, précise-t-il, elles renvoient ultimement et en dernier lieu à ce dont la théologie parle expressément. Soulignons que cette dernière remarque fonde, situe et autorise l’herméneutique théologique d’une œuvre d’art, fût-elle non religieuse. La suite du texte confirme ce discernement et rend 125. J.-B. METZ, La foi dans l’histoire et dans la société (Cogitatio fidei, 99), Paris, Cerf, 1979, p. 245. 126. «Die Möglichkeit eines solchen religiösen Sprechens beruht letztlich auf der Analogie des Seins überhaupt», SW, t. 29, p. 140. 127. «Insofern alle Wirklichkeiten einen inneren Zusammenhang haben, aufeinander verweisen, irgendwie verwandt sind, immer nur im letzten begriffen werden können, wenn sie als einzelne auf das Ganze der Wirklichkeit hin überschritten werden», ibid. 128. «Diese analogia entis gibt dem Dichter die Möglichkeit, eine bestimmte menschliche Erfahrung als geheimnisvoll auf Gott hinweisend zu verstehen», ibid.

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compte d’une posture d’ouverture dans laquelle le théologien veut se tenir face aux nouvelles expressions littéraires. En effet, Karl Rahner se refuse à considérer a priori qu’il y aurait dans le domaine poétique et artistique contemporain moins de littérature religieuse chrétienne et se demande, bien au contraire, s’il n’y aurait pas simplement une autre forme d’expression, inhabituelle et différente, portant et exprimant tout autant en elle cette dimension analogique fondamentale de la réalité: Il serait tout à fait possible que les chiffres analogiques par lesquels un véritable poète s’exprime [seine Aussagen macht] aujourd’hui soient en fait devenus autres, et à cause de cela ne puissent pas du tout être compris correctement par les dévots traditionnels, et que les auteurs fassent pourtant des déclarations [Aussagen], prises dans leur fond, tout à fait religieuses, mais dans d’autres chiffres analogiques129.

Si Karl Rahner a toujours tenu pour essentielle la question de l’analogie dans l’élaboration du discours théologique130, il est intéressant de voir qu’il lui accorde cette place tout aussi structurante dans sa réflexion sur les arts. L’analogia entis fonde à sa racine la possibilité de la création poétique et rend compte de la possibilité pour le langage poétique (qui part des réalités visibles et humaines) de renvoyer à une expérience religieuse originaire. Si Karl Rahner établit cela pour les arts de la parole, un tel principe peut sans nul doute s’étendre à tous les arts131. Si la question de l’analogia entis a été et est encore l’objet de débats philosophiques et théologiques considérables, son inscription dans le champ des arts peut certainement apporter un autre point de vue et ouvrir d’autres perspectives132. Le poète Yves Bonnefoy a exprimé, à sa manière, 129. «Es wäre durchaus möglich, daβ die analogen Chiffren, unter denen ein wirklicher Dichter heute seine Aussagen macht, zwar anders geworden sind und deshalb von den traditionellen Frommen gar nicht richtig verstanden werden können, daβ die Autoren aber im Grunde genommen dennoch durchaus religiöse Aussagen in anderen analogen Chiffren machen», ibid., p. 141. 130. Rappelons que Karl Rahner en fait le premier thème de sa conférence lors de la session organisée pour ses quatre-vingts ans, conférence considérée comme un testament intellectuel et spirituel, Expériences d’un théologien catholique, pp. 15-20. 131. Rappelons, parmi bien d’autres exemples possibles, que cette quête effective des artistes du XXe siècle, dans tous les domaines artistiques, a été rendue manifeste dans l’exposition Les Traces du Sacré au Centre Georges Pompidou, Paris, 2008; qu’elle est nettement affirmée dans le livre P. FILLIOT, Illuminations profanes. Art contemporain et spiritualité, Lyon, Nouvelles Éditions Scala, 2014. 132. L’incidence des questions artistiques sur les questions philosophiques et théologiques se trouve exprimé par Paul Ricœur à propos de la métaphore: «On essaiera de dire de quelle manière les concepts de vérité et de réalité, et finalement le concept d’être, doivent être remis sur le métier en réponse à la visée sémantique de l’énonciation métaphorique», P. RICŒUR, La métaphore vive (Points Essais, 347), Paris, Seuil, 1975, p. 325. Pour une réflexion sur l’analogia entis et sur la question du rapport entre l’analogia entis

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cette dimension analogique de la réalité dont la saisie a, par ailleurs, été déterminante dans sa prise de distance vis-à-vis du surréalisme. Dans l’évolution même de son art poétique, il relate la perception profonde qui a été sienne de cette unité dans laquelle chaque chose s’intègre et trouve finalement son sens. C’est au sein de cette unité qu’il situe le religieux et le sacré: Mais ce qui a fini par me séparer des surréalistes, c’est que je crois, par toute une autre expérience en moi, que le rêve «gnostique» est une intuition déviée, aussi fallacieuse qu’intense, et qu’il n’est de présence vraie que si la sympathie, qui est la connaissance en son acte, a pu passer comme un fil non seulement par quelques aspects qui se prêtent aux rêveries mais par toutes les dimensions de l’objet, du monde, les assumant, les intégrant à une unité que je sens pour ma part que nous garantit la terre, en son évidence, la terre qui est la vie. C’est cette unité à mes yeux – et ainsi en tout cas lisais-je Plotin – le fondement de l’être, la raison pour laquelle quoi que ce soit peut participer d’un lieu qui a l’être, au lieu de retomber par fragmentation et opacité intérieure dans son néant, et le nôtre. C’est elle qui nous demande de nous confier à la finitude, parce qu’il n’est de totalité que dans la reconnaissance réciproque des parties, laquelle est limitation, par essence: mais qui nous vaut ainsi, dans l’assomption même de notre rien, d’accéder à l’universel. Et là est l’acte que je dirais religieux, là le sacré en puissance133.

Si l’analogie de l’être est au fondement de la création artistique et permet de comprendre en dernier lieu comment l’œuvre d’art peut renvoyer mystérieusement et ultimement à Dieu, nous pourrions nous demander si la négation et le refus de l’analogie de l’être ne conduit pas inexorablement à ne plus pouvoir penser cette capacité de renvoi inhérente à l’œuvre d’art et à ne voir en elle qu’une dimension autosuffisante et idolâtrique. Soulignons que dans son article Pour une théologie du symbole Karl Rahner apporte à la question de l’analogie de l’être une dimension proprement christologique. Il explicite une profondeur nouvelle de la référence mystérieuse de toutes les réalités à Dieu en raison même de l’incarnation: Car il faudrait ensuite réfléchir que la profondeur naturelle de la réalité symbolique de toutes choses (en soi intra-mondaines, c’est-à-dire renvoyant d’une manière simplement naturelle à Dieu) a reçu ontologiquement, une

et le langage poétique, voir pp. 344-355 [§ La métaphore et l’analogia entis: l’ontothéologie]. La problématique de Paul Ricœur est toutefois différente. Il s’agit pour lui de montrer les présuppositions philosophiques à sa réflexion ainsi que l’unité et la différence des modes de discours philosophique et poétique. 133. Y. BONNEFOY, Entretiens sur la poésie (1972-1990), Paris, Mercure de France, 1990, p. 82.

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dilatation infinie du fait que cette réalité est devenue aussi une détermination du Logos lui-même ou de son milieu. Toute réalité sortie de Dieu, quand elle est authentique et non corrompue, quand elle n’est pas dégradée en un moyen purement humain et en une pure valeur d’utilité, dit beaucoup plus qu’elle-même, elle signifie et fait entendre le tout de la réalité en général (chacune à sa manière propre). Si la réalité particulière en rendant présent le tout parle aussi de Dieu (finalement par le renvoi transcendantal à Dieu en tant qu’il est cause exemplaire, efficiente et finale), cette transcendance reçoit une radicalité (bien que seule la foi puisse la percevoir) par le fait que maintenant, dans le Christ, ces réalités renvoient non plus seulement à Dieu cause première, mais à Dieu auquel ces réalités ellesmêmes appartiennent parce qu’elles sont sa détermination substantielle ou son milieu propre. Le Verbe incarné fait tout subsister en lui (Col 1,17), et c’est pourquoi tout a aussi dans son caractère symbolique une profondeur symbolique insondable que la foi seule peut sonder134.

Karl Rahner poursuit en indiquant qu’il faudrait examiner toutes les réalités particulières: l’eau, le pain, la main, l’œil, le sommeil, la faim etc., toute la multitude des choses se rapportant à l’homme et à son milieu, et que seule une telle démarche permettrait de savoir «quelle théologie de la réalité symbolique a été réellement fondée par le fait que le Logos, parole du Père, dit, dans le “raccourci” de son humanité, le Père et constitue son symbole qui le communique au monde»135. Par l’incarnation, «le fini lui-même a acquis une profondeur infinie»136. Soulignons que la question de l’analogie et celle du symbolique, ramenées à la question de l’humanité du Christ, acquièrent un enjeu très radical: dans la manifestation divine ou l’auto-révélation divine, l’humanité du Christ est-elle simple signe, ou est-elle chiffre et symbole? Si nous refusons l’analogie et le symbole, il n’est plus possible de penser que l’humanité du Christ, unie hypostatiquement au Verbe divin, puisse être l’autre en lequel le Verbe divin s’auto-exprime. Elle est réduite à n’être qu’un signe, un habillement et un déguisement pour le Verbe de Dieu. De même, il ne serait plus possible d’affirmer, comme le fait Karl Rahner dans le Traité fondamental de la foi, alors qu’il considère l’incarnation et le devenir homme de Dieu, que l’homme est chiffre de Dieu, et que l’anthropologie est théologie137.

134. Pour la théologie du symbole, pp. 31-32. 135. Ibid., p. 32. 136. TfF, p. 255. 137. TfF, La «Parole» est devenue homme, pp. 252-253, et L’homme chiffre de Dieu, pp. 254-256. Concernant la notion de symbole, voir notre étude de l’article Pour la théologie du symbole, supra, pp. 203-206.

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VI. UNE THÉOLOGIE SUBJECTIVE OU MYSTAGOGIQUE Karl Rahner considère de nouveau la question de la théologie en réaffirmant que toute la théologie chrétienne doit être «subjective», dans la mesure même où elle doit parler de foi, d’espérance, d’amour et donc de notre relation personnelle à Dieu. Il précise encore: Elle doit être subjective dans la mesure où, en dernier lieu, directement ou indirectement, elle décrit et suscite ces rapports personnels spirituels de l’homme avec Dieu et y introduit de façon mystagogique138.

Le verbe employé ici pour expliciter la visée subjective et mystagogique de la théologie est le même que celui qui avait été employé quelques lignes auparavant pour caractériser la poésie: «susciter [hervorrufen]». Karl Rahner précise que ce caractère subjectif de la théologie trouve sa raison fondamentale dans le fait que la théologie est théologie de la révélation et qu’elle doit ainsi être médiation entre l’appel de Dieu et la subjectivité de l’homme. C’est la révélation elle-même, dans son acte propre d’interpellation de l’homme par Dieu, qui fonde et appelle la qualité subjective de la théologie. Karl Rahner n’hésite pas à affirmer qu’une théologie qui ne parviendrait pas du tout à cela, prétendant s’en tenir seulement à la chose, ne serait «pas une bonne théologie, mais une mauvaise»139. Cette insistance sur la dimension mystagogique et subjective de la théologie rejoint le deuxième point évoqué dans les préliminaires de l’article Theology and the Arts sur la connaissance de Dieu. Karl Rahner rappelait que l’acte par lequel une personne peut connaître Dieu (en se remettant librement au Mystère qu’Il est) est un acte d’amour. Dans cet amour, la connaissance se dépasse et atteint sa nature la plus profonde. Il affirmait encore que la connaissance ne devient vraiment connaissance qu’en devenant amour.

138. «Sie muβ subjektiv sein, insofern sie letztlich direkt oder indirekt diese personalen geistigen Beziehungen des Menschen auf Gott hin beschreibt und hervorruft, mystagogisch in sie einführt», SW, t. 29, p. 141. 139. «Keine gute Theologie, sondern eine schlechte», ibid.

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VII. L’ARTISTE. ENTRE TRANSCENDANTALITÉ ET HISTORICITÉ Karl Rahner revient ensuite à l’analogie de l’être et en rappelle l’enjeu: L’analogie rend possible la compréhension d’une réalité comme révélation secrète d’une réalité plus haute, autre, plus vaste140.

Il propose, dans un raccourci surprenant, dense et audacieux, une définition de l’acte de création artistique et de l’œuvre d’art. Cette définition relie et articule création artistique, anthropologie transcendantale et analogie de l’être: Toutes les choses, qui dans l’art deviennent explicites, sont des accomplissements individuels de cette transcendantalité de l’homme par laquelle il est renvoyé en tant qu’esprit et liberté à la totalité de la réalité141.

L’expérience transcendantale est constitutive de l’acte de création artistique; c’est en elle que s’effectue une ouverture à la totalité de la réalité, totalité qui est constituante de l’œuvre d’art comme symbole. En ce sens, nous pouvons dire que l’expérience transcendantale est l’horizon fondamental et originaire de l’acte de création artistique142. 140. «Analogie ermöglicht das Verständnis einer Wirklichkeit als geheime Offenbarung einer höheren, anderen, umfassenderen Wirklichkeit», ibid. Une telle affirmation pourrait être mise en lien avec les remarques de Gilbert Durand sur le caractère épiphanique et théophanique du symbole: il affirme que «le symbole est, comme l’allégorie, reconduction du sensible, du figuré au signifié, mais en plus il est par la nature même du signifié inaccessible, “épiphanie”, c’est-à-dire apparition, par et dans le signifiant, de l’indicible»; il constate que les deux régimes de l’imagination symbolique (diurne et nocturne) «organisent les symboles en des séries qui reconduisent toujours vers une infinie transcendance qui se pose comme valeur suprême. Si le symbolologue doit éviter avec soins les querelles des théologies il ne peut guère esquiver l’universalité de la théophanie», G. DURAND, L’imagination symbolique (Quadrige), Paris, Presses Universitaires de France, [1964] 1993, respectivement pp. 11-12, 127. 141. «Alle Dinge, die in der Kunst ausdrücklich werden, sind Einzelvollzüge jener Transzendentalität des Menschen, durch die er als Geist und Freiheit auf die Gesamtheit aller Wirklichkeit verwiesen ist», SW, t. 29, p. 141. 142. Cette réflexion sur l’art pourrait être mise en parallèle avec celle de Michel Henry, dans son étude sur Kandinsky: «Seul l’homme est potentiellement, nécessairement peut-être, un peintre et un artiste. Il faut donc demander: qu’est l’homme, que doit-il être pour qu’une activité telle que celle de peindre apparaisse en lui comme l’une de ses capacités propres? Seulement l’homme ne s’est pas créé lui-même. La possibilité de peindre inscrite en lui, il la tient donc de la nature de son être telle qu’elle lui est donnée, et ainsi de la nature de l’Être lui-même. Ce que les plus grands esprits ont demandé en fin de compte à l’art, c’est une connaissance, une connaissance véritable, “métaphysique”, susceptible d’aller au-delà de l’apparence extérieure des phénomènes pour nous en livrer l’essence intime. Comment la peinture accomplit-elle et peut-elle accomplir cette révélation ultime, nous le pressentons déjà: non pas en nous donnant à voir, en nous représentant cette essence dernière des choses mais plutôt en nous identifiant à elle dans l’acte initiatique de l’art, pour autant qu’un tel acte puise dans la structure même de l’Être sa propre

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Karl Rahner insiste sur cette dimension transcendantale de l’homme, et il en fait le fondement et la condition de possibilité tout à la fois de l’art et de la théologie: Ce n’est que parce que l’homme est tout d’abord l’être de la transgression des frontières, l’être qui ne peut jamais s’arrêter, l’être qui tout d’abord a affaire au mystère insaisissable, ce n’est que parce que et dans la mesure où l’homme est l’être transcendantal qu’il peut y avoir au sens propre l’art et la théologie143.

Cependant, si Karl Rahner n’a de cesse de rappeler la transcendantalité de l’homme, ce n’est jamais en oubliant que celle-ci ne se découvre et ne se réalise que dans une histoire. Cette définition de l’art relative à la transcendantalité de l’homme le conduit à cet autre développement qui en est le pôle premier et insécable: celui de l’historicité de la création artistique. Karl Rahner souligne en effet que «l’art véritable est le résultat d’un événement totalement déterminé et historique de la transcendantalité de l’homme»144. Cette historicité de la transcendantalité de l’homme est au fondement d’une véritable histoire de l’art et de la singularité de l’artiste: Il y a une authentique histoire de l’art; il n’est pas toujours dit la même chose par les artistes145.

Cette affirmation n’est pas un simple constat, mais relève précisément de ce principe constitutif de l’être-là de l’homme: son historicité en tant qu’existential. Karl Rahner ne développe pas plus cette question de l’histoire de l’art. Nous pourrions ajouter la remarque suivante en prenant appui sur cette affirmation du Traité fondamental de la foi: puisque «ce qu’il y a d’ultime dans l’histoire elle-même est précisément l’histoire de cette transcendantalité de l’homme»146, alors une des dimensions ultimes de l’histoire de l’art devrait pouvoir se comprendre comme l’histoire artistique de la transcendantalité de l’homme147. possibilité et se confonde avec elle. Quelle est donc cette nature de l’Être que la peinture implique et à laquelle elle nous donne accès, faisant de nous les contemporains de l’Absolu et en quelque sorte ses ayants droit?», M. HENRY, Voir l’invisible. Sur Kandinsky, Paris, Éditions François Bourin, 1988, pp. 13-14. 143. «Nur weil der Mensch von vornherein das Wesen der Grenzüberschreitung ist, das Wesen, das nie haltmachen kann, das Wesen, das es von vornherein mit dem unfaβbaren Geheimnis zu tun hat, nur weil und insofern der Mensch das transzendentale Wesen ist, kann es im eigentlichen Sinne Kunst und Theologie geben», SW, t. 29, p. 141. 144. «Wahre Kunst ist das Ergebnis eines ganz bestimmten geschichtlichen Ereignisses der Transzendentalität des Menschen», ibid. 145. «Es gibt eine echte Geschichte der Kunst; es wird von den Künstlern nicht immer das gleiche gesagt», ibid., p. 142. 146. TfF, p. 166. 147. Il reviendrait à une théologie de l’histoire de l’art de poser cette affirmation. L’une de ses tâches (ou celle d’un historien d’art théologien) serait ainsi de reconnaître dans l’histoire de l’art coextensive avec l’histoire de l’humanité les œuvres artistiques en

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Karl Rahner poursuit sa réflexion sur l’artiste et sur l’œuvre d’art en explicitant tout à la fois l’essence de l’artiste et l’essence de l’œuvre d’art. Dans son acte de création artistique, l’artiste est situé à l’intime de cette unité entre historicité et transcendantalité de l’homme. Karl Rahner définit effectivement l’artiste tout d’abord en tant que «découvreur [Entdecker]»148 d’une possibilité particulière et singulière d’expression et de réalisation de sa dimension transcendantale149: L’artiste est nécessairement, de par son essence, le découvreur d’une situation concrète en laquelle l’homme réalise concrètement, de façon neuve et autre que jusque-là, son essence transcendantale150.

Il insiste de nouveau sur l’unité fondamentale entre transcendantalité et historicité: De cela il ne résulte pas une opposition entre historicité et transcendantalité, mais au contraire la relation de condition réciproque et nécessaire de ces deux grandeurs151.

lesquelles la profondeur d’une expérience transcendantale s’est objectivée. Ce serait là une première approche qui demanderait à être complétée par la question de la transcendantalité ouverte à l’offre d’auto-communication de Dieu, autrement dit à l’histoire de la transcendantalité surnaturellement élevée qui est histoire du salut et de la Révélation, coextensive à l’histoire individuelle de chaque homme et à l’histoire de l’humanité une, qui dépasse l’histoire de la Révélation vétéro- et néo-testamentaire. L’histoire de l’art pourrait être, ultimement et théologiquement, l’histoire artistique de cette Révélation surnaturelle et originaire. Il faudrait encore penser ce que signifie le mystère de Jésus-Christ en tant qu’accomplissement de toute la Révélation, pour une théologie de l’histoire de l’art. Concernant les questions théologiques entre histoire de la transcendantalité et histoire de la Révélation, voir Cinquième étape, Histoire du salut et de la Révélation, TfF, pp. 163202. Rappelons aussi, à propos de la théologie elle-même, cet article de Karl Rahner: L’historicité de la théologie, Ét, t. 11, 79-105. 148. SW, t. 29, p. 142. Ce terme indique le mouvement d’explorer, de trouver, de mettre à jour, de dévoiler, d’identifier quelque chose dissimulée ou encore inconnue. «Der Entdecker» se distingue de «der Erfinder», l’inventeur. 149. Cette prise en compte et cette compréhension de la singularité de l’artiste pourraient rejoindre d’autres domaines dans lesquels la question de singularité de la personne est fondamentale dans la pensée rahnérienne: l’éthique (rapport de la loi générale à l’individu ineffable) et le discernement spirituel (discernement des motions intérieures). Erich Przywara, dans une petite étude sur la spiritualité ignatienne, rappelle que l’essence de l’amour ignatien est la discretio caritatis, c’est-à-dire « le sens affiné des différences, le traitement de chaque homme et de chaque situation selon ce qui “convient” à chaque fois», et que l’histoire de la Compagnie de Jésus manifeste «qu’a subsisté un certain esprit de liberté intérieure et d’autonomie de l’individu, une manière de sensibilité pour la diversité des voies et des genres de vie», E. PRZYWARA, Majestas divina. Spiritualité ignatienne, trad. P. SECRETAN, Paris, Ad Solem, 2014, pp. 75, 78. 150. «Der Künstler ist von seinem Wesen her notwendigerweise der Entdecker einer konkreten Situation, in der neu und anders als bisher der Mensch sein transzendentales Wesen konkret realisiert», SW, t. 29, p. 142. 151. «Daraus folgt aber nicht ein Gegensatz zwischen Geschichtlichkeit und Transzendentalität, sondern das gegenseitige notwendige Bedingungsverhältnis dieser beiden Gröβen», ibid.

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Rappelant que l’artiste est bien proclamateur de sa dimension transcendantale, Karl Rahner souligne qu’il ne peut l’être effectivement que dans sa particularité et individualité historiques; c’est de cette conjonction que résulte l’œuvre d’art: Le véritable artiste annonce sûrement l’éternel de la vérité, de l’amour, de l’infinie nostalgie. Mais il est précisément un artiste et non un rationaliste conceptuel lorsqu’il accomplit cette annonce de l’éternel d’une manière unique, dans laquelle sa singularité absolument historique et sa tâche d’éternité sont données dans une unité qui constitue précisément l’essence de l’œuvre d’art152.

Pour soutenir son propos, Karl Rahner prend un exemple tout à fait éloquent et on ne peut plus particulier: celui du Lièvre d’Albrecht Dürer (dessin à l’aquarelle très finement réalisé et particulièrement réaliste). L’usage de la première personne peut laisser entendre qu’il s’agit d’une expérience personnelle, d’autant plus que ce dessin est conservé au Musée de l’Albertina à Vienne, en Autriche153: Je peux entièrement comprendre le lièvre de Dürer comme le plus concret d’une expérience humaine totalement déterminée et anodine. Mais si je le considère vraiment avec les yeux d’un artiste, alors, de là, me regardent – si je puis dire ainsi – l’infini et l’incompréhensibilité de Dieu154.

Dans cet exemple, Karl Rahner s’autorise à passer de la visualisation du simple lièvre représenté à une expérience secrète de Dieu. Une telle affirmation repose, de nouveau et fondamentalement, sur l’anthropologie transcendantale. Elle prolonge et explicite le mouvement intime de l’expérience transcendantale dans son ouverture vers une expérience originaire et non thématique de Dieu155. Cette dernière, rappelons-le, n’est pas l’expérience d’un objet, mais une expérience subjective d’ouverture vers un Infini et un Absolu, d’une présence silencieuse qui s’offre à soi comme un Innommable, un Insaisissable, comme un ce-versquoi et un ce-à-partir-de-quoi; elle n’est pas expérience d’une réalité qui 152. «Der wahre Künstler verkündet gewiβ das Ewige der Wahrheit, der Liebe, der unendlichen Sehnsucht. Aber er ist nur dort Künstler und kein begrifflicher Rationalist, wo er diese Verkündigung des Ewigen in einer einmaligen Weise vollzieht, in der seine absolut geschichtliche Eigentümlichkeit und seine Ewigkeitsaufgabe in einer Einheit gegeben sind, die gerade das Wesen des Kunstwerks ausmacht», ibid. 153. A. DÜRER, Le lièvre, 1502. Aquarelle et gouache sur papier, 25,1×22,6 cm. Vienne, Musée de l’Albertina. 154. «Ich kann den Hasen bei Dürer durchaus als das Konkreteste einer ganz bestimmten, harmlosen menschlichen Erfahrung verstehen. Wenn ich ihn aber wirklich mit den Augen eines Künstlers ansehe, schaut mich daraus – wenn ich so sagen darf – die Unendlichkeit und Unbegreiflichkeit Gottes an», SW, t. 29, p. 142. 155. Voir TfF, pp. 34-35.

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se laisserait appréhender, mais expérience d’un se-laisser-saisir par un Absolument soustrait. Nous pourrions ainsi dire que l’expérience originaire et non thématique de Dieu (et non plus seulement l’expérience transcendantale) peut être l’horizon fondamental et originaire de l’acte de création artistique et de l’expérience de l’œuvre d’art156. L’anthropologie transcendantale rahnérienne trouve de nouveau, dans le champ de la création artistique, une résonance puissante. VIII. L’EXPÉRIENCE DE L’ŒUVRE D’ART UNE EXPÉRIENCE DE L’«HOMME TOUT ENTIER» Karl Rahner s’interroge alors sur les conditions de possibilité d’une expérience religieuse au sein d’une expérience esthétique. Il rappelle en effet que ni les yeux, ni les oreilles en tant que tels ne peuvent «percevoir»157 Dieu, ce que la théologie scolastique affirme lorsqu’elle refuse aux facultés sensibles une implication dans la vision béatifique. Cependant, il ne s’arrête pas à cette considération. Il s’attache bien plutôt à «l’homme tout entier»158 et se demande si celui-ci ne peut pas, lors d’une expérience sensible intense, «expérimenter un accomplissement religieux très radical»159. Il reformule alors son questionnement: Est-il possible que, là où l’homme tout entier a part à un processus visuel ou auditif, s’engendre un évènement religieux?160

Prenant l’exemple d’un chant allemand bien connu et tout à fait profane (Belle lune, tu es si calme) et soulignant que la mélodie de ce chant est pourtant celle du cantique religieux «Tantum ergo sacramentum», Karl Rahner en déduit que le caractère religieux ou non d’«un phénomène acoustique [ein akustisches Phänomen]» est relatif au «contexte humain global [gesamtmenschlichen Zusammenhang]» dans lequel ce dernier se réalise. Une expérience acoustique n’implique pas seulement l’audition sensible en tant que telle, mais l’homme tout entier, et celle-ci sera religieuse ou non «selon la disposition et la situation concrète

156. Pour aller plus loin encore, il conviendrait de poursuivre en affirmant que la Révélation originaire de Dieu et l’auto-communication divine peuvent être aussi l’horizon secret de l’acte de création artistique. 157. «Wahrnehmen». 158. «Der ganze Mensch». 159. «Einen sehr radikalen religiösen Vollzug erfahren», SW, t. 29, p. 142. 160. «Ist es möglich, daβ dort, wo der ganze Mensch an einem Seh- oder Hörvorgang beteiligt ist, ein religiöses Erlebnis entsteht?», ibid.

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globale [nach der Verfassung und der konkreten Gesamtsituation]» de celui-ci. Karl Rahner conclut cette analyse en affirmant: La qualité religieuse de cette mélodie dépend simplement de cela, si cette mélodie est appréciée seulement dans un contexte acoustique ou si une situation humaine globale y est incluse. C’est alors que l’acoustique devient en fait aussi autre chose, non pas d’elle-même, mais du fait de cette situation161.

Les conditions contextuelles et subjectives de la réception d’une œuvre d’art influeraient et même détermineraient sa qualité religieuse, c’est-àdire sa capacité à susciter un évènement religieux ou non162. Karl Rahner ne reconnaît pas moins, pour autant, la possibilité d’un art effectivement non religieux. IX. L’ŒUVRE D’ART

RELIGIEUSE,

MAIS NON THÉMATIQUEMENT RELIGIEUSE

Karl Rahner souligne, cependant, la difficulté d’expliciter le rapport de l’art au religieux. Il propose l’exemple de la peinture impressionniste, et présente deux interprétations possibles. Tout d’abord, si l’on considère qu’une telle peinture ne vise qu’à reproduire des impressions colorées de l’environnement humain, il faut considérer qu’un tel art n’est pas religieux, ce qui, précise-t-il, ne veut pas dire qu’il soit anti-religieux mais seulement qu’il s’exerce «dans une dimension de l’homme dans 161. «Die religiöse Qualität dieser Melodie hängt einfach davon ab, ob diese Melodie nur in einem akustischen Zusammenhang beurteilt wird oder ob eine gesamtmenschliche Situation miteinbezogen wird», ibid. 162. En ce sens, les expériences, de plus en plus nombreuses, d’expositions d’art contemporain dans les églises montrent que le contexte a une fonction révélatrice de la profondeur religieuse implicite de certaines œuvres d’art non immédiatement religieuses. Le contexte et la disposition subjective permettent certainement un approfondissement de la réception des dimensions symboliques d’une œuvre d’art. Dans une analyse de l’image, Jean-Jacques Wunenburger propose le schéma de l’arbre pour expliciter et ordonner le spectre des images et de leur perception. Le feuillage représenterait la perception la plus extérieure de l’image; le tronc indiquerait un approfondissement de sens de l’image (l’imagination symbolisante); les racines évoqueraient des dimensions plus secrètes (l’imaginal). Évoquant ainsi trois types d’images, il conclut: «ces trois catégories d’images, souvent imbriquées l’une dans l’autre dans l’expérience mentale, définissent d’ailleurs trois intentionnalités bien différenciées: imager, imaginer et imaginaliser. À chacune d’elles correspond aussi un type de savoir bien identifié: pour le premier, la sémiologie, pour le second les sciences du fantasme, du rêve et des fictions, pour le troisième une sorte d’iconologie symbolique, qui englobe herméneutique philosophique et phénoménologie religieuse», J.-J. WUNENBURGER, La vie des images, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2002, p. 24.

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laquelle la relation à Dieu n’est pas encore donnée»163. Mais il n’en reste pas là. Si l’on considère cette peinture impressionniste «dans un contexte humain plus large»164, la question de sa dimension religieuse peut se poser. En effet, une telle peinture peut conduire à une authentique intériorité165 et l’on ne peut réduire la dimension religieuse d’un tableau à la seule question de la thématique religieuse: Dans cette mesure, on pourrait affirmer le recueillement anonyme que dégage un tableau impressionniste, avant tout parce qu’un tableau religieux n’est pas simplement identique à un tableau qui représente un sujet explicitement religieux166.

Il précise cette réflexion en prenant un autre exemple dont le sujet serait à l’inverse objectivement religieux: une image représentant la 163. «In einer Dimension des Menschen, in der das Verhaltnis zu Gott noch nicht gegeben ist», SW, t. 29, p. 143. Dans l’article H. VORGRIMLER, Heutige Theologie und heutige Kunst, in ID., Wegsuche. Kleine Schriften zur Theologie, t. 2 (Münsteraner Theologische Abhandlungen, 49/2), Altenberge, Oros, 1998, Herbert Vorgrimler rend compte d’échanges qu’il a eus avec Karl Rahner sur l’art, et montre comment sa théologie de la profanité du monde permet de reconnaître positivement un véritable art profane, voir §1 pp. 595-597. L’article est de 1964. 164. «In einen gröβeren menschlichen Kontext», SW, t. 29, p. 143. 165. Pierre Wat, historien d’art, dans l’émission de Jean de Loisy, Les Regardeurs, du 8 novembre 2014, France-Culture/Radio France, évoquant les Nymphéas de Monet, n’hésitait pas à parler de contre-sens à l’égard de l’impressionnisme et soutenait que les Nymphéas sont «de la très grande peinture métaphysique», et ne pouvaient certainement pas n’être qu’un simple «rapport phénoménologique au monde, matérialiste»; il récusait l’idée de réduire l’impressionnisme à de «jolis paysages avec de jolis coquelicots et des petites fleurs». Il affirmait, bien au contraire, qu’il y a là quelque chose de beaucoup plus essentiel: «Quelqu’un comme Monet, quand on lit ses textes, quand on regarde attentivement, on s’aperçoit que profondément il y a une sorte de quête métaphysique qui le rend beaucoup plus compliqué qu’une certaine doxa veut bien le dire». Voir P. WAT, Lumière et couleur (la théorie de Goethe), de Turner, émission de J. de Loisy, Les Regardeurs, du 8 novembre 2014, France-Culture/Radio France, https://www.franceculture.fr/ emissions/les-regardeurs/lumiere-et-couleur-la-theorie-de-goethe-de-turner-2014-11-08 (consulté le 27 septembre 2018). D’une autre manière, Philippe Filliot, réfléchissant sur la relation de l’art contemporain à la spiritualité, et plus particulièrement sur l’expérience d’immersion proposée par des artistes, écrit: «Les dernières œuvres de Claude Monet, les célèbres Nymphéas (1914-1926) du musée de l’Orangerie, nous confrontent à une telle expérience. L’espace pictural est envisagé en effet comme un “tout sans fin”, où les spectateurs sont invités à une “méditation paisible”, selon les mots du peintre. L’art, au-delà de sa fonction esthétique, remplit un rôle de ressourcement spirituel par cette reliance au monde et à soi-même. Les installations dans l’art contemporain, comme nous allons le voir, impliquent souvent cette expérience immersive et méditative, inaugurée par Monet au début du XXe siècle» (FILLIOT, Illuminations profanes. Art contemporain et spiritualité, pp. 96-97). 166. «Insofern könnte man die anonyme Andächtigkeit auch eines impressionistischen Gemäldes behaupten, vor allem weil ein religiöses Gemälde nicht einfach identisch ist mit einem Gemälde, das einen explizit religiösen Gegenstand darstellt», SW, t. 29, p. 143.

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crèche et les personnages auréolés. Il n’hésite pas à considérer qu’une telle image puisse ne pas être du tout religieuse «dans son fond»167, dans la mesure où elle «peut ne susciter aucun accomplissement religieux authentique et radical chez le spectateur»168. Il existe ce qu’il dénomme un «Kitsch religieux»169. De même, il s’interroge sur la qualité religieuse de la peinture des Nazaréniens: On pourrait peut-être affirmer que les images des Nazaréniens au XIXe siècle, prises dans leur fond, étaient, bien intentionnées et peintes par des gens pieux, mais n’étaient pas des peintures authentiquement religieuses parce qu’elles n’atteignent pas ce centre du cœur où se produisent les accomplissements véritablement religieux170.

Pour confirmer cette réflexion dans laquelle il différencie nettement, d’une part, des œuvres d’art dont la thématique est objectivement religieuse, mais qui peuvent ne pas être religieuses dans leur fond, et d’autre part, des œuvres d’art dont la thématique est objectivement non religieuse, mais qui peuvent être religieuses dans leur fond, Karl Rahner propose un troisième exemple: celui d’un tableau de Rembrandt, à propos duquel il récapitule et conclut toute son analyse précédente: Il se pourrait inversement, le cas échéant, qu’une image de Rembrandt, même si elle n’est pas du tout religieuse thématiquement, conduise quand même l’homme vers lui-même comme tout, le place devant la question totale de son existence, et soit au sens le plus strict une image religieuse171.

La confrontation de ces exemples montre l’importance accordée par Karl Rahner tant à la question de la réception de l’œuvre d’art qu’à la capacité de convocation d’une œuvre d’art au-delà de sa thématique spécifique.

167. «Im Grunde». 168. «Keine echten und radikalen religiösen Vollzüge im Beschauer hervorrufen kann», ibid. 169. «Religiösen Kitsch». 170. «Man könnte vielleicht behaupten, die Bilder der Nazarener im 19. Jahrhundert seien im Grunde genommen gut gemeint, von frommen Leuten gemalt, aber keine echt religiösen Gemälde, weil sie nicht jene Herzensmitte treffen, in der eigentlich religiöse Vollzüge geschehen», ibid. 171. «Es könnte umgekehrt unter Umständen sein, daβ ein Bild von Rembrandt, wenn es auch gar nicht thematisch religiös ist, trotzdem den Menschen so zu sich selber als Ganzen bringt, ihn vor die totale Existenzfrage stellt, daβ es im engsten Sinne ein religiöses Bild ist», ibid.

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X. L’ARTISTE ET LE SAINT Dans la dernière section de l’article, Karl Rahner entreprend une nouvelle réflexion. Il aborde la question correspondant au titre172 de la première édition de l’article dans la revue Entschluβ, c’est-à-dire celle du rapport entre l’artiste et le saint. Cette argumentation repose sur la problématique de l’équivalence ou non entre développement humain et sainteté, tout en la situant dans une perspective eschatologique. En effet, Karl Rahner propose une première considération conjuguant développement humain et sainteté: Ce point de vue est pensable que le vrai saint soit identique à l’homme pleinement développé dans toutes les dimensions de son être d’homme, et qu’en conséquence, là où la sensibilité de l’homme, la capacité de sa vue et de son écoute sont développées d’une manière complète, ses expériences sont a priori identiques à son attitude religieuse173.

Une telle théorie, précise-t-il, peut s’inférer de ce que «manifestement, dans le ciel, on n’est pas seulement très pieux, mais aussi absolument humain dans le plein développement de toutes les capacités humaines»174. Ces remarques relèvent d’un vrai questionnement anthropo-théologique et eschatologique. Dans sa deuxième considération, Karl Rahner est plus empirique et ne peut que constater le fait inverse. Il remarque que les saints, bien souvent, sont des «personnes manquant de goût dans les choses artistiques»175 et pouvant «réagir de manière très rudimentaire [sehr rudimentär reagiren]». De même, des hommes qui ont développé de manière extraordinaire leur sensibilité artistique ne sont pas des saints. Karl Rahner conclut ce constat par ce discernement significatif: On doit probablement encore une fois distinguer entre les possibilités religieuses offertes et celles adoptées dans la liberté176.

172. Nicht jeder Kunstler ist ein Heiliger. Zur Theologie der Kunst, in Entschluβ (Wien) 37 (1982), no 1. 173. «Der Standpunkt ist denkbar, daβ der wahre Heilige identisch sei mit dem in allen Dimensionen seines Menschseins vollentwickelten Menschen, daβ also dort, wo die Sensibilität des Menschen, die Fähigkeit seines Sehens und Hörens in einer vollkommenen Weise entwickelt sind, seine Erfahrungen von vornherein mit seiner religiösen Haltung identisch sind», SW, t. 29, p. 143. 174. «Man ja offenbar im Himmel nicht nur sehr fromm, sondern auch absolut menschlich in der vollen Entwicklung aller menschlichen Fähigkeiten ist», pp. 143-144. 175. «In künstlerischen Dingen Banausen», p. 144. 176. «Man muβ da vermutlich noch einmal unterscheiden zwischen angebotenen und in Freiheit übernommenen religiösen Möglichkeiten», ibid., p. 144.

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Une telle phrase accrédite le fait que le développement humain implique de soi une ouverture religieuse, tout en soulignant que celle-ci ne puisse toutefois s’accomplir sans une décision de liberté. Il poursuit sa réflexion sous forme d’une interrogation qui reste ouverte en prenant de manière en quelque sorte fictive et paradigmatique la figure de Goethe. Il souligne la profondeur et la grandeur avec laquelle Goethe a développé ses capacités humaines et projette ce qu’aurait pu être en lui un accomplissement de sainteté saisissant alors «toute la plénitude et l’intensité de son humanité»177. Cette sainteté se serait accomplie «d’une manière bien plus grande, différente, autre et plus libre que chez un petit saint pieux»178. Il conjecture inversement que Goethe n’est pas parvenu «à partir de ces possibilités, à actualiser vers Dieu son humanité développée»179, tandis que «les possibilités plus faibles, plus modestes d’un petit saint peuvent avoir été mieux utilisées»180. Karl Rahner mentionne une autre considération à laquelle le renvoie ces réflexions: «nous touchons là le vieux problème de savoir jusqu’à quel point sainteté signifie santé psychique»181. Il donne les exemples de Marguerite-Marie Alacoque et d’Alphonse de Liguori qui sont des saints reconnus à propos desquels de nombreux thérapeutes catholiques soulignent des symptômes névrotiques182. Il ne propose cependant aucun développement ni argumentation à ce sujet. Le développement artistique et la maladie psychique sont deux versants d’un même questionnement, celui de la relation entre capacités humaines et sainteté. En effet, Karl Rahner termine son article par cette simple phrase: Toutes ces questions sont transposables à la question de savoir comment les capacités artistiques sont en rapport avec la sainteté183.

177. «Mit der ganzen Fülle und Intensität seines Menschtums», ibid. 178. «In einer viel gröβeren, differenzierteren, weiteren, freieren Weise als bei einer kleinen, frommen Heiligen», ibid. Cela n’est pas sans laisser penser à l’humanité du Christ qui, selon la théologie thomiste, a une complexion parfaite du fait même de sa conception miraculeuse, ce qui lui donne de vivre toute chose d’une manière unique et parfaite (ou extrême, dans la passion par exemple). 179. «Von diesen Möglichkeiten, seine entwickelte Menschlichkeit auf Gott hin zu aktualisieren», ibid. 180. «Können die kleineren, bescheideneren Möglichkeiten eines kleinen Heiligen besser genutzt worden sein», ibid. 181. «Hier berühren wir das alte Problem, inwieweit Heiligkeit seelische Gesundheit bedeutet», ibid. 182. Karl Rahner aborde les questions de la santé psychique et de la croissance chrétienne notamment dans l’article Péché et rémission du péché dans le domaine frontière de la théologie et de la psychothérapie, Ét, t. 5, 199-220. 183. «Alle diese Fragen lassen sich auch transponieren auf die Frage, wie sich künstlerische Fähigkeit zur Heiligkeit verhält», SW, t. 29, p. 144.

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Le théologien laisse donc cette question ouverte. Ce dernier paragraphe de l’article (intitulé «sainteté et être de l’homme»184) relève d’un questionnement caractéristique de la théologie fondamentale rahnérienne qui considère les conditions de possibilités de l’homme pour être chrétien, et donc, ici, la question des capacités artistiques. Nous pouvons nous demander si la réflexion-fiction sur Goethe ne laisse pas entrevoir une sorte de regret chez Karl Rahner. En effet, nous pourrions nous demander si la figure pleinement accomplie de l’artiste-saint ne correspondrait pas à une sorte d’accomplissement paradigmatique de l’anthropologie transcendantale, car elle récapitulerait en elle les trois pôles de la recherche rahnérienne: celui de la sensibilité comme conditionnement inéluctable de l’homme en tant qu’esprit lié au corps et à la matière, celui de l’ouverture transcendantale de l’esprit humain, et celui de la transcendantalité surnaturellement élevée par l’autocommunication de Dieu. L’artiste-saint serait celui qui s’ouvrirait tout à la fois pleinement à son humanité et au monde grâce à sa sensibilité, et à Dieu dans l’expérience choisie de son amour. Ceci autoriserait à comprendre le titre initial de l’article non pas tant comme une assertion judicative, mais comme une sorte de constat teinté de regret: tout artiste n’est pas un saint185. La conjonction effective d’un plein accomplissement humain et divin reste une perspective eschatologique.

184. «Heiligkeit und Menschsein». 185. Nicht jeder Kunstler ist ein Heiliger.

E. L’IMAGE ET L’EXPÉRIENCE RELIGIEUSE

Si, dans ses premiers écrits sur l’art, Karl Rahner explicitait une réflexion sur la parole poétique quasiment à l’exclusion des autres arts, il est notable que ses derniers articles portent expressément sur les autres arts, et notamment les arts de l’image. C’est le thème central de la contribution pour laquelle il a été sollicité en 1983 et qui correspond à son dernier écrit sur l’art: La théologie de la signification religieuse de l’image. Nous avons là comme les deux extrêmes, chronologiquement et thématiquement, de la pensée rahnérienne sur l’art. D’un côté, la parole poétique ouverte au Mystère, les conditions d’une authentique audition de la parole, la relation entre la parole poétique et la parole de Dieu; de l’autre, l’image ouvrant à une expérience religieuse, l’acte de contemplation d’une image, et, posée d’une tout autre manière, la relation de l’image et de la parole de Dieu. Cette remarque introductive ne signifie pas que Karl Rahner ne se soit pas confronté auparavant à la question de l’image. En effet, cette question est directement abordée dans un texte de 1965 écrit pour le catalogue d’une exposition de photographie; Karl Rahner le reprendra et développera dans un cadre très académique, en 1969, sous le titre De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique. Ces deux textes que nous avons regroupés sont traversés par la problématique de l’acte de vision et de la possibilité d’une expérience transcendantale et religieuse au sein même de cet acte de la sensibilité. Chacun des textes y apporte des analyses complémentaires. Soulignons, tout d’abord, que, dans l’un et l’autre texte, Karl Rahner justifie la possibilité d’une telle réflexion en prenant appui sur trois considérations préalables. Celles-ci sont donc au fondement d’une théologie des arts. La première est l’affirmation anthropologique que le christianisme ne cesse de soutenir, à savoir l’unité indivise de l’esprit et du corps, qui, loin d’être une simple affirmation conceptuelle, explicite un conditionnement inéluctable de toute expérience de connaissance humaine, même la plus sublime qui puisse être. Et si la théologie mystique envisage une connaissance par immersion au-delà de tout concept intelligible et de toute intuition sensible, de même dans la vision béatifique, Karl Rahner rappelle, et c’est la seconde considération, que le christianisme est la religion de l’incarnation et de la résurrection de la chair: de ce fait, l’accomplissement final de l’homme ne peut être pensé que comme

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accomplissement et la transformation mystérieuse de tout ce que l’homme est, son corps, sa sensibilité et son histoire. Cette double perspective christologique et eschatologique est toujours présente. De plus, et c’est la troisième considération, Karl Rahner s’appuie sur les affirmations bibliques qui, lorsqu’il s’agit de l’expérience de Dieu, font appel aux diverses dimensions des facultés sensibles, notamment celles de l’écoute et de la vision. Il souligne qu’il ne peut s’agir là d’un simple langage arbitraire. Plus précisément encore, il revient à l’expérience du Verbe incarné telle qu’elle est énoncée dans le prologue de la Première lettre de Jean. Fort de ces appuis, Karl Rahner développe sa réflexion fondamentale sur l’acte de vision et sur l’expérience transcendantale et religieuse qui l’accompagne. Le premier intérêt de l’article De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique est de présenter une métaphysique de la sensibilité humaine qui récuse toute compréhension instrumentaliste de la sensibilité. La sensibilité doit être comprise premièrement dans une unité avec l’esprit, à partir de l’esprit, comme jaillissant de lui, comme faculté que se donne l’esprit dans son ouverture au tout du monde. La sensibilité de l’homme ne s’adjoint pas de l’extérieur à l’esprit. L’esprit humain est sensible à partir de lui-même. L’homme est sensibilité, il est corps. Ces analyses condensent celles développées dans les deux ouvrages fondamentaux que sont L’Esprit dans le monde et L’auditeur de la parole. James. J. Conlon, dans son article Karl Rahner’s Theory of Sensation1, fait remarquer qu’une telle approche transcendantale de la sensibilité peut paraître tout à fait anachronique, être la résurgence vaine d’une théorie depuis longtemps dépassée, mais que ce serait là mal comprendre la force et les enjeux d’une telle réflexion. Dans un même sens, nous pouvons indiquer l’article de Robert E. Doud, Sensibility in Rahner and Merleau-Ponty2, dans lequel l’auteur souligne au-delà de la différence de leurs approches la proximité des deux penseurs, notamment dans la mise en valeur de l’unité du connaissant sensible qu’est l’homme, et de l’unité de l’homme (esprit et corps sensible) avec le monde. Le deuxième intérêt majeur de cet article est l’explicitation de «formes originaires», c’est-à-dire des formes sensibles qui ouvrent au mystère infini et silencieux. Cela est d’autant plus important que Karl Rahner dans ses premiers articles sur 1. J.J. CONLON, Karl Rahner’s Theory of Sensation, in The Thomist 41 (1977), no 3, 400-417. 2. R.E. DOUD, Sensibility in Rahner and Merleau-Ponty, in The Thomist 44 (1980), no 3, 372-389.

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la poésie semblait réserver cette possibilité à la parole seule, alors qu’il associe ici parole et forme originaire. L’unité de la sensibilité et de l’esprit fonde la possibilité d’une perception sensible intimement reliée à l’horizon infini de l’esprit, perception qui naît en quelque sorte de lui et le manifeste. De telles formes sensibles sont précisément des «formes originaires». Karl Rahner souligne que les arts nous apprennent à percevoir de cette manière. Dans une troisième partie de sa réflexion, Karl Rahner développe à proprement parler une théologie de l’écoute et de la vision dans laquelle il montre la complémentarité profonde de l’écoute et de la vision dans l’expérience aimante de Dieu, d’un Dieu qui est parole d’amour et qui se donne dans l’immédiateté. À la fin de cet article, il propose un discernement positif sur l’importance prise par l’image dans le monde contemporain. L’article, La théologie de la signification religieuse de l’image, de 1983, écrit quelque quinze années plus tard, apporte un approfondissement des problématiques évoquées dans l’article précédent. Karl Rahner y souligne l’irréductibilité des expériences sensibles et, ainsi, l’importance pour l’homme d’actualiser ses diverses facultés sensibles puisque chacune, d’une manière singulière, peut ouvrir à une expérience religieuse. Cette première considération lui permet d’énoncer sa thèse, à savoir que l’image religieuse a fondamentalement par son être-vue une signification religieuse qui ne peut être remplaçable par la parole. Après un bref rappel historique sur la question et la querelle des images dans le christianisme, il développe une longue analyse fondamentale dans laquelle il montre comment l’acte de contemplation sensible (et pas seulement l’écoute de la parole) peut être médiation d’une expérience religieuse. Il explicite – et c’est là, certainement, l’un des apports principaux de cet article – un mouvement sensible de transcendantalité qui se distingue du mouvement de transcendantalité de l’esprit, mais qui n’en est pas séparé, et, plus précisément encore, qui peut se conjuguer intimement à celui-ci. Cette expérience sensible de transcendantalité implique, de manière inhérente, un certain moment de négation (à l’instar de la parole). C’est précisément en cela que la vision peut, effectivement, être une base et un élément de médiation vers le Dieu absolu, infini et mystérieux. Ces considérations tout à fait déterminantes permettent au théologien de reconnaître qu’une image sans thème expressément religieux peut fondamentalement être une image religieuse, approfondissant ainsi la problématique qu’il avait déjà abordée dans son article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion. Dans la dernière partie de l’article, Karl Rahner revient sur la question des images explicitement chrétiennes. Il insiste sur leur nécessité et leur importance. Soulignons que cette

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affirmation se fonde directement sur les analyses précédentes à propos de la sensibilité. En effet, dans la mesure même où a été reconnu le caractère irréductible de la vision par rapport à l’écoute, nous pouvons comprendre que ces images témoignent, à leur manière et de manière irremplaçable, de l’histoire du salut. En cela, elles appartiennent pleinement à la confession croyante et ne peuvent être réduites à une simple illustration. Cependant, Karl Rahner précise que si l’image a bien une fonction complémentaire par rapport à la parole, elle ne se suffit pas à elle seule, elle a besoin d’une manière ou d’une autre de la parole pour que soit pleinement explicitée ou comprise sa signification proprement chrétienne. Image et parole ont ainsi des fonctions complémentaires dans l’approche des mystères chrétiens. Karl Rahner termine sa contribution par une réflexion sur les images cultuelles. Notons dès à présent que la question d’une image authentiquement religieuse mais sans thème religieux et celle d’une image thématiquement chrétienne mais non authentiquement religieuse, avait déjà été le sujet d’un séminaire qu’animait Karl Rahner en 1958, et dont nous avons des notes prises par un confrère étudiant. Nous aborderons ce texte Y a-t-il un art chrétien? dans la partie suivante de notre étude3.

3. Ce texte n’étant pas directement écrit par Karl Rahner, il ne nous a pas paru souhaitable de l’intégrer ici.

CHAPITRE 7

THÉOLOGIE DE LA SENSIBILITÉ DE L’OUÏE ET DE LA VUE. UNE RÉFLEXION THÉOLOGIQUE (1969)

Le texte De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique1 est la troisième version d’un article paru en 1965 sous le titre De la vue et de l’ouïe. Fragment d’une considération2. Il s’agissait d’un article pour un ouvrage collectif sur la photographie Panoptique ou la réalité. Le débat autour de la photographie, comprenant quarante autres contributions sous la direction de Karl Pawek. Cet ouvrage avait été conçu à la suite d’une Exposition internationale de la photographie à Hambourg en 1964, projet commun de plusieurs musées européens et mis en œuvre par le même Karl Pawek. Cette exposition, dont le thème était Qu’est-ce que l’homme?, rassemblait deux cent soixante-quatre photographes de trente pays et présentait cinq cent cinquante-cinq photographies3. Ce premier article a été repris quasiment à l’identique sous le simple titre De la vue et de l’ouïe dans l’ouvrage Une foi qui aime le monde, Méditations chrétiennes de la vie quotidienne4, dont nous avons une traduction française. Karl Rahner a réutilisé cet article, mais avec des ajouts conséquents, pour ce qui a été tout à la fois une contribution dans le cadre d’un cycle de conférences réunissant plusieurs intervenants à la faculté de théologie catholique de l’université Guillaume de Westphalie de Münster et sa conférence inaugurale lors de sa nomination à la chaire de dogmatique

1. Vom Hören und Sehen. Eine theologische Überlegung. 2. Vom Sehen und Hören. Fragment einer Betrachtung, in K. PAWEK (éd.), Panoptikum oder die Wirklichkeit. Der Streit um die Photographie, Hamburg, Gruner u. Jahr – Sternbuch, 1965, 75-81. Il s’agit de la version A du texte. Voir SW, t. 22/2, pp. XVI, 958. 3. L’exposition Weltausstellung der Photographie, Hambourg, 1964, proposait d’apporter une réponse à la question «Qu’est-ce que l’homme? [Was ist der Mensch?]» à travers des photographies représentant des hommes du monde entier et dans des situations les plus diverses. Elle a donné lieu à un catalogue: Weltausstellung der Photographie, préface de H. BÖLL, Hamburg, H. Nannen, 1964 (réédité en 1973). Une nouvelle Exposition mondiale de la photographie sur le même thème s’est tenue en 1968. 4. Vom Sehen und Hören, in Glaube, der die Erde liebt. Christliche Besinnung im Alltag der Welt, Freiburg i.Br., Herder, 1966, 159-165. Il s’agit de la version B du texte. Pour la traduction française: De la vue et de l’ouïe.

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et d’histoire des dogmes à la suite de Joseph Ratzinger5. Le texte, ainsi augmenté, a été publié originellement en 1969 dans l’ouvrage collectif Image, parole et symbole dans la théologie [Bild – Wort – Symbol in der Theologie]6. Notre étude portera sur cette troisième et dernière version. Dans les premières versions du texte (A et B), Karl Rahner s’attache surtout à une analyse métaphysique de la sensibilité humaine, récusant ainsi une conception ordinaire et erronée de celle-ci. Cette perspective métaphysique fonde les «formes originaires» dans l’art. Dans la troisième version du texte (C), Karl Rahner ajoute et intègre une longue réflexion théologique sur l’écoute et la vision dans la relation à Dieu. I. PRÉLIMINAIRES Karl Rahner commence sa présentation par quelques remarques générales7. Il rappelle qu’il ne relève pas de la tâche du systématicien de développer une théologie biblique de la vue et de l’ouïe; elle est présupposée. Il en retient et en énonce cependant quelques grands traits. Il rappelle, tout d’abord, qu’une théologie de la parole et de l’écoute prédomine indéniablement dans l’Écriture: en effet, l’écoute de la parole permet une véritable expérience de Dieu. Mais il fait ensuite remarquer que les annonciateurs de la parole sont aussi des visionnaires [Seher], qu’ils ont des visions [Visionen]; il souligne alors que, dans ces circonstances, leur parole ne fait que dépeindre et décrire ce que, premièrement, ils ont vu. Il observe encore que, dans l’Écriture, la divinité (Θείότης) «apparaît [erschaut] (καθορᾱταί)» à travers les œuvres de Dieu; que Jésus n’est pas seulement la Parole mais aussi l’Image du Père (2 Co 4,4; Col 1,15); que, dans la gloire, les hommes verront Dieu (Mt 5,8), non pas dans un miroir et en énigme, mais dans un face à face (1 Co 13,12). Ces quelques remarques lui permettent d’affirmer qu’il y a dans la vision, comme dans la parole et l’écoute, un «acte religieux fondamental [einen religiösen Grundakt]» par lequel Dieu est atteint. Il précise enfin 5. Voir SW, t. 22/2, p. XVI. 6. Vom Hören und Sehen: eine theologische Überlegung, in W. HEINEN (éd.), Bild – Wort – Symbol in der Theologie, Würzburg, Echter, 1969, 139-156. Il s’agit de la version C du texte. Cette troisième version est celle qui a été reprise dans SW, t. 22/2, 63-72. En dehors des ajouts conséquents qui constituent des sections entières, le texte de la version B n’est en lui-même que très peu modifié. Pour tous les passages communs à la version B et C, nous nous référerons à la traduction française établie par René Virrion dans De la vue et de l’ouïe. Si nous modifions la traduction de l’un ou l’autre mot seulement, nous en indiquerons le terme allemand correspondant; si les modifications sont plus importantes, nous l’indiquerons et nous mettrons le texte allemand en note de bas de page. 7. Celles-ci sont propres à la troisième version, SW, t. 22/2, p. 63.

THÉOLOGIE DE LA SENSIBILITÉ

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que Dieu n’est pas simplement l’objet de la vue et de l’écoute, mais qu’il est plus encore «l’origine la plus intérieure [der inwendigste Ursprung]» de ces actes. II. MÉTAPHYSIQUE DE LA SENSIBILITÉ Après cette introduction, Karl Rahner entreprend une analyse de la vue et de l’écoute8. Il constate tout d’abord que voir et entendre sont de fait «les modes fondamentaux [die Grundweisen] de l’expérience humaine» et sont «les cas exemplaires particulièrement nets de toute expérience humaine originaire [ursprünglich]». Il précise (dans la version C seulement) que la dimension sensible de l’expérience humaine ne contredit ni ne nie la possibilité d’une expérience transcendantale. En effet, l’expérience transcendantale ne doit pas être comprise comme une expérience régionale particulière, à côté ou en dehors des autres expériences, et donc des expériences de la vue et de l’écoute. Elle est bien plutôt la modalité spécifiquement humaine (transcendant toujours l’objet particulier) de l’expérience du voir et de l’entendre, et ce n’est qu’au sein de l’expérience particulière que l’expérience transcendantale peut être, en un second temps, thématisée pour elle-même. Karl Rahner commence par exposer les conceptions courantes au sujet de la sensibilité. En effet, selon une «philosophie banale et quotidienne», les sens sont comme de simples «portes» ou «ponts»; ils sont souvent jugés comme des limitations, ils sont comme un «vieil appareil de radio» qui ne capte pas toutes les ondes et suffisent tout au plus aux besoins immédiats de la vie. De plus, ils pourraient être autrement à l’instar des animaux ont un monde sensoriel très différent et souvent plus performant. Karl Rahner récuse foncièrement une telle conception qu’il juge trop «primitive [primitiv]»: Une analyse véritablement ontologique de l’être-là humain ne peut concevoir les organes de nos sens d’après le modèle d’un microscope qui est préréglé à notre volonté de voir et qui permet de distinguer précisément tout ce que sa structure, indépendante de celui qui veut regarder, fait voir9.

8. La version B du texte débute par cette analyse, voir De la vue et de l’ouïe, p. 188; SW, t. 22/2, pp. 63-64. 9. Traduction modifiée; «Eine wirklich ontologische Analyse des menschlichen Daseins kann unsere Sinnesorgane nicht verstehen nach dem Modell eines Mikroskops, das unserem Sehenwollen vorgeschaltet ist und soviel zur Sicht freigibt, als sein vom Sehenwollenden unabhängiger Bau eben erblicken läβt», De la vue et de l’ouïe, p. 189; SW, t. 22/2, p. 65.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

En effet, la sensibilité n’est pas tout d’abord de l’ordre de l’avoir, elle est premièrement constitutive de notre être: Nous n’avons pas seulement des organes sensoriels, nous sommes bien plutôt sensibilité10.

Selon cette perspective ontologique, Karl Rahner précise de quelle manière la sensibilité doit être envisagée: Notre corporéité (et, par conséquent, notre sensibilité) est constituée, en son essence, à partir du sujet personnel et spirituel même; elle est le mode permanent selon lequel l’esprit, c’est-à-dire le sujet libre s’ouvrant et ouvert depuis toujours au tout de toute réalité possible, s’est transporté lui-même à partir de lui-même vers et dans le monde11.

Il s’ensuit que les organes sensoriels ne peuvent absolument pas être considérés comme des «lunettes» posées de l’extérieur et pouvant indifféremment être autres. Bien au contraire, ils sont précisément adaptés aux êtres personnels et spirituels que nous sommes et en tant que nous existons dans le monde. Il s’agit bien d’une «convenance [Zweckmäβigkeit]» biologique (tout comme, d’une autre manière, le chien a un flair – et donc une sensibilité – qui convient à sa propre vie). Karl Rahner considère, ensuite, la question de savoir pourquoi et dans quel but l’homme s’est disposé à lui-même et pour lui-même cet équipement [Apparatur]. Il introduit et explicite sa thèse (qu’il sait audacieuse) par une première formulation quelque peu fictive dans laquelle il réaffirme que si l’esprit humain, sortant de lui-même, avait à se créer son propre instrument de réceptivité selon sa visée propre, il ne voudrait pas voir et entendre autrement que nous voyons et entendons effectivement. Les organes sensoriels de l’homme lui conviennent, en effet, du point de vue précis de son ouverture au monde et de sa rencontre avec lui: La vue et l’ouïe sont exactement les modes selon lesquels l’esprit, s’ouvrant de manière générale au tout de la réalité, reçoit celle-ci pour une rencontre immédiate12.

10. Traduction modifiée; «Wir haben nicht nur Sinnesorgane; wir sind vielmehr Sinnlichkeit», ibid. 11. Traduction modifiée; «Unsere Leiblichkeit (und somit unsere Sinnlichkeit) ist aus ihrem Wesen heraus vom personalgeistigen Subjekt selbst her konstituiert, ist die bleibende Weise, in der Geist, das heiβt das auf das Ganze aller möglichen Wirklichkeit sich immer schon eröffnende und eröffnete, freie Subjekt, sich selber von sich her in die Welt begeben hat», ibid. 12. Traduction modifiée; «Sehen und Hören sind exakt die Weisen, in denen der Geist, auf das Ganze der Wirklichkeit überhaupt sich öffnend, diese zur unmittelbaren Begegnung zuläβt», De la vue et de l’ouïe, p. 190; SW, t. 22/2, p. 65.

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Karl Rahner précise que cette rencontre consiste fondamentalement en «l’aimante communication de personnes spirituelles et corporelles à la fois» en laquelle survient l’acceptation du mystère absolu de Dieu. Autrement dit, c’est par et dans cette dimension de rencontre et de communication interpersonnelles s’ouvrant secrètement au mystère absolu que doit être comprise la convenance des facultés sensibles du voir et de l’entendre pour l’homme. Il souligne que c’est précisément là que se situe, à sa racine, la question du rapport entre esthétique, éthique et éthique religieuse: La vue et l’ouïe d’une part et l’intercommunication d’autre part impliquent dans leur unité et leur différence le problème du rapport entre l’esthétique et le moral-religieux13.

Rappelons que ces réflexions s’inscrivent dans un ouvrage qui aborde la question du statut de la photographie en lien avec le thème «Qu’est-ce que l’homme?». L’exposition proposait donc, grâce à ces photographies, une rencontre (visuelle) de l’autre, avec une force d’interpellation certaine. Karl Rahner indique qu’il ne peut expliciter plus, dans le cadre de son article, les fondements de sa thèse sur la sensibilité humaine. Il en résulte toutefois deux affirmations décisives qui se conditionnent réciproquement: la sensibilité humaine a son origine dans l’esprit lui-même, et corrélativement, l’esprit humain est sensible à partir de lui-même. Soulignons l’importance de cette métaphysique de la sensibilité pour une théologie fondamentale de la création artistique. En effet, affirmer que la sensibilité humaine ne s’adjoint pas de l’extérieur à l’esprit, ne se juxtapose pas à lui comme un instrument quelconque, mais en est une dimension propre, s’originant en lui, et que l’esprit est sensible à partir de lui-même, permet de rendre compte, fondamentalement, de la personnalité de l’artiste ainsi que du mouvement intérieur de l’acte de création artistique. La sensibilité de l’artiste est une sensibilité intimement liée à l’esprit; de même, dans son acte de création, l’artiste accomplit la dimension sensible de son esprit; la création artistique est acte et accomplissement sensible de l’esprit. Karl Rahner insiste sur la convenance de la sensibilité humaine eu égard à la rencontre interpersonnelle; cette convenance se retrouve aussi, d’une autre manière, dans l’expérience artistique.

13. Traduction modifiée; «Sehen und Hören einerseits und Interkommunikation anderseits implizieren somit in ihrer Einheit und Differenz auch das Problem des Verhältnisses zwischen dem Ästhetischen und dem Sittlich-Religiösen», ibid.

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La métaphysique de la sensibilité de Karl Rahner pourrait être complétée par les analyses de Maurice Merleau-Ponty sur la sensibilité, le corps propre et la perception. Ce dernier entend, entre autres, «redonner au corps le statut d’un fondement»14: «je ne suis pas devant mon corps, je suis dans mon corps, ou plutôt je suis mon corps»15. Robert E. Doud, dans son article Sensibility in Rahner and Merleau-Ponty, a souligné les rapprochements entre la pensée de Karl Rahner et celle de Maurice Merleau-Ponty. Tous les deux, conclut-il, sont attachés à l’unité de la connaissance humaine comme connaissance sensible et perceptive, à l’unité du connaissant sensible qu’est l’homme, à l’unité du corps et du monde dans leur matérialité. Pour l’un et l’autre, «il n’est pas possible d’échapper à la chair pour un mode de connaissance ou d’existence désincarné ou désengagé»16. À cette réflexion sur la sensibilité pourraient encore être ajoutés les ouvrages de Mikel Dufrenne L’Œil et l’oreille17, et de Gilles Deleuze Francis Bacon, Logique de la sensation18. III. LES FORMES ORIGINAIRES Tout en reconnaissant que les facultés sensibles de la vue et de l’ouïe limitent effectivement la perception totale du monde (limitations que les recherches scientifiques s’efforcent de dépasser), Karl Rahner propose néanmoins de maintenir sa thèse sur la sensibilité humaine et d’en approfondir la signification. Poursuivant son approche, il ajoute (dans la version C) cette remarque significative: s’il n’en était pas ainsi du rapport de la sensibilité à l’esprit, le langage religieux concernant la vision et l’écoute de Dieu «se réduirait à une métaphore vide et arbitraire»19. Il en résulterait que l’homme, référé à Dieu en tant qu’esprit, n’entrerait dans 14. Voir C. DA SILVA-CHARRAK, Merleau-Ponty. Le corps et le sens, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p. 79. Voir aussi, M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, [1945] 2013; Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, [1964] 1988, notamment pp. 172-204 [§ L’entrelacs-le chiasme]; ou encore ID., L’Œil et l’Esprit (Folio-essais, 13), Paris, Gallimard, [1964] 1996. 15. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 186. 16. «There is no possible escape from the flesh to a disembodied or disengaged mode of knowledge or existence», DOUD, Sensibility in Rahner and Merleau-Ponty, p. 389. 17. M. DUFRENNE, L’Œil et l’oreille, Montréal, L’Hexagone; Paris, J.-M. Place, 1987. Voir aussi, la recension de S. FOISSY, in Philosophiques 15 (1988), no 1, 234-240, ainsi que l’article de D. CHARLES, Voir Écouter Penser, in Bulletin de la Société américaine de Philosophie de Langue Française 11 (1999), no 1, 44-55. 18. G. DELEUZE, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions de la Différence, 1981. 19. «Sich in eine leere und willkürliche Metapher auflösen würde», SW, t. 22/2, p. 66.

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une relation interpersonnelle avec Lui que dans un délaissement effectif de la vue et de l’écoute, ce que ne laissent pourtant pas présumer, souligne-t-il, les textes bibliques. Après cette remarque (dont les enjeux anthropologiques sont considérables), Karl Rahner reprend l’analyse de sa thèse et précise encore ce qu’il s’agit de comprendre. Il réfute de nouveau une vision primitive de la sensibilité: la sensibilité ne peut se réduire à être un faible fournisseur de quelques données matérielles que l’esprit scientifique ferait siennes pour se forger une connaissance du monde; dans une telle perspective, la matière sensible ne serait qu’une «substance intermédiaire», «étrange et finalement amorphe, entre le monde objectif et le monde de l’esprit». Il explicite sa thèse en montrant tout à la fois comment, dans la vision et l’écoute effectives, l’esprit est pleinement lui-même, et comment la véritable vision ainsi que la véritable écoute ne sont pas séparables de l’esprit: Parce que l’esprit fait jaillir de lui-même la sensibilité comme sa propre faculté (comme le dit Thomas d’Aquin) et la conserve en lui (anima est forma corporis), l’esprit lui-même est dans sa propre perfection quand il voit et entend vraiment et de manière totalement immédiate – d’une manière spirituelle, évidemment, c’est-à-dire à partir de son origine, dans son horizon infini, avec tout ce qu’il est – et opère le «mouvement» (on pourrait presque traduire: la «conversion») vers l’image et la parole sans lesquelles il n’y a pas de vraie connaissance, comme le montrent Thomas dans son enseignement sur la conversio ad phantasma et Kant pour qui la notion sans image reste vide20.

Il confirme cette analyse en revenant à l’expérience de la rencontre avec la personne aimée: c’est bien dans la vision concrète de celle-ci, c’est-à-dire de sa forme [Gestalt] concrète et lumineuse qui se communique à travers ses couleurs, et dans l’écoute de ses paroles personnelles prononcées que se réalise la pleine manifestation de l’esprit humain. La forme concrète perçue et les paroles entendues de la personne aimée sont situées dans l’infinité de l’esprit. Karl Rahner poursuit sa réflexion en insistant sur cette distinction (que nous avions déjà dans l’article Prêtre et poète) entre, d’une part, une 20. Traduction modifiée; «Weil der Geist die Sinnlichkeit als sein eigenes Vermögen aus sich entspringen läβt (wie Thomas von Aquin sagt) und bei sich behält (“anima est forma corporis”), ist der Geist selber bei seiner eigenen Vollendung, wenn er – geistig natürlich, das heiβt von seinem Ursprung her, in seinem unendlichen Horizont, mit allem, was er ist – wirklich und ganz unmittelbar hört und sieht, also die “Zuwendung” (fast könnte man übersetzen: die “Bekehrung”) zum Bild [und Wort (rajouté dans la version C)] vollzieht, ohne die es kein wahres Erkennen gibt, wie Thomas weiβ in seiner Lehre von der “conversio ad phantasma” und ebenso Kant, für den eben der “Begriff” ohne “Vorstellung” leer bleibt», De la vue et de l’ouïe, p. 191; SW, t. 22/2, p. 66.

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connaissance qui s’ouvre toujours à l’infini du mystère silencieux à travers les formes et les paroles originaires, et d’autre part la connaissance abstraite et scientifique qu’il abordera en un second temps et dont il affirmera qu’elle doit être finalement au service de la première. Il précise en effet qu’il y a tout d’abord «le pur horizon de l’étendue infini de l’esprit»21 et que les formes de la vue et de la parole [Sehgestalt; Wortgestalt], ne sont vraiment et premièrement elles-mêmes que dans la mesure où elles sont reliées à cet horizon, naissent en quelque sorte de cet infini, et finalement le manifeste et le font éprouver. Ces formes vues et regardées qui proviennent du mystère invisible et indicible, s’y abritent et le font éprouver, sont précisément les «formes originaires [Urgestalten]» et des «paroles originaires [Urworte]» de la nature et de l’art22. Le mystère infini est rendu présent par ces formes originaires. C’est de cette manière que nous voyons vraiment et que nous entendons vraiment. Il constate que souvent nous ne voyons et n’entendons que dans un but utilitaire et immédiat, et manquons d’intensité à l’égard de l’essentiel. Dans la troisième version du texte (version C), il fait remarquer de surcroît qu’une prétention de démythologisation radicale par choix purement rationaliste serait finalement une destruction de la possibilité même de figurer23; ce serait aussi oublier «l’expérience légitime d’une différence constante et non résorbable entre la manifestation et ce qui se manifeste dans la manifestation»24; ce serait encore refuser toute possibilité de retrouver, au-delà des voies de la raison, l’innocence d’une vision et d’une écoute originaires. Il souligne la nécessité, aujourd’hui, de «réapprendre […] à entendre et à voir de cette manière»25. Il affirme, de manière tout à fait significative, que «tout art véritable de la forme et de la parole se propose de nous l’enseigner»26. Cette remarque manifeste

21. De la vue et de l’ouïe, p. 192; SW, t. 22/2, p. 66. 22. Karl Rahner donne comme exemple le poème de Rilke, Torse archaïque d’Apollon (pour une traduction française, voir R.M. RILKE, Torse archaïque d’Apollon, in Nouveaux Poèmes II, éd. G. STIEG [Œuvres poétiques et théâtrales (La Pléiade), Paris, Gallimard, 1997, p. 419]). Rahner cite cette parole tirée du livre d’Angelus Silesius Le voyageur chérubinique: «Comment Benoît vit-il le monde en un rayon? C’est que (mais ne le sais-tu pas?) tout est dans tout». Pour une traduction française [différente de celle du texte], voir Tout est dans tout, in A. SILESIUS, Le voyageur chérubinique ou Épigrammes et maximes spirituelles pour conduire à la contemplation de Dieu, choix et trad. J. THÉLOT; lames J. ALLOUCHERIE (Encre marine), Paris, Belles Lettres, 2008, p. 127. 23. Karl Rahner met en tension ces deux mots: «Entmythologisierung [démythologisation]» et «Entbildlichung [défiguration]». 24. «Die legitime Erfahrung der bleibenden, aber unauflöslichen Differenz zwischen Erscheinung und dem in der Erscheinung Erscheinenden», SW, t. 22/2, p. 67. 25. De la vue et de l’ouïe, p. 192; ibid., p. 67. 26. Ibid.

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le regard que le théologien porte sur les arts. Les arts nous apprennent ou réapprennent à voir et à écouter de manière originaire, en créant une ouverture vers l’infini du mystère silencieux27. Ces analyses sont d’une importance décisive. En effet, Karl Rahner montre qu’elles fondent la «méditation imagée», la doctrine des «sens spirituels»28 et l’«application des sens» dans la spiritualité ignacienne. Plus encore, citant le prologue de la Première lettre de Jean – «Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos propres yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie …» –, il n’hésite pas à affirmer que «le sens de l’incarnation du Verbe de Dieu et de l’expérience originaire [Urerfahrung] évoquée par saint Jean serait ruiné si on croyait que l’audition et la vue sont le tremplin qu’on laisse derrière soi en sautant pour arriver à la connaissance proprement dite qui serait de nature abstraite, exempte d’images et de paroles»29. Dans la troisième version du texte (version C), Karl Rahner ajoute une autre considération. Il affirme que «la vue et l’écoute sont le commencement et la fin»30. Il souligne que la transcendance peut être présente tant dans la vision pour autant que celle-ci ne se fige pas sur ce qui est immédiatement vu, que dans l’écoute pour autant que celle-ci veuille surtout entendre le silence. Le théologien ne développe pas plus cette réflexion (dans l’article La théologie de la signification religieuse de l’image, il explicite un «moment de négation» inhérent tant à la vision qu’à l’écoute). Il conclut cette remarque dans une perspective chrétienne et eschatologique: La vue et l’écoute médiatisent de manière constante leur fin propre; la contemplation sans mot et aveuglante est – d’un point de vue chrétien – la mort indispensable de la vue et de l’écoute qui promet un nouveau 27. Ce positionnement de Karl Rahner pourrait faire écho à ce que Martin Heidegger dit de la poésie et de l’image: «Chantant les aspects du ciel, le poète appelle ce qui, en se dévoilant, fait apparaître justement ce qui se cache, à savoir comme ce qui se cache. Du sein des apparences familières, le poète appelle cette chose étrangère où l’Invisible se délègue pour demeurer ce qu’il est: inconnu. […] Le nom qui est courant chez nous pour l’aspect et l’apparence est l’“image” (Bild). L’essence de l’image est de faire voir quelque chose. Par contre, les copies et les imitations sont déjà des variétés dégénérées de la vraie image qui, comme aspect, fait voir l’Invisible et ainsi l’“imagine”, le faisant entrer dans une chose qui lui est étrangère», M. HEIDEGGER, … L’homme habite en poète…, in Essais et conférences, trad. A. PRÉAU, Paris, Gallimard, 224-245, pp. 240-241. 28. Rappelons que la doctrine des sens spirituels a été le sujet des premiers écrits de Karl Rahner: voir Le début d’une doctrine des cinq sens spirituels chez Origène, in Revue d’Ascétique et de Mystique 13 (1932), no 2, 113-145; La doctrine des «sens spirituels» au Moyen-Âge. En particulier chez saint Bonaventure, in Revue d’Ascétique et de Mystique 14 (1933), no 3, 263-299. 29. De la vue et de l’ouïe, p. 193; SW, t. 22/2, p. 67. 30. «Sehen und Hören sind Anfang und Ende», SW, t. 22/2, p. 67.

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commencement de la forme transfigurée du mot et du corps, laquelle forme est la médiation éternelle vers le Dieu, qui est tout en tout31.

Soulignons que cette mise en perspective eschatologique est une ouverture théologique récurrente dans les réflexions rahnériennes sur l’art. Les différentes considérations de cette longue analyse sur les formes originaires permettent de manifester l’importance des arts pour le chrétien. En effet, si la capacité de percevoir les formes originaires est engagée tant dans la méditation imagée que dans l’application des sens et dans ce qui est visé par les sens spirituels, si l’expérience du Verbe incarné selon le témoignage johannique implique une telle disposition, il est indéniable que l’art favorise ou permet de réapprendre la perception des formes originaires. En ce sens, nous pourrions reprendre ce que Karl Rahner avait affirmé de la poésie: l’art, loin d’être une question secondaire, il est bien plutôt «une question très sérieuse et vraiment chrétienne, une question qui débouche dans celle du salut de l’homme»32. Après cette réflexion sur les formes originaires et sur l’esprit dans son ouverture au mystère silencieux, Karl Rahner aborde cette autre dimension de la connaissance qu’est «la science des notions abstraites»33. Il en affirme l’évidente et entière légitimité ainsi que la nécessité indubitable. Il énumère diverses sciences et insiste sur l’importance de reconduire, d’une manière ou d’une autre, ces connaissances particulières vers l’expérience concrète et sensible, vers l’expérience que l’homme a du monde et de lui-même à partir de sa corporéité. De même, à propos de la philosophie et de la théologie, il affirme que si celles-ci «ne sont plus capables de paroles originaires, elles cessent d’être vraie philosophie et vraie théologie, à savoir le dire de la parole qui fait régner le mystère au-dessus de nous»34. Il affirme finalement que toutes les sciences, en dernier ressort, doivent être «au service de l’esprit qui s’ouvre au mystère absolu par la vue et l’écoute, toutes deux simples et originaires [ursprünglichen], du monde en tant que milieu et par l’aimante communication

31. «Sehen und Hören vermitteln bleibend ihr eigenes Ende; die wortlose und erblindende Versunkenheit sind – christlich gesehen – das notwendige Sterben von Sehen und Hören, das einen neuen Anfang der verklärten Gestalt von Wort und Leib verheiβt, welche Gestalt die ewige Vermittlung zu dem Gott ist, der alles in allem ist», SW, t. 22/2, p. 67. 32. Ét, t. 9, p. 198. 33. De la vue et de l’ouïe, p. 193; SW, t. 22/2, p. 67. 34. Traduction modifiée; «Wo Philosophie und Theologie keiner “Urworte” mehr mächtig sind, hören sie auf, wahre Philosophie und Theologie zu sein, nämlich die Sage des Wortes, die das Geheimnis über uns walten läβt», De la vue et de l’ouïe, p. 193; SW, t. 22/2, p. 68.

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mutuelle des personnes»35, elles «ramènent ainsi à la vue et à l’écoute originaires des formes originaires par lesquelles le mystère saint caché s’ouvre aux hommes (surtout si cette forme originaire est l’homme luimême, son visage, la parole toujours unique de son amour)»36. IV. THÉOLOGIE DE L’ÉCOUTE ET DE LA

VISION

La suite du texte est une grande réflexion sur le conflit de primauté dans le christianisme entre l’écoute et la vue. Karl Rahner rappelle les deux orientations différenciées entre la tradition gréco-occidentale qui a privilégié la vue et la tradition biblique de l’Ancien Testament jusqu’à Luther qui a privilégié l’écoute. Plutôt que d’entrer dans une querelle, il souligne que ces «deux manières de percevoir le monde et de communiquer les uns avec les autres naissent du même principe et constituent ensemble la même rencontre du monde et la même présence du saint mystère»37. Il cite de nouveau Le pèlerin chérubinique: «Dans l’esprit, tous les sens n’en font qu’un dans leur emploi; qui contemple Dieu le goûte, le touche, le sent et l’entend aussi»38. Dans la troisième version du texte (version C), Karl Rahner ajoute un très long développement sur la question du conflit entre la vue et l’ouïe. Il considère en effet que celui-ci est profond, qu’il ne doit pas être évincé trop facilement et qu’il est préférable et nécessaire de le maintenir en tension. Il en affirme l’enracinement dans la constitution pluraliste et concupiscente (au sens de la sensibilité) de l’homme. Plus encore, il l’ouvre d’emblée à une perspective et une résolution eschatologiques, non sans souligner le caractère paradoxal de l’affirmation chrétienne: «jusqu’à ce que la “Parole” de Dieu soit vue “face à face” – paradoxe –, et que le Dieu contemplé soit éprouvé comme une inconcevable parole d’amour»39. Il rappelle la différence souvent établie entre le protestantisme (Église de la parole) et le catholicisme (Église des sacrements 35. Ibid. 36. Traduction modifiée; «So führen alle Wissenschaften zurück zu jenen ursprünglichen Sehen und Hören der Urgestalten, an denen den Menschen das heilig bergende Geheimnis aufgeht (zumal wenn diese Urgestalt der Mensch selbst, sein Antlitz, das je einmalige Wort seiner Liebe ist», ibid. 37. De la vue et de l’ouïe, p. 194; SW, t. 22/2, pp. 68-69. 38. Ibid.; SW, t. 22/2, p. 69. 39. «Bis einmal das “Wort” Gottes “von Angesicht zu Angesicht” – paradox – gesehen wird und der geschaute Gott erfahren wird als das unbegreifliche Wort der Liebe», SW, t. 22/2, p. 69.

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et de la contemplation), la longue «querelle des images» qui n’est certainement pas finie et qui se prolonge concrètement dans les débats autour des aménagements des églises par les communautés chrétiennes, une défiance à l’égard des images malgré une considération nouvelle pour la pratique et la théologie des Églises orientales. Il s’interroge sur la tendance de l’Église catholique à privilégier la Parole et, de ce fait, sur la situation et le rapport de l’Église catholique au monde contemporain quand celui-ci devient de plus en plus un monde visuel. Il remarque que le mouvement de démythologisation tend à ne considérer la révélation que comme évènement de la parole et que la théologie devient avant tout une herméneutique existentielle de la parole. Il s’en suit, dit-il, qu’«il y a bien à l’œuvre dans la théologie – catholique et protestante – une profonde méfiance qui désespère de ce que “la Parole de Vie” puisse être touchée avec les mains et contemplée, de ce que le salut accompli dans le Sauveur ressuscité puisse se réaliser en un “ὦφϑη” pour sa manifestation visible»40. Il souligne toutefois, s’appuyant sur diverses citations bibliques, qu’il ne s’agit pas non plus de faire une théologie naïve de la vue. Il insiste de nouveau sur le fait qu’il ne faut pas diminuer ce conflit, mais bien plutôt le maintenir, en rappelant encore le paradoxe chrétien: «la Parole est devenue chair (quelle incompréhensibilité!) de telle sorte que l’on puisse voir sa “δόξα”, et elle reste encore la Parole qui doit être entendue»41. Karl Rahner explicite alors cette dimension paradoxale de l’expérience de Dieu qui est mystère d’amour. Il analyse ce que l’écoute et la vision apportent au sein de cette expérience de Dieu en montrant non seulement leur différence mais aussi leur complémentarité intime. La parole et son écoute permettent à celui qui est l’absent, l’éloigné, la lumière inaccessible de se manifester et de se rendre présent; elles conduisent à l’adoration. La parole et l’écoute impliquent ainsi essentiellement une dimension de négation (un «non [Nein]») dans la mesure même où celui qui se manifeste et se rend présent est premièrement et demeurera toujours le mystère inaccessible et indicible. Karl Rahner montre en effet que la parole et l’écoute, déjà comme processus, s’inscrivent dans une temporalité particulière de passage impliquant une négation, puisque ce qui est dit maintenant n’est déjà plus pour s’ouvrir à ce qui doit encore se dire. Il conclut en affirmant que «le dire et l’écoute 40. «Dann ist doch wohl ein tiefes Miβtrauen in der – katholischen und evangelischen – Theologie am Werk, das daran verzweifelt, daβ “das Wort des Lebens” mit Händen betastet und geschaut werden könnte, daβ das vollendete Heil im auferstandenen Heilbringer sich zur anschaubaren Erscheinung in einem “ὦφϑη” bringen könne», ibid. 41. «Das Wort (welche Unbegreiflichkeit!) Fleisch wurde, so daβ man seine “δόξα” sehen kann, und es doch Wort bleibt, das gehört werden muβ», ibid., p. 70.

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sont par essence prophétiques, annonce de ce qui est non-vu, toujours “via negationis et eminentiae”»42. La vision, quant à elle, n’est possible que lorsque la forme se laisse parcourir du regard, lorsque le regard s’attache à la forme et découvre avec satisfaction ses délimitations; si le regard peut errer dans l’informe et l’illimité, il aime retourner à la forme comme on retourne avec apaisement à son bercail. Autrement dit, «l’œil qui voit cherche précisément la forme comme le fini bienfaisant, dans lequel nous avons l’infinité de Dieu»43. En ce sens, la contemplation est un «oui [Ja]», elle «n’est pas dans son essence le lieu du non»44. La parole et l’écoute permettent au mystère de Dieu amour de se rendre présent, elles suscitent sa contemplation, tandis que la contemplation permet à l’écoute de se reposer en lui. Karl Rahner résume ainsi son analyse: La parole, ainsi pouvons-nous dire en simplifiant quelque peu, rompt et fait éclore l’indicibilité du mystère, la vision rapproche précisément ce mystère indicible comme une proximité pardonnante et se communiquant. Ainsi, ensemble, elles correspondent à ce qui est une expérience fondamentale du christianisme: à savoir que Dieu reste toujours le Dieu radical, incompréhensible, indicible, inaccessible, et, en même temps, non en proportion inverse, devient proche – les deux, parce qu’il est le mystère de l’amour. Cela réclame par conséquent la vision et l’écoute. À condition, assurément, que l’on éprouve que le silence appartienne encore au discours et l’obscurité à la vision de la vraie lumière45.

Remarquons que, dans cette dernière phrase, Karl Rahner pose malgré tout, par l’obscurité qui lui est inhérente, une dimension de négation dans la vision, de la même manière qu’il avait posé une dimension de négation dans le discours par le silence qui lui est inhérent. C’est une réflexion que nous retrouverons d’une autre manière dans l’article de 1983 Pour une théologie de la signification religieuse de l’image.

42. «Sagen und Hören sind vom Wesen her prophetisch, Ansage des Nichtgeschauten, immer “via negationis et eminentiae”», ibid. 43. «Das sehende Auge sucht eben doch die Gestalt als die gute Endlichkeit, in der wir die Unendlichkeit Gottes haben», ibid. 44. «Ist in ihrem Wesen nicht die Stätte des Neins», ibid. 45. «Wort, so können wir etwas vereinfachend sagen, bricht in die Unsäglichkeit des Geheimnisses auf, Schau bringt eben dieses unsägliche Geheimnis als vergebende und sich mitteilende Nähe heran. So entsprechen sie zusammen der einen Grunderfahrung des Christentums: daβ Gott nämlich immer radikaler Gott, unbegreiflich, unsagbar, unnahbar wird und im selben, nicht im umgekehrten Maβe, nahe wird – beides, weil er das Mysterium der Liebe ist. Dieses fordert somit Schauen und Hören. Vorausgesetzt ist allerdings, daβ man erfährt, daβ Schweigen noch zum Reden und Finsternis noch zum Sehen des wahren Lichtes gehört», ibid., pp. 70-71.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

Karl Rahner précise que du côté de Dieu le conflit entre la vision et l’écoute se trouve résolu; il peut l’être aussi du côté de l’homme dans la mesure même où Dieu se donne à lui. Toute philosophie et théologie de la vision et de l’écoute sont alors dépassées, car l’homme fait l’expérience de Dieu qui est Parole d’amour et qui se donne dans l’immédiateté. Il revient toutefois sur l’acceptation nécessaire de ce conflit et sur l’importance de maintenir ces deux dimensions de l’écoute et de la contemplation dans l’expérience que nous avons de Dieu. Le théologien fait appel à l’expérience de tout un chacun et montre que dans notre vie nous passons sans cesse de l’une à l’autre. Parfois, la parole – dont la parole théologique – peut paraître comme de la paille46; alors, le culte et les sacrements qui se donnent à nous en sollicitant notre vue et notre toucher sont vécus comme une libération de nos pensées et de la pénibilité de la réflexion. Parfois, les choses et les actions humaines qui se présentent à nous peuvent susciter en nous un certain sentiment d’oppression ou de rejet; alors, la parole apporte une distanciation apaisante. Il conclut ce long développement propre à la troisième version du texte (version C) en se référant à Jean van Ruysbroeck et au cardinal Newman et réaffirme la nécessité pour l’homme de passer sans cesse de l’écoute à la vision et de la vision à l’écoute. V. LA

SITUATION CONTEMPORAINE.

UN

PRIMAT DE L’IMAGE?

Karl Rahner récuse les propos de certains chrétiens qui déplorent dans le monde contemporain un primat de la vision au détriment de l’écoute. Il préfère voir dans ce goût de l’image «un essai, justifié après tout, de garder un équilibre entre la vue et l’audition»47, tout en reconnaissant qu’il puisse y avoir dans l’excès d’images quelque chose d’aussi vain et oiseux que le verbiage dans la parole. Karl Rahner insiste de nouveau sur le fait qu’il faut toujours réapprendre «à voir d’un regard recueilli qui fait que les formes s’épanouissent, pures et telles qu’elles sont issues originairement [ursprünglich] du mystère»48. Il évoque la grande diversité de ces formes liées au mystère: certaines sont d’une grande beauté innocente, d’autres (comme le crucifix) font «inéluctablement surgir de la sombre profondeur de notre destinée la pensée de son incompréhensibilité»,

46. Karl Rahner se réfère à ce que Thomas d’Aquin avait exprimé à la fin de sa vie par rapport à son œuvre théologique. 47. De la vue et de l’ouïe, p. 195; SW, t. 22/2, p. 71. 48. De la vue et de l’ouïe, p. 195; SW, t. 22/2, p. 72.

THÉOLOGIE DE LA SENSIBILITÉ

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d’autres encore sont des formes faites par Dieu ou modelées pour lui. Il rappelle une fois de plus que la vision est constitutive de l’homme. Karl Rahner termine cette réflexion par une invitation à voir vraiment. Il rappelle que nous tendons à la vision de Dieu, que le Christ est tout autant l’Image que le Verbe de Dieu. Enfin, pour souligner l’importance de la vision, il propose en guise de conclusion ces paraphrases des paroles évangéliques: «qu’il voie, celui qui a des yeux pour voir!», «bienheureux celui qui aura appris à voir (du regard de l’amour)», et «qui a appris à voir d’un “œil sain” (Mt 6,22), celui-là a la vraie “vision du monde”»49.

49. De la vue et de l’ouïe, p. 196; SW, t. 22/2, p. 72.

CHAPITRE 8

IMAGE ET TRANSCENDANTALITÉ LA THÉOLOGIE DE LA SIGNIFICATION RELIGIEUSE DE L’IMAGE (1983)

En 1983, la Société allemande pour l’Art chrétien1 sollicite Karl Rahner pour une conférence sur les images qu’il prononcera le 19 novembre à Munich. Le texte de cette conférence sera publié sous le titre La théologie de l’image2. Il sera repris dans les Schriften zur Theologie sous le titre La théologie de la signification religieuse de l’image avec très peu de modifications3. Dans la première version du texte, Karl Rahner précise qu’il lui a été expressément demandé «un exposé “théologique fondamental”»4. Cet article, le plus tardif des écrits rahnériens sur l’art, présente un nouvel approfondissement de la question de l’expérience religieuse de l’image. Karl Rahner exprime ouvertement en préliminaire son manque de compétence dans les domaines esthétiques et artistiques, mais cette déficience affirmée lui permet d’autant plus d’orienter d’emblée sa contribution à un niveau fondamental et théologique selon ce que ses interlocuteurs lui avaient demandé. Le théologien commence par poser quelques éléments fondamentaux de l’anthropologie chrétienne concernant l’unité indivise, spirituelle et sensible, de l’homme. Il insiste sur la diversité et l’irréductibilité des expériences sensibles d’où résulte l’importance pour l’homme d’actualiser ses diverses facultés sensibles. Cette considération, précise-t-il, vaut aussi pour l’accomplissement religieux de l’homme. Cela lui permet d’énoncer 1. La Deutsche Gesellschaft für christliche Kunst est un organisme culturel, national et indépendant dont le but est de promouvoir l’art contemporain. Fondée en 1893 par ordre de l’Assemblée générale des catholiques de Munich, elle demeure aujourd’hui encore très active. Son orientation est œcuménique. Elle veut favoriser le dialogue entre l’art et l’Église. Elle organise des expositions d’artistes contemporains, propose des forums entre théologiens, artistes et philosophes, et édite de nombreux livres d’art et catalogues d’exposition. 2. Zur Theologie des Bildes, in Halbjahreshefte der Deutschen Gesellschaft für christliche Kunst (München) 3 (1983), no 5, 2-8. Version A du texte. 3. Zur Theologie der religiösen Bedeutung des Bildes, SzT, t. 16, 348-363. Il s’agit de la version B du texte. Celle-ci sera de nouveau reprise dans SW, t. 30, 471-482, version à laquelle nous nous référons pour notre étude. 4. «Ein “fundamental-theologisches” Referat», SW, t. 30, p. 857, note a.

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sa thèse de départ, à savoir que l’image religieuse a fondamentalement une signification religieuse par une être-vue qui ne peut pas être remplaçable par la parole. Après un bref rappel historique sur la querelle des images dans le christianisme, il développe une longue analyse fondamentale pour montrer comment l’acte de contemplation sensible peut être médiation d’une expérience religieuse. Il explicite – et c’est certainement l’un des apports fondamentaux de cet article – un mouvement sensible de transcendantalité, distinct mais non séparé du mouvement de transcendantalité de l’esprit. Cette expérience sensible de transcendantalité est base et élément de médiation vers le Dieu absolu. Ces considérations permettent au théologien de reconnaître qu’une image sans thème expressément religieux peut toutefois être une image religieuse. Il revient sur l’importance et la nécessité des images explicitement chrétiennes qui témoignent de l’histoire du salut et qui appartiennent expressément à la confession croyante. Il montre alors comment l’image et la parole ont une fonction complémentaire dans la compréhension des mystères chrétiens. Il termine sa contribution par une réflexion sur les images cultuelles. I. PRÉLIMINAIRES Karl Rahner commence par situer les propos de son intervention. Il reconnaît très ouvertement n’avoir aucune des compétences correspondantes à celles d’un philosophe de l’esthétique ou à celles d’un historien de l’art profane ou sacré, ni non plus appartenir à la moyenne élevée des personnes cultivées dans ces domaines. Dans la première version du texte, il sollicite de ce fait une certaine indulgence de la part de ses auditeurs et indique qu’il n’abordera donc pas certaines questions très concrètes qui pourtant font l’objet de la session5. Il prévient que son approche sera inévitablement théologique et philosophique, et souligne que ses réflexions philosophiques seront relatives aux affirmations théologiques6.

5. Voir ibid., note b. 6. Il précisait dans la première version qu’il n’y aurait pas de délimitation définie entre la philosophie et la théologie: «sans limites précises [ohne genaue Grenzen]», voir ibid., note c.

IMAGE ET TRANSCENDANTALITÉ

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II. L’ANTHROPOLOGIE CHRÉTIENNE. GÉNÉRALITÉS Avant d’aborder la question des images religieuses et dans les trois premiers paragraphes de son étude, Karl Rahner réaffirme des éléments fondamentaux de l’anthropologie chrétienne: tout d’abord, de manière générale, l’unité de la connaissance spirituelle et de la sensibilité; ensuite, de manière plus spécifique, l’unité de la connaissance spirituelle et de la sensibilité dans l’expérience religieuse; et enfin, dans une perspective eschatologique, l’unité de l’esprit et du corps7. Il rappelle en effet que l’homme est toujours un être de l’expérience sensorielle, empirique et historique, non seulement dans son existence quotidienne, mais aussi dans sa relation à Dieu. Malgré les tentatives persistantes (que ce soit d’un point de vue mystique ou dans le sens plus radical d’un ontologisme)8 de postuler dans la relation au Dieu absolu une source de connaissance religieuse indépendante et autonome, l’anthropologie chrétienne a toujours maintenu avec fermeté que la connaissance humaine impliquait deux moments inséparables: «la connaissance sensible qui a comme élément constitutif interne le matériel en tant que tel, et la connaissance spirituelle et conceptuelle avec sa transcendantalité vers l’être en général»9. De même, toute connaissance, même la plus sublime, implique toujours une référence à l’expérience sensible. Il se réfère une fois de plus à la doctrine thomiste de la «conversio ad phantasma» et à la thèse kantienne selon laquelle un concept sans intuition serait vide et inexistant. Il indique que ces affirmations valent tout aussi «fondamentalement [grundsätzlich]» pour la connaissance religieuse. Conscient d’être à l’encontre d’une grande partie de la philosophie moderne, il réaffirme qu’une véritable connaissance de Dieu est possible et que celle-ci impliquera toujours un mouvement (même irréfléchi) vers 7. Voir ibid., pp. 471-473, respectivement: §1: Anthropologie chrétienne [Christliche Anthropologie]; §2: Expérience religieuse – Intuition sensible [Religiöse Erfahrung – sinnliche Anschauung]; §3: Corporalité de l’accomplissement religieux – relation au Dieu innommable [Leibhaftigkeit religiöser Vollzüge – Bezogenheit auf den namenlosen Gott]. 8. Remarquons que c’est une position récurrente et fondamentale dans la pensée rahnérienne. Nous la retrouvons, par exemple, dans l’analyse qu’il développe sur l’expérience intérieure de la «motion divine» comme «consolation sans cause» selon les exercices ignaciens: il la distingue de la connaissance notionnelle de Dieu qui implique une conversio ad phantasma ainsi que d’une connaissance intuitive de Dieu au sens de l’ontologisme, ou encore de la vision béatifique; voir La logique de la connaissance existentiale chez Ignace de Loyola, in Éléments dynamiques dans l’Église, [Paris], Desclée de Brouwer, 1967, 75-133, notamment p. 117. 9. «Sinnliche Erkenntnis, die das Materielle (als solches) als inneres Konstitutivum hat, und die geistige, begriffliche Erkenntnis mit ihrer Transzendentalität auf das Sein überhaupt», SW, t. 30, pp. 471-472.

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l’intuition sensible, bien que Dieu soit infiniment au-delà de toute intuition sensible. De même, tous les actes religieux impliquent incontestablement un élément sensible. Cela apparaît très manifestement dans la piété catholique: en effet, que ce soit dans la prédication (même s’il y a une conceptualité abstraite) ou que ce soit dans la liturgie et toutes ses composantes, la dimension corporelle et sensible de l’homme est mobilisée. Enfin, tout en soulignant qu’il y aura toujours un certain antagonisme entre la dimension corporelle de l’acte religieux et la relation transcendantale avec le Dieu innommable que personne n’a jamais vu (Jn 1,18), que dans la montée mystique la contemplation est vécue comme immersion dans l’incompréhensibilité de Dieu sans intuition sensible, et que dans la vision béatifique nous verrons Dieu sans la médiation de représentations et de concepts formés à partir des créatures, il rappelle que le christianisme, en raison même de la résurrection de la chair et de l’incarnation du Logos, «reste la religion qui ne peut penser l’accomplissement de l’homme que comme accomplissement de tout l’homme, dans laquelle l’homme, même s’il se transforme de manière incompréhensible, vient à son accomplissement avec toutes les dimensions de sa réalité et dans l’unité de celles-ci»10. Il insiste sur cette compréhension chrétienne de l’accomplissement eschatologique qui ne se réalise pas dans un rejet mais bien plutôt dans une ressaisie (incompréhensible et inconcevable) de tout ce que l’homme est, son corps, sa sensibilité et son histoire11. III. IRRÉDUCTIBILITÉ DES

EXPÉRIENCES SENSIBLES ET CHRISTIANISME

Dans les deux paragraphes suivants, Karl Rahner entreprend une analyse plus précise de ce que l’anthropologie philosophique et chrétienne désigne par corporalité et plus particulièrement par sensibilité12. Il affirme d’emblée la pluralité incommensurable et la différenciation des expériences sensibles vécues subjectivement à partir de la corporalité dans l’espace et le temps: «nous entendons, nous voyons, nous touchons, nous ressentons de l’intérieur le mouvement de notre corps, nous sentons, 10. «Die Religion, die die Vollendung des Menschen nur als die Vollendung des ganzen Menschen denken kann, in der er, wenn auch unbegreiflich verwandelt, mit allen Dimensionen seiner Wirklichkeit in deren Einheit zur Vollendung kommt», ibid., p. 473. 11. À ce sujet, voir les articles de Karl Rahner: La résurrection de la chair, trad. R. GIVORD, Ét, t. 4, 73-88, notamment pp. 83-88; Pour une théologie de la mort, trad. G. DAOUST, Ét, t. 3, 105-167, notamment pp. 113-121; 122-126 [2. La mort, séparation du corps et de l’âme; 3. La mort, terme de la condition pérégrinante de l’homme]. 12. Voir SW, t. 30, pp. 473-475 [§4: La sensibilité – une réalité complexe (Sinnlichkeit – eine komplexe Wirklichkeit); §5: La pluralité incommensurable de l’expérience sensible (Inkommensurable Pluralität sinnlicher Erfahrungen)].

IMAGE ET TRANSCENDANTALITÉ

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nous goûtons, nous sentons la douleur et le bien-être physique»13. Si le sujet les éprouve dans une certaine unité et si en tant qu’esprit il peut y réfléchir abstraitement et les unifier sous un seul concept «la sensibilité», ces expériences demeurent toutefois irréductibles les unes aux autres. Karl Rahner explicite ce double aspect: Avec cette incommensurabilité des expériences sensibles, ni n’est nié l’unité du sujet expérimentant par laquelle ces expériences sensibles communiquent ainsi mutuellement et forment précisément ainsi une unité de cette pluralité, ni n’est affirmé que chacune de ces capacités et dimensions d’expériences sensibles posséderait purement et simplement la même importance dans l’homme et serait existentiellement semblablement signifiante14.

Ces considérations sont déterminantes. Karl Rahner l’avait expressément indiqué quelques lignes auparavant: ce n’est que «si cela est clairement appréhendé que nous pouvons aussi vraiment comprendre la signification de l’image dans le domaine religieux»15. Il prolonge ces réflexions par une considération en quelque sorte fictive sur le plein accomplissement possible de l’homme. Si, en effet, dans son propre accomplissement, un homme pouvait actualiser toutes les potentialités plurielles de sa sensibilité, un tel homme constituerait «une œuvre d’art complète [ein Gesamtkunstwerk]». Il s’agit là d’«un concept limite [ein Grenzbegriff]» car la condition temporelle et limitée de l’homme ne lui permet pas un tel accomplissement. Karl Rahner ne se fait pas pour autant moins affirmatif: «nous sommes et devons être des hommes en lesquels les dimensions plurielles de notre sensibilité non réductibles les unes aux autres trouvent toutes leur réalisation»16. Il est étonnant de noter que le théologien envisage souvent cette possibilité idéale et fictive d’un homme pleinement accompli dans toutes les dimensions de sa sensibilité: nous l’avions vu dans le dernier paragraphe de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion concernant l’artiste et le saint. 13. «Wir hören, wir sehen, wir tasten, wir erleben die Bewegtheit unseres Leibes von innen, wir riechen, wir schmecken, wir spüren Schmerz und körperliches Wohlbefinden», ibid., p. 474. 14. «Mit dieser Inkommensurabilität sinnlicher Erfahrungen ist weder die Einheit des erfahrenden Subjektes geleugnet, durch die diese sinnlichen Erfahrungen doch untereinander kommunizieren und so eben doch eine Einheit dieser Pluralität bilden, noch ist behauptet, daβ schlechthin jede dieser sinnlichen Erfahrungsfähigkeiten und -dimensionen im Menschen den gleichen Rang besäβe, existentiell gleich bedeutend wäre», ibid., pp. 474-475. 15. «Wenn das deutlich begriffen wird, kann man auch die Bedeutung des Bildes im religiösen Bereich wirklich verstehen», ibid., pp. 473-474. 16. «Wir sind und sollen sein Menschen, in denen die nicht aufeinander reduzierbaren pluralen Dimensionen unserer Sinnlichkeit alle ihre Verwirklichung finden», ibid., p. 475.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

Dans le paragraphe suivant17, Karl Rahner montre que ces considérations sur la sensibilité valent tout autant lorsqu’il s’agit de la dimension religieuse de l’homme. De ce fait, bien qu’une importance inaliénable soit accordée à l’écoute par toute la tradition chrétienne18, le christianisme ne peut pourtant pleinement advenir en l’homme qu’en sollicitant en ce dernier toute la diversité de ses possibilités sensibles: Mais s’il n’y a d’homme plénier que dans l’actualisation harmonieuse de ses possibilités sensibles plurielles, si ces capacités sont incommensurables, si l’homme s’accomplissant et le chrétien s’accomplissant sont identiques, alors il ne peut y avoir proprement de christianisme accompli et s’accomplissant dans l’homme que s’il [le christianisme] pénètre par toutes les portes de sa sensibilité, et non pas seulement la parole par les oreilles19.

Dans l’existence humaine, la vérité divine ne peut pas être reçue pleinement et totalement par l’écoute seulement, même si les diverses «portes» par lesquelles Dieu peut se communiquer à l’homme n’ont pas toutes la même importance. Il souligne la valeur irremplaçable de la vision dans la foi chrétienne (de même qu’il l’avait fait dans l’article De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique). En effet, le Logos éternel est bien l’Image éternelle de Dieu. Le repos éternel est énoncé comme une vision du Dieu trinitaire. Le théologien mentionne l’expression «les yeux de la foi», en référence directe au titre de l’étude de Pierre Rousselot20. Sans expliciter plus largement, philosophiquement et théologiquement, de quelle manière la réalité sensiblement expérimentée est effectivement un point de départ et un moment de l’expérience et de la connaissance religieuses, ce qui permettrait de mieux comprendre en quel sens la fonction de la vue n’est remplaçable par aucune autre faculté sensible, ni non plus par l’écoute, il propose néanmoins de retenir cette dernière considération comme base de la réflexion sur l’image religieuse. 17. Voir ibid., pp. 475-476 [§6: Les yeux de la foi – Le Logos éternel comme image du Dieu éternel (Die Augen des Glaubens – Der Ewige Logos als Gottes ewiges Gleichbild)]. 18. Karl Rahner donne explicitement raison à Martin Luther lorsque celui-ci affirme que «les oreilles sont l’organe de l’homme chrétien [die Ohren sind das Organ des christlichen Menschen]», mais sans accepter le caractère exclusif que cette assertion peut revêtir. Il rappelle aussi l’affirmation paulinienne: «la foi vient par l’écoute» (Rom 10,17). 19. «Aber wenn der volle Mensch nur gegeben ist in der harmonischen Aktualisierung seiner pluralen sinnlichen Vermögen, wenn diese Fähigkeiten inkommensurabel sind, wenn der vollendete Mensch und der vollendete Christ identisch sind, dann kann das Christentum im Menschen eigentlich nur voll und vollendet gegeben sein, wenn es durch alle Tore seiner Sinnlichkeit eingezogen ist und nicht nur durch die Ohren, das Wort», ibid., p. 475. 20. Voir ibid., p. 857, note j; P. ROUSSELOT, Les yeux de la foi, in Recherches de Science Religieuse 1 (1910), no 3, 241-259; no 5, 444-475.

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IV. SIGNIFICATION DE L’IMAGE RELIGIEUSE RAPPEL HISTORIQUE

DANS LE CHRISTIANISME.

Dans les deux paragraphes suivants, Karl Rahner aborde la question proprement dite de l’image religieuse. Il introduit sa réflexion par un rappel historique21. Il souligne d’emblée que les images religieuses ont une signification réellement importante dans le christianisme. Il rappelle toutefois que si «la création, la reconnaissance, et surtout la vénération de l’image religieuse»22 différencie le christianisme des deux autres grandes religions monothéistes (judaïsme et islam) dans la mesure où pour celles-ci l’interdit de l’image demeure de principe, cet interdit n’a pas non plus cessé d’occasionner au sein même du christianisme une contestation de l’image. Il mentionne classiquement la querelle des images en Orient entre 730 et 843, la controverse carolingienne à la fin du 8e siècle, le rejet des images par Karlstadt, Zwingli, Calvin et les grands conflits iconoclastes à Zurich, en France et aux Pays-Bas pendant la deuxième moitié du 16e siècle. Il fait remarquer que les mentalités et les arguments qui portent la défense de l’image ne sont pas les mêmes en Orient qu’en Occident: sentiment plus mystique et dimension plus incarnatoire de l’image en Orient; sentiment plus rationnel en Occident où l’image est plus rattachée à la parole et à l’enseignement et est ainsi habituellement présentée comme biblia pauperum (notons qu’il contestera cette approche qu’il considère trop limitative). Il précise que ces deux tendances évoquées à grands traits s’interpénètrent dans la pratique et la théorie, et qu’elles ont suscité des théories très différentes; il cite Jean Damascène, Thomas d’Aquin, Bellarmin. Il fait observer, de plus, que le culte des images et ses controverses prennent des configurations diverses selon les lieux et les époques, et ce, jusqu’à aujourd’hui encore. Toutes ces questions, indique-t-il, relèvent de la théologie de la vénération des saints. Il propose quant à lui de revenir à son propre point de départ de réflexion.

21. Voir SW, t. 30, pp. 476-477 [§7: Significations de l’image religieuse dans le christianisme (Bedeutungen des religiösen Bildes im Christentum); §8: Point de départ propre (Eigener Ausgangspunkt)]. 22. «Die Schaffung, Anerkennung, ja Verehrung des religiösen Bildes», ibid., p. 476.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

V. CONTEMPLATION D’UNE IMAGE ET EXPÉRIENCE RELIGIEUSE UNE RÉFLEXION THÉOLOGIQUE FONDAMENTALE Laissant en attente la question de la distinction entre l’image religieuse en général et l’icône liée à la vénération cultuelle, Karl Rahner développe sur six paragraphes23 une longue analyse fondamentale selon ce qu’il avait annoncé dans les préliminaires de sa contribution. Il s’agira au final d’expliciter les conditions de possibilité d’une expérience transcendantale au sein de l’expérience sensible-visuelle d’une image. Il commence son analyse par une thèse qui récapitule ses réflexions précédentes: À partir de notre point de départ, on peut dire que l’image religieuse a fondamentalement par son être-vue une signification religieuse qui ne peut pas être remplacée par la parole24.

Par cette thèse, Karl Rahner explicite la manière précise dont il entend aborder l’image et de sa signification religieuse: celui de son «être-vue». Il ne s’agit donc pas de l’image dans son objectivité extérieure, mais de l’acte de perception de cette image. En effet, Karl Rahner propose une analyse fondamentale de l’acte de contemplation d’une image. Il indique une première conséquence de cette thèse compte tenu de l’irréductibilité de la vision et de l’écoute: l’image religieuse ne peut pas fondamentalement être réduite à une biblia pauperum ni non plus à l’illustration (motivée par une pédagogie religieuse) d’une réalité religieuse qui serait déjà pleinement communiquée par la parole. Tout en prenant soin de redire l’importance de la parole dans le christianisme, Karl Rahner réaffirme la singularité de la perception de l’image: La vision de l’image n’est certes pas simplement une illustration de l’évènement de la parole, mais a sa signification religieuse autonome25.

23. Voir ibid., pp. 477-480 [§9: Théologie du voir religieux (Theologie des religiösen Sehens); §10: Frayer vers Dieu avec la terre (Mit der Erde durchbrechen zu Gott); §11: Les évènements du salut doivent aussi être contemplés (Heilsereignisse müssen auch geschaut werden); §12: Contemplation d’un phénomène proprement religieux (Schauen eines eigentlich religiösen Phänomens); §13: L’image religieuse – fonction de médiation vers le Dieu absolu (Religiöses Bild - Vermittlungsfunktion auf den absoluten Gott hin); §14: Une expérience sensible de transcendance par la contemplation aussi (Auch beim Schauen sinnliche Transzendenzerfahrung)]. 24. «Von unserem Ausgangspunkt her kann man sagen, daβ das religiöse Bild grundsätzlich durch sein Gesehenwerden eine religiöse Bedeutung hat, die durch das Wort nicht ersetzt werden kann», ibid., p. 477. 25. «So ist die Schau des Bildes doch nicht bloβ eine Illustration des Wortereignisses, sondern hat seine eigenständige religiöse Bedeutung», ibid.

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Il souligne que s’il est tout à fait légitime de présenter, d’expliquer et d’interpréter l’image religieuse à travers un discours, cela ne remplacera jamais non seulement l’acte même du voir, ni non plus et surtout le processus religieux propre qu’il génère. Il constate avec regret que la théologie ne parle pas, ou de manière très annexe, de cette signification autonome et irremplaçable du voir religieux; tout comme, ajoute-t-il, elle ne parle pas de la danse religieuse26 et souvent ne considère la matière sacramentelle que comme élément auxiliaire, voire interchangeable. Il insiste sur deux aspects de l’expérience de l’image: d’une part, la contemplation de l’image constitue véritablement «un moment fondamental et irréductible de l’acte religieux total»27, et d’autre part, «ce moment ne peut être rendu compréhensible qu’à travers son accomplissement et non par un discours à son propos»28, autrement dit, dans le fait d’être ‘éprouvé’. Il cite cet adage qu’il avait déjà convoqué dans le texte De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien: «Produis, artiste, ne parle pas!»29. Cette thèse a aussi des conséquences pratiques que Karl Rahner ne manque pas de relever. En effet, il encourage expressément les tentatives modernes de méditation d’image (même si demeure la question d’une contemplation sans objet). Pour soutenir ce propos, il rappelle que, de manière plus générale, le christianisme impliquera toujours en lui-même ce mouvement d’emporter la terre vers Dieu. Plus encore que ces pédagogies éducatives, cette thèse justifie la méditation ignacienne de l’application des sens dont il affirme qu’elle n’est justement pas à considérer «comme degré le plus bas, mais comme degré éminemment sublime de la méditation»30. Remarquons que ces considérations explicitent l’enjeu de l’expérience artistique en tant que telle. L’expérience artistique doit être éprouvée pour être comprise et dévoiler toutes ses potentialités et particulièrement ses potentialités religieuses. De même, si l’expérience artistique peut être

26. Rappelons qu’Hugo Rahner a écrit sur la danse: voir H. RAHNER, Der spielende Mensch, Einsiedeln, Johannes Verlag, [1952] 122016. 27. «Ein fundamentales und unzurückführbares Moment des religiösen Gesamtaktes», SW, t. 30, p. 478. 28. «Daβ (…) dieses Moment nur durch seinen Vollzug und nicht durch ein Reden darüber verständlich gemacht werden kann», ibid. 29. «Bilde, Künstler, rede nicht!», ibid. 30. «Nicht nur als unterste, sondern als höchst sublime Stufe der Meditation», ibid. La note p renvoie aux études de Karl Rahner sur les exercices de saint Ignace regroupées in SW, t. 13, voir SW, t. 30, p. 857. Indiquons de plus l’article J. MARÉCHAL, Note sur la méthode d’application des sens dans les Exercices de S. Ignace, in Mélanges Henri Watrigant (Bibliothèque des Exercices de saint Ignace, 61-62), 1920, 50-64.

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accompagnée par un discours, ce qui se dévoile au sein et dans le temps de l’expérience de vision demeure tout à fait singulier et irréductible. Enfin, la contemplation d’une œuvre d’art religieuse peut devenir un degré éminemment sublime de méditation. Karl Rahner poursuit sa réflexion sur la contemplation «comme moment irremplaçable de l’acte religieux global»31 en rappelant que les évènements historiques du salut ont eux-mêmes été vus et regardés. Les images retransmettent alors les dimensions sensibles et tangibles de cette expérience historique. Il remarque, cependant, que la question fondamentale de savoir en quoi et de quelle manière ces premières expériences visuelles (en tant que telles) des évènements du salut ont eu une signification religieuse demeure la même. N’approfondissant pas ici cette question, il souligne seulement qu’il y aura toujours une différence entre le fait de voir une personne et de l’entendre, et que, de même, une biographie ne remplacera jamais un portrait. Il affirme en conséquence que les évènements historiques du salut «doivent être aussi contemplés, et alors, justement, en image lorsqu’on n’a pas pu être immédiatement soi-même présent en contemplant»32. Notons l’importance de ces considérations quant à la justification des images religieuses, quant à la question de la place de l’art en théologie, relativement à la problématique posée dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion (l’art comme «moment interne» de la théologie comprise dans sa globalité). Karl Rahner ne s’arrête pas à ces constatations. Sa réflexion s’oriente vers une analyse plus fondamentale: Mais avec cela, la particularité de l’image et de la contemplation comme phénomène proprement religieux n’a pas été, à tous égards, encore saisie33.

Cette analyse se porte sur les conditions requises en l’homme pour que la contemplation sensible d’une image puisse devenir un phénomène religieux en lui. Karl Rahner prend soin de rappeler que ces conditions ne créent pas pour autant la grâce, mais que c’est bien plutôt la grâce secrète de Dieu qui prévient et opère34. En effet, il souligne que la fonction de médiation d’une réalité intra-mondaine (et donc d’une image regardée) à l’égard de Dieu n’est possible que dans une unité avec la grâce. Ce n’est toutefois pas cet aspect qu’il considère et développe. 31. «Als unvertretbares Moment des religiösen Gesamtaktes», SW, t. 30, p. 478. 32. «Sie müssen auch geschaut werden, und dann eben im Bild, wenn man nicht unmittelbar selber schauend dabeisein konnte», ibid. 33. «Aber damit ist die Eigenart des Bildes und des Schauens als eines eigentlich religiösen Phänomens noch nicht in jeder Hinsicht erfaβt», ibid., p. 479. 34. Nous retrouvons ici les mêmes réflexions qu’au début du texte La parole poétique et le chrétien, Ét, t. 9, p. 186.

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Il précise, de nouveau, sa problématique. Il s’agit de montrer que la parole (en tant que réalité intra-mondaine) n’est pas seule à pouvoir avoir une fonction de médiation vers le Dieu absolu, mais que les images religieuses portent aussi et effectivement en elles cette possibilité.

ET

VI. «MOMENT DE NÉGATION» «EXPÉRIENCE SENSIBLE DE TRANSCENDANTALITÉ»

Karl Rahner revient à sa thèse fondamentale selon laquelle «toutes les qualités éminentes de chaque faculté sensible et pas seulement de l’ouïe peuvent être base et élément d’un acte religieux»35. Il remarque toutefois que la fonction de médiation de la parole se comprend plus facilement que celle de l’image, car, souligne-t-il, l’image semble accaparer la vision dans ses propres délimitations sensibles et, ainsi, semble ne lui permettre aucune échappée possible alors que la parole porte proprement et essentiellement en elle «un moment de négation»36 qui rend possible un mouvement de transcendantalité de l’objet fini vers le Dieu absolu. Karl Rahner ne dit cependant rien de plus sur ce «moment de négation». L’exemple qu’il donnera quelques lignes plus loin à propos de l’écoute d’un son déterminé et du silence qui le porte fait comprendre que ce moment de négation est un moment de négation sensible. L’analyse fondamentale de Karl Rahner se situe précisément au niveau de l’expérience sensible et de l’exercice des facultés sensibles de l’homme. Il poursuit sa réflexion en montrant qu’en toute expérience sensible (et pas seulement dans l’écoute) se donne déjà une certaine expérience sensible de transcendantalité, expérience de transcendantalité qu’il distingue – mais sans la séparer – de l’expérience transcendantale propre de l’esprit: Toute expérience objective, même si elle saisit toujours un objet déterminé et limité, est déjà portée au niveau de toute la capacité sensible, et pas seulement dans l’esprit comme tel avec sa transcendantalité illimitée, ni non plus seulement dans l’écoute, par une anticipation a priori vers toute l’étendue de l’objet formel de la capacité sensible et ne s’arrête pas seulement à la saisie de l’objet concret et singulier qui est sensiblement perçu. Même si la sensibilité et l’esprit sont différenciés l’un de l’autre par la limitation et/ou la non-limitation de leur objet formel et de leur anticipation a priori, une certaine expérience d’une transcendantalité est aussi déjà donnée, à chaque acte, dans la sensibilité comme telle37. 35. «Alle Vorzüge jeder Sinnlichkeit und nicht nur des Hörens Basis und Element eines religiösen Aktes sein können», SW, t. 30, p. 479. 36. «Ein Moment der Negation», ibid. 37. «Jede gegenständliche Erfahrung ist, auch wenn sie immer auf einen bestimmten und begrenzten Gegenstand greift, schon bei allem sinnlichen Vermögen und nicht nur

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Cet énoncé est absolument déterminant, il est l’axe central de cette analyse fondamentale. Pour rendre compte de son propos, Karl Rahner revient à l’expérience sensible de l’écoute: On entend, par exemple, avec et dans l’écoute d’un son déterminé, toujours déjà le silence qui enveloppe le son singulier et qui forme l’espace à l’intérieur duquel un son singulier peut être entendu38.

Le silence sensible d’où émerge le son et qui le porte, dont il est intimement habité et dans lequel il retourne (autrement dit, le ce vers quoi et le ce à partir de quoi du son), ouvre à toute l’étendue possible des sons perceptibles par l’ouïe et se présente comme une certaine expérience sensible transcendantale. Notons que Karl Rahner utilise le terme «die Stille» et non «das Schweigen» pourtant incontestablement beaucoup plus fréquent dans ses écrits. Cette différence de langage est significative. Elle manifeste que cette analyse fondamentale se situe proprement au niveau de la sensibilité. Le terme «die Stille» exprime le silence qui règne dans une atmosphère; il est relatif à la perception sensible auditive en général, tandis que «das Schweigen» exprime le silence relativement à la parole prononcée. C’est ce dernier terme que Karl Rahner emploie lorsqu’il évoque le Dieu silencieux, le Mystère silencieux39. Rappelons que, dans La parole poétique et le chrétien, lorsqu’il développe la première condition pour qu’un homme puisse écouter la parole de l’évangile40, il propose une réflexion qui inclut un rapport analogue de la parole [das Wort] et même du son [der Laut] avec le silence [das Schweigen]. Ce rapport, il le considère toutefois premièrement au sein de l’expérience spirituelle. Il parle d’un «son spirituel [der geistige Laut]». Le silence est avant tout le «désert infini et silencieux de Dieu», au «fondement de l’existence». Ce rapport parole/silence [Wort/Schweigen] est fondamental beim Geist als solchem mit seiner unbegrenzten Transzendentalität und nicht nur beim Hören getragen von einem apriorischen Vorgriff auf die gesamte Weite des Formalobjektes des sinnlichen Vermögens und geht nicht nur im Griff auf den konkreten einzelnen Gegenstand, der sinnlich erfaβt wird. Wenn auch Sinnlichkeit und Geist durch Begrenztheit bzw. Unbegrenztheit ihres Formalobjektes, ihres apriorischen Vorgriffes voneinander unterschieden sind, so ist auch schon in der Sinnlichkeit als solcher bei jedem Akt eine gewisse Erfahrung einer Transzendentalität gegeben», ibid. 38. «Man hört z.B. beim Hören eines bestimmten Lautes schon immer die Stille mit, die den einzelnen Laut umgibt und den Raum bildet, innerhalb dessen ein einzelner Laut gehört werden kann», ibid., pp. 479-480. Nous avons choisi de traduire ici la particule verbale («mit»), intraduisible directement, en la transformant en préposition; cette particule précise bien, en effet, la caractéristique du rapport catégorial/transcendantal. 39. Il suffira ici de rappeler le titre même du livre de Karl Rahner, Worte ins Schweigen, Innsbruck, Rauch, 1959; Appels au Dieu du silence, dix méditations, trad. P. KIRCHHOFFER, Salvator, Paris, [1966] 1970. 40. Voir La parole poétique et le chrétien, Ét, t. 9, pp. 186-187.

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dans son analyse de la parole biblique et de la parole poétique. Ce rapprochement confirme la singularité de l’approche de notre texte. Dans une nouvelle section, Karl Rahner revient à la question de la vision en affirmant qu’il y a nécessairement, là aussi, une telle expérience sensible de transcendance. En effet, il explicite cette transcendance sensible de la vision en mettant en tension dans tout acte de contemplation, d’une part, ce qui est vu de manière déterminée dans l’étendue de ce qui est effectivement visible, et d’autre part, «la plénitude non-vue du visible»41 qui est toujours aussi, de manière concomitante, expérimentée. Cette «plénitude non-vue du visible» dans l’acte de contemplation est ainsi posée par Karl Rahner comme l’analogue du silence dans l’écoute d’un son; elle est ce à partir de quoi et ce vers quoi un visible singulier est vu. Autrement dit, tout acte concret de vision est porté par la plénitude non-vue du visible. Karl Rahner (comme toujours lorsqu’il s’agit de l’expérience transcendantale) remarque que nous pouvons nous arrêter uniquement à ce qui est directement vu et ne pas prêter attention à cette transcendantalité de la vision, c’est-à-dire au fait que la contemplation vise toujours aussi, au-delà de ce qui est visiblement délimité, «l’étendue du visible non-vu»42. Il conclut cette analyse fondamentale en confirmant que la contemplation, comme l’écoute, peut ainsi être médiation d’une expérience religieuse: Il y a donc aussi dans la vision, et pas seulement dans l’écoute, une sorte d’expérience sensible de transcendance qui est elle-même une base et un élément de la médiation du sujet sensible et spirituel en direction de Dieu en tant que tel43.

Cette conclusion est essentielle. En effet, elle est le point focal de la réflexion fondamentale que Karl Rahner s’était proposé de mener dès le début de sa contribution à propos de l’image religieuse, réflexion par laquelle il se positionnait en tant que théologien (et philosophe) et non en tant qu’historien de l’art ou philosophe de l’esthétique. À notre connaissance, une telle analyse n’a pas d’équivalent dans d’autres écrits rahnériens. Compte tenu de l’importance qu’une telle analyse revêt pour une théologie fondamentale de la création artistique, il importe de nous arrêter sur certains éléments essentiels et décisifs exposés ici. Ceux-ci établissent de manière très spécifique la profondeur de l’affinité entre la 41. «Die ungeschaute Fülle des Schaubaren», SW, t. 30, p. 480. 42. «Die Weite des ungeschauten Schaubaren», ibid. 43. «Es gibt also auch bei der Schau und nicht nur bei dem Hören eine Art sinnlicher Transzendenzerfahrung, die Basis und Element der Vermittlung der Bezogenheit des sinnlich-geistigen Subjekts auf Gott als solchen selber hin ist», ibid.

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sensibilité et l’esprit, affinité qui se trouve particulièrement engagée et mise en œuvre dans l’art. Dans l’énoncé de cette conclusion, nous pouvons remarquer que Karl Rahner mentionne que l’homme est un «sujet sensible et spirituel», renvoyant ainsi aux premières considérations de cet article sur l’anthropologie chrétienne et sur l’unité indivise de l’homme. L’analyse développée dans le texte De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique était encore plus précise en montrant comment une véritable compréhension métaphysique de la sensibilité humaine nécessite de la penser comme jaillissant de l’esprit, comme sensibilité que l’esprit se donne à lui-même pour être dans le monde. Les réflexions de notre article prolongent et confirment cette perspective. Nous pouvons dire que la sensibilité, dans la mesure où elle implique elle-même une ouverture (sensible) transcendantale, se présente dans une corrélation secrète et profonde avec l’esprit répondant ainsi fondamentalement aux exigences les plus intimes de celui-ci dans sa propre ouverture transcendantale (spirituelle). Toute expérience sensible concrète implique une anticipation a priori de la capacité sensible vers toute l’étendue de son objet formel, elle ne s’arrête pas seulement à la saisie de l’objet concret et singulier qui est sensiblement perçu, elle est capable d’une transcendantalité sensible, à l’instar de l’esprit pour lequel toute connaissance concrète implique une dimension objective et catégoriale, mais aussi une anticipation a priori vers l’être en général. La sensibilité, en ce sens, est bien une sensibilité que se donne l’esprit, portée par l’esprit, pouvant être médiation pour l’esprit. Cette double dimension de transcendantalité (sensible et spirituelle, différenciée et non séparée) se conjugue en l’homme, sujet indivis, sensible et spirituel. Elle peut constituer une authentique expérience religieuse s’ouvrant à une relation à Dieu laquelle, comme il avait été rappelé, est radicalement suscitée et portée gratuitement par la grâce divine. Cette conclusion est tout à fait déterminante pour une théologie fondamentale de la création artistique, car elle rend compte des conditions de possibilité d’une authentique expérience religieuse au sein de perception sensible. L’exercice de la sensibilité dans l’expérience artistique n’est pas un obstacle à l’expérience religieuse. Bien au contraire, la sensibilité porte en elle-même, de manière inhérente à la structure même de son acte, une ouverture sensible de transcendantalité qui est base et élément de médiation vers le Dieu absolu. Cette corrélation intime de la sensibilité et de l’esprit peut encore être explicitée et confirmée à partir de la question du «moment de négation» que la parole porte essentiellement en elle. C’est ce moment de négation qui rend possible un mouvement de transcendantalité de l’objet sensible

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vers le Dieu absolu. Ce moment de négation (dont nous avons souligné le caractère sensible) est effectivement plus manifeste et plus facilement compréhensible dans la parole prononcée en raison du caractère éphémère du son: le son provient et revient au silence [Stille]. Ce silence n’est pas extérieur au son perçu, il est bien plutôt inscrit dans le son perçu, de manière essentielle et structurelle, comme moment de négation et comme horizon sensible transcendantal. Or ce qui est dit du son vaut, selon Karl Rahner, pour toute expérience sensible, et donc pour la contemplation de l’image. Bien que l’image puisse paraître plus captatrice et ne permettre aucune échappée hors d’elle-même, l’«être-vu» de l’image (pour reprendre l’expression rahnérienne du début de cette longue analyse) porte aussi en lui, essentiellement et structurellement, un «moment de négation» et un horizon sensible transcendantal («l’étendue du visible non-vu») qui rendent possible un mouvement de transcendantalité de l’image vers le Dieu absolu. Ces deux expressions «moment de négation» et «horizon transcendantal» rapportées ici à la sensibilité sont très significatives. En effet, celles-ci caractérisaient en premier lieu la structure la plus radicale de la connaissance spirituelle dans son ouverture au Mystère silencieux et indicible. De plus, le mouvement transcendantal de l’esprit, oscillant entre un point de départ catégorial et l’incompréhensibilité du Mystère sacré, est, selon Karl Rahner, ce qu’il y a de plus originaire. Remarquons que ce rapport transcendantal, sous mode réel ou cognitif, vers le Mystère absolu correspond, toujours selon notre auteur, à ce que recouvre le nom traditionnel d’analogie; en ce sens il peut affirmer que «l’énoncé analogique signifie le plus originaire de notre connaissance en général»44. Or tout énoncé analogique implique en lui-même un retrait, un abandon à l’obscurité ineffable du Mystère sacré. Karl Rahner n’a eu de cesse d’insister sur cet aspect de «retrait» ou «moment de négation» dans la connaissance théologique et analogique45 (ce qui est essentiel dans une démarche de théologie négative). Rappelons, enfin, 44. TfF, p. 89. Remarquons que, dans cette analyse, Karl Rahner insiste sur le fait que le Mystère absolu «ne s’épuise pas dans la fonction d’être horizon de notre existence», p. 88. 45. «Selon la notion tout à fait élémentaire et scolaire de l’analogie, le concept analogique se caractérise par le fait qu’une affirmation portée sur une réalité donnée à l’aide d’un concept est bien légitime, et inévitable, mais que, dans le même temps, elle doit être en quelque sorte retirée, car la pure et simple application de ce concept à la chose désignée méconnaîtrait ce qu’on vise en réalité et serait finalement erronée si elle ne s’accompagne d’un retrait, d’un étrange et singulier suspens entre oui et non. […] Ce qui m’importe ici, c’est cette composante essentielle de l’analogie qui n’est que trop souvent oubliée et qui, bien souvent, n’est pas du tout prise en compte dans les cas particuliers: ce retrait de l’affirmation d’un contenu conceptuel au moment même de l’affirmer», Expériences d’un théologien catholique, trad. R. MENGUS, Paris, Cariscript, 1985, pp. 15-16.

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que dans L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, Karl Rahner avait affirmé que le symbole trouve sa condition de possibilité dans l’analogie de l’être. Ces remarques manifestent de nouveau l’affinité profonde et l’unité intime de la sensibilité et de l’esprit en l’homme, dans ce mouvement de transcendantalité vers le Dieu absolu. Rappelons que Karl Rahner avait aussi évoqué ce moment de négation (mais sans en employer l’expression) dans son article De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique et qu’il avait ouvert cette réflexion à une perspective chrétienne et eschatologique. Rappelons ce texte: La vue et l’écoute médiatisent de manière constante leur fin propre; la contemplation sans mot et aveuglante est – d’un point de vue chrétien – la mort indispensable de la vue et de l’écoute qui promet un nouveau commencement de la forme transfigurée du mot et du corps, laquelle forme est la médiation éternelle vers le Dieu, qui est tout en tout46.

Toutes ces considérations sur la sensibilité en tant que telle et sur sa relation à l’esprit sont essentielles pour une théologie fondamentale de la création artistique. Elles permettent de rendre compte du dynamisme, de la vitalité et des possibilités les plus profondes de la sensibilité, laquelle, encore une fois, loin de s’opposer à l’esprit, peut vraiment être médiation d’une expérience transcendantale de l’esprit, d’une expérience originaire de Dieu comme Mystère silencieux et, dans cette ouverture, d’un accueil de la grâce divine qui s’offre gratuitement et secrètement. VII. L’IMAGE RELIGIEUSE SANS THÈME RELIGIEUX ET L’EXPÉRIENCE RELIGIEUSE Dans un nouveau paragraphe47 et fort de ces analyses, Karl Rahner en vient à la question de l’image. Il affirme sans hésitation qu’une image sans thème expressément religieux peut fondamentalement être une image religieuse dans la mesure où cette image, dans l’expérience visuelle qu’elle suscite et à travers une expérience de transcendance sensible, incite à une expérience de transcendance religieuse réelle.

46. «Sehen und Hören vermitteln bleibend ihr eigenes Ende; die wortlose und erblindende Versunkenheit sind – christlich gesehen – das notwendige Sterben von Sehen und Hören, das einen neuen Anfang der verklärten Gestalt von Wort und Leib verheiβt, welche Gestalt die ewige Vermittlung zu dem Gott ist, der alles in allem ist», SW, t. 22/2, p. 67. 47. SW, t. 30, pp. 480-481 [§15: Images religieuses sans thème immédiatement religieux (Religiöse Bilder ohne unmittelbar religiöses Thema)].

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Par cette affirmation, Karl Rahner a tout à fait conscience de prendre position «dans une question très débattue»48. Il fait remarquer que ce débat relève en fait d’un autre litige qui n’est pas toujours explicitement énoncé et sur lequel il revient. En effet, il dénonce comme étant «une primitivité théologique»49 et même «une erreur»50 de ne considérer possible une relation à Dieu qu’en des actes explicitement religieux: il rappelle que des actes humains et moraux peuvent être portés par la grâce de Dieu sans que celui qui agit ait conscience d’une relation explicite à Dieu, ni ne l’objectivise comme telle ni ne la verbalise. Il conclut, alors: À partir de là, la proposition selon laquelle la contemplation d’une image sans objectivité explicitement religieuse pourrait être une expérience d’une transcendantalité librement acceptée vers Dieu, un acte religieux, et, en ce sens, cette image pourrait avoir une signification religieuse, cette proposition n’est pas si étrange pour le théologien, comme cela peut le sembler peut-être de prime abord51.

Une remarque, dans le paragraphe suivant, permet de comprendre que le débat dans lequel le théologien prend position concerne «l’art abstrait»52. Nous voyons donc comment Karl Rahner, en tant que théologien, aborde cette question de l’art abstrait (et de sa dimension religieuse) telle qu’elle pouvait se poser dans un milieu ecclésial et catholique et y apporte des éléments fondamentaux de discernement. Il est certain que ces analyses rahnériennes, en tant qu’approche fondamentale, peuvent permettre une compréhension renouvelée de nombreuses expressions artistiques, de l’approfondissement en quelque sorte inéluctable d’itinéraires artistiques et de recherches esthétiques spirituelles. Ces analyses montrent que le travail artistique et l’expérience de l’œuvre d’art, de manière structurelle et inhérente, sont finalement portés par une dimension de transcendantalité et peuvent se déporter vers celle-ci; en effet, cette dernière peut devenir constitutive d’une recherche esthétique singulière qui ne sera autre qu’une recherche d’objectivation sensible de cette transcendantalité. Cette objectivation sensible de la transcendantalité impliquera toujours, structurellement, un moment de 48. «In einer vieldiskutierten Frage», ibid., p. 480. 49. «Eine theologische Primitivität», ibid. 50. «Ein Irrtum», ibid. 51. «Von da aus ist der Satz, die Schau eines Bildes, das keine explizit religiöse Gegenständlichkeit hat, könne doch eine Erfahrung einer frei angenommenen Transzendentalität auf Gott hin, ein religiöser Akt sein und in diesem Sinne dieses Bild doch eine religiöse Bedeutung haben, für den Theologen nicht so befremdlich, wie es zunächst vielleicht scheinen mag», ibid., pp. 480-481. 52. En effet, quelques lignes plus loin, revenant sur l’art thématiquement chrétien, Karl Rahner fait explicitement référence, en confrontation, à «l’art abstrait».

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négation dans sa propre affirmation, comme moment décisif de l’ouverture53. Nous avons souligné combien ce mouvement est en affinité 53. Il n’est pas du ressort de notre étude de développer cela, nous voudrions, toutefois, proposer quelques orientations ou réflexions. Du point de vue pictural et de manière particulièrement caractéristique, nous pourrions nous demander si ce que Karl Rahner appelle «la plénitude non-vue du visible [die ungeschaute Fülle des Schaubaren]» ne rejoint pas précisément ce que visait Yves Klein dans l’exposition dite «du Vide» présentant le «Bleu immatériel», inaugurée le 28 avril 1958 à la galerie Iris Clert. Denys Riout rend compte de cet évènement de la manière suivante: «La porte sur rue de la galerie était condamnée et la vitrine fut peinte en bleu, de telle manière que, de l’extérieur, il fût impossible de voir autre chose que du “Bleu”. Un grand dais bleu entourait la porte d’accès de l’immeuble, par laquelle les visiteurs devaient passer pour pénétrer dans la galerie, par la porte du fond, elle-même masquée, côté couloir, par une tapisserie bleue. Un cocktail bleu était proposé aux visiteurs avant qu’ils n’entrent dans la galerie. Là, ils découvraient une pièce vide, dont les murs et la face intérieure des vitres avaient été peints en blanc. Fallait-il regarder ces murs repeints en blanc? Devait-on considérer le “Vide” lui-même, présenté ici avec une certaine emphase? Ou encore, plus subtilement, s’attacher à l’exposition du White Cube en tant que tel? Klein avait tranché lorsqu’il décrivait le projet du dispositif: “Le Bleu tangible et visible sera dehors, à l’extérieur, dans la rue, et, à l’intérieur, ce sera l’immatérialisation du Bleu. L’espace colore qui ne se voit pas, mais dans lequel on s’imprègne”. Ainsi, la galerie, loin d’être vide, était saturée de “sensibilité picturale à l’état pur”. Le visiteur devait se trouver ici “littéralement imprégné dans l’état sensible pictural spécialisé et stabilisé au préalable par le peintre” qui cherchait à provoquer une “perception-assimilation directe et immédiate”. Du tableau, physiquement absent mais affectivement présent, il ne subsistait que sa qualité essentielle, un “rayonnement” qui n’est pas visible – ce qui ne veut nullement dire qu’il ne serait pas possible de le “percevoir”», Yves Klein. Corps, couleur, immatériel, Centre Pompidou, Paris, 5 octobre 2006 – 5 février 2007, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2006, pp. 40-41. L’approfondissement métaphysique ou spirituel des recherches picturales de Paul Cézanne et de Claude Monet a été maintes fois montré. Il en est de même pour les recherches de Wassily Kandinsky, de Paul Klee, de Piet Mondrian, etc. Il est intéressant de constater que deux tendances se sont développées au sein de la monochromie, réduction à l’élémentaire pictural: «Vide de représentation et de forme, le monochrome est riche de toutes les intentions. Malevitch le conçoit comme un passage vers l’infini, Rodtchenko peint une surface matérielle et vide, Newman et Rothko en font un grand champ coloré pour s’ouvrir à une expérience intérieure. Pour Ad Reinhardt, il est l’ultime peinture et pour Ryman ce qui lui permet de mesurer les effets de chaque matériau et support», Le monochrome. Parcours dans les collections modernes et contemporaines 2011-2012, http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ ENS-monochrome/ENS-monochrome.html#haut (consulté le 21 septembre 2018). L’exposition rétrospective de l’œuvre du photographe Henri Cartier-Bresson montrait, dans la dernière partie de sa vie, une transformation intérieure de son acte photographique par une recherche plus contemplative (Exposition Henri Cartier-Bresson, Centre Pompidou, Paris, 12 février – 9 juin 2014). Les recherches et les expériences artistiques présentées dans le livre de Philippe Filliot déjà cité peuvent certainement aussi se comprendre comme la mise en œuvre d’une ouverture transcendantale sensible et spirituelle, voir P. FILLIOT, Illuminations profanes. Art contemporain et spiritualité, Lyon, Nouvelles éditions Scala, 2014. Du point de vue musical, le rapport de la musique au silence est souvent présenté comme fondamental. Il a fait l’objet de véritables recherches dans la musique contemporaine. À titre d’exemple, le festival ARCHIPEL, Festival des musiques d’aujourd’hui, de Genève, en 2009, confrontait en quelque sorte deux extrêmes de la recherche musicale par la thématique proposée: silence, bruit, remix. La phrase souvent citée du trompettiste

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de jazz Miles Davis est certainement caractéristique: «La véritable musique est le silence et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence», voir M. DAVIS – Q. TROUPE, Miles, L’autobiographie, trad. C. GAUFFRE, Gollion, Infolio, 2007. Miles Davis produit, en 1969, un album sous le titre In a Silent Way. D’un point de vue plus théorique, il faudrait revenir sur les notions de «refente», de passage du visible au «visuel» utilisées par Georges Didi-Huberman lorsqu’il considère la figuration du mystère (se différenciant de la figuration et de l’imitation du monde), d’autant plus qu’il insiste à ce propos sur l’importance de la dialectique du semblable et du dissemblable selon la pensée du pseudo-Denys l’Aréopagite ainsi que sur la via negationis. Il écrit à ce sujet: «Ce qu’il y a de fascinant dans cette dialectique du dissemblable, c’est qu’elle engage l’au-delà du visible par la voie même d’une prise en considération de la matière imageante elle-même (ce que les théologiens dionysiens ont nommé la materialis manuductio de l’image)», G. DIDI-HUBERMAN, article Art & Théologie, in Encyclopaedia Universalis, en ligne: http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/art-et-theologie (consulté le 28 octobre 2018). Il souligne par ailleurs que «l’ouverture est dans l’image un fait de structure» et qu’elle traverse très largement l’histoire de l’art: «Il va de soi que l’ouverture est un trait caractéristique de l’esthétique contemporaine, qui court de Bergson à Gilles Deleuze, de Rilke à Henri Maldiney ou de Bataille à Giorgio Agamben. Il n’y a pas de risque à parler d’images ouvertes devant les zips de Barnett Newmann où les tableaux lacérés de Lucio Fontana. Mais un point de vue anthropologique ne peut s’en tenir à l’opposition brutale que fait Umberto Eco entre l’art du passé et celui du présent, entre l’allégorisme médiéval – où tout s’ouvre, justement, comment a-t-il pu ne pas le voir? – et la littérature moderne, entre les mosaïques byzantines – où, selon lui, “la communication [est] classiquement redondante” et la convention ne laisse “aucune possibilité d’équivoque” – et une tache fortuite obtenue par pliage… Il se trouve, justement, que les mosaïques byzantines font presque toujours système, dans l’espace des basiliques, avec de grands pans de marbre découpés dans l’épaisseur et qui forment exactement le motif en Rorschach de taches fortuites obtenues par pliage», G. DIDI-HUBERMAN, L’image ouverte, Paris, Gallimard, 2007, p. 33 (notons que Georges Didi-Huberman précise qu’il n’accède pas pour autant à la croyance, se différenciant ainsi explicitement de Michel Henry, voir ibid., note 61 pp. 358-359). Commentant l’œuvre de Caspar David Friedrich, et notamment La croix sur la montagne (retable de Tetschen), Johannes Graves explicite des mises en œuvre répétées et diversifiées de formes de «retrait» au sein même du tableau; celles-ci sont présentées comme conditions esthétiques nécessaires choisies et élaborées par le peintre pour exprimer le mystère, voir J. GRAVES, À l’œuvre. La théologie de l’image de Caspar David Friedrich, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2011, pp. 35-68. Dans son article comparatif, Philippe Charru préconise d’entendre la musique de Debussy et de Webern comme des «formes ouvertes» et d’y découvrir un «cheminement intérieur comme une “voie négative”», voir P. CHARRU, L’instant de l’ouvert dans la musique de Debussy et de Webern, in Revue de Sciences Religieuses 85 (1997), no 4, 509-536. Puisque Karl Rahner, à plusieurs reprises mentionne la danse, citons ce qu’écrit Yvette Chauviré (née en 1917), danseuse étoile à l’Opéra de Paris, dans son autobiographie: «La danse est une forme de foi, une espérance. C’est une aspiration, le besoin d’atteindre un univers, une atmosphère, un état qui vous fait progresser, la recherche d’une vérité. […] Il faut aller. Aller vers un ailleurs. Par la lumière intérieure, rejoindre la lumière universelle. Il faut flotter. On ne peut commander cela. Plus exactement, c’est une force invisible qui vous porte hors du lieu d’appui. C’est alors par une intense concentration, un don total de soi, une immense foi, que l’on flotte dans un univers invisible à l’œil nu, mais flamboyant dans l’exaltation artistique», texte cité in M. AUCLAIR – C. GHRISTI, Le Ballet de l’Opéra de Paris. Trois siècles de suprématie depuis Louis XIV, Paris, Albin Michel – Opéra National de Paris – BNF – France musique, 2013, p. 217. Ces quelques exemples, dans la diversité de leurs approches, convergent certainement vers – ou tout au moins soulèvent – une problématique de fond commune. Les analyses rahnériennes peuvent certainement contribuer, pour leur part, à la penser.

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profonde avec la connaissance intellectuelle analogique impliquant tout à la fois affirmation et moment de négation s’ouvrant vers le Mystère. En ce sens, l’art et la théologie ont une réelle affinité. À l’inverse, nous pourrions nous demander si le refus d’une dimension analogique de la pensée théologique ne conduit pas inéluctablement à ne pas pouvoir comprendre ce dynamisme interne de l’art, sa dimension profondément symbolique et au final théophanique54. De même, nous pourrions nous demander dans quelle mesure une théologie qui se limiterait uniquement à une dimension rationnelle et argumentative ne serait pas inévitablement conduite à ne considérer l’art que dans une fonction illustrative et didactique. Tandis qu’une théologie rationnelle qui se comprend premièrement comme tournée vers le Mystère et à propos duquel elle argumente reconnaîtra dans l’art cette même orientation et ce même mouvement, et n’hésitera pas à considérer l’expression artistique comme «moment interne» de la théologie comprise dans sa totalité en tant qu’expression du Mystère (selon la problématique développée par Karl Rahner dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion). VIII. L’IMAGE EXPLICITEMENT CHRÉTIENNE. IMAGE

ET PAROLE

Dans les trois derniers paragraphes55, Karl Rahner poursuit sa réflexion sur l’image à partir de son caractère objectif et aborde les images dont le thème ou l’objet est explicitement chrétien. 54. «Enfin, sans empiéter sur le domaine des révélations religieuses et de la foi, l’anthropologie symboliste, que ce soit celle de Mircea Eliade ou celle de La poétique de la rêverie, débouche sur cette inévitable constatation: régime diurne comme régime nocturne de l’imagination organisent les symboles en des séries qui reconduisent toujours vers une infinie transcendance qui se pose comme valeur suprême. Si le symbolologue doit éviter avec soin les querelles des théologies il ne peut guère esquiver l’universalité de la théophanie», voir G. DURAND, L’imagination symbolique, Paris, Presses Universitaires de France, [1964] 1993, pp. 126-127. Dans son étude sur les images et dans l’intention d’en présenter une organisation, Jean-Jacques Wunenburger prend la métaphore de l’arbre (l’arbre aux images) grâce à laquelle il tente de rendre compte d’un mouvement d’approfondissement des images ou de l’image, mouvement allant du plus extérieur et immédiat (la couronne des branches et des feuilles), en passant par un axe vertical porteur de sens (le tronc), jusqu’à une dimension plus secrète et cachée (les racines). Il conclut en disant que «chaque personne, à sa mesure, selon les circonstances, expérimente des perceptions plus ou moins riches ou pauvres, plus ou moins dominées par les informations empiriques ou par des informations archétypes. La capacité à circuler ainsi dans l’arbre aux images signale la plus ou moins grande plasticité et fécondité d’une imagination», voir J.-J. WUNENBURGER, La vie des images, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2002, p. 22. 55. §16: Les images qui se réfèrent à l’histoire du salut [Bilder, die auf Heilsgeschichte hinweisen]; §17: Image et parole ont une fonction complémentaire [Bild und Wort haben

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Il affirme que celles-ci sont nécessaires et participent pleinement de la confession croyante du chrétien et de la communauté ecclésiale dans sa reconnaissance et son témoignage d’une histoire du salut, singulière et déterminée au sein de l’histoire profane, ce que, justement, une «peinture abstraite»56 ne pourra pas exprimer ni rendre manifeste. Il insiste sur la complémentarité de la fonction de l’image et de celle de la parole. Sans renier la signification propre, irréductible et irremplaçable de l’image en tant que telle, il souligne néanmoins que les images requièrent «une explication verbale»57 pour que soit pleinement explicitée leur signification chrétienne tant pour l’individu que pour la communauté ecclésiale. Il y a une limite des images: elles ne peuvent se suffire à elles-mêmes dans la communication de l’annonce chrétienne (il fait remarquer que les signes et les symboles conventionnels que de telles images peuvent contenir sont déjà des repères interprétatifs). Il précise qu’aucune réalité regardée ou contemplée ne peut – par cela seulement – délivrer sa signification chrétienne. Soulignons que les propos de Karl Rahner sont à comprendre à un niveau fondamental, c’est-à-dire dans le fait que la perception du mystère chrétien et l’accès à l’annonce chrétienne nécessitent d’une manière ou d’une autre l’annonce par la parole. Pour rendre compte de cette complémentarité entre l’image et l’annonce par la parole, il prend l’exemple de la représentation du Christ crucifié: Que ce Jésus Christ crucifié signifie le sauveur historique, cela ne se laisse pas connaître par la contemplation pure en tant que telle, bien que la signification religieuse de cette image du Crucifié ne s’épuise pas dans l’explication verbale en tant que telle qui s’y surajoute58.

Aussi conclut-il: Dans cette mesure, parole et image ont bien des fonctions complémentaires et constituent une unité dans l’acte religieux59.

Ce rapport de complémentarité avec la parole, Karl Rahner ne le restreint pas à l’image, mais il l’étend à toutes les expériences sensibles irréductibles les unes à l’égard des autres qui constituent les actes religieux du komplementäre Funktionen]; §18: La fonction collective de l’image cultuelle [Die Kollektive Funktion des Kultbildes]. 56. «Abstrakte Gemälde», SW, t. 30, p. 481. 57. «Einer verbale Auslegung», ibid. 58. «Daβ dieser gekreuzigte Jesus Christus den geschichtlichen Heilbringer bedeutet, läβt sich aus der reinen Anschauung als solcher nicht erkennen, obwohl die religiöse Bedeutung dieses Bildes des Gekreuzigten sich nicht in der hinzukommenden, worthaft geschehenden Deutung als solcher erschöpft», ibid. 59. «Insofern haben dann Wort und Bild komplementäre Funktionen und treten in Einheit zur Konstitution in den religiösen Akt ein», ibid., p. 482.

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chrétien (l’espace architectural, les gestes liturgiques, la marche, la danse religieuse, les odeurs, le toucher, le goût, les sacrements, etc.). Si, comme le rappelait Karl Rahner, les images religieuses trouvent leur nécessité et leur justification du fait que nous n’avons pas pu être contemporain des évènements du salut qui ont été non seulement entendus mais vus, nous pouvons dire qu’il est tout aussi nécessaire, même si c’est à des degrés divers, que la pluralité des expériences sensibles sollicitées dans la perception des évènements du salut soit en quelque sorte restituée, d’une manière ou d’une autre, pour le chrétien. Cette question de la complémentarité de l’image et de la parole pourrait aussi se prolonger dans celle de la relation entre les arts (non verbaux) et la théologie (verbale et discursive). Concernant les arts plastiques, François Boespflug insiste sur le fait que l’histoire de l’art chrétien, «fait iconique massif», n’a qu’extrêmement peu retenu l’attention des théologiens. Il plaide pour que l’art chrétien soit considéré comme «lieu théologique»60 (il propose de le situer dans le dixième lieu défini par Melchior Cano, dans le De locis theologicis: «Histoire, documents et traditions orales»). Il remarque que de très nombreuses œuvres possèdent pourtant «des trésors de sensibilité, d’attention, d’intelligence» et que «même des œuvres souvent reproduites et supposées connues n’ont jamais été lues avec un soin et une culture théologiques»61. De même, il souligne que les images chrétiennes ne peuvent pas être considérées comme un mode mineur et subalterne de l’expression de la foi, mais qu’elles sont très souvent «une force d’invention et d’expression, une nourriture symbolique compensant le primat du logos, un festin de beauté, un lieu de projection de tous les phantasmes, fussent-ils pervers; un mode de penser, un lieu de mémoire, un foyer d’attraction, un laboratoire d’inculturation et d’appropriation… Bref, un mode de cristallisation spécifique de la connaissance vécue du Dieu vivant»62. Il regrette donc que ce lieu théologique soit un «impensé en théologie», prône une «théologie figurative» autre que la «théologie discursive». Au terme de cet article, François Boespflug propose comme tâche spécifique du théologien, après avoir assimilé le travail de l’historien d’art, de discerner et de dégager la «qualité théologale» de ces œuvres d’art, autrement dit «leur aptitude à aider le spectateur à établir un rapport juste au vrai Dieu», l’image religieuse visant à induire une telle attitude théologale de foi d’espérance

60. F. BOESPFLUG, L’art chrétien comme lieu théologique, in Revue de Théologie et de Philosophie 131 (1999), no 4, 385-396. 61. Ibid., p. 388. 62. Ibid., p. 391.

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et d’amour63. Il fait sienne une problématique récurrente de l’image, celle de la pensée des images64; elle se retrouve explicitée dans la conclusion de ses conférences à l’auditorium de Louvre en 2010: Pour le dire en bref, le Dieu des peintres n’est pas le clone du Dieu des chrétiens, des théologiens, des philosophes, sa doublure colorée, à fonction purement décorative, dans le fond superflu ou d’utilité uniquement pédagogique, pour les simples fidèles incapables de théologiser. Le Dieu des peintres est différent. Il donne non seulement à sentir mais aussi à penser. C’est à la fois le même et un autre65.

Une autre dimension de la réflexion sur la complémentarité de l’image et de la parole pourrait prendre en considération une articulation plus interne de l’image et de la parole. Il ne s’agirait plus tant d’une parole qui s’adjoint à l’expérience visuelle ou à l’image que d’une parole générée à partir de l’image et par elle, en corrélation intime avec elle: il s’agirait alors d’un «regarder avec les mots» pour reprendre le titre d’un chapitre d’une contribution de Georges Didi-Huberman66. Devant l’image, remarque-t-il, soit vous demeurez muet, et personne, même pas vous-même, ne saura rien de ce qui se passe, car une muette expérience (cet instant-là) ne fera jamais une véritable expérience (l’éventuelle sagesse ou science que l’on peut tirer de cet instant-là). Soit vous tentez ce qui me semble à la fois nécessaire et impossible à tenir jusqu’au bout: trouver les mots malgré tout pour cette expérience, trouver les jeux de langage capables d’accorder malgré tout cette expérience à notre pensée. L’image ne vaut que pour autant qu’elle est capable de modifier notre pensée, c’est-à-dire de renouveler notre propre langage et notre connaissance du monde. […] On regarde donc bien avec des mots, à condition que ces mots composent une poétique, une possibilité d’approcher avec des mots ce territoire de l’image qui échappe au discours»67.

Pour illustrer cette articulation intime de la parole à l’image, Georges Didi-Huberman rappelait les expressions de Jean Genet devant les autoportraits de Rembrandt: se marrer, rigoler et non rire ou sourire, faisant 63. Ibid., p. 394. 64. F. BOESPFLUG, La pensée des images. Entretiens sur Dieu dans l’art, avec Bérenice Levet / François Boespflug, Montrouge, Bayard, 2011. Voir aussi J.-J. WUNENBURGER, Philosophie des images (Thémis), Paris, Presses Universitaires de France, 1997, pp. 199248 [chap. 5: Penser en images]. 65. F. BOESPFLUG, Le Dieu des peintres et des sculpteurs. L’Invisible incarné, Paris, Louvre éditions – Hazan, 2010, p. 177. 66. G. DIDI-HUBERMAN, La condition des images. Entretiens avec F. Lambert et F. Niney, in M. AUGÉ – G. DIDI-HUBERMAN – U. ECO, L’expérience des images, Bry-surMarne, INA, 2011, 81-107, pp. 85-87 [§ Regarder avec les mots]. 67. Ibid., pp. 86-87.

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surgir par-là tant la touche et le geste pictural du peintre que ce que celui-ci mettait en œuvre. Un tel exemple ne doit pas tromper par son caractère apparemment superficiel, car il est bien connu que les autoportraits de Rembrandt témoignent d’une véritable interrogation sur luimême et sur l’être humain. Si nous transposons les réflexions de Georges Didi-Huberman au niveau d’un rapport possible entre l’image chrétienne et la théologie, nous pouvons comprendre qu’une véritable image chrétienne68 doit pouvoir susciter un discours théologique singulier qui tente d’approcher avec les mots ce que l’image exprime en propre. Il s’agirait là d’une vraie tâche théologique dans laquelle une dimension poétisante ne peut pas être absente. Sans jouer sur les mots, remarquons encore que cette dimension poétisante conduirait précisément à une «théologie poétisante» (pour reprendre l’expression rahnérienne dans L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion), c’est-à-dire une théologie qui reconduit au Mystère69. La possibilité même de cette articulation entre l’image et la parole renvoie de nouveau à des questions fondamentales concernant la structure de la connaissance humaine et plus particulièrement sur l’imaginaire symbolique et son rapport à la rationalité. Gilbert Durand propose finalement une réévaluation et une remise en cause de conceptions communément admises à ce sujet: Voici quels sont les résultats globaux que l’on peut induire de nos recherches. D’abord une totale suppression des séquelles de la doctrine classique – encore apparente chez Cassirer et dans le dualisme bachelardien – qui distingue le conscient rationnel des autres phénomènes psychiques 68. Nous pensons ici au discernement exprimé par Georges Didi-Huberman. Évoquant un certain nombre de peintres du long Moyen Âge (tels Giotto, Taddeo Gaddi, Lorenzetti, Enguerrand Quarton, Fra Angelico, Crivelli, Jean Van Eyck, Maître de Vyšší Brod), il observe que «tous ces grands peintres religieux refaisaient à leur propre compte (de façon intériorisée autant que concrète, c’est-à-dire totalement picturale) l’exégèse même, la très profonde exégèse du mystère qu’ils rendaient “visuel”, en l’opacifiant, en l’épurant comme mystère». Il souligne cette capacité d’invention caractérisant ces artistes, tandis qu’avec la Contre-Réforme l’autorité ecclésiale tente de plus en plus d’édicter une régulation des solutions figuratives et picturales et n’attend finalement de l’art qu’une figuration historique et une pédagogie. Or, conclut-il, «c’est en demandant l’impossible, à savoir une figure du mystère, que la théologie aura pu susciter de l’œuvre d’art ses plus belles réponses, qui n’auront jamais été des “réponses”, justement, mais des paradoxes, des mystères encore – des mystères de couleurs et de formes, de matières et de sens», DIDI-HUBERMAN, article Art & Théologie, pp. 70, 71. 69. Nous trouvons, par exemple, une telle recherche dans les écrits de Michel Brière. Il y conjugue tout à la fois références en histoire de l’art, perception sensible de l’œuvre à partir de laquelle s’explicite une exégèse théologique de l’œuvre. Voir M. BRIÈRE, Une leçon de ténèbres. Le christ mort couché sur son linceul de Philippe de Champaigne, Paris, Médiaspaul, 2000; ID., L’image de Dieu. Petite méditation avec le Bienheureux Fra Angelico (Cahiers de l’École Cathédrale, 57), Paris, Parole et silence, 2002.

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et en particulier des franges subconscientes de l’imaginaire. Cette intégration de toute la psyché au sein d’une unique activité peut encore s’exprimer de deux façons. D’abord par le fait que le sens propre (qui conduit au concept et au signe adéquat) n’est qu’un cas particulier du sens figuré c’està-dire n’est qu’un symbole restreint. Les syntaxes de la raison ne sont que des formalisations extrêmes d’une rhétorique baignant elle-même dans le consensus imaginaire général. Ensuite, d’une façon plus précise, il n’y a pas de coupure entre le rationnel et l’imaginaire, le rationalisme n’étant plus, parmi bien d’autres, qu’une structure polarisante particulière du champ des images. Dès lors, l’on peut assimiler la totalité du psychisme, dès qu’il décolle de l’immédiate sensation, à l’Imaginaire, et la pensée en sa totalité se trouve intégrée à la fonction symbolique. L’imagination, en tant que fonction symbolique n’est plus reléguée comme dans les conceptions classiques à être un déficit, une préhistoire de la saine pensée, comme l’est encore le mythe chez Cassirer, ou encore comme chez Freud, à être un ratage de la pensée adéquate70.

Ce renversement exposé par Gilbert Durand ouvre des champs certains pour une réflexion fondamentale sur l’articulation entre image et parole, entre symbolisme et rationalité, entre art et pensée discursive, et, concernant notre sujet, sur la question de la relation entre art et théologie selon la problématique déjà évoquée et posée dans L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion. Avec une telle conception de l’imaginaire symbolique qui enveloppe de part en part la connaissance rationnelle, cette dernière n’étant pas séparée de la première, il devient manifeste que l’expression artistique du Mystère de la révélation chrétienne est vraiment moment intérieur et intégral de la théologie comprise dans un sens plénier, c’est-à-dire une théologie qui ne s’identifie pas (ni ne se réduit) de manière a priori à la théologie verbale et rationnelle mais inclut toutes les formes d’auto-expressions de l’homme portées par l’autocommunication divine71. L’expression artistique ne peut évidemment plus être considérée comme un déficit ou une préhistoire de la pensée. Nous pourrions inversement nous demander dans quelle mesure une certaine réduction de la pensée à la pensée rationnelle ou une survalorisation de celle-ci ne conduit pas inévitablement à un déficit de la pensée dans une recherche de compréhension de l’homme et dans une fécondité possible de celle-ci72. Cette question se pose aussi pour la théologie. 70. DURAND, L’imagination symbolique, pp. 88-89. 71. Voir L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, SW, t. 29, pp. 138-139. 72. Nous pensons ici, entre autres, au positionnement d’Emmanuel Lévinas pour qui il était nécessaire de tenir les deux sagesses, celle de la tradition occidentale et du logos grec, médium de toute compréhension raisonnée, et celle de la tradition hébraïque. Catherine Charlier présente ainsi cette urgence qui s’est imposée au philosophe: «Cependant les ténèbres d’une histoire censée être éclairée par la raison rappellent tragiquement

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Konrad Fiedler, précurseur de Maurice Merleau-Ponty, développe une réflexion sur l’activité artistique et montre que celle-ci est le lieu d’un véritable éveil de conscience au monde tout à fait inédit qui se différencie des autres modes habituels de conscience: Dans le cours de son travail, l’artiste fait l’expérience de la naissance et du développement d’une conscience dont il ne peut autrement rien savoir73.

Elle est une véritable activité de l’esprit tout en étant indissociable de l’activité de la sensibilité et du corps; l’artiste développe une «vie intellectuelle-artistique» alors même qu’il est absorbé dans son acte. Aussi, affirme-t-il: Tant que l’on considère la connaissance du monde comme exclusivement liée à la pensée scientifique, on est contraint de penser l’activité artistique par opposition. Il faut alors lui inventer une signification suffisamment particulière pour lui assurer sa légitimité face à une tâche que sa noblesse conduit à considérer comme la seule importante pour l’esprit humain. L’artiste à présent peut faire son entrée aux côtés du chercheur»74.

En effet, pour Konrad Fiedler, bien des domaines de la réalité échappent à la pensée formelle et l’homme possède des facultés très diverses pour y accéder, dont l’art fait partie. Il précise encore: Pourquoi chercher une tâche pour l’art qui soit à l’opposé de la tâche sérieuse de la connaissance? Il suffit de considérer d’un œil non prévenu ce que l’artiste fait vraiment, et l’on comprend ceci: il saisit un côté du monde que ses moyens propres lui réservent à lui seul, et il parvient à une conscience de la réalité à laquelle la pensée n’aura jamais accès75.

que le logos ne suffit décidément pas à chasser l’ignominie, et il faut constater qu’en ce siècle il a tragiquement échoué à donner aux hommes le sens de l’humain. C’est pourquoi, dans un monde héritier consentant ou rebelle de ces heures barbares, et dès lors tenté par le nihilisme et toutes les formes subtiles ou brutales du désespoir, il faut aviver la mémoire d’une autre source du sensé que celle de la rationalité grecque, celle qui, issue des prophètes, veille sur la promesse de l’avènement humain» C. CHARLIER, Lévinas, l’utopie de l’humain, Paris, Albin Michel, 1993, pp. 25-26. La philosophie contemporaine souligne cet échec du logos dans les promesses et les attentes civilisationnelles. Remarquons que Gilbert Durand insiste sur la fécondité de la pensée symbolique comme «facteur d’équilibre psychosocial», ainsi que sur sa fonction euphémique comme expression d’une espérance. 73. K. FIEDLER, Sur l’origine de l’activité artistique, Paris, Éditions Rue d’Ulm – Presses de l’École normale supérieure, [2003] 2008, p. 73. 74. Ibid., p. 74. 75. Ibid.

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Cet approfondissement singulier de la connaissance au sein du travail artistique, Danièle Cohn (dans sa postface à cet ouvrage de Konrad Fiedler) l’explicite de la manière suivante: Le développement de la conscience intuitive dans l’activité artistique est aussi riche de possibles que celui de la conscience discursive, l’art adossé à l’intuition sensible déploie une richesse aussi grande – et profondément différente, donc inaccessible autrement – que la science par l’entremise des concepts76.

Les analyses de Jacques Maritain, dans une perspective thomiste, peuvent apporter à ces réflexions un autre éclairage. Considérant les processus d’affranchissement dans l’évolution de l’art moderne, il insiste non seulement sur une libération à l’égard de la représentation de la nature et des formes naturelles, mais aussi, plus radicalement, à l’égard de la raison conceptuelle, logique et discursive. Il précise cependant: Bien qu’il [ce processus de libération] puisse entraîner par accident une méconnaissance générale de l’intelligence et une attitude suicidaire du mépris de la raison, il ne consiste nullement, dans son essence, à se délivrer de la raison tout court, s’il est vrai que la raison a une vie à la fois plus profonde et moins consciente que sa vie logiquement articulée. Car la raison ne se borne pas à articuler, à relier, à inférer, elle voit aussi; et la saisie intuitive de la raison, intuitus rationis, est l’acte premier, la fonction première de cette puissance unique appelée intellect ou raison. En d’autres termes, il n’y a pas seulement la raison logique, mais aussi, et antérieurement à elle, la raison intuitive. […] Comme le montreront nos analyses ultérieures, nous sommes alors en présence d’une intuition d’origine émotive, et nous entrons dans l’empire nocturne d’une activité primévale de l’intellect qui, bien au-delà des concepts et de la logique, s’exerce en liaison vitale avec l’imagination et l’émotion. Nous avons quitté la raison logique et même la raison conceptuelle, et pourtant nous avons affaire plus que jamais à la raison intuitive – fonctionnant d’une manière non rationnelle77.

Jacques Maritain explicite ainsi toute une forme de pensée pré-conceptuelle. Nous ne pouvons, dans le cadre de notre étude, qu’indiquer ces quelques axes de réflexion qui permettraient de développer et d’approfondir la question de l’image en général et de l’image religieuse en particulier, dans leur relation à la parole et au discours théologique78. 76. Ibid., p. 141 [D. COHN, L’artiste, le réel et les formes. Konrad Fiedler et le projet d’une esthétique de la création, 115-143]. 77. J. MARITAIN, L’intuition créatrice dans l’art et la poésie, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, pp. 68-69. 78. Ajoutons encore, pour revenir plus directement à la pensée rahnérienne, que ces considérations ouvrent certainement aussi à d’autres manières de réfléchir sur la «conversio ad phantasma» comme condition fondamentale de la pensée.

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Karl Rahner poursuit son étude sur l’image chrétienne en considérant l’image proprement cultuelle, l’icône, qui est vénérée et qui reçoit une reconnaissance officielle, et qui, par ce fait, est plus qu’une simple image avec un contenu objectif relatif à l’histoire du salut. La réflexion théologique se déporte alors sur la question de la vénération. Ce qui justifie qu’une image soit vénérée, c’est son rapport à la communauté. En effet, une image est vénérable et vénérée lorsque celle-ci possède une signification religieuse effective et durable et lorsque la contemplation de cette image devient un élément essentiel de l’acte religieux pour un très grand nombre. Karl Rahner fonde donc la vénération de l’image sur sa fonction religieuse collective. C’est à partir de là qu’il confirme la valeur de l’image cultuelle: À cause de cette fonction, une telle image peut être tenue en haute estime, peut être dégagée du nombre restant d’images religieuses et en ce sens même être «vénérée»79.

Il conclut cette réflexion sur la vénération – et termine ainsi sa contribution – en faisant remarquer qu’«il n’est pas du tout nécessaire d’insister sur le fait que la vénération s’adresse seulement à la réalité représentée par l’image»80. L’article se termine sur ces mots. Dans la première version de sa contribution, Karl Rahner avait ajouté une dernière remarque81 à propos de la signification orientale de l’image de culte: cette image est considérée «comme une sorte d’incarnation de la personne sainte représentée»82. Il exprimait toutefois une certaine réserve. En effet, si cette signification particulière de l’icône a pu recevoir certaines justifications, elle ne peut toutefois, précisait-il, trouver selon les analyses développées dans sa propre contribution qu’«une interprétation plus prudente»83, car dans une telle signification de l’icône, «le rapport entre l’image et la réalité représentée va au-delà de l’expérience religieuse de celui qui contemple»84. Par cette remarque Karl Rahner confirme et rend manifeste la perspective dans laquelle il s’est situé dans toute son étude sur la signification religieuse de l’image: non pas tant 79. «Wegen dieser Funktion kann ein solches Bild hochgeschätzt und aus der übrigen Zahl religiöser Bilder hervorgehoben und in diesem Sinne selber “verehrt” werden», SW, t. 30, p. 482. 80. «Es braucht gar nicht darauf insistiert zu werden, daβ die Verehrung nur der durch das Bild dargestellten Wirklichkeit allein zukomme», ibid. 81. Voir ibid., note r, p. 857. 82. «Als einer Art Inkarnation der dargestellten heiligen Person», ibid. 83. «Eine vorsichtigere Interpretation», ibid. 84. «Der Zusammenhang zwischen Bild und dargestellter Wirklichkeit über die religiöse Erfahrung des Beschauenden geht», ibid.

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du point de vue de l’image en tant que telle, que du point de vue du sujet regardant et de l’expérience vécue par celui-ci. Notons que Karl Rahner a abordé brièvement la question des images cultuelles dans son article Pour une théologie du symbole85. Il y montre que la théologie grecque des images cultuelles relève d’un concept plutôt platonicien de l’image selon lequel «l’image participe à la réalité du modèle, et pose plus ou moins la présence réelle du modèle qui demeure en elle», à la différence d’un concept plus aristotélicien selon lequel «l’image est le signe extérieur d’une réalité séparée de lui et qu’elle n’indique que pédagogiquement pour l’homme, être sensible». La conception de l’image cultuelle par la théologie grecque, par contre, n’est pas sans rejoindre le concept de symbole qu’il a développé. Mais là encore, il souligne la difficulté et la complexité de la question.

85. Pour la théologie du symbole, Ét, t. 9, trad. R. GIVORD, p. 36.

F. LES ARTS ET LA COMMUNAUTÉ CROYANTE

Outre les textes majeurs que nous avons analysés, le corpus des écrits rahnériens sur l’art comprend d’autres textes, plus courts et plus circonstanciels. Bien que très divers, ceux-ci peuvent être regroupés sous une thématique commune: celle de la relation interne des arts et de la communauté croyante dans sa vie même. Par le fait qu’ils soient plus circonstanciels, ces textes rendent d’autant plus compte de la dimension «pratique» de la réflexion de Karl Rahner, c’est-à-dire d’une réflexion qui se situe toujours au sein de la vie de l’Église et de la société. Comme nous l’avons indiqué dans l’introduction générale de notre étude, cette dimension «pratique» traverse l’ensemble de ses écrits sur l’art, elle appartient à la «forme» de la théologie rahnérienne. Ces textes qui sont des réflexions sur les arts dans leur inscription au sein de la vie de la communauté croyante manifestent combien la question des arts dans l’Église ne peut pas être réduite à une question secondaire d’ornementation et d’illustration. Elle demande à être théologiquement ramenée à sa racine, et elle ne l’est que lorsque les arts sont compris comme participant de la vie et de l’activité même de l’Église, de son auto-expression et de son auto-réalisation, autrement dit de son accomplissement dans son historicité. C’est pour cela qu’une réflexion de théologie pratique dans le domaine des arts est nécessaire, car celle-ci accompagne cette dimension de la vie de l’Église dans son actualité, pour la penser et l’éclairer. Elle cherche à proposer un diagnostic et un discernement théologique du kairos dans une situation donnée et contemporaine, discernement qui, selon Christoph Theobald, constitue «la spécificité épistémologique de la théologie pratique»1. Ces textes sont, en ce sens, autant d’exemples saisissants de mises en œuvre d’une théologie pratique de l’art. S’inscrivant dans des contextes historiques précis, il va de soi que ces mises en œuvre théologiques peuvent avoir perdu de leur actualité; elles n’en offrent pas moins des éléments structurants fondamentaux et, pour le moins, une manière de penser théologiquement dans l’ouverture et l’accueil des situations nouvelles. Les questions traitées dans ces petits textes croisent inévitablement celles déjà rencontrées dans les textes précédents. Cependant, le fait 1. C. THEOBALD, Selon l’Esprit de sainteté. Genèse d’une théologie systématique (Cogitatio fidei, 296), Paris, Cerf, 2015, p. 47.

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qu’elles soient abordées dans un autre contexte en renouvelle ou en précise la compréhension. Plus encore, nous verrons que ces textes donnent lieu aussi, en raison même de ces contextualisations différenciées, à des réflexions tout à fait nouvelles. Ceux-ci s’étendent essentiellement sur la période des années soixante, de 1958 à 1971. Une fois de plus, nous prendrons l’option de les présenter dans l’ordre chronologique de leur édition. Le premier texte, Y a-t-il un art chrétien?, de 1958, a un statut particulier puisqu’il s’agit de notes prises par un étudiant et confrère dans le cadre d’un séminaire hebdomadaire. Karl Rahner se confronte à la question d’une nouvelle approche de la peinture qui refuse les figurations ou les signes explicitement religieux caractérisant les représentations religieuses traditionnelles et qui, pourtant, revendique tout autant une authenticité chrétienne. Cette nouvelle peinture, qu’elle soit par ailleurs abstraite ou figurative, est dénommée peinture métaphysique. La question soulevée est de savoir si cette peinture est vraiment «chrétienne» ou non. À travers cette question, c’est un questionnement général sur l’art et le christianisme que Karl Rahner aborde. Il expose diverses conceptions ou réponses possibles et les analyse. Il propose finalement, afin d’avancer dans un discernement, de rapporter cette question à une question théologique plus fondamentale: celle de savoir si, dans l’ordre concret de l’existence, un phénomène de transcendance est, ou non, dans son fond un phénomène chrétien. Fort de son analyse théologique fondamentale, il développe une réflexion en distinguant d’une part, un «art explicitement chrétien» rendu par des indications, des signes ou des symboles reconnaissables qui ne relèvent pas nécessairement et directement en tant que tels de l’art, et d’autre part, un «art anonymement chrétien» qui ouvre à un phénomène de transcendance. Karl Rahner distingue ainsi ce qu’il appelle à proprement parler les «images cultuelles» explicitement chrétiennes correspondant à la confession de foi de la communauté croyante et convenant en propre à celle-ci, et les «images métaphysiques» qui communiquent un phénomène de transcendance; ces images, il les appelle des «images chrétiennes», car elles sont chrétiennes dans leur fond. Il souligne qu’il est vivement souhaitable que les «images cultuelles» soient aussi des «images métaphysiques» (ou «images chrétiennes»). Il termine cette analyse par un questionnement sur la densité «humaine» des images et sur la variation des perceptions de celle-ci en fonction des différentes périodes historiques. Le deuxième texte, Un petit chant, de 1959, est une brève réflexion sur les chansons de son confrère Aimé Duval SJ, poète, compositeur et chanteur. Dans ce texte très court, Karl Rahner explicite pourtant une

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analyse fondamentale de l’acte de création artistique en tant que celui-ci s’enracine dans le cœur de l’homme. De plus, il défend ce «petit chant» comme une authentique expression de ce que l’homme éprouve de luimême dans sa quotidienneté; il rappelle que c’est dans cette quotidienneté que Dieu vient à la rencontre de l’homme. Le chant d’Aimé Duval est le chant de la foi quotidienne du chrétien. Le troisième texte, Parole et musique dans l’espace de l’église. De la première exécution de la messe d’Igor Stravinsky à Innsbruck dans l’église des jésuites, est une allocution prononcée par Karl Rahner dans le but d’introduire l’assemblée à cette œuvre musicale interprétée au cours de la célébration eucharistique, le 18 mai 1961. Ce texte aborde de nouveau la question de l’art chrétien. Karl Rahner insiste de prime abord sur la spécificité de la parole dans le christianisme: c’est par la parole que Dieu s’est révélé lui-même à l’homme et c’est par la parole seulement que l’homme peut exprimer la confession explicite de Dieu telle qu’elle s’énonce dans le christianisme. Il fonde cette spécificité de la parole dans sa capacité à ouvrir à l’indicible grâce à la négation. L’art musical, en lui-même, ne peut être qu’un «fragment du monde» et ne peut exprimer que l’homme. Karl Rahner n’en affirme pas moins l’existence d’une «musique chrétiennement spirituelle» ou d’une «musique proprement chrétienne». Celle-ci est bien sûr – et ne peut être – qu’une musique reliée à la parole et accompagnant la parole de foi, mais elle est aussi, et très précisément, une musique qui exprime l’homme croyant, c’est-à-dire l’homme s’accomplissant dans la foi. Il rappelle, en ce sens, que l’humain accompli est déjà et toujours plus que seulement l’humain, car il est porté par la grâce. Dans ces considérations, Karl Rahner ne néglige pas non plus de souligner l’importance de la dimension proprement artistique de l’homme (l’«homme artistique»). Cette dimension artistique de l’homme est elle-même requise pour une disponibilité et une offrande de tout l’homme au Dieu de la grâce. Enfin, devant le caractère inhabituel et novateur de la musique stravinskienne pour la communauté paroissiale et célébrante, il insiste sur la nécessité d’une expression artistique contemporaine de la foi relativement à l’historicité de l’homme. Rappelons, enfin, que dans les textes plus tardifs, il reconnaîtra à la musique elle-même (et pas seulement en raison des paroles qui l’accompagnent) la possibilité de mettre l’homme en relation avec la révélation divine. Le quatrième texte, Que chantent les Beatles?, de 1968, est la préface d’un livre de Georg Geppert, aumônier des étudiants. Cette réflexion sur les chansons des Beatles pose la question du rapport d’un art non explicitement chrétien avec la communauté croyante que forment les

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jeunes. De teneur tout à fait pastorale, ce texte condense une anthropologie théologique fondamentale et montre comment les chansons de Beatles, en tant qu’authentiques expressions actuelles de ce qu’est l’homme, peuvent être un topos et, plus encore, un kairos pour le prédicateur de l’Évangile. Enfin, le cinquième texte, Construire une église. À propos des églises modernes, de 1971, est une conférence donnée à l’occasion de la consécration d’une nouvelle église. Ce texte met en avant une différenciation inévitable entre des énoncés théologiques et architecturaux qui resteront toujours généraux et la particularité et l’originalité d’une réalisation architecturale concrète qui s’inscrit dans son époque. Karl Rahner, en tant que théologien, se fait explicitement le défenseur de la liberté et de la responsabilité créatrices de l’architecte tout en se confrontant, une fois de plus, à la difficulté, pour une partie de la communauté croyante, d’accueillir des réalisations contemporaines. Il complète cette considération par une réflexion sur le sacré, le profane et la sainteté dans le christianisme et explicite ainsi, de manière fondamentale, le rapport de la communauté croyante à l’édifice religieux. La brève présentation problématisée de ces cinq écrits manifeste le dynamisme d’une pensée toujours prête à se laisser interroger par ce que la contemporanéité artistique lui présente comme horizon nouveau, cherchant à l’évaluer en vue d’un discernement fécond au service de la communauté croyante.

CHAPITRE 9

LA PEINTURE MÉTAPHYSIQUE Y A-T-IL UN ART CHRÉTIEN? (1958)

Le texte Y a-t-il un art chrétien?1 ne fait pas à proprement parler partie du corpus des écrits rahnériens sur l’art, car il ne s’agit pas d’un texte écrit par Karl Rahner lui-même ou ne serait-ce que relu par lui. Il s’agit de notes prises sur une période s’étendant du 16 mai 1958 au 22 mai 1959 par Otto Schärpf, SJ (né en 1929), alors étudiant en théologie à Innsbruck (1955-1959), au cours d’un séminaire hebdomadaire animé par Karl Rahner. Dans l’introduction de l’édition de ces notes, Otto Schärpf relate que Karl Rahner avait l’habitude de répondre à de multiples questions librement posées par toutes personnes intéressées, lesquelles, précise-t-il, venaient parfois de loin. Ces questions étaient reprises d’une manière approfondie au cours de l’année. Gibt es eine christliche Kunst? est l’une de ces diverses questions. Elle a été traitée lors de la séance du 14 novembre 1958. Otto Schärpf rappelle, enfin, que la forme d’exposition utilisée par Karl Rahner était celle d’une thèse scolastique qui se structurait donc en trois parties: videtur quod non (l’objection), sed contra (la contre objection et la référence d’autorité) et respondeo dicendum (l’argumentation et le développement de la thèse). L’étude de ce texte comporte certaines difficultés ou limites du fait même qu’il s’agit de notes: celles-ci ne sont pas vraiment rédigées; ce ne sont parfois que des bribes de phrases qui ont inévitablement un caractère décousu, voire chaotique; le texte est parcellaire et morcelé; nous ne pouvons pas accorder toute certitude aux mots employés. Cependant, bien que ces notes ne soient pas un texte original de Karl Rahner et ne puissent pas s’autoriser de lui, elles ne sont pas moins «des notes authentiques» et peuvent être des «compléments impressionnants, parfois sensationnels, à l’œuvre écrite du théologien jésuite» qui, à ce moment-là, était «sous “observation romaine”»2. Il est certain que la lecture de ces 1. Gibt es eine christliche Kunst?, in O. SCHÄRPF, Karl Rahner, aus dem theologischen Kolloquium. Mitschrift von Otto Schärpf, aus dem Zeitraum 16.5.1958-22.5.1959, Andere Texte von K. Rahner, [s.l.], [s.e.], 2012, 57-66 [désormais cité: Gibt es eine christliche Kunst?]. 2. «Authentische Nachschriften»; «eindrucksvolle, teils sensationelle Ergänzungen zum gedruckten Werk des Jesuitentheologen»; «unter “romischer Beobachtung”». Voir

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notes donne à percevoir une pensée pleinement en mouvement, dans une liberté et une expression orale, un rythme de recherche, une avancée progressive vers une proposition de solution. Karl Rahner développe sa réflexion en se mettant lui-même en jeu (utilisation du pronom personnel à la première personne), il s’adresse directement à ses interlocuteurs, tout cela dans un souci effectif et efficace d’enraciner sa réflexion dans l’expérience et de la valider par celle-ci. Les exemples artistiques sont plus nombreux et dévoilent, plus que dans les autres textes, la propre culture artistique du théologien. L’argumentation menée par Karl Rahner manifeste que la question posée n’est pas seulement d’ordre général: celle-ci s’inscrit dans le contexte de la peinture des années cinquante et dans la recherche d’un art chrétien moderne plutôt abstrait3 et caractérisé par l’absence de thématique chrétienne explicite ou encore par le refus d’inscriptions surajoutées qui indiquent une thématique religieuse. Cet art chrétien moderne qui prend place dans les églises se dit pourtant tout autant chrétien, si ce n’est plus, que la peinture religieuse-chrétienne représentative et classique. Karl Rahner mène une analyse précise dans laquelle se condensent déjà tous les éléments et les enjeux de sa théologie fondamentale et transcendantale, laquelle trouve ici un champ de mise en œuvre tout à fait singulier. Ce texte présente donc ce double intérêt: celui de percevoir une pensée théologique en élaboration et celui de découvrir une réflexion sur la peinture ou l’image plus de vingt-cinq années avant les deux grands écrits déjà présentés, L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, de 1982, et Pour une théologie de la signification religieuse de l’image, de 1983. Compte tenu du caractère particulier de ce texte, des difficultés et des limites que nous avons mentionnées, nous avons choisi de présenter cet ensemble de notes en élaborant une sorte de paraphrase explicative, en tentant de dégager, de restituer et de manifester la cohérence et le mouvement d’une pensée en recherche. Nous ne ferons pas de longues citations du texte, nous indiquerons seulement certaines expressions particulièrement récurrentes ou significatives. le site internet des archives de Karl Rahner, www.karl-rahner-archiv.de, présentation de l’édition de ces notes de séminaires et conférences prises par Otto Schärpf. 3. La tendance vers l’abstraction a fortement marqué la recherche d’une nouvelle forme d’art sacré et chrétien au XXe siècle. Voir: M. OSCHÉ, Un art sacré pour notre temps t. 12 (Je sais, je crois. Encyclopédie du catholique au XXe siècle, 128), Paris, Fayard 1959; G. MERCIER, L’art abstrait dans l’art sacré. La tendance non-figurative dans l’art sacré chrétien contemporain, Paris, De Boccard, 1964; J. COTTIN, La mystique de l’art. Art et christianisme de 1900 à nos jours, Paris, Cerf, 2007; I. SAINT-MARTIN, Art chrétien/Art sacré. Regards du catholicisme sur l’art. France XIX-XXe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014.

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I. «UN

ART CHRÉTIEN?».

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QUESTIONNEMENT ET DÉBAT

Au cours de cette séance du 11 novembre 1958, la quaestio à laquelle Karl Rahner doit apporter une réflexion approfondie et une réponse est donc: Y a-t-il un art chrétien? Le développement de son argumentation se divise en trois étapes. L’objection (Videtur quod non) montre que ce qui constitue le contenu chrétien n’est pas représentable et ne peut être reçu et cru que par la parole; il résulte de cela qu’il ne peut y avoir d’art chrétien si ce n’est par une inscription ou une indication surajoutée. La contre-objection ou la thèse (Sed contra) affirme qu’il existe pourtant une expérience de transcendance dans la musique; la controverse conduit, finalement, à la question de savoir si une peinture «métaphysique» peut être, au sens propre, une peinture chrétienne. Dans le développement (Respondeo dicendum) Karl Rahner reconduit ce débat à ses racines théologiques, c’est-à-dire au rapport, dans l’ordre concret, de l’humain moralement droit à l’égard du surnaturel, problématique pour laquelle la solution apportée ne fait pas l’unanimité chez les théologiens; le positionnement théologique choisi et la réponse à cette question conditionnent fondamentalement la réponse au débat soulevé dans le domaine de l’art. 1. Videtur quod non. Le contenu chrétien n’est pas représentable4 Karl Rahner commence par exposer les arguments qui soutiendraient qu’il ne peut y avoir par principe aucun art chrétien5. En effet, ce qui constitue le contenu proprement chrétien ne peut pas être traduit par l’art car le divin n’est pas représentable. Seul ce qui est humain est représentable. Il est, de ce fait, impossible de peindre le Christ qui, tout en étant homme, est divin selon son hypostase. Affirmer l’inverse reviendrait à adopter un point de vue relevant du nestorianisme6. Pour appuyer cette argumentation, Karl Rahner montre que si nous pouvions voir une photographie du Christ, celle-ci ne permettrait pas de représenter qui il 4. «Videtur quod non: Christliche Inhaltlichkeit ist nicht darstellbar», Gibt es eine christliche Kunst?, p. 57. 5. Karl Rahner présente les arguments des théologiens iconoclastes des premiers siècles du christianisme, arguments qui seront repris lors de la Réforme. Ce débat sur les icônes ou les images, rappelons-le, s’appuie directement sur les questions christologiques. 6. La doctrine du nestorianisme refuse que le Logos éternel soit le sujet réel et unique de la réalité humaine et divine du Christ et s’oriente plus vers une union «morale» du Verbe avec l’homme que vers une union hypostatique; voir article Nestorianisme, in K. RAHNER – H. VORGRIMLER, Petit dictionnaire de théologie catholique, trad. P. DÉMANN – M. VIDAL, Paris, Seuil, 1970. La référence de Karl Rahner au nestorianisme se comprend de la manière suivante: si le divin n’est pas représentable, prétendre pouvoir représenter le Christ équivaudrait à ne pas reconnaître en lui le Logos comme sujet réel et unique.

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est vraiment, sa différence par rapport aux autres hommes. Nous concernant, lorsque nous nous prenons en photographie, ce qui est reproduit et vu renvoie «sans équivoque [eindeutig]» à ce que nous sommes (notre photographie ne renvoie pas un chimpanzé, précise-t-il). Même si la photographie d’un homme ne montre pas directement son esprit, il y a bien un «réel rapport [realen Zusammenhang]» entre ce qui est reproduit et ce qu’est l’homme. Par contre, quand il s’agit du Christ, de la sainteté, ou de la dimension chrétienne en tant que telle, il n’en est pas de même. En effet, il n’est pas possible de représenter le chrétien en tant que tel, car ce qui est expérimentable et représentable, directement et sans équivocité, ne peut pas être l’expression directe et évidente de sa foi, de son espérance, de son amour, de la grâce divine qui l’habite, ni non plus de Dieu, de son jugement et de sa miséricorde. Karl Rahner s’interroge sur ce que les photographies des saints représentent vraiment, celles de Thérèse de l’Enfant-Jésus, de Don Bosco, etc.; il évoque le travail de Schamoni7. Avoir une photographie de saint Augustin serait intéressant, mais permettrait-elle vraiment de voir le saint (il remarque qu’il est dommage que nous n’ayons pas une photographie de Martin Luther)? Il se réfère, de même, aux masques mortuaires: il fait constater que le masque de Voltaire peut paraître paisible tandis que celui d’un saint pourrait paraître déchiré; un masque mortuaire ne traduit pas une physionomie spirituelle mais une transformation physiologique lors de la mort. Karl Rahner poursuit en exposant les raisons fondamentales qui conduisent effectivement à cette position restrictive concernant l’art chrétien: «Fondamentalement, il ne peut y avoir une manifestation sans équivoque du surnaturel, de la grâce, de l’union hypostatique, parce que cela reste caché sous le manifestant, le vide de l’humain simplement terrestre»8. Il souligne que cela relève de l’acte de foi, lequel repose sur la parole de Dieu et son écoute. Il soulève alors cette autre question fondamentale: «Pourquoi et dans quelle mesure la parole peut-elle, de prime abord et de manière moins équivoque, faire pénétrer dans le domaine de notre être-là ce qui est au-delà, le divin»9. Karl Rahner propose de considérer 7. Il s’agit certainement de Victor Schamoni (1901-1942). À propos de l’échec de Schamoni en faveur d’un cinéma catholique, indiquons les ouvrages suivants: W. GRABE, Victor Schamoni und die „Westfälischen Landeslichtspiele“ in Soest – Ein gescheitertes Experiment katholischer Filmarbeit auf dem Lande 1930/32, in Soester Zeitschrift 112 (2000) 97-108 et Katholisches Kino – ein Experiment und sein Ende, in Jahrbuch Westfalen 54 (2000) 195-199. 8. «Eine eindeutige Erscheinung des Übernatürlichen, der Gnade, der unio hypostatica, kann es grundsätzlich nicht geben, weil das hinter dem Erscheinenden verborgen ist, der Leere des bloß irdisch Menschlichen», Gibt es eine christliche Kunst?, p. 58. 9. «Warum und inwiefern kann das Wort das Jenseitige, das Göttliche zunächst eindeutiger in unseren Daseinsraum hineinrücken?», ibid.

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la question concrètement: en effet, le regard du Christ, le son de sa voix, ses gestes, etc., tout ce qui est visible, représentable et audible, saisissable phonétiquement, tactilement, visuellement, ne pouvait pas constituer un renvoi sans équivoque à son «être [Wesen]» propre. S’il en avait été ainsi, cela signifierait que l’on aurait pu savoir qu’il est le Fils de Dieu indépendamment de son témoignage oral. La présence divine n’est donnée que dans la parole et la parole seule. C’est pour cela, indique-t-il au passage, que les théologiens protestants considèrent que les catholiques et les orientaux (qui affirment ou vivent une présence de Dieu dans le culte des images) sont fondamentalement non chrétiens. Revenant donc à la question de la parole, il se demande pourquoi celle-ci peut rendre évident plus que les autres manifestations et les autres modes d’apparition quelque chose de non immédiatement saisissable. Il montre que la parole contient une possibilité de négation qui lui permet de dire «non pas ainsi, mais autrement»10; la négation permet donc «le renvoi à ce qui est au-delà de la manifestation et de l’expérimentable»11, à la transcendance, à ce qui est cru. Karl Rahner termine cette première partie en reportant cette considération sur l’œuvre d’art non verbale et en se demandant s’il n’y aurait pas quand même, là aussi, la possibilité d’un tel renvoi de transcendance, un «ascende altius». Il souligne qu’il s’agit d’une question délicate à laquelle il est difficile de répondre. C’est précisément cette question, nous l’avons vu, qu’il aborde dans l’article de 1983, Pour une théologie de la signification religieuse de l’image. 2. Sed contra. Il y a bien une expérience de transcendance dans la musique12 À ce premier positionnement, Karl Rahner oppose immédiatement l’affirmation selon laquelle la grande musique (Mozart, Beethoven, Bach, etc.) est souvent considérée comme une «porte [Tor]», ou une «brèche [Loch]», ou encore «l’abîme [der Abgrund]» qui ouvre à la transcendance et en permet l’expérience. Il en est de même dans la grande peinture (Rembrandt et autres); il s’ensuit dès lors que la contemplation visuelle renvoie à plus qu’elle-même. Soulignons l’importance de ce sed contra. Son argumentation s’appuie sur la constatation, la reconnaissance et l’affirmation d’une ouverture transcendantale de l’art. C’est cette ouverture transcendantale de l’art qui exige de ne pas s’arrêter aux arguments 10. «Nein, nicht so, sondern anders», ibid. 11. «Der Verweis auf das Jenseitige der Erscheinung und der Erfahrbaren», ibid. 12. «Sed contra  : Es gibt in der Musik doch Transzendenzerfahrung», ibid.

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de l’objection (arguments pourtant fondés et qui ne seront pas rejetés) et qui appelle un approfondissement la question. En effet, l’affirmation d’une expérience effective de la transcendance dans l’art indique que la possibilité d’une négation13 et d’une via eminentiae ne serait pas le privilège de la parole seulement, mais appartiendrait aussi aux œuvres d’art. Poussant à l’extrême cette possibilité dans ce contexte de débat autour d’un art chrétien, Karl Rahner se demande si l’on ne pourrait pas peindre un homme de telle sorte qu’on ne puisse pas s’arrêter à ce qui est immédiatement visible, mais que transparaisse avec force quelque chose qui permette de dire que c’est Dieu qui est peint. Il tente de discerner ce qui est juste ou non dans une telle supposition14. Pour cela, il réaffirme avec fermeté qu’il n’y a aucun acte de contemplation visuelle qui puisse renvoyer de manière évidente à la réalité de la foi; il faut nécessairement qu’un tel acte soit accompagné par la parole pour être empreint d’un renvoi chrétien. C’est pour cette raison, indique-t-il, qu’il y a toujours dans les icônes grecques soit une parole écrite, soit des rayons, soit des auréoles ou toutes autres formes d’inscription15. C’est pour cela aussi, souligne-t-il, que les peintres modernes ne peuvent pas peindre des images à proprement parler cultuelles, car ceux-ci considèrent que l’ajout d’une inscription explicative serait une trahison par rapport à leur art. Cependant, Karl Rahner n’en reste pas à cette considération. Il propose de décomposer la question de l’art chrétien. Il se demande si l’on ne pourrait pas affirmer d’une œuvre 13. «Verneinung» et «Negation». 14. Karl Rahner pose la question: «Was ist richtig?». 15. Cette considération rejoint ce que Jean Wirth appelle la performativité de l’image qui implique tout à la fois un pouvoir d’évocation et une impuissance à transmettre un contenu propositionnel. Il rappelle, de prime abord, la position des Livres carolins rédigés sous la direction de Charlemagne à l’encontre du texte du concile de Nicée II: ceux-ci faisaient déjà remarquer, par exemple, écrit-il, «que l’image est impuissante à représenter la prophétie d’Isaïe: “Voici qu’une vierge concevra” (Isaïe 7,14). Elle peut bien montrer une femme avec un enfant dans les bras, mais elle ne peut dire que c’est la Vierge Marie plutôt que Sarah, Bethsabée, Élisabeth ou encore Vénus. Il faut pour cela une légende, mais une nouvelle difficulté surgit. Ira-t-on adorer ou maudire la même image selon qu’on l’intitule “Marie” ou “Vénus”?». Quelques paragraphes plus loin, Jean Wirth insiste: «Tant que l’image ne s’adjoint pas l’aide de codes non mimétiques, comme les légendes ou les auréoles, et tant que la connaissance du contexte de sa production ou de son utilisation ne nous vient pas en aide, rien ne permet de s’assurer qu’une scène de supplice raconte le martyre d’un saint ou voue un criminel au châtiment. […] Lorsque l’image est utilisée pour honorer ou déshonorer quelqu’un, elle est bien un ingrédient de l’énoncé performatif et même l’ingrédient essentiel. Mais elle ne peut délivrer seule la totalité du message. On sait bien que les énoncés performatifs ont besoin d’un contexte pour avoir une efficacité, mais l’image a déjà besoin d’éléments contextuels pour constituer un énoncé, faute de posséder les moyens syntaxiques de construire une assertion», voir J. WIRTH, Qu’est-ce qu’une image?, Genève, Droz, 2013, respectivement pp. 89; 91-92.

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d’art qui occasionnerait et provoquerait de manière parfaite un «évènement absolu de transcendance»16, qu’elle soit, de ce fait, chrétienne. Cela reviendrait à se demander si «tout évènement de transcendance»17 n’est pas, par cela même [eo ipso], un «évènement chrétien»18. Avant de répondre directement à cette nouvelle question, Karl Rahner fait un détour en rappelant les différents statuts accordés aux images chrétiennes. Il indique qu’à l’époque de Charlemagne (Grégoire de Tours), la justification des images est tout à fait autre en Occident qu’en Orient. Pour l’Occident, l’image chrétienne est l’image concrète d’un contenu abstrait, elle est une aide pour les ignorants enfermés dans un monde de représentations. Il considère, quant à lui, qu’une image chrétienne ne peut pas être réduite à une telle notion de biblia pauperum; l’image ne serait qu’une illustration et la médiation d’un savoir déjà transmis par la parole. Pour l’Orient, l’image est une présence quasi sacramentelle de celui qui est représenté, dans le prolongement de l’incarnation. Par ailleurs, pour Calvin, aucune image n’est permise en raison de l’interdit biblique, tandis que pour Luther, si les images ne doivent pas être vénérées, elles sont toutefois des aides de nature didactique (de la même manière, ajoute-t-il, qu’un professeur de religion fait dessiner dans un cahier de dessin les sept sacrements, les différents aspects de la confession, etc.). Karl Rahner revient alors à sa question et la précise: il s’agirait de fonder et de justifier l’image chrétienne (la possibilité de sa christianité) «par le chemin d’un évènement de transcendance»19, autrement dit par le fait qu’elle suscite un évènement de transcendance. Ainsi, l’image chrétienne ne serait pas réduite à une simple biblia pauperum et elle n’obtiendrait pas, comme chez les Grecs, son caractère chrétien seulement par des inscriptions surajoutées. Une telle justification rendrait compte, finalement, qu’une image chrétienne puisse ne pas avoir du tout un contenu expressément chrétien – ce qui est la problématique moderne de l’art chrétien –. En ce sens, pour peindre une image chrétienne, il ne serait pas nécessaire de représenter la Mère de Dieu, les noces de Cana, le Thabor avec Élie et Moïse, etc. Il fait remarquer, à ce propos, qu’on peut trouver un évènement de transcendance «beaucoup plus radical» et «manifeste»20 dans un soleil ou un coteau de Van Gogh, ou encore dans l’étrangeté d’un esquif sur la mer, que dans des peintures expressément religieuses. 16. 17. 18. 19. 20.

«Absolutes Transzendenzerlebnis», Gibt es eine christliche Kunst?, p. 59. «Jedes Transzendenz-Erlebnis», ibid. «Christliches Erlebnis», ibid. «Auf dem Wege eines Transzendenz Erlebnisses», ibid., p. 60. «Viel radikaler»; «deutlicher».

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C’est ainsi, souligne-t-il encore, que de nombreux peintres actuels considèrent que leurs tableaux représentant des pommes peuvent être par leur seule «coloration»21 beaucoup plus chrétiens qu’un tableau représentant les noces de Cana ou qu’un tableau de Rembrandt à thème religieux, d’autant qu’il n’est pas toujours aisé de savoir si la thématique religieuse est seulement un prétexte pour peindre un tableau ou si elle est ce que le peintre voulait vraiment exprimer. Les représentations de saint Sébastien pouvaient n’être que l’occasion de peindre un nu masculin. Karl Rahner démultiplie un questionnement tout à fait pertinent en considérant les «Pèlerins d’Emmaüs» de Rembrandt: Rembrandt a-t-il vraiment voulu peindre un tableau religieux ou celui-ci n’est-il qu’un prétexte pour traiter de «problèmes picturaux»?22. D’un autre côté, ces problèmes picturaux ne sont-ils pas, précisément, ce qui rend manifeste le caractère religieux du tableau? Ne sont-ils pas, fondamentalement, plus religieux que le fait de ne chercher qu’à représenter la transfiguration sur le Thabor? Pour bien situer la problématique à élucider, Karl Rahner prend un autre exemple et ouvre de nouveau la perspective de son questionnement. Si un peintre moderne veut peindre le Crucifié dans la situation du «mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?», peut-il le faire en peignant autre chose? Peut-il, par exemple, ne peindre qu’un homme dans un désespoir sans fond? De même, s’il veut peindre le Crucifié sur la croix (non pas le vainqueur mort, mais le Christ livré dans l’acceptation de la mort, le Christ abandonné par Dieu), ce qu’il doit ainsi proprement représenter n’est-il pas totalement indépendant de la question d’une croix et d’un homme suspendu à cette croix? Une telle situation du Christ ne pourrait-elle pas être représentée sans un contenu déterminé, autrement dit par une peinture abstraite? 3. La peinture métaphysique est-elle déjà, au sens propre, chrétienne?23 Karl Rahner aborde alors frontalement la question qui, pour lui, est la question centrale de la problématique de la peinture moderne chrétienne (abstraite): La peinture métaphysique est-elle déjà une peinture chrétienne au sens propre?24

21. 22. 23. 24. ibid.

«Farbigkeit». «Malerische Probleme». «Ist metaphysische Malerei schon im eigentlichen Sinn christlich?», ibid. «Ist eine metaphysische Malerei schon eine im eigentlichen Sinn Christliche?»,

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Il rappelle que des poèmes métaphysiques, comme ceux de Rilke et d’Hölderlin, peuvent apparemment parler seulement de l’eau ou de l’arbre, alors que, dans leur fond, ils expriment et manifestent de manière très immédiate la chute de l’homme, ou bien l’innommable, l’indicible et la transcendance. C’est précisément ce qui explique l’enthousiasme que suscitent ces auteurs (il constate qu’il est plus difficile de ressentir cela chez Goethe ou les autres poètes classiques qui reçoivent effectivement moins de considération). Il poursuite sa recherche en faisant remarquer qu’il y a de véritables accomplissements [Vollzüge] humains, spirituels et métaphysiques, tels que le fait de sombrer dans le désespoir, dans l’absurdité ou dans la négation absolue, qui ne sont pas, comme tels, chrétiens. Il se demande, d’ailleurs, dans quelle mesure l’art peut ou non vraiment représenter ces situations extrêmes en tant que telles, car il demeurera toujours une ambiguïté dans ce qui est vu et perçu s’il n’y a pas d’explicitation par la parole. Une musique, par exemple, peut-elle vraiment exprimer et affirmer sans aucune équivocité la désespérance, la détestation de Dieu et le non-sens de l’existence, ou bien, tout en faisant ressentir un tragique et quelque chose de sans-issue de l’être-là humain, ne peut-elle que laisser ouvert l’aboutissement dernier auquel ce tragique conduit? Karl Rahner fait une autre observation (sur laquelle il reviendra au terme de sa contribution) qu’il considère particulièrement importante pour l’appréciation de l’art moderne: il se peut que quelqu’un ne puisse pas du tout recevoir et accepter une œuvre d’art moderne parce que, tout en lui étant pourtant contemporain, il appartient, en fait, encore à une époque passée. Il donne l’exemple de ceux qui, habitués à la musique classique, n’ont pu ni su recevoir en leur époque la musique de Beethoven: cette dernière avait pu leur paraître comme une musique sans forme, éclatée, impie, relevant d’une incapacité musicale. Karl Rahner reformule sa problématique en intégrant des conditions optimales du phénomène de transcendance: Un art qui communiquerait dans ce sens un phénomène de transcendance d’une manière la plus présumément positive et le communiquerait de manière nécessaire, serait-il déjà pour autant un art chrétien?25

Avant de présenter son propre point de vue (ce qu’il fera dans le respondeo), Karl Rahner envisage une position selon laquelle la réponse

25. «Hat solche Kunst, die in diesem Sinn Transzendenz-Erlebnis vorausgesetztermaβen positiver Art vermittelt, notwendig vermittelt, ist die schon deshalb christlich?», ibid., p. 61.

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serait par évidence et comme allant de soi négative26. L’argument serait le suivant: là où un art pourrait ouvrir à «la totalité de la réalité»27 dans une dimension de réconciliation attestée, il communiquerait certes, par cette présentation mystérieuse et renvoyant au-delà d’elle-même, un phénomène de transcendance, mais il ne se présenterait rien de chrétien. S’il est objecté que certains considèrent et éprouvent de manière effective l’écoute de la 9e symphonie de Beethoven comme étant du domaine même de leur «service de Dieu»28, il pourrait être répondu que cette attitude ou cette considération correspond à la pensée d’un homme des Lumières (celui de l’époque de Beethoven) qui, dans un tel moment, se sentait proche de la divinité, réconciliée avec elle et en pure harmonie avec les énigmes de l’être-là; pour un tel homme, se réalisait là existentiellement une réconciliation et une rédemption, de même que dans l’écoute de Parsifal de Wagner ou autres. En fait, il ne s’agit que d’une «pseudo-religiosité esthétique»29 dans une expérience dernière et non engageante de transcendance, qui s’arrête à une esthétique contemplative et non à une authentique dimension religieuse existentielle. Il serait montré finalement que, par une telle considération ou attitude, un tel homme est totalement induit en erreur, car il n’y a rien, en fait, de tout ce qu’il affirme éprouver. Karl Rahner fait un aparté en soulignant qu’il faudrait pouvoir sérieusement poser «la question du rapport entre réconciliation esthétique et réconciliation religieuse»30. Dans la perspective énoncée, l’œuvre d’art métaphysique, non seulement ne serait pas une œuvre chrétienne, mais de plus, dans certaines circonstances, serait «un danger radical»31 pour ce qui est proprement chrétien. À considérer les choses au mieux, il pourrait y avoir une véritable peinture métaphysique, mais la differentia specifica de ce qui est chrétien ne pourrait être donnée que par une inscription surajoutée, et pas autrement. Karl Rahner donne un exemple: je peux peindre l’homme comme un vieil homme (le vieillard de Rembrandt) de telle sorte que soit représentée devant moi, «la dimension insondable de l’être humain»32, mais pour qu’une telle image acquière une dimension chrétienne et tende vers un infini, je dois rajouter des mots, des lettres, des rayons. S’il est bien sûr

26. «Selbstverständlicherweise nicht», ibid. 27. «Die Totalität der Wirklichkeit», ibid. 28. «Gottesdienstes», ibid., p. 62. 29. «Ästhetische Pseudoreligosität», ibid. 30. «Die Frage des Verhältnisses von ästhetischer Versöhnung und religiöser Versöhnung», ibid. 31. «Eine radikale Gefahr», ibid. 32. «Die Abgründigkeit des menschliches Wesens», ibid.

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souhaitable qu’une œuvre chrétienne soit véritablement métaphysique et transcendantale (et la plupart ne le sont pas, souligne-t-il), une œuvre simplement métaphysique et transcendantale ne pourra représenter que cela et ne pourra pas représenter quelque chose au-delà de cela, et donc ne pourra pas être chrétienne. Karl Rahner se demande si la problématique posée au point de départ peut vraiment être résolue par un tel positionnement et une telle argumentation; il affirme nettement qu’il ne le pense pas. D’après les notes d’Otto Schärpf, Karl Rahner conclut cette étape par cette expression allemande «Comment peut-on trouver là un cheveu dans le beurre?»33 qui indique la difficulté du problème. II. LE DÉBAT

RAMENÉ À SES RACINES THÉOLOGIQUES

1. Respondeo dicendum. Qu’en est-il du rapport de l’humanité moralement droite à l’égard du surnaturel?34 Dans la dernière partie de son intervention, Karl Rahner entre dans le développement de sa propre réflexion. D’emblée, il renvoie le débat précédent à une autre question théologique plus fondamentale: celle de la relation de la nature et de la grâce. Il pose, à cet effet, la question suivante: Qu’en est-il du rapport de l’humanité moralement droite à l’égard du surnaturel?35

Karl Rahner propose de laisser de côté la question de l’image et de l’art et revient à sa suggestion initiale en se demandant si «dans l’ordre concret»36 l’humanité moralement droite et le surnaturel ne sont pas «réductibles l’un à l’autre»37. Dans un premier temps, il envisage la situation concrète d’une rencontre avec un homme ne sachant rien du christianisme mais dont le comportement nous forcerait à reconnaître que celui-ci est un homme humble en son cœur, absolument désintéressé, absolument constant dans une attitude radicale de vérité, ou d’autres choses semblables. Dans un 33. «Wie kann man da ein Haar in der Butter finden?», ibid. 34. «Respondeo dicendum: Wie verhält sich sittlich richtige Menschlichkeit zum Übernatürliches?», ibid. 35. «Wie verhält sich sittlich richtige Menschlichkeit zum Übernatürlichen?», ibid. Soulignons que la préposition «zu» indique un mouvement vers, une orientation. 36. «In der konkreten Ordnung», ibid. 37. «Voneinander absetzbar», ibid.

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tel cas, faudrait-il dire, en tant que chrétien et en s’appuyant sur saint Augustin, que ce comportement ne relève que de sa qualité humaine droite et louable, de son accomplissement humain et de ses vertus philosophiques, mais que cela n’a rien à voir avec la grâce de Dieu puisqu’un tel homme ne connaît rien de la foi, qu’il n’est pas catholique ni chrétien et n’est pas baptisé, que cela ne peut pas le conduire à la vie éternelle, celle-ci relevant de ce que Dieu fait et qui dépasse infiniment ce que l’homme fait? Dieu n’a rien disposé dans la sphère de notre être-là humain, il nous appelle bien plutôt par sa grâce au-delà de tout ce qui est humain. Là où l’humain se manifeste, il ne se révèle «dans le fond»38 rien de chrétien. Il en résulte (toujours avec Augustin) qu’une œuvre d’art qui tenterait de représenter une telle réalité humaine ne ferait que manifester et rendre proche l’humain dans toute sa noblesse, mais ne serait en aucun cas une œuvre d’art chrétienne. Karl Rahner pose alors de nouveau la question de la relation entre un accomplissement humain positif de transcendance et la dimension surnaturelle, tout en reprécisant bien le point de vue dans lequel il se place, c’est-à-dire in concreto. Il indique qu’il n’y a pas de véritable concordance théologique à ce propos et souligne que cela a inévitablement des conséquences pour la question de la possibilité ou de la nonpossibilité «d’un art spécifiquement chrétien»39. Karl Rahner se fait alors très précis sur les enjeux de ce qu’il aborde ici. Il affirme que quiconque croit être arrivé à une solution à propos de la question de l’art chrétien sans avoir résolu préalablement cette question théologique très profonde, «celui-ci se trompe, celui-ci n’a pas encore reconduit la question de l’art chrétien à ses racines théologiques fondamentales»40. Karl Rahner réaffirme que la question de l’art chrétien qui correspond dans le contexte de modernité à la question de la relation entre le phénomène de transcendance et la christianité revient bien à la question du rapport, dans l’ordre concret, entre la «volition spirituelle-morale»41, le «phénomène de transcendance»42 et «l’accomplissement chrétien de l’être-là»43. Il s’agit bien là de la question du rapport de la nature et la grâce: faut-il, dans l’ordre concret, les différencier et les séparer en affirmant que la nature peut s’accomplir sans la grâce? Ou bien, faut-il au 38. «Im Grunde», ibid., p. 63. 39. «Einer spezifisch christlichen Kunst», ibid. 40. «Der täuscht sich, der hat die Frage nach christlicher Kunst noch nicht zurückgeführt auf ihren theologischen Wurzelgrund», ibid. 41. « Geistlich-sittliche-Vollende», ibid. 42. «Transzendenzerlebnis», ibid. 43. «Zu christlichem Daseinsvollzug», ibid.

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contraire considérer que dans l’ordre concret la nature ne s’accomplit jamais véritablement sans la grâce? Une nature humaine accomplie serait alors, «de facto», la «manifestation»44 de l’amour et de ce qui est chrétien, tant dans la vie que dans l’œuvre d’art, malgré toutes les ambiguïtés inévitables. Karl Rahner rappelle de nouveau que les théologiens ne s’entendent pas sur ce point, et encore moins sur la question de l’art chrétien. S’il ne lui appartient pas de trancher la question, il estime toutefois pouvoir légitimement penser en lien avec d’autres théologiens tels Vazquez et Ripalda45 que, dans l’ordre concret, un phénomène de transcendance positivement, moralement et spirituellement reconnu est, dans son fond, un phénomène chrétien, qu’il a une dimension plus élevée ou plus profonde qui l’ouvre à la grâce, ou plutôt qui est donnée à partir d’elle. Revenant à la question de l’œuvre d’art, Karl Rahner conclut en affirmant que là où une telle réalité vient à se manifester dans l’art, cet art est aussi, dans son fond, un art chrétien. Tout en restant sur une proposition de recherche («si tout cela est exact»)46, Karl Rahner reprend et déploie son raisonnement. Puisque la présence de Dieu et de la grâce, dans l’ordre concret, n’est pas nécessairement explicitement consciente mais peut être anonyme, il en résulte qu’une œuvre d’art métaphysique – et pas seulement l’œuvre d’art thématiquement chrétienne – devrait, à proprement parler, pouvoir être dite

44. «Erscheinung», ibid. 45. Gabriel Vazquez (1549-1604) et Juan Martinez de Ripalda (1594-1648), théologiens jésuites espagnols posttridentins. Henri Rondet résume ainsi les positions théologiques des deux auteurs, dans lesquelles nous retrouvons bien les arguments avancés par Karl Rahner: «Vazquez, impressionné par les textes augustiniens, s’efforcera de montrer que dans l’ordre où nous vivons, toute bonne pensée, tout bon désir, toute action louable est l’effet d’une grâce, parce que, le Christ étant mort pour nous, toute providence devient en quelque manière surnaturelle. Mais, gêné par les condamnations de Baius, Vazquez hésite à assimiler cette cogitatio congrua à une grâce authentique et ses adversaires ont beau jeu à montrer ses inconséquences. Ripalda, lui, préfère distinguer entre la grâce élevante et la grâce médicinale. Il part de cette idée que, dans l’ordre concret où nous sommes, toute œuvre moralement bonne est ordonnée à la fin surnaturelle. Ni l’Écriture ni les Pères ne songent à faire une distinction entre les œuvres naturellement bonnes et celles qui sont surnaturelles, du moins lorsqu’il s’agit d’actes libres et de l’observation de la loi morale. Mais comment s’arranger avec les condamnations de Baius? La grâce, répond Ripalda, est bien requise ad singulos actus honestos, mais cette nécessité ne vient pas du péché originel. En droit, l’homme déchu peut faire le bien avec les seules forces de la nature, mais en fait, Dieu a décidé de donner la grâce chaque fois que l’homme fera le bien, non pour guérir une volonté blessée, mais pour élever son acte à l’ordre surnaturel et lui donner une proportion avec la fin dernière de l’homme», voir H. Rondet, Essais sur la théologie de la grâce, Paris, Beauchesne, 1964, p. 49. Voir aussi l’article de J.F. FERRY, Juan Martínez de Ripalda and Karl Rahner’s Supernatural Existential, in Theological Studies 59 (1998), no 3, 442-456. 46. «Wenn das alles stimmt», Gibt es eine christliche Kunst?, p. 64.

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«chrétienne». Il faudrait alors, ajoute-t-il, distinguer entre un «art explicitement chrétien»47 et un «art anonymement chrétien»48. Il précise (de manière tout à fait significative dans ce débat) que cet art anonymement chrétien peut avoir une densité de communication métaphysique et transcendante plus grande. Il souligne toutefois que, pour une communauté paroissiale ou le service de Dieu, une image chrétienne explicite est évidemment requise. Karl Rahner développe cette dernière remarque en disant qu’un tableau cubiste, par exemple, ne pourrait pas être mis sur un autel majeur, non pas parce qu’il serait radicalement non-chrétien, mais parce que la christianité de la communauté paroissiale doit être «explicite»49, «nommée»50, «estampillée»51: une communauté paroissiale n’est pas simplement la communauté de ceux qui sont dans la grâce de Dieu, mais celle de ceux qui se rassemblent au nom du Christ dans la grâce et dans la parole de la confession de foi, grâce et parole qui les appellent. Il en résulte qu’une image chrétienne qui a une telle affectation doit avoir «cette même dimension explicite expresse même»52 qui différencie ceux qui appartiennent à la communauté de Dieu de ceux dont Dieu sait qu’ils sont dans sa grâce. À partir de ces considérations, Karl Rahner montre qu’il faudrait absolument consentir à une distinction qui ferait pleinement sens entre «image cultuelle»53 et «image chrétienne»54. Il mentionne qu’il y a bien des études en histoire de l’art qui différencient l’image cultuelle et l’«image de méditation»55 et qui indiquent que toutes les images cultuelles ne sont pas des images de méditation, et réciproquement. Ces études distinguent aussi les images cultuelles, telles les icônes grecques, utilisées pour le service divin et les images pieuses baroques ou du gothique tardif qui ne sont plus tenues pour des images cultuelles. Karl Rahner souhaite dépasser cette distinction qu’il juge quelque peu arbitraire en proposant une autre manière, plus authentiquement métaphysique et sur la base de ce qu’il a exposé, de différencier les images chrétiennes. Ainsi, il différencie deux types d’images chrétiennes. D’une part, les images chrétiennes cultuelles qui sont les images expressément chrétiennes; leur «dimension

47. 48. 49. 50. 51. 52. 53. 54. 55.

«Explizit christliche Kunst», ibid. «Anonym christliche Kunst», ibid. «Explizit», ibid. «Genannt», ibid. «Abgestempelte», ibid. «Dieselbe ausdrückliche Explizitheit», ibid. «Kultbild», ibid. «Christlichem Bild», ibid. «Andachtsbild», ibid.

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expresse»56 correspond effectivement à la communauté explicitement croyante qui se rassemble dans des églises concrètes et visibles. D’autre part, les autres images chrétiennes qui communiquent un tel phénomène pur et positif de transcendance que ce dernier peut être estimé aussi comme un accomplissement chrétien. Karl Rahner souligne qu’il y a là des problèmes difficiles pour lesquels des décisions doivent être prises parmi les hypothèses débattues en philosophie et en théologie. D’autres difficultés se posent: comment doit être une œuvre d’art pour être, dans le sens exposé, métaphysique? Dans la musique, par exemple, il y a deux sortes de musique qui n’ont de commun que le nom: la musique à succès ou le tube et la musique spirituelle; dans un cas, il n’y a qu’une rythmique vitale qui agit physiologiquement sur l’homme, dans l’autre, quelque chose est dit dans une authentique contemplation. Karl Rahner précise aussitôt que cela n’a rien à voir avec la thématique de l’œuvre; il prend l’exemple d’un lièvre et d’une fleur de Dürer qui peuvent tout à fait être métaphysiques tandis qu’un martyr de saint Sébastien et une Cène peuvent ne rien avoir, dans le fond, de métaphysique et rien non plus alors de chrétien si ce n’est par les inscriptions ajoutées. Notons, pour bien saisir la suite de l’argumentation (et ne pas entrer dans une confusion de langage et de pensée), que Karl Rahner utilise désormais les notions d’«image chrétienne» et d’«image cultuelle» dans le sens précis qu’il a défini: l’«image chrétienne» correspond à l’image métaphysique et chrétienne en son fond; l’«image cultuelle» correspond à l’image explicitement chrétienne de la communauté chrétienne confessante. Se situant toujours dans cette perspective de recherche, il montre qu’il faudrait différencier l’image cultuelle qui serait simultanément une image chrétienne et l’image cultuelle qui ne serait pas une image chrétienne; cette dernière image cultuelle ne serait spirituelle que par un élément non-artistique. Revenant à la problématique du début de son intervention suivant laquelle le contenu proprement chrétien ne peut pas être représenté mais seulement signifié par une inscription surajoutée écrite ou symbolique, il reprécise qu’une image chrétienne ne devient une image cultuelle que par cet ajout écrit ou symbolique; de même, une image chrétienne cultuelle ne se distingue d’une image chrétienne non cultuelle que par cet ajout qui est extérieur à l’art. S’appuyant sur l’exemple de la Cène du Christ, il montre qu’un peintre peut bien peindre une Cène autrement qu’en représentant un repas: il peut peut-être voir dans la Cène quelque chose qui en constitue dans son fond la dynamique et peindre celle-ci. Mais ce peintre ne pourra peindre la Cène proprement 56. «Ausdrücklichkeit», ibid.

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dite qu’avec quelque chose qui n’a rien à voir avec l’artistique proprement dit et par quoi il est montré qu’il s’agit bien de la Cène (que les apôtres sont douze et que l’un d’eux porte une bourse et fait mauvaise figure, etc.). Fort de ces considérations, Karl Rahner souligne que l’objection de départ selon laquelle l’art ne peut représenter que l’homme, ne peut pas représenter ce qui est chrétien et ne peut que l’indiquer par des mots ou des signes surajoutés, est acceptable, mais seulement s’il s’agit de la dimension chrétienne explicite: cela concerne donc l’image cultuelle. Il existe, par contre, une image métaphysique qui est chrétienne, mais implicitement, sans mots ou signes ajoutés. Il revient, ensuite, sur le deuxième aspect de l’objection qui signifiait que seuls les mots et les signes surajoutés permettent de dépasser l’ambiguïté inévitable de toute représentation. Il conteste le fait qu’une image métaphysique (anonymement chrétienne) rendue explicitement chrétienne par des indices extrinsèques à l’art (et par là, ayant une signification déterminée) puisse être opposée de manière catégorique à une image métaphysique seulement anonymement chrétienne, en considérant que cette dernière ne peut que demeurer dans une ambiguïté inéluctable et totale. Il ne récuse pas cette ambiguïté. En effet, il rappelle qu’il n’est pas possible de représenter la souffrance absolue de telle manière qu’il soit clair qu’il s’agisse d’une souffrance absolue dans son acceptation ou d’une souffrance absolue dans sa désespérance. Il fait remarquer, d’une part, que si cela était possible, ce serait une anticipation du jugement de Dieu, et d’autre part, que, si cela pouvait être peint, nous le verrions déjà «au niveau de la manifestation concrète de l’homme»57; nous saurions alors, avec évidence, si un homme meurt de la mort du Christ ou de la mort d’Adam, s’il croit ou non. Ce caractère équivoque au niveau même de la manifestation concrète de l’homme se retrouve dans l’image et dans l’expression qui se dégage d’elle58. Cependant, Karl Rahner n’en reste pas là. En effet, il ajoute que, dans cette manifestation humaine, le oui et le non ne se présentent pas «absolument de manière égale»59, et que l’on peut dire d’un homme, en toute «probabilité»60 et sans exagération à partir de l’accomplissement de sa vie, qu’il est humble, désintéressé, attaché à la vérité (même si cela ne paraîtra jamais en parfaite évidence). Cette dernière réflexion permet à Karl Rahner d’affirmer qu’une œuvre 57. «Bei konkreter Erscheinung des Menschen», ibid., p. 66. 58. Notons que Karl Rahner pose de nouveau une sorte d’équivalence fondamentale entre ce qui apparaît dans la manifestation concrète de l’homme et ce qui peut se manifester dans l’œuvre d’art. 59. «Schlechterdings gleichmäβig», ibid. 60. «Wahrscheinlichkeit», ibid.

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d’art peut aussi délivrer «une force positive de déclaration»61, même avec cette réserve, même si elle ne prouve pas. En ce sens, il peut y avoir «une manière d’art chrétien»62. Il fait remarquer qu’il faudrait encore approfondir cette question et que cela permettrait de parvenir, malgré tout, «dans cette affaire opaque»63, à un résultat satisfaisant. Il développe, enfin, une dernière considération, non plus sur la dimension métaphysique proprement dite d’une œuvre, mais sur sa densité humaine. Il affirme qu’il est fortement souhaitable que l’image chrétienne cultuelle ait aussi de véritables qualités humaines, car ces qualités humaines ne sont pas seulement humaines mais sont toujours beaucoup plus: «l’authentique humain»64 est, dans son fond, la grâce de Dieu. L’image cultuelle d’une communauté paroissiale ne peut donc pas se contenter d’être seulement chrétienne (de par une inscription surajoutée) et, par ailleurs, être «humainement vide»65. Il constate que ce «vide» humain se retrouve souvent dans les images cultuelles. Il en propose toutefois une explication possible à partir d’une réflexion sur l’historicité de l’homme. En effet, souligne-t-il, «cette expression humaine»66 ou «cette représentation de l’humain anonymement chrétien»67 se modifie et se transforme d’une génération à l’autre; elle peut ne plus correspondre aux personnes d’une autre génération et ne plus les rejoindre. Il fait ainsi remarquer qu’un homme du XIXe siècle qui regardait un tableau d’un Nazaréen y retrouvait certainement quelque chose d’authentiquement humain, tandis qu’aujourd’hui nous ne le percevons pas ainsi; aussi, ne pouvons-nous pas en conclure que toutes les peintures nazaréennes ne sont que des formes sanguinolentes, mièvres et sans consistance. De même, il constate que nous avons aujourd’hui un regard qui permet d’apprécier la profondeur métaphysique des statues baroques, ce qui n’était pas possible au XIXe siècle. Il fait encore remarquer que si quelqu’un ne fait qu’imiter et répéter un jargon [sic: Jargon] passé, alors l’authenticité de l’accomplissement humain de sa propre époque risque de manquer dans les images qu’il produira. De telles images n’auront pas de «force de déclaration religieuse»68 du fait qu’elles n’auront pas cette «force de déclaration humaine»69 qui est «un élément essentiel de l’humain»70. 61. 62. 63. 64. 65. 66. 67. 68. 69. 70.

«Eine positive Aussagekraft», ibid. «Eine Art von christlicher Kunst», ibid. «In dieser dunklen Angelegenheit», ibid. «Das echte Menschliche», ibid. «Menschlich leer», ibid. «Dieser menschliche Ausdruck», ibid. «Diese Darstellung des anonym christlichen Menschlichen», ibid. «Religiöse Aussagekraft», ibid. «Menschliche Aussagekraft», ibid. «Ein wesentliches Stück des Menschlichen», ibid.

CHAPITRE 10

LE CHANT POPULAIRE CHRÉTIEN UN PETIT CHANT (1959)

À la différence de l’article Prêtre et poète, longue méditation écrite cinq années auparavant et en réponse à la sollicitation de son confrère et poète Georg Blajot, Un petit chant1 est un texte court qui n’a pas été demandé par celui dont il est question, à savoir son confrère Aimé Duval (1918-1984), poète, chanteur et compositeur, que Karl Rahner, semblet-il2, ne connaissait pas personnellement. Aimé Duval3, entré au noviciat des jésuites en 1936 et ordonné prêtre en 1949, se donne plus exclusivement à son art à partir de l’année 1953. Il connaît très vite un grand succès auprès d’un public international (45 pays et plus de 3000 concerts; quatorze disques enregistrés). Il publie, en 1983, un livre autobiographique sous le titre de L’enfant qui jouait avec la lune, réédité en 20104. Ami de Georges Brassens, il est souvent nommé le «Brassens en soutane». Dans une très belle interview de cinq minutes, du 29 février 1960, réunissant les deux chanteurs5, Robert Beauvais remarque combien «de petites choses les séparent et de grandes choses 1. Ein kleines Lied. Ce texte a connu trois éditions la même année: Ein kleines Lied: Zu Aimé Duval SJ, in Orientierung 23 (1959) 93-94; Der Guitarrist des lieben Gottes, in Der Sonntag (Limburg) 13/18 (3.5.1959), 9; Postface, in Aimé Duval. Chansons, Salzburg, Otto Müller, 1959, 45-46; puis, in Herders Hauskalender für Zeit und Ewigkeit, Freiburg i.Br., Herder, 1961, 104-105. Il est repris par Karl Rahner dans un ouvrage recueillant plusieurs textes, in Glaube, der die Erde liebt. Christliche Besinnung im Alltag der Welt (Herder-Bücherei, 266), Freiburg i.Br., Herder, 1966, 157-158; et de nouveau, in SW, t. 14, 211-212. Pour la traduction française: Un petit chant, in Une foi qui aime le monde. Méditations chrétiennes de la vie quotidienne, trad. R. VIRRION, Mulhouse, Salvator, 1968, 185-187 [cité: Un petit chant]. 2. D’après l’information que nous a donnée Karl H. Neufeld. 3. Ces informations sont tirées du site des jésuites de France, https://www.jesuites. com/aime-duval/ et de celui de Pierre-Aimé Duval, neveu du Père Aimé Duval, pierre. aime.duval.free.fr/aime.htm (consultés le 18 juillet 2018). 4. A. Duval sous le pseudonyme LUCIEN, L’enfant qui jouait avec la lune, Paris, Salvator, 2010. 5. Voir Rencontre Georges Brassens et le Père Duval – Vidéo Ina.fr, www.ina.fr/ video/I00014749, 29 févr. 1960 (consulté le 18 juillet 2018). Interview par R. Beauvais du Père Duval, chanteur, et de G. Brassens. Le Père Duval et Georges Brassens expliquent pourquoi ils chantent, parlent des idées qu’ils expriment dans leurs chansons, de la verdeur du langage. Georges Brassens raconte comment il a composé «le mécréant» et les réactions des catholiques à cette chanson.

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les rapprochent». Interrogé sur son art, Aimé Duval souligne qu’il chante «sans arrière-pensée de prosélytisme» ni pour «convertir», mais pour exprimer sa joie «à travers toutes les situations concrètes de la vie». Lorsque le journaliste veut lui faire dire que son intention est quand même de transmettre un message catholique, il le reprend et réaffirme que ce sont plutôt «des situations concrètes et humaines» qu’il chante, vues de son «point de vue de chrétien (celui qui ne dort pas, qui perd sa femme, qui n’a pas réussi dans sa vie, qui est sans un sou)», ou encore considérées à travers son «optique chrétienne», avec sa «solution chrétienne». Le petit texte de Karl Rahner ne doit tromper ni par sa brièveté, ni par son titre – Un petit chant – ni non plus par son sujet: nous y trouvons, en effet, un véritable condensé d’une théologie fondamentale de la création artistique. I. LE CHANT DU CŒUR. UNE APPROCHE FONDAMENTALE Karl Rahner souligne d’emblée que si beaucoup de gens écoutent de la musique, peu en font eux-mêmes et moins nombreux encore sont ceux qui sont «capables de faire jaillir un chant nouveau de leur propre cœur»6. Cette première affirmation détermine d’emblée toute la réflexion qui va suivre. En effet, l’enjeu dont il est question est très précisément un rapport fondamental à soi, un être-après-de-soi originaire qui implique une connaissance de soi, autrement dit une expérience et un savoir originaires de soi7 qui s’exprime dans un tel chant. Il s’agit bien de pouvoir «se chanter soi-même»8. D’autre part, c’est un chant qui provient «du cœur»9 (rappelons que le cœur est, pour Karl Rahner, le lieu des décisions les plus profondes de l’homme, de son unicité et de sa singularité ineffable). C’est bien alors, au sens fort, «un chant nouveau». Cette première affirmation est donc à comprendre dans un sens plus fondamental que ne le laisse entendre la traduction proposée. Nous pourrions traduire (probablement plus lourdement, mais plus fondamentalement) cette première affirmation de la manière suivante: «Et encore moins de gens

6. Un petit chant, p. 185; SW, t. 14, p. 211. 7. Concernant l’importance et les enjeux de ces termes, voir notre étude de l’article L’art à l’horizon de la théologie et de la dévotion, supra, pp. 189-193. 8. «Sich selbst […] singen». 9. «Aus dem Herzen».

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peuvent se chanter eux-mêmes un chant nouveau jaillissant du cœur»10. Le théologien fait encore remarquer que, «pourtant, un tel chant (comme le jeu et la danse) est probablement bien difficilement superflu à celui qui veut être un homme»11. Cette deuxième affirmation est aussi à comprendre de manière fondamentale12. La référence complémentaire au jeu et à la danse nous le confirme. En effet, la même année 1959, à l’occasion des débats sur l’augmentation du temps libre et la réduction des jours de travail, Karl Rahner, dans son article Quelques réflexions théologiques sur le problème des loisirs13, explicite une analyse fondamentale de ce que signifie le «loisir» (auquel, dans le contexte de cette réflexion, il associe les arts, la liturgie, le jeu etc.); il montre, au-delà de la question sociologique, qu’il s’agit d’une dimension existentiale et absolument originaire de la vie humaine, d’une dimension essentielle de l’unique accomplissement de l’homme14. Karl Rahner distingue ensuite le chant d’Aimé Duval des grandes œuvres de la pensée ou des arts, tout en en affirmant sa pleine valeur. Le langage rahnérien est, là encore, très précis: Un tel chant, qui, nouvellement chanté comme le sien propre, ramène l’homme à lui-même, n’a pas besoin d’être une «grande musique». Tout comme il y a aussi, à côté des œuvres des grands esprits de la poésie, des arts plastiques, de la philosophie et de la théologie, la parole avisée de tous les jours, la parole bonne et qui vient du cœur, dans laquelle chacun peut s’exprimer lui-même à tel point qu’il se trouve lui-même, et Dieu lui-même ne néglige pas non plus cette parole – ainsi il doit y avoir aussi, à côté de la grande musique, le «petit chant»15. 10. «Und noch weniger Leute können sich selbst ein neues Lied aus dem Herzen heraus singen». 11. Traduction modifiée; «Obwohl solch ein Lied (wie das Spiel und der Tanz) dem vermutlich nur schwer entbehrlich ist, der ein Mensch sein will», SW, t. 14, p. 211. 12. En ajoutant une dimension subjective de choix («estimera»), la traduction proposée par René Virrion laisse moins percevoir cette dimension fondamentale: «pourtant, seul celui qui veut être vraiment homme estimera probablement qu’il ne peut pas s’en passer (comme du jeu et de la danse)», Un petit chant, p. 185. 13. «Quelques réflexions théologiques sur le problème des loisirs», Ét, t. 9, pp. 201229. Cet article est tout d’abord publié sous le titre Arbeit und Freizeit, in Oberrheinisches Pastoralblatt 60 (1959) 210-218; 233-243, repris sous le titre Theologische Bemerkungen zum Problem der Freizeit, SzT, t. 4, 455-484, et SW, t. 16, 193-213. 14. Nous développons plus longuement ces considérations dans notre analyse du texte Que chantent les Beatles?, infra, pp. 329-330. 15. Traduction modifiée; «Solch ein Lied, das, neu gesungen, als das eigene den Menschen zu sich selbst bringt, braucht keine “große Musik” zu sein. So wie es neben den Werken der großen Geister in Dichtung, bildender Kunst, Philosophie und Theologie das weise Wort des Alltags, das gute und herzliche Wort gibt, in dem jeder sich selbst so sehr aussagen kann, daß er sich selbst findet, und Gott selbst dieses Wort nicht mehr vergißt – so muß es neben der großen Musik auch das “kleine Lied” geben», SW, t. 14, p. 211. La traduction de René Virrion ne nous semble pas rendre compte de cette dimension

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Ce chant est donc l’expression la plus immédiate de ce que l’homme éprouve de lui-même, de son être-là, un chant qui le reconduit à luimême. C’est un chant qui est au plus proche du «pâtir» et du «savoir originaire» de l’homme16. C’est en cela qu’il est nécessaire et c’est pour cela que le théologien lui reconnaît une place irremplaçable. Karl Rahner explicite ici les prémices de la définition des arts qu’il formulera quelques années plus tard dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion et que nous rappelons: «Tous ces arts veulent aussi être des auto-expressions de l’homme dans lesquelles l’homme vient d’une manière ou d’une autre à lui-même»17. Karl Rahner poursuit en affirmant que «le petit homme» (expression qui n’a rien de péjoratif; le théologien rappelle, en effet, qu’il est grand devant Dieu par son appel à la vie éternelle) «s’y exprime lui-même [sich selbst aussagt]». Il insiste de nouveau sur la nécessité de ce chant qui peut être fredonné et siffloté par tout un chacun comme le sien propre, qui fait respirer l’homme dans toutes ses dimensions et qui renvoie finalement aux profondeurs de l’être-là de l’homme en lesquelles se réalise la rencontre secrète de Dieu et de l’homme: Il faut qu’il y ait ce petit chant […] qui lui vienne par la tête et le cœur comme un écho à partir de la coquille de son propre cœur, et lui serve à se dire clairement, à lui-même et au mystère de son être-là, nommé Dieu, son être propre dans toutes ses dimensions et les plus ultimes; par-là, il n’étouffe pas en lui-même, enfermé en lui-même dans le silence. Il faut qu’il y ait aussi ce chant là où l’homme est le plus intensément homme et le plus intensément auprès de lui: là où Dieu le rencontre et lui, Dieu18.

Nous retrouvons ici, dans un langage plus simple, cette thématique déterminante dans la pensée théologique rahnérienne de la relation intime entre le rapport à soi de l’homme et son ouverture à Dieu (ouverture transcendantale et transcendantalité surnaturellement élevée). Nous fondamentale de la pensée rahnérienne à propos de l’art, et plus encore de la création artistique, dimension que nous voulons mettre en évidence; voir Un petit chant, p. 185. 16. Voir notre étude de l’article L’art à l’horizon de la théologie et de la dévotion, supra, pp. 189-193. 17. «Alle diese Künste doch auch Selbstaussagen des Menschen sein wollen, in denen der Mensch irgendwie zu sich kommt», SW, t. 29, p. 138. Voir notre étude de cet article, supra, p. 201. 18. Traduction modifiée; «Es muß das kleine Lied geben, […] das ihm wie ein Echo aus der Muschel des eigenen Herzens durch Kopf und Herz geht und ihm dazu dient, sich selbst sich und dem Geheimnis seines Daseins, Gott genannt, das eigene Wesen in allen und in den letzten Dimensionen deutlich zu sagen, damit er nicht, in sich verschwiegen, an sich selbst erstickt. Und solch ein Lied muß es auch da geben, wo der Mensch am meisten Mensch und bei sich ist: wo ihm Gott begegnet und er Gott», SW, t. 14, p. 211; Un petit chant, p. 185.

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l’avons vu, Karl Rahner explicite de manière très précise la question de cette relation dans sa contribution La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien: «En un seul mot: aucun homme ne peut empêcher qu’il soit, dans ce sens décisif de l’assignation, chrétien, et, qu’il accepte, dans l’acceptation secrète des convocations de son être-là, cette assignation que son être-là présuppose: qu’il est alors, en un sens vrai, un chrétien»19.

SA

II. LE CHANT DU CŒUR PLACE DANS LA VIE HUMAINE ET CHRÉTIENNE

Karl Rahner montre alors que ce chant nouveau «qui monte du cœur» ne peut pas non plus être remplacé par les cantiques anciens et traditionnels car «l’homme doit aussi se chanter lui-même, l’homme nouveau et toujours unique que chacun est à sa manière»20. Sur une trentaine de lignes, il dénonce, non sans vigueur et ironie, l’importance prise par la grande musique solennelle et officielle (ou prétendue telle) dans les églises et les offices religieux et regrette avec un certain effroi qu’il n’y ait, dans la musique religieuse, que peu de créations nouvelles qui puissent se goûter comme chant de sa propre piété quotidienne en laquelle se réalise pourtant le salut de chacun et qui puissent accompagner toutes les situations humaines les plus diverses et les plus quotidiennes. Pour soutenir l’importance de cette quotidienneté face au sublime, Karl Rahner rappelle de manière significative que le Verbe de Dieu devenu chair a aussi partagé et enduré notre vie ordinaire (affirmation qui est au fondement de la théologie rahnérienne de la vie quotidienne). Enfin, Karl Rahner invite ses lecteurs à réfléchir à toutes ces considérations avant d’écouter, la joie au cœur, le «jésuite français Aimé Duval»21. Devançant les réticences ou les jugements malveillants à l’égard du chanteur-compositeur, il ajoute une dernière réflexion à propos de son œuvre qui pourrait être considérée comme «sentimentale [sentimental]» en soulignant qu’il n’y a pas à avoir peur du «sentiment [Gefühl]» et que seuls ce qui ont trop peu d’esprit le mésestiment et le craignent. Il conclut alors: 19. La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, p. 183. Voir notre étude de cet article, supra, pp. 118-119. 20. Traduction modifiée; «Der Mensch muß doch auch sich selber singen, den neuen und immer einmaligen Menschen, der jeder in seiner Art ist», SW, t. 14, p. 211; Un petit chant, p. 186. 21. Traduction modifiée; «Den französischen Jesuiten Aimé Duval» SW, t. 14, p. 212; Un petit chant, p. 187.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

Les autres pourraient tranquillement avoir le courage d’être «sentimentaux», c’est-à-dire de s’en remettre à l’élan originaire du cœur22.

Au terme de cette analyse, nous ne souhaitons insister sur l’importance du «cœur» dans la théologie rahnérienne de la création artistique. Il est certain que, dans cette contribution en faveur de son confrère poète et compositeur, Karl Rahner explicite une relation intime entre la création artistique et «l’élan originaire du cœur»23.

22. Traduction modifiée; «Die anderen könnten ruhig den Mut haben, “sentimental” zu sein, das heißt der ursprünglichen Regung des Herzens sich anzuvertrauen», SW, t. 14, p. 212; Un petit chant, p. 187. 23. Les diverses réflexions de Karl Rahner exposées dans cet article pourraient être mises en résonance avec des recherches contemporaines. Dans son livre Créer, Paul Audi, s’interroge entre autres sur l’origine de la parole et sur l’acte même de prendre la parole. Après un long développement sur la notion d’expression, il affirme que «le langage originel […] se donne toujours à entendre comme une tournure venant du cœur – le cœur signifiant métaphoriquement le “siège” où s’accomplit “à chaque fois” l’auto-affection du sentiment d’exister». Quelques pages plus loin, il conclut: «En fait, il n’est pas possible d’exprimer quelque chose qui ne soit pas avant tout une manière de s’exprimer soi-même. Qu’une ipséité soit ainsi enveloppée dans la prise de parole, qu’un Soi soit retenu et contenu dans toute forme d’expression, cela implique que l’essence qui donne d’être au langage originel n’a pas grand-chose à voir avec les éléments qui composent un discours, non plus qu’avec les déterminations formelles, et logiquement indentifiables qui lui confèrent une signification»; il poursuit: «l’essence originelle du langage est l’expression, et l’expression est ex-pression de la vie: c’est le désir-passion qui lance dans le silence, et pour le rompre, son “cri du cœur”», voir P. AUDI, Créer. Introduction à l’esth/éthique (Poche), Lagrasse, Verdier, 2010, pp. 339-444 [chap. Prendre la parole]; citations pp. 416, 442.

CHAPITRE 11

LA MUSIQUE ET LA CONFESSION DE FOI PAROLE ET MUSIQUE DANS L’ESPACE DE L’ÉGLISE DE LA PREMIÈRE EXÉCUTION DE LA MESSE D’IGOR STRAVINSKY À INNSBRUCK DANS L’ÉGLISE DES JÉSUITES (18 MAI 1961)

Le texte Parole et musique dans l’espace de l’église1 est une conférence donnée par Karl Rahner le soir même de la première exécution de la «Messe» d’Igor Stravinsky2, le 18 mai 1961, dans l’église de la Trinité (église des jésuites) à Innsbruck. Le projet d’exécution de cette œuvre au cours de la célébration eucharistique avait fait débat et c’est au dernier moment que le théologien fut sollicité pour présenter cette «Messe» inhabituelle. Ce contexte confère à ce texte une tonalité pastorale en vue de préparer l’assemblée à accueillir cette œuvre musicale chrétienne au sein même de la célébration liturgique qui allait commencer. Le théologien n’en propose pas moins une analyse fondamentale sur le rapport 1. Wort und Musik im Raum der Kirche. Zur innsbrucker Erstaufführung der “Messe” von Igor Strawinsky in der Jesuitenkirche AM 18. mai 1961. 2. Dans son livre sur Igor Stravinsky (1882-1971), André Boucourechliev présente la composition de la Messe de la manière suivante: «En 1942 ou 1943, Stravinsky trouve quelques Messes de Mozart dans un magasin d’occasion de Los Angeles. “Lorsque je jouai ces douceries opératiques-rococo, je sus que je devais écrire une Messe à moi, mais une vraie” (Expositions). Stravinsky veut dire par là que l’œuvre sera destinée à sa fonction, et devra donc avoir une structure conforme à la liturgie. Il constatera plus tard avec amertume que tel n’est pas le sort de sa Messe, et que, quoiqu’elle soit parfaitement fonctionnelle au rite, l’Église la boudera. Mais la création de l’œuvre, sous la direction d’Ansermet, à la Scala de Milan, le 27 octobre 1948, ne la prédestine-t-elle pas d’emblée à une carrière de concert? La composition du Kyrie et du Gloria date de 1944, une époque à laquelle Stravinsky fréquente Maritain, lit Bossuet et saint Augustin. Les autres parties de la Messe sont composées en 1947-1948. “Ma Messe, confie Stravinsky à Evelyn Waugh, … est liturgique et presque sans ornements. En mettant le Credo en musique, j’ai voulu seulement préserver le texte, d’une manière particulière. On compose une Marche pour aider les hommes à marcher; ainsi avec mon Credo, j’espère fournir une aide pour le texte. Le Credo est le mouvement le plus long. Il y a beaucoup à croire”. Cette déclaration lapidaire est une clé pour la Messe et pour toute la musique religieuse de Stravinsky. Le compositeur y apparaît comme un intermédiaire, entièrement voué à servir la fonction du texte: il se sent, en quelque sorte, tenu de préserver sa pérennité. Aussi, tout “geste” musical est banni de la Messe: hiératisme, dépouillement et scansion syllabique proche de la psalmodie – et par conséquent de l’antique tradition – sont sa règle». Voir A. BOUCOURECHLIEV, Igor Stravinsky (Les indispensables de la musique), Paris, Fayard, 1982, pp. 293-297, citation p. 293.

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entre la parole et la musique, précisément lorsqu’il s’agit d’une musique cultuelle chrétienne. Karl Rahner semble fort probablement connaître les intentions d’Igor Stravinsky relativement à la composition de la «Messe». Il inscrit sa réflexion au sein de diverses conceptions de la musique religieuse qu’il n’ignore pas non plus3 et tient une perspective lucide et 3. Raymond Court, dans une conférence intitulée La notion de «musique sacrée» au défi de Stravinsky, rend compte de ces diverses conceptions. Nous nous permettons d’en citer un large extrait dans la mesure où les réflexions de l’auteur peuvent contribuer à la compréhension des enjeux de l’argumentation de Karl Rahner: «Hegel, dans un passage de son Esthétique consacré à Palestrina permet de bien comprendre le mécanisme de ce renversement dialectique étonnant qui nous fait assister à la transmutation de la musique sacrée en culte sécularisé et d’éclairer ainsi ce moment paradoxal où l’avènement, semblet-il, à son apogée de la musique sacrée comprise pensait-on, dans sa pureté absolue va coïncider avec sa disparition sous cette forme. La polyphonie vocale a capella palestrinienne, explique-t-il, se trouve en effet typiquement représentative de la pureté essentielle à l’égard de la musique par la mise à l’écart de la subjectivité individuelle et de l’expression d’un contenu. En joignant de manière intime l’équilibre de la polyphonie à la sérénité de la prière de recueillement, la musique palestrinienne, selon Hegel, représente alors “la musique vraiment idéale” (p. 346) “qui s’attache uniquement au mélodique, … ce qui est vraiment musical” (p. 359) et qui “consiste à planer au-dessus de ce que les paroles ont de particulier et d’individuel” (p. 350), donc de “s’abstraire totalement du contenu des paroles” (p. 360). Ainsi, “à la faveur de la mélodie” s’opère “la jouissance et le retour de l’intériorité à elle-même”. En effet cette musique réussissant à “soulever l’âme au-dessus du sentiment dans lequel elle est plongée, la fait planer au-dessus de son contenu” et alors “jouit d’elle-même, chante pour chanter, sans but ni contenu” (p. 347). L’âme alors “s’abandonne à l’art pour l’art pour trouver sa satisfaction dans l’euphonie de l’âme” (p. 347). Définie ainsi, “en elle-même et pour elle-même”, la musique vise donc une simple harmonie de l’âme avec elle-même et devient en définitive une manifestation intemporelle de la beauté artistique (“L’être-chez-soi qui s’y manifeste, commente Alain-Patrick. Olivier, apparaît comme le moment de la parfaite reconnaissance de l’esprit dans l’élément sensible de la musique” [p. 137]). Cette lecture d’inspiration romantique dans l’esprit des Lumières, célébrant la musique à la fois pour sa dimension d’intériorité, son sentiment d’infini et sa puissance d’élévation de l’âme fournit la clé même de ce paradoxe d’une musique sacrée qui se transforme en culte profane autour d’œuvres sacralisées dans leur pure forme et où le texte liturgique ne compte plus. Car, comme le souligne bien Sylvain Gasset (Musiques sacrées in Hors-série du Monde de la Musique, p. 11), tandis que les polyphonies de Josquin, les Vêpres de Monteverdi, les Cantates de Bach, les grands Motets de Charpentier remplissaient encore leur fonction liturgique, le Romantisme va susciter l’émergence de ce concept moderne de “musique sacrée” où messes, requiem, Te Deum deviennent simples prétextes à monstration esthétique et où s’opère ainsi la sécularisation de la musique dite sacrée par sa transformation en art absolu ou Religion de la Musique. Cette métaphysique musicale, érigée elle-même en culte, se situe aux antipodes de celle de Bach qui se voulait humble servante de la théologie à l’écoute de la Parole. […] Pour André Boucourechliev le Credo de la Messe de Stravinsky “constitue … le modèle incomparable, unique peut-être de la musique religieuse dans la littérature du XXe siècle”. Il lui oppose “comme contre-exemple” le Credo de la Missa solemnis de Beethoven. Alors que ce dernier, visant à l’expression des images et des sentiments, théâtralise le texte en mettant en avant le moi du compositeur, selon une veine déjà pré-romantique d’une musique à la première personne, le premier se veut fidèle à ce que Stravinsky nomme ailleurs (à propos d’Oedipus Rex) le langage des “vieux maîtres du style sévère”. Et effectivement ne retrouve-t-on pas ici dans l’écriture

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déterminée. Le texte de cette conférence sera publié dans la revue culturelle et spirituelle des jésuites d’Autriche4. I. PRÉLIMINAIRES Karl Rahner commence par situer son intervention en précisant qu’il ne fera ni une présentation d’Igor Stravinsky en tant que compositeur, ni non plus une présentation proprement dite de l’œuvre qui va être exécutée. Sa présentation se veut «beaucoup plus modeste»5. Il souhaite simplement inviter l’assistance à une disponibilité d’écoute: Ils [ces mots d’accueil] veulent seulement demander à l’auditeur de cette Messe qui ne la connaît pas encore cette sympathie intérieure et ce cœur ouvert que l’on doit accorder à une œuvre d’art si on veut comprendre une œuvre nouvelle et inaccoutumée d’un grand maître6.

Soulignons la disposition sollicitée par Karl Rahner: une attitude d’accueil par rapport à une œuvre d’art inhabituelle, attitude qui refuse ainsi tout jugement a priori et qui, bien au contraire, se maintient dans une disponibilité et une ouverture afin de comprendre cette œuvre. Il s’agit, aussi, de «cette disposition à se laisser dire intérieurement quelque chose»7. originale stravinskienne du XXe siècle, une certaine analogie avec le stile antico dont il a été question plus haut, avec une austérité qui tourne le dos à la recherche d’expression pour mieux conférer au texte liturgique par sa scansion rythmique, syllabe par syllabe, toute sa force hiératique immuable. Et ajoutons que si l’on voulait trouver un contreexemple plus radical encore que celui emprunté à Beethoven et ici quasi caricatural, il s’agirait de citer le Parsifal de Wagner, musique exécrée par Stravinsky comme parodie qu’il qualifiait de “la Messe au théâtre”», R. COURT, La notion de «musique sacrée» au défi de Stravinsky. Notes sur la notion de sacré à partir de Cézanne et Heidegger, conférence mise en ligne sur www.protestantismeetimages.com/R-Court-La-notion-de-musique. html (consulté le 21 septembre 2018). Pour l’ouvrage cité par Raymond Court à propos d’Igor Stravinsky, voir A. BOUCOURECHLIEV, Igor Stravinsky, notamment pp. 293-297. 4. Wort und Musik im Raum der Kirche. Zur innsbrucker Erstaufführung der “Messe” von Igor Stravinsky in der Jesuitenkirche AM 18. mai 1961, in Der groβe Entschluss (Wien) 17 (1961) 34-36. Le texte est repris à l’identique in SW, t. 16, 226-230, édition à laquelle nous nous référerons. 5. «Viel bescheidener», SW, t. 16, p. 226. 6. «Sie wollen den Hörer dieser Messe, der sie noch nicht kennt, nur um jene innere Sympathie und um jenes offene Herz bitten, das man einem Kunstwerk entgegenbringen muβ, wenn man ein neues und ungewohntes Werk eines groβen Menschen und Meisters verstehen will», ibid. 7. «Diese Bereitschaft, sich etwas innerlich sagen zu lassen», ibid. C’est cette même disposition que recommande Georges Didi-Huberman devant les images: «Être devant l’image, c’est à la fois remettre le savoir en question et remettre du savoir en jeu. Il faut n’avoir peur ni de ne plus savoir (au moment où l’image nous dessaisit de nos certitudes),

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Il rappelle de nouveau que ses réflexions s’en tiendront «à un point de vue tout à fait pré-musical»8. L’invitation de Karl Rahner implique une double dimension: une disposition d’accueil et d’écoute par rapport à la musicalité de l’œuvre et une écoute de la parole portée par la musicalité de l’œuvre. C’est cette combinaison ou alliance singulière des deux au sein d’une œuvre musicale chrétienne qu’il va analyser et développer. II. LE

CHRISTIANISME.

RELIGION DE LA PAROLE DIVINE

Karl Rahner affirme tout d’abord et avec insistance que le christianisme est une religion de la parole, de l’enseignement et de l’écrit, et cela, dans un sens très spécifique qui le distingue de toutes les autres religions de l’histoire de l’humanité (il mentionne que si l’islam est aussi une religion de la parole, cela s’explique du fait de ses origines dans le judaïsme et le christianisme). La compréhension de cette spécificité du christianisme se fonde essentiellement dans la confession d’une absolue transcendance du Mystère de Dieu lors même qu’il se communique luimême à l’homme et l’appelle à l’intimité de sa propre vie: Le christianisme confesse ce mystère absolu comme celui qui est pensé en lui-même, comme Dieu et comme salut de l’homme fini, ce mystère qui est élevé au-dessus de tout ce qui peut être directement l’expérimentable et du domaine du monde, mais qui veut se communiquer à l’homme dans sa réalité propre incommensurable au monde, et qui l’appelle au-delà du monde, au-delà des frontières de la mort dans sa propre lumière inaccessible9.

Le théologien différencie ainsi le mystère de Dieu confessé par le christianisme de toutes formes de divinités dressées par les hommes ou de toutes formes du sacré, telles que l’historien des religions les définit: Ce Dieu du christianisme n’est pas, par conséquent, un autre nom pour une seigneurie numineuse et mystérieuse d’une réalité du monde, n’est pas une ni de savoir plus (au moment où il faut comprendre ce dessaisissement lui-même, le comprendre dans quelque chose de plus vaste qui concerne la dimension anthropologique, historique ou politique des images)», G. DIDI-HUBERMAN, La condition des images. Entretiens avec F. Lambert et F. Niney, in M. AUGÉ – G. DIDI-HUBERMAN – U. ECO, L’expérience des images, Bry-sur-Marne, INA Éditions, 2011, pp. 83-84. 8. «Von einem durchaus vormusikalischen Standpunkt», SW, t. 16, p. 226. 9. «Das Christentum bekennt jenes absolute Geheimnis als den in ihm Gemeinten, als Gott und als das Heil des endlichen Menschen, jenes Geheimnis, das über alles unmittelbar Erfahrbare und Welthafte erhaben ist, das sich aber in seiner eignen, mit der Welt inkommensurablen Wirklichkeit dem Menschen mitteilen will, das ihn, über die Welt hinaus, über die Todesgrenze hinweg in sein eigenes unzugängliches Licht ruft», ibid.

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formule incantatoire dans laquelle l’homme pourrait se penser lui-même en dernier lieu, n’est rien de ce qui serait accessible à partir de lui et remis à l’expérience autonome captatrice de l’homme10.

Le Dieu confessé par le christianisme n’appartient pas en tant que tel à l’expérience intramondaine, il se donne comme tel par pure grâce, il est le sans-nom, l’insaisissable, l’inaccessible, l’incompréhensible, celui qu’on adore en détournant le visage, il est celui qui est toujours plus grand que notre cœur et notre esprit. Karl Rahner prolonge immédiatement cette réflexion en montrant et en affirmant que si ce Dieu se révèle lui-même dans le champ de l’expérience de l’homme (avant même que ce dernier ne soit introduit éternellement dans la vision du face à face) «alors, cela ne peut se réaliser que dans la parole»11. Il précise encore, avec détermination, qu’en dehors de cette révélation par la parole, «il [Dieu] ne peut pas, avant la vie éternelle, être là pour nous dans l’explicite de la conscience humaine comme il l’est pour nous dans la grâce»12. L’homme ne peut pas avoir, à partir de lui-même seulement et en dehors de la parole révélée, une confession absolument explicite de Dieu telle qu’elle énoncée dans le christianisme. Notons que, dans la pensée rahnérienne, la mise en lumière d’un christianisme implicite ou anonyme ne diminue absolument pas cette affirmation ni ne la contredit. Karl Rahner poursuit son analyse en explicitant ce qui est inhérent à la parole et lui appartient en propre, ce qui l’ouvre à l’indicible et la rend ainsi apte à cette révélation de Dieu, ce qui, enfin, la différencie radicalement de l’image, du son, ou du geste dans la danse. Il s’agit d’un moment de négation («le non [das Nein]») qu’elle porte expressément et fondamentalement en elle-même: Parce que la parole seule porte envers elle et en elle, comme son essence intérieure, ce moment qui rend possible de nommer celui qui est élevé ineffablement au-dessus de tout monde, au-dessus de tout ce qui est en dehors de lui et peut être pensé: le renvoi s’élevant dans l’infini, le non qui ne tue pas, mais brise les barrières et ouvre, et rend le saisissable représentant d’une réalité qu’il n’est pas lui-même13.

10. «Dieser Gott des Christentums ist daher kein anderer Name für eine geheime numinose Herrlichkeit einer Weltwirklichkeit, ist keine beschwörende Formel, in der der Mensch im letzten sich selbst meinen könnte, ist nichts, was der zugreifenden autonomen Erfahrung des Menschen von ihm selbst her offenstände und ausgeliefert wäre», ibid. 11. «Dann kann dies nur geschehen im Wort», ibid., p. 227. 12. «Kann er für uns vor dem ewigen Leben als der, der er in der Gnade für uns ist, in der Ausdrücklichkeit des menschlichen Bewuβtseins nicht da sein», ibid. 13. «Weil das Wort allein jenes Moment als seine innere Essenz an sich und in sich trägt, das es möglich macht, den zu nennen, der über alle Welt, über alles, was auβer ihm ist und gedacht werden kann, unaussprechlich erhaben ist: der übersteigende Verweis in

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Il n’accorde, par contre, cette possibilité à aucune autre réalité intramondaine, que ce soit la couleur, le son, le corps, le geste, autrement dit à aucun des matériaux des autres arts. Ces matériaux, dans leur «positivité»14 inhérente, ne peuvent finalement désigner qu’eux-mêmes, le monde dans sa grandeur la plus merveilleuse ou dans ses profondeurs les plus tragiques, mais le monde seulement. S’ils peuvent dire Dieu (faisant ainsi, de nouveau, allusion à l’histoire des religions et à la notion du sacré), ce ne peut être que Dieu «en tant qu’il est la brillance interne du monde même»15, mais en aucun cas «Dieu qui est plus que le monde et qui veut dans ce surcroît se donner en propre à la créature»16. Il ratifie cette limitation et cette restriction en considérant la peinture religieuse et affirme qu’il est absolument impossible de peindre «le Dieu de la grâce»17 en tant que tel. La peinture religieuse ne peut, par sa propre picturalité, qu’exprimer l’homme dans sa souveraineté ou sa profondeur obscure. Ce n’est que ce qui est écrit en mots et ce ne sont que les signes distinctifs qui peuvent ouvrir à ce qui veut être expressément signifié. Revenant à la parole, il réaffirme que seule celle-ci peut «plus»18: elle peut permettre un dépassement de l’intramondain. Il explicite de nouveau ce que nous pourrions appeler le processus ou le mouvement interne de médiation de la parole: la parole (qui ne se limite pas à un simple «communiqué phonétique»)19 a la possibilité de signifier ce qui «donne corps et présence à la transcendance de l’homme, laquelle tout à la fois renvoie et nie, et par laquelle l’infini, le surpassant-le-monde peut, en tant que tel, être présent pour l’homme avant la vision bienheureuse de Dieu»20. Ces affirmations sur la parole humaine et la révélation rejoignent ou reprennent les dernières considérations de son ouvrage fondamental de philosophie de la religion, L’homme à l’écoute du Verbe21. das Unendliche, das Nein, das nicht tötet, aber entschränkt und aufbricht und das Greifbare zur Repräsentanz einer Wirklichkeit macht, die es nicht selbst ist», ibid. 14. «Positivität», ibid. 15. «Insofern er der innere Glanz der Welt selbst ist», ibid. 16. «Gott, der mehr ist als Welt und in diesem Mehr sich der Kreatur zu eigen geben will», ibid. 17. «Den Gott der Gnade», ibid. 18. «Mehr», ibid. 19. «Phonetische Verlautbarung», ibid. 20. «Der verweisend-verneinenden Transzendenz des Menschen Leib und Gegenwart gibt, durch die das Unendliche, Weltüberbietende als solches vor der seligen Gottesschau für den Menschen anwesend sein kann», ibid. 21. Rappelons ce passage: «En conclusion de tout cela nous pouvons dire: C’est par la parole qu’un étant extra-mondain peut être donné à l’esprit fini. “Parole” ne signifie donc plus, comme à un stade antérieur de notre réflexion, un simple signe quelque peu vicariel, mais un signe conceptuel de l’esprit et immédiatement fait pour lui. Car le seul lieu possible d’une négation en tant que telle est la parole – naturellement pas limitée à un “phonème”. C’est donc dans la parole que tout étant extra-mondain peut être saisi. Car

LA MUSIQUE ET LA CONFESSION DE FOI

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Remarquons que si, dans notre texte, Karl Rahner n’accorde qu’à la parole la possibilité de signifier la transcendance par laquelle Dieu peut se rendre présent, c’est un point sur lequel il a quelque peu nuancé et modifié ses propos. En effet, nous l’avons vu, dans l’article De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, il n’hésite pas à parler de «formes originaires» (à l’instar des «paroles originaires») par lesquelles le Mystère infini est rendu présent22; dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, il n’hésite pas non plus à affirmer qu’une peinture de Rembrandt et qu’une symphonie de Bruckner peuvent être portées par la révélation divine et qu’en elles s’effectue une autocommunication divine non traduisible dans une théologie verbale, ou encore, que par un oratorio de Bach l’homme peut être «mis en relation avec la révélation divine sur l’homme non pas seulement par les mots qui y sont utilisés mais aussi, d’une manière propre, par la musique en tant que telle»23, ou encore, que «l’art véritable est le résultat d’un événement totalement déterminé et historique de la transcendantalité de l’homme»24; enfin, dans l’article Théologie de la signification religieuse de l’image, il explicite, dans une analyse fondamentale, que chaque expérience sensible porte en elle un moment de négation et un mouvement sensible de transcendantalité et peut ainsi avoir une fonction de médiation vers le Dieu absolu25. D’une autre manière, nous avons vu, à travers les notes d’Otto Schärpf autour de la question Y a-t-il un art chrétien?, qu’il laissait place à un art métaphysique et chrétien. Il n’en reste pas moins, cependant, et sur ce point Karl Rahner a bien maintenu sa position, que seule la parole permet de rendre explicite l’annonce chrétienne26. d’une part, la parole ne présente pas l’étant dans son Soi, et d’autre part, elle a, par la négation dont elle (et elle seule) peut être le support, la possibilité de déterminer, à partir du phénomène, tout étant, même celui qui se trouve en dehors du phénomène. La parole humaine, en tant qu’elle porte toujours en elle une référence à un phénomène, peut donc constituer le mode de révélation de tout étant sans exception. Dans la mesure où la parole humaine, comme support du concept d’un étant extra-mondain, obtenu par une négation, est entendue comme parole du Dieu [extra-mondain], elle pourra aussi révéler l’existence et la possibilité interne de cet étant. Nous pouvons donc résumer nos trois propositions en disant: Déjà dans le simple phénomène, un étant extra-mondain peut être ouvert à l’homme par la parole humaine, qui est le support du concept d’un tel étant, concept obtenu par la négation à partir du phénomène», K. RAHNER – J.-B. METZ, L’homme à l’écoute du Verbe. Fondements d’une philosophie de la religion, trad. J. HOFBECK, Paris, Mame, 1968, pp. 266-268. 22. Voir De la vue et de l’ouïe, p. 192; De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, SW, t. 22/2, p. 66. 23. L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, SW, t. 29, p. 139. 24. Ibid., p. 141. 25. Voir notre étude de cet article, supra, p. 267. 26. Voir supra, p. 275.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

III. LA

MUSIQUE.

«FRAGMENT»

DU MONDE

Fort de ces premières considérations, Karl Rahner dénie à la musique et à la «musique pure»27 toute prétention ou toute possibilité de communiquer par elle-même le mystère de Dieu qui dépasse le monde et qui veut le salut de l’homme, ainsi que toute capacité d’exprimer la foi surnaturelle du chrétien. Il réaffirme cette limitation de la musique: La musique, en tant que pure, peut être pieuse, si l’on entend par piété ce sérieux bienheureux, ce recueillement en soi-même libéré du quotidien et de la charge des besoins du corps, la musique pure est capable de faire jaillir comme par magie les hauteurs les plus hautes et les profondeurs les plus profondes de l’homme et de les faire s’éclater, mais elle ne peut pas comme telle exprimer le mystère de la grâce, la vie cachée du Dieu de la Trinité28.

La musique pure reste toujours un «fragment du monde»29, et bien qu’elle puisse être parfois considérée comparativement aux autres arts comme la plus merveilleuse expression créatrice de l’homme, qu’elle soit «l’art de l’homme, dans lequel il se déclare lui-même, où il vient à luimême et, en premier lieu, purifié et concentré, s’expérimente»30, elle ne pourra jamais, par elle-même seule, rendre présent le Dieu de la grâce. IV. LA MUSIQUE CHRÉTIENNE. UNE APPROCHE FONDAMENTALE Karl Rahner n’en affirme pas moins pour autant (avec un certain lyrisme: «Oh si, bien sûr, il y en a une»31) qu’il existe bien une véritable «musique chrétiennement spirituelle»32. Il en précise, cependant, immédiatement 27. «Reine Musik», SW, t. 16, p. 227. Pour rappel, la musique «pure» se différencie de la musique à programme: la musique «à programme est une musique d’essence narrative, évocatrice, descriptive ou illustrative, donc renvoyant à une donnée “extramusicale”; cela par opposition à la musique “pure”, qui ne ferait appel qu’à une perception “abstraite”, sans référence à aucun élément extramusical», article Programme (musique à), in M. VIGNAL (éd.), Dictionnaire de la Musique, Paris, Larousse-Bordas, 1999, p. 682. 28. «Musik, als reine, kann fromm sein, wenn man unter Frömmigkeit jenen seligen Ernst versteht, jene gelöste, von der Fron der Leibesnot und des Alltags befreite Einkehr in sich selbst; reine Musik kann die höchsten Höhen und die untersten Tiefen des Menschen beschwören und aufbrechen, aber sie kann als solche nicht das Mysterium der Gnade, das verborgene Leben Gottes des Dreifaltigen aussagen», SW, t. 16, p. 227. 29. «Ein Stück der Welt», ibid. 30. «Die Kunst des Menschen, in der er sich selbst aussagt, zu sich kommt und erst, gelaütert und verdichtet, sich selbst erfährt», ibid. Nous retrouvons là la définition de l’art qu’il donne au début de son article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion. 31. «O doch, es gibt sie», ibid., p. 228. 32. «Christlich geistliche Musik», ibid.

LA MUSIQUE ET LA CONFESSION DE FOI

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la modalité: «il y en a une avec la parole»33. Il expose alors, dans un long développement et selon une approche fondamentale, cette alliance singulière de la musique et de la parole. Il rappelle que l’écoute et l’accueil de la parole chrétienne sollicitent de l’homme tout ce qu’il est et requiert de lui qu’il soit «l’homme qui a rassemblé toute son humanité dans la disponibilité et la réceptivité pour l’offrir en sacrifice au Dieu de la grâce»34. Plus encore, il affirme que le chrétien peut d’autant plus être l’homme rassemblé, ouvert et disponible, sauvé et conduit par la grâce qu’il est bien un homme «au plein sens du terme»35, c’est-à-dire lorsqu’il est aussi «l’homme artistique qui se rassemble lui-même et s’exprime dans la musique»36. Il souligne de nouveau que le chrétien a besoin de «tout son être-homme»37 lorsqu’il confesse et prie cette parole dont l’origine le surpasse et qui rend présent l’infinité de Dieu. C’est tout l’homme qui est réclamé par la parole chrétienne, et donc aussi «l’homme artistique, l’homme musicien»38. Nous retrouvons là un thème récurrent de la théologie fondamentale rahnérienne, étendu ici à la dimension artistique de l’homme. Karl Rahner explicite alors ce que signifie cette situation singulière (celle qui sera vécue au cours de la célébration) de l’homme qui «chante la parole que Dieu lui a adressée et par laquelle il confesse en priant ce qu’aucune réalité intramondaine en tant que telle ne peut représenter»39; il déploie deux considérations, l’une négative, l’autre positive: Cela signifie négativement: une musique chrétienne ne peut pas être une musique pure, aussi sainte et importante que la musique pure puisse être pour la préparation préalable de l’homme comme tel au christianisme. Et positivement: la parole chrétienne à laquelle l’évènement de l’autocommunication divine est présent, atteint son propre sommet dans la parole chantée, dans la parole qui résonne dans la musique, parce que en elle l’homme qui écoute et qui confesse en priant est là avec toute la réalité de son être-là40. 33. «Es gibt sie mit dem Wort», ibid. 34. «Der Mensch […], der sein ganzes Menschentum in Bereichtschaft und Empfänglichkeit gesammelt hat, um es dem Gott der Gnade opfernd anzubieten», ibid. 35. «In vollen Sinn», ibid. 36. «Der musische, der sich selbst in Musikaussprechende und versammelnde Mensch», ibid. Notons que l’adjectif «musisch» a bien un sens général et se traduit par «artistique, qui a une culture artistique» à la différence de l’adjectif «musikalisch» qui se traduit par «musicien». 37. «Sein ganzes Menschsein», ibid. 38. «Den musischen, den musikalischen Menschen», ibid. 39. «Singt das Wort, das Gott ihm zusprach, und durch das er betend bekennt, was keine innerweltliche Wirklichkeit als solche repräsentieren kann», ibid. 40. «Das aber bedeutet negativ: christliche Musik als solche kann keine reine Musik sein, so heilig und bedeutsam auch die reine Musik für die adventistische Bereitung des

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

Il conclut immédiatement: Avec cela, est atteint quelque chose de décisif pour la compréhension de la musique proprement chrétienne41.

Il poursuit sa réflexion en faisant remarquer que la musique religieuse cultuelle ne peut pas être un simple «fond sentimental»42 soutenant la parole, ni «une intensification, seulement, du vague état d’âme émotionnel»43 accompagnant «de manière mélodramatique»44 la force de la parole chrétienne venue d’au-delà, elle ne peut pas non plus être une sorte de «musique à programme»45 prétendant exprimer directement ce qui est proprement signifié dans la parole. Le théologien est de nouveau catégorique dans la distinction qu’il a établie, à savoir que la musique ne peut être l’expression que de l’homme croyant, de l’homme s’accomplissant dans la foi et en lequel s’accomplit la foi, mais de l’homme toujours, et non l’expression de la réalité divine proprement dite. Toute autre prétention à l’égard de la musique serait de la présomption. Cependant, Karl Rahner ne minimise pas cette dimension humaine de l’homme croyant qu’il revient à la musique religieuse cultuelle d’exprimer, bien au contraire: Mais elle peut et doit accomplir et exprimer en musique l’humain de cette foi et de cette prière (l’humain qui est adjoint à cet accomplissement de la foi et lui est intérieur), le sérieux, l’abandon, le saisissement, le caractère pratique de l’écoute et l’exactitude de l’expression, le caractère communautaire de la communauté qui lui vient des racines de l’être de l’homme, bref, l’étendue et la profondeur entières et indicibles de l’humain qui doit s’accomplir également dans l’expression de la parole venue d’en haut et s’y accomplit d’une façon tout à fait particulière46.

Menschen als solchen für das Christentum sein kann. Und positiv: das christliche Wort, dem das Ereignis der göttlichen Selbstmitteilung präsent wird, erreicht seinen eigenen Höhepunkt im gesungenen Wort, im Wort, das in der Musik ertönt, weil darin der hörende und der bekennend betende Mensch mit der ganzen Wirklichkeit seines Daseins da ist», ibid. 41. «Damit ist aber ein Entscheidendes für das Verständnis eigentlich christlicher Musik erreicht», ibid. 42. «Sentimentale Untermalung», ibid. 43. «Eine Verstärkung bloβ der vagen Gefühlsstimmung», ibid. 44. «Melodramatisch, ibid. 45. «Programmusik», ibid. 46. «Aber sie kann und soll das diesem Glaubensvollzug zugeordnete und ihm innerliche Menschliche dieses Bekenntnisses und Gebetes in Musik vollziehen und ausdrücken, den Ernst, die Hingabe, die Ergriffenheit, die glaubende Sachlichkeit des Hörens und die Strenge der Aussage, die Gemeinsamkeit der Gemeinde von den Wurzeln des Menschseins her, kurz, die ganze unsagbare Weite und Tiefe des Menschlichen, das sich auch in der Aussage des Wortes von oben vollziehen muβ und darin in einer ganz eigentümlichen Weise vollzieht», ibid., pp. 228-229.

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À propos de la pureté et de la purification de l’humain qui s’expriment et se communiquent dans la musique religieuse authentique, Karl Rahner précise – comme souvent il le fait dès qu’il valorise la dimension humaine de l’homme ou de l’homme croyant – que, théologiquement, la régénération, la libération, la purification et la pureté de l’humain sont déjà l’œuvre de la grâce: Ainsi, celui qui accomplit et dit purement l’homme dans la musique a toutefois déjà dit plus que l’homme – même si ne le sait que celui qui entend et confesse dans la parole le message de la grâce surnaturelle47.

Il apporte une autre précision, tout à fait déterminante. Il rappelle l’historicité fondamentale et inéluctable de l’homme croyant et souligne que celui-ci, non seulement ne peut pas échapper à la situation concrète de son temps, mais plus encore choisit d’en porter le poids et la grandeur. Aussi, l’homme croyant dans sa confession même, ne peut pas vouloir représenter, ni non plus musicalement, l’homme abstrait, l’homme hors temps. Karl Rahner conclut: Un classicisme qui voudrait purement et simplement représenter le soidisant éternel (qui serait le fantôme rationaliste de l’homme) et rien d’autre, serait précisément un contre-sens dans la musique d’église, étant donné que, précisément en elle, doit être déclaré l’homme dont le temps, dont l’historicité et le destin mortel auxquels il ne peut échapper doivent être libérés par sa confession croyante48.

Cette double prise en compte de l’historicité de l’homme et de la conséquence qui en résulte concernant l’art est un aspect qui revient fréquemment dans les écrits rahnériens sur l’art. En cela, Karl Rahner, comme théologien, est fondamentalement défenseur de la contemporanéité inéluctable et nécessaire de l’art.

47. «Also, wer den Menschen in Musik rein vollzieht und sagt, doch schon mehr als den Menschen gesagt hat – wenn das auch nur der weiβ; der im Wort die Botschaft der übernatürlichen Gnade hört und bekennt», ibid., p. 229. 48. «Eine Klassik, die bloβ das sogenannt Ewige (das das rationalistische Schemen des Menschen wäre) darstellen wollte, und sonst nichts, wäre gerade in der Kirchenmusik verkehrt, da gerade in ihr der Mensch ausgesagt werden muβ, dessen Zeit, dessen unentrinnbare Geschichtlichkeit und Todesverhaftetheit durch sein glaubendes Bekenntnis erlöst werden soll», ibid.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

V. LA «MESSE» DE STRAVINSKY Après ces diverses considérations fondamentales, Karl Rahner en revient à la «Messe» d’Igor Stravinsky en espérant que celle-ci favorisera, pour ses auditeurs, l’accès à cette œuvre musicale qui leur paraîtra certainement difficile et non évidente. Il les invite donc à découvrir en elle «le chant des paroles de la confession chrétienne et de la prière. Cela et rien d’autre. Mais cela vraiment»49. Karl Rahner poursuit et termine cette courte intromission à la singularité de l’œuvre musicale de Stravinsky en insistant sur les dispositions du compositeur en tant qu’homme-musicien accordé à son temps, ainsi que sur la sincérité et la véracité d’une création artistique réalisée hors commande, autant de facteurs qui devraient permettre aux chrétiens présents de s’ouvrir au caractère nouveau et inhabituel de cette «Messe». Les derniers mots de cette allocution ressaisissent et résument la pensée développée par le théologien: Nous écoutons les paroles qui sont notre rédemption et notre jugement. Nous les entendons chantées en un chant qui chante en croyant ces paroles50.

49. «Der Gesang der Worte des christlichen Bekenntnisses und Gebetes. Das und sonst nichts. Das aber wirklich», ibid. 50. «Wir hören die Worte, die unsere Erlösung und unser Gericht sind. Wir hören sie gesungen in einem Gesang, der diese Worte glaubend singt», ibid., p. 230.

CHAPITRE 12

LA CHANSON À TEXTE ET LA PASTORALE DES JEUNES QUE CHANTENT LES BEATLES? (1968)

Ce petit texte de Karl Rahner Que chantent les Beatles? est la préface du livre de Georg Geppert Chansons des Beatles. Paroles et interprétations1 publié en 1968. Georg Geppert était alors aumônier des étudiants à Münster, tandis que Karl Rahner tenait, depuis 1967, une chaire de dogmatique à l’université de la même ville. Le texte sera repris peu de temps après dans la revue diocésaine Unsere Seelsorge2. Dans cette préface, Karl Rahner ne propose pas une réflexion personnelle sur les Beatles, mais fonde et soutient la recherche pastorale de l’aumônier qui traduit et analyse les chansons des Beatles en vue de comprendre les jeunes étudiants et de s’adresser à eux. Après une première réflexion anthropologique fondamentale, il explicite la nécessaire attitude d’écoute du prédicateur à l’égard de ses contemporains pour que son annonce de l’Évangile puisse être entendue. Il montre alors comment ce domaine singulier de la vie que recouvre le mot «jeu» peut être un «topos» pour le prédicateur et peut, plus encore, devenir un «kairos». Le théologien rappelle que la présence de la grâce de Dieu ne se limite pas à nos chemins habituels. En ce sens, ce texte est à lui seul un petit traité de théologie fondamentale et de théologie pastorale. I. APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE FONDAMENTALE Karl Rahner commence sa réflexion par une première affirmation qui pose d’emblée en l’homme une disposition ou une capacité à se découvrir et à se connaître sans cesse: L’homme n’en finit pas d’apprendre sur lui-même3. 1. Wovon singen die Beatles?, in G. GEPPERT, Songs der Beatles. Texte und Interpretationen, München, Kösel, 1968. Version A du texte. 2. Wovon singen die Beatles?, in Unsere Seelsorge 18 (1968), no 4, 17-18. En présentant le texte de Karl Rahner, la rédaction de la revue indiquait qu’il s’agit de la préface du livre de Georg Geppert et rappelait qu’en novembre 1966 la revue avait déjà publié une première recherche de Georg Geppert sur les chansons des Beatles. L’auteur cherchait, grâce à ces chansons, à comprendre une grande partie de la jeunesse actuelle, voir, SW, t. 24/2, p. 1018 note a. Il s’agit de la version B du texte, reprise en SW, t. 24/2, 875-876. 3. «Der Mensch lernt über sich nie aus», SW, t. 24/2, p. 875.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

Cette affirmation introductive est explicitée par les considérations anthropologiques et théologiques fondamentales qui la suivent. Le théologien rappelle tout d’abord qu’il existe une différenciation permanente entre un savoir réflexif et un savoir originaire toujours premier et plus grand. En effet, il affirme immédiatement: Dans la réflexion explicite, il [l’homme] sait toujours moins de lui que ce qu’il sait dans l’accomplissement non réfléchi de son être-là4.

Il souligne l’ambiguïté ou l’ambivalence toujours possible de ce savoir réflexif: Ce qu’il sait de lui dans sa compréhension réfléchie de l’être-là peut être faux, une idéologie ou un masque derrière lequel il se dissimule, non seulement devant les autres mais aussi et surtout devant lui-même5.

Il indique encore une autre limite, tout aussi infranchissable, de la connaissance humaine: aucun homme individuel ne peut prétendre, à partir de lui seul, comprendre «ce qu’est l’homme»6, car il n’est justement «qu’un homme»7. Il rappelle enfin que c’est l’homme en tant qu’il «est question» qui est au fondement de toute réception véritable du christianisme et qui permet à l’annonce chrétienne de se constituer en une authentique réponse: Aussi, la parole décisive de toute chose que la révélation de Dieu nous dit sur nous-mêmes ne peut être entendue et advenir comme réponse définitive que si nous nous présentons à lui comme question sans restriction, et par là nous savons qui nous sommes nous-mêmes, en questionnant sans condition qui nous devons être8.

Cette dimension de l’homme est au plus radical de l’anthropologie rahnérienne. Le fait que Karl Rahner pose ces différentes affirmations en préliminaires manifeste l’importance qu’il leur accorde pour une réflexion fondamentale sur l’art. Nous ne pouvons qu’insister sur ce caractère décisif 4. «In der ausdrücklichen Reflexion weiβ er immer weniger von sich, als er im unreflektierten Vollzug seines Daseins von sich weiβ», ibid. 5. «Was er von sich in seinem reflektierten Daseinsverständnis weiβ, kann sogar falsch, Ideologie oder eine Larve sein, hinter der er sich nicht nur vor anderen, sondern auch und vor allem vor sich selbst verbirgt», ibid. 6. «Was der Mensch ist», ibid. 7. «Nur ein Mensch», ibid. 8. «Auch das alles entscheidende Wort, das Gottes Offenbarung uns über uns sagt, kann nur gehört werden und als endgültige Antwort ankommen, wenn wir uns ihm als Frage ohne Abstriche entgegenbringen und dadurch wissen, wer wir selber sind, indem wir bedingungslos fragen, wer wir sein sollen», ibid.

LA CHANSON À TEXTE ET LA PASTORALE DES JEUNES

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de la différenciation absolument incompressible et irréductible entre expérience originaire et savoir réflexif, dont l’intelligence, rappelons-le, est la clef cognitive présupposée au Traité fondamental de la foi. L’art s’inscrit au sein de cette tension, dans cette tendance inéluctable de l’expérience et du pâtir vers une dimension réflexive et vers une objectivation, mais il demeure (en raison de sa dimension essentiellement sensible et symbolique) dans une proximité singulièrement étroite avec l’expérience originaire de soi et l’accomplissement non réfléchi de son être-là9. L’affirmation selon laquelle aucun homme individuel ne peut, à partir de lui seul, comprendre ce qu’est l’homme, montre la nécessité, pour chacun, de s’ouvrir à la diversité de ce qu’autrui peut dire de luimême et des autres, à la diversité des domaines dans et par lesquelles les hommes expriment ce qu’ils sont, et à la diversité des arts. Ce caractère individuel de l’homme pourrait aussi, d’une autre manière, se comprendre en résonance avec l’«initial» humain (et divin) propre à chaque homme, que le théologien a explicité dans son article De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien10. Enfin, le rapport de la question qu’est l’homme (et n’a pas seulement) à la réponse qu’est le christianisme se trouve au fondement épistémologique du Traité fondamental de la foi. L’affirmation de notre texte rend manifeste la radicalité de cette question que nous sommes; elle habite toute véritable recherche artistique et en est finalement le dynamisme intime. Rappelons encore que la radicalité de cette «question qu’est l’homme» se comprend par la référence radicale et inéluctable de l’homme au Mystère ineffable qu’est Dieu, ainsi que par sa relation possible dans une transcendance surnaturellement élevée, à Dieu qui s’auto-communique librement. Cela rend compte du fait que l’homme ne puisse pas être pleinement défini par les sciences objectives, qu’il est finalement indéfinissable, mystère ouvert au Mystère. Pour percevoir jusqu’au bout quelle est la profondeur de cette «question qu’est l’homme», il faut encore ajouter qu’elle ouvre à la christologie transcendantale rahnérienne. C’est toute la profondeur de cette question ouverte qu’est l’homme qui peut travailler secrètement la création artistique.

9. Concernant l’importance de l’ensemble de ces premières affirmations, nous renvoyons à notre étude de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, supra, pp. 189-193. 10. Nous renvoyons à notre étude de cet article, supra, pp. 166-169.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

II. APPROCHE PASTORALE. LA

QUESTION DE L’HOMME

ET LA RÉPONSE DE L’ÉVANGILE

Dans le paragraphe suivant, Karl Rahner développe cette même thématique de la question qu’est l’homme et de la réponse qu’est le christianisme en la situant dans une perspective pastorale et plus particulièrement dans la perspective de la prédication. Il souligne tout d’abord qu’il est préférable d’être face à des incertitudes, à des doutes ou à des choses qui peuvent paraître troubles plutôt que de s’installer dans des «prétendues évidences»11 qui ne donnent pas place au questionnement et qui ne le laissent pas advenir. Il remarque que le questionnement auquel Dieu se fait réponse est déjà le fait de l’œuvre secrète de Dieu, c’est-à-dire de la grâce. Il rappelle que cette œuvre de la grâce (qu’est la question) anticipe toujours la prédication explicite de la foi et qu’elle est aussi «la condition de possibilité pour que la prédication puisse même, de manière générale, être vraiment entendue»12. Il insiste alors sur la nécessité pour le prédicateur d’entendre la question des hommes, d’aller pour cela à leur rencontre, d’apprendre d’eux, et de ne pas donner la réponse avant la question au risque, alors, de transformer la réponse «en aliénation idéologique de l’homme»13. III. LE JEU

DE L’HOMME COMME

«TOPOS»

Karl Rahner poursuit cette réflexion en montrant que le prédicateur ne peut pas déterminer, de son propre fait et arbitrairement, où et comment il peut entendre la question à laquelle il veut apporter la réponse libératrice de l’Évangile. Il doit rencontrer les hommes où ils sont. Il ne doit pas non plus ne s’attacher qu’aux grandes déclarations humaines de haut niveau (peut-être seulement présumées telles, précise-t-il), celles qui sont déjà très réfléchies et qui, parfois, ne sont que «les plus sublimes tours de force de la fausse interprétation»14. Karl Rahner explicite une autre dimension de la vie de l’homme par laquelle l’homme exprime aussi ce qu’il est: «là où l’homme se “donne” de manière joueuse, spontanément et de manière non réfléchie, rit, pleure, fait du bruit, se distrait lui-même

11. «Angebliche Selbstverständlichkeiten», SW, t. 24/2, p. 875. 12. «Die Bedingung der Möglichkeit dafür, daβ die Predigt überhaupt wirklich gehört werden kann», ibid. 13. «Zu einer ideologischen Verfremdung des Menschen», ibid. 14. «Sublimste Kunststücke der Fehlinterpretation», ibid., pp. 875-876.

LA CHANSON À TEXTE ET LA PASTORALE DES JEUNES

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et les autres»15. Cette interprétation que l’homme fait de lui-même est alors non «doctrinaire»16, elle ne pose «aucune phrase comme juste à côté d’une phrase comme fausse»17. Karl Rahner souligne qu’une très grande partie des hommes se reconnaissent dans ce «se donner» spontané (même s’il n’est pas toujours si spontané qu’il ne le paraît, précise-t-il), et qu’il s’agit là d’un «topos» important pour le prédicateur pour savoir ce que les hommes sont. Avant de poursuivre l’analyse du texte, remarquons que la notion de jeu a connu, théologiquement, une revalorisation certaine, comme expression de la gratuité, de la liberté et de la joie. Jürgen Moltmann, dans son livre Le Seigneur de la danse, souligne que «le jeu comme symbole cosmique fait passer des catégories du faire, de l’avoir et de l’œuvre, aux catégories de l’être, de l’existence humaine authentique et de la joie dont elle est par elle-même la source. Il met en avant la créativité par opposition à l’obligation de produire et l’esthétique par opposition à l’éthique»18. Dans son ouvrage Penser la création comme jeu19 et pour entrer en dialogue avec les représentations scientifiques du monde, François Euvé reprend et développe cette analogie du jeu. Il en montre les enracinements dans la philosophie grecque et surtout dans la théologie biblique de la création, il revisite son utilisation dans la pensée patristique puis dans la théologie mystique, et il souligne son actualité dans la théologie contemporaine (dont celle de Hugo Rahner). Karl Rahner a lui-même porté son attention sur cet aspect de la vie humaine dans l’article Quelques réflexions théologiques sur le problème des loisirs20. Il avait été interpellé à propos de la nouvelle répartition du temps de travail (la semaine de cinq jours de travail et de deux jours de repos). Il y développe tout d’abord une réflexion sur le travail, en montre la diversité des situations et des significations possibles, et s’interroge ensuite, sur la notion de loisir [Muβe]. D’un point de vue fondamental, il propose de voir dans le travail et le loisir «une sorte d’alternance de deux phases dans la vie humaine,

15. «Wo der Mensch spielerisch unbefangen und unreflektiert sich “gibt”, lacht, weint, lärmt, sich und andere unterhält», ibid., p. 876. 16. «Doktrinär», ibid. 17. «Keinen Satz als richtigen neben einem Satz als falschem», ibid. 18. J. MOLTMANN, Le Seigneur de la danse, Paris, Cerf-Mame, [1971] 1977, p. 52. 19. F. EUVÉ, Penser la création comme un jeu (Cogitatio fidei, 219), Paris, Cerf, 2000. Du point de vue de la philosophie, citons, par exemple, C. DUFLO, Le jeu, de Pascal à Schiller, Paris, Presses Universitaires de France, 1997. Notons qu’Hugo Rahner avait écrit un livre sur l’homme joueur: H. RAHNER, Der spielende Mensch, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1952. 20. Quelques réflexions théologiques sur le problème des loisirs, Ét, t. 9, 201-229.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

et cela d’une manière existentiale, absolument originelle»21 qui touche l’essence humaine. Plutôt que de se situer dans une opposition binaire, loisir et travail correspondent à deux facteurs humains essentiels et ont entre eux une ordination réciproque supra-temporelle et transcendantale. Ils ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, ils sont inhérents à toute activité où l’homme tout entier est engagé. Notons que Karl Rahner recouvre sous une même dimension «loisir, oisiveté, jeu, liturgie, arts plastiques, composition littéraire, et toutes notions apparentées»22. Au sens humain premier, le travail renvoie à la responsabilité que l’homme assume par le fait même d’être confié à lui-même, tandis que le loisir renvoie à «ce qui est détendu, imprévu et inorganisable, ce où l’on ne dispose pas de soi et où l’on se confie aux puissances incontrôlables de son existence; on s’y attend à voir survenir l’imprévisible, le don gratuit, la grâce, ce qui est plein de sens mais sans but»23. Autrement dit, travail et loisir sont «des facteurs d’un unique accomplissement humain, qui n’existent que parce qu’ils sont ordonnés l’un à l’autre, et qui à eux deux construisent l’existence de l’homme»24. Cette brève excursion autour des notions de travail et de loisir permet de donner à cette dimension de la vie visée par le mot «spielerisch» toute sa vérité existentielle comme accomplissement humain authentique. Soulignons qu’il n’est pas indifférent que l’art s’inscrive au sein des problématiques posées dans les deux articles de Karl Rahner, celles du travail et du loisir, celles des déclarations très réfléchies (voire doctrinaires) et du jeu. En effet, nous pourrions dire que l’art, dans sa singularité structurelle, est une activité humaine qui relève tout à la fois de ce qui est de l’essence du travail et de l’essence du loisir, de la dimension réfléchie et de la dimension spontanée de l’homme; en cela, l’art est une activité humaine en laquelle l’homme trouve un accomplissement humain plénier et authentique25. IV. LE JEU

DE L’HOMME COMME

«KAIROS»

Puisque cette dimension de la vie de l’homme est une dimension à travers laquelle l’homme exprime authentiquement ce qu’il est, Karl Rahner montre qu’il est tout à fait justifié qu’un prédicateur qui ne veut pas 21. Ibid., p. 214. 22. Ibid. 23. Ibid., p. 215. 24. Ibid. 25. Cette dimension plénière de l’art en tant qu’activité humaine pourrait rendre compte du développement d’ateliers artistiques très divers, celui des ateliers dans des milieux difficiles ou défavorisés, et celui des ateliers à visée thérapeutique ou art-thérapie.

LA CHANSON À TEXTE ET LA PASTORALE DES JEUNES

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s’adresser qu’à lui-même et à ceux qui lui ressemblent puisse s’intéresser aux disques des Beatles: ils sont «un bon accès pour ces fans [les fans des Beatles] qui ressentent manifestement ce qui est joué là comme leur propre vie»26. Il reconnaît que le prédicateur, quant à lui, peut parfois ressentir une très grande distance entre ce monde et lui, qu’il peut lui être difficile, selon la formule paulinienne, de se faire tout à tous, et donc à ces fans des Beatles, alors que l’apôtre Paul, pourtant, n’a pas hésité à déclarer pour lui-même qu’il s’était fait tout à tous. Karl Rahner montre que cette approche par les chansons des Beatles peut devenir un véritable «kairos» pour faire entendre la parole de Dieu, même si les chemins à parcourir peuvent sembler très longs. Il précise, toutefois, que ces chemins ne sont peut-être pas aussi longs qu’on ne le pense. En effet, il invite les lecteurs de son confrère à s’interroger sur cette proximité: Car, grâce à la grâce de Dieu qui est partout, et donc aussi dans l’amour, la solitude et tout ce qui se déclare dans ces disques, ne sont-ils pas [ces chemins], justement, plus proches de ce que nous signifions quand nous disons Dieu, comme nous le pensions auparavant, à condition que nous ne voulions pas contraindre Dieu à venir aux hommes uniquement par nos chemins?27

Soulignons que par cette interrogation, Karl Rahner met expressément en relation la théologie de la grâce avec une œuvre artistique singulière qui, comme telle, ne paraît pas chrétienne. Cette considération est tout à fait essentielle pour une théologie fondamentale de l’art et rejoint l’analyse qu’il développe dans l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien28. Karl Rahner conclut cette préface du livre de Georg Geppert en redisant et en récapitulant ainsi toute son analyse précédente combien l’auteur a cherché «à enrichir sa connaissance de l’homme en écoutant de manière compréhensive et avec une grande empathie les chants des Beatles»29. Il émet le souhait que beaucoup puissent en tirer profit (surtout les jeunes) et comprendre ce qu’est l’homme d’aujourd’hui «à qui, aujourd’hui aussi comme toujours, appartient la promesse de l’amour de Dieu»30. 26. «Ein guter Zugang zu diesen Fans, die das, was da gespielt wird, offenbar als ihr eigenes Leben empfinden», SW, t. 24/2, p. 876. 27. «Denn sind nicht eben doch, dank der Gnade Gottes, die überall ist, auch Liebe, Einsamkeit und alles, was sich in diesen Platten aussagt, näher bei dem, was wir meinen, wenn wir “Gott” sagen, als wir zunächst denken, vorausgesetzt, daβ wir Gott nicht zwingen wollen, auf unseren Wegen allein zum Menschen zu kommen?», ibid. 28. Nous renvoyons à notre étude de cet article, notamment supra, pp. 134-139. 29. «Sein Wissen vom Menschen zu bereichern, indem er verständnisvoll mit groβer Einfühlung auf die Songs der Beatles hört», SW, t. 24/2, p. 876. 30. «Dem auch heute, wie immer, die Verheiβung der Liebe Gottes gehört», ibid.

CHAPITRE 13

UNE ARCHITECTURE RELIGIEUSE CONTEMPORAINE CONSTRUIRE UNE ÉGLISE. À PROPOS DES ÉGLISES MODERNES (1971)

Le texte Construire une église. À propos des églises modernes est une conférence prononcée par Karl Rahner, le 11 novembre 1971, à l’occasion de la consécration de la nouvelle église de Kirchellen-Grafenwald (aujourd’hui Bottrop-Grafenwald), l’église de la Sainte-Famille. Le texte est publié dans le bulletin spécial édité pour cette circonstance festive1. Cette nouvelle construction cherchait à prendre en compte les nouvelles normes liturgiques dans la suite du concile Vatican II2; elle différait totalement, tant dans son architecture que dans son aménagement intérieur, de l’ancienne chapelle construite durant la dernière décennie du XIXe siècle et qui devait être démolie. La contribution de Karl Rahner s’inscrit dans ce contexte de changements liturgiques et de renouvellement architectural des années soixante-dix, ainsi que dans les débats qui les accompagnaient. Dans une première partie du texte, Karl Rahner, sans négliger les principes théologiques ou esthétiques religieux, défend la liberté et la responsabilité créatrices de l’architecte et promeut une nouveauté nécessaire. Dans une deuxième partie, il montre comment le statut du sacré est remis en question dans le christianisme et propose une réflexion fondamentale sur le rapport de la communauté chrétienne à l’église en tant qu’édifice.

1. Kirche bauen, in Festschrift zur Weihe der Kirche Heilige Familie in KirchhellenGrafenwald am 14.11.1971, Kirchhellen-Grafenwald, 1971, 9-10, 13-14, 17 (version A). Ce texte est de nouveau publié sous le titre Kirche bauen. Zum modernen Kirchenbau dans un ouvrage de Karl Rahner regroupant différentes contributions: Herausforderung des Christen. Meditationen, Reflexionen, Interviews (Herderbücherei, 538), Freiburg i.Br., 1975, 109-113 (version B). Le texte présenté dans SW, t. 24/2, 893-896 reprend le titre et la version B; voir SW, t. 24/2, p. 1041. 2. Le projet provient du bureau d’architecte Bernd Kösters et Herbert Balke de Münster, et sa conception liturgique fut validée par le professeur de théologie Theodor Filthaut. L’édifice est hexagonal, avec une toiture à quatre pans; l’espace intérieur est comme une tente; l’autel est placé à la limite du triangle médian principal, de telle sorte que les bancs peuvent être placés sur trois côtés. L’église a été consacrée par Mgr Henri Tenhumberg, évêque du diocèse de Münster. Voir SW, t. 24/2, p. 1023, note a.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

Il est certain que les éléments d’analyse et de discernement apportés ici, dans ce contexte pastoral singulier, peuvent tout à fait contribuer à un approfondissement des questions souvent soulevées dans le cadre de la construction ou de la rénovation d’un lieu cultuel et dans le rapport aux artistes. I. PRÉLIMINAIRES Karl Rahner commence par remettre en question ses compétences et se demande ce qu’il pourrait dire sur un édifice religieux3 puisqu’il ne s’agit pas là de rhétorique, qu’il n’est ni architecte, ni historien d’art, ni artiste, qu’il n’a pas les qualités suffisantes dans ces domaines, qu’il n’est pas non plus curé dans la pratique, autrement dit, autant de facteurs qui ne lui permettent pas de répondre de manière autorisée à la question de savoir «à quoi devrait ressembler une église aujourd’hui»4. II. LES LIMITES DES

PRINCIPES THÉOLOGIQUES

Karl Rahner souligne qu’il pourrait effectivement, à partir de la théologie, chercher à développer quelques principes pour la construction des églises, mais il lui faudrait alors clamer haut et fort «qu’avec ces principes ne serait donnée aucune indication claire sur ce à quoi doit ressembler tout à fait concrètement une église»5. Il insiste de manière significative sur cette distance entre le discours théorique et l’aspect pratique très concret. En effet, le théologien peut expliciter de nombreux principes (qu’une église doit correspondre à sa mission, être digne, doit apporter du sacré, manifester l’unité de la communauté, sa relation à Dieu, son accord et son ouverture au monde, son caractère sauvé et libéré, qu’elle doit être en accord avec la vitalité du temps d’aujourd’hui non sans un esprit critique), toutefois, avec cela, il aura certes exprimé «beaucoup de choses justes»6, mais aussi «beaucoup de choses non-pratiques»7.

3. Karl Rahner emploie souvent le mot «Kirchenbau»; celui-ci n’a pas d’équivalent direct en français; nous le traduisons par «édifice religieux» sachant toutefois qu’il s’agit bien d’une église. 4. «Wie heute eine Kirche aussehen müsse», SW, t. 24/2, p. 893. 5. «Daβ mit diesen Prinzipien keine eindeutigen Anweisungen gegeben seien dafür, wie nun eine Kirche ganz konkret aussehen müsse», ibid. 6. «Viel Richtiges», ibid. 7. «Sehr viel Unpraktisches», ibid.

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Il aurait encore à expliquer «ce que signifie “digne”, quand quelque chose est-il “sacré”, comment toutes les réalités théologiques d’une communauté se rassemblant dans l’église doivent se refléter dans l’édifice religieux même»8. Karl Rahner poursuit cette même réflexion en explicitant une autre problématique. Il remarque que beaucoup d’hommes et de chrétiens, «empreints par une tradition et une habitude»9, pensent savoir ce en quoi consiste le sacré, ce qui est digne, pieux, propice au recueillement, etc., et dénient à tel ou tel édifice religieux d’en posséder les qualités. Il explicite alors, de manière assez inattendue, les conditionnements historico-sociologiques et les déterminations inconscientes de beaucoup de jugements: Toutefois, de tels jugements catégoriques (d’assentiment, d’indignation et de surprise) ne proviennent pas tant d’un emploi éclairé de tels principes formels que des profondeurs irréfléchies du sentiment, et ne pouvant être réfléchies pour longtemps, d’un sentiment assurément, qui est lui-même, sans qu’il soit conscient, soumis aux mutations historiques et ne parvient à des jugements clairs non pas parce que ceux-ci seraient les seuls justes, mais parce que et lorsque ce sentiment est devenu général dans une société10.

Suite à ces considérations, Karl Rahner insiste de nouveau sur le fait que le théologien et ses principes ne peuvent aucunement ériger un quelconque édifice religieux concret. Il réaffirme, en conséquence, que chacun se doit de ne pas porter trop hâtivement un jugement sur une église concrète au nom même de principes abstraits. Il confirme que ces jugements d’appréciation ne relèvent pas et ne peuvent pas relever d’une application immédiate et évidente de ces principes, mais qu’ils «proviennent d’un sentiment qui doit ramener sa souveraineté non pas à ces principes, mais à sa propre force et pouvoir historiques avec lesquels il conquiert l’esprit et l’âme sensible des contemporains»11. 8. «Was heißt: “würdig”, wann ist etwas “sakral”, wie sollen alle die theologischen Wirklichkeiten einer sich in der Kirche versammelnden Gemeinde sich im Kirchenbau selbst widerspiegeln», ibid. 9. «Durch eine Tradition und Gewohnheit geprägte», ibid. 10. «Aber solche dezidierten Urteile (der Zustimmung, der Empörung, des Befremdetseins) stammen dann doch nicht aus einer einsichtigen Anwendung von solchen formalen Prinzipien, sondern aus unreflektierten und weithin unreflektierbaren Tiefen des Empfindens, eines Empfindens freilich, das selbst, ohne daβ es bemerkt wird, dem geschichtlichen Wandel unterliegt, und nicht darum zu eindeutigen Urteilen gelangt, weil diese die einzig richtigen wären, sondern weil und wenn dieses Empfinden allgemein in einer Gesellschaft geworden ist», ibid., pp. 893-894. 11. «Einem Empfinden entstammen, das seine Herrschafft nicht aus diesen Prinzipien herleiten soll, sondern aus seiner eigenen geschichtlichen Kraft und Macht, mit denen es die Geister und Gemüter der Zeitgenossen gewinnt», ibid., p. 894.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

III. LE

THÉOLOGIEN ET LA LIBERTÉ CRÉATRICE DE L’ARCHITECTE

Karl Rahner aborde la question du travail de l’architecte et défend une liberté créatrice essentielle. Si l’architecte doit prendre en considération les principes posés par les théologiens ou les théoriciens d’une esthétique chrétienne et ecclésiale, il n’en est pas «le domestique»12. S’agissant de l’originalité créatrice de l’artiste, Karl Rahner est précis et quelque peu farouche dans ses propos: Lui-même [l’architecte] crée ce qui est non-dérivable, unique, ce qui doit être introduit dans chaque réalisation concrète authentique. Là où il n’exécuterait que des normes abstraites ou voudrait répéter des modèles traditionnels (qui sont toujours encore universels, même s’ils sont qualifiés de style historique), son œuvre serait morte, un tas de pierres, un simple édifice fonctionnel, mais pas une église13.

Soulignons que cette réflexion démontre indubitablement le sens et la compréhension que Karl Rahner a de l’originalité créatrice de l’artiste. Cette réflexion manifeste aussi l’importance, pour la communauté chrétienne elle-même, d’avoir des édifices qui puissent rayonner de cette qualité tout à fait singulière, relevant proprement de l’art, qui différencie leur lieu de rassemblement d’un «simple édifice fonctionnel». Karl Rahner explicite alors, de manière tout aussi précise et ferme, l’attitude fondamentale que le théologien doit adopter vis-à-vis de l’artiste et ce qu’il lui revient de promouvoir: Le rôle principal de la théologie, dans de telles questions, est de rendre courageusement l’artiste libre dans sa propre responsabilité que personne ne peut lui enlever et dans laquelle même le théologien n’a pas le droit de le tenir en tutelle14.

La communauté sera finalement amenée à évaluer l’édifice réalisé en le contemplant, en y vivant et en s’y vivant, en y adorant Dieu et ainsi elle pourra déterminer si cette église est «une bonne église»15.

12. «Der Knecht», ibid. 13. «Aber er selbst schafft das Unableitbare, das Einmalige, das in jedem echten Konkreten stecken muβ. Wo er nur abstrakte Normen exekutieren oder überlieferte Vorstellungsmodelle (die immer noch allgemein sind, auch wenn sie historische Stile genannt werden) wiederholen wollte, wäre sein Werk tot, ein Steinhaufen, ein bloβer Zweckbau, keine Kirche», ibid. 14. «Die Hauptaufgabe der Theologie in solchen Fragen ist die mutige Freigabe des Küntslers in seine eigene Verantwortung, die ihm niemand abnehmen kann, in der ihn auch der Theologe nicht bevormunden darf», ibid. 15. «Eine gute Kirche», ibid.

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Il va de soi que si Karl Rahner insiste sur la liberté et la responsabilité propre de l’artiste dans son acte même de création artistique, il serait erroné d’interpréter ses propos en occultant l’importance d’un travail commun de réflexion, de suivi et de partage avec la communauté chrétienne et les responsables d’un projet pour une réalisation nouvelle. Néanmoins, demeurera toujours le fait que ce ne sera que lorsque l’œuvre sera effectivement et concrètement réalisée, vue et vécue que la communauté pourra prendre la vraie mesure de ce que l’artiste a conçu. IV. SACRALITÉ ET SAINTETÉ DANS LE CHRISTIANISME Dans la deuxième partie de sa contribution, Karl Rahner poursuit sa réflexion à propos des églises en abordant la problématique du sacré et du christianisme, ou plutôt la remise en cause fondamentale du sacré au sein du christianisme. Il choisit expressément, et précisément en tant que théologien, de s’attarder sur «un principe»16 qui lui paraît absolument déterminant: c’est, dit-il, un «principe de liberté»17, «un principe de l’autorité de la liberté»18. Il souligne que ce principe a souvent été contredit dans la pratique ecclésiale, alors qu’il s’agit là d’un principe qu’il faudrait presque considérer comme «un principe néotestamentaire»19 à défendre «dans sa pureté et sa force contre un principe vétérotestamentaire»20. Pour faire ressortir la densité provocatrice de ce principe, il propose de le reformuler ainsi: Dans le Nouveau Testament, parmi les chrétiens, il n’y a plus au sens propre et strict d’édifice sacré21.

Par une telle affirmation, Karl Rahner ne renie pas l’intérêt ou la nécessité de construire des édifices qui ont pour finalité le rassemblement des chrétiens. Il ajoute que si cette finalité ou cette affectation, dans son 16. «Ein Prinzip», ibid. 17. «Ein Prinzip der Freiheit», ibid. 18. «Ein Prinzip der Autorität der Freiheit», ibid. Cette expression est une allusion à l’ouvrage de J.C. HAMPE (éd.), Die Autorität der Freiheit. Gegenwart des Konzils und Zukunft der Kirche im ökumenischen Disput [Actualité du concile et avenir de l’Église dans la dispute œcuménique] 3 t., München, 1967, voir SW, t. 24/2, note b., p. 1023. Notons que Johann Christoph Hampe (1913-1990) était pasteur luthérien et a été observateur au Concile. 19. «Ein neutestamentliches Prinzip», SW, t. 24/2, p. 894. 20. «In seiner Reinheit und Kraft gegen ein alttestamentliches Prinzip», ibid. 21. «Im Neuen Testament unter Christen gibt es im eigentlichen und strengen Sinn keinen Sakralbau mehr», ibid.

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ensemble, est dite «sacrée», alors on dira à juste titre des églises qu’elles sont des édifices «sacrés». Cependant, il souligne qu’une telle expression ne doit pas signifier que tout ce qui se passe en dehors de l’enceinte même de ce lieu ne soit que de l’ordre du profane et du terrestre22: cela ne serait absolument pas «une conception chrétienne de l’édifice religieux»23. En effet, si l’église est le lieu effectif (ce qui n’est pas peu dire, souligne-t-il) dans lequel la communauté chrétienne se rassemble pour la célébration de la Cène du Christ, pour les sacrements, pour la proclamation de la Parole divine, pour délibérer des divers devoirs qui lui incombent, il n’en demeure pas moins que la vie «sacrée» de la communauté chrétienne et de chaque chrétien ne peut être réduite à ces seules réalités. Karl Rahner rappelle que c’est dans toute la vie profane que Dieu sanctifie la vie de l’homme et la rend en ce sens «sacrée». C’est là l’habitation que Dieu a premièrement choisie, qu’il s’est construite et qu’il se construit: Oui, les événements les plus décisifs, où l’homme s’en remet totalement et définitivement à Dieu, à sa miséricorde et à sa vie éternelle, se produiront le plus souvent dans le sobre quotidien profane de la vie, là où le miracle de la fidélité et de l’amour vraiment désintéressé se produit, où une responsabilité sans récompense est maintenue contre tout égoïsme personnel, où l’on meurt dans une espérance sereine. L’«église» où Dieu se fait ainsi événement dans la vie de l’homme, n’est pas le plus souvent, à vrai dire, l’église, mais la tente que Dieu s’est bâtie lui-même à travers son vaste univers et qu’il renouvelle constamment au cours de l’histoire en des milliers de styles inattendus24.

22. Dans ces considérations, le théologien prend en compte cette opposition mise en évidence par les historiens des religions entre le sacré et le profane. Rappelons toutefois que la notion de sacré et son opposition d’avec le profane ne sont pas à comprendre de manière univoque. Mircea Eliade, par exemple, considérant la complexité du phénomène religieux «primitif», remarque que si «le sacré est qualitativement différent du profane, il peut cependant se manifester n’importe comment et n’importe où dans le monde profane, ayant capacité de transformer tout objet cosmique en paradoxe par l’intermédiaire de l’hiérophanie (en ce sens que l’objet cesse d’être lui-même, en tant qu’objet cosmique, tout en demeurant en apparence inchangé)», M. ELIADE, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1949, p. 38. 23. «Eine christliche Konzeption des Kirchenbaus», ibid., p. 895. 24. «Ja die entscheidensten Ereignisse, in denen der Mensch sich ganz und endgültig Gott, seinem Erbarmen und seinem ewigen Leben übereignet, werden meist geschehen in der nüchtern-profanen Alltäglichkeit des Lebens, dort, wo das Wunder wirklich selbstloser Liebe und Treue geschieht, wo unbelohnt Verantwortung gegen allen eigenen Egoismus durchgetragen wird, wo in gelassener Hoffnung gestorben wird. Die “Kirche”, in der so Gott Ereignis im Leben des Menschen wird, ist nun einmal meist nicht die Kirche, sondern das Zelt, das Gott sich durch seine ganze weite Welt selbst erbaut hat und durch die Geschichte ständig neu und in tausend unerwarteten Stilen umbaut», ibid.

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Ces quelques lignes sont d’une densité théologique remarquable et explicitent le principe de liberté ou le principe de l’autorité de la liberté évoqué ci-dessus. De plus, elles intègrent le langage biblique de la création (et de l’incarnation) par les thématiques de la construction et de la tente (rappelons que la forme architecturale de la nouvelle église de la Sainte-Famille et de son espace intérieur évoque justement une tente). Revenant à cette dimension particulière de la vie chrétienne que sont la Cène, les sacrements, etc., il précise encore que l’église ne peut même pas être considérée comme un espace qui en serait à la «racine»25, elle n’est qu’une construction adaptée pour sa fonction et nécessaire pour cet agir sacré de l’homme. En effet, «dans le Nouveau Testament, on ne construit plus une église sur un “lieu saint” pour le protéger, lui qui est déjà là, et le préserver de toute profanation»26. D’autre part, encore, si une église est dite «sainte»27, elle ne l’est qu’en raison des actions saintes de la communauté chrétienne qui a besoin, comme toute communauté d’hommes, d’un espace pour se rassembler. Notons que Karl Rahner explicite ici la raison fondamentale de la compréhension chrétienne de l’église. L’espace de l’église ne sanctifie pas, mais devient sanctifié par les actions particulières des hommes chrétiens. Le théologien indique – entre parenthèses, mais de manière significative – qu’un rassemblement profane humainement digne qui se tiendrait dans une église ne la profanerait pas et qu’il est tout à fait légitime qu’un architecte puisse en prévoir un tel usage. Il propose de résumer de manière quelque peu «massive»28 ces quelques considérations: «on doit examiner d’une église sa finalité sainte, mais on n’a pas besoin de l’observer à partir d’une sainteté irradiant en quelque sorte d’elle-même»29. Il reconnaît que dans les temps passés on pouvait chercher à réaliser «une telle essence ainsi comprise de l’église»30, mais il affirme néanmoins que les constructions des églises contemporaines peuvent tout à fait et légitimement se penser «à partir de l’essence de ce qui est chrétien»31, et donc en vue de tout ce qui n’est pas peccamineux, de ce qui est porté par la grâce de Dieu et tendu vers la vie éternelle, autrement dit, ce qui est, par le fait même, saint. Il souligne, toutefois, qu’une église ne doit 25. «Wurzel», ibid. 26. «Im Neuen Testament baut man keine Kirche mehr über einem “heiligen Ort”, um ihn, den es schon gibt, zu umhegen und vor Profanierung zu schützen», ibid. 27. «Heilig», ibid. 28. «Massiv», ibid., p. 896. 29. «Man soll einer Kirche ihren heiligen Zweck ansehen, aber man braucht ihr keine gleichsam von ihr selbst ausstrahlende Heiligkeit anmerken», ibid. 30. «Ein solches so verstandenes Wesen der Kirche», ibid. 31. «Vom Wesen des Christlichen», ibid.

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LES ÉCRITS THÉOLOGIQUES SUR L’ART

pas pour autant, en fonction d’un certain sentiment de l’époque, ressembler à un «silo d’âmes»32 ou à une «fabrique de Pater Noster d’une société par actions»33. Il n’est pas impossible que Karl Rahner rapporte là des jugements exprimés. Au-delà de tout débat, il résume de nouveau sa réflexion en explicitant la manière dont on peut dire d’une église qu’elle est belle: Si cela sert la finalité du lieu de rassemblement d’une communauté chrétienne pour des tâches qui lui échoient toujours, en tant qu’elle est chrétienne, ou doivent lui échoir aujourd’hui, la sert bien, et la sert le plus possible à tout point de vue, alors cela est une bonne, oui, même, une «belle» église34.

Il rajoute aussitôt (reprenant la définition thomiste des transcendantaux): Car la beauté peut aussi n’être rien d’autre que l’éclat du vrai et du bon, et donc la pure manifestation de sa mission35.

V. CONCLUSION Karl Rahner réaffirme qu’il ne lui revient pas d’exprimer une appréciation concrète sur une église, d’autant plus que l’appréciation d’une église relève de multiples aspects très concrets qui échappent au théologien. De tout ce qu’il a dit, il tire cependant «une conclusion»36 qui lui semble très claire et que nous citons dans son intégralité, car elle récapitule l’ensemble de cette contribution. Cette conclusion donne une place privilégiée à l’expérience de l’œuvre: Le devoir, tout d’abord, d’être modeste par rapport à l’œuvre concrète d’un architecte, de laisser parler l’œuvre avant de parler soi-même, de vivre avec l’œuvre afin d’apprendre à la connaître comme elle est vraiment, de chercher à la remplir de la vie spirituelle, de la vie de l’amour de Dieu et du prochain (l’église doit servir à cela aussi!), de donner à l’église la sacralité plutôt que de la recevoir d’elle37. 32. «Seelensilo», ibid. 33. «Paternosterwerke A.G.», ibid. 34. «Wenn es der Zweck des Versammlungsortes einer christlichen Gemeinde für Aufgaben, die ihr als christliche immer zukommen oder ihr heute zukommen sollten, dient, gut dient, möglichst unter allen Gesichtspunkten dient, dann ist es eine gute, ja sogar “schöne Kirche”», ibid. 35. «Denn auch die Schönheit kann nichts sein als der Glanz des Wahren und Guten, also das reine Erscheinen ihrer Aufgabe», ibid. 36. «Eine Folgerung», ibid. 37. «Die Verpflichtung, zunächst einmal gegenüber dem konkreten Werk eines Baumeisters bescheiden zu sein, das Werk reden zu lassen, bevor man selber redet, mit dem

UNE ARCHITECTURE RELIGIEUSE CONTEMPORAINE

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Enfin, il termine en rappelant le rôle de la communauté chrétienne et l’importance de la dimension expérientielle de vie par la communauté chrétienne au sein du nouvel édifice religieux (ce qui était aussi le discernement effectif de la qualité de cette réalisation). En effet, il montre qu’une église ne relève pas seulement de ce que l’architecte aura fait, mais aussi de ce tout ce qu’en fera la communauté chrétienne en s’y rassemblant «pour adorer Dieu, pour célébrer la mort du Seigneur et la recevoir comme la grâce de sa propre mort, et pour donner au prochain l’amour qui témoigne de Dieu»38.

Werk einmal zu eben, um es so kennenzulernen, wie es wirklich ist, zu versuchen, es mit dem geistlichen Leben zu erfüllen, dem Leben der Gottes- und der Nächstenliebe (auch ihr muβ die Kirche dienen!), der Kirche die Sakralität eher zu geben, als von ihr zu empfangen», ibid. Notons que le mot «eben» ne nous semble pas pouvoir s’inscrire ici dans une construction grammaticale correcte ni faire sens. Puisqu’il s’agit là, manifestement, d’une phrase récapitulative, nous choisissons de remplacer «eben» par le verbe «leben», ce qui correspond à ce que le théologien avait déjà exprimé, après avoir affirmé la nécessaire liberté de l’artiste, quant à la manière dont la communauté pouvait évaluer l’œuvre réalisée: en y vivant et en s’y vivant. 38. «Um Gott anzubeten, den Tod des Herrn zu feiern und als die Gnade des eigenen Todes anzunehmen und dem Nächsten die Liebe zu schenken, die Gott bezeugt», ibid.

II ESQUISSE D’UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE

INTRODUCTION

La présentation et l’analyse que nous avons faites de cette douzaine d’écrits sur l’art confirment que nous sommes en présence d’un «corpus», c’est-à-dire d’un ensemble de textes qui constitue un champ particulier de questionnement et d’approfondissement théologiques. Cette dimension de la pensée rahnérienne, nous l’avons déjà souligné, est peu connue et a été peu mise en valeur. Karl Rahner lui-même ne l’a pas valorisée, il n’a pas eu le souci de rassembler ces divers écrits, ni ne leur a accordé une importance particulière dans l’ensemble de son œuvre théologique. Si la question de l’art n’a pas été pour lui une préoccupation prioritaire au sein des multiples questions théologiques, ecclésiales et sociales, auxquelles il était confronté, il n’en reste pas moins que cette question l’a rejoint de diverses manières, avec, de sa part, un intérêt personnel certain pour la littérature. Il a développé une véritable réflexion théologique dans ce domaine. Il est manifeste que ces écrits, s’inscrivant dans des contextes variés et répondant à des problématiques particulières, sont marqués par un «mode théologique fondamental»1, et participent pleinement de la «forme» constitutive de la pensée rahnérienne par cette tension interne entre théologie pratique et théologie fondamentale2. En effet, une situation donnée dans l’actualité de la vie de l’Église ou de la société suscite une réflexion fondamentale et est éclairée par elle. La demande d’une «réflexion théologique fondamentale» qui lui avait été expressément faite pour sa dernière contribution La théologie de la signification religieuse de l’image, de 1983, peut se rapporter à chacun de ses écrits sur l’art et en désigner leur teneur épistémologique. Bien que Karl Rahner n’ait développé des réflexions théologiques dans le domaine des arts que de manière parcellaire à travers ces quelques écrits qui s’étendent sur une trentaine d’années, ces réflexions révèlent et reflètent une pensée de fond précise et unifiée. C’est l’unité de cette pensée, ses éléments, ses tenants et ses aboutissants que nous voudrions ressaisir et mettre en évidence dans cette dernière partie de notre étude. Cette reprise plus systémique cherchera donc à exposer les 1. «De modo teológico-fundamental», J. DUQUE, A Arte como Teologia. Sobre alguns textos de Karl Rahner, in Teologica Série II 30 (1995), no 1, 139-153, p. 141. Voir l’introduction générale de notre étude, supra, p. 6. 2. Voir l’introduction générale de notre étude, supra, pp. 7-8.

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ESQUISSE D’UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE

principes fondamentaux d’une théologie de l’art chez Karl Rahner et d’en proposer une présentation organique. Il s’agira d’élaborer l’esquisse d’une théologie fondamentale de la création artistique. Cette esquisse ne doit pas être prise comme un système clos sur luimême et définitif. Nous l’avons rappelé, la réflexion théologique rahnérienne a toujours été motivée par l’actualité et les conditions nouvelles d’un questionnement; c’est de cette manière qu’elle s’est explicitée et approfondie. Cette reprise ne supplée donc pas et ne remplace pas la lecture des textes pour eux-mêmes qui seule permet d’en saisir les conditions d’émergence. Cette synthèse provient de cette lecture et demande d’y revenir. Plus encore, pour le théologien des arts d’aujourd’hui, ces principes fondamentaux, sans pour autant être invalidés, doivent être confrontés aux conditions nouvelles de la création artistique, être réinterrogés par elles, de telle sorte qu’ils puissent être réévalués, réinterprétés et approfondis, poursuivant ainsi le mouvement et la forme de la pensée rahnérienne. Une telle démarche actualisée peut aussi être l’occasion de se rendre compte de la pertinence des analyses proposées par Karl Rahner. C’est en ce sens que nous avons indiqué, lors de nos analyses, quelques rapprochements possibles entre l’un ou l’autre de ces principes et des réflexions d’artistes, de philosophes ou d’auteurs sur la création artistique. La présentation organique et unifiée de la théologie rahnérienne de la création artistique demande de s’arrêter sur un premier point qui fonde la possibilité même de cette théologie : celui d’une compétence propre du théologien dans le domaine des arts, compétence distincte de celle des spécialistes et des artistes. Karl Rahner, en effet, y revient à plusieurs reprises dans ses contributions. Cette compétence du théologien s’inscrit dans une épistémologie de théologie fondamentale. Ce sera notre premier chapitre. La possibilité d’une théologie fondamentale de la création artistique signifie et présuppose que l’expérience artistique et créatrice soit de facto une expérience significative de l’homme, que celle-ci puisse interroger le théologien et que celui-ci puisse penser radicalement une articulation entre cette expérience et la révélation chrétienne. Cela nous amènera donc, dans un deuxième chapitre, à expliciter la compréhension que Karl Rahner avait de l’expérience artistique et créatrice, de ses éléments anthropologiques constitutifs, de ses dimensions, de sa particularité et de sa richesse. De plus, la création et l’expérience artistiques sont pour lui un lieu privilégié d’une ouverture transcendantale: la question du rapport de l’art à la transcendantalité constituera donc notre troisième chapitre. Nous aborderons ensuite, dans le chapitre suivant, la manière dont Karl Rahner pense plus spécifiquement la relation de l’art et du

INTRODUCTION

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christianisme: tout d’abord, d’une manière générale, selon une corrélation et une parenté interne; puis, au sein des arts explicitement chrétiens. Cette réflexion nous permettra de revenir sur une autre question fondamentale: celle du rapport entre l’art et la théologie; ce sera notre cinquième chapitre. Enfin, à partir de quelques éléments d’analyses et sous forme d’épilogue, nous proposerons une réflexion sur le «Christ ce grand artiste» (selon une expression du peintre Vincent Van Gogh). Ce travail de reprise en vue de présenter l’esquisse d’une théologie fondamentale de la création artistique chez Karl Rahner impliquera inévitablement des redites par rapport aux analyses que nous avons développées au fil de l’étude des textes présentés. Nous ne ferons donc cette présentation qu’à grands traits, en renvoyant à nos analyses précédentes.

CHAPITRE 1

LA COMPÉTENCE DU THÉOLOGIEN DANS LE DOMAINE ARTISTIQUE

Selon Karl Rahner, il est indéniable que le théologien «en tant que tel» a quelque chose à dire et à apporter dans le domaine artistique. Dans l’introduction générale de notre étude, nous avons rappelé que Herbert Vorgrimler, en évoquant ses conversations avec Karl Rahner lors des réunions préparatoires à l’élaboration des deux textes Esquisse d’une dogmatique et Plan et esquisse d’un manuel de théologie pastorale, soulignait combien celui-ci insistait pour que les arts soient pris en considération1. De même, nous avons rappelé qu’au début du Traité fondamental de la foi, Karl Rahner mentionne expressément la création artistique comme une des formes de vie de l’esprit et une des recherches d’autointerprétation signifiante de l’homme qui interpelle la réflexion théologique et avec laquelle la théologie doit «avoir affaire»2. Ses écrits sur l’art confirment qu’il ne s’est pas soustrait, en tant que théologien, à cette interpellation et qu’il a su apporter, dans le domaine de la création artistique et des arts, une proposition singulière d’analyse et d’interprétation. I. LE

THÉOLOGIEN

«EN TANT QUE TEL»

Dans plusieurs de ses écrits sur l’art, Karl Rahner commence en rappelant son incompétence vis-à-vis des arts qu’il aborde. Dans le texte de 1983 sur l’image, il affirme n’avoir ni les compétences d’un philosophe de l’esthétique, ni celles d’un historien de l’art profane ou sacré. Plus encore, il soutient ne pas appartenir à la moyenne élevée des personnes cultivées dans ces domaines3 et demande ainsi l’indulgence de son auditoire habitué, semble-t-il, à des considérations très précises en la matière4. De même, dans sa prise de parole lors de la bénédiction de la nouvelle 1. Voir H. VORGRIMLER, Heutige Theologie und heutige Kunst, in ID., Wegsuch. Kleine Schriften zur Theologie, t. 2, (Münsteraner Theologische Abhandlungen, 42/2), Altenberge, Oros, [1964] 1998, 592-602, p. 593. 2. Voir TfF, p. 20. 3. Voir La théologie de la signification religieuse de l’image, SW, t. 30, p. 471. 4. Voir ibid., p. 857, note b.

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ESQUISSE D’UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE

église de Kirchellen-Grafenwald, en 1971, il affirme n’être ni architecte, ni historien d’art, ni artiste et, de ce fait, ne pas avoir les compétences requises pour apporter une perspective concrète sur ce que doit être une architecture contemporaine d’église5. De même encore, dans son intervention introduisant l’exécution de la «Messe» de Stravinsky en l’église des jésuites à Innsbruck, en 1961, il précise qu’il ne fera ni une présentation du compositeur, ni une présentation de l’œuvre, que son approche sera beaucoup plus modeste et qu’elle sera pré-musicale6. Ce n’est qu’à propos de la poésie qu’il laisse discrètement entendre avoir une certaine compétence en tant qu’amateur, mais cela n’apparaît que dans son article de 1960 à l’intention des éducateurs chrétiens concernant le rapport du chrétien à la parole poétique7. Dans les deux autres textes portant sur la littérature, que ce soit dans sa prestation de 1960 sur l’écrivain-auteur et le christianisme8, ou que ce soit dans l’article défendant l’œuvre de Luise Rinser de 1971, il ne fait que mentionner son manque de compétence du point de vue proprement littéraire9. Il faut encore remarquer qu’il prend soin de rappeler que l’approche la plus autorisée dans ces domaines relève en premier lieu des artistes eux-mêmes ou des spécialistes, car ceux-ci abordent les arts selon le point de vue qui leur est le plus approprié. C’est à eux, en premier lieu, qu’il revient de prendre la parole. Pour autant, Karl Rahner ne récuse ni la possibilité ni même la nécessité d’une parole propre du théologien. Même lorsqu’il laisse percevoir une compétence poétique en tant qu’amateur, il précise que son intervention sera théologique10. À propos de sa contribution de 1960 sur l’écrivain-auteur et le christianisme, nous avons souligné qu’il avait, dans la dernière version du texte, expressément ajouté, à sa dénomination de «théologien» qualifiant son approche, l’expression «en tant que tel [als solcher]», en la mettant en italique11. Plus encore, dans le contexte très polémique à l’encontre de l’œuvre de Luise Rinser, en 1971, Karl Rahner considère non seulement que le théologien a bien quelque chose à dire, mais qu’il «doit dire quelque chose d’autre»; il précise que ce «quelque chose d’autre», bien que ne pouvant être que d’ordre très général, peut néanmoins être mis en relation avec l’œuvre rinsérienne et la rejoindre 5. Voir Construire une église. À propos des églises modernes, SW, t. 24/2, p. 893. 6. Voir Parole et musique dans l’espace de l’église, SW, t. 16, p. 226. 7. Voir La parole poétique et le chrétien, p. 185; SW, t. 12, p. 441. 8. Voir La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, p. 181. 9. Voir De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23, p. 160. 10. Voir La parole poétique et le chrétien, p. 185; SW, t. 12, p. 441. 11. Voir La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, p. 181.

LA COMPÉTENCE DU THÉOLOGIEN DANS LE DOMAINE ARTISTIQUE

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intimement12. De même encore, dans sa dernière contribution de 1983 à propos de l’image, il souligne que son approche sera effectivement théologique et philosophique, et nous avons vu qu’il lui avait été explicitement demandé une analyse théologique fondamentale13. Karl Rahner a donc tout à fait conscience que l’approche théologique demeure inévitablement partielle quand il s’agit des arts. Il postule toutefois un apport et une pertinence propres dans ces domaines. II. LE

THÉOLOGIEN PEUT

«JUGER DE

TOUT»

La possibilité, la justification et la légitimité d’une approche proprement théologique dans les domaines artistiques, Karl Rahner les fonde sur la déclaration paulinienne selon laquelle «l’homme spirituel juge de tout» (cf. 1 Co 2,14-16). Dans La parole poétique et le chrétien, de 1960, il y fait explicitement référence et l’interprète en affirmant que «l’homme croyant qui est poussé par l’Esprit peut juger de tout». Or, la théologie se comprend comme la réflexion du croyant. Dans la justification de cette approche théologique, Karl Rahner ne se contente pas de mentionner cet argument d’autorité scripturaire, il en interprète la dynamique interne et lui donne une orientation fondamentale et éminemment positive. En effet, il poursuit en montrant que tous les domaines qui appartiennent «aux grandes heures de l’homme» ne peuvent et ne doivent en aucun cas être indifférents aux croyants, qu’ils demandent bien au contraire d’«être rapportés à Dieu», car c’est en eux, précise-t-il encore, que s’accomplit aussi «la semence du Dieu unique»14. C’est de cette manière qu’il appartient au croyant et au théologien de juger de toutes choses. III. ENTENDRE LA

DIMENSION CHRÉTIENNE DANS L’HUMAIN

Cette attitude trouve une autre précision dans l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, de 1960 aussi. En effet, lorsque Karl Rahner considère l’auteur qu’il désigne «pleinement chrétien-anonyme», il montre que celui-ci peut tout à fait exprimer une réalité profondément chrétienne de salut et d’amour sans en avoir explicitement conscience et sans le dire selon le langage du croyant. Ce qui est exprimé par un tel 12. Voir De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23, p. 160. 13. Voir La théologie de la signification religieuse de l’image, SW, t. 30, p. 471. 14. Voir La parole poétique et le chrétien, p. 185; SW, t. 12, p. 441.

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auteur, précise-t-il, peut même ouvrir bien plus profondément à la vie, dans un accomplissement existentiel, que ne le font des formulations traditionnelles. Il revient alors, tant aux chrétiens qu’aux théologiens, d’entendre cette dimension chrétienne exprimée par un auteur au sein de la réalité humaine et d’«éduquer» leur oreille à cette écoute15. Cette référence à l’écoute n’est évidemment pas anodine, elle indique que ce discernement sollicité et attendu des chrétiens et des théologiens fait partie intégrante de leur foi. Karl Rahner va plus loin encore puisqu’il souligne que le langage même d’un tel auteur «pleinement chrétienanonyme» devrait assez urgemment permettre aux théologiens de renouveler leur propre langage explicitement chrétien16. Nous retrouvons la même considération dans le texte de 1971 pour la défense de Luise Rinser. Il rappelle que l’écrivain chrétien parle en premier lieu de l’humain et qu’un tel écrivain peut aussi, tout à fait légitimement, en parler en le maintenant dans un «christianisme anonyme»; il revient alors aux théologiens, de même que précédemment, de reconnaître comme chrétien et comme grâce ce qui ne se présente que comme humain et que le non-chrétien ne comprendra que comme tel. Dans la pensée rahnérienne, cette prise en compte de l’humain et son interprétation théologique se fondent radicalement sur le mystère de l’Incarnation, elles en sont une résultante nécessaire et inévitable: en effet, c’est cet humain que le Verbe lui-même s’est approprié et a fait sien pour l’éternité17. IV. L’«ÉCHELLE DE MESURE»

THÉOLOGIQUE

Pour signifier l’approche spécifique du théologien et le discernement que celui-ci exerce dans le domaine des arts, Karl Rahner utilise l’expression: «échelle de mesure [Maβstab]» chrétienne, ou théologique. Cette échelle de mesure théologique se différencie d’autres échelles de mesure, qu’elles soient proprement littéraires, artistiques, historiques ou philosophiques. L’échelle de mesure qualifie donc une orientation particulière d’interprétation, et ce, parmi d’autres. Celle qui est théologique n’a pas la prétention de recouvrir totalement la réalité envisagée ni non plus de supplanter les autres. Nous avons vu, ci-dessus, que Karl Rahner luimême reconnaît que l’approche théologique n’est pas la plus appropriée pour les arts bien qu’elle ait sa valeur et sa pertinence propres. Pour Karl Rahner, il est par contre indéniable que tout auteur, tout artiste en tant que tel et toute œuvre artistique sont susceptibles d’être pris en 15. Voir La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, p. 189. 16. Voir ibid., p. 190. 17. Voir De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23, p. 165.

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considération par le théologien et que ce dernier peut porter sur eux un discernement selon cette échelle de mesure théologique. Cette assertion correspond, en effet, à la troisième thèse de sa réflexion sur le rapport de l’auteur à l’être-là chrétien18, et elle se fonde directement, nous l’avons montré19, sur la double thèse d’un existential chrétien et d’un existential chrétien qui affecte inéluctablement et de l’intérieur tant l’auteur luimême que son œuvre. C’est en ce sens qu’il s’agit de comprendre la manière dont le théologien pose un discernement selon son échelle de mesure propre: il ne le pose pas de manière extérieure, mais de manière intérieure20. Si Karl Rahner différencie l’échelle de mesure théologique de l’échelle de mesure artistique, il ne les sépare pas non plus totalement, ou du moins, envisage-t-il une convergence ou une corrélation possible. La question est évidemment délicate, et il en a très précisément conscience. Il écarte d’emblée tout positionnement qui confondrait de manière univoque une dimension morale et une dimension littéraire, que ce soit d’ailleurs pour une œuvre chrétienne ou une œuvre «anti-chrétienne» (œuvre profondément pernicieuse, exaltant la haine, habitée d’un «cynisme terrible»)21. Cependant, à propos de l’œuvre de Luise Rinser que certains critiques littéraires jugeaient d’une christianité trop positive et naïve affectant sa qualité littéraire proprement dite, Karl Rahner se risque à émettre l’hypothèse qu’un discernement selon l’échelle théologique puisse rendre compte, d’une certaine manière, de la qualité littéraire de l’œuvre rinsérienne explicitement chrétienne. C’est en montrant selon une échelle de mesure théologique ce que serait le pastiche d’une authentique œuvre littéraire et chrétienne qu’il y parvient, en intégrant et en explicitant aussi, dans la même argumentation, une analyse de l’acte de création littéraire. Cette argumentation se concentre alors dans la recherche d’un «critère [Criterium]» théologique fiable. V. UN «CRITÈRE»

THÉOLOGIQUE

Le critère théologique fiable repose directement sur une compréhension premièrement existentielle du christianisme, ce qui en constitue son «essence la plus propre»22: celui-ci est acceptation de la dimension 18. Voir La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, p. 191. 19. Voir notre étude de cet article, supra, pp. 141-143. 20. Voir La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, pp. 191-192. 21. Voir De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23, p. 162. 22. «Le christianisme se comprend réellement comme un processus existentiel [als einen existenziellen Vorgang] dans son essence la plus propre, cela justement que nous appelons rapport personnel à Jésus Christ», TfF, p. 342.

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toujours inachevée du chrétien, de ses contradictions, de son caractère d’homo viator, il est un savoir existentiel du Crucifié et une espérance en lui en tant que Ressuscité. Ce christianisme plonge dans les abîmes existentiels de l’homme. Il diffère en cela d’un christianisme qui se comprendrait premièrement comme application de principes théoriques. Selon ce critère théologique, une œuvre littéraire et chrétienne authentique est une œuvre qui prend en compte l’impénétrable, l’inextricable et l’unicité de la vie, qui ouvre à une espérance fondée sur le CrucifiéRessuscité, tandis qu’une œuvre littéraire non authentiquement chrétienne serait une œuvre avec une intention pédagogique manipulant et habillant des principes théoriques ou des dogmes abstraits. Sont ainsi différenciées, d’une part, une authentique littérature chrétienne qui porte en elle la sérénité de celui qui espère contre toute espérance, qui n’oublie pas non plus que la grâce peut aussi descendre dans la profondeur d’un désespoir qui se vit sans issue, et d’autre part, une littérature pseudo-chrétienne dont les personnages viennent à bout de tout, occultant finalement le terrible de la mort23. Or, cette différenciation rejoint la structure interne de l’acte de création littéraire et artistique (selon la perspective rahnérienne que nous expliciterons plus loin) qui ne peut en aucun cas être un habillage ou une manipulation de principes et d’idées, qui est bien plutôt l’oubli de toute intention pédagogique explicite et qui plonge dans les profondeurs de l’existence humaine ouverte au mystère. L’argumentation développée par Karl Rahner met finalement audacieusement en conjonction une compréhension de la vie chrétienne dans sa dimension existentielle et le dynamisme interne de l’acte de création artistique. C’est en cela qu’il peut y avoir une certaine convergence ou corrélation entre l’échelle de mesure proprement théologique et une échelle de mesure artistique. Il va de soi qu’une juste perception du christianisme dans sa dimension existentielle ne suffit pas à faire d’une œuvre une œuvre proprement littéraire et ne saurait pallier une insuffisance de qualité artistique24. VI. LE THÉOLOGIEN DÉFENSEUR DE LA LIBERTÉ DE L’ARTISTE Si Karl Rahner postule pour le théologien une possibilité de juger de tout, s’il revendique une compétence proprement théologique d’appréciation et de discernement dans le domaine des arts selon une échelle de 23. Voir De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23, pp. 163-164. 24. Pour un développement plus détaillé, voir notre étude de cet article, supra, pp. 157-165.

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mesure théologique, il soutient avec une même conviction une compétence propre de l’artiste et une liberté dans sa capacité même de création. Plus encore, il n’hésite pas à considérer que le théologien se doit d’être le défenseur de cette liberté de l’artiste. Karl Rahner exprime très nettement cette conviction dans son intervention de 1971 pour la bénédiction de la nouvelle église de Kirchellen-Grafenwald. En effet, il affirme qu’il appartient à la théologie «de rendre courageusement l’artiste libre dans sa propre responsabilité». Il précise, de plus, que personne ne peut enlever à l’artiste cette responsabilité, pas même le théologien, et récuse ainsi une attitude tutélaire du théologien vis-à-vis de l’artiste25. Ce positionnement ne relève pas d’une quelconque démagogie. Il résulte très précisément d’une double considération. Tout d’abord, de la reconnaissance d’une distance inéluctable entre ce qui est de l’ordre du discours théorique, des principes généraux, et ce qui est de l’ordre pratique et concret. Les principes généraux ne pourront jamais suffire à la réalisation artistique d’une œuvre concrète, même si l’artiste, dans le cas d’une construction d’église, se doit de tenir compte de ces principes généraux, légitimes et nécessaires, explicités par la théologie et par la liturgie. Cette première considération rejoint celle que nous avons déjà évoquée ci-dessus relativement à la nature de l’acte de création artistique et à laquelle Karl Rahner tient fermement: la création artistique n’est pas l’habillage de principes généraux, que ce soit en littérature ou en architecture, ou dans les autres arts. Le positionnement de Karl Rahner quant à la liberté de l’artiste résulte aussi d’une autre considération relative à une autre dimension fondamentale de l’acte de création artistique à laquelle il tient tout aussi fermement et dont il a une profonde compréhension: celle de la responsabilité de l’artiste. Il la mentionne ici explicitement. En effet, et nous le développerons plus loin, la création artistique est, dans la pensée rahnérienne, un acte profondément libre en lequel s’exerce une responsabilité. Cette responsabilité n’est pas extérieure à l’acte de création artistique, mais elle lui est intérieure. C’est cette responsabilité de l’artiste, structurellement inhérente à son acte de création, que Karl Rahner reconnaît, défend et promeut en tant que théologien. Cette confiance accordée à la responsabilité de l’artiste est certainement une dimension fondamentale à valoriser dans le dialogue entre l’Église et les artistes tel qu’il s’effectue concrètement dans les différentes Églises locales. Soulignons que c’est aussi au sein de cette responsabilité qui est sienne et qui habite sa recherche créative que l’artiste saura intégrer et

25. Voir Construire une église. À propos des églises modernes, SW, t. 24/2, p. 894.

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tenir compte des indications et orientations qui lui seront signifiées. S’il fallait donner un exemple, la figure du père Marie-Alain Couturier serait emblématique de cette confiance en la responsabilité des artistes. VII. LE «CHARISME»

DE L’ARTISTE

Cette défense de la liberté de l’artiste pourrait encore s’appuyer sur une autre considération, bien que celle-ci ne soit pas évoquée dans les textes que nous avons analysés: le «charisme» de l’artiste. Lorsqu’Herbert Vorgrimler fait état des divers engagements de Karl Rahner en faveur des arts, il rappelle en même temps le souci que celui-ci avait de mettre en valeur les charismes propres des laïcs pour l’Église et dans l’Église, et souligne que les arts étaient sans nul doute pour lui «un lieu privilégié de tels charismes»26. Karl Rahner situe effectivement les poètes et les artistes parmi ceux à qui appartiennent les «grands charismes» dont a bénéficié et bénéficie l’Église dans son histoire: De ces grands penseurs et poètes qui ont renouvelé la façon chrétienne de concevoir l’existence et lui ont donné une expression telle, qu’un temps nouveau a pu vivre de ce christianisme. De ces grands artistes, qui, eux, n’ont pas parlé de cette religion d’un Dieu fait homme sur terre, mais l’ont dépeinte et exposée en images toujours neuves, c’est-à-dire ont exposé avec un réalisme concret ce qui, sans ces formes sensibles n’aurait été que trop facilement étouffé au fond de nos consciences ou se serait purement et simplement évaporé dans les zones abstraites de l’esprit27.

Ces charismes surgissent spontanément et ne proviennent pas des ministères institués. Il convient à l’autorité institutionnelle de respecter, de tenir compte et de promouvoir cette diversité des dons de l’Esprit que sont les charismes et qui sont manifestation de la «vie la plus intime de l’Église»28. Remarquons que si Karl Rahner considère avant tout les charismes dans l’Église, il rappelle aussi que ceux-ci n’existent pas seulement dans l’Église. Hans Urs von Balthasar développe une thématique similaire dans sa réflexion sur l’artiste chrétien. Il souligne la liberté nécessaire et constitutive de l’artiste, et fait remarquer que la tension entre la liberté personnelle de l’artiste et la relation ecclésiale ne doit pas être édulcorée; 26. «Ein bevorzugter Ort solcher Charismen», VORGRIMLER, Heutige Theologie und heutige Kunst, p. 594. 27. Les charismes dans l’Église, in Éléments dynamiques dans l’Église, trad. H. ROCHAIS, [Paris], Desclée de Brouwer, 1967, pp. 60-61. 28. Ibid., pp. 59-60.

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celle-ci demande bien plutôt d’être acceptée. Dans des mises en œuvre artistiques au sein de l’Église, «la puissance créatrice personnelle qui ne peut être soumise à aucune règle extérieure, et la docilité du membre de la communauté envers le (véritable) esprit de la communauté et les besoins de celle-ci» ont à «jouer ensemble, sans inhibition réciproque». Il précise encore: Il faut supporter les risques de cette tension: un artiste peut méconnaître un esprit de communauté, mais aussi, par des préjugés ecclésiaux et cléricaux (idéologiquement figés), il peut subir une contrainte qui fait obstacle à sa force expressive d’attestation29.

VIII. UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION À UN «PREMIER NIVEAU DE RÉFLEXION»

ARTISTIQUE

Dans cette réflexion sur la compétence du théologien dans le domaine des arts, il nous faut rappeler, de nouveau, que la compétence postulée et développée par Karl Rahner relève spécifiquement d’une approche de théologie fondamentale. D’autres approches seraient envisageables et expliciteraient d’autres formes de compétence. Nous avons vu par exemple que, dans son essai Prêtre et poète, Karl Rahner ne fait aucune référence aux poèmes du recueil de Jorge Blajot. Il reviendrait pourtant au théologien en tant que tel de pouvoir rendre compte de la profondeur de tels poèmes et de ce qui y est exprimé sous forme proprement poétique. Dans l’article Grandeur et misère de l’écrivain chrétien, une telle approche et explicitation théologique émergent quelque peu lorsque Karl Rahner fait des références explicites – rares – à des personnages précis de romans de Luise Rinser. Il serait ainsi tout à fait envisageable de faire une lecture théologique de ces romans, pris chacun en eux-mêmes et pour eux-mêmes. L’explicitation conceptuelle s’articulerait ainsi intimement avec l’expression poétique ou littéraire dans une tension et une unité, tout en reconnaissant que cette explicitation conceptuelle ne pourrait se substituer à l’expression poétique et littéraire ni en épuiser la richesse de sens. Cette articulation relèverait d’une autre épistémologie théologique. De même, dans le domaine des images, Karl Rahner en évoque l’une ou l’autre, mais ne s’y arrête pas. Or, il reviendrait tout autant au théologien en tant que tel de manifester la profondeur et la richesse de sens de 29. H.U. VON BALTHASAR, Art chrétien et annonce du message, in ID. et al., L’Église et la transmission de la Révélation (Mysterium Salutis. Dogmatique de l’histoire du salut, 3), Paris, Cerf, 1969, 283-309, pp. 297-298.

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celles-ci, dans leur particularité et leur singularité. Il en serait encore de même dans les autres domaines artistiques. Karl Rahner ne développe donc pas d’analyses proprement esthétiques ni n’en tient compte. L’ensemble de ses écrits sur l’art font appel et conduisent à une approche fondamentale. Rappelons-en très brièvement quelques grands traits. Quand il aborde la question de la parole poétique, il procède à une analyse philosophique et théologique de la parole et s’intéresse à l’expérience d’ouverture au mystère que celle-ci peut susciter. De même, il considère en l’homme les conditions d’écoute de la parole poétique et biblique. Quand il réfléchit sur l’écrivain et sur ce que signifie être auteur, il s’interroge sur la structure de l’acte de création et sur la dimension profondément éthique de cet acte humain. Quand il défend l’écrivain chrétien, il réfléchit sur des dimensions fondamentales de l’œuvre littéraire, sur les fondements de l’expérience humaine, religieuse et chrétienne. Quand il aborde des questions autour de l’image, il s’intéresse à la structure de la connaissance humaine, à l’unité indivise de la sensibilité et de l’esprit, à l’expérience transcendantale. C’est une même démarche qui nous retrouvons dans tous les textes. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une théologie fondamentale de l’art. Plus précisément, dans la mesure où la question qui traverse et sous-tend l’ensemble de ces écrits sur l’art et qui en constitue la problématique essentielle et déterminante est finalement la question de la création artistique, il nous paraît plus approprié de parler d’une théologie fondamentale de la création artistique. Les analyses rahnériennes ne portent pas sur les formes esthétiques dans leurs dimensions proprement esthétiques, mais elles s’attachent à l’expérience artistique, à ce à quoi l’œuvre d’art ouvre, à ce à quoi l’homme est ouvert par et dans cette expérience; de même, ces analyses s’attachent à l’expérience créatrice, au processus de la création artistique et à ce qui est engagé de l’homme dans l’acte de création. En ce sens, nous pouvons dire que cette théologie fondamentale de la création artistique se situe à un «premier niveau de réflexion», rejoignant ainsi l’épistémologie du Traité fondamental de la foi30. En effet, elle considère l’expérience artistique comme expérience engageant le tout de l’homme; de même, elle considère l’artiste, au sein même de son acte créateur, en tant qu’un homme engageant le tout de son existence dans une décision libre. C’est ce que confirmeront les chapitres suivants de notre étude.

30. Voir TfF, p. 22.

CHAPITRE 2

APPROCHES DE LA CRÉATION ARTISTIQUE

Si les écrits de Karl Rahner sur l’art relèvent de problématiques théologiques et pastorales et s’ils ont bien une visée spécifiquement théologique, ils sont aussi, manifestement, portés par une perception intime et une compréhension structurée de l’expérience créatrice en tant que telle. En effet, ils intègrent des analyses précises de l’acte créateur et de l’expérience artistique. Ces analyses se situent, comme nous l’avons indiqué, à un «premier niveau de réflexion». Nous pouvons en déterminer cinq grands axes. La conception rahnérienne de la création artistique repose tout d’abord sur une définition fondamentale des arts: les arts sont des auto-expressions de l’homme en et par lesquelles celui-ci advient à lui-même. Un deuxième grand axe constitutif de la conception rahnérienne de la création artistique est l’explicitation de sa dimension intrinsèquement éthique. Karl Rahner explicite aussi une analyse précise du processus intérieur de l’acte de création artistique. L’ensemble de ces considérations se trouve en quelque sorte ressaisi dans cette simple formulation: la création artistique «jaillit du cœur». Enfin, Karl Rahner insiste sur le caractère fondamentalement historique des arts, d’où une nécessité de s’ouvrir à eux dans leur contemporanéité. I. L’ACTE DE CRÉATION ARTISTIQUE La conception rahnérienne de la création artistique se concentre en une définition: les arts sont des auto-expressions de l’homme en et par lesquelles celui-ci advient à lui-même. Cette définition se fonde épistémologiquement sur la tension dialectique entre l’être-à-soi originaire, le savoir originaire et la tendance vers l’objectivation. Dans les arts, cette objectivation n’est pas de l’ordre du concept, mais de l’ordre du symbolique. Karl Rahner insiste précisément sur le fait que les artistes expriment ce dont ils font l’expérience.

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1. Une auto-expression de l’homme par laquelle celui-ci advient à luimême Dans l’article de 1982, Karl Rahner propose une définition générale des arts: tous sont des «auto-expressions de l’homme dans lesquelles l’homme vient d’une manière ou d’une autre à lui-même»1. Cette définition est à la base de tous les développements de sa pensée dans ce domaine. Elle est récurrente dans l’ensemble des textes. Nous la trouvons déjà dans le texte de sa conférence introductive de 1961 pour la «Messe» d’Igor Stravinsky: il y affirme, en effet, que la musique est un art «dans lequel l’homme se déclare lui-même, où il vient à lui-même […], s’expérimente»2. Cette définition de l’art implique une double orientation: l’art est une expression de l’homme à partir de lui-même, et l’art est aussi et en même temps une expression qui permet à l’homme d’advenir à lui-même. Ainsi, les arts participent à l’accomplissement de l’homme, à son effort d’exister, à sa recherche d’interprétation et de connaissance de lui-même. Dans l’analyse que nous avons faite de cette définition, nous avons souligné l’importance de la notion d’«expression» dans la théologie rahnérienne. Celle-ci n’est pas à comprendre à un niveau psychologique, mais d’un point de vue ontologique et existentiel. De plus, nous avons montré que la définition de l’art énoncée par Karl Rahner pouvait trouver des échos dans des réflexions contemporaines3. 2. Fondements épistémologiques. L’être-à-soi originaire et son objectivation La définition rahnérienne des arts se fonde sur certains principes épistémologiques relatifs à la connaissance humaine. Karl Rahner lui-même l’indique dans l’article Theology and the Arts. Ce texte, nous l’avons vu, correspond à l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, si ce n’est qu’y sont ajoutés des préliminaires épistémologiques, dont la première partie est une reprise des remarques épistémologiques du Traité fondamental de la foi concernant la relation entre la chose et

1. «Alle diese Künste doch auch Selbstaussagen des Menschen sein wollen, in denen der Mensch irgendwie zu sich kommt», L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, SW, t. 29, p. 138. 2. «In der [Die Kunst] er sich selbst aussagt, zu sich kommt […], sich selbst erfährt», Parole et musique dans l’espace de l’église, SW, t. 16, p. 227. 3. Pour une analyse plus précise, voir notre étude de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, supra, pp. 201-202.

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le concept4. Il en résulte épistémologiquement que la question de la création artistique se situe précisément au sein de la tension entre l’autopossession originaire et la réflexion. Dans ces analyses épistémologiques, Karl Rahner considère ce moment réflexif avant tout dans sa dimension conceptuelle, mais elle concerne tout autant la création artistique. Il y explicite une tendance fondamentale du savoir de soi-même originairement pâti, du savoir originaire, vers une conceptualité et une communication. Il y a, en l’homme, une propension inhérente de son être-présent-à-soi originaire à se traduire dans une objectivation. Il est intéressant de remarquer que, dans l’article de 1971, cette tension entre savoir originaire et savoir réflexif est au centre de la réflexion sur l’ambiguïté inévitable entre, d’une part, l’expérience religieuse originaire, sa première naissance et sa survenance dans le fond silencieux de la grâce divine, et d’autre part, son expression et son objectivation. Karl Rahner montre que ni la création littéraire qui tente de retraduire cette expérience originaire, ni la création picturale, n’échappent à cette ambiguïté5. 3. Une objectivation symbolique Ces remarques épistémologiques concernent donc fondamentalement la question de la création artistique. Elles permettent de comprendre combien la création artistique s’origine intimement dans cet être-présentà-soi originaire, dans l’intime d’un pâtir et d’un savoir originaire, et combien celle-ci s’inscrit dans une tendance à l’objectivation. Toutefois, cette objectivation dans les arts ne s’effectue pas dans de l’ordre conceptuel, mais dans un ordre symbolique. Dans l’essai de 1955, Karl Rahner souligne en effet que le «parvenir à soi» et la «présence à soi» chez le poète ne se réalisent pas dans le concept mais sont éprouvés par lui «dans la zone concrète et imagée de l’expression poétique»6. Karl Rahner ne développe pas directement et proprement d’analyse sur cette objectivation symbolique; une telle étude complémentaire serait nécessaire7. 4. Voir supra, pp. 189-193. Voir aussi TfF, pp. 28-30. 5. Voir De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23, pp. 168-169. Voir notre étude de cet article, supra, pp. 172-174. 6. Voir Prêtre et Poète, pp. 284-285; SW, t. 12, p. 433. 7. Les études sur la connaissance symbolique sont très nombreuses. Nous avons indiqué quelques références sélectives possibles: voir notre étude de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, supra, pp. 193-194, note 46. Les analyses de Paul Ricœur et de Jean Ladrière sur le symbole seraient d’un apport essentiel pour cette problématique; voir par exemple, P. RICŒUR, Parole et symbole, in Revue des Sciences Religieuses 49 (1975), nos 1-2, 142-161 et Jean LADRIÈRE, Le discours théologique et le symbole, in Revue des Sciences Religieuses 49 (1975), nos 1-2, 116-141.

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Nous retrouverons, cependant, des analyses fondamentales sur les paroles et les formes originaires qui sont les modes propres d’expression des arts, ainsi qu’une réflexion sur l’analogie de l’être comme fondement du symbolique (ce que nous aborderons dans le chapitre suivant). 4. L’artiste exprime ce dont il fait l’expérience Cet enracinement de l’acte de création artistique dans l’être-présent-àsoi originaire et dans un savoir originaire permet de mieux saisir la portée d’une affirmation présente dès le premier écrit de 1954 et sur laquelle Karl Rahner ne cesse de revenir lorsqu’il considère l’artiste: les artistes expriment «ce dont ils ont fait eux-mêmes l’expérience»8. C’est en ce sens encore que, dans cette prière, Karl Rahner sollicite pour les artistes qu’ils fassent l’expérience de «tout», c’est-à-dire que leur expérience ne soit pas réductrice et qu’elle soit, bien plutôt, une expérience ouverte à Dieu. Ce rapport à l’expérience personnelle est donc intrinsèquement constitutif de l’acte de création artistique. Nous retrouvons cette insistance dans le texte de 1955: Karl Rahner différencie le prêtre et le poète en affirmant qu’il appartient essentiellement au poète de dire «ce qu’il porte en lui-même» (souligné par nous), «il s’exprime lui-même en vérité» (souligné par nous)9. Dans le texte de 1959, Un petit chant, Karl Rahner fait remarquer que beaucoup de gens aiment écouter de la musique, mais que peu sont aptes à créer un nouveau chant, c’est-à-dire à se chanter eux-mêmes10. Par contre, il montre que c’est précisément parce qu’un tel chant existe, que chacun peut alors, en le faisant sien, s’exprimer lui-même, se retrouver, être ramené à lui-même. L’homme est reconduit à lui-même dans et par la création artistique. Ces deux dimensions inhérentes au «petit chant» sont récurrentes tout au long de cet article et correspondent aux deux dimensions de la définition rahnérienne de l’art (une expression de soi et un advenir de soi). Nous retrouvons de manière explicite ces questions dans cet autre article très court de 1968, à propos des Beatles. Karl Rahner commence par rappeler la distance entre ce que l’homme sait de lui dans un savoir réflexif et ce qu’il sait de lui dans l’accomplissement non-réfléchi de son être-là. Les chansons des Beatles participent d’une expression de l’homme, en deçà des grandes théories, elles expriment l’homme en tant qu’il est question posée à luimême dans l’actualité d’une époque. C’est pour cela que ces chansons 8. Prière pour les créateurs, p. 416; SW, t. 14, p. 349. 9. Voir Prêtre et Poète, p. 283; SW, t. 12, p. 432. 10. Voir Un petit chant, p. 185; SW, t. 14, p. 211.

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sont des topos et peuvent devenir des kairos pour l’éducateur chrétien qui annonce l’Évangile, cette annonce se comprenant fondamentalement comme réponse à la question qu’est l’homme11. La création artistique s’enracine toujours dans une expérience existentielle et ouvre à celle-ci. C’est ce que souligne Henri Godard dans son livre au titre significatif L’expérience existentielle de l’art. À la suite de ses lectures des écrits d’André Malraux, il écrit: D’une lecture des Voies du Silence faite jeune, trop jeune pour tout comprendre, je retirai dès ce premier moment le sentiment exaltant de découvrir tout un domaine d’expérience, et qui touchait à l’essentiel12.

Retraçant un certain nombre de rencontres avec des œuvres d’art dont, en dernier lieu, des représentations de visages, et explicitant leurs profondes résonances existentielles, il conclut ainsi son essai: L’attention que nous leur prêtons n’a rien à voir avec celle que nous portons aux visages qui à tout moment sont autour de nous le premier univers de nos vies, mais elle n’est pas moins passionnée. En eux, nous venons chercher à la fois le reflet de nos interrogations les plus profondes, et un moyen d’y faire face13.

II. LA

DIMENSION INTRINSÈQUEMENT ÉTHIQUE

DE L’ACTE DE CRÉATION ARTISTIQUE

Karl Rahner explicite et développe une autre dimension essentielle de la création artistique: sa dimension éthique. En effet, si l’acte de création artistique est une auto-expression de l’homme, il ne l’est qu’en étant un acte libre au sens le plus fort du terme, c’est-à-dire un acte en lequel l’artiste engage le tout de sa personne par rapport au tout de sa vie. Ainsi, l’acte de création artistique est aussi, fondamentalement, un acte qui, d’une manière ou d’une autre, concerne l’homme et s’adresse à lui. Fondamentalement encore, il est un acte responsable. Pour Karl Rahner, l’engagement de l’artiste au sein même de l’exercice de son art est un acte «moral pertinent»14, il est intrinsèquement éthique.

11. Voir Que chantent les Beatles?, SW, t. 24/2, pp. 875-876. 12. H. GODARD, L’expérience existentielle de l’art, Paris, Gallimard, 2004, p. 12. 13. Ibid., p. 138. 14. «Sittlich relevant», La tâche de l’écrivain et l’être-là du chrétien, SW, t. 16, p. 183.

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ESQUISSE D’UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE

1. La création artistique. Un acte libre La création artistique est un acte fondamentalement libre de l’homme. Dans l’article de 1960, Karl Rahner, réfléchissant sur l’auteur en tant qu’auteur, rappelle que la liberté de l’artiste s’exerce dans la décision même d’écrire, avant et quel que soit le contenu de ce qui sera écrit15. C’est en ce sens encore que, dans l’article de 1971, il souligne que la fidélité même d’un écrivain à sa tâche propre est déjà un engagement, et, paradoxalement, que l’écrivain est condamné à une telle liberté16. Nous avons vu17 comment la liberté, chez Karl Rahner, se comprend premièrement à un niveau transcendantal, elle est premièrement ce par quoi, à travers la diversité de ses actes, l’homme est remis et confié à luimême, se vise comme tout et vise son auto-réalisation, se fait lui-même plus qu’il ne fait quelque chose. La liberté de l’homme est premièrement ordonnée au définitif et à l’éternel, elle a toujours affaire à Dieu de façon originaire et inéluctable. Cette compréhension théologique de la liberté explicite la profondeur de l’acte de création artistique en tant qu’acte libre. Il est bien entendu que la dimension de transcendantalité de la liberté n’existe qu’au sein d’une historicité et d’une catégorialité18. Cette radicalité de la décision tout à la fois libre et obligée de l’artiste dans l’exercice de son art a été particulièrement mise en évidence par Rainer Maria Rilke dans ses Lettres à un jeune poète: il s’agit selon lui d’une question de vie ou de mort, ni plus ni moins. L’artiste, dans l’exercice de son art, se met en jeu et met en jeu quelque chose de sa propre vie. Dans sa première lettre du 17 février 1903 Rainer Maria Rilke conseillait ainsi le jeune poète en doute sur lui-même: Rentrez en vous-mêmes. Explorez le fond qui vous enjoint d’écrire; vérifiez s’il étend ses racines jusqu’à l’endroit le plus profond de votre cœur, répondez franchement à la question de savoir si, dans le cas où il vous serait refusé d’écrire, il vous faudrait mourir. C’est cela avant tout: demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit: suis-je contraint d’écrire?

15. Voir ibid. 16. Voir De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23, p. 161. 17. Pour plus de développement, voir notre étude de l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là du chrétien, supra, pp. 123-125. Il en est de même pour les analyses suivantes sur la question de l’homme au sein de la création artistique et sur la responsabilité de l’artiste. 18. En ce sens, il est intéressant de prendre en considération l’ensemble du parcours d’un artiste pour approcher ce qui s’est développé en lui, au sein même de sa création artistique, dans une conjugaison secrète entre une évolution esthétique et un approfondissement existentiel.

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Ce débat intérieur s’ouvre sur un discernement décisif qui engage la vie du poète dans son entièreté. Rainer Maria Rilke poursuit, en effet, sa réflexion en disant: Creusez en vous-même jusqu’à trouver une réponse profonde. Et si elle devait être positive, s’il vous est permis de faire face à cette question sérieuse par un simple et fort «j’y suis contraint», alors construisez votre vie en fonction de cette nécessité19.

Ou encore: Peut-être s’avérera-t-il que vous serez appelé à être artiste20.

D’une autre manière, le philosophe Paul Audi n’hésite pas à écrire: Pour l’avoir éprouvé dans le tréfonds de sa chair, un créateur est certain d’une chose: que l’antonyme de «mourir» n’est pas «vivre», mais «créer»21.

Ces différentes citations manifestent combien la décision de créer relève chez l’artiste d’une décision de liberté très paradoxale, mais non moins radicale engageant le tout de lui-même et le tout de son existence. 2. La création artistique. Un acte qui concerne l’homme et s’adresse à lui Dans l’acte de création artistique, l’artiste s’oriente lui-même en tant qu’homme. De plus, ce qu’il cherche à exprimer concerne fondamentalement l’homme, cette question que l’homme est à lui-même. Il exprimera alors la quotidienneté la plus immédiate de l’homme ou bien ses questionnements les plus profonds et les plus abyssaux (l’un n’étant pas exclusif de l’autre). Karl Rahner souligne cette visée de l’homme inhérente à la création artistique. C’est en ce sens aussi que toute création artistique intéresse le théologien. Ce qui sera effectivement et expressément exprimé dans les arts concernera de facto et de différentes manières l’homme. C’est en raison de cette expression fondamentale de l’homme au sein de la création artistique qu’il importait à Karl Rahner de formuler une prière d’intercession pour les artistes, ce qui est l’un des enjeux du texte de 1954, Prière pour les créateurs. De même, dans l’essai de 1955, l’argumentation fondant l’alliance possible et féconde entre la poésie et 19. R.M. RILKE, Lettres à un jeune poète et autres lettres (GF, 1297), Paris, GarnierFlammarion, [1994] 2006, p. 37. 20. Ibid., p. 39. 21. P. AUDI, Créer. Introduction à l’esth/éthique (Poche), Lagrasse, Verdier, 2010, p. 209.

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la prédication sacerdotale repose sur la question de l’expression de l’homme constitutive de la poésie. De même encore, le développement à partir de la deuxième thèse de l’article de 1960 repose sur les différentes dimensions de l’homme impliquées dans les différents types de déclarations de l’auteur. Cette question de l’homme est aussi au centre de toute la polémique autour de l’œuvre de Luise Rinser et c’est bien cette vérité de l’humain dans l’œuvre rinsérienne que défend Karl Rahner dans son article de 1971. C’est encore cette question de l’homme qui traverse la réflexion qu’il propose sur les chansons de son confrère Aimé Duval dans le texte de 1959. Si, dans l’article de 1968, il justifie que le prédicateur et éducateur chrétien puisse prendre en considération les chansons des Beatles, c’est du fait qu’elles expriment l’homme tel que les contemporains et les jeunes le perçoivent. De même encore, dans son article Parole et musique dans l’espace de l’église (1961), sa réflexion fondamentale sur la musique est relative à la question de l’homme dont elle est l’expression, même dans la musique pure. De plus, l’artiste dans son acte de création artistique s’adresse inéluctablement à un autre, même si ce n’est pas directement et immédiatement: cela est inhérent à la création artistique, même dans la solitude la plus grande de la création elle-même. L’œuvre d’art a toujours une dimension de communication, il appartient à l’œuvre d’être reçue par d’autres, et l’artiste lui-même a toujours besoin d’être reçu en tant que tel. Ces diverses manières dont l’humain est fondamentalement inscrit dans la création artistique en font constitutivement un acte éthique. 3. La triple responsabilité de l’artiste L’acte de création artistique en tant qu’acte libre porte intrinsèquement en lui-même une dimension de responsabilité. Cette responsabilité caractérise l’acte de création en tant que tel. Il s’agit d’une responsabilité particulière immanente à cet acte particulier et relative à l’œuvre dans sa production même. L’artiste est radicalement libre dans sa création artistique et responsable de celle-ci. Karl Rahner explicite ainsi une triple responsabilité de l’auteur en tant qu’auteur au sein même de son acte de création et dans son rapport à son œuvre. La première responsabilité qui incombe à l’artiste est celle d’une «concordance»22 entre ce qu’il crée et ses convictions, une sorte d’ajustement fondamental entre lui-même et sa 22. «Übereinstimmung», La tâche de l’écrivain et l’être-là du chrétien, SW, t. 16, p. 183.

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création: Karl Rahner parle de la «véracité»23 de l’œuvre. La seconde est une «congruence»24 entre ce que l’artiste cherche à exprimer et exprime effectivement, une justesse et une pertinence entre ce qu’il veut dire et ce qu’il dit: il s’agit alors de la «vérité»25 de l’œuvre. La troisième concerne une prise en compte des conditions de réception de son œuvre dans un contexte humain et spirituel donné; Karl Rahner a bien conscience que tout n’est pas maîtrisable dans ce domaine et que les différentes répercussions possibles des œuvres appartiennent finalement à «la libre histoire de l’esprit». La responsabilité de l’artiste est une responsabilité qui se situe premièrement et fondamentalement dans l’ordre de la vérité de l’œuvre. Cette question de la liberté, de la responsabilité et de la vérité de l’artiste au sein de sa création artistique est fondamentale. Elle prend certainement des formes différenciées selon les époques. Michel Foucault l’a abordée pour la période moderne et contemporaine à partir de sa réflexion sur la notion de parrhêsia (le dire-vrai, le courage de la vérité) que Frédéric Gros définit ainsi: La parrhêsia est une prise de parole publique ordonnée à l’exigence de la vérité, qui, d’une part, exprime la conviction personnelle de celui qui la soutient et, d’autre part, entraîne pour lui un risque, le danger d’une réaction violente du destinataire26.

Si, par cette notion, Michel Foucault cherche premièrement à préciser une éthique de l’intellectuel engagé, il la transpose lui-même à l’art et à l’artiste en trouvant là une des formes les plus intenses d’un dire-vrai. La parrhêsia engage tout autant l’artiste en tant que tel que son rapport à son œuvre: C’est l’idée, moderne je crois, que la vie de l’artiste doit, dans la forme même qu’elle prend, constituer un certain témoignage de ce qu’est l’art en sa vérité. Non seulement la vie de l’artiste doit être suffisamment singulière pour qu’il puisse créer son œuvre, mais sa vie doit être, en quelque sorte, une manifestation de l’art lui-même dans sa vérité. […] Je crois donc que cette idée de la vie artiste comme condition de l’œuvre d’art, authentification de l’œuvre d’art, œuvre d’art elle-même, est une manière de reprendre, sous un autre jour, sous un autre profil, avec une autre forme bien sûr, ce principe cynique de la vie comme manifestation de rupture scandaleuse, par où la vérité se fait jour, se manifeste et prend corps. Ce n’est pas tout, et il y a une autre raison pour laquelle l’art dans le monde moderne a bien été 23. «Wahrhaftigkeit», ibid. 24. «Dekkung», ibid. 25. «Wahrheit», ibid. 26. F. GROS, La parrhêsia chez Foucault, in ID. (éd.), Foucault. Le courage de la vérité (Débats philosophiques), Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 158.

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le véhicule du cynisme. C’est l’idée que l’art lui-même, qu’il s’agisse de la littérature, de la peinture, de la musique, doit établir au réel un rapport qui n’est plus de l’ordre de l’ornementation, de l’ordre de l’imitation, mais qui est de l’ordre de la mise à nu, du démasquage, du décapage, de l’excavation, de la réduction violente à l’élémentaire de l’existence. Cette pratique de l’art comme mise à nu et réduction à l’élémentaire de l’existence est quelque chose qui se marque d’une façon plus sensible à partir sans doute du milieu du XIXe siècle27.

Dans la conclusion de son article, Frédéric Gros souligne que cette éthique recherchée par Michel Foucault ne relève pas d’une morale du bien et du mal, mais d’une éthique de la vérité. En effet, reprenant et comparant les deux formes d’éthique qui ont été l’objet des analyses du philosophe dans sa réflexion autour du souci de soi et du souci des autres, à savoir l’éthique stoïcienne et l’éthique parrhêsiaque, Frédéric Gros y voit deux orientations d’une pratique de la vérité: Peut-être y a-t-il là deux sens profondément différents de vérité, auxquels Foucault demeure pourtant irréductiblement attaché: la vérité comme régularité et structure harmoniques; la vérité comme rupture et scandale intempestifs. Deux esthétiques de l’existence, deux styles très différents de courage de la vérité: le courage de se transformer lentement, de faire tenir un style dans une existence mouvante, de durer et de tenir; le courage, plus ponctuel et plus intense, de la provocation, celui de faire éclater par son action des vérités que tout le monde sait mais que personne ne dit, ou que tout le monde répète mais personne ne se met plus en peine de faire vivre, le courage de la rupture, du refus, de la dénonciation. Dans les deux cas, il ne s’agit pas de la fondation d’une morale qui recherche le bien et se détourne du mal, mais de l’exigence d’une éthique qui poursuit la vérité et dénonce le mensonge. Ce n’est pas une morale de philosophe, c’est une éthique de l’intellectuel engagé28.

Cette dernière considération nous semble pouvoir rendre compte de la manière dont il nous faut comprendre la nature de la dimension éthique intrinsèque à l’acte de création artistique explicitée par Karl Rahner: non pas une morale de l’artiste, mais une éthique de l’artiste pleinement engagé dans une pratique de la vérité au sein de sa création artistique.

27. M. FOUCAULT, Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France. 1983-1984 (Le gouvernement de soi et des autres II) (Hautes Études), Paris, Gallimard – Seuil, 2009, p. 173. 28. GROS, La parrhêsia chez Foucault, p. 166.

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III. LE PROCESSUS INTÉRIEUR DE L’ACTE DE CRÉATION ARTISTIQUE Si l’acte de création artistique est une auto-expression de l’homme s’originant dans l’expérience et le savoir originaire et s’objectivant dans un ordre de connaissance symbolique, s’il est un acte libre et responsable, intrinsèquement éthique (d’une éthique de la vérité), il correspond à un processus d’effectuation particulier dont Karl Rahner a une vive perception et un sens précis, et qu’il défend d’une manière assez farouche. Ce processus relève d’une mise en forme du concret et à partir du concret: une œuvre n’est ni une manipulation ni un habillage de principes abstraits ou d’intentions morales préalables. Si l’on peut, de manière habituelle, parler d’une intention de l’auteur ou de l’artiste, Karl Rahner préfère parler d’une intention de l’œuvre, car cette intention est immanente à l’œuvre, se découvre et s’approfondit dans l’œuvre. Cette intention de l’œuvre s’origine dans une option fondamentale de l’artiste et reflète un initial propre. 1. La création artistique n’habille pas des principes abstraits, mais «façonne» le concret Karl Rahner revient toujours à certains critères de discernement pour caractériser le processus de la création littéraire ou artistique et pour le distinguer de ce qui n’en serait qu’une parodie: la création artistique n’est pas un habillage ni une application de principes abstraits. L’artiste crée et façonne le concret de l’existence et à partir de celui-ci29. Dans l’article de 1960 adressé à des éducateurs chrétiens, il invalide la littérature qui recherche une édification religieuse facile (littérature privilégiée par les pédagogues bien intentionnés envers leurs protégés) en rappelant précisément que «la poésie doit parler du concret et non faire danser des principes abstraits comme des poupées»30; de même, il affirme qu’il appartient à la grande littérature de partir de l’existence concrète où l’homme, là où l’homme est parfois placé radicalement en face de lui-même jusque dans ses abîmes les plus ténébreux, là où il est pourtant en attente de rédemption, là où subsiste inévitablement une incertitude entre la grâce et la perdition31. Karl Rahner encourage la 29. Nous avons souligné au cours de nos analyses comment ces critères sont aussi ceux que Karl Rahner utilise lorsqu’il considère la relation du Verbe de Dieu à l’humanité de Jésus dans l’incarnation: voir notre étude de l’article De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, supra, pp. 150-152. 30. La parole poétique et le chrétien, p. 196; SW, t. 12, p. 449. 31. Voir notre étude de l’article La parole poétique et le chrétien, supra, pp. 92-99.

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fréquentation d’une telle littérature «même si elle ne correspond pas aux normes du christianisme»32. C’est par ces mêmes critères qu’il défendra l’authenticité chrétienne de l’œuvre de Luise Rinser dans son article de 1971 et qu’il la distinguera théologiquement d’une œuvre non artistique et faussement chrétienne. En effet, il affirme de nouveau que «l’écrivain crée des personnages vivants et non des poupées qui présentent et jouent des théories»33, qu’une littérature est non artistique «quand des idées abstraites qui sont là de prime abord, sont habillées»34, quand une solution théorique formelle est présentée (sous un artifice littéraire), mais non la vie dans ce qu’elle a d’inextricable et d’insondable; il fait encore remarquer que l’écrivain chrétien «ne peint pas des schèmes allégoriques de son christianisme orthodoxe»35, il ne présente pas des personnages de manière professorale, il les façonne36. Quand, enfin, il considère l’ambiguïté de toute expression religieuse, il rappelle de nouveau que l’écrivain «façonne et ne parle pas abstraitement»37, ou encore qu’il «laisse aller ses personnages dans le désert indicible de Dieu»38. Dans l’article de 1971 aussi, à propos des églises modernes, Karl Rahner fait remarquer que les principes théoriques ne donnent pas d’indications claires sur la manière dont une église doit très concrètement être construite. Pour les mêmes raisons, il conseille de ne pas porter un jugement trop rapide sur une église concrète au nom de principes abstraits. Par contre, s’il revient à l’architecte de prendre en considération les principes explicités par les théologiens ou les théoriciens d’une esthétique chrétienne et ecclésiale, il n’en est pas pour autant le domestique, car il lui revient avant tout d’accomplir une réalisation concrète et nouvelle et il n’a pas à répéter servilement des modèles traditionnels, à tel point que Karl Rahner n’hésite pas à affirmer qu’une telle soumission ou répétition ferait de son œuvre une œuvre «morte, un tas de pierres, un simple édifice, mais pas une église»39.

32. La parole poétique et le chrétien, p. 196; SW, t. 12, p. 449. 33. «Der Dichter schafft lebendige Gestalten, nicht Puppen, die Theorien vortragen oder spielen», De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23, p. 160. Lors de notre analyse, nous avions indiqué que le substantif que nous avons traduit par «personnages» est «Gestalten». 34. «Wenn abstrakte Ideen, die zuerst da sind, “eingekleidet” werden», ibid., p. 163. 35. «Nicht allegorische Schemen seines orthodoxen Christentums malt», ibid., p. 167. 36. Le verbe employé par Karl Rahner est «bilden», ibid., p. 167. 37. «Er bildet und nicht abstrakt redet», ibid., p. 169. 38. «Seine Gestalten in die Wüste des unsagbaren Gottes ziehen läßt», ibid., p. 169. 39. «Tot, ein Steinhaufen, ein bloβer Zweckbau, keine Kirche», Construire une église. À propos des églises modernes, SW, t. 24/2, p. 894.

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De telles considérations pourraient être rapprochées de la réflexion ricœurienne sur l’œuvre. Paul Ricœur rappelle que la notion d’œuvre intègre des catégories de production, de travail, d’organisation et de composition, que le langage devient comme un matériau à former et que le discours devient l’objet d’une praxis et d’une technè. À cet effet, il cite Aristote: «Toute pratique et toute production portent sur l’individuel» puis Gilles Gaston Granger: «La pratique, c’est l’activité considérée avec son contexte complexe et en particulier les conditions sociales qui lui donnent signification dans un monde effectivement vécu»40. 2. L’«intention» de l’œuvre Si la création artistique est une auto-expression de l’homme, si son processus ne relève pas d’un habillage ou d’une manipulation de principes abstraits, si elle «façonne» à partir et dans le concret existentiel, il en résulte que l’intention d’un auteur, précisément en tant qu’auteur, se manifeste en premier lieu et avant tout dans l’œuvre effectuée et accomplie. C’est dans l’œuvre que se découvre le mouvement le plus profond et le plus intime qui habite l’auteur, et c’est l’œuvre qui dévoile le dynamisme existentiel et initial qui le meut. Dans l’article sur Luise Rinser, Karl Rahner explicite d’entrée de jeu la notion d’«intention de l’œuvre»41 afin de déplacer et d’invalider la polémique qui portait sur une intention considérée trop chrétienne et trop affirmée, intention chrétienne dont Luise Rinser était accusée dans l’orientation nouvelle de sa création littéraire. L’écrivaine elle-même se défendait farouchement de toute intention de prosélytisme, de toute intention édifiante ou pédagogique. Elle savait tout à fait, de plus, distinguer son travail de création littéraire (les romans) de son travail plus réflexif (les essais). Karl Rahner souligne que l’œuvre de Luise Rinser était, dès le commencement, habitée d’une tension sotériologique, avant même que ce dynamisme ou cette intention interne à son œuvre ne se découvre chrétienne et ne s’approfondisse en tant que telle. De la sorte, Karl Rahner peut affirmer que cette intention chrétienne était déjà implicitement présente au début de l’œuvre rinsérienne, au fondement du commencement

40. Voir P. RICŒUR, La fonction herméneutique de la distanciation, in Du texte à l’action. Essais herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, pp. 120-121. 41. «“Absicht”des Werkes», De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23, p. 160.

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de sa création littéraire42. Cette intention de l’œuvre peut ne pas être explicitement consciente chez l’artiste, autrement dit dans sa propre intention réflexive. C’est ainsi que, déjà dans l’article de 1960 sur l’écrivain-auteur, Karl Rahner fait remarquer que la radicalité des questionnements portés par certaines œuvres peut dissimuler une acceptation plus fondamentale et non-explicite du Mystère de Dieu, rappelant que les œuvres «dans l’inspiration poétique véritable dépassent de loin les intentions réflexives de l’écrivain»43. De la même manière, l’auteur qualifié de «pleinement chrétien anonyme» n’a pas conscience du contenu chrétien de son œuvre: ce contenu, chrétien précise Karl Rahner, ne se présente pas dans des formules traditionnelles, mais dans l’ordre de l’accomplissement existentiel. De même encore, dans l’article de 1971 sur Luise Rinser, Karl Rahner souligne que l’intention présente dans l’œuvre est «totalement oubliée dans l’acte de création poétique»44, qu’elle n’est pas «surajoutée de l’extérieur […] comme une garniture»45, sinon elle ne relèverait pas du tout d’un acte authentique de création artistique. Enfin, Karl Rahner rappelle que l’intention de l’œuvre en tant que dynamique interne à l’œuvre elle-même se découvre au lecteur et se comprend «comme une convocation»46 que l’œuvre lui adresse. Ces réflexions pourraient de nouveau trouver écho dans celles de Paul Ricœur lorsque celui-ci affirme que la signification d’un texte (qui est une œuvre) est à chercher dans le texte, par devant le texte, prenant ainsi une distance par rapport à une herméneutique plus romantique et psychologisante qui se tournait plutôt vers la compréhension à l’égard de l’artiste47. 3. L’«option fondamentale» de l’auteur Karl Rahner explicite la notion d’«intention de l’œuvre» de préférence à celle plus équivoque d’intention de l’auteur. Il privilégie, cependant, pour l’auteur, la notion de «décision préalable» ou encore d’«option

42. Voir notre étude de l’article De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, supra, pp. 148-150. 43. «Bei wirklich dichterischer Inspiration oft weit die reflexen Intuitionen des Dichters verbieten», La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, p. 189. Voir notre étude de cet article, supra, pp. 135-138. 44. «Im Akt des dichterischen Schaffens selbst ganz vergessen wird», De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23 p. 163. 45. «Von auβen als Zutat […] hinzugefügt wird», ibid. 46. «Als Forderung», ibid. 47. Voir RICŒUR, La fonction herméneutique de la distanciation, pp. 126-127.

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fondamentale»48. Cette décision préalable ou cette option fondamentale d’un artiste n’est jamais neutre, elle n’est pas justifiable ni démontrable, elle est comme une «évidence intérieure»49, elle est existentielle. Elle traverse l’œuvre d’un artiste de part en part. Elle est à l’origine de l’intention de l’œuvre, elle affecte, convoque et questionne le lecteur ou le récepteur de l’œuvre. Cette option fondamentale relève de la liberté la plus secrète et la plus profonde de l’artiste. Elle participe intimement de la dimension éthique de la création artistique telle que nous l’avons montrée ci-dessus. 4. L’«initial» Dans sa réflexion sur le processus intérieur de l’acte de création artistique et dans l’approfondissement de ce qui constitue l’intention d’une œuvre et l’option fondamentale d’un artiste, Karl Rahner fait valoir une nouvelle notion: celle d’un «initial»50. La notion d’initial explicite ce qui est une «évidence intérieure» pour un homme, ce qui se tient en arrière de lui dans son propre fond silencieux. L’initial signifie la manière tout à fait singulière dont chacun existe dans son humanité, dans son ouverture à la transcendantalité, au mystère, à la grâce. La notion d’initial exprime l’unicité de chacun dans son advenir à lui-même, et ce, dans toutes les dimensions de son être-là humain et chrétien. La création artistique en tant qu’auto-expression de l’homme dans son advenir à luimême sera inévitablement traversée par un initial singulier. Dans le cadre de la polémique autour de l’œuvre de Luise Rinser, Karl Rahner montre que cet initial (initial humain et sauvé par la grâce) qui est une «évidence intérieure» pour l’un, peut ne pas du tout l’être pour un autre et peut même lui être totalement suspect. Il n’existe pas, affirme-t-il, de «point absolu zéro»51, de commencement unique, absolu, valable pour tous. C’est aussi pour cela que se créent des affinités électives inévitables entre lecteurs et auteurs. La notion d’initial se trouve déjà présente dans le texte de 1954. Karl Rahner sollicite pour les créateurs le courage «du commencement toujours neuf»52. 48. «Vorentscheidung» et «option fondamentale» [sic], De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23 p. 161. Voir notre étude de cet article, supra, pp. 152-155. 49. «Innere Evidenz», ibid. 50. «Anfang», ibid., p. 165. Voir supra, pp. 166-169. 51. «Der absolute Nullpunkt», ibid., p. 166. 52. Prière pour les créateurs, p. 417; SW, t. 14, p. 350.

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IV. LA

CRÉATION ARTISTIQUE

«JAILLIT DU CŒUR»

Dans ses premiers écrits sur l’art, Karl Rahner revient souvent sur la notion du «cœur». Il affirme à plusieurs reprises que la création poétique et artistique s’origine dans le cœur, jaillit du cœur de l’homme. Si la question du cœur apparaît moins dans les écrits plus tardifs, nous pouvons toutefois, légitimement, considérer qu’elle concentre en elles les grandes dimensions de l’acte de création artistique explicitées ci-dessus dans la mesure où le cœur signifie l’identité profonde et singulière de l’homme, où il est au centre de toutes de ses aspirations et de ses émotions, de tout ce qu’il vit et pâtit, de sa liberté, de ses décisions libres, de ses engagements et de ses responsabilités. C’est dans le cœur que se joue l’option fondamentale de l’homme. Le cœur est le lieu de l’initial. Dans le texte Prière pour les créateurs, de 1954, Karl Rahner rappelle que l’artiste n’est pas nécessairement tenu de parler explicitement de Dieu, mais qu’il lui suffit de le porter silencieusement dans son cœur et que sa création artistique qui jaillit justement de ce cœur se fera inévitablement écho de l’amour divin. Dans l’article de 1955, il insiste fortement sur l’enracinement de la création poétique dans le cœur. Il condense en une phrase (que nous avions déjà citée) l’ensemble des différentes dimensions de la création artistique: Car on ne peut être poète que si la parole de la bouche jaillit du fond du cœur. Le poète dit ce qu’il porte en lui. Il s’exprime lui-même en vérité. Et cette expression elle-même est encore une part de ce qu’il est53.

Dans l’article de 1960, Karl Rahner rappelle qu’une des conditions de l’audition de la parole de Dieu comme de celle de la parole poétique est de se laisser atteindre en son centre, c’est-à-dire en son cœur54. C’est surtout dans le petit texte de 1959 pour Aimé Duval que la référence au cœur est récurrente, et nous avions souligné combien ce texte, si secondaire qu’il puisse paraître, est en fait un véritable condensé de théologie fondamentale de la création artistique. Il y est question d’un chant qui monte du cœur, qui est expression de soi, d’un chant nouveau et unique, originaire55.

53. Prêtre et poète, p. 283; SW, t. 12, p. 432. 54. Voir La parole poétique et le chrétien, p. 189; SW, t. 12, p. 444. 55. Voir notre étude de l’article Un petit chant, supra, pp. 308-311.

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Nous pouvons d’autant plus facilement retenir cette notion de cœur qu’elle est, comme nous l’avions indiqué56, pleinement assumée par Paul Audi dans sa réflexion sur l’acte de créer: Le cœur considéré comme le «siège» des sentiments ou la dimension de manifestation où toute l’affectivité de l’être se déploie, devrait-il occuper le centre d’une réflexion sur le langage? N’est-ce pas là une question sans grande portée, sinon une discussion d’un autre âge? Cette question sera pourtant la nôtre. Parce que la question traitée dans la présente étude sera, plus en amont, celle de l’origine de la parole. Non pas l’origine de sa «matière», au sens où pour parler nous en appelons toujours à un idiome, à une langue particulière. Ni celle de sa «forme», au sens où la parole participe du langage. Mais de «l’origine» du parler (au sens verbal, ou actif, du terme) en tant, exclusivement, que le mot d’origine circonscrit ici la dimension de manifestation de la parole – qui n’est autre que celle de son expressivité57.

Paul Audi rappelle que, dans l’acte de prendre la parole, il s’agit bien de s’exprimer, de se manifester soi-même. V. ART ET HISTORICITÉ. PROMOUVOIR L’ART

CONTEMPORAIN

Dans cette première approche de la conception rahnérienne de l’artiste et de la création artistique, il nous faut encore évoquer une autre considération essentielle pour Karl Rahner: celle de l’historicité. L’artiste et l’art s’inscrivent intrinsèquement et inéluctablement dans une historicité. Il se dégage de cette affirmation deux corollaires tout aussi essentiels: tout d’abord, la reconnaissance d’une véritable histoire de l’art, puis, la nécessité d’accueillir la création artistique dans sa contemporanéité. Dans l’article de 1960 sur la parole poétique, alors qu’il vient de montrer aux éducateurs chrétiens l’importance de la poésie, Karl Rahner fait remarquer que la poésie qu’il leur faut ainsi défendre et aimer n’est pas seulement celle d’hier ou d’avant-hier, mais celle d’aujourd’hui. Il insiste sur le fait que le poète est le poète de son propre temps, ouvert à un avenir qui appelle58. Dans l’article de 1961 pour la «Messe» d’Igor Stravinsky, Karl Rahner invite l’assistance à avoir une disposition d’ouverture et d’accueil envers cette œuvre nouvelle et inhabituelle, et, plus encore, à se laisser dire quelque chose par elle. Il rappelle l’historicité de l’homme croyant, son appartenance à son propre temps. Il souligne, 56. Voir notre étude de l’article Prêtre et poète, supra, pp. 66-68. 57. AUDI, Créer. Introduction à l’esth/étique, p. 341. 58. Voir notre étude de l’article La parole poétique et le chrétien, supra, pp. 91-92.

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alors, combien ce serait un contresens de refuser une musique contemporaine dans l’église, car c’est en elle qu’est exprimé l’homme qui, aujourd’hui, demande d’être libéré. Il récuse une évocation abstraite, rationaliste, hors temps et soi-disant éternelle de l’homme 59. Nous retrouvons un positionnement similaire dans l’article de 1971 sur les églises modernes: Karl Rahner invite à l’accueil des formes architecturales contemporaines et défend la liberté créatrice de l’architecte à qui il revient de réaliser ces formes d’une sensibilité nouvelle. Il soutient ce point de vue précisément à l’encontre de ceux qui, pour justifier leur refus de la contemporanéité, prétendent s’appuyer sur des principes abstraits devant normer toute réalisation concrète; plus encore, il manifeste que ces refus relèvent bien plutôt et le plus souvent de sentiments irréfléchis rattachés à un passé historique qui a été socialement intégré60. Dans le séminaire de 1958, Y a-t-il un art chrétien? il s’était déjà appuyé sur une ressource argumentaire similaire. Il affirmait que certains refusent l’art moderne bien que lui étant contemporains, parce qu’ils se réfèrent encore à une époque passée; il rappelle, à titre d’exemple, que si la musique de Beethoven leur apparaît pourtant tout à fait acceptable, ils oublient qu’elle a pu apparaître à ses propres contemporains comme une musique sans forme61. Cette question de l’historicité de l’art intervient encore, d’une autre manière, lorsqu’il réfléchit sur les images cultuelles. En effet, il fait remarquer que celles-ci paraissent très souvent vides humainement, autrement dit manquant de consistance humaine. Il en trouve une explication du fait que l’expression et la perception de l’humain varient selon les époques. Il en résulte que telle expression passée, comme celle des peintres nazaréens, peut nous paraître humainement vide et inauthentique alors qu’elle pouvait être perçue comme tout à fait authentique pour les contemporains de celle-ci. À l’inverse, selon d’autres écarts de temporalité, nous pouvons accueillir la profondeur d’expressions artistiques passées comme celles du baroque, alors que cette profondeur n’était plus perceptible comme telle par le XIXe siècle. Dans un même sens, il affirme que l’artiste qui se contenterait de reproduire une forme d’expression passée n’arrivera pas à exprimer l’accomplissement humain tel qu’il se comprend dans son propre temps62. Dans l’article de 1982, si Karl Rahner analyse avant tout le 59. Voir notre étude de l’article Parole et musique dans l’espace de l’église, supra, p. 323. 60. Voir notre étude de l’article Construire une église. À propos des églises modernes, supra, p. 335. 61. Voir notre étude de l’article Y a-t-il un art chrétien?, supra, p. 297. 62. Voir notre étude du même article, supra, p. 305.

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rapport de l’artiste à la transcendantalité, il n’en rappelle pas moins son rapport inéluctable à l’historicité. Il affirme précisément que la création artistique est un évènement historique de la transcendantalité, et que c’est en ce sens qu’«il y a une authentique histoire de l’art; il n’est pas toujours dit la même chose par les artistes»63. Quelques lignes auparavant et à l’encontre des dévots traditionnels qui considèrent qu’il n’y a plus, dans la littérature contemporaine, de littérature religieuse, Karl Rahner affirme que celle-ci s’exprime bien plutôt sous d’«autres chiffres analogiques» qu’ils ne savent pas recevoir64.

63. «Es gibt eine echte Geschichte der Kunst; es wird von den Künstlern nicht immer das gleiche gesagt», L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, SW, t. 29, p. 142. Voir notre étude de l’article, supra, p. 224. 64. «In anderen analogen Chiffren», ibid., p. 141; voir notre étude de cet article, supra, p. 219.

CHAPITRE 3

ART ET TRANSCENDANTALITÉ

Dans le chapitre précédent, nous avons explicité une première approche de la conception rahnérienne de la création artistique. Celle-ci reposait essentiellement sur la définition que Karl Rahner donne lui-même des arts: ceux-ci sont des auto-expressions de l’homme par lesquelles celui-ci advient à lui-même. Cette première approche nécessite d’être immédiatement complétée par une seconde réflexion. En effet, pour Karl Rahner l’homme est essentiellement l’être de la transcendantalité, l’être capable d’une ouverture transcendantale et d’une expérience transcendantale. Cette question de la transcendantalité, fondamentale dans l’anthropo-théologie rahnérienne, est directement présente et mise en œuvre dans le domaine artistique. Plus encore, elle définit radicalement l’essence [das Wesen] de l’art et de la création artistique. L’expérience artistique, dans ce qu’elle a de plus profond, est ouverture à l’illimité, à la transcendantalité, à l’infini du mystère silencieux. Elle est médiation d’une expérience religieuse originaire. Ce nouvel aspect de la réflexion rahnérienne sur l’art est riche et complexe, et fait appel à plusieurs analyses différentes. Nous les présentons brièvement avant de les développer. Dans la mesure où l’expérience artistique, lors même qu’elle ouvre à une dimension transcendantale, est une expérience qui implique essentiellement la sensibilité, il s’impose de rappeler au préalable la conception rahnérienne de la sensibilité. En effet, Karl Rahner lui-même, dans ses réflexions sur l’art, prend soin d’expliciter une anthropologie métaphysique selon laquelle la sensibilité humaine se comprend premièrement dans une unité radicale et indivise avec l’esprit, et plus encore comme jaillissant de l’esprit. L’analyse transversale des écrits rahnériens laisse percevoir deux approches différenciées de la question de la transcendantalité dans l’art. La première approche se concentre autour de la notion essentielle de parole originaire (et de forme originaire); elle s’inscrit dans une tension dialectique et une relation de corrélation entre les paroles originaires et la parole de Dieu. La seconde approche prend acte d’une unité existentielle entre l’expérience transcendantale et l’expérience religieuse, et s’inscrit alors dans une réflexion plus générale sur les conditions de possibilité d’une expérience artistique et religieuse.

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Par le fait qu’il s’exprime lui-même et advient ainsi à lui-même, qu’il s’ouvre au tout de la réalité et rapporte toute chose à l’infini du mystère, l’artiste connaît une situation ou une condition singulière d’unité. Cette situation est signifiée par deux expressions: l’«existence poétique» et la «rédemption esthétique». Le questionnement sur l’expérience transcendantale au sein de l’expérience artistique qui s’accomplit constitutivement à travers et dans une perception sensible conduit Karl Rahner à expliciter un «moment de négation» au sein même de la perception sensible, et à rendre compte ainsi d’une expérience sensible de transcendantalité. Ces considérations manifestent d’une nouvelle manière une intime unité de la sensibilité et de l’esprit. Un autre facteur favorise et conditionne la possibilité de l’expérience artistique transcendantale et religieuse: celui du contexte global (environnemental et subjectif) dans lequel l’homme vit une expérience artistique. C’est en ce sens qu’une telle expérience est toujours une expérience de l’«homme tout entier». La question de la dimension transcendantale et religieuse de l’expérience artistique permet aussi à Karl Rahner de se positionner dans des débats autour du caractère religieux et chrétien des œuvres d’art, et d’affirmer que le caractère religieux d’une œuvre ne relève pas expressément d’une thématique religieuse, mais de sa capacité à susciter un mouvement de transcendantalité et, par là, un phénomène religieux. D’autre part, si l’art est une expression de l’expérience transcendantale et religieuse de l’homme, autrement dit une objectivation catégoriale de celle-ci, Karl Rahner rappelle l’inadéquation inévitable entre cette expérience en sa naissance la plus profonde et sa survenance. Cette objectivation implique, plus encore, un caractère d’ambiguïté en raison des multiples éléments qui la constituent et qui ne relèvent pas directement de cette expérience en ce qu’elle a de plus natif et originaire. Enfin, la mise en valeur de la dimension transcendantale de l’art, qui ne peut toutefois advenir que dans une catégorialité et une historicité, permet à Karl Rahner de définir l’artiste comme un «découvreur» de formes toujours nouvelles d’expression de la transcendantalité de l’homme. C’est en ce sens qu’il y a une authentique histoire artistique de la transcendantalité. Cette introduction montre de nouveau combien Karl Rahner aborde le domaine des arts en tant que théologien et dans une réflexion fondamentale à un «premier niveau de réflexion». S’il s’appuie sur quelques œuvres pour soutenir ses réflexions, il n’analyse jamais celles-ci en tant que telles ou d’un point de vue proprement artistique et esthétique.

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I. UNE MÉTAPHYSIQUE DE LA SENSIBILITÉ HUMAINE Karl Rahner revient plusieurs fois sur les principes de l’anthropologie chrétienne affirmant l’unité indivise du corps et de l’esprit ou de la sensibilité et de l’esprit. Cette unité est soulignée dans la connaissance que nous pouvons avoir de Dieu et elle est maintenue jusque dans l’accomplissement eschatologique de l’homme (même si c’est selon une transformation qui demeure incompréhensible). En raison même de l’incarnation du Logos et de la résurrection de la chair, le christianisme ne peut pas penser l’homme autrement que dans cette unité, ni non plus penser son accomplissement autrement que comme celui de ce tout qu’il est, corps, sensibilité et esprit. Cette unité affirmée et constitutive de l’être humain est un point de référence dans les analyses rahnériennes sur l’expérience artistique. 1. L’unité indivise de la sensibilité et de l’esprit L’affirmation de l’unité de la sensibilité et de l’esprit recourt à une métaphysique de la sensibilité et permet de dépasser les conceptions courantes qui réduisent la sensibilité à n’être qu’un simple instrument limité dans ses performances et adjoint plus ou moins arbitrairement à l’esprit. En effet, dans l’article de 1969, De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, Karl Rahner souligne que la sensibilité est constitutive de notre être et non un avoir, qu’elle est le mode propre et adéquat par lequel l’être humain, comme sujet, se trouve dans le monde et se porte vers lui, et s’ouvre à la relation interpersonnelle et à Dieu. Il y a une convenance fondamentale de la sensibilité humaine à l’égard de ce que l’être humain est. Plus encore, la sensibilité doit être comprise comme s’originant dans l’esprit lui-même, et l’esprit doit être compris comme sensible à partir de lui-même. En effet, dans une approche métaphysique, il s’agit de comprendre que l’esprit humain fait jaillir de luimême la sensibilité et la maintient en lui-même. La sensibilité est fondamentalement relative à l’esprit et l’esprit s’accomplit à travers elle; il est pleinement lui-même dans la sensibilité. Ainsi, les actes sensoriels authentiquement humains ne sont pas séparables de l’esprit dans son ouverture à l’infini: l’esprit dans son infinité est leur horizon. Pour Karl Rahner, l’art est un lieu privilégié où cette unité se réalise et se vit, et c’est en ce sens qu’il affirme que les arts nous réapprennent à sentir et à percevoir de manière authentique et véritable, c’est-à-dire dans cette ouverture à l’infini. La réflexion rahnérienne sur les formes originaires

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repose sur ces considérations1. De même, dans son dernier article La théologie de la signification religieuse de l’image, de 1983, Karl Rahner insiste sur cette unité de la sensibilité et de la connaissance spirituelle (avec son ouverture transcendantale), d’autant plus que le propos de cette étude est précisément de rendre compte de la possibilité d’une expérience transcendantale et religieuse au sein même de l’acte de vision d’une image concrète, expérience qu’il ne réserve plus, dans cet article, à l’écoute de la parole seulement2. Il fait référence une fois de plus à la doctrine thomiste de la conversio ad phantasma ainsi qu’à la thèse kantienne de l’intuition sensible liée au concept (nous retrouvons les analyses développées dans l’ouvrage fondamental L’esprit dans le monde). Les enjeux de ces présupposés sont décisifs anthropologiquement, théologiquement et dans les domaines artistiques. En effet, dans le premier texte cité, Karl Rahner lui-même indique que cette unité indivise de la sensibilité et de l’esprit est la condition de possibilité de la méditation imagée, de la méthode de l’application des sens dans la spiritualité ignacienne, ainsi que de la doctrine des sens spirituels. Plus encore, il montre que le déni de cette unité invaliderait et rendrait incompréhensible le témoignage du prologue de la Première lettre de Jean («Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos propres yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie…»); ce déni ruinerait ainsi «le sens de l’incarnation du Verbe et de l’expérience originaire évoquée par saint Jean»3. Notons que ces réflexions manifestent l’intime relation entre la question des arts et celle de la réception de la révélation, et ce d’autant plus en raison de l’incarnation. Karl Rahner a explicité cette relation entre l’écoute de la poésie et l’écoute de la parole de Dieu (notamment dans le texte La parole poétique et le chrétien); il conviendrait de le faire plus largement. 2. L’irréductibilité des expériences sensibles Un autre aspect déterminant de la conception rahnérienne de la sensibilité est l’affirmation de la diversité et de l’irréductibilité des expériences sensibles vécues à partir de notre corporalité. Si, dans les premiers textes, Karl Rahner accorde une prédominance quasi absolue à l’écoute de la 1. Pour plus de développement, voir notre étude de l’article De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, supra, pp. 244-249. 2. Voir notre étude de l’article La théologie de la signification religieuse de l’image, supra, pp. 257-258. 3. Voir De la vue et de l’ouïe, p. 193; De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, SW, t. 22/2, p. 67.

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parole, il est progressivement conduit à prendre en considération les autres dimensions de la sensibilité, et dans les textes plus tardifs, à leur accorder une véritable importance et même une nécessité pour l’accomplissement religieux total de l’homme. Il souligne leur originalité singulière, non réductible à la parole et non transposable en celle-ci. Dans son article de 1982, alors qu’il propose une définition recouvrant tous les arts, il n’en affirme pas moins pour autant l’unicité et la particularité de chacun d’eux; il soutient que les arts non-verbaux ne sont pas inférieurs aux arts-verbaux et qu’il s’effectue en eux quelque chose d’irréductible à toute tentative de transposition par la parole4. C’est surtout au début du texte de 1983 que Karl Rahner souligne la pluralité des expériences sensibles et leur irréductibilité; il montre comment chacune d’elles devrait être sollicitée en vue d’un accomplissement plénier du chrétien. C’est à partir de ces principes généraux qu’il développera sa réflexion sur l’acte de vision de l’image comme médiation d’un évènement religieux propre et irremplaçable, distinct de celui occasionné par l’écoute de la parole. C’est en ce sens qu’il conteste vigoureusement (comme il le faisait déjà lors du séminaire de 1958, Y a-t-il un art chrétien?) l’interprétation souvent donnée de l’image religieuse comme biblia pauperum, c’est-à-dire comme simple illustration de ce qui est par ailleurs pleinement donné par et dans la parole. Karl Rahner défend une compréhension de l’image comme véritable médiation d’un processus religieux autonome et propre. Il regrette que la théologie ne prenne pas plus en considération cette unicité et cette irréductibilité des expériences sensibles dans l’accomplissement religieux (il évoque entre autres la danse religieuse)5. Karl Rahner est particulièrement attentif à cette pluralité des potentialités sensibles de l’homme, à tel point qu’il s’interroge, de manière quelque peu fictive, sur ce que serait un homme en qui la diversité des potentialités sensibles serait pleinement accomplie. Il le fait selon deux aspects: d’une part, en considérant qu’un tel homme serait une «œuvre d’art complète»6; d’autre part, en considérant la relation entre l’artiste (en qui il voit un homme qui a développé sa dimension sensible) et le saint7. Comme nous l’avions souligné, Karl Rahner est bien conscient que les limites concrètes de l’existence ne permettent pas un tel accomplissement 4. Voir notre étude de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, supra, p. 202. 5. Voir La théologie de la signification religieuse de l’image, SW, t. 30, p. 477. 6. Voir ibid., p. 475; voir aussi notre étude de cet article, supra, p. 259. 7. Voir notre étude de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, supra, pp. 231-233.

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parfait, et qu’un tel accomplissement ne conduirait pas non plus nécessairement à la sainteté. Il n’en reste pas moins qu’il insiste sur la nécessité pour tout un chacun d’actualiser autant que faire se peut les dimensions plurielles et non interchangeables de sa sensibilité8. II. L’ART PORTÉ PAR LA

TRANSCENDANTALITÉ DE L’ESPRIT

Lorsqu’il s’interroge sur les liens entre les arts, la théologie et la dévotion, Karl Rahner prend soin (dans l’édition anglaise de son article et en guise de préliminaire) de rappeler que la raison, dans sa nature essentielle, demande d’être comprise premièrement comme une faculté de l’excessus, comme mouvement vers ce qui est inaccessible, comme capacité de l’incompréhensible, comme capacité d’être saisie par quelque chose qui échappe à toute prise, comme capacité d’être en présence de l’ineffable et silencieux Mystère9. L’expérience transcendantale et l’expérience religieuse originaire étant des composantes essentielles et fondamentales de l’anthropologie théologique rahnérienne, il n’est pas étonnant qu’une grande partie du questionnement sur les arts concerne leur capacité à provoquer un processus de transcendantalité, à ouvrir à l’infini du mystère, à être médiation d’un authentique phénomène religieux. Il ne faudrait pas, toutefois, qu’une telle formulation laisse entendre que ce questionnement sur la capacité des arts à ouvrir à l’expérience transcendantale ne soit que l’application extrinsèque d’une pensée déjà constituée. Bien au contraire, les analyses des différents articles montrent que cette réflexion fait appel à des expériences artistiques préalables (même si elles n’apparaissent pas très nombreuses dans les textes) et qu’elles sont d’autant plus convoquées qu’il s’agit d’approfondir une question. En ce sens, la réflexion transcendantale développée dans le domaine des arts est précédée, stimulée et nourrie par une expérience personnelle déjà donnée; en raison de cela, cette réflexion acquiert une pertinence originale. Le texte de La prière pour les créateurs est traversé par la conviction qu’il appartient à la vérité de l’art d’«annoncer» Dieu, même s’il n’est pas toujours nécessaire de le nommer. Les deux premiers textes sur la poésie montrent combien l’expérience poétique est ouverture vers l’illimité et 8. Voir La théologie de la signification religieuse de l’image, SW, t. 30, p. 475. 9. Pour plus de développement, voir notre étude de l’article Theology and the Arts, supra, pp. 195-197.

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le mystère (il est indéniable qu’il s’agit de sa propre expérience de la poésie). Il n’hésite pas à affirmer que cette ouverture est la marque de tous les arts authentiques. Dans les notes prises lors du séminaire de 1958 sur l’art chrétien, il rappelle que la grande musique (Mozart, Beethoven, Bach, etc.) est souvent expérimentée comme une «porte», une brèche», ou un «abîme»10 qui ouvre à l’expérience de la transcendance; il mentionne cela précisément comme appui et base du développement de son argumentation. De même, il affirme que la contemplation d’une grande peinture (Rembrandt, etc.) renvoie à plus que ce qu’elle donne immédiatement à voir. Il reconnaît à la peinture moderne-abstraite, dite peinture métaphysique, une véritable capacité à susciter un phénomène de transcendance. Enfin, remarquons que la question de l’expérience transcendantale et de sa possibilité constitue l’objet propre du dernier des écrits sur l’art de Karl Rahner, celui de 1983 à propos de l’image religieuse. C’est dans cet article qu’il va le plus loin dans ses analyses fondamentales sur l’acte de vision d’une image. En effet, il explicite un moment de négation ainsi qu’un mouvement de transcendantalité au sein même de la perception sensible. Grâce à ces analyses, il est manifeste que l’expérience artistique est un des lieux où peut se vivre une unité intime et indivise de la connaissance sensible et de la connaissance spirituelle ouverte à l’infini du mystère silencieux et portée par lui. 1. Paroles et formes originaires La question de la possibilité d’une expérience artistique transcendantale et religieuse est fondamentalement liée à la question des paroles et des formes originaires. C’est dans son premier essai de 1955 que Karl Rahner développe en premier lieu la notion de parole originaire. Rappelons que cette analyse est précédée par une première réflexion générale sur la parole, dans laquelle il est montré que la parole humaine n’est pas un simple instrument extrinsèque et indifférencié que la pensée se donnerait pour s’exprimer; la parole humaine demande bien plutôt d’être comprise comme corporéité de la pensée ou, plus encore, comme pensée corporelle. Cette compréhension de la parole, Karl Rahner la fonde précisément sur l’unité indivise de l’esprit et du corps, unité plus originaire que leur différenciation. Après cela, il distingue deux sortes de paroles: d’une part, les paroles fonctionnelles, techniques et utilitaires qui distinguent, isolent, définissent et cherchent la clarification, et, d’autre part, les paroles originaires qui jaillissent du cœur, unissent l’un et le multiple, 10. «Tor», «Loch» et «Abgrund», Y a-t-il un art chrétien?, p. 58.

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les parties et le tout, ouvrent aux profondeurs insondables de la réalité, laissent transparaître l’infini et se perdent en lui, et, par le fait même, résistent à toute tentative de clarification et gardent essentiellement une part d’obscurité. Les paroles originaires sont premières et inaugurales, elles évoquent le mystère. Cette distinction ne relève pas d’un classement des paroles ou des mots en eux-mêmes: un même mot peut être employé de manière fonctionnelle ou bien de manière poétique et dans une ouverture vers l’infini. Un même mot peut glisser d’un usage à l’autre, cela fait partie de son destin (Karl Rahner indique que le destin le plus ultime des mots est d’avoir été ceux du Verbe fait chair). Sans revenir aux développements que nous avons faits sur les paroles originaires11, nous voudrions ici souligner trois points. Tout d’abord, les paroles originaires sont telles dans la mesure même où elles sont portées par la transcendantalité de l’esprit, par son étendue infinie, et l’expriment. Nous retrouvons la même affirmation dans le texte de 1969 De la vue et de l’ouïe. Une réflexion théologique, si ce n’est que dans cette étude Karl Rahner associe les «formes originaires» aux «paroles originaires». Sa réflexion, nous l’avons vu, s’appuie sur une analyse de la rencontre interpersonnelle et se prolonge par la question de l’art. Il y affirme que les formes concrètes qui se donnent à la perception et qui sont perçues, de même que les paroles qui s’énoncent et qui sont entendues, se situent de part et d’autre dans l’horizon de l’infinité de l’esprit, en sont l’expression et la manifestation. Elles proviennent de cette ouverture de l’esprit au mystère et le font éprouver. Pour Karl Rahner, c’est cela «entendre vraiment» et «voir vraiment». Il souligne que les arts, précisément, nous apprennent à voir et écouter vraiment, de manière originaire et dans cette ouverture à l’infini du mystère silencieux12. Nous avions indiqué que, dans ce texte, il reconnaissait aux arts visuels une possibilité qu’il leur refusait nettement dans le texte de 1955. Il y rappelle de même qu’une philosophie et une théologie qui ne sont plus capables de telles paroles originaires perdent ce qu’elles devraient être vraiment. Dans le cadre du séminaire de 1958 Y a-t-il un art chrétien? ainsi que dans sa présentation de la messe de Stravinsky en 1961, Karl Rahner reconnaît expressément et d’emblée à la musique cette capacité d’ouverture à la transcendantalité; dans le texte de 1958, il reconnaît aussi cette capacité à la peinture13. 11. Voir notre étude de l’article Prêtre et poète, supra, pp. 53-60. 12. Voir De la vue et de l’ouïe, p. 192; De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, SW, t. 22/2, p. 67. Voir notre étude de l’article De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, supra, pp. 246-247. 13. Voir Y a-t-il un art chrétien?, p. 58. Voir notre étude de cet article, supra, pp. 295296.

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Le fondement anthropologique demeure toujours l’unité indivise du corps et de l’esprit. Cette unité trouve une modalité de réalisation et d’accomplissement dans les arts: toutes les formes d’expression artistiques, dans leur matérialité même et leurs formes diverses, peuvent s’inscrire dans l’horizon infini de l’esprit et en être la manifestation: elles sont le reflet de «l’homme dans son unité irrévocable d’esprit et de chair, de transcendance et d’intuition, de métaphysique et d’histoire»14. En conclusion de ce premier point, nous pouvons de nouveau citer ce que Karl Rahner dit des paroles originaires et nous pouvons les rapporter à tous les arts en tant qu’ils sont des expressions originaires: Le passage du particulier à l’infini au cours du mouvement infini qui est appelé par les penseurs la transcendance de l’esprit, fait déjà partie lui-même du contenu du mot originel. C’est pourquoi celui-ci est plus qu’un simple mot: il est le doux murmure du mouvement infini de l’esprit et de l’amour pour Dieu qui naissent d’une petite chose de cette terre, apparemment seule nommée par ce mot15.

Notons encore qu’à l’attention des théologiens potentiellement peu enclins à la poésie et pour faire saisir l’enjeu des mots originaires, il relie cet enjeu à la question du sens littéral et du sens spirituel de la Parole de Dieu qui leur est plus familière. Karl Rahner explicite un autre aspect essentiel. En effet, il montre que les paroles originaires sont le «sacrement originel des réalités» dans la mesure où elles délivrent ces dernières de leur «emprisonnement» et de leur «mutisme à l’égard de leur ordination vers Dieu»16. Ces affirmations concluent une analyse précise dans laquelle est rendu manifeste que le fait d’être connues (et aimées) par l’homme appartient à l’accomplissement des réalités; toute réalité est en attente d’être connue, et c’est en étant connue qu’elle parvient à un achèvement de son être. Pour faire comprendre cela, Karl Rahner revient et s’appuie sur l’expérience humaine et relationnelle: l’homme trouve un accomplissement de son être lorsqu’il est connu et aimé dans une relation interpersonnelle. Ce qui est manifeste et vrai pour l’homme dans la relation interpersonnelle l’est de toutes les réalités. Mais s’ajoute à cela le fait que, pour les réalités (qu’il qualifie ici d’infra-spirituelles), celles-ci demeurent dans les limites et l’enfermement de leur être si elles ne sont pas connues par l’homme et dites dans des paroles originaires, c’est-à-dire portées par la transcendantalité de l’esprit et son étendue infinie de telle sorte qu’elles soient 14. Prêtre et poète, p. 273; SW, t. 12, p. 425. 15. Prêtre et poète, p. 272; SW, t. 12, p. 424. 16. Prêtre et poète, p. 277; SW, t. 12, p. 427.

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rapportées comme partie vers le tout et ouvertes à l’infini du mystère. C’est lorsque les réalités sont dites de cette manière (originaire) par l’homme, lorsqu’elles entrent dans la lumière de l’homme, qu’elles parviennent effectivement à leur plein accomplissement. Il s’agit là de la «tâche rédemptrice de la parole». Les paroles originaires ne font pas que signaler la réalité, mais elles la présentent et en dévoilent le mystère17. Soulignons que Karl Rahner développe cette réflexion en prenant position contre un certain objectivisme pour lequel il est indifférent que la réalité soit connue (et aimée) par l’homme. Il suffit, en effet, au plein accomplissement de l’être de la réalité qu’elle soit connue (et aimée) par Dieu et qu’elles demeurent ainsi dans sa lumière divine. Karl Rahner refuse de se tenir dans cette seule perspective et affirme qu’il appartient aussi au plein accomplissement de l’être de la réalité que celle-ci soit connue et dite par l’homme de manière originaire. Même s’il réaffirme que l’être des réalités n’est pas dépendant du fait d’être connu ou non des hommes, que les réalités ne cessent pas pour autant d’être si elles ne sont pas connues d’eux et qu’il suffit effectivement qu’elles soient connues et reconnues par Dieu pour être, il n’en affirme pas moins que la réalité n’advient tout à fait à l’achèvement de son être que lorsqu’elle se tient aussi dans la lumière de l’homme. Cela participe d’un tout, et Karl Rahner soutient ce point en faisant appel à une perspective eschatologique en laquelle il montre que le plein achèvement de l’être de chacun ne pourra pleinement se réaliser sans le plein achèvement de tous18. Selon Karl Rahner, les réalités infra-spirituelles, dans la mesure même où elles sont infra-spirituelles, ne se connaissent pas elles-mêmes dans un dépassement vers l’infini mystère: c’est en advenant dans la lumière de l’homme qu’elles sont remises dans ce dépassement et ainsi délivrées de leur emprisonnement. Au terme de cette réflexion, Karl Rahner s’en remet à la parole du poète en citant Rilke19: «… Sommesnous peut-être ici, pour dire: maison, pont, fontaine, porte, cruche, arbre fruitier, fenêtre, – tout au plus: colonne, tour…? mais pour dire, comprends-le, ô pour dire tout ce que les choses elles-mêmes jamais ne pensèrent être dans leur intimité…». Puis, il affirme immédiatement: «seul celui qui comprend ces vers du poète saisit ce que nous voulons dire par les mots originels, et pourquoi ils ont le droit d’être obscurs, et même ne peuvent être qu’obscurs»20.

17. 18. 19. 20.

Voir Prêtre et poète, pp. 273-277; SW, t. 12, pp. 425-427. Voir Prêtre et poète, pp. 273-274; SW, t. 12, p. 425. Prêtre et poète, p. 272; SW, t. 12, p. 425. Prêtre et poète, p. 273; SW, t. 12, p. 425.

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Ces réflexions sur l’ouverture au mystère pourraient trouver une résonance dans les propos de Patrick Modiano, lors de son Discours à l’Académie suédoise: J’ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparences banales – et cela à force de les observer avec une attention soutenue de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était cachée en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent en chaque personne21.

D’une autre manière, Edgar Morin n’hésite pas à affirmer la place et l’importance du mystère dans la connaissance humaine: L’étonnement ininterrompu conduit à l’interrogation ininterrompue. Je cherche et trouve tant et tant d’explications dans les sciences, mais ces explications contiennent de l’inexplicable et suscitent de nouvelles interrogations. Je sais que ma raison, mon esprit m’ouvrent sur le monde, la réalité, la vie, et je sais en même temps qu’ils m’enferment dans et par leurs limites, et que le monde, la réalité, la vie que je connais recouvrent de l’inconnu. Je vis de plus en plus avec la conscience et le sentiment de la présence de l’inconnu dans le connu, de l’énigme dans le banal, du mystère en toutes choses et, notamment, des avancés du mystère en toutes avancées de la connaissance. Dostoïevski disait: «L’homme est un mystère. Si, pour l’élucider, on y passe notre vie entière, nous n’avons pas perdu notre temps». Il ajoutait: «Je m’occupe de ce mystère, car je veux être un homme». J’ai passé ma vie entière à m’occuper et me préoccuper du mystère humain. Il fait partie d’un mystère plus ample22.

S’il appartient bien aux paroles originaires d’être portées par la transcendantalité de l’esprit et d’ouvrir à l’infini du mystère, Karl Rahner en souligne toutefois les limites décisives lorsqu’il les considère en regard de la parole de Dieu et dans une dialectique de corrélation. Ces limites sont celles de l’homme lui-même, car elles concernent l’expérience que l’homme a du monde et dans laquelle il se rencontre lui-même, selon la propre conscience qu’il a de lui-même. Si les paroles originaires mettent l’homme en proximité avec ses lointains infinis, avec Dieu, ce Dieu des paroles originaires n’est pas le Dieu qui se révèle et se communique luimême dans un mouvement d’abaissement: il n’est que «l’archétype et la cause des choses terrestres, l’abîme du monde et son reflet mystérieux d’infinité»23. La parole de Dieu, à la différence des paroles originaires, 21. P. MODIANO, Discours à l’Académie suédoise, Paris, Gallimard, 2014, p. 20. 22. E. MORIN, Connaissance Ignorance Mystère, Paris, Fayard, 2017, p. 15. 23. Prêtre et poète, p. 285; SW, t. 12, p. 433.

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est précisément celle en laquelle se révèlent «les lointains inexplorables et inquiétants de ce Dieu justement dont l’élévation est inexprimable par la créature comme telle»24. De «sacrement originaire de la transcendance» (ce que sont les paroles originaires), la parole devient, dans la parole de Dieu, «sacrement originaire de la présence consciente dans le monde du Dieu supérieur au monde»25. Si les paroles originaires sont des «portes sur l’infinité», des «portes sur l’illimité à perte de vue», si elles «appellent ce qui n’a pas de nom» et «s’étendent vers l’insaisissable», si elles sont des «actes de foi en l’esprit et en l’éternité», des «actes d’espérance en un accomplissement qu’elles ne peuvent se donner» et des «actes d’amour pour les biens inconnus», et si ce mouvement caractérise tout art qui ne se réduit pas à un seul esthétisme, il n’en reste pas moins que cette «ouverture sur l’infini qui constitue l’essence de l’art, ne donne pas lui-même l’infini, n’apporte pas et ne contient pas l’infini»26. Pour Karl Rahner, la différence est nettement tracée: les paroles originaires viennent des lointains infinis de l’homme, tandis que la parole de Dieu vient des lointains infinis de Dieu27. Il insiste, cependant, sur le caractère nostalgique de cette transcendance de l’esprit en laquelle se tient le poète et de cette ouverture vers l’infini, pour finalement affirmer que cette nostalgie est déjà l’œuvre secrète et la grâce de l’Esprit Saint. La parole de Dieu vient apaiser cette nostalgie présente dans les paroles originaires28. Dans sa présentation de la messe de Stravinsky, Karl Rahner tient une même argumentation et fait remarquer que les arts ne peuvent exprimer que le monde (dans ses grandeurs les plus merveilleuses et ses profondeurs tragiques), et s’ils expriment Dieu, ce ne peut être qu’un Dieu qui est «seigneurie numineuse et mystérieuse d’une réalité du monde»29, ou encore «brillance interne du monde»30 (en référence aux définitions des historiens des religions), et en aucun cas le Dieu du christianisme qui est plus que le monde et qui se communique et se donne en propre. Il en est de même pour la «musique pure»: quelle que soit la profondeur à laquelle elle peut atteindre, elle demeure toujours un «fragment du monde»31, elle ne pourra en aucun cas, par elle seule et sans la parole de Dieu, exprimer et rendre présent le Dieu de la grâce32. 24. Ibid. 25. Prêtre et poète, p. 278; SW, t. 12, p. 429. 26. Prêtre et poète, p. 294; SW, t. 12, pp. 439-440. 27. Voir Prêtre et poète, p. 285; SW, t. 12, p. 433. 28. Prêtre et poète, p. 294; SW, t. 12, p. 440. 29. «Eine geheime numinose Herrlichkeit einer Weltwirklichkeit», Parole et musique dans l’espace de l’église, SW, t. 16, p. 226. 30. «Der innere Glanz der Welt», ibid., p. 227. 31. «Ein Stück der Welt», ibid. 32. Voir notre étude de l’article Parole et musique dans l’espace de l’église, supra, pp. 316-320.

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2. La transcendantalité dans l’expérience religieuse La question du rapport des arts avec la parole de Dieu restera toujours présente dans les écrits de Karl Rahner sur l’art plus tardifs. Il est certain, cependant, qu’au fil des textes, la tension dialectique de corrélation entre les paroles originaires et la parole de Dieu (sous la forme du binôme question/réponse) laisse progressivement place à une autre problématique fondamentale: celle de l’homme et de la profondeur de son expérience en son pôle subjectif, c’est à dire, à celle de l’ouverture de l’homme à l’offre et au don de la grâce du Christ au sein même de son expérience existentielle libre et de l’expérience transcendantale. Cette problématique devient le fondement prédominant des réflexions théologiques de Karl Rahner sur l’art. Rappelons que, dans le séminaire de 1958, il soutient prudemment qu’un accomplissement positif de transcendance peut s’ouvrir à une profondeur nouvelle à partir de la grâce et ainsi être chrétien en son fond; il étend alors cette affirmation dans le domaine des arts. C’est dans la contribution La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, de 1960, qu’il développe très précisément la question de l’existential chrétien et qu’il rapporte l’agir créateur de l’écrivain (sa qualité d’auteur) ainsi que ses déclarations à cet existential. Dans le texte L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, de 1982, il soutient que des peintures ou des musiques, dans leur picturalité et leur musicalité, peuvent être portées par la grâce et l’auto-communication de Dieu. Dans son dernier texte La théologie de la signification religieuse de l’image, de 1983, il dira sans hésitation que ce serait une primitivité théologique de ne pas reconnaître que des actes humains peuvent être portés par la grâce de Dieu bien au-delà de la conscience du sujet et en dehors de toute objectivation explicite; il en conclut que la contemplation d’une image non explicitement religieuse peut tout à fait être une expérience de transcendantalité librement acceptée vers Dieu, et donc un acte religieux. Ce qui nous importe de retenir ici, c’est qu’à partir du moment où Karl Rahner explicite ce fondement théologique et que celui-ci devient un acquis, ses analyses sur la transcendantalité dans les arts ainsi que toutes les questions qui s’y rapportent s’inscrivent expressément dans cette nouvelle mise en perspective. Autrement dit, le questionnement sur la transcendantalité dans les arts se trouve intégré dans un horizon plus large: celui de l’expérience religieuse originaire, et plus encore de l’expérience de l’autocommunication de Dieu. L’expérience transcendantale est voulue par Dieu comme le champ de sa propre autocommunication, en laquelle il ne cesse pas pour autant d’être la réalité infinie et le mystère absolu. Expérience transcendantale, expérience originaire

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de Dieu et expérience de l’autocommunication de Dieu sont trois moments distincts dans l’analyse, mais forment une unité dans l’ordre de l’existence concrète de l’homme (selon la volonté totalement libre et gratuite de Dieu dans le don de son autocommunication, et restant sauve la libre détermination de l’homme dans son acceptation ou son refus). L’expérience transcendantale signifie le mouvement transcendantal vers l’infini mystère. L’expérience religieuse originaire signifie la référence au mystère infini et absolu comme fondement de l’être de l’homme et comme un ce-versquoi et un ce-à-partir-de-quoi, qui est nommé Dieu et qui est accueilli comme tel dans la liberté, même si ce n’est pas de manière explicitement réflexive. La référence originaire au mystère absolu est un existential de l’homme comme sujet spirituel. L’expérience de l’autocommunication de Dieu signifie l’expérience de la présence de Dieu se donnant lui-même, éprouvée comme telle et acceptée dans la liberté, même si ce n’est pas de manière explicitement réflexive. L’offre d’autocommunication de Dieu (ou offre de la grâce) est un existential de l’homme comme sujet spirituel33. En raison de l’unité de ces trois moments dans l’expérience concrète et existentielle de l’homme, Karl Rahner s’arrête à l’un ou l’autre moment

33. Rappelons brièvement la pensée rahnérienne telle qu’elle est explicitée dans le Traité fondamental de la foi: il y a un savoir anonyme et non-thématique de Dieu qui est donné avec l’expérience transcendantale; cette connaissance originaire de Dieu n’est donc pas de l’ordre de la saisie d’un objet, mais a bien le caractère d’une expérience transcendantale; elle implique un se-laisser-saisir par un mystère qui est tout à la fois présent et se dérobant, dans la liberté portant sur le tout de l’existence. L’expérience religieuse originaire est ainsi constitutivement référence à la transcendance et au mystère sacré au fondement de soi-même comme sujet (la condition de créature). Toute connaissance explicite de Dieu renvoie fondamentalement à cette expérience non-thématique de la référence au mystère ineffable. Dans l’ordre concret de l’existence, la transcendance de l’homme est précisément le champ de l’auto-communication de Dieu et c’est dans l’auto-communication de Dieu que la transcendance de l’homme trouve son véritable accomplissement. L’auto-communication de Dieu, comme offre et don à la liberté de l’homme, est ce qui est le plus intérieur à l’existence humaine concrète. Cette expérience transcendantale surnaturellement élevée par l’auto-communication de Dieu, avant même toute thématisation réfléchie, est à considérer au sens propre comme une Révélation, et toute objectivité concrète et catégoriale (profane) peut être médiation de l’expérience surnaturellement élevée ou Révélation originaire. Cette Révélation originaire de Dieu sous-tend toute autre Révélation. Il y a ainsi une histoire catégoriale universelle de la Révélation qui est l’histoire de toutes les formes catégoriales en lesquelles l’expérience transcendantale surnaturellement élevée s’est objectivée et auto-interprétée. Jésus-Christ est l’objectivation historique plénière de l’auto-communication divine au monde et est le critère légitime d’interprétation de toutes les autres objectivations de cette auto-communication dans l’histoire. Une telle réflexion et de telles considérations ne peuvent s’élaborer et se constituer que parce qu’il y a eu effectivement révélation historique de Jésus-Christ et seulement à partir de celle-ci. La théologie transcendantale rahnérienne demeure une réflexion et une analyse a posteriori.

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et passe facilement de l’un à l’autre en fonction de ce qui est visé plus précisément dans sa réflexion et ses analyses. Ces trois moments sont relatifs les uns à l’égard des autres selon un certain ordre. D’un certain point de vue, l’expérience transcendantale surnaturellement élevée est absolument première dans la mesure où elle est le don absolument libre de Dieu, mais elle implique et s’expérimente au sein d’une expérience originaire de Dieu et d’une expérience transcendantale. D’un autre point de vue, l’expérience transcendantale est première puisqu’elle est, du côté de l’homme, le champ voulu par Dieu pour s’auto-communiquer luimême. L’expérience originaire de Dieu est l’accomplissement de l’expérience transcendantale et elle est toujours présente dans l’expérience de Dieu se communiquant lui-même. Dans cette nouvelle perspective, le questionnement rahnérien sur l’art revient le plus souvent à s’interroger sur la capacité de l’art à être médiation d’une expérience religieuse, à être base et élément d’un acte religieux. Il s’agit de montrer comment l’art peut être un véritable phénomène religieux, phénomène en lequel la gratuité de la grâce est affirmée en préalable et qui inclut le mouvement transcendantal. C’est dans ce cadre que Karl Rahner approfondit ses réflexions sur l’expérience transcendantale dans l’art. Cette nouvelle perspective fondamentale de réflexion permet de penser les paroles et les formes originaires non seulement comme provenant de l’infini de l’homme, mais aussi comme provenant de l’infini de Dieu qui se donne. Cette problématique se retrouvera dans la question des œuvres non-thématiquement religieuses mais religieuses en leur fond. Cette nouvelle approche pose d’une nouvelle manière la question de la relation de ces paroles ou de ces formes originaires à l’annonce chrétienne explicite et à la parole de Dieu, au-delà de la simple corrélation de la question et de la réponse. III. L’EXISTENCE POÉTIQUE ET LA RÉCONCILIATION ESTHÉTIQUE Nous avons vu comment les paroles originaires jaillissent du fond du cœur, sont liées au mouvement de transcendantalité de l’esprit et à son horizon infini, qu’elles ont une «tâche rédemptrice» et qu’elles sont «sacrement originaire de transcendance», dans la mesure où elles libèrent les réalités des limites de leur être en manifestant leur rapport au tout et à l’infini mystère. Le poète est ainsi le «ministre» de ce sacrement originaire34. Cette situation ou ce ministère constitue pour le poète et 34. Voir Prêtre et poète, p. 277; SW, t. 12, p. 427.

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l’artiste une expérience tout à fait fondamentale et singulière que Karl Rahner qualifie par deux expressions: l’«existence poétique»35 et la «réconciliation esthétique»36. En effet, il appartient au poète et à l’artiste d’exprimer ce qu’ils éprouvent, ce qu’ils portent en eux-mêmes. Cela leur est donné. Ils s’expriment eux-mêmes en vérité et adviennent ainsi à eux-mêmes, cette expression fait partie d’eux-mêmes, tandis que les autres sont comme enfermés dans un mutisme par rapport à ce qu’ils éprouvent37. Cette expression de soi-même est aussi expression de l’horizon infini de l’esprit et de son ouverture au mystère, elle est expression qui unifie la partie et le tout, elle est manifestation de l’ouverture de toute réalité au mystère. Dans la Prière pour les créateurs, Karl Rahner demande que les artistes expérimentent et expriment le «tout de l’homme». Cette capacité et cette manière d’être soi-même dans l’expression de soi-même (étant bien entendu qu’il s’agit d’une expression ontologique) et l’advenue à soi-même constituent «l’existence poétique». Il s’agit d’une expérience d’unité très radicale et très profonde que Karl Rahner explicite de manière précise dans Prêtre et poète: Le poète a la jouissance bienheureuse, mais aussi dangereuse, suprêmement dangereuse, de l’identité d’une manière esthétique [der Identität äesthetischer Art] entre son être [Sein] et sa conscience d’être [Bewuβtsein]. Le parvenir-à-soi-même [das Zu-sich-selber-kommen] et l’être-auprès-desoi [das Bei-sich-sein] que saint Thomas appelle la reditio completa in se ipsum, le poète ne l’obtient pas seulement dans le concept abstrait, par lequel l’homme profane, non poétique, se connaît lui-même. Il l’éprouve dans la concrétude figurée de l’expression précisément condensée et poétique [in der bildhaften Konkretheit der eben verdichteten, dichterischen Aussage], où tout est donné en un: esprit et corps, le proche et le lointain, les profondeurs infinies et la clarté enfantine38.

Dans la mesure où elle est expérience d’unité, l’«existence poétique» est aussi une expérience de réconciliation que Karl Rahner qualifie de réconciliation «esthétique» et pour laquelle il laisse transparaître une admiration certaine: Oh! c’est une béatitude sublime d’être ainsi réconcilié avec soi-même, aussi proche de soi, proche de ses lointains infinis; de pouvoir se comprendre en se disant soi-même, même si on paraît parler de tout autre chose39. 35. «Dichterische Existenz», Prêtre et poète, p. 283; SW, t. 12, p. 432. Voir notre étude de cet article, supra, p. 66. 36. «Ästhetische Versöhnung», Prêtre et poète, p. 285; SW, t. 12, p. 433. Voir notre étude de cet article, supra, pp. 69-71. 37. Voir Prêtre et poète, p. 284; SW, t. 12, p. 433. 38. Traduction modifiée; Prêtre et poète, pp. 284-285; SW, t. 12, p. 433. 39. Prêtre et poète, p. 285; SW, t. 12, p. 433.

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Dans le cadre d’une dialectique corrélative entre la parole poétique et la parole de Dieu, cette réconciliation esthétique est très nettement différenciée d’une réconciliation proprement religieuse et éternelle qui est immédiatement en regard de Dieu et se réalise par la médiation de sa parole. En effet, la parole de Dieu appelle à une autre exigence, elle invite à la reconnaissance de son péché, elle transperce le cœur, elle occasionne un reniement de soi, un démasquage ou dévoilement de soi [Selbstentlarvung] que Dieu seul peut faire advenir. Karl Rahner distingue ces deux formes de réconciliation à partir de cette question du démasquage ou dévoilement de soi. Considérant la réconciliation religieuse, il manifeste les limites de la réconciliation esthétique: Mais il ne s’agit pas de ce dévoilement de soi peut-être sublime, parfois peut-être aussi masochiste, des poètes qui y trouvent pourtant au fond une voluptueuse unité avec eux-mêmes: «Voyez, voilà ce que je suis!»40.

Dans la suite immédiate de cette réflexion, il montre comment l’union du sacerdoce et de l’état poétique est bienheureuse. Il s’agit là d’une «union nuptiale»41 – ce qu’il développe dans les pages suivantes. L’existence poétique dans son sens suprême est ainsi rachetée et délivrée par le sacerdoce. La problématique du rapport entre «réconciliation esthétique» et «réconciliation religieuse» apparaît aussi dans les analyses du séminaire de 1958. En effet, adoptant le positionnement d’un opposant potentiel à la thèse qu’il cherche à développer, Karl Rahner campe le propos que pourrait tenir un tel opposant: celui-ci montrerait que la prétention à vivre une authentique expérience religieuse de réconciliation à travers des œuvres (il donne l’exemple d’œuvres musicales) correspondrait au propos d’un homme des Lumières et ne serait en fait qu’une pseudoreligiosité esthétique sans aucune dimension religieuse existentielle, et serait même un mensonge dangereux par rapport à la véritable expérience chrétienne. Karl Rahner ne se satisfait pas d’un tel positionnement. Les analyses fondamentales sur la relation entre l’expérience transcendantale et l’accueil libre de l’offre de la grâce ouvriront une autre voie possible. Cependant, Karl Rahner s’interroge expressément sur la relation entre «réconciliation esthétique» et «réconciliation religieuse», et la présente comme un problème qu’il laisse ouvert et sans réponse42.

40. Prêtre et poète, p. 285; SW, t. 12, pp. 433-434. 41. Voir Prêtre et poète, p. 286; SW, t. 12, p. 435. 42. Voir notre étude de l’article Y a-t-il un art chrétien?, supra, p. 298.

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IV. «MOMENT DE NÉGATION» ET EXPÉRIENCE SENSIBLE DE TRANSCENDANTALITÉ

Dans sa réflexion sur les paroles originaires, Karl Rahner montre que leur capacité d’être portées par l’esprit dans son mouvement vers l’infini mystère, d’ouvrir aux profondeurs insondables de la réalité, de laisser transparaître l’infini et de se perdre en lui, repose fondamentalement sur un «moment de négation». Dans le texte Prêtre et poète, Karl Rahner souligne que la parole originaire vit dans le dépassement parce que vit en elle la négation: Mais parmi toutes les expressions de l’homme dans tous les arts, la parole seule possède quelque chose qu’elle ne partage avec aucune autre création de l’homme: elle vit dans le dépassement. Si cela ne faisait pas l’impression d’une pure négation, donc d’une thèse destructrice, on pourrait dire: dans la parole vit uniquement la négation43.

Ce moment de négation, il le dénie pour toutes les autres expressions artistiques qui ne peuvent présenter que «le compris, le circonscrit», le «limité et le formé, le mesuré et le fermé»; et si celles-ci peuvent annoncer un infini, ce n’est qu’à travers leur «bonne finitude»44. Il précise encore que la parole seule «vit d’une manière consciente la transcendance négatrice et libératrice»45. C’est en raison de cela que la parole peut, de «sacrement originel de la transcendance», devenir «sacrement de la présence consciente dans le monde du Dieu supérieur au monde». Karl Rahner tient des propos similaires dans son article De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, de 1969. S’il y développe une réflexion sur les formes originaires qui ouvrent vers l’infini du mystère et s’il reconnaît qu’une transcendance puisse être présente tant dans la vision que dans l’écoute (pour autant que la vision ne se fixe pas sur ce qui est immédiatement vu, et que l’écoute entende avant tout le silence), il réaffirme que le «non [Nein]» et la via negationis et eminentia appartiennent essentiellement à la parole et à l’écoute de celle-ci. La vision, quant à elle, demande de se reposer dans la forme délimitée, dans le fini bienfaisant 43. Prêtre et poète, p. 276; SW, t. 12, p. 427. 44. Voir ibid. Notons que, dans ce passage, Karl Rahner vise essentiellement les arts de l’image et du geste, et qu’il accorde à la musique une place particulière: «Nous ne voulons rien dire ici contre la musique. Elle est trop mystérieuse. Toujours est-il que ses amoureux peuvent réfléchir, s’ils sont en même temps théologiens, que Dieu s’est révélé dans la parole, non dans la musique des purs sons»; néanmoins, il poursuit immédiatement en laissant la question ouverte: «Mais au ciel, répliqueront-ils, règne le chant de louange, et pas simplement l’énoncé parlé de la gloire de Dieu…». 45. Prêtre et poète, p. 278; SW, t. 12, p. 429.

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(ce fini par lequel peut se découvrir aussi l’infinité de Dieu); elle n’est pas, dans son essence, un «non», elle est bien plutôt un «oui [Ja]»46. De même, dans sa contribution Parole et musique dans l’espace de l’église, de 1961, il différencie radicalement la parole et les autres expressions (images, musique et danse) par le fait que seule la parole porte en elle, de manière inhérente et propre, «comme son essence intérieure», un moment de négation, un «non qui ne tue pas, mais brise les barrières et ouvre». Il souligne de nouveau que c’est ce moment de négation qui rend la parole capable d’être médiation de la présence de Dieu en tant qu’il est l’infini, le «surpassant-le-monde»47. Il nous faut toutefois remarquer que, dans les réflexions qu’il mène lors du séminaire de 1958, s’il rappelle dans un premier temps que la parole contient effectivement une possibilité de négation par laquelle elle peut dire «pas ceci» ou «pas cela», «non pas ainsi, mais autrement», et que cette possibilité de négation dans la parole est ce qui permet le renvoi à l’au-delà de ce qui est immédiatement expérimentable, il reconnaît néanmoins à la musique et à la peinture un renvoi possible à plus qu’elles-mêmes, à une expérience effective de transcendance; il s’interroge alors expressément sur une possibilité de négation et une via eminentiae qui ne serait donc pas réservées à la parole seule48. C’est dans sa dernière contribution de 1983 sur la signification religieuse de l’image qu’il prend en compte cette question et qu’il développe une analyse fondamentale. En effet, l’enjeu de cet article est de montrer comment, dans la vision d’une image, s’accomplit un phénomène religieux tout à fait propre, autonome et irremplaçable, irréductible à toute traduction dans et par la parole, et donc un phénomène religieux fondamentalement différent de celui qui s’accomplit dans et par la parole. Cette différence se fonde d’une part sur la diversité et l’irréductibilité des dimensions et des possibilités de la sensibilité (ce qui a été l’objet du début de l’article), et d’autre part, sur la thèse selon laquelle chacune des dimensions sensibles de l’homme peut être base et élément d’un acte religieux. La problématique essentielle et fondamentale de cet article est celle des conditions de possibilité d’une expérience transcendantale et religieuse au sein de l’expérience sensible visuelle, autrement dit au sein de l’acte de contemplation d’une image, de l’êtrevue de l’image. Karl Rahner souligne qu’il est plus facile de comprendre que la parole puisse être médiation d’une expérience transcendantale et religieuse, puisqu’elle porte essentiellement en elle un moment de 46. Voir De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, SW, t. 22/2, p. 70. 47. Voir Parole et musique dans l’espace de l’église, SW, t. 16, p. 227. 48. Voir notre étude de l’article Y a-t-il un art chrétien?, supra, p. 294.

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négation, tandis que l’image semble avant tout retenir dans son immédiateté visible et ses propres délimitations sensibles. Il montre alors qu’il existe dans tout acte sensible un mouvement de transcendantalité 49. Il s’appuie sur l’expérience de l’écoute d’un son déterminé en faisant remarquer que, dans une telle écoute, est toujours déjà donnée l’écoute d’un silence enveloppant qui est proprement «l’espace à l’intérieur duquel un son singulier peut être entendu»50. En ce sens, nous pourrions dire que le silence [die Stille]51 est le ce-à-partir-de-quoi et le ce-versquoi du son déterminé, et que toute audition d’un son déterminé est portée par une anticipation vers le silence. Karl Rahner explicite une «plénitude non-vue du visible» dans l’expérience de la vision d’un visible déterminé et situé dans l’étendue de ce qui est effectivement visible. Cette «plénitude non-vue du visible» est l’équivalent du silence dans l’audition d’un son déterminé parmi les sons effectivement audibles à cet instant. Il s’agit, dans la vision comme dans l’écoute, d’une expérience transcendantale sensible. Cette expérience sensible de transcendance est distincte, mais non séparée, de la transcendantalité de l’esprit; elle est base et élément constitutif de l’expérience transcendantale et religieuse de l’homme, sujet un, spirituel et sensible, au sein même de l’expérience artistique en laquelle une expérience sensible dense et intense est vécue dans son actualité et son plein accomplissement, autrement dit dans son effectuation même. Nous avions souligné comment ces analyses manifestent tout à la fois la distinction et l’unité de la sensibilité et de l’esprit, une sensibilité qui jaillit de l’esprit et que l’esprit se donne à lui-même, une sensibilité en laquelle l’esprit est pleinement lui-même et s’accomplit pleinement52. Si, dans le texte De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, Karl Rahner affirmait déjà que la dimension sensible de l’expérience humaine ne contredit en rien la possibilité d’une expérience transcendantale, dans la mesure où l’expérience transcendantale n’est pas une expérience régionale particulière qui se vivrait en dehors des expériences singulières et catégoriales (et donc sensibles), dans ce texte de 1983 il en explicite les fondements. En mettant ainsi en lumière une transcendantalité sensible, Karl Rahner justifie fondamentalement

49. Pour plus de développement, voir notre étude de l’article La théologie de la signification religieuse de l’image, supra, pp. 265-267. 50. «Innerhalb dessen ein einzelner Laut gehört werden kann», La théologie de la signification religieuse de l’image, SW, t. 30, p. 480. 51. Nous avions souligné que Karl Rahner employait le mot «die Stille» et non «das Schweigen». 52. Voir notre étude de l’article La théologie de la signification religieuse de l’image, supra, pp. 267-270.

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que l’image, et tous les arts, dont ceux du geste, puissent être médiation d’une véritable expérience religieuse. Rappelons qu’il s’agit bien, dans cette analyse, des conditions de possibilité de l’expérience religieuse du côté de l’homme, moyennant la grâce. V. UNE EXPÉRIENCE DE L’«HOMME TOUT

ENTIER»

Dans l’article de 1982 sur le rapport entre les arts et la théologie, Karl Rahner s’interrogea aussi sur les conditions de possibilité d’une expérience religieuse au sein d’une expérience sensible et artistique, mais en insistant sur un tout autre aspect. En effet, il fait remarquer qu’une musique tout à fait profane à son origine est devenue une musique religieuse (il mentionne un exemple précis: la mélodie du chant «Belle lune, tu es si calme» est aussi celle du cantique religieux Tantum ergo sacramentum). Il montre alors que l’expérience sensible et esthétique n’est pas seulement un phénomène sensible en tant que tel, mais qu’elle est un processus de l’«homme tout entier», et que le caractère religieux ou non d’une expérience sensible dépend de la disposition et de la situation concrète globale de l’homme. En ce sens, ce sont les conditions contextuelles et subjectives qui favorisent ou permettent qu’une expérience sensible et artistique soit une expérience religieuse53. À partir de toutes ces analyses, nous voyons que l’expérience esthétique et artistique est une expérience complexe et qui implique diverses dimensions. L’explicitation des paroles originaires et des formes originaires a montré comment cette expérience, dans ce qu’elle a de plus authentique (selon la conception rahnérienne de l’art), est intimement portée par le mouvement transcendantal de l’esprit vers l’infini mystère. D’autre part, dans la mesure où l’expérience transcendantale peut conduire à une expérience religieuse originaire, une telle expérience artistique peut être une véritable expérience religieuse. Cette dimension transcendantale et religieuse, qui, dans l’expérience artistique, se vit au sein d’une expérience sensible particulièrement intense, est fondamentalement rendue possible par une certaine transcendantalité déjà présente au sein de l’expérience sensible en tant que telle. Enfin, l’expérience artistique étant une expérience de l’«homme tout entier», les conditions proprement subjectives et contextuelles participent au fait qu’une telle expérience soit ou non une expérience de transcendantalité religieuse. 53. Pour plus de développement, voir notre étude de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, supra, pp. 227-228.

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Cette très brève reprise confirme que l’approche rahnérienne de l’art est celle d’une analyse fondamentale à premier niveau de réflexion qui cherche à expliciter du côté de l’homme les conditions de possibilité mises en jeu dans l’expérience artistique en tant qu’événement religieux possible. VI. LES ŒUVRES SANS THÉMATIQUE RELIGIEUSE, MAIS RELIGIEUSES EN LEUR FOND

Ces différentes considérations permettent de comprendre un autre point essentiel de la pensée rahnérienne sur l’art. En effet, Karl Rahner défend à plusieurs reprises le fait qu’un art non religieux dans sa thématique puisse être authentiquement religieux en son fond. Inversement, il n’hésite pas à soutenir qu’un art à sujet religieux peut tout à fait être non religieux en son fond. Dans le propos qui nous occupe ici, il nous importe de souligner que ce discernement repose fondamentalement sur la question de la transcendantalité au sein de l’expérience artistique. Dans l’argumentation du séminaire de 1958, Y a-t-il un art chrétien?, qui reprend la démarche scholastique de la quaestio, le sed contra oppose explicitement aux objections l’affirmation d’une «expérience de transcendance»54 dans la musique, expérience qui est ensuite étendue à la question de la peinture. Tout le développement prend essentiellement en compte la question d’un «évènement absolu de transcendance»55. Karl Rahner mentionne et interroge différentes œuvres, les unes ayant une thématique religieuse explicite, les autres non. Il conclut en se démarquant explicitement des historiens d’art et en faisant valoir une distinction entre ce qu’il appelle une «image chrétienne» – qui est une image métaphysique et ainsi chrétienne en son fond, et dont la thématique peut ne pas être explicitement religieuse et chrétienne –, et l’«image cultuelle» – dont la thématique est explicitement religieuse et chrétienne. Il en est de même dans ses deux derniers écrits de 1982 et 1983. Dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, Karl Rahner affirme que la dimension religieuse d’une peinture ne peut se réduire à la question du sujet religieux. Il s’agit bien plutôt de se demander si une peinture, quelle que soit sa thématique, conduit ou non l’homme vers lui-même comme tout, le place ou non devant la question totale de 54. «Transzendenzerfahrung». 55. «Absolutes Transzendenzerlebnis». Voir notre étude de l’article Y a-t-il un art chrétien?, supra, pp. 293-296.

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son existence, et l’ouvre ainsi ou non à un accomplissement [Vollzug] religieux radical56. Dans l’article La théologie de la signification religieuse de l’image, il soutient qu’une image sans objectivité religieuse peut susciter une expérience de transcendantalité librement acceptée vers Dieu et en raison de cela avoir une véritable signification religieuse57. Nous reviendrons plus particulièrement sur ces questions dans le chapitre suivant. Rappelons que Karl Rahner développe sa réflexion non pas comme une théorie se suffisant à elle-même, mais comme une recherche de réponse devant des œuvres concrètes et des mouvements artistiques qui lui sont contemporains. VII. L’OBJECTIVATION DE L’EXPÉRIENCE RELIGIEUSE ET SON AMBIGUÏTÉ L’art, nous l’avons vu, est une auto-expression de l’homme par laquelle celui-ci advient à lui-même à partir même de sa dimension transcendantale et religieuse. Cette auto-expression et advenue à soi s’effectuent à travers des paroles ou des formes originaires, autrement dit, de par une objectivation catégoriale. L’objectivation catégoriale est intrinsèquement constitutive de l’auto-expression et de l’advenue de l’homme dans l’acte de création artistique. En cela, la structure de l’expérience artistique s’inscrit dans la structure anthropologique et théologique rahnérienne selon laquelle l’expérience transcendantale et religieuse n’est jamais une expérience séparée, elle ne s’accomplit qu’au sein et dans la médiation d’une expérience catégoriale, elle est toujours, de ce point de vue, a posteriori58. Le débat dans lequel Karl Rahner a pris part pour défendre l’œuvre de Luise Rinser, en 1971, l’a conduit à insister sur la différence fondamentale entre l’expérience religieuse dans son émergence la plus profonde (le silence de la grâce), et son expression catégoriale. Il rend compte d’une inévitable inadéquation entre, d’une part, le «lieu de la première naissance»59, et d’autre part, le «lieu de la survenance»60 ou de la «manifestation»61. Plus encore, il souligne le caractère inéluctablement 56. Voir notre étude de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, supra, pp. 228-230. 57. Voir notre étude de l’article La théologie de la signification religieuse de l’image, supra, pp. 270-274. 58. Voir TfF, p. 67. 59. «Am Ort ihrer ersten Geburt», De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23, p. 168. 60. «Am Ort des Vorkommens», ibid. 61. «Erscheinung», ibid.

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«ambigu [zweideutig]» de toute objectivation d’une expérience religieuse originaire dans la mesure même où toute objectivation intègre d’autres facteurs, tels que le refoulement, la frustration, le sexe, l’angoisse, les conditions sociales, etc.62. Remarquons que cette différenciation permet à Karl Rahner de reconnaître l’authenticité de l’expérience religieuse et de la piété des peintres nazaréens, même s’il juge défavorablement les formes de leur expression artistique. Nous avions souligné, dans notre deuxième chapitre, les fondements épistémologiques de la création artistique: celle-ci s’inscrit dans la tension entre l’auto-possession originaire et la réflexion, dans le mouvement dialectique entre expérience originaire, savoir originaire, et objectivation dans le symbole, le langage et le concept. Karl Rahner insiste sur la différence entre le savoir originaire et le savoir réflexif, et montre comment le second tend asymptotiquement vers le premier et ne peut jamais lui être pleinement adéquat. Nous retrouvons, ici, les mêmes fondements, si ce n’est que s’ajoute à la question de l’inadéquation celle d’une ambiguïté inévitable, compte-tenu de la complexité des éléments interférents et constitutifs dans toute objectivation, notamment lorsqu’il s’agit de l’objectivation d’une expérience religieuse et de sa profondeur native. Ces analyses nous conduisent à une autre considération. Dans la tension entre savoir originaire et savoir réflexif, Karl Rahner souligne que le savoir originaire n’est pas un savoir constitué en soi, mais qu’il ne s’accomplit et n’advient que dans sa tendance vers un savoir réflexif et en celui-ci. De même, l’expérience religieuse originaire tend inévitablement à s’objectiver et n’advient à elle-même que dans cette objectivation (il n’y a pas d’expérience transcendantale et religieuse en dehors d’une expérience catégoriale). Nous pouvons comprendre par-là comment, pour un artiste, l’exercice de son art peut être un lieu privilégié – voire quasi exclusif – par lequel il s’exprime et exprime une expérience religieuse originaire, authentique et sienne, par lequel il advient à lui-même dans cette profondeur religieuse. Cette expression ou objectivation peut avoir des formes très diverses qui peuvent ne pas du tout être religieuses dans leur thématique, des formes inhabituelles ou des «chiffres analogiques» qui peuvent ne pas être compris (voir rejetés) par ceux qui restent attachés aux seules formes religieuses traditionnelles, – sans compter l’ambiguïté inéluctable dont il a été question.

62. Voir notre étude de l’article De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, supra, pp. 172-173.

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VIII. L’ARTISTE ENTRE TRANSCENDANTALITÉ ET HISTORICITÉ UNE HISTOIRE TRANSCENDANTALE DE L’ART L’acte de création artistique peut être l’objectivation de l’être transcendantal et religieux de l’homme. Comme nous l’avons déjà souligné au terme de notre chapitre précédent, l’objectivation est inscrite dans une historicité. Il en résulte que la création artistique, d’un point de vue fondamental, ne se répète pas: elle est toujours dans la nouveauté de l’histoire et est une nouveauté. Karl Rahner, dans le texte de 1982, donne une nouvelle définition de l’artiste en affirmant que celui-ci, «de par son essence»63, est «le découvreur d’une situation concrète en laquelle l’homme réalise concrètement, de façon neuve et autre que jusque-là, son essence transcendantale»64. De même, considérant l’œuvre d’art, il affirme que «l’essence de l’œuvre d’art»65 est l’unité de la «singularité absolument historique» de l’artiste et de sa «tâche d’éternité»66. C’est en cela, dit-il encore, qu’il y a une «authentique histoire de l’art»67. Nous pouvons facilement prolonger cette affirmation en disant qu’il y a une histoire de l’art en tant qu’expression de la transcendantalité de l’homme, autrement dit une histoire artistique de la transcendantalité de l’homme.

63. «Von seinem Wesen», L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, SW, t. 29, p. 142. 64. «Der Entdecker einer konkreten Situation, in der neu und anderes als bisher der Mensch sein transzendentales Wesen konkret realisiert», ibid. Nous renvoyons à notre étude de cet article, supra, pp. 223-227. 65. «Das Wesen des Kunstwerks», ibid. 66. «Absolut geschichtliche Eigentümlichkeit», «Ewigkeitsaufgabe», ibid. 67. «Eine echte Geschichte der Kunst», SW, t. 29, p. 142.

CHAPITRE 4

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La problématique du rapport de l’art au christianisme traverse l’ensemble des écrits de Karl Rahner sur l’art. En effet, comme nous l’avons souligné dès l’introduction générale de notre étude, ces contributions sont des écrits de circonstance, ce sont les écrits d’un théologien catholique s’adressant à des catholiques et visant à l’approfondissement de l’expérience humaine et chrétienne, fût-ce dans le domaine des arts. Dans le premier chapitre de cette deuxième partie, nous avons vu comment Karl Rahner maintient avec conviction que le théologien a bien quelque chose à dire en tant que théologien dans le domaine artistique et qu’il lui revient effectivement de rapporter à Dieu (le Dieu de l’annonce chrétienne: Dieu trinitaire et Dieu de l’incarnation) tout ce qui appartient à l’homme. Cette problématique est évidente dès le premier texte de 1954 dans la mesure même où il s’agit d’une prière adressée à Dieu, qui explicite la relation des artistes-créateurs à la Trinité économique. De même, cette problématique apparaît clairement dans les deux textes de 1955 et de 1960, Prêtre et poète et La parole poétique et le chrétien, puisqu’ils considèrent les rapports de la parole poétique et de la parole de Dieu, dans la prédication et dans l’écoute. Elle est traitée de manière tout à fait fondamentale dans le texte de 1960, La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien: en effet, Karl Rahner y explicite un «existential chrétien» et développe alors la question de la relation de l’écrivain au christianisme compris ainsi dans son sens le plus radical. Dans le texte De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, de 1971, nous retrouvons cette problématique d’une tout autre manière encore, puisqu’il s’agit essentiellement d’une recherche des critères constitutifs d’une littérature proprement chrétienne. Le texte de 1982, L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, pose fondamentalement le problème du rapport interne de l’art à la théologie. Les deux textes de 1969 et de 1983, De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique et La théologie de la signification religieuse de l’image, abordent expressément cette problématique en rendant compte des conditions de possibilités d’une authentique expérience religieuse au sein de l’acte de vision et de contemplation d’une image, et, de manière générale, au sein de l’expérience esthétique dans son effectuation même. Enfin, dans les cinq textes regroupés sous la

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thématique de la relation des arts à la communauté chrétienne, la problématique expresse qui les traverse est celle du rapport fondamental de l’art au christianisme, que ce soit dans le séminaire Y a-t-il un art chrétien?, de 1958, en tant que questionnement sur la possibilité d’un «art chrétien»; que ce soit dans le texte Un petit Chant, de 1959, par la mise en valeur des chansons populaires du père Aimé Duval, en tant qu’elles rejoignent les croyants dans leur quotidienneté; que ce soit, lors la présentation de la Messe d’Igor Stravinsky, en 1961, dans le questionnement sur la possibilité d’une musique chrétienne; que ce soit, encore, dans le texte Que chantent les Beatles?, de 1968, par l’explicitation d’un rapport de corrélation entre la musique de variété et l’annonce de l’Évangile; que ce soit, enfin, dans le texte pour l’inauguration d’une église postconciliaire À propos des églises modernes, de 1971, par une réflexion sur le rapport entre le bâtiment-église et la communauté chrétienne qui se réunit et fait Église. Cette très brève relecture manifeste combien la problématique du rapport de l’art au christianisme est au centre de tous les écrits rahnériens sur l’art, et combien, aussi, elle est abordée dans une diversité de situations, de points de vue et d’approches. Nous pouvons cependant dégager trois grands axes selon lesquels Karl Rahner aborde cette problématique, chacun faisant appel à un fondement théologique particulier. Le premier axe se fonde théologiquement sur un rapport de corrélation entre l’art comme question et l’annonce chrétienne comme réponse. Ce rapport de corrélation fonde une «parenté [Verwandtschaft]» entre art et christianisme. À cela, il faut ajouter une certaine compréhension d’un rapport interne entre «l’humain [das Humane]» et la grâce. Le deuxième axe se fonde théologiquement sur l’explicitation du christianisme compris dans un sens radical, c’est-à-dire comme existential. Le théologien s’interroge alors sur le rapport entre l’artiste, les arts et le christianisme ainsi compris. Le troisième axe considère l’explicitement chrétien dans les arts. Karl Rahner le souligne lui-même: cette question n’est pas aussi évidente qu’elle pourrait le paraître. Nous retiendrons quatre domaines artistiques pour lesquels il a développé une réflexion: la littérature, la peinture, la musique et l’architecture. I. L’ART ET LE CHRISTIANISME. UNE PARENTÉ INTERNE La première manière dont Karl Rahner explicite la relation entre l’art et le christianisme relève d’une relation de corrélation, essentiellement sous la forme du binôme de la question et de la réponse. Rappelons que

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la méthode de corrélation est une forme de pensée qui cherche à mettre en valeur et à établir un rapport interne entre deux domaines différenciés selon un certain ordre. Dans les remarques épistémologiques du Traité fondamental de la foi, Karl Rahner caractérise cette relation comme un «cercle» comprenant trois temps1 et dans lequel «la question crée la condition de l’écoute effective», mais dans lequel encore c’est «la réponse qui seulement ramène la question à son auto-réalité effective»2. C’est ce rapport qui structure fondamentalement tant l’essai Prêtre et poète, de 1955, que le petit article Que chantent les Beatles?, de 1968. Cette unité différenciée au sein de la corrélation permet de faire valoir un caractère de «parenté [Verwandtschaft]» ou d’affinité entre l’art et le christianisme. Nous trouvons expressément ce terme dans les deux écrits de 1960, La parole poétique et le chrétien et La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, (il s’agit en fait, comme nous l’avons montré, d’un même paragraphe que l’on retrouve dans les deux textes). D’autre part, dans ce même article La parole poétique et le chrétien, considérant les conditions requises du côté de l’homme pour que le christianisme s’accomplisse chez le chrétien, Karl Rahner montre comment le «poétique» est une «condition du christianisme», affirmation que nous pouvons étendre à l’«artistique» en général. Dans cette réflexion sur la parenté entre l’art et le christianisme, il faut encore mentionner la compréhension théologique de «l’humain [das Humane]» sur laquelle Karl Rahner revient souvent. 1. L’art comme «question», comme «topos» et comme «kairos» Dans l’essai Prêtre et poète, de 1955, la corrélation de la question et de la réponse est au fondement de l’union possible entre la vocation 1. Rappelons ces trois temps: «Pour formuler d’autre manière encore l’unité de la philosophie et de la théologie dans ce traité fondamental, on pourrait dire: dans un traité fondamental, il importe en premier lieu de réfléchir sur l’homme comme question universelle à lui-même posée, et donc de philosopher au sens le plus propre. Cette question que l’homme est et qu’il n’a pas seulement doit être considérée comme condition de possibilité pour que soit entendue la réponse chrétienne. En second lieu: les conditions transcendantales et historiques de la possibilité de la Révélation exigent une réflexion sous la forme et dans les limites où cela est possible au premier niveau de réflexion; de sorte que soit perçue l’articulation entre question et réponse, entre philosophie et théologie. Enfin, en troisième lieu, l’énoncé fondamental du christianisme est à prendre en considération comme réponse à la question qu’est l’homme; c’est ainsi qu’il convient de se livrer à la théologie. Ces trois moments se conditionnent réciproquement et forment par là même une unité – naturellement, une unité différenciée», TfF, pp. 23-24. 2. TfF, p. 24. Voir notre étude de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, supra, p. 188.

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poétique et la vocation sacerdotale. En effet, c’est le poète qui peut atteindre au plus profond du cœur de l’homme (de son aspiration la plus haute à ce qui est perdu et coupable); c’est lui qui porte proprement la question de l’homme sur lui-même et qui la fait véritablement éprouver. En ce sens, c’est le poète qui dispose à entendre la réponse de Dieu portée par le prêtre3. De même, dans le texte Que chantent les Beatles?, de 1968, Karl Rahner revient sur le caractère originaire du questionnement de l’homme sur lui-même et sur la nécessité de ce questionnement pour que la parole de Dieu soit entendue et advienne comme réponse effective. C’est précisément parce que l’art exprime ce questionnement – et ici, les chansons des Beatles –, que l’art importe grandement et demande d’être pris en compte par celui qui veut annoncer l’Évangile4. Dans le cadre de notre reprise, nous voudrions avant tout insister sur quelques aspects fondamentaux de cette corrélation et plus particulièrement sur le premier terme du binôme, à savoir la «question», puisque celle-ci est immédiatement et proprement portée par l’art. En effet, nous avons vu comment l’art est une auto-expression de l’homme par laquelle il advient à lui-même et comment cette auto-expression s’inscrit dans l’expérience et le savoir originaires de l’homme (son «pâtir») qui excèdent toujours ce qu’il sait dans sa réflexion explicite sur lui-même. À partir de l’affirmation décisive selon laquelle l’homme «est question universelle à lui-même posée» – question qu’il «est et n’a pas seulement»5 –, nous pouvons préciser que l’art, en tant qu’auto-expression de l’homme, s’origine dans cette «question universelle à lui-même posée», dans cette question que l’homme est. L’art pourrait finalement se définir comme expression et objectivation de ce questionnement. Il importe, dès lors, d’expliciter l’étendue et la profondeur de cette question que l’homme est, puisqu’elle ouvre à la compréhension de l’art et de son rapport interne au christianisme. En effet, la question à lui-même posée qu’est l’homme n’est pas une simple question parmi de multiples questions: elle est radicalement ontologique et théologique. Nous voudrions en présenter brièvement quelques aspects dans la ligne de la pensée rahnérienne. Tout d’abord, cette question advient au sein même de toute la dimension du «pâtir» de l’homme, à partir même de son corps et de sa sensibilité, de l’expérience originaire qui est expérience de soi et expérience du monde, dans ses fluctuations,

3. Prêtre et poète, pp. 289-290; SW, t. 12, pp. 436-437. 4. Pour plus de développement, voir notre étude de l’article Que chantent les Beatles?, supra, p. 328 5. TfF, p. 23.

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ses joies et ses souffrances, sa complexité et ses extrêmes, dans son historicité la plus concrète. L’homme est encore, fondamentalement, l’être qui échappe à toute définition et qu’aucune science objective ne pourra circonscrire: il est l’être de la transcendantalité, l’être ouvert au mystère, l’être référencé à Dieu en tant qu’un ce-vers-quoi et un ce-àpartir-de-quoi. De plus, l’homme est l’être remis à sa liberté comprise avant tout dans sa dimension transcendantale, c’est-à-dire en tant qu’elle vise premièrement le tout de l’existence. La liberté signifie une possibilité de réussite ou d’échec; autrement dit, par sa liberté l’homme est l’être livré à la question du salut. Mais l’homme est encore l’être qui ne cesse d’être appelé et sollicité par la grâce de Jésus-Christ offerte universellement à tous selon le dessein d’amour du Père; cet appel ne laisse jamais l’homme en repos (nous y reviendrons plus loin concernant l’existential chrétien). Ainsi, l’homme est l’être de la transcendantalité surnaturellement élevée. D’un autre point de vue encore, confirmant la radicalité, l’universalité et l’inéluctabilité de la situation du mal dans le monde, la révélation chrétienne manifeste combien l’homme demeure l’être sans cesse menacé par la faute. Dans la mesure où le Christ-Jésus est le Verbe fait chair dans notre histoire et que cet évènement marque l’irréversibilité et la plénitude de l’engagement de Dieu à l’égard de l’humanité, l’homme est fondamentalement et historiquement l’être qui est en attente, en recherche de cet évènement qu’est Jésus-Christ comme Celui qui apporte absolument le salut (c’est le sens de la notion de memoria développée par Karl Rahner6). Pour rendre compte des fondements et des enjeux de ces considérations, nous pouvons remarquer que celles-ci sont intimement présentes dans le questionnement décisif que Karl Rahner laissait entrevoir au terme de sa présentation de l’analytique existentiale de Martin Heidegger, dans son article Introduction au concept de philosophie existentiale chez Heidegger7, de 1940. En effet, selon Karl Rahner, cette analytique heideggerienne, avec l’inquiétude qui la sous-tend, peut mener soit au Néant absolu et à un athéisme radical, soit à l’infinité de l’absolu comme premier a priori de la transcendance de l’homme. Dans cette dernière perspective, elle peut, plus encore, accentuer l’urgence pour l’homme – projeté dans son existence et son histoire – de se rendre 6. Rappelons que, selon Karl Rahner, la memoria signifie l’a priori de l’attente et de la recherche qui oriente secrètement l’homme, au sein de sa transcendantalité surélevée et à travers toutes ses expériences historiques décidées librement et qui forment son histoire, vers l’évènement historique, salvifique et définitif qu’est Jésus-Christ. Voir TfF, pp. 357358. 7. Voir Introduction au concept de philosophie existentiale chez Heidegger, in Recherches de Science Religieuse 30 (1940), no 2, 152-171.

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attentif à la révélation historique de Dieu, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et plus encore à Jésus de Nazareth, Verbe de Vie fait chair. Nous retrouvons là, en condensé, toute la recherche rahnérienne8. Dans le prolongement de la réflexion christologique, nous pourrions encore indiquer que cette question qu’est l’homme posée à lui-même trouve sa profondeur la plus ultime dans la compréhension nouvelle de l’homme que dévoile le devenir-homme du Verbe. En effet, réfléchissant sur le devenir-homme de Dieu, Karl Rahner rappelle tout d’abord combien l’homme est essentiellement mystère: Car ce qu’est l’homme, on ne peut le dire que si l’on énonce ce qu’il vise et qui l’avise. Mais cela, en l’homme comme sujet transcendantal, est le sans-rivage, le sans-nom, et, en fin de compte, le mystère absolu que nous nommons Dieu. Il suit de là que l’homme, dans son essence, sa nature, est lui-même le mystère, non parce qu’il serait comme tel plénitude infinie du mystère en cause, lequel est inépuisable, mais parce que, dans son essence proprement dite, dans son fondement originaire, dans sa nature, il est référence à cette plénitude, référence pauvre, mais venue à elle-même. Lorsque nous avons dit tout ce qui à notre propos peut être énoncé comme observable, définissable, nous n’avons encore décidément rien dit de nous, à moins que dans tout ce qui fut dit nous n’ayons dit aussi que nous sommes renvoyés au Dieu incompréhensible. […] L’accueil ou le refus du mystère, ce mystère que nous sommes en tant que référence pauvre au mystère de la plénitude, constitue notre existence9.

C’est cette dimension essentielle d’ouverture et d’inachèvement de l’homme qui permet de rendre compte de la possibilité d’un devenirhomme de Dieu: Si telle, en effet, est la nature humaine – référence de pauvreté, d’interrogation, de soi pour ainsi dire vide, au mystère qui demeure et que l’on nomme Dieu –, nous comprenons déjà de façon plus claire ce que veut dire: Dieu assume une nature humaine comme sienne. Cette nature indéfinissable, dont la limite – la «définition» – est la référence sans limites au mystère infini de la plénitude, parvient, lorsqu’elle est assumée par Dieu comme sa propre réalité, là où, en vertu de son essence, elle est toujours en chemin.

Il en résulte l’affirmation suivante: Le devenir-homme de Dieu, de ce point de vue, est le cas unique et suprême de l’accomplissement essentiel de la réalité humaine, lequel tient en ce que l’homme existe en se perdant dans le secret absolu que nous nommons Dieu10. 8. Voir notre étude de l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, supra, pp. 117-118. 9. TfF, pp. 245-246. 10. TfF, p. 247.

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Dans la suite de sa réflexion et par un renversement de perspective, Karl Rahner montre comment, finalement, la nature humaine se comprend en premier lieu comme possibilité pour Dieu de s’auto-exprimer. C’est alors qu’il propose cette nouvelle et ultime définition de l’homme: L’on pourrait, à partir de là, définir l’homme – en le plongeant dans son mystère le plus grand et le plus obscur – comme ce qui surgit lorsque l’autodiction de Dieu, sa Parole, se trouve projetée par amour dans le vide du néant sans-dieu. C’est aussi pour cette raison que le Logos devenu homme a été appelé la Parole abrégée de Dieu. Abréviation, chiffre de Dieu: tel est l’homme, je veux dire le Fils de l’homme, et les hommes qui, en fin de compte, sont parce que devait exister le Fils de l’homme11.

Rappelons que, dans un autre renversement, Karl Rahner ne cessera de montrer aussi combien la quotidienneté de l’homme acquiert une nouvelle dimension puisque le Verbe fait chair l’a faite pleinement sienne. L’ensemble de ces considérations sur l’homme, jusque dans cet approfondissement radical et ultime dans la réflexion sur le devenir-homme de Dieu, constitue l’étendue, la profondeur et la hauteur de la «question que l’homme est». Cette étendue, cette profondeur et cette hauteur de la «question que l’homme est» habitent, travaillent et traversent la création artistique en tant qu’elle est auto-expression de l’homme et objectivation de ce questionnement. Dans le petit texte Que chantent les Beatles?, de 1968, Karl Rahner complète son argumentation autour de la question et de la réponse par deux autres notions: celle du «topos» et celle du «kairos». Celles-ci explicitent une autre dimension de la relation de corrélation entre l’art et le christianisme, autrement dit de leur unité différenciée. En effet, dans la mesure où l’art est expression de la question et dans la mesure où la question crée la condition de l’écoute effective, l’art devient effectivement un «lieu» tout à fait essentiel pour celui qui veut annoncer et faire entendre l’Évangile, et, plus qu’un simple lieu, l’art devient alors un «moment favorable»12. 2. La parenté interne de l’art et du christianisme Le cercle de la corrélation explicite un rapport entre deux domaines. C’est en ce sens que Karl Rahner affirme une affinité ou une «parenté interne [innere Verwandtschaft]» entre l’art et le christianisme. Dans le 11. TfF, p. 254. 12. Nous renvoyons à notre étude de l’article Que chantent les Beatles?, supra, pp. 330-331.

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paragraphe commun aux deux écrits La parole poétique et le chrétien et La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, il introduit cette expression alors même qu’il évoque les profondeurs de l’homme auxquelles la grande littérature donne accès13. Une telle littérature se situe «là où l’homme se place radicalement en face de ce qu’il est lui-même»14. Nous ne pouvons que citer de nouveau ces réflexions si fortes, si denses et si intenses dans leur expression: Plus la grande poésie mène l’homme profondément dans les abîmes fondateurs de son être-là [seines Daseins], plus elle le force à se mettre en face d’accomplissements humains de soi [vor menschliche Selbstvollzüge] qui sont obscurs et mystérieux et se cachent dans cette ambiguïté où l’homme est foncièrement incapable de dire avec certitude s’il est comblé de grâce ou perdu. Ce n’est pas par hasard, mais cela dépend de la nature des choses, que la grande poésie humaine soit obscure et, la plupart du temps, nous laisse sans réponse quand nous nous demandons si, en elle, c’est le mystère de la grâce ou celui de la perdition qui est décrit15.

Dans l’étude de ces textes, nous avons souligné l’ambivalence et l’incertitude dans lesquelles l’homme se trouve quant à sa perdition ou à son salut en raison d’une obscurité foncière de sa liberté16. En effet, aucun homme ne peut affirmer de manière absolue qu’il est sauvé. C’est dans cette perspective que Karl Rahner montrait, quelques lignes auparavant, que dans la plus ténébreuse expression de l’homme peut aussi se cacher la plus secrète attente de rédemption: Et quand il [l’homme] fait cela, il peut sans doute être emprisonné dans la faute, la perversion, la haine de soi et l’orgueil démoniaque, il peut se placer en face de lui-même comme pécheur et s’identifier avec cet homme pécheur. Mais, même ainsi, il est pourtant plus exposé au bienheureux danger de rencontrer Dieu, que le plat petit bourgeois qui d’emblée élude anxieusement les abîmes de l’être-là [des Daseins] et s’installe sur ce plan superficiel sur lequel on ne rencontre pas le doute, mais pas non plus Dieu17.

Pour Karl Rahner, c’est bien cette possibilité et cette capacité de se placer radicalement face à soi-même, là où le mystère de la grâce s’initie 13. Respectivement: La parole poétique et le chrétien, p. 195; SW, t. 12, p. 448; La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, pp. 185-186. 14. Ibid. 15. La parole poétique et le chrétien, p. 196; SW, t. 12, pp. 448-449; La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, p. 186. 16. Pour plus de développement, nous renvoyons à notre étude de l’article La parole poétique et le chrétien, supra, pp. 92-97, ainsi qu’à notre étude de l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, supra, pp. 130-132. 17. La parole poétique et le chrétien, p. 195; SW, t. 12, p. 448, et La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, p. 185.

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le plus profondément et le plus secrètement, et ce jusque dans ses abîmes les plus ténébreux, qui constituent précisément le lieu de parenté interne entre la littérature vraiment grande et le christianisme vraiment grand. Là où l’homme «est vraiment question à lui-même posée», là peut véritablement être entendue l’annonce de l’Évangile. Nous verrons plus loin, lorsque nous considérerons la littérature explicitement chrétienne, comment Karl Rahner différencie justement une authentique littérature chrétienne d’une littérature «pieuse» par cette capacité de prendre en compte l’unicité de la vie, la dimension inextricable et insoluble de celle-ci, les contradictions et les fragilités qui la traversent (la condition de l’homo viator), mais qui sont aussi savoir du Crucifié, foi et espérance en Lui. 3. L’art comme condition essentielle du christianisme Dans la pensée rahnérienne, la perspective du rapport intrinsèque entre l’art et le christianisme ne concerne pas seulement la relation interne entre la question et la réponse (en leur unité différenciée), mais elle se retrouve aussi au sein de la problématique des dispositions requises chez l’homme pour et dans la réception du christianisme. En effet, les arts développent en l’homme des capacités qui se révèlent être fondamentales et essentielles dans et à la vie chrétienne. Cette problématique est expressément celle de l’article La parole poétique et le chrétien, de 196018. En effet, Karl Rahner s’interroge sur ce qui est requis de l’homme pour que le christianisme puisse pleinement se réaliser en lui. Cette réflexion est immédiatement accompagnée d’une remarque sur le fait qu’un tel questionnement ne diminue en rien la reconnaissance de la grâce en tant que don de Dieu, en tant qu’elle crée ses propres conditions d’accueil, sans oublier non plus que toute dimension humaine authentiquement accomplie est déjà portée par la grâce. Après avoir explicité quatre conditions requises pour une authentique écoute de la parole de l’Évangile, conditions dont il souligne qu’elles demandent d’être exercées et développées chez le chrétien, Karl Rahner montre qu’elles correspondent fondamentalement à celles que sollicite et développe la parole de la poésie. Il n’hésite pas, alors, à affirmer que la «capacité de percevoir la parole poétique et l’exercice de cette capacité sont une condition de l’audition de la parole de Dieu»19, que la dimension poétique appartient

18. Pour plus de développement, voir notre étude de cet article, supra, pp. 81-82. 19. La parole poétique et le chrétien, pp. 192-193; SW, t. 12, p. 446.

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«intimement à l’essence de l’homme», à tel point que, si elle devait être totalement absente chez un individu, il ne serait plus en mesure d’entendre la parole de Dieu. La fréquentation de la poésie exerce l’homme à une véritable écoute de la parole de Dieu: la poésie est, au sens fort, initiatrice. C’est en ce sens qu’il conclut en affirmant de nouveau que, «en son essence suprême, le poétique est une condition du christianisme»20. Ce qui, dans ce texte de 1960, est affirmé de la poésie est transposable pour les autres arts. En effet, le poétique est initiateur et condition du christianisme de par l’ouverture qu’il sollicite: il est l’écoute d’une parole qui «appelle et rend présent le mystère derrière les réalités exprimables et dans leurs profondeurs suprêmes», qui «dit le particulier de telle manière que tout est rassemblé en lui sous forme condensée», qui «va au cœur», qui «conjure en le disant l’indicible», qui «charme et libère», qui «ne parle pas sur quelque chose, mais fait naître, en le disant ce qu’elle appelle». Cette ouverture transcendantale vers le mystère vécue dans la parole poétique est de même intrinsèquement constitutive de la perception de formes originaires dans les autres arts. En effet, dans le texte De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, de 1969, Karl Rahner montre que les formes originaires sont des formes qui s’inscrivent dans l’horizon de l’étendue infinie de l’esprit, proviennent du mystère invisible et indicible et le rendent présent. Il souligne que les arts, dans ce qu’ils ont de plus authentique, nous apprennent à percevoir et à voir de cette manière, à percevoir et à voir «vraiment»; ils nous y exercent. Karl Rahner fait encore remarquer que le déni d’une telle modalité de perception, dans et par les formes originaires, invaliderait toute pratique de médiation imagée, toute invitation à l’«application des sens» selon les exercices spirituels de saint Ignace, ainsi que toute doctrine des sens spirituels. Plus encore, ce déni anéantirait le «sens de l’incarnation du Verbe de Dieu» et celui de «l’expérience originaire» évoqué par Jean dans le prologue de sa première lettre21. La qualité de perception sollicitée par les arts dans les formes originaires est au fondement (du côté de l’homme) de l’expérience originaire johannique du Verbe fait chair, expérience qui est celle de la vue, de l’écoute et du toucher du Verbe de Vie. En ce sens, nous pouvons dire que l’artistique est, à l’instar du poétique ou comme poétique, «condition du christianisme», ou, encore, que les conditions de perception de l’artistique sont des conditions requises pour un plein accomplissement du christianisme chez le chrétien. Karl Rahner conclut son article La parole poétique et le chrétien – 20. La parole poétique et le chrétien, p. 193; SW, t. 12, pp. 446-447. 21. Voir notre étude de l’article De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, supra, pp. 246-247.

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qui est directement adressé aux éducateurs chrétiens – en soulignant l’importance et l’enjeu d’une véritable prise en considération de la poésie: il s’agit d’une «question très sérieuse et vraiment chrétienne, une question qui débouche dans celle du salut de l’homme»22. Nous pouvons étendre cette réflexion à tous les arts. 4. La relation intrinsèque entre l’«humain» et la grâce Dans la problématique des relations de parenté entre l’art et le christianisme et dans les argumentations qu’il développe, Karl Rahner fait souvent appel à une compréhension théologique de «l’humain [das Humane]»23 dans sa relation à la grâce. Dans l’article La parole poétique et le chrétien, il montre comment la grâce se manifeste avant tout dans l’existence concrète de l’homme et fait expressément remarquer que «l’humain», dans son accomplissement propre, concret et existentiel, est toujours déjà porté par la grâce qui est grâce du Christ et qui oriente secrètement vers lui: Mais cette grâce de Dieu n’opère pas seulement, et pas d’abord, quand la parole proclamée officiellement de l’évangile est adressée aux hommes. Elle précède cette parole, elle prépare les cœurs à cette parole par tout ce qui peut survenir dans la vie des hommes en fait d’expérience d’existence; elle est – quoique différemment – cachée et efficacement agissante dans ce que nous appelons «l’humain», parce que cet «humain» lui-même, là où il est, où il est encore, où il renaît, où il se conserve pur, où il apparaît rayonnant, ne serait pas, si la grâce secrète de Dieu ne prévenait pas sa propre manifestation dans la parole de l’évangile. Et par conséquent: quand nous nous interrogeons au sujet des conditions «humaines» du christianisme et de sa prédication, une telle question est elle-même une louange de la grâce du Christ et ne porte aucun tort à sa puissance et à sa force de préservation24.

L’affirmation d’une relation intrinsèque de l’«humain» et de la grâce dans l’ordre concret et existentiel est récurrente à travers les écrits rahnériens sur l’art. Dans le texte Prière pour les créateurs, de 1954, Karl Rahner insiste sur la dimension proprement humaine de l’art en tant que déploiement renouvelé de l’homme et de ce qu’il est. Il souligne que 22. La parole poétique et le chrétien, p. 198; SW, t. 12, p. 450. 23. Nous rappelons la note de bas de page de Robert Givord à propos de ce terme: «En allemand: Das Humane, c’est-à-dire tout ce qui est moralement noble, ou simplement de valeur positive, dans l’humanité, à la différence de menschlich (humain en général). Le français ne disposant pas de deux termes distincts, correspondant à human, et à menschlich, nous écrirons entre guillemets l’adjectif “humain” lorsqu’il traduit human», voir La parole poétique et le chrétien, p. 186, note 1. 24. La parole poétique et le chrétien, p. 186; SW, t. 12, p. 442.

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Dieu veut l’homme et qu’il n’est pas nécessairement requis pour les artistes de parler explicitement de Dieu car l’homme en tant que tel est déjà une image et une parabole de la propre gloire de Dieu25. Dans le séminaire Y a-t-il un art chrétien?, de 1958, interrogé sur la légitimité d’une peinture moderne et chrétienne telle qu’elle apparaît dans les églises et telle qu’elle est revendiquée par des artistes contemporains chrétiens, et après avoir exposé différents positionnements possibles, Karl Rahner propose de ramener le débat à ses racines théologiques. Le questionnement est précis: «Qu’en est-il du rapport de l’humanité moralement droite à l’égard du surnaturel?»26. Il s’agit de se demander si, dans l’ordre concret, la nature humaine peut s’accomplir véritablement sans la grâce. Karl Rahner insiste sur le fait qu’il n’y a pas de solution au débat sur l’art chrétien dans le contexte de modernité sans que cette question théologique fondamentale ne soit résolue. Plus précisément, la question est celle du rapport, dans l’ordre concret, de la «volition spirituelle-morale [Geistlich-sittliche- Vollende]» et du «phénomène de transcendance [Transzendenzerlebnis]» à «l’accomplissement chrétien de l’être-là [zu christlichem Daseinsvollzug]». Il prend position et soutient que la nature humaine ne s’accomplit pas sans la grâce. Il en résulte que là où se manifeste un phénomène de transcendance moralement et spirituellement reconnue, ce phénomène est donné à partir de la grâce, et cela tant dans l’ordre concret de la vie que dans l’art. C’est alors que Karl Rahner évoque un «art chrétien anonyme». Au terme de son argumentation, évoquant les images cultuelles, il regrette qu’elles soient souvent «humainement vides [menschlich leer]» et souligne l’importance d’une authentique profondeur humaine dans les arts, car «l’authentique humain [das echte Menschliche]» est, dans son fond, la grâce de Dieu27. Dans le texte Un petit chant, de 1959, il montre l’importance de ce chant du quotidien dans la mesure où celui-ci permet à l’homme d’être «le plus intensément homme et le plus intensément auprès de lui», en ajoutant que c’est là, précisément, que «Dieu le rencontre et lui, Dieu»28. Dans le passage commun aux deux articles La parole poétique et le chrétien et La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, de 1960, Karl Rahner rappelle qu’il existe un «humain» «anonymement élevé par la grâce et qui peut croire être pure humanité»; il poursuit en affirmant que «partout où il [cet “humain”] se montre réellement et où il est donné

25. Voir Prière pour les créateurs, p. 416; SW, t. 14, p. 349. 26. «Wie verhält sich sittlich richtige Menschlichkeit zum Übernatürlichen?» Y a-t-il un art chrétien?, p. 62. 27. Voir notre étude de cet article, supra, p. 305. 28. Voir Un petit chant, p. 185; SW, t. 14, p. 211.

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en dehors du christianisme explicite, il est un don de la grâce de Dieu et une célébration de la rédemption, même quand lui-même ne le sait pas encore»; il termine par cette remarque forte: «Pourquoi devrions-nous ne pas l’aimer? Nous mépriserions la grâce de Dieu, si nous passions indifférents à côté de cet “humain”»29. Dans le texte La grandeur et la misère de l’écrivain chrétien, de 1971, il aborde de nouveau explicitement la question de «l’humain» en faisant remarquer qu’il revient à l’écrivain chrétien d’en parler, de rendre compte pour chaque personnage de son initial humain30, c’est-à-dire ce qui est son avènement propre et son évidence singulière en tant qu’homme dans sa liberté et sa responsabilité courageuse. Il souligne que l’écrivain chrétien peut tout à fait laisser ses personnages dans un christianisme anonyme; c’est le théologien qui comprendra que ce qui paraît simplement «humain» relève pourtant de la grâce et est en fait déjà chrétien. Il précise que cet initial humain est fondamentalement inséparable du don de la grâce et du salut et qu’il est aussi un «initial sauvé»31. De manière décisive et radicale, Karl Rahner fonde la valeur de «l’humain» par l’incarnation. En effet, il rappelle que Dieu lui-même s’est lui-même approprié cet «humain» et qu’il l’a ainsi «déclaré valable éternellement»32. C’est ce même argument qu’il invoque dans l’article La parole poétique et le chrétien, de 1960, lorsqu’il insiste sur la nécessité pour les chrétiens de défendre la poésie. En effet, il souligne que, si le christianisme et l’«humain» ne peuvent être confondus, ils «ne peuvent pas non plus être séparés: car “l’humain” vit de la grâce du Christ, et le christianisme comprend “l’humain” dans son essence propre à titre d’élément essentiel, bien qu’il ne soit pas la totalité». Il conclut en montrant que les chrétiens doivent aimer et défendre la poésie parce qu’ils doivent défendre «l’humain», «étant donné que Dieu lui-même l’a assumé pour toute l’éternité»33. Nous retrouvons encore le même propos dans le texte Parole et musique dans l’espace de l’église, de 1961: Karl Rahner y affirme que le musicien qui dit seulement l’homme dans sa musique «a toutefois déjà dit plus que l’homme – même si ne le sait que celui qui entend et confesse dans la parole le message de la grâce surnaturelle»34. 29. La parole poétique et le chrétien, p.197; SW, t. 12, p. 449; La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, p. 187. 30. «Der Anfang des Humanen». 31. «Heile Anfang». 32. «Als ewig gültig erklärt hat», SW, t. 23, p. 165. Voir notre étude de l’article La grandeur et la misère de l’écrivain chrétien, supra, p. 166. 33. Voir La parole poétique et le chrétien, p. 194; SW, t. 12, p. 447. 34. «Doch schon mehr als den Menschen gesagt hat – wenn das auch nur der weiβ; der im Wort die Botschaft der übernatürlichen Gnade hört und bekennt», Parole et musique dans l’espace de l’église, SW, t. 16, p. 229.

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II. L’ART ET L’EXISTENTIAL CHRÉTIEN UN ART CHRÉTIEN ANONYME Comme nous l’avons vu, dans le séminaire Y a-t-il un art chrétien?, de 1958, Karl Rahner pose déjà la question d’un rapport intrinsèque entre l’acte moral droit, le phénomène de transcendance et l’accomplissement chrétien de l’être-là; il prend parti avec prudence en se rattachant à d’autres théologiens et soutient qu’il y a un authentique «art chrétien anonyme». Dans l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, de 1960, Karl Rahner va beaucoup plus loin dans son argumentation et ses conclusions théologiques. En effet, il explicite très précisément les fondements théologiques de la notion de christianisme anonyme à partir de la révélation de l’offre universelle de la grâce du Christ et en intégrant expressément la notion philosophique d’existential. Fort de cette structure de pensée théologique, Karl Rahner développe une réflexion sur le rapport entre l’artiste en tant qu’auteur et le christianisme. 1. L’existential chrétien Il ne s’agit pas ici de reprendre toutes les analyses présentes dans cet article, mais d’en rappeler seulement brièvement quelques éléments essentiels35. Pour expliciter la notion de christianisme anonyme, Karl Rahner, dans des développements très denses et très intenses, insiste tout d’abord sur l’universalité de l’offre de la grâce du Christ telle que le Père l’a voulue dans son dessein d’amour pour les hommes et montre comment cette offre vient inéluctablement visiter et appeler tout homme au sein même de son existence, de telle sorte que tout homme est inévitablement convoqué à prendre une décision en liberté par rapport à cette offre. L’homme est laissé sans répit devant cette offre. Comme nous l’avons souligné dans notre analyse, tout se concentre premièrement sur l’évènement indéfectible de l’offre divine, (évènement qui est tout à la fois révélation de l’amour de Dieu trine, de l’Incarnation salvifique et de la grâce) auquel l’homme, déjà porté par l’abîme du Mystère qui n’est autre que Dieu lui-même, s’ouvre dans le mouvement transcendantal inhérent à l’exercice de sa connaissance et de sa liberté. L’homme est appelé à s’accomplir dans le don absolu qui lui est fait. Il s’agit là du

35. Pour plus de développement, voir notre étude de l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, supra, pp. 113-122. Nous nous permettrons ici de reprendre des citations déjà traduites et présentées dans notre analyse.

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christianisme compris «dans un sens radical»36 qui se distingue du christianisme au sens plénier, confessionnel et ecclésial et qui, cependant, le sous-tend. Karl Rahner introduit, alors, un acquis de la philosophie existentiale et rapporte précisément la notion d’existential à l’offre de la grâce du Christ: Si, de manière générale, nous avons fait la distinction dans l’être-là humain entre les existentiaux permanents et les conditions contingentes, alors l’être-appelé par la grâce du Christ appartient purement et simplement aux existentiaux de chaque homme37.

Cette affirmation selon laquelle l’être-appelé par la grâce du Christ est un existential de l’homme est déterminante dans le développement de l’argumentation rahnérienne. En effet l’existential n’est pas neutre ni anodin, il a une incidence éthique expresse: il affecte de l’intérieur la manière dont l’homme dispose de lui-même dans sa liberté. Dans son introduction à l’analytique existentiale heideggérienne, Karl Rahner souligne que cette analytique contient une «prédécision d’“agir existentiel”» et induit des «décisions vitales». Il y a ainsi, tout à la fois, une différenciation, un «franchissement des frontières»38 et une compénétration entre existential et existentiel. Dans la mesure où l’être-appelé par la grâce du Christ est un existential, il infère inexorablement dans le champ existentiel et induit inévitablement une décision vitale de l’homme. C’est en raison de cela que Karl Rahner peut affirmer que chaque homme est toujours en situation de prise de position par rapport à l’offre de la grâce du Christ, à travers la diversité des formes de l’acceptation ou du refus, autrement dit dans un oui ou dans un non. Dans l’article de 1960, cette incitation permanente se retrouve sous la notion centrale de «convocation [Forderung]». Soulignons encore que l’être-appelé par la grâce du Christ n’est pas séparable de l’être-là de l’homme, ne s’y juxtapose pas, mais lui est intimement immanent. Ainsi, dans une phrase très dense, Karl Rahner concentre ces deux dimensions, articule une double convocation qu’il distingue et unit en usant de la double terminologie de la «convocation [Forderung]» et «l’assignation [Anforderung]», et rend compte de la décision libre de l’homme:

36. «In einem radikalen Sinne». 37. «Wenn wir zwischen bleibenden Exsistentialien und zufälligen Zuständlichkeiten im menschlichen Dasein im allgemeinen zu unterscheiden haben, dann gehört das Angerufensein von Christi Gnade zu den bleibenden Existentialien schlechthin jedes Menschen», SW, t. 16, p. 182. 38. Voir Introduction au concept de philosophie existentiale chez Heidegger, p. 169.

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En un seul mot: aucun homme ne peut empêcher qu’il soit, dans ce sens décisif de l’assignation [Anforderung], chrétien, et, qu’il accepte, dans l’acceptation la plus secrète des convocations [Forderungen] de son être-là, cette assignation [Anforderung] que son être-là présuppose: qu’il est alors, en un sens vrai, un chrétien39.

Ces considérations fondent le concept de «chrétien anonyme» que Karl Rahner définit ainsi: Un chrétien anonyme, un chrétien qui se nie lui-même, un chrétien inconscient peut-être, un chrétien qui se fuit constamment lui-même, un chrétien qui, à l’encontre de sa volonté, se trahit comme tel, mais précisément un chrétien40.

Nous avons souligné dans notre analyse du texte combien ce concept est une conclusion théologique, c’est-à-dire qu’il est la résultante d’une argumentation précise et d’une rationalité théologique qui a pleinement intégré l’analytique existentiale. Ces fondements théologiques permettent à Karl Rahner de développer une réflexion nouvelle sur le rapport entre l’art, ou plus précisément, l’artiste-auteur et le christianisme. 2. L’artiste-auteur et l’être-là chrétien L’incidence éthico-existentielle de l’existential en général et donc de l’existential chrétien (dont résulte l’affirmation selon laquelle tout homme, dans la convocation de son existence et dans sa décision libre, est toujours dans une prise de position par rapport au Christ) peut faire comprendre (en dehors des raisons simplement contextuelles) pourquoi Karl Rahner aborde la question de l’art précisément par la question de l’auteur. En effet, la notion de «qualité d’auteur [Autorschaft]»41 fait valoir la qualité de sujet de l’auteur, la dimension personnelle, libre et responsable de son acte de création. C’est en ce sens que, dès le début de son article et dans l’énoncé de sa thèse, Karl Rahner parle d’un agir [Tun] et qu’il qualifie d’emblée cet agir d’«agir chrétien pertinent [christlich relevanter Tun]»: 39. «Mit einem Wort: Kein Mensch kann verhindern, daβ er in diesem entscheidenden Sinn der Anforderung “christlich” ist und daβ er in der verschwiegensten Annahme der Forderungen seines Daseins diese Anforderung annimmt, die sein Dasein durchstimmt: dass er dann in einem wahren Sinne Christ ist», SW, t. 16, p. 183. 40. «Ein anonymer Christ, ein sich selbst verleugnender, ein ahnungsloser Christ vielleicht, ein sich selbst dauernd entlaufender, ein sich nur wider Willen als solcher verratender Christ, aber eben ein Christ», ibid. 41. Sur la notion d’auteur, voir notre étude de l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, supra, pp. 110-112.

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L’auteur en tant que tel se tient sous l’appel de la grâce du Christ et a à être, de ce fait, un chrétien. La qualité d’auteur est un agir chrétien pertinent de l’homme42.

Dans la suite de son analyse, Karl Rahner explicite cette dimension éthique de l’auteur dans son acte d’écriture proprement dit en faisant valoir qu’il s’agit bien, fondamentalement et avant toute considération sur le contenu interne de ce qui est écrit, d’un acte de liberté et de triple responsabilité43. Il peut alors reformuler sa thèse principale: En raison de cette pertinence morale de la déclaration, l’auteur, en tant que tel, entre, de ce fait, dans le domaine du chrétien44.

3. L’auteur, le contenu déclaratif de l’œuvre d’art et le christianisme Karl Rahner se penche alors sur le contenu des œuvres littéraires. Il aborde ce contenu en tant que celui-ci implique d’une manière ou d’une autre une certaine vision de l’homme45. En raison de cela, l’auteur est de nouveau, à travers ses propres déclarations, en rapport avec le christianisme (au sens radical), dans une décision libre d’acceptation ou de refus. Cela est d’autant plus manifeste lorsque le contenu d’une œuvre envisage une vision globale de l’homme, c’est-à-dire vise «le tout de l’être-là humain à partir de son fondement unifiant»46. Le principe théologique sous-jacent est toujours que l’homme, dans son être-là et son unité singulière et totale, est chrétien (en raison de l’existential chrétien) et qu’il n’est pas possible d’esquiver le Christ comme s’il n’avait pas réellement été. Karl Rahner insiste fortement sur le fait qu’il ne faut pas juger trop rapidement et superficiellement des déclarations qui pourraient paraître contredire implicitement ou explicitement le christianisme; il invite à un discernement. Celles-ci peuvent bien au contraire ouvrir le chrétien à des réflexions nouvelles qu’il n’a pas encore su aborder ou éclaircir; elles peuvent provenir de «questions authentiques [echten Fragen]» que les chrétiens n’ont pas encore prises en charge, ou bien

42. «Der Autor als solcher steht unter dem Gnadenanruf Christi und hat so ein Christ zu sein. Die Autorschaft ist ein christlich relevantes Tun des Menschen», SW, t. 16, p. 181. 43. Voir notre étude de l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, supra, pp. 122-126. 44. «Durch diese sittliche Relevanz der Aussage tritt aber der Autor auch als solcher schon in den Bereich des Christlichen», SW, t. 16, p. 184. 45. Voir notre étude de l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, supra, p. 127. 46. «Das Ganze des menschlichen Daseins von seinem einheitstiftenden Grunde», SW, t. 16, p. 184.

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d’un «authentique amour [echten Liebe]» de la réalité que les chrétiens n’éprouvent pas assez. Elles peuvent être celles d’un homme qui pense ne pas croire mais qui peut pourtant s’en remettre intimement et ultimement au «Mystère de l’être-là proprement dit qui est le Christ»47. De plus, il souligne que, en raison de l’ambiguïté fondamentale de toute objectivation de la liberté, personne ne peut avoir une clarté parfaite et absolue sur soi-même. Ces réflexions sont développées dans ce qui constitue la deuxième thèse de cet article. Il s’agit d’une sorte de typologie des manières dont des auteurs peuvent être chrétiens au sens énoncé dans la thèse principale. Karl Rahner en présente cinq: un auteur peut être chrétien quand il est et reste «l’honnêtement régional», quand il est «l’homme affecté et accablé de questions qui dit comme question ouverte ce qu’il éprouve», quand il est «le pleinement chrétien-anonyme», quand il est «le noncatholique ne se comprenant pas catholique», et enfin, quand il est «l’auteur explicitement catholique»48. Les trois premiers types d’auteurs sont des auteurs chrétiens anonymes; les deux autres sont explicitement chrétiens, l’un non catholique, l’autre catholique. Nous ne reprenons pas les argumentations, précises et pertinentes, développées pour chaque catégorie d’auteur; nous renvoyons aux analyses que nous en avons faites49. Il nous suffit, dans le cadre de cette reprise, de souligner qu’il s’agit de différentes mises en application de la thèse principale, c’est-àdire de l’explicitation du rapport entre, d’une part, une déclaration d’ordre existentiel qui implique une certaine vision de l’homme et qui engage l’auteur dans sa liberté et sa responsabilité, et d’autre part, l’appel de l’offre de la grâce du Christ qui constitue de l’intérieur l’être-là de tout homme (qui est alors un être-appelé par le Christ, ou un être-là chrétien), autrement dit l’existential chrétien comme «prédécision existentielle». Rappelons que toutes ces réflexions sont celles d’une contribution datée de 1960 et qui se situe dans un contexte particulier, et dont l’enjeu était de justifier le fait que les librairies chrétiennes puissent accueillir des ouvrages d’auteurs non explicitement chrétien. La notion de «chrétien anonyme» a trouvé là une pertinence qui a été tout à fait reconnue lors de ce congrès organisé par le Comité central des catholiques allemands à l’abbaye d’Ettal. Les enjeux ne sont évidemment plus les mêmes 47. «Das Geheimnis des eigenen Daseins, das Christus ist», ibid., p. 185. 48. Respectivement: «Der redlich Regionale», «Der betroffen überfragte Mensche», «Der anonyme Vollchrist», «Der sich miβverstehende katholische Nichtkatholik», «Der explizit katholische Autor». 49. Voir notre étude de l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, supra, pp. 134-141.

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aujourd’hui. D’autre part, cette notion a fait débat et pourrait paraître avoir perdu de sa pertinence dans le contexte actuel. Il faudrait cependant distinguer trois choses: le fond et l’enjeu théologiques proprement dits qui la constituent (l’universalité de l’offre de la grâce du Christ selon le dessein éternel d’amour du Père), la rationalité théologique qui la porte (celle de l’existential en tant que tel et comme prédécision existentielle) et sa dénomination (les termes «chrétien» et «anonyme»). En effet, dans sa conférence pour son quatre-vingtième anniversaire, en 1984, Karl Rahner évoque ce qui lui a paru et paraît encore le plus important dans ses expériences de théologien catholique. Il revient précisément sur la notion de christianisme anonyme et souligne l’urgence pour le théologien de réfléchir vraiment à ce qu’elle signifie, tout en indiquant que «l’expression controversée» ne lui importe pas «en elle-même». Cette urgence, il la situe avant tout dans l’ordre de l’amour: Il peut y avoir aussi un acte d’amour sublime, exigé au fond de tout chrétien, à n’espérer pour soi qu’en espérant pour tous, et donc à se demander comment la grâce de Dieu, qui est en son fond Dieu lui-même en tant qu’il se communique, est vraiment répandue sur toute chair, et pas seulement sur quelques hommes marqués du sceau des sacrements50.

III. L’ART

EXPLICITEMENT CHRÉTIEN

Le troisième champ de réflexion dans lequel se pose la problématique du rapport entre l’art et le christianisme est évidemment celui de l’art explicitement chrétien. Mais cette évidence n’est pas moins sujette à des questionnements. En effet, lorsque, dans l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, Karl Rahner aborde l’«auteur explicitement chrétien»51, il en souligne d’emblée, au-delà des apparences, la complexité. L’auteur chrétien ainsi considéré est celui qui agit à titre privé, comme laïc, et est différencié de ceux qui ont reçu une mission officielle et ecclésiale d’enseignement ou de prédication52 (même si, remarque-t-il, ces deux situations peuvent s’entrecroiser dans certains cas). Deux points se dégagent de cette brève présentation. Tout d’abord, l’auteur explicitement chrétien est un «confesseur [Bekenner]», dans la mesure même 50. Voir Expériences d’un théologien catholique, trad. R. MENGUS, Paris, Cariscript, 1985, p. 25. 51. Voir notre étude de l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, supra, pp. 140-141. 52. Karl Rahner fait remarquer que ces deux situations peuvent s’entrecroiser: il y a aussi l’écrivain qui est officiellement un auteur catholique ou qui fait expressément œuvre de théologie et d’édification. Tout cela, ajoute-t-il, serait à reprendre fondamentalement.

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ESQUISSE D’UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE

où il exprime «à partir de lui, la réalité chrétienne qu’il éprouve et qu’il tient, le message reçu et accompli»53. Notons le changement de perspective qu’opère cette affirmation par rapport à la problématique de l’article Prêtre et poète, dans lequel la corrélation des deux états de vie prédominait: le prêtre est celui qui annonce la parole de Dieu, le poète est celui qui parle de lui-même. Ici, l’auteur-confesseur est celui qui parle, à partir de lui-même et de lui-même, du christianisme réalisé en lui. Ensuite, Karl Rahner montre que l’«objet [Gegenstand]» des déclarations ou de l’œuvre de l’auteur explicitement chrétien relève expressément et sans confusion possible de la parole de la foi (même si ce peut être dans une retenue et une discrétion) et qu’en cela ses déclarations ont une particularité unique et sont différentes des autres. Ajoutons un autre aspect mentionné par Karl Rahner: celui du «courage [Mut]», aptitude et valeur auxquelles il fait plusieurs fois appel dans le texte La prière pour les créateurs, de 1954, et qui traverse de part en part l’article De la grandeur et de la misère de l’écrivain chrétien, de 1971, en raison de la situation difficile dans laquelle se trouve l’artiste de manière générale et plus particulièrement l’écrivain chrétien. Les deux premiers points, à savoir l’expression d’un christianisme accompli et l’objet qui appartient expressément à la parole de foi, sont les deux pôles déterminants et constitutifs de la problématique générale de l’art chrétien. Ces deux pôles se déclinent et s’articulent différemment selon les arts. Dans la mesure où ses écrits sur l’art sont des écrits de circonstance, il est indéniable que Karl Rahner n’a pas fait une étude systématique de la question de l’art chrétien. Ses réflexions et ses analyses se situent principalement dans le domaine de la littérature, puis dans le domaine pictural et musical. La bénédiction d’une église moderne a été l’occasion d’une courte réflexion sur l’architecture. La danse religieuse est seulement mentionnée. L’étude des écrits rahnériens sur l’art montre des permanences, mais aussi des inflexions dans sa pensée. Pour plus de clarté, nous aborderons la question de l’art chrétien successivement dans la littérature, la peinture, la musique et l’architecture. 1. La littérature chrétienne C’est dans l’article La grandeur et la misère de l’écrivain chrétien, de 1971, que nous trouvons une réflexion approfondie sur la question de la littérature chrétienne. Karl Rahner y prend la défense de l’œuvre de 53. «Von ihm erfahrene und bestandene christliche Wirklichkeit, die angekommene und verwirklichte Botschaft», La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, p. 191.

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l’écrivaine chrétienne Luise Rinser. Il ne s’agit pas ici de revenir au développement et à la structure de cette réflexion complexe qui est à la fois polémique, rhétorique et fondamentale, mais d’en retirer les éléments constitutifs pour notre sujet. Il revient bien à l’écrivain chrétien de pouvoir et de devoir parler de ce qui est proprement le «chrétien», de ce qui est l’«indicible chrétien». Karl Rahner en mentionne différentes thématiques: l’ordre, l’amour, l’espérance, la grâce qui triomphe du péché, la prière, la confiance, l’acceptation de la vie, la mort, l’appel de Dieu qui ne laisse pas tranquille, la joie, l’obéissance, Jésus-Christ, Dieu, etc., c’est-à-dire tout ce qui constitue finalement pour l’auteur chrétien «la réalité vraie et le fond abyssal de son être-là»54. Dans l’article La parole poétique et le chrétien, de 1960, il évoque une littérature qui exprime le «sérieux suprême, caché en Dieu», ce sérieux «simple, racheté, aimable et joyeux» qui se trouve «dans la gravité sereine de l’enfant de Dieu», «la bienheureuse liberté du ciel» qui est «vraiment l’unique sérieux, bien plus que l’enfer»55. Concernant Luise Rinser, c’est l’espérance qui qualifie premièrement son œuvre et qui suscite le rejet de ses détracteurs. Cette espérance est ce qui constitue proprement, selon Karl Rahner, la grandeur et la misère de l’écrivain chrétien. Cependant, l’espérance dont il s’agit n’est pas une espérance naïve et facile, elle est plutôt «une secrète revendication d’espérance, qui mesure aussi le désespoir et le désarroi»56, une espérance qui connaît la désespérance mais qui n’y demeure pas, qui est une secrète lumière et une promesse incompréhensible. Ainsi, l’écrivain chrétien est celui qui exprime l’homme qui est tout à la fois «l’être des ténèbres indicibles et de la lumière indicible»57, il exprime l’un et l’autre indicible. Cette espérance s’enracine dans l’abîme même de Dieu et dans l’abîme même de la mort qui sont réunis en Jésus-Christ, elle fonde l’exigence et l’enjeu de la littérature explicitement chrétienne: Depuis que l’abîme de Dieu et l’abîme de notre mort sont devenus un dans le Crucifié et sont devenus l’abîme de notre espérance, les chrétiens doivent parler de ce sur quoi on ne peut pas parler58. 54. «Das wahrhaft Wirkliche und der abgründige Grund seines Daseins», La grandeur et la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23, p. 167. 55. Voir La parole poétique et le chrétien, p. 198; SW, t. 12, p. 450. 56. «Mit einem geheimen Anspruch der Hoffnung, die auch die Verzweiflung und die Ratlosigkeit miβt», La grandeur et la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23, p. 161. 57. «Das Wesen der unsäglichen Finsternis und des unsäglichen Lichtes», ibid., p. 169. 58. «Seitdem aber der Abgrund Gottes und der Abgrund unseres Todes in dem Gekreuzigten einer und der Abgrund unserer Hoffnung geworden ist, müssen die Christen von dem reden, worüber man nicht reden kann», ibid., p. 167.

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S’il appartient à l’écrivain chrétien d’exprimer l’explicite et l’indicible chrétien, il ne le fait pas à partir de principes abstraits qu’il appliquerait, habillerait ou manierait comme des poupées, il ne professe pas et n’expose pas des schèmes allégoriques d’un christianisme orthodoxe ou un système entier59: il part du concret, façonne [bildet] ses personnages et rend présent le mystère en tant que mystère60. Karl Rahner distingue ainsi très nettement l’authentique écrivain chrétien de l’écrivain qui a une intention pédagogique pieuse, qui apporte des solutions théoriques et qui cherche une clarté édifiante simple. Il note, toutefois, que c’est souvent ce dernier type d’écrivain que promeuvent les pédagogues bien intentionnés pour leurs protégés. Il récuse le «pseudo-christianisme [Pseudochristentum]» d’une littérature dont les personnages viennent à bout de tout, qui occulte le terrible de la mort, qui sont des chrétiens «théologiquement “exemplaires” [theologisch “exemplarisch”]». Une authentique littérature chrétienne est une littérature qui présente «l’unicité que cache en soi l’insoluble de la vie inconcevable»61, insoluble toujours remis à l’abîme du mystère appelé Dieu et non pas «résolu»62; une littérature qui tient compte du fait que «l’homme véritable est la plupart du temps un chrétien en fragment, en commencement, dans une conduite (peut-être très confusément consciente) secrète»63, que «le chrétien est un homo viator, non achevé, en contradiction avec lui-même, saisissant tout au plus dans quelque petit commencement ce que le christianisme signifie»64; une littérature qui laisse transparaître un christianisme «qui sait le Crucifié et croit en lui dans l’espérance en tant que le Ressuscité»65. Une authentique littérature chrétienne présente un christianisme compris dans son essence propre, c’est-à-dire comme processus existentiel. Ces dimensions de l’existence chrétienne correspondent au critère théologique explicité par Karl Rahner dans sa recherche

59. Voir La parole poétique et le chrétien, p. 196; SW, t. 12, p. 449; La grandeur et la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23, pp. 163, 167. 60. Pour plus de développement, voir notre étude ci-dessus, chap. 2: Approches de la création artistique, supra, pp. 369-371. 61. «Das Unlösbare des unerfindlichen Lebens in sich birgt», La grandeur et la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23, p. 163. 62. «Gelöst», ibid., p. 164. 63. «Der wahre Mensch ist eben meist nur ein Christ in Fragment, im Ansatz, in einer (vielleicht sehr undeutlich bewuβten) geheimen Führung», ibid. 64. «Der Christ ein homo viator ist, unfertig, mit sich selbst im Widerspruch, das, was das Christentum meint, höchstens in irgendeinem kleinen Ansatz ergreifend», ibid. 65. «Das den Gekreuzigten weiβ und ihn als den Auferstanden in Hoffnung glaubt», ibid.

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de discernement pour défendre l’œuvre rinsérienne66. En ce sens, l’auteur chrétien rejoint l’auteur «pleinement chrétien-anonyme» qui exprime un christianisme existentiellement accompli sans avoir une conscience explicite du contenu chrétien de son œuvre et sans en employer les mots traditionnels67. Par ailleurs, dans cette expression de l’unicité et de l’inachevé de toute existence, l’auteur chrétien est amené à rendre compte d’un «initial humain» de ses personnages ainsi que d’un «initial sauvé» par la grâce. Karl Rahner souligne la difficulté et la «misère» de l’écrivain chrétien du fait que, outre une ambiguïté inévitable de toute objectivation de l’expérience religieuse originaire, il ne puisse pas présenter «des personnages convaincants de l’accomplissement de l’être-là chrétien»68, c’est-à-dire des personnages qui pourraient être absolument recevables ou probants pour tous. Au terme de cette brève présentation, nous pourrions dire que la littérature explicitement chrétienne met fondamentalement en jeu la tension entre l’expérientiel, l’accomplissement de l’être-là, et le réflexif qui tend vers le concept, l’abstraction et la théorie. Il appartient à l’écrivain chrétien de se tenir avant tout du côté du pôle expérientiel et existentiel, du côté de l’accomplissement de l’être-là. Dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, de 1982, Karl Rahner rappellera que la fonction [Funktion] de la littérature religieuse est précisément de «rapprocher l’homme de son expérience religieuse originaire»69. 2. La peinture chrétienne Karl Rahner aborde la question de la peinture explicitement chrétienne au cours du séminaire Y a-t-il un art chrétien?, de 1958, et dans l’article La théologie de la signification religieuse de l’image, de 198370. Dans ces deux contributions, il insère un bref rappel historique sur le statut de l’image dans le christianisme. Il souligne que les images religieuses ont une véritable importance et que cela distingue le christianisme des autres grands monothéismes pour lesquels l’interdit de l’image prévaut, non sans rappeler toutefois qu’au sein même du christianisme cet interdit 66. Voir notre étude ci-dessus, chap. 1: La compétence du théologien dans le domaine artistique, supra, pp. 353-354. 67. Voir La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, pp. 189-190. 68. «Überzeugende Gestalten christlichen Daseinsvollzugs», La grandeur et la misère de l’écrivain chrétien, SW, t. 23, p. 169. 69. «Den Menschen an seine ursprüngliche religiöse Erfahrung heranzuführen», voir L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, SW, t. 29, p. 139. 70. Pour plus de développement sur les points abordés dans notre présentation de la question de l’art explicitement chrétien, voir notre étude de ces deux textes.

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a nourri une vive contestation de l’image religieuse. Il évoque ainsi la querelle des images en Orient, la controverse carolingienne, les grands débats du XVIe siècle et les différentes positions de Luther et de Calvin. Il montre que les approches de l’image religieuse en Orient et en Occident ne reposent pas sur les mêmes principes et ont suscité des théories multiples: pour les uns, prédomine un sentiment mystique et incarnatoire, pour les autres, la dimension rationnelle et didactique71. Cependant, Karl Rahner ne s’arrête que très peu à cette approche historique, son questionnement est plus fondamental; s’il y revient, c’est pour apporter un élément de discernement sur l’un ou l’autre positionnement en fonction de ses propres réflexions. Karl Rahner reconnaît une peinture «explicitement chrétienne». Celle-ci participe pleinement et de manière effective à la confession croyante de la communauté ecclésiale, de sa reconnaissance et de son témoignage d’une histoire du salut au sein de l’histoire profane, et elle se caractérise par une thématique et un objet expressément chrétiens. Elle se distingue donc nettement de la peinture métaphysique ou «chrétienne anonyme», telle que nous l’avons abordée ci-dessus. Une telle peinture explicitement chrétienne est légitimée et justifiée par le fait que la communauté chrétienne et paroissiale n’est pas seulement la communauté de ceux qui sont dans la grâce, mais qu’elle est la communauté de ceux qui confessent explicitement le Christ et se rassemblent en son nom. Cette peinture est qualifiée de peinture «cultuelle». Parmi ces images cultuelles, certaines se différencient des autres par un caractère référentiel reconnu d’un grand nombre et d’une manière durable, elles peuvent aussi recevoir une reconnaissance officielle. En ce sens, ces images acquièrent un nouveau statut: elles ne sont plus seulement des images avec un contenu objectif relatif à l’histoire du salut, mais elles sont vénérées. C’est proprement la fonction religieuse collective d’une image religieuse ainsi que son extension dans l’espace et le temps qui rendent fondamentalement compte du caractère vénérable d’une image religieuse: «à cause de cette fonction, une telle image peut être tenue en haute estime, peut être dégagée du nombre restant d’images religieuses et en ce sens même être “vénérée”»72. Karl Rahner rappelle, cependant, qu’il va de soi que la vénération se porte vers la réalité représentée par l’image.

71. Voir La théologie de la signification de l’image religieuse, SW, t. 30, pp. 476-477; Y a-t-il un art chrétien?, ibid., p. 59. 72. «Wegen dieser Funktion kann ein solches Bild hochgeschätzt und aus der übrigen Zahl religiöser Bilder hervorgehoben und in diesem Sinne selber “verehrt” werden», SW, t. 30, p. 482.

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La problématique fondamentale de l’image explicitement chrétienne est celle de la limite de l’image en tant que telle dans sa capacité à signifier et à communiquer par elle-même le contenu explicitement ou spécifiquement chrétien. En effet, tant dans le séminaire Y a-t-il un art chrétien?, de 1958, que dans le texte La théologie de la signification religieuse de l’image, de 1983, Karl Rahner affirme que ce n’est que par l’ajout de paroles ou de signes conventionnels qu’un motif pictural peut véritablement délivrer sa signification chrétienne. La contribution de 1958 insiste sur l’impossibilité de figurer le spécifiquement chrétien. Fondamentalement, il ne peut y avoir une représentation sans équivoque du surnaturel, de la grâce, de l’union hypostatique, etc.; il n’y a pas d’acte de vision qui puisse par lui seul renvoyer de manière totalement évidente aux réalités de la foi; ces réalités demeurent voilées dans et par la réalité humaine qui seule se donne à voir de manière immédiate. Il en est ainsi du saint comme de Jésus-Christ lui-même. En cela, Karl Rahner récuse toute prétention à vouloir rendre artistiquement (de même dans la vie) évidents le mystère chrétien et l’expérience chrétienne. La peinture par sa propre picturalité ne peut montrer que l’immédiatement visible, l’homme, le terrestre; ce ne sont que des indications surajoutées qui peuvent ouvrir à la signification spécifiquement chrétienne. L’annonce chrétienne en tant que telle ne peut pas se détacher de la parole. Ces premières affirmations et ces principes ne récusent ni ne dévaluent pour autant l’apport et la fonction propre de l’image en tant qu’elle est vue, dans son être-vue. En effet, l’enjeu de la contribution de 1983 est de montrer qu’il y a une véritable expérience religieuse au sein même de l’acte de vision de l’image, une expérience tout à fait originale, irremplaçable et irréductible à celle de l’écoute de la parole. Cet acquis sur l’image et l’acte de vision en tant que phénomène religieux propre permet à Karl Rahner de penser une réelle complémentarité entre l’image et la parole. L’exemple qu’il prend de la représentation du Crucifié est particulièrement significatif de cette complémentarité, de cette tension et de cette unité entre ce qui est vu et son explicitation verbale: Que ce Jésus Christ crucifié signifie le sauveur historique, cela ne se laisse pas connaître par la contemplation pure en tant que telle, bien que la signification religieuse de cette image du Crucifié ne s’épuise pas dans l’explication verbale en tant que telle qui s’y surajoute.(…) Dans cette mesure, parole et image ont bien des fonctions complémentaires et constituent une unité dans l’acte religieux73. 73. «Daβ dieser gekreuzigte Jesus Christus den geschichtlichen Heilbringer bedeutet, läβt sich aus der reinen Anschauung als solcher nicht erkennen, obwohl die religiöse Bedeutung dieses Bildes des Gekreuzigten sich nicht in der hinzukommenden, worthaft

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Il y a dans l’être-vu quelque chose qui dépasse la parole et qui ne peut être remplacé par celle-ci. Karl Rahner rappelle que les évènements du salut n’ont pas seulement été entendus mais aussi perçus de multiples manières, et en cela il est nécessaire que le chrétien soit sollicité dans la pluralité de ses perceptions sensibles, bien que ce soit à des degrés divers. L’explicitation d’un authentique phénomène religieux par et dans l’acte de vision d’une image, irréductible à l’écoute de la parole, permet de justifier le bien-fondé des images religieuses. L’image religieuse ne peut donc pas être réduite à un simple complément didactique, à une simple illustration d’un savoir déjà transmis par la parole comme l’a souvent pensée la tradition occidentale. Karl Rahner conteste l’interprétation habituellement donnée à la notion de biblia pauperum. Par ailleurs, il émet une réserve concernant l’interprétation orientale de l’image-icône qui accorde à celle-ci un certain rapport entre l’image et la personne représentée, une sorte d’incarnation, interprétation relevant d’un concept platonicien de participation. Par son approche fondamentale, Karl Rahner reprend de manière critique les traditions occidentale et orientale de l’image. Le débat soulevé par les peintres chrétiens modernes a en quelque sorte contraint Karl Rahner à approfondir sa réflexion sur l’art chrétien. Ceux-ci contestaient précisément les ajouts signifiants qui constituent la peinture explicitement chrétienne, ils refusaient souvent les thématiques traditionnelles tout en revendiquant une qualité plus authentiquement chrétienne de leur peinture. Au terme de son argumentation et de ses analyses, Karl Rahner est amené à établir une nette distinction entre l’«image cultuelle [Kultbild]» et l’«image chrétienne [christlichem Bild]». L’«image cultuelle» est chrétienne par les thématiques et les inscriptions ajoutées, tandis que l’«image chrétienne» est chrétienne en raison du phénomène de transcendance dont elle est porteuse et qu’elle suscite, phénomène de transcendance qui a été compris et est considéré, dans l’ordre concret de l’existence, comme un accomplissement chrétien. Dans toute cette réflexion, Karl Rahner s’appuie sur des exemples précis. La question fondamentale qui se pose – et qui constituait une objection de départ – concerne l’équivocité ou l’ambiguïté que peut comporter un phénomène concret s’il n’est pas accompagné et explicité par la parole ou par un signe qui en interprète et en détermine le sens. À cela, il fait remarquer que les phénomènes concrets ne sont pas non plus dans une geschehenden Deutung als solcher erschöpft. (…) Insofern haben dann Wort und Bild komplementäre Funktionen und treten in Einheit zur Konstitution in den religiösen Akt ein», ibid., pp. 481-482.

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équivocité totale, mais qu’ils portent en eux une certaine orientation ou force de message qui ouvre à une interprétation possible, bien que non absolue. Sans revenir plus en détail sur ces analyses74, nous pouvons noter que ces réflexions ont une incidence sur la question de la peinture explicitement chrétienne ou cultuelle. Elles permettent en effet de manifester qu’un art explicitement chrétien par sa thématique et ses inscriptions peut ne pas être chrétien en son fond dans la mesure où il n’ouvre pas à un évènement de transcendantalité, alors qu’un art non thématiquement chrétien peut être chrétien en son fond en raison de cette ouverture. Cela permet à Karl Rahner de souligner qu’il est vivement souhaitable qu’une peinture cultuelle soit aussi une authentique peinture chrétienne en son fond. De même, comme nous l’avons déjà indiqué, Karl Rahner regrette que la peinture cultuelle soit souvent «humainement vide [menschlich leer]», et souligne que le manque d’authenticité humaine diminue la force de la signification religieuse; il reconnaît cependant que la perception de ce qui paraît avoir une authenticité ou une densité humaine diffère selon les époques. À ces analyses sur la peinture chrétienne, il faut encore ajouter la considération nouvelle apportée dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, de 1982. En effet, réfléchissant sur les rapports des arts et de la théologie, Karl Rahner affirme qu’une peinture (il donne l’exemple de Rembrandt, tout comme il l’avait fait pour justifier un phénomène de transcendantalité dans l’art lors du séminaire Y-at-il un art chrétien?) peut être tellement inspirée et portée par la grâce qu’elle peut être l’expression de l’autocommunication divine, et, en cela, elle est un «moment interne» de la théologie comprise dans son sens global (nous y reviendrons). 3. La musique chrétienne Karl Rahner accorde à la musique une attention particulière et une place singulière. Dans L’essai Prêtre et poète, de 1955, après avoir explicité la nature de la parole poétique et des mots originels, il affirme que ceux-ci sont «beaux», et donne une définition de la beauté – ce qui est rare dans ses écrits sur l’art –: «car la véritable beauté est la pure apparition de la réalité, qui se produit avant tout dans la parole». Il poursuit immédiatement avec une mention spéciale et une admiration manifeste pour la musique, tout à la fois pour nuancer et confirmer son propos:

74. Voir notre étude de l’article Y a-t-il un art chrétien?, supra, pp. 304-305.

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Avant tout dans la parole: nous ne voulons rien dire ici contre la musique. Elle est trop mystérieuse [geheimnisvoll]. Toujours est-il que ses amoureux peuvent réfléchir, s’ils sont en même temps théologiens, que Dieu s’est révélé dans la parole, non dans la musique des purs sons. Mais au ciel, répliqueront-ils, règne le chant de louange, et pas simplement l’énoncé parlé de la gloire de Dieu…75

Il la distingue des autres arts qui ne peuvent présenter que le compris, le circonscrit, le limité et le fermé. L’expérience musicale est convoquée à plusieurs reprises comme référence et point d’appui au cours des analyses rahnériennes, notamment dans les moments les plus délicats et les plus décisifs, pour élargir la problématique et développer un nouveau point de vue. En ce sens, l’expérience musicale joue le rôle d’argument d’autorité dans la démonstration. En effet, dans le séminaire Y a-t-il un art chrétien?, c’est la musique qui est convoquée dans le sed contra (moment déterminant de la démonstration de type scolastique). À l’encontre de la position exposée dans les objections, il est affirmé qu’«il y a bien une expérience de transcendance dans la musique»76. Cette affirmation ouvre le développement des réflexions sur la transcendantalité dans l’art. Karl Rahner rappelle que la grande musique (Mozart, Beethoven, Bach, etc.) est souvent vécue comme une «porte», une «brèche», ou encore un «abîme»77 qui ouvre à une expérience de transcendance. Il se réfère plusieurs fois à la musique tout au long de son argumentation. Dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, de 1982, l’expérience musicale (de même que la peinture) est de nouveau sollicitée de manière décisive pour montrer que l’art n’est pas seulement en relation d’affinité avec la théologie au sens où l’un et l’autre considèrent l’homme, mais qu’il est aussi une partie intégrante, un «moment interne» de la théologie comprise dans sa globalité. La musique n’y est plus considérée en tant qu’évènement de la transcendantalité, mais comme auto-expression de l’homme portée par l’auto-communication divine. Notons que parmi les nombreux exemples évoqués lors du séminaire Y a-t-il un art chrétien?, de 1958, Karl Rahner différencie la grande musique, qui est une musique spirituelle ouvrant à une véritable contemplation, et la musique à succès et le tube qui impulse un rythme vital et agit physiologiquement. Cependant, dans le texte Un petit chant, de 1959, il valorise le chant simple de son confrère Aimé Duval, un chant 75. Prêtre et poète, p. 276; SW, t. 12, p. 427. 76. «Es gibt in der Musik doch Transzendenzerfahrung», Y a-t-il un art chrétien?, p. 58. 77. Respectivement: «Tor», «Loch», «Abgrund».

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authentiquement religieux qui accompagne la piété quotidienne des croyants. Il regrette qu’il n’y ait pas plus de chants de la sorte, et dénonce par contre la place tenue dans les églises et les offices religieux par une grande musique prétendument solennelle et officielle. Seul le texte Parole et musique dans l’espace de l’église, de 1961, présente une analyse précise sur la musique cultuelle chrétienne. Ces réflexions restent dans le cadre d’une pensée de la relation de corrélation avec la parole de Dieu. Cette forme de pensée maintient l’art et la parole de Dieu comme deux domaines nettement différenciés: le premier ne pouvant exprimer que l’homme et le monde, et le second ouvrant seul à la révélation de Dieu. La relation de corrélation impliquant cependant une véritable unité dans la différenciation, elle invite à expliciter une tension positive entre les deux domaines. C’est toute la valeur et la pertinence de cette réflexion développée à l’occasion de la production de la Messe de Stravinsky au cours de la célébration eucharistique du 18 mai 1961, à Innsbruck, dans l’église des jésuites. Les deux principes fondamentaux de l’argumentation sont donc: d’une part, la révélation que Dieu fait de lui-même dans le champ de l’expérience de l’homme ne peut se faire que dans et par la parole, seule cette parole révélée permet une confession explicite de Dieu; d’autre part, la musique en elle-même (la musique pure) ne peut être que fragment du monde, elle «est capable de faire jaillir comme par magie les hauteurs les plus hautes et les profondeurs les plus profondes de l’homme et de les faire s’éclater, mais elle ne peut pas comme telle exprimer le mystère de la grâce, la vie cachée du Dieu de la Trinité»78. Bien que la musique soit considérée par certains comme l’expression créatrice la plus merveilleuse (cela est de nouveau indiqué), elle n’en demeure pas moins une expression de l’homme et de lui seulement. L’intérêt majeur de cet article réside dans la manière dont Karl Rahner explicite une unité ou une alliance tout à fait singulière entre la musique et la parole de Dieu à tel point qu’il peut affirmer qu’il y a vraiment une authentique «musique chrétiennement spirituelle [christlich geistliche Musik]». Cette formulation – très précise dans ses termes – repose fondamentalement sur une intime interaction ou conjugaison entre, d’une part, la parole de Dieu qui sollicite de l’homme tout ce qu’il est et l’appelle à se rassembler lui-même en son humanité pour se rendre disponible et s’offrir au Dieu de la grâce, et d’autre part, la musique qui

78. «(Reine Musik) kann die höchsten Höhen und die untersten Tiefen des Menschen beschwören und aufbrechen, aber sie kann als solche nicht das Mysterium der Gnade, das verborgene Leben Gottes des Dreifaltigen aussagen». Parole et musique dans l’espace de l’église, SW, t. 16, p. 227.

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elle-même sollicite de l’homme tout ce qu’il est et lui demande de se rassembler en lui-même dans l’écoute musicale. L’homme musical qui est l’homme se rassemblant par la musique est intimement convoqué par la parole de Dieu qu’il chante et qui l’appelle en tout ce qu’il est. Il en résulte cette double considération, l’une négative et l’autre positive, qui réaffirme la relation de corrélation et qui qualifie la musique proprement chrétienne: Cela signifie négativement: une musique chrétienne ne peut pas être une musique pure, aussi sainte et importante que la musique pure puisse être pour la préparation préalable de l’homme comme tel au christianisme. Et positivement: la parole chrétienne, à laquelle l’évènement de l’autocommunication divine est présent, atteint son propre sommet dans la parole chantée, dans la parole qui résonne dans la musique, parce qu’en elle l’homme qui écoute et qui confesse en priant est là avec toute la réalité de son être-là. Avec cela, est atteint quelque chose de décisif pour la compréhension de la musique proprement chrétienne79.

Karl Rahner apporte une nouvelle précision qui vient qualifier et déterminer de l’intérieur la musicalité propre de la musique cultuelle chrétienne ou musique chrétiennement spirituelle. En effet, si la musique est l’expression de l’homme et de l’homme seulement, la musique dans la musique chrétienne devient précisément l’expression de l’homme appelé et rassemblé en lui-même, libéré et transformé par la parole de Dieu, autrement dit de cet humain de la foi et de la prière. De plus, elle est l’expression de la dimension communautaire à laquelle participe l’homme croyant et confessant. Rappelons, comme nous l’avons fait pour la peinture, que dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, de 1982, qui ne s’inscrit plus dans le cadre de la corrélation, Karl Rahner affirme expressément, en prenant l’exemple d’un oratorio de Bach, que l’homme peut être «mis en relation avec la révélation divine sur l’homme, non pas seulement par les mots qui y sont utilisés, mais aussi, d’une manière propre, par la musique en tant que telle»80. 79. «Das aber bedeutet negativ: christliche Musik als solche kann keine reine Musik sein, so heilig und bedeutsam auch die reine Musik für die adventistische Bereitung des Menschen als solchen für das Christentum sein kann. Und positiv: das christliche Wort, dem das Ereignis der göttlichen Selbstmitteilung präsent wird, erreicht seinen eigenen Höhepunkt im gesungenen Wort, im Wort, das in der Musik ertönt, weil darin der hörende und der bekennend betende Mensch mit der ganzen Wirklichkeit seines Daseins da ist. Damit ist aber ein Entscheidendes für das Verständnis eigentlich christlicher Musik erreicht», ibid., p. 228. 80. «Daβ er nicht nur durch die darin verwendeten Worte, sondern auch durch die Musik als solche in einer eigentümlichen Weise in Beziehung gesetzt wird zur göttlichen

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Les questionnements et les réflexions de Karl Rahner trouveraient certainement un prolongement et un approfondissement dans des recherches contemporaines81. 4. L’architecture religieuse et chrétienne Le texte Construire une église. À propos des églises modernes, de 1971, présente une réflexion théologique sur la création architecturale d’une église. Au-delà des tensions que cette allocution laisse transparaître et auxquelles il répond en filigrane, Karl Rahner développe une «conception chrétienne de l’édifice religieux»82. Nous en retiendrons les éléments principaux83. Le point de référence théologique et la mesure de cette réflexion est sans conteste la communauté chrétienne vivante. L’édifice ne trouve sa raison d’être, sa signification et sa finalité que relativement à la vie de la communauté chrétienne. Une architecture chrétienne doit donc tenir compte de tous les éléments constitutifs de la vie de la communauté chrétienne, avant tout de sa vie liturgique et sacramentelle, mais aussi de ses autres dimensions. Le théologien et les théoriciens de l’esthétique chrétienne et ecclésiale en explicitent certains principes et éléments théoriques ou pratiques. Il appartient à l’architecte de tenir compte de ces principes. Cependant, dans la mesure même où une architecture est une œuvre concrète, où elle s’inscrit dans une époque donnée et y répond, où elle exprime une sensibilité contemporaine, l’architecte doit bénéficier d’une véritable liberté créatrice et d’une responsabilité propre. Il appartient au théologien de s’en faire le défenseur. Karl Rahner n’hésite pas à affirmer qu’une nouvelle église qui ne serait qu’une répétition de modèles traditionnels serait une œuvre morte, un tas de pierres, mais pas une église84. Trois éléments sont donc mis en tension dans ce premier développement concernant l’édifice religieux chrétien: la vie de la communauté chrétienne,

Offenbarung über den Menschen», L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, SW, t. 29, p. 139. 81. Par exemple: P. CHARRU – C. THEOBALD, La pensée musicale de Jean-Sébastien Bach. Les chorals du Catéchisme luthérien dans la Clavier-Übung III, Paris, Cerf, 1993; L’esprit créateur dans la pensée musicale de Jean-Sébastien Bach. Les chorals de l’Autographe de Leipzig, Sprimont, Mardaga, 2002; Johann Sebastian Bach, interprète des évangiles de la Passion. Approche stylistique des Passions selon saint Jean et selon saint Matthieu (MusicologieS), Paris, Vrin, 2016. 82. «Eine christlitche Konzeption des Kirchenbaus», Construire une église. À propos des églises modernes, SW, t. 24/2, p. 895. 83. Pour plus de développement, voir notre étude de cet article. 84. Construire une église. À propos des églises modernes, SW, t. 24/2, p. 894.

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l’énonciation par le théologien des principes la concernant, la liberté créatrice de l’architecte liée à la question du caractère concret de l’œuvre d’art et de son historicité. Toutefois, c’est bien la communauté chrétienne qui reste la mesure de l’édifice: c’est elle qui est premièrement concernée et c’est elle qui doit être concertée dans la préparation du projet architectural; plus encore, c’est elle seule, en y vivant et en s’y vivant, qui pourra évaluer si ce nouvel édifice est une «bonne église [gute Kirche]», et même une «belle église [schöne Kirche]». C’est dans la mesure même où une église remplit pleinement sa fonction et sa mission pour la communauté présente que cette église pourra être effectivement dite «belle». Karl Rahner rappelle la définition de la beauté: «la beauté peut aussi n’être rien d’autre que l’éclat du vrai et du bon, et donc la pure manifestation de sa mission»85. Si la communauté chrétienne en tant que telle est bien la finalité et la mesure de l’édifice religieux chrétien, elle en signifie aussi, théologiquement, la limite. En effet, Karl Rahner dénonce une conception qui tendrait à sacraliser plus qu’il ne faut les églises. Il souligne que la vie des chrétiens et de la communauté chrétienne ne se réduit pas à la vie dans l’église, que les évènements les plus décisifs de rencontre avec Dieu se réalisent le plus souvent dans la vie quotidienne et profane de l’homme, et que c’est ce tout de la vie du chrétien qui, bien plutôt, est «sacré». Il condense cette réflexion fondamentale par cette phrase significative: L’«église» où Dieu se fait ainsi événement dans la vie de l’homme, n’est pas le plus souvent, à vrai dire, l’église, mais la tente que Dieu s’est bâtie lui-même à travers son vaste univers et qu’il renouvelle constamment au cours de l’histoire en des milliers de styles inattendus86.

De plus, Karl Rahner précise que l’église comme édifice n’a jamais été à la «racine [Wurzel]» de la vie sacramentelle des chrétiens; elle n’est qu’un espace adapté pour ces actions qui, elles, sont sacrées. La communauté donne à l’église sa sacralité plus qu’elle ne la reçoit d’elle. De même, une église est dite «sainte [heilig]» à cause des actions saintes de la communauté chrétienne: l’espace ne sanctifie pas mais devient saint par ces actions. Karl Rahner affirme à ce propos qu’il n’y aurait pas de contradiction pour que des rassemblements profanes et humainement

85. «Die Schönheit kann nichts sein als der Glanz des Wahren und Guten, also das reine Erscheinen ihrer Aufgabe», ibid., p. 896. 86. «Die “Kirche”, in der so Gott Ereignis im Leben des Menschen wird, ist nun einmal meist nicht die Kirche, sondern das Zelt, das Gott sich durch seine ganze weite Welt selbst erbaut hat und durch die Geschichte ständig neu und in tausend unerwarteten Stilen umbaut», ibid., p. 895.

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dignes soient accueillis dans une église et qu’il est tout à fait possible qu’un architecte puisse prévoir cela. Karl Rahner reconnaît toutefois qu’une certaine conception passée de l’église considérait celle-ci «sainte», non pas seulement en fonction de la mission qu’elle remplit, mais en elle-même: «une sainteté irradiant en quelque sorte d’elle-même»87. Karl Rahner conclut sa contribution en soulignant sous forme de synthèse qu’une église n’est pas seulement ce qu’un architecte aura réalisé, mais qu’elle est aussi et surtout ce qu’une communauté chrétienne en fait88. IV. L’ARTISTE ET LE

SAINT

La problématique du rapport entre l’art et le christianisme s’ouvre encore à une autre considération. Dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, de 1982, et au terme de sa réflexion, Karl Rahner aborde expressément la question du rapport entre l’artiste et le saint89. Rappelons que le titre initial de cet article indiquait d’emblée cette question et en donnait une proposition de réponse négative: tout artiste n’est pas un saint. Pour une théologie de l’art90. Fondamentalement, la question de ce rapport entre l’artiste et le saint ou entre les capacités artistiques et la sainteté repose sur la problématique du rapport entre le développement humain et la sainteté, et sur celle de la liberté de l’homme. Dans un premier temps, Karl Rahner montre qu’il est pensable que «le vrai saint soit identique à l’homme pleinement développé dans toutes les dimensions de son être d’homme»91; en conséquence de quoi, il pourrait être affirmé que «là où la sensibilité de l’homme, la capacité de sa vue et de son écoute sont développées d’une manière complète, ses expériences sont a priori identiques à son attitude religieuse»92. Il y aurait 87. «Von ihr selbst ausstrahlende Heiligkeit», ibid., p. 896. 88. Nous retrouvons d’une certaine manière l’équilibre entre ces deux pôles, celui de l’architecture et celui de la vie de la communauté chrétienne passée et présente, dans le choix éditorial de la collection éditée par J. DORÉ, La grâce d’une cathédrale, publiée à Strasbourg, aux éditions La Nuée Bleue. Voir aussi l’article de présentation de la collection: J. DORÉ, La grâce d’une cathédrale, in Transversalités 121 (2012), no 1, 221-229. 89. Voir notre étude de cet article, supra, pp. 231-233. 90. Nicht jeder Kunstler ist ein Heiliger. Zur Theologie der Kunst. 91. «Der wahre Heilige identisch sei mit dem in allen Dimensionen seines Menschseins vollentwickelten Menschen», L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, SW, t. 29, p. 143. 92. «Wo die Sensibilität des Menschen, die Fähigkeit seines Sehens und Hörens in einer vollkommenen Weise entwickelt sind, seine Erfahrungen von vornherein mit seiner religiösen Haltung identisch sind», ibid.

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donc une relation étroite et interne entre développement des capacités artistiques et sainteté. Ces affirmations trouvent leur fondement ultime dans une perspective eschatologique chrétienne selon laquelle l’accomplissement de l’homme est compris comme accomplissement de tout l’homme, dans son unité et avec toutes les dimensions de sa réalité: «manifestement, dans le ciel, on n’est pas seulement très pieux, mais aussi absolument humain dans le plein développement de toutes les capacités humaines»93. Cependant, dans un deuxième temps, Karl Rahner constate que, dans la réalité concrète, cette correspondance entre le développement des capacités artistiques et la sainteté est démentie: les saints sont très souvent des «personnes manquant de goût dans les choses artistiques»94 et pouvant «réagir de manière très rudimentaire»95; de même, les grands artistes ne sont pas nécessairement des saints. Ce constat n’invalide pas ni ne récuse pour autant le principe selon lequel l’accomplissement humain prédispose positivement à une attitude religieuse, qu’il y oriente fondamentalement; plus encore, Karl Rahner montre que cet accomplissement humain apporte une dimension particulière à la sainteté et qualifie intrinsèquement le saint. En effet, dans un troisième temps, en prenant appui de manière fictive sur la figure de Goethe, il affirme qu’une sainteté qui saisirait et assumerait toute la plénitude et l’intensité d’une humanité profondément développée s’accomplirait «d’une manière bien plus grande, différente, autre et plus libre que chez un petit saint pieux»96. Il remarque, cependant, qu’un «petit saint» peut avoir su mettre pleinement à profit ses modestes capacités humaines et avoir su pleinement les ouvrir à Dieu, tandis que Goethe, avec ses plus grandes capacités humaines, ne semble pas être parvenu «à actualiser vers Dieu son humanité développée»97. La distance entre ce qui est légitimement pensable et la réalité concrète conduit à la question fondamentale – et c’est le quatrième élément de cette analyse – de la libre détermination de l’homme. En effet, Karl Rahner souligne qu’il faut «encore une fois distinguer entre les possibilités religieuses offertes et celles adoptées dans la liberté»98. 93. «Man ja offenbar im Himmel nicht nur sehr fromm, sondern auch absolut menschlich in der vollen Entwicklung aller menschlichen Fähigkeiten ist», ibid., pp. 143-144. 94. «In künstlerischen Dingen Banausen», ibid., p. 144. 95. «Sehr rudimentär reagieren», ibid. 96. «In einer viel gröβeren, differenzierteren, weiteren, freieren Weise als bei einer kleinen, frommen Heiligen», ibid. 97. «Seine entwickelte Menschlichkeit auf Gott hin zu aktualisieren», ibid. 98. «Noch einmal unterscheiden zwischen angebotenen und in Freiheit übernommenen religiösen Möglichkeiten», ibid. Rappelons que Karl Rahner, dans cette problématique générale et fondamentale du rapport entre accomplissement humain et sainteté, mentionne en parallèle une autre question: celle du rapport entre santé psychique et sainteté.

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Dans le cadre de notre étude et de notre reprise, cette problématique du rapport entre capacités artistiques et sainteté est d’autant plus significative et intéressante qu’elle présuppose, synthétise et, en quelque sorte, met en jeu les fondements de la réflexion rahnérienne sur le rapport entre l’art et le christianisme. En effet, nous avons vu comment les analyses rahnériennes cherchent par plusieurs voies à mettre en évidence une unité interne entre l’art et le christianisme: selon une relation de corrélation et une parenté qui en résulte; du fait que l’art peut être considéré comme «condition» de réception du christianisme; de par l’explicitation de la relation entre l’«humain» et la grâce; enfin, par l’explicitation d’un existential chrétien qui affecte intimement l’acte de création de l’artiste. À cela, il faudrait ajouter différentes réflexions: la question de l’anthropologie métaphysique et chrétienne qui soutient l’unité indivise de l’esprit et du corps, qui montre que l’esprit humain s’accomplit luimême dans la sensibilité (la sensibilité devant se comprendre comme jaillissant de l’esprit); l’importance pour l’homme d’actualiser les dimensions plurielles de sa sensibilité, non réductibles les unes aux autres; la question de l’ouverture de l’art, dans ce qu’il a de plus authentique, à la profondeur de la réalité et au mystère silencieux, d’où résulte que l’art apprend à percevoir «vraiment»; la mise en valeur encore des conditions de possibilité d’une expérience transcendantale au sein même de l’expérience artistique; l’affirmation selon laquelle la perception sensible dans son accomplissement même peut être médiation d’un authentique phénomène religieux. La problématique du rapport entre l’artiste et le saint confirme l’unité entre l’art et le christianisme, mais elle montre aussi que cette unité, rendue manifeste par l’analyse, n’implique pas un caractère de nécessité dans l’existence concrète. Cette unité dépend de la liberté de l’hommeartiste en réponse à la gratuité de l’offre de la grâce. Cette question de la liberté était déterminante dans l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, de 1960.

CHAPITRE 5

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Avant d’aborder ces divers points, rappelons que Karl Rahner, dans le texte anglais Theology and the Arts, avait fait précéder ses analyses par des préliminaires fondamentaux qui montrent deux limites de la connaissance rationnelle et donc deux manières dont elle est dépassée1. Le premier dépassement concerne la connaissance en général. Karl Rahner rappelle la différence entre, d’une part, l’expérience et un savoir originaire qui lui est immédiatement lié, et d’autre part, la connaissance réflexive et conceptuelle vers laquelle ils tendent inéluctablement. Il souligne que le concept ne peut pas exprimer adéquatement ce savoir originaire. Le deuxième dépassement concerne la connaissance que nous pouvons avoir de Dieu qui reste toujours l’incompréhensible. Dans notre remise confiante à Lui, Karl Rahner montre qu’il y a un dépassement de la connaissance par et dans l’amour; c’est l’amour qui porte la connaissance. L’explicitation de ces deux dépassements qui manifestent les limites de la connaissance conceptuelle et abstraite sont, selon Karl Rahner, des préalables à la problématique du rapport entre l’art et la théologie. Il montrera qu’une des dimensions essentielles et fondamentales de l’art est précisément de reconduire à l’expérience religieuse originaire et qu’il importe à la théologie elle-même de maintenir cette reconduction à l’expérience. I. L’ART. UN «MOMENT INTERNE» DE LA

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Karl Rahner aborde la question du rapport entre l’art et la théologie en commençant par distinguer expressément les arts non-verbaux des arts verbaux2. En effet, les arts verbaux semblent avoir une relation avec la théologie plus facile à envisager dans la mesure où l’un et l’autre s’expriment dans et par la parole. Les arts non-verbaux, précisément parce qu’ils ne s’expriment pas dans et par la parole, semblent d’emblée très éloignés de la théologie, d’un autre ordre que celle-ci et en dehors d’elle. Le 1. Pour plus de développement, voir notre étude de cet article. 2. Voir notre étude de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, aux paragraphes, supra, pp. 200-202.

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concept d’«auto-expression de l’homme [Selbstaussage des Menschen]» que propose Karl Rahner pour définir communément tous ces arts3 est d’autant plus important qu’il lui permettra de penser une relation possible entre ces arts non-verbaux et la théologie. Par ailleurs, Karl Rahner établit clairement que les arts non-verbaux, bien que ne faisant pas usage du langage verbal, ne sont pas pour autant des auto-expressions de l’homme inférieures à celles des arts verbaux; ce sont, bien plutôt, des auto-expressions de l’homme uniques, autonomes, indépendantes et irremplaçables. Plus précisément encore, et en raison de la problématique qui l’occupe, Karl Rahner insiste sur le fait que ces auto-expressions sont irréductibles à la parole et intraduisibles adéquatement par la parole. Il pose, alors, explicitement la question: Quelles relations exactes existe-t-il entre la théologie et ces arts?4

En affirmant que l’art non-verbal et la théologie sont tous deux des «auto-expressions de l’homme», des voies par lesquelles et dans lesquelles l’homme cherche à exprimer, interpréter et à comprendre ce qu’il est, Karl Rahner fait immédiatement valoir un premier niveau de relation entre eux: une «relation réciproque [gegenseitige Beziehung]» et une «parenté [Verwandtschaft]». Il indique, néanmoins, l’insuffisance de cette première considération, car celle-ci pourrait sous-entendre que les arts non-verbaux n’exprimeraient l’homme qu’à partir de l’homme, tandis que la théologie l’exprime et l’interprète à partir de la révélation5. Il soutient alors de manière décisive, en prenant l’exemple d’une peinture de Rembrandt et d’une symphonie de Bruckner, qu’une auto-expression de l’homme dans les arts non-verbaux peut être «si portée et inspirée par la révélation divine, par la grâce et par l’auto-communication de Dieu, qu’il se produit en celle-ci une communication non traduisible de manière adéquate dans la théologie verbale de ce que l’homme, pensé par Dieu, est proprement»6. Cette affirmation comporte deux points déterminants 3. Nous rappelons cette définition: «Tous ces arts veulent aussi être des autoexpressions de l’homme dans lesquelles l’homme vient d’une manière ou d’une autre à lui-même [Alle diese Künste doch auch Selbstaussagen des Menschen sein wollen, in denen der Mensch irgendwie zu sich kommt]», L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, SW, t. 29, p. 138. 4. «Welche genaueren Beziehungen bestehen zwischen der Theologie und diesen Künsten?», ibid. 5. Rappelons que telle a bien été la position de Karl Rahner dans différents articles que nous avons présentés. Le déplacement qu’il opère dans cet article et dans cette problématique du rapport entre art et théologie mérite d’autant plus d’être souligné. 6. «So sehr von der göttlichen Offenbarung, von Gnade und Selbstmitteilung Gottes inspiriert und getragen, daβ in ihnen eine in die Worttheologie gar nicht adäquat übersetzbare Mittleitung dessen geschieht, was der Mensch, von Gott gedacht, eigentlich ist», ibid., p. 139.

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dans l’avancée de l’argumentation rahnérienne: d’une part, il est reconnu qu’un art non-verbal peut être, à l’instar de la théologie, une autoexpression à partir de la révélation divine et de l’auto-communication de Dieu (et non pas à partir de l’homme seulement), et d’autre part, il est rappelé qu’une telle auto-expression non-verbale, précisément parce qu’elle relève d’un art non-verbal, apporte quelque chose de propre et d’unique, quelque chose que la théologie proprement verbale ne pourrait suffire à exprimer et ne pourrait retraduire de manière adéquate. Ces considérations permettent à Karl Rahner de fonder sa thèse sur l’intégration des arts en théologie et sur la théologie elle-même: La théologie est accomplie au plus haut point là où elle s’approprie ces arts comme moment intégral, là où les arts deviennent un moment intérieur à la théologie même7.

Cette thèse affirme non seulement que les arts non-verbaux appartiennent à la théologie comme «moment intégral [integrales Moment]» et comme «moment intérieur [inneres Moment]», mais aussi que, de par cette intégration ou cette appartenance des arts au sein de la théologie, la théologie advient pleinement à elle-même, «est accomplie au plus haut point». Karl Rahner emploie le verbe «vollkommen»8: il s’agit bien d’une accession à une complétude. La théologie s’amoindrirait si elle refusait une telle intégration en elle-même des arts non-verbaux. Karl Rahner distingue donc deux modalités de relation entre les arts non-verbaux et la théologie. La première modalité se définit par la notion de «parenté [Verwandtschaft]». Cette notion caractérisait, nous l’avons vu, un premier mode de relation entre l’art et le christianisme qui correspond à une relation de corrélation entre la question et la réponse, l’une relevant de l’homme, l’autre relevant de la révélation. La notion de «parenté» attribuée à l’art et la théologie signifie une même modalité de relation: les arts comme expressions de l’homme à partir l’homme, la théologie comme expression de l’homme à partir de la révélation. Cette modalité, Karl Rahner la considère précisément comme insuffisante pour caractériser la relation entre les arts non-verbaux et la théologie. Il définit une autre modalité de relation à travers la notion de «moment [Moment]»9. 7. «Theologie dort am ehesten vollkommen ist, wo sie sich diese Künste als integrales Moment aneignet, wo die Künste ein inneres Moment der Theologie selbst werden», ibid. 8. Remarquons que dans sa définition des arts, Karl Rahner affirme que ceux-ci sont des auto-expressions de l’homme par lesquelles il advient à lui-même [zu sich kommt]. 9. Notons que ce passage ou ce déplacement est analogue à celui que nous avons constaté dans la réflexion rahnérienne sur le rapport entre l’art et le christianisme. Ce rapport est tout d’abord pensé selon une modalité de corrélation dans laquelle l’art exprime le questionnement de l’homme et l’annonce chrétienne vient comme réponse. Par la suite,

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II. THÉOLOGIE VERBALE ET THÉOLOGIE NON-VERBALE Ces diverses considérations (la définition de la théologie comme auto-expression de l’homme à partir de la révélation; la reconnaissance des arts non-verbaux comme authentiques auto-expressions de l’homme portées par la révélation divine, autonomes et non réductibles à la parole; la reconnaissance des arts non-verbaux comme «moment intérieur» de la théologie; l’affirmation qu’une théologie intégrant les arts non-verbaux est une théologie pleinement accomplie) remettent en cause une certaine compréhension de la théologie elle-même. L’argumentation rahnérienne manifeste que ce qui spécifie premièrement et épistémologiquement la théologie: être une auto-expression de l’homme à partir de la révélation et de l’autocommunication divine. La théologie comme auto-expression de l’homme à partir de la révélation et de l’autocommunication divine peut alors prendre des formes diverses, que ce soit de manière nonverbale comme dans les arts non-verbaux, que ce soit de manière verbale comme dans les arts littéraires et poétiques, que ce soit de manière verbale, rationnelle et démonstrative dans ce qui est communément appelé la théologie. La théologie telle que Karl Rahner la défend dans ce texte demande précisément d’être comprise «comme la totale auto-expression de l’homme dans la mesure où celle-ci est portée par l’autocommunication divine»10. Elle peut inclure toutes les formes d’auto-expression de l’homme à partir de l’autocommunication divine. Chaque forme d’auto-expression de l’homme à partir de l’autocommunication divine est un moment différencié d’une théologie ainsi comprise, «un moment d’une théologie adéquate»11. Tels sont les phénomènes religieux dans les arts. La reconnaissance, la mise en lumière et l’affirmation d’une véritable dimension théologique des arts non-verbaux impliquent, contrairement à ce qui est habituellement supposé, que la théologie ne soit pas identifiée à la seule théologie verbale. Cette identification, Karl Rahner la considère comme arbitraire et comme un a priori; elle est une «réduction»12 de la théologie. Il souligne aussi qu’une telle identification déconsidère indûment les arts non-verbaux, c’est réduire de «manière injustifiée»13 et l’expérience humaine et artistique ouverte à la transcendantalité devient en quelque sorte moment interne de l’expérience religieuse originaire portée par la grâce. 10. «Als die totale Selbstaussage des Menschen […], insofern diese durch die göttliche Selbstmitteilung getragen ist», ibid. 11. «Ein Moment einer adäquaten Théologie», ibid. 12. «Reduzierung», ibid. 13. «Unberechtigterweise», ibid.

ART ET THÉOLOGIE

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illégitimement leur «dignité», leur «particularité», et leur «être-pris-auservice par Dieu»14. Rappelons que Karl Rahner prend appui sur l’expérience musicale d’un oratorio de Bach et insiste sur l’élément musical proprement dit, distinct de l’élément verbal, élément qui, affirme-t-il, est déjà en lui-même et par lui-même théologie: Pourquoi, cependant, un homme ne devrait-il pas, par un oratorio de Bach, avoir l’impression qu’il est mis en relation avec la révélation divine sur l’homme non pas seulement par les mots qui y sont utilisés, mais aussi, d’une manière propre, par la musique en tant que telle? Pourquoi ne devrait-on pas penser qu’il y a là, aussi bien, de la théologie?15

Nous avons indiqué dans notre analyse de ce texte combien cette remarque montre un déplacement dans la conception rahnérienne sur la musique. Ce positionnement de Karl Rahner est décisif pour une théologie de la création artistique et des arts16.

14. Respectivement: «Würde», «Eigenart», «In-Dienst-genommen-Sein durch Gott», ibid. 15. «Warum aber sollte nicht ein Mensch bei einem Oratorium von Bach den Eindruck haben, daβ er nicht nur durch die darin verwendeten Worte, sondern auch durch die Musik als solche in einer eigentümlichen Weise in Beziehung gesetzt wird zur göttlichen Offenbarung über den Menschen. Warum sollte er nicht der Meinung sein, daβ da ebenso Theologie geschieht?», ibid. 16. Remarquons que dans une problématique similaire, celle de la «théologie de la liturgie», Paul de Clerck prend un positionnement qui diverge de celui explicité par Karl Rahner. En effet, Paul de Clerck s’interroge sur le rapport entre les deux domaines: «Théologie et liturgie sont-elles des réalités extérieures l’une à l’autre? La liturgie méritet-elle, ou non la qualification théologique?». Il rappelle la différence des statuts épistémologiques des deux disciplines: la liturgie «est fondamentalement une action, une -urgie, un ergon, tandis que la théologie est une -logie, un logos». Il émet alors une grande réserve pour la réflexion d’Alexandre Schmemann et pour la notion de théologie liturgique qui met en valeur l’effort théologique que représente la structure liturgique en elle-même et la portée théologique des actions liturgiques. Paul de Clerck évoque le danger d’une «confusion conceptuelle» rappelant que depuis le XIIe siècle la théologie signifie un effort critique de la foi, une reprise rationnelle, ce que n’implique pas du tout la liturgie. Il conclut en disant qu’«on bute ici sur la confusion entre expérience et théologie, entre le langage de la foi que fournit la vie liturgique, et le langage théologique qui fait appel à l’analyse et la classification». Voir P. DE CLERCK, La liturgie comme lieu théologique, in ID. (éd.), La liturgie comme lieu théologique (Sciences Théologiques et Religieuses), Paris, Beauchesne, 1999, 125-142, respectivement pp. 125, 127, 131. Paul de Clerck maintient une compréhension de la théologie dans la ligne de la scholastique, tandis que Karl Rahner ouvre le champ du théologique aux diverses formes d’auto-expression de l’homme portées par la révélation et l’auto-communication divine et ne le réserve pas à la seule expression rationnelle. Nous trouverions un positionnement proche de celui de Karl Rahner chez Marcel Viau qui reconnaît à l’œuvre d’art une dimension théologique. Voir M. VIAU, L’univers esthétique de la théologie, Montréal, Médiaspaul, 2002. Indiquons cette courte et très belle

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ESQUISSE D’UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE

III. UNE

THÉOLOGIE

«POÉTISANTE»

La problématique de la relation entre l’art et la théologie permet à Karl Rahner non seulement de soutenir une compréhension plus large et plus accomplie de la théologie qui puisse reconnaître une authentique dimension théologique aux arts non-verbaux et les intégrer comme moment intérieur à la théologie elle-même, mais aussi de promouvoir une orientation interne à la théologie verbale et rationnelle. C’est une telle orientation de la théologie rationnelle qu’il défend à travers la recherche d’un nouveau langage (ce qui a été mis en évidence par Yves Tourenne)17. En effet, ayant signifié la dimension théologique des arts et s’appuyant sur les arts verbaux, il fait valoir une modalité propre et intrinsèque de ces arts qui est de «rapprocher l’homme de son expérience religieuse originaire»18. Il souligne que cette «fonction [Funktion]» ou cette effectuation échappe le plus souvent, et plus encore, fait défaut à la théologie réflexive purement conceptuelle et rationnelle. Or précisément, il voit dans les temps nouveaux un appel pour que la théologie discursive et rationnelle, dans sa propre modalité d’expression, trouve ou retrouve une telle fonction. C’est en ce sens qu’il émet le vif souhait que la théologie soit une «théologie poétisante [dichtende Theologie]», c’est-à-dire une théologie qui reconduise à l’expérience de ce qu’elle exprime par les concepts. La «théologie poétisante» que promeut Karl Rahner implique une dimension subjective et mystagogique. Cette compréhension de la théologie et sa nécessité se fondent sur la révélation elle-même qu’elle tente d’expliciter. En effet, la révélation est appel de Dieu qui rejoint la subjectivité de l’homme. La théologie se doit d’en être une médiation. En ce sens, sans récuser l’importance du labeur du concept, Karl Rahner dénonce néanmoins une théologie qui se veut trop rationaliste et purement scientifique; il la qualifie de «mauvaise»19 théologie. étude au titre significatif: J.-Y. LACOSTE, Narnia, monde théologique?, Genève, Ad Solem, 2005. Notons encore que, dans un rapport interne possible entre un théologique non-verbal et une théologie rationnelle, les analyses de Paul Ricœur sur le symbole et le concept ainsi que celle de Jean Ladrière sont particulièrement intéressantes, car elles rendent compte d’une tension positive entre ces deux domaines, un enrichissement complémentaire, et non une séparation ou une opposition. Voir P. RICŒUR, Parole et symbole, in Revue des Sciences Religieuses 49 (1975), nos 1-2, 142-161; J. LADRIÈRE, Le discours théologique et le symbole, in Revue des Sciences Religieuses 49 (1975), nos 1-2, 116-141. 17. Pour plus de développement, voir notre étude de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, supra, pp. 213-218. 18. «Den Menschen an seine ursprüngliche religiöse Erfahrung heranzuführen», L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, SW, t. 29, p. 139. 19. «Schlechte», ibid., p. 140.

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Rappelons qu’à la fin de son essai Prêtre et poète, de 1955, Karl Rahner mentionnait déjà l’importance d’une dimension poétique de la théologie. Citant quelques grands théologiens poètes, il n’hésite pas à souligner la grande qualité théologique de leurs écrits poétiques: «leur parole poétique n’est-elle pas plus originelle, plus compréhensive, plus vivante aussi que celle de ces théologiens qui sont fiers de n’être pas des poètes?»; ou encore: «La théologie est-elle devenue plus parfaite, parce que les théologiens sont devenus prosaïques?»20. Dans l’article La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, de 1960, nous retrouvons le souci d’un langage théologique qui reconduise à l’expérience. En effet, faisant remarquer que les déclarations de l’auteur «pleinement chrétien anonyme» ne sont certes pas formulées selon le langage traditionnel chrétien, Karl Rahner souligne néanmoins que ce langage a une capacité d’éveiller et d’ouvrir à un accomplissement existentiel bien plus grand que le langage dogmatiquement correct, mais non compris et nonaccompli existentiellement21. De même, à propos des auteurs «explicitement catholiques» et après avoir souligné qu’ils étaient des confesseurs qui exprimaient la réalité chrétienne telle qu’elle s’accomplit dans l’existence, il invite ceux-ci à toujours plus d’audace dans leurs déclarations et les théologiens à plus de liberté par rapport aux énoncés théoriques. Nous pourrions dire que la théologie selon Karl Rahner est autoexpression de l’homme à partir de la révélation et de l’autocommunication divine, mais aussi selon la révélation et l’autocommunication divine. Du fait qu’ils partent du concret et considèrent le christianisme dans son accomplissement concret et existentiel, la littérature et les arts ont une proximité avec la révélation en tant que celle-ci est appel de Dieu qui rejoint la subjectivité de l’homme. Ils sont, de manière particulière et essentielle, des auto-expressions de l’homme selon la révélation. Dans cette perspective, notons que lorsqu’il rappelle que l’une des conséquences du tournant herméneutique de la théologie est un «déplacement de la notion de vérité», Claude Geffré souligne une affinité entre la «véritémanifestation» (aletheia), la «vérité au sens hébraïque» (emeth) et la «vérité esthétique dans le domaine de l’art»22.

20. Voir Prêtre et poète, p. 293. 21. Voir La tâche de l’écrivain et l’être-là chrétien, SW, t. 16, p. 190. 22. Voir C. GEFFRÉ, Les enjeux actuels de l’herméneutique chrétienne, in Revue de l’Institut Catholique de Paris 55 (1995), juillet-septembre, p. 136.

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ESQUISSE D’UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE

IV. L’ANALOGIE DE L’ÊTRE AU

FONDEMENT DE L’ART

ET DE LA THÉOLOGIE

L’art et la théologie discursive, bien que différents, ont en commun d’être des auto-expressions de l’homme à partir de la révélation divine. Cette approche a permis de mettre en évidence la dimension théologique de l’art ainsi que la nécessité d’une dimension poétique de la théologie discursive (nécessité requise par la révélation elle-même). L’art comme phénomène religieux et la théologie discursive sont la théologie comprise dans un sens large. Karl Rahner explicite un autre aspect inhérent à problématique de leur relation et de leur unité: celui d’un fondement commun, à savoir l’analogie de l’être. Il montre que l’analogia entis est radicalement la condition de possibilité du langage poétique23, elle «donne au poète la possibilité de comprendre une expérience humaine déterminée comme renvoyant mystérieusement à Dieu»24; ou encore, elle «rend possible la compréhension d’une réalité comme révélation secrète d’une réalité plus haute, autre, plus vaste»25. La question de l’analogie de l’être est fondamentale dans la pensée rahnérienne26. Elle est la reconnaissance et l’affirmation d’un rapport intérieur des réalités entre elles, d’une référence mutuelle, d’une unité dans un tout qui les dépasse et leur donne leur véritable signification, et plus encore d’un renvoi et d’une référence au Mystère qui les fonde27. Dans le Traité 23. Pour plus de développement, voir notre étude de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, supra, pp. 218-221. 24. «Gibt dem Dichter die Möglichkeit, eine bestimmte menschliche Erfahrung als geheimnisvoll auf Gott hinweisend zu verstehen», L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, SW, t. 29, p. 140. 25. «[Analogie] ermöglicht das Verständnis einer Wirklichtkeit als geheime Offenbarung einer höheren, anderen, umfassenderen Wirklichkeit», ibid., p. 141. 26. Pour un approfondissement de la question de l’analogie de l’être dans la pensée rahnérienne, voir: V. HOLZER, Les thomismes de langue allemande au XXe siècle. Science de l’être et métamorphose du transcendantal, in Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 97 (2013), no 1, 37-58. Voir aussi V. HOLZER, L’«analogie de l’être» et l’irruption de la «différence ontologique». Approche historique d’une mutation théologique, in J.-L. SOULETIE (éd.), Nommer Dieu. L’analogie revisitée (Donner raison: théologie), Namur – Paris, Lessius, 2016, 11-39; C. THEOBALD, Analogia Regni. Approche contextuelle du «principe» de la théologie chrétienne, in SOULETIE (éd.), Nommer Dieu, 41-87. 27. Ces considérations trouveraient certainement une résonance dans les approches de Stanislas Breton et dans sa mise en lumière de la «fonction Méta». Dans son article Sur l’ordre métaphoral, l’auteur explicite une unité première du monde et sa référence au divin, tout d’abord dans la pensée eckartienne puis dans le poème biblique du Cantique des cantiques. Il y discerne une «parenté, et peut-être plus, entre l’ordre des choses, l’ordre des idées et l’ordre du langage»; voir S. BRETON, Sur l’ordre métaphoral, in J. GREISCH – R. KEARNEY (éds), Paul Ricœur. Les métamorphoses de la raison herméneutique, Paris, Cerf, 1991, 373-380, p. 378.

ART ET THÉOLOGIE

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fondamental de la foi28, réfléchissant sur la connaissance que nous avons de Dieu, Karl Rahner souligne que l’analogie de l’être trouve sa condition première de possibilité dans la relation fondement-fondé selon laquelle Dieu, qui fonde et porte toutes les réalités, se fait effectivement connaître à partir du plus intérieur de celles-ci et peut être nommé à partir de celles-ci. Mais, il montre aussi que l’analogie de l’être exprime ce qui est de plus originaire dans la connaissance humaine, à savoir le mouvement transcendantal de l’esprit qui porte toute connaissance catégoriale et qui en est la condition de possibilité. L’analogie de l’être est alors cette oscillation, au sein de notre connaissance, entre un point de départ catégorial et l’incompréhensibilité de Dieu. Plus encore, Karl Rahner affirme que l’homme luimême existe analogiquement, car il est fondé sur le mystère sacré qui, tout en le constituant, se dérobe toujours à lui et le renvoie par le fait même aux réalités singulières et concrètes qui deviennent médiation et point de départ de sa connaissance de Dieu. L’explicitation de cet enracinement de l’énoncé analogique dans l’expérience transcendantale manifeste la distance que Karl Rahner entend prendre avec une compréhension réductrice de l’analogia entis comme procédé ou concept médian entre univocité et équivocité. Nous retrouvons ici tout ce qui est en jeu dans la question des formes et des paroles originaires telle que nous l’avons présentée ci-dessus à propos de la transcendantalité dans l’art. Les paroles et les formes originaires, nous l’avons vu, sont inaugurales, elles unissent les parties et le tout, ouvrent aux profondeurs insondables de la réalité, laissent transparaître l’infini et se perdent en lui, évoquent le mystère et gardent essentiellement une part d’obscurité; elles sont portées par la transcendantalité de l’esprit et son étendue infinie. Dans l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de dévotion, Karl Rahner relie l’art et la théologie, les unit, expressément parce que l’un et l’autre sont fondés sur cette transcendantalité de l’homme, sur cette transgression des frontières que l’homme est lui-même, sur le fait que l’homme est l’être qui tout d’abord a à faire au mystère insaisissable29. Dans notre étude de l’article de 1982, nous avons montré comment, dans l’article Pour la théologie du symbole, la question de l’analogie de l’être trouve une autre profondeur en raison de l’incarnation. En effet, Karl Rahner souligne que la réalité particulière, en rendant présent le tout par un renvoi transcendantal, non seulement parle de Dieu en tant que cause exemplaire, efficiente et finale, mais qu’elle renvoie plus encore à Dieu qui a fait sienne cette réalité en s’incarnant. La réalité acquiert par l’incarnation une nouvelle profondeur symbolique insondable et infinie. 28. Voir Discours analogique sur Dieu, TfF, pp. 88-90. 29. Voir L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, SW, t. 29, p. 141.

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ESQUISSE D’UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE

V. UNE THÉOLOGIE DE LA

SENSIBILITÉ

L’affirmation d’une dimension théologique des arts demanderait de développer une théologie de la sensibilité dans la mesure où la sensibilité est essentiellement constitutive de l’art. Karl Rahner a abordé cette question notamment dans les articles De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, de 1969, et La théologie de la signification religieuse de l’image, de 1983. Dans le cadre de notre étude et de cette reprise, nous ne ferons qu’en indiquer certains axes. Une théologie de la sensibilité impliquerait au préalable une métaphysique de la sensibilité telle que nous l’avons déjà présentée, mais présupposerait aussi, comme l’indique d’ailleurs Karl Rahner lui-même, une véritable théologie biblique de la sensibilité et des sensations30. Elle insisterait sur cette unité de la sensibilité et de l’esprit de l’homme dans son ouverture à Dieu. Karl Rahner souligne qu’on ne peut réduire la rencontre interpersonnelle de l’homme avec Dieu à une relation qui ne concernerait que l’esprit et qui rejetterait à sa racine toute dimension de la sensibilité, car ce serait aussi aller à l’encontre de ce que laissent entendre les textes bibliques. De plus, tout le langage biblique qui fait appel à la sensibilité (Karl Rahner parle essentiellement de la vision et de l’écoute, mais nous pouvons aisément ajouter les autres sensations) ne serait qu’«une métaphore vide et arbitraire»31. Le christianisme pour s’accomplir sollicite toutes les dimensions sensibles de l’homme. Nous avons déjà évoqué le fait que le rejet de toute sensibilité ne permettrait pas de rendre compte de l’expérience relatée dans le prologue de la Première lettre de Jean qui parle de voir, d’entendre et de toucher; cela affecterait profondément le sens de l’incarnation. Cette approche devrait se prolonger dans un approfondissement des questions concernant la «méditation imagée», l’«application des sens» et la doctrine des «sens spirituels» – auxquelles Karl Rahner fait explicitement référence. Il propose et développe une longue analyse dans laquelle il tente d’expliciter la complémentarité intime des diverses sensations (il le fait pour la vue et l’ouïe) dans l’expérience aimante de Dieu32. Rappelons cette phrase du Pèlerin chérubinique qu’il cite

30. Voir notre étude de l’article De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, supra, pp. 240-241. 31. «Eine leere und willkürliche Metapher», De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, SW, t. 22/2, p. 66. 32. Pour plus de développement, voir notre étude de l’article De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique, supra, pp. 249-252.

ART ET THÉOLOGIE

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lui-même: «Dans l’esprit, tous les sens ne font qu’un dans leur emploi; qui contemple Dieu le goûte, le sent et l’entend aussi»33. Pour confirmer ces considérations, Karl Rahner se réfère souvent à la question de l’accomplissement eschatologique de l’homme, soulignant que le christianisme, en raison même de l’incarnation et de la résurrection de la chair, ne peut penser l’accomplissement de l’homme que comme celui de tout l’homme: il n’y a pas négation et rejet du corps et de la sensibilité, mais une transformation et une ressaisie – qui nous demeure incompréhensible – de toutes les dimensions de l’homme et de son histoire.

33. Voir De la vue et de l’ouïe, p. 194; De l’ouïe et de la vue. Une réflexion théologique SW, t. 22/2, p. 69.

ÉPILOGUE

«LE CHRIST, CE GRAND ARTISTE»

Au cours de nos analyses des textes de Karl Rahner sur l’art, nous avons fait remarquer que le concept d’«auto-expression» par lequel il définit l’art et la création artistique est aussi tout à fait central dans sa théologie pour penser le mystère trinitaire, le mystère de la création et le mystère de l’incarnation. Ainsi, nous avons pu établir et fonder un rapprochement ou une résonance analogique (et donc dans la différence) entre l’acte de création artistique et le mystère de Dieu trinitaire, le mystère de la création et le mystère de l’incarnation. Ce rapprochement nous paraît essentiel pour une théologie fondamentale de la création artistique. À ces considérations, nous voudrions, au terme de cette étude, ajouter une dernière réflexion: tout ce qui est dit de l’artiste trouve en JésusChrist un accomplissement abyssal et incommensurable. D’où le titre de ce dernier chapitre sous forme d’épilogue: «Le Christ, ce grand artiste», aphorisme que nous empruntons au peintre Vincent Van Gogh. I. LE

FONDEMENT TRINITAIRE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE

Lors de notre analyse de la définition des arts, au début de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, nous avons souligné que le concept d’«auto-expression [Selbstaussage]» est précisément celui que Karl Rahner utilise dans la théologie de la Trinité, de la création et de l’incarnation1. Nous avons rappelé ce passage du Traité fondamental de la foi que nous citons de nouveau: L’Auto-expression [Selbstaussage] immanente de Dieu dans sa plénitude éternelle est la condition de l’auto-expression [Selbstaussage] de Dieu hors de lui et à partir de lui, et celle-ci révèle exactement en identité celle-là. Autant la simple position de l’autre, en sa diversité par rapport à Dieu, est simplement l’œuvre du Dieu créateur, sans distinction des personnes, autant la possibilité de la création peut avoir son terme ontologique premier et son fondement ultime en ce que Dieu, qui est sans origine, s’exprime lui-même ou peut s’exprimer en soi et pour soi [sich selbst in sich und für sich aussagt 1. Voir notre étude de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, supra, p. 203.

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ESQUISSE D’UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE

oder aussagen kann], et pose de la sorte en Dieu lui-même la différence originaire divine. Si ce Dieu s’exprime lui-même [sich selbst aussagt] comme lui-même dans le vide du non-divin, cette expression [Aussage] est l’ex-pression [Aus-sage] de cette sienne Parole immanente, et non n’importe quoi qui pourrait revenir aussi bien à une autre Personne divine2.

Ce rapprochement nous paraît significatif. L’artiste dans son acte d’auto-expression peut être compris, théologiquement et analogiquement, par rapport au mystère trinitaire dans son propre acte immanent et éternel d’auto-expression. Le mystère trinitaire en tant qu’il est l’auto-expression immanente de Dieu dans la plénitude de son accomplissement éternel est le fondement insaisissable et ultime de l’artiste en tant qu’il s’autoexprime et advient à lui-même et s’accomplit lui-même. L’artiste est à l’image de Dieu dans ce sens radical3. II. LA CRÉATION ARTISTIQUE ET LA

CRÉATION DIVINE

Le texte cité du Traité fondamental de la foi montre aussi comment cette auto-expression immanente de Dieu est condition de son auto-expression dans le vide du non-divin, autrement dit de son auto-expression comme créateur du monde à partir de lui-même et hors de lui-même. De même, nous pouvons comprendre que l’artiste, dans son acte de création artistique, s’auto-exprime dans la matérialité de l’œuvre qu’il réalise, matérialité qui, pour l’homme – en raison de l’unité indivise de l’esprit et de la matière –, est la condition et le lieu propre de son auto-expression. Cette considération présupposerait une réflexion métaphysique du corps et de la matière, et demanderait de repenser la notion de materia prima. Nous avons rappelé la définition du corps donnée dans l’article Pour une théologie du symbole: «le corps n’est rien d’autre que l’actualité de l’âme elle-même dans “l’autre” de la materia prima, l’altérité de l’âme elle-même que celle-ci a produite pour elle-même, donc son expression et son symbole exactement dans le sens que nous avons donné au mot “symbole réel”»4. Et nous avons montré comment l’œuvre d’art pouvait être comprise comme l’actualisation de l’artiste dans l’autre que 2. Traduction modifiée; TfF, pp. 252-253. 3. Dans une conférence sur l’art donnée en 1922, Jacques Maritain avait présenté une telle relation: «Et vous voyez que pour établir complètement la dignité et la noblesse de l’art, il nous a fallu remonter jusqu’au mystère de la Trinité», J. MARITAIN, Art et scholastique, Paris, L. Rouart et Fils, 1935, p. 152. 4. Pour la théologie du symbole, p. 41.

ÉPILOGUE

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lui-même qu’est la matière. Si cette approche métaphysique peut paraître a priori assez éloignée du geste artistique, elle rejoindrait, pourtant, très certainement, le sens profond que les artistes ont de la matière au sein de leur expérience concrète de création5. III. LA

CRÉATION ARTISTIQUE ET L’INCARNATION

D’autre part, nous avons vu comment l’auto-expression de Dieu dans la création doit aussi se comprendre relativement à la possibilité première pour Dieu de s’auto-exprimer en assumant pour lui-même la créature. Nous avons rappelé, entre autres, ce passage du Traité fondamental de la foi que nous citons de nouveau: Son pouvoir-être-créateur – la faculté de poser simplement l’autre, sans se donner lui-même pour de bon – n’est que la possibilité dérivée, limitée, secondaire, qui, en fin de compte, trouve fondement dans cette possibilité originaire proprement dite de Dieu qui consiste à pouvoir se donner à fond au non-divin, et du même coup à avoir réellement une histoire propre en l’autre, mais comme sa propre histoire6.

L’incarnation du Verbe de Dieu est l’auto-expression première et dernière de Dieu dans le monde, elle est condition de possibilité de l’auto-expression de Dieu dans la création. Théologiquement, la création artistique doit se comprendre analogiquement à partir du mystère de l’incarnation. Cette correspondance analogique se trouve pleinement confirmée par la similitude des termes utilisés par Karl Rahner pour dénoncer une compréhension erronée du processus de l’incarnation et du processus créatif: celui du vêtement et de l’habillage, de l’affublement, de la poupée ou de la marionnette manipulée de l’extérieur. Par ailleurs, en considérant l’incarnation comme auto-expression de Dieu, nous avons vu comment celle-ci impliquait un dessaisissement [Entäuβerung]. Dans l’article Pour une théologie du symbole, après avoir rappelé que l’humanité du Logos ne peut se comprendre comme un déguisement, une livrée, un signal dont le Logos se servirait, mais qu’elle était bien l’expression du Logos, Karl Rahner souligne ce dessaisissement: «quand Dieu s’exprimant lui-même [sich selbst aus-sagend] se dessaisit lui-même [sich selbst ent-äuβert], c’est 5. Pour une théologie de la matière chez Karl Rahner, voir: Science, Évolution et Pensée chrétienne. Théologie et Sciences, Christologie et Évolution, trad. H. R OCHAIS, Paris, Desclée de Brouwer, 1967, notamment chap. 3: Esprit et matière, pp. 77-119; chap. 4: La christologie à l’intérieur d’une vision évolutive du monde, pp. 121-168. 6. TfF, p. 252.

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ESQUISSE D’UNE THÉOLOGIE FONDAMENTALE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE

alors qu’apparaît précisément ce que nous appelons l’humanité du Logos»7. De même, nous avons vu que la notion d’«intention de l’œuvre» (nettement distincte d’une intention de l’auteur qui s’appliquerait de l’extérieur à l’œuvre) implique aussi un dessaisissement de l’auteur dans l’intime du processus créatif. Ce rapprochement permettrait d’expliciter une dimension kénotique de l’acte de création artistique8. IV. «LE CHRIST,

CE GRAND ARTISTE»

Joan Greer, dans un article tout à fait éclairant sur les relations de Vincent Van Gogh au christianisme et à la théologie hollandaise libérale9, souligne (en citant les termes mêmes du peintre dans une lettre à Émile Bernard de juin 1888) que, selon Vincent Van Gogh, le Christ a vécu «en artiste plus grand que tous les artiste [sic]», que le Christ est le seul à avoir «affirmé comme certitude principale la vie éternelle, l’infini du temps, le néant de la mort, la nécessité et la raison d’être de la sérénité et du dévouement». C’est ainsi que le peintre dénomme le Christ «ce grand artiste»10. Il ne s’agit pas pour nous de développer la pensée artistique et christologique de Vincent Van Gogh. Nous ne retenons ici que cette thématique du Christ artiste. Il nous semble pouvoir en donner une justification fondamentale à partir des notions mises en œuvre par Karl Rahner dans sa réflexion à propos de la création artistique. Nous ne ferons qu’en tracer quelques grandes lignes. Nous avons vu comment l’art est une auto-expression de l’homme par laquelle celui-ci advient à lui-même et comment l’artiste explicitement chrétien est un «confesseur» qui exprime à partir de lui la réalité chrétienne qu’il éprouve et qui s’accomplit en lui. Nous avons montré comment cette auto-expression s’enracine dans être-auprès-de-soi, une expérience originaire de soi et un savoir originaire qui tendent vers une objectivation et une communication (dans le symbole, la parole, et le

7. Traduction modifiée, Pour la théologie du symbole, p. 31. Voir notre étude de l’article L’art dans l’horizon de la théologie et de la dévotion, supra, p. 206. 8. Voir notre étude de l’article Grandeur et misère de l’écrivain chrétien, supra, pp. 150-152. 9. J. GREER, «Le Christ, ce grand artiste». Le canon artistique socioreligieux de Van Gogh, in C. STOLWIJK – S. VAN HEUGTEN – L. JANSEN – A. BLÜHM (éds), Le choix de Vincent. Le Musée imaginaire de Van Gogh, Paris, Éditions de La Martinière; Amsterdam, Van Gogh Museum, 2003, 61-72. 10. Ibid., p. 61. Les citations sont celles de Vincent Van Gogh lui-même, citées telles quelles par Joan Greer.

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concept) sans pouvoir être pleinement et adéquatement saisis dans cette objectivation. Lorsque, dans l’article magistral Considérations dogmatiques sur la psychologie du Christ11, Karl Rahner considère la conscience humaine du Christ par rapport à sa divinité, il revient très précisément sur ces notions et principes fondamentaux. En effet, il réinterroge ce que signifie «savoir», il rappelle les structures fondamentales et transcendantales de l’esprit pour arriver finalement à cette réflexion sur le rapport entre la profondeur d’être et la conscience: L’être et la conscience sont des moments d’une seule et même réalité, qui se conditionnent réciproquement; un être est donc d’autant plus conscient qu’il a d’être ou qu’il est être. Ce qui signifie que l’analogie, la plasticité intime de l’être, du bondissement de l’être, sont en rapport strictement univoque d’identité avec l’être-pour-soi, la possession de soi dans la connaissance, la conscience12.

Cette réflexion ouvre son analyse ontologique de l’union hypostatique. Il montre alors que la «détermination ontologiquement la plus haute de la nature humaine du Christ, qui est Dieu lui-même dans sa causalité hypostatique quasi-formelle, doit être nécessairement consciente», qu’«une union hypostatique seulement au niveau de l’être nu (ontique), et pas au niveau de la conscience est une impossibilité métaphysique»13, et que «la conscience de Fils de Dieu n’est rien d’autre que l’émergence onto-logique au niveau de la conscience, la splendeur interne de cette filiation divine, une subjectivité qui est donnée concomitante et nécessaire du fait objectif»14. Karl Rahner insiste sur le fait que cette conscience de la filiation divine et de l’identité divine relève du pôle subjectif de la conscience du Christ et ne se présente pas comme un objet connu et donné de l’extérieur. L’intimité divine de Jésus relevant de l’assomption hypostatique est à comprendre comme une «disposition ontologique [Grundbefindlichkeit]», un état fondamental et intérieur, un être-auprèsde-soi, source d’un savoir de soi-même premièrement non thématisé, non réfléchi, qui porte tout savoir et tout agir ultérieurs: horizon premier qui, avant toute réflexion, délimite tout le reste, horizon sous lequel s’exerce toute l’activité intellectuelle de cet esprit, fondement premier que la réflexion ne couvre jamais adéquatement, mais qui porte tous les autres actes intellectuels, et qui, parce que fondement, «est là» toujours 11. Considération dogmatique sur la psychologie du Christ, in Exégèse et dogmatique, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, 185-210. 12. Ibid., p. 199. 13. Voir ibid., p. 200. 14. Voir ibid., p. 202.

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plus, toujours plus non-objectuel que le reste, évidence tacite qui range et explique tout le reste, sans qu’il soit possible de l’expliquer, car elle est le fondement: le clair soleil que rien n’éclaire15.

Karl Rahner montre alors que, comme tout homme, Jésus n’accède que de manière progressive à une conscience toujours plus grande, plus réfléchie, plus thématisée et plus objectivée de ce qu’il est vraiment: De même que tout homme, malgré la «disposition ontologique fondamentale» de son esprit, malgré son statut d’âme pensante déjà donné au fondement de son être-là [im Grunde seines Daseins] (ce statut, disons-le par prudence, n’a rien à voir avec un «état d’âme» quelconque!), doit encore venir à lui-même [zu sich kommen], doit apprendre, au cours d’une longue expérience, à s’exprimer à lui-même [zu sich sagen] ce qu’il est, et ce qu’il a toujours senti de lui-même dans la conscience de sa «disposition ontologique fondamentale». Cette émergence à la réflexion conceptuelle de ce qui a toujours été conscient a-thématiquement, et non-objectuellement, bien que l’homme ne l’ait pas su explicitement, nous la retrouvons dans la conscience qu’a Jésus de sa filiation divine, de son intimité divine comme «disposition ontologique fondamentale»16.

La conscience de Jésus a été en quête de son objectivation réfléchie. Il lui a fallu acquérir ce qu’il possédait déjà comme «disposition ontologique fondamentale» absolue d’intimité divine. Karl Rahner parle alors expressément d’une «histoire de son auto-expression [Geschichte seiner Selbstaussage]» (il emploie aussi le mot Selbstinterpretation). Il souligne que cette advenue à soi de Jésus ne se réalise pas dans une seule réflexion sur lui-même, mais bien dans la rencontre avec le monde extérieur, dans les rencontres avec autrui, dans la réalité concrète des expériences. Nous retrouvons ici, fondamentalement, la question de l’auto-expression et de l’advenir à soi telle qu’elle se trouve aussi dans la définition du concept d’art. Il s’agit bien, pour Jésus, d’une auto-expression [Selbstaussagen] et d’un advenir à soi [zu sich kommen] qui s’accomplissent dans et par sa vie, dans et par sa parole, dans et par l’œuvre qu’il réalise. À partir de là, nous pouvons considérer les actes, les gestes et paroles de Jésus – dans l’évolution concrète de son histoire, dans la trame de ses rencontres, des conflits auxquels il est confronté jusqu’à la crucifixion – comme une auto-expression progressive non-verbale et verbale de son intimité divine, de sa filiation divine proprement dite, comme Verbe fait chair. Cette auto-expression et cet advenir-à-soi constituent l’annonce du Royaume de Dieu et la manifestation qu’il fait de lui-même.

15. Ibid., pp. 203-204. 16. Traduction modifiée, ibid., p. 205.

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Nous avons vu que les paroles et les formes originaires en poésie et dans les arts sont portées par la transcendantalité de l’esprit dans son étendue infinie, trouvent en elle leur horizon et l’expriment; de même, les paroles et les gestes du poète chrétien et de l’artiste chrétien sont portés par la transcendantalité surnaturellement élevée, trouvent en elle leur horizon et expriment l’accomplissement de leur être-là chrétien. Nous pouvons dire que les paroles et les gestes de Jésus sont portés par cette transcendantalité de son esprit, une transcendantalité surnaturellement élevée qui s’accomplit pleinement dans son intimité divine filiale et qui est portée par elle. Cette intimité divine filiale et absolue – qui est sa «disposition ontologique» fondamentale de par l’union hypostatique – est l’horizon infini et abyssal de ses actes, de tous ses gestes et toutes ses paroles. Si, dans l’essai Prêtre et poète, Karl Rahner différenciait la parole poétique et la parole de Dieu en ce que la première vient de l’infini de l’homme tandis que la seconde vient de l’infini de Dieu, la parole de Jésus vient tout à la fois de l’infini de l’homme qu’il est et de l’infini de Dieu qu’il est aussi, elle est la parole poétique par excellence qui ouvre au Mystère comme horizon du monde, qui ouvre au Mystère qui est Dieu qui se communique, et qui ouvre au Mystère qui est Dieu et qu’il est lui-même comme Verbe fait chair. Nous avons vu que les paroles et les formes originaires en poésie et dans les arts unissent les parties et le tout, ouvrent aux profondeurs insondables de la réalité, laissent transparaître l’infini et se perdent en lui, et gardent essentiellement une part d’obscurité. Il en est de même, et plus encore, des paroles et des gestes de Jésus qui ouvrent à son intimité divine absolue comme Verbe fait chair. En ce sens, Jésus parle et agit fondamentalement en poète et en artiste. Si les mots du quotidien deviennent, dans la parole du poète, des mots originaires qui ouvrent aux profondeurs de la réalité et au Mystère, cela est d’autant plus vrai et plus abyssal lorsqu’ils sont prononcés par Jésus, car ils sont des mots qui annoncent le Royaume de Dieu et qui le manifestent lui-même: le pain, la porte, la vigne, le berger, la lumière, etc. Il en est de même pour ses gestes. Francis Grob souligne l’importance décisive du verbe «faire» et du mot «œuvre» dans l’Évangile de Jean17. Jésus accomplit l’œuvre de son Père; ses œuvres témoignent de lui au-delà de ses paroles. Nous avons vu que la parole poétique délivre les réalités de leur «emprisonnement» et de leur «mutisme à l’égard de leur ordination vers 17. Voir F. GROB, Faire l’œuvre de Dieu. Christologie et éthique dans l’Évangile de Jean, Paris, Presses Universitaires de France, 1986.

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Dieu», que les réalités demandent à être connues par l’homme et d’entrer dans la lumière de l’homme pour qu’elles parviennent à leur plein accomplissement. C’est la tâche rédemptrice de la parole poétique comme sacrement originel des réalités. Cela est encore plus vrai quand ces réalités sont connues et nommées par Jésus. Il les délivre de leur mutisme à l’égard de leur ordination vers le Royaume de Dieu. L’analyse rahnérienne de la parole poétique peut apporter un autre regard sur les paroles de Jésus et en manifester la dimension éminemment poétique. Il en est de même pour les gestes de Jésus qui sont de véritables «signes» au sens johannique du terme. D’autre part, nous avons vu qu’il appartient aux poètes et aux artistes d’exprimer ce qu’ils éprouvent, ce qu’ils portent en eux-mêmes. Ils parlent de ce dont ils font l’expérience, ils parlent de leur cœur. Par et dans leur art, ils vivent une unité et une identité entre leur être [sein] et leur conscience d’être [Bewuβtsein], leur être-auprès-de-soi [Bei-sichsein] et leur parvenir-à-soi-même [Zu-sich-selber-kommen]. Cette situation constitue pour le poète et l’artiste leur «existence poétique». Jésus a vécu au plus haut point une telle «existence poétique» à partir de sa propre «disposition ontologique» fondamentale d’intimité divine comme Fils de Dieu. De plus, nous avons vu que, par les paroles et les formes originaires (unifiant la partie et le tout et ouvrant la réalité au Mystère), les artistes vivent une expérience très unique de «réconciliation esthétique», que Karl Rahner prenait le soin de distinguer de l’expérience de réconciliation religieuse sans pour autant l’opposer. Jésus a vécu dans une unité fondamentale cette «réconciliation esthétique» et cette «réconciliation religieuse»: il suffirait de reprendre ses invitations à considérer la nature, les arbres, les oiseaux, les lys des champs, etc.18.

18. Ces réflexions pourraient rejoindre les recherches de christologies phénoménologiques. Franco Manzi et Giovanni Cesare Pagazzi prennent en considération la manière dont Jésus s’inscrit dans le monde et en révèle le sens: «L’intensité et le soin avec lesquels Jésus regarde et écoute tout phénomène du “monde de la vie” – la naissance, la faim, la soif, la fête, les travaux dans les champs et sur le lac, l’économie, les affaires domestiques, les liens affectifs, les animaux et les plantes, le soleil, la pluie et le vent, la maladie et la mort… – font deviner combien ceux-ci lui sont chers, même dans leur précarité, combien ils lui apparaissent riches de sens et de valeur. Jésus – telle paraît être la “prétention” évangélique – est le pasteur de l’être parce que son regard reconnaît, constitue et restitue le sens de tout ce qui est»; ou encore: «l’approche “phénoménologique” est à entendre comme une méthode pour connaître la foi de Jésus, lequel, justement, sait voir et garder la transcendance du Père dans l’immanence insurmontable du phénomène créé. Pour cette raison, le christologue authentique – qu’il soit théologien ou non – est un “phénoménologue”, c’est-à-dire une personne qui, voyant le monde à travers le regard de Jésus, y découvre la transcendance du Père créateur qui se fait discrètement accueillir en chaque phénomène, soit-il le plus quotidien et ordinaire», F. MANZI – G.C. PAGAZZI, Le Regard

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Nous avons vu que l’auto-expression des poètes et des artistes, en tant qu’auteur-créateur et en leur qualité d’auteur, est un acte libre et responsable. La liberté qualifie intimement l’acte de création poétique et artistique, autrement dit l’acte d’auto-expression du poète et de l’artiste par lequel ils adviennent à eux-mêmes. Il en est fondamentalement et éminemment de même pour Jésus annonçant le Royaume de Dieu, accomplissant l’œuvre de son Père, le révélant et se révélant, jusque sur la croix. Nous avons vu comment Karl Rahner aborde la question de la relation entre les arts et la théologie en privilégiant la notion d’auto-expression, ouvrant ainsi un sens plus large à la théologie et ne la réduisant pas à la seule théologie verbale, rationnelle et discursive. Ce positionnement permet d’affirmer que les gestes et les paroles de Jésus, en tant qu’ils sont des auto-expressions de son intimité divine et filiale, peuvent ou demandent effectivement d’être considérés – et même au plus haut point – comme théologiques. Dans la question du rapport entre les arts et la théologie, nous avons vu comment l’analogie de l’être est au fondement de la parole poétique et de la parole théologique. Dans l’article Pour la théologie du symbole, Karl Rahner soulignait que la question de l’analogie de l’être trouve une autre profondeur en raison de l’incarnation. Les paroles et les gestes du Christ, en tant qu’auto-expressions de son intimité divine et filiale, impliquent tout à la fois l’analogie du Règne mise en valeur aujourd’hui et l’analogie de l’être; l’analogie du Règne présuppose et implique comme moment interne l’analogie de l’être telle que Karl Rahner nous invite à la penser. Par ailleurs, une théologie de la sensibilité devrait permettre de souligner la place accordée, dans les récits évangéliques, à la sensibilité de Jésus dans ses paroles et ses gestes. Toutes ces considérations fondent théologiquement l’affirmation de Vincent Van Gogh: «Le Christ ce grand artiste». Elles apportent un autre regard dans une recherche christologique. Elles demanderaient de se poursuivre de manière plus spécifique à propos de l’étape ultime de la vie de Jésus: sa passion et sa résurrection. La croix peut être comprise comme moment ultime de l’auto-expression de Jésus et de son intimité divine, comme l’œuvre qu’il accomplit jusqu’au bout pour le monde. La notion d’auto-expression devrait permettre de montrer comment le Verbe fait chair, en raison de l’union hypostatique «s’exprime» encore dans le corps passif et cadavérique de Jésus, «s’exprime» à travers la blessure du Fils. Christologie phénoménologique, trad. P. GIBERT (Donner raison, 18), Bruxelles, Lessius, 2006, respectivement pp. 12, 13.

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infligée au cœur d’où jaillit l’eau et le sang, «s’exprime» encore dans la remise de son corps dans les mains des femmes et des disciples, l’Église naissante. Elle devrait permettre encore de voir comment Jésus Christ «s’exprime» de nouveau dans la résurrection et dans les apparitions, dans la gloire divine.

CONCLUSION

Rendre compte de la pensée de Karl Rahner sur l’art, telle a été notre visée tout au long de cette étude. Si cette pensée a été reconnue et mise en valeur par plusieurs auteurs – peu nombreux –, elle n’avait, cependant, pas fait l’objet d’une étude globale permettant d’en saisir toute son amplitude. Seuls certains textes étaient pris en considération, seuls certains aspects en étaient présentés, et souvent la problématique demeurait dans le sillage balthasarien. Karl Rahner parle très rarement et très peu du beau1; son questionnement ne se situe pas dans la perspective d’une esthétique théologique. Une première étape de notre travail a été de rechercher les divers écrits de Karl Rahner sur l’art et de les rassembler. Il nous est apparu que ceux-ci constituaient un authentique corpus. Une douzaine de textes ont été retenus, recouvrant une période s’étendant de 1954 à 1983. Certains sont plus importants et d’autres plus modestes, mais non moins éloquents pour cette compréhension globale de la pensée rahnérienne en ce domaine. La présentation que nous en avons faite, en les regroupant selon certaines thématiques générales et en tenant compte autant que possible de leur chronologie, manifeste combien ceux-ci forment un ensemble à la fois diversifié et cohérent. Cette présentation organisée était d’autant plus nécessaire que ces articles sont des écrits occasionnels et ne relèvent pas d’une intention préalable de réflexion unifiée et spécifique. Que Karl Rahner n’ait pas lui-même réuni ces textes ne fait que confirmer cette absence d’intention. Si ces articles sont des écrits de circonstance, ils n’en sont pas moins, chacun à leur manière et à leur mesure, des lieux de véritable approfondissement de diverses questions posées ou d’éclaircissements théologiques de situations auxquelles des communautés chrétiennes se trouvaient confrontées.

1. La question de la beauté n’intervient que deux fois dans les textes que nous avons étudiés, et seulement au détour d’une analyse. Tout d’abord, à propos des poètes: «Les poètes sont des hommes qui disent poétiquement les mots originels. S’ils disent ces mots, alors ceux-ci sont beaux. Car la véritable beauté est la pure apparition de la réalité, qui se produit avant tout dans la parole», Prêtre et poète, p. 276. Puis, à propos d’un nouvel édifice religieux qui remplit sa finalité de service pour le rassemblement de la communauté chrétienne: cette église est «bonne» et même une «belle» église, «car la beauté n’est rien d’autre que l’éclat du vrai et du bon, et donc la pure manifestation de sa mission», Construire une église. À propos des églises modernes, SW, t. 24/2, p. 896.

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CONCLUSION

La singularité de ces écrits nous conviait à les aborder chacun pour eux-mêmes; tel a été notre choix. Le bénéfice d’une telle démarche est certain. En effet, l’analyse précise d’un texte, de son vocabulaire et de sa composition, autrement dit de sa «texture», est ce qui permet de saisir une pensée en questionnement et en élaboration, d’en percevoir les accents, les aspérités, le rythme, les couleurs, les nuances, les ouvertures. Il s’agissait, comme nous l’avons souligné dans notre introduction, de «se tenir devant le texte», de «s’exposer au texte». Cette analyse explicative conduit à une compréhension plus affinée d’une pensée en mouvement et fait entrer dans le «monde du texte»: elle est, en cela, initiatrice. Elle considère le texte comme une «œuvre» à part entière. Paul Ricœur énonce trois caractéristiques de l’approche d’un texte comme œuvre: un tel texte doit se comprendre en tant que «totalité finie et close», il appartient à un «genre littéraire» particulier et il possède une «configuration unique» appelée «style»2. Paul Ricœur insiste sur la dimension de mise en œuvre qui fait appel à des catégories de travail, travail qui diffère peu, dit-il, du modèle de l’artisan. Il souligne encore que le style est un travail qui «individue», qui «produit de l’individuel», et qui par le fait même «désigne également, rétroactivement son auteur»3. Le choix d’une telle approche des écrits rahnériens comme autant d’«œuvres» a probablement été conditionné par l’approche personnelle que nous pouvons avoir en général des œuvres artistiques. Se confronter aux œuvres dans leur singularité, mais aussi dans leur relation aux autres œuvres de telle sorte que se laisse découvrir le style d’un artiste; prendre le temps de percevoir la diversité des éléments qui constituent une œuvre dans son unicité. L’analyse précise de chacun des écrits qui composent ce corpus rahnérien ainsi que leur présentation thématique et chronologique ont déterminé la première étape de notre travail. La seconde étape a été d’extraire et de reprendre les éléments constitutifs de la pensée rahnérienne sur l’art, éléments inévitablement présents de manière éparse dans ces écrits occasionnels. Certains de ces éléments se retrouvent dans plusieurs textes, répétés ou approfondis selon les nécessités du moment et de la demande, nuancés ou même modifiés; d’autres apparaissent au détour d’une réflexion. Nous avons tenté de les présenter de manière synthétique et systématique dans une exigence de cohérence interne. Cette présentation a permis de rendre manifeste la teneur de cette pensée, et finalement, son style. Cette remarque nous permet de souligner tout à la fois les apports et les limites d’une telle 2. Voir P. RICŒUR, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II (Points Essais, 377), Paris, Seuil, 1998, p. 120. 3. Voir ibid., p. 123.

CONCLUSION

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pensée. Les apports correspondent nettement à la démarche théologique fondamentale et transcendantale qui caractérise la pensée rahnérienne et qu’il a développée précisément dans le domaine des arts. Karl Rahner se positionne en théologien et investit toute sa réflexion anthropologique et théologique pour rendre compte théologiquement de l’expérience artistique et de l’expérience créatrice. Cette démarche, nous l’avons déjà indiqué, n’est pas la simple application extérieure d’une pensée théologique déjà constituée, elle consiste en une mise en œuvre renouvelée de cette pensée par et grâce à l’expérience poétique et artistique. Karl Rahner saisit la particularité de l’art et se laisse interroger par lui. Cela est d’autant plus manifeste qu’il questionne la théologie elle-même à partir de l’art et par l’art, et qu’il formule, grâce à la «fonction de l’art» une dimension de la théologie qui lui paraît correspondre à un besoin contemporain: une théologie qui reconduit à l’expérience, autrement dit une théologie «poétisante». La reprise plus synthétique de l’analyse de cette douzaine d’articles confirme qu’il y a bien là un véritable corpus et que s’y développe une véritable pensée théologique sur l’art, une théologie fondamentale de l’art, et plus précisément encore, une théologie fondamentale de la création artistique. Telle est bien, à notre sens, la problématique essentielle qui traverse l’ensemble de ces écrits. Cette théologie fondamentale de la création artistique située à un «premier niveau de réflexion» (qui, épistémologiquement, est constitué par le cercle de la question qui tout à la fois appelle la réponse et s’approfondit en celle-ci) apporte des discernements tout à fait pertinents et décisifs. Notre propre relation à l’art, les rencontres d’artistes que nous avons eues et avons encore, et notre propre expérience de travail artistique ont été la toile de fond de nos analyses des écrits rahnériens et de leur reprise systématique. Ces expériences en ont été, en quelque sorte, l’échelle de mesure [Maβstab] (pour reprendre cette notion utilisée par Karl Rahner) tacite mais fortement exigeante. Si l’art est bien une auto-expression de l’homme par laquelle il advient à lui-même, il ne peut pas être seulement affaire de distraction: il porte, comme le dit Karl Rahner lui-même, une question de salut. Les limites de la pensée rahnérienne sur l’art sont les limites de son style même et de sa singularité, dans cette association indivise du fond et de la forme. Karl Rahner met en œuvre une théologie fondamentale et transcendantale. Il ne dit pas tout sur tout. Bien d’autres approches seraient nécessaires pour rendre compte du fait artistique. D’autre part, ces écrits sont circonstanciels, ils sont d’autant plus inévitablement marqués par leur contexte historique et culturel de production, ils sont destinés à des communautés croyantes et répondent à leurs questionnements et à leurs situations. Par ailleurs, le domaine artistique n’a pas été

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CONCLUSION

pour Karl Rahner une préoccupation majeure, même s’il en a eu le souci et l’intérêt. Ces limites n’enlèvent rien à la pertinence de ces écrits. La mise en lumière de ce corpus et l’analyse précise de ces différents écrits manifestent donc chez Karl Rahner une compréhension profonde et personnelle de la création artistique. Ce corpus représente une théologie fondamentale de l’art et de la création artistique tout à fait unique. Il nous importait de rendre compte de cette pensée en tant que telle et pour elle-même. Nous avons néanmoins tenu à ouvrir quelques liens possibles avec les réflexions d’autres auteurs ou artistes contemporains, mais il n’était pas envisageable d’approfondir ou d’élargir ces rapprochements dans le cadre de notre étude, d’autant plus que chaque auteur ou artiste est en lui-même un monde, que le parti pris impensé ou la question fondamentale non exprimée qui sous-tend la réflexion de chacun est souvent très différent de l’un à l’autre. Pour conclure notre recherche et nos analyses des écrits rahnériens sur l’art, nous voudrions rapporter une anecdote qui nous paraît particulièrement significative et paradigmatique des problématiques rencontrées et explicitées. Cette anecdote est d’autant plus intéressante qu’elle se situe dans les toutes dernières années de la vie du théologien4. Lors d’une visite de Karl Rahner à l’abbaye de Marienberg5, en 1982, et devant les fresques romanes de la crypte représentant des anges debout et de face, tenant dans leurs mains une grande banderole blanche sans inscription, le père abbé lui fit remarquer que les experts en art s’interrogeaient sur cette absence d’écriture et il lui demanda par deux fois ce qu’il en pensait. Malgré l’insistance du père abbé, Karl Rahner ne répondit pas et resta silencieux sur ce sujet. Toutefois, deux jours après, il envoya une lettre au père abbé dans laquelle il écrivit: «Il convient que les banderoles soient blanches, car dans la contemplation de la lumière blanche du Dieu incompréhensible, on doit rester muet. Alors, on n’a justement plus aucun mot»6. Cette réponse de Karl Rahner condense en quelques mots des problématiques fondamentales qui traversent ses écrits sur l’art. Elle confirme la possibilité d’une approche proprement théologique de l’art qu’il a toujours défendue (une «échelle de mesure» théologique) qui apporte un autre point de vue que celui des historiens d’art et des 4. Cette anecdote est racontée par K. EGGER, in P. IMHOF – H. BIALLOWONS (éds), Karl Rahner. Bilder eines Lebens, Freiburg i.Br., Herder, 1985, pp. 134-135. 5. L’abbaye bénédictine de Marienberg (abbazia di Monte Maria) fut fondée en 1150; la crypte abrite de très belles fresques romanes qui datent de ce même siècle. L’abbaye est située en Italie, au Tyrol du Sud ou Haut-Adige, dans le Vinschgau (Val Venosta). 6. «Es ist gut, daβ die Spruchbänder weiβ sind, denn in der Anschauung des weiβen Lichtes, des unbegreiflichen Gottes muβ man verstummen. Dann hat man eben keine Worte mehr», IMHOF – BIALLOWONS (éds), Karl Rahner. Bilder eines Lebens, p. 135.

CONCLUSION

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esthéticiens. Elle remet en question la problématique du rapport entre la parole et l’image, entre les arts verbaux et les arts non-verbaux. Si Karl Rahner a plutôt privilégié la parole sur l’image, l’écoute sur la vision, nous avons toutefois constaté dans les derniers écrits une revalorisation des arts non-verbaux dans l’expérience de la révélation et de l’autocommunication divine. La réponse qu’il transmet au père abbé de l’abbaye de Marienberg accorde à la vision sans mot une place prédominante, vision renvoyant à cette vision en laquelle la présence de Dieu se donne et se donnera éternellement au-delà de toute parole, à cette «bienheureuse entrée en silence qui remplit le ciel jusque dans la claire vision de Dieu face à face»7. Elle manifeste cet approfondissement du «dernier Rahner» souligné par Yves Tourenne, cette reductio in unum mysterium toujours plus prépondérante, cette affirmation toujours plus vive de l’incompréhensibilité de Dieu et du dépassement de toute parole dans le silence, un silence qui est doublement «théologique», car il est «ce vers quoi tend toute théologie chrétienne pour peu qu’elle soit consciente de son propre sens de reductio in unum mysterium» et il est «connaissance du véritable Dieu, connaissance fondamentale qui est à la base de toute connaissance théologique ultérieure»8. D’autre part, la mention du passage de l’expérience de la blancheur de la banderole tenue par les anges à la contemplation de la lumière blanche divine révèle la manière même dont Karl Rahner pouvait vivre une expérience esthétique dans un mouvement de transcendantalité tout à la fois sensible et spirituel, comme un véritable phénomène religieux et comme un évènement de révélation et d’autocommunication divine. Nous retrouvons la problématique d’une théologie non-verbale. Ce passage de la blancheur perçue vers la blancheur de la lumière divine exprime le mouvement analogique au fondement des «formes originaires» vers le Mystère. L’acte de perception sensible du blanc implique en lui-même un double moment sensible d’affirmation et de négation qui permet cette ouverture: elle est à la fois cette blancheur qui s’offre et cette absence de toute représentation. Le philosophe Jean-Jacques Wunenburger indique ces deux dimensions de la blancheur: le blanc est une couleur «auto-différenciée, un pur phénomène qui apparaît dans la blancheur» et une «indifférenciation extrême», un «retrait maximal de toute détermination»9. Avançant dans sa réflexion à propos de la couleur, il explicite cette capacité de la 7. Expériences d’un théologien catholique, trad. R. MENGUS, Paris, Cariscript, 1985, p. 18. 8. Y. TOURENNE, La théologie du dernier Rahner. «Aborder au sans-rivage» (Cogitatio fidei, 187), Paris, Cerf, 1995, pp. 288-289. 9. Voir J.-J. WUNENBURGER, La couleur ou la «profondeur» du monde, in R. QUILLIOT (éd.), La philosophie de l’art, Paris, Ellipses, 2014, 195-207, p. 204.

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CONCLUSION

couleur à ouvrir au mystère et à le présentifier. Il insiste sur le fait que «dans le cas de l’art, la potentialité phénoménale de la couleur se découvre telle qu’elle permet non seulement au sujet de faire des expériences-limites de l’extase sensible, mais encore de découvrir sur l’envers du coloré une dimension de profondeur qui s’ouvre l’infini»10. Telle a bien été l’expérience esthétique de Karl Rahner devant ces fresques romanes, une expérience de la blancheur comme expression la lumière blanche du Dieu incompréhensible qui se communique. Dans notre introduction, nous avons souligné l’importance d’un dialogue renouvelé entre l’Église et les arts dans la ligne du concile Vatican II. Nous avons émis le constat d’un nombre croissant d’initiatives ecclésiales et non-ecclésiales qui confirment une situation nouvelle de dialogue dans des configurations inédites qui ne sont pas sans susciter des questionnements ou même de vives réticences. Dans ce contexte nouveau, la réflexion rahnérienne sur les arts peut apporter des éléments décisifs de discernement. En effet, bien que ces textes répondent à des situations contextualisées qui ne sont plus les nôtres, ils développent une analyse fondamentale et explicitent des principes fondamentaux qui peuvent être encore actuels et tout à fait éclairants. C’est aussi, précisément, parce qu’ils répondent à des situations singulières et qu’ils sont en ce sens des textes de théologie pratique, qu’ils peuvent être d’un grand apport: ils nous montrent la manière dont, dans ce domaine des arts, un théologien se laisse interroger et réfléchit dans l’actualité de l’Église et de la société. Se référer aujourd’hui à Karl Rahner dans le domaine des arts, ne signifie en aucun cas le répéter, ce serait aller à l’encontre du statut de ces textes et de la démarche théologique qui les sous-tend. Réfléchissant sur «Les enjeux théologiques et pastoraux d’une lecture actuelle de l’œuvre de Karl Rahner», Christoph Theobald fait remarquer qu’entrer dans l’œuvre rahnérienne, c’est nécessairement en sortir aussi «au nom de son propre principe de l’historicité du christianisme et de l’Église»; et il poursuit: «mais tout dépend de la manière de quitter l’œuvre de Rahner. Pour ma part, je la quitte non en rahnérien mais comme quelqu’un qui continue à la fréquenter régulièrement pour apprendre de lui à penser par moi-même»11. C’est en ce sens que nous avons choisi d’entrer dans la pensée de Karl Rahner sur l’art, nous tenant autant que possible et tout au long de cette recherche au plus près de ses écrits.

10. Ibid., p. 207. 11. C. THEOBALD, Selon l’Esprit de sainteté. Genèse d’une théologie systématique (Cogitatio fidei, 296), Paris, Cerf, 2015, respectivement p. 46 (il s’agit du titre du premier chapitre de l’ouvrage, première partie) et p. 69.

ABRÉVIATIONS

Pour les références complètes des ouvrages, on se reportera à la bibliographie ci-après. Ét GG SW SzT TfF

Écrits théologiques Grundkurs des Glaubens. Einführung in den Begriff des Christentums Sämtliche Werke Schriften zur Theologie Traité fondamental de la foi

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BIBLIOGRAPHIE

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II. BIBLIOGRAPHIE SECONDAIRE SÉLECTIVE Sont repris ici les ouvrages cités dans les références ainsi que ceux qui, tout en ne correspondant pas directement à la problématique de cet ouvrage, permettent d’élargir la recherche. 1. Livres ou articles relatifs aux «écrits sur l’art» de Karl Rahner ALVERSON J.W., Priest and Poet. Karl Rahner’s Theological Method in Dialogue with Hermeneutical Theological Method, PhD dissertation, Pittsburgh, PA, Duquesne University, 1995. CHOI K.J., The Role of Beauty in Moral Discernment. An Appraisal from Rahnerian and Edwardsean Perspectives, PhD dissertation, Chestnut Hill, MA, Boston College, 2006. CHOI K.J., Beauty in a Rahnerian Key? Some Reflections on the Perception of the Beautiful in Transcendental Experience, in D.C. ROBINSON (éd.), God’s Grandeur: The Arts and Imagination in Theology (The Annual Publication of the College Theology Society, 52), Maryknoll, NY, Orbis, 2007, 167-190. CONLON J.J., Karl Rahner’s Theory of Sensation, in The Thomist 41 (1977), no 3, 400-417. DILLENBERGER J., Contemporary Theologians and Visuals Arts, in Journal of the American Academy of Religion 53 (1985) 599-615. Réimpr. in J. DILLENBERGER, A Theology of Artistic Sensibilities. The Visuals Arts and the Church, London, SCM, 1987, 215-228. DOUD R.E., Sensibility in Rahner and Merleau-Ponty, in The Thomist 44 (1980), no 3, 372-389. DOUD R.E., Poetry and Sensibility in the Vision of Karl Rahner, in Thought 58 (1983), no 4, 439-452. DUNNING J.B., Human Creativity. A Symbol of Transcendence in Contemporary Psychology and Theology of Karl Rahner – Implications for Religious Education, PhD dissertation, Washington, DC, The Catholic University of America, 1973 [abstract in Religious Education 70 (1975), no 4, 429-430]. DUQUE J., A arte como teologia. Sobre alguns textos de Karl Rahner, in Theologica Série II/30 (1995), no 1, 139-153. LITTLE B., Anthropology and Art in the Theology of Karl Rahner, in The Heythrop Journal 42 (2011) 939-951. MASSON R., Rahner’s Primordial Words and Bernstein’s Metaphorical Leaps. The Affinity of Art with Religion and Theology, in Horizons 33 (2006) 276-297. NEUFELD K.H., Theologie und Dichtung. Über Karl Rahner, in IBW-Journal – Zeitschrift des Deutschen Instituts für Bildung und Wissen 42 (2004), no 2, 3-9. SPADARO A., Il contributo di Karl Rahner per una theologia della letteratura, in Rassegna di teologia 41(2000), no 5, 661-676. SPADARO A., La grazia della parola: Karl Rahner e la poesia, Milano, Jaca Book, 2006. THIESSEN G.E., Karl Rahner. Toward a Theological Aesthetics, in D. MARMION – M.E. HINES (éds), The Cambridge Companion to Karl Rahner, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, 225-234. TOURENNE Y., Amorce d’une esthétique théologique chez Karl Rahner?, in Recherches de Science Religieuse 85 (1997), no 3, 383-418.

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AUTRES

AKERS M., Marina Abramović, The Artist Is Present, documentaire, États-Unis, 2012, 104 min. (présentation sur Pretty Pictures: http://prettypictures.fr/catalogue/2012/marina-abramovic-the-artist-is-present-film-documentaire/ (consulté le 21 septembre 2018). ARCHIPEL, Festival des musiques d’aujourd’hui, Genève; en 2009 présentation du festival en ligne: www.archipel.org/global/past/2009/index.php (consulté le 27 septembre 2018) COURT R., La notion de «musique sacrée» au défi de Stravinsky. Notes sur la notion de sacré à partir de Cézanne et Heidegger. www.protestantismeetimages.com/R-Court-La-notion-de-musique.html (consulté le 21 septembre 2018). Henri Cartier-Bresson, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 2013. Le monochrome. Parcours dans les collections modernes et contemporaines 2011-2012, http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ ENS-monochrome/ENS-monochrome.html#haut (consulté le 21 septembre 2018). Traces du Sacré, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 2008. WAT P., Lumière et couleur (la théorie de Goethe), de Turner, émission de J. DE LOISY, Les Regardeurs, du 8 novembre 2014, France-Culture/Radio France. Accès en ligne: https://www.franceculture.fr/emissions/les-regardeurs/lumiereet-couleur-la-theorie-de-goethe-de-turner-2014-11-08 (consulté le 27 septembre 2018). Yves Klein. Corps, couleur, immatériel, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2006.

INDEX I. INDEX BIBLIQUE Genèse

33

Isaïe 7,14

294

Matthieu 5,8 6,22

240 253

174 73 80, 351 131 168 240

2 Corinthiens 4,4 240

Luc 4,1-2

30

Jean 1,18 8

459 258 171

Romains 3,4 10,17

1 Corinthiens 1,17-25 1,26-31 2,14-16 5,9-13 9,22 13,12

173 260

Philippiens 2,7

206

Colossiens 1,15 1,17-25 1,17

240 174 221

1 Jean 1,1-4

236, 247, 382, 450

II. INDEX ONOMASTIQUE ABRAHAM (AT) 117, 410 ABRAMOVIĆ, M. 169 ADAM DE SAINT-VICTOR 43, 74 AGAMBEN, G. 273 AKERS, M. 169 ALACOQUE, M.-M. 232 ALEXANDRE, J. 18 ALLEMANN, B. 53 ALLOUCHERIE, J. 246 AMHERDT, F.-X. 216 ANGELICO, FRA 278 ANSERMET, E. 313 ARASSE, D. 194 ARISTOTE 187, 371 ARJAKOVSKY, P. 166, 216 ARNOLD, F.X. 3 AUCLAIR, M. 273

AUDI, P. 68, 111, 122, 126, 201, 312, 365, 375 AUGÉ, M. 203, 277, 316 AUGUSTIN D’HIPPONE 16, 32, 43, 74, 214, 292, 300, 313 AUROUX, S. 152 AZOUVI, F. 158 BACH, J.-S. 211, 293, 314, 319, 385, 432, 434, 435, 445 BACHELARD, G. 55, 62, 63, 80, 193 BAETENS, J. 112 BAGOT, J.-P. 139 BALKE, H. 333 BALTHASAR, H.U. (VON) XV, 1, 3, 19, 91, 214, 217, 356, 357 BARBARIN, P. 214

488

INDEX

BARRIOS, D. 171 BARTHES, R. 111 BATAILLE, G. 273 BATLOGG, A.R. 48 BEATLES (LES) 287, 288, 309, 325, 331, 362, 363, 366, 406, 407, 408, 411 BEAUFRET, J. 53 BEAUVAIS, R. 307 BEDNARZ, J. 120 BEETHOVEN, L. (VAN) 293, 297, 298, 314, 315, 376, 385, 432 BELLARMIN, R. 261 BENOIST, J. 111 BENOÎT XVI 15 BERDIAEV, N. 123, 132 BERNIN 85 BETHSABÉE (AT) 294 BIALLOWONS, H. 1, 2, 3, 139, 466 BLAJOT, J. 47, 48, 77, 147, 307, 357 BLÖCH, H. 145 BLÜHM, A. 456 BÖLL, H. 2, 239 BOESPFLUG, F. 276, 277 BONAVENTURE 43, 74, 247 BONCOMPAIN, J. 112 BONHOEFFER, D. 33 BONNEFOY, Y. VII, 43, 44, 63, 219, 220 BOSCO (DON) 292 BOSCO, M. 10 BOSSUET, J.-B. 313 BOUCOURECHLIEV, A. 313, 314, 315 BOUISSON, A.-M. 146 BOURBOULON, H. 7, 24, 65 BOURDEAU, F. 154 BRASSENS, G. 307 BRENTANO, C. 43, 56, 74 BRETON, S. 448 BROKMEIER, W. 36, 53, 166 BROWNSTONE, G. 18 BRUCKNER, A. 210, 319, 442 BUSSINI, F. 24, 96 CALVIN, J. 261, 295, 428 CAMUS, A. 152 CANO, M. 276 CAPEILLÈRES, F. 193 CAPELLE-DUMONT, P. 44

CARTIER-BRESSON, H. 272 CASSINGENA-TRÉVEDY, F. 44 CASSIRER, E. 43, 193, 278 CELAN, P. 44 CÉZANNE, P. 272, 315 CHAGALL, M. 163 CHAMPAIGNE, P. 278 CHARLEMAGNE 294 CHARLES, D. 244 CHARLIER, C. 279, 280 CHARPENTIER, M.-A. 314 CHARRU, P. 273, 435 CHARTIER, R. 112 CHARTRAND, M. 187 CHAUVET, L.-M. 11 CHAUVIRÉ, Y. 273 CHOLVY, B. 135 CHRÉTIEN, J.-L. 192, 195 CLAIR, J. 126 CLAUTEAUX, E. 84 CLERT, I. 272 COHN, D. 281 COLIN, P. 156 CONLON, J.J. 236 CORBIN, H. 53, 59 COTTIN, J. 18, 290 COURT, R. 314, 315 COURTINE, J.-F. 187 COUTURIER, M.-A. 356 CRAGG, T. 201, 202 CRIVELLI, C. 278 DANTE ALIGHIERI 43, 74, 175 DAOUST, G. 151, 206, 258 DA SILVA-CHARRAK, C. 244 DAVIS, M. 273 DEBUSSY, C. 273 DE CLERCK, P. 445 DEGUY, M. 44 DE LALÈNE, G. 146 DE LALÈNE, S. 146 DE LAUNAY, M. 158 DELEUZE, G. 244, 273 DÉMANN, P. 291 DENYS L’ARÉOPAGITE 273 DESCARTES, R. XIII DIDI-HUBERMAN, G. 202, 203, 273, 277, 278, 315, 316 DIETSCHY, N. 18

INDEX

DIRKS, W. 2 DOMINGUEZ, J.M. 47 DONCEEL, J. 181 DORÉ, J. 437 DOSTOÏEVSKI, F.M 132, 389 DOUD, R.E. 236, 244 DROSTE-HÜLSHOFF, A.-E. (VON) 43, 74 DU BORD, C.-H. 44 DÜRER, A. 226, 303 DUFLO, C. 329 DUFRENNE, M. 201, 244 DUQUE, J. 6, 345 DURAND, G. 193, 223, 274, 278, 279, 280 DUVAL, A. 14, 286, 287, 307, 308, 309, 311, 366, 374, 406, 432 DUVAL, P.-A. 307 ECKHART (MAÎTRE) 43, 74 ECO, U. 203, 273, 277, 316 EDELMAN, B. 112 EGGER, K. 466 EHLINGER, C. 171 ELIADE, M. 274, 338 ÉLIE (AT) 295 ÉLISABETH (NT) 294 EUVÉ, F. 329 EVRARD, J. 135, 213 ÉZÉCHIEL (AT) 43, 51 FAGNIEZ, P. 16 FÉDIER, F. 53, 166, 216 FERRY, J.F. 301 FICHTE, J.G. 111 FICKER VON FELDHAUS (VON), L. FIEDLER, K. 280, 281 FILLIOT, P. 219, 229, 272 FOISSY, S. 244 FONTAINE-DE VISSCHER, L. 54 FONTANA, L. 273 FOUCAULT, M. 111, 367, 368 FRAIGNEAU-JULIEN, B. 81, 163 FRANCE-LANORD, H. 166, 216 FRANCK, L. 85 FRANÇOIS (PAPE) 15, 16 FRANÇOIS D’ASSISE 43, 55 FREUD, S. 61, 193 FRIEDRICH, C.D. 273

48

489

GABUS, J.-P. 202 GADAMER, H.-G. XV, 187 GADDI, T. 278 GAGEY, H.-J. 95 GASSET, S. 314 GAUFFRE, C. 273 GEFFRÉ, C. 447 GÉLÉBART, Y.C. 192 GENET, J. 277 GEPPERT, G. 287, 325, 331 GERL-FALKOVITZ, H.-B. 2 GHRISTI, C. 273 GIBERT, P. 461 GIOTTO DI BONDONE 278 GIVORD, R. 4, 48, 52, 53, 58, 79, 82, 83, 88, 89, 91, 196, 203, 206, 258, 283, 415 GODARD, H. 363 GOETHE, J.W. (VON) 43, 55, 69, 232, 233, 297, 438 GRABE, W. 292 GRÄB, W. 18 GRANGER, G.-G. 170, 371 GRAVES, J. 273 GREEN, J. 214 GREER, J. 456 GRÉGOIRE DE TOURS 295 GREISCH, J. 2, 448 GRENIER, C. 18 GROB, F. 459 GROS, F. 367, 368 GROUX, P. 152 GUARDINI, R. 2, 99 GUARESCHI, G. 109 GUÉRIN, J. 152 GUSDORF, G. 159 GUY, A. 74 HÄRING, B. 154 HAMPE, J.C. 337 HEGEL, G.W.F. 192, 314 HEIDEGGER, M. XI, XII, 36, 43, 53, 54, 57, 59, 107, 117, 118, 166, 187, 216, 247, 315, 409, 419 HEINEN, W. 240 HEINRICH, F. 146, 159 HENRICI, P. 95 HENRY, M. 192, 223, 224, 273 HÉRACLITE 216

490

INDEX

HERMANN, F.-W. (VON) XII HERVIER, J. 53 HESSE, H. 145, 156 HÉTIER, D. XV, 15, 19 HINES, M.E. 1 HÖLDERLIN, F. 43, 44, 53, 59, 297 HOFBECK, J. 42, 319 HOLZER, V. XVI, 95, 107, 115, 116, 123, 448 HURTADO, L.W. 171 IGNACE D’ANTIOCHE 43, 74 IGNACE DE LOYOLA 95, 97, 169, 187, 257, 263, 414 IMHOF, P. 1, 2, 3, 139, 466 ISAAC (AT) 117, 410 JACCOTTET, P. 43, 44, 98, 99 JACOB (AT) 117, 410 JANSEN, L. 456 JARCZYK, G. 1, 203, 206 JEAN DAMASCÈNE 261 JEAN DE LA CROIX 43, 52, 74, 214 JEAN-PAUL II 15, 16, 17 JIMENEZ, M. 200, 201 JOSQUIN DES PRÉS 314 KAENEL, P. 18 KANDINSKY, V. 223, 224, 272 KANT, E. 111, 245 KARLSTADT, A.R.B. (VON) 261 KEARNEY, R. 448 KELKEL, A.L. 53 KIERKEGAARD, S. 159 KIRCHHOFFER, P. 23, 266 KLEE, P. 272 KLEIBEL, A. 109 KLEIN, Y. 272 KÖSTERS, B. 333 KÜHNELT-LEDDIHN, E. (VON) 2 LACOSTE, J.-Y. 446 LADRIÈRE, J. 361, 446 LAFUMA, L. 165 LAGRUT, B. 123 LAMBERT, F. 203, 277, 316 LANDES, S. 17 LANGGÄSSER, E. 146, 159 LAUNAY, J. 53

LAURENT, B. 19 LE FORT, G. (VON) 146, 156 LEHMANN, K. 23 LEÓN, L. (DE) 43, 74 LÉVINAS, E. 53, 279, 280 LIGUORI, A. (DE) 232 LITTLE, B. 1, 6, 10 LOISY, J. (DE) 229 LORENZETTI, A. 278 LOUIS, G. 18 LOUIS IV DE BAVIÈRE 107 LUCAS, N. 171 LUCQUES, C. 99 LUTHER, M. 249, 260, 292, 295, 428 MAÎTRE DE VYŠŠÍ BROD 278 MALDINEY, H. 192, 195, 202, 273 MALEVITCH, K. 272 MALGOUYRES, P. 85 MALRAUX, A. 363 MAMBRINO, J. 44 MANN, T. 145, 156 MANZI, F. 460 MARCADÈ, B. 18 MARCEL, G. 156 MARÉCHAL, J. XI, 263 MARIE (NT) 294 MARITAIN, J. 126, 193, 281, 313, 454 MARMION, D. 1 MARTINEZ RUIZ, F. 47 MATTÉI, J.-F. 53 MELLER, M. 27 MENGUS, R. 171, 269, 423 MERCIER, G. 290 MERLEAU-PONTY, M. XIII, 43, 52, 53, 201, 208, 236, 244, 280 MÉTHODE D’OLYMPE 43, 74 METZ, J.-B. XII, 41, 135, 217, 218, 319 MICHAUX, S. 44 MODIANO, P. 389 MOÏSE (AT) 295 MOLTMANN, J. 162, 163, 329 MONDRIAN, P. 272 MONET, C. 229, 272 MONTEVERDI, C. 314 MORIN, E. 389 MOZART, W.A. 293, 313, 385, 432 MÜLLER, O. 108, 109, 120, 307 MULLER, C. 2, 27, 38

INDEX

NABERT, J. 215 NABERT, N. 44 NAZARÉ(NI)ENS (L’ÉCOLE DES) 173, 230, 305, 376, 402 NERVILLE, A. 132 NEUFELD, K.H. 2, 47, 307 NEWMAN, B. 272, 273 NEWMAN, J.H. 43, 74, 186, 187, 214, 252 NIETZSCHE, F. 43, 52 NINEY, F. 203, 277, 316 NORTON DE MATOS, J. 48 NOVALIS 43, 52 NYS-MAZURE, C. 44 O’BRIEN, J.A. 139 OLIVE, M.-M. 186 O’NEILL, C.E. 47 ORIGÈNE 23, 247 OSCHÉ, M. 290 OUSPENSKY, L. 16 PAGAZZI, G.C. 460 PALESTRINA, G.P. (DA) 314 PARMÉNIDE 216 PASCAL, B. 152, 165 PAUL (NT) 80, 131, 168, 331 PAUL VI 15 PAWEK, K. 239 PETIT, M.J.-C. 187 PIGUET, P. 44 PLATON XV, 193 PRÉAU, A. 57, 247 PROUST, M. 208 PRZYWARA, E. 95, 225 PUSTET, A. 108 QUARTON, E. 278 QUILLIOT, R. 467 QUINN, E. 182 RAFFELT, A. 23, 48 RAHNER, H. 23, 263, 329 RATZINGER, J. 213, 240 REINHARDT, A.D.F. [AD] 272 REMBRANDT 202, 210, 230, 277, 278, 293, 296, 298, 319, 385, 431, 442 REVET, R. 33 RIAUDEL, O. XIII, 42, 186

491

RICCABONA, C. 27 RICŒUR, P. XV, 11, 43, 61, 62, 158, 215, 216, 219, 220, 361, 371, 372, 446, 464 RIGAUD, B. 202 RILEY, H.M. 181 RILKE, R.M. 43, 44, 53, 57, 59, 98, 99, 246, 273, 297, 364, 365, 388 RINSER, L. XIII, 2, 13, 104, 105, 141, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 153, 155, 156, 157, 159, 163, 166, 168, 169, 175, 350, 352, 353, 357, 366, 370, 371, 372, 373, 401, 425 RIOUT, D. 272 RIPALDA, J.M. 301 ROBERT, S. 217 ROCHAIS, H. 95, 135, 168, 196, 213, 356, 455 ROCHLITZ, R. 152 RODTCHENKO, A. 272 ROTHKO, M. 272 ROUET, A. 18 ROUSSEAU, J.-J. 68 ROUSSELOT, P. 260 RYMAN, R. 272 SACRE, É. XV SAINT, J.-M. 202 SAINT-MARTIN, I. 18, 290 SALIN, D. 217 SÁNCHEZ DE MURILLO, J. 146 SARAH (AT) 294 SARTRE, J.-P. 152 SCHÄRPF, O. 5, 289, 290, 299, 319 SCHALLER, B. 18 SCHAMONI, V. 292 SCHAUDER, K. 146 SCHMEMANN, A. 445 SCHNEIDER, L. 108 SCHOBER, A. 146 SCHURR, V. 3 SCHWAB, H.-R. 145 SECRETAN, P. 95, 225 SENDREZ, D. 213 SESBOÜÉ, B. 24, 95, 120 SILESIUS, A. 43, 74, 246 SLADECZEK, F.-M. XI SOULETIE, J.-L. 448 SPADARO, A. 9

492

INDEX

STAGAMAN, D. 10 STAROBINSKY, J. 63 STIEG, G. 246 STOLWIJK, C. 456 STRAUSS, E. 192 STRAVINSKY, I. 287, 313, 314, 315, 324, 350, 360, 375, 386, 390, 406, 433 TENHUMBERG, H. 333 THÉLOT, J. 246 THEOBALD, C. IX, 8, 19, 24, 217, 285, 435, 448, 468 THÉRÈSE D’AVILA 85 THÉRÈSE DE L’ENFANT-JÉSUS 292 THIESSEN, G.E. 1, 6, 15 THOMAS D’AQUIN 32, 33, 43, 45, 69, 74, 195, 196, 197, 198, 214, 245, 252, 261 THOMAS DE CELANO 43, 74 TILLICH, P. 2, 19, 202 TODOROVITCH, F. 2 TONIUTTI, E. 2 TOURENNE, Y. 4, 5, 10, 13, 24, 27, 31, 35, 53, 114, 213, 216, 217, 446, 467 TRAKL, G. 109 TRAWNY, P. 166 TRICOIRE, A. 126 TROCHERS, Y. XIII, 42 TROUPE, Q. 273 VALADIER, P. 126 VANDENBROUCKE, F.

214

VAN EYCK, J. 278 VAN GOGH, V. 295, 347, 453, 456, 461 VAN HEUGTEN, S. 456 VAN RUYSBROECK, J. 252 VAZQUEZ, G. 301 VÉNUS 294 VETÖ, E. 123 VIAU, M. 445 VIDAL, M. 291 VIGÉE, C. 44 VIGNAL, M. 320 VILLEPELET, D. 15 VIRRION, R. 4, 24, 240, 307, 309 VOISS, J.K. 10 VOLTAIRE 292 VORGRIMLER, H. 2, 3, 7, 91, 229, 291, 349, 356 WAGNER, R. 298, 315 WAT, P. 229 WAUGH, E. 313 WEBERN, A. 273 WIMMER, E. 27 WIRTH, J. 294 WITTGENSTEIN, L. 43, 170 WUNENBURGER, J.-J. 228, 274, 277, 467 ZANGERLE, I. 48, 109 ZARADER, M. 53 ZIEGLER, S. 53 ZWINGLI, H. 261

BIBLIOTHECA EPHEMERIDUM THEOLOGICARUM LOVANIENSIUM

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