Un regard critique sur la gestion avec l’oeil de Georges Bataille 9782376877653, 2376877652

Cet ouvrage fait suite au premier colloque interdisciplinaire consacré à la pensée de Georges Bataille comme fondement d

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Un regard critique sur la gestion avec l’oeil de Georges Bataille
 9782376877653, 2376877652

Table of contents :
SOMMAIRE
Avant propos
Préface Bataille dans les sciences de gestion ?
L’œuvre en apparence disparate de Georges Bataille
Une œuvre ordonnée au désordre
Notions batailliennes et sciences de gestion
Quelle « valeur d’usage » de la pensée de Bataille pour une critique en sciences humaines et sociales et donc en gestion ?
Le passage du non-savoir au savoir ou à sa critique
Première partie. La trajectoire de pensée de Bataille
Chapitre 1. L’ « homme de l’art souverain ». Georges Bataille, la dépense et le sacrifice
Du potlatch selon Marcel Mauss aux formes de la dépense (sacrifice, érotisme, jeu, art, lutte de classes)
L’économie générale, le don en pure perte du soleil et « l’usage des richesses »
De l’homme du sacrifice à L’ « homme de l’art souverain »
Chapitre 2. Bataille et la psychanalyse
Bataille sur le divan de Borel et le supplice chinois
Sylvia Bataille, les revues
Puissance extatique des mondes disparus
La conjuration de l’obscur
Sade et Nietzsche
Détournement de Nietzsche
Freud, Kojève, etc.
Surfascisme
Hétérologie
Lacan
Deuxième partie. La spécificité du regard bataillien
Chapitre 1. Bataille, lecteur de Kojève
Introduction
Kojève lecteur de Hegel : la Fin de l’Histoire
Bataille lecteur de Kojève : Hegel, la mort et le sacrifice
Chapitre 2. Baudrillard, par-delà Mauss et Bataille
L’apport théorique de Bataille
Bataille a mal lu Mauss
Au-delà du gaspillage
Le « Théorème de la part maudite »
Chapitre 3. Excès, dépense et don chez Bataille et Simone Weil. Deux versions de l’anti-utilitarisme
L’opposition première
La remise en cause de l’économie et du travail modernes au-delà de l’anthropocentrisme et du productivisme
Le travail, aliénation ou donation ?
« Souveraineté » et « communauté »
Energie, « dépense » et « action »
Troisième partie. Une critique anthropologique et épistémologique des sciences de gestion
Chapitre 1. Actualité anthropologique de Bataille. Homo interruptus entre travail et intimité
Introduction
Apport anthropologique
Effervescence collective
Chapitre 2. La contribution de Bataille à une anthropologie élargie du management et des sciences de gestion
La plurisdisciplinarité comme exigence en vue d’un élargissement de la vision gestionnaire
L’économie générale du vivant : une perspective anthropologique pour les gestionnaires
Conclusion
Chapitre 3. Bataille et les paradigmes réaliste, interprétativiste et constructiviste
Introduction
La classification standard des théories de la connaissance et ses critiques
Connaître selon Bataille
Une double critique
Conclusion
Chapitre 4. La pensée de Bataille peut-elle nous aider à nous libérer de la cage ?
Nous sommes « une explosion d’énergie »
Survivre n’est pas vivre
La « réalité économique » est une création humaine
La révolution est-elle une question dépassée ?
Quel est l’état de la société française ?
L’« Entreprisation du Monde »
Se libérer de l’idée d’économie et de l’entreprise
« Oh, la belle bleue ! »
Des hommes qui bâtissent leurs maisons, tout en faisant la fête
Quatrième partie. Une critique de l’organisation du travail et des activités humaines
Chapitre 1. Le bétail cyborg et l’acéphale. À quoi diable mettons-nous notre énergie ?
Préambule – À contre-emploi
Bétail biopolitique : pour une archéologie de la malédiction du travail
Devenir-robot : la combustion et la recette
Réparation : l’acéphale, l’anarchiste et le pirate
Pour conclure – Les miettes de la Négativité : le cheptel et l’arsenal
Chapitre 2. Les suicides au travail : un retour des sacrifices humains ?
La théorie bataillienne du sacrifice
La dimension sacrificielle des suicides au travail
Conclusion
Chapitre 3. Une critique sans réserve du monde du travail. Georges Bataille au prisme de la dialectique négative
Chapitre 4. L’érotisme des cœurs est-il devenu impossible à l’ère des plateformes numériques de rencontre ? Quelques réflexions à partir de la conception de l’amour chez Bataille
L’érotisme et l’amour vus par Bataille
Les logiques à l’œuvre chez les utilisateurs des plateformes de rencontres numériques : synthèse des analyses sociologiques
Bataille désinstalle Tinder
Chapitre 5. Bataille et Artpress : l’art et l’érotisme
Entretien de Catherine Millet avec François De March
Cinquième partie. La critique des outils de gestion
Chapitre 1. Le point aveugle de la vision. Des éléments pour repenser la perspective visuelle, la comptabilité et la redevabilité
Introduction
La comptabilité en tant qu’institution et l’œil fixe de la perspective géométrique linéaire
L’œil de chair dans L’Œil et l’Esprit de Maurice Merleau-Ponty et l’œil aveugle de Georges Bataille
Bataille : une autre vision et une autre capacité à rendre compte
Conclusions
Chapter 2. Bataille, the Poverty of Innovation Theory and the Rise of Creation Studies
Introduction
The Wastrels of Business Studies
Business Studies and the General Economy
Creativity as Another Story of the Eye
The Potlatch of Entrepreneurship
Expenditure and the Innovator
The Rise of the “False Batailles” — On the Evangelists of Abundance
For a Bataillean theory of creation — and an end to business studies?
Chapitre 3. Le jeu avec le « je » : un point aveugle des sciences de gestion
Introduction
Joueurs de Marie Monge
Conclusion
Chapitre 4. Responsabilité sociale et environnementale : la part des entreprises, la part des salariés
Une RSE en forme de double fond
Une relecture bataillienne des fondements de la RSE
Conclusion : entre fausseté de la communication corporate et désir de communauté des salariés
Postface ouverte Bataille et la critique de la gestion ?
Introduction
Le point d’attaque : la convenance sociale
L’horizon : l’inconcevable de la vie
La porte d’entrée : le jeu
Conclusion : retour à la gestion impossible de la part maudite
Bibliographie générale
Ouvrages et articles de Georges Bataille
Autres ouvrages et articles
Résumés des chapitres
Résumés en français
Résumés en anglais
Notices biographiques
Index des noms propres

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© Éditions EMS, 2023 Tous droits réservés

www.editions-ems.fr ISBN : 978-2-37687-765-3 (versions numériques)

UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE Dirigé par François De March et Jean-Paul Dumond

136 Boulevard du Maréchal Leclerc 14000 CAEN

« Dans la manière de penser que j’introduis, ce qui compte n’est jamais l’affirmation. Ce que je dis, je le crois sans doute mais je sais que je porte en moi le mouvement voulant que l’affirmation, plus loin, s’évanouisse. S’il fallait me donner une place dans l’histoire de la pensée, ce serait, je crois pour avoir discerné les effets, dans notre vie humaine, de l’“évanouissement du réel discursif”, et pour avoir tiré de la description de ces effets une lumière évanouissante : cette lumière éblouit peut-être, mais elle annonce l’opacité de la nuit ; elle n’annonce que la nuit. » (Bataille, Post scriptum, (1953), O.C. T. V, [1973], p. 231) « À partir de là, nous pourrons définir généralement la situation de l’homme dans le monde. Il lui est incessamment imposé de choisir entre deux attitudes décisives : il peut, ou jouer, en défiant la mort ou trouver que la mort et le monde sont sérieux (ce que traduit la servilité du travail). Mais jamais ce dilemme n’est clairement articulé. C’est qu’un jeu authentique exige un déchainement de violence si grand que l’aspect de jeu, qui séduit, n’est plus immédiatement sensible en lui : il terrifie, bien au contraire, et ne ravit que dans l’horreur. Or c’est seulement dans les jeux innocents, conciliables avec le travail, que l’on aperçoit le plus souvent le principe du jeu. » (Bataille, « Sommes-nous là pour jouer ? ou pour être sérieux ? », parution dans Critique, n° 49, juin 1951, O.C. T. XII, [1988], p. 116)

SOMMAIRE Avant propos....................................................................................................... 11 Préface –Bataille dans les sciences de gestion ?...............................................13 François De March L’œuvre en apparence disparate de Georges Bataille......................................14 Une œuvre ordonnée au désordre....................................................................19 Notions batailliennes et sciences de gestion....................................................21 Quelle « valeur d’usage » de la pensée de Bataille pour une critique en sciences humaines et sociales et donc en gestion ?.........................................27

Le passage du non-savoir au savoir ou à sa critique.......................................37

Première partie La trajectoire de pensée de Bataille et la psychanalyse Chapitre 1. L’ « homme de l’art souverain » Georges Bataille, la dépense et le sacrifice.......................................................46 Marina Galletti Du potlatch selon Marcel Mauss aux formes de la dépense (sacrifice, érotisme, jeu, art, lutte de classes)...................................................................47 L’économie générale, le don en pure perte du soleil et « l’usage des richesses »........................................................................................................52 De l’homme du sacrifice à L’ « homme de l’art souverain »...........................55 Chapitre 2. Bataille et la psychanalyse............................................................58 Elisabeth Roudinesco Bataille sur le divan de Borel et le supplice chinois........................................58

6  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE Sylvia Bataille, les revues ..............................................................................59

Puissance extatique des mondes disparus ......................................................60

La conjuration de l’obscur...............................................................................61 Sade et Nietzsche.............................................................................................61 Détournement de Nietzsche ............................................................................63 Freud, Kojève, etc...........................................................................................64

Surfascisme.....................................................................................................65

Hétérologie .....................................................................................................65 Lacan ..............................................................................................................66

Deuxième partie La spécificité du regard bataillien Chapitre 1. Bataille, lecteur de Kojève............................................................70 Laurent Bibard Introduction.....................................................................................................70 Kojève lecteur de Hegel : la Fin de l’Histoire.................................................71 Bataille lecteur de Kojève : Hegel, la mort et le sacrifice...............................76 Chapitre 2. Baudrillard, par-delà Mauss et Bataille......................................84 François L’Yvonnet L’apport théorique de Bataille.........................................................................85 Bataille a mal lu Mauss...................................................................................87 Au-delà du gaspillage......................................................................................89 Le « Théorème de la part maudite »................................................................91 Chapitre 3. Excès, dépense et don chez Bataille et Simone Weil Deux versions de l’anti-utilitarisme.................................................................93 Emmanuel Gabellieri L’opposition première.....................................................................................93 La remise en cause de l’économie et du travail modernes au-delà de l’anthropocentrisme et du productivisme...................................................95

Le travail, aliénation ou donation ?.................................................................97 « Souveraineté » et « communauté »...............................................................99

Energie, « dépense » et « action ».................................................................102

SOMMAIRE  n 7

Troisième partie Une critique anthropologique et épistémologique des sciences de gestion Chapitre 1. Actualité anthropologique de Bataille Homo interruptus entre travail et intimité.....................................................106

Michèle Richman

Introduction...................................................................................................106 Apport anthropologique................................................................................108 Effervescence collective................................................................................ 112

Chapitre 2. La contribution de Bataille à une anthropologie élargie du management et des sciences de gestion..................................................... 117 Jean-François Chanlat

La plurisdisciplinarité comme exigence en vue d’un élargissement de la vision gestionnaire ............................................................................... 117

L’économie générale du vivant : une perspective anthropologique pour les gestionnaires ...................................................................................122 Conclusion.....................................................................................................125 Chapitre 3. Bataille et les paradigmes réaliste, interprétativiste et constructiviste...................................................................................................126 Jean-Paul Dumond

Introduction...................................................................................................126 La classification standard des théories de la connaissance et ses critiques...127

Connaître selon Bataille................................................................................131 Une double critique.......................................................................................135 Conclusion.....................................................................................................138 Chapitre 4. La pensée de Bataille peut-elle nous aider à nous libérer de la cage ?........................................................................................................140 Andreu Solé

Nous sommes « une explosion d’énergie »...................................................140

Survivre n’est pas vivre.................................................................................141 La « réalité économique » est une création humaine....................................142 La révolution est-elle une question dépassée ? ............................................143 Quel est l’état de la société française ? .........................................................145

L’« Entreprisation du Monde »......................................................................147

8  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE Se libérer de l’idée d’économie et de l’entreprise.........................................149 « Oh, la belle bleue ! »..................................................................................150

Des hommes qui bâtissent leurs maisons, tout en faisant la fête ..................152

Quatrième partie Une critique de l’organisation du travail et des activités humaines dans le capitalisme contemporain Chapitre 1. Le bétail cyborg et l’acéphale À quoi diable mettons-nous notre énergie ?..................................................155 Cédric Mong-Hy

Préambule – À contre-emploi........................................................................155 Bétail biopolitique : pour une archéologie de la malédiction du travail.......157

Devenir-robot : la combustion et la recette...................................................159

Réparation : l’acéphale, l’anarchiste et le pirate...........................................161 Pour conclure – Les miettes de la Négativité : le cheptel et l’arsenal...........164 Chapitre 2. Les suicides au travail : un retour des sacrifices humains ?....166 François De March

La théorie bataillienne du sacrifice................................................................167 La dimension sacrificielle des suicides au travail.........................................171

Conclusion.....................................................................................................178 Chapitre 3. Une critique sans réserve du monde du travail Georges Bataille au prisme de la dialectique négative.................................181

Frédéric Porcher

Chapitre 4. L’érotisme des cœurs est-il devenu impossible à l’ère des plateformes numériques de rencontre ? Quelques réflexions à partir de la conception de l’amour chez Bataille.....194 Christine Noël-Lemaitre

L’érotisme et l’amour vus par Bataille..........................................................196 Les logiques à l’œuvre chez les utilisateurs des plateformes de rencontres numériques : synthèse des analyses sociologiques........................................202 Bataille désinstalle Tinder.............................................................................205 Chapitre 5. Bataille et Artpress : l’art et l’érotisme......................................208 Entretien de Catherine Millet avec François De March

SOMMAIRE  n 9

Cinquième partie La critique des outils de gestion Chapitre 1. Le point aveugle de la vision Des éléments pour repenser la perspective visuelle, la comptabilité et la redevabilité...................................................................................................217

Eleonora Montagner, Ilaria Fornacciari

Introduction ..................................................................................................217

La comptabilité en tant qu’institution et l’œil fixe de la perspective géométrique linéaire......................................................................................218

L’œil de chair dans L’Œil et l’Esprit de Maurice Merleau-Ponty et l’œil aveugle de Georges Bataille..........................................................................222 Bataille : une autre vision et une autre capacité à rendre compte.................225

Conclusions...................................................................................................229 Chapter 2. Bataille, the Poverty of Innovation Theory and the Rise of Creation Studies...............................................................................................230 Alf Rehn

Introduction...................................................................................................230 The Wastrels of Business Studies..................................................................232

Business Studies and the General Economy.................................................233

Creativity as Another Story of the Eye..........................................................234 The Potlatch of Entrepreneurship.................................................................236

Expenditure and the Innovator......................................................................238

The Rise of the “False Batailles” — On the Evangelists of Abundance.......239 For a Bataillean theory of creation — and an end to business studies?........241 Chapitre 3. Le jeu avec le « je » : un point aveugle des sciences de gestion..243

Christian Walter

Introduction ..................................................................................................243

Joueurs de Marie Monge...............................................................................246

Conclusion.....................................................................................................254 Chapitre 4. Responsabilité sociale et environnementale : la part des entreprises, la part des salariés....................................................256

Eric Gautier

Une RSE en forme de double fond................................................................256 Une relecture bataillienne des fondements de la RSE...................................261

10  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE Conclusion : entre fausseté de la communication corporate et désir de communauté des salariés...............................................................................267 Postface ouverte – Bataille et la critique de la gestion ?...............................268 Jean-Paul Dumond Introduction...................................................................................................268 Le point d’attaque : la convenance sociale....................................................270

L’horizon : l’inconcevable de la vie..............................................................273 La porte d’entrée : le jeu................................................................................275 Conclusion : retour à la gestion impossible de la part maudite.....................278 Bibliographie générale.....................................................................................281 Ouvrages et articles de Georges Bataille ......................................................281 Autres ouvrages et articles............................................................................284

Résumés des chapitres.....................................................................................305 Résumés en français......................................................................................305

Résumés en anglais....................................................................................... 311 Notices biographiques......................................................................................317 Index des noms propres...................................................................................323

Avant propos Cet ouvrage prolonge un colloque qui s’est tenu à l’IAE Gustave Eiffel de l’Université de Paris-Est Créteil (UPEC) les 9 et 10 mars 2022. Intitulé « Georges Bataille (1897-1962) : pour une critique du management et des sciences de gestion », il était organisé par l’Institut de Recherche en Gestion (IRG sous la co-tutelle de l’UPEC et de l’université Gustave Eiffel de Marne-la-Vallée), l’IAE Gustave Eiffel et la Société de Philosophie des Sciences de Gestion (SPSG). Le colloque a réuni pendant ces deux jours des écrivains, des universitaires et chercheurs de plusieurs disciplines (gestion, économie, sociologie, philosophie, littérature, histoire, psychanalyse) qui ont dialogué autour de la pensée et l’œuvre de Georges Bataille confrontées au management et aux sciences de gestion. C’est le premier colloque sur ce thème en France et dans le monde. L’ouvrage reflète le polythématisme de l’œuvre de Bataille et se nourrit de la diversité de ses contributeurs. C’est le premier ouvrage collectif sur Bataille et les organisations en France. Il approfondit les débats et discussions qui ont été menés pendant le colloque. Il n’est surtout pas un achèvement mais au contraire, nous l’espérons, l’ouverture d’un chemin nouveau et un appel à d’autres chercheurs à poursuivre les investigations en sciences humaines et sociales et en gestion à partir de la pensée de Bataille. Il convient de remercier tous les contributeurs à cet ouvrage qui ont permis sa réalisation et les auteurs qui s’étaient engagés pour et dans le colloque mais qui, pour diverses raisons, n’ont pas pu participer à cette publication collective : Marco Donato, Eugène Enriquez, Aurore Giacomel et Stephen Linstead. Nous exprimons également notre plus vive gratitude à la direction de l’IRG, en particulier, sa directrice Emmanuelle Dubocage, son

12  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE

directeur adjoint Alain Debenedetti et sa précédente directrice adjointe, Amina Béji-Bécheur, à la direction de l’IAE et son directeur, Christophe Torset, à Cécilia Chapuy-Delille, assistante de l’IRG, qui a fourni un appui logistique décisif pour l’organisation du colloque et aux doctorant.es de l’IRG et étudiant.es du Master Management des établissements de santé qui ont facilité sa tenue. Nous remercions aussi le CA de la SPSG et en particulier son président, Erwan Lamy pour son appui logistique, Mathias Béjean et Dejan Ristic qui ont contribué à la médiatisation du colloque, Julienne Brabet qui a prêté sa voix à une communication sur l’amour selon Bataille et Tania Webster qui a apporté son concours aux traductions des résumés des articles. Que Christian Limousin, Monika Marczuk et Michel Surya reçoivent, enfin, nos remerciements les plus chaleureux pour leurs conseils et informations sur Bataille. Selon les formules habituelles, rappelons que les imperfections de l’ouvrage ne sont le fait que des contributeurs et, en premier lieu, des deux coordinateurs de l’ouvrage, vos serviteurs. François De March et Jean-Paul Dumond

Préface Bataille dans les sciences de gestion ? François De March (IRG, Université Paris-Est Créteil) La pensée de Georges Bataille n’a quasiment jamais été sollicitée en sciences des organisations1 en France. Elle l’a été un peu plus dans les pays anglo-saxons avec les « critical management studies » (CMS) surtout dans le courant postmoderniste. Il est vrai que l’auteur de L’Erotisme et de L’Expérience intérieure semble très éloigné des problèmes de l’entreprise. Pourtant, sa pensée paradoxale a interrogé explicitement plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales auxquelles les sciences de gestion, selon plusieurs auteurs2, revendiquent d’appartenir : la politique dans les nombreux articles de l’entre-deux guerres et dans La Part maudite et La Souveraineté aprèsguerre mais aussi l’économie dans La notion de dépense et La Part maudite. La sociologie, l’anthropologie, l’histoire et la psychologie ont aussi été souvent sollicitées. Le thème du travail est enfin très présent dans son œuvre mais il est vrai de façon étrangement paradoxale puisque son histoire doit être pensée, selon lui, en contrepoint de celle de l’érotisme. Les sciences de gestion étaient balbutiantes à l’époque où il écrivait. Georges Bataille a pourtant fortement influencé des auteurs de la « French Theory »3 souvent référés par les études critiques en ma1 Les termes de sciences de gestion, sciences des organisations, science de l’administration sont des vocables nationaux ou régionaux abordant des problèmes semblables (Martinet, Pesqueux, 2013, p. 23). 2 Cf. Martinet, Pesqueux, 2013 ; Hatchuel, 2007. 3 Ce terme rassembleur d’auteurs des années 1960-1970 ne correspondait pas à la réalité car ils avaient beaucoup de différences entre eux : Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard, Jacques Derrida, Jacques Lacan.

14  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE

nagement à la différence de Bataille lui-même. Foucault par exemple disait : « J’ai longtemps été la proie d’un conflit mal résolu entre, d’un côté, ma passion pour Blanchot et Bataille, et, de l’autre, mon intérêt pour certaines études positives comme celles de Dumézil et de Lévi-Strauss. Toutefois, ces deux orientations – dont le problème religieux constitue peut-être l’unique dénominateur commun – ont à vrai dire également concouru à ce que je sois amené à penser la dissolution du sujet.  » (Cité par Habermas, 1988, p. 281-282)

Bien que Bataille, l’iconoclaste, ait été peu sollicité par les CMS, il est remarquable que dans un ouvrage récent (Jensen et Wilson, 2014), il a été inclus parmi les « géants » sur les épaules desquels les études organisationnelles (organization studies) peuvent s’appuyer, à côté de Cyert et March, Zygmunt Bauman, Maria B. Calas et Linda Smircich, Peter Drucker, Henri Fayol, Mary Parker Follett, Erving Goffman, Alvin Gouldner, Gunnar Myrdal, Karl Weick… L’article sur Bataille (Rehn et Lindahl, 2014) cite plusieurs auteurs que Bataille a fortement influencés : Foucault, Derrida, Lacan, Agamben, Nancy, Baudrillard, Caillois… Il insiste sur le fait que Bataille fait plus que développer une position critique, il développe une position transgressive en nous montrant comment aller au-delà des limites du savoir : « Du point de vue des études en management, aucun mouvement ne peut être plus important aujourd’hui. » (Rehn et Lindahl, 2014, p. 29, trad. par moi) Notre ouvrage veut répondre à ce paradoxe et même réparer une injustice, surtout dans le contexte français. Nous espérons montrer que la pensée de Bataille présente un intérêt majeur pour les sciences de gestion. Pour évaluer cet intérêt, nous allons en donner une vue d’ensemble et tenter de l’architecturer avant de nous interroger sur son « usage » pour une analyse critique de situations de gestion. Préalablement, on rappellera les grandes étapes de « l’œuvre » peu séparables de la vie de l’auteur.

L’œuvre en apparence disparate de Georges Bataille Les premiers écrits apparaissent à la fin des années 1920 avec Histoire de l’œil, un premier roman paru sous le pseudonyme de Lord Auch, qu’on pourrait qualifier à première vue de pornographique, mais qui mélange des aspects biographiques et psychanalytiques et des thèmes proches du surréalisme. Bataille écrit l’ouvrage en même temps qu’il

Préface  n 15

suit une psychanalyse avec le Docteur Adrien Borel, encouragé par celui-ci. D’autres écrits suivent. Certains sont publiés comme L’anus solaire (petit texte parodique à connotations érotiques) ou l’Amérique disparue (qui évoque pour la première fois les sacrifices aztèques) ou des textes ethnographiques ou de numismatique (Bataille ayant été, à la suite de sa sortie de l’école des Chartes, affecté au cabinet des médailles de la BNF). D’autres ne seront publiés qu’à titre posthume malgré leur importance théorique comme les textes polémiques avec André Breton et les surréalistes autour de l’interprétation de l’œuvre de Sade et dans lesquels Bataille précise pour la première fois ce qu’il appelle « l’hétérologie ». Il commence aussi, de 1929 jusqu’en 1930, une longue série d’articles dans la revue Documents (revue d’art, d’archéologie et d’ethnographie) dans laquelle il subvertit l’objet de la revue sur un mode souvent parodique pour mettre en scène des éléments hétéroclites et donc « hétérogènes » : « Chameau », « Le gros orteil », « Poussière », « Abattoir », « Soleil pourri », « Les Pieds Nickelés » … À partir de 1931 jusqu’en 1934, il collabore à La critique sociale, revue regroupant des communistes et d’autres militants antistaliniens autour de Boris Souvarine, ancien dirigeant du PCF exclu du parti. Bataille y rencontre en particulier la philosophe mystique chrétienne, Simone Weil4. Il publie plusieurs articles importants : « La notion de dépense » qui explique le caractère central de la dépense improductive dans l’histoire humaine, « Le problème de l’État » qui montre une évolution convergente des États fascistes et communistes staliniens vers une négation des libertés démocratiques et un caractère autocratique et « La structure psychologique du fascisme » dans lequel l’opposition entre homogénéité et hétérogénéité au sens de l’hétérologie (« science du tout autre ») donne une interprétation du phénomène fasciste. De 1935 à 1936, il crée avec André Breton et les surréalistes un groupe « ContreAttaque » Union de lutte des intellectuels révolutionnaires qui publie des tracts anti-fascistes rédigés la plupart du temps par Bataille luimême. Après la dissolution du groupe, il constitue une société secrète, Acéphale, qui est aussi le nom de la revue publiée de 1936 à 1939 avec Georges Ambrosino, Pierre Klossowski et à laquelle participent aussi André Masson, Jean Wahl, Roger Caillois, Jules Monnerot, Michel Leiris… Les articles sont centrés sur Nietzsche qu’il s’agit de retirer des références fascistes. Se constitue également un « Collège de sociologie » avec essentiellement Bataille, Caillois et parfois Leiris. Il donnera lieu à de nombreuses conférences d’auteurs divers (Hollier, 1995). Son objet est la « sociologie sacrée » (« Déclaration sur la fondation 4 Emmanuel Gabellieri, que je remercie, m’a proposé de désigner Simone Weil, si atypique, comme « une philosophe d’un christianisme mystique élargi à toutes les grandes religions et spiritualités ».

16  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE

d’un Collège de Sociologie », Hollier, 1995, p. 27) que Bataille définira comme « l’étude non seulement des institutions religieuses mais de l’ensemble du mouvement communiel de la société », soit toutes les activités « créatrices d’unité » (Hollier, 1995, p. 36). La guerre mettra fin à ces activités de groupe. Commence alors la rédaction et la publication d’un ensemble d’essais que Bataille voulait regrouper sous l’appellation de Somme athéologique. Elle se compose de L’Expérience intérieure publiée en 1943 (texte fragmentaire relatant des expériences mystiques athées mais ayant une portée philosophique car conduisant au non-savoir à travers l’extase), Le Coupable publié en 1944, Méthode de méditation publiée en 1947 qui introduit la notion de souveraineté (ce qui est au-delà de l’utile) et d’opération souveraine et Post-Scriptum (1953) et enfin Sur Nietzsche. Ces divers textes sont une explication critique avec le rationalisme de Descartes et surtout avec le savoir absolu de Hegel montrant qu’il conduit en définitive au non-savoir pour finir par une valorisation de la pensée nietzschéenne ordonnée à la chance, au jeu et au hasard. Un deuxième ensemble d’essais recherche dans l’histoire des sociétés ces phénomènes hétérogènes, ces quêtes des expériences intérieures et de l’impossible : c’est La Part maudite composée de trois tomes. Le premier, La Consumation (1949a) précédé de « L’économie à la mesure de l’univers » (1946) avait, dans un premier temps, donné lieu à une première version non publiée, La limite de l’utile (19391945), qui représente une contribution importante non redondante avec La Consumation. Ce premier tome mélange des réflexions théoriques sur l’excès d’énergie qui parcourt l’univers et qui nécessite une dépense improductive pour éponger ces excédents et un aperçu historique sur la place de cette dépense improductive dans les diverses sociétés jusqu’à la période contemporaine. L’Histoire de l’érotisme (1950-1951) jamais publié, ensemble de travaux préparatoires à L’Erotisme (1957a), est le second tome qui rend compte de cette expérience intérieure que représente l’érotisme, « approbation de la vie jusque dans la mort » qui toujours s’oppose à l’utile et donc au travail. Quant à La Souveraineté (1956a), troisième tome publié seulement par fragments, il évoque tous les aspects théoriques de cette notion centrale pour Bataille, suivis par une longue discussion sur la signification et les impasses du communisme stalinien comme « souveraineté négative » alors que les révolutions qui l’amènent au pouvoir ne sont possibles que par l’effondrement de sociétés féodales (qui pratiquent la souveraineté) et jamais de sociétés bourgeoises démocratiques. Bataille qui, avec la guerre, a abandonné ses activités dans des groupes politiques ou « religieux » crée la revue Critique en 1946 qui sera d’une exceptionnelle longévité car elle

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existe toujours 77 ans plus tard5. Il s’agit d’une « revue représentant l’essentiel de la pensée humaine prise dans les meilleurs livres » (déclaration au Figaro Littéraire du 17 juillet 1947 citée par Michel Surya, 1992, p. 450). Son caractère pluridisciplinaire représente ce que Michel Surya appelle la « politique générale » de Bataille (ibid., p. 449) qui, loin d’être un engagement dans tel ou tel parti, consiste à « vivre les évènements de façon plus consciente » (ibid., p. 451). En 1955, Bataille publie Lascaux ou la naissance de l’art qui ne doit pas être lu de façon séparée de ses ouvrages précédents et de ceux qui suivront. C’est la naissance de l’humanité que Lascaux décrit. En peignant, l’homme se sépare de l’animal mieux encore qu’avec le travail et l’outillage qui ont précédé la naissance de l’art. Le jeu apparaît aussi avec l’art. On voit bien la composition de cette « histoire universelle » dont Bataille pose ici une pierre supplémentaire après La Part maudite qui a dessiné cette histoire économique paradoxale (celle de la dépense improductive) puis L’Erotisme qui insiste sur la naissance des interdits protégeant le travail et les sociétés humaines de la violence. Dans Lascaux, ces thèmes de l’interdit, de la connaissance de la mort, du jeu et du travail sont composés ensemble. La même année que Lascaux, Bataille publie Manet qui pourrait être le deuxième volume de son esthétique. C’est une autre naissance que Bataille célèbre, celle de la peinture moderne. Manet dans sa peinture s’est séparé du sujet, même quand il peint des évènements historiques comme L’exécution de Maximilien : « (…) C’est expressément à Manet que nous devons attribuer la naissance de cette peinture sans autre signification que l’art de peindre qu’est la “peinture moderne”. » (Bataille, 1955b, p. 131)

Ce que la peinture de Manet inaugure c’est une souveraineté qui n’est pas représentation de souveraineté divine ou royale comme la peinture du passé. Cette souveraineté s’exprime dans « le silence de l’art » (ibid., p. 135), dans cette « royauté secrète (…) qui apparut dans l’Olympia, qui est la grandeur de L’Exécution de Maximilien » (ibid.). Cette souveraineté appartient « à la passion de celui qui atteint en luimême une région de silence souverain, dans laquelle sa peinture est transfigurée, et que cette peinture exprime » (ibid.). Car « ce qui est sacré est désormais muet » : «  Ce monde-ci ne connaît qu’une transfiguration intérieure, silencieuse, en quelque sorte négative : il m’est possible d’en parler, mais c’est parler d’un silence définitif. » (Ibid.) 5 Sur Critique, cf. Patron (1999 ; 2021).

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On retrouve cette question du silence évoqué dans L’Expérience intérieure et à la fin de La Consumation. L’ouvrage suivant traite aussi d’art, mais d’art littéraire. La Littérature et le mal publié en 1957 regroupe un ensemble d’études consacrées à Emily Brontë, Baudelaire, Michelet, William Blake, Sade, Proust, Kafka et Genet. Bataille y illustre à nouveau ses thèmes favoris. L’avantpropos indique ce qui était son objectif, « dégager le sens de la littérature » (Bataille, 1957b, p. 171), qui est d’être l’expression du « Mal » qui a la valeur souveraine. La « connaissance du Mal » permise par l’authentique littérature commande une morale (une « hypermorale » écrit Bataille, « pas l’absence de morale ») fondée sur la loyauté car « la littérature est communication » (ibid.), « communication intense ». Il y avait, comme avec la peinture moderne, une « révolution » littéraire dont Bataille souhaite rendre compte. Il continue ensuite d’écrire des articles et publie Le Procès de Gilles de Rais en 1959. Gilles de Rais, maréchal de France, contemporain de Jeanne d’Arc dont il représente le tragique et criminel contrepoint est jugé en septembre-octobre 1440 et exécuté le 26 octobre pour avoir violé et tué de nombreux enfants des deux sexes. Bataille écrit : « Le crime est le fait de l’espèce humaine, il est même le fait de cette seule espèce, mais il en est surtout l’aspect secret, l’aspect impénétrable et dérobé (…) Et devant les crimes de Gilles de Rais, nous avons le sentiment, fût-il trompeur d’un sommet. Sa noblesse, son immense fortune et ses hauts faits, sa mise à mort en face d’une foule scandalisée, troublée toutefois par tant d’aveux, de larmes, de remords, achèvent de lui faire une apothéose (…) L’émotion populaire fut le contrecoup de l’excès qui avait commandé un destin que jamais le calcul ne domina. Gilles de Rais est un criminel tragique : le principe de la tragédie est le crime et ce criminel fut, plus qu’un autre, peut-être que tout autre, un personnage de tragédie. » (Bataille, 1959a, p. 277-278)

On voit que l’excès, la transgression des interdits et le rejet de toute raison instrumentale conduisent aussi à la monstruosité tragique. En 1961, Bataille publie son dernier ouvrage, Les Larmes d’Eros, qu’il a eu bien du mal à terminer, accablé par une maladie de plus en plus invalidante sur le plan intellectuel, une artériosclérose cérébrale dont il décédera finalement le 8 juillet 1962. Dans cet ouvrage, il revient sur la question de l’érotisme, son opposition au travail et aux interdits (mais sans interdits il n’est pas d’érotisme fondé sur leur viol). Il insiste sur le caractère tragique, associé à la démesure et à la mort, de

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l’érotisme dans ses formes cruelles (Sade, Erzsébeth Báthory, Gilles de Rais) et ses représentations dans l’histoire de la peinture : « L’ambiguïté de cette vie humaine est bien celle du fou rire et des sanglots. Elle tient à la difficulté d’accorder le calcul raisonnable, qui la fonde, avec ces larmes… Avec ce rire horrible… Le sens de ce livre est, en un premier pas, d’ouvrir la conscience à l’identité de la “petite mort” et d’une mort définitive. De la volupté, du délire à l’horreur sans limites. » (Bataille, 1961, p. 577)

L’érotisme tragique a un sens religieux parce que les religions énoncent des interdits qui donnent toute sa valeur à leur transgression et le Dieu de la transgression et de la fête, c’est Dionysos alors que le christianisme, « favorable au monde du travail », condamna l’érotisme et la jouissance. Il faut enfin évoquer les romans, nouvelles et poèmes de Bataille représentant environ le sixième de l’œuvre, publiés sous pseudonymes de son vivant (Bataille, O.C. T. III) ou à titre posthume (Bataille, O.C. T. IV), qui tous mettent en scène un érotisme noir et transgressif mêlant l’angoisse, la souffrance et la jouissance, la parodie, le jeu, la mort, le sacrilège et le crime : Madame Edwarda en 1942 et 1957 pour sa préface importante, Le Petit en 1943, L’Archangélique en 1944, L’Impossible en 1947, réédité et augmenté d’une préface en 1962, La  Scissiparité et L’Abbé C. en 1949, L’Être indifférencié n’est rien en 1954 et enfin Le bleu du ciel en 1957 (mais écrit en 1935), sans doute le plus beau roman de Bataille mêlant l’érotisme des corps et des cœurs à une politique antifasciste, montrant la dangereuse séduction que le fascisme pouvait susciter. Parmi les ouvrages publiés à titre posthume, on trouve Le mort, Julie et La maison brûlée écrits vers 1943-1944, La tombe de Louis XXX écrit vers 1954 et Divinus Deus composé vers 1955 comprenant le récit incestueux Ma mère.

Une œuvre ordonnée au désordre La difficulté avec Bataille, et ce qui rend son œuvre complexe pour de nombreux lecteurs, vient de ce que Robert Sasso (1978a) a appelé «  une œuvre ordonnée au désordre » (p. 37). C’est pourquoi « Lire Bataille, c’est nécessairement lire tout Bataille » (Sasso, 1978a, p. 40). Plans et brouillons multiples, notes, aphorismes, textes inachevés et régulièrement abandonnés, mélanges de registres d’écriture différents (récits, poésie, textes théoriques) parfois dans le même ouvrage, textes disparates avec abandon volontairement assumé des développements

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explicatifs, multiplicité des thèmes abordés sans transitions : ce désordre apparent, que Bataille a avoué régulièrement, a parfois été interprété comme son incapacité à travailler et à ordonner sa pensée comme lui-même a pu l’écrire. En réalité, Bataille a aussi mis en avant cette méthode « désordonnée » comme exprimant la « rigueur de sa pensée ». Le désordre serait alors un choix délibéré pour écrire une œuvre en dehors des standards de la rationalité discursive : « Le désordre des écrits est la méthode qui ordonne la pensée à ce qui l’excède et la fonde. » (Sasso, 1978a, p. 49)

Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’ouvrir la pensée à tout ce qui rompt les enchaînements causaux de la rationalité visant à enfermer le réel dans ses chaînes logiques. Le désordre des écrits de Bataille renvoie malgré tout à un centre répété de multiples façons, permettant de comparer son œuvre « à celle de tout penseur authentique » (ibid., p. 51) comme Bergson l’écrivait : « Un philosophe digne de ce nom n’a jamais dit qu’une seule chose : encore a-t-il plutôt cherché à la dire qu’il ne l’a dite véritablement. » (Bergson, 1950, p. 122-123)

Ainsi, à travers les multiples notions (pas des concepts figés et réifiant) que mobilise Bataille dans son œuvre, il y a un «  système de pensée (…) parce que toutes les notions sont co-ordonnables, mais ce système est en fait “non-système” dans la mesure où il n’a aucune limite, aucun commencement et aucune fin : il est à proprement parler, et pour reprendre un qualificatif de Bataille lui-même, inachevable » (Sasso, 1978a, p. 168). L’unité des thèmes de Bataille à travers toutes ces notions qui se renvoient l’une à l’autre, qui glissent de l’une à l’autre est à la fois ontologique et anthropologique. Les évoquer sans ordre particulier permet de montrer comment ils peuvent nourrir et nourrissent déjà des réflexions et analyses de situations de gestion.

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Notions batailliennes et sciences de gestion L’excès et la dépense Sur le plan ontologique, c’est la notion d’excès qui est la plus caractéristique, excès associé à une autre notion, celle de dépense. Cette ontologie peu orthodoxe s’énonce sous l’intitulé d’une « économie générale », elle-même n’ayant rien à voir avec ce que la science économique désigne ainsi (la macroéconomie). Il y a d’une part « l’erreur fondamentale du sol immobile » (Bataille, 1939-1945, p. 187) et l’idée qu’il n’y a pas de substance fixe de l’être mais un devenir héraclitéen perpétuellement changeant. Mais surtout, l’être est toujours marqué par l’excès, un excès d’énergie qui a une valeur cosmique et qui explique les explosions d’étoiles, les trous noirs et leur mouvement d’expansion cataclysmique dans l’univers. Sur terre, c’est l’action du soleil et de son rayonnement unilatéral qui engendre un excès d’énergie à la source de toute vie sur la planète et qui demande à être dépensée en pure perte car l’énergie produite est toujours excédentaire par rapport à celle qui est dépensée pour la reproduction des espèces végétales, animales et de l’homme lui-même. Donc, le problème anthropologique est de trouver une dépense improductive pour éponger ces excédents qui ne soit pas catastrophique pour l’homme, comme peuvent l’être les guerres, le chômage ou les destructions d’entreprises. De façon générale, les politiques d’économie au sens restreint, à savoir de réduction des coûts et d’austérité, qui cherchent à minimiser les dépenses improductives, que le capitalisme contemporain privilégie, ont en général un effet inverse de ceux souhaités en créant du chômage et des faillites d’entreprises. Les recherches de performance financière chères aux sciences de gestion peuvent donc être critiquées. L’ontologie de l’« économie générale » et de l’excès a déjà amené certains auteurs à s’interroger sur leurs conséquences sur les organisations et sur la théorie des organisations (Rehn et O’Doherty, 2007). Molly Painter-Morland (2017) a remis en cause la conception calculatrice, soucieuse d’abord d’économies face à la rareté supposée des ressources, du management. Omid Nodoushani a montré comment la théorie de l’« économie générale » ouvrait sur « une théorie intrigante de l’entreprise centrée sur l’écologie » : « Pionnier du postmodernisme avant l’heure, les vues controversées de Bataille dans sa théorie de l’économie générale représentent une alternative au système de valeur utilitariste dans la pensée économique et gestionnaire. » (Nodoushani, 1999, p. 342, trad. par moi)

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De façon encore plus extensive, Borgerson et Rehn (2004) se sont appuyés sur la théorie de l’ « économie générale » et de l’excès pour engager une réflexion critique sur le dépassement qu’elle permet des conceptions dualistes et fluides des théories du genre et de la « race » dans les organisations. De même, selon Styhre (2002), cette théorie de l’économie générale permet de rendre compte du développement des technologies de l’information et de la communication. Celles-ci induisent un rapport différent à l’économie parce qu’elles sont basées sur la pléthore et l’excès d’informations et non sur la rareté des ressources comme les technologies antérieures. Et ce que Bataille appelle les dégradations de la dépense consistant à réintégrer dans le cycle économique des activités à l’origine improductives est typique du « capitalisme mûr » actuel ainsi que l’évoque Eric Gautier dans cet ouvrage (5e partie, chapitre 4) à propos de la responsabilité sociale et environnementale (RSE). En revanche, François L’Yvonnet rappelle la critique adressée par Baudrillard à Bataille qui aurait « naturalisé » Mauss (2e partie, chapitre 2) et Andreu Solé (3e partie, chapitre 4) pense que l’« économie générale » est un appel à une révolution festive. Anti-utilitarisme et critique du travail L’« économie générale » et la notion de dépense sont également une critique de l’utilitarisme, base de la théorie de l’« économie restreinte » et du courant dominant dans les théories des organisations. L’utilitarisme, qui conduit à privilégier voire à ne considérer que les activités humaines qui ont un objectif, une utilité sociale ou individuelle et sont mesurables, est mis en cause par cette dépense inutile (dépense souhaitée par les hommes même s’ils n’en ont pas toujours une pleine conscience). Le chapitre d’Emmanuel Gabellieri comparant l’anti-utilitarisme de Bataille avec celui de Simone Weil (2e partie, chapitre 3) est éclairant de ce point de vue. La réduction de l’utile à la satisfaction de besoins par la fourniture de biens matériels amène à la critique de la conception objective du bien-être comme richesse matérielle dans les théories du développement durable (Painter-Morland, Demuijnck et Ornati, 2017). L’opposition aux valeurs individuelles capitalistes (l’homo-œconomicus) permise par l’économie générale dans la continuité plus radicale de Durkheim, Bouglé et Mauss est développée par Sorensen (2002). Mais la domination de l’utile s’exprime surtout à travers la dimension anthropologique du travail qui s’oppose à toutes les dépenses

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inutiles comme l’érotisme, le rire et le jeu. La critique bataillienne du travail et son opposition au jeu est développée par Frédéric Porcher en montrant qu’il s’agit d’une relation dialectique au sens de la dialectique négative d’Adorno (4e partie, chapitre 3). Mais le jeu mis en avant en sciences de gestion ou en économie est à l’opposé du jeu désintéressé de Bataille comme le montre la contribution de Christian Walter (5e partie, chapitre 3). Le travail qui résulte de la découverte des outils par les hommes les transforme eux-mêmes en outils et représente le centre de leur vie au détriment de ce que Bataille appelle la souveraineté. Mais historiquement. la relativisation du travail passait par l’existence de fêtes régulières, Progressivement, celles-ci ont disparu des sociétés modernes. Michèle Richman plaide pour un retour de celles-ci permettant une alternance entre travail et fêtes et par là-même une refonte du lien social substituant à l’homo œconomicus ce qu’elle appelle « l’homo interruptus entre travail et intimité » (3e partie, chapitre 1). Hétérologie, part maudite et homme « entier » Sur le plan anthropologique, c’est le thème de l’unité de l’homme6 que Bataille appelle aussi l’homme entier, mais pas d’un homme purement rationnel, d’un homme qui a une « part maudite », « hétérogène », c’est-à-dire inassimilable par l’appropriation intellectuelle ordonnée habituelle : l’érotisme, la perversion, le rire, les larmes, les excréments, les sacrifices, les automutilations, les orgies, l’urine, les ongles et les cheveux, les doigts de pieds, la prostitution, le sang menstruel et tout ce qui est regardé par la pensée rationnelle comme bas, sale et laid, comme déchets et qui ne peut rentrer dans le monde platonicien des Idées, c’est-à-dire dans l’être, à moins d’être purifiés intellectuellement. La science et la philosophie classique ne peuvent que tenter d’homogénéiser ces éléments hétérogènes, ce que font les sciences de gestion, la plupart du temps en ne les évoquant pas. Le chapitre de De March (4e partie, chapitre 2) montre que les éléments hétérogènes que le management moderne a cherché à faire disparaître reviennent sous la forme des suicides au travail, véritables retours à des sacrifices humains. Déjà, tous les rapports, décisions et préconisations multiples d’instances gouvernementales ou législatives sur la prévention des risques psycho-sociaux en France dans les années 1990-2000 montraient que leurs échecs pouvaient être expliqués en s’appuyant sur la pensée de Bataille (De March, 2016). Cette pensée, profondément anti-idéaliste, matérialiste envisage les êtres humains dans leur totalité insécable (le 6 « J’ai tout sacrifié à la recherche d’un point de vue d’où ressorte l’unité de l’esprit humain. » (Bataille, 1957a, p. 12)

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beau et le laid, le bien et le mal, le rationnel et l’irrationnel, le comique et le tragique, la vie et la mort, la création et la destruction). Cette unité anthropologique appelle une posture interdisciplinaire comme dans La Part maudite – La Consumation : «  Ce premier essai aborde en dehors des disciplines particulières un problème qui n’a pas encore été posé comme il doit l’être, à la clé de tous ceux que pose chaque discipline envisageant le mouvement de l’énergie sur la terre, – de la physique du globe à l’économie politique, à travers la sociologie, l’histoire et la biologie. Ni la psychologie, ni généralement la philosophie ne peuvent d’ailleurs être tenues pour indépendantes de cette question première de l’économie. Même ce qui peut être dit de l’art, de la littérature, de la poésie est en rapport au premier chef avec le mouvement que j’étudie : celui de l’énergie excédante, traduit dans l’effervescence de la vie. » (Bataille, 1949a, p. 20)

De même, présentant la revue Critique qu’il vient de créer, Bataille écrit : «  Il faudrait que la conscience humaine cesse d’être compartimentée. Critique cherche les rapports qu’il peut y avoir entre l’économie politique et la littérature, entre la philosophie et la politique. » (Extrait d’un entretien au Figaro Littéraire cité par Surya, 1992, p. 450)

Jean-François Chanlat dans cet ouvrage (3e partie, chapitre 2) souligne l’importance de la pensée de Bataille pour élargir une vision anthropologique du management et promouvoir une perspective interdisciplinaire sur les organisations. Psychanalyse et pulsion de mort La notion de dépense a été élaborée par Bataille non seulement à la suite des travaux de Mauss sur le don (1925) mais aussi en relation avec la psychanalyse freudienne. Le rapport de Bataille à Freud est critique. Il considère que le principe de plaisir de Freud est un « leurre au service de l’utile » (1933a’, p. 148) qui exclut le plaisir violent : « La considération du temps a substitué à la représentation positive du plaisir désirable un principe de conservation d’un état prétendu agréable, qui est seulement un état non pénible (…) Les théories psychologiques négatives (Fechner, Freud) qui représentent le plaisir comme la libération d’une excitation

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gênante (…) expriment cette substitution inconsciente sous une forme prétendue scientifique. » (Ibid., p. 149)

Dans un article ultérieur (Bataille, 2005), Bataille, qui reprenait une conférence qu’il avait faite, invité par Lacan, devant un parterre de psychanalystes, faisait l’hypothèse d’une équivalence entre le plaisir et le jeu. Il rappelait son opposition à la conception négative freudienne du principe de plaisir et évoquait le lien entre le jeu et « l’instinct de mort ». Koichiro Hamano (2004, p. 35-44) a montré que Bataille, pour l’élaboration de sa notion de dépense, était redevable au dualisme freudien, notamment entre pulsion de vie et pulsion de mort, mais concernant cette dernière, plus que le retour à l’inanimé et l’inorganique, ce sont les pulsions d’auto-destruction (pulsion de mort pure du mélancolique) et de destruction sadique (pulsion de mort contrariée par la pulsion de vie et retournée contre un autre) qui sont sollicitées dans la notion de dépense et le principe de la perte. Lacan, qui avait été proche sur le plan personnel de Bataille, avait repris certaines des notions batailliennes dans ses propres concepts, notamment ceux de jouissance et d’impossible. Il avait aussi été influencé par les analyses de Bataille sur l’hétérologie, Sade et la transgression ainsi que le rappelle Elisabeth Roudinesco dans cet ouvrage (1re partie, chapitre 2). Concernant la pulsion de mort, Lacan débordait l’énergétique freudienne du retour à l’inanimé et écrivait, dans une certaine proximité avec Bataille7, influencé par le discours sadien, qu’elle devait être « articulé(e) comme pulsion de destruction, pour autant qu’elle met en cause tout ce qui existe. Mais elle est également volonté de création à partir de rien, volonté de recommencement » (Lacan, 1986, p. 251)8. L’érotisme L’érotisme, autre figure de la dépense, que Bataille opposait au travail et auquel il a consacré plusieurs ouvrages et articles, lui permet de penser l’amour (érotisme des cœurs) et la sexualité en dehors des objectifs de reproduction (érotisme des corps). Sur le premier plan, une critique des sites numériques de rencontre en pleine expansion (Noël-Lemaitre 7 Le rapport entre la mort nécessaire et la naissance est évoquée ainsi dans La Part maudite I. La consumation : « (…) la mort répartit dans le temps le passage des générations. Elle laisse incessamment la place nécessaire à la venue des nouveau-nés et nous maudissons bien à tort celle sans qui nous ne serions pas. » (Bataille, 1949a, p. 41). 8 Pour les rapports entre Bataille et Lacan, cf. Lippi (2008).

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dans cet ouvrage 4e partie, chapitre 4) est alors possible. Sur le second plan, la sexualité dans les organisations (y compris le travail du sexe) est évoquée par De March (2014a ; 2014b) en pensant historiquement la dialectique interdits-transgression et par Brewis et Linstead (2000) sollicitant la pensée de l’abject (selon Kristeva, 1980 et Bataille, 1970b). L’interview de Catherine Millet (4e partie, chapitre 5) revient sur cette question de l’érotisme à travers l’art, la littérature et ses propres récits. Mais Bataille nous a prévenus contre une fausse interprétation de sa pensée de l’érotisme : « Je tiens d’abord à préciser à quel point sont vaines ces affirmations banales, selon lesquelles l’interdit sexuel est un préjugé dont il est temps de se défaire. » (Bataille, 1956d, p. 10)

De même, par rapport à d’autres interdits comme celui du meurtre, de l’anthropophagie ou de l’exploitation de l’homme par l’homme, il écrit : « Je n’oppose rien à ces principes ; et même je hais ceux qui les observent mal (d’ailleurs en règle générale, ils les révèrent d’autant qu’ils les enfreignent). Mais c’est là du mysticisme, et c’est de l’hypocrisie. L’exploitation de l’homme par l’homme, pour haïssable qu’elle soit, est donnée dans l’humanité. Même, l’anthropophagie, quand c’est l’usage, coexiste avec l’interdit dont elle est la violation rituelle. » (Bataille, 1953b, p. 233)

Le rire, le jeu et la chance La question du rire est essentielle parce que « le rire est une manière de se taire, parce que devant le néant, il n’y a rien à dire et rien à savoir » (Sasso, 1978a, p. 142) : « Le rire est le saut du possible dans l’impossible – et de l’impossible dans le possible. » (Bataille, 1944, p. 346) « Le rire éperdu sort de la sphère accessible au discours, c’est un saut qui ne peut se définir à partir de ses conditions. » (Ibid.) « L’échec du langage se traduit, de plusieurs façons, par des réactions physiologiques positives – dont la plus humaine est le rire. » (Ibid., p. 565)

Le rire est aussi une figure de la destruction, de l’auto-destruction :

Préface  n 27

« Lorsque tu ris, tu t’aperçois complice d’une destruction de ce que tu es, tu te confonds alors avec ce vent de vie détruisante qui conduit tout sans pitié jusqu’à sa fin. » (Bataille, 1943, p. 441) « Je ne sais quoi de béant et de mortellement blessé, dans le rire, est la violente mise en suspens que la nature fait d’ellemême. » (Bataille, 1944, p. 349)

Le jeu déjà évoqué et la chance sont d’autres figures de la dépense improductive inspirées par Nietzsche.

Quelle « valeur d’usage » de la pensée de Bataille pour une critique en sciences humaines et sociales et donc en gestion ? Nous venons de voir comment diverses notions de Bataille ont déjà été sollicitées ou peuvent l’être pour aborder des situations de gestion. Mais d’une façon plus générale, quelle est « l’utilité » de cette pensée pour les « sciences humaines et sociales » et les « sciences de gestion » en particulier, autrement dit pourquoi ce livre ?

Pour répondre à ces questions, il faut de nouveau faire appel à plusieurs notions de Bataille, mais cette fois-ci simultanément, l’expérience intérieure, le non-savoir, la souveraineté, la négativité sans emploi, la communication, et l’impossible.

Mais préalablement, justifions le titre de l’ouvrage, qui n’est pas simplement métaphorique, à savoir le rapport entre le regard, l’œil et la critique. Comme le rappellent fort justement Eleonora Montagner et Ilaria Fornacciari (5e partie, chapitre 1), l’œil est doublement un thème chez Bataille. D’abord dans son premier roman à la fois érotique et avec des sources biographiques, Histoire de l’œil, mais aussi dans le texte parodique Dossier de l’œil pinéal9. Dans ce dernier, l’œil pinéal est un troisième œil imaginé par Bataille au sommet du crâne, qui ajoute à la vision horizontale une vision verticale orientée vers le soleil. Il s’agit d’une « représentation mythologique » en rupture avec les représentations scientifique ou philosophique et leur caractère « homogène » (Bataille, 1927-1930). Mais l’œil est traversé par une tache aveugle : 9 Le père de Bataille était aveugle (et paralysé) et c’était une épreuve pour lui de vivre avec ce père là dans la pénombre. Mais paradoxalement, Bataille voulait rendre hommage à ce père aveugle et à son œil mort qui percevait ce que les autres ne pouvaient voir et qui, abandonné par sa famille face à l’avancée allemande en 1915, « comme toujours, faisait face » : « Quelle “horrible fierté” par instants, dans le sourire aveugle de papa ! » (Bataille, 1934, p. 61).

28  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE

« Il est dans l’entendement une tache aveugle : qui rappelle la structure de l’œil (…) Mais alors que la tache aveugle de l’œil est sans conséquence, la nature de l’entendement veut que la tache aveugle ait en lui plus de sens que l’entendement même. Dans la mesure où l’entendement est l’auxiliaire de l’action, la tache y est aussi négligeable qu’elle est dans l’œil. Mais dans la mesure où l’on envisage dans l’entendement l’homme lui-même, je veux dire une exploration du possible de l’être, la tache absorbe l’attention : ce n’est plus la tache qui se perd dans la connaissance, mais la connaissance en elle. » (Bataille, 1943, p. 129)

On sait que pour La Rochefoucauld « le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face ». Cette vision verticale ou la tache aveugle de l’œil permettent de « voir » ce qui d’habitude est invisible ou innommable : Dans les divers articles de cet ouvrage et dans ceux que nous avons cités, ce sont bien ces éléments invisibles ou innommables, ces éléments « hétérogènes », qui sont repérés et représentés dans diverses situations de gestion. L’expérience intérieure À travers l’expérience intérieure, Bataille critique la notion de projet (chère aux sciences de gestion comme on le sait) comme parfaite incarnation de remise de l’existence à plus tard, de négation de l’instant présent qui exprime cette crainte de la mort qui nous pousse à différer la vie. Brewis et Warren (2001) ont montré, en s’appuyant sur cette critique de Bataille la symétrie entre les processus d’organisation à l’œuvre dans le travail avec ceux qui consistent à organiser les naissances pour les mères et pour les bébés avec en toile de fond la même angoisse existentielle face à la mort. Mais l’expérience intérieure qui n’est pas seulement une expérience et pas vraiment intérieure ouvre aussi un positionnement épistémologique et une méthode paradoxale de connaissance du monde. Elle se présente en effet comme « un voyage au bout du possible de l’homme » (Bataille, 1943, p. 19). Elle « est la mise en question (à l’épreuve), dans la fièvre et l’angoisse, de ce qu’un homme sait du fait d’être » (ibid., p. 16)10. Ce voyage implique la négation de toutes les autorités, de tous les buts, l’expérience intérieure n’a pas d’autres fins qu’ellemême (à la différence de toutes les expériences mystiques auxquelles 10  Dans une thèse récente Tianshu Zhao (2022, p. 19) précise cet esprit de contestation : « (…) Bataille essaie toujours de rompre avec ce qui est déjà là, de dépasser la limite de ce qui est traditionnellement tenu pour vrai, certain et incontestable, et ainsi d’ébranler ce que nous croyons savoir sur l’homme, la société et le monde ».

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elle ressemble mais qui renvoient à Dieu, à la recherche du salut, à la suppression de la douleur, à la connaissance…). Voire, au final, l’expérience intérieure est sa propre autorité, mais cette autorité « doit être expiée » (ibid., p. 67) comme le suggérait Maurice Blanchot à Bataille. L’expérience allant au bout du possible implique « que la limite qu’est la connaissance soit franchie » (ibid., p. 20), ce qui distingue l’expérience intérieure de l’expérience de la phénoménologie qui est seulement un moyen de connaissance. L’expérience doit être vécue, elle n’est pas accessible par des opérations intellectuelles. Ayant laissé de côté l’intelligence et la pensée discursive, elle permet alors la fusion du sujet et de l’objet dans les transes en atteignant le non-savoir. Cette expérience exige une dramatisation11 qui implique la fin du langage, la fin du discours, le mot silence étant encore un bruit. Au contraire, « c’est par une “intime cessation de toute opération intellectuelle” que l’esprit est mis à nu » (ibid., p. 25). « Bien que les mots drainent en nous presque toute la vie (…) il subsiste en nous une part muette, dérobée, insaisissable » (ibid., p. 27). Cette part muette (la « part maudite ») est ignorée par le discours scientifique ou philosophique et en particulier les sciences humaines et sociales et la gestion. Evoquer Bataille sera donc un moyen de lui faire une place, ce dont témoignent les articles réunis dans ce livre autour de la comptabilité, du jeu dans les organisations, de la RSE, de l’innovation, des suicides au travail, des sites de rencontre… ainsi que ceux évoqués précédemment dans cette préface. Le non-savoir La cessation de toute opération intellectuelle grâce à la dramatisation conduit au non-savoir « qui dénude » parce qu’il est d’abord angoisse devant le dénuement mais que celui-ci est ensuite aimé et conduit à l’extase [« le non-savoir communique l’extase » (ibid., p. 73)], une extase moins devant l’objet de la dramatisation que devant l’état de non-savoir tant que celui-ci peut être maintenu. Et le savoir revient, puis la satisfaction de savoir et alors non-savoir et non-sens reviennent à leur tour et le processus recommence sans fin «  jusqu’à l’épuisement » souligne Bataille. Cette opération est suppliciante, l’homme est 11 Traditionnellement dans les religions, c’était par des danses, des rituels, des histoires mythiques, le yoga que la dramatisation était réalisée, mais l’idéal pour Bataille serait de se séparer de tout moyen extérieur. Pourtant, pour son propre usage, il utilisa la photographie d’un Chinois supplicié (le « supplice des cent morceaux ») ou un fait divers dans un journal racontant un père, ouvrier pauvre, en colère tranchant les deux mains de son petit garçon qui avait jeté la paie de son père au feu… Ces excès de cruauté permettent de « déranger » de dramatiser : « les excès sont les signes, tout à coup appuyés, de ce qu’est souverainement le monde » (Bataille, 1943, p. 141). Tous les romans de Bataille sont d’ailleurs des dramatisations, des représentations de l’excès propres à communiquer à tous les lecteurs une expérience intérieure.

30  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE

une « supplication sans réponse ». Tout homme, s’il accepte d’aller à l’extrême du possible, peut vivre ces phénomènes de perte de soi et du sens. Ce que décrit Bataille n’est pas une aventure personnelle, elle vise à être communiquée. C’est une critique profonde de Hegel que ce mouvement suppliciant du non-savoir, c’est l’annulation du savoir absolu dont Kojève rendait compte dans son commentaire de La Phénoménologie de l’esprit (cf. Laurent Bibard 2e partie, chapitre 1). Car « la supplication est morte en lui » (ibid., p. 56). Il se limita volontairement à la satisfaction et au système du savoir absolu et recula devant le non-savoir12. Evidemment, ce non-savoir ne signifie pas l’impossibilité de la connaissance, mais l’impossibilité d’un savoir qui déborderait d’une utilité pratique13. Il y a pour Bataille des questions sans réponses comme pourquoi l’existence humaine ? A-t-elle un sens ? Pourquoi la souffrance ? mais surtout écrit-il « pourquoi faut-il qu’il y ait ce que je sais ? Pourquoi est-ce une nécessité ? » (Bataille, 1943, p. 128). Cette dernière question est essentielle et cache « une extrême déchirure, si profonde que seul le silence de l’extase lui répond ». Cette question, posée après toutes les réponses « aberrantes ou non » aux questions successives que l’entendement peut poser, frappe, « au cœur du savoir ». Le pourquoi des faits existant que je connais reste à la fin sans réponse car « l’existence du monde ne peut, d’aucune façon, cesser d’être inintelligible » (ibid., p. 124). Evidemment, la réponse des religions est Dieu, mais Bataille, très matérialiste, n’a pas la foi et il montre les contradictions insolubles de la conception cartésienne rationaliste de Dieu14. Répondant aux critiques de Sartre (1947) contre L’expérience intérieure, Bataille défendait sa « turbulence infinie » qui lui empêchait « toute possibilité d’arrêt » dans cette « course précipitée (…) dans ces perspectives du fin fond de l’être se formant et se déformant  » (Bataille, 1945a, p. 198). Il était pleinement conscient « d’éprouver le vide et la stupidité de (sa) pensée ». Mais justement « le moment où le vide » le grisait « donnait à (sa) pensée la consistance pleine, où par la griserie même qu’il (lui) donnait, le non-sens prenait droit de 12 Bataille rajoutait une critique supplémentaire au savoir absolu hégélien : « le savoir absolu, circulaire, est non-savoir définitif. À supposer en effet que j’y parvienne, je sais que je ne saurais maintenant rien de plus que je ne sais » (Bataille, 1943, p. 127). 13 Dans un complément à une notice autobiographique, Bataille précisait : « Si vous voulez situer ma position philosophique, il est possible de dire qu’elle est fondée sur le non-savoir concernant l’ensemble, le savoir ne concernant jamais que les détails. Mais, pour moi, la sensibilité laisse à la fin devant l’ensemble » (Bataille, 1958, p. 615). 14 Cet athéisme ne fait pas barrage sur la question de Dieu : « Tout le monde sait ce que représente Dieu pour l’ensemble des hommes qui y croient, et quelle place il occupe dans leur pensée, et je pense que lorsqu’on supprime le personnage de Dieu à cette place là, il reste tout de même quelque chose, une place vide. C’est de cette place vide que j’ai voulu parler » (Bataille, entretien avec Madeleine Chapsal, cité par Surya, 1992, p. 413).

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sens » (ibid.). Le non-sens qui grise Bataille est « un sens du fait de le perdre » : « À peine apparu ce sens neuf, l’inconsistance m’en apparaissait, le non-sens à nouveau me vidait. Mais le retour du non-sens était le départ d’une griserie accrue. » (Ibid.)

Les critiques de Sartre reprochant à Bataille d’aboutir de façon contradictoire soit à Dieu soit au vide amenaient Bataille à répondre « je n’aboutis jamais ». Toute critique pertinente intellectuellement ne pouvait être « qu’un nouveau moyen d’angoisse, partant d’ivresse » (ibid., p. 199). Au final, Bataille s’adressait aux limites de l’intelligence, même la plus aiguë : « La certitude de l’incohérence des lectures, la friabilité des constructions les plus sages, constituent la profonde vérité des livres. (…) L’apparente immobilité d’un livre nous leurre : chaque livre est aussi la somme des malentendus dont il est l’occasion. » (Ibid., p. 199-200)

Bien que Bataille affirmât faire un grand effort de rigueur dans ses écrits, il avouait que la conscience de leur friabilité (ce que la plupart des auteurs dont Sartre ne reconnaissaient pas dans les leurs) le vouait à penser et à s’exprimer « à la merci de hasards » (ibid., p. 200). La difficulté d’ordonner ces bribes de l’intelligence dans le temps est conforme à la nature humaine : comment lier la pensée d’aujourd’hui à celle d’hier car hier j’étais autre. C’est le thème de l’inachèvement car non seulement, le sujet de l’expérience est changeant mais son objet également. Et la fusion des deux ne cesse pas non plus de changer de sorte « qu’il existât entre l’objet et le sujet, plusieurs formes d’identité (…) Cela signifierait que seuls des fragments sont en jeu : le réel n’aurait pas d’unité, serait composé de fragments successifs ou coexistant (sans limites invariables). La constante erreur humaine traduirait le caractère inachevable du réel et partant de la vérité. Une connaissance à la mesure de son objet, si cet objet est intimement inachevable, se développerait dans tous les sens » (Bataille, 1944, p. 279). Là encore, Bataille est en opposition avec Hegel qui s’oriente vers l’achèvement et la satisfaction. Mais il rend aussi hommage à la science qui corrobore cet inachèvement : «  À l’extrémité de la réflexion, il apparaît que les données de la science valent dans la mesure où elles rendent impossible une image définitive de l’univers. La ruine que la science a faite, continue de faire, des conceptions arrêtées, constitue sa grandeur

32  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE

et plus précisément que sa grandeur sa vérité. » (Bataille, 1944, p. 260)

Si « l’être acharné à connaître », devant son échec final, demeure à la fin dans « son ignorance savante », le sujet (de la connaissance) et l’objet (inconnu) fusionnent alors dans le non-savoir. La négativité sans emploi et l’impossible L’expression est utilisée par Bataille dans une lettre de 1937 à Kojève dont seul le brouillon avait été envoyé au destinataire (et reproduite à la fin du Coupable) : « Si l’action (le “faire”) est – comme dit Hegel – la négativité, la question se pose alors de savoir si la négativité de qui “n’a plus rien à faire” disparaît ou subsiste à l’état de “négativité sans emploi” (…) J’imagine que ma vie – ou son avortement, mieux encore, la blessure ouverte qu’est ma vie – à elle seule constitue la réfutation du système fermé de Hegel.  » (Bataille, 1944, p. 369)

Le sens de l’expression a été élargi par les commentateurs de Bataille à une critique de la dialectique hégélienne et de la figure de l’Aufhebung permettant le dénouement des contradictions. Mais cette négativité est associée au non-savoir que l’on vient d’évoquer. Le non-savoir est ce qui vient à la place de Dieu, lorsque celui-ci est mort et pour les non-croyants. Le principe de la négativité explique ainsi les références multiples de Bataille à la théologie négative et aux grands mystiques (Maître Eckhart, Angèle de Foligno) : « “Dieu est néant” énonce Eckhart » (Bataille, 1957b, p. 184), « Sainte Angèle de Foligno dit : (…) “Quand je vois Dieu ainsi dans la ténèbre (…), l’âme voit un néant et voit toutes choses, le corps est endormi, la langue coupée” » (Bataille, 1943, p. 122). Robert Sasso commente : « Toute la théologie négative, en effet, ne parle de Dieu que par négation, ou en l’assimilant au néant (…) Mais si Dieu est néant, alors Dieu est absolument inconnaissable et le désigner par ce vocable n’a aucun sens » (Sasso, 1978a, p. 90). Le mot « Dieu » est de trop parce « qu’il désigne ce qui déborde le savoir (…) ou bien le mot Dieu correspond à une modalité de la connaissance, et Dieu n’existe pas, ou bien Dieu n’est qu’une convention pour désigner le non-savoir » (ibid., p. 90-91). À propos de la théologie négative, Jacques Derrida écrit : « … nous touchons ici à des limites et aux

Préface  n 33

plus grandes audaces du discours dans la pensée occidentale » (1967, p. 399). La négativité est également présente dans la notion de souveraineté qui est « l’au-delà de l’utilité ». « Le souverain consomme et ne travaille pas » (Bataille, 1956a, p. 248) alors que l’esclave travaille et réduit sa consommation à ce qui est nécessaire pour subsister et continuer à travailler. « Le souverain (ou la vie souveraine) commence quand le nécessaire assuré, la possibilité de la vie s’ouvre sans limite » (ibid., p. 248). La souveraineté s’oppose au travail. Mais la souveraineté ne recherche pas le pouvoir car elle deviendrait soumise et servile. « La souveraineté est révolte (…) L’authentique souveraineté refuse » (Bataille, 1947a, p. 221). Dans le domaine de la connaissance, « la pensée, subordonnée à quelque résultat attendu, tout entière asservissement cesse d’être en étant souveraine, (…) seul le non-savoir est souverain » (ibid., p. 258). Associée au principe de contestation qui est à la base de l’expérience intérieure et de la révolte, la négativité est revendiquée par Bataille comme étant ce qui caractérise sa pensée : « Dans la manière de penser que j’introduis, ce qui compte n’est jamais l’affirmation. Ce que je dis, je le crois sans doute mais je sais que je porte en moi le mouvement voulant que l’affirmation, plus loin, s’évanouisse. S’il fallait me donner une place dans l’histoire de la pensée, ce serait, je crois pour avoir discerné les effets, dans notre vie humaine, de l’“évanouissement du réel discursif”, et pour avoir tiré de la description de ces effets une lumière évanouissante : cette lumière éblouit peut-être, mais elle annonce l’opacité de la nuit ; elle n’annonce que la nuit. » (Bataille, 1953, p. 231)

Cet « évanouissement du réel discursif » est une autre façon de poser le problème du non-savoir comme aboutissement (temporaire) de la pensée et de critiquer le langage comme une tentative illégitime de fixer la réalité changeante dans une représentation stable et rassurante. De là, découle pour Bataille la nécessité d’une écriture qui puisse rendre compte de ces « effets de l’évanouissement du réel discursif  ». D’où ce désordre apparent de la pensée, sa « sottise » parfois revendiquée et une langue volontiers métaphorique et énigmatique qui parcoure les essais avec des expressions comme «… l’acte sexuel est dans le temps ce que le tigre est dans l’espace » (Bataille, 1949a, p. 21) ou bien « La lumière ou la splendeur donnent l’intimité de la vie, ce qu’elle est profondément, qui est perçu par le sujet comme égal à

34  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE

lui-même et comme la transparence de l’univers » (ibid., p. 62) ou encore « Le monde du sujet est la nuit : cette nuit mouvante, infiniment

suspecte, qui, dans le sommeil de la raison, engendre des monstres » (ibid., p.  63) ou enfin «  Je pense comme une fille enlève sa robe » (Bataille, 1947a, p. 200). L’écriture souveraine est celle qui ne s’expose pas à la possibilité de déterminer un sens, elle doit rester hors sens et ne même pas avoir pour sens de n’en pas avoir, sinon, on retourne à la dialectique hégélienne de l’Aufhebung. « Il faut trouver une parole qui garde le silence. Nécessité de l’impossible ; dire dans le langage – de la servilité – ce qui n’est pas servile. » (Derrida, 1967, p. 385) C’est une réelle difficulté que souligne Bataille : « Précédemment, je désignais l’opération souveraine sous les noms d’expérience intérieure ou d’extrême du possible. Je la désigne aussi maintenant sous le nom de  : méditation. Changer de mot signifie l’ennui d’employer quelque mot que ce soit.  » (Bataille, 1947, p. 219)

Derrida commente en disant : « Que s’est-il passé ? On n’a en somme rien dit. On ne s’est arrêté à aucun mot ; la chaîne ne repose sur rien ; aucun des concepts ne satisfait à la demande, tous se déterminent les uns les autres et en même temps se détruisent ou se neutralisent. Mais on a affirmé la règle du jeu ou plutôt le jeu comme règle ; et la nécessité de transgresser le discours et la négativité de l’ennui. » (Derrida, 1967, p. 403)

Parlant d’un « glissement calculé des concepts », Derrida explique aussi que « les concepts deviennent des non-concepts, ils sont impensables, ils deviennent intenables » (ibid., p. 393). C’est un « scandale » écrit-il pour les philosophes (et rajouterons nous pour les auteurs en sciences humaines et sociales et en gestion évidemment) qui veulent « maintenir contre le glissement la certitude de soi et la sécurité du concept » (ibid.). Mais la transgression du discours n’est pas son annulation. Si le discours fait partie des interdits, donc des règles, les transgresser les maintient à côté mais sans que la transgression (à la différence de la négativité hégélienne) ne conduise à une synthèse. L’exemple en est donné par la poésie. Si le thème et le rythme sont supprimés, on obtient une « hécatombe des mots (…) un moyen majeur d’affirmer, par une effusion dénuée de sens une souveraineté sur laquelle, apparemment,

Préface  n 35

rien ne mord (…) Mais devenant un jeu sans règle, et dans l’impossibilité faute de thème, de déterminer des effets violents, l’exercice de la poésie moderne se subordonne à son tour à la possibilité » (Bataille, 1947, p. 220). C’est pourquoi la poésie devrait être « accompagnée d’une affirmation de souveraineté (donnant le commentaire de son absence de sens) » (ibid.), sous peine de rester « insérée dans la sphère de l’activité » (ibid.). La poésie moderne dont parle Bataille désigne d’abord la poésie surréaliste et les jeux comme celui du cadavre exquis. Autrement dit, à côté du non-sens non discursif, il faudrait superposer un discours commentant ce non-sens. La transgression du sens n’annulerait pas le discours, de même que la transgression des interdits ne les annule pas. Cela permet de rendre compte des récits de fictions de Bataille qui sont (cf. plus haut) des moyens de dramatisation mais aussi des essais dans lesquels sont superposés des propos apparemment énigmatiques voire parfois incohérents et leur commentaire parfaitement discursif, même s’il est scandaleux.

L’authentique poésie dont Bataille parle dans Haine de la poésie est celle qui transgresse le sens, confine à l’impossible et rend compte d’expériences excessives au-delà des mots et de la communication usuelle. Elle doit être confrontée comme un défi à l’emprisonnement que représentent les organisations et le processus d’organisation (O’Shea, 2001) : « Le message de Bataille pour les théoriciens des organisations anticipe beaucoup la pensée “postmoderne” ou “poststructuraliste”. » (O’Shea, 2001, p. 61, trad. par moi)

La communication, l’art et la littérature La critique du langage discursif explique aussi la place centrale accordée par Bataille à la littérature et à l’art. Concernant la première, « La littérature est l’essentiel ou n’est rien (…) La littérature est communication. La communication commande la loyauté  : la morale rigoureuse est donnée dans cette vue à partir de complicités dans la connaissance du Mal, qui fondent la communication intense » (Bataille, 1957b, p. 171-172). La communication est un thème récurrent chez Bataille. Elle rassemble des êtres à travers leurs blessures, leurs déchirures, par exemple dans l’amour ou dans le sacrifice : « La communication demande un défaut, une “faille” ; elle entre, comme la mort, par un défaut de la cuirasse. Elle demande

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une coïncidence de deux déchirures, en moi-même, en autrui. » (Bataille, 1944, p. 266)

Elle est associée à la souveraineté : « Il n’y a nulle différence entre la communication forte (…) et ce que j’appelle souveraineté. La communication suppose, dans l’instant, la souveraineté de ceux qui communiquent entre eux, et réciproquement, la souveraineté suppose la communication. » (Bataille, 1957b, p. 313)

Plus simplement : « (…) la vérité n’est pas là où des hommes se considèrent isolément : elle commence avec les conversations, les rires partagés, l’amitié, l’érotisme et n’a lieu qu’en passant de l’un à l’autre. Je hais l’image de l’être se liant à l’isolement. Je ris du solitaire prétendant réfléchir le monde. Il ne peut pas le réfléchir, parce qu’étant lui-même le centre de la réflexion, il cesse d’être à la mesure de ce qui n’a pas de centre. J’imagine que le monde ne ressemble à aucun être séparé et se fermant, mais à ce qui passe de l’un à l’autre quand nous rions, quand nous nous aimons : l’imaginant, l’immensité m’est ouverte et je me perds en elle. » (Bataille, 1943, p. 282)

Il y a une portée épistémologique d’une telle déclaration, celle justifiant la constitution de collèges comme le Collège de sociologie ou le Collège socratique avec des membres unis par un au-delà de la recherche.

Le rapport de la communication avec l’expérience et l’approche de la mort qui représente l’impossible de la continuité perdue est exprimée par Jean-Michel Besnier : « L’Expérience intérieure est le récit de l’expérience d’une perte de soi dans l’approche vertigineuse de la mort. Et cette mort tout juste esquivée réalise l’approximation de la communication par excellence, celle dont les êtres finis que nous sommes ne sauraient avoir qu’un pressentiment : l’expérience du passage d’un discontinu – celle de l’unité que je suis – à la continuité qui me déborde et dans laquelle je me perds. » (Besnier, 1988, p. 212)

L’art est aussi un moyen de rompre avec le discursif et d’aller au-delà de la représentation. Il autorise une dramatisation ouvrant à la dépense et à l’expérience intérieure (cf. Marina Galletti, 1re partie, chapitre 1).

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Bataille a insisté sur « l’expression de sa pensée » qui rompt avec la philosophie (et bien sûr avec la science) par son caractère sensible. Il se positionne ainsi clairement en tant qu’écrivain : « Évidemment, ce que j’ai à dire est tel que son expression a plus d’importance pour moi que le contenu. La philosophie en général est une affaire de contenu et je fais pour ma part, appel davantage à la sensibilité qu’à l’intelligence, et dès ce moment c’est l’expression, par son caractère sensible, qui compte le plus. D’ailleurs ma philosophie ne pourrait en aucune mesure s’exprimer dans une forme qui ne soit pas sensible ; il n’en resterait absolument rien.  » (Bataille, entretien radiophonique, rapporté par Surya, 1992, p. 554)

La littérature, comme l’art, expriment les émotions. La pensée de Bataille et celle de Veblen ont été sollicitées pour critiquer l’approche technico-instrumentale des innovations financières à l’origine de la crise financière mondiale de 2007-2008. Il s’agit de prendre en compte, dans une théorisation non rationnelle de la finance au sein de l’économie, les affects qui guident les comportements des agents et les innovations elles-mêmes. Les auteurs écrivent : « (…) l’innovation financière contemporaine sert des fins injustes, en fournissant un moyen d’atteindre une distinction sociale, en constituant un support pour des dépenses violentes et en donnant accès à une expression souveraine à ses pourvoyeurs. » (Gammon et Wigan, 2015, trad. par moi, p. 105)

Dans le même ordre d’idées, la réflexion de J. Brewis et S. Linstead (2007) sur l’ontologie du désir s’appuyant sur les pensées de Bataille et de Foucault critique les théories dominantes de la gestion des connaissances et de la motivation. Celles-ci véhiculent l’idée que la passion de la connaissance est seulement téléologique c’est-à-dire qu’elle constitue d’abord un motif puissant pour obtenir un résultat futur. Or, les auteurs soutiennent que le désir n’est pas seulement un manque mais une force créatrice libre que les discours gestionnaires sur le management des connaissances et la motivation rabattent sur des objectifs limités.

Le passage du non-savoir au savoir ou à sa critique Après l’évocation de toutes ces notions de Bataille, de leur articulation, des références qu’elles ont déjà nourries dans des articles de gestion, le lecteur peut rester néanmoins dans le doute. Est-ce que la

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pensée de Bataille n’était pas et n’est encore aujourd’hui que littérature ou au mieux philosophie, autrement dit, peut-elle être mobilisée pour un regard critique sur les sciences humaines et sociales et sur la gestion en particulier ? Les articles de Jean-Paul Dumond abordent ce problème du positionnement épistémologique de Bataille par comparaison avec les épistémologies gestionnaires (3e partie, chapitre 3) et celui de sa place par rapport aux études critiques en gestion (postface). Christian Limousin (2015) avait fait remarquer que La Part maudite avait suscité bien des réprobations chez les lecteurs habituels de Bataille lui reprochant ses œuvres théoriques de sociologie ou d’anthropologie qualifiées au mieux d’ennuyeuses. Aujourd’hui encore, plusieurs commentateurs de Bataille, littéraires ou philosophes, sont dubitatifs voire hostiles à ce que sa pensée soit sollicitée dans une critique des sciences humaines et sociales. Au début de La Part maudite – La Consumation, Bataille anticipait ces critiques : «  (…) devant parfois répondre à la question “Que préparez-vous ?”, j’étais gêné d’avoir à dire : “Un ouvrage d’économie politique”. De ma part, cette entreprise déconcertait, du moins ceux qui me connaissent mal (l’intérêt qu’on attribue d’habitude à mes livres est d’ordre littéraire et ce dut être inévitable…). » (Bataille, 1949a, p. 19)

Mais l’avant-propos de L’Expérience intérieure donne une indication épistémologique majeure sur le rapport entre les ouvrages de La  Somme athéologique et ceux de La Part maudite. Les premiers permettent d’ouvrir les seconds : « Ce monde est donné à l’homme ainsi qu’une énigme à résoudre. Toute ma vie – ses moments bizarres, déréglés, autant que mes lourdes méditations – s’est passé à résoudre l’énigme (…) Entré dans des contrées insoupçonnées, je vis ce que jamais des yeux n’avaient vu. Rien de plus enivrant : le rire et la raison, l’horreur et la lumière devenus pénétrables (…) Comme une insensée merveilleuse, la mort ouvrait sans cesse ou fermait les portes du possible (…) L’analyse du rire m’avait ouvert un champ de coïncidences entre les données d’une connaissance émotionnelle commune et rigoureuse et celles de la connaissance discursive. Les contenus se perdant les uns dans les autres des diverses formes de dépense (rire, héroïsme, extase, sacrifice, poésie, érotisme ou autres) définissaient d’eux-mêmes une loi de communication réglant les jeux de l’isolement et de la perte des êtres. La possibilité d’unir en un point précis deux sortes de connaissance

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jusqu’ici ou étrangères l’une à l’autre ou confondues grossièrement donnait à cette ontologie sa consistance inespérée : tout entier le mouvement de la pensée se perdait, mais tout entier se retrouvait, en un point où rit la foule unanime (…) Ce qui ébranla mes nerfs fut d’avoir achevé ma tâche : mon ignorance portait sur des points insignifiants, plus d’énigmes à résoudre ! Tout s’écroulait  ! Je m’éveillai devant une énigme nouvelle, et celle-là, je le sus aussitôt, insoluble (…) Aux trois quarts achevé, j’abandonnai l’ouvrage où devait se trouver l’énigme résolue. J’écrivis Le Supplice, où l’homme atteint l’extrême du possible. » (Bataille, 1943, p. 11)

L’ouvrage en question, c’était La limite de l’utile, première version abandonnée de La Part maudite – La Consumation. En revanche, Bataille ne dit pas quelle était cette énigme et on ne peut que faire des suppositions. Nous y reviendrons en voyant les différences entre les deux versions.

Dans Le Coupable, Bataille repose autrement le rapport entre la connaissance pratique et la mise en question philosophique (celle de Bataille conduisant au non-savoir et au non-sens). Il pose la question suivante : « (…) comment et dans quelles limites un mouvement d’interrogation sans issue peut-il enrichir la connaissance pratique ? » (Bataille, 1944, p. 372). Il commence par remarquer que la science « a pour fondement la mise en question », par exemple celle qui va faire passer d’une représentation basée sur la certitude immédiate du savoir-faire à une autre s’appuyant sur « la rigueur mathématique » qui va accroître « les possibilités techniques ». Mais tout en énonçant des propositions positives, le langage passant d’une première certitude à une autre « ouvre une blessure en nous par le moyen de l’interrogation » (ibid., p. 373). Ce passage d’une évidence à une autre est une « mise en question de l’évidence ». Or « toute mise en question porte en elle l’interrogation infinie à laquelle il n’est pas de réponse concevable » (ibid.). Mais la mise en question par la science reste « extérieure », elle ne « cherche (pas) une compréhension fondamentale de ses objets », elle reste fermée à la compréhension de « la totalité » (ibid., p. 374) et se limite à ce qui peut permettre d’améliorer la « mise en action » pratique : « la science envisage avec répugnance les questions qu’elle ne peut résoudre » (ibid.). La philosophie assume seule « la mise en question infinie » et même si ses « résultats » sont souvent « oiseux », « fallacieux (méprisables et même odieux) », « ce défaut de résultats réels en est justement la grandeur. Sa valeur tout entière est dans l’absence de repos qu’elle entretient » (ibid., p. 375).

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Nous voudrions montrer, en prenant l’exemple de la « dépense improductive  », que l’interrogation infinie que Bataille a menée dans l’entre-deux guerres lui a permis, moyennant toutes ces réflexions que l’on trouve dans La Somme athéologique autour du non-savoir, de dégager un savoir paradoxal que les principes habituels de la connaissance ne lui permettaient pas de mettre en place. C’est le passage de La limite de l’utile à La Part maudite – La Consumation.

Ainsi dans le premier texte, il y a réaffirmation d’une réalité de la dépense improductive chez les Aztèques, dans le potlatch… à l’instar des textes d’avant-guerre et notamment dans « La notion de dépense ». Evoquant « la loi de coïncidence des dépenses et des gains dans les conduites glorieuses » (Bataille, 1939-1945, p. 239-241), Bataille explique qu’il ne faut pas confondre cette loi avec celle de l’échange économique. Celle-ci « régit des choses, ou des hommes sous l’empire des choses. La loi de la dépense envisage des mouvements de vie que rien d’objectif ne mesure » (ibid., p. 240). En revanche, dans La Part maudite – La Consumation, si le potlatch exprime bien le renversement des théories économiques que représente la primauté de la dissipation des richesses utiles par rapport à l’acquisition (point de vue de l’économie générale), il n’empêche que le don est « l’acquisition d’un pouvoir », le pouvoir de donner, la générosité et le prestige que cela confère, le « rang »15. La condition est que ce don ne soit pas effectué en solitaire, mais ce don glorieux exprime un invariant de la condition humaine : « nous devons d’une part dépasser les limites proches où nous nous tenons d’habitude et de l’autre faire rentrer par quelque moyen notre dépassement dans nos limites » (Bataille, 1949a, p. 72). Même si le potlatch n’est pas une rapine, un échange profitable, « l’acquisition n’en est pas moins la fin dernière » (ibid., p. 74). Il y a donc une ambiguïté, une contradiction, un paradoxe du don qui concerne « en entier l’existence de l’homme » : « (…) elle place la valeur, le prestige et la vérité de la vie dans la négation de l’emploi servile des biens, mais au même instant fait de cette négation un emploi servile. » (Ibid., p. 75)

Cette représentation contradictoire et ambiguë du potlatch répond bien au souci très ancien de Bataille « d’élaborer une philosophie paradoxale » (Bataille, 1958, p. 459). Elle s’exprime parfaitement dans ce texte de La Part maudite qui se poursuit : 15 Cette évolution de la pensée de Bataille est présentée dans cet ouvrage par l’article de Marina Galletti (1re partie, chapitre 1) mais aussi par Koichiro Hamano (2004).

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« Ce compromis donné dans notre nature annonce ces enchaînements de leurres et de faux pas, de pièges, d’exploitations et de rages qui ordonnent à travers les temps l’apparente déraison de l’histoire. L’homme est nécessairement dans un mirage, sa réflexion le mystifie lui-même, tant qu’il s’obstine à saisir l’insaisissable, à employer comme des outils des transports de haine perdue. Le rang, où la perte est changée en acquisition, répond à l’activité de l’intelligence, qui réduit les objets de pensée à des choses. En effet, la contradiction du potlatch ne se révèle pas seulement dans toute l’histoire, mais plus profondément dans les opérations de pensée. C’est que généralement, dans le sacrifice ou le potlatch, dans l’action (dans l’histoire) ou la contemplation (la pensée), ce que nous cherchons est toujours cette ombre – que par définition nous ne saurions saisir – que nous n’appelons que vainement la poésie, la profondeur ou l’intimité de la passion. Nous sommes trompés nécessairement puisque nous voulons saisir cette ombre. Nous ne pourrions accéder à l’objet ultime de la connaissance sans que la connaissance fût dissoute, qui le veut ramener aux choses subordonnées et maniées (…) Nul ne peut à la fois connaître et ne pas être détruit, nul ne peut à la fois consumer la richesse et l’accroître. » (Ibid., p. 76)

Ce texte permet de mettre en évidence à partir de cet exemple du potlatch le rapport entre connaissances en sciences sociales et nonsavoir. À chaque fois, la négativité a joué son rôle mais sans s’arrêter. Pendant toute l’avant-guerre, Bataille défend l’idée d’une dépense improductive qui parcourt l’histoire des sociétés en prenant diverses formes, sacrifices, potlatch… Il développe une pensée négative (renversante) par rapport à la pensée reconnue dans les diverses sciences sociales : c’est la dépense et non l’acquisition qui joue le premier rôle dans l’histoire économique et sociale, la sociologie et l’anthropologie. Puis arrive L’Expérience intérieure, l’énigme que Bataille croyait avoir résolue lui apparaît alors insoluble (cf. plus haut) et il stoppe la rédaction de la première version de La Part maudite. Et désormais, c’est le non-savoir qui devient sa préoccupation, le potlach et la dépense improductive lui apparaissent comme des extrêmes du possible qui sont limités par l’impossible de la dépense pure qui est la mort pure et simple. La négativité joue à nouveau et amène Bataille à définir le potlatch comme une acquisition et non une dépense pure, mais une acquisition contradictoire puisqu’elle est en même temps une destruction. La contradiction reste ouverte, il n’y a pas de synthèse dialectique hégélienne. La notion est simplement devenue paradoxale. C’est aussi une contradiction entre une chose (une institution historique objective)

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et le sentiment que les hommes en ont. L’intelligence qui a besoin de saisir des choses est prise en défaut. On arrive à nouveau au non-savoir. Mais dans ce mouvement qu’on vient de résumer, la connaissance du potlatch et de la dépense improductive a progressé tout en devenant de plus en plus friable et insaisissable. Voilà comment la négativité, la mise en question de tout accroît le savoir tout en s’achevant dans le non-savoir. Ce que Foucault exprimait à propos de l’émergence de la sexualité dans notre culture résume bien ce mouvement original de la pensée de Bataille du savoir au non-savoir de l’extrême du possible à l’impossible c’est-à-dire « l’apparition encore sourde et tâtonnante, d’une forme de pensée où l’interrogation sur la limite se substitue à la recherche de la totalité et où le geste de la transgression remplace le mouvement des contradictions » (Foucault, 1963, p. 767) : « Peut-être l’expérience de la transgression, dans le mouvement qui l’emporte vers toute nuit, met-elle au jour ce rapport de la finitude à l’être, ce moment de la limite que la pensée anthropologique, depuis Kant, ne désignait que de loin et de l’extérieur, dans le langage de la dialectique. » (Foucault, 1963, p. 766)

Il faut d’ailleurs ici comme le fait remarquer Derrida (1967, p. 404) « interpréter Bataille contre Bataille » car celui-ci a parfois bien du mal à se départir de la dialectique hégélienne, par exemple quand il indique dans L’Erotisme (1957a, p. 39) que la transgression qui maintient les interdits représenterait l’Aufhebung hégélien. Un autre exemple pourrait être donné avec le plan Marshall. Celuici peut apparaître, dans un premier temps selon l’économiste François Perroux, comme une remise en cause de l’intérêt isolé et un plan d’intérêt mondial correspondant à l’économie générale du don. Or dit Bataille, « le jeu politique réel » (ibid., p. 171) n’est pas traité par François Perroux. C’est la crainte du communisme et de la guerre (et les retombées en termes d’achats de produits américains) qui amène les États-Unis à financer la reconstruction en Europe. C’est une façon pacifique de dépenser les excédents américains et cela amène à accroître le niveau de vie mondial y compris en URSS. C’est la menace que représente l’URSS et la tension qu’elle maintient dans le monde qui amène les USA à faire ce don. Cette tension est aussi le fait de l’agitation ouvrière à laquelle répond le plan Marshall pour accroître le niveau de vie occidental. La menace de guerre qui détruirait aussi les bases économiques du capitalisme est paradoxalement un facteur de paix : « (…) le paradoxe est porté à l’extrême du fait que la politique envisagée à partir de “l’économie internationale dominante” n’a

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pour fin qu’un accroissement du niveau de vie mondial. C’est en un sens décevant et déprimant. Mais c’est le point de départ et la base, non l’achèvement, de la conscience de soi. » (Ibid., p. 177)

La fin du texte est assez difficile. Cette conscience de soi est « la pleine possession de l’intimité », ce qui est contradictoire et aboutit au « leurre » car l’intimité ne peut être une chose qu’on possède. Une « chose sacrée extériorise l’intimité : elle fait voir au dehors ce qui en vérité est au-dedans » (ibid., p. 178). La conscience de soi exige que plus rien ne passe dans l’ordre de l’intimité, c’est-à-dire la réduction du monde sacré à l’élément le plus opposé à la chose, sa réduction à la pure intimité qui est de l’ordre de l’émotion, du sentiment subjectif, comparable à une contemplation mystique. Mais cette contradiction entre l’idée que la conscience de soi exigerait que la croissance se traduise immédiatement en dépense c’est-à-dire que la conscience n’ait plus rien pour objet (le non-savoir) et le fait que la conscience cherche à saisir « quelque chose, non le rien de la pure dépense » (ibid.) est celle entre l’impossible et l’extrême du possible. Dans l’ordre réel du plan Marshall, l’impossible, c’est la détente par l’augmentation des niveaux de vie que représenterait le don américain s’il était unilatéral – « la mise en place de l’existence sociale (…) comparable [ou dernier acte] du passage de l’animal à l’homme » (ibid.). La réalité, c’est un possible se rapprochant de l’impossible, une sorte de comédie de don qui est tout de même préférable à l’absence de don et à l’utilisation des excédents pour l’armement et la guerre. Mais cet objectif de « la mise en place de l’existence sociale » nous laisse dans l’univers du but et pas de la souveraineté. C’est pourquoi, cet extrême du possible appelle au fond le silence du non-savoir seul à même de ne pas trahir la vérité de l’impossible. Là encore, comme avec le potlatch, mais dans le domaine politique des décisions à prendre, et plus seulement dans l’interprétation de phénomènes sociaux, l’impossible du non-savoir éclaire un possible souhaitable. En résumé, nous pouvons dire que la pensée de Bataille constitue un apport pour les études organisationnelles d’un triple point de vue. Elle permet de révéler dans les situations de gestion les phénomènes hétérologiques, leur part muette ou maudite. Elle insiste sur la nécessité de rendre compte des émotions, des sentiments souvent impossibles à traduire par un langage discursif et pouvant nécessiter de faire appel à la poésie, à la littérature et à ses ressources métaphoriques. Elle cherche la mise en évidence des paradoxes, voire des apories qui résultent de la confrontation entre le possible et l’impossible, le non-savoir

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représentant cet impossible de la pensée et le savoir essayant d’approcher cet impossible par un extrême du possible. Mais cet extrême du possible permet aussi de rendre compte des phénomènes historiques comme par exemple cette permanence dans toute l’histoire humaine d’une recherche d’une dépense pure. L’ensemble des contributions de ce volume entre dans ce cadre, par-delà les différences de lecture de Bataille qu’elles comportent aussi. Il est certain que le livre est un appel à lire Bataille et à prolonger le recours à ses notions et à sa pensée pour comprendre et rendre compte d’autres situations de gestion (et plus largement de situations relevant des sciences humaines et sociales).

PREMIÈRE PARTIE La trajectoire de pensée de Bataille et la psychanalyse

Chapitre 1. L’ « homme de l’art souverain » Georges Bataille, la dépense et le sacrifice Marina Galletti (Université Roma Tre) C’est dans le Cercle communiste démocratique que Bataille, au début des années trente, s’exprime pour la première fois sur la dépense. Il le fait par le moyen de l’article « La notion de dépense », qu’il publie dans ce qui est, en quelque sorte, l’organe même du Cercle, La Critique Sociale. Cet article entraîne le comité de rédaction de la revue, déconcerté par la thèse qui y est développée, à prendre ses distances par une note préliminaire, et à préciser : « Nous publierons une analyse critique de cette étude dans un prochain numéro ». De fait, il n’y eut pas d’analyse critique de l’étude de Bataille. Il n’empêche que la teneur de cette note nous donne la mesure du malaise provoqué par la sortie de l’article, que par ailleurs la même note rattache à un « ouvrage à paraître sous le même titre » (Bataille, 1933a, p. 662). Cet ouvrage, c’est La Part maudite. Essai d’économie générale, que Bataille publie en 1949 aux Éditions de Minuit. Or, dans son projet initial, La Part maudite n’était pas seulement le livre que nous connaissons, mais un ensemble réunissant trois tomes : le premier, intitulé La Consumation, correspondant à l’édition de Minuit ; le deuxième constitué par L’Histoire de l’érotisme, version abandonnée de L’Érotisme ; le troisième, plus ou moins identifiable à La Souveraineté. Par ailleurs, dans l’avant-propos du livre édité chez Minuit, Bataille évoque les « dix-huit ans que ce travail [lui] a demandés » (Bataille, 1949a, p. 22). C’est dire le rôle capital que joue la dépense dans l’élaboration de sa pensée. Comment expliquer cette sorte de surdité envers « La notion de dépense » dans le milieu de La Critique Sociale, pourtant voué à un travail de renouvellement théorique du marxisme par le recours à la sociologie, la psychanalyse,

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la philosophie, l’économie ? Pour répondre à cette question, je partirai d’une citation tirée d’un texte d’Acéphale, la société secrète fondée par Bataille en 1937 : « (…) un être humain n’est pas seulement un estomac à remplir, mais un trop plein d’énergie à prodiguer » (Bataille, 1999, p. 467), phrase qui implique que l’homme ne tend pas seulement à l’enrichissement de son être, mais obéit aussi au besoin de détruire et de se dépenser.

Du potlatch selon Marcel Mauss aux formes de la dépense (sacrifice, érotisme, jeu, art, lutte de classes) C’est par le biais surtout de Marcel Mauss que Bataille va rendre compte soit de la nature bicéphale de l’homme, soit de la fonction sociale de la dépense. Mauss, comme on sait, identifie le mode de l’échange primitif dans ce qu’il appelle le système des prestations totales, qu’il définit ainsi : « (…) ce sont des collectivités qui s’obligent mutuellement, échangent et contractent ; (…) ce qu’[elles] échangent, ce n’est pas exclusivement (…) des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires (…) où la circulation des richesses n’est qu’un des termes d’un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent. » (Mauss, 1925, p. 150-151)

Une forme évoluée de ces prestations, le potlatch, qui s’inscrit « dans une perpétuelle fête » (ibid., p. 151), attire en particulier l’attention de Bataille : « Le potlatch – écrit-il à partir de Mauss – (…) est constitué par un don considérable de richesses offertes ostensiblement dans le but d’humilier, de défier et d’obliger un rival. La valeur d’échange du don résulte du fait que le donataire, pour effacer l’humiliation et relever le défi, doit satisfaire à l’obligation (…) de répondre (…) par un don plus important, c’est-à-dire de rendre avec usure. » (Bataille, 1933a, p. 309)

Cette obligation représente par ailleurs un des thèmes de la théorie des « trois obligations » de Mauss, les deux autres étant l’obligation de faire des dons et d’en recevoir, le refus de l’un comme de l’autre étant ressenti comme une déclaration de guerre. Ce qui caractérise le potlatch, c’est, écrit Mauss, « le principe de la rivalité et de l’antagonisme (…).

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On y va jusqu’à la bataille, jusqu’à la mise à mort des chefs et nobles qui s’affrontent ainsi. On y va d’autre part jusqu’à la destruction purement somptuaire des richesses accumulées pour éclipser le chef rival » (ibid., p. 152). Suivant de près le lien suggéré par Mauss entre don et sacrifice, Bataille écrit à son tour : « le potlatch rejoint le sacrifice religieux, les destructions étant théoriquement offertes à des ancêtres mythiques des donataires » (Bataille, 1933a, p. 309). Mauss souligne le caractère de puérilité exorbitante de ces institutions. Il écrit en ce sens : « La forme purement somptuaire, (…) souvent purement destructrice, de la consommation, où des biens considérables et longtemps amassés sont donnés tout d’un coup ou même détruits (…) donne à ces institutions un air de pure dépense dispendieuse, de prodigalité enfantine. »

Et il ajoute une remarque qui n’a sans doute pas échappé à l’attention de Bataille : « En effet, et en fait, non seulement on y fait disparaître des choses utiles, des riches aliments consommés avec excès, mais même on y détruit pour le plaisir de détruire.  » (Mauss, 1925, p. 269)

Bien que dans ces sociétés archaïques le système des prestations totales détermine toujours une hiérarchie sociale, il n’en reste pas moins que, à l’encontre de ce qui a lieu dans nos sociétés, comme écrit Mauss, « on thésaurise, mais pour dépenser » (ibid., p. 271). Pour Bataille c’est la découverte qui lui apporte la certitude du rôle décisif de la perte. Ainsi, distinguant dans l’activité économique moderne, d’un côté, les processus de production et de conservation, de l’autre, les processus de consommation, et divisant ces derniers en deux parts distinctes : la consommation utile, qui sert « à la conservation de la vie et à la continuation de l’activité productive », et la consommation inutile, qui a sa fin en elle-même, il focalise son attention sur cette dernière, où, écritil, « la perte (…) doit être la plus grande possible pour que l’activité prenne son véritable sens » (Bataille, 1933a, p. 305). C’est ce résidu improductif qu’il appelle dépense et qu’il s’applique à illustrer par des exemples : le luxe, les deuils, les guerres, les cultes, les jeux, l’érotisme, l’art, qu’il divise en deux catégories, celle des dépenses réelles comme la construction architecturale, la musique, la danse, la peinture, la scupture, et celle constituée par la littérature et le théâtre qui, sous leur forme majeure, écrit-il, « provoquent l’angoisse et l’horreur par des représentations symboliques de la perte tragique » – sans compter la poésie, terme « synonyme de dépense » dans la mesure où il

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signifie « création au moyen de la perte » (ibid., p. 307), la perte étant ici « représentée par des associations d’images détruisant l’ordre des choses pratiques » (ibid., p. 663). Je reviendrai sur cette notion d’art comme dépense. Pour l’instant j’aborderai les autres exemples de dépense, laissant de côté le luxe, les deuils et, du moins momentanément, les guerres. Le sacrifice Le premier exemple sur lequel je m’arrêterai est celui que Bataille introduit par le mot « cultes », qui fait ressortir la connexion entre potlatch et sacrifice, déjà suggérée par Mauss. Bataille écrit : « les cultes exigent un gaspillage sanglant d’hommes et d’animaux de sacrifice ». Et, identifiant sacrifice et sacré, il précise : « Le sacrifice n’est autre, au sens étymologique du mot, que la production de choses sacrées » (ibid., p. 306). Cet exemple, Bataille le met en évidence par le mythe chrétien de la croix : « Dès l’abord, écrit-il, il apparaît que les choses sacrées sont constituées par une opération de perte : en particulier, le succès du Christianisme doit être expliqué par la valeur du thème de la crucifixion infamante du fils de Dieu qui porte l’angoisse humaine à une représentation de la perte et de la déchéance sans limite. » (Ibid.)

Pour rendre plus accessible l’importance de cet exemple, je me servirai du support de la peinture, plus exactement de deux images que j’ai tirées des Œuvres complètes de Bataille : Le Christ en croix « des Pauvres » de Grünewald (Bataille, O.C. T.X, [1987] planche X), que Huysmans définit comme le « Christ au tétanos », « le Christ vulgaire, laid, parce qu’il assuma toute la somme des péchés et qu’il revêtit (…) les formes les plus abjectes » (Huysmans, 1891, p. 12) ; et Sacrifice par arrachement du cœur, (Bataille, O.C. T.X, [1987], planche XI), enluminure d’un manuscrit mexicain post-hispanique qui, introduite dans la revue Documents, fondée par Bataille, accompagne de façon obsédante son œuvre en tant qu’illustration du thème du sacrifice humain. Ces deux images font par ailleurs écho à Sacrifices, album d’eaux-fortes d’André Masson sur le thème du « dieu qui meurt » de Frazer, dont je me limite à rappeler : Mithra égorgeant un taureau ; le Minotaure déflorant une vierge, acte que l’on a associé à un meurtre sanglant (Will-Levaillant, 1981, p. 61) ; et le Crucifié, entouré de trois femmes vivant leur méditation devant la Croix « avec l’avidité d’une extase sadique » (Bataille, 1936d, p.  94), comme dans les sacrifices

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à la déesse Kâlî (Bataille, O.C. T.I, [1970], planche XX) évoqués par Bataille dans Documents (Bataille, 1930c). À ces images il faut joindre celle, toujours de Masson, de l’Acéphale (O.C. T.I, [1970], p. 444) qui est l’emblème de la revue et de la société secrète Acéphale. Comme on sait, il s’agit d’un homme décapité, dans le sillage du dieu acéphale d’une empreinte d’intaille gnostique du Cabinet des Médailles publiée par Bataille dans Documents (Bataille, O.C. T.I, [1970), planche XVII). D’après le peintre, cet « homme sans tête », dont le sexe est remplacé par une tête de mort, « se sacrifie » ; il tient dans sa main gauche un « glaive », « instrument de meurtre et de sacrifice », et dans sa main droite une sorte de « cœur flamboyant », qui suggère que « le cœur est ardent », mais aussi qu’« il s’arrache le cœur » en une sorte de rappel des « sacrifices (…) pratiqu[és] chez les Aztèques » (Thévenin et Masson, 1980, p. 24). Ainsi on ne peut dire s’il est « victime » ou «  sacrifiant » ou s’il n’est « devenu dieu qu’accomplissant sur luimême la mutilation et “l’arrachement de ses propres parties” » (WillLevaillant, 1981, p. 63 ; Bataille, 1930b, p. 263). L’érotisme et « l’homme de Sade » Si on passe maintenant au schéma tracé par Mauss et mis au point par Roger Caillois, selon lequel pour les populations archaïques « le temps humain – comme Bataille le rappelle – est réparti en temps profane et en temps sacré, le temps profane étant (…) celui du travail et du respect des interdits, le temps sacré celui de la fête, c’est-à-dire essentiellement celui de la transgression des interdits », il s’ensuit que, écrit-il, « sur le plan de l’érotisme, la fête est souvent le temps de la licence sexuelle. Sur le plan proprement religieux, c’est en particulier le temps du sacrifice, qui est la trangression de l’interdit du meurtre » (Bataille, 1957a, p. 251). Cette citation, qui souligne la connexion entre dépense et sacrifice, fait également ressortir la connexion entre sacrifice et érotisme. L’érotisme s’impose donc comme le deuxième exemple de dépense sur lequel s’arrêter. C’est surtout dans Lascaux ou la naissance de l’art et dans L’Érotisme que Bataille analyse longuement la connexion entre sacrifice et érotisme. Réunissant les interdits fondamentaux en deux groupes, « le premier lié à la mort, l’autre à la reproduction sexuelle » (Bataille, 1955a, p. 34), et rappelant que, «  sans interdit, il n’est pas de vie humaine » (ibid., p. 33), Bataille oppose ces « moments d’émotion intense » que sont la vie sexuelle et la mort au « temps neutre » du travail (Bataille, 1957a, p. 252), qu’ils trangressent. Mais que veut-il dire exactement par transgression des interdits ? Il ne s’agit pas du « cas où, par impuissance, l’interdit ne joue

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pas ». Niant cette « transgression d’indifférence » qui implique, non le respect, mais « l’ignorance de la loi », Bataille propose « de réserver le nom de transgression au mouvement qui se [produit], non faute d’angoisse, (…), mais bien au contraire en dépit de l’angoisse éprouvée » (Bataille, 1955a, p. 40). Il dit en ce sens en s’appuyant sur l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice de Mauss et Hubert : « L’antiquité voyait dans le sacrifice le crime du sacrificateur qui, dans le silence angoissé des assistants, mettait la victime à mort, le crime où le sacrificateur, (…) lui-même angoissé, violait l’interdit du meurtre » (ibid., p. 40-41). Quant à l’association inextricable entre angoisse et érotisme, il écrit : « nous éprouvons, au moment de la transgression, l’angoisse sans laquelle l’interdit ne serait pas : c’est l’expérience du péché » (Bataille, 1957a, p. 42). Si le sacrifice constitue le moment révélateur de la transgression religieuse, le moment révélateur de la transgression sexuelle est le sadisme. C’est le rôle capital de Sade d’avoir révélé que l’homme, sous le masque rassurant de la raison, est impliqué dans un mouvement de dilapidation qui le conduit à la ruine et à la mort. L’idée maitresse de ses fictions était que « la vie [est], “la recherche du plaisir” et que “le plaisir [est] proportionnel à la destruction de la vie” » (ibid., p. 179). Bataille résume ainsi ce qu’était pour Sade le « paradoxe du plaisir » : « la volupté est d’autant plus forte qu’elle est dans le crime et (…), plus insoutenable est le crime, plus grande est la volupté » (ibid., p. 168). Et, par le biais de Blanchot, il évoque le mouvement de destruction infinie par lequel l’homme de Sade parvient de la « négation des autres » à la « négation de soi-même », rejoignant par là « le sens profond de la dépense » (ibid., p. 174, 170). Le jeu, la lutte de classes Le troisième exemple est constitué par les jeux où, malgré le déclin de la fonction sociale de la dépense, le danger de mort, écrit Bataille, « n’est pas évité », la mort pouvant même survenir dans le mode du suicide quand « la perte de sommes folles d’argent est engagée sous forme de paris » (Bataille, 1933a, p. 306). L’exemple le plus original de l’article de Bataille est néanmoins ce qu’il définit comme « la forme la plus grandiose de la dépense sociale » (ibid., p. 316) du monde moderne, à savoir la lutte de classes, dont les composantes lui apparaissent déjà données dans le potlatch du fait que, « consomm[ant] la perte de l’homme pauvre » (ibid., p. 315), il a ouvert la voie à l’esclavage et au prolétariat. En réalité, la révolution ouvrière invoquée par Bataille ne se situe plus qu’en partie dans la continuité du potlatch. Elle ouvre

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– au-delà du monde de l’utile, instauré par la bourgeoisie –, au noyau non économique du social : à l’explosion incontrôlée de forces qui, écrit-il, « se libèrent et se perdent pour des fins qui ne peuvent être assujetties à rien dont il soit possible de rendre des comptes » (ibid., p. 318-319). C’est le point qui heurte la conception de la révolution des militants du Cercle communiste démocratique.

L’économie générale, le don en pure perte du soleil et « l’usage des richesses » De fait, l’article La notion de dépense n’épuise pas la question de la consommation en pure perte. Dès la période de la guerre, Bataille ne manque pas d’y revenir pour l’incorporer à une nouvelle théorie qui constitue le dépassement de l’économie restreinte du capitalisme, liée au principe de l’utile. Cette théorie, fondée sur les données de plusieurs sciences, notamment la physique, la biologie, l’astrophysique, est ce qu’il appelle une économie générale, à savoir une économie modelée sur le don en pure perte du soleil. À bien des égards, elle prolonge les thèses de « La notion de dépense ». Néanmoins elle en diffère profondément, soit pour le lien qu’elle établit entre l’économie et les mouvements de l’énergie sur le globe à lumière des limites de la biosphère, soit parce que la lutte de classes cesse d’y avoir la place centrale qu’elle a dans la définition même de la notion de dépense. C’est qu’entre l’article publié dans La Critique Sociale et la mise en chantier de l’économie générale, se situent l’échec de Contre-Attaque dans sa lutte contre le fascisme et surtout la Seconde Guerre mondiale dont l’origine est à rechercher, selon Bataille, comme celle de la guerre de 1914-1918, dans « le trop-plein de la production industrielle » (Bataille, 1949a, p. 3233). Ce que ce nouveau point de vue implique, ce n’est cependant pas l’abandon de la politique, mais la mise à jour d’une politique ramenée au fondement économique qui la constitue. Inversant le point de vue de l’économie « restreinte », l’économie générale met au premier plan « l’usage des richesses », à savoir le mode par lequel les sociétés règlent la consommation de cette part maudite qu’est le surplus d’énergie inscrit dans la matière vivante : il s’agit d’admettre que, comme il l’écrit, « ce n’est pas la nécessité mais son contraire, le “luxe” » – sous sa triple forme de manducation, mort et reproduction sexuée – « qui pose à la matière vivante et à l’homme leurs problèmes fondamentaux » (ibid., p. 21) ; et, à partir de là, d’envisager la dépense improductive non plus comme un non-sens pour l’économie, mais comme une perte positive. Renversement « copernicien », qui comporte que « ce qui

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est, le présent », prenne dans l’économie la place majeure qu’y occupe « l’avenir, qui n’est pas » (Bataille, 1947b, p. 300). Le plan Marshall ou la conversion de l’excédent en dépense En fait, dans le contexte de la guerre froide, la question qui s’impose à Bataille n’est plus celle d’une révolution dont le contre-coup serait un nouveau conflit d’ordre mondial, mais – face à la possible disparition de l’homme entraînée par « l’entrée en scène de la bombe atomique » (Bataille, 1947c, p. 177) –, celle d’une concurrence non militaire entre la méthode de production américaine et celle de l’URSS. Cette perspective, qui consacre le dépassement de l’attitude d’« hostilité simple à l’égard du capitalisme » (Hollier, 1986, p. 129 ; 2022) manifestée à l’époque de La notion de dépense, amène Bataille à opposer à la nécessité pour l’industrie américaine d’une consommation catastrophique de son surplus « une vaste compétition économique » fondant « sur un budget de même nature que les budgets de guerre » des dépenses impossibles à reconvertir en « profit capitaliste » (Bataille, 1949a, p. 162). Ce à quoi répond le plan Marshall en ce qu’il substitue aux investissements rentables d’intérêt individuel un « investissement (…) à fonds perdus » (ibid., p. 171) « “d’intérêt mondial” » (ibid., p. 166) ; opérant la conversion de l’excédent des États-Unis en dépense sous forme d’aide économique à l’Europe, ce Plan amorce même, écrit-il, citant François Perroux, « “la plus grande expérience d’économie dirigée à l’échelle internationale qui ait jamais été tentée” » (ibid., p. 163), montrant que l’économie, « pour inverser la formule de Clausewitz », pourrait poursuivre la guerre « “par d’autres moyens” » (ibid., p. 161). La société de consumation aztèque et l’échange par le don ou la rectification des thèses d’avant-guerre sur le potlatch et la dépense (le jeu, la guerre, le sacrifice) La clé de l’économie génerale n’en est pas moins – aux antipodes de la société industrielle –, ce que Bataille appelle « la société de consumation ». Le modèle en est la société aztèque, dont l’échange par le don était lié à la pratique du sacrifice, indissociable de celle de la guerre. Cette dernière répondait, non pas à une nécessité militaire, mais à celle religieuse d’assurer la vie du dieu-soleil, lui-même étant « l’expression du sacrifice » (ibid., p. 52). De cette pratique, associée à la fin des années vingt aux « aveuglantes débauches » décrites par Sade, Bataille dit dans La Part maudite, que, fondée sur l’arrachement

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du cœur « encore battant » des victimes humaines, elle élève « un sommet d’horreur dans la chaîne cruelle des rites religieux » (ibid., p. 55). Ce qui est nouveau, c’est qu’il rapproche le potlatch des Indiens du nord-ouest américain, qui est à la base de l’élaboration de la notion de dépense, du don des Aztèques. De fait si, à partir de ce principe de la dissipation des richesses commun aux Aztèques et aux Indiens il accorde une valeur privilégiée au potlatch dans l’« économie générale », il développe une « théorie du potlatch » qui rectifie ses thèses d’avant-guerre. Ce qu’il met en avant, c’est que « le potlatch ne peut ête unilatéralement interprété comme une consommation des richesses » (ibid., en note p. 71). Il s’agit aussi d’une perte rentable qui a pour fin l’aquisition du prestige et, par là, du rang, qui est « source de profit » (ibid., p. 75). Ce nouveau point de vue est réaffirmé dans la revue Critique, où Bataille repère un autre aspect qui éloigne le potlatch du don : c’est la compétition qui, dans la mesure où « la haine et le désir de profit s’y mêlent », montre « un élément sordide (…) à l’état naissant dans toute rivalité » (Bataille, 1951b, p. 108-109). Par ailleurs, revenant aussi sur le jeu qu’il avait donné dans les années trente comme un exemple de dépense, il introduit une distinction entre « jeu mineur » (ibid., p. 116) ou « comédie du jeu » (ibid., p. 118) et jeu majeur qui, lié au « risque de mort assumé » (ibid., p. 117), est seul assimilable à la dépense. À son tour, la guerre, conçue en un premier temps comme une forme de dépense distincte du jeu, devient un jeu mineur  : loin de représenter, comme pour Caillois, l’équivalent dans le monde contemporain de la fête des sociétés « primitives » (Bataille, 1951a), « elle n’est, comme l’entreprise industrielle, qu’une opération subordonnée » (Bataille, 1997, Lettre à Caillois du 1er octobre 1945, p. 248 ; Galletti, 2013). Quant au sacrifice, s’il est un exemple majeur de dépense dans les années trente – au point de constituer le dispostif du surgissement de l’« être humain » (Bataille, 1970c, p. 239) et d’incarner dans l’immédiat après-guerre « la consumation qui n’a d’intérêt que pour l’instant même » (Bataille, 1948a, p. 310-311) –, il devient en 1955, par le constat de son caractère équivoque, l’enjeu d’un véritable renversement des idées exprimées auparavant : « Dans le sacrifice, écrit-il, le sacrifiant s’identifie à l’animal frappé de mort. Ainsi meurtil en se voyant mourir (…). Mais c’est une comédie ! » (Bataille, 1955c, p. 336) qui le laisse vivant. « La nécessité », découlant de cette impasse, « du spectacle, ou géneralement de la représentation sans la répétition desquels », comme il l’affirme, « nous pourrions, vis-à-vis de la mort, demeurer étrangers, ignorants comme apparemment le sont les bêtes » (ibid., p. 337), l’amène à rapprocher le sacrifice des fictions de la littérature ou de l’art, dans la mesure où celles-ci prolongent la

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tentative de l’humanité archaïque de saisir, par l’expérience de « l’horreur sacrée », le sens insaisissable de la mort.

De l’homme du sacrifice à L’ « homme de l’art souverain » De fait, c’est la notion de dépense tout court que, dès les années de la guerre, Bataille soumet à une nouvelle analyse. Cette analyse se présente, selon les mots de Koichiro Hamano sous cette forme : « la perte est-elle possible ? ». Ou bien est-elle pour l’homme un « impossible » (Hamano, 2004, p. 108) ? Ce dilemme amène Bataille dans les années cinquante à mettre en avant, en tant qu’elle ouvre à « l’au-delà de l’utilité » (Bataille, 1956a, p. 248), la notion de souveraineté. Celleci – par la négation de la souveraineté servile, représentée par le roi, le prêtre ou la cité – s’incarne dans « l’homme de l’art souverain », ce roi déchu qui a été déclassé aussi bien par le capitalisme bourgeois, voué à la croissance illimitée des forces de production, que par le communisme ou monde de la souveraineté « renoncée ». Pour en éclaircir le sens, je reviendrai, pour conclure, sur l’exemple de « La notion de dépense » que j’ai laissé de côté : l’art. Dans l’après-guerre, à partir de la reconnaissance du rôle fictif commun au sacrifice et à l’art, le lien entre art et dépense s’ouvre à une nouvelle signification. C’est que dans le monde contemporain, ou tout au moins dans l’Occident où le sacrifice religieux ne survit plus que dans la fiction de la messe, l’art est appelé à prendre le relais du sacrifice, en « nous gris[ant] de vertige » par une « approche fictive de la mort » (Bataille, 1950-1951, p. 94). Ce que par ailleurs l’art peut faire mieux que le sacrifice car – n’appartenant pas, à la différence de ce dernier, au monde réel –, il n’est pas moins « inutile » que la littérature qui, « étant inorganique, (…) est irresponsable » et « ne peut assumer la tâche d’ordonner la nécessité collective » (Bataille, 1957b, p. 182). L’art moderne et le crime de lèse-majesté antique C’est à propos de la peinture de Manet que Bataille développe une théorie de l’art moderne qui trouve son application aussi dans le domaine de la littérature. C’est un fait que, avec Manet, l’œuvre d’art entre dans une région nouvelle, « prend la place de tout ce qui, dans le passé – dans le passé le plus lointain – fut sacré, fut majestueux » (Bataille, 1955b, p.  141). Ce monde nouveau signifié par l’«  horreur sacrée » qui se dégage de l’Olympia de Manet s’inscrit dans la négation sans retour « de l’Olympe, du poème et du monument mythologique »

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(ibid., p. 145), c’est-à-dire dans « la déchéance des formes vénérables du passé » (ibid., p. 435). Olympia est la reprise de la Venus d’Urbin de Titien, et en même temps « une fille » et non plus « une déesse nue » (ibid., p. 144). « L’Olympia tout entière se distingue mal d’un crime ou du spectacle de la mort » (ibid., p. 147), écrit encore Bataille liant, à la suite de Malraux, la naissance de la peinture moderne à la destruction de « toute valeur étrangère à la peinture » (ibid., p. 131). En d’autres mots, la peinture moderne tire sa valeur non plus, comme l’art sacré, de « l’expression de formes souveraines – divines, royales » (ibid., p. 134) mais de sa propre subjectivité souveraine. Ce qui implique la revendication, par l’artiste, du crime de « lèse-majesté-antique » (ibid., p. 435) : les Beaux-Arts considérés comme un assassinat. L’art en tant qu’économie du sacrifice Ce cheminement de Bataille, « dès le début des années trente », vers la mise en place de ce que Jean-Michel Rey appelle « une économie du sacrifice » (Rey, 1987, p. 75) et même « une sorte d’invariant du sacrifice » (ibid., p. 76), s’explicite dans l’après-guerre, du point de vue théorique – le seul abordé ici –, d’une part dans la communauté hétérodoxe de La Littérature et le mal (qui, dans ce contexte, ne fait pas l’objet d’une analyse), d’autre part, dans ses écrits sur l’art. Je ne m’arrêterai que sur deux articles parus respectivement en 1948 et en 1952 : « L’art, exercice de cruauté » et « L’humanité mexicaine ». J’aborderai en premier lieu le deuxième, bien qu’il soit postérieur à l’autre. Apparemment, « L’humanité mexicaine » se donne à lire comme un simple compte rendu de l’exposition du Musée d’art moderne de Paris L’art mexicain du précolombien à nos jours. En réalité Bataille y reprend les thèses exposées en 1928 dans son article « L’Amérique disparue » puis dans le chapitre de La Part maudite consacré à « la société de consumation » pour en mettre à jour le véritable enjeu : au centre de son compte-rendu, les gravures de Posada – l’artiste mexicain du XXe siècle dont les « terribles fusillés » actualisent la cruauté sanglante du sacrifice aztèque –, constituent le dispositif qui, par ce retour en arrière de nos jours au précolombien, greffe l’exigence religieuse du christianisme sur celle de l’ancien Mexique, montrant que « “toutes les religions n’en sont qu’une” » (Bataille, 1952a, p. 51) et, en même temps, opère la prise en compte de cette même exigence religieuse par l’art moderne. C’est ainsi que dans «  L’art, exercice de cruauté  », Bataille peut affirmer que le sacrifice est «  la réponse à l’obsession séculaire de tous les peuples du globe » (Bataille, 1949c, p. 481) et demeure comme un « appât » au cœur de l’art moderne ; celui-ci, libéré « du service de

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la religion » (ibid., p. 480-481), prolonge la religion dans son « souci d’entrer dans le fond des choses », et, par là, nous fait « découvrir ce que nous sommes » (ibid., p. 482). De l’art comme exercice de cruauté à un usage cruel de la photographie Répondant à « l’attente d’un moment fulgurant », la « représentation de l’horreur » (Bataille, 1949c, p. 486), par laquelle l’art brise l’opacité du monde de l’utile pour « nous [jeter] sur la voie d’une entière disparition – et nous y [laisser] pour un temps suspendu » (ibid., p. 485) – est, dans Les Larmes d’Éros, appelée à ouvrir « en entier la nature humaine à la conscience de soi » (Bataille, 1961’, p. 166). Dans la conclusion de ce livre où l’érotisme est donné comme un exemple de « consommation de l’énergie dans l’instant » (ibid., p. 173) opposé à la guerre, Bataille se propose d’ajouter à son histoire d’Éros de la préhistoire à nos jours – qu’il confie en premier lieu à la peinture [celle-ci ayant acquis dans le monde moderne « le sens d’une possibilité allant (…) plus loin que celle de la littérature » (ibid., p. 176)] –, « une vue nouvelle » et « la vue finale » (ibid., p. 202), sorte de clé de lecture de l’ensemble. Il le fait au moyen, pourrait-on dire, d’un « montage » qui, soudant à l’enluminure Sacrifice par arrachement du cœur (ici renommée Sacrifice humain aztèque) deux corpus de photos du XXe siècle, opère le passage de l’art comme « exercice de cruauté » à un « usage cruel de la photographie » (Salsano, 1995, p. XIX). Suivies par d’autres peintures, gravures et dessins qui illustrent, en dehors de tout souci chronologique, « [u]ne tradition d’horreur » (Bataille, 1961’, p. 237), ces photos, selon le jeu que Bataille se proposait pour lui-même et qui consiste, dans un cas, à les regarder « avec passion », dans l’autre cas, à s’identifier au supplice fantasmé par Sade, sont de fait autant de « techniques d’illumination » (Bruno, 1963) nous donnant à voir, en un éclair, une autre « histoire de l’œil », dont nous sommes – comme le personnage de Poussin caché parmi les rochers (Bataille, 1961’, p. 141) –, les voyeurs fascinés ou excédés : par l’extase du sacrifiant vaudou, elles nous font revivre l’expérience du sacré propre au sacrifice religieux primitif ; par le supplice du jeune chinois, « la poitrine écorchée », « bras et jambes tranchés » (Bataille, 1943, p. 139), elles démantèlent l’image du sacrifice du Christ pour nous donner accès, par le constat de la mort de Dieu, à la vision impie, illimitée de l’identité entre l’extase religieuse et « l’abîme de l’érotisme » (Bataille, 1961’, p. 237).

Chapitre 2. Bataille et la psychanalyse Elisabeth Roudinesco (Ecole Normale Supérieure) (Conférence prononcée le 9 mars 2022 au Colloque organisé par l’IRG, l’IAE Gustave Eiffel de Créteil et la SPSG « Georges Bataille : pour une critique du management et des sciences de gestion », reprise du Séminaire d’histoire de la psychanalyse, ENS, séance du 2 février 2010.)1

Bataille sur le divan de Borel et le supplice chinois Comme Michel Leiris, Raymond Queneau, René Crevel, Antonin Artaud et quelques autres, Georges Bataille fit partie de ces écrivains de l’entre-deux-guerres qui furent à la fois traversés par l’aventure théorique du freudisme et connurent l’expérience du divan sans pour autant faire dépendre l’intérêt porté à la doctrine viennoise de la pratique de la cure. Aller vers la révolution freudienne relevait pour eux d’une démarche intellectuelle, alors que se rendre chez un analyste signifiait que l’on voulait se faire soigner de la manière la plus directe possible. Bataille fit son analyse avec Adrien Borel, membre fondateur de la SPP, psychiatre aux allures de chanoine. Amateur de vins et de gastronomie, il aimait particulièrement, comme Allendy, s’occuper des artistes et des créateurs. C’est sur le conseil du docteur Dausse que Bataille le rencontra pour la première fois et décida d’entreprendre avec lui une analyse. Plusieurs de ses amis le trouvaient « malade » : il était joueur, alcoolique, et fréquentait les bordels. Selon Leiris, il aurait même risqué sa vie à la roulette russe. 1 Voir Roudinesco (1995) et Roudinesco (2023).

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Dès la première rencontre, Borel donna à Bataille une photographie de Louis Carpeaux, prise en avril 1905 et reproduite dans le fameux Traité de psychologie de Georges Dumas. Elle montrait le supplice d’un Chinois coupable de meurtre sur la personne d’un prince et condamné par l’empereur à être découpé en cent morceaux. Dumas avait assisté à la scène en compagnie de Carpeaux et l’avait commentée en soulignant que l’attitude du supplicié ressemblait à celle des mystiques en extase. Mais il disait aussi que cette impression découlait des multiples injections d’opium dont on abreuvait le moribond pour mieux prolonger son supplice. Le spectacle était en effet terrifiant : avec ses cheveux hirsutes, son regard d’une effrayante douceur et son corps dépecé, l’homme ressemblait très étrangement à l’une de ces vierges du Bernin transfigurées par l’incandescence d’une Visitation divine. La découverte de ce cliché joua un rôle décisif dans la vie de Bataille : «  Ce que soudainement je voyais (…) était l’identité de ces parfaits contraires opposant à l’extase divine une horreur extrême. » (Surya, 1992, p. 122)

Borel encouragea Bataille à écrire, sans chercher à mettre fin à l’état de violence intellectuelle dont il se plaignait. Néanmoins, l’analyse provoqua en lui une impression de délivrance qui lui permit de rédiger l’Histoire de l’œil, dont le texte fut commenté à chaque séance, voire corrigé : « Le premier livre que j’ai écrit, [dit-il à Madeleine Chapsal], je n’ai pu l’écrire que psychanalysé, oui, en en sortant. Et je crois pouvoir dire que c’est seulement libéré de cette façon-là que j’ai pu l’écrire. » (Ibid., p. 127)

Publié en 1928 clandestinement sous le pseudonyme de Lord Auch, ce livre décrit les expériences sexuelles de deux adolescents et leur perversité croissante.

Sylvia Bataille, les revues Après cette cure, où le travail transférentiel avait servi de support à la créativité littéraire, Bataille se sentit moins maladif. Il conserva avec Borel une relation amicale et lui adressa le premier exemplaire numéroté de chacun de ses livres. C’est à la suite de cette analyse qu’il fit la connaissance de celle qui allait devenir sa femme : Sylvia Maklès, future femme de Lacan et future actrice de La partie de campagne de

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Jean Renoir. La rencontre eut lieu sans doute square Desnouettes, près de la porte de Versailles, dans l’atelier de Raymond Queneau fréquenté par plusieurs écrivains.

Au moment où Lacan et Kojève s’apprêtaient à entamer un travail commun de confrontation entre Freud et Hegel, Bataille lançait le premier numéro de la revue Acéphale en 1936 avec Pierre Klossowski. La couverture était illustrée par un fabuleux dessin d’André Masson : un homme sans tête avec viscères apparents et crâne à la place du sexe inspiré de l’homme de Vitruve de Léonard de Vinci et de Dionysos :

« L’homme a échappé à sa tête comme le condamné à la prison, dit Georges Bataille. (…) Il réunit dans une même éruption la Naissance et la Mort. Il n’est pas un homme. Il n’est pas non plus un dieu. Il n’est pas moi, mais il est plus que moi : son ventre est le dédale dans lequel il s’est égaré lui-même, m’égare avec lui et dans lequel je me retrouve étant lui, c’est-à-dire monstre. » (Bataille, 1936, p. 445)

Puissance extatique des mondes disparus Après l’éphémère expérience de Contre-Attaque où, réconcilié avec Breton, Bataille avait soutenu le Front populaire face à la montée du fascisme, le voilà qui refusait désormais cette « négativité sans emploi » à laquelle Kojève condamnait les intellectuels. L’histoire était « achevée », la société française agonisait et la guerre semblait imminente. Quant à la crise morale, elle était si prégnante que Bataille voulait y répondre par l’acéphalité. Il proposait d’abandonner les lumières du monde civilisé pour la puissance extatique des mondes disparus. Ce mouvement de rébellion contre un progressisme jugé inapte à réveiller la spiritualité humaine répétait par certains côtés celui des symbolistes des années 1880.

Dans son roman Là-bas, très admiré par Bataille, Joris-Karl Huysmans annonçait déjà la venue d’un lieu mythique, d’un au-delà de la subjectivité qui attirait le narrateur vers un trajet initiatique semblable à l’expérience athéologique vers laquelle évoluait Bataille à la fin des années trente : le corps d’homme décapité dessiné par Masson indiquait ainsi la nécessité de sacrifier toute tête pensante à une critique radicale de la raison occidentale.

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La conjuration de l’obscur Dans cette perspective, Acéphale était aussi le nom d’une société secrète dont la revue n’était que la partie visible. Société bien étrange où l’on prônait le « non-savoir de la gnose » contre toute logique rationnelle, quitte à mettre en pratique, par des « crimes rituels », un esprit de dissidence absolue renvoyant au désastre du monde. Au cœur de cette « conjuration sacrée » où se retrouvèrent surtout Bataille et Caillois – et que Michel Leiris critiqua, trop attaché qu’il était aux vertus de l’esprit rationnel et scientifique –, les initiés se promettaient de fonder une nouvelle religion inspirée de Zarathoustra et de garder le silence sur leurs activités. Qu’on ne cherche là aucun « complot » contre l’État, aucune action de terrorisme réel : les « conjurés » furent les héros d’une rébellion nihiliste qui empruntait ses formes et ses thèmes aux travaux de l’ethnologie. Grand lecteur de Freud depuis sa découverte de Psychologie des foules et analyse du moi (Freud, 1921), Bataille prenait acte aussi de cette théorie de la pulsion de mort qui bouleversait l’histoire du mouvement psychanalytique. Ainsi, la mise à mort concrète et charnelle de l’homme dessiné par Masson figurait la mort de tout sujet prétendant penser sa destinée appuyée sur la raison : « NOUS SOMMES FAROUCHEMENT RELIGIEUX, [écrivait Bataille], et dans la mesure où notre existence est la condamnation de tout ce qui est reconnu aujourd’hui, une exigence veut que nous soyons également impérieux. Ce que nous entreprenons est une guerre. » (Ibid., p. 443)

Sade et Nietzsche Le marquis de Sade et Nietzsche étaient les deux figures emblématiques de cette croisade sacrificielle, auxquelles s’ajoutaient celles de Kierkegaard, Don Juan et Dionysos. Dès le premier numéro, dans un article intitulé « Le monstre », Klossowski annonçait la couleur : « Ayant renié l’immortalité de l’âme, les personnages de Sade, en retour, posent leur candidature à la monstruosité intégrale. » (Klossowski, 1936)

Négation du moi, cette monstruosité affirmait la toute-puissance du rêve sur la conscience, de la dépossession sur la maîtrise, de l’impossible sur le possible. L’homme sadien était le modèle de l’homme moderne

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sans Dieu, condamné à échapper à sa prison comme l’acéphale à sa tête et le sujet à sa raison, afin de jouir des objets du désir en détruisant leur présence réelle. Cette apologie d’un monstre né de la confrontation du Wunsch freudien et de la Begierde hégéliano-kojévienne fut suivie, en janvier 1937, dans le deuxième numéro d’Acéphale, d’un hommage à Nietzsche sur le thème « Nietzsche et les fascistes ». Klossowski y rendait compte de l’état des études nietzschéennes. Dès la fin du XIXe siècle, l’œuvre de Nietzsche avait commencé à être connue et traduite dans diverses revues littéraires françaises. C’est dans le sens d’un nihilisme et d’un antirationalisme qu’elle fut liée, comme on l’a vu, au bovarysme sous la plume de Jules de Gaultier. Mais elle circulait obscurément sous la plume d’André Gide et de Paul Valéry. Quant à Maurras, il l’admirait à la fois pour la critique de Bismarck qu’elle contenait et pour son côté antisocialiste. Pour sa part, Breton était très peu nietzschéen, même s’il reconnaissait la radicalité de l’offensive du philosophe contre toutes les valeurs de la raison occidentale. Ce même Nietzsche était celui de Lacan vers 1925, l’adhésion profonde aux thèmes du Zarathoustra (et notamment à la théorie du surhomme) en moins. Au lendemain de la guerre, Charles Andler transformait le regard porté sur la pensée nietzschéenne en France avec sa monumentale étude consacrée à la vie du philosophe ainsi qu’à son œuvre et à l’ensemble des sources dont celle-ci s’inspirait. Il détruisait la gangue wagnérienne dont on avait entouré Nietzsche et faisait de lui un penseur européen, cosmopolite et universaliste. Ainsi, le nietzschéisme entrait dans l’histoire de la philosophie selon une interprétation de cette histoire pénétrée d’hégélianisme et de sociologie à la française. Germaniste et socialiste, Andler admirait en effet l’Allemagne de Goethe et de Beethoven, et, bien que son livre fût achevé à la veille de la bataille de la Marne, il en retarda la parution jusqu’en 1920. Mais, en 1935, en Allemagne, ce n’était pas ce Nietzsche des lumières venu de France que l’on idolâtrait. À la suite d’une série de malversations dont les premières remontaient à quarante ans, Elisabeth Forster, la sœur du philosophe, avait réussi à jouer sur l’équivocité propre à toute grande œuvre pour présenter le nietzschéisme comme une doctrine favorable au nazisme et au fascisme. Persuadée que le surhomme dont avait rêvé son frère s’était incarné en Hitler, elle apporta un soutien fanatique au Führer et laissa déposer en grande pompe un exemplaire de Zarathoustra avec Mein Kampf et Le Mythe du XXe siècle de Rosenberg dans le monument Tannenberg élevé à la gloire de la victoire allemande sur la Russie pendant la Première Guerre mondiale :

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« Je suis certaine, écrivait-elle, que Fritz serait enchanté de voir Hitler assumer avec un courage incomparable la pleine et entière responsabilité de son peuple. » (Peters, 1978, p. 316)

C’est à cet outrage infligé à la pensée nietzschéenne que Bataille s’attaqua dans la deuxième livraison d’Acéphale, en janvier 1937. Contre les nazis et les fascistes, il rappelait que Nietzsche avait violemment critiqué l’antisémitisme de sa sœur et du mari de celle-ci, et que jamais il n’avait adhéré à la moindre doctrine du sol, de la race ou de la patrie. Il avait construit une œuvre philosophique appelant l’homme moderne à tirer les conséquences de la mort de Dieu et à se libérer de toutes les formes de servitude. Tel était, en effet, le portrait du véritable surhomme nietzschéen animé de la volonté de puissance : homme d’une nouvelle culture et d’une nouvelle métaphysique, toutes deux fondées sur un acte de création issu d’un geste de destruction.

Détournement de Nietzsche À cet égard, Bataille soulignait qu’au-delà de l’escroquerie commise par Elisabeth Forster, il existait bien deux lectures possibles de l’œuvre nietzschéenne. L’une, dite de droite, inspirée par le néopaganisme allemand, conduisait tout droit à l’assimilation de la théorie du surhomme aux thèses de la prétendue supériorité aryenne. Au contraire, la lecture dite de gauche considérait que cette même théorie ouvrait la voie à une révolution créatrice permettant à l’homme de se détacher des « foules » pour accéder à la liberté existentielle dans un dépassement de soi. Dans sa revue, Bataille choisissait cette lecture et Klossowski valorisait l’étude de Karl Jaspers, parue en allemand en 1936, où l’auteur lisait l’œuvre de Nietzsche à la lumière de celle de Kierkegaard, montrant qu’elles opéraient toutes deux une rupture décisive avec la philosophie de la rationalité objective. La façon dont Bataille défendait une lecture de gauche de l’œuvre nietzschéenne ressemblait à la manière dont le groupe des Recherches philosophiques adhérait à l’hégélianisme à travers la lecture de l’œuvre heideggerienne. De part et d’autre, en effet, il s’agissait de penser la double question de la liberté humaine et de l’engagement historique du sujet à l’intérieur d’un monde sans Dieu dont chacun pressentait qu’il était menacé de destruction par l’instauration des dictatures modernes. Dans cette conjoncture, la révolte nietzschéenne de Bataille prenait la forme d’une « terreur sacrée » : ultime manière de subvertir l’ordre social avant l’achèvement de l’histoire. Et ce n’est pas un hasard si les deux

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dernières livraisons d’Acéphale étaient encore consacrées à Nietzsche à travers un portrait de Dionysos et du Don Juan de Kierkegaard, puis par une commémoration du cinquantenaire de la folie du philosophe qui ressemblait à la célébration par les surréalistes, en 1928, du cinquantenaire de l’hystérie. Bataille partageait bien en effet avec eux l’idée que la folie, loin d’être une maladie, faisait partie intégrante de la personnalité humaine. Cependant, il n’avait pas la même conception que Breton de l’inconscient freudien.

Freud, Kojève, etc. Ayant abordé la doctrine viennoise par le rêve et par l’automatisme de Janet, Breton cherchait dans les signes de la folie une écriture, un langage, une esthétique, et, dans l’inconscient, d’abord un au-delà de la conscience, puis un lieu pouvant communiquer avec la vie réelle pour un changement révolutionnaire de l’homme. Tout autre était la démarche de Bataille. S’étant intéressé à Freud par la psychologie des foules et les phénomènes d’identification collective, il voyait dans la folie une expérience de la limite conduisant au néant et à l’acéphalité, et dans l’inconscient un non-savoir interne à la conscience révélant la déchirure de l’être et son attirance vers l’abject, le déchet et les choses basses : un instinct sans aucune trace biologique. Nietzschéen de la première heure, Bataille était ensuite passé par l’hégélianisme de Kojève pour conforter à nouveau son nietzschéisme par un grand regain de nihilisme. Mais, formé par Koyré à l’histoire des religions et marqué par l’enseignement de Marcel Mauss et de Durkheim, il revendiquait l’idée que la mystique et le sacré recelaient une doctrine philosophique. C’est sans doute pourquoi il éprouva une fascination pour le fascisme, de la même façon que Breton fut fasciné par l’occultisme. Et il affirma la nécessité de se servir des armes créées par le fascisme pour retourner contre lui le fanatisme et l’exaltation des peuples. Puisque la démocratie se révélait impuissante à défendre la conscience universelle, il fallait, pour sa sauvegarde, recourir à des méthodes antidémocratiques : « Un nazi peut aimer le Reich jusqu’au délire, disait-il. Nous aussi nous pouvons aimer jusqu’au fanatisme, mais ce que nous aimons, bien que nous soyons Français d’origine, ce n’est à aucun degré la communauté française, c’est la communauté humaine (…). Nous nous réclamons de la conscience universelle qui se lie à la liberté morale. » (Bataille, 1935b, p. 389)

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Surfascisme Cependant, de même que Breton ne donna jamais de véritable caution théorique au règne de l’occulte, de même Bataille n’apporta jamais le moindre soutien au fascisme réel. Au moment de l’éclatement du groupe Contre-Attaque, au printemps 1936, le divorce eut pour enjeu la question du fascisme. Bataille avait signé un tract rédigé par Jean Dautry où l’on pouvait lire : « Nous sommes contre les chiffons de papier, contre la prose d’esclave des chancelleries. Nous pensons que les textes rédigés autour du tapis vert ne lient les hommes qu’à leur corps défendant. Nous leur préférons, en tout état de cause et sans être dupes, la brutalité antidiplomatique de Hitler, moins sûrement mortelle pour la paix que l’excitation baveuse des diplomates et des politiciens. » (Bataille, 1936a, p. 398)

Aux amis de Bataille, les surréalistes appliquèrent alors l’étiquette de « surfascisme souvarinien ». Surfascisme : au sens de fascisme « surmonté » ; souvarinien : parce que le groupe était issu de l’ancien Cercle communiste démocratique fondé par Boris Souvarine. Mais, par-delà la polémique, il y avait avec Breton une véritable querelle philosophique. Si Bataille voulait retourner les armes du fascisme contre le fascisme tout en vouant aux gémonies la démocratie parlementaire – qui d’ailleurs s’abaissait face à Hitler –, c’est qu’il s’appuyait sur une vision dite hétérologique ou scatologique des sociétés humaines, de laquelle il tirait sa pensée politique.

Hétérologie Dans le domaine de l’anatomopathologie, l’adjectif hétérologue sert à désigner des tissus morbides étrangers aux autres tissus. Mais, par hétérologie, Bataille entendait science de l’inassimilable, de l’irrécupérable, des déchets ou des « restes ». Ainsi voulait-il s’opposer à une philosophie réduisant tout au pensable : « Avant tout, écrivait-il, l’hétérologie s’oppose à n’importe quelle représentation homogène du monde, c’est-à-dire à n’importe quel système philosophique (…). C’est par là qu’elle procède au renversement complet du processus philosophique qui, d’instrument d’appropriation qu’il était, passe au service de l’excrétion et introduit la revendication des satisfactions violentes impliquées par l’existence sociale. » (Bataille, 1970, p. 62-63)

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L’hétérologie que Bataille mettait au cœur de sa pensée, en reprochant au surréalisme d’être encore trop attaché à un idéal d’émancipation bourgeoise, prônait non pas une révolte personnelle, mais le réveil en chaque sujet d’une « part maudite » inhérente à l’homme et à la société. Dans cette perspective, il fut avec Roger Caillois et Michel Leiris l’initiateur, en mars 1937, d’un Collège de sociologie dont l’activité allait durer jusqu’à la guerre. Ce Collège n’avait rien d’un collège et ses fondateurs n’étaient pas des sociologues. Venus de divers horizons, les hommes qui formèrent cette étrange et éphémère communauté morale se donnèrent pour tâche de comprendre et d’expliquer les ressorts crépusculaires des phénomènes sociaux et humains dans l’ordre du mythe et du sacré. Le Collège permit ainsi d’officialiser les activités secrètes d’Acéphale et de les doter d’un contenu théorique. Outre Bataille et ses amis, de nombreux écrivains et philosophes furent conviés à des conférences, parmi lesquels Kojève, Paulhan, Jean Wahl, Jules Monnerot. Les séances se déroulaient dans l’arrière-boutique d’une librairie de la rue Gay-Lussac et, parmi l’auditoire, Julien Benda, Drieu la Rochelle ou Walter Benjamin côtoyaient les réfugiés de l’école de Francfort en exil à Paris avant une émigration vers l’Amérique. Dans un beau raccourci, Denis Hollier a su décrire le climat singulier de ces deux années qui précédèrent l’effondrement de la société française : « Quant à la toile de fond, écrit-il, elle était particulièrement sombre en ces années où Daladier enterrait le Front populaire à qui chacun avait quelque chose à ne pas pardonner pendant que Hitler, de son côté du Rhin, poursuivait bon train une résistible ascension qui le faisait déjà se sentir à l’étroit. Robert Aron a baptisé cette époque “la fin de l’après-guerre”, Raymond Queneau “le dimanche de la vie”, Jean-Paul Sartre “le sursis”. » (Hollier, 1979 [1995], p. 13-14)

Lacan Autant la marque du double enseignement de Kojève et de Koyré reste explicite dans l’œuvre de Lacan, autant les emprunts faits à Bataille n’apparaissent jamais de manière évidente. Dès 1934, les deux hommes furent liés par une relation d’amitié qui prit naissance lors de leur commune participation au réveil de l’hégélianisme en France. À cet égard, l’un et l’autre furent les acteurs d’une même aventure

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intellectuelle. Ils s’inspirèrent des mêmes idées et des mêmes concepts, et firent partie de la même « famille ». Cependant, en 1932-1933, Lacan était encore très proche des surréalistes, et notamment de Crevel et de Dalí. Sa thèse fut saluée par eux comme un événement et il collabora au Minotaure. Par ailleurs, son hégélianisme n’était pas de même nature que celui de Bataille, et c’est moins la découverte de Nietzsche que celle de Heidegger qui fut pour lui le fait marquant entre 1933 et 1936. Enfin, son Freud ne ressemblait en rien à celui de l’auteur d’Histoire de l’œil. Pourtant, si Lacan écrivain se tint à l’écart de l’univers de Bataille, il ne cessa d’y être présent, à la manière d’un spectateur tout à la fois curieux, distant et passionné. Les premières réunions du groupe Contre-Attaque eurent lieu à son domicile du boulevard Malesherbes, de même que les rencontres qui donnèrent naissance au Collège de sociologie. Quant à sa présence muette aux activités secrètes d’Acéphale, elle est attestée par tous les témoins de l’époque. Lacan était donc là, partout et toujours, aux côtés de la « famille » bataillienne pendant toute la période où, au cours de son analyse, il passa du célibat au mariage, puis du mariage à la paternité. Cette longue amitié avec Bataille est assez énigmatique. Elle fut traversée par de nombreux échanges intellectuels et l’on sait que Bataille encouragea Lacan à publier et à se faire connaître. Mais on sait aussi que l’œuvre de celui-ci le laissa indifférent. Jamais il n’y fit référence dans ses écrits, et il n’y a pas trace dans ses travaux du moindre emprunt à la démarche lacanienne. Au point qu’on peut se demander s’il en prit sérieusement connaissance. Rien ne le laisse supposer et, même si ce fut le cas, il n’en tira aucun bénéfice pour ses propres écrits. En revanche, Lacan fut marqué par sa fréquentation de Bataille, sinon par la lecture approfondie de son œuvre. Et sa participation à toutes les activités orchestrées par l’écrivain lui permit d’enrichir, de manière fondamentale, ses propres recherches. Non seulement il puisa dans le nietzschéisme de Bataille une nouvelle lecture de cette philosophie qui avait déjà imprégné toute son adolescence, mais il fut initié par lui à une compréhension originale des textes de Sade, qui le menèrent ultérieurement à une théorisation non freudienne de la question de la jouissance. En outre, il emprunta à Bataille ses réflexions sur l’impossible et sur l’hétérologie, d’où il tira le concept de réel conçu comme « reste », puis comme « impossible ». Cette présence permanente et non explicitée de Bataille dans le devenir de l’œuvre de Lacan, cette absence totale de l’œuvre de Lacan dans celle de Bataille et, enfin, cette longue amitié souterraine entre deux hommes qui furent, malgré

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leur proximité familiale, si étrangers l’un à l’autre, sont autant de symptômes d’un échange au long cours dont l’enjeu essentiel tourna autour de l’existence d’une femme : Sylvia Bataille.

DEUXIÈME PARTIE La spécificité du regard bataillien

Chapitre 1. Bataille, lecteur de Kojève Laurent Bibard (Essec)

Introduction Le motif de cette contribution est en particulier l’observation que le management est actuellement loin de faire pleinement sens, et c’est le moins que l’on puisse dire. Autrement dit, il y a comme un nihilisme sous-jacent au monde de la gestion, au monde de la vie économique telle qu’elle va. Or, Alexandre Kojève s’est rendu célèbre lors d’un cours qu’il donna de 1933 à 1939 à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes sur la religion dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Georges Bataille participa de manière assidue à ce cours, et l’apprécia profondément. L’un des leitmotiv dominants du cours de Kojève fut la notion de « Fin de l’Histoire ». Quand bien même l’on approchait de la Seconde Guerre mondiale, Kojève déroule pendant six ans, et soutient l’idée que l’Histoire est finie. Bataille est d’accord avec Kojève. Mais il s’insurge devant le néant d’une existence qui viendrait « après » l’Histoire. Il le dira clairement à Kojève dans un courrier en date du 6 décembre 1937. Toute la vie et toute l’œuvre de Bataille sont un « geste » insurrectionnel contre l’idée de la Fin de l’Histoire, ou plus précisément, un geste insurrectionnel destiné à faire en sorte que, au cœur d’un monde comme « terminé », s’impose quoi qu’on en ait, la possibilité insigne que la vie soit belle, savoureuse, en tout cas saturée de sens. Il faudra préciser ce que signifient chez Bataille beauté, saveur et sens. Il n’en demeure pas moins

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que « Bataille lecteur de Kojève » fait sens, si « Kojève » représente la « Fin de l’Histoire » et Bataille la révolte contre un monde devenu clos, où toute action est comme forclose. Le « management » concerne le monde économique des entreprises et, plus largement, des organisations. Il concerne l’administration des choses, bien que passant en particulier par la gestion des « ressources humaines ». Le management tient d’un monde où, si l’on se souvient du rêve de Karl Marx, il n’y aurait plus de lutte à mener, car l’on aurait dépassé « la domination de l’homme par l’homme », précisément au profit de la seule « administration des choses ». Or c’est bien ce que dit Kojève du monde de la fin de l’Histoire. Si fin de l’Histoire il y a, il n’y a plus qu’à « gérer » les choses. Toute lutte y est caduque, car le but de l’Histoire est atteint. La vie même d’Alexandre Kojève témoigne de la cohérence entre la pensée et l’action du philosophe, qui fut, de 1945 à sa mort, haut fonctionnaire à la Direction des Relations Economiques Extérieures, œuvrant à l’avènement effectif de l’État de la Fin de l’Histoire. Kojève dit, dans la seule interview qu’il ait jamais accordée, être plus fier encore d’avoir fait passer un protocole de fonctionnement lors des accords du GATT, que de ce qu’il a écrit. Autrement dit, on peut dire que la vérité de la philosophie devenue sagesse à ses yeux est dans un management bien mené. Aux yeux de Georges Bataille, cela est le comble d’un monde d’où le sens est forclos. Autrement dit, la vie et l’œuvre de Georges Bataille représentent, pour le management, un point singulier extérieur, une révolte fondamentale, contre les évidences de la gestion, de nos jours enfoncée dans une léthargie profonde ou, en tout cas, un égarement profond eu égard à la question du sens. Interroger les relations entre Bataille et Kojève, revient donc à interroger les relations entre le management et la question du sens. Bataille a consacré un article spécifiquement dédié à l’«  écart  » entre la pensée de Kojève telle qu’il la connaît à partir du cours sur la Phénoménologie de l’esprit et la sienne propre. Il s’agit de « Hegel, la mort, et le sacrifice » (Bataille, 1955c). C’est de là qu’il faut donc partir pour suivre Bataille dans sa révolte contre l’avènement d’un monde qui serait structurellement absurde au sens strict du terme.

Kojève lecteur de Hegel : la Fin de l’Histoire Lors de son séminaire sur Hegel, Kojève structure la compréhension de la notion de « Fin de l’Histoire », à partir de la notion nodale

72  n  LA SPÉCIFICITÉ DU REGARD BATAILLIEN

de « désir du désir », ou de désir de reconnaissance et de lutte à mort de pur prestige, dont Kojève reprend le contenu du chapitre IV de la Phénoménologie de l’esprit consacré à la « conscience de soi ». L’idée maîtresse de cette reprise par Kojève peut être approchée de la manière suivante. Nous sommes à la préhistoire, au cœur de l’hominisation, et avant l’humanisation. L’humanisation des représentants de l’espèce homo sapiens est ainsi présentée : tôt ou tard, un représentant encore animal de l’espèce homo sapiens pressent qu’il est encore autre chose qu’un animal tout court. Il pressent son humanité. Mais l’humanité ne peut encore se dire pour la simple raison que le langage n’existe pas encore. Par conséquent, faire reconnaître par les autres représentants de l’espèce homo sapiens le « supplément d’âme » spécifiquement humain ainsi pressenti ne peut passer que par le déni ostentatoire de ce qui fait l’élément de la vie animale comme tel des représentants de l’espèce. C’est en risquant ostentatoirement la perte de ce qui fait l’élément de la vie animale qu’est la vie, que ledit représentant de l’espèce homo sapiens peut espérer gagner la reconnaissance d’autres représentants de l’espèce homo sapiens en tant qu’autre chose qu’un animal tout court. C’est en provoquant les autres membres de l’espèce à une lutte à mort « de pur prestige » que le représentant de l’espèce qui pressent appartenir à un autre monde que le seul monde de la vie, peut espérer obtenir la reconnaissance des autres en tant qu’autre chose encore qu’un animal. À partir de cette lutte, qui revient à un acte « anthropogène », c’està-dire au sens strict humanisant, Kojève déroule sa compréhension de l’Histoire. Le moteur de l’Histoire est la lutte pour la reconnaissance. La lutte pour la reconnaissance provoque irréductiblement l’avènement de dissymétries originaires entre les humains. Le « schéma » initial de la lutte pour la reconnaissance est le suivant.

Si celui qui pressent son humanité est prêt à mourir pour la reconnaissance, et qu’il provoque à cet effet un autre membre de l’espèce homo sapiens, deux cas de figure se présentent. Soit l’autre membre de l’espèce homo sapiens est aussi prêt à mourir dans la lutte. Si l’un des deux lutteurs meurt, ou les deux, il ne se « passe » à strictement parler rien, car le ou les mort(s) une fois mort(s), ne peuvent vivre leur reconnaissance par les autres. En revanche, que l’un des représentants de l’espèce préfère survivre à la lutte, donc se soumette pendant la lutte et implore d’être épargné, alors celui qui est prêt à mourir devient automatiquement dominant par rapport à celui qui s’incline. Il devient dit Kojève « Maître » de l’autre, et l’autre « Esclave » du Maître. L’avènement de l’Histoire en tant que théâtre de la vie spécifiquement humaine revient à l’avènement de « la domination de l’homme par

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l’homme ». Les mouvements LGBT etc. contemporains ont totalement raison de voir des dominations partout dans l’Histoire de l’humanité. Il n’en demeure pas moins que la vie du « Maître », aussi dominant soit-il, est une impasse dit Kojève. Car celui qui, en s’inclinant, reconnaît sa domination – et donc son humanité, c’est-à-dire l’événement d’avoir risqué la mort pour un pur prestige, par seule « vanité » de faire valoir qu’il est encore et autre chose qu’un simple vivant – en reste à son animalité. Il se tient sur le plan de la vie qu’il préfère au prestige et donc à la reconnaissance. Il reste donc au sens strict ici « animal ». L’Esclave qui reconnaît donc le Maître comme tel n’est à strictement parler pas humain. Le Maître se trouve donc dans une impasse existentielle. Il n’est reconnu par personne et se trouve peut-on dire dans une solitude métaphysique irréductible. Ce qui précède ne vaut qu’au niveau individuel. Mais s’imposent aux origines de l’Histoire les faits d’armes collectifs, et donc la reconnaissance entre « frères d’armes » donc entre Maîtres. L’on peut dire que les Maîtres, dès qu’ils sont plusieurs et appartenant à une même communauté, sortent de l’impasse existentielle originaire. La réalité socio-historique au sens non philosophique du terme cette fois, déloge donc les Maîtres de l’impasse psychologique spécifiquement humaine d’origine. Les Esclaves, soumis aux injonctions des Maîtres, sont donc à leurs « Ordres » et les servent. Mais en asservissant les Esclaves, les Maîtres ne travaillent pas. Ils luttent – c’est en quelque sorte leur destin, qu’il s’agisse des Maîtres au sens des citoyens grecs de l’époque d’Athènes, des seigneurs du Moyen Âge, ou encore des monarques précédant par exemple en France la Révolution. Et la lutte est aux Maîtres ce que le Travail est aux Esclaves. Ce faisant cependant, les Esclaves transforment la nature, le donné naturel, pour en faire ce que les Maîtres désirent. Les Maîtres dont les désirs sont des Ordres. Et en transformant la nature, en la « niant » telle qu’elle est d’abord donnée, les Esclaves se transforment eux-mêmes. Ceci, car en « travaillant » la nature, en la transformant (en extrayant les métaux, en fabriquant des armes, en inventant de nouveaux plats, en créant des tissus, etc.), ils humanisent le donné naturel. Ce faisant cependant, puisqu’ils vivent eux-mêmes dans un monde de plus en plus humanisé du fait du caractère « négatif » ou transformateur de leur labeur ou du Travail, sans le savoir d’abord, ils s’humanisent eux-mêmes en retour. Mais vient tôt ou tard, un moment où ils prennent « conscience d’eux-mêmes » comme n’étant pas des animaux, mais bien des humains. Le travail du négatif opère, pour les Esclaves, au travers du Travail auquel ils sont d’abord soumis comme Esclaves par les Maîtres. La servitude conduit, sans que personne ne

74  n  LA SPÉCIFICITÉ DU REGARD BATAILLIEN

le sache ni ne puisse le savoir à l’avance, les esclaves à la conscience qu’ils sont tout aussi humains que les dominants, et les révolutions ont lieu, qui égalisent enfin les conditions de toutes et tous, en provoquant le dépassement final de la dissymétrie originaire par quoi s’enclenche ce qui s’appelle l’Histoire, laquelle est spécifiquement humaine. L’Histoire s’achève une fois advenues les conditions historiques qui permettent l’élaboration de l’idée d’un État où toutes et tous sont Citoyens, d’où est éradiquée la domination de l’homme (au sens générique du terme) par l’homme (au sens générique du terme). Kojève montre dans l’Esquisse d’une phénoménologie du Droit, qu’un tel État ne peut être que mondial – faisant donc de tous les humains les Citoyens d’un État politiquement universel – garantissant en une seule et même dynamique l’homogénéité sociale et la reconnaissance universelle de l’irréductible individualité de chacune et chacun, indépendamment de son origine ethnique, de son sexe et de son âge. Nul n’est plus Maître ni Esclave. Or dit Kojève, ces conditions sont bien advenues et ont dûment été annoncées par Hegel, qui scelle la fin de l’Histoire lorsqu’il comprend que Napoléon, qu’il voit passer sous sa fenêtre à Iéna en 1807, à la fois symbolise et réalise l’Esprit du monde enfin advenu comme pleine et entière conscience. *

L’on peut bien contester l’affirmation selon laquelle l’Histoire est finie, au vu des luttes qui caractérisent encore – peut-être plus que jamais – notre monde mondialisé. Nous sommes plongés que nous le voulions ou non dans une guerre de tous contre tous. Mais à bien y regarder, c’est une guerre pour quoi, si ce n’est soit pour l’appropriation de ressources qui tendent à se raréfier, soit pour … la reconnaissance ? Or, la Fin de l’Histoire au sens de Kojève revient bien à l’avènement des conditions historiques de la possibilité de l’idée de ce en quoi consisterait la fin de l’Histoire. L’on ne peut, pour le dire autrement, savoir ce qu’est l’Histoire qu’une fois celle-ci terminée. On ne peut la comprendre qu’une fois qu’elle est achevée. Elle ressemble sinon à un théâtre « de bruit et de fureur raconté par un idiot » comme le dit Shakespeare. Kojève a évolué dans son interprétation de l’histoire. Il parle en particulier, dans la note ajoutée à la deuxième édition de l’Introduction à la lecture de Hegel – peu de temps avant sa mort donc – , de « snobisme » post-historique. Ce qu’il veut dire est que le travail du négatif est, au cours de l’Histoire en train de se faire, transcendant à l’humanité bien que la caractérisant totalement, au sens où ce travail du négatif est à la fois irréductible et nécessaire. Tandis qu’une fois l’Histoire achevée, c’est délibérément que les humains peuvent encore vouloir être

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humains ou se comporter en humains – c’est-à-dire en « négateurs » du donné naturel – , alors qu’il n’y a plus rien à nier pour aller plus loin en direction d’un but qui serait encore à identifier. Le but est désormais connu : c’est la reconnaissance universelle de l’irréductible particularité de chacune et chacun par toutes et tous. Et si donc négativité il y a encore, elle est strictement formelle. Le contenu et donc le moteur que fut la négativité pour ce que l’on peut désormais comprendre comme étant l’Histoire est à la fois identifié et arrêté. Ce qu’il y avait à apprendre est appris. Et nous courons tous vers la réalisation effective de la Fin de l’Histoire advenue quant à son principe. *

Creusons maintenant en direction de l’enjeu par rapport à la confrontation de Kojève avec Bataille. Kojève tout d’abord, souligne que la Fin de l’Histoire n’implique pas la fin d’un rapport persistant à la négativité ou à la mort, donc à la violence. Au contraire. Et c’est ce que comprend Bataille. Voilà comment il s’en explique à Kojève lui-même, dans le courrier évoqué ici en introduction du 6 décembre 1937, lorsqu’il parle de « négativité sans emploi » : «  J’admets (comme une supposition vraisemblable) que dès maintenant l’histoire est achevée (au dénouement près)… Quoi qu’il en soit, mon expérience vécue avec beaucoup de souci, m’a conduit à penser que je n’avais plus rien “à faire”… Si l’action (le “faire”) est – comme dit Hegel – la négativité, la question se pose alors de savoir si la négativité de qui n’a “plus rien à faire” disparaît ou subsiste à l’état de “négativité sans emploi » : personnellement, je ne puis décider que dans un sens, étant moi-même exactement cette “négativité sans emploi” (je ne pourrais me définir de façon plus précise). » (Bataille, 1944, p. 369)

La négativité « sans emploi » est exactement ce « snobisme » dont parle Kojève, qui peut « aller très loin » c’est-à-dire jusqu’à la mort. Et c’est exactement ce que revendiquera Bataille toute sa vie. La différence fondatrice, est que pour Bataille, cette négativité « sans emploi » sera, bien que de manière éminemment tendue et paradoxale à la fois, en fait la source ultime du sens. Source structurellement ambivalente donc, mais qui représente un sol indélogeable pour le sens de nos vies – autrement dit, pour notre humanité au sens qualitatif du terme. Mais notons pour terminer, ce que Bataille ajoute dans son courrier à Kojève, avec une sincérité et un courage certains :

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« Je veux bien que Hegel ait prévu cette possibilité : du moins ne l’a-t-il pas située à l’issue des processus qu’il décrit. J’imagine que ma vie – ou son avortement, mieux encore, la blessure ouverte qu’est ma vie – à elle seule constitue la réfutation du système fermé de Hegel. » (Ibid.)

Le « geste » en quoi consistent la vie et l’œuvre entières de Bataille reviennent – sur un plan non « discursif » au sens de Kojève –, à une « réfutation » du Système du savoir hégélien. Voyons en quoi cela prend sens pour nous ici et maintenant.

Bataille lecteur de Kojève : Hegel, la mort et le sacrifice La leçon fondamentale autour de laquelle tourne la pensée de Kojève, sur laquelle est adossé l’athéisme radical de l’Introduction à la lecture de Hegel, est celle de la finitude. L’humain n’est à proprement parler humain que s’il est conscience de sa propre finitude. L’importance de Heidegger pour la lecture kojévienne de Hegel est dans la prise en considération de la conscience de la mort comme « sol » fondamental de l’humain – du Dasein. Bataille accorde à son tour une importance déterminante à la conscience de la mort comme caractéristique spécifique de l’humain. Il va en un certain sens plus loin que Kojève interprétant Hegel dans cette direction. S’il faut que « leur propre mort » « dise » quelque chose aux hommes pour que leur vie fasse sens, c’est fondamentalement autour de cette conscience de la mort que s’articule tout le sens de la vie des humains pour Bataille. Il s’en ouvre dans un texte spécifiquement dédié à la présentation de sa propre position en regard de celles de Hegel et Kojève dans un article paru dans Deucalion (n°5) en 1955, intitulé « Hegel, la mort et le sacrifice ». La thèse fondamentale de l’article est que la conscience de la mort est, disons, le « tout » pour Bataille, « tout » que Hegel approcha plus que tout autre sur le plan de la pensée, mais dont il s’écarte au moment même où il dépasse la confrontation confondante avec la mort au profit du caractère systématique de sa pensée – pour Hegel, de la pensée. Avant d’en venir au contenu de « Hegel, la mort et le sacrifice », rappelons ce que Bataille écrit dès L’expérience intérieure au sujet de Hegel, de la mort et de la pensée : « Petite récapitulation comique. — Hegel, je l’imagine, toucha l’extrême. Il était jeune encore et crut devenir fou. J’imagine même qu’il élaborait le système pour échapper (chaque sorte de conquête, sans doute, est le fait d’un homme fuyant une menace).

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Pour finir, Hegel arrive à la  satisfaction, tourne le dos à l’extrême. La supplication est morte en lui. Qu’on cherche le salut, passe encore, on continue de vivre, on ne peut être sûr, il faut continuer de supplier. Hegel gagna, vivant, le salut, tua la supplication,  se mutila. Il ne resta de lui qu’un manche de pelle, un homme moderne. Mais avant de se mutiler, sans doute il a touché l’extrême, connu la supplication : sa mémoire le ramène à l’abîme aperçu, pour l’annuler ! Le système est l’annulation. » (Bataille, 1943, p. 56)

L’affirmation de Bataille est simple, qui consiste d’abord à supposer que Hegel a atteint à l’expérience intérieure ultime qu’est celle du vécu de la conscience de la mort comme état ultime de l’homme vraiment humain. Puis à observer que Hegel, malgré le vécu de l’expérience ultime, continue non seulement de vivre, mais de penser, en se sauvant du caractère extrême de l’authentique vécu de l’expérience intérieure. Ce faisant, atteignant au savoir – qui plus est, au savoir absolu, si l’on en croit non seulement Hegel, mais également, et c’est capital, Kojève lisant Hegel qui met la conscience de la mort au cœur du système hégélien – , Hegel finit par manquer l’essentiel, dont le système discursif est l’annulation. Qu’il ne reste alors de Hegel qu’un « homme moderne » – c’est-à-dire un homme de travail – et non plus de lutte à mort, de confrontation frontale avec la conscience de la mort – , peut être interprété, dans le cadre de cet ouvrage consacré à Bataille comme le fait qu’il ne reste de Hegel qu’un homme « du management ». « Le plus froid des monstres froids » n’est alors plus l’État de Nietzsche, mais bien l’homme « moderne » qui se révèle être le « dernier homme ». L’homme de la seule « administration des choses ». C’est Kojève haut fonctionnaire à la DREE. La pensée absolue de l’absolu conduit à la disparition de l’humain comme tel. Voyons plus précisément ce que dit Bataille dans « Hegel, la mort et le sacrifice ». *

La thèse de Bataille est donc qu’il ne peut y avoir de notion d’un savoir authentique quelconque, a fortiori du savoir absolu comme tel, sans une approche au plus intime de la mort. Ce qui est humain en tant que tel tient précisément de la conscience de la mort comme telle. Sur ce point, Bataille converge totalement avec Kojève : « Si l’animal qui constitue l’être naturel de l’homme ne mourait pas, qui plus est, s’il n’avait pas la mort en lui comme la source de son angoisse, d’autant plus forte qu’il la cherche, la désire et

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parfois se la donne volontairement, il n’y aurait ni homme, ni liberté, ni histoire, ni individu. Autrement dit, s’il se complaît dans ce qui néanmoins lui fait peur, s’il est l’être, identique à lui-même, qui met l’être (identique) lui-même en jeu, l’homme est alors un Homme en vérité : il se sépare de l’animal. » (Bataille, 1955c, p. 329)

La conscience de la mort est donc ce qui fait spécifiquement humains les humains. Mais d’entre les humains, et en particulier les plus sages voire les sages tout court, se déshumanisent, à « dépasser » la mort par et en le Savoir. Ce qui arriva à Hegel ainsi devenu seulement un « homme moderne », tout autant qu’à Kojève. Il est remarquable que ce soit la thématisation de la lutte pour la reconnaissance par Kojève qui met définitivement selon Bataille ce dernier à distance de l’essentiel. Il eût fallu en quelque sorte, que Kojève s’en tînt à la lutte tout court, c’est-à-dire à la violence du sacrifice. Bataille en vient à cette possibilité insigne au sujet de Hegel, en le comparant à l’homme archaïque du sacrifice. Arrêtons-nous dans un premier temps au positionnement de Bataille par rapport à Kojève sur la question de la reconnaissance : « En effet, le désir d’être “reconnu”, que Hegel place à l’origine des luttes historiques, pourrait s’exprimer dans une attitude intrépide, propre à faire valoir un caractère. “Ce n’est, dit Kojève, qu’en étant ou en se sentant être mortel ou fini, c’est-àdire en existant et se sentant exister dans un univers sans au-delà ou sans Dieu que l’Homme peut affirmer et faire reconnaître sa liberté, son historicité et son individualité ‘unique au monde’ ”. Mais si Kojève écarte la satisfaction vulgaire, le bonheur, il écarte maintenant le “déchirement absolu” dont parle Hegel : en effet, un tel déchirement s’accorde mal avec le désir d’être reconnu. » (Ibid., p. 339)

L’équivalent au sujet de Hegel, de la nécessité selon laquelle il eût fallu qu’il se tînt, pour se maintenir dans la vérité ou l’absolu au sens de Bataille, dans le Non-Savoir, est ainsi présenté par Bataille, qui à ce moment de son article, a déjà abordé la comparaison entre Hegel et l’homme du sacrifice : « Ce qui, du côté du Sage, est à la clé d’une moindre rigueur, est le fait, non que le discours engage sa souveraineté dans un cadre qui ne peut lui convenir et l’atrophie, mais précisément le fait contraire : la souveraineté dans l’attitude de Hegel procède d’un mouvement que le discours révèle et qui, dans l’esprit du Sage, n’est jamais séparé de sa révélation. Elle ne peut donc être pleinement souveraine : le Sage en effet ne peut manquer de la

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subordonner à la fin d’une Sagesse supposant l’achèvement du discours. » (Ibid., p. 343-344)

Si Hegel a bien vécu la confrontation avec la mort, en pensant cette confrontation, et en incluant la mort et sa confrontation comme une étape dans l’acquisition du savoir discursif absolu, alors il perd le vécu de la mort, et donc la souveraineté au sens de Bataille. Il y a une authentique confrontation de Hegel avec la mort, mais qui tout aussitôt, d’être « élevée » au rang d’un thème car d’un moment de la pensée, perd son caractère d’authentique déchirement, et donc le vécu de son sens qui est d’être non-sens, absolu non-savoir : « Mais cette rupture elle-même n’est pas souveraine. C’est en un sens un accident dans l’ascension. Bien que l’une et l’autre souverainetés, la naïve et la sage, soient celles de la mort, outre la différence d’un déclin à la naissance (de la lente altération à la manifestation imparfaite), elles diffèrent encore en ce point précis : du côté de Hegel, il s’agit justement d’un accident. Ce n’est pas un hasard, une malchance, qui seraient dépourvus de sens. Le déchirement est plein de sens au contraire. (“L’Esprit n’obtient sa vérité, dit Hegel (mais c’est moi qui souligne), qu’en se trouvant soi-même dans le déchirement absolu.”) Mais ce sens est malheureux. C’est ce qui borna et appauvrit la révélation que le Sage tira d’un séjour aux lieux où règne la mort. Il accueillit la souveraineté comme un poids, qu’il lâcha… » (Ibid., p. 344)

Hegel, en approchant la conscience de la mort comme il le fait – en le « déchirement » que cela lui provoque – atteint d’une façon dont dit Bataille, il ne se rend pas compte, à l’essentiel, un essentiel qui concerne l’humanité à un degré jusqu’ici inaperçu, et dont Bataille révèle l’importance autour de la notion de sacrifice : « Si l’on tient compte du fait que l’institution du sacrifice est pratiquement universelle, il est clair que la Négativité, incarnée dans la mort de l’homme, non seulement n’est pas la construction arbitraire de Hegel, mais qu’elle a joué dans l’esprit des hommes les plus simples, sans accords analogues à ceux que règlent une fois pour toutes les cérémonies d’une Église – néanmoins d’une manière univoque. Il est frappant de voir qu’une Négativité commune a maintenu à travers la terre un parallélisme étroit dans le développement d’institutions assez stables, ayant la même forme et les mêmes effets. » (Ibid., p. 335)

Et :

80  n  LA SPÉCIFICITÉ DU REGARD BATAILLIEN

« En la rapprochant du sacrifice et par là du thème premier de la représentation (de l’art, des fêtes, des spectacles), j’ai voulu montrer que la réaction de Hegel est la conduite humaine fondamentale. Ce n’est pas une fantaisie, une conduite étrange, c’est par excellence l’expression que la tradition répétait à l’infini. Ce n’est pas Hegel isolément, c’est l’humanité entière qui partout et toujours a voulu, par un détour, saisir ce que la mort en même temps lui donnait et lui dérobait. » (Ibid., p. 337)

Selon Bataille, Hegel lui-même n’a pas mesuré l’ampleur de ce qu’il comprenait en approchant ainsi de la mort : « Mais n’ayant pas vu que le sacrifice à lui seul témoignait de tout le mouvement de la mort, l’expérience finale – et propre au Sage – décrite dans la Préface de la Phénoménologie fut d’abord initiale et universelle, – il ne sut pas dans quelle mesure il avait raison, — avec quelle exactitude il décrivit le mouvement intime de la Négativité ; – il n’a pas clairement séparé la mort du sentiment de tristesse auquel l’expérience naïve oppose une sorte de plate-forme tournante des émotions. » (Ibid., p. 338-339)

Et la souveraineté humaine absolue consisterait ainsi en l’impossible expérience de se voir soi-même mourir : « Pour que l’homme à la fin se révèle à lui-même il devrait mourir, mais il lui faudrait le faire en vivant – en se regardant cesser d’être. En d’autres termes, la mort elle-même devrait devenir conscience (de soi), au moment même où elle anéantit l’être conscient. C’est en un sens ce qui a lieu (qui est du moins sur le point d’avoir lieu, ou qui a lieu d’une manière fugitive, insaisissable), au moyen d’un subterfuge. Dans le sacrifice, le sacrifiant s’identifie à l’animal frappé de mort. Ainsi meurt-il en se voyant mourir, et même en quelque sorte, par sa propre volonté, de cœur avec l’arme du sacrifice. Mais c’est une comédie ! » (Ibid., p. 336)

Le fait que le sacrifice soit ultimement une comédie peut être renvoyé à une tension qui concerne autant le sacrifice – ou la conscience naïve du sacrifiant – que le sage – ou le savoir absolu. À la fin de l’article, Bataille souligne d’abord qu’il est impossible d’atteindre à la souveraineté tout court. Car même lorsqu’il s’agit du sacrifice, il y a relation à ce qui, au beau milieu de la vie humaine tant qu’elle est vie, ne tient pas exclusivement du sacré, ni n’en peut ainsi tenir. Il n’y a pas de sacré ni de rapport au sacré sans que cela soit d’abord sur le fond d’une vie possiblement advenue et persistante, donc tenant du profane :

Bataille, lecteur de Kojève  n 81 « (…) la souveraineté du sacrifice n’est pas absolue non plus. Elle ne l’est pas dans la mesure où l’institution maintient dans un monde de l’activité efficace une forme dont le sens est d’être au contraire souveraine. Un glissement ne peut manquer de se produire, au profit de la servitude. » (Ibid., p. 343)

Et soulignant pour finir la grandeur exceptionnelle de Hegel, Bataille de conclure : « En fait, l’homme est toujours à la poursuite d’une souveraineté authentique. Cette souveraineté, selon l’apparence, il l’eut en un sens initialement, mais sans nul doute, ce ne pouvait alors être de manière consciente, si bien qu’en un sens il ne l’eut pas, elle lui échappait. Nous verrons qu’il poursuivit de plusieurs façons ce qui se dérobait toujours à lui. L’essentiel étant qu’on ne peut l’atteindre consciemment et le chercher, car la recherche l’éloigne. Mais je puis croire que jamais rien ne nous est donné, sinon de cette manière équivoque. » (Ibid., p. 344-345)

*

La souveraineté est ultimement manquée par le Sage du fait du caractère laborieux donc servile du discours. Ceci, bien que ladite souveraineté soit approchée au travers du déchirement – provisoirement éprouvé – à la faveur de la confrontation – de Hegel puis de Kojève – avec la mort. Mais la souveraineté à laquelle atteint la conscience naïve en la personne du sacrifiant n’« est pas absolue non plus » ni ne peut l’être. Et à la limite – il s’agit bien avec Bataille de penser aux limites –, une telle souveraineté absolue tient de l’impossible, puisqu’il s’agirait idéalement de se voir mourir, donc d’être totalement conscient au moment même où la possibilité même de la conscience disparaît. Ainsi, dire que, pour rester souverain entièrement, il eût fallu à Hegel s’en tenir au déchirement sans le dépasser par le discours, ne fait ultimement pas sens aux dires de Bataille lui-même. Restent, malgré cette contradiction discursive, une observation et une question : d’une part Georges Bataille donne à penser notre monde, et notre monde « managérial », d’une façon qu’il faut maintenant préciser. D’autre part, l’on peut demander, en soulignant l’exigence sans faille de lucidité à laquelle s’est sacrifié Bataille, a-t-il été cohérent sur le plan du vécu, eu égard à son courage, eu égard à sa résolution de penser l’« extrême limite de la pensée » ainsi que formule Kojève dans sa « Préface à l’œuvre de Georges Bataille » ?

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La conclusion de l’article de Bataille nous oblige à revenir sur le propos initial. S’il n’y a jamais de souveraineté absolue, si rien ne nous est jamais donné, sinon de manière équivoque, alors l’on ne se tient en fait jamais ni sur le seul plan du travail servile « profane », ni sur celui seul de la lutte souveraine ou du sacré. Tant que l’on est vivant, l’on se tient sur les deux plans à la fois. De manière plus ou moins servile sans doute, ou de manière plus ou moins souveraine, mais ce n’est jamais ni tout l’un ni tout l’autre. Ceci implique que Hegel ne fut jamais seulement l’« homme moderne » qu’il devient pourtant sans doute un peu, ni Kojève seulement « administrateur des choses » à la DREE. Hegel fut tout autant le penseur exceptionnellement profond du négatif, comme Kojève l’authentique philosophe, aussi « du dimanche » que cela fût. La bonne nouvelle, pour nous, est qu’il y a alors de bonnes raisons d’être en discussion entre contributeurs de cet ouvrage alors que le monde économique – et donc que le monde managérial – est en plein marasme. Ces bonnes raisons sont ultimement que rien ne nous est jamais donné que de manière équivoque, et qu’il y a tout autant de chances qu’advienne la souveraineté, une souveraineté authentique, que s’impose la servilité, une servilité des plus aliénantes. Sur le fond de cette observation, l’on ne peut qu’inciter le monde économique à s’instruire de ce que Bataille a voulu faire, car le lire, en la radicalité de ses positions, aussi contradictoires, inconfortables voire gênantes soient-elles, incontestablement a le mérite d’éveiller. Et de nous éveiller entre autres à notre propre humanité, aussi contradictoire soit-elle, en particulier en faisant en sorte que, d’une manière ou d’une autre, comme le formule Kojève, notre propre mort nous « dise » quelque chose. La question devient sur ce plan, de savoir en quoi l’ensemble que devait constituer l’Essai d’économie générale, comprenant La Part maudite et L’Histoire de l’érotisme, peut être utile à un management « sain », c’est-à-dire le moins servile possible. Cette question de la liberté possible dans un monde économique plutôt aliénant est évidemment capitale pour l’avenir de notre humanité. Remarquons enfin que le seul intitulé du deuxième ouvrage du projet d’une économie générale fait signe vers une part de l’œuvre de Bataille qui ne tient pas seulement d’essais, mais tout autant de fictions, de littérature, ou d’art. Or, c’est sur ce plan sans doute qu’il faut approcher Bataille avec la plus grande attention et le plus grand respect. Car c’est sans aucun doute dans la radicalité de ses œuvres littéraires que Bataille révèle son engagement entier en direction d’une lucidité sans faille. La réponse à la question que nous posions de sa cohérence eu

Bataille, lecteur de Kojève  n 83

égard à ses affirmations reçoit sans hésitation une réponse positive. S’il y a « réfutation » du Système du savoir à la manière dont Kojève en pose la question à la fin de sa « Préface à l’œuvre de Georges Bataille », il s’agit d’une « réfutation » en acte, par le « geste » en quoi consistent la vie et l’œuvre de Bataille, et non d’une réfutation en paroles ou sur le plan du discours. Ce qui tient d’une réfutation remarquons-le, éminemment « souveraine » au sens de Bataille, et qui est parfaitement cohérente avec ce qu’il dit de la tension entre savoir et non-savoir.

Chapitre 2. Baudrillard, par-delà Mauss et Bataille François L’Yvonnet (Professeur de philosophie et éditeur) « “Dire le Mal”, c’est dire cette situation fatale et paradoxale qu’est l’enchaînement réversible du Bien et du Mal. » Jean Baudrillard

Envisager sous l’angle de la « Part maudite » la relation que Jean Baudrillard a entretenue avec la pensée de Georges Bataille appelle une remarque préalable. Il faut en effet souligner la manière personnelle qu’il avait de se référer aux auteurs. Toujours très librement, d’aucuns ajouteront non sans une certaine désinvolture. Une manière volontairement irrespectueuse héritée de son professeur de philosophie au lycée de Reims, Emmanuel Peillet, inventeur du collège de pataphysique et principal artisan du faux manuscrit de Rimbaud, La chasse spirituelle, qui fit grand bruit dans le Landerneau parisien de l’immédiat aprèsguerre. Baudrillard, de son propre aveu, y fut associé étroitement. Il en va de Bataille comme de Hölderlin, de Marx1, de Nietzsche ou d’Artaud. Baudrillard ne cherche pas à faire œuvre savante. Les références précises sont vite abandonnées, comme en témoigne la disparition des notes infrapaginales qui étaient encore présentes dans ses quatre premiers livres. Jusqu’à la parution de celui qui nous intéresse au premier chef : L’Échange symbolique et la mort (Baudrillard, 1976a), qui signe une rupture avec un certain style d’écriture et de pensée. Il s’agira désormais de se donner les moyens de penser autrement et donc d’écrire autrement. Prévaudra une écriture fragmentaire, la forme « brève », à la mesure d’un projet général qui se veut attentif aux détails du monde. Car vue dans le détail, chaque chose est parfaite. Il ne 1 Qu’il a tous deux traduits.

Baudrillard, par-delà Mauss et Bataille  n 85

manque rien à la pierre, à la fleur, à la ligne, à la couleur. Dans le détail, il ne manque rien aux choses. C’est l’illusion historiciste qui nous fait envisager les choses à partir de leur évolution. Qui nous conduit à penser la fleur à partir du fruit qu’elle sera, comme si elle n’était qu’un moment d’un processus, avec un début et une fin, qui permettrait sa parfaite réalisation. Un schéma téléologique qu’illustre la dialectique de la nature, chère à Hegel. D’autre part, s’étant lui-même évertué à effacer toutes traces – celles qui permettraient aux exégètes d’inscrire sa pensée dans une lignée, de construire a posteriori des filiations – Baudrillard se gardera bien de préciser sa position par rapport à quelques grands devanciers, dont Bataille. La Part maudite de Bataille a fait partie des quelques rares livres, une « nébuleuse très riche », dira-t-il, qui inspireront ses premiers pas dans l’enseignement de la sociologie à la Faculté des Lettres de Nanterre2, avec L’Essai sur le don de Marcel Mauss, le Théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud, et La Monnaie vivante de Pierre Klossowski. Indice d’une culture sociologique assez singulière, voire franchement hétérodoxe. La Part maudite a eu un rôle de « déclencheur » (Baudrillard, 2001, p. 64). C’est un livre qu’il découvrit pourtant assez tard et qui n’explique que pour partie la réorientation de son travail. « Nietzsche, Bataille, Artaud, on en revient toujours aux mêmes. C’est la base de toute analyse du monde contemporain », mais, ajoute-t-il, « il s’est depuis passé autre chose, et c’est cela qu’il faut chercher ». Le trio n’a jeté « les bases absolues et fondamentales sur lesquelles s’appuieront toutes les analyses possibles » (ibid.) que jusqu’à un certain point… La modernité tardive (ou la post-modernité) oblige à inventer d’autres manières de penser. Voilà qui est clair. Les concepts de Bataille ne nous aident que très partiellement à mettre au jour les modes de fonctionnement des sociétés contemporaines.

L’apport théorique de Bataille Notons que l’œuvre de Bataille n’est pas convoquée dans toute sa diversité. Les romans, en particulier, restent dans l’ombre. Baudrillard n’en dit rien. Les autres essais, comme La Littérature et le mal, lui sembleront trop schématiques. C’est bien La Part maudite, principalement, qui l’intéresse (L’Érotisme n’étant lu qu’en complément, si l’on 2 Où l’avait appelé Henri Lefebvre, en 1966.

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peut dire). Une œuvre magistrale dont il reconnaît l’importance. Avec pour pivot – qui organise conceptuellement ce traité d’économie générale paradoxale, au carrefour de l’érotisme, du sacrifice et de la perte – l’idée de dépense improductive, de dissipation d’énergie, celle du soleil qui est dispensée en pure perte, les êtres vivants recevant plus d’énergie qu’ils n’en ont besoin, etc. Toute chose qui marque l’influence décisive de Marcel Mauss sur le travail de Bataille. En somme, tout ce qui tourne autour de la forme primitive de l’échange, du potlatch, tel que compris par Bataille. Un rite « archaïque » qui fait l’objet d’une analyse fine et précoce dans un article, paru dans le n°7 de La Critique sociale de Boris Souvarine, sous le titre « La notion de dépense » (Bataille, 1933a). Écrit en 1933, après la crise de 29 et au moment de l’installation au pouvoir des nazis, en Allemagne. « L’organisme vivant (…) reçoit en principe plus d’énergie qu’il n’est nécessaire au maintien de la vie  : l’énergie (la richesse) excédante peut être utilisée à la croissance d’un système (par exemple d’un organisme) ; si le système ne peut plus croître, ou si l’excédent ne peut en entier être absorbé dans sa croissance, il faut nécessairement le perdre sans profit, le dépenser (…) glorieusement ou sinon de façon catastrophique. » (Bataille, 1949, p. 29)

On peut observer, précise Bataille, la dilapidation de l’excédent d’énergie dans les « trois luxes de la nature », que sont la manducation, la mort et la reproduction sexuée (ibid, p. 40-42), et dans les formes plus complexes que sont le sacrifice ou la guerre, qui est conçue comme dépense catastrophique de l’énergie excédante (ibid, p. 31-33). Les analyses de la fête, et plus généralement de la transgression, s’inscriront dans cette perspective. La « part maudite » doit être consumée, sinon elle se retourne contre la société (« comme un animal intact qu’on ne peut dresser, c’est elle qui nous détruit » (ibid., p. 31). Il est remarquable que l’approche de Bataille se veut en rupture avec l’anthropocentrisme : l’homme participe au mouvement général de l’énergie universelle. L’exposé de Bataille n’est pas seulement anthropo-cosmique, il ouvre sur une politique : seule une véritable politique de la dépense improductive peut se donner les moyens de choisir, entre deux dépenses, la moins catastrophique. La dernière partie de La Part maudite esquisse des « solutions » – qui sont à bien des égards en décalage avec le reste de l’ouvrage – sur fond de considérations factuelles, concernant

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la situation du monde dans l’après-guerre, le plan Marshall, en particulier. C’est l’obsession de produire, ici dans une économie planifiée (URSS), là dans une économie de marché (États-Unis), qui a conduit à la guerre généralisée, « grande orgie de richesses et d’êtres humains » (alors que l’essor industriel au XIXe siècle avait plus ou moins freiné l’activité guerrière). Une logique productiviste « primaire » : il s’agit de produire pour produire, d’accumuler pour accumuler. Pour éviter qu’advienne une nouvelle guerre, il faut inventer les moyens de dilapider la production excédante. Bataille y insiste : «  Il nous faut dériver la production excédante soit dans l’extension rationnelle d’une croissance industrielle malaisée, soit dans des œuvres improductives dissipatrices d’une énergie qui ne peut être accumulée d’aucune façon. » (Ibid., p. 33)

La seule issue est donnée dans l’élévation mondiale du niveau de vie, parce que « c’est le choix le moins coûteux ». « C’est seulement dans la mesure où cette menace [de guerre] les engage à en consacrer, de sang-froid, une part importante – sans contrepartie – à l’élévation du niveau de vie mondial, que les mouvements de l’économie donneront au surcroît de l’énergie produite une autre issue que guerrière, l’humanité ira pacifiquement vers une résolution générale de ses problèmes. » (Ibid., p. 175)

Une vision du monde qui se veut attentive aux ruses de la déraison : «  Je suis ce fou. Très précisément en ce sens que, de deux choses l’une : ou l’opération [le plan Marshall] manquera, et le fou que je suis se perdra dans un monde qui ne sera pas moins insensé que lui ; ou elle aura lieu, et seul en effet le fou arrivera alors à la conscience de soi dont je parle. » (Ibid., p. 179)

Bataille a mal lu Mauss Tout en mesurant la profondeur et l’ampleur d’une démarche qui contredit à tous les axiomes de l’économie et à son principe métaphysique, l’utilité, Baudrillard décèle une faille (Baudrillard, 2001, p. 64) dans l’analyse de Bataille : la « part maudite », telle qu’il la conçoit, « c’est trop beau pour être vrai ». Dans un article, paru dans la Quinzaine littéraire, intitulé « Quand Bataille attaquait le principe métaphysique de l’économie », Baudrillard (1976b) esquisse une critique

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de l’idée, selon lui fausse, de dépense somptuaire, improductive, sans contrepartie…

Pour Bataille, le principe d’utilité (valeur d’usage) est à la mesure de la classe bourgeoise qui ne sait plus dépenser, qui « livre le capital au cancer de la production et de la reproduction illimitée » (Baudrillard, 1976b, p. 150). Le marxisme a opposé à cela une critique de la valeur d’échange, en même temps qu’une exaltation de la valeur d’usage. L’analyse de Bataille portera sur la valeur d’usage et son soubassement métaphysique : l’utilité3. Une critique audacieuse, il va sans dire, qui conduit à rejeter toute approche anthropologique et économique qui se limiterait à la sphère des besoins. Mais, selon Baudrillard, Bataille n’arrive pas vraiment à s’affranchir des présupposés de l’économie politique : le concept de dépense, dit-il, est encore trop économique, « trop proche » « de la figure inverse de l’accumulation, comme la transgression est trop proche de la figure inverse de l’interdit » (ibid., p. 152). Bataille, d’ailleurs, envisage le passage de l’économie restreinte à l’économie générale sous la forme d’un renversement, suivant le modèle du « changement copernicien », une mise « à l’envers » de la pensée et de la morale (Bataille, 1949a, p. 33).

« L’idée de Bataille me semblait encore trop naturaliste, l’idée du soleil comme source perpétuelle d’énergie… Eh bien non, cela ne se passe pas comme cela ! Le soleil marche parce qu’on le fait marcher symboliquement, par le sacrifice, par exemple, il n’y a donc pas de dépense sans contrepartie, sur ce point Mauss est plus radical, il dit des choses plus exactes. C’est plus pathétique et romantique chez Bataille. » (Baudrillard, 2001, p. 64-65)

La critique de Baudrillard procède en deux temps : il commence par souligner l’insuffisance de l’analyse de Bataille, qui reste prisonnière de ce qu’elle cherche à dénoncer. Ensuite, il défend l’idée que Marcel Mauss est allé plus loin dans la radicalité (mot qui, chez Baudrillard, doit être pris dans un sens épistémologique, celui de coupure ou de rupture). En somme, il accuse Bataille d’avoir mal lu Mauss, de ne pas en avoir extrait l’essentiel. Dans L’Essai sur le don, celui-ci n’envisage pas une « économie solaire » sans contrepartie. Le don unilatéral, dit Baudrillard, n’existe pas : « Ce n’est pas la loi de l’univers ». Les Aztèques, que Bataille convoque à l’envi, payaient l’énergie du soleil du sang de myriades de sacrifiés : 3 Une première version abandonnée, de La Part maudite, avait pour titre : La Limite de l’utile (Bataille, 1939-1945).

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« Le soleil ne donne rien, il faut le nourrir continuellement de sang humain. (…) Il faut défier les dieux par le sacrifice pour qu’ils répondent par la profusion. » (Baudrillard, 1976b, p. 153)

Le mot clé, ici, est celui de « défi ». Défi, plutôt qu’échange. Une idée centrale chez Baudrillard. Le propre du défi, ce qui lui confère sa « supériorité » sur tous les actes relevant d’une logique « échangiste », c’est d’introduire une asymétrie fondamentale. Le défi consiste à donner, sans laisser à l’autre ni le choix ni la possibilité de rendre. Une sorte de « don » qui n’attend aucune contrepartie. « La racine du sacrifice et de l’économie générale n’est jamais la pure et simple dépense, ou je ne sais quelle pulsion d’excès qui nous viendrait de la nature, mais c’est un processus incessant de défi. » (Ibid.)

C’est en termes de défi, par exemple, que Baudrillard analysera l’attentat du 11 septembre 2001 (analyse qui, comme on le sait, provoquera beaucoup d’incompréhension) : les « Twin towers » ont été l’objet d’un « transfert terroriste de situation ». Le système, « en ramassant pour lui toutes les cartes » et « dont l’excès de puissance pose un défi insoluble », force l’autre « à changer les règles du jeu », les terroristes ont répondu par un acte définitif « dont l’échange est lui aussi impossible » (Baudrillard, 2002, p. 15-16). Si excès d’énergie il y a, il vient de la surenchère continuelle de l’échange. Non du soleil ou de la nature. C’est en ce sens que Baudrillard parle d’une « mystique naturaliste » chez Bataille. En rester au seul « don » (du soleil ou de quelque autre source d’énergie naturelle) tourne court. Le capitalisme d’ailleurs ne cesse de « donner » (travail, salaires, biens). L’unique « don » capable d’ébranler le système est celui de la mort, il prend alors la forme du défi ultime, seul susceptible d’ébranler durablement l’ordre social. Celui-ci n’est plus en mesure, comme c’est la règle du potlatch, « ni de répondre d’égal à égal, à la mort par la mort, ni surtout de surenchérir, de répondre au-delà – car qu’y a-t-il au-delà de la mort ? » (Baudrillard, 2008, p. 33-34).

Au-delà du gaspillage L’analyse de la société de consommation, qui fait l’objet du deuxième ouvrage de Baudrillard, s’attachait à montrer que le gaspillage propre à nos sociétés consuméristes, à la différence du potlatch, n’est pas une fête. La destruction des surplus n’est pas un gaspillage par excès, mais

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répond à des fins stratégiques. De régulation. La dilapidation spectaculaire n’a plus de valeur symbolique. La démarche de Baudrillard demeure encore, ici, dans les limites d’une comparaison entre société de « consumation » et société de « consommation », pour souligner, dans la perspective du gaspillage universel, la forme prise par ce phénomène dans cette dernière configuration sociale. « La destruction reste l’alternative fondamentale à la production : la consommation n’est qu’un terme intermédiaire entre les deux. Il y a une tendance profonde dans la consommation à se dépasser, à se transfigurer dans la destruction. » (Baudrillard, 1970, p. 56)

L’analyse prendra une autre tournure dans La Transparence du Mal (Baudrillard, 1990, p. 38-39), Baudrillard s’appliquant à analyser l’obésité de tous les systèmes actuels. La surproduction dans tous les domaines – avec les dispositifs de stockage d’informations, de production ou de destruction, de communication – fait que l’essentiel de ce qui est produit et accumulé ne servira jamais (y compris les messages euxmêmes qui ne seront jamais tous lus). Une hypertrophie prodigieuse de l’inutilité : « La nausée d’un monde qui prolifère et qui n’arrive pas à accoucher ». L’accumulation d’archives, de documentations, de mémoires, qui n’arrivent pas « à accoucher d’une idée ». L’accumulation de décisions qui n’arrivent pas « à accoucher d’un événement ». L’accumulation d’armes de plus en plus sophistiquées « qui n’arrivent pas à accoucher d’une guerre ». Cette saturation, ajoute-t-il, dépasse l’excédent dont parlait Bataille. Dans nos sociétés modernes, il n’y a plus de destruction possible de l’excédent, il n’y a qu’une décompensation lente et brutale. « Chaque facteur d’accélération jouant comme facteur d’inertie, nous rapprochant du point d’inertie. » (ibid., p. 39) Il ajoute que le sentiment de catastrophe qui plane sur nos sociétés (où tout semble se dérégler) est le pressentiment de ce point d’inertie, où tout vacille et verse dans l’indifférenciation. « Que peut-on opposer à une telle surenchère qui récupère à sa façon l’énergie du poker, du potlatch, de la part maudite, qui constitue en quelque sorte le passage à la phase esthétique et délirante de l’Économie politique  ? Cette fin inattendue, cette transition de phase, cette courbe de flambage est au fond plus originale que toutes nos utopies politiques. » (Ibid., p. 47)

L’analyse de la « part maudite » a quitté le terrain de l’anthropologie stricto sensu pour celui du métaphysique. Qui, chez Baudrillard, n’est

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jamais éloigné de la pataphysique, la science des solutions imaginaires. Ubu est l’incarnation grotesque de l’illusionnisme généralisé : il est à la fois le symbole d’une réalité pléthorique et sa solution « ironique », pour ne pas dire sa dissolution. Stade paroxystique et stade parodique allant de pair.

Le « Théorème de la part maudite » La « part maudite », toujours présente, a changé de sens et de statut. Il n’est plus question d’excédent, de consumation, de gaspillage, voire simplement d’excès. L’idée qui lui est désormais associée est celle de « réversibilité ». Dans un chapitre de La Transparence du Mal, intitulé « Le Théorème de la Part Maudite », Baudrillard écrit : « Tout ce qui expurge sa part maudite signe sa propre mort. Tel est le théorème de la part maudite » (ibid., p. 111). Ce théorème, c’est la réversibilité du Bien et du Mal, leur inséparabilité, et non la destruction d’un excédent quelconque. La « part maudite » est pensée à nouveaux frais. Plus proche, encore une fois, des intuitions fondamentales de Mauss que des analyses de Bataille, comme l’a bien vu Alain Caillé (2016, p. 5758). On trouve en effet l’idée de réversibilité dans l’Essai sur le don : réversibilité du don et du contre-don, réversibilité de l’échange dans le sacrifice, du temps dans le cycle, etc. Baudrillard ajoute, réversibilité du Bien et du Mal. Du positif et du négatif. Le schéma n’est pas dialectique. Le négatif n’est pas la négativité. Le « Principe du Mal » (ou du négatif) est un principe de déséquilibre (et non d’équilibre), de vertige, d’irréductibilité (Baudrillard, 1990, p. 112). Il n’y a pas un travail du négatif, au sens hégélien du terme. Le schéma est ici duel et non ternaire. C’est la positivité hyperbolique qui engendre la catastrophe. Positivité du Bien sous toutes ses formes (économique, politique, morale) qui expulse tous les éléments négatifs, sa « part maudite ». Alors que le Mal, comme la « part maudite », se régénère par sa propre dépense (ibid., p. 113). «  Heureusement, le malin génie est passé dans les choses, dans l’énergie objective du mal. Qu’on appelle comme on voudra ce qui s’y fraie sa voie : la part maudite ou les attracteurs étranges, le destin ou la dépendance sensitive aux données initiales, nous n’échappons pas à cette montée en puissance, à cette trajectoire exponentielle, à cette véritable pataphysique des effets incommensurables. » (Ibid.)

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Toute tentative de purification du Mal par le Bien a des effets seconds insoupçonnés. Ce à quoi la modernité s’est employée. Pensons aux agents du Bien et à leur croisade purificatrice, qui cherchent par tous les moyens à exterminer le Mal. Forme moralisante du totalitarisme moderne. Ainsi Hitler voulant au nom du Bien éliminer les Juifs, source de tout Mal. Ainsi Staline éliminant au nom du Bien et de la Vérité les ennemis de classe, qui entravent la marche vers l’avenir radieux. Les grands massacres, les liquidations collectives, les génocides, les grands procès témoignent d’un négationnisme « obstiné » : en finir avec le Mal. Cela vaut pareillement pour ceux (l’Empire du Bien, cher à Philippe Muray) qui, naguère, entraient en guerre contre l’Empire du Mal. À chaque fois, à des niveaux d’intensité différents, le Mal doit être exterminé. Le Bien s’y emploie. C’est la grande opération totalitaire de réduction à l’Un. «  Toute libération affecte également le Bien et le Mal. Elle libère les mœurs et les esprits, mais elle délivre aussi les crimes et les catastrophes. » (Ibid., p. 113-114)

Ce que Sade avait bien compris. Le propos de Baudrillard devient plus elliptique. Il faut essayer de comprendre entre les lignes. La « réalité intégrale » tel qu’il l’a théorisée, conçue comme la « perpétration d’un projet opérationnel illimité, par lequel tout devient visible et transparent », est la réalisation intégrale du Bien. Interdit de séjour, le Mal devient « ventriloque » (« Le mal ventriloque » dans Baudrillard, 2008, p. 60). Il laisse transparaître par le « ventre » l’imposture généralisée, « l’obscénité sans fard ni voile de la réalité ». La totalité du Bien et du Mal nous dépasse, dit Baudrillard. Il y a du secret et du profane. Le Mal n’est jamais donné à voir. La théorie, dira-t-il en substance, doit faire peau neuve pour se transformer en un piège tendu dans l’espoir que la réalité sera assez naïve pour s’y laisser prendre.

Chapitre 3. Excès, dépense et don chez Bataille et Simone Weil Deux versions de l’anti-utilitarisme Emmanuel Gabellieri (Université catholique de Lyon) « La coïncidence d’esprits tout à fait opposés peut avoir une valeur probante. » (Bataille, 1949b)

L’opposition première L’étonnante relation de proximité répulsive entre S. Weil et Bataille a été souvent relevée sur le plan de leurs engagements révolutionnaires des années 19301, mais on n’en a guère approfondi les enjeux proprement philosophiques. Une manière de le faire apparaître, d’un point de vue intéressant directement les « critical management studies » et le thème de cet ouvrage, est de suggérer que Bataille et S. Weil représentent deux versions de « l’anti-utilitarisme » moins reconnues sans doute que celle de Mauss, et pourtant en un sens plus larges et radicales dans leurs perspectives. De leur opposition au moment de leurs engagements révolutionnaires dans les années 1930, nous avons le témoignage direct de S. Weil. C’est en 1933 que, proche du syndicalisme révolutionnaire, et 1 Les études existantes s’accordent sur le fait que chacun semble avoir été pour l’autre un moyen d’éprouver sa propre inspiration : « on aurait affaire à deux auteurs qui s’opposent et qui s’intègrent, qui se repoussent et qui s’attirent » (Canciani, 1990, p. 376 et 377, n.7). Cf. Surya, 1992, p. 204-208 ; Esposito R., 1988, p. 245-61 ; Ronsac,1988, p. 123-127 ; Gabellieri, 2003, p. 118-124 ; Esposito R., 2005 ; Boitier, 2020.

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participant aux rencontres du Cercle communiste démocratique (fondé par Boris Souvarine en rupture avec Staline), celle-ci exprime une divergence radicale d’inspiration avec Bataille sur la question « du but final » de la Révolution sociale (Pètrement, 1974, p. 422-424). En effet, écrit-elle dans un brouillon de lettre au Cercle, « la révolution est pour lui le triomphe de l’irrationnel, pour moi du rationnel ; pour lui, une catastrophe, pour moi, une action méthodique où il faut s’efforcer de limiter les dégâts ; pour lui la libération des instincts… pour moi une moralité supérieure. Quoi de commun ? » (Pètrement, 1974, p. 422). Cette différence d’inspiration morale pourrait renvoyer pour une part à des rapports affectifs dans lesquels on ne peut entrer ici (liés à la rupture entre Souvarine et Colette Peignot, amie de S. Weil qui devint 2 la maîtresse de Bataille) , mais l’opposition faite entre « rationnel » et « irrationnel » s’éclaire au moins par un autre texte où S. Weil, se référant à un compte-rendu par Bataille de La Condition humaine de Malraux, déclare qu’il s’agit de savoir « une fois pour toutes si l’esprit 3 révolutionnaire doit être considéré comme une sorte de maladie » . En effet, Bataille admirait dans le roman de Malraux, non une révolution orientée vers un idéal à accomplir, mais une révolte désespérée où les héros cherchent à se perdre dans le fanatisme de l’action violente. Là où Bataille voit dans cette exaltation conduisant au suicide terroriste l’essence même de la révolution (Besnier, 1983, 1988), S. Weil la voit comme une sorte d’opium et d’ivresse collectifs : « pour les héros de Malraux, la révolution est exactement ce qu’était la religion pour Pascal, un moyen de perdre la conscience du néant de sa propre exis4 tence » (Weil, 1988-2019c) . La question est alors de savoir « si l’action révolutionnaire, lorsqu’elle est issue d’une telle source, a un sens » (ibid., p. 318), car « on ne peut pas être un révolutionnaire si on n’aime pas la vie. Ce n’est pas la révolution qui peut donner un sens à la vie humaine (…). La révolution est une lutte contre tout ce qui fait obstacle à la vie. Elle n’a de sens que comme moyen ; si la fin poursuivie est vaine, le moyen perd sa valeur » (ibid., p. 319)5. Si l’on tente d’exprimer le différend du point de vue plus propre à Bataille, cette opposition entre « rationnel » et « irrationnel » traduit l’opposition entre d’une part un « rationalisme » que S. Weil aurait 2 Cf. Peignot, 1978 ; Souvarine, 1983 ; Peignot, 1999 ; Weil, 1988-2019c. 3 Comme nous l’avons dit dans Être et don (Gabellieri, 2003, p. 121), S. Weil reprend sans doute le terme de « maladie » à Bataille (1943, p. 98). 4 S. Weil (1988-2019c) ajoute : « (…) tout divertissement, y compris une action révolutionnaire de cet ordre, est une forme déguisée de suicide. Et l’action révolutionnaire conçue (…) comme le moyen le plus radical d’échapper à la conscience du vide de l’existence humaine va naturellement à la défaite et à la mort ». 5 C’est nous qui soulignons. Même insistance dans le compte-rendu des Lettres de prison de Rosa Luxembourg (Weil, 1988-2019b).

Excès, dépense et don chez Bataille et Simone Weil  n 95

maintenu malgré son évolution mystique, et d’autre part une contestation du rationalisme moderne dont Bataille apparaît à la suite de Nietzsche comme une figure radicale (Sasso, 1978a ; 1978b). Dans cette perspective, toute philosophie voulant penser et agir en fonction d’un « projet », d’un « accomplissement » de l’existence, serait en fait la négation de celle-ci, de l’« expérience intérieure » d’une jouissance immédiate ne répondant quant à elle à aucun principe de raison et de moralité. Au-delà du rationalisme voulant dominer la réalité (de Descartes à Hegel), c’est en effet aux yeux de Bataille toute philosophie de l’action selon un idéal rationnel, et à plus forte raison une philosophie du travail (comme celle que S. Weil veut développer dans les années 1930), qui sont perçues comme « la remise de l’existence à plus tard », là où « l’expérience intérieure » est précisément le « contraire de l’action. Rien de plus » (Bataille, 1943). Penser la révolution comme une « action méthodique (…) une moralité supérieure », apparaît donc comme l’antithèse de sa perspective, l’expression d’une quête d’accomplissement et de « salut », là où il s’agit au contraire de réaliser la « ca6 tastrophe » d’une « ruine morale » de soi . Mais avant de reconsidérer les enjeux à la fois éthiques et métaphysiques d’une telle opposition, il faut pourtant souligner ce qui rapproche aussi étonnamment les deux auteurs, et qui intéresse au premier chef l’objet de cet ouvrage, dans la mesure où il s’agit de la critique radicale que font l’un et l’autre du primat de « l’économie » au sens moderne comme de la tendance à identifier communauté et « État » dans les temps modernes.

La remise en cause de l’économie et du travail modernes audelà de l’anthropocentrisme et du productivisme Les écrits fondateurs de Bataille sur « La notion de dépense » et La Part maudite ont défini l’assomption moderne de l’économie comme celle d’une « économie restreinte » ignorant la vérité plus profonde d’une « économie générale » devant avoir pour objet l’ensemble de la production et de la consommation d’énergie sur la terre. Un tel concept d’économie « cosmique » n’a pas inventé seulement une « contre-économie » de la modernité (que la crise écologique actuelle pourrait bien confirmer au-delà de toute anticipation), mais aussi un modèle inédit 6 Cf. «  toute l’expérience intérieure dépendit jusqu’ici de l’obsession du salut (…) L’expérience intérieure (au contraire) c’est l’être sans délai » (Bataille, 1943, p. 60) ; « Ce désordre où je vis est la mesure de l’homme, à jamais assoiffé de ruine morale » (ibid., p.136-137). Ceci recoupant le drame affectif de Peignot, S. Weil semble avoir fait un lien avec la destruction de soi Cf. Roche (1984) et Devaux-Mandelli (1984, p. 233-242 puis 243-250).

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de transdisciplinarité dont l’objet central serait les échanges d’énergie au sein de l’univers puis entre l’homme et l’univers, instituant ainsi un lien nouveau entre sciences sociales, sciences de la nature et ontologie (et même « mystique » si l’on se réfère au désir de dépasser le « principe d’individuation »). Tenter de penser ainsi les connexions entre tous les plans du savoir et de l’existence est déjà un point de rapprochement significatif entre Bataille et S. Weil, mais d’autant plus frappant lorsqu’on voit que, comme chez Bergson (inspirateur commun ?), le concept d’« énergie » semble en être un vecteur majeur. Un accent essentiel de la rupture opérée par les sciences et les philosophies de la vie à l’égard du principe cartésien d’inertie de la matière, qui a eu un profond impact sur la philosophie de la première moitié du XXe siècle, est celui mis sur un « élan vital », une « énergie » traversant les individus. S’il en est ainsi, l’être, la vie ne sont-ils pas par essence débordement, dépassement des limites de l’individualité, de sorte que « l’excès », la tendance à dépasser les limites, loin d’apparaître comme un désir insensé, semblent à la fois une réalité expérimentale et le fondement même de la réalité ? La question qui apparaît alors chez Bataille mais qui en fait apparaît aussi centrale chez Bergson ou S. Weil, est celle-ci : ce qui fait qu’un organisme a en lui plus d’énergie qu’il n’en a besoin pour survivre, quel sens cela a-t-il ? Cet excès d’énergie, à quelle fin ? En termes spécifiques à Bataille, comment et pourquoi le « dépenser » ? La réponse de la modernité « économique » consiste à dire que par cette énergie, il s’agit de se rendre « maître et possesseur de la nature » pour améliorer les conditions de vie de l’homme sur la terre. À quoi Bataille réplique d’abord que ceci crée un cycle infini où les moyens deviennent des fins (car le plaisir qu’ils sont censés apporter est toujours reporté par la recherche effrénée de nouveaux moyens de consommation imposant un surtravail opposé au principe de plaisir)7. Et ensuite que la jouissance économique étant individuelle et « privée », une vie dominée par l’économie devient une absolutisation de l’individualité, et donc une négation de la dimension « communicationnelle » ou « communielle » entre les hommes, qu’il est impossible de réduire à un objet « économique » et marchand 8. Bataille et S. Weil rejettent l’un et l’autre ce culte de l’intérêt individuel, couplé à celui du productivisme, de la marchandisation de toutes choses et du fétichisme de l’argent propres au capitalisme moderne. Mais autant ils s’accordent sur ce qu’ils rejettent, autant la réplique 7 Ceci a bien été mis en relief par Cuilleri (2008). 8 Ici se situe bien sûr le lien entre la réflexion sur l’économie et celle traduite par le concept de « souveraineté ».

Excès, dépense et don chez Bataille et Simone Weil  n 97

qu’ils y apportent diverge. La réponse de Bataille réside en effet dans l’inversion totale du schème de l’économie moderne. Puisque celleci exalte la production, renverser l’économie restreinte va consister à exalter toute « dépense improductive » comme étant le signe d’un excès d’énergie, d’un sens de la vie qui déborde l’homo œconomicus moderne. Or l’archétype de l’improductivité est la jouissance pure, la volonté de vivre pour le seul plaisir d’exister : « vivre comme un soleil », sans autre finalité que la prodigalité de cette vie « souveraine » qui n’a pas besoin d’autre finalité qu’elle-même, à la différence de tout ce qui se présente sous forme de travail ou d’économie. La réponse de S. Weil est différente. Car si la critique de l’absolutisation des moyens y est aussi radicale que celle de Bataille, c’est d’une part sur la nature des fins à y substituer et d’autre part sur la conviction qu’on peut réduire la distance entre l’ordre des moyens et l’ordre des fins qu’il va en effet y avoir divergence.

Le travail, aliénation ou donation ? Du point de vue de Bataille, toute valorisation du travail semble encore nécessairement participer d’une réduction utilitariste de l’existence. Pourtant, il suffit de considérer la critique weilienne du productivisme commun au capitalisme et au communisme pour voir qu’« il ne s’agit de rien de pareil à la religion de la production » qui « a pour objet véritable les produits du travail et non le travailleur, les choses et non l’homme » (Weil, 1988-2019d, p. 89-90). Pour S. Weil la vérité du travail est en effet de faire entrer en contact avec le réel d’une manière sans doute irremplaçable par toute autre modalité, de sorte que l’aliénation du travail réside toute entière dans le fait de rendre impossible un tel contact. C’est pourquoi l’exigence spirituelle au cœur d’une révolution prolétarienne authentique peut se formuler par le principe : « Non seulement que l’homme sache ce qu’il fait – mais si possible qu’il en perçoive l’usage – qu’il perçoive la nature modifiée par lui. Que pour chacun son propre travail soit un objet de contemplation » (« Exergue » du Journal d’usine, Weil, 1988-2019d, p. 171)9. La vérité du travail réside en effet dans l’unité du travail de l’esprit et du travail physique, dans l’expérience de « se mettre directement aux prises avec le monde par un travail non machinal », dans « ces moments de joie et de plénitude incomparables » où « on sait par éclairs que la vraie 9 Cf. «  la Révolution ne peut avoir d’autre sens que de restituer au sujet pensant le rapport qu’il doit avoir avec la matière en lui rendant la domination qu’il a pour mission d’exercer sur elle » (Weil, 1988-2019b’).

98  n  LA SPÉCIFICITÉ DU REGARD BATAILLIEN

vie est là, on éprouve avec tout son être que le monde existe et que l’on est au monde » (Weil, 1988-2019d, p. 90)10. Il n’y a ici aucune opposition nécessaire entre jouissance et travail, Bataille semblant avoir à l’inverse repris à son compte de manière trop exclusive l’analyse hégélienne du travail comme « désir réfréné » et négativité. La séparation entre moyens et fins s’atténue d’autant plus que le travail apparaît chez S. Weil comme l’expérience d’un rapport au monde qui est un rapport mutuel d’énergie et de don. Ainsi « l’univers ne se donne à l’homme dans la nourriture et la chaleur que si l’homme se donne à l’univers dans le travail » (Weil, 1988-2019d, p. 364). Ou bien : « donner sa chair pour la vie du monde, et recevoir en échange l’âme du monde » (Weil, 1988-2019f, p. 251). Le monde dont parle ici S. Weil est d’abord le monde de la nature, la « beauté du monde », dont le premier principe est la lumière du soleil, source de toute vie, comme chez Bataille ou Bergson11. Mais il en est de même sur le plan social, où c’est encore en termes de don et de transfert d’énergie que S. Weil pense les échanges en jeu, reprenant la pensée selon laquelle l’eucharistie chrétienne aurait symbolisé la vérité anthropologique du travail : « tel est, selon Proudhon, le sens de l’Eucharistie : “ce n’est pas sous la forme de sang et de chair que l’homme doit se nourrir de sa propre substance, c’est sous la forme de pain, c’est du produit de son travail. Hoc est corpus meum. Par le travail et la division du travail, chaque homme en tant que corps vivant est le produit de l’action humaine” » (Weil, 1988-2019a, p. 272). Ce que S. Weil prolongera par cette formule radicale : « l’homme donne son sang, sa chair à l’homme sous forme de travail. L’homme se donne à l’homme en tant que travail » (ibid., p. 378-379). Une perspective qui se transposera au plan religieux en 1942, tout en restant une réflexion sur l’énergie, car «  si le Christ a choisi le pain et le vin pour s’y incarner après sa mort (…) et non par exemple de l’eau ou des fruits sauvages », c’est parce qu’un homme qui travaille « brûle sa propre chair et la transforme en énergie » ou « en objets fabriqués » et « pour le paysan, ces objets fabriqués sont le pain et le vin » (Weil, 1962, p. 25). S. Weil poursuit : « Le prêtre a le privilège de faire surgir sur l’autel la chair et le sang du Christ. Mais le paysan a un privilège non moins sublime. Sa chair et son 10 Cf. ce type de fragment : « Art/ Science/ Travail : Philosophie première. Platon n’a dit que la moitié » (Weil, 1988-2019f, p. 424). Pour approfondir, voir notre ouvrage (Gabellieri, 2017a). 11 Dans L’Evolution créatrice, Bergson voit la synthèse chlorophyllienne issue de l’énergie solaire comme le principe de toute accumulation et dépense d’énergie dans le vivant. Mais là où il met l’accent sur le caractère « explosif » des dépenses d’énergie chez les vivants supérieurs, S. Weil voit la descente de l’énergie solaire dans la vie comme une métaphore de la « grâce » (cf. notre étude : Gabellieri, 2019b, p. 243-257). Bataille (1946), quant à lui, voit dans les « excédents d’énergie dus à l’action du soleil » l’origine de toute prodigalité et de toute perte « sans contrepartie », ce qui sera le principe de La Part maudite.

Excès, dépense et don chez Bataille et Simone Weil  n 99

sang, sacrifiés au cours d’interminables heures de travail, passant à travers le blé et le raisin, deviennent eux-mêmes la chair et le sang du Christ » (ibid.). Energétique qui inviterait ici à comparer la notion de sacrifice chez Bataille et chez S. Weil. Mais dans le cadre de cet ouvrage, il nous faut prolonger davantage la réflexion sur le plan de l’anthropologie sociale et de ses enjeux managériaux et collectifs.

« Souveraineté » et « communauté » Une même critique du pouvoir, du management comme pouvoir sur les hommes, le même refus d’une société technocratique du contrôle au nom d’une exigence de « souveraineté » si l’on reprend le terme de Bataille12, se retrouve en effet chez les deux auteurs, avec là encore des points communs et des divergences. Une première différence majeure est que S. Weil prétend déployer l’exigence d’autonomie au niveau même du travail, car « (…) celui qui croit avoir le dégoût du travail (…) il ne s’agit pas du travail même, il s’agit de la subordination » (Weil, 1988-2019d, p. 219). Porter le travail à sa plus haute vérité, c’est donc reconnaître qu’il est et doit être un lieu de coopération, de fraternité, de créativité. Toutes les analyses proposées de transformation de la condition prolétarienne en découlent : par exemple supprimer le « système des régleurs » dans les usines des années 1930, créer des ateliers autonomes et des machines polyvalentes où la subsidiarité puisse décentraliser au maximum les niveaux de responsabilité, inventer les manières de s’approprier l’espace-temps des lieux de travail, depuis les temps de pause et de délibération (interdits par le taylorisme) jusqu’à la capacité de sentir ces lieux comme un organisme vivant qui « pourrait combler l’âme par le puissant sentiment de vie collective (…) que donne la participation au travail d’une grande usine (…) grande respiration du travail en commun à laquelle il est enivrant d’avoir part » (Weil, 1951, p. 329). De même faudrait-il retrouver le lien universel et immémorial dans les civilisations humaines entre les travaux et les fêtes, refusant leur opposition chez Bataille mais contestant tout autant l’utilitarisme technocratique (au plan économique aussi bien qu’universitaire d’ailleurs13). Ici serait à engager la réflexion sur les multiples formes de mécénat d’entreprises aujourd’hui. « Greenwashing » ou gratuité ? Calculs de rentabilité ou 12 De ce point de vue, la référence à Bataille manque dans notre contribution précédente à la SPSG (Gabellieri, 2017b). 13 Les sondages après Covid ont montré que ce qui a manqué le plus aux étudiants, ce sont les moments de fête et de culture, gratuits et anti-utilitaristes par nature mais dont la nécessité vitale apparaît d’autant plus criante.

100  n  LA SPÉCIFICITÉ DU REGARD BATAILLIEN

« dépenses somptuaires » qui montreraient l’actualité de la « part maudite » de Bataille, plus encore peut-être que du don « maussien » (où le don exige réciprocité) ? Cela dit, aux yeux de Bataille, la reconnaissance d’une valeur absolue de chaque individu semble conduire S. Weil à ne vivre que pour autrui, à sacrifier sans cesse son énergie à un sentiment d’obligation détournant l’individualité propre de toute jouissance vitale immédiate. À l’opposé des « obligations envers autrui » théorisées par S. Weil dans L’Enracinement, la vérité de la vie doit au contraire dépasser toute obligation morale (Bataille, 1949b). Critique reprise dans Le Bleu du ciel où S. Weil sous les traits de « Lazare », déclare : « Quoiqu’il arrive, nous devons être du côté des opprimés. – Je pensais : elle est chrétienne. Bien entendu !… Au nom de quoi “il faut” ? Pour quoi faire ? – On peut toujours sauver son âme, fit Lazare » (Bataille, 1957c). Ainsi, si « bien peu d’êtres humains m’ont intéressé au même point », Bataille souligne « la volonté d’inanité » de S. Weil, personne toute entière orientée vers la mort, le sacrifice, le malheur, subordonnant la politique à l’idée d’un « bien immuable » (Bataille, 1949b). Au contraire la morale « souveraine » ne peut résider que dans une « communication immédiate, convulsive » entre les sujets (ibid., p. 542), la « communauté » ne pouvant avoir vraiment lieu que dans les transgressions de l’ordre social. Le problème de cette analyse est qu’elle semble identifier les « obligations envers l’être humain » de S. Weil et l’« obligation sociale » au sens de la sociologie de Durkheim, alors que S. Weil souligne l’opposition totale entre les deux, d’une manière analogue à celle opérée par Bergson (lui aussi contre Durkheim) entre les « deux sources » de la morale et la religion. De même en effet que chez Bergson la religion « dynamique » opposée à la religion « statique » est très exactement celle qui élargit sans cesse les frontières de la socialité, l’« obligation envers autrui » chez S. Weil fonde la véritable communauté entre les hommes à partir d’un plan transcendant toute communauté particulière, de telle manière que cela interdit l’absolutisation des appartenances à des groupes sociaux14. Une autre étude serait nécessaire pour approfondir la critique commune de l’État moderne développée par les deux auteurs dans les années 1930. Comme l’a noté Daniel Boitier, les Réflexions sur les causes 14 Cf. la stimulante étude de Paul Colrat (2021, p. 273-330) dont le fil directeur, en lien avec G. Bataille, est de considérer que pour les deux auteurs, aucune communauté humaine ne peut s’identifier au « bien » auquel les hommes aspirent, d’où la formule de Bataille selon laquelle il faut penser « la communauté de ceux qui sont sans communauté » (1947a, p. 483), destituant ainsi toute communauté sociale de sa prétention à « réaliser » la destinée humaine.

Excès, dépense et don chez Bataille et Simone Weil  n 101

de la liberté et de l’oppression sociale de 1934 (que S. Weil considérait comme son « grand-œuvre ») semblent avoir été l’amplification d’un projet d’article pour La Critique sociale répondant à ceux de Bataille sur « La notion de dépense » et « Le problème de l’État » parus dans les numéros 7 et 9 de la revue (Boitier, 2020). Si l’on prolonge cette hypothèse, deux lignes seraient à approfondir. La première concernerait la critique de l’État totalitaire comme tel, et la seconde la recherche d’une socialité ne dépendant pas de l’action de l’État. Or c’est surtout sur ce plan que Bataille ne semble pas avoir vu combien S. Weil pense la « vie publique », les organisations sociales authentiques, non comme une soumission à une autorité sociale ou transcendante, mais comme un phénomène de création collective. Tous deux ont été des auteurs de revues, d’appartenance à des milieux « fluides », auto-organisés, visant à l’invention de nouvelles formes d’action et de représentation politique. Mais la divergence semble consister pour S. Weil à vouloir transformer le sentiment de révolte en « méthode » d’action visant à créer du bien public, là où Bataille semble exalter l’action directe et violente de refus de toute organisation collective. Seraient ici à étudier plus en profondeur les filiations et proximités (pouvant par exemple aller de Proudhon à Sorel ou à la « tradition des conseils » de Arendt), qui toutes contestent la réduction du politique au pouvoir de l’État, alors que le pouvoir, selon la définition de S. Weil, « est un moyen. Il est à la politique ce qu’est un piano à la composition musicale » (Weil, 19882019g, p. 286). Mais à nouveau, c’est ici le rejet d’une séparation entre les moyens et les fins qui commande de 1934 aux Ecrits de Londres la réflexion sur la « vie publique », la « vie collective » comme expérience du « jaillissement » d’une forme d’organisation qui, lorsqu’elle a « poussé comme une plante au milieu des nécessités quotidiennes, et en même temps a été modelée d’après la vue claire d’un bien, est peutêtre le degré de réalité le plus haut possible » (ibid., p. 282). Plutôt que l’opposition entre « transgression » et « organisation », la question serait alors : « quelles sont les organisations économiques, sociales, politiques capables de “pousser comme des plantes” » ? Quels que soient les types de structure en jeu, cela suppose précisément que ce soit toujours la vie qui crée et anime la structure, au lieu que la structure prétende créer par elle-même la vie ou empêcher sa puissance de nouveauté. Au seul plan d’une théorie des organisations appliquée à l’économie, plusieurs champs seraient à analyser. Par exemple celui des différents modes de participation à la gouvernance dans le monde de l’entreprise comme tel, depuis les formes de délibération collective jusqu’aux systèmes de co-gestion ou aux tentatives propres à « l’entreprise libérée »

102  n  LA SPÉCIFICITÉ DU REGARD BATAILLIEN

(cf. par exemple les travaux récents du GRACE (Detchessahar, 2020 ; Palpacuer, Taskin, Gomez, 2022), ce qui suppose sans doute de revisiter l’anthropologie du don (Gomez, Grevin, Masclef, 2015 ; Grevin, 2022) ou celui des formes d’ « entreprise à mission », ou d’entrepreneuriat social dont l’extension aujourd’hui conduit à des partenariats, des alliances pour le développement des territoires15. Dans tous les cas il s’agit, non d’être « membre d’une organisation » mais d’être « partie prenante » d’un être-commun dont les frontières ne sont pas strictement délimitées. On n’est alors pas si loin de ce que S. Weil nomme « enracinement », lequel suppose la liaison d’au moins trois dimensions : (a) un type de communauté qui soit ouverture, médiation (metaxu) vers ce qui la transcende ; (b) un mode d’appartenance intériorisé, ne pouvant verser dans l’idolâtrie collective ; (c) un mode d’action qui ne soit pas de domination, mais d’inspiration, qu’elle nommait « action non agissante »16.

Energie, « dépense » et « action » Reprenons pour conclure la suggestion faite plus haut selon laquelle Bataille et S. Weil offrent deux versions de l’anti-utilitarisme à la fois proches et distinctes de celle de Mauss. Leur point commun est de contester le primat moderne de l’économie rivant l’individu à un cycle infini de production/consommation où la multiplication des moyens devient une fin en soi. Mais la réflexion sur le sens à donner à « l’énergie supplémentaire » propre à la vie, donne à la contestation de l’utilitarisme une autre dimension. En un sens, l’Essai sur le don de Mauss modère le don par la réciprocité des échanges autant qu’il conteste l’individualisme. Or, aussi bien l’expérience dionysiaque de la « dépense » chez Bataille que l’éthique quasi christique du don de soi à autrui chez S. Weil radicalisent l’aspiration métaphysique à une « dépense » de l’énergie vitale débordant non seulement le champ de l’économie mais aussi le seul plan de la socialité humaine, et ouvrant à une dimension de nature « mystique ». L’« athéologie » de Bataille exprime le désir de transgresser radicalement les limites de l’individuation et le désir d’une « communauté » sortant de l’économie restreinte où les individus ne partagent rien de leur propre vie. Mais, comme cela a été souvent dit, ce désir de 15 Pour des exemples de recherches collectives en ce sens, cf. Heidsieck 2018 ; Bui-Leturcq et Gabellieri, 2020 ; Gabellieri et Meattini, 2020.  16 Voir le chap. VII « Enracinement et action non-agissante » de Être et Don (Gabellieri, 2003, p. 451-489), et pour une réflexion sur les principes ontologiques que cela implique, notre ouvrage (Gabellieri, 2019a).

Excès, dépense et don chez Bataille et Simone Weil  n 103

« communauté » est « inavouable » (Blanchot, 1983) ou « impossible » (Besnier, 1988 ; Esposito  R., 2005, chap. V « La communauté de la mort ») dans la mesure où il ne peut se réaliser qu’au moment de la mort lequel, en anéantissant les limites de l’individuation, anéantit alors aussi toute possibilité de relation concrète entre sujets. L’absolutisation du moment et du sentiment de transgression de ses limites semble alors seule définir l’absolu chez Bataille17. Chez S. Weil aussi, en un sens, l’expérience mystique absolue a lieu à « l’instant de la mort, instant où pour une fraction infinitésimale du temps, la vérité pure, nue, certaine, éternelle entre dans l’âme » (Weil, 1950, p. 37). Mais la perspective est différente. D’un côté l’aspiration à l’éternel révèle que « tout homme est fait d’abord (…) pour quelque chose infiniment plus haut qu’aucun idéal qui puisse lui être proposé par la vie publique… » (Weil, 1957, p. 172). Et d’un autre côté, ce n’est pas la « sensation », mais « l’action » qui est la clef de l’humain: « Il y a des gens qui n’ont vécu que de sensations et pour des sensations. (…) il ne leur reste d’autre ressource que de s’étourdir (…) Car la réalité de la vie ce n’est pas la sensation, c’est l’activité, j’entends l’activité dans la pensée et dans l’action ». À quoi S. Weil ajoute : « Ceux qui vivent de sensations ne sont (…) que des parasites, par rapport aux hommes travailleurs et créateurs, qui seuls sont des hommes (…) la recherche de la sensation implique un égoïsme qui me fait horreur… » (Weil, 1951, p. 69). Bataille contesterait sans doute cette accusation d’égoïsme, lui pour qui la « souveraineté » comme sortie de la solitude, vise à surmonter la séparation entre les êtres (Besnier, 1988, p. 197). Mais S. Weil maintiendrait sa critique dans la mesure où l’énergie qui nous fait vivre, « reçue » comme une grâce, ne nous appartient pas réellement, ne nous est pas pleinement immanente (nous ne sommes pas des « soleils »). Si elle refuse à faire de la « jouissance » un absolu, et de l’intensification des sensations une finalité, c’est parce qu’elle voit le sens de la vie dans le transfert de l’énergie « végétative » et biologique sur le plan de l’énergie morale et spirituelle, laquelle doit elle-même se transmuer en une énergie « surnaturelle » dont la finalité n’est pas immanente au sujet, mais doit être au service d’un don de soi radical pour la vie de l’humanité. 17 Cf. ce type de propos : « Rapprocher vie religieuse et vie guerrière est sans doute le plus court moyen de rendre intelligibles les convulsions que nous vivons : elles ont avec la religion ceci de commun qu’elles demandent le don de soi, la consécration de toute la vie » (Bataille 1939-1945, p. 238). Le « don de soi » consiste ici en un sentiment d’éclatement des limites du sujet, qu’il convient d’absolutiser dans le sentiment de « perte » qu’il produit. Du point de vue de S. Weil, c’est là centrer l’individu sur l’expérience-limite de la mort, en vivant celle-ci non comme un détachement suprême, mais comme un sentiment dont il faut jouir, là où l’amour de la vie doit inspirer un don total de soi pour « être donné à manger à tous ceux qui manquent de toute nourriture » (cette logique du don a donné son titre à notre ouvrage Être et Don. Simone Weil et la philosophie, 2003).

104  n  LA SPÉCIFICITÉ DU REGARD BATAILLIEN

Et néanmoins la dimension « extatique » du don de soi ne rompt pas avec l’immanence lorsqu’elle écrit : « l’action confère la plénitude de la réalité aux mobiles qui la produisent (…) elle ne confère pas seulement la réalité à des mobiles qui, auparavant existaient dans un état semi-fantômatique. Elle fait aussi surgir dans l’âme des mobiles et des sentiments qui auparavant n’existaient pas du tout » (Weil, 19882019g, p. 278), ce qui explique qu’elle soit « le stimulant le plus irrésistible » (Weil, 1988-2019e, p. 263). Nous retrouvons ainsi la divergence concernant le concept d’action, que Bataille voit nécessairement lié à un rapport moyen-fin différant la jouissance d’exister comme immédiateté sans délai. Or, comme le montrait l’expérience de « plénitude » à laquelle le travail authentique peut ouvrir, « l’action » n’est pas nécessairement une transitivité contredisant l’immanence. Tout en étant immanente à la vie, elle en est aussi la dimension transcendante, d’abord par rapport à la raison instrumentale mais aussi, à la différence de G. Bataille, parce que, dans la philosophie et la mystique weilienne, l’agir humain et l’agir divin s’unissent dans le monde, l’Incarnation donnant sa vérité ultime au lien entre immanence et transcendance18.

18 Esposito M. (2005) met bien cela en lumière à la fin de «  Extase et politique chez Georges Bataille et Simone Weil ».

TROISIÈME PARTIE Une critique anthropologique et épistémologique des sciences de gestion

Chapitre 1. Actualité anthropologique de Bataille Homo interruptus entre travail et intimité Michèle Richman (University of Pennsylvania)

Introduction Les ambitions de cette communication s’adressent au paradoxe suivant : malgré la reconnaissance que lui ont valu ses travaux innovateurs sur le don et la dépense par rapport à sa théorie de l’économie générale, Georges Bataille figure à peine dans la bibliographie des Critical Management Studies (CMS). Par contre, mon propos de situer son actualité anthropologique dans la lignée de l’École française de sociologie, surtout les travaux d’Émile Durkheim et de Marcel Mauss, répond à des exhortations provenant de l’intérieur des CMS. En 2013, par exemple, Isabelle Huault et Véronique Perret citaient Jean-François Chanlat qui, déjà en 1992, avait conseillé aux adhérents de la nouvelle théorie française de puiser dans la longue tradition de l’analyse critique des sciences sociales en France, notamment l’apport de Mauss contre l’hégémonie exercée par Homo œconomicus (Huault et Perret, 2013, p. 75). Et David Courpasson d’encourager les spécialistes de l’organisation à se tourner vers Durkheim, « un géant ignoré » (Courpasson, 2016, p. 1099). L’étude proposée ici répondra à ces défis en montrant pourquoi il faut aborder la dimension socio-économique et anthropologique de Bataille à partir de sa technique de l’interruption. Reconnue comme caractéristique de son œuvre, l’interruption divise les critiques entre ceux qui y

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voient un signe de faiblesse – incapacité d’achever un texte – (Hollier, 1993 ; Hill, 2001 ; Rabaté, 2006) parmi d’autres qui reconnaissent les avantages d’une technique qui retarde ou empêche les attentes dans des domaines aussi variés que la dialectique hégélienne – interrompre la synthèse idéaliste – ou projeter le lecteur moderne dans l’âge de pierre (Sartre, 1947 ; Richman, 2013, p. 114). Le point de vue favorable proposé ici reprend les contributions de la sociologie quant à l’interruption de la vie profane par le sacré, ou le travail par la dépense. Parmi ces interruptions, la fête était certainement la plus ostentatoire, donnant accès à une véritable transformation que Bataille admirait en tant qu’expérience de l’intimité. Mais en 1939, Roger Caillois proclamait que la fête disparaissait de la société moderne parce que « La complexité de l’organisme social à mesure qu’elle s’accuse souffre moins l’interruption du cours ordinaire de la vie. Il faut que tout continue aujourd’hui comme hier et demain comme aujourd’hui » (Caillois, 1939, p. 690). Le réflexe de Bataille – et ceci est le fond de mon argument – est que l’interruption lui permet de formuler une nouvelle conception anthropologique de l’humain qui mérite le nom d’Homo interruptus. Si, comme le prétend Bataille, tout est affaire de parodie, Homo interruptus projette une allusion parodique à Homo œconomicus en y ajoutant un clin d’œil à l’érotisme bataillien1. Il s’agit d’une modalité d’action qualifiée également de souveraine, dans la mesure où elle effectue un arrêt dans le temps et dans les attentes conventionnelles adonnées à la production, au surplus recueilli par l’État, et surtout, à une soumission à l’avenir qui mène à la mort. Sa portée politique affirme que rien ne dérange plus l’État que l’interruption de l’activité. Ainsi les effets de l’interruption dépassent les perturbations de la nouvelle économie de l’écriture bataillienne que Derrida (1967) avait brillamment identifiées en 1967. Ils nous dirigent vers une ontologie où la nécessité de l’intimité explose le carcan conventionnel de la sexualité du couple et s’ouvre à une communication nous rappelant que, « tous les hommes [sic], intimement, n’en sont qu’un » (Bataille, 1949a, p. 63). Féru de la préhistoire, Bataille remontait la primauté du travail aux outils datant d’au moins 1,8 millions d’années. Point tournant critique qui marque la répression de l’instant présent en faveur d’un rendement à long terme. Selon La Part maudite, le ravalement au plan des choses effectué par Homo faber lança l’humanité à la recherche d’une intimité perdue (Bataille, 1949a, p. 62). La possibilité de retrouver les anciens rythmes entre fête et travail a été récemment auréolée chez des penseurs aussi disparates qu’Adam 1 Voir Bataille (1931). Pour une étude approfondie, François Warin (1994).

108  n  UNE CRITIQUE ANTHROPOLOGIQUE ET ÉPISTÉMOLOGIQUE

Grant, professeur de psychologie des organisations, et David Graeber, anthropologue et anarchiste notoire, qui voient, dans les modèles ethnographiques, un paradigme exemplaire. Une focalisation sur l’interruption chez Bataille nous permettra de relever la pertinence de ses implications socio-politiques pour l’actualité bouleversée par la pandémie.

Apport anthropologique En 1939, la communication de Caillois sur la disparition de la fête fut accueillie par le Collège de Sociologie, un groupe hétéroclite que Bataille avait rassemblé avec lui deux ans plus tôt. Contrairement à l’École de Francfort qui date de la même époque (1937) et dont les textes placés sous la double égide de Marx et Freud seront fondateurs pour les CMS, les Français se réunirent sous la rubrique surprenante d’une sociologie sacrée. Les déclarations annonçant la formation du Collège indiquent que ses participants auraient recours aux contributions scientifiques provenant de l’École française de sociologie, qui à cette époque comprenait l’étude ethnographique de sociétés non modernes. Suivant cette leçon, ils aborderaient les sociétés contemporaines selon les mêmes catégories réservées à celles moins matériellement et technologiquement développées. Comme Bataille l’a écrit avec insistance, le sacré ne serait ni un objet de révérence en tant que vestige de l’antiquité, ni une expérience réservée aux soi-disant primitifs. Les Collégiens étaient encouragés à former une communauté morale plutôt qu’à tisser des liens rencontrés normalement dans des organisations professionnelles. Ici, on retrouve l’importance accordée par Durkheim aux sentiments dits intimes qui peuvent s’épanouir dans les foyers sociaux ou petits groupes de travail. En théorie comme en pratique, les Collégiens s’en tenaient à une notion du sacré comme présence active capable d’encourager l’unité. L’analyse de Caillois sur la disparition de la fête rappelle qu’en tant que transgression répandue et dépense publique excessive, la fête marquait un moment d’arrêt du travail. Plus, elle entraînait un renversement de rôles, hiérarchies, identités et sacrilèges, puisque l’on y est seulement tenu de dépenser et de se dépenser. Faisant écho à l’essai de Bataille en 1933 sur la dépense, Caillois souligne que lors de la fête, « Les mobiles acquisitifs ne sont plus de mise, il faut dilapider et chacun gaspille à qui mieux mieux son or, ses vivres, sa vigueur sexuelle ou musculaire » (Caillois, 1939, p. 690).

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Mais la modernité n’avait pas simplement abandonné les grandes fêtes : elle ne pouvait plus tolérer leur interruption de la vie dite sérieuse. Mauss lui-même, auteur de l’essai clé dont s’inspire Caillois, avait soupçonné que le rythme d’alternances saisonnières chez les Inuits, où tout l’hiver se passait en commun dans de grands bâtiments en contraste avec un été vécu en dispersion, était loin d’être soutenable, et que l’opposition des deux façons d’être pouvait s’envisager à l’intérieur d’un mois, d’une semaine ou même d’une journée (Mauss, 1906, p. 474). Bataille ajoute l’instant, tout en décrivant l’instant sacré comme « un moment privilégié d’unité communielle, moment de communication convulsive de ce qui ordinairement est suffoqué » (Bataille, 1939, p. 562). Quoique l’humanité moderne ne supporte guère l’interruption, Bataille en fait la marque de son écriture, forçant ainsi la patience de ses lecteurs, critiques, et les limites du récit même. Les élans poétiques ou érotiques, cris, crachats, larmes ou le rire, et surtout, le silence, constituent un paradigme. Projetés sur l’axe syntagmatique, leurs disruptions mènent à la communication dans le sens fort de restaurer le continuum rompu, selon Bataille, quand l’humanité s’adonna au travail, au langage et à une temporalité subordonnée à l’avenir. Ces interdits déterminent le fondement de l’ordre des choses. L’angoisse qui propulse l’activité ne peut être que momentanément assouvie par la transgression, car le vrai but de celle-ci n’est pas de lever un tabou isolé, mais plutôt d’encourager une prise de conscience de l’universalité des interdictions. Dans ce moment éphémère, les humains se reconnaissent dans l’intimité à laquelle ils ont renoncé quand le travail a pris le pas sur le désir. Pour sa part, Bataille n’a jamais abandonné sa croyance en la fête comme transgression, mais il a été obligé de la situer à l’orée de l’humanité moderne. Son étude de l’art de Lascaux en 1955 a cristallisé sa théorie controversée que la naissance de l’art coïncide avec la fête, quand le travailleur Homo sapiens a jeté ses outils, moyen de transformer la nature. La transgression signifie que la nécessité est muée en abondance et que les produits du travail humain sont sacrifiés. Le plus pertinent pour nous est que la transgression est identifiée comme interruption de l’ordre, perturbant le régime des lois et des règles, de la parole, du travail et de la sexualité restreinte. Mon approche favorable à l’interruption s’oppose à la plupart des critiques pour qui il va de soi que le discours assure la continuité, tandis que Bataille est très explicite que c’est le langage, et surtout la réalité qu’il construit, qui impose une interruption dans le continuum intime. Sa solution par les interruptions est d’imposer un moment de discontinuité apparente afin de restituer la continuité. Bataille avait noté qu’en

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tant que transgression, la fête est un deuxième moment par rapport à l’interdit, et se résume par la formule la négation de la négation. La parodie bataillienne serait donc l’interruption de l’interruption. La question aujourd’hui est de savoir si une concentration sur la transgression a déprécié les interdits et leurs origines archaïques. Les interdits doivent être abordés par rapport à l’angoisse parce que c’est elle qui soude la continuité intime entre les humains anciens et modernes et sous-tend leur dévouement au travail. Suite à l’invitation de l’éminent sociologue du travail, Georges Friedmann, sous l’égide de l’Unesco, Bataille avait prononcé en 1953 une communication au titre, « Les conséquences intellectuelles et morales des conditions de travail dans la société contemporaine » (Bataille, 1953a). Il y distingue deux genres d’angoisse : la première, responsable pour les interdits qui canalisent le désir humain dans le sens de la productivité utilitaire. Cette angoisse primaire ne peut être assouvie par l’activité. Seules les transgressions du jeu, des fêtes et des dépenses, l’art et un érotisme qui montre une approbation de la vie jusque dans la mort, sont capables de lancer les humains dans un domaine plus riche et glorieux. L’autre, l’expérience la plus contemporaine de l’angoisse, est le spectre du chômage qui hante le travailleur moderne. Bataille dénonce cette manipulation de l’angoisse au service du contrôle social et politique. Mais tandis que la protection législative de la Sécurité Sociale peut atténuer ce second mode d’angoisse, il reste à voir comment le monde moderne s’adressera au premier. La solution contre-phobique bataillienne était de s’adonner à l’angoisse sans restriction, ce que Friedmann qualifie de réaction romantique. Ce dernier a également dû affronter l’argument de Bataille selon lequel même une amélioration des conditions de travail ne pouvait empêcher les travailleurs de s’engager dans des moments de révolte souveraine, révolte que Bataille distingue de l’activité révolutionnaire, qui finit par un renversement passager de l’ordre. Le besoin de moments de révolte souveraine s’explique par le fait qu’ils projettent l’individu dans un continuum d’exaltation intime que le travail ne peut fournir. Parce que le travail réduit les humains au statut de choses, Bataille déclare : « Rien ne me paraît plus angoissant que la préoccupation de libérer l’esprit humain de la nécessité dictée par le travail.  » (Bataille, 1957a, p. 713)

Pourtant cet écho de la pensée utopique de Marx mène dans une direction contraire frappante : plutôt qu’un avenir séduisant libéré des

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contraintes de la nécessité, le travail, insiste Bataille, est inévitable et s’impose à tous. La question clé est comment les moments souverains peuvent être envisagés sans renoncer à la responsabilité du travail. La transgression reste inadéquate à moins de provoquer une conscience aiguë du rôle de l’angoisse dans la formation des interdits. C’est là que l’on reconnaît le fardeau des interruptions : leurs déplacements soudains et imprévisibles à un autre type de langage, ou façon d’écrire ou même à une autre discipline, leur résistance à la clôture formelle, obligent le lecteur à reconnaître les limites imposées par les contraintes formelles du récit, ainsi que la censure exercée par la raison. Parce que la raison dite claire ne peut concevoir la part maudite, tout comme elle s’oppose aux formes extrêmes de la dépense ou du sacrifice, Bataille en avait conclu qu’il fallait avoir recours aux techniques2. En 1946, il décrit le monde moderne dans un état de post-coïtum triste. Privés de fêtes souveraines, les humains souffrent parce que le capitalisme ne prévoit que la guerre comme expression de l’impulsion pour la perte et le sacrifice. Dans le contexte d’une analyse sociale, politique et économique, la métaphore sexuelle souligne le mécontentement de son auteur avec l’approche timorée de la plupart des sciences sociales. Leur concentration exclusive sur la production, comme il l’avait déjà dénoncée dans les années trente, rejette toute considération de la dépense violente et extrême qui ne se récupère pas par le marché. Jusqu’à présent, j’ai fait allusion à l’interruption en tant que technique, emprunt du célèbre essai de Mauss (en conjonction avec Beuchat) au titre Les Techniques du corps (Mauss, 1934). Parce que l’érotisme ne se limite pas uniquement aux écrits dits sexuels de Bataille, je suggère que l’interruption textuelle présente une parodie de la technique intime du coitus interruptus. L’interruptus est un modèle uniquement humain du jeu entre tabou et transgression, dont la double logique, selon James Clifford (Clifford, 1981), revient au bon mot de Mauss que les tabous existent afin d’être transgressés ! La technique de l’interruptus démontre la double logique de la transgression dans son respect du tabou sur l’activité sexuelle non-reproductive tout en le violant. Dans l’interruption textuelle de Bataille, l’intensité érotique rencontre l’ironie intellectuelle et un effet de choc est livré par l’enfreinte des attentes. L’interruption se distingue d’un hiatus ou d’une césure, parce que les expériences avant et après sont d’une qualité différente. Il est imprévisible si le moment de suspension de la détente sera douloureux 2 Sur cette question des techniques, cf. l’avant-propos du Bleu du ciel (1957c, p. 381) : « Le souci de techniques différentes, qui remédient à la satiété des formes connues, occupe en effet les esprits ». Voir aussi Bruno (1963) et bien sûr plus loin Mauss (1934).

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ou mènera à une intensification du plaisir. Dans sa perversité suprême, la technique humaine universelle de l’interruptus provoque une conscience de l’angoisse à l’origine de la plupart des interdits ainsi que les transgressions qui leur octroient un sens.

Effervescence collective Cet aperçu rapide des sources de Homo interruptus explique pourquoi les travaux de Bataille, ainsi que ceux de ses ascendants dans l’École française de sociologie, n’ont pas trouvé faveur parmi les adhérents des CMS. La complexité de l’interruption à l’intérieur du cycle tabou/transgression que Foucault compare à une vrille « dont aucune effraction simple ne peut venir à bout » (Foucault, 1963, p. 755), fait contraste avec le slogan alléchant de la libération tendue par la théorie du mouvement sexualité et politique des années trente en Allemagne reprise par la génération de l’après-guerre. Dans sa discussion avec Friedmann, Bataille avait insisté sur le contraste entre le besoin de la révolte souveraine qui n’est jamais satisfait d’un seul coup, et l’activité dite révolutionnaire, qui finit par revenir à son point de départ. Effectivement, à la place de promesses révolutionnaires, Durkheim avait valorisé les moments d’effervescence collective en tant qu’interruption du statu quo aux effets souvent à long terme. À partir de son détour dans la culture australienne aborigène pour son chef-d’œuvre, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Durkheim avait loué la pertinence de l’opposition entre le sacré et le profane pour la culture moderne. Dans ce sens, il avait renoué avec une tradition française critique encore plus reculée – et souvent refoulée – provenant des voyages de découverte du XVIe siècle où des comparaisons entre le Nouveau et l’Ancien Monde ont souvent tranché en faveur des mœurs indigènes. Simplifié et rejeté comme culte du bon sauvage, ce discours critique passant de Montaigne à Rousseau, est néanmoins reconnu comme contribution essentielle à la pensée révolutionnaire du Siècle des lumières. Adoptée par Claude Lévi-Strauss sous le nom de la pensée anthropologisante, la capacité d’aborder sa propre société et culture à l’aune des autres, est un des apports de « l’Essai sur le don » de Mauss (1925, p. 266-273) repris par Bataille et reconnu par la suite dans des études plus récentes, y compris celle de Graeber et Wengrow discutée ci-dessous (Todorov, 1989 ; Détienne, 2000). Mes propres travaux proposent la notion d’un détour ethnographique afin de communiquer le rôle de la sociologie en tant que psychanalyse du social, telle que l’a décrite Pierre Bourdieu (Richman, 2002).

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Pour Durkheim, la transgression sacrée des normes sociales conduisait à l’effervescence collective, un niveau sui generis d’intensité autrement inaccessible à l’individu isolé. Les témoignages de 1789 décrivent comment les effusions ont transformé un bourgeois anodin en révolutionnaire, ou poussaient des aristocrates à sacrifier leurs privilèges dans un élan collectif. Mais dans les années trente, la direction d’ensemble des énergies instables semblait réaliser surtout les prédictions politiques conservatrices de la psychologie de la foule de Gustave Le Bon (1895) ou le pessimisme de Freud dans Psychologie des foules et analyse du moi (1921). Quoique Durkheim lui-même ait reconnu qu’un révolutionnaire pouvait se muer en boucher/assassin, comme pendant la Terreur, le surgissement des rallyes fascistes a nui à la crédibilité de la sociologie. Socialiste comme son oncle, Mauss a dû convenir en 1938, que « (…) tout ceci est une véritable tragédie pour nous, aussi, une vérification trop puissante des choses par le mal plutôt que par le bien » (Mauss, 1938, p. 34). Ces dérives historiques n’entament guère l’enthousiasme récemment exprimé pour les bienfaits de l’effervescence collective par Adam Grant, professeur de la psychologie des organisations au Wharton Business School, University of Pennsylvannia. Paru dans le New York Times, dont le titre dit tout, « La joie qui nous manque », le commentaire de Grant proclame sa dette envers Durkheim, « le sociologue inventeur » qui nous a légué cette notion d’effervescence collective (Grant, 2021, p. 3). Grant loue les moments de joie de vivre réalisés dans des situations aussi diverses que « la synchronie que l’on sent dans un rythme partagé avec un étranger en dansant, entre cousins lors d’une cérémonie religieuse, avec les compagnons sur un terrain de foot, en courant ou pendant une séance de yoga, et même lors d’une rencontre dans un café » (ibid.). Selon les chercheurs, avant Covid de tels moments avaient lieu au moins une fois par semaine pour les troisquarts des personnes et pour près d’un tiers, au moins une fois par jour. Il va sans dire que pendant la pandémie, l’effervescence était quasiment absente. Pour les besoins de notre sujet, il est intéressant de noter que Grant fait allusion à des moments de travail collectif, « le brainstorming » comme il dit, au beau milieu de ses autres exemples, sans en discuter plus longuement. Car il s’agit pour lui d’un plaidoyer pour une amélioration générale de l’état psychologique de tous. Effectivement, parmi ses conclusions générales, deux sont à noter : – Premièrement, que la base des émotions est sociale. Contrairement à la croyance répandue chez la plupart des personnes que les émotions existent surtout ou même exclusivement dans leurs têtes, la

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réalité est qu’elles sont tissées par nos interactions. Et pour renforcer cette notion antithétique à la doxa, Grant souligne, « L’apogée du bonheur se rencontre dans une activité collective » (ibid.). – Deuxième constat : que les émotions sont contagieuses, qu’elles se répandent de la même façon qu’une maladie, ce que Durkheim avait très bien compris. Mais comme le signale Grant, les études plus récentes indiquent que pour la plupart, les gens restent inconscients de ce qui leur arrive, avec des conséquences regrettables, puisque « Les psychologues prétendent que la poursuite du bonheur de façon isolée risque d’intensifier le sentiment de solitude » (ibid.). Que les émotions aient une origine sociale ne soulève aucun doute chez Durkheim, Mauss et leurs acolytes dans le Collège de sociologie. En fait, Durkheim allait plus loin, puisqu’il attribuait aux réunions effervescentes les sources de nouvelles idées et quasiment tous les phénomènes et institutions sociales, exception faite – et elle est critique – pour l’économie. Il reviendra à Mauss (1925) de montrer l’imbrication de l’économie dans la vie sociale sous forme d’échanges-dons.3 Ce qui nous importe maintenant, est de repenser la signification de telles déclarations de la part d’un chercheur éminent dans une des plus prestigieuses Business Schools des États-Unis, où il va sans dire que le règne de Homo œconomicus est rarement mis en question. Il est donc pertinent de souligner que sa conclusion tout à fait conséquente avec l’importance accordée aux bases sociales et collectives du bonheur, suggère qu’il faudrait réviser notre document fondateur – La Déclaration de l’Indépendance – en une proclamation de l’Interdépendance. Malgré cette conclusion incontestable, voici quelques observations qui mériteraient un approfondissement. D’abord, l’effervescence collective est présentée comme source de bonheur individuel, tout en reconnaissant la dépendance vis-à-vis des autres pour sa réalisation. Par contre, Durkheim était motivé par l’importance des effusions d’effervescence comme base de la solidarité sociale, car c’est la prise de conscience de son appartenance sociale, le sentiment d’être double, et même d’être transformé en un autre, qui marque le plus ceux qui y participent. Les moments d’exaltation sont critiques dans la mesure où ils contrecarrent les présupposés de l’individualisme qui se ressent dans la représentation spontanée, non-réfléchie, de la société exigeant des sacrifices pour le privilège d’y appartenir. 3 «  À ce point de vue, nous répondons déjà à la question que posait Durkheim à propos de l’origine religieuse de la notion de valeur économique. » (Mauss, 1925, p. 266 et note 7). Et plus loin : « Les clans, les âges et, généralement les sexes (…) sont dans un état de perpétuelle effervescence économique (…) » (ibid., p. 267).

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Avant tout, Durkheim souligne ce processus qui mène à la conscience des bases sociales non seulement des émotions, mais aussi du langage, des pensées, des opinions, etc. effectuant ainsi le genre de dé-naturalisation de l’état des choses qui est fondamentale pour la pensée critique reprise par les CMS (Alvesson et al., 2009, p. 9-10). Ceci dit, le potentiel radical de Durkheim a été pour la plupart ignoré même en France, en grande partie parce que suite à sa mort, on a préféré en faire le porte-parole de l’idéologie de la Troisième République. D’où l’étonnement quand Bataille et les autres Collégiens se sont placés sous le signe d’une sociologie sacrée. Autre observation : puisque Grant se limite à seulement un exemple de l’effervescence au travail, il laisse ouverte la question de la transformation dramatique en train de s’effectuer en Amérique. La pandémie a effectivement rempli le rôle d’agent de l’interruption qui expose les travailleurs à un autre mode de vie, tel que nous l’avons perçu lors des alternances saisonnières. Dans ce sens, elle nous ramène au programme des CMS, comme l’a résumé A.G. Scherer, quand il a repris la citation suivante de Herbert Marcuse datant de 1964 à propos de l’unidimensionnalité : « Dans les sociétés du capitalisme avancé, les individus sont socialisés afin de devenir des consommateurs irréfléchis et des travailleurs soumis, incapables d’imaginer des alternatives » (Scherer, 2009, c’est moi qui souligne, p. 35). Sous le règne de Margaret Thatcher, la gauche anglaise condamnait par l’acronyme TINA sa phrase préférée, « There is no alternative ». C’est précisément pourquoi David Graeber et David Wengrow, respectivement anthropologue et archéologue, auteurs d’un énorme travail très récent (2021), reprennent l’essai de Mauss et Beuchat sur la morphologie sociale pour repenser ce qui dans l’ordre des choses parait inévitable. À la tête de leurs cibles, se trouve le récit historique discrédité par les recherches depuis quelques décennies mais encore répandu par les écoles et leurs textes, qui prétend que les chasseurs-cueilleurs nomades du paléolithique évoluent vers la sédentarité de la société agricole, urbanisée et soumise à la bureaucratie étatique, non seulement parce qu’il représente le destin incontournable, mais aussi le plus désirable, de l’humanité dite civilisée4. Grâce à une documentation imposante, soutenue par de nouvelles techniques de datation, les auteurs montrent comment des groupes archaïques pré- ou semi-agricoles, dépourvus de l’écriture, parviennent à organiser la construction de grandioses monuments. Pour Graeber et Wengrow, l’essentiel est que ces réussites puissent s’effectuer avec ou sans une autorité centrale, ce que Bataille préconisait comme formation acéphale. Surtout, ils cherchent 4 Afin d’apprécier l’argument complet, voir surtout Scott (2017).

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à faire reconnaître la capacité intentionnelle de la part des indigènes de ne pas se soumettre au diktat d’un chef. Du moins non à temps complet, comme le montrent les alternances selon Lévi-Strauss dans un article sur les Nambikwara (1944)5. Par une coïncidence fortuite, pour la première fois depuis longtemps, les travailleurs américains sont en train d’exercer ce droit de réflexion, comme le montrent les chiffres étonnants de « La Grande Démission »6. Tout en reconnaissant la diversité dans les motivations, il est évident que de nouvelles organisations du travail par rapport à l’intimité de la vie privée sont en train d’être expérimentées. Pour résumer, Caillois disait qu’une société sans fêtes est une société morte. Durkheim projetait dans l’avenir des manifestations de l’effervescence collective afin que la société puisse se revivifier. Mauss insistait sur le fait que la variation à la base des saisons est arbitraire ; ce qui importe est la loi universelle que toute formation sociale nécessite un rythme de changements qui expose le groupe à d’autres possibilités7. Et pour Bataille, la technique de l’interruption réalise cette loi du bienêtre, qui plus que jamais est d’actualité.

5 Il s’agit d’un article de Claude Lévi-Strauss (1944) cité par Graeber et Wengrow, qu’ils prétendent avoir été oublié par la plupart des savants. 6 Voir « Great Resignation », Wikipedia, downloaded 1/28/22, https://en.wikipedia.org/wiki/GreatResignation. L’article note que la démission en masse de travailleurs depuis début 2021 a lieu surtout en Amérique. Le déclencheur a été le refus du gouvernement fédéral de munir les travailleurs de la protection nécessaire en réponse à la Covid-19. Le résultat immédiat a été une stagnation dans les revenus dans le contexte d’une hausse du coût de la vie. Également connu comme « L’Exode extraordinaire », la grande démission a entraîné un record de quatre millions d’employés au mois d’avril 2021. Les économistes parlent aussi d’un Striketober, quand plus d’un million d’employés se sont ou bien mis en grève ou projetaient de le faire. 7 La conclusion de l’étude sur la morphologie sociale insiste sur la qualité de la démonstration : bien au-delà de la description de l’alternance saisonnière, il s’agit d’une « expérience qui a la même netteté, la même précision que si elle avait lieu dans un laboratoire » démontrant l’influence de la formation sociale plutôt qu’un déterminisme saisonnier. Chez les sociétés Eskimo, « au moment précis où la forme du groupement change, on voit la religion, le droit, la morale se transformer du même coup » (Mauss, 1906, p. 475).

Chapitre 2. La contribution de Bataille à une anthropologie élargie du management et des sciences de gestion Jean-François Chanlat (Université Paris-Dauphine) À première vue, le travail foisonnant, voire sulfureux, de Georges Bataille peut apparaître aux antipodes d’une réflexion gestionnaire. Notre chapitre, cependant, va chercher à mettre en évidence sa contribution à une vision anthropologique élargie du management par sa défense de la pluridisciplinarité et son plaidoyer pour une économie générale du vivant.

La plurisdisciplinarité comme exigence en vue d’un élargissement de la vision gestionnaire Dans le domaine de la gestion, sous l’emprise de visions d’ingénieurs, d’économistes et de financiers, les conceptions que les gestionnaires se sont faites historiquement de l’être humain sont restées souvent trop marquées, par des schèmes de pensée mécaniques et économicistes, puisés au sein de ces univers. Même si cette lacune a été relevée régulièrement par de nombreux observateurs, et non des moindres, y compris par des gestionnaires, voire des ingénieurs, il reste que de nombreuses dimensions humaines restent encore totalement ignorées (Chanlat, 1990, 2022, 2023). Face aux graves problèmes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés, problèmes auxquels certaines pratiques managériales sont loin d’être étrangères, l’élargissement de la vision managériale devient

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désormais une nécessité vitale. À l’instar de Bataille en son temps, qui, par la création de la revue Critique, cherchait à décompartimenter la connaissance, cet élargissement passe à la fois par la réaffirmation des spécificités de l’espèce humaine, et par des emprunts plus larges au corpus existant des sciences de la vie. Un tel désir n’est d’ailleurs pas nouveau dans l’histoire des sciences humaines en général, et des sciences humaines de langue française, en particulier. Dans l’univers de la formation en gestion et des sciences des organisations stricto sensu, une telle unité du savoir a été également prônée, au cours des dernières décennies, par plusieurs auteurs dans plusieurs parties du monde et les deux institutions dans lesquelles nous avons personnellement fait carrière, l’École des HEC de Montréal et l’Université Paris-Dauphine, ne sont pas sans avoir joué historiquement un rôle dans ce projet, tant au niveau francophone qu’au-delà. La perspective anthropologique à laquelle nous invitons la communauté scientifique en sciences de gestion et des organisations, se veut « a-disciplinaire ». Nous en avons en effet développé l’idée pour la première fois en 1990 dans une publication qui allait devenir, selon certains analystes, un ouvrage de référence à ce sujet (Yousfi et Bouville, 2022). Notre anthropologie se veut double ; d’une part, elle se veut générale, en se fondant sur les connaissances fondamentales que nous avons de l’humanité ou, pour parler comme Marcel Mauss, sur « le total des sciences qui considèrent l’homme comme être vivant, conscient et sociable » (1924, p. 285), ou encore, comme Edgar Morin, sur « une science multidimensionnelle, (articulant en elle le biologique, le sociologique, l’économique, l’historique, le psychologique, qui révèlerait l’unité/diversité complexe de l’homme » (2015, p. 23). Comme le lecteur familier de Bataille peut le constater, cette perspective rejoint pleinement les intentions anthropologiques initiales de ce dernier ; d’autre part, elle se veut aussi singulière, en s’intéressant à chaque fois à un univers social organisé particulier (entreprises privées, publiques, coopératives, associations, universités, hôpitaux, etc.), et en privilégiant l’analyse des situations de gestion concrètes. À l’instar de Bataille, notre approche repose donc sur une ouverture disciplinaire et un retour de dimensions centrales souvent oubliées par le monde de la gestion. Si, au sein des sciences sociales, aucun chercheur ne peut couvrir simultanément tous les aspects de l’existence humaine, c’est pourquoi il existe des disciplines, il reste que cet esprit disciplinaire peut venir parfois occulter d’autres pans de la réalité sociale, et conduire à deux travers intellectuels, aujourd’hui bien connus : le réductionnisme et l’impérialisme disciplinaire, deux faces d’une même

La contribution de Bataille à une anthropologie élargie  n 119

médaille, réduisant d’autant tout effort d’une compréhension globale véritable. Selon le dictionnaire Larousse, le réductionnisme est « une tendance qui consiste à réduire les phénomènes complexes à leurs composants les plus simples et à considérer ces derniers comme plus fondamentaux que les phénomènes observés » ; on parlera alors volontiers, selon la discipline concernée, de biologisme, de psychologisme ou de sociologisme pour en illustrer les manifestations. Quant à l’impérialisme disciplinaire, il renvoie au fait qu’une discipline se considère supérieure aux autres pour saisir l’ensemble des questions touchant le social ; c’est un point de vue que nous pouvons retrouver, par exemple, sous la plume d’un économiste comme Gary Becker de l’École de Chicago, pour qui l’approche économique néoclassique est la seule posture digne de ce nom si l’on veut rendre compte de la plupart des faits sociaux (1977/1997). L’impérialisme repose ici sur une forme de réductionnisme totalisant. Face à ce double cul de sac, à l’instar de l’historien des sciences québécois, Camille Limoges, ce que nous réclamons, c’est « l’exigence de reprise réflexive des expériences humaines et de leurs résultantes dans leur multidimensionalité » (Limoges, 1996, p. 154). Si toutes les disciplines sont convoquées à participer à un tel projet, chacune doit être bien consciente qu’elle ne lève pourtant le voile que sur une partie de la réalité étudiée ; c’est la raison pour laquelle cette anthropologie ne peut être que « complémentariste » pour reprendre un qualificatif que nous empruntons ici à Georges Devereux (1972). Par complémentariste, Devereux entend que tout phénomène étudié a toujours plusieurs explications, et que c’est l’étude du phénomène concret qui permettra alors de savoir à quel moment, par souci d’économie en matière d’explication, on devra passer d’un cadre de référence ou d’un schéma conceptuel à un autre (biologique, psychologique, sociologique). Autrement dit, une telle posture « complémentariste » nous permet d’éviter ainsi toutes conclusions hâtives, tout en restituant, par une réflexion dialectique, la complexité des phénomènes observés. Enfin, notre perspective anthropologique cherche, à l’instar de Camille Limoges, à encourager le nomadisme, la levée des frontières et l’hybridation. Si l’histoire des sciences en général, et l’histoire des sciences humaines en particulier, est marquée par des pionniers qui, en posant de nouvelles questions, inventent des disciplines et tracent de nouveaux territoires scientifiques, elle est aussi animée par des francs-tireurs, des « indisciplinés » qui se promènent d’un champ à l’autre (Alter, 2000), apportant dans leur bagage de nouveaux regards,

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la gestion en étant un bel exemple (Déry, 2010). Ce sont souvent ces hybrides, comme le soulignent Mattei Dogan et Robert Pahre, qui sont à la base d’un grand nombre d’innovations dans les sciences sociales contemporaines (1991). Ce que le mathématicien, Bruno Mandelbrot, lui aussi, n’a pas hésité à rappeler : « La science irait à sa perte si (comme le sport) elle plaçait la compétition au dessus de tout et si elle clarifiait les règles de cette compétition en se confinant à l’intérieur de spécialités étroitement définies. Les rares savants qui ont choisi d’être nomades sont essentiels au bien-être intellectuel des disciplines établies » (souligné par nous) (cité par Michel Berry, 2009, p. 227). Décourager les pensées déviantes, nomades, hybrides, c’est donc se condamner à la reproduction de l’identique, et conduire à terme les systèmes sociaux à la stagnation, voire à la disparition. Mais, dans nos univers feutrés, combien de fois ne voyons-nous pas malheureusement l’orthodoxie et la fermeture intellectuelle, peu importe leur origine (idéologique, politique, religieuse), accomplir son œuvre de démolition ou de purification académique au nom de représentations instituées, et au détriment de ce que devrait être un débat intellectuel et scientifique digne de ce nom. Le médecin austro-hongrois Semmelweis, inventeur de l’asepsie, en a été une de ses victimes tragiques au XIXe siècle, tout comme à d’autres époques, des personnalités aussi marquantes que Freud, Darwin, Galilée, Averroès (Ibn Rusd), Socrate… Or, à chaque fois que des orthodoxies triomphent, on sait combien celles-ci réduisent d’autant le champ des possibles, transformant l’univers de la réflexion en un espace politique dont le seul objectif est de jouir du pouvoir au sein du champ scientifique, et où la pensée véritable disparaît au profit de ce qu’on associe souvent, de nos jours, à la pensée unique, voire à la non-pensée, et dont les sources peuvent être très variées (politiques, idéologiques, religieuses) (Chanlat, 2022). À l’heure actuelle, un tel processus peut s’observer, au sein des sciences de gestion à travers la montée du formatage et des standards qui sont mis en place au détriment là encore trop souvent de l’originalité, des contenus et de la pertinence sociale, et de ce que devraient être la réflexion et la recherche. Comme le souligne Roland Gori : « Le formatage disciplinaire, la fragmentation des savoirs et la rationalisation des règles s’ils ont permis des progrès incontestables dans la production des connaissances, ont : aussi fabriqué ces “intellectuels spécifiques”, ces experts qui tendent à remplacer les savants  ». Ce qui, selon lui : « pourrait bien se révéler une catastrophe à terme, lorsqu’on n’aura plus que des ouvriers spécialisés dans la chaîne de production des savoirs ». Il ajoute que, de nos jours : «  C’est bien souvent en fin de carrière que les universitaires peuvent se “lâcher”

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et faire des recherches “méta” qui transcendent le champ étroit de leur discipline, ajoutant  : c’est là où ils deviennent intéressants, où ils écrivent pour être lus, et pas seulement pour être… publiés ! Car c’est quand on est libéré “de la censure des experts inquisiteurs de l’évaluation débilitante”, que l’on écrit des essais, à partir de ce qu’il qualifie son hyper-disciplinarité et que l’on s’autorise à penser sans avoir à calculer ce que cela m’apportera ou apportera à mon Labo en bons points d’accréditation ! » (Gori, 2016, p. 26). Si l’on en croit Gori, on est donc aujourd’hui très loin des propos que tenait Bataille à propos de son ouvrage La Part maudite, suite à dix-huit ans de travail : « Un livre, écrivait-il, que personne n’attend, qui ne répond à aucune question formulée, que l’auteur n’aurait pas écrit s’il en avait suivi la leçon à la lettre, voilà la bizarrerie que je propose au lecteur » (Bataille, 1949a, p. 21). Cette tendance au formatage, observable aujourd’hui dans les sciences de gestion, est étroitement liée à la mise en place de nouveaux dispositifs d’évaluation de la recherche, sous l’influence de normes anglo-américaines, qui sont, elles-mêmes, inspirées par celles en vogue dans les sciences expérimentales, les indicateurs numériques prenant de plus en plus le pas sur les contenus, la pertinence et les autres dimensions du métier (enseignement, responsabilités administratives, rayonnement local, régional et national) introduisant ainsi la logique technique (Habermas, 1972) au cœur même de la recherche. Comme l’ont noté de nombreux analystes, ces tendances sont particulièrement délétères et appauvrissantes à la fois pour la recherche et les chercheurs, en privilégiant la plupart du temps des questions de méthode sur les contenus présents, et les thèmes à la mode, réduisant ainsi d’autant le spectre des thématiques et les formes possibles de rédaction. En outre, elle renvoie le modèle des singularités associés à la recherche, et défendu, il y a bien longtemps, par un Lucien Karpik, aux oubliettes de la science, au profit des canons de la « nouvelle bonne recherche » qui devient dans les faits un nouvel « académisme » sclérosant (Aggeri, 2016). Comme le souligne Franck Aggeri : « S’il y a tant de trous, comment expliquer que si peu d’idées nouvelles émergent comme s’en plaignent régulièrement les chercheurs confirmés ? Ils découvrent la réponse à ces questions plus tard dans leur carrière : le “gap spotting” est d’abord une figure de rhétorique et, à supposer qu’on en identifie, ce sont au mieux des trous de souris, invisibles pour la plupart d’entre nous ! » (Aggeri, 2016, p. 26). Dans un tel contexte, il est donc rafraîchissant de voir que certains collègues défendent toujours, en dépit des circonstances et de certains thuriféraires actuels de « l’article scientifique dans une revue

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anglo-américaine classée », l’idée d’emprunter d’autres voies. À l’instar d’un Georges Bataille à son époque, notamment à l’aide de revues souvent non conventionnelles, et d’ouvrages, un format éditorial encore reconnu malgré tout comme légitime par beaucoup d’entre nous, ces collègues s’attachent à maintenir une certaine tradition intellectuelle marquée par l’ouverture et l’exploration d’univers inconnus. Plus souvent unis en science par l’objet que l’on étudie, et par la question que l’on se pose, que par la discipline stricto sensu, on pourrait penser que cette ouverture des frontières et ce nomadisme des concepts qu’un certain nombre d’entre nous défendent, auraient dû s’imposer tout naturellement dans les champs scientifiques. Or, comme nous venons de le rappeler, c’est loin d’être toujours le cas, et ce en dépit de toutes les déclarations officielles de certains responsables venant vanter régulièrement les « vertus de la pluridisciplinarité, de l’innovation et de la créativité ». En lisant ou en relisant les travaux de Georges Bataille, on peut voir combien ceux-ci s’inscrivent dans cet esprit d’ouverture que nous défendons, et peuvent venir alimenter les réflexions des chercheurs en gestion, désireux d’emprunter des chemins de traverse. Cette volonté de pluridisciplinarité est étroitement liée par ailleurs à son projet anthropologique d’une économie générale du vivant, que nous allons aborder maintenant.

L’économie générale du vivant : une perspective anthropologique pour les gestionnaires Dans son désir d’édifier une économie générale du vivant, Georges Bataille a été influencé non seulement par Marcel Mauss, un des fondateurs de l’anthropologie moderne, mais aussi par un ami, Georges Ambrosino, un physicien nucléaire avec lequel il avait d’ailleurs envisagé un moment de cosigner son célèbre ouvrage : La Part maudite (Bataille, 1949a ; Mong-Hy, 2012). L’économie générale du vivant de Bataille se veut une vision globale de l’être humain. Pour ce faire, elle fait appel dans son cas à au moins quatre champs scientifiques liés les uns aux autres  : la thermodynamique (et sa notion clé d’énergie), l’écologie du savant russe Vernadsky, les théories de la complexité, les théories de l’information et de la communication ; c’est à partir de cet éclairage interdisciplinaire original que les notions de « dépense » et d’« excès » vont surgir (MongHy, 2012). Georges Bataille intègre ainsi dans la réflexion certaines

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avancées scientifiques de son époque, dont plusieurs vont connaître un grand développement par la suite, et serviront de fondements à la compréhension contemporaine du vivant. Au cours des années 1960-1970, l’économiste roumain, GeorgescuRoegen, pionnier de la bioéconomie, sera, par exemple, un des premiers à souligner en science économique la fécondité de cette rencontre entre thermodynamique et biologie : « la thermodynamique et la biologie sont, écrira-t-il, les flambeaux indispensables pour éclairer le processus économique (…) la thermodynamique parce qu’elle nous démontre que les ressources naturelles s’épuisent irrévocablement, la biologie parce qu’elle nous révèle la vraie nature du processus économique » (Georgescu-Roegen, 1978/2013, p. 338). Georges Bataille, influencé, tant par la thermodynamique que par les travaux de l’écologiste russe, Vernadsky, avait donc vu, lui aussi, le monde, de cette manière. Appliquée au processus économique, la thermodynamique enseigne en effet que ce dernier ne peut se répéter et s’accroître indéfiniment dans un monde où l’énergie et les matières premières sont limitées. Les rapports scientifiques actuels qui s’accumulent sur l’état de la planète, en illustrent une nouvelle fois l’acuité pour comprendre ce qui nous arrive. En sciences sociales, cette capacité à reconnaître ses limites a été particulièrement mise en évidence par Freud lorsqu’il aborde la question du désir de toute puissance, et les bienfaits de son deuil par chacun d’entre nous. Ce désir n’a-t-il pas été justement celui sur lequel s’est fondé, depuis plus de deux siècles, l’image d’un être humain occidental tout puissant et omniscient, qui l’a conduit à traiter la Nature et les autres de manière instrumentale. Si cette attitude a produit sans aucun doute parfois quelques fruits, elle n’en est pas moins, de nos jours, de plus en plus, interpellée, par l’écologie politique, notamment par la redécouverte des travaux pionniers de Georgescu-Roegen dans la foulée des mouvements de pensée autour de la décroissance, redonnant par là-même une grande actualité au propos tenu par un autre économiste hétérodoxe, Kenneth Boulding, au tournant des années 1960 (1973) : « Celui qui croit qu’une croissance infinie est possible dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste » (cité par Federau, 2018, p. 8). En réintégrant l’être humain dans la Nature, en montrant les fragilités de notre biotope, l’écologie politique contemporaine s’appuie en effet sur cette conscience de notre finitude, et en vient à questionner nos modes de production et de consommation. Les critiques portées au système économique et à ses principaux effets sociétaux et

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environnementaux (concentration des richesses, exploitation des pays en développement, productivisme effréné, épuisement des richesses naturelles et réchauffement de la planète) qui ne sont pas récentes, sont de plus en plus partagées par une majorité croissante de scientifiques et de citoyens ordinaires. Nombre d’entre nous prennent en effet conscience, peut-être encore trop lentement pour certains, de la finitude de notre biotope si nous n’agissons pas rapidement. Dans l’univers des organisations de langue française, il y a maintenant vingt-cinq ans, c’est à Eugène Enriquez, une des figures de la psychosociologie des organisations d’inspiration analytique, que l’on doit d’avoir souligné l’importance de cette éthique de la finitude au cœur des sociétés et des organisations modernes (Enriquez, 1997). En permettant une conciliation entre les valeurs d’autonomie, propres à l’expérience occidentale depuis les Grecs et la prise en compte des termes de la condition humaine, l’éthique de la finitude rend possible un ensemble d’actions pratiques dans le domaine des organisations, permettant de répondre aux défis contemporains de l’Anthropocène et donc aux dérives entraînées par une absence de prise en compte de cette « part maudite », dont nous parle Georges Bataille. Les actions que cette posture éthique implique, concernent de nombreux aspects de la vie économique et de la gestion des organisations. Elles passent en effet par une rédéfinition de l’entreprise, une véritable politique en matière de RSE et de développement durable, une révision des principes comptables, une implantation de pratiques responsables en matière de finance, de marketing, de logistique, une gestion enracinée dans l’expérience du quotidien, et une refonte des enseignements en gestion à la lumière de ces nouvelles exigences écosociopolitiques. En d’autres termes, elle passe par une complète rédéfinition de ce que devrait être la vie sociale à l’aune des énormes défis sociétaux auxquels nous faisons face, et donc, par un nouveau mode de développement, qui reste à créer.

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Conclusion À l’heure des redoutables défis sociétaux et environnementaux auxquels nous sommes confrontés, il semble donc essentiel de relire des auteurs comme Georges Bataille, non pas pour écrire un papier de plus, mais bien pour participer à une réflexion collective dont l’objectif est de mieux rendre compte de l’action humaine en vue d’améliorer le sort de l’humanité et de la planète. Par ailleurs, en revenant sur son travail, cela nous amène à mettre l’accent sur des aspects de la vie humaine, largement laissés pour compte, notamment sur ce qu’on fait de « l’énergie excédante », dont la présence est bien réelle, tant dans l’univers gestionnaire que dans nos sociétés contemporaines (De March, 2015). À l’heure des débats actuels autour d’une révision radicale de notre mode de développement, et du sens au travail, la réflexion de Bataille n’est pas sans alimenter ce projet d’anthropologie élargie auquel un certain nombre d’entre nous, travaillent. Prémices à l’avènement de nouveaux mondes à la fois plus humains, plus festifs, plus respectueux de la Nature, indispensables à notre survie, cette perspective dont on peut voir des traces significatives dans son œuvre, devrait nous aider à faire face à l’entropie qui nous guette, provoquée par nos propres actions, tout en contribuant à fonder enfin une authentique démocratie économique et à refonder un univers symbolique pertinent à cette fin.

Chapitre 3. Bataille et les paradigmes réaliste, interprétativiste et constructiviste Jean-Paul Dumond (IRG, Université Paris-Est Créteil)

Introduction Alors que la gestion, en tant que discipline académique, a pour objet une pratique, ses enseignants-chercheurs ont été confrontés à la nature des savoirs qu’ils transmettaient et qu’ils élargissaient : « savoirs pour la gestion ou sur la gestion (Colasse, 1996) ? », interrogeaient-ils. Cette ambiguïté les a menés à développer dans le dernier quart du XXe siècle une réflexion épistémologique visant autant à ordonner les travaux à l’intérieur de la discipline qu’à renforcer sa légitimité à l’extérieur dans les instances universitaires nationales. Il en est ressorti, notamment, une classification que l’on peut considérer comme standard qui définit trois paradigmes épistémologiques, dénommés réalistes, constructivistes et interprétativistes, se distinguant en premier lieu par le postulat qu’ils posent sur la nature de la réalité. Selon la classification standard, la réalité peut être considérée, soit comme existant en soi, indépendamment de l’esprit qui la décrit, à la manière d’un donné qui serait reçu par son observateur, soit comme construite par les humains qui la façonneraient en de multiples opérations successives. La classification standard a fait l’objet d’une critique limitée portant sur la porosité de ses frontières (Dumez, 2010 ; Kœnig, 2006) et une autre plus radicale mettant en cause la valeur épistémologique de l’opposition entre l’objectivité et la subjectivité pour lui accorder une seule valeur politique (Deetz, 1996).

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Cherchant à répondre à la question « que puis-je savoir ? » Bataille a eu une réflexion épistémologique qui aboutit paradoxalement au non-savoir. Il ne s’agit pas d’une position sceptique. Le non-savoir est le point où les mots rejoignent l’indicible. Bataille s’est également attaché tout au long de ses écrits à minimiser le rôle de la rationalité instrumentale, qu’elle conduise à la valorisation de l’utilité ou à l’une des figures centrales de la gestion, le projet. Que suggère, en conséquence, la réflexion épistémologique de Bataille à l’égard de celle engagée en gestion ? Dans un premier temps, il est proposé de repartir des élaborations épistémologiques en gestion. Il est ensuite rappelé les linéaments du regard bataillien sur la connaissance développé dans L’Expérience intérieure et il est souligné que cette expérience, à la fois une aventure et une méthode, ne saurait être située parmi les paradigmes épistémologiques identifiés en gestion. Il est, enfin, donnée une interprétation des limites de la classification standard des théories de la connaissance à partir de la position bataillienne.

La classification standard des théories de la connaissance et ses critiques En écho au développement académique de leur discipline, les spécialistes universitaires de la gestion ont développé à la fin du XXe siècle une féconde activité de classement des théories de la connaissance dans lesquelles leurs travaux pourraient et devraient s’insérer. Ce travail d’organisation n’avait pas seulement une ambition descriptive. Il visait également dans une perspective épistémologique à interroger les chercheurs et les apprentis chercheurs sur leur positionnement quant à la validité des propositions avancées et à critiquer leurs travaux afin d’assurer une certaine légitimité scientifique à la discipline. Les classifications des théories de la connaissance par les spécialistes de la gestion Une des premières classifications proposées en gestion fut celle de Burrell et Morgan (1979). Elle reposait sur le cadre traditionnel de l’opposition entre expliquer (avec un regard plutôt objectiviste) et comprendre (plutôt subjectiviste) usuellement utilisée en sociologie tout en y ajoutant les problématiques propres à l’action ou au management sous la forme de deux transformations possibles des organisations, radicale ou régulatoire. Le croisement de ces deux classifications, l’une

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classique, l’autre nouvelle, conduisit à suggérer une typologie des théories de la connaissance en quatre types (Burrell et Morgan, 1979). C’est, toutefois, quinze ans plus tard, à Guba et Lincoln (1994) qu’il revient d’avoir formulé la classification la plus parlante aux gestionnaires. Ils distinguent également quatre paradigmes : le positivisme reposant sur «  un réalisme naïf » (p. 109), le néo-positivisme, la théorie critique incluant les analyses historiques et le constructivisme. Cette formulation a donné lieu à la partition désormais classique entre théories de la connaissance dénommées réalistes (intégrant positivistes et néo-), interprétativistes (voisines des analyses historiques) et constructivistes. Cette trilogie (réalisme, interprétativisme, constructivisme) est devenue en gestion une référence centrale. Elle permet l’analyse des travaux de recherche qui y sont effectuées (Charreire et Huault, 2001). Elle structure les ouvrages didactiques en matière de Méthodes de recherche en management (Thiétart, 2014). Elle fait l’objet de débats vifs à l’intérieur de la discipline (Avenier, 2011 ; Avenier et Thomas, 2012 ; Dumez, 2010). Elle nourrit, enfin, de multiples variantes, soit pour éclairer des champs particuliers de la gestion (Brand, 2009), soit dans une perspective de consolidation théorique de l’épistémologie en sciences de gestion. L’interprétativisme, par exemple, a pu être exclu de la classification en raison de ses limites à éclairer les débats sur la formation de la connaissance et, donc, de son caractère « régional » (Avenier, 2011, p. 46). Quelles qu’en soient les formulations avoisinantes, la classification standard des théories de la connaissance est fondée sur un critère premier, dit ontologique, portant sur l’essence de la réalité, formulé par Guba et Lincoln par la question suivante : “what is the form and nature of reality ?” (1994, p. 108). Cette question est aussi au fondement de la classification de Burrell et Morgan (1979). De même, Avenier et Thomas placent en haut de leur classification les postulats ontologiques sur ce que serait le réel précisant ensuite les autres hypothèses, notamment, méthodologiques (Avenier et Thomas, 2012). Selon ces autrices, certaines théories postulent qu’ « il existe un réel en soi (Le réel) » (p. 27) – il est donné – tandis que dans la posture épistémologique adverse la réalité est socialement construite. Dans le cadre d’un ouvrage destiné aux chercheurs comme aux étudiants relatif aux méthodes de recherche en management (Thiétart, 2014), Allard-Poesi et Perret supposent à leur tour que le critère épistémologique fondateur serait la nature de la réalité au point que les diverses théories de la connaissance s’inscriraient dans un continuum entre le réalisme et le constructivisme (Allard-Poesi et Perret, 2014, p. 22). Les théories de la connaissance seraient donc fondées sur des postulats relatifs au caractère donné ou

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construit de la réalité mis en tension en gestion de manière radicale dès les années 1990 (Le Moigne, 1990). Ces postulats donneraient lieu à des paradigmes supposés à la suite de Thomas Kuhn incommensurables entre eux (Kuhn, 1970). Le succès de cette trilogie tient sans doute aux aspirations de la gestion en tant que discipline universitaire. Avide de légitimation, elle se tourne vers les activités scientifiques les mieux reconnues pour les copier et adopter, en conséquence, les canons des démarches expérimentales. Elle a aussi un lien direct avec la rationalité instrumentale qui est le modus cognoscendi de la gestion : l’opérationnalisation d’une implication moyens fins a besoin d’un savoir solide, vérifié, si possible réplicable entre des variables dont certaines seraient des causes et d’autres des effets, ce à quoi vise le positivisme. Mais, la rationalité instrumentale de la gestion s’inscrit également dans le champ social où elle prend la forme de projets et se concrétise par des transformations organisationnelles. D’où le tropisme vers la projectivité (Le Moigne, 1990) et le constructivisme. Cette inscription sociale conduit également à considérer que chaque opération est unique et que la gestion, plus proche de l’histoire que de la physique, peut également tirer parti de l’herméneutique des faits historiques et sociaux. La trilogie réalisme/ interprétativisme/constructivisme ordonné par un questionnement sur le rapport à la réalité se nourrit donc d’une pratique et d’un débat séculaire entre deux truismes : « je ne puis sortir de mon esprit pour fonder ce que je pense » justifiant le constructivisme et « si je construis mon monde, pourquoi ne le crée-je pas selon ma volonté ? » que peuvent objecter les réalistes considérant qu’une chose réelle (un fait social, par exemple) : « ne peut pas être modifiée par un simple décret de la volonté » (Durkheim, 1997, p. 29). Bien qu’ayant fait l’objet de nombreuses tentatives de résolution dans l’histoire de la philosophie, ce débat est aisé à saisir et il est toujours susceptible d’être repris. La classification standard a fait, néanmoins, l’objet de plusieurs critiques, dont l’une peut être qualifiée de limitée et l’autre de radicale. Les critiques de la classification standard La critique, dite limitée, considère que la tension entre les termes de la classification standard est exagérément accentuée lorsqu’elle est évoquée sous la forme de guerre des paradigmes. Leurs frontières sont floues et certaines problématiques leur sont communes, comme cela fut établi à propos de la typologie de Burell et Morgan (Gioia et Pitre, 1990). Concernant la classification qui nous préoccupe, bien des

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positivistes tendraient malgré eux, selon Kœnig, vers une sorte de réalisme critique et les anti-positivistes ne parviendraient pas à se passer d’une manière ou d’une autre d’un recours à la réalité, si bien qu’ « au plan épistémologique la revendication, largement politique, d’une incommensurabilité des paradigmes » (Kœnig, 2006, p. 17) doit être récusée. Dumez prône pareillement « un certain syncrétisme » (Dumez, 2010, p. 12) entre le positivisme, l’interprétativisme et le constructivisme pour valoriser in fine les questions méthodologiques et opératoires. La critique radicale a été portée, notamment, par Deetz (1996) qui souligne que la tension entre le primat du sujet et celui de l’objet, entre le subjectif et l’objectif présente un caractère politique (et non une pertinence épistémologique). L’objectivité répond au désir “to dominate others and nature” (Deetz, 1996, p. 194). Il propose, en conséquence, une autre typologie fondée sur les pratiques sociales de la recherche. La classification standard nourrit donc un mouvement critique à son égard que la réflexion bataillienne peut approfondir. Bataille, en effet, a eu une réflexion épistémologique originale en lien étroit avec les développements précédents. Rejetant la différenciation entre le sujet et l’objet que réfutent également certains constructivistes (Le Moigne, 1990) et Deetz, Bataille s’oppose à toute forme de projectivité dans L’Expérience intérieure, à rebours des constructivistes. Valorisant l’hétérologie, cet espace de « ce qui est par nature inaccessible au savoir » (Baudry, 1973, p. 132), Bataille s’est volontairement placé avant-guerre dans le champ du « hors-science » (ibid., p. 144), sous-entendue positive, tandis qu’en travaillant la notion d’énergie à partir des sciences physiques « tout un contexte d’émulation intellectuelle prépara Bataille à une reconversion épistémologique d’envergure en faveur de la science » (Mong-Hy, 2012, p. 15). Bataille brouille les cartes et se joue des classifications établies. Dans quelle mesure, sa réflexion épistémologique remanie-t-elle la position construite en la matière par les sciences de gestion et ne permettrait-elle pas de revisiter et d’affiner la critique déjà entreprise de la classification standard des théories de la connaissance ?

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Connaître selon Bataille Bataille n’a certainement pas été indifférent à la question fondatrice de l’épistémologie « que puis-je savoir ? ». Il y a répondu diversement dans ses écrits, mais de la manière la plus précise et la plus troublante dans L’Expérience intérieure avec un aboutissement paradoxal, le non-savoir qui semble être le point ultime où l’être sait alors que les mots le lâchent pour dire ce qu’il sait. Il convient de préciser cette approche de la connaissance afin de la situer ensuite au regard de la classification standard. L’expérience intérieure et le non-savoir Avec L’Expérience intérieure, Bataille se donne un intérêt particulier de recherche, le vécu et non le vivant, la vie telle qu’elle est ressentie et non celle de la physiologie, pour reprendre la partition des études sur la vie (Canguilhem, 2019, p. 712). Concernant cet intérêt, qui en terme de savoir s’apprécie à l’aune de la vérité subjective, la quête de connaissance rencontre deux obstacles dont la prise en considération peut fonder une démarche scientifique. Le premier est celui du langage. Quand le corps sait, les mots, eux, « disent difficilement ce qu’ils ont pour fin de nier » (Bataille, 1950, p. 356). Le corps sait l’angoisse abyssale et indescriptible de la mort, il sait le désir véhément et son appel, il sait l’annihilation de toute impulsion dans la dépression morale, mais les mots balbutient pour en rendre la densité. Le second obstacle est celui de la duplicité humaine. Dans les romans de Bataille, les personnages ne cessent de tricher. Les jumeaux de L’Abbé C. se jouent l’un de l’autre. Ma mère dans Divinus Deus mêle une complicité incestuelle à une étrange semi-fausseté et les personnages du Bleu du ciel sont hypocrites par lâcheté. Les mourants ne mentent pas en général, mais « le malheur est que la parole est donnée tout entière aux vivants : les mourants sont tenus au silence » (Bataille, 1950, p. 175). Ces deux obstacles qui freinent l’accès à la vérité subjective peuvent, néanmoins, être regardés en face et, d’une certaine façon, « travaillés ». La vérité de l’être se révèle, en effet, dans des mouvements extrêmes, ceux portés par la jouissance ou la mort, la chute, l’enfance « vagabonde » (Bataille, 1957b) ou la trahison : « l’être nous est donné dans un dépassement intolérable de l’être, non moins intolérable que la mort » (Bataille, 1956d, p. 11). Bataille précise en note de bas de page de Madame Edwarda : « l’excès est cela même par quoi l’être est d’abord, avant toutes choses, hors de toutes limites » (p. 13). De ce fait : « que signifie la vérité, en dehors de la représentation de

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l’excès (…) ? Si nous ne pensons ce qui excède la possibilité de penser ? » (p. 12). L’expérience intérieure est l’expérience assumée, parfois volontaire, parfois subie, menant à la vérité de l’être grâce à des instants extrêmes où le mensonge disparait en même temps que les mots. Ces instants peuvent être rêvés : « chaque chute, en ce monde du mauvais rêve, à elle seule, est l’entière expérience de la mort (mais sans la clarté décisive de l’éveil) » (Bataille, 1962, p. 183). Le rêve n’offre donc pas la lucidité que la soif de connaissance demande et que l’expérience intérieure peut procurer sous la forme d’un « comme si », si vrai que l’on y croit tout en pouvant s’abandonner à la chute. Elle est une expérience de laboratoire intime1 : « Oubli de tout. Profonde descente dans la nuit de l’existence. Supplication infinie de l’ignorance, se noyer d’angoisse. Se glisser au-dessus de l’abîme et dans l’obscurité achevée, en éprouver l’horreur. Trembler, désespérer, dans le froid de la solitude, dans le silence éternel de l’homme » (Bataille, 1943, p. 49). Voilà le programme pour qui a le courage de vouloir savoir. Au terme de cette démarche expériencielle, il y a paradoxalement un non-savoir, point ultime où se rejette toute affirmation pour laisser béants les gouffres amers. Éviter toute saturation, tout sens même qui viendrait voiler la violence de l’effacement de l’être au moment de sa manifestation la plus brûlante (Derrida, 1967). Le non-savoir, toutefois, n’est pas qu’une négation. Il est comme un trou noir, si dense qu’il en devient invisible ou inexprimable. Le non-savoir est un ressenti exalté, lueur obscure de l’être rougeoyant, « dans la fureur et la grandeur embarrassée de l’agonie » (Bataille, 1955a, p. 65). Les concepts de Bataille ne sont pas des ensembles de caractéristiques, des prédicats ou des fonctions, froids comme des chimères abstraites. Ils sont des cris selon la belle image de Thadée Klossowski qui font jaillir la vitalité chaude et bouillonnante au milieu de la pensée. Pour être crus, à la fois vifs et entendus, ils doivent être gratuits. La connaissance, pour Bataille, est une dépense (Lerman, 2015) insensée. Elle est une lettre d’or couleur de sang jetée au firmament. Bataille répond à la question « que puis-je savoir ? » par la ruse du non-savoir. Ce faisant, il définit un esprit de recherche. Chercher, c’est refuser les propos faciles, mécaniques, convenus, sartriens – « une sorte de cafouillage traditionnel » (Bataille, 1956d, p. 492) – et ne 1 Jacques Derrida (1967, p. 400) considère, a contrario, que l’expérience intérieure n’est ni une expérience, ni intérieure, car le sujet se fond dans le tourment, exposé aux fers qui l’abîment. Toutefois, les simulacres de sacrifice comme les scènes de chute, d’évanouissement, de mort, de jeux érotiques qui ponctuent les romans de Bataille sont autant d’épreuves qui restent des « comme si ».

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pas se contenter de ceux qui sont, au mieux, utilitaires. Chercher, c’est tenter d’exprimer à la limite du dicible l’être dans sa vitalité et ses combats, le plus crûment possible dans la gêne, le rire ou le jeu. Si Bataille ne distingue pas la connaissance de l’opinion, on peut considérer qu’il oppose la pensée vive qui rend compte du chaos de la vie et la pensée morte des savoirs institués à la manière dont fut distingué le travail vivant du travail mort. La gestion est loin de méconnaître le vécu en tant qu’intérêt de recherche. Il est central dans de nombreux travaux en marketing ou en gestion des ressources humaines (au travers du climat social, par exemple) et son importance ressort, entre autres, sous le terme d’émotion, dans les champs du management, de la conduite de projet ou de la stratégie. Comment, en conséquence, la théorie de la connaissance développée par Bataille s’inscrit-elle parmi les approches dites réalistes, constructivistes et interprétativistes, la gestion et Bataille ayant au moins un intérêt en commun, celui du vécu du sujet ? La démarche de connaissance de Bataille et la classification standard Il convient de souligner que Bataille ne se situe lui-même dans aucune des catégories de la classification standard. Il les ignore. Certains auteurs le voient plutôt critiquer les approches positivistes et se rapprocher des interprétativistes dont Bataille aurait anticipé les « méthodes de connaissance basées sur l’empathie avec les acteurs dans l’étude des faits sociaux étudiés, sur l’intuition des situations et sur la compréhension plus que sur la justification » (De March, 2013, p. 65). Dans la fraîcheur des grottes de Lascaux, il se fait, en effet, herméneuticien cherchant méthodologiquement à « recomposer le tout à l’aide de fragments » (Bataille, 1955a, p. 40). Dans la plupart de ses écrits, toutefois, Bataille ne vise pas à comprendre les mouvements de la vie, mais seulement à les mettre en mots, car prétendre les comprendre serait déjà les affadir et en perdre la force et la démesure. Le vent de la vérité est « un messager sans message » (Tibloux, 2002, p. 89). Ses romans confinent à l’absurde. Ils évoquent un bouillonnement sans aucun dessein, même a posteriori. Quand l’herméneutique aboutit à une narration avec une intrigue (Ricœur, 1983), ses récits conduisent à une succession d’événements aussi inintelligibles que le non-savoir. Bataille peut donc recourir à des procédés de l’herméneutique tout en rejetant sa visée générale, interprétative. En outre, Bataille n’a pas répugné à vouloir établir des lois sur l’énergie du vivant en lien, par exemple, avec la thermodynamique (Mong-Hy, 2012). Il suggère même dans Le labyrinthe une pyramide des objets de la nature et de la culture hiérarchisée

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selon un principe de complexification croissante dont Comte n’aurait pas renié le principe (ibid., p. 69). Il joue donc à saute-moutons avec les différents paradigmes épistémologiques. Plus troublant encore, un même ouvrage et une même perspective donnent lieu à des interprétations différentes de sa posture épistémologique. À certains égards, dans L’Expérience intérieure, il est, en effet, pleinement réaliste. Comme James, positiviste affirmé, qui dans Les formes multiples de l’expérience religieuse catégorise les sentiments religieux comme des faits bruts (James, 1902), Bataille identifie des faits bruts dont le caractère donné et réel ne fait aucun doute : la jouissance ou la douleur, par exemple. La vérité, selon Bataille, est à trouver dans ce réel et sa violence, dans sa force contraignante, dans le vent et non dans une évocation du vent. Et pour analyser ce réel et élaborer cette vérité, Bataille opère en parfait réaliste : il recourt à un dispositif grossissant, l’expérience intérieure, qui à la façon d’un instrument technique comme le télescope amplifie la réalité pour mieux la décrire. Ses romans sont ainsi des mises en préparation et des mises en scène d’un excès qui n’est qu’une exagération du banal comme les pathologies offertes à l’observation permettent de mettre en évidence des processus insondables car existant normalement à bas bruit. Parallèlement, dans L’Expérience intérieure, Bataille affirme aussi la nécessité de la fusion du sujet et de l’objet à rebours des canons du positivisme comme de ceux de l’esprit scientifique pour lequel : « il faut donc accepter une véritable rupture entre la connaissance sensible et la connaissance scientifique » (Bachelard, 1938, p. 239). En outre, dans L’Expérience intérieure la connaissance n’est pas validée par une loi vérifiable ou par une interprétation plus robuste que ses concurrentes. Le non-savoir est à cet égard explicite. Elle l’est par une transformation dans le champ de l’action, c’est-à-dire par un changement de l’état du sujet qui gagne en souveraineté, qui par le chemin entrepris devient l’auteur de lui-même sans asservissement à une quelconque autorité autre que sa propre expérience. La connaissance devient un processus transformatif dans une construction toujours en devenir. On ne fait pas plus constructiviste. Bataille est, donc, tour à tour réaliste, constructiviste et herméneuticien selon les nécessités imposées par l’effort de savoir. Cet opportunisme a de bonnes raisons, le désir de connaître, et il a une conséquence, la mise en cause de la classification standard.

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Une double critique La classification standard présente une double faiblesse, le primat accordé à la question dite ontologique et le fait même d’être une classification. La critique du questionnement ontologique La classification standard apparaît, en effet, devoir être mise en cause, en premier lieu, par le fait que les différentes théories de la connaissance font nécessairement appel à un réel, certes différent d’une théorie à l’autre, mais dont la fonction, l’importance et la nature sont similaires, rendant factice le critère ontologique. Dans les travaux des chercheurs en gestion, il n’y pas une théorie de la connaissance, en effet, qui supposerait que toutes les propositions énonciatrices d’une connaissance soient équivalentes en valeur. Il est toujours postulé, au contraire, que les interprétations ne se valent pas entre elles (sinon, elles se disqualifieraient comme théories de la connaissance). Même dans le cadre de son relativisme culturel et de son anarchisme méthodologique Feyerabend défend que les propositions en concurrence peuvent être comparées par une argumentation qui « tout comme le rite, l’art ou le langage est universelle  » (Feyerabend, 1987, p. 105). En ce sens, ajoute-t-il, « le relativisme ne signifie pas l’arbitraire » (p. 104). Toutes les propositions ne se valant pas entre elles, il faut pour les départager des jugements, disons scientifiques par différenciation avec les jugements moraux ou esthétiques. Ces jugements requièrent des critères qui permettent de qualifier ou disqualifier les énoncés en quête de validation. Sans être universels, ces critères n’en sont pas moins implacables. Pour Le Moigne, par exemple, le critère de validation est « l’adéquation des modèles de notre expérience du monde avec cette expérience » (Le Moigne, 1990, p. 106). De manière sans doute plus disruptive, von Glasersfeld adopte pour critère de jugement la capacité d’un énoncé à faire évoluer une situation particulière. Dans un tel cas, l’énoncé est qualifié par sa convenance à la situation étudiée (von Glasersfeld, 1981). Du côté des herméneuticiens, les interprétations sont départagées par des critères, tels que : « la distance temporelle (Garett), l’autorité de la tradition (Habermas), la cohérence (Betti), la chose même (Schmidt) » (Marchildon, 1997, p. 142). Le critère de validation de Comte est le caractère invariable des relations « de succession et de similitude » (Comte, 1842, p. 58) entre les phénomènes observés. Il n’y a donc pas de théories de la connaissance sans critères de jugement des énoncés prétendant au statut de connaissance.

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Quels qu’ils soient, ces critères de jugement doivent pouvoir donner lieu à une objectification de ce sur quoi ils portent afin de départager les propositions en compétition et mettre en accord leurs défenseurs. Dans le cadre des jugements relatifs à la connaissance, l’objectification semble toujours porter sur une transformation constatable. Cette transformation peut concerner l’émergence d’un signe qu’il est possible de faire apparaître ou disparaître (il s’agit alors d’une transformation de la perception : un signal sur un instrument ou un symptôme que l’on peut constater), des fragments incompréhensibles qu’une interprétation rend intelligible (transformation de la signification), les composantes d’un problème que la connaissance permet de dénouer (transformation pratique). Sans ces transformations objectivables, le départage des propositions de connaissance ne pourrait s’effectuer, car rien ne s’imposerait à leurs défenseurs pour qu’ils dépassent leur dispute et créent un accord. Appelons ces transformations objectifiées le réel, puisqu’elles remplissent la même fonction que la réalité dans les théories dites réalistes. Toutes les théories de la connaissance (dont l’approche de Bataille qui gravite autour d’un vécu obscur et de son émergence) adoptent, de ce fait, un réel que l’on peut définir comme l’ensemble des caractéristiques d’une situation dont l’évolution peut être constatée au cours d’une procédure de jugement scientifique. Point majeur, pour toutes les théories de la connaissance mobilisées en gestion, la fonction, l’importance et la nature du réel restent toujours les mêmes. Il a pour fonction d’arbitrer entre les propositions candidates à la vérité, la non-fausseté, la validité ou la pertinence. En ce sens, il est décisif et il porte sur une transformation qui peut être constatée. Certes, certains auteurs ont la lucidité de décrire les constructions qu’ils opèrent (la fabrication de la question de recherche, des concepts qu’ils utilisent, des dispositifs d’analyse notamment), tandis que d’autres soulignent le donné qu’ils mettent en évidence l’évolution constatable. Mais, tous construisent un donné ou un réel qui, in fine, est pleinement donné. Ce qui diffère fortement d’une théorie de la connaissance à l’autre n’est pas l’importance postulée du donné et du construit, mais le réel adopté pour départager les énoncés. De ce fait, la tension entre le réalisme et le constructivisme apparaît finalement assez lâche interrogeant la pérennité indéniable de cette opposition. Une hypothèse à sa réception large est qu’elle présente une valeur dans le champ de l’action. Comme le suggère Deetz (1996), les réalistes entendent créer des lois qui, en tant que telles, méritent de s’imposer à l’humanité. Ils créent un cadre social (« ordre et progrès ») sous couvert de la science. C’est ce qu’Habermas appelle le scientisme dont la caractéristique première serait d’être réfractaire à son

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auto-critique (Habermas, 1976). Pour cause, pourrait-on dire, puisqu’il s’agit d’un projet de mise en ordre d’une société (Comte, 1844). En revanche, les constructivistes ouvrent des espaces de liberté. « Tu peux créer un monde nouveau, puisque le monde relève d’une construction humaine  » disent-ils en substance. L’opposition réalisme/constructivisme n’aurait donc pas pour fondement un questionnement ontologique, mais une raison d’être praxéologique. À cette première critique de la classification standard qui invalide le critère ontologique, s’en ajoute une seconde, plus radicale puisqu’elle porte sur la pertinence même de construire une classification. L’activité classificatoire, obstacle dirimant au non-savoir Si Bataille se joue de la distinction entre le réalisme et le constructivisme, ce n’est pas par ignorance. Il connaissait la querelle des universaux, comme, évidemment, le débat cartésien fondateur des Méditations métaphysiques ou La critique de la raison pure. Il se moque des classifications des théories de la connaissance en rationalistes et empiristes, en positivistes et herméneuticiens, car, selon lui, toute classification tend à être un leurre, une obstruction au savoir comme au non-savoir. Pire que les mots qui disent difficilement ce qu’ils ont pour fonction de nier, une classification est une grille qui cache ce qu’il convient de regarder, c’est-à-dire le vif du sujet, d’une société ou d’un phénomène. Pour saisir ce qui existe et ses soubresauts, il faut que le chercheur se laisse saisir, emporter, gagner par ce qu’il étudie. C’est cela le sens de la fin de la dissociation entre le sujet et l’objet. Il ne s’agit pas exactement d’un sentiment d’empathie qui conserverait le statut du sujet séparé de celui qu’il observe. Selon Bataille, le sujet doit faire corps avec son objet. Une grille, classification ou typologie, place, trop souvent, un intercalaire devant le phénomène étudié entravant sa découverte. Sans en faire une règle inconditionnelle, mieux vaut éviter ce genre d’artefact. La critique de l’activité classificatoire ne conduit pas, pour autant, au refus des nomenclatures qui peuvent être utiles pour classer et ordonner des savoirs à des fins d’organisation de ces derniers et de maîtrise de leurs usages. Mais, la finalité dans ce dernier cas vise davantage un emploi de la connaissance que la connaissance elle-même. À titre d’illustration, il est probable que les classifications internationales des maladies n’aient aucune pertinence pour mieux connaître et soigner les maladies qui y sont répertoriées. En revanche, elles permettent de gérer l’activité médicale en catégorisant son objet. En outre, la méfiance à l’égard des classifications ne vaut pas discrédit des tensions

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dialectiques et des oppositions duales que l’analyse peut faire naître et qui permettent de préciser une notion. Le non-savoir ne prend sens que par différence avec le savoir formalisé et reconnu, la souveraineté est la critique de l’instrumentalité en tant que rapport aux choses ou aux humains. La dialectique est nécessaire, tandis que la classification met à plat ses variantes sans faire jouer la dynamique qui les travaille. La classification est rejetée quand elle offre la suffisance satisfaite d’un discours et d’un étiquetage devenus possibles au risque d’un oubli de la rencontre tumultueuse avec l’objet étudié. Pour Bataille, la fonction contre-productive d’une classification ne tient pas que pour des objets requérant le déploiement d’une certaine sensibilité. Il en va de même pour l’économie (et la gestion, sans doute) dont le savoir, selon les chercheurs en la matière, « demandait la froideur, le calcul, mais la connaissance acquise était celle d’une erreur impliquée dans la froideur inhérente à tout calcul » (Bataille, 1949a, p. 20). Au contraire, l’économie demande d’étudier un mouvement : « celui de l’énergie excédante, traduit dans l’effervescence de la vie » (p. 20). Elle suppose, non pas la neutralité et la distanciation du chercheur, mais de dépasser « la recherche glacée des sciences » (p. 20) pour promouvoir un engagement personnel : « l’ébullition que j’envisage, qui anime le globe, est aussi mon ébullition. Ainsi cet objet de ma recherche ne peut-il être distingué du sujet lui-même, mais je dois être plus précis : du sujet à son point d’ébullition » (p. 20). Entrer en fusion pour comprendre le monde est la difficulté méthodologique majeure rencontrée, « l’obstacle le plus intime, qui d’ailleurs donne le sens fondamental du livre » (p. 20), La Part maudite. Une classification est un pare-feu. Elle ne peut que conduire le chercheur à s’embourber dans les facilités d’une mise à distance de l’objet en l’écartant, en général, de la lumière noire de la découverte.

Conclusion Au regard des considérations batailliennes sur la constitution d’un savoir, la critique limitée de la classification standard des théories de la connaissance en gestion apparaît quelque peu timide. La classification standard ne pose pas qu’une question de frontières poreuses. Sa fondation est des plus fragiles car le réalisme, l’interprétativisme et le constructivisme requièrent également un critère de jugement ou un réel qui joue le même rôle dans les trois paradigmes. De ce fait, à la question centrale de la classification standard interrogeant : « quel est le statut de la réalité, donné ou construit, que je postule ? », il conviendrait

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sans doute de substituer le questionnement suivant, non sans lien avec la construction du savoir selon Bachelard : « quels sont les obstacles que ma volonté de connaître rencontre et quel réel, donné et construit, peut valider la proposition que j’entends soumettre à la critique ? ». Car tout est donné, tout est construit. Bataille n’a cessé d’adopter une démarche semblable. Commentant, par exemple, des travaux sur la religion préhistorique (Bataille, 1959b) il convient, selon lui, d’une part, de recueillir des pièces et d’établir des datations comme des faits, « indépendamment de toute considération intime » (p. 496), et, de l’autre, d’admettre que le sacré « n’est pas descriptible » (ibid.), qu’il suppose une appréhension expériencielle et corporelle et que : « c’est par une négation brutale, agressive, que je puis désigner une expérience qui par elle-même est une négation de la connaissance » (ibid.). Si l’on suit Bataille, sa position épistémologique semble valider la critique de Deetz sans promouvoir, toutefois, la solution qu’il adopte, la constitution d’une typologie de substitution. Il conviendrait, selon Bataille, d’éviter de construire une nouvelle grille d’analyse qui risquerait de donner l’illusion d’un savoir et d’entraver la saisie du vivant dans sa richesse, ses effets inattendus et ses circonvolutions. Bataille orienterait plutôt la réflexion épistémologique dans le sens de l’incitation à une attitude de recherche où la perdition du chercheur dans son objet, le regard ironique et le rire, l’effort extrême et la chute auraient leur place.

Chapitre 4. La pensée de Bataille peut-elle nous aider à nous libérer de la cage ? Andreu Solé (HEC) « Les hommes sont trop peu “soleil”. » Georges Bataille (1944, p. 292)

L’interrogation, à l’origine de l’étude présentée, a émergé lors de ma découverte de la critique de la science économique entreprise par Georges Bataille – critique qu’il expose, notamment, dans son livre La Part maudite publié en 1949. Quant à l’image de la cage, je l’emprunte à Max Weber (1904-1905, p. 225) qui l’emploie, au début du XXe siècle, dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme : « Nul ne sait encore qui, à l’avenir, habitera la cage ».

Nous sommes « une explosion d’énergie » Dans cette étude, je me réfère aux travaux de Bataille qui fondent la conception (originale, déconcertante) de l’homme, de la société et de l’économie qu’il a bâtie. S’appuyant sur des recherches en astrophysique, biologie, économie, philosophie, anthropologie, histoire, sociologie, il situe l’homme dans le cosmos, la biosphère, la nature ; il articule sciences humaines, sciences de la terre et sciences de la vie.

Reposant sur une analyse des relations entre le soleil, la terre, le vivant et l’homme, cette anthropologie met au cœur des débats la question de l’énergie. Quelle est la source de l’énergie du vivant sur notre planète ? Le soleil. S’il y a de la vie sur terre, si l’homme existe, c’est

La pensée de Bataille peut-elle nous aider à nous libérer  n 141

grâce à la lumière qu’il crée et diffuse. Notre étoile dépense, dilapide son rayonnement, son énergie – en pure perte, précise Bataille. Sa thèse fondamentale est que les hommes sont animés par une énergie toujours excédentaire, jamais épuisée par leurs activités productives : « Vous n’êtes, et vous devez le savoir, qu’une explosion d’énergie. Vous n’y changerez rien » (Bataille, 1946, p. 15) ; « toujours dans l’ensemble une société produit plus qu’il n’est nécessaire à sa subsistance, elle dispose d’un excédent » (Bataille, 1949a, p. 105). À l’image du soleil, les hommes se doivent de dépenser, de « consumer » leur excédent d’énergie. Cette dépense – que Bataille qualifie d’« improductive », de « libre » – , cette « consumation » des richesses, est illustrée par les jeux et fêtes orgiaques dans la Rome antique, les sacrifices pratiqués par les Aztèques, l’érection de somptueux monuments tels que les cathédrales gothiques. Ce mouvement de « consumation » n’obéit à aucune finalité.

L’homme, soutient Bataille, n’est pas un homo œconomicus, un être de travail ; c’est un être exubérant, sa nature est d’être un fêtard, de rire, chanter, danser, pleurer, crier, prendre plaisir à une sexualité perverse (dissociée de la procréation). L’essentiel chez l’homme est sa « part maudite » – sa part de feu et de folie qui gaspille, détruit les richesses. Pour exister et durer, toute société doit « consumer » son excédent d’énergie. Dans les sociétés « modernes », en témoignent les deux guerres mondiales, les hommes tuent et détruisent sur une échelle inconnue jusque-là. Le plan Marshall de 1947 est un exemple de « consumation » pacifique et solidaire : ce cadeau des États-Unis à l’Europe est une « dépense improductive ».

Survivre n’est pas vivre La conception de l’économie de Bataille est à relier à sa conception des vies humaines. Il distingue deux composantes de celles-ci :

– Les comportements et activités de nature économique (le travail salarié, la réduction des coûts, la recherche de profit) constituent l’« économie restreinte » selon Bataille – laquelle est l’objet d’étude de la science économique, qui se veut une approche rationnelle des activités grâce auxquelles les hommes s’alimentent, se désaltèrent, se vêtissent, s’abritent, se reproduisent. Donnant la priorité à la satisfaction des besoins humains élémentaires, à la croissance de la production, cette économie a pour objectif la subsistance,

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la conservation, la reproduction. Pour Bataille, « économie restreinte » signifie survivre. – Les comportements et activités, nécessaires à la « consumation » de l’excédent de l’énergie des hommes (faire la fête, rire, chanter, danser, rechercher le plaisir sexuel, crier, etc.), relèvent de l’« économie générale », une création de Bataille. Visant la croissance de la consommation, cette « économie solaire » est la manifestation de l’« homme entier » (libre, souverain). L’« économie générale » étudie notre désir de vivre, de dépenser et nous dépenser. La vie est un « mouvement passionné et tumultueux », une « folle exubérance », des excès, insiste Bataille. La distinction survivre/vivre n’est-elle pas un éclairage majeur des vies humaines ? Toute société est organisée par deux logiques économiques opposées. La science économique étudie les comportements et activités que Bataille qualifie d’« utiles » car permettant de faire du profit ; l’« économie générale » porte sur les activités et comportements « inutiles » puisque servant à « consumer » l’énergie excédentaire, à gaspiller les richesses créées. S’opposant à toutes les théories économiques existantes, cette conception de l’économie déboussole les économistes. Pour François Perroux, l’unique économiste ayant débattu avec lui, Bataille était « ailleurs » (De March, 2015, p. 122).

La « réalité économique » est une création humaine Toutefois, la conception de l’économie de Bataille présuppose, comme toutes les théories économiques, l’existence d’une « réalité économique », s’imposant aux hommes. Cette réalité (qui concerne l’« économie restreinte ») serait naturelle, inhérente à la nature de l’homme. Pourtant, des ethnologues, des historiens, des anthropologues – Jean Malaurie (1989), Philippe Descola (2006) – ne trouvent pas trace de cette réalité dans les sociétés qu’ils étudient. Beaucoup de chercheurs en sciences humaines font leur, la thèse de l’« encastrement » de Karl Polanyi (1983, 2011) : toute société serait fondée sur un système économique ; mais, jusqu’au XIXe siècle, cette « réalité économique » n’était ni visible, ni consciente car encastrée, imbriquée, dans les autres composantes de la société (mythes, religion, morale). Fondamentale, est la remarque de l’anthropologue Louis Dumont (1985, p. 33) : « Il devrait être évident qu’il n’y a rien qui ressemble à une économie dans la réalité extérieure, jusqu’au moment où nous

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construisons un tel objet ». Autrement dit, la « réalité économique » est une invention humaine. Des recherches d’économistes – celles, en particulier, de Joseph Schumpeter (1983) – autorisent l’hypothèse que le travail de création de cette réalité débute, en Europe, au sein de l’Église, durant la période XIe-XIIIe siècles, avec les réflexions de philosophes scolastiques, notamment, sur le « juste prix » et le « juste salaire » ; c’est dans le cadre de ces travaux que Thomas d’Aquin légitime le prêt à intérêt, expliquant qu’il est justifié par le risque encouru par le prêteur. De même que les divinités grecques ou Dieu, la « réalité économique » est une création de l’imagination humaine. Cette croyance en l’existence de la « réalité économique » est indissociable de celle que l’homme est un être économique – laquelle est, aussi, une invention humaine, comme le rappelle, notamment, Marcel Mauss (1925) : « Ce sont nos sociétés d’Occident qui ont (…) fait de l’homme un “animal économique” » (p. 271). En créant l’« économie générale », Bataille élargit et renforce l’idée d’économie – laquelle, faisant corps avec l’« économie restreinte », implique en particulier l’asservissement au travail, note-t-il ; par contre, de son point de vue, l’« économie générale » est le domaine de la liberté humaine. Il emploie donc le mot économie pour désigner deux idées antinomiques : asservissement et liberté. Qu’est-ce qui a poussé Bataille à forger les expressions « économie restreinte » et « économie générale » ? Il a copié la distinction – théorie de la relativité restreinte/ théorie de la relativité générale – d’Albert Einstein.

La révolution est-elle une question dépassée ? Quelle est notre cage ? Nette, est la réponse de Bataille (1948b, p. 391) : « nous sommes, que nous le voulions ou non, enfermés dans le monde capitaliste ». Radicale, est sa critique de la société capitaliste : elle est fondée sur l’« intérêt personnel » ; le capitalisme est « un mouvement de rapacité » ; c’est « La transformation laborieuse de la nature, en produit, en chose vendable » (Bataille, 1939-1945, p. 207) ; le travail salarié est un esclavage ; dans ce monde, nous vivons une existence « égoïste et vide » ; c’est un « monde hideux ». Son refus de ce monde, Bataille (1936b, p. 443) le résume en ces termes : « Un monde qui ne peut pas être aimé à en mourir – de la même façon qu’un homme aime une femme – représente seulement l’intérêt et l’obligation au travail ».

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Dans les années 1930, Bataille (1933c, p. 373) exprime, sans détours, son désir d’un changement de société – d’une révolution : « la Révolution est en fait (…) non simple utilité ou moyen, mais valeur liée à des états désintéressés d’excitation qui permettent de vivre, d’espérer et, au besoin, de mourir atrocement ». En 1936, en tant que membre de « Contre-Attaque » (Union de lutte des intellectuels révolutionnaires), il s’adresse « à tous ceux qui, par tous les moyens et sans réserves, sont résolus à abattre l’autorité capitaliste et ses institutions politiciennes » (Bataille, 1935a, p. 379). ll critique la société soviétique, fruit de la révolution de 1917, et constate que « Sans aucune exception, toute révolution jusqu’ici a été suivie d’une individualisation du pouvoir » (Bataille, 1935b, p. 390). Quel type de société, Bataille appelle-t-il de ses vœux ? « Je suis de ceux qui vouent les hommes à d’autres choses qu’à la production sans cesse accrue » (Bataille, 1939-1945, p. 263) ; « La seule société pleine de vie et de force, la seule société libre est la société bi ou polycéphale qui donne aux antagonismes fondamentaux de la vie une issue explosive constante mais limitée aux formes les plus riches » (Bataille, 1936c, p. 469). Dans l’histoire de l’Europe, la fin du XVIIIe, le XIXe et le premier tiers du XXe siècle furent marqués par la question de la révolution. Je rappelle quelques événements majeurs : la Révolution française (17891799) ; les écrits de Marx, Bakounine, Proudhon, Fourier ; les révolutions de 1830 et 1848 en France, la Commune de Paris en 1871 ; la révolution de 1917 en Russie ; le soulèvement spartakiste à Berlin en 1919 ; la prise de Barcelone par les anarchistes en juillet 1936. Puis, avec le reflux de la critique de la société existante, la question de la révolution fut de moins en moins à l’ordre du jour. Est-elle, définitivement, derrière nous ? « Regardez ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières, qui aujourd’hui, je le reconnais, sont tranquilles. (…) Ne voyezvous pas que, peu à peu, il se dit dans leur sein que tout ce qui se trouve au-dessus d’elles est incapable et indigne de les gouverner ; que la division des biens faite jusqu’à présent dans le monde est injuste ; que la propriété y repose sur des bases qui ne sont pas les bases équitables ? Et ne croyez-vous pas que, quand de telles opinions prennent racine, quand elles se répandent d’une manière presque générale, quand elles descendent profondément dans les masses, elles amènent tôt ou tard (…) les révolutions les plus redoutables ? Telle est, Messieurs, ma conviction profonde ; je crois que nous nous endormons à l’heure qu’il est sur un volcan ; j’en suis profondément convaincu. »1 1 www2.assemblee-nationale.fr (Alexis de Tocqueville, 27 janvier 1848).

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Cet avertissement, adressé par Alexis de Tocqueville à la chambre des députés, quelques semaines avant la révolution de 1848, est-il déplacé aujourd’hui ?

Quel est l’état de la société française ? Si la révolution n’est pas, actuellement, à l’ordre du jour, serait-ce parce que les populations des pays prétendument « modernes », « développés », « démocratiques », sont satisfaites de leur sort ? Considérons le cas de la France. De moins en moins de citoyens jugent démocratique le système politique existant : en 2005, le refus du gouvernement de respecter la victoire du « non » au référendum sur le projet de constitution de l’Union européenne (UE) fut un déni de démocratie qui choqua ; la « classe politique  » s’est discréditée (promesses non tenues, fraudes fiscales, corruptions, etc.) ; la forte abstention, à toutes les élections, remet en cause la légitimité des élus. Faible croissance et persistance d’un chômage élevé (masqué par les chiffres officiels) ; diminution du pouvoir d’achat de la plupart des salariés et retraités, régression de leurs conditions de vie ; forte augmentation de la pauvreté (qui touche près de 12 millions de personnes en 2022)2. Par contre, cupidité, sans limite, des propriétaires (actionnaires) et dirigeants des multinationales et des banques ; profits indécents durant la pandémie de Covid-19, puis lors de la soi disant « crise énergétique ». Toujours plus de précarité et d’insécurité pour le plus grand nombre ; en cause, la préférence des employeurs pour le CDD et la réduction, par les gouvernements, des droits et sécurités des salariés et chômeurs. Souvent, les suicides au travail d’ouvriers, d’employés, de cadres, sont liés à des pratiques de management brutales, perverses. L’augmentation des inégalités, constatée par les économistes (Piketty, 2019), devient insupportable pour beaucoup. Les décisions des gouvernements et de la justice apparaissent, de plus en plus, comme favorables à une caste de privilégiés (riches, politiciens, grands patrons) et dures envers les « petits » ; vif est le sentiment d’injustice, agressives se font les réactions contre le « deux poids, deux mesures ». La société française est toujours plus une « société des individus » (Elias, 1991), d’où une radicalisation de l’individualisme, de l’égoïsme et, finalement, un affaiblissement majeur des solidarités qui font une société. Révélé par la pandémie, l’état catastrophique des hôpitaux (soignants se couvrant de sacs poubelles pour se protéger, 2 Révélatrice est la suppression, en 2019, par le gouvernement, de l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale.

146  n  UNE CRITIQUE ANTHROPOLOGIQUE ET ÉPISTÉMOLOGIQUE

manque de masques, de personnel, de lits, de matériels), confirme que la préoccupation prioritaire des gouvernements est, non pas la santé des Français, mais la réduction de son coût (Solé, 2022b). Les scandales dans les maisons de retraite et les crèches, provoqués par la course au profit, se multiplient. Réchauffement climatique, pollutions de la terre et de l’eau, réduction de la biodiversité : alors que monte (surtout chez les jeunes) le souci de la nature, du vivant, les gouvernements ne prennent pas les décisions à la hauteur des enjeux : l’État français a été condamné deux fois pour manquements à ses engagements de lutte contre le dérèglement climatique3. Début 2023, le rejet massif du projet du gouvernement de reculer l’âge du départ à la retraite, à 64 ans, n’atteste-t-il pas la montée du refus de travailler toujours plus – et, finalement, de vivre pour travailler ? Les politiques gouvernementales actuelles appauvrissent, apeurent, asservissent, opposent et divisent, humilient. Les dirigeants du pays gouvernent, de plus en plus, par la peur (du terrorisme islamiste, de la pandémie, des immigrés, de l’augmentation de la dette publique, de tomber dans la pauvreté, d’une guerre mondiale4) – comme s’ils s’efforçaient d’éradiquer tout espoir de vivre mieux, tout désir de bonheur, cela afin de mieux asservir la population. Le président Macron oppose les Français « qui réussissent » à ceux « qui ne sont rien »5 ; les chômeurs sont opposés à ceux ayant un emploi, les actifs aux retraités, les immigrés aux Français, les jeunes aux vieux. S’ajoutent les humiliations infligées aux chômeurs, aux bénéficiaires du RSA, aux pauvres, aux handicapés – aux « riens », d’une manière générale. Dans nombre de pays européens, une partie significative de la population se sent humiliée par la remise en cause de la souveraineté de la nation, la limitation de la liberté du peuple, imputables à l’UE. En France, en Allemagne, en Italie, etc., la montée (extrêmement préoccupante) de l’extrême droite, de la violence et du racisme n’est-elle pas liée à ces faits ? Pour la plupart des Français, cette société n’est plus une société de progrès – ils ne croient plus que « demain on vivra mieux » ; déjà en 2008, 83 % des Français estimaient possible qu’ils deviennent SDF6. Par ailleurs, une enquête des sociologues Christian Baudelot et Michel Gollac (2003) révèle un effondrement de la relation bonheur/travail : 3 Décisions du Conseil d’État en novembre 2020 et du Tribunal administratif de Paris en octobre 2021. 4 Le 6 octobre 2022, le président américain Biden évoque, comme conséquence de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, le risque d’une « apocalypse nucléaire ». 5 Le 29 juin 2017, lors de son discours d’inauguration de La Station F (considérée comme le plus grand incubateur de start-up du monde), il a eu ces mots : « Une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ». 6 Sondage réalisé, fin 2006, par l’institut BVA pour l’Association Emmaüs-La Vie-L’Humanité. 

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seulement 27 % des Français jugent que « le travail est important pour être heureux »7. Cette société salariale peut-elle durer si les salariés lient de moins en moins travail et bonheur ? Quelle proportion de Français, aujourd’hui, aime cette société comme un homme aime une femme ? Très faible, sans doute. De plus en plus, elle est perçue comme profondément injuste, destructrice des vies humaines et de la nature (du vivant), irrationnelle (d’où le « besoin de sens »), « pourrie par l’argent », sans avenir. Sur la planète, bien que prédominent dans les populations, l’apathie, la résignation, le désespoir, des révoltes éclatent : le « printemps arabe », les contestations au Chili, au Liban, etc. ; en France, il y a eu les Gilets jaunes, puis à partir du début de 2023, la montée massive d’une rage en réaction à des gouvernants multipliant les « passages en force ». Le 3 octobre 2022, la première ministre anglaise retire sa décision de diminuer le taux d’imposition des plus riches, immédiatement après la chute du cours de la livre provoquée par les « marchés financiers » ; le jour suivant, Ben van Beurden, dirigeant de Shell, déclare que les gouvernements devraient taxer davantage les multinationales fournisseuses d’énergies – cela afin de protéger les pauvres. La crainte de fortes réactions sociales, voire la peur d’une révolution, seraient-elles en train de gagner les gouvernants ?

L’« Entreprisation du Monde » Nous vivons une remise en cause des fondements de notre type de société, telle est l’hypothèse que j’introduis dans ces débats. Mes explorations de l’histoire des sociétés humaines m’ont conduit à soutenir qu’une société tient sur une certaine conception de l’homme – autrement dit, que ses fondements sont anthropologiques. Une conception de l’homme est une conception de la nature de l’homme : pour certaines sociétés, l’homme est une création des divinités ou de Dieu ; selon la conception « moderne » de l’homme (la théorie de l’évolution), il s’agit d’un animal apparu par hasard. Ayant opté pour une approche large de cette notion, j’ajoute qu’une conception de l’homme est également une conception : du cosmos, de la nature, du temps, des relations humaines, du bonheur, de la mort, de la beauté, etc. Cette étude se concentre sur deux dimensions, mises en avant par mes travaux : la conception de la « réalité fondamentale » et celle de l’« organisation fondamentale » (Solé, 2008). Par exemple, la « réalité fondamentale », 7  Parmi ces 27 %, il y a surtout de jeunes ouvriers en CDD.

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qui caractérise la société médiévale européenne, c’est Dieu (il a créé tout ce qui existe ; il jugera les hommes à la fin des temps ; la « vraie félicité » se situe au Ciel, pas sur Terre) ; l’« organisation fondamentale » de cette société est l’Église. Ce monde étant organisé par et pour l’Église, je propose de l’appeler « Église-Monde ».

Quelle est la « réalité fondamentale », propre à notre société ? La « réalité économique », une invention des hommes donc. Quelle est son « organisation fondamentale » ? C’est, non pas le marché comme continuent de répéter en chœur les économistes, mais l’entreprise. En créant des produits et des services, les entreprises créent les marchés ; elles fixent les prix de ces marchandises ; en diffusant celles-ci, elles dictent, dans une large mesure, le mode de vie des sociétés « modernes ». Nous vivons, dans une économie non pas de marché, mais d’entreprises. Ce monde étant organisé par et pour les entreprises (les multinationales plus particulièrement), je propose de l’appeler « Entreprise-Monde » (Solé, 2008) – cette dénomination permettant de sortir de l’ambiguïté du mot capitalisme puisque, le plus souvent, il est utilisé pour désigner une économie de marché. « Réalité économique » et entreprise sont indissociables : la « réalité économique » suppose le profit, or la « machine » à faire du profit c’est l’entreprise ; une entreprise est une marchandise, c’est un bien privé qui peut être acheté et vendu. Une entreprise est une hiérarchie, souligne Ronald Coase (2005), lauréat du prix dit Nobel d’économie 1991 : le salarié n’est pas un homme libre au travail, le droit du travail le soumet à un devoir de subordination à l’égard de ses « supérieurs » (propriétaires, dirigeants, cadres). La plupart des chercheurs en sciences humaines semblent ne pas vouloir « voir » la tyrannie spécifique à l’entreprise, à notre type de société (Solé, 2022a).

Les travaux des historiens suggèrent l’hypothèse que l’« EntrepriseMonde » émerge, en Europe, au cours de la période XIe-XIIIe siècle, avec le remplacement du servage par le salariat. La « mondialisation » est l’« Entreprisation du Monde », c’est-à-dire la conquête de l’humanité par l’entreprise (Solé, 2008). Ce mouvement (économique, technique, politique, social), qui s’accompagne notamment de vagues de privatisations (autoroutes, eau, électricité, gaz, hôpitaux, etc.), soumet, de plus en plus, tous les pays ou presque, aux intérêts des propriétaires (actionnaires) et dirigeants des entreprises. De plus en plus d’hommes sur la planète sont, de fait, de plus en plus assujettis à l’entreprise. Dans ce monde, organisé au bénéfice surtout des entreprises, les intérêts privés de quelques-uns priment sur l’intérêt général, le bien privé sur le bien public, la mise en concurrence des hommes sur la solidarité – d’où

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le délabrement de la plupart des services publics (hôpitaux, justice, universités, etc.). Selon Bataille (1949a, p. 121), c’est Benjamin Franklin, au XVIIIe siècle, qui saisit le mieux la spécificité de cette société – à savoir qu’elle est organisée pour faire faire des petits à l’argent : « L’argent engendre l’argent, et les rejetons peuvent engendrer à leur tour et ainsi de suite ». Ce prodige est réalisé par l’entreprise en générant du profit à partir d’un capital, d’un investissement. Bataille lie capitalisme à entreprise ; lui, également, constate que nous vivons dans une économie d’entreprise. Certaines de ses remarques paraissent convergentes avec les idées d’ « Entreprise-Monde » et d’ « Entreprisation du Monde » : « l’Amérique du Nord fut le pays par excellence de la croissance industrielle (…). Rien n’arrêtait l’aveugle mouvement  : l’entreprise à l’infini dut capter, accumuler la force » (Bataille, 1939-1945, p. 211) ; « le capitalisme de nos jours est un ensemble d’entreprises » (Bataille, 1939-1945, p. 215) ; « un réseau vivant d’entreprises qui s’étendaient chaque jour un peu plus loin » (Bataille, 1939-1945, p. 207) ; « l’usine fut la mesure de l’homme » (Bataille, 1939-1945, p. 210).

Se libérer de l’idée d’économie et de l’entreprise L’« Entreprise-Monde » est céphale, c’est-à-dire organisé par la relation dirigeants/dirigés. Triple, est le système de pouvoir en place : il y a le niveau national, celui régional et celui mondial. Considérons le niveau national : qui dirige la France et les pays comparables ? Non pas un homme (le Président, le Premier ministre) ou quelques hommes (le gouvernement), mais une alliance de groupes liés par des préoccupations, des intérêts et une vision de la société : le gouvernement et ses conseillers ; la plupart des élus (députés, sénateurs, maires, etc.) ; la haute administration publique ; les propriétaires (actionnaires, investisseurs) et dirigeants des grandes entreprises et banques ; les riches ; les syndicats patronaux ; les directions de journaux et de télévisions, etc. Cet ensemble de groupes – que j’appelle « coalition dirigeante » – s’active, tout particulièrement, pour défendre les intérêts des propriétaires et dirigeants des entreprises, des multinationales prioritairement. Participent à ce système de pouvoir, également, les organisations régionales (l’UE, par exemple) et celles assurant la « gouvernance mondiale » (G7, G20, FMI, Banque Mondiale, OMC, etc.). À quoi, toutes ces organisations servent-elles ? À organiser, imposer et défendre l’ « Entreprise-Monde ». D’après la catégorisation des régimes politiques (dues aux philosophes Grecs), ce triple système de pouvoir n’est

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pas une démocratie puisqu’à aucun des trois niveaux il n’y a de « gouvernement par et pour le peuple ». Il s’agit d’une ploutocratie. L’hypothèse est que les principaux barreaux de notre cage sont deux inventions humaines indissociables : la « réalité économique » et l’entreprise. La meilleure manière de nous extraire de cette « réalité » ne consiste-t-elle pas, tout simplement, à nous débarrasser du mot économie ? Un argument, formulé notamment par le linguiste Emile Benveniste (1966, p. 52), justifie cette démarche : « pour le sujet parlant, il y a entre la langue et la réalité adéquation complète : le signe recouvre et commande la réalité ; mieux, il est cette réalité (…) » ; autrement dit, le mot crée la réalité. En tirant parti de la distinction survivre/vivre, l’on pourrait remplacer les expressions « économie restreinte » et « économie générale » par : « activités de survie » (subsistance, reproduction) / « activités vitales ». Par ailleurs, comment nous libérer de l’entreprise et, avec elle, du management ? Que pourrait être une société, désirable, sans entreprises ? Les hommes ne peuvent pas prévoir les manières de vivre qu’ils seront capables d’inventer. Pourquoi chercher à sortir de la cage ? Pour vivre. Un rapprochement avec l’histoire de l’Église-Monde donne consistance à cette perspective. En Europe, à partir du XVIIIe siècle, l’on commence à se libérer de la croyance en l’existence de la réalité appelée Dieu et de l’emprise, sur la société, de son « organisation fondamentale » – l’Église ; la Révolution française est un moment majeur de cette double libération.

« Oh, la belle bleue ! » Afin de stimuler le débat, je présente ma manière de relier les travaux de Bataille à l’état actuel de notre type de société. Si l’on admet que l’humanité est confrontée, aujourd’hui, à la nécessité de « consumer » un formidable excédent d’énergie, de dilapider une extraordinaire surproduction, quel mode de « consumation » choisir ? Les sacrifices ? Bataille n’a jamais incité à singer les Aztèques. Une nouvelle guerre mondiale ? Depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, les « coalitions dirigeantes » insistent sur ce risque. Une amélioration des conditions de vie des populations grâce à une forte augmentation des salaires et retraites – ce qui, pour Bataille, est un gaspillage des richesses créées ? Refus agressif des « coalitions dirigeantes ». La décroissance et, par conséquent, une vie sobre – par exemple, celle défendue par Pierre Rabhi (2010) dans son livre Vers la

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sobriété heureuse ? Bataille rejette catégoriquement le désir de croissance, spécifique de notre société, mais prône une vie exubérante. Une autre manière de « consumer » notre excédent d’énergie mérite d’être envisagée : la révolution. L’on peut imaginer, par exemple, que tout commence avec les feux d’artifice dans la nuit du 14 juillet, partout en France. Ici et là, dans une bonne humeur contagieuse, les enfants lèvent la tête au ciel – tous impressionnés. Certains imitent les adultes en applaudissant les explosions colorées ; d’autres, effrayés, crient, pleurent, se blottissent contre leurs parents, grands-parents. Parmi ces derniers, ceux, soucieux de transmettre une coutume à leurs progénitures, lancent, en rigolant, des « Oh, la belle bleue ! ». À partir du 15 au matin, les « riens » (ouvriers, employés, chômeurs, etc.) ne retournent pas au travail ou cessent d’en chercher. Ils se mettent en grève générale – illimitée : on fait la grasse matinée, on va à la pêche, on joue à la pétanque, on se balade en vélo, on trottine dans la forêt ou autour d’un lac, on danse jusqu’au bout de la nuit, on parle et on parle avec des voisins et des inconnus, on trinque, on se défoule en inventant des chansons moquant, ridiculisant, menaçant les gouvernants. C’est la revanche des « riens » qui, en refusant de continuer à travailler, prouvent que c’est bien grâce à leur labeur que cette société existe. J’imagine une révolution débutant par une gigantesque fête qui dure des mois, une formidable exubérance collective qui tétanise gouvernants et défenseurs de l’ordre ancien. Grâce à une solidarité, inconnue et spontanée (au sein des familles, quartiers, villes, régions), les besoins élémentaires de tous sont satisfaits. Ces événements illustrent l’« économie de fête » dont parle Bataille. La France se couvre d’hommes redoutablement vivants. Ils s’interrogent, débattent (en face à face, pas par l’intermédiaire de petites machines), ils s’engueulent : que faire, à présent ? comment désirons-nous vivre, dorénavant ? que refusons-nous, désormais ? avons-nous besoin d’être dirigés comme un troupeau ? Le pays est en ébullition, l’atmosphère devient explosive. Face à des citoyens déterminés à vivre, conscients que le pouvoir des gouvernants n’est jamais que celui qu’ils leur attribuent, ces derniers quittent la scène. Un autre feu d’artifice, d’accords et de désaccords, fait émerger l’image d’une société espérée par beaucoup car réalisant, enfin, la devise – liberté, égalité, fraternité – grâce, en particulier, à l’instauration du RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne) « en toutes matières ». Bataille est double : il y a celui sombre, noir, violent, morbide et celui « soleil » – lumineux, joyeux, fêtard, révolté, vivifiant. C’est le second qui a stimulé l’esquisse de cette utopie réaliste.

152  n  UNE CRITIQUE ANTHROPOLOGIQUE ET ÉPISTÉMOLOGIQUE

Des hommes qui bâtissent leurs maisons, tout en faisant la fête Lors de son étude de la société des « Indiens » Achuar (qui vivent en Amazonie), l’ethnologue Philippe Descola assiste à une étape de la construction de la maison de Titiar – aidé par ses parents et amis : « Les tâches sont apparemment réparties de manière spontanée et personne (…) n’a l’air de diriger l’exécution des travaux. Ces hommes partagent un même savoir-faire et sont interchangeables (…). Il est vrai que la formule hiérarchique de la division du travail industrielle – où l’ingénieur programme les gestes qu’un contremaître est chargé de faire exécuter aux ouvriers – nous a rendus oublieux de ces anciens réseaux d’habitudes qui se tissaient dans l’ouvrage collectif. Sous les allures de la spontanéité, chacun y était attentif à l’humeur et aux gestes des autres, rendant ainsi inutile toute fonction d’autorité (…) chacun semble prendre plaisir à ce travail en commun (…). » (Descola, 2006, p. 72, 74)

Tout à coup, alors que le chantier n’est pas terminé, les deux épouses de Titiar « rappliquent avec des marmites de bière de manioc (…). Un tel travail collectif est d’ailleurs appelé “invitation” (…) Les libations et les palabres, formelles ou informelles, occupent une grande place dans l’invitation, et le labeur communautaire semble être plus un prétexte à une petite fête qu’une nécessité strictement économique. (…) Cette entraide n’est pas soumise à une comptabilité vétilleuse qui imposerait une stricte réciprocité dans le nombre des journées de travail dont bénéficient les uns et les autres » (Descola, 2006, p. 75, 76).

L’évocation de cette société – acéphale, sans travail salarié, sans préoccupation économique, dans laquelle rien ne rappelle l’entreprise, le management, le leadership – n’est nullement une incitation à faire un grand bond en arrière. Nos voyages dans l’histoire des sociétés humaines (grâce aux historiens et ethnologues, etc.) stimulent notre imagination, nourrissent nos possibles, aident à ouvrir le futur, favorisent la création de nouveaux mondes (Solé, 2000).

La pensée de Bataille nous aide-t-elle à nous libérer de la cage ? Il formule, avec force, la nécessité d’une révolution, d’un changement radical de société. Toutefois, il demeure prisonnier de l’idée d’économie, allant jusqu’à élargir et renforcer ce barreau majeur de notre prison. Enfin, que l’on me permette une confidence : jamais, je n’ai vécu aussi intensément la rédaction d’un article ; lire Bataille c’est se sentir

La pensée de Bataille peut-elle nous aider à nous libérer  n 153

ardemment invité à vivre, à refuser de survivre – tel est, de mon point vue, l’apport fondamental de Bataille dans ces débats.

QUATRIÈME PARTIE Une critique de l’organisation du travail et des activités humaines dans le capitalisme contemporain

Chapitre 1. Le bétail cyborg et l’acéphale À quoi diable mettons-nous notre énergie ? Cédric Mong-Hy (Ecole Supérieure d’Art de La Réunion) « La clairière que le premier homme a vue lorsqu’il a levé la tête est la même que celle où se sont abattus les éclairs d’Hiroshima et de Nagasaki ; c’est cette même clairière dans laquelle, dans la nuit des temps, l’homme a cessé d’être un animal dans son environnement et dans laquelle on entend à présent le bêlement des animaux fabriqués par les hommes. » Peter Sloterdijk « Rien n’est plus nécessaire en nous que la révolte. Nous ne pouvons plus rien aimer, rien estimer, qui ait la forme de la soumission. Pourtant, tout entier, le monde dont nous sortons, dont nous tenons ce que nous sommes, a vécu un interminable agenouillement. » Georges Bataille

Préambule – À contre-emploi Dans les dernières années de sa vie, Georges Bataille voulut écrire une « histoire universelle » malheureusement interrompue par la maladie et la mort. Il en demeure quelques papiers, dont des projets de plans et de titres. L’un d’eux, rarement évoqué, est Le Matériau, Bataille envisageait alors deux sous-titres : Des premiers outils à l’armement nucléaire et Des premiers hommes à l’homme-matériau (Bataille, cité

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par Ferri et Gauthier, 2006, p. 134). Selon les plans retrouvés1, cette « histoire universelle » est une histoire anthropologique et politique qui commence à la préhistoire et se termine dans le monde post-Hiroshima divisé par la lutte entre communisme et capitalisme (Ferri et Gauthier, 2006, p. 134-146). Outre ce titre et ces sous-titres éloquents, une note d’introduction achève de conférer son caractère tragique à cette « histoire universelle » : « Comment le singe ayant dominé les autres animaux par le travail s’est ravalé lui-même au-dessous de l’animal. Telle est l’histoire que j’ai voulu dire en un petit livre » (Bataille, cité par Ferri et Gauthier, 2006, p. 135). Si le pré-humain a « dominé les autres animaux par le travail » et par la transformation des matériaux naturels en outils – ce qui est l’une des caractéristiques saillantes de l’anthropogenèse –, Bataille voit dans l’histoire humaine à suivre le déploiement d’une lente catastrophe qui fait potentiellement face à deux termes : la guerre atomique et la redéfinition de l’être humain en tant que « matériau » servile. Selon cette vision, l’espèce humaine est ainsi maudite, prisonnière de ce destin désastreux par lequel elle a si bien domestiqué la nature et les autres animaux qu’elle en est venue à s’auto-exploiter. L’actualité de cette malédiction donne en quelque sorte raison à Bataille : nous sommes toujours davantage suspendus à l’apocalypse énergétique2, comme nous sommes toujours enclos dans des dispositifs d’exploitation des humains par d’autres humains. De ces dispositifs, le monde du travail a la charge démente, il les regroupe sous le vocable management. Face à un tel mot, l’invocation du nom de Bataille ne peut que jouer violemment à contre-emploi. Je me propose d’en expliciter quelques raisons en revisitant l’« histoire universelle » du travail selon trois figures : la bête de somme, le robot et le pirate. La première nous fera réexaminer la notion de biopolitique et apercevoir que c’est peutêtre dès la protohistoire (du Néolithique au début de l’Antiquité) que des humains se sont faits bétail sous le fouet des premières cités-États. La seconde nous permettra de penser les activités humaines à la lumière de la thermodynamique et de détecter le devenir-robot du bétail humain. Enfin, je terminerai par une glose sur la notion d’« acéphale » – qui s’oppose aux deux premières figures ; il s’agira d’y voir la figure critique du pirate en ce qu’il incarne une force anarchiste à la recherche de sa liberté perdue. 1 On doit aux chartistes Laurent Ferri et Christophe Gauthier d’avoir exhumé tous les plans manuscrits de l’« histoire universelle ». Gallimard, dans le tome XII des Œuvres complètes de Bataille, n’avait reproduit que l’un d’eux, qui s’intitule « La Bouteille à la mer » (Bataille, 1956f). 2 Non seulement les énergies fossiles s’épuisent et promettent des crises mondiales sans précédent, mais surtout, à l’heure où ce colloque se déroulait, en mars 2022, Vladimir Poutine brandissait l’arme nucléaire, nous plaçant à nouveau selon les mots de Bataille « à la veille d’un désastre éventuel » (Bataille, 1956f).

Le bétail cyborg et l’acéphale  n 157

Bétail biopolitique : pour une archéologie de la malédiction du travail « Les hommes sont des animaux dont certains élèvent leurs propres semblables. » Peter Sloterdijk

Un débat philosophique actuel est proche de celui qui réunit ce colloque, c’est celui de l’auto-domestication de l’animal humain, au cœur duquel se trouvent les noms de Giorgio Agamben, de Jacques Derrida et de Michel Foucault3. En quelques mots, tandis qu’Agamben prolonge le geste de Foucault en cherchant une date de naissance à la biopolitique dans l’histoire humaine (Agamben, 2016), Derrida pour sa part estime que la biopolitique appartient par défaut à la « clairière de l’Être » chère à Heidegger (Derrida, 2008 et 2010). Bataille traita ce problème à sa façon et il en situa la réponse à la préhistoire, qui était pour lui « la clé de l’histoire » (Bataille, 1956c, p. 417). Dans cette période des origines, il chercha à comprendre « le passage de l’animal à l’homme » (Bataille, 1953c, p. 259), ce moment anthropogène par excellence où, quittant la forêt, l’hominidé présenta pour la première fois un visage humain à la « clairière ». Parmi les facteurs d’hominisation, Bataille insista notamment sur le rôle du travail. Dans ce contexte, le mot « travail » est hégélien, il s’agit du « travail du Négatif » qui transforme la matière brute en outil informé : « Par le travail de la pierre, dont il a tiré ses outils, l’homme a innové la démarche humaine de laquelle toutes les autres dérivent. Il s’est attaché à la réalisation d’un moyen en vue d’une fin ultérieure » (Bataille, 1956c, p. 418). Cependant, pour Bataille, à l’orée de la « clairière », le travail anthropogène naissait en même temps que la possibilité de son dévoiement mortifère : «  Il y a dans le destin de l’être humain quelque chose d’effrayant – qui sans doute fut toujours à la limite de ce cauchemar illimité que l’armement le plus moderne, et qu’enfin – la bombe nucléaire annonce. Seule la période première, celle de l’effort de l’homme – accédant dans les temps paléolithiques à la conscience –, semble avoir échappé à l’horreur que la guerre et le meurtre, médités, généralisés, puis l’esclavage… ont introduite. » (Bataille, 1960, p. 515) 3 Le colloque « Derrida 2021 : biopolitique et déconstruction », tenu à l’université d’Aix-Marseille en décembre 2021, a clairement posé les termes de ce débat. Voir son appel à contribution : https:// www.fabula.org/actualites/derrida-2021-biopolitique-et-deconstruction_102872.php

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L’Arcadie préhistorique, pour peu qu’elle existât, ne put résister à l’entrée dans l’histoire et devait ployer sous le poids des premiers États qui firent naître les guerres et l’esclavage. Dans sa lumière, la « clairière » cachait un piège pour capturer les animaux humains et un panoptique d’où observer ces esclaves originels. Ces dernières intuitions de Bataille sont nourries par les récents travaux de l’anthropologie et de l’archéologie, en particulier ceux de James C. Scott lorsqu’il s’attache à déconstruire entre autres clichés le récit de l’anthroposociogenèse qui se base sur le génie des villes et de leur organisation, dont celle du travail. Si les premiers citadins gagnaient la sécurité du nombre contre les calamités de la nature, s’ils trouvaient un refuge face aux hordes barbares, ils trouvaient également la coercition, le confinement, l’impôt, l’esclavage et les maladies épidémiques (Scott, 2017). Les fortifications des cités-États protohistoriques du Croissant fertile ou de Chine étaient donc érigées non seulement pour se protéger des razzias barbares mais aussi pour empêcher la fuite de ses propres habitants. « Il faut considérer les premiers États, écrit Scott, comme de véritables “machines démographiques”. (…) L’État était tout aussi obsédé par le nombre et la productivité de ses sujets “domestiqués” qu’un berger par la bonne santé de ses troupeaux ou un agriculteur par l’abondance de ses récoltes. L’impératif de rassembler les hommes, de les installer à proximité du centre du pouvoir, de les y retenir et de leur faire produire un excédent par rapport à leurs propres besoins animait une bonne partie de l’art de gouverner. » (Scott, 2017, p. 168)

Les États des origines ont stratégiquement cherché à maintenir en leur sein toutes les ressources domestiquées, qu’elles soient végétales, animales ou humaines. Cela amène à réexaminer le moment de la « naissance de la biopolitique » (Foucault, 2004) que Foucault situait au XVIIIe siècle, car on voit qu’elle a pu être activée par les plus anciens États du monde, il y a sept mille ans, d’où datent les plus vieilles traces d’esclavage organisé par les premières cités agraires (Scott, 2017, p. 19)4. Ces « machines démographiques » devenaient des technologies de concentration des bras ouvriers et esclaves et transformaient les peuples en « populations » au sens malthusien et foucaldien, c’est-àdire en des ensembles biologiques dont l’abondance, la docilité, la santé et la rentabilité étaient premières aux yeux du pouvoir comptable. 4 Selon un certain point de vue, l’archéologie contemporaine ne change pas la pertinence des travaux de Foucault ou d’Agamben, mais elle leur donne pour objet les commencements historiques de la biopolitique et non pas des origines protohistoriques, lesquelles sont situées par définition en dehors des archives textuelles.

Le bétail cyborg et l’acéphale  n 159

Faut-il donc donner raison à Bataille et à Derrida ? Est-ce en entrant dans la « clairière », en passant par ce que Bataille nomme « la période première » (déjà citée) de l’humanité, que l’exploitation de nos semblables est devenue la loi d’airain du travail ? L’Homo sapiens sapiens aurait-il toujours été un animal biopolitique ? Que dit le chemin qu’il a emprunté depuis ? Et en quoi accède-t-il encore à des éclairs de souveraineté ?

Devenir-robot : la combustion et la recette « OK Computer. » Radiohead

Aujourd’hui, alors que nous baignons dans la technosphère, qu’en est-il de notre biopolitique ? Quelle est la forme postmoderne du bétail humain ? C’est précisément dans un article sur l’histoire de l’élevage que Bataille livre un élément de réponse : « Que l’élevage soit un élément crucial de la civilisation, qu’essentiellement l’homme soit cet animal parasite d’autres animaux qu’il a subjugués et dont il s’entoure, c’est déjà un trait archaïque en ce monde où la machine a presque entièrement remplacé le travail de la bête de somme. » (Bataille, 1952b, p. 186)

Un détour par l’« économie générale » (Bataille, 1949a) fera parler cet étonnant devenir-machine. L’« économie générale » repose sur une méthode transdisciplinaire par laquelle Bataille concevait la biosphère et toutes les activités du vivant comme un système unique (Mong-Hy, 2012). La notion thermodynamique d’énergie lui a rendu possible cette vue globale, car la quasi-totalité de l’énergie qui circule sur la planète a une même origine, le soleil, dont Bataille écrit que nous sommes « un effet » (Bataille, 1946, p. 10). Comme l’écologie globale nous l’a confirmé depuis, la vie sur Terre est la métabolisation de cette énergie dans le cycle trophique : ce rayonnement est absorbé par la photosynthèse avant d’être réabsorbé par le règne animal, de l’herbivore au carnivore, ou d’être fossilisé en gaz et autres hydrocarbures5. Chaque mouvement vivant sur la planète est quantifiable dans ce schéma énergétique, en 5 En Amérique du Nord a émergé une branche de studies, les energy humanities, dont l’objectif est de penser nos sociétés à partir de l’exploitation qu’elles font des énergies fossiles et de la « pétroculture » mondiale qui en a découlé. N’y est pas étranger le travail d’Allan Stoekl qui avait dès 2007 placé la théorie énergétique de Bataille au cœur de sa réflexion sur la « post-soutenabilité » d’une société basée sur l’industrie du pétrole. Voir Louloum et Ortar, 2019 ; Duperrex, 2020 et Stoekl, 2007.

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vertu de quoi tout le travail humain apparaît à Bataille comme un aspect spécifique de cette énergie d’origine cosmique. Cultiver un champ ou fabriquer un circuit en silicium sont des travaux d’un même ordre : des « captations » (Bataille, 1939-1945, p. 578) et des exploitations de l’énergie contenue dans la nature sous ses différentes formes6. Dans ce schéma, au sein de l’oïkos, il convient comme le rappelait Bataille de rajouter la ménagerie artificielle, à savoir l’ensemble des machines consommatrices d’énergie avec lesquelles nos sociétés ont opéré un mariage explosif. À l’heure de gloire des technologies disruptives que sont Internet et les NTIC, toutes ces machines sont désormais omniprésentes à un point vertigineux. « L’homme actuel est avant tout métallurgiste, dans la mesure même où l’homme d’autrefois fut un éleveur » (Bataille, 1952b, p. 186), écrivait Bataille au milieu du siècle dernier ; on pourrait dire en 2022 que l’humain est roboticien, cybernéticien et que dans cette mesure il est toujours éleveur, cette fois de cyborgs et d’animaux de métal connectés. De fait, la société robotisée n’appartient plus à la science-fiction, elle est d’ores et déjà nôtre. Là, on peut en toute connaissance de cause se demander jusqu’à quel point l’humain est devenu le serf des machines, car il n’est pas seulement leur utilisateur dans le sens où sa vie et sa survie dépendent d’elles tant elles sont enchevêtrées dans le tissu socio-économique mondialisé : nous sommes les « esclaves énergétiques » (Warin, 2015, p. 368) des machines et nous sommes mis en demeure de les faire fonctionner. En cela, nous sommes proches de Matrix présentant l’humain comme une pile que les machines cultivent à la chaîne dans des champs (Wachowski, 1999). À nouveau le bétail humain, devenu cyborg, est un « matériau » dont le sort est la combustion utile à la mégamachine financière et la recette7 qu’elle promet, plutôt que la « consumation » (Bataille, 1949a) et la « dépense » (Bataille, 1933a) libres de l’énergie. À son comble, couplé à la machine qui lui sert et qu’il sert, dominé par la réification de l’environnement, l’humain devient lui-même robot, du mot tchèque robota signifiant « travail forcé », « servage ». La toute première histoire de robots, due en 1921 à Karel Čapek, est en la matière révélatrice : un savant crée des humains artificiels censés remplacer les ouvriers dans les usines, mais les robots se révoltent et mettent le feu à la ville (Bilal, 2018, p. 215-216). Plus qu’une critique sociale déguisée du monde du travail, c’était, rappelait Georges Duhamel, une prophétie : « L’homme, serviteur de l’automate, deviendra lui-même un automate, 6 Les recherches récemment publiées de l’anthropologue James Suzman, en s’appuyant sur la thermodynamique, la biologie, la paléo-anthropologie et l’archéologie, abondent à cette vision du travail comme accumulation plusieurs fois millénaire de l’excédent d’énergie (Suzman, 2020). 7 Sur le caractère paradoxal de la « dépense », voir Mong-Hy, 2021a et 2022.

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un robot, comme disait mon ami Karel Čapek, j’ajoute un automate souffrant et ahuri » (Bilal, 2018, p. 216) Aussi, s’il existe des fantasmes touchant les robots (celui idyllique de l’automatisation qui délivrerait l’humain du travail ou celui morbide du « soulèvement des machines8 »), on assiste plutôt à une robotisation du travail humain, c’est-à-dire à son organisation basée sur le calcul froid9 et à une vision du travailleur comme pièce interchangeable (« nul n’est irremplaçable », dit le manager). La peur des robots charriée par la science-fiction trouve peut-être donc moins sa raison d’être dans la crainte de l’éveil des machines que dans l’intuition de nous éveiller tous les jours un peu plus robot.

Réparation : l’acéphale, l’anarchiste et le pirate « Dans le service courant, la solde est médiocre et le travail écrasant. Pirate, je vis dans l’abondance et le plaisir ; je dispose de la force et de la liberté. » Bartholomew Roberts

À partir du tableau dressé jusqu’à présent, on comprend qu’y chercher « la souveraineté » (Bataille, 1956a), c’est-à-dire l’insubordination vitale, est une gageure. Le défi est d’autant plus grand que le travail contemporain n’est plus seulement pris dans les « sociétés disciplinaires » de Foucault ou les « sociétés de contrôle » de Gilles Deleuze (Deleuze, 1990), il est aussi affairé dans ce que Deleuze encore appelait les « sociétés de souveraineté » (Deleuze, 1990, p. 240), ces sociétés – telles la nôtre – où « la mise au travail10 » des individus et le prélèvement des taxes sont une nécessité aveugle alors que le pouvoir échoue à la bonne gestion de la vie et de la santé11. 8  L e soulèvement des machines est le titre du troisième volet de la saga Terminator, dont l’intrigue prend place dans un futur dystopique où les machines, unifiées en une intelligence artificielle, décident d’exterminer les humains (Mostow, 2003). De façon préoccupante, ce fut aussi l’expression employée par la Réserve fédérale des États-Unis lorsqu’elle réalisa à sa plus grande stupéfaction que le trading haute fréquence avaient rendu possible « la prise de pouvoir des machines sur les opérations boursières » (Laumonier, 2013, p. 98). 9 Sans citer explicitement Bataille, Vincent de Gaulejac parle de « la part maudite de la performance » qui réduit maladivement l’humain à une « donnée » (Gaulejac (de), 2005, p. 202). 10 Pour Léna Balaud et Antoine Chopot, « la mise au travail généralisée des vivants et de leurs milieux d’existence » est le projet du capitalisme néolibéral extractiviste (Balaud et Chopot, 2021, p. 157). 11 Situées historiquement avant les « sociétés disciplinaires », les « sociétés de souveraineté » n’étaient pas biopolitiques pour Deleuze, qui allait dans le sens de Foucault. Mais lorsque Deleuze décrit les « sociétés de souveraineté » comme des dispositifs voués à « prélever plutôt qu’organiser la production, décider de la mort plutôt que gérer la vie » (Deleuze, 1990), une telle description de ce type de pouvoir féodal résonne de façon inquiétante avec ce que l’on pourrait dire de notre temps où la production est profondément dérégulée et où les hôpitaux publics sont en crise.

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Souveraineté contre souveraineté donc. Or, c’est parce que celle-ci semble toujours en train de passer du côté des souverains que Bataille a voulu l’arracher à ces hautes sphères et la voir en jeu dans l’individu commun. La figure de l’« acéphale12 » est distinctive de la férocité du Bataille révolutionnaire menant « une guerre » contre un monde corrompu « qui ne peut être aimé à en mourir » et qui n’est représenté que par « l’intérêt et l’obligation au travail » (Bataille, 1936b, p. 443). Aussi n’y a-t-il qu’un Rubicon étymologique à franchir pour voir dans l’acéphalité un avatar de l’anarchisme, soit l’idée d’une société sans chef. L’anthropologie établit distinctement que de telles sociétés ont existé et existent toujours13, tandis que des communautés et des révoltes reliées aux idées anarchistes défraient régulièrement la chronique14. Je finirai comme annoncé sur la communauté des pirates, parce qu’elle a précisément l’aura bataillienne, comme l’a pointé Jean-Paul Curnier : « Il y a quelque chose d’intimement commun aux révolutionnaires, aux libertins et aux pirates qui affleure dans l’ivresse de la liberté, quelque chose que Georges Bataille, après Nietzsche, a tenté de saisir sous le terme “souveraineté” et qui vise cet absolu où toute crainte s’efface, à commencer par celle de la mort, celle des interdits et celle de l’autorité. » (Curnier, 2017, p. 106)

Les pirates, tels qu’ils ont connu leur âge d’or dans l’Atlantique et l’océan Indien entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle, étaient en fait de formidables anarchistes avant l’heure dont le projet politique réfléchi était de s’émanciper des têtes couronnées et des Léviathans, et de construire un mode de vie à l’opposé de l’avilissement promis sur la terre ferme. La piraterie faisait consciemment sécession vis-à-vis d’un monde qui commençait à ressembler au nôtre, avec ses premières machines, ses industries et son bétail ouvrier. Les pirates naissaient ainsi sur le plancher des navires royaux, où la vie était aussi infâme que dans les villes, d’autant que l’enrôlement forcé était alors la règle15 et que le labeur était imposé par les officiers avec une brutalité proverbiale. C’est au cœur de cette vie de bête, par la révolte absolue et la mutinerie, que « les forçats de la mer » (Rediker, 1987) ont fait naître la piraterie de l’âge d’or et comme l’ont expliqué Marcus Rediker ou 12 Rappelons qu’« Acéphale » fut à la fin des années 1930 le nom d’une revue et de la société secrète créées par Bataille et quelques fervents nietzschéens. Voir Bataille (1936b et 1936c). 13 Cela est essentiellement l’œuvre des anthropologues anarchistes, lire par exemple : Clastres, 1974 ; Graeber, 2004 et Scott, 2009. 14  Le mouvement zapatiste ou les ZADistes de Notre-Dame-des-Landes en sont de parfaits exemples, sans parler des nombreux soulèvements populaires qui ont récemment fait trembler les États du monde entier : Chili, Haïti, Soudan, Irak, Liban, Hong Kong… 15 C’était le système dit de la presse pratiqué par la Royal Navy : des hommes étaient enivrés ou assommés avant de se réveiller matelots sur des bateaux en pleine mer (Rediker, 2004, p. 139-166).

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David Graeber (Graeber, 2019), les pirates ont ainsi créé des sociétés démocratiques égalitaires réformant radicalement l’inhumanité de leur traitement : « Les pirates ont apporté des solutions concrètes à toutes les questions pratiques de leur époque. Le problème de la concentration des pouvoirs ? Élire les dirigeants, limiter leur autorité et les rendre responsables devant la collectivité, par tous les moyens nécessaires. Le problème de la hiérarchie ? Redéfinir la division du travail et donner à tous la même part de ressources. Le problème du salaire ? L’abolir et transformer chacun en partenaire partageant les risques. (…) Le problème de la pauvreté  ? S’emparer des biens des riches et les répartir de façon équitable.  » (Rediker, 2004, p. 19-20)

Selon l’expression avisée de Rediker, la société des vaisseaux pirates se construisait comme le « monde inversé » (Rediker, 2004, p. 42) des empires terrestres. La chefferie et le salaire étaient les enjeux majeurs de cette inversion des valeurs. Le chef disparaissait de l’univers pirate, le capitaine d’un navire ne l’était que de nom, car il était élu par les pirates et s’il se montrait irrespectueux envers ses compagnons, il était immédiatement révoqué et abandonné en pleine mer. Surtout ce capitaine était sans pouvoir de commandement sur la multitude, il ne pouvait rien exiger de personne, à la seule exception des situations de combat16. Quant au butin, il n’était plus ponctionné par quelque oligarchie et se répartissait avec équité entre les pirates selon des règles consenties entre eux tous. Il s’agissait pour les pirates de démontrer par l’exemple qu’il n’y a aucun lien évident et nécessaire entre la réalisation du travail et l’existence d’un chef, et qu’une société peut fonctionner sans les rapports de domination et d’inégalité dont on pense d’ordinaire dans nos sociétés postmodernes qu’ils sont inévitables sinon « naturels »17. Aussi, même lorsqu’il semble réduit au plus misérable de sa condition d’animal biopolitique, à fond de cale (ou dans une usine ou une administration), l’Homo sapiens sapiens conserve toujours cette faculté à sortir de ses propres rangs, à contester ce qui semble le plus établi et à retrouver là un éclat de souveraineté. La piraterie est donc certes sanglante, elle n’est pas pour autant une criminalité sans foi ni loi, car c’est une expérimentation politique révolutionnaire objectivement pensée contre des empires garantissant vie 16 Les codes pirates de l’âge d’or s’organisaient tous autour de cette acéphalité. On s’instruira de l’un d’eux reproduit dans son intégralité par Curnier (Curnier, 2017, p. 79-81). 17 Sur la remise en question de l’« ordre naturel » du pouvoir, voir Graeber et Wengrow, 2021.

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et mort sans dignité. Là, le bétail soumis se retourne et il devient une force féroce et prédatrice prête à mordre le fermier qui l’a engraissé. Ces derniers mots sont bien sûr de circonstance : cette volte-face du mouton au fauve a à voir avec les soulèvements qui agitent le globe depuis plus de dix ans, que ce soit ceux d’Occupy Wall Street, de Nuit Debout, des Gilets jaunes ou des pirates informatiques des Anonymous ou de Wikileaks18. Le temps semble à la piraterie, en tout cas ce n’est pas peu dire qu’il est à la tempête.

Pour conclure – Les miettes de la Négativité : le cheptel et l’arsenal Alexandre Kojève, dans la célèbre interprétation qu’il donna de La Phénoménologie de l’Esprit, décrivit « la fin de l’histoire » hégélomarxiste comme la disparition de l’humain défini en tant que créature s’opposant à la nature par la « Négativité » ; l’humain redeviendrait alors un animal « heureux » qui travaillerait « le moins possible » (Kojève, 1947). Bataille se moqua ouvertement de la « sagesse ridicule » qui avait amené Kojève à ces idées et les qualifia d’«  évasives », de « dérisoires » et d’« expressément comiques » (Bataille, 1997, p. 441442)19. Bien que redevable à Hegel et à Kojève, Bataille s’en sépare nettement quant à l’issue de l’histoire, car à ses yeux le « Négatif » a cessé de « travailler », il est désormais « sans emploi » (Bataille, 1997, p. 131-136) : dans son « histoire universelle », la « Négativité » a certes fait accéder l’humain à la « clairière », reste qu’elle n’est pas la voie vers l’accomplissement historique de l’humanité, mais plutôt vers l’accumulation catastrophique de l’énergie. À cet endroit, le travail cesse d’être anthropogène, il ne fait plus que se reproduire lui-même indéfiniment en générant des troupeaux énergétiques humains (le cheptel) et non-humains (l’arsenal) à la solde de l’entropie. Pour reprendre les mots de Georges Friedmann, philosophe et sociologue du travail proche de Bataille, la « Négativité » est « en miettes » (Friedmann, 1956) en ce que le travail est essentiellement une aliénation de l’humain poussé à toujours produire davantage dans un système qui le dépasse et qui est dépassé par lui-même. Déconnecté de son sens, le travail est plus que jamais un esclavage énergétique généralisé

18 Pour une comparaison des soulèvements chez les pirates de l’âge d’or et les hackers, voir MongHy, 2020, p. 117-136. 19 Agamben a commenté le rire dévastateur que Bataille a eu face à cette théorie de Kojève (Agamben G., 2002, p. 14-27). Voir aussi Mong-Hy, 2021b.

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dont on peut prédire qu’il provoquera dans la ferme planétaire des soulèvements toujours plus pirates20.

20 Dans ses recherches prospectives, le ministère des Armées françaises envisage sérieusement l’éventualité selon laquelle à l’horizon 2040 la piraterie et le hacking prendraient une ampleur telle qu’ils bouleverseraient l’ordre mondial. Voir le site de la Red Team Défense (la cellule futurologique du ministère des Armées) qui a mis en ligne certains de ces scénarios pirates déclassifiés : https://redteamdefense.org/saison-0/les-nouveaux-pirates. Voir aussi le livre : Red Team, 2022.

Chapitre 2. Les suicides au travail : un retour des sacrifices humains ? François De March (IRG, Université Paris-Est Créteil) Selon plusieurs auteurs, les suicides au travail, c’est-à-dire sur le lieu de travail ou en relation avec le travail sont en augmentation sensible depuis la fin des années 1980 (Dejours et Bègue, 2009) tant en France qu’à l’échelle internationale. Toutes causes confondues, en France, on évalue à environ 10 000 le nombre de suicides annuels (chiffre particulièrement élevé par rapport à d’autres pays, 3 fois les décès par accident de la circulation). Aucune évaluation précise n’a pu être faite des suicides en relation avec le travail. Le chiffre de 300 à 400 suicides par an a été parfois avancé par les médias (Chaudat, Gaillon et Bah, 2019) mais il est probablement notoirement sous-évalué. La question du suicide reste largement taboue et l’acte est condamné par la majorité des religions ou considéré comme une manifestation de lâcheté, parfois à l’inverse de courage, et le plus souvent comme une preuve de maladie mentale (Critchley, 2017 ; Waters, 2020). D’ailleurs la majorité des recherches sur le suicide ont été à partir du XIXe siècle le fait de psychiatres ou de médecins qui considéraient l’acte comme produit par des maladies psychiatriques (Nicolas, 2015). À partir de l’ouvrage célèbre de Durkheim (1897), les causes sociologiques ont commencé à être mises en avant mais aujourd’hui encore la majorité des recherches sont d’origine médicale (Cullen, 2014). Les suicides au travail retrouvent cette opposition entre causes individuelles psychologiques et facteurs liés à l’organisation du travail et au management. Elle ne relève pas seulement d’un débat scientifique mais elle renvoie à un conflit d’intérêts entre les employeurs qui mettent en avant des causes individuelles et les salariés qui incriminent

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les nouvelles formes d’organisation du travail apparues au début des années 1980. L’enjeu est de taille puisque si l’on peut mettre en cause des défaillances dans l’organisation du travail dans la survenue de suicides, l’employeur peut être condamné au pénal à de lourdes amendes et même des peines de prison et au civil à de fortes indemnités (Debout et Delgènes, 2020). Georges Bataille a abordé dans son œuvre simultanément le thème du travail et de la mort plus ou moins volontaire. Il l’a fait par exemple autour du sacrifice. Les suicides au travail peuvent-ils être interprétés anthropologiquement à partir de la grille théorique de Bataille comme un retour des sacrifices humains ? Deux articles ont déjà rapproché la pensée de Bataille, pour l’un, des risques psychosociaux (De March, 2016) et l’autre, des suicides au travail avec sa pensée de la souveraineté (De March, 2022). Le présent article prolonge ces premières réflexions. Revenons d’abord sur la conception par Bataille du sacrifice et sur sa généalogie. On la confrontera ensuite aux principaux facteurs de suicides au travail selon les psychologues et sociologues du travail.

La théorie bataillienne du sacrifice La généalogie : l’influence d’Hubert et Mauss Bataille était parti d’une lecture critique de l’article d’Hubert et Mauss « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » qui définissait le sacrifice de la façon suivante : « Ce procédé consiste à établir une communication entre le monde sacré et le monde profane par l’intermédiaire d’une victime, c’est-à-dire d’une chose détruite au cours de la cérémonie. » (Hubert et Mauss, 1899, p. 124)

Bataille avait « traduit » d’une façon originale cette conception du sacrifice. Le sacré est pour lui différent du religieux ainsi qu’il l’avait défini avec d’autres au moment de la constitution du Collège de sociologie : « La sociologie sacrée peut être considérée comme l’étude non seulement des institutions religieuses mais de l’ensemble du mouvement communiel de la société. » (Bataille, 1937, p. 291)

Les activités communielles sont celles qui dans les domaines scientifiques, techniques ou artistiques sont créatrices d’unité. Il s’agit de

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communautés électives et pas de communautés identitaires raciales, nationales ou de genre. Les hommes appartiennent initialement à ce monde sacré, à celui de l’immanence comme l’animal (pas à celui de la transcendance à laquelle les théologies officielles assimilent le sacré). L’immanence est définie par Bataille par le rapport entre l’animal mangeur et l’animal mangé. Dans l’opération, les deux animaux sont semblables. Aucun ne domine l’autre, l’un ne peut être conçu comme sujet et l’autre comme objet, pas de rapport maître-esclave, pas d’autonomie d’un côté et de dépendance de l’autre. Les animaux peuvent être de force inégale mais leur différence n’est que quantitative : « tout animal est dans le monde comme de l’eau à l’intérieur de l’eau » (Bataille, 1948a, p. 292). Ces relations d’immanence qui caractérisent l’animalité diffèrent des relations de transcendance entre les humains séparés les uns des autres par leur individualité. C’est l’outil et le travail qu’il permet qui retire les hommes de ce monde sacré en les transformant en choses et en outils. Le sacrifice les ramène à l’immanence initiale en les détruisant, « à la sphère vague de l’intimité perdue » (Bataille, 1948a, p. 311). « Le sacrifice restitue au monde sacré ce que l’usage servile a dégradé, rendu profane. L’usage servile a fait une chose (un objet) de ce qui, profondément, est de même nature que le sujet dans un rapport de participation intime. » (Bataille, 1949a, p. 61)

Par ailleurs, Hubert et Mauss notaient que le sacrifice n’était pas un pur acte d’« abnégation » car le sacrifiant faisait preuve d’égoïsme en réservant la destruction à la seule victime. Ce n’était que dans le cas du sacrifice du dieu lui-même que « tout calcul égoïste » était abandonné. (Hubert et Mauss, 1899, p. 127). Ce sacrifice était alors un suicide. En écho à ces remarques, Bataille remarquait aussi que le prêtre qui officie au sacrifice et qui représente le dieu « exige rarement de luimême ce que ses mythes exigent des dieux » et « la règle est l’échappatoire » (Bataille, 1939-1945, p. 257). Et il ajoutait : « Un suicide religieux pourrait seul répondre aux exigences qui se donnent libre cours dans un sacrifice sanglant. » (Ibid.)

Enfin, dans un article consacré aux automutilations, Bataille (1930b) renvoyait la cause des pratiques sacrificielles à ce qu’il appelait des « altérations » dans la vie collective (mort d’un proche, consommation de la nouvelle récolte…), altération de la société homogène qui libérerait ainsi des éléments hétérogènes comme le sacrifice.

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Ces notions d’homogénéité et d’hétérogénéité sont présentées dans un texte posthume écrit par Bataille dans les années 1930 dans lequel il polémique avec André Breton et les surréalistes. Il leur reproche leur incompréhension de la pensée de Sade et il crée alors la notion d’hétérologie : « La valeur d’usage de D.A.F. de Sade (I) » (Bataille, 1970a). La problématique fut reprise dans l’important article que Bataille consacra à l’analyse psychosociologique du phénomène fasciste en 1933, « La structure psychologique du fascisme » (Bataille, 1933b). L’homogénéité caractérise toutes les activités visant la reproduction humaine individuelle et collective, l’acquisition de ressources utiles. À l’inverse, l’hétérogénéité regroupe tous les phénomènes rejetés par les conventions sociales, créant de fortes décharges affectives et associés à ce que Bataille appelle la souveraineté. Les sacrifices relevaient des phénomènes hétérogènes : « L’activité sexuelle, pervertie ou non, l’attitude d’un sexe devant l’autre, la défécation, la miction, la mort et le culte des cadavres (principalement en tant que décomposition puante des corps), les différents tabous, l’anthropophagie rituelle, les sacrifices d’animaux-dieux, l’omophagie, le rire d’exclusion, les sanglots (qui ont en général la mort pour objet), l’extase religieuse, l’attitude identique à l’égard de la merde, des dieux et des cadavres, la terreur si souvent accompagnée de défécation involontaire, l’habitude de rendre les femmes à la fois brillantes et lubriques avec des fards, des pierreries et des bijoux rutilants, le jeu, la dépense sans frein et certains usages fantastiques de la monnaie, etc. » (Bataille, 1970a, p. 58)

Les effets du sacrifice Pour Bataille, le sacrifice a simultanément plusieurs effets dont rendent compte des notions qui sont dans un rapport de proximité sémantique mais avec des nuances qui en enrichissent le sens. a) Le sacrifice est une dépense improductive absolue  : en détruisant un être vivant, le sacrifice dilapide de l’énergie en pure perte comme le soleil qui donne ses rayons sans contrepartie. Le dieu aztèque Nanauatzin s’est jeté dans le brasier sans hésiter et s’est transformé en soleil. Les sacrifices aztèques sont une commémoration de ce sacrifice mythique (Bataille, 1949a). b) Le sacrifice est, sous le nom d’érotisme sacré, une des trois figures de l’érotisme c’est-à-dire de « l’approbation de la vie jusque dans la mort » (Bataille, 1957a, p. 22). Comme l’érotisme des corps et celui

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des cœurs, l’érotisme sacré permet de « substituer à l’isolement de l’être, à sa discontinuité, un sentiment de continuité profonde » (ibid., p. 21). Mais à la différence des deux autres formes de l’érotisme, le sacrifice ne se contente pas d’une mise à nu, il opère une mise à mort de la victime : les assistants au sacrifice participent du « sacré » que révèle sa mort : « (…) le sacré est (…) la continuité de l’être révélée à ceux qui fixent leur attention, dans un rite solennel, sur la mort d’un être discontinu. » (Ibid., p. 27)

c) Le sacrifice est une transgression de l’interdit du meurtre. Cet interdit protège les sociétés contre la violence destructrice, mais en réservant cette violence à une victime sacrée, une victime émissaire selon René Girard (1972), le sacrifice est encore un moyen de protéger la société en concentrant la violence endémique sur cette victime.

d) Le sacrifice réalise aussi ce que Bataille appelle la «  communication » ou parfois la « communication forte » car le sacrifice est « consumation », c’est-à-dire destruction inutile : « (…) si je consume ainsi sans mesure, je révèle à mes semblables ce que je suis intimement : la consumation est la voie par où communiquent des êtres séparés. » (Bataille, 1949a, p. 63)

Cette communication que le sacrifice permet de réaliser restitue à l’homme sa vérité anthropologique : « (…) l’humanité n’est pas faite d’êtres isolés, mais d’une communication entre eux. » (Bataille, 1957b, p. 310)

e) Le sacrifice implique enfin de vivre souverainement et donc d’échapper à l’angoisse de la mort qui asservit les hommes et les incite à fuir. Parce que vivre souverainement, c’est vivre dans l’instant ce n’est pas soumettre le présent au futur. L’homme souverain, non seulement bravera le risque de mort, mais il aura la force de violer l’interdit du meurtre, il est un meurtrier. La souveraineté et la communication exigent aussi la loyauté ainsi que le rappelle Bataille dans sa critique de Jean Genet : « (…) la souveraineté veut l’élan du cœur et la loyauté parce qu’elle est donnée dans la communication.  » (Bataille, 1957b, p. 304)

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La dimension sacrificielle des suicides au travail Les facteurs reconnus par sociologues et psychologues du travail des suicides au travail sont en général combinés. Ces phénomènes se sont développés dans un contexte de transformation économique du capitalisme désigné par les termes de « néolibéralisme » et de financiarisation. Le passage au capitalisme financier et la déréglementation néolibérale La crise structurelle du capitalisme qui se développe au début des années 1970 engendre sous-emploi, limitation des gains de productivité, restructuration de secteurs d’activité et de firmes… Un nouveau « modèle » de régulation du capitalisme se met progressivement en place sous l’impulsion de gouvernements conservateurs (Reagan aux États-Unis, Thatcher en Grande-Bretagne). Appelé capitalisme financier (Batsch, 2002 ; Aglietta et Rébérioux, 2004) ou capitalisme mondialisé ou « néolibéralisme », il se caractérise par : – La montée en puissance de la finance de marché privilégiant les actionnaires qui exigent des taux de rentabilité des capitaux investis sans commune mesure avec les normes antérieures. Apparaît ainsi une nouvelle « gouvernance » de l’entreprise (Pérez, 2003 [2009]) dans laquelle ces actionnaires ont repris le pouvoir sur les dirigeants et imposent aux entreprises des objectifs à court terme de maximisation des dividendes et/ou de la valeur actionnariale. La stratégie des firmes s’oriente alors vers un recentrage (sur les métiers, financier, organisationnel) impliquant cessions d’actifs, réduction d’emplois, externalisation d’activités (Batsch, 2002).

– La recherche d’un poids moindre de l’État et des organismes sociaux au profit des mécanismes et institutions du marché. Privatisations et déréglementations pas seulement financières mais aussi des relations de travail s’articulent au thème devenu un leitmotiv de la réduction des coûts, et en particulier de celui du travail (Soulerot, 2009). – Une internationalisation croissante des échanges de biens et services et surtout une mondialisation des mouvements de capitaux favorisée par le flottement des monnaies et la fin du contrôle des changes. Une «  industrie financière  » se crée alors privilégiant l’intermédiation de la Bourse au détriment de celle des banques

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et créant des produits financiers complexes (produits dérivés, contrats à terme…) favorisant les menées spéculatives. Le « tournant gestionnaire » (Dejours et Bègue, 2009, p. 33) apparu à la fin des années 1980 et au début des années 1990 représente sur le plan des entreprises et des organisations la traduction pratique de cette transformation du capitalisme. Il consiste à substituer un contrôle quantitatif de mesurage et de comptage du travail au point de vue qualitatif sur le « travail bien fait ». L’objectif est d’accroître la rentabilité et les marges bénéficiaires par la mise en place de « centres de profit », par la gestion par objectifs et le recours à la sous-traitance pour « libérer » l’entreprise mère des contraintes du contrat salarié stable. Une forte résistance des gens de métier a eu lieu mais ils furent progressivement remplacés par de jeunes diplômés formés aux nouvelles techniques de management et d’organisation du travail aboutissant aux procédures dites de « contrôle qualité » et de « qualité totale » (ibid., p. 34). Ces transformations économiques sont une radicalisation de ce que Bataille évoquait à propos du « capitalisme mûr » et du développement de la spéculation et de la dégradation de la dépense dans La limite de l’utile (Bataille, 1939-1945). De manière générale, elles représentent une réduction encore plus grande de la dépense improductive alors que dans La notion de dépense (Bataille, 1933a) et dans La Part maudite (Bataille, 1949a), Bataille rappelait que cette dépense improductive représentait l’aspiration fondamentale des hommes, les dépenses productives n’étant là que pour satisfaire les premières. Par ailleurs, ces transformations du travail induites par les transformations économiques sont des « altérations » de l’activité homogène, celle du travail et des entreprises (cf. supra I-1). Les suicides au travail sont à l’instar des sacrifices des « altérations radicales de la personne » en réaction ou facilités par ces altérations de l’activité homogène. La surcharge de travail La surcharge de travail est engendrée par les suppressions d’emplois et l’accroissement des activités directement ou indirectement productives, notamment avec les normes de qualité qui exigent des tâches administratives croissantes annexes aux tâches opérationnelles. La forte croissance de la productivité du travail ainsi obtenue permet une diminution des coûts. Conjuguée aux mobilités forcées, elle peut à la limite engendrer un « burn out » (épuisement au travail) (Debout et Delgènes, 2020, p. 107-111) conduisant à la dépression voire à la crise suicidaire.

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L’effet de cette intensification du travail (renforçant son efficacité pour l’employeur) est de réduire au minimum la part de « dépense improductive », le travailleur n’étant plus considéré que comme un outil dont l’humanité, en particulier sa part souveraine, est niée : «  L’homme devient dans l’activité efficace l’équivalent d’un outil, qui produit, il est semblable à la chose qu’est l’outil, qui lui-même est un produit. » (Bataille, 1956a, p. 266)

L’utilitarisme et la subordination des hommes aux résultats futurs du travail sont largement accentués par rapport aux organisations du travail antérieures. De plus, la remise en cause de la séparation entre vie privée et vie au travail, les exigences adressées aux individus de flexibilité, de partage intime des objectifs de l’organisation (Brunel, 2008), d’engagement et d’authenticité (« être soi-même ») (Boltanski et Chiapello, 1999) dans une vie toute entière structurée autour du travail représente une « sur-humanisation » du travail (Linhart, 2015) proprement mortifère qui attaque la subjectivité du travailleur. Celui-ci est alors devenu un « Dead Man Working » (Cederström et Fleming, 2012). Ne pouvant plus éprouver sa vie dans l’instant présent, il est alors tenté par le suicide qui lui apparaît comme un moyen sacrificiel de retrouver paradoxalement une certaine maîtrise de son existence (Giddens, 1971), de retrouver sa vérité « intime », sa « souveraineté » en cessant d’être « la chose » du management et du capital : « Pourrions-nous sans la mort cesser d’être chose, détruire en nous ce qui nous détruit, et réduire ce qui nous réduisit à moins que rien ?» (Bataille, 1956a, p. 266)

Le harcèlement moral Le harcèlement moral (Leymann, 1996 ; Hirigoyen, 1998 ; Debout et Delgènes, 2020, p. 91-98 ; Dejours, 2005 [et particulièrement le cas de Madame VB], Dejours et Bègue, 2009) est fréquemment utilisé par les employeurs pour inciter à la démission des salariés dont ils veulent se débarrasser à moindre coût. Lorsqu’ils prennent une forme collective, on a pu parler de harcèlement moral managérial ou institutionnel. Ils interviennent dans des contextes de restructuration de l’entreprise. Ce fut le cas à France Télécom où les dirigeants voulaient contraindre à la démission les milliers de fonctionnaires (qui ne pouvaient être statutairement licenciés). Il y eut 12 suicides en 2008, 19 en 2009, 27 en 2010 et 11 en 2011 (Baudelot et Gollac, 2015). Le procès en première instance s’est déroulé du 6 mai au 11 juillet 2019,

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les trois dirigeants de l’époque ont été condamnés à 1 an d’emprisonnement (dont 8 mois avec sursis) et 15 000 € d’amende et l’entreprise à 75 000 € d’amende pour « harcèlement moral institutionnel » (La Tribune, 21 décembre 2019). La brutalité de leurs propos fut rapportée. Didier Lombard avait par exemple déclaré oralement « Je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte  » (Liaisons sociales magazine, 1er septembre 2020 ; Baudelot et Establet, 2018, p. 260). Dans son jugement du 20 décembre 2019, la 31e chambre correctionnelle du TGI de Paris affirma que l’entreprise avait mis en place une « politique délibérément attentatoire aux droits et à la dignité des employés de France Télécom SA, ainsi qu’à leur santé physique ou mentale » (Semaine sociale Lamy, 19 octobre 2020). La stratégie de l’entreprise selon le tribunal reposait « notamment sur une politique de déflation des effectifs concernant tous les employés de France Télécom SA, au mépris de leurs statuts d’emploi » (ibid.). Suite à l’appel de cette décision du tribunal correctionnel, la Cour d’Appel de Paris dans son arrêt de 341 pages du 30 septembre 2022 a confirmé la condamnation des dirigeants mais en assortissant l’ensemble de la peine de prison du sursis. Elle a surtout confirmé la caractérisation du délit de « harcèlement moral institutionnel » en ajoutant que celui-ci était constitué vis-à-vis de tous les salariés même si celui-ci n’avait pas de lien direct avec le manager harceleur : «  (…) la dégradation a concerné tous les salariés de tous les établissements du groupe dans lesquels étaient recherchés ou pratiqués la déstabilisation des salariés et le climat professionnel anxiogène propice à accélérer la déflation des effectifs et les mobilités. » (cité par Patrice Adam, Semaine Sociale Lamy n° 2017, 17 octobre 2022)

Elle ajoutait que ce harcèlement était en cascade et « ruisselait » : « (…) le harcèlement institutionnel a en effet pour spécificité d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime. » (Ibid.)

Enfin, tout en reconnaissant que l’entreprise était souveraine dans ses choix économiques, financiers et d’organisation, la Cour d’Appel a considéré qu’elle avait dépassé l’exercice raisonnable du pouvoir patronal en portant atteinte à la dignité des personnes : «  L’accélération impérative de la déflation des effectifs, les modalités utilisées, les retombées en cascade et le ruissellement découlant de cette méthode aux conséquences anxiogènes, ce

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dans un délai contraint et sans égard pour le sort des salariés pris dans l’étau, sacrifiés aux priorités financières, en dépit des alertes disponibles, ont constitué des agissements répétés étrangers au pouvoir de direction et de contrôle. » (Ibid.)

La réduction des effectifs est licite dans le système capitaliste mais il faut la faire avec « élégance ». Or, le licenciement économique des fonctionnaires était impossible. D’où le recours au harcèlement. Mais la question à poser qui ne l’a pas été est la responsabilité politique des institutions européennes qui ont déréglementé le marché des télécommunications et des élus français qui ont privatisé l’entreprise, ceci dans le cadre néolibéral et financier du capitalisme déjà évoqué. Le harcèlement moral consacre pleinement la transformation des hommes en « choses » puisque considérés comme inutiles voire nuisibles, on les élimine comme n’importe quel objet jetable. Le chômage résultant des plans sociaux, voiles hypocrites pour les licenciements de masse, est aussi facteur de suicide (Debout et Delgènes, 2020, p. 115121). Il représente une autre forme de la chosification des êtres humains Dans les deux cas, la négation totale de la souveraineté des travailleurs que ces politiques impliquent, va précipiter l’issue suicidaire. On peut dire du suicide ce que Bataille disait du sacrifice, il nie l’usage utilitaire qui a dégradé les travailleurs et il les « restitue au monde sacré » (Bataille, 1949a, p. 61). L’absence de reconnaissance La reconnaissance est un facteur clé de l’identité d’un travailleur, «  armature de sa santé mentale » (Dejours et Bègue, 2009, p. 39), car elle valide son appartenance à une communauté professionnelle. Les nouvelles méthodes de management détruisent la reconnaissance, créant ainsi « la crise d’identité et la décompensation psychopathologique » (ibid., p. 40). Cette absence de reconnaissance au travail peut même être voulue dans le cadre d’une stratégie de harcèlement pour réduire les effectifs.

Le désir de reconnaissance est au cœur de la dialectique du maître et de l’esclave dans l’interprétation kojévienne reprise par Bataille de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel (Kojève, 1947). L’opposition entre le maître (le souverain) et l’esclave est une opposition entre deux désirs. Celui du maître est un désir humain de reconnaissance, qui

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assume le risque de mort1 dans la lutte, et qui souhaite d’abord éviter le travail. Ce désir s’oppose au désir animal de survie qui est choisi par l’esclave par crainte de la mort et qui préfère le travail et la soumission. Pour Bataille, cette opposition existe en chaque individu qui a une part souveraine et une part soumise, y compris dans le travail. C’est parce que la part souveraine (« l’ordre intime ») est totalement niée par le management moderne que le suicide-sacrifice la rétablit sur un mode tragique : « …Le travail et la peur de mourir sont solidaires, le premier implique la chose et vice versa. (…) . Il [l’homme] a peur de la mort dès qu’il entre dans l’édifice de projets qu’est l’ordre des choses (…) L’homme a peur de l’ordre intime qui n’est pas conciliable avec celui des choses. Sinon, il n’y aurait pas de sacrifice, et il n’y aurait pas non plus d’humanité. L’ordre intime ne se révélerait pas dans la destruction et l’angoisse sacrée de l’individu. » (Bataille, 1948a, p. 312)

Les évaluations individuelles et les normes de « qualité totale » Les évaluations individuelles quantitatives et prétendument « objectives » ont été généralisées dans le privé comme dans le public par les nouvelles méthodes managériales. Selon Dejours et Bègue, elles reposent «  sur des bases scientifiques erronées  » (Dejours et Bègue, 2009, p. 42) car il est impossible de mesurer le travail effectif qui déborde souvent largement celui sur le lieu de travail. Elles suscitent un sentiment d’injustice chez les travailleurs. Elles créent de l’isolement, détruisent les collectifs de travail et la solidarité en mettant en concurrence des services, des ateliers et les salariés eux-mêmes. Dans un contexte de rivalité entre les travailleurs, elles conduisent à des comportements déloyaux (Le Breton, 2015, p. 17-18). De plus, les procédures de « qualité totale » imposent des normes abstraites pour obtenir des certifications de qualité. Elles remplacent alors le travail vivant des agents pour faire face aux aléas inévitables de la production (pannes, dysfonctionnements, accidents…). Elles impliquent des tâches de contrôle administratif chronophages pour les salariés et les amènent à frauder pour préserver l’image de l’entreprise au mépris de leur éthique professionnelle. 1 Selon la « théorie interpersonnelle du comportement suicidaire » (Van Orden et al., 2010 ; Joiner, 2007) et le modèle intégré motivationnel-volitionnel du comportement suicidaire (O’Connor et al., 2016), les personnes qui se suicident ont un affaiblissement de la peur de la mort et une tolérance plus grande à la souffrance physique.

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On a vu que pour Bataille, la communication est une dimension anthropologique majeure (cf. supra I – 2) – d) qu’il associe à la souveraineté : « La communication suppose, dans l’instant, la souveraineté de ceux qui communiquent entre eux, et réciproquement, la souveraineté suppose la communication. » (Ibid., p. 313)

Elle est celle de ces « moments privilégiés (…) que fondent les émotions de la sensualité et des fêtes, que fondent le drame, l’amour, la séparation et la mort » (ibid., p. 312). Elle s’oppose à la « communication faible, base de la société profane (de la société active – au sens où l’activité se confond avec la productivité) » (ibid.), c’est-à-dire la communication que l’on étudie en sciences de gestion, plus ou moins utilitaire et fallacieuse, celle des fraudes et mensonges engendrés par la « qualité totale » mettant les salariés dans un conflit éthique, celle marquée par l’absence d’honnêteté, le manque de loyauté que fustige Bataille dans La Littérature et le mal à propos de Jean Genet : « (…) la souveraineté veut l’élan du cœur et la loyauté parce qu’elle est donnée dans la communication. » (Ibid., p. 304)

Toutes ces procédures attaquent la souveraineté des salariés et sont sources de dépression mortifère à laquelle le suicide sacrificiel tente d’apporter une réponse. Le suicide « protestation sociale » et le suicide « vindicatif » On vient de voir que le suicide au travail tente de rétablir de façon tragique une « communication forte » qui exige solidarité entre les travailleurs et loyauté. Cela explique les messages envoyés par les suicidés pour rendre compte de leur acte. Le suicide apparaît alors comme un moyen de protestation suppléant à la disparition des collectifs de travail et de la solidarité spontanée ou organisée par les syndicats (Waters, 2015). La conception du suicide comme protestation sociale est ainsi mise en avant par Sarah Waters (2020) à travers ce qu’elle appelle les « voix du suicide »2, c’est-à-dire des témoignages, notes, lettres laissées par les suicidés, les proches ou les syndicalistes expliquant leur geste et mettant clairement en cause les managers et les directions. 2 Elle s’appuie sur la méthodologie du sociologue Jack Douglas qui écrit que la signification des suicides « doit être construite par les individus qui les commettent et par les autres participants à travers leurs interactions réciproques » (Douglas, 1966, p. 267).

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Je n’en citerai qu’un exemple, celui d’un employé de France Télécom de 54 ans qui s’est jeté sous un train en 2008 et laissa une lettre pour son syndicat : « J’aimerais seulement que mon geste serve à quelque chose (…) Si vous pouviez parler à d’autres personnes ou intensifier cette affaire, afin que d’autres personnes sachent et réalisent que ce groupe d’irresponsables est prêt à faire n’importe quoi pour faire partir les gens. » (cité par Waters, 2020, p. 85, trad. par moi)

Ces témoignages qui peuvent être combinés à une mise en scène spectaculaire du suicide sur le lieu de travail sont aussi une demande de reconnaissance, donc un acte souverain de résistance et de révolte. Cela conduit à examiner une dernière caractéristique des suicides au travail, le suicide « vindicatif ». Il est évoqué par plusieurs auteurs s’appuyant sur les lettres et témoignages des suicidés qui mettent en cause le management et la direction des organisations (Waters, 2020). Appelé aussi suicide vengeur, le terme de « suicide vindicatif » a été créé par l’ethnologue Bronislav Malinowski aux îles Trobriand à propos de personnes se jetant dans le vide en haut du palmier de la place publique du village après avoir désigné à l’assemblée la personne, la famille ou le groupe dont elles avaient été la victime. Plus généralement, on retrouve dans la littérature sociologique ou psychanalytique cette idée d’agression contre autrui que représente le suicide. Halbwachs (1930) évoque les suicides imprécatoires ou de vengeance, Baechler (1975), les suicides agressifs. Du côté de la psychanalyse, pour Freud (1917) le suicide résulterait d’une substitution d’une agressivité contre le moi par introjection aux sentiments de haine visà-vis d’une autre personne. Comme pour Freud, parmi les motifs du suicide selon Menninger (1938), c’est le désir de tuer qui serait le motif principal. La pulsion de mort serait à l’œuvre. En tout cas, le désir de meurtre que représente le suicide au travail ainsi que le rituel de la mise à mort souvent sur le lieu de travail représentent clairement des preuves d’une action sacrificielle au sens de Bataille (transgression de l’interdit du meurtre et acte de communication).

Conclusion Le rapprochement de certains suicides avec les sacrifices a été faite par plusieurs sociologues et psychologues. Halbwachs (1930) a par

Les suicides au travail  n 179

exemple consacré un long chapitre dans son ouvrage sur le suicide dans lequel il compare sacrifice et suicide. Il reconnaît d’abord une grande parenté entre eux car tous deux ne relèvent pas d’une décision individuelle mais sont commandés par « des représentations ou impératifs collectifs ». Il considère le suicide altruiste et le suicide imprécatoire ou de vengeance comme un sacrifice à une condition toutefois : « Mais, tandis que la société préside au sacrifice, qu’elle l’organise publiquement, tandis qu’elle en prend la responsabilité, elle ne veut pas qu’on puisse dire qu’elle est intervenue dans le suicide. » (Halbwachs, 1930, p. 475)

Il ajoute que le sacrifice prend une forme rituelle par laquelle la société exprime explicitement, de façon visible et sensible une volonté collective « de façon à créer chez les assistants et les participants une communauté de sentiment, et une décision unanime » (ibid., p. 476). Pour Le Breton (2015, p. 19) : « (…) le suicide est un ultime sursaut (…) Dans une logique de sacrifice, il est alors orienté contre les persécuteurs, quitte à en mourir, mais en espérant sur le moment les atteindre enfin en les contraignant à voir les conséquences de leur mépris ou de leur obstination. »

Par ailleurs, Bataille avait envisagé le projet fou dans le cadre de la société secrète Acéphale de lier ses membres par un sacrifice humain, fondant ainsi une nouvelle religion : « On chercha une victime consentante ; il semble qu’il s’en trouva une. On chercha un sacrificateur, il semble que ce fût en vain (…) l’irrémédiable n’eut pas lieu » (Surya, 1992, p. 303). Selon certains commentateurs oraux, il semble que ce fut Bataille lui-même qui avait envisagé d’être la victime, ce qui authentifie pour lui le rapprochement entre sacrifice et suicide. Bataille considéra plus tard, (sans reconnaître le projet de sacrifice), que ce projet de fonder une nouvelle religion était « une erreur monstrueuse » (Bataille, 1950-1961, p. 373). Appliqués aux suicides au travail, l’analyse bataillienne du sacrifice et son rapprochement avec le suicide permettent de relier de façon cohérente tous les facteurs explicatifs de ces suicides. L’intensification du travail, les mobilités forcées et le harcèlement moral transforment totalement les hommes en choses et en outils jetables niant leur subjectivité. Le manque de reconnaissance conduit certains travailleurs à préférer une mort sacrificielle à une vie d’esclave. Les évaluations individuelles isolent les salariés et les procédures de « qualité totale »

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les obligent à des fraudes contraires à leur éthique professionnelle. La « communication » et la loyauté qui lui est consubstantielle sont ainsi détruites. Le suicide « vindicatif » exprimant la pulsion de mort est une transgression de l’interdit du meurtre propre à l’érotisme sacré, le suicide « protestation sociale » avec ses témoignages des suicidés et suicidants, sa mise en scène sur le lieu de travail tentent de rétablir une communication souveraine. L’acte suicidaire est en lui-même une manifestation réactive par laquelle le suicidant ou le suicidé exprime de façon volontaire et consciente sa dignité, sa demande de reconnaissance et son mépris de la mort, semblable en cela au maître hégélien. C’est aussi une inversion de la relation maître-esclave, l’ancien maître se retrouvant incriminé publiquement et défié sans pouvoir y répondre (une vengeance définitive ?). Il exprime aussi de manière inconsciente sa vérité anthropologique d’« être pour la mort » (Heidegger, 1927). Inconsciente parce que les diverses explications que les suicidants, les témoignages et les théories elles-mêmes donnent de l’acte suicidaire sont comme ces « enchaînements de leurres et de faux pas » qui amènent les hommes à vouloir saisir « dans le sacrifice » et dans le suicide, « cette ombre-que par définition nous ne saurions saisir – que nous n’appelons que vainement la poésie, la profondeur ou l’intimité de la passion » (Bataille, 1949a, p. 76)3. Les suicides, sur le lieu ou en relation explicite avec le travail, plus ou moins ritualisés, sont bien des sacrifices humains dans le contexte de notre modernité où il est devenu impossible d’être un sacrificateur, à moins de désigner ainsi les dirigeants d’entreprise ou les managers qui conduisent leurs subordonnés au suicide par leur soumission aveugle aux normes capitalistes de rentabilité. Mais cette difficulté de donner un sens définitif aux suicides au travail répond bien à l’inachèvement et au hors-sens que la pensée de Bataille souligne dans la réalité humaine4. 3 Dans la préface de cet ouvrage, je rappelle l’impossible paradoxal que représentait pour Bataille la volonté de saisir comme un objet ce qui relève d’un sentiment ou d’une émotion subjective comme la souveraineté. Mais, une deuxième source de « leurre » plus radicale encore provient du fait que le suicide va jusqu’à la mort réelle empêchant finalement l’accès à la souveraineté. Car l’authentique souveraineté consisterait à mourir tout en restant vivant pour pouvoir éprouver cette proximité de la mort et du retour à cette continuité perdue : encore un impossible paradoxal et insurmontable qui fait que les suicidés manquent finalement ce qu’ils recherchent. 4 David Le Breton illustre par une histoire le caractère énigmatique et finalement hors sens du suicide en rappelant le cas d’un ouvrier qui semblait gai et enjoué et qui, peu de temps après, s’était suicidé. Sa femme ne comprenait pas le pourquoi et avait interrogé avec désespoir son nouveau mari. Celui-ci lui avait dit : « Il a dû voir un moborosi » et il lui avait rapporté que « son père qui pêchait au large a vu un moborosi, une étrange et belle lueur sur l’horizon, qui l’a irrésistiblement attiré vers la haute mer ». David Le Breton en concluait : « L’abîme du sens se résout peut-être finalement dans un nom ou plutôt un récit qui nomme l’événement, et le ramène ainsi au pensable. Le moborosi est une représentation paradoxale de l’irreprésentable » (Le Breton, 2015, p. 21).

Chapitre 3. Une critique sans réserve du monde du travail Georges Bataille au prisme de la dialectique négative Frédéric Porcher (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) La pensée de Georges Bataille offre-t-elle des ressources pour articuler aujourd’hui une forme de connaissance et de critique du travail ? C’est à cette question que nous souhaitons consacrer cet article. Tout d’abord en partant de la contradiction qu’à première vue celle-ci soulève dans la mesure où Bataille entend situer son interrogation par-delà ou en deçà de la logique du savoir et des sciences constitués (I). Ensuite, en observant que la notion de travail n’est pas, dans ses écrits, séparable de la notion apparemment antonyme de jeu : une telle démarche, outre qu’elle porte déjà la trace d’une incomplétude du travail, invite à questionner l’asymétrie des deux concepts : quel intérêt y a-til à opposer le travail au jeu ? Et s’agit-il finalement pour Bataille de remplacer la valeur du travail par celle du jeu en considérant, à l’instar d’un Huizinga, que l’Homo faber doive céder la place à l’Homo ludens ? (II). À rebours d’une approche statique ou simplement oppositive du travail et du jeu que Bataille juge conservatrice et inapte à mener ce qu’il nomme une véritable « critique du monde négateur du travail » (Bataille, 1951b, p. 114) dans nos sociétés modernes, nous défendrons l’hypothèse que le déplacement proprement bataillien du travail au jeu n’implique ni substitution, ni rejet du travail. Bien au contraire, Bataille tente par ce geste de conquérir une nouvelle façon de penser l’activité centrée non plus sur une conception extensive (le « monde du travail et de la pratique ») mais intensive de l’être humain. Ce qui confère à

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la critique bataillienne du monde du travail une teneur sinon unique, du moins très originale qu’il nous faudra en dernier lieu examiner. Pour cette raison, nous proposerons d’appréhender ce modèle critique du travail, selon une terminologie empruntée au philosophe allemand T. W. Adorno, comme une « critique sans réserve » au sens où la négativité supposée de la critique n’agit pas de façon oppositive, soustractive ou totalisante mais additionnelle : la norme du travail n’est donc pas critiquée au sens où elle serait rejetée mais réaffirmée de façon non positive en faisant du jeu la part inconsciente générée et refoulée par la fonction anthropogène du travail (III). I

Rappelons le premier mouvement de notre question introductive : est-ce que la pensée de Georges Bataille peut fournir des ressources pour articuler aujourd’hui une forme de connaissance du travail ? Avant d’en aborder l’aspect critique, la question nécessite de se pencher sur le problème de la connaissance. Comme chacun sait, Bataille soulève en effet une difficulté de taille puisqu’il dit « faire œuvre scientifique » (Bataille, 1937, p. 302) et récuse pourtant les approches de ce qu’il nomme « l’homme de la science » (Bataille, 1938, p. 525). D’où une très grande attention portée aux sciences sociales de son temps (psychanalyse, sociologie, ethnologie) et, dans le même temps, la tentative d’en faire un usage autre que « scientifique » au sens restreint et étroit du terme. On trouve une bonne illustration de cette démarche dans la « Déclaration sur la fondation d’un Collège de sociologie » qui, comparée à la sociologie scientifique des durkheimiens portant sur le sacré, veut être une « sociologie sacrée ». Autrement dit : ne pas simplement envisager le sacré comme un objet de science mais en retourner le stigmate sur la sociologie elle-même en la sommant de devenir une « sociologie sacrée ». Un tel retournement se laisse interpréter à plusieurs niveaux : d’abord en faisant valoir que la vie n’est pas séparable du mouvement de la connaissance et qu’il faut donc refuser de faire de la connaissance un objet séparable de la vie. Ensuite, pour parler comme Gaston Bachelard, il s’agirait de défendre un « nouvel esprit scientifique » où ce n’est plus tant le savoir que la « volonté de savoir » qui se trouve mise en question : comme le précise Bataille, c’est bien la « volonté de savoir » qui, dans son propre déploiement interne, « apprend à l’ipse qu’il va se perdre et le savoir en lui » (Bataille, 1943, p. 67). Soyons plus précis : bien que Bataille affirme le « non-sens » d’une telle volonté de savoir structurellement condamnée à se perdre, cela ne veut surtout pas dire qu’il faille en conclure à l’absence de sens

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d’une telle volonté de savoir. Ce qu’il tente bien plutôt, c’est de transgresser les limites et les interdits constitutifs du savoir : le « non » du non-sens devant s’entendre ici comme la délimitation d’un nouvel objet que Bataille caractérise, dans ses écrits sur Nietzsche, comme un objet « libre de sens » (Bataille, 1945a, p. 22). De sorte qu’il s’agit moins, dans ce cadre nouveau du « non-savoir », de déplacer les terres inconnues que de transgresser les limites ou les interdits rationalistes attachés au savoir et, partant, à la science – au premier rang desquels le grand partage entre sujet et objet, connaître et agir. On peut donc en déduire que parler de « connaissance » à propos du travail repose ici sur la condition expresse de faire du travail quelque chose de plus qu’un simple objet de connaissance. Mieux, cela revient à appréhender l’activité du travail comme cette opération initiale, relayée par la science et même la philosophie, ayant eu pour conséquence de séparer l’homme de la nature, le sujet de l’objet. Reste une dernière difficulté qui est que Bataille ne récuserait sans doute pas le fait qu’il « travaille », bien qu’il n’entende pas confondre le mouvement de sa propre pensée à un travail. Dans Méthode de méditation et alors même qu’il insiste sur l’aspect « servile et estropié » du travail scientifique, Bataille en vient pourtant à affirmer que « malgré tout ma vie fut aussi un immense travail : j’ai connu en payant ce prix une part à mon gré suffisante du possible humain » (Bataille, 1947a, p. 209). Tout se passe donc comme si le résultat du travail (son postulat même) allait finalement dans le sens contraire du travail. Or ce point apparaît d’une extrême importance pour saisir en quel sens Bataille opère un renversement de la perspective traditionnelle sur le travail et l’activité du savoir. On sait que l’on doit à Kant d’avoir inauguré le fameux renversement copernicien du problème de la connaissance en déplaçant son centre de gravité de l’objet au sujet de la connaissance. Par comparaison, on peut avancer que Bataille opère un renversement analogue, bien qu’il ne concerne pas tant l’activité de connaître que l’exercice de la pensée. Par-delà la distinction du sujet de l’objet de la connaissance, Bataille renverse en effet le problème de la science et de la connaissance en se demandant non pas à quelle condition une connaissance est possible (Kant), mais comment il est possible de franchir les limites de la connaissance. Ce qui l’amène à déplacer et reconfigurer le statut de l’expérience et, ce faisant, à promouvoir une « nouvelle façon de penser » (Bataille, 1943, p. 21) qui n’est ni l’expérimentation axée sur des positivités, ni non plus l’expérience purement subjective mais une « expérience intérieure » au sens de l’expérience vécue d’une négativité que Foucault et Blanchot désigneront tous deux comme une « expérience-limite » au sens d’une expérience au plus près

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de l’invivable et donc de l’impossible. Allons plus loin : ce qu’il s’agit justement d’expérimenter dans l’expérience intérieure, ce serait des « liens d’immanence » entre les objets que la science conçoit comme séparés de nous, ne serait-ce que pour en faire des objets de connaissance : « principe de l’expérience intérieure : sortir par un projet du domaine du projet. L’expérience intérieure est conduite par la raison discursive. La raison seule a le pouvoir de défaire son ouvrage, de jeter bas ce qu’elle édifiait » (Bataille, 1943, p. 60). Aussi voit-on dans cet extrait qu’il ne s’agit en aucune manière de sombrer dans l’irrationalisme voire le mysticisme (réduit au silence) puisque Bataille veut confronter la raison à ce qui vient la défier, c’est-à-dire délimiter ce qui, de façon immanente, excède sa propre puissance d’éclaircissement. Sortir de la raison ne veut donc surtout pas dire la transcender mais, tout à l’inverse, faire l’expérience d’une forme d’immanence absolue des objets au regard de laquelle la raison surgit toujours en extériorité (inclusion exclusive). Pour ne prendre qu’un exemple : Bataille caractérise l’économie générale qu’il entend promouvoir comme « une science » dont l’activité consiste à rapporter les objets de pensée à des « moments souverains » (Bataille, 1947a, p. 214), et ce par contraste avec une économie restreinte réduisant les objets à des valeurs marchandes et donc transcendantes. L’ambition d’une telle science serait ainsi de ne plus fragmenter la connaissance de l’homme, mais aller jusqu’à atteindre « l’homme entier » que Bataille appréhende comme « un être où la transcendance s’abolit, de qui rien n’est plus séparé » (Bataille, 1945a, p. 20) : ce qui veut dire que si elle est bien une expérience du non-sens et de la déstabilisation des savoirs, l’expérience intérieure n’est pas la simple négation du sens et du savoir. Il faut plutôt la considérer comme un mouvement d’émancipation de la pensée, délimitant une expérience d’un genre nouveau dont le sommet touche à l’impossible, lequel n’est pas non plus négation du possible mais, selon la formule bien connue, « l’extrême du possible ». En somme, ce que Bataille s’efforce de circonscrire dans cette expérience d’un genre nouveau, c’est bien ce qui excède le champ des sciences comme de la philosophie. Mais, d’un autre côté, une telle expérience n’en demeure pas moins praticable à qui veut, dans l’activité de connaître, se mettre en question et par cette opération – dont nous verrons qu’elle n’est pas séparable de l’idée même de critique –, sortir de la prison de la transcendance (la prison à l’air libre). Dit encore autrement, échapper à la domination du sens et de la raison comme de ses objets : « le droit fondamental de l’homme est de ne rien signifier » (Bataille, 1945a, p. 428). De la sorte, seule une mise en jeu de soimême serait en mesure d’exercer un tel droit à l’émancipation du sens.

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II

Fort de cet arrière-plan épistémologique au sens renouvelé, de quelle « connaissance » du travail peut-il s’agir ? Comment faire pour rapporter le travail à ce type d’attitude ou d’expérience intérieure immanente à l’homme et à sa pensée ? Un lecteur attentif ne manquera pas d’apercevoir que la réflexion de Bataille ne porte pas tant sur le travail comme tel qu’elle ne l’aborde latéralement en couplant le travail à son antonyme : le jeu. Ce qui, au vu de nos développements précédents, confirme déjà cette idée que le travail ne peut se réduire au statut d’objet de connaissance puisqu’il se doit d’être rapporté, conformément à la logique inhérente à la pensée de Bataille, au « moment souverain » qu’est censé désigner ici le « jeu authentique »1. En outre, on observe que la modalité d’analyse du travail fait l’objet d’un glissement au sens où elle est passible d’une double approche : tantôt, par exemple dans l’article sur « La structure psychologique du fascisme » (Bataille, 1933b), le travail est appréhendé au sens économique et marxiste d’activité productive régie par le système de l’argent ; tantôt – et le plus souvent en réalité –, le travail ne renvoie pas seulement à une activité productive et intentionnelle de nature sociale et économique, mais devient paradigmatique de toutes les activités humaines (tous les possibles humains seraient, en ce sens, issus du travail, y compris l’activité de la pensée et de l’esprit). En ce point, Bataille hérite de toute évidence de la philosophie de Hegel telle qu’elle a été réinterprétée par Alexandre Kojève pour qui, dans le sillage de Marx, Hegel serait le premier philosophe à avoir envisagé le travail comme « l’essence de l’homme »2 et, ce faisant, établi la centralité anthropologique du travail. En d’autres termes, Bataille hérite d’une conception anthropologique du travail l’autorisant à loger le travail à la source de toute activité, y compris celle de la science et de la philosophie. À ce stade, le travail ne désigne plus tant un concept qu’il ne devient un paradigme constitutif du processus de connaissance et de la séparation entre sujet et objet dont nous avons indiqué plus haut que Bataille la conteste absolument lorsqu’il dit faire œuvre de science au sens renouvelé du terme. On ne peut donc pas séparer ici la réflexion bataillienne sur le travail de la critique de Hegel médié par Kojève. Toutefois cette critique, on y reviendra, ne consiste pas à dire « non » à Hegel mais, tout au contraire, à mesurer jusqu’à quel 1 Pour plus de précisions sur cette notion capitale de « jeu authentique » et son irréductibilité vis-à-vis du sens usuel du jeu (ou des jeux), nous nous permettons de renvoyer à notre article : Porcher, 2018. 2 Conformément à l’épigraphe du livre de Kojève citant, en langue originale, une formule extraite des Manuscrits économico-philosophiques de 1844 où Marx affirme que le travail apparaît pour Hegel comme la manifestation de l’essence de l’homme.

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point Hegel ne savait pas pourquoi il avait raison. Tout repose ici sur la « marge aléatoire » (Bataille, 1945a, p. 426) que Bataille décèle à même le système hégélien du travail dont on sait qu’il culmine dans le savoir absolu. En vue de mieux délimiter cette marge aléatoire ou cet aléa inhérent au système hégélien tel que reconstruit par Kojève, il faut rappeler que chez Hegel le travail repose sur l’action humaine comprise comme « négation » de la nature externe et interne à l’homme : la célèbre dialectique du maître et de l’esclave apparaissant, aux yeux de Kojève, comme la grande parabole autorisant à réinterpréter le travail (au sens hégélien) comme une activité dialectique de négation et de transformation du donné naturel. Par où, pour le dire avec Kojève, « l’histoire humaine est l’histoire de l’esclave travailleur » (Kojève, 1947, p. 31). Or Bataille ne récuse pas du tout la priorité donnée au travail dans le système de Hegel, ni même d’ailleurs cette idée selon laquelle le travail serait, en son essence, puissance de négation du donné. Seulement, il introduit ses considérations sur le jeu dans les « marges du kojévisme » (Sabot, 2012) afin de pointer le fait que la négativité du travail échoue en définitive dans sa propre activité de négation. Ce qui revient à circonscrire la « part du jeu » comme ce que dissimule le travail lui-même et qu’il est justement censé nier sans y parvenir totalement. Qu’est-ce à dire ? Là aussi une difficulté nous guette, car on pourrait avoir l’impression que Bataille se contente tout bonnement d’opposer le jeu au travail en marquant l’incomplétude du travail pour revaloriser, à son encontre, la sphère du jeu. C’est d’ailleurs apparemment ce qui ressort de la recension du grand ouvrage de Huizinga Homo Ludens (1938 traduite en français en 1951) où Bataille loue ce dernier d’avoir su mettre en lumière le jeu comme l’exact contraire de la thèse hégélienne sur le travail. Mais Bataille entend aussi infléchir la position de Huizinga sur deux plans corrélatifs qui vont s’avérer décisifs en vue de relancer la discussion critique de la philosophie hégélienne du travail. D’une part en introduisant, dans le sillage de Durkheim et de Freud, les « interdits » ou les « tabous » formant cet élément capital qui, dans l’histoire de la civilisation, demeure irréductible tant au jeu qu’au travail à proprement dit. Ce qui, d’autre part, conduit Bataille à souligner la limite de la définition de Huizinga en défendant l’idée que le jeu n’est pas seulement, à l’instar de l’historien néerlandais, une action obéissant à des règles (librement consenties) mais une action venant régler un dérèglement initial tenant, pour l’essentiel, à « l’exubérance humaine » (Bataille, 1951b, p. 109) – autrement dit : le jeu n’est ni règle ni dérèglement mais « désordre limité » (Bataille, 1951b, p. 110). Toutefois, et ce point est essentiel, ce désordre ne provient pas uniquement des

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« primitives terreurs » suscitées par le chaos de la nature, mais aussi du travail en tant qu’il ne peut complètement juguler un tel désordre. Ce qui donne lieu à deux attitudes humaines opposées qui ne vont pas sans rappeler la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave : ou bien « jouer » en défiant la mort (souveraineté), ou bien « travailler » en considérant que la mort et le monde sont sérieux (servilité) (Bataille, 1951b, p. 116). Mais là où Bataille ne laisse pas de surprendre, c’est que son propos donne finalement l’avantage à Hegel sur Huizinga, bien que l’anthropologie hégélienne fondée sur le travail soit « le contraire exact du jeu ». Tout repose ici sur la dialectique qui, parce qu’elle fait défaut à Huizinga, nécessite de devoir relancer la confrontation du travail et du jeu en les dialectisant au sens où Bataille dit vouloir « reprendre, en suivant Hegel, la démarche de Huizinga » (Bataille, 1951b, p. 113). Du fait de son manque de dialectique, Huizinga est en effet conduit, aux yeux de Bataille, à déplorer que l’esprit de jeu soit passé à l’arrière-plan dans nos sociétés modernes fondées sur le travail. Tout se passe donc comme si Huizinga restait prisonnier de la dualité entre le travail et le jeu et, pour cette raison, ne pouvait que sombrer dans une forme de conservatisme social qui, à l’encontre du travail, ne peut rien faire d’autre que de pleurer l’occultation du jeu dans la civilisation moderne. Au motif de refuser une telle attitude conservatrice et déceptive, Bataille affirme, cette fois contre Huizinga, que « seule vaut la critique du monde négateur du travail, si elle admet d’abord que ce monde qui nia celui du jeu ne le nia pas par erreur, qu’il le nia pour la raison que son essence était de le nier » (Bataille, 1951b, p. 114). Comment alors pratiquer une telle critique du monde du travail moderne si cette critique semble en tout point transie par la dialectique inspirée de Hegel ? On notera tout d’abord que le travail se confond ici avec l’idée d’un «  monde négateur », c’est-à-dire très exactement avec ce que Hegel considérait comme la puissance de négation du donné naturel délimitant l’activité négatrice et transformatrice du travail. Seulement, cette négativité dialectique se doit d’être révisée au motif que le travail moderne ne nie pas uniquement le donné naturel mais aussi, comme le développe Bataille, le jeu en tant qu’il excède aussi bien la sphère de la nature que celle de l’activité et du travail. Ce qui ressort ainsi de la critique bataillienne, ce serait finalement la «  lâcheté » (Bataille, 1951b, p. 116) du travail au sens où le travail se révèle incapable de reconnaître que son opération dissimule voire refoule le jeu. Aussi la dialectique hégélo-kojévenienne a-t-elle raison malgré elle en quelque sorte : proposant de faire du travail l’essence de l’homme, elle donne la priorité anthropologique au travail mais, corrélativement, elle oublie ou dénie la part problématique de l’homme qui demeure en définitive

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indomptable et insoluble dans le travail. Ajoutons, sans pouvoir ici le développer, que la critique bataillienne fait aussi fond sur un diagnostic historique et critique où ce sont les guerres universelles (guerres totales) qui formeraient la « monstrueuse contradiction qui place sous le signe de l’invivable une humanité qui ne comprend plus » (Bataille, 1951b, p. 117), et ce parce que nous serions passés de la guerre en tant que jeu souverain (défier la mort) à la guerre confondue avec la nécessité d’un travail. Dit en d’autres termes, les grandes guerres du XXe siècle ont refoulé la notion souveraine de jeu majeur selon laquelle l’homme, dans l’érotisme, l’art et même la guerre, pouvait encore jouer librement en défiant la mort. Aujourd’hui, les guerres ne donnent donc plus la liberté de choisir entre le travail et la mort. En langage hégélien retourné contre lui-même : les « esclaves ont en somme tué les maîtres » (Bataille, 1951b, p. 118). Enfin, si Hegel l’emporte définitivement sur Huizinga, c’est qu’il a su mettre au jour une conception dialectique de l’être humain qui, selon la parabole du maître et de l’esclave, comporte en lui une part de souveraineté et une part de servilité. Sans entrer dans le détail de la différence proprement bataillienne entre maîtrise et souveraineté (Derrida, 1967), notons simplement que l’une des plus grandes innovations de Bataille est de proposer de relire cette dialectique de la maîtrise et de la servitude au sein d’un seul et même individu (Bataille, 1956b, p. 357). Où il s’agit, pour ainsi dire, de transformer la dialectique hégélienne de l’esclave et du maître en un lieu de tension et d’ambivalence immanent à tout homme pris individuellement. Aussi le travail et le jeu ne seraient plus compris de façon « extensive » ou spatiale opposant socialement tel homme à tel autre (selon le modèle marxien de la lutte des classes), mais de façon « intensive » et, ce faisant, temporelle. Toujours est-il que ce déplacement jette aussi un regard en creux sur une autre difficulté qui est que le travail spécule toujours sur un temps à venir par différence d’avec le jeu qui, de son côté, confronte l’homme au présent et à l’instant dans leur improbabilité. Or ce décalage temporel entre le travail et le jeu, le temps de l’avenir et le temps de l’instant, est si prégnant qu’il explique, comme le soulève Bataille dans ses écrits sur l’histoire universelle, que le travail soit en définitive la seule activité victorieuse à l’échelle de l’histoire humaine, c’est-à-dire là où « d’avance la victoire du travail est donnée » (Bataille, 1956c, p. 432). Aussi le travail anticipe-t-il chaque fois, dans son exécution, la totalité des possibles en faisant comme s’ils étaient donnés d’avance. À l’inverse, le jeu ne saurait agir par anticipation ni par projet pour cette simple raison qu’il n’est pas donné mais renvoie l’homme, à chaque instant, à sa propre ambivalence ou équivocité, y compris dans son

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impuissance à défier la mort autrement qu’en jouant et risquant sa vie jusqu’à se perdre : l’expérience intérieure de l’érotisme comme celle de l’art de Lascaux ou des formes élémentaires de la vie religieuse participent, en ce sens, d’une telle critique des possibles humains offerts par l’activité de travail et que Bataille conduit sous l’égide de ce qu’il désigne par « jeu ». Ce qui nous amène à questionner le modèle critique poursuivi par Bataille dans sa « critique du monde négateur du travail » dont on aura compris qu’elle demeure indissociable de la critique de la philosophie hégélo-kojévienne du travail. III

En vue de circonscrire ce modèle critique, il nous faut revenir sur le sens du titre de notre article : « une critique sans réserve du monde du travail ». Beaucoup inclineront sans doute à y voir d’emblée la référence implicite à Jacques Derrida. Parlant, à propos de l’économie générale de Bataille, d’« un hégélianisme sans réserve », ce syntagme derridien recouvre au moins deux significations : d’une part, il affirme une « complicité sans réserve » (Derrida, 1967, p. 371) entre Bataille et Hegel et, d’autre part, il vise aussi à marquer un écart en ceci que la pensée de Bataille aurait finalement pour conséquence de faire place nette à la dialectique au sens où Bataille valoriserait, contre la dialectique hégélienne, la « dépense sans réserve » qui « ne nous laisse plus, écrit Derrida, la ressource pour la penser comme une négativité » (Derrida, 1967, p. 380) et ne peut donc être surmontée (aufgehoben) par une opération dialectique. Ajoutons que l’interprétation derridienne s’avère en réalité symptomatique de tout un pan de la réception française de Bataille qui, dans les années 1960-1970, luttait farouchement contre la pensée dialectique. Même si c’est en des sens très différents, autant Derrida que Blanchot et même Foucault partageaient alors une même intuition d’après laquelle la pensée bataillienne échappait à la dialectique hégélienne et à la pensée dialectique tout court3. Or, notre proposition invite à jeter un doute sur cette herméneutique anti-dialectique en nous demandant si la pensée de Bataille abandonne, aussi certainement qu’on a pu le soutenir jadis, la pensée dialectique. Certes, il ne s’agit plus de pratiquer la dialectique hégélienne, mais faut-il assimiler, sans autre forme de procès, la dialectique à la seule figure de Hegel ?

3 Blanchot évoque pourtant bien la passion de Bataille pour la pensée négative tout en reconnaissant que celle-ci échappe finalement à tout « renversement de la raison dialectique » (Blanchot, 1969, p. 526). À propos de la transgression chez Bataille, Foucault fait pour sa part l’hypothèse que « peut-être un jour apparaîtra-t-elle aussi décisive pour notre culture, aussi enfouie dans son sol que l’a été naguère, pour la pensée dialectique, l’expérience de la contradiction » (Foucault, 1963, p. 754).

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Pour comprendre l’attitude de Bataille envers Hegel et la dialectique, il n’est pas inutile de partir des nombreuses analogies entre sa pensée et celle du philosophe allemand Adorno qui, à la même époque, se proposait de reconfigurer négativement la dialectique hégélienne en refusant que celle-ci puisse culminer dans la réconciliation (Versöhnung) au sens d’une dialectique positive4. Bien évidemment, Bataille ne parle pas directement de dialectique négative, mais il n’en demeure pas moins qu’il cherche, comme on l’a montré, à délimiter une nouvelle forme d’expérience qu’il lui est même arrivé de nommer « expérience intérieure négative » (Surya, 1987, p. 322). Or, c’est dans les leçons préparatoires à son maître-ouvrage Dialectique négative (1966) qu’Adorno propose de définir la nomenclature d’une telle dialectique en assimilant la dialectique négative à une « critique sans réserve de tout l’existant (rücksichtslose Kritik alles Bestehenden) »5. De même que Marx évoquait pour sa part, dans une lettre adressée à Arnold Ruge, « la critique impitoyable (rücksichtslose Kritik) de tout l’ordre établi » (Marx, 1843, p. 343). En vue d’appuyer cette homologie entre la dialectique négative adornienne et le modèle critique défendue par Bataille, nous nous contenterons succinctement d’insister sur trois éléments. Notons, en tout premier lieu, que le programme de l’expérience intérieure (resté inachevé) était entièrement placé, à l’instar de Marx, sous l’égide de la « critique » puisqu’il s’agissait d’articuler au premier chapitre (« critique de la servitude dogmatique ») un second (« critique de l’attitude scientifique ») et un troisième (« critique de l’attitude expérimentale ») (Bataille, 1943, p. 18). Comment ne pas, en second lieu, rattacher l’expérience intérieure à cette forme d’autoréflexion dialectique qui, comme pour Adorno, porte non seulement sur l’exercice de la pensée mais bel et bien sur la révision critique de la dialectique hégélienne ? À ce propos, Bataille insiste sur ce fait que c’est la « construction de Hegel » comprise comme « philosophie du travail » (Bataille, 1943, p. 96) qui forme pour partie les antécédents de son expérience intérieure, ajoutant d’ailleurs qu’il s’agit moins de lui donner tort que de marquer la confusion, chez Hegel, entre l’existence et le travail et, par voie de conséquence, entre le monde profane et le monde sacré, la servilité et la souveraineté. En troisième lieu, si la critique bataillienne peut se caractériser comme une « critique sans réserve », ce n’est pas qu’elle arrache son 4 La proximité avec Adorno est aussi notée, pour d’autres raisons que les nôtres, par Laurent Dubreuil (2006). À propos du statut de la pensée dialectique chez Georges Bataille : DidiHuberman (1995). 5 «  Darum negative Dialektik = rücksichtlose Kritik alles Bestehenden » (Adorno, 1965-1966, p. 26). Sur cette traduction et le parallélisme avec Marx : E. Renault (2019).

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opération critique à la dialectique mais refuse cette idée proprement hégélienne (et kojévienne) selon laquelle la dialectique pourrait s’achever dans le savoir absolu, c’est-à-dire dans cette grande identité conceptuelle résorbant en elle tout ce qui lui est hétérogène – ce qu’Adorno nomme de son côté le « non-identique »6. De sorte que la critique se doit de dialectiser sans relâche le travail et le jeu tout en sachant qu’elle n’atteindra jamais, au risque de se contredire elle-même, une quelconque positivité du type de celle attendue par une connaissance restreinte ou scientifique. Mieux, cette critique sans relâche rejoint ce que Bataille confie à Madeleine Chapsal au soir de sa vie (1961) comme étant sa plus grande fierté : « arriver à devenir le plus enragé possible en gardant une sorte de lucidité » (Chapsal, 1984). Autrement dit : critiquer sans relâche, et donc aussi bien sans réserve, tout l’existant, la rage récapitulant en quelque sorte la pensée de Bataille mêlant indistinctement critique et dialectique. Reste une ultime considération : si l’on ne peut séparer cette reconfiguration critique de la critique de Hegel, c’est que Bataille s’efforce de déplacer la dialectique du travail et du jeu sur le terrain d’une conception renouvelée de l’inconscient. Très tôt en effet, Bataille affirmait vouloir justifier  expérimentalement, c’est-à-dire sur des cas particuliers, la dialectique hégélo-marxienne en la couplant aux acquis des sciences sociales, c’est-à-dire à la psychanalyse freudienne et la sociologie héritée de Durkheim et surtout de Mauss (Bataille, 1932, p. 288). Mais là où une telle démarche se présentait encore à l’état d’ébauche dans les années 1930, il semble qu’elle est parvenue à se déployer progressivement en émancipant, à l’instar d’Adorno, la dialectique de sa source purement hégélo-marxienne. C’est notamment le cas lorsque Bataille discute et récuse le modèle freudien de l’inconscient dans un texte capital pour notre propos, issu d’une conférence donnée en présence de Lacan (Bataille, 1958/2005) et conservé à la Bibliothèque nationale. Où, après une fois avoir redéfini le principe de plaisir non plus en termes freudiens de diminution d’une tension mais d’intensification et de « jeu », Bataille en vient à affirmer ceci : « Hegel, achevé par Marx, a si bien construit une philosophie du travail que la philosophie négative, si l’on veut l’antiphilosophie, qui peut être envisagée à partir du jeu diffère aussi peu que possible de ce que j’appellerais le marxisme hégélien. Marx a déjà prétendu qu’il avait remis Hegel sur ses pieds. Il partait de 6 «  Si la doctrine hégélienne de la dialectique représente la tentative inégalée de se montrer, avec des concepts philosophiques, à la hauteur de ce qui leur est hétérogène, il faut alors rendre compte du rapport à la dialectique qu’il convient d’instaurer dans la mesure où sa tentative d’établir un rapport a échoué. » (Adorno, 1966, p. 13)

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ce que Hegel avait dit lui-même, que le philosophe se définissait par le fait qu’à l’encontre de tous, il marchait sur la tête. Pour moi je suis peut-être fortement tenté de revenir à la marche sur la tête. » (Bataille, 1958/2005, p. 24)

Si l’on délaisse l’aspect délibérément risible de la formule bataillienne optant pour une dialectique revenant à la « marche sur la tête », on voit à quel point, et non sans homologie une fois de plus avec Adorno, Bataille entend défendre une nouvelle version du « marxisme hégélien  » donnant finalement plus raison à Hegel qu’à Marx. En conséquence, la critique sans réserve du travail social procède en remontant à ses interactions, pour ne pas dire ses « interattractions » selon une formule du Collège de sociologie, avec le psychisme humain. Si bien que Bataille ne se contente pas d’élargir le marxisme en y introduisant le modèle freudien de l’inconscient (freudo-marxisme), mais adopte, selon une belle expression d’Adorno, la perspective d’une « écriture spéculaire » (Adorno, 1951, p. 333) faisant fond sur une forme de « négativité parfaite », c’est-à-dire sans réserve, refusant au marxisme comme au freudisme de réduire l’activité (sociale et psychique) au seul schème de l’activité de travail. Rappelons pour clore notre parcours que c’est Habermas qui a très bien vu la profonde accointance entre la théorie bataillienne et la théorie de la réification développée « dans l’optique d’un marxisme wébérien par Lukacs, Horkheimer et Adorno » (Habermas, 1988, p. 264). Mais c’était aussitôt pour mieux opposer les deux démarches au motif que Bataille s’embourbe dans « l’autre de la raison » et, ce faisant, oublie de dialectiser la raison et son autre : au lieu d’une véritable dialectique de la raison, ce sont alors les forces irrationnelles de l’excès et de la dépense improductive qui, aux yeux de Habermas, l’emporteraient finalement dans la pensée bataillienne. À son encontre, nous défendrons une tout autre ligne d’investigation partant de cette idée forte selon laquelle Bataille s’efforce, tout comme Adorno mais avec d’autres moyens, de défendre une autre dialectique – une « dialectique déchaînée » (Adorno, 1966, p. 52) – se tenant fermement dans l’immanence de la raison et dont résulte, comme nous avons cherché à le développer, la part hétérogène et irréductible du jeu. Seulement, et Bataille ne cesse d’y insister, le jeu « ne peut être déterminé que négativement » (Bataille, 1958/2005 p. 23) : ce qui veut dire aussi bien que seule une « philosophie négative » (Bataille, 1958/2005, p. 23) est en mesure de saisir indirectement ce que le travail dissimule, à savoir cette part inconsciente et additionnelle que l’activité du travail (comme celle de la raison) ne cesse de générer et qu’elle ne peut totalement nier

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ou refouler. D’où ses échecs qu’on aurait tort de confondre avec des erreurs puisqu’ils s’avèrent constitutifs de son essence même. Relire la pensée de Bataille à la lumière d’une forme renouvelée et inédite de la dialectique nous semble ainsi utile pour comprendre que le jeu – comme ses corollaires que sont la dépense, la souveraineté, l’érotisme ou l’hétérologie – ne doit jamais s’entendre positivement au risque d’annuler sa teneur critique et dialectique. De ce point de vue, la critique bataillienne du monde du travail, mais cela vaudrait tout aussi bien pour le monde de l’entreprise aujourd’hui, ne dénonce pas la primauté anthropologique et même normative du travail dans nos sociétés. Elle vise bien plutôt à mettre au jour ses insuffisances et ses échecs, c’est-à-dire cela même que l’activité du travail dissimule (le jeu) en ne s’avouant pas qu’elle ne peut suffire à nos sociétés pour se reconnaître elles-mêmes.

Chapitre 4. L’érotisme des cœurs est-il devenu impossible à l’ère des plateformes numériques de rencontre ? Quelques réflexions à partir de la conception de l’amour chez Bataille1 Christine Noël-Lemaitre (Aix-Marseille Université) Si les plateformes de rencontre numériques induisent des changements dans le mode de gestion des relations amoureuses, certains sociologues soulignent que les traits généraux de formation des couples demeurent, pour une large part, stables. La digitalisation du monde contribuerait même à favoriser l’articulation entre le souci de soi et le souci des autres indispensable à une vie de couple (Le Douarin, 2002 ; 2007). Au contraire, pour d’autres, Internet favoriserait et accentuerait même une rationalisation des rencontres et donc de la formation des couples. Les célibataires sur le marché des sites de rencontres n’hésiteraient pas à mettre en œuvre des stratégies de rationalisation et de mise en scène de leur «  identité numérique  » afin d’être jugés plus attractifs que les autres concurrents en ligne. La digitalisation contribuerait ainsi à promouvoir une forme d’auto-réification des individus qui se positionneraient dans une logique de consommation et seraient invités à devenir les promoteurs de leurs propres qualités. Pour Marie Bergström (2019), les sites et applications de rencontres bouleversent le cadre de la rencontre, sans pour autant faire table rase du passé. Ils accompagneraient plus qu’ils ne génèreraient un mouvement plus large 1 L’auteur souhaite remercier François De March pour ses pistes de lecture et ses références à l’origine de ce travail. Elle souhaite également remercier Marco Donato pour les échanges et discussions qui ont contribué à améliorer ce chapitre.

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de rationalisation du choix du partenaire amoureux et de dissociation de la sexualité et de la conjugalité. Notre objectif dans ce chapitre est d’interroger ce que les nouveaux outils digitaux font aux rencontres et aux relations amoureuses à partir de la confrontation des résultats émergeant des études menées en sociologie et de la conception de l’amour et de l’érotisme développée par Bataille au fil de ses écrits. L’amour serait-il finalement devenu un bien de consommation comme un autre ? Que reste-t-il du jeu de la séduction dans les rapports sociaux qui se nouent sur les plateformes numériques ? Le recours à la pensée de Georges Bataille pour notre sujet se justifie par le fait que l’érotisme constitue un thème central dans l’œuvre de cet auteur. Comme le souligne Juliette Feyel (2013, p. 63), il est « presque toujours présent dans les textes de Bataille ». La question de l’érotisme traverse à la fois des écrits tels que des poèmes ou des romans qui sont à l’origine de la réputation sulfureuse de l’écrivain (il en est ainsi à titre d’exemple d’Histoire de l’œil) et d’autres écrits dans lesquels il développe ce qu’il entend par « érotisme ». Dans le cadre de notre étude, nous nous centrerons essentiellement sur ces derniers textes, en particulier pour ce qui concerne la dimension relative au choix du partenaire amoureux. La mise en perspective de la conception de l’amour et de l’érotisme propre à Bataille nous permettra de pointer les conséquences des évolutions en jeu dans la marchandisation des rencontres et des relations amoureuses au travers des plateformes numériques. La logique à l’œuvre dans ces plateformes modifie-t-elle voire détruit-elle toute forme d’érotisme ? Les organisations qui entendent faire commerce de l’érotisme ne tuent-elles pas tout ce qu’il peut y avoir de beau dans le sentiment amoureux et le désir de l’autre pour ne retenir que ce qui peut être l’objet d’une transaction ? Après avoir présenté les traits saillants de l’érotisme selon Bataille et de son rapport à l’amour, nous soulignerons les logiques à l’œuvre dans les sites de rencontres telles qu’elles émergent de la littérature en sociologie. Enfin, nous proposerons une évaluation de ces logiques dans leur compatibilité avec les fondements de l’érotisme et du mariage propres à Bataille.

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L’érotisme et l’amour vus par Bataille Reconstitution du corpus de Bataille Un manuscrit de 1951 intitulé L’Histoire de l’érotisme constitue le noyau théorique, mis de côté et repris plusieurs fois par Bataille, avant de devenir l’essai paru en 1957, et intitulé simplement L’Érotisme. Cet écrit constitue le point de départ de notre analyse de la conception de l’érotisme selon Bataille, avec Les Larmes d’Éros, ainsi que les essais recueillis en 1957 sous le titre La Littérature et le mal. Notre corpus se révèle par conséquent incomplet puisqu’il ne comprend pas les romans écrits par Bataille. L’ampleur des textes retenus dans notre corpus nous permet néanmoins de reconstituer les points saillants de la conception de l’érotisme forgée par Bataille dans l’objectif de questionner notre rapport contemporain à l’amour et au couple. Pour Bataille, l’érotisme naît en même temps que l’homme. En effet, on ne parle pas d’érotisme chez les animaux, mais de sexualité. Si l’activité sexuelle est commune aux animaux, l’érotisme est typiquement humain, et intrinsèquement « diabolique » (Bataille, 1961). Dans l’introduction du livre de 1957, Bataille se propose de traiter son sujet sous trois formes : l’érotisme « des corps », l’érotisme « des cœurs » et l’érotisme « sacré ». Si c’est sur la nouveauté de ce troisième aspect que l’auteur insiste en particulier, l’érotisme « des cœurs » n’est pas moins au centre de l’enquête de Bataille. Certes, on pourrait être étonné du fait que cette tripartition introductive ne semble avoir aucun rôle structurel dans le développement de l’essai. En effet, Bataille en donne une définition étendue en tant qu’érotisme à la fois plus « libre » que celui ne touchant que la lourdeur des corps, et en même temps plus contraignant, dans la mesure où il « prolonge dans le domaine de la sympathie morale la fusion des corps entre eux » (Bataille, 1957a, p. 25). Ce prolongement n’est cependant décrit nulle part comme étant développé dans une dimension diachronique. Comme pour le « renversement des alliances2 », la distinction d’un premier et d’un deuxième moment n’est finalement qu’un stratagème à des fins de clarté d’exposition (Bataille, 1950-1951, p. 67). L’érotisme « des cœurs » est une forme 2 Le renversement des alliances renvoie à l’importance de la transgression pour l’homme. Il y a « renversement » car si la négation de la nature violente de l’homme exige de poser des interdits, la transgression de ces interdits manifeste un retour à la nature. Tout se passe dès lors comme si les premiers hommes n’avaient posé une série d’interdits (comme l’interdiction de l’inceste ou les interdits alimentaires…) que pour mieux les transgresser, inscrivant leur existence même dans la dépense d’énergie et la jouissance engendrées par ces transgressions. En effet les interdits permettent de différer la jouissance rendant ainsi possible le travail. Mais l’existence entièrement subordonnée au respect des interdits perd sa dimension proprement humaine. La violence comme les actes improductifs renvoient l’homme à sa part essentielle d’animalité.

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particulière et indépendante, et non seulement un développement et un effort de détachement à partir de l’attraction corporelle. Il s’agit de la notion qui se rapprocherait le plus chez Bataille de ce que nous pouvons appeler l’amour. Amour-passion, désir et mort : le monde des amants Bataille a érigé l’érotisme en objet d’investigation philosophique en construisant dans son œuvre un réseau mettant en relation les notions d’amour, de plaisir, de désir, de mort et d’utilité. L’amour apparait comme ce qui échappe à tout effort de rationalisation. Le désir, et en particulier le désir érotique, est ce qui peut permettre de trouver un sens à l’existence. Cette idée centrale traverse l’œuvre de Bataille. Déjà dans Histoire de l’œil, le protagoniste, qui tentait de se suicider avec le revolver de son père, revient sur ses propres pas : « (…) je me rendis compte, par lassitude, qu’il fallait que ma vie eût tout de même un sens et qu’elle en aurait seulement un dans la mesure où certains évènements définis comme souhaitables m’arriveraient. » (Bataille, 1928, p. 23-24)

Dans l’avant-propos du dernier ouvrage publié de son vivant, Les Larmes d’Éros, le désir érotique est considéré comme la seule vraie « fin », dans un monde de « moyens » (1961, p. 576). Dans « L’apprenti sorcier », Bataille fait de l’amour ce qui peut permettre à l’homme d’échapper au sentiment de vide et d’absurde qui émerge du fait d’avoir réduit l’existence à la servitude, d’avoir identifié l’existence de l’être humain à celle des différentes fonctions de la société. Ce n’est que dans et par la séduction qu’il est possible de « trouver la plénitude de l’existence totale », de se « rendre à la chaleur de la vie » (Bataille, 1938, p. 530). « Si ce monde n’était pas sans cesse parcouru par les mouvements convulsifs des êtres qui se cherchent l’un l’autre, s’il n’était pas transfiguré par le visage “dont l’absence est douloureuse”, il aurait l’apparence d’une dérision offerte à ceux qu’il fait naître. » (Bataille, 1938, p. 530)

Ces « mouvements convulsifs » sont exactement ce qui est propre à l’érotisme « des cœurs ». L’amoureux se perd lui-même dans son amour, il n’est apaisé que par la présence de l’être aimé avec lequel il espère pouvoir communier dans une union inaccessible au sein du monde de la vie discontinue. Mais s’il se perd lui-même, cette perte est

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attrayante et les vertiges de la passion supplantent l’angoisse qui peut être générée par la perte de soi. Le désir amoureux est associé au manque et à la souffrance. Ainsi il n’offre pas un bonheur calme et paisible à celui qui l’éprouve, sinon sous la forme de « l’apaisement de la longue souffrance qui le précède » (1957a, p. 25). L’absence de l’être aimé est une tragédie à laquelle on souhaiterait mettre un terme. Mais l’horizon d’une parfaite communion est illusoire, comme le disait déjà Bataille dans « L’apprenti sorcier » : « Si un homme rencontre une femme et si l’évidence se fait en lui que la destinée elle-même est là, tout ce qui l’envahit alors de la même façon est une tragédie silencieuse et incompatible avec les allées et venues nécessaires de cette femme. » (Bataille, 1938, p. 530)

Bien que cette fusion soit illusoire, elle ouvre néanmoins la voie à un plaisir extatique que seuls les amants peuvent connaitre parce qu’ils communient même par leurs silences. Ils forment ainsi un monde où chaque mouvement se charge « de passion brûlante » et a le « pouvoir de donner l’extase » (ibid., p. 531). Déjà dans « L’apprenti sorcier », Bataille parle d’extase et non simplement de plaisir. La différence entre les deux termes ne peut être simplement réduite à une différence de degré. Le terme d’extase renvoie en effet immédiatement à une dimension sacrée. L’érotisme « des cœurs », le « monde des amants », subit ainsi un glissement vers ce qui sera décrit plus tard comme l’érotisme « sacré ». À travers l’amant, l’individu cherche à atteindre « la continuité de l’être aperçue comme une délivrance », ce qui constitue quelque chose qui n’a rien d’illusoire, mais qui a plutôt les caractéristiques d’une « vérité de miracle » (1957a, p. 26). L’érotisme crée un déséquilibre qui touche la vie intérieure. L’érotisme « est l’un des aspects de la vie intérieure de l’homme » (1957a, p. 33), il est une « mise en question » qui correspond à une « dissolution » de l’individu, similaire à la mort (1956e, p. 412-413). Nous accédons ici à la dimension propre de l’amour chez Bataille. Vie et mort se confondent dans l’acte par lequel l’homme perd son propre être pour accéder au sacré. Le lien entre amour et mort, qui est exploré à travers l’histoire dans Les Larmes d’Éros, est déjà, comme nous l’avons vu, au fond de la démarche spéculative de L’Erotisme, depuis la première, célèbre phrase de son introduction : « De l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort. » (1957a, p. 17)

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Cette même phrase apparaît, en parallèle, dans l’essai sur Emily Brontë publié dans Critique de février 1957 et recueilli, la même année, dans La Littérature et le mal (1957b, p. 173-187) : Bataille introduit son étude en affirmant que « la mort est apparemment la vérité de l’amour. Comme aussi bien l’amour est la vérité de la mort » (ibid., p. 174). Dans cet essai, Bataille se penche sur une des œuvres littéraires du XIXe siècle qui incarne, selon lui, le mieux l’entrelacement entre l’amour et la mort. Il s’agit de Les Hauts de Hurle-Vent (Wuthering Heights) écrit par Emily Brontë (1847). Le roman met en scène l’amour contrarié de Catherine et Heathcliff, qui ont grandi ensemble mais dont l’origine sociale diffère radicalement. Cet amour violent entraine la perte de tous ceux qui gravitent autour des amants désunis. Seule leur mort leur permettra de retrouver une forme de sérénité. Chez Heathcliff, le fait d’insuffler une souffrance directe ou indirecte à celle qu’il aime, de se venger de son abandon, de sa lâcheté, lui permet de concrétiser sa passion. Faire du mal à autrui, c’est-à-dire faire du mal non pour se procurer un avantage matériel mais uniquement pour la jouissance escomptée, est le plus fort moyen d’expression de la passion (1957b, p. 175). Si l’amour est lié à la mort, cela ne signifie pas qu’il ne trouve son aboutissement que dans la décomposition matérielle du corps des amants. L’amour passion suppose que nous redoutions la disparition de l’être aimé ou la nôtre propre parce qu’elle mettrait un terme à cette relation. Construire, aimer, peut sembler absurde lorsque nous réalisons que tout peut disparaitre d’un moment à l’autre, que tout disparaîtra nécessairement. En même temps, l’élan de l’amour est un élan vers la dissolution. Un aphorisme dans l’écrit Sur Nietzsche de 1945, troisième part du triptyque composé pendant la seconde guerre mondiale, récite : « Ma rage d’aimer donne sur la mort comme une fenêtre sur la cour. » (Bataille, 1945a, p. 76)

Si la mort est « la vérité de l’amour », c’est parce que l’amour passion introduit une rupture radicale chez l’homme. Dans un premier sens, aimer c’est cesser d’être qui nous étions pour nous dédoubler en donnant naissance à un nouvel être par la reproduction : « L’érotisme est, je crois, l’approbation de la vie jusque dans la mort. La sexualité implique la mort, non seulement dans le sens où les nouveaux venus prolongent et remplacent les disparus, mais parce qu’elle met en jeu la vie de l’être qui se reproduit. Se reproduire c’est disparaitre, et les êtres asexués les plus simples se subtilisent en se reproduisant. Ils ne meurent pas, si, par la mort, on entend le passage de la vie à la décomposition,

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mais celui qui était, se reproduisant, cesse d’être celui qu’il était (puisqu’il devient double). » (1957b, p. 174)

L’impossible rationalisation de l’amour passion et les rouages du mariage Il apparait ainsi que pour Bataille, l’érotisme, y compris l’érotisme «  des cœurs », se situe aux antipodes de tout ce qui est rationnellement conçu, et en particulier du critère d’utilité. Aimer une personne ce n’est pas trouver la relation qui nous unit à elle utile ou confortable. Aimer une personne c’est être comme aspiré dans une relation qui nous conduit à l’extase. Cette conception se reflète y compris dans les circonstances qui amènent à la rencontre de l’être aimé. Le choix du partenaire est le fruit apparent du hasard, et non de critères de nécessité ou d’utilité qui se trouveraient satisfaits par un choix rationnel. La formulation la plus limpide de ce principe se trouve, encore une fois, dans « L’apprenti sorcier » : « Ce qui détermine l’élection de l’être aimé – telle que la possibilité d’un autre choix, représentée avec logique, inspire l’horreur – est en effet réductible à un ensemble de hasards. De simples coïncidences disposent la rencontre et composent la figure féminine du destin à laquelle un homme se sent lié, quelquefois jusqu’à en mourir. La valeur de cette figure dépend d’exigences depuis longtemps obsédantes, et si difficiles à satisfaire qu’elles prêtent à l’être aimé les couleurs de la chance extrême. Quand une configuration de cartes entre dans le jeu, elle décide du sort des mises : la rencontre inespérée d’une femme, de la même façon que la donne rare, dispose, elle, de l’existence… » (Bataille, 1938, p. 532)

Le fait qu’une relation soit le résultat de la satisfaction de critères logiques, semble non seulement étrange mais proprement « horrible » : « (…) la coïncidence des volontés n’est pas moins nécessaire à la naissance des mondes humains que la coïncidence des figures de hasards. Seul l’accord des amants, comme celui de la table des joueurs, crée la réalité vivante de correspondances encore informes. » (Bataille, 1938, p. 533)

L’alchimie d’une rencontre émane non d’un acte de la volonté mais de l’apparition « fortuite des “ensembles” ». Pour Bataille, « le monde des amants » est abandonné à la tricherie par laquelle on espère s’attirer

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l’affection de l’objet de notre amour. Mais ce monde est à contre-courant de la rationalité économique. Bataille va plus loin dans l’opposition entre la rationalité et l’amour : seule l’inconscience naïve des amants peut conquérir « ce monde de miracle » où « le hasard, la chance, qui dispute la vie à la disposition téléologique, à l’ordonnance des moyens et des fins, l’emporte ainsi, survenant avec une fougue divine » (Bataille, 1938, p. 534). L’intelligence de l’amour, le chemin qu’il permet de suivre jusqu’à l’expérience d’une existence pleine, ne peut pas découler de la raison qui prévoit. L’amour ne se génère pas sur commande, et encore moins à partir de la satisfaction d’un quelconque critère d’utilité. Chercher à trouver rationnellement l’amour à partir de l’optimisation de critères déterminés conduit à l’impossibilité même de l’amour. D’une certaine manière cette démarche contredit la destinée humaine et sa signification profonde. « La destinée humaine veut que le hasard capricieux propose : ce que la raison substitue à la riche végétation des hasards n’est plus une aventure à vivre mais la solution vide et correcte des difficultés de l’existence. » (Ibid.)

Bataille ne nie pas la possibilité de relations arrangées ou justifiées par des raisons objectives, telles que l’intérêt matériel. Mais ces relations ne relèvent pas de la passion amoureuse et de l’érotisme des cœurs. Il distingue ainsi la société de « consumation des amants » de la « société d’acquisition des époux ». Dans la pensée de Bataille, le mariage constitue le modèle des relations rationnelles puisqu’il s’agit historiquement avant tout d’une transaction par laquelle la propriété de la femme est transférée de son père (ou de son frère) à son époux. Ainsi l’époux devient tout à la fois le maitre du « champ sexuel » ouvert par le mariage, un champ qui a été abandonné par les proches à travers l’interdiction de l’inceste (Bataille, 1950-1951, p. 46-48) et le propriétaire de la force de travail de l’épouse dont il est autorisé à disposer. Cette transaction, bien que conforme aux règles, constitue néanmoins une transgression dont la dimension transgressive a été oubliée par l’usage. En effet, le rituel du mariage est une invention qui permet de gérer la sexualité en l’ordonnant. Il s’agit tout d’abord d’une manière de contourner l’interdiction de la sexualité, une exception à cet interdit comme l’était la prostitution sacrée autorisée au sein des temples. En reconnaissant une valeur économique à l’échange, sans s’apercevoir de ses origines, nous donnons au mariage le sens de « l’habitude émoussant le désir et réduisant le plaisir à rien » (Bataille, 1950-1951, p. 110). Ainsi y a-t-il de la place pour l’érotisme dans le mariage ? La réponse de Bataille, positive, est surprenante.

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« Le mariage (ou le couple uni par une vie commune) est d’ailleurs à la fin la seule forme d’activité sexuelle susceptible de lier tout le possible de l’érotisme, allant de la pureté à l’impureté, du désordre des sens à la fondation d’un foyer, du désir individuel à la totalité de ce qui est. » (Ibid., p. 131)

Cette dimension s’oppose à la recherche continue du changement, qui est décrite comme un signe d’impatience et de « propension à reporter sur autrui, sur le peu de charme d’un partenaire, la responsabilité de l’échec, une inaptitude à l’intuition sans laquelle nous ne saurions découvrir une voie souvent cachée » (ibid., p. 111) et en 1957, avec un mépris encore plus brutal, comme un goût presque animal, « sans doute maladif », qui ne mène qu’à une « frustration renouvelée » (Bataille, 1957a, p. 112). En quoi la conception de l’amour et de l’érotisme forgée par Bataille peut-elle nous permettre de questionner les logiques qui traversent l’économie de l’amour telle qu’elle est organisée dans les plateformes et les applications de rencontres digitales ?

Les logiques à l’œuvre chez les utilisateurs des plateformes de rencontres numériques : synthèse des analyses sociologiques Dès la fin des années quatre-vingt-dix, la France a connu le développement des premiers sites de rencontres sur internet, destinés à mettre en relation des partenaires à la recherche de relations amoureuses ou sexuelles. Une étude menée en 2008 dénombrait alors 1 045 sites de rencontres accessibles sur le territoire français (Bergström, 2011). Ces sites attiraient près de 10 % de Français issus majoritairement de catégories socio-professionnelles supérieures ou intermédiaires (Bajos et Bozon, 2008). L’usage de ces espaces en ligne constitue désormais une pratique largement répandue. Mais quelle différence peut être observée par rapport aux anciennes agences matrimoniales ? Pour François de Singly, les agences matrimoniales classiques constituent une sorte de marché parallèle par lequel des individus exclus du marché matrimonial pouvaient se rencontrer (Singly (de), 1984, p. 523). La nouveauté introduite par les sites de rencontre en ligne tiendrait au fait qu’ils attirent une large partie de la population et en particulier les jeunes. En effet, selon l’enquête de Bajos et Bozon (2008), près d’un tiers des jeunes de 18 à 24 ans se seraient déjà connectés à de tels sites. Les sites de rencontres en ligne induiraient ainsi une diversification des pratiques sexuelles hétérodoxes et une rationalisation du processus

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de recherche du partenaire amoureux. Une majorité d’individus se seraient désormais appropriés ces outils digitaux dans une optique de jeu amoureux, sans nécessairement rechercher l’âme sœur. Sites de rencontre et diversification des pratiques amoureuses Plusieurs travaux menés en sociologie depuis une dizaine d’années s’intéressent à l’influence d’internet sur les comportements sexuels, qu’il s’agisse de sites de rencontres sentimentales (Kaufmann, 2010 ; Lardelier, 2012) ou de sites proposant des prestations sexuelles tarifées (Bigot, 2008 ; Bernstein, 2007 ; Clouet, 2008). Pour Bergström (2012), les sites internet seraient des espaces de sociabilité en ligne. Leur fréquentation ne déboucherait pas nécessairement sur une rencontre et elle n’aurait d’ailleurs pas nécessairement cet objectif. Ces sites seraient essentiellement des espaces de « flirt virtuel », de divertissement permettant aux usagers de tester leur attractivité ou de briser l’ennui lié à l’habitude inscrite dans une relation. Léobon va plus loin. Il qualifie les sites en ligne comme un environnement propice à l’expression de la diversité des sexualités et à la découverte de nouvelles pratiques ou corporalités (Léobon, 2009, p. 198). Les rencontres numériques bien que résultant de la conjonction de facteurs explicites choisis par les utilisateurs (tels que l’âge, la couleur des cheveux, la morphologie ou le niveau de revenu) n’évacueraient pas pour autant toute possibilité de fantasme ou de séduction. Pour Assoun (2009, p. 42) pendant le temps où l’autre n’est pas vu réellement, le fantasme peut se donner libre cours. Ce temps d’échange virtuel serait même parfois la seule finalité des utilisateurs qui n’aspirent pas toujours à une rencontre en chair et en os (Veyrié, 2013, p. 54). La rationalisation du choix du partenaire amoureux Nombreux sont les sociologues qui identifient les sites de rencontre à un univers consumériste. Pour Baqué (2008), il s’agit d’une sorte « d’hypermarché du désir ». Pour Kessous (2011), le choix d’un partenaire sur un site de rencontres serait organisé autour de la logique du calcul et de la concurrence. Illouz (2006) souligne que les sites internet tendent à rationaliser les rencontres jusqu’à les transformer en véritable transaction économique. Cette rationalisation de l’amour serait même une des caractéristiques de l’époque contemporaine entrée dans l’ère du non amour. Le principe même qui est au fondement de ces sites internet est basé sur la réalisation d’un profit à partir de la mise

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en relations de partenaires. En outre, le fonctionnement pratique des sites de rencontres est fondé sur une hiérarchisation de critères auxquels l’internaute accorde une importance plus ou moins grande. Pour Veyrié (2013, p. 55), « l’évanescence de la singularité recherchée se noie dans une masse de choix ». Illouz (2012, p. 362) rejoint Veyrié sur ce point : « Le sentiment irrésistible de singularité absolue, qui était jadis la condition du sentiment amoureux, a changé, laissant l’individu noyé dans la masse des partenaires potentiels et interchangeables. »

Les sites de rencontres fonctionnent ainsi sur l’idée qu’il est possible de rationnaliser la sexualité voire l’amour par la mise en relation entre une offre et une demande. Cette rationalisation est entreprise en amont, avant le début de toute relation, dans le processus même de sélection des candidats potentiels. « Sur Internet, la recherche d’une partenaire est littéralement organisée comme un marché ou, plus exactement, elle prend la forme d’une transaction économique. » (Illouz, 2006, p. 255)

Des tendances paradoxales traversent les pratiques observées sur les sites de rencontres en ligne. L’inscription sur un site de rencontres suppose d’éradiquer une part du hasard qui entoure la rencontre. Si l’ambiguïté occupe en général une part importante dans les jeux de séduction, les personnes s’inscrivant sur un site de rencontres recherchent explicitement une rencontre amoureuse ou sexuelle. S’inscrire sur un site de rencontre c’est se déclarer comme étant célibataire ou en couple mais en tout cas ouvert à des relations extra-conjugales. Pour Bergström (2019), cette caractérisation a pour conséquence d’accélérer l’entrée dans la relation et d’évacuer le temps qui peut être accordé à la douceur, à l’attachement ou même au deuil d’une relation précédente. La rationalisation du choix du partenaire amoureux n’est sans doute pas née avec les sites de rencontre, bien au contraire. Nicole Cadène (2016) rappelle que jusqu’à la Révolution française, le mariage est d’abord une transaction au service de sa communauté qui permet de sceller une alliance ou d’accroître la sécurité financière de sa famille. Il peut se faire en dehors de toute rencontre préalable et même hors de la présence des intéressés par une simple procuration. C’est au XIXe siècle que le développement de la vie privée et de l’affectivité engendre une valorisation de l’amour conjugal. Ce n’est donc pas tant la rationalisation des rencontres qui serait « nouvelle » dans les sites

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de rencontre en ligne que la « culture du zapping » à laquelle ces sites conduiraient.

Bataille désinstalle Tinder Qu’aurait dit Bataille de la profusion et de la généralisation des sites de rencontres en ligne ? Globalement la digitalisation des rencontres amoureuses ou érotiques favorise à la fois une rationalisation de ces rencontres, une démultiplication des occasions d’entrer en relation accentuant un phénomène de « zapping » et une marchandisation formelle de ces relations. En ce qui concerne la rationalisation à l’œuvre dans le choix des partenaires amoureux, la nouveauté introduite par les sites et applications mérite d’être nuancée. Il est en effet possible de se demander si la rationalisation ne fait finalement pas partie du mariage en tant qu’institution. La réification des sujets à l’œuvre sur les plateformes ne serait-elle pas une simple extension des cultures traditionnelles qui voyaient dans les femmes offertes dans les unions des objets patrimoniaux ? En outre, au-delà des algorithmes et de l’évaluation d’un profil au service d’une prétendue compatibilité préconjugale, le fonctionnement de ces dispositifs n’exclut pas toute intervention du hasard. Les coïncidences continuent de jouer un rôle important dans la rencontre de deux individus (présence et activité des personnes sur la plateforme à un moment donné, circonstances « externes » susceptibles d’influencer l’usage pendant des périodes précises). Les sites de rencontre offrent finalement ce que les boums ou encore les rallyes d’hier permettaient, c’est-à-dire une détermination sociale des rencontres qui est, certes, différemment orchestrée mais se révèle finalement tout aussi inductive. Ces rencontres encadrées socialement ne peuvent-elles pas en outre donner lieu à des sentiments puis à des relations amoureuses susceptibles d’aller jusqu’à la formation d’un couple. La rationalisation sociale des rencontres n’est donc pas une nouveauté introduite par les sites de rencontres même si Bataille abhorre ce qui confine à l’utile et au productif puisqu’il conduit l’homme à renoncer à sa part de violence et d’animalité. Il nous faut toutefois remarquer que la multiplication des possibilités offertes par les plateformes numériques et les applications en ligne et l’exacerbation de préjugés fondés sur l’identité numérique des profils consultés perturbent la dynamique spontanée du mouvement inquiet du désir, qui ne peut pas être emprisonné dans les logiques liées à

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l’évaluation critique et comparée des futurs possibles. Le désir, tel qu’il est conçu par Bataille, ne peut pas trouver une véritable fertilité dans la prolifération des partenaires accessibles. L’impression vertigineuse d’un monde de désirs qui semble à portée de mains, sollicite à la fois la rationalisation du désir lui-même et le détournement de l’érotisme vers l’illusion d’une multiplicité de vies imaginables et interchangeables. Les sites sollicitent ainsi en permanence le « goût maladif » du changement, qui conduit à « une vie de frustration renouvelée » (Bataille, 1950-1951, p. 110). En proposant une série d’alternatives rationnelles, ces dispositifs proposent un portrait infidèle de la détermination spontanée de l’érotisme « des cœurs », cet amour qui fait que pour l’amant «  la possibilité d’un autre choix, représentée avec logique, inspire l’horreur » (Bataille, 1938, p. 532). Ce serait ainsi plutôt le « culte du zapping » et non la rationalisation du choix du ou des partenaires amoureux qui constituerait la véritable nouveauté induite par les sites de rencontres. Le vertige de l’amour, la possibilité d’esquisser une relation commune, devient finalement par l’intermédiaire des sites et des applications de rencontres, un simple objet de surconsommation obéissant explicitement à la loi de l’offre et de la demande. La transaction devient pour nombre d’usagers des sites plus exaltante que le moment de l’entrée dans la relation elle-même puisqu’elle est ouverte en un seul clic à tous les possibles. Mais il y a quelque chose qui apparait comme étant encore plus déconcertant, si l’on se réfère à la pensée de Bataille. On pourrait soutenir qu’en fournissant un espace précis et délimité à l’expression de la recherche amoureuse, du désir érotique et, pour certaines applications des pratiques sexuelles non conventionnelles, la fréquentation des sites et des applications de rencontre prétend trouver une place légitime pour l’érotisme dans le cadre « homogène » de la société, avec une concentration sur les moyens et sur l’utilité. L’institutionnalisation de ces espaces conduit à la négation de la nature même de l’érotisme dans son lien avec l’interdit. Dans cet espace qui vise à replacer l’érotisme dans le domaine insensé des fonctions, le choix à opérer entre différents candidats éligibles, qu’il s’agirait de comparer en toute logique, prend un tout autre sens. Il constitue la manifestation d’une conception de l’amour qui ne cherche plus en aucune forme la dissolution, mais qui se borne à utiliser la nécessité prétendue d’un partenaire (encore une fois justifiée par des raisons sociales) pour concevoir un modèle de vie qui envisage la coexistence indépendante des egos. « L’innocence » et l’absence de danger qui sont prêtées à la conception commune sur le mariage motivent une exigence de responsabilité dans la recherche d’une survie de l’individu et de ses fonctions. Le mariage propose en effet un

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modèle d’érotisme « rationnel » qui ne constituerait qu’une partie, ou une parenthèse, ludique et superficielle de l’existence fonctionnelle. En revanche, selon Bataille, « rien n’est plus éloigné de l’image de l’être aimé que celle de la société » et « les amants (…) tendent à la négation d’un ordre social qui conteste bien plus souvent qu’il ne leur donne un droit de vivre » (1950-1951, p. 137). Bataille soulignerait ainsi très probablement que cette conception ne signale pas que quelque chose ait changé profondément dans la nature de l’être humain. En effet, à ses yeux, l’érotisme est entièrement indépendant de ces critères et de ces dispositifs. Indépendant ne signifie toutefois pas inconciliable : simplement, on parle ici d’autre chose. La passion dans sa naissance intérieure ne peut pas constituer un bien négociable et ne peut pas émerger de l’application de critères déterminés. « L’inconscience naïve a seule le pouvoir de conquérir le monde de miracles où les amants se retrouvent. » (Bataille, 1938, p. 533)

Le culte du zapping induit par les sites de rencontres apparait ici comme une rupture du sacré. Si les sites de rencontres alignent l’érotisme sur un monde raisonné mû par la loi de l’utilité, le message de Bataille met en exergue en quoi la vie, dans ce qu’elle a d’unique et d’exaltant ne peut être alignée sur le modèle de l’économie.

Chapitre 5. Bataille et Artpress : l’art et l’érotisme Entretien de Catherine Millet avec François De March FDM : Merci Catherine Millet d’avoir accepté de nous accorder cet entretien. L’objectif de l’ouvrage collectif sur Bataille et la critique du management est de s’inscrire dans une recherche de la « valeur d’usage de Georges Bataille » comme Jacques Henric (2016) l’indiquait dans l’introduction d’un numéro spécial d’Artpress2 de 2016. Il est plus précisément, non de commémorer Bataille, mais de montrer en quoi il a aujourd’hui une actualité par rapport aux problèmes de la gestion et de la vie des organisations, car comme le rappelait Henry Mintzberg « notre monde est devenu (…) une société faite d’organisations » (Mintzberg, 2004, p. 11). La question de l’amour est par exemple devenue avec les sites de rencontre évoquées dans la communication précédente, une question d’organisation, on parle même de « manager » son couple. C’est dans ce cadre que nous souhaitions cet entretien avec vous, pour évoquer les rapports de Bataille et de l’art comme vous aviez pu les percevoir à Artpress, mais aussi la question de l’érotisme et la façon dont vous avez pu l’exprimer dans votre activité d’écrivain mais aussi dans votre vie personnelle illustrant de façon originale le rapport entre l’érotisme des corps et celui des cœurs. Je voudrais d’abord vous demander quelle a été l’évolution du rapport entre Artpress et Bataille. CM : L’usage que nous avons fait de Bataille ? D’abord, je voudrais rappeler que 2022 est le cinquantenaire de la naissance d’Artpress. Et c’est justement en 1972, peu après le colloque de Cerisy sur Artaud-Bataille que nous avons commencé à parler de Bataille. Ce fut

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un colloque « chaud » dans lequel il y eut beaucoup de polémiques et d’invectives et la première fois que nous avons évoqué Bataille dans Artpress ce fut à travers une interview de Philippe Sollers qui revenait sur ce colloque. Il lançait une bordée d’injures envers le public du colloque et en particulier envers les universitaires qui voulaient réduire Bataille à des théories. Par la suite, quand nous avons parlé de Bataille, ce fut surtout à travers l’histoire de l’art et ses écrits sur l’art. Ça a été un appui pour ne pas tomber complètement dans le formalisme et l’assèchement de la vie que ça peut représenter. Ma génération et la suivante ont été beaucoup dans le formalisme et en particulier le formalisme américain, l’abstraction, avec l’idée de l’autonomie de l’œuvre d’art. J’ai souvenir d’un article de Guy Scarpetta qui mettait en parallèle les écrits de Malraux et de Bataille, notamment sur Manet. Malraux évoquait la peinture de Manet comme une entrée dans la peinture moderne, la mise en avant de la peinture pour la peinture, quelque chose qui nous rapprochait du formalisme. Bataille, évidemment, notait aussi que dans la peinture de Manet, on renonçait à la narrativité de la peinture ancienne, mais son analyse était plus subtile, car Manet nous fait sentir l’absence de finalité, le sujet s’absente du tableau. C’est un art qui ne s’appuie plus sur la religion ou sur le transcendant mais qui a quand même la perspective d’une transcendance, et pas seulement la démonstration d’un savoir-faire ou un outil de décoration. Voilà en quoi Bataille nous a été utile du point de vue de la critique d’art. FDM : Il faut rappeler, Catherine Millet, que vous êtes à la fois directrice de la rédaction d’Artpress et en même temps écrivain (que vous préférez à écrivaine). Est-ce qu’il y a eu une évolution de la revue Artpress elle-même dans la critique d’art ou dans l’introduction de thèmes extérieurs à l’art ? CM : Artpress s’est surtout intéressée à l’art contemporain. Mais le rapport à la littérature a été présent d’emblée. Il y a toujours eu des pages littéraires dans Artpress. Nous nous sommes beaucoup appuyés, et on nous l’a parfois reproché, sur le travail de Tel Quel. Tel Quel était un lieu de rencontres pour beaucoup d’autres intellectuels et pas forcément des auteurs de Tel Quel. Nous avons toujours eu ce rapport singulier à la littérature et nous avons toujours eu un cahier littéraire qui est lu par des gens qui ne s’intéressent pas nécessairement à l’art. Nous restons très attachés, dans cette période actuelle qui est très régressive sur le plan esthétique, à l’idée de formes de recherche qui s’aventurent dans l’inconnu, qui sont transgressives. J’ai écouté les interventions et discussions qui ont précédé cet entretien. Vous avez surtout choisi les textes théoriques de Bataille, y compris dans les affiches que vous

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avez apposées, mais il y a dans les textes de fiction de Bataille des passages très transgressifs et des citations qui seraient plus difficiles à afficher sur les murs que celles que vous avez mises. Et je suis très bien placée pour savoir que travailler dans ce sens-là aujourd’hui, émettre ce genre de vérité, contrairement à une des communications qui a été lue qui disait qu’aujourd’hui la liberté dans le domaine de la sexualité était totale, je pense que c’est exactement le contraire. On vit dans une époque extrêmement coercitive dans laquelle les acquis de ma génération en termes de liberté des corps, on est en train de les perdre. Par exemple, des sites de rencontres pour ceux qui aiment les jeunes filles, ça n’existe pas. Et même, aujourd’hui, non pas pratiquer ce genre de sexualité mais le mettre en représentation, ça devient pratiquement impossible. Les écrits de Bataille, il faudrait les afficher. Il y a une nécessité de transgression aujourd’hui. FDM : Dans le numéro d’Artpress2 de 2016 consacré à Bataille, il y a un article de Catherine Malabou : « Faut-il sacrifier Bataille ? ». Cela m’amène à la question, le sacrifice aujourd’hui aurait-il disparu ? Evidemment, quand on pense au terrorisme ou aux suicides au travail, on peut répondre non. Chez Bataille, il y a un lien du sacrifice avec l’érotisme avec une gradation depuis l’érotisme des corps jusqu’à l’érotisme sacré. Mais dans l’érotisme des cœurs, la mort est présente lorsqu’il y a des ruptures et que la passion peut conduire à la mise à mort. On parlait d’affiches, mais justement, il y a beaucoup d’affiches qui indiquent la présence des féminicides. Ne relèvent-elles pas des sacrifices ? CM : L’existence d’écarts entre réel et symbolique est de plus en plus mal perçue par les gens. La fascination de Bataille pour le sacrifice, ça relève à la fois de la théorie et de la réalité inconsciente, du fantasme. Mais ce à quoi on assiste de plus en plus, c’est qu’on n’a plus le droit de parler de ça, on n’a plus le droit d’en faire la représentation, en particulier par l’art. Sur les sites de rencontre et sur internet par le biais des réseaux sociaux, existe une réelle censure. En parallèle, et c’est le même mouvement, la dimension sacrificielle (et donc libidinale qui nous vient de Bataille et de la psychanalyse) d’un certain nombre de pratiques comme le terrorisme religieux et même ce qui se passe en Ukraine, est totalement absente des commentaires. FDM : Il y a un autre article dans ce numéro d’Artpress2 qui considère comme dépassée la vision communautaire sacrée des opérations de Bataille d’avant-guerre et notamment d’Acéphale et au contraire qui majore toute sa production d’après-guerre. Qu’en pensez-vous ?

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CM : Il faut relativiser ces expériences communautaires, les remettre dans leur époque. Denis Hollier rappelait ce contexte des années 1930 et la fascination de Bataille pour le fascisme qui était plutôt une tentative de comprendre le fascisme qu’une adhésion aux thèses fascistes que Bataille combattait par ailleurs. Beaucoup d’intellectuels donnaient dans l’utopie communautaire face à ce monde nouveau, né de l’industrialisation, et qui allait s’abimer dans les guerres. Ayant compris ce qu’étaient d’un côté le communisme et de l’autre le fascisme, ces expériences de communautés secrètes, de phalanstères à l’écart du monde pouvaient sembler une alternative. J’ai beaucoup travaillé sur Lawrence (Millet, 2017) (d’ailleurs dans ce livre que j’ai écrit sur Lawrence, j’ai fait un rapprochement avec Bataille) et il a rêvé d’une communauté dans laquelle il se regrouperait avec ses amis intellectuels et artistes. Lawrence a lui-même, comme Bataille, écrit sur la naissance du fascisme en Italie dans Kangourou en 1923 en décrivant un regroupement très viril autour d’un maître. Il y avait chez ces intellectuels une volonté de comprendre les ressorts libidinaux, érotiques du phénomène fasciste. On peut penser que cette tentative d’analyser ainsi le fascisme, d’être fasciné et de voir ce qu’il y avait de perversion dans le phénomène ait été interprété par ceux qui restaient confortablement installés dans leur bonne conscience comme une adhésion au fascisme. FDM : Effectivement, on ne peut pas soupçonner Bataille d’avoir soutenu le fascisme mais il ressentait l’attrait que les grandes commémorations, les grands défilés pouvaient exercer sur beaucoup de gens. Et il a proposé d’utiliser les mêmes armes de séduction pour à l’inverse combattre le fascisme. Je revois dans ce numéro d’Artpress2 les dessins d’André Masson extrêmement érotiques. Est-ce que le dessin ne permet pas d’exprimer l’érotisme mieux que d’autres formes d’art comme la peinture, la sculpture, la photographie ou la littérature ? CM : Oui certains dessins de Masson ou de Bellmer ou même des œuvres de Salvador Dalí d’ailleurs commentées par Bataille lui-même sont dans ce registre. L’avantage des dessins sur le texte c’est de nous mettre sous les yeux ce qui est de l’ordre de l’impossible, des combinaisons d’organes qu’on retrouvera difficilement dans la nature. Il y a un pouvoir d’effraction de l’image qu’a plus difficilement le texte. FDM : Si on passe à vos romans, celui qui a eu un énorme succès, c’est La vie sexuelle de Catherine M (Millet, 2001) dans lequel vous vous êtes impliquée personnellement, ce n’est pas vraiment une œuvre de fiction. C’est d’un érotisme extrême. Il y a aussi votre rapport avec

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l’art, votre façon de structurer l’ouvrage et votre façon d’appréhender le rapport des corps.

CM : Mes amis étaient partagés, certains me disaient que c’était très érotique, d’autres que c’était très froid et donc décourageant. Chacun apprécie avec sa propre sensibilité. Oui, pour ce qui est de la structure du livre, c’est un livre de critique d’art. D’ailleurs j’ai écrit ensuite un livre sur Salvador Dalí (Millet, 2005) pour analyser ce qui relevait de la pulsion scopique. J’ai trouvé des éléments dans les textes de Dalí sur le rapport de la pulsion scopique avec l’érotisme en général et notamment avec les pratiques masturbatoires. Oui j’ai une approche visuelle, mon éditeur pour La vie sexuelle m’avait dit « soit factuelle », j’ai été factuelle et visuelle. C’est ma façon d’écrire. Les images jouent un rôle pivot dans le récit. Par exemple, mon livre sur la jalousie (Millet, 2008) est beaucoup alimenté par des images. FDM : Par rapport à la structure du livre, vous commencez par le nombre, le nombre de relations sexuelles… CM : Alors, contrairement à la citation que vous faisiez tout à l’heure de Belinda Cannone, je pense qu’on peut avoir plusieurs amours en même temps. FDM : Donc en revenant à la structure du livre, il y a après le nombre, l’espace, l’espace replié puis le détail ; ce qui me fait penser au livre de Daniel Arasse sur le détail dans l’art. Pourriez-vous nous parler de cela ?

CM : J’ai un peu oublié, mais l’espace correspond au fait que j’ai eu beaucoup de relations sexuelles dans un espace ouvert, dans la nature, la nuit correspondant aussi à cet espace ouvert. Dans ces espaces ouverts, à un moment, l’espace se resserre dans des cadres plus rapprochés. Pour le détail, je pense que la vision rapprochée d’un rapport sexuel alimente beaucoup le désir. Il suffit de voir ce qui est fait dans les films pornographiques, le très gros plan a un effet très fort. J’ai suivi une pente naturelle.

FDM : Concernant les espaces repliés, vous évoquez les relations sexuelles dans des voitures, mais aussi la maladie et la saleté et l’attirance des femmes vers le bas que l’on retrouve dans votre livre sur Lawrence où vous évoquez aussi Bataille…

CM : C’est une chose très fréquente chez Bataille, dans ses récits, ce sont des femmes qui sont les entraineuses dans le caniveau et on retrouve cela aussi chez Lawrence. Ce sont elles qui entraînent l’homme, leur partenaire, dans la souillure. C’est vrai qu’en lisant cela, je me

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suis sentie concernée. J’avais tout à l’heure regretté qu’on ne fasse pas allusion aux récits de Bataille, mais j’avais éprouvé moi-même une certaine répulsion dans la lecture de ces romans de Bataille, parce qu’ils vont très très loin dans l’abject. J’analyse mes hésitations au fait que ça doit toucher tellement profondément au fond de l’inconscient que ça engendre en moi une forme de résistance. La littérature, et notamment celle de Bataille, mais aussi de Lawrence, nous montre le goût féminin pour l’abject et la déchéance. Lady Chatterley est dans le déclassement social car elle fait l’amour avec un domestique, mais non seulement cela, elle le fait dans la boue. Il y a d’autres héroïnes de Lawrence qui se mettent dans la même situation. FDM : Il y a le rapport attraction-répulsion et la violence amoureuse… CM : Pas tellement la violence mais oui, il y a un basculement de la répulsion en attraction. J’avais écrit un tout petit livre, c’était la commande d’un éditeur, l’année de l’anniversaire de Charles Perrault. J’avais montré dans ce récit de réécriture du conte « Riquet à la houppe » (Millet, 2003), l’attraction que pouvaient représenter les monstres. FDM : Il y a aussi les rapports sadomasochistes avec les liens (les menottes ou les attaches diverses) dans les pratiques BDSM (bondages sado-masochistes). CM : Mais ça, ce n’est pas nouveau, dans Belle de Jour on avait déjà cela. J’entendais tout à l’heure avec réserves l’idée d’un rapport contradictoire entre désir et capitalisme. Il y a pourtant un rapport érotisé dans les prestations tarifées (on retrouve la passion de Bataille pour les maisons closes), le plaisir et l’excitation des hommes dans le fait de payer et des femmes d’être payées. FDM : Ne peut-on pas dire que dans La vie sexuelle de Catherine M, on est dans l’érotisme des corps alors que dans Jours de souffrance, on est dans l’érotisme des cœurs avec la question de la jalousie qui résonne avec la conception de l’amour chez Proust. CM : C’est difficile d’évoquer la jalousie sans parler de Proust. On m’a reproché de ne pas avoir mis de sentiment dans La vie sexuelle. J’ai écrit Jours de souffrance pas seulement pour répondre à ce reproche car c’était quand même pour parler des corps. Je l’ai écrit après avoir écrit cet essai sur Salvador Dalí et la pulsion scopique et je n’ai pu l’écrire qu’après, même si l’idée m’était venue avant. Ce qui était exposé dans Jours de souffrance, c’est en effet une jalousie mais qui est alimentée par les images et qui produit un délire et un plaisir masochiste

214  n  UNE CRITIQUE DE L’ORGANISATION DU TRAVAIL

absolument fous. Le livre raconte comment j’ai été prisonnière de ce plaisir masochiste terrible pendant plusieurs années. Donc érotisme du cœur mais aussi érotisme du corps confondus. Quand je répondais aux interviews sur La vie sexuelle, je disais oui les deux érotismes peuvent être séparés. Mais là je vous dis un peu l’inverse, parfois ça se recoupe et là c’est assez vigoureux. FDM : Ce qui surprend vu de l’extérieur, c’est la durabilité de votre couple alors que vous aviez des pratiques sexuelles multiples, c’est même extraordinaire. On sait qu’il en faut beaucoup moins aujourd’hui pour qu’il y ait rupture du couple. Le nombre de ruptures est en croissance exponentielle et ce sont les femmes qui en sont à l’origine à 75 %. Donc votre couple a tenu au-delà de ce rapport de jalousie que vous évoquez dans Jours de souffrance. CM : Le premier élément de réponse, c’est mon rapport avec Jacques Henric, ce qui a été dit tout à l’heure à propos de l’amour comme en parle Badiou (2009) (Jacques Henric et moi, on aime beaucoup Badiou). On se reconnaît bien dans cette définition. Par ailleurs, ce qui a pu faire échouer certains couples pratiquant l’amour libre comme cela, c’était que comme c’était libre, c’était transparent, c’était dans le contrat tacite, justement pour se garantir de la jalousie. C’était cette utopie de l’époque, vivre dans la transparence. J’ai évité cette ornière et Jacques Henric aussi. On savait vaguement que l’autre avait ces pratiques mais on n’en parlait pas, on ne se sentait pas obligé de les partager. Ça nous a préservés et puis il y a quelque chose à laquelle je pense maintenant après vous avoir écouté. Vous parliez des ruptures qui ont augmenté de façon exponentielle avec les femmes qui en sont à l’origine très largement. C’est très bien parce que ça alimente les sites de rencontre (rire). Je ne suis pas sociologue et je n’ai pas une théorie là-dessus. Dans les couples assez jeunes que je côtoie, le fait que ce soient les femmes, je l’ai constaté. Je vois les filles quitter les garçons et je suis entouré de jeunes hommes qui se retrouvent célibataires. Je pense que c’est un moment de la vie des femmes. En raisonnant en décennies, les femmes sont dans une période de découverte de leur corps et de leur désir. Elles ont un appétit de découvrir le plaisir. C’est empirique de ma part bien sûr. Moi j’ai fait des expériences avec des partenaires multiples sans remettre en cause mon couple. Peut-être que moi aussi dans un autre cadre, une autre époque, j’aurais aussi rompu. Peut-être que vivre l’épanouissement de mon corps avec des partenaires multiples m’a permis de pérenniser mon couple. FDM : Merci beaucoup Catherine Millet. Si la salle veut réagir ?

Bataille et Artpress  n 215

Une personne : La façon dont vous posez la question de l’amour est très libératrice.

Une autre : Est-il possible de lire Bataille de façon asexuée. N’y a-til pas des lectures féminines et masculines de Bataille ?

CM : Votre question est très difficile. Très souvent on s’est posé la question s’il y avait une écriture féminine et une écriture masculine. Je n’avais pas une réponse très tranchée mais par rapport à votre question sur la lecture, j’ai une réponse tranchée, oui il y a une lecture féminine et une lecture masculine, je l’ai expérimentée sur un même texte de Bataille avec Jacques Henric, mais je ne peux pas expliquer pourquoi.

CINQUIÈME PARTIE La critique des outils de gestion

Chapitre 1. Le point aveugle de la vision Des éléments pour repenser la perspective visuelle, la comptabilité et la redevabilité Eleonora Montagner (CEREN EA 7477, Burgundy School of Business, Université Bourgogne Franche-Comté, Dijon, France), Ilaria Fornacciari (chercheuse post-doctorale Projet EMOROB, Université Masaryk, Brno, République tchèque)

Introduction Ce travail vise à décrire comment la perspective visuelle et la responsabilité – au sens de redevabilité ou accountability – interagissent, en s’appuyant notamment sur la pensée philosophique de Maurice Merleau-Ponty et celle de Georges Bataille. Cette communication fait partie d’un projet plus vaste qui se propose d’analyser les différentes formes de perspective visuelle et les liens qu’elles entretiennent avec la capacité à rendre compte [to account for], la responsabilité en tant que redevabilité [accountability] (Vossellman, 2016) et la comptabilité [accounting]. La redevabilité est la capacité à rendre compte, à justifier ses comptes, ou bien, à fournir un report. Dans l’acte de rendre compte à quelqu’un, on répond de ses actions, tout en prenant responsabilité de ce que l’on justifie, en en devenant, tout compte fait, responsables. Dans le cas de la comptabilité, cette dernière est une pratique, un outil ou un système comptable qui produit un compte ou un report (Vosselmann, 2016). En ce sens, toute pratique de production de comptes ou de reporting implique de rendre

218  n  LA CRITIQUE DES OUTILS DE GESTION

des comptes à quelqu’un et donc à devenir redevable. Cette redevabilité est surtout employée dans l’idée que les entreprises ont une « dette » vis-à-vis de la société (Capron, 2016).

La pratique comptable et la capacité à rendre compte ont à voir avec la perspective et la vision, précisément parce que la capacité à rendre compte est une capacité à représenter. La capacité à représenter, à son tour, est en lien strict avec la perspective car cette dernière est une « façon d’organiser la vision selon un point de vue qui met les choses à distance » (Panofski, 2020, p. 49).

Nous pouvons en effet dire que la perspective structure la représentation et en est la condition sous-jacente. D’autre part, la comptabilité a aussi un lien avec la vision et la perspective visuelle car elle peut être conçue comme un système de représentation des activités et opérations d’une entreprise ou organisation.

Notre réflexion vise à explorer les différentes manières d’entendre la vision qui interagissent avec la capacité à rendre compte. Nous commencerons par reconstruire brièvement les origines de la comptabilité, notamment le lien entre perspective géométrique linéaire et la capacité à rendre compte.

La voie que nous proposons se résume à travers l’« histoire » de trois yeux : l’œil fixe de la perspective visuelle géométrique, L’œil et l’esprit de Merleau-Ponty, qui servira à introduire brièvement une critique de la perspective scientifique, et, pour conclure, l’œil «  aveugle  » et « aveuglé » dans l’œuvre de Bataille. L’accent de cette contribution sera posé sur la pensée de Georges Bataille, sur sa manière de concevoir la vision. Notre hypothèse est que Bataille contribue à une autre histoire de la vision, qui à son tour peut inspirer d’autre voies de concevoir la capacité de représentation et la redevabilité.

La comptabilité en tant qu’institution et l’œil fixe de la perspective géométrique linéaire Nous analyserons ici, d’abord le lien historique et, par la suite, le lien théorique entre la perspective et la comptabilité. Nous allons nous appuyer méthodologiquement sur les Cours au Collège de France de Merleau-Ponty consacrés aux concepts d’institution et de passivité (Merleau-Ponty, 2015) et par la suite sur une perspective phénoménologique.

Le point aveugle de la vision  n 219

Le concept d’institution se réfère à des « commencements », des évènement originaires, qui sont cruciaux dans l’établissement de certaines pratiques. Ces commencements sont des nouvelles modalités de vision qui structurent notre compréhension des choses (Merleau-Ponty, 2015, p. 122). Par conséquent, cet article ne propose pas une analyse historique chronologique de la comptabilité ou de la partie double, mais se concentre sur ces « commencements », en identifiant d’abord Pacioli comme un des premiers, pour passer ensuite à Bataille et proposer avec lui un autre commencement, qui n’a pas jusqu’à maintenant été validé. Selon différents auteurs comme Sangster (Sangster, 2021 ; 2016) et Dean (Dean et al., 2016), l’œuvre de Luca Pacioli est centrale dans l’histoire de la comptabilité (Sangster, 2021, p. 126). Pacioli a été un moine, un enseignant et un essayiste, né à San Sepolcro, près d’Arezzo, l’un des principaux centres de la Renaissance italienne. Il est connu pour avoir introduit la comptabilité scientifique dans son traité Summa de arithmetica, geometria, proportioni et proportionalita écrit en 1494 [Abrégé d’arithmétique, de géométrie, de proportions et de proportionnalité]. Il s’agit d’un volume plus important de vulgarisation d’algèbre et de géométrie qui contient un chapitre intitulé Tractatus de computes et scripturis, destiné à l’auto-apprentissage. C’est précisément dans ce chapitre que Pacioli expose les principes de la comptabilité en formalisant le système de la comptabilité en partie double. La comptabilité en partie double a lieu dans un texte et un contexte où la géométrie faisait en effet partie des arts du quadrivium avec l’art, la musique, et l’arithmétique (Dean et al., 2016, p. 10). Cet « holisme » est illustré aussi par le fait que, en plus de la Summa Artimetica, Pacioli a également écrit un traité sur le nombre d’or, le De Divina Proportione en 1497, en partie avec Leonardo Da Vinci, qui en a réalisé les dessins. Dans ce traité, consacré au nombre d’or, il reprend les œuvres d’autres auteurs, notamment le De Perspectiva Pingendi de Piero della Francesca de 1482. Pacioli entretenait donc des liens étroits avec les artistes de l’époque et notamment avec les artistes responsables de la théorisation de la perspective linéaire géométrique. Ceci montre qu’il y a des liens théoriques entre les différentes disciplines et qu’aux origines de la comptabilité en partie double il y avait une véritable collaboration avec les artistes de l’époque, qu’aujourd’hui on appellerait interdisciplinaire. L’invention de Pacioli a été assez simple : il a appliqué ses connaissances de l’art au flux d’argent, en plaçant l’arithmétique des flux d’argent en perspective et en en offrant une représentation. Il n’a pas été difficile pour le moine toscan d’appliquer les principes de la perspective géométrique – qu’il avait appris par ses maîtres – à la représentation

220  n  LA CRITIQUE DES OUTILS DE GESTION

des flux monétaires pour aider les marchands vénitiens à tenir leurs comptes, tout comme il n’est pas anodin qu’il ait conçu la partie double dans un traité d’arithmétique et de géométrie. Nous analysons maintenant sur le plan théorique1 ce que deux modes de représentation de l’espace et des flux monétaires ont en commun, tout en nous concentrant sur le point de vue, sur la place accordée à la vision, par la suite sur la relation avec ce qui est représenté et, pour conclure, sur l’objet de la représentation. La perspective géométrique, telle qu’elle a été établie par Leon Battista Alberti, est un mode de représentation de l’espace qui isole un point de vue à partir duquel il construit la représentation géométrique de l’espace environnant. Le point de vue, également appelé point de fuite, est l’endroit dans lequel convergent toutes les lignes qui seraient perpendiculaires au plan du tableau. Ce point de vue est fixe. Du point de vue de la subjectivité corporelle, le point de vue est celui d’un œil « fixe » et désincarné, comme s’il était détaché du corps. Il ne bouge pas, ni dans son orbite, ni en se déplaçant dans l’espace à travers le corps. Cet œil appartient à un sujet abstrait, qui occupe un point et non l’espace qui l’entoure. Le fait de considérer la perspective géométrique comme « modèle de notre façon de voir le monde, c’est donc concevoir la vision comme une opération caractérisée par la séparation du spectateur et du spectacle, (…) impliquant que celui qui voit est, par définition, invisible, suggérant (…) qu’il est dans l’“ombre” alors que ce qui est vu est exposé à la “lumière”  » (Carbone 2014, p. 20). Le sujet qui voit est donc un esprit, un esprit désincarné, qui passe derrière les coulisses pour laisser de la place sur scène à l’objet représenté. En ce sens, c’est une vision objective, une vision qui est privée, de manière artificielle, du sujet qui la réalise. Du point de vue de la relation entre le sujet qui observe et le phénomène que l’on considère, il s’agit d’une représentation qui organise géométriquement l’espace à partir de lignes de fuite. En ce qui concerne les objets, leur représentation n’a pas d’intensité, mais seulement une extensivité. En ce sens, même la représentation des « vides » peut être ramenée à une extension, tout comme pour les « pleins », sans réelle différenciation qualitative. Les volumes se correspondent donc symétriquement : les volumes « vides » et les volumes « pleins » ont le même poids, car il n’y a pas de différence entre les corps et les non-corps mais les deux sont ramenés à la res extensa 1 Nous identifions les caractéristiques de cette technique de représentation à partir d’une analyse phénoménologique. La phénoménologie est la science rigoureuse de la description de l’expérience. Nous sommes donc confrontés à la description de la manière dont l’expérience se donne au sujet (Husserl, 1911 ; Merleau-Ponty, 1945).

Le point aveugle de la vision  n 221

(Panofski, 2020, p. 29). Cependant, si nous pensons à l’expérience des sujets corporels qui se déplacent dans un espace, les « vides » ne sont pas traversés de la même manière que les « pleins ». Cette représentation ne rend pas compte de notre rencontre corporelle avec eux. La partie double en comptabilité reflète cette « symétrisation » des objets par l’équivalence de nature monétaire entre le débit et le crédit. Selon Sangster, Pacioli explique le fonctionnement mathématique de la comptabilité en partie double en cinq affirmations généralisables constituant le fondement de cette technique (Sangster, 2016, p. 128) : 1. Toutes les transactions impliquent deux éléments : un article échangé et une forme de compensation ; 2. Toutes les formes de règlement peuvent se substituer les unes aux autres ; 3. Un élément est le débit et l’autre le crédit ; 4. Le montant du débit est égal au montant du crédit ; 5. Les entrées dans la colonne de l’argent doivent être dans la même devise. Dans les deux méthodes de représentation, visuelle et comptable, la symétrie joue un rôle crucial. Comme nous venons de l’aborder dans notre expérience, la place occupée par le « vide » n’égale pas la place occupée par un corps « plein », de même, l’argent dépensé ne correspond pas à l’argent reçu. Ils peuvent en fait avoir un poids comptable égal, mais leur valeur est différente, leur intensité est différente, même si leur extensivité « volumétrique » est égale. Toutefois, dans la symétrisation opérée par cette technique représentative, ces deux «poids» sont placés sur un pied d’égalité. Cela est particulièrement vrai pour la partie double, où les flux de débit et crédit sont symétriques. Cette symétrisation est également confirmée par Puyou et Quattrone, qui affirment la présence d’un code esthétique symétrique dans les accounts de la Renaissance. Dans leur ouvrage, lorsqu’ils se réfèrent à des « accounts », les auteurs font référence à la comptabilité en tant que système de principes et de règles comptables, et non directement à la comptabilité en partie double comme sa réalisation pratique. Cependant, ils indiquent comment « la symétrie dans les comptes constitue un “code esthétique” » (Gagliardi, 2006 cité aussi par Puyou et Quattrone, 2018), c’est-à-dire une correspondance entre les croyances et les valeurs et des modèles spécifiques qui associent des éléments formels tels que les visualisations et les artefacts. Le but de ce code esthétique est d’aider les membres d’une communauté à établir et à maintenir le réseau complexe de liens qui les unit. Les auteurs

222  n  LA CRITIQUE DES OUTILS DE GESTION

affirment que, si nous examinons les comptes de la Renaissance, ils reposent sur une capacité sous-jacente à encadrer les problèmes de l’époque selon une structure rhétorique capable de traduire les relations sociales, religieuses, politiques, et pas seulement économiques, en un système équitable. À cette fin, les figures de rhétorique des accounts se sont appuyées sur la symétrie. Ce que ces deux techniques de représentation ont en commun nous permet de dire que, dans la perspective visuelle géométrique comme dans la comptabilité en partie double, il s’agit de représenter le monde non en l’exprimant ou en décrivant sa nature, mais en représentant scientifiquement la nature au moyen de règles géométriques. Même si l’objectif de la partie double n’est pas de représenter le monde en général, mais une partie de celui-ci, en particulier la circulation de l’argent dans la réalité du commerce, la partie double dans ses principes et ses règles, est initialement établie sur un modèle de représentation qui a une base géométrique (Ijiri, 1967 mais aussi par exemple Thompson, 1994 ; Macve, 2015, entre autres). À son tour, comme c’est le cas avec la perspective visuelle géométrique, la représentation mise en acte par la partie double efface aussi le sujet qui situe les données. Ce sujet est, à nouveau, un sujet désincarné et un corps inanimé, et cela se produit chaque fois que le sujet n’est pas lié à l’activité qu’il exerce, par exemple en expliquant comment il a obtenu les données, comment elles se sont manifestées pour lui ou bien en décrivant quelle est leur relation (Macintosh et al., 2000)2. C’est précisément en tant que la comptabilité en partie double est d’abord un instrument de mesure que la subjectivité doit être effacée. Mais avec Bataille, nous allons voir que la comptabilité est aussi un « outil politique » visant à orienter les activités humaines vers la limitation voire l’annulation des dépenses improductives et la recherche de profit privé.

L’œil de chair dans L’Œil et l’Esprit de Maurice Merleau-Ponty et l’œil aveugle de Georges Bataille La contribution de Maurice Merleau-Ponty au sujet de la perspective, concerne notamment son ouvrage L’Œil et l’Esprit, un court essai écrit durant l’été 1960, quelques mois avant sa mort, alors qu’il séjournait près d’Aix-en-Provence sur les lieux de la peinture de Cézanne. Il s’agit d’une étude sur la perception qui est développée à travers l’analyse 2 Macintosh suggère dans cet article que la comptabilité évolue actuellement dans une direction plus abstraite et auto-référencée.

Le point aveugle de la vision  n 223

de l’expérience d’artistes comme Klee et Cézanne, entre autres. Ces peintres sont exemplaires parce qu’ils ont refusé de « s’incliner » devant la loi de la perspective géométrique (Merleau-Ponty, 1960).

Par rapport au sensible, c’est-à-dire au monde sensible qui demeure devant nous et avec qui nous sommes en contact à travers la perception, la perspective géométrique linéaire représente une « manipulation », une opération artificielle, qui ne rend pas compte de la relation directe que nous entretenons avec le monde tel qu’il s’offre à nous. Comme le rappelle Merleau-Ponty dans L’Œil et l’Esprit, « la science manipule les choses et renonce à les habiter » (Merleau-Ponty, 1960, p. 13), impliquant, par rapport à l’objet connu, « une sorte d’artificialisme absolu » (Merleau-Ponty, 1960, p. 13), tout en prétendant ignorer ce que nous savons du monde par contact et par position (Merleau-Ponty, 1960, p. 13). Selon Merleau-Ponty, la perspective géométrique applique un filtre à la relation que nous avons avec le monde, un filtre qui exclut la corporéité, à commencer par celle de notre regard, par notre œil. Merleau-Ponty dans la suite de ce texte réintroduit le sujet corporel dans la représentation, par exemple à partir de l’expérience des peintres qui, comme Cézanne, ont engagé la représentation de la résonance que le monde a en nous. Si l’œuvre de Merleau-Ponty met en cause le point de vue de l’œil fixe à travers la critique de la perspective géométrique linéaire, l’œuvre de Georges Bataille nous aide à prendre en compte le phénomène de l’aveuglement et de la cécité. Il s’agit en fait de penser la vision à partir de l’anéantissement du visible qui est en lien avec la cécité, à savoir, de ce qui est non pas invisible parce qu’il n’est pas encore visible, comme c’est le cas de Merleau-Ponty, mais de ce qui est invisible parce qu’inconcevable.

Bataille critique la comptabilité par exemple dans La notion de dépense, où il met en question la symétrie comptable qui comporte une « balance des comptes » (Bataille, 1933a, p. 305) et lui oppose la « dépense inconditionnelle » (ibid.). Dans l’article « Poussière » paru dans la revue Documents (Bataille, 1929), la comptabilité représente là aussi un moyen d’être plus propre conduisant à aseptiser la vie comme les femmes de ménage, les aspirateurs et les plumeaux permettent d’enlever la poussière dans les habitations. Toutefois notre attention va se concentrer sur les deux images de l’œil que Bataille construit dans ses ouvrages littéraires, car elles ont un lien plus étroit avec la vision, pour nous consacrer plus tard sur le lien qu’elles ont avec la vision et la capacité à rendre compte. Les images que nous allons considérer sont

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l’allégorie de l’œil dans L’œil pinéal de 1930 et la métaphore de l’œil dans Histoire de l’œil de 19283. Dans L’œil pinéal (Bataille, 1927-1930) Bataille introduit une « allégorie de l’œil » qui relie la vision à la dépense pour la première fois, avant la rédaction de « La notion de dépense » de 1933. Cette image de l’œil pinéal inaugure un motif qui revient dans de nombreux écrits de Bataille et c’est une image très simple mais en même temps incisive : l’œil pinéal est un œil qui « placé au sommet du crâne » et qui pour le contempler s’ouvre sur le soleil incandescent (Bataille, 19271930, p. 25), et en même temps qu’il contemple le soleil il s’ouvre et il s’aveugle comme une explosion qui dévore la tête (ibid.). Cette image porte en elle l’allégorie de la dissipation absolue, de la dépense, non pas exclusivement dans son sens économique, mais dans son sens existentiel et corporel : la tête incandescente, en fait, au lieu d’enfermer la vie comme l’argent est enfermé dans un coffre-fort, « la dépense sans compter » (ibid.). La tête brûlante, aveuglée par le soleil, est « la figure et la lumière désagréable de la notion de dépense » : le soleil offre ses rayons sans contrepartie, et nous permet de comprendre comment, à son tour, il y a des dépenses, c’est-à-dire des activités humaines qui n’impliquent pas de contrepartie. Nous pouvons également trouver une autre image, celle de l’œil « aveugle » de chair d’Histoire de l’œil. Le roman montre dans ses dernières pages un œil détaché de son orbite, aveugle, arraché pendant un rapport sexuel, qui, dans un ravissement érotique mortel, est inséré dans le vagin d’une des protagonistes. Selon Rella, Bataille introduit « une série de simulacres de l’œil (…) qui se rapprochent inexorablement d’un lieu d’invisibilité » (Rella, 1972, 2003, p. 13). L’image finale du roman se résume précisément à un œil qui est « mort et qui donc ne voit rien, et ne se voit pas lui-même en regardant, puisqu’il représente le point d’annihilation de la vision, un point qui est plus proche de la mort que de la vie » (Rella, 1972, 2003, p. 13). L’œil dans ce cas renvoie à un double anéantissement : l’œil ne peut rien voir car il n’est plus un sujet de vision, mais aussi parce que, dans la cavité vaginale, il ne peut y avoir aucun espace de représentation ni objet de vision. Avec une image démesurée, frôlant l’irreprésentable dans sa violence, Bataille nous confronte à un exemple de la dissolution propre à l’érotisme, en le représentant comme étant « l’approbation de la vie jusque dans la mort » (Bataille, 1957a, p. 17). 3 L’allégorie et la métaphore expriment toutes deux un contenu abstrait par le biais d’une image concrète. L’allégorie le fait par le biais d’une interprétation essentiellement rationnelle, tandis que la métaphore fait référence à un contenu aussi émotionnel. Pour plus de détails sur la différence entre allégorie et métaphore, nous nous référons à Reboul (1991).

Le point aveugle de la vision  n 225

En effet, l’érotisme et la mort ont, tous deux, la tendance à se tourner vers la dissolution. Bataille décrit ainsi notre venue au monde comme des êtres discontinus qui naissent, à la fois, de la mise en continuité et de la dissolution représentées par la fusion de deux êtres discontinus qui ont voulu s’unir. Il ne s’agit pas seulement de la reproduction, l’érotisme est l’excès qui dépasse la reproduction (Bataille, 1957a, p. 45) et il représente cette force gratuite et illimitée par laquelle la complexité et la division du monde disparaissent face à cette fusion d’êtres qui, dans l’union érotique, en viennent à percevoir la profondeur et la simplicité de l’être. Cette profondeur est illimitée parce que la limitation de la discontinuité personnelle que chacun de nous représente n’est plus en place. La mort, comme l’érotisme, participe de cette tendance à rejoindre la continuité de l’être. L’érotisme ouvre à la mort, puisque « le mouvement de l’amour poussé à l’extrême est un mouvement de mort » (Bataille, 1957a, p. 45), alors que la mort ouvre à la négation de la vie individuelle. L’érotisme représente donc l’excès, la dissolution qui est résumée par l’image de l’œil, aveugle, déchiré, anéanti, mort.

Bataille : une autre vision et une autre capacité à rendre compte Si nous considérons ces deux images de l’œil, celle de l’œil pinéal et celle de l’œil arraché de l’orbite dans Histoire de l’œil, il est possible d’identifier deux inversions de la vision associées à la perspective géométrique linéaire, et avec elle de la symétrie. La première concerne la vision représentée par l’œil pinéal irradié par la lumière, la deuxième la vision associée à l’œil déchiré, mort, dissolu d’Histoire de l’œil. Le premier point aveugle de la vision est représenté par l’allégorie de la lumière du soleil, qui, en étant la condition de possibilité invisible de la vision, permet la vision lorsque nous n’y prêtons pas attention. Toutefois, en même temps, elle révèle toute sa capacité de dissolution lorsque nous nous adressons à elle, en nous aveuglant. Si l’absence de lumière ne permet pas la vision, trop de lumière peut rendre la vision aveugle. La dépense, qui est ainsi exprimée à travers l’allégorie du soleil est à comprendre comme dissipation et dissolution de la vision d’une part, mais surtout comme la capacité du soleil à projeter ses rayons partout, tout en se dépensant pour les objets qu’il rend visibles. C’est un pouvoir asymétrique qui est celui représenté par le soleil : celui d’offrir la lumière, de permettre la vision, sans qu’aucune réciprocité ne soit édictée. Au contraire, toute tentative de « réciprocité », entre voyant et vu, entraîne un aveuglement. Ce premier point aveugle

226  n  LA CRITIQUE DES OUTILS DE GESTION

se rapproche de la notion de dépense comprise comme la dissipation des énergies nécessaires au maintien de la société et il nous amène à prendre en compte toutes les activités qui n’ont aucun profit, qui ne peuvent pas être conçues comme un coût, mais seulement un don aveugle et généreux pour maintenir la continuité de l’être. Le deuxième point aveugle de la vision est celui de la cécité et de la dissolution érotique, liées à la mort et à l’érotisme. C’est le point qui nous conduira à prendre en considération ce qui est inconcevable, et qui peut-être pour cette raison a toujours été occulté : la tendance à atteindre la continuité de l’être. En ce sens, la dissolution permet à la fois d’unir et de comprendre la source commune de trois phénomènes : la dissolution comme dissolution dans la continuité, comme anéantissement représenté par la mort de l’œil, mais aussi la dissolution comme comportement qui n’est pas orienté vers un but, qui n’est pas lié à l’utilité ou à la subsistance, mais qui représente cette tendance à vouloir se dissoudre dans l’autre, même au prix de sa propre vie. Enfin, la dissolution comme prodigalité excessive qui conduit à l’appauvrissement. Peut-être est-ce ce que la comptabilité n’a jamais voulu représenter, mais a dissimulé le fait de penser notre anéantissement, notre dissolution, notre appauvrissement par la générosité. C’est peut-être une comptabilité qui peut représenter la part(ie) maudite de la vision, part que Bataille nous aide à penser et représenter de manière alternative à la partie double. En ce sens, l’image de la tête irradiée par la lumière du soleil opère le premier renversement de la perspective géométrique et de la représentation comptable symétrique. Comme nous l’avons montré à travers la critique de la comptabilité telle qu’elle peut être dérivée des métaphores et allégories que nous avons considérées, si l’on s’en tient à sa conception de la dépense, les principes qui sous-tendent la comptabilité en partie double ne permettent pas de prendre en compte les activités humaines qui n’ont pas de contrepartie, qui représentent des dépenses qui ne peuvent être comptabilisées dans une perspective de l’avoir et de l’accumulation. Selon Bataille, en fait, « l’activité humaine n’est pas entièrement réductible à des processus de production et de conservation » (Bataille, 1933a, p. 305). Bien que les dépenses sans contrepartie puissent être enregistrées dans la comptabilité en partie double, ces dépenses sont représentées comme des pertes pures et exceptionnelles, non dans leur capacité à rayonner au-delà d’elles-mêmes. Ces dépenses ne traduisent qu’un appauvrissement de l’organisation et non pas leur tendance à s’ouvrir à la continuité de l’être. La comptabilité essaye de rabattre les dépenses

Le point aveugle de la vision  n 227

pures dans un système qui ne rend pas possible la dépense inconditionnelle. Les pertes pures sont placées dans la direction de la production au même titre que les dépenses de consommation qui servent de moyen terme à la reproduction, c’est-à-dire comme le processus de production et de préservation de la vie en tant qu’une simple « continuation de l’activité productive » (Bataille, 1933a, p. 305). Si la dépense-perte elle-même est conçue en termes de dépense « érotique », cette dernière représente une force gratuite et illimitée par laquelle la complexité et la division du monde disparaissent face à la fusion dans l’être. C’est une continuité qui n’est pas une fonction de la discontinuité, mais une continuité illimitée parce que la limitation de la discontinuité personnelle que chacun de nous représente n’est plus en place. Il s’agirait de penser une capacité à rendre compte érotique, et non simplement reproductive, qui puisse rendre compte au sens de la dissolution en tant que lien avec la continuité de l’être qu’elle entraîne, selon un principe de responsabilité qui s’articulerait de cette manière : agis de telle sorte que les effets de ton action soient comptables avec la continuité de l’être au-delà de la production qui a une fin et une utilité4. Bataille nous invite à représenter le monde – y compris le monde comptable – non pas en termes de discontinuité ou de production, mais à partir de la dépense en tant que dissipation et son lien avec le maintien de la société. Autrement dit, en ce qui concerne non seulement les principes mais aussi la pratique comptable, il s’agirait d’enregistrer les dépenses non pas comme de pures pertes mais en les décrivant selon leur capacité « érotique » à rayonner et à se lier à la continuité de l’être. Cela s’effectuerait sans s’attarder sur le fait qu’elles représentent une perte, sans les compter comme un pur négatif, mais comme ouvrant vers d’autres possibles, même si celui-ci n’est pas immédiat et a des conséquences extérieures à la sphère que l’on a choisi de représenter. Bien que la représentation à sens unique de la dépense inconditionnelle soit en soi paradoxale, car elle conduit à l’anéantissement de la société, elle doit néanmoins être prise en compte notamment en ce qui concerne la capacité à rendre compte. En d’autres termes, Bataille se maintient au seuil d’une limite paradoxale, cette dissipation, d’un côté, même si elle est désirable, menace le maintien du lien social car elle peut engendrer aussi de la violence et la dissolution de la communauté. Cependant, dans son impossibilité à être prise en compte au niveau du réel, elle doit quand même être considérée dans une mise en narration. 4 Cela fait volontairement écho à la pensée de Hans Jonas et à son principe de responsabilité (Jonas, 1979, p. 30).

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Cette capacité à narrer est à son tour liée à la capacité à rendre compte et donc à être redevable. En effet, si nous voulons rester dans la métaphore du soleil, il s’agirait d’essayer de représenter le soleil comme une condition de possibilité invisible de la vision, même si cela implique l’aveuglement. C’est un acte impossible au niveau de la représentation, mais il est tout aussi impossible de l’ignorer car dans cet acte paradoxal réside, en même temps, l’effacement de la société ainsi que son maintien. Ce type de paradoxe, caractéristique de la nature humaine, est confirmé par Bataille lui-même, lorsqu’il doit expliquer le fonctionnement de la dépense à travers l’exemple du don dans le potlatch. Il affirme dans « La notion de dépense » que « le don doit être considéré comme une perte et ainsi comme une destruction partielle » (Bataille, 1933a, p. 310) donc une dépense inutile, mais dans La Part maudite-La consumation, 16 ans plus tard, revenant sur le potlatch, il insiste sur son ambiguïté car il est pour le donateur, acquisition d’un rang, d’un prestige donc une dépense utile : « (…) elle place la valeur, le prestige et la vérité de la vie dans la négation de l’emploi servile des biens, mais au même instant fait de cette négation un emploi servile » (Bataille, 1949a, p. 75). Un exemple actuel pourrait être la compensation des émissions face à la crise écologique : pouvons-nous alors demander aux entreprises de déterminer des dépenses qui ne présentent pas un rapport coût-bénéfice symétrique, mais seulement un don gratuit ayant un effet sur la vie en général ? Si la dépense est comprise comme la dissipation des énergies nécessaires au maintien de la société, c’est à cette dissipation que nous devons rendre compte, comme le soleil offre ses rayons sans contrepartie, car, et c’est notre interprétation que nous voulons pousser ici, le soleil dans l’acte de donner ne perd pas, mais, tout simplement, il se donne. Il s’agira donc d’une capacité à prendre en compte par exemple des déchets, des rejets, des dissipations comme points de départ pour concevoir une redevabilité qui puisse prendre en compte et donner compte de l’asymétrie, de la dissipation, de la dissolution comme des énergies nécessaires au maintien d’une organisation et de la société avec des fins allant au-delà des fins immédiates. Ce que nous avons essayé de développer tout à l’heure a des implications relatives aux principes de RSE (responsabilité sociale et environnementale) qui ne sont pas nouveaux, mais, d’une part, Bataille a su les penser de manière indépendante et originale par rapport à la façon dont la RSE est comprise selon le sens commun qu’on lui attribue aujourd’hui ; d’autre part, nous nous demandons si cette continuité de l’être peut s’exprimer non seulement dans les « reports » de

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soutenabilité, mais déjà à partir de la manière dont l’entreprise se représente dans les systèmes comptables (Quattrone, 2021).

Conclusions Dans cette contribution, nous avons d’abord tracé les grandes lignes d’une reconstruction historique – au sens institutionnel donné par Merleau-Ponty – et ensuite théorique du lien entre la perspective géométrique linéaire et la comptabilité en partie double. Du point de vue de l’histoire en tant qu’institution, la schématisation de la comptabilité en partie double est également liée au travail de Pacioli, enseignant et essayiste qui a enseigné l’algèbre et la géométrie, mais qui a également écrit sur les proportions et la perspective, qui a été l’élève de géomètres et de peintres, dans un contexte où les disciplines étaient réunies de manière plus holistique qu’aujourd’hui. D’un point de vue théorique, dans la représentation de la perspective géométrique linéaire, qui a, à son tour influencé la comptabilité, nous pouvons constater que l’œil a été « désincarné » afin de fournir une vision pure mais fixe des corps dans l’espace, ne mettant en place qu’une sélection de la manière dont le sensible peut être représenté. Merleau-Ponty dans L’Œil et l’Esprit a critiqué la représentation en peinture d’une perspective qui prend en compte l’œil « fixe », désincarné qui réduit la subjectivité du représentant à un « corps inanimé et un esprit désincarné ». Si avec Merleau-Ponty nous pouvions mettre en cause l’œil désincarné, avec Bataille il a été possible d’éclaircir la perspective de l’aveuglement, de l’occultation. Cette dernière correspond à tout ce qui ne peut pas être réduit à une contrepartie, à la contrepartie symétrique de la partie double, donc à la dépense comme dissipation. Ceci serait le point aveugle et mort de la vision et donc de ce système de représentation, un point aveugle qui est donné par deux types d’invisibilités différentes, l’invisibilité de quelque chose qui n’est pas encore visible, qui est opaque et pas encore transparent, et l’invisibilité de ce qui est irreprésentable parce qu’il produit la dissipation, la dissolution, l’annihilation, tout en permettant de représenter une part(ie) maudite dans la représentation comptable.

Chapter 2. Bataille, the Poverty of Innovation Theory and the Rise of Creation Studies Alf Rehn (University of Southern Denmark)

Introduction Whilst it might well and truthfully be said that the theoretical contributions of Georges Bataille have been generally overlooked in the field(s) of business studies, nowhere is this lack more pronounced than in those subfields I have tended to call creation studies. With this I refer to the complex fields of creativity, entrepreneurship, and innovation studies, all fields focused on the way in which one in both economic and less-than-economic fields are assumed to create new, valuable things and engagements; no matter what that might be, no matter what that might mean. The lack of Bataille’s insights in these fields is a double quandary, as not only are the subfields themselves lessened by this, but it could be argued that as most of business studies builds from foundational notions regarding how renewal stems from such creation and its attendant dynamics, and few theorists have been as astute and as clear-eyed when it comes to the actual functioning of these as our hero, the lecherous numismatist of the Bibliothèque Nationale, the field as a whole is suffering. Regardless of this, neither classical nor contemporary theories of creativity, entrepreneurship, and innovation tend to even acknowledge Bataille, nor that he in his ouvre presented what may well be the most profound theory of creation and innovation that has ever been presented, particularly so in the magisterial The Accursed Share,. In this essay I will argue that Bataille not

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only presented deep, even seminal insights into these fields, but that his insights are yet to be fully realized in the engagements that purport to study the same. I will pay particular attention to the field of innovation studies, as it cuts across the fields of (value) creation, but primarily want to argue that Bataille’s insights could engender a whole-scale rethinking of the business studies field, re-inventing large swaths of it as what I here have given the tentative name “creation studies”. The aim of this essay, then, is two-fold. It aims to utilize the approach, concepts, and perspectives of Bataille to criticize contemporary innovation studies (and connected fields), and then, as an extension of this, suggest a program by which theories of innovation (and other creation) could be enriched by adopting Bataille as one of the most seminal thinkers of the very same. By way of this double move, the paper aims to enrich the emerging field of critical innovation studies with insights from Bataille, aiming to show how innovation is something more than merely the handmaiden of capitalism, and rather a key element of the general economy.

To some, this kind of conceptual engagement might seem somewhat paradoxical. As innovation has been portrayed as a central component specifically of market capitalism, as well as one particularly bolstered by late capitalism, a conceptual critique such as that suggested by Bataille and those following him might seem like a rather marginal engagement. I wish to vigorously challenge this, and further wish to point to how Bataille’s theory of the general economy allows us to wholly rethink economic categories, and suggest creative and transformative re-interpretations of the same. By challenging the assumed logic of innovation, this essay aims to recast it as a far more dynamic and perverse energy than contemporary innovation research realizes, and utilize Bataille to highlight the transgressive potentialities inherent therein. What this means is that this short essay doesn’t just suggest that Bataille can be a theorist that would enrich contemporary innovation studies, but rather that an engagement with Bataille’s thinking could be a critical challenge of the same. My aim, thus, is to highlight the ways in which Bataille can be used not only to enhance the field of business studies conceptually, but also as a way to broaden it to its full empirical potential – towards a theory of creation.

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The Wastrels of Business Studies Let us start with a note regarding the fields of study, and in particular the study of innovation. This cannot be fully grasped without understanding the way in which it is affected by its two sibling fields – entrepreneurship studies and creativity theory. They are, in a very real way, three ugly ducklings that became modern swans, three fields of study that originally were seen as grubby, or heretic, or worse, and which yet today represent some of the more fêted fields of research, particularly in a business school context. In this dark transformation, the thinker that best could capture the complex dynamic that drives fields such as these, namely Georges Bataille, has been continuously excluded – not that he was acknowledged even originally. Yet, the manner in which economics and business studies embraced the general economy without even knowing it needs to be commented on.

When we discuss these three overlapping fields, we might for simplicity’s sake refer to them under the joint moniker “creation studies”. Yes, this is my assignation, but I will contend it is apt as they all work with phenomena where something novel is created. Creativity studies focuses on how our ideas emerge and can be developed, entrepreneurship studies tends to focus on the emergence of new organizations (or, if one wants to be Kirznerian about it, new profit opportunities [see e.g. Kirzner, 1999]), whereas innovation studies has the creation of new products and services at its core. Interestingly, whereas many of the sub-fields of business studies are focused on efficiency, these are all fields which showcase a remarkable degree of the absolute opposite.

Creativity involves flights of fancy, impossible imaginaries, the generation of far more ideas than one can reasonably work with. In a similar fashion entrepreneurship studies inquires into the creation of new ventures and organizations, something that is inherently risky and often fails. Innovation deals with trying to create the new and find a market/audience for the same, and as any innovator can attest this is a path riddled with failed experiments and projects that never got off the ground. Still, in the business school, these subject areas share corridors with accountancy and economics, supply chain management and informatics, all aiming for great efficiencies and the eradication of waste. How are we to understand these wastrels?

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Business Studies and the General Economy Whilst there are many ideas in Bataille’s work that can be utilized within business studies, few would argue that the likely most impactful one is his concept of a general economy, as separate from the restricted economy. Introduced in the essay “The Notion of Expenditure” (Bataille 1933/1985) and later developed in particularly the first volume of The Accursed Share (La Part maudite, 1949/1988), this represents a completely different way to conceptualize any economy, and its impact has still not been fully appreciated. I will here only present the briefest outline hereof, owing to the limitations set on this essay. In brief, Bataille takes the sum total of economic thinking and logic and with a swift maneuver puts all of this on its head. He notes that our normal approach to economy has been one that emphasizes the prudent management of limited resources, as if in a kitchen. True economy, in this trivial telling, is the capacity to use available resources as efficiently as possible, so that nothing goes to waste. Leftovers are turned into sandwiches, scraps into soup. However, says Bataille, this is only true if we look at economic systems as being made up of atomistic and local units, each trying to scrimp and save as much as possible. His great conceptual leap is to understand that what is more important than the kitchen is the banquet it serves. Bataille posits that the restricted economy here represented by the kitchen is only truly interesting insofar as it serves a greater whole, the general economy. What kitchens create through their parsimonious ways is an “accursed share”, an abundance that needs to be spent in glorious excess. A thousand kitchens, all trying to be as efficient as possible, only serve to enable the spectacle of a grand banquet. He goes through various societies, showing how rituals such as the potlatch (from the Nuu-chah-nulth word ), the building of great cathedrals, or the last century’s preoccupation with war, could all be understood as a primal urge to create great forms of wasting, with transgressive expenditure the true mark of economy. It is a notion that goes so strongly against our normal way of thinking about economy and the phenomena within it – companies, management, and so on – that many have thought it a mere provocation from a thinker who reveled in such. What such critics miss is that what Bataille does is that he introduces a level of systems thinking to our understanding of the economy that transcends economic logics and makes an ontological claim. Whereas most thinkers of economy are happy to merely play around with methodology and rarely even reach an epistemological level in their thinking, Bataille presents a metaphysics of

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economic being (cf. Gustafsson, 2012) that is resolutely ontological. Others had studied the manner in which accountants and housewives kept track of their larders, where Bataille saw the cathedrals that their actions built. In a very real way Bataille here identified economy as a hyperobject (cf. Morton, 2013), something that ontologically escapes our attempts at epistemological parsimony. This of course poses a problem for business studies. How is one to account for the one thing the ideology behind the field has always abhorred – excess, waste, and transgression? As we shall see, even in the fields where these are most important, even foundational, the fields themselves and business studies as a whole has worked very hard to ignore this issue – or, to be more precise, trauma. Still, the boom-bust cycle of modern economies, not to mention the tendency of late capitalism to invest in boondoggles that make the cathedrals of yore seem quaint and rather cheap, stands as a stark reminder that the general economy that Bataille theorized is alive and well. Nowhere might this be more obvious than in Neom, the artificial “smart city” cluster being built in northwestern Saudi Arabia. Here, a projected 500 billions of petrodollars are being plowed into fanciful ideas such as The Line, a city 200 meters wide yet 170 kilometers long, planned to be the home of 9 million people. Excessive? Yes. Wasteful? Most certainly. Fully in line with what Bataille predicted nearly 90 years ago? Absolutely.

Creativity as Another Story of the Eye Bataille was justly famous for his capacity to re-illuminate by way of novel illustrations, as well as for being able to show us the gaps, lack, and absences in our limited thinking. When attempting to understand the absences present in creation studies, we can utilize some of Bataille’s imagery to show just how this plays out in the different fields. Take creativity, as a phenomenon and a field of study. People in this field often state their true and full desire to understand the full gamut of how novel ideas and new perspectives are brought into the world, yet do so in a way that showcases a peculiar moralization. For instance, creativity studies has had an almost fetishistic desire to study how people find alternative uses for common household items, alternatively how people react to ideas brought forth in already well-defined fields. What creativity studies has rarely touched upon, however, is anything that could be considered uncouth, improper, perverse, or illegal. As a consequence, there are numerous fields that can show tremendous

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creativity, yet remain almost completely unstudied by creativity studies. As Bataille (1931/1985) so elegantly puts it in The Solar Anus: “Human eyes tolerate neither sun, coitus, cadavers, nor obscurity, but with different reactions.” Creativity studies has heeded to this, and been steadfastly quiet about phenomena such as creativity in pornography, novel packaging methods in the drug trade, as well as the creative potential in greenwashing – just to mention a few examples. It is not difficult to understand the reason for this. Creativity studies emerges out of psychology, but from a notion thereof that implicitly saw creativity as a productive faculty of the healthy brain. Whereas others studied pathologies, creativity researchers studies what they perceived as a positive phenomenon (the connection to positive psychology is interesting here, but I will not dwell on it). To remind the field of less salubrious usages of this beloved faculty seems to be perceived by most creativity researchers not as a productive extension of the field, but as a violation. Here, Bataille might comment that the field in a very real way tries to keep itself pure, virginal, and that what this has resulted in is a kind of castration. In other words, creativity studies, whilst claiming to be engaged with novel ideas in a general sense, in fact strives to restrict itself so as not to be seen as needlessly transgressive. What Bataille would note that this fear of transgression means that creativity studies is in fact far more controlled by taboos and socio-moral vagaries than it will own up to. Writing about transgression in Eroticism, Bataille (1957/1987) notes that this is “a movement which always exceeds the bounds, that can never be anything but partially reduced to order”, which is highly significant here. As creativity studies always already aims to reduce the creative instinct to order, the very idea of transgression would appear to it as trauma. Bataille’s thinking emphasized the dialectical nature of taboo and transgression, and that the latter might suspend the former but never suppress or nullify it. This self-chosen castration, wishing to keep creativity restricted in order to be able to control it, is of course a fool’s errand. While creativity studies kept doing endless psychometric tests on increasingly homogenous student bodies, actual creativity kept transgressing. Fentanyl masquerading as candies, the emergence of virtual reality pornography, evermore eldritch experiments with cryptocurrencies, not to mention creative torture methods and ways of suppressing dissent in autocratic nations, all going on while creativity studies refused to accept the reality of the solar anus. Bataille understood that there is always a price to be paid, an inversion to be understood. He states: “The solar annulus is the intact anus of her body at eighteen years to which nothing sufficiently blinding can be compared except the sun, even though

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the anus is night.” Creativity studies wanted to ignore that with light comes dark, and that order can never be upheld. This is the challenge that Bataille poses, and thus far the response has been feeble at best.

The Potlatch of Entrepreneurship When arguing for the need for entrepreneurship, entrepreneurship studies is nothing if not predictable. It states, in a manner both repetitive and most formulaic, that the benefits that accrue to society from entrepreneurs and their ventures includes things such as job creation, more consumer choice, and economic growth. In fact, the manner in which entrepreneurship studies presents it all is not so much as a field with its own battles and hardships, but as a veritable cornucopia, a horn of plenty that in an almost mechanical manner saves national economies and makes people wealthy along the way. Bataille would in this have heard something else; the unmistakable ideological argument of the restricted economy, in which efficient allocation of resources (from bureaucrats and the aristocracy to entrepreneurs and innovators, for instance) is an efficient way to generate economic value. What this has resulted in has been a field that is continuously looking for more and more entrepreneurs, and further argued for the necessity of such emerging in more and more fields – including social entrepreneurs, green entrepreneurs, crypto-entrepreneurs and so on. The logic has been quite simple – more entrepreneurs will guarantee more economic growth. It is however interesting to note how easy it is to disprove this logic. Many of the latest market crashes and recessions have a clear connection to an influx of entrepreneurship. The dot-com crash might in part have been blamed on too much capital flooding into the tech sector, but this was only possible thanks to an army of wannabe entrepreneurs wishing to utilize that capital.

In a similar fashion, the financial crisis of 2007-2008 can be traced back to highly entrepreneurial behaviors inside many of the great financial institutions of the era, where Kirznerian entrepreneurs created evermore Byzantine instruments to create profit opportunities. At the moment I am writing this text, the global reaction to first the Covid-19 pandemic and later Russia’s war of aggression in Ukraine have created a situation in which numerous entrepreneurs are squeezed out of the market.

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None of this is in fact news, even to entrepreneurship researchers. It is well known that a multitude of entrepreneurial ventures struggle to survive their first year, and that there is considerable attrition even after this. Not so, as is sometimes thought, that entrepreneurs just go bankrupt early on. This occurs as well, but a great deal of entrepreneurial failure (or, perhaps, lack of success) takes forms such as selling off, winding down, or consolidating. Regardless, entrepreneurship studies know full well that failure is an innate part of the entrepreneurial life cycle in society. That said, it has been remarkably quiet when it comes to the ramifications thereof, and it is here that Bataille can reshape the argument in a fundamental manner. We see, as we are limited by our restricted view of the economy, new ventures as potential and unrealized value. Bataille, on the other hand, realizes that this is only a very small part of the full entrepreneurial nexus. He notes (implicitly) that the interesting thing is not what entrepreneurship makes, but what it wastes, and this is quite a significant thing. A new venture is often funded by what is known as the three F’s: Friends, Family, and Fools. Savings that would otherwise be relatively inert in the economy is funneled into entrepreneurial ventures, where they are wasted with great abandon – for rent, for office equipment, for salaries, and so on. Viewed from this perspective entrepreneurship is a bonfire of the vanities, a festival of wanton destruction that puts even the greatest potlatches to shame. What if entrepreneurship’s great contribution to the economy is not the jobs it creates, not the growth it is said to engender, but the glorious manner in which it can waste sums of money that literally could not be burnt fast enough to keep track? Consider the implosion of the cryptocurrency exchange FTX – a case that has occurred only within a week from when this is written. As of yet, it is impossible to know just how much value has been lost in this collapse, but seeing as the founder of FTX is said to have lost $16 billion in the matter of a week, we can safely say that the amounts are astronomical. To make this understandable in Bataillean terms, were one to try to duplicate this feat of destruction by burning 100 dollars bills one at a time, it would take more than 150 years of diligent sacrifice to achieve just the loss of the founder within a matter of days. Assuming one does not have an industrial rotating incinerator at hand, the market arranged a far more efficient bonfire than ever trying to burn $16 billion of physical money could ever hope to achieve. What Bataille presents us with is an alternative telling of what entrepreneurship truly is, questioning it as an efficient creator of wealth and instead letting us see the manners in which it also destroys wealth, and savings, and lives. This not to damn it, but rather to put it into its

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real societal place, seeing it at least in part as a carnivalesque excess, an orgy of expenditure.

Expenditure and the Innovator This, then, leads us to innovation. The engine of the market economy, the savior of nations, the holy grail of value. There exists an endless amount of books and articles written about the power of innovation, all celebrating the art of thinking differently whilst thinking in the strictest unison. This is where the idiosyncratic thinking of Georges Bataille is needed the very most. For whereas much of innovation studies views innovation as an efficient function through which progress occurs, a Bataillean approach to the same would emphasize the sheer transgressive nature thereof, not to mention its sacrificial nature. Innovation studies is purported to be the path towards theories of how useful novelty comes into our world and becomes accepted therein, as well as the impact that this might have on the world. For anyone who has a more general (economy) understanding of what this entails, this will be a story of tremendous losses, failures, and expenditure. That said, innovation studies has tended to be remarkably wedded to notions of efficiency and an absolute certainty of innovation paying off, even against all available data (cf. Baird, 2017; Erixon and Weigel 2016). In the innovation literature, there is scant attention paid to the numerous empirical facts or conceptual tools suggested by Bataille, such as the notion of expenditure, the primacy of sacrifice, or the tenets of a general economy. As a result, theories of innovation tend to still be wedded to a very limited idea regarding the economy, all whilst being adamant that the core phenomenon investigated can break with such limitation. Two notes must be made before we continue. Innovation theory has almost never engaged with Bataille (note, however, Gammon and Wigan, 2015), which can be traced back to innovation researchers tendency not to engage with more complex social theory, and it is quite likely that part of the forgetting of Bataille is a case of simple ignorance. In other words, innovation theory simply does not know Bataille. Two, innovation studies is quite keen to be part of the business school, and its identity is to a great degree wedded to the ideologies of late capitalism. This is understandable, as it is in these ideologies innovation has been hailed as the key driver and most hallowed phenomenon,

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and it is difficult not to become dependent on such adoration, but it has also meant that innovation studies has struggled with the notion of innovating itself. This has led to continuous attempts to “tame” innovation, through models, theories, and frameworks, all in order to make it more controllable and less wasteful, and it can be noted that this has not led to more innovation but rather to less such (Rehn, 2019). Whilst we feel that the world is producing more innovation than ever before, this only holds if we ignore that we are using more and more resources on it than we’ve ever done. Seen as a process with inputs, rather than merely tallying the outputs, innovation may well be in decline (cf. Gordon, 2017). In part this can be blamed on the fact that innovation has been doubly restricted. It has become restricted by innovation management that attempts to control it, and by an innovation studies field that dares not venture into transgressive ground. What Bataille contributes to here is to potentially free us from the notion that innovation needs to be thought within the restricted economy, and accept the sacrificial nature of the phenomenon. We at times succeed with out innovations, but far more important is the enormous outpouring of energy that goes into failed experiments and innovations that never take off. These exist both as glorious expenditure and, as feasts and banquets always do, as a method to direct the scraps back into the economy. What falls off the regents table isn’t merely waste, but part of a greater whole. In order to regain its glory, innovation thus needs a Bataillean moment, one that would allow for and celebrate great orgies of innovation. Innovation not merely in fields where nation states and venture capitalists wish to fund the same, but an excess of exploration. Something akin to the great projects of yore, including the Apollo-project – putting a man on the moon simply to prove that you can.

The Rise of the “False Batailles” — On the Evangelists of Abundance It should be noted that whilst I here present an alternative reading of how creativity, innovation, and entrepreneurship might be understood in our contemporary era, there is also another tale that deserves attention. With the emergence of evermore extreme entrepreneurship cultures, we have also seen the rise of a particular kind of technological optimism and what might be best called a theology of progress, namely the belief in “abundance”. This term is here shorthand for the

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manner in which a number of pundits – from Diamond and Diamandis to Ferguson and Harari, not to forget the much missed Hans Rosling – have made careers out of declaring that despite what you might think, the world is getting better and better by the decade. This Panglossian tradition is important to note, because it utilizes some of Bataille’s deeper insights and turns this into pablum. Where Bataille understood the complex interrelations between the restricted and the general economy, just as he understood that transgression and taboo are always already connected, there have been a number of pundits who have taken the excesses of late capitalism as proof of progress with little to no argument to back this up. Caricaturing only a little, there have been thinkers who’ve argued that the simple fact that fridges and color TVs are today staples in many homes previously considered “poor” is proof positive that progress has occurred. A superficial reading of Bataille might support such a claim, as excesses in consumption seems to fit the mold of general economy. At play here is the difference between carnival and gluttony. Bataille acknowledged the manner in which societies engaged in radical expenditure – the building of great houses, the fanciful expeditions, the directed outpourings of desire. The false Batailles are taking gluttonous consumption as being the same, when it clearly isn’t. We used to give banquets and build cathedrals, today we buy ever bigger TVs. These are not comparable. Society requires excessive projects, not mere consumption. What Bataille understood was that there was an orgasmic function to great projects, gestures towards the infinite. What the apologists of late capitalism are doing instead is to lend credence to what is merely the efficient acquisition of goods – far removed from the grand spectacle of the potlatch and other forms of grandiose sacrifice. Further, they are working from the flawed assumption that just because we have lived through a tremendous period of economic growth and technological advancement, this will continue forever. Here, again, Bataille would remark upon the tumultuous nature of human history, and remark upon the many ways societies can also collapse under the accursed share. It is important to note that the key logic in Bataille’s conceptualization wasn’t abundance, but sacrifice. The false Batailles desire the former without the latter, which Bataille would have remarked is an impossibility.

Bataille, the Poverty of Innovation Theory   n 241

For a Bataillean theory of creation — and an end to business studies? My friend Martin Parker (2018) has achieved a modicum of fame by writing the excellent book Shut Down the Business School. In this he has argued that the manner in which corporations and market capitalism has been allowed, without oversight, to define the manner in which business studies is taught, defined, and understood as a field of research, has turned business schools into cheap and feeble consultancies, as well as toothless factories for producing low-grade grist for the corporate mill. I cannot say I disagree. His argument is that we need to rethink what business studies – and thus the notion of a business school – actually is.

Here, Bataille might be a beacon of light in the darkness. It is obvious to most that we will still need some of those who address the sciences of efficiency and optimization. We will always need the janitors and the groundskeepers of organization, those for whom keeping track of rakes and spades is a higher calling. Yet at the same time, we will need people who understand the notion of expenditure, who will glory in failed experiments and innovation as sacrifice.

A suggestion then, in line with Bataille’s thinking. Business studies need to heed the solar anus, and thus to be split in two. On the one hand, we will have the School of the Restricted Economy. Herein will reside all of accounting, most of economics and finance, likewise most of strategy and operations management. Project management will find a home here, and so too most of marketing, closely counting their KPIs. On the other we will have the School of Creation Studies, also known as the School of General Economy. It will be a grand school, with studies and research into creativity, entrepreneurship, and innovation, with visits from arts and those parts of the old business schools who are prepared to follow a Bataillean regime of thinking and transgressing. Students can take courses in both schools, but otherwise the restricting logics of the so named economy is not to be brought into our new, more general school of economy. Such a new school could then start thinking of the many ways in which the general economy allows us to rethink what it means to create. Some will cry anarchy (cf. Parker et al., 2020), but others will build great new edifices, sacrifices to generations yet to come. Freed from its yoke, innovation can dream again, create anew in a mad frenzy. Creativity, no longer made the slave of the market, can soar and transgress, breaking taboos in thrilling perversions. Entrepreneurship

242  n  LA CRITIQUE DES OUTILS DE GESTION

can realize itself fully as both creator and destructor, like Kali, mother goddess of both creation and destruction. This Bataillean moment is necessary to free creation studies from the shackles it now wears. For too long the restricted economy has guided our way, making a mockery out of fields that should be rich and orgiastic, rather than the miserly existence they are today reduced to.

Chapitre 3. Le jeu avec le « je » : un point aveugle des sciences de gestion Christian Walter (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

Introduction Théorie de la décision, théorie des jeux, jeux sérieux, la notion de jeu devient une composante à part entière des travaux des sciences de la gestion. Dans ces travaux, la dimension du calcul est importante, et les décisions ou jeux reposent souvent sur une manière particulière de calculer les occurrences possibles des issues qui adviennent après une action. Nous nous proposons ici de montrer que la réflexion de Georges Bataille sur le jeu pourrait contribuer à la fois à questionner ces travaux dans leur usage du calcul et les étendre au-delà du domaine du calcul et de la rationalité qui lui est associée, pour inclure celui de la mise en jeu de soi, une mise en jeu que nous proposons d’appeler le « jeu avec le “je” ». En cela, notre démarche s’inscrit dans le courant de pensée des Critical Management Studies (Paltrinieri, 2016) pour solliciter une « valeur d’usage de Georges Bataille » (Henric, 2016). Un usage de Bataille qui pourrait lancer des recherches critiques en direction de la théorie des jeux et de la théorie de la décision, poursuivant un travail de réflexion sur la théorie des jeux déjà ouvert depuis de nombreuses années (Schmidt, 2001). En effet, « le programme épistémique [de la théorie des jeux] n’est pas soumis à la critique. Ce qui est normativement absurde et préjudiciable du point de vue descriptif, ce sont les explications de l’interaction humaine qui utilisent un modèle de

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théorie des jeux et un principe de solution comme seuls et uniques éléments »1 (De Bruin, 2010, p. 151).

Considérons par exemple la manière dont ces travaux saisissent certains aspects des comportements humains en situation de dilemme ou d’interaction. Une question semble cependant ne pas trouver de réponse satisfaisante : dans les décisions qui sont prises, en quoi les « personnages » des théories de la décision ou des jeux sont-ils des êtres humains plutôt que des machines ? Les machines aussi peuvent jouer et l’on pourrait donc, du point de vue des décisions modélisées par ces théories, remplacer les êtres humains par des robots. Pour le dire autrement, les modélisations de la décision et des jeux mettent-elles en scène des êtres humains ou des machines pensantes ? Peuvent-elles efficacement contribuer aux sciences de la gestion si les « personnages » de ces théories pourraient être remplacés par des machines ?

C’est donc à un encouragement à aborder la théorie des jeux et la théorie de la décision dans une perspective critique en sollicitant la pensée de Bataille que cet article invite. Pour cela nous faisons deux propositions, la première relative à l’objet de l’article et la seconde à la démarche méthodologique utilisée. Notre première proposition est la suivante. Le domaine du calcul, par l’usage d’une démarche rationnelle qui semble manquer ce qui est excédant, ce qui est au-delà de l’immédiate nécessité et de la plate utilité, conduit à évacuer les situations limites dans lesquelles est mise en jeu la « souveraineté » de la personne au sens de Bataille2, c’est-à-dire de l’aspect « opposé, dans la vie humaine, à l’aspect servile ou subordonné » (Bataille, 1956a, p. 247). En ce sens, nous considérons que l’adjonction de ces mises en jeu de soi dans des situations limites, situations qui jouent avec la souveraineté, permettrait de contribuer à une « autre économie » appelée aujourd’hui par de nombreux acteurs de la société civile3. Pour Bataille, il était nécessaire d’élaborer une science autre que la science « officielle », une science qui permettrait de rendre compte des phénomènes de dépense, une « économie générale » par rapport à l’« économie restreinte », c’est-à-dire une économie réduite par le calcul et la rationalité utilitaire. Une économie dans laquelle ce qui reste actuellement dans l’ordre du non-savoir économique pourrait devenir une manière différente de penser le rapport de l’être humain à son environnement, une raison pour laquelle Bataille avait évoqué

1 Notre traduction. 2 Je remercie François De March d’avoir attiré mon attention sur cette question, en particulier De March (2022). 3 Voir par exemple The Other Economy : https://theothereconomy.com/fr/

Le jeu avec le « je »  n 245

la possibilité pour lui de recevoir le prix Nobel de la paix (De March, 2015, p. 119). Pour introduire la façon de penser l’excès dans la théorie des jeux, nous solliciterons la notion de « jeu majeur » (Bataille, 1951b) car cette notion représente une compréhension du jeu très différente de celle utilisée dans les théories de la décision et des jeux, et les « jeux sérieux » (Brougère, 2012 ; Patroix, 2018), fondées sur le calcul rationnel. Notre proposition est que cette différence pourrait constituer un apport de Bataille aux sciences de gestion qui utilisent la pensée du jeu. Nous voudrions ainsi suggérer que la notion de « jeu majeur » permet d’élargir le champ des théories de la décision et des jeux, ou des mises en scène des jeux sérieux aux situations pour lesquelles ces théories semblent inadaptées ou peu adaptées, celles de la dépense, de l’excès. Nous considérons que la notion de « jeu majeur » a aussi une dimension éthique, dans la mesure où elle permet de s’atteindre soi-même en vérité au-delà des réductions idéologiques opérées par les théories du choix rationnel. Pour développer cette perspective, notre seconde proposition est méthodologique, il s’agit de passer par le cinéma au sens de Stanley Cavell (2011). Une justification de cette démarche méthodologique peut être trouvée dans les travaux de la philosophe américaine Cora Diamond. Selon cette perspective, les images peuvent porter une pensée éthique souvent mieux que des réflexions argumentées, car elles touchent à un niveau infra-rationnel, caché par la raison (Diamond, 2004). Or le cinéma est un lieu privilégié où l’on peut voir des images. Certaines images ou certaines scènes des films nous touchent, sans que nous sachions très bien pour quelle raison, mais nous sommes touchés. Soit par une attraction, soit par une répulsion. Le film peut ainsi toucher directement. La fiction permet de mieux mettre en évidence quelque chose qui ne relève pas obligatoirement du discursif. Cette approche ouvre l’accès à une éthique perfectionniste car le fait d’être touché par les images produit une mise en mouvement de nousmêmes, une transformation morale de soi (Cavell, 2010), une « réanimation morale », qualifiée par Hugo Clémot de « cinéthique » des films (Clémot, 2018). Le cinéma peut ainsi aider à la transformation morale de soi par la compréhension directe (grâce à l’image) de notions développées par ailleurs dans la réflexion technique. Tout le monde éprouve le risque du non-sens dans sa vie, un risque inhérent à notre condition humaine. Il arrive que ce non-sens devienne envahissant, et conduise à un scepticisme généralisé sur l’existence. La notion de « cygne noir » popularisée dans la finance par Nassim

246  n  LA CRITIQUE DES OUTILS DE GESTION

Taleb est la trace de ce scepticisme sur nos capacités à affronter l’incertitude en économie (Taleb, 2007). Il s’agit là de vaincre le scepticisme lié à la perte de sens. Dans la mesure où les images des films expriment nos difficultés à être les auteurs de nos vies, le cinéma peut nous aider à vaincre ce scepticisme (Domenach, 2011). Quel que soit leur genre (grand public, policier, espionnage, science-fiction, comédie, tragédie, classique, art et essai, etc.), les films posent des questions philosophiques qui concernent notre vie de tous les jours, notre vie ordinaire en nous aidant à reconnaître notre scepticisme face à la vie pour apprendre à le dépasser. C’est dans ce sens que nous effectuerons le commentaire du film de Marie Monge, Joueurs (2018), pour nous donner accès à la notion de jeu majeur chez Bataille.

Joueurs de Marie Monge Joueurs est le premier long-métrage de Marie Monge, présenté au festival de Cannes 2018 à la quinzaine des réalisateurs. L’histoire semble linéaire. Ella (Stacy Martin) travaille comme serveuse dans le bistro de son père (on apprendra que sa mère est morte et qu’elle possède la moitié des parts du commerce). Une vie simple et réglée, animée par le seul mouvement des entrées et sorties du bistro, des demandes des clients et de la vie des cuisiniers. On ne sait rien d’autre, en particulier sur sa vie privée ou sentimentale. Un jour elle voit arriver Abel (Tahar Rahim), qui vient pour postuler sur un emploi de serveur. On ne sait rien de lui non plus, mais il aurait occupé un poste similaire au restaurant de l’hôtel Meurice. Entre Ella et Abel, dès la première rencontre, quelque chose se passe, quelque chose passe, quelque chose qui va conduire Ella à quitter sa vie réglée et Abel à être déstabilisé par Ella. Des sensations intenses percutent Ella, avant même qu’elle ne découvre de quelle nature elles sont tissées. Instinctivement, Ella est attirée par Abel. Une attirance mystérieuse, à laquelle elle résiste au début. Ella est d’abord questionnée par Abel, interpellée, secouée, bousculée puis, à l’occasion d’une fin de soirée imprévue, elle découvre, en suivant Abel, le monde du jeu, les cercles de jeu clandestins de Paris. Une initiation. Écrites pendant le festival de Cannes, les premières critiques du film ont insisté sur l’aspect amoureux du récit inséré dans le contexte des jeux clandestins et de l’addiction. Par exemple, « dans son premier film, Joueurs, Marie Monge filme une passion amoureuse consumée par l’obsession du jeu » (Christophe Narbonne, Première [en ligne], 12/5/2018) et ce film est « un mélange de lumière, de passion

Le jeu avec le « je »  n 247

et de destruction » (Gwennaelle Masle, CineSeriesMag [en ligne], 11/5/2018). Les critiques publiées au moment de la sortie du film le 4/07/2018 suivent cette idée. Par exemple « une romance sur fond de cercles de jeux clandestins » (Etienne Sorin, Le Figaro), une « descente aux enfers d’un couple à la Bonnie and Clyde » (Lili Yubari, Biba), « la dévastation d’un jeune couple en prise avec l’addiction aux jeux d’argent » (Laurent Cambon, àVoir-àLire [en ligne]), « une histoire d’amour et de dépendance, passionnée et tragique, entre une jeune restauratrice et un joueur, flambeur et flamboyant, qui brûle sa vie sur les tapis » (Sabrina Nadjar, Femme actuelle). Par rapport à ces critiques qui voient dans le jeu la destruction de l’histoire d’amour entre Ella et Abel, nous proposons ici de dissocier Ella d’Abel et de considérer que, dans le jeu, Abel joue avec l’argent et Ella joue sa souveraineté dans le sens de Bataille. Joueurs désignerait ainsi, non seulement ceux qui jouent aux jeux de hasard dans les cercles clandestins, non seulement ceux qui jouent aux jeux de l’amour (Ella et Abel), mais aussi, et plus profondément, celle qui joue avec ce qui est en jeu pour elle, sa souveraineté. Le je(u) des profondeurs Sous le visible des rues de Paris s’agite l’invisible des cercles de jeux et la puissance de la dépendance au jeu. Visages tendus, anxieux, présence des videurs, description furtive des banquiers des cercles, le cadre de ces salles souterraines est posé pour qu’on puisse suivre la navigation en profondeur d’Abel qui entraîne à sa suite Ella, d’abord fascinée puis actrice de ces jeux. Tout a déjà été écrit sur l’univers des jeux de hasard et les dépendances qui s’ensuivent (à commencer par Le joueur de Dostoïevski) la similitude entre le monde des jeux d’argent et le monde carcéral : on parle de « prison du jeu » etc. Nous allons ici, non pas suivre ce fil, mais entrer dans le film par un autre angle, celui du moi profond des personnages, ce moi profond qu’on appelle parfois le « je » (techniquement, dans la psychologie des profondeurs, le « je » se situerait en-dessous du « moi ») et qui détermine une part importante de nos actions qui peuvent paraître irrationnelles au regard du « moi. » Le fait que le « je » se situe psychologiquement dans une sorte de sous-sol du « moi », entre en résonnance avec la géographie des cercles de jeux telle que Marie Monge la présente, puisque les cercles clandestins sont logés dans les sous-sols du Paris visible. Jouant de cette analogie morphologique et utilisant les ressources linguistiques de la langue française, nous proposons un jeu de

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mots, une périchorèse (un va-et-vient, un pas de danse) entre le « je » d’Ella et le « jeu » auquel elle va jouer dans les cercles de jeu. Comme si le sous-sol du « je » d’Ella était situé quelque part dans le sous-sol du « jeu » clandestin. Cette périchorèse poétique nous permettra de proposer une autre lecture du film de Marie Monge que celle faite par les critiques et d’introduire la notion de jeu majeur chez Bataille, que je qualifie de « jeu avec le “je” »4. En effet, même si l’histoire entre Ella et Abel s’apparente à une passion amoureuse effectivement inscrite dans le milieu des cercles de jeux clandestins (et ici on retrouve une tradition cinématographique qui présente des couples d’amants maudits comme Bonnie and Clyde (1968) d’Arthur Penn, Le guet-apens (1972) de Sam Peckinpah ou Les anges déchus (1995) de Wong Kar-Wai), Marie Monge centre la dynamique du film sur le personnage d’Ella. Elle nous dépeint une femme cherchant à quitter une vie qu’elle ressent sans relief : « [Ella] est une femme qui a une vie comme beaucoup de gens. Une vie qu’elle n’a pas forcément choisie. Elle est là où elle est censée être. Elle n’est pas forcément malheureuse ou opprimée, mais elle ne sait pas exactement qui elle est, parce qu’elle n’a pas forcément eu de choix à faire dans sa vie. Elle attend que quelque chose arrive qui va la basculer » (interview donnée à RFI [en ligne] le 14/5/2018). Une critique a relevé ce trait du personnage d’Ella, décrite comme une serveuse « consciencieuse mais qui s’ennuie » (Peter Bradshaw, The Guardian [en ligne], 11/5/2018). Marie Monge précise qu’Ella doit «  soit rester dans le monde qu’elle connaît, soit prendre le risque d’aller voir ailleurs et de découvrir autre chose sur elle-même aussi ». Nous considérons qu’« aller voir ailleurs » pour « découvrir autre chose sur elle-même » revient à s’engager dans un jeu avec son je. Le parcours d’Ella est finalement très différent du parcours d’Abel. Deux routes se distinguent radicalement, la route d’Ella de celle d’Abel, le jeu d’Ella et le jeu d’Abel. Joueurs ? Peut-être. Au même jeu ? Non. Le jeu d’Ella : un jeu majeur au sens de Bataille À quoi joue donc Ella ? Pour répondre à cette question, nous allons brièvement aborder la définition d’un jeu chez trois philosophes du jeu, Huizinga, Jacques Henriot et Eugen Fink. Cela nous permettra d’introduire la notion de jeu majeur chez Bataille. Cet éclairage permettra 4 Après avoir écrit cet article, j’ai découvert que cette expression avait déjà été utilisée par Dominique Mehl (2006). Par rapport à son article, nous concevons ici cette expression dans un sens opposé. Dans le cadre de son article, Dominique Mehl voit dans le jeu avec le « je » la trace d’une « facticité complète » (p. 158) là où nous considérons que c’est un jeu majeur au sens de Bataille.

Le jeu avec le « je »  n 249

de mieux saisir la radicalité du mouvement d’Ella, pour le comprendre comme un jeu majeur chez Bataille, ce qui différencie nettement de celui d’Abel, qui s’apparenterait à un jeu mineur au sens de Bataille. En résumé, nous proposons de considérer le parcours d’Ella comme sa mise en jeu dans un jeu majeur au sens de Bataille. Tandis que la dépendance aux jeux d’argent d’Abel l’apparenterait davantage à un jeu mineur.

Dans un article publié en 1951 dans la revue Critique (« Sommesnous là pour jouer ou pour être sérieux ? »), Bataille distingue deux sortes de jeu, le jeu mineur et le jeu majeur : « le jeu mineur seul est reconnu dans un monde où l’utile est souverain, non le jeu majeur ; pour cette raison, rien n’est moins familier à notre pensée que le jeu majeur, qui ne peut servir et où se manifeste la vérité profonde » (Bataille, 1951b, p. 118). Contrairement au jeu majeur, le jeu mineur « ne demande nullement la pleine révolte » (Bataille, 1951b, p. 116). C’est un jeu qui ne perturbe pas l’ordre des choses et le travail sérieux. C’est le jeu du « tourisme en troupe » comme l’appelle Bataille (ibid., p. 117), où l’on emmène, en « troupe », en masse, les nombreux touristes jouer, sans que le monde de la production soit mis en danger. Pas de remise en cause de l’utile avec le tourisme de masse qui est, pour Bataille, une « immense abdication ». Tandis que « le joueur authentique est, au contraire, celui qui met sa vie en jeu, que le jeu véritable est celui qui pose la question de la vie et de la mort » (ibid., p. 111). Une « mise en jeu » radicale de soi-même. De ce point de vue, le jeu d’argent « indique mal le sens » du jeu (ibid., p. 108). Au début du film, Ella semble percevoir le monde sous l’emprise de la technique, du calcul (on la montre attentive aux opérations de caisse) et finalement soumis à l’ennui du calcul. Si l’on veut vivre dans un tel monde en refusant l’emprise du calcul, semble nous dire Marie Monge, soit on vole, comme Abel (au début du film, Abel vole l’argent de la caisse), soit on joue, comme Ella. Ella ne veut pas voler. Alors il est indispensable de redonner du jeu à la vie. Pour Bataille, sans cette agitation capricieuse due au jeu, on est condamné à une « existence sociale correcte et chargée de contrainte ou d’ennui » (ibid., p. 109), ce qui représente la situation d’Ella telle que Marie Monge la dépeint au début du film.

Pouvoir jouer est le signe que l’on parvient à s’échapper des rouages d’un déterminisme mortifère, à introduire un jeu dans un mécanisme rigide, le mécanisme de la vie routinière, dans l’ennui du calcul. Ici, la métaphore mécanique du mot « jeu » permet d’introduire une analogie

250  n  LA CRITIQUE DES OUTILS DE GESTION

très intéressante analysée en détail par Jacques Henriot5. Le jeu d’un mécanisme est ce qui permet à une pièce mécanique de bouger. Pour Henriot, cette notion d’entre-deux, de distance intérieure, est centrale dans l’analyse du jeu. Il l’applique à l’individu qui joue en considérant que « le jeu tient à l’intervalle qui sépare le sujet de lui-même » (Henriot, 1969, p. 95). Le jeu s’insinue entre l’individu et lui-même, entre son moi et son « je » : il exprime un hiatus qui oblige l’individu à agir pour être. De ce point de vue, pour Henriot, le jeu est une « poésie de l’action » (ibid., p. 83). L’individu joue parce que « en lui-même ‘‘cela’’ joue » (ibid., p. 93), parce qu’il y a du « jeu » dans l’être de l’humain (ibid., p. 98). Il y a au centre de l’individu « quelque chose » d’instable qui « joue » (dans le sens mécanique) et que le jeu (dans le sens ludique) visibilise. L’être humain est « un être incapable par nature de coïncider avec lui-même » (ibid., p. 98). Il y a comme un « trou » au centre de l’homme qui ne peut être bouché, une marge de flottement et d’incertitude qui empêche l’être humain de pouvoir être copié ou imité par un robot, aussi perfectionnés soient les algorithmes qui constituent ses programmes comportementaux. Un robot ne pourra jamais « jouer » dans ce sens, même si on peut programmer une machine à exécuter parfaitement les règles du jeu. L’être humain est en un sens toujours en train de « dé-coïncider » d’avec lui-même6, ce qui est radicalement impossible à un robot. Relisant Pascal mais en en inversant les conclusions pessimistes sur le jeu comme divertissement et donc fuite de soi, Henriot considère que le jeu est, non pas un divertissement au sens pascalien, mais ce qui est très exactement le mouvement de vie par lequel l’homme se fait. La création de soi passe par sa mise en jeu. En jouant son « je », dans l’incertitude de l’errance, Ella se crée par liberté. Tandis qu’en jouant aux jeux d’argent, dans les variations infinies des combinaisons du hasard des cartes ou de la roulette, Abel se détruit par dépendance. Ainsi rien n’oppose plus le jeu d’Ella au jeu d’Abel que cette distance intérieure, constitutive du jeu d’Ella et absente du jeu d’Abel. Ella n’est pas dépendante du jeu d’argent, comme Abel l’est. Dans une scène intéressante du film, Abel croit qu’il a inoculé en Ella le virus du jeu : il lui dit que c’est comme une piqûre. Alors 5 Sur Jacques Henriot et la fécondité de sa réflexion sur le jeu, on pourra consulter la revue Sciences du jeu  (https://journals.openedition.org/sdj/) et en particulier l’hommage du premier numéro https://journals.openedition.org/sdj/195 6 Nous reformulons ici Henriot en utilisant le terme « dé-coïncider » qui a été introduit par François Jullien dans son ouvrage Dé-coïncidence. D’où viennent l’art et l’existence ? (2017) et dans son cours public du 25 janvier 2017 : « quand les choses coïncident (…), qu’il n’y a plus de jeu, plus rien ne peut arriver (…), c’est mort  ». (http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_conferences_2017/a.c_170125_philo.html)

Le jeu avec le « je »  n 251

que, pour Ella, c’est bien davantage le mouvement de recherche de sa souveraineté qui l’emporte sur l’addiction au jeu d’Abel. Cette possibilité que le jeu instaure un nouveau rapport au monde et à soi est développée par Eugen Fink. Fink (1966) montre comment la philosophie platonicienne, en réduisant le jeu à une « copie » du « vrai » monde, a empêché de comprendre le rapport de l’homme au monde autrement que par un face à face statique. Sans jeu. Pas de création par jeu dans le monde de Platon. Tandis que, en pensant le jeu comme une activité qui « recolle » l’homme au monde, qui réunit l’homme et le monde (« symbole du monde », sun-bolos : réunir), on comprend que jouer installe un rapport dynamique profondément renouvelé entre soi et le monde. Un rapport de proximité dans lequel l’élan par lequel on s’engage dans le jeu va produire un accès à nousmême par la révélation de choses inattendues. Fink considère que, dans la vie de tous les jours, « nous vivons dans un curieux engourdissement et comme aveugles » (Fink, 1966, p. 120), sans qu’aucune lumière ne vienne éclairer cette nuit de routine. Le monde se fait opaque, exactement comme pour Ella au début du film. L’entrée dans le jeu vient nous donner l’impression de pouvoir sortir de l’opacité du monde car dans le jeu on va se sentir « plus proche de l’essentiel et de l’authentique » (Fink, 1966, p. 121). Tout à coup, « quelque chose » va faire irruption, va venir trouer l’opacité du quotidien. Par « trou », nous entendons le « trou » interne évoqué plus haut, la dé-coïncidence qui caractérise l’homme par rapport au robot. Le jeu nous entraîne dans une « attitude esthétique » (Fink, 1966, p. 75) visà-vis du monde, qui nous permet d’accéder à nous-mêmes. En résumé, nous proposons de considérer qu’Ella : 1) joue à un jeu majeur ; 2) en jouant son « je » ; 3) en espérant (par ce jeu majeur avec son « je ») retrouver un monde vivable au-delà de l’opacité du monde qui l’aveugle. Le contraire d’Abel qui : 1) joue à un jeu mineur ; 2) sans se remettre en question ; 3) sans espérer changer le cours des choses. Le tableau ci-dessous résume notre proposition. Ella Type de jeu selon Bataille

Abel

Jeu majeur

Jeu mineur

Mise en jeu / mise du jeu

Joue son « je »

Ne se remet pas en question

Résultat attendu du jeu

Espoir d’un monde redevenu vivable pour elle

N’espère pas de changement du monde pour lui

252  n  LA CRITIQUE DES OUTILS DE GESTION

Éthique perfectionniste du jeu majeur Passons maintenant à une autre tradition philosophique, le perfectionnisme moral, qui nous permettra d’éclairer la notion de jeu majeur chez Bataille par une perspective éthique. Le désir de ne pas « passer à côté de l’aventure » pour ne pas « manquer le truc », pour ne pas passer à côté d’une nouvelle création de soi a été la marque de la réflexion de Ralph Waldo Emerson. Pour Emerson, on doit faire confiance à soi-même, on doit obéir à ses élans très profonds car on perçoit dans ces élans une sorte d’appel à vivre autrement. Dans ces moments, on mobilise en soi une capacité à inventer un chemin inédit, sans pouvoir préjuger de l’issue de la route. Se suivre soi-même en se faisant confiance est le fondement du perfectionnisme, qui est une « approche de l’individualité comme expression » (Laugier, 2010, p. 10). On pourrait donc considérer que le jeu majeur au sens de Bataille, le « jeu avec le “je” » d’Ella, représente une voie du perfectionnisme moral, une fécondité pour l’accès à soi. Du point de vue de l’éthique perfectionniste, la clé de cette fécondité vient de ce que la mesure de l’action n’est plus rapportée à une morale « extérieure » en surplomb, qui jugerait « bien » ou « mal » telle action en cours, mais relève d’un « vécu » intérieur dont les critères évaluatifs sont différents. Une piste personnelle. Qui revient, lorsqu’on entre dans le jeu, à alterner des moments d’activité et de passivité par rapport au jeu. On dirige son action puis on se laisse diriger par le jeu en devenant le jouet du jeu. Cette passivité est la clé de l’accès recherché à soi. Ainsi semble agir Ella, dont on se demande parfois pourquoi elle fait ce qu’elle fait alors que la raison ou une morale de surplomb lui enjoindraient de faire autrement. On ne comprend pas toujours ce qu’elle fait. On a envie de lui dire d’être, justement, moins passive par rapport aux événements. Mais cette passivité semble pour elle vitale. Ella accepte de devenir le jouet du jeu, et sa passivité est la clé de sa prise de décision. En n’agissant pas, elle agit7. En s’abandonnant au jeu qu’elle crée, elle se libère. Ainsi, dans le « jeu avec le “je” » apparaît la figure du maître et de l’esclave8. Ce qui revient à voir le jeu d’Ella – et par extension le jeu majeur de Bataille – comme une liturgie de la contingence. Le hasard des décisions en incertitude radicale devient une source de décision rationnelle. De ce point de vue, on voit poindre ici une piste possible pour l’élargissement de la théorie de la décision rationnelle aux situations d’incertitude radicale. 7 Je remercie Laurent Bibard de m’avoir suggéré cette reformulation dans la discussion qui a suivi la présentation de mon texte au colloque de la SPSG. 8 Je remercie Monika Marczuk, codirectrice de la rédaction des cahiers Bataille, d’avoir attiré mon attention sur cette analogie.

Le jeu avec le « je »  n 253

Mais ce mécanisme de mise en jeu de soi peut se gripper. Dans Joueurs, c’est Abel qui déclenche en Ella le mécanisme du mouvement, de l’élan. Du coup apparaît le problème d’Abel. Car pour Ella, se lancer et accepter de devenir le jouet d’un jeu pour accéder à elle-même revient à suivre la route d’Abel qui passe par le hasard des gains et des pertes. Au lieu de chercher à suivre sa piste, Ella va suivre la piste de l’argent aléatoire et en cela va devenir dépendante de la dépendance d’Abel. Dans les sous-sols des cercles clandestins, sa vie est tirée au sort des dés d’Abel. Aussi Ella ne devient pas le jouet du jeu mais le jouet du hasard. Les risques du jeu deviennent les risques du jeu d’argent, les risques du calcul. Des scènes fortes la montrent comme anesthésiée par les violentes secousses qu’elle subit à cause de cela. Car, si Ella reste protégée de la dimension addictive des jeux d’argent, Abel, lui, doit payer des dettes de jeu importantes et se trouve poursuivi par les hommes de mains des banquiers des cercles clandestins. Commence alors l’aspect noir du film de Marie Monge, sur lequel les commentaires des critiques ont été unanimes. Autrement dit, la voie émersonienne se grippe à cause de l’argent. La déformation due à l’argent transforme la piste d’accès à soi en voie dangereuse car l’élan initial d’Ella devient enchâssé dans la dépendance d’Abel au jeu d’argent. Le jeu majeur de Bataille est enfoui sous la dispersion de l’argent et se dégrade en jeu mineur. Ici apparaît quelque chose d’intéressant pour comprendre l’échec du jeu d’Ella, le manque de gratuité du jeu. Dans une réflexion sur les relations entre jeu et création, le philosophe et théologien François Euvé montre l’importance de la gratuité pour que le jeu puisse accomplir son œuvre de création : le jeu ne « vise aucune fin extérieure à lui-même [et se] distingue à la fois de la nécessité et du hasard » (Euvé, 2000, p. 354). Si le mouvement émersonien initial d’Ella revêt cet aspect de gratuité, son parasitage par l’argent, dû à la dépendance d’Abel aux jeux d’argent, le grippe fondamentalement. On voit poindre l’impact négatif de l’argent sur la démarche émersonienne, une corruption de l’élan de vie par l’argent. L’interprétation que nous faisons de Joueurs montre que le jeu majeur au sens de Bataille peut à tout instant être mis en danger et être dégradée en jeu mineur. La question reste de savoir si et comment Ella aurait pu jouer son je(u) sans succomber au jeu d’Abel. Notre proposition est qu’il aurait fallu qu’Ella puisse « voir le visible » selon l’expression de Wittgenstein dans sa seconde philosophie (Chauviré, 2003), c’est-à-dire ait accès à ce qui est « là » mais qui nous échappe. Une manière de saisir ce qui est devant nous, en nous, mais que nous ne voyons pas, c’est-à-dire trouver de l’ « extra-ordinaire » dans l’ordinaire, dans la vie de tous les

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jours. Voir le visible comme doté d’un jeu, le jeu du quotidien dans le sens à la fois du jeu mécanique d’une pièce et de la « mise en scène de la vie quotidienne » selon les termes d’Erving Goffman, c’est le voir comme un environnement non clos sur lui-même, non limité à une routine répétitive des mêmes gestes et des mêmes règles, non soumis à l’ennui du calcul ou du hasard calculé. Cette attitude dans la vie de tous les jours en desserre les contraintes et rouvre à l’étonnement devant le quotidien, et donc à l’enthousiasme, qui révèle sur le quotidien et sur soi-même des choses inattendues. Le travail routinisé et répétitif semble opacifier l’accès au jeu du quotidien. La gestion rationalisée des tâches organisées peut devenir un facteur d’opacification, l’enfermement de ceux qui travaillent dans des formes de décision issues de différentes théorisations. Ella ne voit pas le jeu mais sent que ce monde-là – le monde qu’elle voit – n’est pas pour elle, n’est pas son vrai jeu. Pas le « je » qu’elle doit avoir pour vivre. Pas celui qu’elle est appelée à jouer. C’est cette opacité du visible qui est la raison pour laquelle elle décide de suivre Abel dans le monde du sous-sol pour espérer, par ce geste, pouvoir changer de jeu. Pour espérer « voir ». Pour voir ce qui s’y passe, pour voir ce qu’elle doit voir. Comme si le fait de plonger dans le sous-sol du monde visible, le soussol invisible du jeu, allait lui permettre de trouver enfin son « je » (son jeu dans le monde). Justement, Abel lui semble pouvoir lui apporter ce relief, par de l’« extra-ordinaire. » Mais ici la quête tourne mal, à cause de l’argent qui dégrade le jeu majeur en jeu mineur, et commence alors la descente aux enfers. À la fin de Joueurs, Abel raconte à Ella qu’il a toujours été du côté des perdants. Pour lui, jouer veut dire gagner ou perdre de l’argent. Alors qu’Ella a mis son « je » en jeu. Finalement, les « joueurs » (titre du film) ne jouent pas au même jeu. Serait-ce la raison pour laquelle l’histoire d’amour (entre les « je ») n’aboutit pas ? Et qu’Ella repart seule ?

Conclusion En suivant et analysant le film de Marie Monge, Joueurs, qui met en scène deux personnages, Abel et Ella, le premier prisonnier d’une addiction aux jeux d’argent dans les cercles clandestins des sous-sols parisiens, et la seconde cherchant à quitter la routine des calculs (elle tient la caisse dans le bistro de son père), nous avons proposé de considérer le parcours d’Ella comme un jeu majeur au sens de Bataille, et

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appelé le jeu majeur un « jeu avec le “je” ». Ce qui nous a permis de présenter la notion de jeu majeur par un usage méthodologique de la fiction cinématographique en considérant Joueurs comme une introduction à la pensée de Bataille sur le jeu. Cette interprétation du film par la notion de jeu majeur suggère une manière dont cette notion pourrait contribuer à élargir le champ des théories de la décision et des jeux aux situations pour lesquelles ces théories semblent incomplètes ou inadaptées. En effet, le film montre que le « jeu avec le “je” » est une attitude rationnelle face à l’incertitude existentielle. Une liturgie de la contingence devient la source de décisions rationnelles. Ainsi, la pensée de Bataille pourrait contribuer à une critique de la rationalité restreinte dans la théorie de la décision et la théorie des jeux, autant qu’à son extension à des situations pour lesquelles les théories de gestion actuelles n’ont pas été conçues. Paraphrasant Bertrand Saint-Sernin (1997), nous pourrions dire que la notion de jeu majeur chez Bataille « n’entend rien changer à la condition originaire des hommes mais elle s’ajoute aux instruments dont ils disposent déjà pour se guider dans leur navigation incertaine ».

Chapitre 4. Responsabilité sociale et environnementale : la part des entreprises, la part des salariés Eric Gautier (IRG, Université Gustave Eiffel)

Une RSE en forme de double fond À la suite de scandales économico-financiers à la fin du XXe siècle, notamment aux États-Unis, émerge la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE) pour rassurer une opinion publique attentive à la probité en affaires. Ce concept se propage en Europe et draine dans son sillage un vocabulaire spécifique comme « éthique des affaires, acceptabilité, charte d’engagements » faisant référence à des notions de bien et de mal, d’autant plus confondantes qu’elles varient en fonction des contextes nationaux et culturels. Concomitamment, les crises sanitaires, climatiques et sociales qui secouent la planète et les prises de conscience au fur et à mesure des sommets de la Terre et des Conférences de Parties (COP) amènent les citoyens à qualifier les bons ou les mauvais comportements de manière empirique (gestion intègre, confiance, respect des contrats, des personnes, loyauté). La RSE se montre en apparence comme le remède d’une opposition entre la société de consommation dite « condamnable » et la société de productivité dite « louable » en référence à la pensée de Bataille (1957b, p. 308) pour lequel le « Mal et le Bien se lient au nuisible et à l’utile ». Elle prend différentes formes selon les firmes : objectifs de réduction de rejets polluants, adoption d’écogestes au quotidien, application de règles éthiques pour les relations sociales en passant par des actions

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de mécénat et de proximité. Pour les parties prenantes, elle est évaluée selon la conformité aux normes édictées par l’Organisation internationale de normalisation (ISO), aux codes de bonnes pratiques, aux recommandations de comités d’experts. Si la RSE est souvent mise en œuvre depuis « le haut » par les directions des organisations, pour autant, les collaborateurs se trouvent directement concernés en participant plus ou moins volontairement à des opérations dont l’initiative est interne à l’entreprise : ramassage de mégots de cigarette, organisation d’une course solidaire pour récolter des fonds en faveur d’une cause (recherche médicale, aide à une association humanitaire…). Afin de comprendre les ressorts de l’implication des salariés, j’ai fondé mon analyse à partir d’une ethnographie auprès de 15 sociétés du quartier d’affaires de Paris La Défense, pour la plupart multinationales. Je me suis intéressé au point de vue de 25 cadres et employés sur leurs activités relevant de la RSE au niveau local, au moyen d’observations et d’entretiens approfondis. Mon étude révèle deux contradictions, la première entre le don supposé de l’entreprise et son utilisation qui met en évidence un déplacement de la responsabilité du « concept RSE » de la firme vers le salarié en lui instaurant un nouveau périmètre ; une deuxième entre l’aspiration au partage, une inscription communautaire de la part des collaborateurs et le mode de gestion des ressources humaines systématiquement individualisé. Une phase explicative est ensuite produite à la lumière de l’œuvre de Georges Bataille (1939-1945 ; 1943 ; 1949a ; 1956a ; 1957b) pour établir une compréhension causale de la réalité sociale observée. Même si la gestion n’était pas le propos de l’auteur, sa pensée m’a invité à une prise de hauteur par rapport au discours convenu de la RSE pour finalement en décrypter son mécanisme manipulatoire. J’ai pu ainsi formuler mon inconfort manifesté durant cette recherche, lié à la fausseté et à l’abjection que recouvre le double fond de certaines actions labellisées RSE. De l’enquête ethnographique à la posture autoethnographique Étudier la RSE d’un quartier d’affaires a nécessité une conversion de mon regard ayant joué différents rôles dans l’espace social que j’observe aujourd’hui. L’entreprise est un terrain que j’ai fréquenté comme ingénieur et dirigeant, position opérationnelle qui n’invite pas à la déconstruction pour soulever les incohérences de la gestion. Me tournant vers la recherche académique j’ai étudié longitudinalement les organisations pour formuler des recommandations managériales. Mais par la suite, j’ai éprouvé le besoin de retourner vers ces entreprises par un

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pas de côté comme ethnographe, avec la distance nécessaire pour en appréhender une autre facette : le concept institutionalisé de RSE. Ce dernier ayant donné naissance à une novlangue dont l’usage s’est banalisé au sein des organisations : « ODD1, économie circulaire, ESG2, business régénératif, raison d’être, B Corp, ISO 26000, émissions scope », je me suis attaché à le « désaplatir » pour lui donner une volumétrie qui permet, tel le chapiteau au sol que l’on déploie dans sa hauteur, d’y entrer et d’observer de l’intérieur. J’ai découvert au fil de mes investigations le rôle moteur des salariés avec leurs émotions qui chaque fois me surprenaient. Quand je pensais parler à leur tête il m’arrivait de toucher leur cœur avec leur joie, leur tristesse, leur ressentiment et aussi leur colère. Ainsi leur souveraineté m’a parfois été révélée, celle qui selon Bataille (1957b, p. 304) se « veut l’élan du cœur et la loyauté, parce qu’elle est donnée dans la communication ». Exposer la vision de ces femmes et ces hommes qui sont parties prenantes de mon objet de recherche, a constitué un exercice difficile car il a requis parallèlement une interrogation sur mes croyances qu’il s’agissait d’exhumer en échos à l’autoethnographie (Rondeau, 2011). Au fur et à mesure des rencontres s’est opérée une conquête de mon espace intérieur (Bataille, 1943) qui m’apportait une autre vision de la RSE. Mon approche du quartier d’affaires Paris La Défense Durant 10 mois, de mars à décembre 2020, je me suis imprégné de la responsabilité sociétale depuis le point de vue de mes interlocuteurs s’exprimant sur ce qu’ils vivent et comment ils construisent des modèles explicatifs à partir de leur expérience. Celle qui « se trouve au cœur de la condition humaine » et ouvre à la « connaissance qu’on a d’une activité et la manière dont on la vit » (Chanlat, 1998, p. 98), celle qui s’affranchit des « autorités, des valeurs existantes, qui limitent le possible » (Bataille, 1943, p. 19). C’est-à-dire l’expérience qui permet de saisir la RSE au-delà des pratiques formelles ou édictées par les managers. J’ai porté mon attention non seulement à la relation entre les salariés et leur firme vis-à-vis de la responsabilité sociale et environnementale mais aussi à leurs interactions avec leur famille, leur quartier et leurs activités associatives avec l’approche du fait social total (Mauss, 1925). J’ai ainsi souhaité comprendre ce qui réunit la vie des gens à travers la RSE pour « restituer cette unification ». Cette approche ethnologique a permis d’une part de souligner des écarts entre le discours des organisations et les attentes des collaborateurs et 1 Objectifs de Développement Durable. 2 Critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance.

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d’autre part avec la réflexivité qui la caractérise, de produire une critique sociale et culturelle des certitudes qui m’animaient. Ce qu’expriment les salariés à propos de la RSE Pour Marc, avocat au sein d’un grand cabinet, « il y a beaucoup de débat sur l’objet social de l’entreprise qui a pour objectif principal de gagner de l’argent, payer correctement le personnel. Son utilité à la société est liée à son succès, à la qualité des produits qu’elle vend. Les entreprises ne sont pas des associations à but non lucratif ! ». Ainsi, les actions RSE servent à renforcer l’image de l’organisation dans un paradigme où son but reste de faire du profit, de distribuer des dividendes avec pour corollaire social de créer des emplois. Pour Pierre, directeur RSE dans une banque : « Avant 2015, la RSE c’était “nice to have” : fondations, bonnes œuvres mais le cœur de métier se faisait dans le strict respect des lois. Mais aujourd’hui il y a la zone grise moralement discutable comme un code de conduite. Exemple  :  nous on refuse de financer l’industrie du tabac pourtant ça n’est pas interdit ! Cette zone grise intéresse les collaborateurs et fait partie de la RSE (…). Imaginez comment gérer un jeune stagiaire qui dit je ne fais pas ça c’est immoral ! » Questionner la raison d’être de l’entreprise est une source de tension entre l’intérêt économique et les risques environnementaux et sociaux. De plus, les changements législatifs et la sanction des écarts écologiques ouvrent la voie à d’autres abus : « Là c’est le versant plus sombre (de la RSE) : un manager peut être viré comme un malpropre du jour au lendemain alors qu’on a fermé les yeux sur des pratiques durant 10 ans. » Sur un autre plan, les jeunes diplômés plébiscitent les employeurs qui érigent l’impact sociétal au premier rang de leurs préoccupations : « Le modèle du salarié dans une grande boîte ne fait plus rêver. On est dans une ère où on prône le minimalisme, la bienveillance, l’économie solidaire, la gentillesse, plein de choses que les grands groupes ont oublié de mettre dans les critères requis pour bien manager » (Sylvie, responsable des engagements solidaires des collaborateurs). La fidélisation des salariés est analysée par les directions de ressources humaines qui ont conscience des attentes des candidats. Face à ces enjeux, la RSE devient un levier de communication. Dans l’entretien avec Nathalie (responsable animation commerciale) je constate un engouement pour le territoire. Elle redécouvre le quartier de la Défense qu’au début elle n’aimait pas, mais qui, en quelques années, est « devenu magique ». « Dans un quartier d’affaires pour

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se débarrasser de cette communication négative, on met les bouchées doubles ! » Les salariés recherchent des lieux de travail agréables où règnent la bienveillance et l’authenticité : « a good place to work ». Toutefois souscrire aux actions RSE ne se limite pas à faire une bonne action. Alice (responsable RSE) a fait le choix de quitter sa firme pour créer un projet d’entrepreneuriat social, car le changement auquel elle participait n’était pas assez rapide ou profond pour la satisfaire. « J’ai envie de faire face à mes aspirations pour un avenir plus responsable et plus durable. Le changement commence par moi. En septembre 2020, j’ai quitté mon job, un beau job, mais dans lequel je ne ressens pas assez la vibration de mon cœur. » Lorsque la responsabilité sociale et environnementale individuelle est plus forte que la responsabilité collective assumée par l’entreprise, le salarié sait faire preuve d’une capacité à se détacher de cette dernière. Pour Anne, directrice d’un réseau bancaire, la préoccupation dans sa société concerne la question de l’égalité femme-homme : « Notre objectif institutionnel est d’améliorer la parité, avec l’accès de femmes à 30 % des postes de direction ». Pour ce faire ont été mises en place différentes actions comme une charte d’engagement sur la diversité et l’inclusion. Une campagne de communication interne repose sur une stratégie nationale et s’appuie sur la force de proposition des entités régionales et locales du réseau bancaire : « chaque directeur de succursale veille à le mettre en œuvre pour toute création de projet et au sein des conseils des succursales qui regroupent des chefs d’entreprise, pour partager de l’information économique. Notre objectif est d’améliorer la représentation des femmes dans le nouveau recrutement des conseillers avec des décisions prises en local et pas seulement au niveau central pour contribuer à la RSE ». Il s’agit d’une démarche intégrée qui infuse tous les niveaux de l’entreprise sur la thématique de la parité. La RSE est ici subordonnée aux contradictions inhérentes à une doctrine qui revendique la responsabilité sociale des entreprises tout en évitant l’obligation et le droit. Cet aperçu ethnographique montre la capacité du discours de la RSE qui permet à la société à la fois d’affirmer et de déléguer ses objectifs aux managers et employés. Ce qui interroge la place de la responsabilité. Mais parfois, la RSE se présente comme un système de compensation : « les entreprises font tout pour que les salariés viennent travailler à La Défense : supers locaux, pas de voiture, on arrive à trouver des espaces verts, offre de restos très diversifiée, cantines, food trucks, les entreprises ont les moyens de faire plaisir aux salariés, on est chouchouté ! » (Blandine, chef de projet). Enfin, pour d’autres employés, la RSE est le fait de s’engager entre collègues, ce qui est source

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de motivation : « au lieu d’aller à la cantine, je ramasse des mégots et je sors de mon quotidien » ; « je m’inscris à une course solidaire avec un collègue : c’est cool ». Des entretiens m’ont mis mal à l’aise du fait de ma position de départ empreinte d’un présupposé idéalisé de la RSE avec ses principes que les directions d’entreprises sont censées valoriser. Durant les conversations, certains salariés ont livré une vision personnelle, voire intimiste. D’autres ont quitté leur entreprise au cours de l’enquête soit parce qu’ils ne se retrouvaient plus dans le discours « corporate », soit qu’ils constataient un décalage entre leurs activités et leurs aspirations. Redécouvrir les verbatim au travers de la pensée de Georges Bataille a permis de poser des mots sur des intuitions et ressentis du terrain et de conceptualiser.

Une relecture bataillienne des fondements de la RSE En 1953, dans l’ouvrage Social Responsibilities of the Businessman3 d’inspiration religieuse protestante, la responsabilité sociale renvoie à l’obligation pour les hommes d’affaires de réaliser les politiques, de prendre les décisions et de suivre les lignes de conduite répondant aux objectifs et aux valeurs qui sont considérées comme désirables dans la société. Il est ici considéré que dans un élan de bienfaisance, la réussite du chef d’entreprise doit bénéficier au bien-être de la communauté au sein de laquelle ses activités ont pu prospérer. Mais ces fondements de la RSE analysés au prisme de la pensée de Bataille (1949a) révèlent leur fausseté : ils présentent une version magnifiée du capitalisme dont l’enjeu reste la limitation des dépenses improductives ou de pure gloire (Bataille, 1949a). Le discours des partisans ou fonctionnalistes de la RSE qui la vantent comme une réorientation radicale des affaires pour le XXIe siècle, annonçant une ère nouvelle de « capitalisme humain » (Jones, 1996, p. 8) est à rapprocher de la démonstration de Bataille (1949a) à propos du calvinisme pour en montrer le cynisme. Ce dernier rompant avec le catholicisme et Luther, permet de valoriser les activités commerciales et industrielles tout en rejetant le luxe et l’ostentation. Mais ce renversement d’état d’esprit plus que de principe, ne pouvait se réaliser qu’à la « condition d’être d’abord dissimulé » (ibid., p. 121). Ce changement qui ne disait pas son nom, pour être légitimé s’opérait sous couvert de « fait d’hommes d’autorité morale inattaquable, parlant au nom d’instances supérieures à l’intérêt terre à terre » (ibid., p. 121). 3 Ouvrage fondateur sur la notion de Responsabilité Sociale de l’Entreprise aux États-Unis écrit par Howard R. Bowen (1953), économiste américain.

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Ce qui fait écho à l’instauration des normes comme l’ISO 26000, élaborées par des instances qui font foi. Il s’agit toujours selon Bataille (1949a) de lier la gestion des activités à une position morale dominante afin de décourager toute forme de liberté et de critique. Pour cela, dans le parallèle de « la Réforme », il fallait « d’abord détruire l’autorité qui fondait l’économie médiévale » (ibid., p. 121) mais sans énoncer d’emblée le principe du capitalisme, Bataille (1949a) citant Weber et Benjamin Franklin : « le temps est de l’argent (…) l’argent engendre l’argent » (ibid., p. 121). Ainsi sans doute qu’une RSE directement présentée comme une activité lucrative « sans préambule », c’est-àdire sans lui donner d’abord le « masque d’une divinité inaccessible » (ibid., p. 121) ne jouirait pas de la même image auprès de salariés qui en font un critère de choix de leur employeur. Elle revêt l’apparence de la dépense improductive, sorte de « gloire divine » à l’actif de l’entreprise pour stimuler du sens vis-à-vis des collaborateurs, mais dans l’esprit des dirigeants elle se situe dans la limite de l’utilité (Bataille, 1949a, p. 490). Sans cela elle s’opposerait à l’esprit du capitalisme et serait alors reléguée au rang de consumation4. C’est ici que se révèle le caractère manipulatoire du mécanisme de la RSE. Elle se positionne dans cet entre-deux d’avant « la Réforme » où l’esprit du sacrifice religieux permet de justifier « consumation improductive et oisiveté de tous ceux qui avaient le libre choix de leur vie » (ibid., p. 122), et après « la Réforme » où Franklin continue de conduire une économie capitaliste mais de manière non explicitement formulée pour ne pas s’opposer à l’Église. Dans le même temps, cette façon de mener la transformation n’affecte pas le sens profond de « la Réforme » qui est un passage à une nouvelle forme d’économie (Weber, 1904-1905) qui «  détruisit le monde sacré, le monde de la consumation improductive, et livra la terre aux hommes de la production, les bourgeois » (Bataille, 1949a, p. 122). Dans cette perspective, la RSE évoquant la question du bien et du mal, représente par sa fausse communication le mal absolu, pire que le cynisme : elle ne dit pas ouvertement l’exploitation des salariés sous couvert de bien ou d’euphémisation permanente. Il s’agit d’une abjection avec une occultation du mal en cherchant à la faire passer pour le bien. Or la communication suppose la loyauté : « (…) la souveraineté veut l’élan du cœur et la loyauté parce qu’elle est donnée dans la communication » (Bataille, 1957b, p. 304).

4 Dépense improductive au sens de G. Bataille.

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La RSE comme une tentative de redissimuler le caractère cynique du capitalisme contemporain Pour Roger (2012) l’entreprise c’est « d’abord des gens », ce sont eux qui portent le sens au travail (Linhart, 2021). Ma recherche sur la RSE s’inscrit dans cette démarche qui s’intéresse au point de vue des acteurs en les plaçant au centre de l’analyse (Flamant, 2002). Si l’entreprise peut être considérée comme un espace de travail et de production caractérisé par une rationalité, elle ouvre néanmoins des espaces périphériques comme les moments de repas, de pause, de festivité, de participation à des actions de solidarité labellisées RSE. Dans nos observations, les salariés peuvent être incités à repeindre une partie d’un hôpital dans le cadre d’un programme d’heures solidaires ou à participer à une opération de ramassage de mégots de cigarette. Ces activités se situent « au-delà de l’utilité » (Bataille, 1956a, p. 248) c’està-dire relevant de la « souveraineté », notion chère à G. Bataille. À l’inverse du projet d’entreprise conçu pour un temps long, ces actions sont ponctuelles et parfois spontanées comme « le rire, les larmes, la poésie, la tragédie et la comédie (…) le jeu, la colère, l’ivresse, l’extase, la danse, la musique… » (ibid., p. 277) c’est-à-dire « d’un aspect opposé, dans la vie humaine, à l’aspect servile ou subordonné » (ibid., p. 247). Plus précisément, la « souveraineté » est érigée comme étant ce qui est au-delà du nécessaire. Elle désigne « toutes les opérations qui ont lieu dans l’instant, qui ne se soucient pas du temps à venir et sont donc des opérations subordonnées à rien d’autre que leur agrément ou désagrément immédiats » (De March, 2022, p. 81). En effet « l’humanité n’est pas faite d’êtres isolés, mais d’une communication entre eux » (Bataille, 1957b, p. 310). Cette relation, comme fait de la réalité humaine, implique la loyauté et s’inscrit dans cette notion de souveraineté comme évoqué plus haut. Ces évènements permettent à des salariés de départements d’activités ou de niveaux hiérarchiques différents de se rencontrer, relationner et œuvrer pour une cause qui dépasse le cadre étroit de l’entreprise « lorsqu’on repeint la cantine d’une école on est tous égaux avec notre rouleau de peinture  ». Ce qui peut stimuler du sens, favoriser de l’épanouissement et participer à la qualité de vie au travail. Ces moments de souveraineté c’est-à-dire de « consommation des richesses, en opposition au travail, à la servitude, qui produisent des richesses sans les consommer » (Bataille, 1956a, p. 248), les libèrent de l’asservissement et de la subordination. Or, pour la firme cautionner une dépense improductive étant inconcevable, elle catégorise ces manifestations comme RSE pour alimenter les rapports de gestion qui incombent à leurs obligations. Ces instants trouvent ainsi leur utilité.

264  n  LA CRITIQUE DES OUTILS DE GESTION

La RSE peut également être située dans un « mouvement général d’exsudation » (Bataille, 1949a, p. 31) c’est-à-dire de dilapidation qu’Abélès (2002, p. 252) explicite ainsi : « sous peine d’imploser l’économie doit dissiper une part de l’excédent produit (…) à l’encontre de la logique utilitariste dans les économies capitalistes modernes, c’est une façon de conjurer le cercle maléfique de l’accumulation, suscitant ainsi l’adhésion du public ». C’est une des raisons pour lesquelles des hommes d’affaires participent à des dîners de galas au profit de causes charitables ou disposent d’une fondation pour y investir leur fortune. Ils drainent et gèrent cette dépense fonctionnelle qui relève à la fois de la chrétienté et de la mise en scène. Toutefois selon Abélès (2002, p. 251) en référence à G. Bataille « la démarche philanthropique s’inscrit bien dans une logique de dépense somptuaire (…). Lorsqu’un richissime industriel soutient de jeunes créateurs ou fait construire un musée, il privilégie une certaine gratuité. Voilà un don qui n’a pas, d’évidence, une utilité immédiate » tout comme la conception de Bataille (1949a, p. 33) qui à propos de la construction des pyramides, évoque un « usage improductif » de la richesse. Pour Abélès (2002, p. 252) « on assiste à une sorte de détournement de l’argent hors du circuit de l’accumulation. Ce qui importe, c’est la dépense, sa mise en spectacle ». Créer une fondation ou faire un don constituent une opération rentable pour le chef d’entreprise à double titre : elle permet d’améliorer l’image du dirigeant et celle de sa société et procure des avantages fiscaux. Pour aller plus loin, les opérations labellisées RSE promeuvent l’ « engagement humain » (Abélès, 2002, p. 258). Il ne s’agit plus pour la firme de faire un don financier mais de donner du temps de ses collaborateurs (pro bono5, programme d’heures solidaires…). À la différence du mécénat, il y a une représentation du rapport entre l’individu et la communauté. Ce qui fait société est important d’autant que « l’individu sans lien social ne peut prétendre à la splendeur (ne peut avoir le sens des paiements exigés) » (Bataille,1939-1945, p. 124). Une raison supplémentaire pour l’entreprise d’inciter ses salariés à s’engager en première ligne dans la RSE. Même si Bataille (1949a, p. 73) n’est pas contemporain du « charity business » son analyse est éclairante. Ce que l’entreprise donne en apparence à la collectivité grâce à l’implication des gens dans les activités RSE, est sollicité au profit du capitalisme. Il s’agit d’un exemple de dégradation de la dépense : « le capitalisme a demandé la renonciation de l’homme au gaspillage des fêtes » (Bataille, 1939-1945, p. 223). Ainsi participer à une course solidaire (assimilable à une fête) apporte une contrepartie : l’engagement accru des salariés pour défendre les couleurs de la firme et valoriser son image. Ce qui fait écho à la 5 Engagement volontaire de ses compétences professionnelles pour le bien public.

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position de Bataille (1939-1945, p. 223) : « le capitalisme n’entraîna pas la suppression des dépenses improductives : il en freina le mouvement d’abord, puis il tendit à les réduire à la consommation de ses produits ». Elles « furent transformées et perdirent de leur importance dominante » et ont « subi une dégradation. Celles qui ne pouvaient entrer dans le mouvement général de la production tendirent à s’atténuer. Au contraire, celles qui consommaient les produits d’entreprises capitalistes se trouvèrent favorisées » (ibid., p. 223). Enfin, le «  sens  » que les salariés trouvent au sein de leur implication dans les opérations RSE, ne résiste pas au prisme de l’analyse de Bataille (1939-1945, p. 223) : « une cathédrale ne peut être l’objet d’exploitation commerciale. Elle a seulement la prétention d’avoir un sens ». Or « seuls subsistèrent des modes de dépense de sens peu intelligible. La dépense glorieuse de l’homme fut réduite aux limites dans lesquelles l’exploitation commerciale est possible. Rien ne survécut qui ne put faire l’objet d’une activité lucrative ». Dans cette logique, si le salarié attribue un sens à son implication dans les actions RSE de son entreprise, cette dernière en retire attractivité, fidélisation et valorisation de son image. C’est à cette condition que la RSE trouve une utilité et lui permet de perdurer comme activité identifiée. Ce qui est souligné par un de nos contemporains Graeber (2018) : une chose utile « constitue un moyen efficace pour acquérir une autre chose, ni plus ni moins ». Dans cette perspective, la RSE constitue un travail productif créant une plus-value, une source de profits pour les entrepreneurs capitalistes. La RSE et le capitalisme mûr Dans l’analyse produite par Bataille (1939-1945, p. 215), l’homme d’affaire est décrit comme consacrant tout son temps au travail pour développer ses entreprises, dédiant sa fortune à produire, utilisant les profits pour agrandir son usine. Dans l’état d’esprit de ces premiers industriels, la volonté de manufacturer était infinie et avait une dimension personnelle. Mais il précise que par la suite, ce capitalisme des puritains a laissé place aux sociétés anonymes. Aujourd’hui le libéralisme est un ensemble d’entreprises sans conception personnelle ni adossées à des principes moraux. Il se joue un rapport entre les organisations : il y a celles pour la réalisation des moyens de production et celles pour l’élaboration des produits de consommation. La seule nécessité vitale qui les commande est l’écoulement de la marchandise au-delà de tout principe. L’accroissement extérieur engendre un surplus de produits et donc le développement de la firme. Bataille (1939-1945) met ainsi en

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évidence une avidité indirecte qui est la volonté spéculative du capital avec un objet qui n’existe pas et au sein duquel on éprouve une difficulté à situer la RSE. Avec « la volonté spéculative du capital qui met le globe en coupe réglée, qui tend à faire passer dans son domaine d’exploitation l’ensemble des hommes et la totalité des forces disponibles », la RSE ne peut pas trouver une place dans ce postulat (ibid., p. 216). En effet, toujours selon l’auteur, le capitalisme a une indifférence morale et présente une apparence trompeuse : si la production industrielle moderne relève le niveau de vie moyen, il n’atténue pas l’inégalité de classes. Le capital est un mouvement impersonnel, indifférent aux intérêts privés comme publics. C’est seulement en réponse à la pression des parties prenantes mais aussi des citoyens, des riverains qui incarnent une éthique et des valeurs personnelles que les organisations réagissent aux enjeux écologiques en mettant en place des stratégies responsables vis-à-vis des individus et des écosystèmes. En retour, les enjeux environnementaux sont exprimés autour du respect de normes et de procédures qui devraient contribuer à résoudre des problèmes, améliorer le bilan carbone mais le résultat n’est pas probant. De plus, le produit ou service délivré par l’entreprise est opposé à la gloire du don dans lequel on aurait pu situer la RSE : « la livraison a pour objet le gain et l’accumulation du gain : elle garantit jour après jour un accroissement incessant. Une entreprise capitaliste grandit et ruine ce qui résiste. Il lui faut transformer et assimiler ce qu’elle rencontre : tôt ou tard, la totalité de la force disponible entrera dans ses rouages. L’usine connaît des forces à sa mesure, prolétaires, courtiers, comptables, techniciens : mais elle ignore les hommes autant qu’elle peut » (Bataille, 1939-1945, p. 211). Dans cette logique l’auteur postule que « le capitalisme est clairement distinct du souci d’améliorer la condition humaine » (ibid., p. 218) : accumulation du capital, développement des forces de production. À la différence de l’échange économique qui repose sur une prestation et un paiement correspondant, le don de soi et la dépense se font ainsi dans des conditions constantes « une dépense est facilitée par une satisfaction simultanée de l’avidité ; réciproquement, une dépense facilite un gain (une satisfaction de l’avidité) » (ibid., p. 240). Ce que Bataille (1939-1945) nomme une loi de coïncidence. Dans un contexte où la compétition entre les organisations s’est accentuée, la RSE devient une arme stratégique permettant de se distinguer de ses concurrents. En outre, si la référence à la RSE semble indiquer une rupture par rapport au raisonnement économique traditionnel selon lequel « la responsabilité sociale de l’entreprise est de faire du profit » (Friedman, 1970), pour Kramer et Porter (2004), les entreprises

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ont intérêt à « investir dans la responsabilité sociale comme partie intégrante de leur stratégie afin d’être plus compétitives ». Ainsi avec le capitalisme mûr il n’y a plus aucune dissimulation. Les actions à visée philanthropique, sociale, environnementale déployées par l’entreprise deviennent « labellisable RSE » à tout venant et certains de mes interlocuteurs font preuve de brutalité en affirmant ne promouvoir l’éthique que pour gagner en image, en profit et en performance.

Conclusion : entre fausseté de la communication corporate et désir de communauté des salariés Cette recherche aboutit à une déconstruction de la vision instrumentale de la responsabilité sociétale plus traditionnelle du management pour mettre en œuvre une approche compréhensive du rôle joué par les salariés dans la RSE. Cette dernière érigée comme levier de transformation sociale a rapidement été traduite en procédures, labels, normes, indices, expertises. La sophistication de sa formalisation permet de délimiter son champ d’application, d’y transférer des activités existantes, de maintenir une logique d’évaluation et de court terme : il n’y a plus de dissimulation (Bataille, 1939-1945). Pour aller dans ce sens, les salariés décrivent la façon dont le succès de la RSE est considéré par leur entreprise : d’une manière utilitariste, productiviste, avec des indicateurs de performance (mesure du nombre d’heures consacrées aux opérations labellisées, comptage des participants aux manifestations, rapidité du service, taux de satisfaction…). Pourtant lorsqu’ils la décrivent localement c’est-à-dire à partir des actions auxquelles ils participent, le succès se définit par la communauté : échanges relationnels, aides, solidarités ce qui constitue alors des dépenses improductives que le capitalisme rejette. Or, pour être utile, la RSE doit à tout prix paraître comme une dépense productive. Pour cela les salariés y sont les destinataires privilégiés de mesures et pratiques qui instaurent à leur égard de nouvelles sujétions avec des obligations issues des codes de conduite. Ils exercent malgré eux un rôle de sentinelles sur des questions de corruption, de compliance ou de devoir de vigilance. Enfin, la RSE analysée au prisme de Bataille s’avère constituer pour les « hommes » peu recommandables une façon de se blanchir de leur abjection par des actions qui ont un « contenu positif ». Ce qui pose la question à propos de la communication RSE : les entreprises qui en usent, sont-elles les plus vertueuses ?

Postface ouverte Bataille et la critique de la gestion ? Jean-Paul Dumond (IRG, Université Paris-Est Créteil)

Introduction Dans le champ des activités de gestion (les pratiques gestionnaires et les études de ces pratiques), un courant original de pensée s’est constitué ayant pour finalité et pour titre la critique de ces mêmes activités. S’il est dans l’ordre de la réflexion de finir par retourner sur soi les instruments de la raison, la critique en gestion a pris une tournure particulière du fait de son importance quantitative (en physique, en médecine, en droit, etc., aucun courant critique ne possède ses conférences et ses revues attitrées) et, surtout, de son orientation. La critique est en gestion principalement politique, car la gestion est une activité politique. Elle organise directement et massivement les rapports sociaux en définissant des politiques et des outils pour, notamment, contrôler les employés (la gestion du personnel) et, donc, une large part de la vie des citoyens, pour allouer les ressources (la finance et le contrôle de gestion) et définir les relations avec l’environnement (la stratégie), c’està-dire les relations qu’ont entre elles les entités productives de biens et de services qui composent la société. La gestion opérationnalise des rapports sociaux hiérarchisés et, donc, inégalitaires dont certains bénéficient et que d’autres (parfois les mêmes) défendent et légitiment. Pour interroger cette dimension politique de la gestion, s’est donc constitué un courant critique d’études appelé Critical Management Studies dans

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les pays anglophones. Il interroge, notamment, le positionnement du chercheur au regard de ses intentions ou ses « intérêts de recherche » au sens d’Habermas, valorise conséquemment la « réflexivité » de l’enquêteur sur lui-même et développe une posture épistémologique, qualifiée souvent de constructiviste, mettant l’accent sur la part du chercheur dans ce qu’il établit. Ce courant intègre des travaux « engagés » qui incitent à des transformations majeures du fonctionnement des organisations et de la société dans une perspective d’émancipation des dominés et qui déconstruisent les ressorts matériels, symboliques et langagiers de la domination. De manière quelque peu extensive, il rassemble les travaux qui s’écartent de la visée instrumentale cherchant à satisfaire les critères centraux de la gestion, l’efficacité et l’efficience des organisations productives. De ce fait, des écoles de pensée non gestionnaires, comme celles portées par l’Ecole de Francfort et la « French Theory » notamment, servent de points d’appui fréquents au courant critique. Marx et Freud, Adorno et Habermas, Foucault et Derrida y sont des références majeures (parfois transformées en saintes icônes). Bataille n’en fait pas ou peu partie et pose, donc, la question de sa contribution au renouvellement du courant critique en gestion. Cette question apparaît d’autant plus pertinente que Bataille fut tout au long de sa vie, de l’Histoire de l’œil à La Littérature et le mal en passant par La Part maudite, un auteur iconoclaste comme le souligne François De March dans la préface à cet ouvrage, dévalisant les pensées convenues pour les rendre à leur futilité et maniant le paradoxe avec un art consommé. Cependant, en dépit de cette légèreté à l’égard de toutes les autorités instituées, Bataille ne s’engage plus dans aucun groupe ou cercle de pensée révolutionnaire après l’expérience de « Contre-attaque ». Il n’a pas eu davantage de projet émancipateur, ni pour la classe ouvrière, ni pour l’humanité, dont il se moque avec désespoir dans Le Bleu du ciel. Bataille n’est pas plus un théoricien qui aurait construit un vaste système explicatif de l’ordre social, voire de la société gestionnaire, dévoilant ses mécanismes oppressifs. Il aurait sans doute été réfractaire à une telle entreprise. Si Bataille peut nourrir les études critiques, c’est selon une voie particulière qui reste donc à préciser. En dépit de la diversité des publications qui se revendiquent du label « critique » ou qui y sont apparentées, malgré le caractère progressif de la frontière entre celles qui pourraient s’en prévaloir et les autres, les études critiques se voulant engagées se caractérisent par un point d’attaque, l’horizon politique qu’elles dégagent et une porte d’entrée dans l’action. À titre d’exemple, Habermas dans Connaissance et intérêt a un point d’attaque qui est la domination exercée par une idéologie

270  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE

particulière, celle qui est corollaire de la science instrumentale. Ce point de mire n’est pas exactement son objet d’étude qui serait plutôt une classification épistémologique des discours scientifiques. Les points d’attaque peuvent être très divers : des formes d’oppression, des zones d’ombres et structurantes du fonctionnement des organisations, le nouveau management public, etc. L’horizon politique de Connaissance et intérêt est celui de l’émancipation de tous à l’égard de l’idéologie dominante. Les horizons peuvent également être multiples : changement factuel, disparition d’un dispositif jugé inacceptable, libération, révolution, etc. Dans Connaissance et intérêt, la porte d’entrée dans l’action, c’est-à-dire le moyen de l’émancipation est le couple dévoilement – prise de conscience grâce à l’herméneutique critique. La porte d’entrée est plus large que la méthode qui se limite souvent à anticiper les possibilités de réfutation d’une conclusion. Porteuse d’une visée transformatrice elle peut recourir à la dénonciation, la démonstration, une expérimentation ou d’autres procédés. Il est proposé de qualifier l’œuvre de Bataille en termes de point d’attaque, d’horizon et de porte d’entrée dans l’action à partir de son œuvre romanesque, de ses essais et de ses articles et à l’aide des contributions qui forment cet ouvrage. Celles-ci constituent, en effet, des mises en cause directes ou indirectes des activités gestionnaires. Elles forment un ensemble inédit de matériaux sur l’apport de Bataille à la critique de la gestion.

Le point d’attaque : la convenance sociale «  Comment nous conduire à la mesure de l’univers, si nous nous bornons au sommeil des connaissances convenues  ?  » (Bataille, 1949a, p. 21)

Dans les années 1930 et jusqu’à la fin de l’expérience de « ContreAttaque », Bataille mit en cause l’ordre social et avec une certaine précision l’organisation capitaliste des rapports de production. L’année 1936 et Le Bleu du ciel dont l’écriture fut achevée en 1935 forment une rupture qui se concrétise par une distance avec le projet révolutionnaire d’inspiration marxiste. Jusqu’à sa mort, il ne retrouvera plus une fibre militante identique tout en conservant une plume acérée plongée en premier lieu dans le sang et la morale de ceux qui voient le monde à travers des sentiments élevés. Il décrit tour à tour l’ironie d’un jeune couple qui s’initie à l’amour face à une mère bienveillante et dépassée, des jeux sexuels étonnants, la mise en pièces d’un prélat (Histoire

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de l’œil), la richesse de la prostitution au point de faire du sexe féminin baillant et luisant une représentation divine (Madame Edwarda) ou, encore, une initiation à la sexualité d’un jeune adolescent dans un climat incestueux (Ma Mère). Bataille attaque avec violence la morale traditionnelle et, au-delà, tout ce qui est considéré communément comme bien et décent pour en rechercher avec application le négatif. Bataille décrit sans recul, avec une sorte d’approbation tacite toutes les figures de l’extrême, les perversions, le sadisme, le spectacle de la terreur, la dépravation, la lâcheté, la trahison. Il convient de voir, selon lui, de manière crue l’horreur des êtres humains qu’une fausse pudibonderie tend à voiler. Ce premier point d’attaque conduit à La Littérature et le mal qui signifie qu’une œuvre sans les couleurs de l’abomination ne sera qu’une insipide création. Bataille ne croit pas à la convergence édifiante du beau et du bien à laquelle il substitue plutôt celle du mal et du sublime. Alors qu’il contribue à La Critique sociale Bataille engage une autre perspective critique qui concerne la raison économique intéressant de manière plus précise la gestion. Il met en cause de manière radicale l’esprit transactionnel, le donnant-donnant, le principe d’utilité et la rationalité instrumentale. Il valorise a contrario l’excès, le prodige (Lascaux), le don, la souveraineté en méprisant la figure, aujourd’hui triomphante, du projet. À partir de « La notion de dépense » (1933a), cela donnera, notamment, des fragments comme ceux de La tombe de Louis XXX (1971) et, bien-sûr, La Part maudite (1949a). Bien qu’elles soient de nature très différente, ces deux critiques morale et économique ne sont pas indépendantes. Elles attaquent les fondements de la société bourgeoise moderne. En ce sens, elles fournissent la base d’une critique sociétale d’ensemble. Bataille, toutefois, a plus un intérêt anthropologique que centré sur la seule modernité comme en témoignent ses études ultérieures et ses commentaires sur l’art, la littérature, la fête, le jeu ou Lascaux. C’est d’ailleurs en tant que porteur d’une réflexion anthropologique que Bataille est considéré en premier lieu par les contributeurs à cet ouvrage. La gestion réduit par nécessité fonctionnelle l’être humain à un subordonné selon le droit du travail ou à une ressource stable et continue selon les services de gestion du personnel négligeant le fait que la vie sans conscience de la mort est absurde et que le défi de la mort est à la fois une source d’humanisation et le moteur de son histoire (Bibard). De même, il y aurait pour M. Galletti chez les êtres humains un mouvement mystérieux de perte et d’abandon qui à la fois fascine et libère et que Bataille a revisité à partir du don, de la chute, de l’épuisement et bien-sûr de la mort. Artaud en donne une description

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saisissante : « Si je me tue, ce ne sera pas pour me détruire, mais pour me reconstituer, le suicide ne sera pour moi qu’un moyen de me reconquérir violemment, de faire brutalement irruption dans mon être, de devancer l’avance incertaine de Dieu »1, à laquelle cet aphorisme de Bataille pourrait faire écho : « La mort est le seul moyen d’éviter à la souveraineté l’abdication » (Bataille, 1957b, p. 279). Dans une veine parfois assez proche d’Artaud, Bataille rappelle ainsi aux gestionnaires leur réductionnisme inacceptable (Chanlat) que la comptabilité qui est plus qu’un outil, une vision des affaires humaines, illustre, notamment si on la considère sous le regard bataillien (Montagner, Fornacciari). L’anthropologie ou certaines conceptions de l’être, cependant, ne sont pas le point d’attaque central de Bataille. Elle n’est que le domaine d’extension de ses centres d’intérêt, assez vastes, son aire de jeu en somme. Son point d’attaque est la convenance sociale, qu’elle soit religieuse, morale, artistique ou intellectuelle. Il attaque la pudibonderie catholique et la rationalité capitaliste, la science positiviste et la poésie sucrée, les fondements de toute société, c’est-à-dire ce qui est tenu pour acquis, les habitudes confortables et l’évidence qui n’est même pas nommée évidence tellement elle l’est. Il oblige à passer de l’autre côté du miroir. Presque tous les paradoxes sont bons à prendre avec une prédilection certaine pour ceux qui touchent à la jouissance et la mort. Au-delà des caractéristiques de la société contemporaine et de l’être humain, Bataille déchire ce qui fait obstacle à l’émergence des désirs les plus sombres et des mouvements les plus irrationnels. Pour accéder à l’inconcevable, ce point ultime où vient mourir l’effort de penser, il lacère les convenances sociales. Ce n’est pas leur autorité en tant que limite à la puissance individuelle qu’il déboulonne, c’est l’étouffement de l’imagination sous le voile des conformismes. Il cherche avant tout à extraire chacun du « sommeil des connaissances convenues » (Bataille, 1949a, p. 21), une certaine forme de sommeil dogmatique. Bataille subvertit et réveille, subvertit pour réveiller.

1 Cité par Paul Denis, 2014, « D’une folie l’autre », catalogue de l’exposition au Musée d’Orsay, Paris, « Van Gogh/ Artaud. Le suicidé de la société », 11 mars – 6 juillet 2014.

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L’horizon : l’inconcevable de la vie « Surhomme et acéphale sont liés avec un éclat égal à la position du temps comme objet impératif et liberté explosive de la vie. » (Bataille, 1936c, p. 470)

Bataille ne détruit pas vraiment ce qu’il critique. Il le dépèce pour en extraire le cœur vivant. C’est dans cette perspective qu’il torture la convenance sociale. Ses attaques ne sont pas des dislocations complètes, mais des renversements pour casser l’apparence réconfortante de la pensée fermée. La religion du sacrifice est bafouée, mais le sacrifice reste un acte fondateur dans l’histoire de l’humanité dont il convient de saisir la centralité au-delà des invocations rituelles. La valeur de la science, de même, est déniée par l’affirmation d’un idéal souverain dont le non-savoir serait la caractéristique décisive ; il met en cause la raison, la logique, le langage en tant qu’outil de formatage de la pensée mais il le fait pour mieux poser la question d’une connaissance rigoureuse : « L’enseignement traditionnel exige en vain une rigueur de surface, faite de formalisme logique : il tourne le dos à l’esprit de la rigueur » (Bataille, 1957b, p. 264). Si Bataille minore l’intérêt de la rationalité instrumentale, c’est pour s’extraire de l’économie qu’il qualifie de restreinte et rejoindre celle, plus vaste et plus irrésistible, du cosmos et du vivant animée par une poussée sans réserve. Aucun domaine n’échappe à ce renversement des perspectives, même la sexualité où le commerce des plaisirs n’abolit pas l’érotisme des cœurs ou la littérature dont la dénonciation des mièvreries stéréotypées ne vise qu’à lui faire retrouver une encre qui éblouit. Bataille ne détruit pas afin de laisser derrière lui un tas de cendres. Il creuse le vivant dans le mouvement du vivant mis à nu. Il transperce la paresse et la vacuité des conformismes pour s’en libérer. Il entreprend un travail de désassujetissement à l’égard de tous les carcans intellectuels, esthétiques, moraux ou politiques. Ce mouvement de désasujettissement idéologique qui court de part en part de l’œuvre de Georges Bataille est accompli au nom d’une vitalité qui en est l’exact corollaire. Le désassujettissement de Bataille n’a pas, en effet, de finalité sociale. Il exprime seulement un mouvement de vie et une exubérance qui conduisent dans leur dynamique aux mises en cause dont Bataille se fait le porteur. Il le signifie dans La Part maudite. S’il faut rompre avec le sommeil des connaissances convenues, c’est parce que l’univers fait uniquement de temps et de matière, qu’illustre le tigre dans l’espace, n’est qu’une énergie qui se déploie et

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qui heurte nécessairement les parois de verre de la méconnaissance et de l’ignorance. Le monde selon Bataille, en effet, est une explosion – « vous n’êtes et vous devez le savoir, qu’une explosion d’énergie » (Bataille, 1946, p. 15) – un jaillissement, une poussée cosmique qui se manifeste dans l’économie et l’érotisme, dans l’art et l’angoisse de la mort. Cette poussée qu’il tendrait d’ailleurs à naturaliser, selon une critique qui lui est faite par Baudrillard (L’Yvonnet), anime les principaux personnages de Bataille et ses essais : La Part maudite, L’Expérience intérieure centrée sur l’être qu’un cheminement de naufragé dévoilerait à lui-même, Les larmes d’Eros, Lascaux, éclat solaire au creux des cavernes, La Littérature et le mal qui fait naître le scandale (notamment, devant la mort) et la conscience. Mêmes les sacrifices sont du côté de la vie. Leur analyse ne résume pas un goût particulier de Bataille pour les massacres. Ils expriment le fait que l’histoire et la vie symbolique des hommes nécessitent des traces indélébiles, marquées par l’horreur que représente le fait de donner volontairement la mort. Les espaces symboliques se constituent en lettres de sang. La vie, ici on ne peut plus humaine, se nourrit d’une mort nécessaire. Cette vitalité heurte l’inconcevable et s’avère elle-même inconcevable. Dans son mouvement, elle veut connaître au-delà de la limite du connu et, surtout, du connaissable. Elle veut transpercer la nuit. Il lui appartient aussi de vouloir transgresser les normes d’une société qui a besoin de stabilité contre l’amour et la destructivité que Freud étudia dans Malaise dans la civilisation (Freud, 1930). Elle est sans dessein et finalement assez absurde comme le soulignent les romans de Bataille, ainsi que E. Gabellieri comparant son anti-utilitarisme et celui de S. Weil. La vitalité bataillienne est désordonnée, incompréhensible quoique Bataille en ait cherché des lois (Mong-Hy, 2012). Dans sa furie, elle dépasse l’entendement et sans cesse Bataille vient frôler cette limite qui nécessairement tombe dans le noir. C’est à partir de cet horizon sous la forme d’une conception particulière de la vie que les critiques les plus nombreuses des activités gestionnaires se sont manifestées dans le présent ouvrage. La gestion avec sa financiarisation brise des vies sur l’autel d’une rentabilité entendue comme un objectif en soi (De March). Elle abolit l’amour et son mystère lorsque les rencontres se font davantage par des sites qui suppriment la beauté du hasard et facilitent l’évaluation rationnelle des individus (Noël-Lemaitre). Elle structure des hiérarchies oppressives dont le modèle de la piraterie (Mong-Hy) et celui de la fête bataillienne (Solé) pourraient nous libérer. La gestion organise, formalise et bureaucratise quand la transgression (Millet) et la rupture des cycles

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productifs (Richman) sont nécessaires à la découverte de ce qui est incompréhensible dans la vie et les mouvements créatifs. Et de manière plus opérationnelle, A. Rehn souligne qu’en ignorant l’exubérance humaine la gestion de l’innovation est réduite désespérément à des procédures qui s’avèrent à rebours de tout inattendu et de toute imagination possible. Puisque l’être est l’une de ses préoccupations majeures, on pourrait opposer à l’être-pour-la-mort l’être-dans-la-vie de Bataille. La vitalité bataillienne n’est pas sans proximité avec la volonté de Schopenhauer, également si profondément ancrée dans le corps (Schopenhauer, 1912). Débouchant sur l’inconcevable, elle a, toutefois, un mode d’expression particulier qui est le jeu.

La porte d’entrée : le jeu « L’esprit de ruse est le plus fort en moi. » (Bataille, 1945b, p. 20)

Bataille n’a donc pas de projet d’émancipation sociale. Mais il a une perspective, éclairer l’inconcevable de la vie, qui se nie en même temps qu’elle s’affirme. Ce paradoxe est le même que celui du don face à la gratuité (Godbout, 1992 ; Dumond, 2020) qui interdit à tout don de s’afficher comme tel. La vie est inconcevable et vouloir la mettre en systèmes, en concepts et même en mots, c’est déjà atténuer son caractère énigmatique au lieu de lui rendre tout son vif-argent de lumières et de ténèbres. Ce paradoxe n’a aucune issue et il y fut répondu par une pirouette, celle du jeu, la seule réponse envisageable. Bataille a donc joué toute sa vie d’écrivain et de défricheur. Il a défié l’esprit de sérieux et sa propension à figer la pensée et à donner de l’autorité à ce qui n’en a pas. Bataille a joué avec ses lecteurs par des paradoxes, des changements de plan incessants, des pieds-de-nez, des rapprochements choquants, des attentes déçues de sérieux. La Part maudite, L’Expérience intérieure sont présentées comme des théories-non-théories. Ce n’est pas qu’elles soient inachevées. Elles ne sont pas même esquissées en tant que théories : ça part dans tous les sens, bien que savamment réfléchi, par nécessité logique à vouloir penser l’inconcevable. Bataille joue aussi pour que le lecteur ressente par l’expérience même de la lecture le désarroi et le calvaire d’un cheminement intellectuel. Bataille fait vivre le chaos de la vie se déployant et prise au piège du format langagier et social qui l’étreint.

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Ses personnages de roman dont on sait combien ils habitent ses vues théoriques ne cessent également de jouer en faisant semblant, en trichant, en s’excitant, en ironisant. Bataille a sans doute une conception tragique de l’être humain, mais il n’est pas un auteur tragique, ni dramatique. Il ne décrit pas l’horreur. Il ne l’aborde que s’il peut lui donner une couleur mozartienne par une mise en scène caricaturale ou burlesque qui permet au lecteur d’être parfaitement dedans et dehors. C’est le principe de base du jeu winnicottien. Et quand l’esthétisation n’est plus possible (le passage de l’abbé C. par la Gestapo, par exemple), le récit est vite exécuté alors que le couteau du boucher est longuement et plaisamment affûté. La narration bataillienne se situe aux antipodes du documentaire réaliste et atroce. Avec Bataille, on se fait peur en vivant la démesure avec un léger sourire et un regard un peu distancié sur les abîmes qui nous entourent : « quand un individu n’est pas un jouet, c’est qu’il est joueur, à moins qu’il soit les deux ensembles » (Bataille, 1930a, p. 235). Tout cela est cohérent : la vie est une danse au-dessus d’un gouffre.

Pour autant, Bataille conceptualise son effort de réflexion. Le don et l’utile, le jeu et le travail sont des concepts qu’il ne définit pas, mais qu’il situe dans le cadre des écrits de son temps comme le montre, par exemple, le commentaire d’Homo Ludens de Huizinga (Bataille, 1951b). Il ne les définit pas parce qu’il n’a pas pour projet de construire un édifice intellectuel, mais de libérer la pensée des entraves de la convenance. On peut reconstituer ainsi une méthode d’investigation à partir de son parcours intellectuel. Elle consiste à considérer de manière radicale le négatif de la pensée instituée ; il s’agit de la renverser sans ménagement, aussi loin qu’il est possible de le faire, dans une rage destructrice et avec les mots les plus crus où « toute la jouissance de la mort » peut rayonner (Bataille, 1967, p. 366), jusqu’à l’excès invivable pour forcer les limites du corps, de la cognition, du supportable et de l’habitude. L’univers bataillien est, ensuite, dialectisé et les notions jouent entre elles comme des étoiles doubles, la transgression et l’interdit, l’hétérogène et l’homogène, le système et l’excès (Sollers, 1973), l’économie générale et l’économie restreinte, le mal et le bien, les jeux majeur et mineur, avec un pendant dionysiaque et un autre plus familier pour assurer « la viabilité » (Bataille, 1957b, p. 237) de l’existence : « il ne s’agit pas de vouloir échapper stupidement à l’utilité, encore moins de nier la fatalité qui, toujours à la fin, lui laisse le dernier mot  » (Bataille, 1959b, p. 513). Les étoiles doubles tournent l’une autour de l’autre sans création d’un troisième axe. La fougue bataillienne se jette

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alors dans un jeu de tensions finalement bien ordonnées tout en conservant la démesure originelle. Enfin, la pensée bataillienne se met en scène avec suffisamment de talent évocateur pour faire éprouver ce qu’elle signifie. Bataille ne fait pas appel à l’introspection ; la description des sentiments des personnages est souvent lapidaire. Tout est action, plus précisément tout est expérience, c’est-à-dire plongée dans des situations éreintantes, joyeuses, volcaniques, finalement, mortifères et salvatrices. Sans concept trop précis, Bataille est d’abord un style : il transmet de corps à corps sa pensée qui reste porteuse de troubles et d’indécence. Il ouvre l’esprit à un infini inatteignable comme le fait le peignoir de B. : « Je vis dans l’enchantement du dîner d’hier : B. belle comme une louve et noire, si élégante en peignoir rayé de bleu et de blanc, entrouvert de haut en bas. Sarcastique elle aussi devant le Père et riant comme une flamme élancée » (Bataille, 1962, p. 109). Bataille joue et danse comme une flamme et sa danse est finalement plus proche de celle d’Apollon que de celle de Dionysos. Pour accueillir la vie qui vient et surprend, il a besoin de rester en équilibre dans un espace de non-conclusion. S’engager de manière trop définitive dans une direction, ce serait déjà s’enfermer dans une ornière. La danse est la saisie au vol d’une flèche qui fuse. Certaines figures proches de Bataille sont particulièrement dionysiaques, Nietzsche, Van Gogh ou Artaud, par exemple. Bataille n’est pas de la même texture. On peut imaginer qu’à certaines heures Bataille a goûté aux joies de la transgression, d’une débauche insensée et d’une perte de soi. Il s’est probablement oublié dans des abandons vertigineux. Mais, un bon génie l’a rattrapé de ses excès comme le frère de l’Abbé C. a été repris de sa chute dans la tour de l’église en haut de laquelle se tenait Eponine. Il ne s’est pas écrasé au fond de l’abîme et il en est remonté pour demeurer grâce au jeu dans un suspens indécidable entre le normal et l’envers du décor. En se jouant des contraires et en les intégrant en dépit des orages, sa danse est devenue quasi apollinienne après avoir déchiré tous les voiles de la juste mesure. La subversion, l’inconcevable de la vie et de la mort et le jeu s’égalisent chez Bataille ou plutôt s’entrelacent pour élaborer des énoncés relevant de la connaissance-non-connaissance. Ce jeu est ignoré des activités gestionnaires qui ne négligent pas le jeu, mais le réduisent à un jeu mineur alors qu’au travail on y joue sa vie (Walter) ou, pire, à une tricherie odieuse – on joue au bon samaritain dans le cadre d’une responsabilité sociétale de mise pour embaumer des externalités négatives massives (Gautier). De même, la connaissance comme jeu (Porcher) conduit à « une dialectique déchainée » (nos étoiles doubles)

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qui ouvre sur une épistémologie fondée sur les obstacles à la connaissance. Cette épistémologie s’approcherait de l’esprit scientifique de Bachelard et resterait à distance des questions un peu lourdes sur le statut de la réalité posées par la classification standard des théories de la connaissance en gestion (Dumond).

Conclusion : retour à la gestion impossible de la part maudite Le gérable a son étoile double, l’inconcevable, ce qui se dit et se représente difficilement, ce qui se ressent dans le corps à la limite de l’exprimable. Ces deux mondes sont nécessaires. Le gérable est utile et ennuyeux. L’inconcevable est sulfureux, palpitant, tragique. Il est la vie jusque dans la mort éperdue. Bataille ne cherche pas à analyser la signification politique de la gestion, ni la complicité qu’elle pourrait entretenir avec l’exploitation des salariés, son caractère répressif ou disciplinaire comme peuvent l’argumenter certaines études critiques en gestion. Soulignant, cependant, la part centrale de l’inconcevable dans la vie des humains, cette part maudite des sociétés humaines, Bataille aiguise la critique à l’égard de la place dévolue à la gestion dans la société contemporaine. La vie étant du côté de l’inconcevable, la gestionnarisation excessive apparaît mortifère, simple syllogisme que confirment la suppression des temps de convivialité et de réflexion distanciée et apparemment inutile dans les organisations de travail, comme la limitation fréquente de la latitude des employés et des possibilités de création libre permettant la construction de soi par le travail (Dejours, 1995). Le mot d’ordre actuel est à la mise en rapport permanente et toujours plus serrée des actes effectués par les salariés avec leurs résultats pour l’entreprise. La gestionnarisation organise avec une précision jamais atteinte la réduction de l’être à l’effectuation de la volonté du maître transcrite dans des procédures traçables à distance et dans l’immédiateté avec un contrôle de tous les temps devenu extrêmement minutieux. Elle serait plus délétère que l’enfermement suggéré par l’image de la cage de fer de Weber (1905) car elle réduit l’être humain à un algorithme. C’est sans doute l’une des raisons de la réception large de Bataille dès les années 1960 et la portée de la plupart des contributions à cet ouvrage que de souligner la radicalité et la diversité des plans critiques auxquels il peut conduire contre la rationalisation contemporaine de la société. Au-delà de la critique de la « gestionnarisation » massive de toutes les institutions, la tension incontournable entre le gérable et l’inconcevable

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pose la question de leur ordonnancement dans le fonctionnement des organisations, domaine privilégié de la gestion. Constituant deux univers sans commune mesure, ils ne peuvent donner lieu à une synthèse équilibrée. On ne peut qu’organiser leur coexistence fragile. La fête fut l’une de ces rencontres hasardeuses ouvrant de manière rituelle la société à des pratiques transgressives (Duvignaud, 1992). La clinique psychanalytique en est une autre. Elle autorise et facilite l’émergence de l’indicible sous des conditions de lieu, de temps et de recours aux seuls actes de parole. En revanche, dans les organisations de travail, le jeu entre le gérable et l’inconcevable peine à être initié. L’hôpital en est un exemple. Soit, glissant du côté de la transgression que peuvent abriter du regard les sas des blocs et des zones protégées du public (Lépront, 2019), il tend à devenir comparable à la caricature bouffonne qu’en donna L. Daudet dans Les Morticoles (Daudet, 1894)2. Soit, bureaucratisé, il apparaît comme une usine aseptisée optimisant ses flux dans l’oubli des destins qui y ploient. Il ne peut y avoir de juste milieu entre ces deux extrêmes qui pourraient, cependant, se délimiter l’un l’autre à la manière dont la fête et l’expérience analytique permettent aux mouvements antagonistes de se frôler sans certitude que la transgression se manifeste, sans assurance que les débordements ne dépassent le cadre censé les contenir. Cette problématique de l’association du gérable et de l’inconcevable concerne toutes les organisations et, en particulier, celles qui, comme l’hôpital, l’école et la justice, l’armée et la police ou, encore, les établissements à vocation artistique font face de manière permanente à des expressions différentes de l’horreur bataillienne. La perspective de la mort, la déchéance, le meurtre, la violence, l’asservissement au joug des savoirs constitués, la séparation créatrice constituent les expériences, toujours pour une part insaisissables, jouant avec le sens de l’existence, qui justifient précisément leurs missions et sur lesquelles elles sont établies. Elles forment un ensemble particulier d’organisations, à distinguer, sans doute de manière graduelle, de celles dont l’objet évolue selon des processus qui peuvent être décrits avec exactitude et anticipation. Ces organisations-là sont volcaniques par définition. Elles sont souvent publiques. Elles présentent des spécificités de fonctionnement auxquelles la logique gestionnaire centrée sur le contrôle des temps et des résultats ne peut apporter de réponse. En ce sens, Bataille permet non seulement d’enrichir la critique de la « gestionnarisation » de la société, mais il incite à un approfondissement des organisations dénommées existentielles (Dumond, 2021) dont la part maudite s’avère le socle bouillonnant et fondateur. 2 La référence à Léon Daudet ne vaut évidemment pas assentiment à ses différentes positions.

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Lumineuse par l’énergie qu’elle provoque et vénéneuse par la déstabilisation qu’elle dissipe, cette part maudite est donc de première importance. La centralité que lui confère Bataille permet de porter un regard critique sur la gestion à partir des quelques propositions programmatiques suivantes et sujettes à débat. Les activités gestionnaires seraient plus guidées par la part maudite (c’est-à-dire l’effervescence ou les excès du vivant) que par un esprit contractuel ou, encore plus étroit, transactionnel visant l’équilibre des intérêts. Elle s’exprime, notamment, dans et par le jeu se glissant dans des formes diverses : le langage, la dialectique, la plaisanterie, des stratégies, des mouvements sociaux, les constructions qui défient l’entendement et le principe d’utilité (la flèche architecturale). Le désir est une autre concrétisation de la part maudite. Les désirs peuvent être morbides et malsains, trouvant satisfaction dans la contemplation de l’humiliation et de la souffrance des subordonnés. Les expressions de la part maudite restent donc à interroger dans l’univers des organisations productives. Deuxième proposition, la part maudite posséderait son antidote : la civilisation et le travail. Emprisonnant, cependant, l’homme dans la servitude des fins et des moyens, le travail est un espace de non-souveraineté le situant dans une contradiction permanente. Enfin, prise également entre sa finalité et la part maudite, l’action organisée n’est jamais linéaire. Elle n’est pas tortueuse. Elle serait paradoxale se nourrissant des obstacles qu’elle rencontre, mais aussi de chutes et de mutismes plus ou moins prolongés face à l’inconcevable (comme l’illustrent la maturation silencieuse et la relative sobriété discursive de Bataille) incompatibles avec les modalités contemporaines de contrôle, toujours plus rapprochées, toujours plus précises. Bataille permet ainsi de dessiner un programme critique de la gestion dont chacun des articles de cet ouvrage est déjà un jalon.

Bibliographie générale

Ouvrages et articles de Georges Bataille Sauf exceptions, toutes les références sont tirées des œuvres complètes chez Gallimard, Paris et dont chaque tome est indiqué par l’abréviation O.C. suivi du numéro du tome et de l’année entre crochet de publication dans cette édition. L’année de première publication est indiquée entre parenthèses au début de la référence et c’est elle qui sert de renvoi dans tous les chapitres de l’ouvrage. (1927-1930). Dossier de l’œil pinéal, O.C. T.II, [1970], p. 11-47. (1928). Histoire de l’œil, O.C. T.I, [1970], p. 9-78. (1929). « Poussière », parution dans Documents, n° 5, O.C. T.I, [1970], p. 197. (1930a). « Les Pieds Nickelés », parution dans Documents, n° 4, 2e année, 1930, O.C. T.1, [1970], p. 233-235. (1930b). «  La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh », parution dans Documents, n° 8, 2e année, O.C. T.I, [1970], p. 258-274. (1930c). « Kâlî », parution dans Documents, n° 6, 2e année, 1930, O.C. T.1, [1970], p. 243-244. (1931). L’anus solaire, O.C. T. I, [1970], p. 79-86. (1931/1985). “The Solar Anus” in Visions of Excess: Selected Writings, 1927-1939 (ed. and trans. Alan Stoekl), [1985], U of Minnesota Press, Minneapolis, p. 5-9. (1932). « La critique des fondements de la dialectique hégélienne », parution dans La critique sociale n° 5, mars 1932, O.C. T.I, [1970], p. 277-294.

282  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE

(1933a). « La notion de dépense », parution dans La critique sociale n° 7, janvier 1933, O.C. T. I, [1970], p. 302-320 et notes p. 660-668. (1933a’). « La notion de dépense », autre version [Le paradoxe de l’utilité absolue], O.C. T. II, [1970], p. 147-152. (1933/1985). “The Notion of Expenditure” in Visions of Excess: Selected Writings, 1927-1939 (ed. and trans. Alan Stoekl), [1985], U of Minnesota Press, Minneapolis, p. 116-129. (1933b). « La structure psychologique du fascisme », parution dans La critique sociale n° 10, novembre 1933, et n° 11, mars 1934, O.C. T. I, [1970], p. 339-371. (1933c). « Malraux (André)… », parution dans La critique sociale, n° 10, novembre 1933, O.C. T.1, [1970], p. 372-375. (1934). Le Petit, O.C. T. III, [1971], p. 33-69. (1935a). « “Contre-attaque” Union de lutte des intellectuels révolutionnaires », O.C. T. I., [1970], p. 379-383. (1935b). « Les cahiers de Contre-Attaque », O.C. T. I., [1970], p. 384-392. (1936a). « Sous le feu des canons français », tract du groupe Contre-Attaque, mars 1936, O.C. T. I., [1970], p. 398. (1936b). « La conjuration sacrée », parution dans Acéphale n° 1, 24 juin 1936, O.C. T. I., p. 442-446. (1936c). « Propositions », parution dans Acéphale n° 1, 24 juin 1936, O.C. T. I, [1970], p. 467-473. (1936d). Sacrifices, O.C. T. I, [1970], p. 87-96. (1937). Rapports entre « société », « organisme », « être » (1 et 2), O.C. T. II, [1970], p. 291-306. (1938). « L’apprenti sorcier », O.C. T.I, [1970], p. 523-537. (1939). « Le sacré », O.C. T. I, [1970], p. 559-563. (1939-1945). La limite de l’utile, O.C. T. VII, [1976], p. 181-280 et notes p. 502-598. (1943). L’Expérience intérieure, O.C. T. V, [1973], p. 7-189 et notes p. 421455. (1944). Le Coupable, O.C. T. V, [1973], p. 235-392 et notes p. 492-572. (1945a). Sur Nietzsche. Volonté de chance, O.C. T. VI, [1973], p. 7-205. (1945b). « La volonté de l’impossible », parution dans Vrille sous le titre « La peinture et la littérature libres », 1945, O.C. T. XI, [1988], p. 19-23. (1946). « L’économie à la mesure de l’univers », 1re parution dans « Constellations », La France libre, n° 65, O.C. T. VII, [1976], p. 9-16. (1947a). Méthode de méditation, O.C. T. V, [1973], p. 191-228. (1947b). « De l’existentialisme au primat de l’économie », parution dans Critique, n° 19 et 21, décembre 1947 et février 1948, O.C. T. XI, [1988], p. 279-306.

Bibliographie générale  n 283

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Résumés des chapitres

Résumés en français Partie 1. Chapitre 1. L’ « homme de l’art souverain » – Georges Bataille, la dépense et le sacrifice (Galletti Marina) Marina Galletti trace une ligne de pensée qui part des premières élaborations sur la dépense jusqu’aux écrits de Bataille, trente ans plus tard, notamment sur l’art. D’un texte à l’autre, elle construit un fil rouge de sang et d’encre entre la perte, le surplus, le sacrifice, la cruauté, la transgression et leur esthétisation rituelle ou picturale. Le fil rouge se déploie entre des explosions solaires à l’échelle humaine et des mouvements qui attirent, fascinent et libèrent. Partie 1. Chapitre 2. Bataille et la psychanalyse (Roudinesco Elisabeth) Bataille a engagé une relation nourrie avec la psychanalyse dès les années 1930 avec une cure personnelle. Les tourments de l’âme, la sidération de la mort, la quête érotique, les gouffres amers, l’en-deçà ou l’au-delà du monde commun furent des compagnons assidus de sa vie et il côtoya Jacques Lacan, époux de sa première femme. De ses relations tumultueuses, Elisabeth Roudinesco trace en historienne un portrait vivant soulignant, entre autres, les influences et les silences théoriques entre les formulations batailliennes et la conceptualisation lacanienne de la vie psychique.

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Partie 1I. Chapitre 1. Bataille, lecteur de Kojève (Bibard Laurent) Kojève a pensé la fin de l’Histoire et la venue généralisée de l’administration des choses que l’on peut dénommer en terme contemporain management. Bataille, lecteur attentif et interlocuteur de Kojève, adopte ses vues tout en insistant sur la résistance du tragique de la condition humaine dans l’Histoire, même si elle s’achève. Bataille lisant Kojève nous incite à tenir ces deux réalités dans l’ambivalence d’une pratique gestionnaire, la planification neutre et ordonnée du vivant et la sourde conscience de la mort, à la fois terrifiante et civilisatrice. Partie 1I. Chapitre 2. Baudrillard, par-delà Mauss et Bataille (L’Yvonnet François) Baudrillard s’est inspiré de Bataille tout en cherchant à le dépasser. L’économie n’est pas régie par l’échange transactionnel, postulat classique, mais elle ne l’est pas non plus par son inverse bataillien, le don généreux et naturel du soleil : l’économie est dirigée par le défi qui est un échange symbolique. Elle n’est pas mue par le principe de la rareté, mais pas plus par celui d’un excédent à brûler. Elle est marquée par la saturation. Le Mal n’est pas l’envers du Bien. Ils jouent sans cesse l’un avec l’autre dans une relation éminemment réversible. François L’Yvonnet propose une critique post-bataillienne de la gestion. Partie 1I. Chapitre 3. Excès, dépense et don chez Bataille et Simone Weil. Deux versions de l’anti-utilitarisme (Gabellieri Emmanuel) L’auteur met en rapport trois anti-utilitarismes, ceux de Bataille, S. Weil et Mauss. Bataille et Weil, à la différence de Mauss, introduisent la dépense d’énergie, gratuite, dans l’économie et le monde. Mais, là, où Weil donne à cette énergie un dessein qui se concrétise par une action où la raison liée à une inspiration éthique pourrait encore jouer un certain rôle, Bataille ne la considère que sous la forme de sa réalisation, brutale et désordonnée, dont la vérité ne se dévoile que dans l’instant, dans une opposition totale à la rationalité instrumentale (et gestionnaire). Partie 1II. Chapitre 1. Actualité anthropologique de Bataille – Homo « interruptus » entre travail et intimité (Richman Michèle) La vie est faite d’interruptions que sont les fêtes et les guerres, les détournements du sens commun et de l’ordre établi. L’interruption devient souveraine quand elle brise le flux de la production, la soumission

Résumés des chapitres  n 307

à la rationalité instrumentale et la satisfaction des exigences de l’État. L’effervescence collective selon Durkheim est revalorisée chez Bataille et des penseurs actuels de l’organisation du travail et de la vie sociale, cherchant dans l’interruption du quotidien la possibilité d’un nouvel ordre des choses marqué par l’intimité. Partie 1II. Chapitre 2. La contribution de Bataille à une anthropologie élargie du management et des sciences de gestion (Chanlat Jean-François) A première vue, le travail foisonnant, voire parfois sulfureux, de Georges Bataille peut apparaitre aux antipodes d’une réflexion gestionnaire dominée par la logique technique. Après avoir brièvement rappelé le projet anthropologique de Georges Bataille, ce chapitre cherche à montrer comment sa contribution peut venir élargir la vision anthropologique du management et des sciences de gestion conduisant à ouvrir celles-ci aux différentes dimensions des sciences sociales et à privilégier une perspective interdisciplinaire. Partie 1II. Chapitre 3. Bataille et les paradigmes réaliste, interprétativiste et constructiviste (Dumond Jean-Paul) La réflexion épistémologique en gestion a été centrée, notamment, sur l’élaboration d’une classification des théories de la connaissance regroupées en théories réalistes, constructivistes et interprétativistes. Cette classification peut être qualifiée de standard. Elle a fait l’objet de diverses critiques que les perspectives tracées par Bataille sur la connaissance permettent de renouveler. Il conduit à considérer que la fondation de cette classification est des plus fragiles et à mettre en cause la pertinence même d’un travail classificatoire. Partie 1II. Chapitre 4. La pensée de Bataille peut-elle nous aider à nous libérer de la cage ? (Solé Andreu) L’apport majeur des travaux de Bataille sur l’économie est, selon Andreu Solé, de mettre au cœur des débats la nécessité de vivre (fêter, rire, faire l’amour, etc.). Comment nous libérer de la cage dans laquelle nous nous agitons afin de survivre ? Soutenant que ses barreaux sont la croyance en l’existence d’une « réalité économique » s’imposant aux hommes et l’idolâtrie de l’entreprise, il imagine – pour sortir de l’« Entreprise-Monde » – une révolution festive, exubérante, accouchant d’un monde acéphale, sans économie, entreprise et management.

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Partie 1V. Chapitre 1. Le bétail cyborg et l’acéphale – À quoi diable mettons-nous notre énergie (Mong-Hy Cédric) Bataille voulut écrire une histoire universelle. Elle devait souligner l’émergence, depuis le Néolithique, de sociétés organisées en ensembles humains vastes et oppressifs n’offrant à une large part de leurs membres que la perspective d’être asservis à d’autres humains, à des machines, puis à des robots. Face à ces empires, la piraterie fut un contre-pouvoir organisé de manière relativement égalitaire et démocratique. Le management est la technologie moderne des oppressions millénaires. Elle attend ses pirates.

Partie 1V. Chapitre 2. Les suicides au travail : un retour des sacrifices humains ? (De March François) La transformation du capitalisme dans les années 1970-1980 avec ses corollaires, la régulation boursière, plus qu’étatique, l’intensification du travail et sa réification sans autre reconnaissance que sa valeur ajoutée financière, l’évaluation individuelle et le contrôle par la qualité totale ont conduit à des suicides au travail sans précédents. Ils peuvent être compris comme le dernier acte d’un sujet exprimant encore sa souveraineté et refusant son instrumentalisation totale. En ce sens, ils peuvent être entendus comme un retour des sacrifices humains au sens de Bataille. Partie 1V. Chapitre 3. Une critique sans réserve du monde du travail – Georges Bataille au prisme de la dialectique négative (Porcher Frédéric) Alors que la gestion promeut des progressions et des réflexions linéaires (au plus simple) ou récursives (au plus complexe), Frédéric Porcher souligne l’importance d’une pensée et d’un travail qui dialectisent son activité comme son objet. Par dialectique est entendue une respiration qui puise en un mouvement inverse (le négatif, l’échec, l’opposition, le jeu) ce que le mouvement premier (le positif, le succès, l’assentiment, le travail) ne peut contenir, profiler ou dire. Sans la perspective d’un troisième terme, cette dialectique post-hégélienne et sans cesse agie par Bataille s’inscrit dans une vitalité qui parvient, nouvelle dépense, à se réfléchir elle-même. Partie 1V. Chapitre 4. L’érotisme des cœurs est-il devenu impossible à l’ère des plateformes numériques de rencontre ? Quelques réflexions à partir de la conception de l’amour chez Bataille (Noël-Lemaitre Christine) Christine Noël en s’appuyant sur la pensée de l’érotisme de Bataille s’interroge sur les sites de rencontre comme moyen de trouver l’amour

Résumés des chapitres  n 309

et de former des couples. Elle montre que le caractère de transaction économique, mais surtout les encouragements au consumérisme et au « zapping » que représentent ces sites payants sont une négation de l’amour et du hasard heureux de la rencontre au sens de l’érotisme des cœurs bataillien. Elle conclut qu’aujourd’hui Bataille « désinstallerait Tinder ». Partie 1V. Chapitre 5. Bataille et Artpress : l’art et l’érotisme (Millet Catherine) Catherine Millet et la revue Artpress ont croisé l’œuvre de Bataille à partir du regard qu’il a porté sur l’art et sur Manet mettant en scène une transcendance sans Dieu, ni Histoire, et plus généralement, à travers ses romans et ses essais, sur l’érotisme et l’anthropologie. Contre le dessèchement des convenances et du formalisme, ils se retrouvent dans l’affirmation de la vie exprimée dans une langue paradoxalement pleine de retenue et de réserves. Partie V. Chapitre 1. Le point aveugle de la vision – Des éléments pour repenser la perspective visuelle, la comptabilité et la redevabilité (Montagner Eleonora, Fornacciari Ilaria) La comptabilité en partie double, contemporaine de l’invention de la perspective géométrique, crée une vision doublement symétrique de la réalité : entre les objets et les montants comptabilisés, entre les flux d’activité et l’enrichissement ou l’appauvrissement de l’organisation qu’ils entrainent. Sous le regard de Merleau-Ponty cette représentation des organisations apparaît nier le sensible et la subjectivité. Sous celui de Bataille, elle apparaît réduire la perte à un appauvrissement sans y voir un excès, un accroissement et la condition de la continuité de l’être qu’elle peut constituer. Partie V. Chapitre 2. Bataille, the Poverty of Innovation Theory and the Rise of Creation Studies (Rehn Alf) Que ce soit pour faciliter la mise à disposition de nouveaux services ou produits auprès du public, accompagner la création de nouvelles entreprises ou faire évoluer les organisations existantes, l’innovation peut être entendue de manière restreinte (comme l’économie du même nom en gérant des ressources rares) ou elle peut être considérée comme une explosion orgasmique, sacrificielle et transgressive. Dans ce dernier cas, il deviendrait pertinent de libérer les créateurs de carcans trop

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minutieux et de leur offrir des perspectives nobles et grandioses tout en recherchant des exemples d’innovation dans les lieux les plus sordides de la société. Partie V. Chapitre 3. Le jeu avec le « je » : un point aveugle des sciences de gestion (Walter Christian) La gestion aime le jeu : dans les investissements qui sont des paris, dans les scénarios et les simulations, dans l’application des règles et l’incertitude qui en découle. Mais, ces jeux restent rationalisables, calculés, utilitaires. Bataille les appelle des jeux mineurs. Mais, il existe un autre jeu, majeur où l’on met sa vie, le sens de l’existence, Dieu, le tout en jeu. Ce jeu, écarté de la pensée gestionnaire, n’est pas absent, cependant, des situations dont traite la gestion et, en premier lieu, du travail. Le travail est un jeu mineur pour les gestionnaires, mais peut devenir un jeu majeur pour ceux qui travaillent. Cet article présente une entrée dans la notion de jeu majeur à partir de l’analyse du film Joueurs de Marie Monge et introduit le « jeu avec le “je” ». Partie V. Chapitre 4. Responsabilité sociale et environnementale : la part des entreprises, la part des salariés (Gautier Eric) Après avoir écouté l’expérience de salariés s’adonnant plus ou moins volontairement à des actions bénévoles au titre de la RSE, Eric Gautier leur applique la méthode bataillienne : chercher l’authentique noirceur sous le couvert des convenances. Il y découvre un monde de manipulations habillant l’oppression économique sous le don et l’individualisation des employés sous l’appel aux actions collectives.

Résumés des chapitres  n 311

Résumés en anglais1 Part 1. Chapter 1. The “man of sovereign art” – Georges Bataille, the expenditure and the sacrifice (Galletti Marina) Marina Galletti traces a line of thought from the first explorations on expenditure to the writings of Bataille on art, some thirty years later. From one text to another, she stitches a red thread of blood and ink between loss, surplus, sacrifice, cruelty, transgression and their ritual or pictorial aestheticisation. The red thread unwinds between solar explosions on the human scale and movements that attract, fascinate and liberate. Part 1. Chapter 2. Bataille and psychoanalysis (Roudinesco Elisabeth) Bataille engaged in a fertile relationship with psychoanalysis, beginning the 1930s with his own personal cure. The torments of the soul, the stupefaction of death, the erotic quest, the bitter chasms, the beyond or the beyond of the common world were assiduous companions throughout his life and he rubbed shoulders with Jacques Lacan, husband of his first wife. Elisabeth Roudinesco draws a vivid portrait of his tumultuous relations as a historian, underlining, among other things, the theoretical influences and silences between the Bataillian formulations and the Lacanian conceptualisation of psychic life. Part 1I. Chapter 1. Bataille, Kojève’s reader (Bibard Laurent) Kojève’s thought explored ‘the end of history’ and the generalized arrival of the administration of the things that we can denominate in contemporary term management. Bataille, attentive reader and interlocutor of Kojève, adopts his views whilst insisting on resistance against the tragedy of the human condition through history, even if it must come to an end. Bataille’s reading of Kojève incites us to hold these two competing realities in the ambivalence of managerial practice; the neutral and ordered planning of the living and the awareness of death, both terrifying and civilizing.

1 Traduits avec l’aide de Tania Webster que nous remercions.

312  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE

Part 1I. Chapter 2. Baudrillard, over and above Mauss and Bataille (L’Yvonnet François) Baudrillard was inspired by Bataille while seeking to surpass him. The economy is not governed by transactional exchange, a classical postulate, but neither is it governed by its Bataille’s inverse, the generous and natural gift of the sun: the economy is directed by the challenge that is a symbolic exchange. It is not driven by the principle of scarcity, but neither by that of a surplus to be consumed. It is marked by saturation. Evil is not the opposite of good. They are constantly playing with each other in a reversible relationship. François L’Yvonnet proposes a post-Bataillian critique of management. Part 1I. Chapter 3. Excess, expenditure and gift in Bataille and Simone Weil. Two versions of anti-utilitarianism (Gabellieri Emmanuel) The author relates three anti-utilitarianisms, that of Bataille, Simone Weil, and Marcel Mauss. Bataille and Weil, unlike Mauss, conceive of the expenditure of energy, free in the economy and the world. Weil gives this energy a purpose that is concretised by an action where reason linked to an ethical inspiration could still play a certain role, whereas Bataille considers it only in the form of its brutal and disordered realization, the truth of which is revealed only in the moment, in total opposition to instrumental (and managerial) rationality. Part 1II. Chapter 1. The relevance of Bataille’s anthropology to the present: Homo interruptus between work and intimacy (Richman Michèle) Life is a composite of fractures that could be a party or a war, detours from common sense and the established order. Interruption is central to Bataille’s socio-anthropological paradigm. It seeks an alternative to the established order through a break in the flow of production and submission to instrumental rationality or the demands of the State. By revalorizing Durkheim’s notion of collective effervescence for a new world of work and social life marked by intimacy, Bataille anticipates current thinkers in both anthropology and the organization of work. Part 1II. Chapter 2. Bataille’s contribution to a broader anthropology of management and management science (Chanlat Jean-François) At first sight, the abundant, sometimes sulphurous, work of Georges Bataille may appear to be the antithesis of a managerial philosophy dominated by technical logic. After briefly reviewing the anthropo-

Résumés des chapitres  n 313

logical project of Georges Bataille, this chapter seeks to show how his contribution can broaden the anthropological vision of management and management sciences, leading them to open up to the different dimensions of the social sciences and to favour an interdisciplinary perspective. Part 1II. Chapter 3. Bataille, the realist, the interpretivist and the constructivist paradigms (Dumond Jean-Paul) Epistemological reflection in management has focused, in particular, on the development of a classification of theories of knowledge grouped into realist, constructivist and interpretativist theories. This classification can be viewed as the accepted standard. It has been the target of various criticisms that reinvigorate the perspectives on knowledge delineated by Bataille. It leads us to question whether the foundation of this classification is fragile and to scrutinise the very relevance of the work of classification. Part 1II. Chapter 4. Can Bataille’s thinking help us break free from the cage? (Solé Andreu) The major contribution of Bataille’s work on the economy is, according to Andreu Solé, to put at the heart of debate the necessity of living (celebrating, laughing, making love, etc.). How can we be liberated from the iron cage in which we suffer in order to survive? Maintaining that the bars of the cage are a belief in the existence of an “economic reality” imposed on men and the idolatry of the company, he imagines – to get out of the “Enterprise World” – a festive, exuberant revolution, giving birth to an acephalous world, without economy, company and management. Part 1V. Chapter 1. The Cyborg Cattle and the Acephalous. What the hell are we putting our energy into? (Mong-Hy Cédric) Bataille wanted to write a universal history. He wanted to underscore the emergence, since the Neolithic, of societies organised in vast and oppressive collectives that offered to many only the prospect of being enslaved to other humans, to machines, to robots. In the face of these empires, piracy was a counter-power organised in a relatively egalitarian and democratic way. Management is the modern technology of millennial oppression. It awaits its pirates.

314  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE

Part 1V. Chapter 2. Suicide at work: a return to human sacrifice? (De March François) The transformation of capitalism in the 1970s and 1980s with its corollaries (stock market regulation rather than state regulation, the intensification of work and its commodification without any other recognition than its financial added value, individual evaluation and control by total quality) have led to unprecedented numbers of suicides at work. They can be understood as the last act of a subject still expressing its sovereignty and refusing its total instrumentalisation. In this sense, they can be seen as a return to human sacrifice as conceived of by Bataille. Part 1V. Chapter 3. The ruthless criticism of the world of work – Georges Bataille through the prism of the negative dialectic (Porcher Frédéric) While management promotes linear (at its simplest) or recursive (more complex) progressions and reflections, Frédéric Porcher emphasises the importance of a thought and a work that makes dialectic its activity as well as its object. Dialectic here refers to an outbreath that expresses a reverse movement (the negative, failure, opposition, the game) what the inbreath (the positive, success, assent, work) cannot contain, profile or say. Without the perspective of a third term, this post-Hegelian dialectic, relentlessly acted out by Bataille, installs itself in a vitality which manages, a new thing, to reflect itself. Part 1V. Chapter 4. Has falling in love become impossible in the age of digital dating platforms? Some reflections based on Bataille’s conception of love (Noël-Lemaitre Christine) Christine Noël, starting from Bataille’s thoughts on eroticism, questions whether dating sites are a way to find love and to form couples. She shows that the character of economic transaction, the encouragement to consumerism and “zapping” that these commercial sites represent are a negation of love and of the happy confluence of a chance meeting. She concludes that today Bataille would “uninstall Tinder”. Part 1V. Chapter 5. Bataille and Artpress: art and eroticism (Millet Catherine) Catherine Millet and Artpress magazine have crossed the work of Bataille from the perspective he took on art and on Manet, creating a transcendence without God or history, and more generally through

Résumés des chapitres  n 315

his novels and his essays, on eroticism and anthropology. Against the dryness of conventionality and formalism, they find an affirmation of life, expressed in language paradoxically full of restraint and reserves. Part V. Chapter 1. The blind spot of vision. Elements for rethinking the visual perspective, accounting and accountability (Montagner Eleonora, Fornacciari Ilaria) Double-entry bookkeeping, contemporary with the invention of geometric perspective, creates a doubly symmetrical vision of reality: between the objects and the amounts recorded, between the flows of activity and the enrichment or impoverishment of the organisation that they entail. From Merleau-Ponty’s point of view, this representation of organisations appears to deny the sensitive and the subjective. Under Bataille’s view, it appears to reduce the loss to an impoverishment without seeing in it an excess, an increase and the condition of the continuity of the being that it can constitute. Part V. Chapter 2. Bataille, the Poverty of Innovation Theory and the Rise of Creation Studies (Rehn Alf) Whether it is to provide new services or products to the public, to help the creation of new enterprises or to make existing organisations evolve, innovation can be understood in a restricted way (like the economy of the same name in managing scarce resources) or it can be considered as an orgasmic, sacrificial and transgressive explosion. In the latter case, it would become relevant to free creators from overly close shackles and offer them noble and grandiose perspectives while looking for examples of innovation in the most sordid places of society. Part V. Chapter 3. Playing with the ‘I’: a blind spot in management science (Walter Christian) Management loves games: in investments that are bets, in situations and simulations, in the application of rules and the uncertainty that comes with them. But these games remain rationalisable, calculated, utilitarian. Bataille calls them minor games. But there is another game, a major one, where one puts one’s life, the meaning of existence, God, everything at stake. This game, left out of management thinking, is not absent, however, from the situations that management deals with. Work is a minor game for managers, but can become a major game for those who work. This article presents an entry into the notion of major play

316  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE

based on the analysis of Marie Monge’s film Joueurs and introduces the “play with the ‘I’”. Part V. Chapter 4. Social and environmental responsibility: on the side of the companies and that of the workers (Gautier Eric) After listening to the experience of employees who engage in voluntary action in the name of CSR, Eric Gautier applies Bataille’s method to them: to seek out the authentic darkness under the carapace of convenience. He reveals a world of manipulations that disguise economic oppression under the banner of charity and the individualisation of employees under the mask of collective action.

Notices biographiques

Bibard Laurent ([email protected]) Laurent Bibard est professeur à l’ESSEC, où il enseigne la philosophie politique, la sociologie, et l’économie. Responsable de la filière Management et philosophie, il travaille en particulier sur les dynamiques de vigilance en situation de crise. Il est également Directeur académique pour l’ESSEC du Master Eau pour Tous (OpT) en collaboration avec ArgoParisTech. Après son ouvrage publié en collaboration avec Edgar Morin, qui s’intitule Complexité et organisations, Faire face aux défis de demain (2018), ses deux derniers livres s’intitulent Phénoménologie des sexualités, La modernité et la question du sens (2021), et Dé-coïncider d’avec les études de genre (2022). Chanlat Jean-François ([email protected]) Jean-François Chanlat, Professeur émérite, Université ParisDauphine PSL, Professeur affilié, HEC-Montréal, Professeur invité, Institut Mines-Télécom BS. Récipiendaire de l’IFSAM “Award for Exceptional Service to the Management Field Worldwide” 2022. Dernière publication : Management, sciences sociales et sociétés : plaidoyer pour une anthropologie élargie, Ste Foy, Les Presses de l’Université Laval, Paris, Hermann, 2022.

318  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE

De March François ([email protected]) Chercheur associé à l’Institut de Recherche en Gestion de l’Université Paris-Est Créteil, Docteur en sciences de Gestion, Diplômé de 3e cycle en Economie et en Lettres, agrégé d’Economie-Gestion, ancien élève de l’ENS Paris-Saclay (ex. Cachan). Auteur d’une thèse et de plusieurs articles sur Bataille et la critique de la gestion dans des revues académiques et ouvrages collectifs. Dumond Jean-Paul ([email protected]) Professeur des Universités à l’IAE Paris-Est et à l’IRG (Institut de Recherche en Gestion), Jean-Paul Dumond est responsable de la mention « Management des organisations de santé ». Il a effectué sa thèse à HEC sur le don dans les activités de travail et a publié un article sur le don comme un acte de langage (RFG, 2020). Dans le domaine des organisations de santé, il a publié La Grande transformation hospitalière (Seli Arslan, 2021) et Refonder les organisations de santé (ouvrage collectif, Seli Arslan, 2022). Fornacciari Ilaria ([email protected]) Ilaria Fornacciari est chargée de cours en philosophie à Burgundy School of Business – Dijon / Université de Bourgogne Franche Comté. Elle a obtenu son doctorat à l’Université de Paris 8 avec une thèse sur le rôle des images dans les recherches de Michel Foucault. Parmi ses domaines d’enseignement et de recherche figurent les études visuelles, l’esthétique moderne, la philosophie française du XXe siècle et la philosophie de l’organisation. Gabellieri Emmanuel ([email protected]) Emmanuel Gabellieri, Pr. HDR à la Faculté de Philosophie (Doyen de 2005 à 2014) Université catholique de Lyon (Vice-recteur de 2016 à 2021), UR Confluence « Sciences et Humanités » EA 1598. Sélection d’ouvrages : – Être et Don. S. Weil et la philosophie, « Bibliothèque philosophique de Louvain » n°57, Editions, Peeters, Louvain-Paris, 2003. – Penser le travail avec Simone Weil, coll. « Penser avec », Nouvelle Cité, Paris, 2017. – Le phénomène et l’entre-deux. Pour une metaxologie, Hermann, Paris, 2019.

Notices biographiques  n 319

Galletti Marina ([email protected]) Professeur de littérature française à l’Università Roma Tre jusqu’en 2021, Marina Galletti a reconstitué le parcours communautaire de Georges Bataille dans deux volumes: La comunità impossibile di Georges Bataille. Da “Masses” ai difensori del male (Kaplan, 2008) ; Georges Bataille, L’Apprenti Sorcier (La Différence, 1999), en partie traduit en japonais (Chikuma shobô, 2006) et en anglais (Atlas Press, 2017). Elle a contribué à l’édition des Romans et récits de Georges Bataille (Gallimard, La Pleiade, 2004, rééd. 2005 et 2014) et dirigé avec Roy Boyne le numéro de la revue “Theory, Culture and Society” Bataille & Heterology (juillet-septembre 2018). Elle a aussi publié l’essai Il mostro bicefalo. Percorsi nell’eterologia di Georges Bataille (Artemide, 2020). Elle collabore au récent numéro de la revue “Europe” consacré a Bataille (2022). Gautier Eric ([email protected]) Ingénieur diplômé de l’INSA et titulaire d’un doctorat en sciences de gestion de l’Université Paris-Panthéon-Assas, Eric Gautier est Maître de conférences en management et anthropologie à l’École des Ingénieurs de la Ville de Paris de l’Université Gustave Eiffel. Chercheur à l’Institut de Recherche en Gestion (EA 2354), ses thèmes de prédilection sont la Responsabilité Sociale et Environnementale, l’identité et la singularité. Pour interagir avec les publics cibles dans leur environnement réel, il privilégie la méthodologie ethnographique. Il est l’auteur des livres La raison d’être authentique et Vers une anthropologie de la RSE. L’Yvonnet François ([email protected]) François L’Yvonnet est professeur de philosophie et éditeur (aux éditions de l’Herne et Descartes & Cie). Membre du conseil scientifique de la chaire « Edgar Morin de la Complexité » à l’ESSEC. Membre associé de la Chaire sur l’Altérité à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) à Paris. Il a publié diverses études consacrées à la pensée de Baudrillard : D’un Fragment l’autre, entretiens, Albin Michel, 2001 ; Jean Baudrillard, dir., coll. « Cahiers de l’Herne », 2005 ; L’Effet Baudrillard, l’élégance d’une pensée, éd. François Bourin, 2013. Dernier ouvrage paru : François Jullien, une aventure qui a dérangé la philosophie, Grasset, 2021.

320  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE

Millet Catherine Catherine Millet est née en 1948, à Bois-Colombes, dans la région parisienne. Elle est critique d’art, directrice de la rédaction d’Artpress, revue à la création de laquelle elle a participé en 1972. Écrivain, elle a notamment publié La Vie sexuelle de Catherine M. en 2001, et récemment Commencements (2022). Mong-Hy Cédric ([email protected]) Cédric Mong-Hy est docteur ès Lettres et diplômé des Beaux-Arts. Après une thèse sur les textes économiques, anthropologiques et écologiques de Georges Bataille, il poursuit ses recherches sur Bataille et publie un essai sur les sources et les implications scientifiques de l’« économie générale » (Bataille cosmique, 2012), ainsi que plusieurs articles sur le Collège de sociologie, les liens entre « don » et « dépense », la thanatologie ou sur le supplicié chinois et l’influence des mystiques d’Asie sur la pensée de Bataille. Outre l’œuvre de Bataille, ses recherches interdisciplinaires sont orientées vers l’étude du phénomène pirate via l’histoire, la philosophie politique, l’anthropologie anarchiste et la mycologie. Il est aujourd’hui enseignant et chercheur à l’Ecole Supérieure d’Art de La Réunion et chercheur associé à l’Université de La Réunion. Montagner Eleonora ([email protected]) Eleonora Montagner est professeure associée de philosophie à Burgundy School of Business. Ses recherches portent sur la phénoménologie et la psychopathologie phénoménologique, avec une référence particulière à la question de l’altérité. Actuellement elle poursuit ses recherche sur les applications phénoménologiques à l’économie sperimentale et au management critique, avec une référence particulière aux questions de prise de responsabilité et redevabilité. Noël-Lemaitre Christine ([email protected]) Christine Noël-Lemaitre est Maître de conférences HDR en philosophie au département de philosophie d’Aix-Marseille Université, rattachée au laboratoire de théorie du droit EA 892 où elle déploie ses recherches en philosophie contemporaine, en particulier sur la question des normes et de l’apport de la philosophie aux pratiques managériales. Elle enseigne la philosophie à Sciences Po, à l’Université de Bourgogne et à Burgundy Business School. Elle vient de publier no-

Notices biographiques  n 321

tamment un ouvrage consacré à la philosophie de Camus (Camus Pas à pas, 2022) et dirige un manuel d’histoire de la philosophie à paraître en 2023 aux éditions Ellipses. Porcher Frédéric ([email protected]) Agrégé et docteur en philosophie, Frédéric Porcher est actuellement rattaché au Centre d’histoire des philosophies modernes de la Sorbonne (HIPHIMO). Ses recherches se situent à l’entrecroisement de la Théorie critique allemande, de la philosophie française et des sciences sociales, et ont pour objet de mettre au jour l’actualité de la pensée nietzschéenne et post-nietzschéenne dans le champ large des philosophies sociales et politiques contemporaines. Il vient de publier : « Nietzsche, penseur du travail ? », in F. Fischbach, A. Merker, P.-M., Morel, E. Renault (dir.), Histoire philosophique du travail, Paris, Vrin, 2022, p. 269-288 ; et de rédiger un ouvrage : La question-Nietzsche. Les normes au carrefour du vital et du social, Paris, Vrin, coll. « Philosophie du présent » (2023). Rehn Alf ([email protected]) Alf Rehn has always wished to be a gentleman of leisure. Having failed miserably at this, he now suffers a professorship of innovation, design and management at the University of Southern Denmark. Richman Michèle ([email protected]) Michèle H. Richman, Professeur émérite d’Études françaises à l’University of Pennsylvania, EEUU. Son approche interdisciplinaire se manifeste dans deux livres sur Georges Bataille et l’École française de Sociologie. De nombreux articles et chapitres portent sur Balzac, Barthes, Bataille, Cixous, Durkheim, Mauss, Montaigne et Nitsch. Ses dernières publications puisent dans l’intérêt de Bataille pour la préhistoire et mènent à des recherches actuelles au sujet de l’archéologie dans le Nouveau Monde. Roudinesco Elisabeth Elisabeth Roudinesco est historienne (HDR), chargée d’un Séminaire d’histoire de la psychanalyse à l’ENS, auteure d’une vingtaine d’ouvrages, traduits en vingt langues. Parmi eux : Histoire de la psychanalyse en France, Jacques Lacan (1982-1993), Points-poche, Seuil, 2 vol., 2023. Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre, Seuil,

322  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE

2014, prix décembre. Dictionnaire de la psychanalyse (1997), en coll. avec Michel Plon, Fayard, 2023. Elle est collaboratrice au journal Le Monde, depuis 1996. Présidente de la Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse (SIHPP). Co-fondatrice avec Olivier Bétourné de l’Institut histoire et Lumières de la pensée (www. ihldp.com). Solé Andreu ([email protected]) Sociologue et économiste, professeur émérite à HEC, Andreu Solé a mené des travaux de recherche sur : la décision, l’imagination humaine, l’histoire des sociétés humaines, la relation entre la société actuelle et l’entreprise, le travail du chercheur. Il est l’auteur, notamment, de Créateurs de mondes (2000, Editions du Rocher) et de contributions dans de nombreux ouvrages collectifs : Repenser l’entreprise (2008, Editions Le cherche midi), La « Société du Risque » : analyse et critique (2009, Editions Economica), Refonder les organisations de santé (2022, Editeur Seli Arslan). Dernier article paru : « La Tyrannie, Point aveugle des sciences humaines », Revue Internationale Droit et Organisation – RIDO n° 3, 2022. Walter Christian ([email protected]) Christian Walter est diplômé de l’ESSEC, actuaire agrégé de l’Institut des actuaires, docteur en sciences économiques, habilité à diriger les recherches en sciences de gestion. Ses travaux portent sur la modélisation mathématique du risque, sur l’histoire et l’épistémologie de la représentation du hasard et sur l’éthique des modèles. Actuaire au sein de différents établissements financiers (1985-2006) puis actuaire conseil (depuis 2006), il est chercheur associé à l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (ISJPS, UMR 8103) et cotitulaire de la chaire Éthique et Finance (FMSH). Il a obtenu le Prix Kulp-Wright décerné par l’American Risk and Insurance Association (2016) pour son livre Extreme Financial Risks and Asset Allocation (Londres, Imperial College Press, 2014). Christian Walter a été nommé Chevalier de l’ordre national du Mérite en 2021.

Index des noms propres A Abélès M. 264, 284

Bajos N. 202, 285

Balaud L. 161, 285

Adorno T. W. 23, 182, 190, 191, 192, 269, 284, 285

Baqué D. 203, 285

Aggeri F. 121, 285 Alberti L.B. 220

Baudrillard J. 13, 14, 22, 84, 85, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 274, 286, 288, 306, 312, 319

Allendy R. 58

Bauman Z. 14

Alvesson M. 115, 285, 302

Bellmer H. 211

Andler C. 62

Benjamin W. 66, 149, 262

Arasse D. 212

Bergson H. 20, 96, 98, 100, 286

Artaud A. 58, 84, 85, 208, 271, 272, 277

Bernstein E. 203, 286

Agamben G. 14, 157, 158, 164, 285 Aglietta M. 171, 285

Batsch L. 171, 285

Baudelot C. 146, 173, 285, 286

Allard-Poesi F. 128, 285

Baudry F. 130, 286

Alter N. 119, 285

Becker G. 119, 286

Ambrosino G. 15, 122

Benda J. 66

Apollon 277

Benveniste E. 150, 286

Arendt H. 101

Bergström M. 194, 202, 203, 204, 286

Assoun P.-L. 203, 285

Berry M. 120, 286

Avenier M.-J. 128, 285

B Bachelard G. 134, 139, 182, 278, 285

Besnier J.-M. 36, 94, 103, 287 Besnier J.M. 36, 94, 103, 287 Betti E. 135

Badiou A. 214, 285

Bibard L. 30, 70, 252, 271, 287, 296, 306, 311, 317

Baird R. 238, 285

Bilal E. 160, 287

Baechler J. 178, 285

Bigot S. 203, 287

324  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE Blanchot M. 14, 29, 51, 103, 183, 189, 287, 294 Boitier D. 93, 100, 287 Boltanski L. 173, 287 Borel A. 15, 58, 59 Borgerson J. 287 Boulding K. 123

Bourgeois B. 287

Bowen H.R. 261, 287 Bozon M. 202, 285 Brand V. 128, 287

Breton A. 15, 60, 62, 64, 65, 169 Brewis J. 26, 28, 37, 287 Bridgman T. 285, 302 Brougère G. 245, 287 Brunel V. 173, 287

Bruno J. 57, 111, 120, 287 Bui-Leturcq M. 102, 287

Burrell G. 127, 128, 288, 289

C Cadène N. 288

Caillé A. 91, 288

Caillois R. 14, 15, 50, 54, 61, 66, 107, 108, 109, 116, 288, 293 Calas M.B. 14

Canciani D. 93, 288

Canguilhem G. 131, 288 Capalbo F. 289

Capron M. 218, 288 Carpeaux L. 59

Cavell S. 245, 288, 291

Cederström C. 173, 288 Cézanne P. 222, 223

Chauviré C. 253, 288 Chenavier R. 293

Chiapello E. 173, 287 Chopot A. 161, 285 Clarke F. 289

Clastres P. 162, 288, 298 Clémot H. 245, 288 Clifford J. 111, 289 Clouet E. 203, 289 Coase R. 148, 289

Colasse B. 126, 289 Colrat P. 100, 289

Comte A. 134, 135, 137, 289 Courpasson D. 106, 289 Crevel R. 58, 67

Critchley S. 166, 289 Cuilleri M. 96, 289

Cullen J.G. 166, 289

Curnier J.-P. 162, 163, 289 Cyert R. 14

D Dalí S. 67, 211, 212, 213, 298 Daudet L. 279, 289 Dautry J. 65

Dean G. 219, 289

Debout M. 167, 172, 173, 175, 289 De Bruin B. 244, 289

Deetz S. 126, 130, 136, 139, 289

Dejours C. 166, 172, 173, 175, 176, 278, 289, 290 Deleuze G. 161, 290

Delgènes J.-C. 167, 172, 173, 175, 289

Chanlat J.-F. 24, 106, 117, 120, 258, 272, 288, 307, 312, 317

De March F. 12, 13, 23, 26, 125, 133, 142, 166, 167, 194, 208, 244, 245, 263, 269, 274, 290, 308, 314, 318

Charreire S. 128, 288

Demuijnck G. 22, 299

Chapsal M. 30, 59, 191, 288

Demonceaux S. 290

Index des noms propres  n 325 Denis P. 66, 211, 272 Derrida J. 13, 14, 32, 34, 42, 107, 132, 157, 159, 188, 189, 269, 290 Descartes R. 16, 95, 299, 319 Descola P. 142, 152, 290 Detchessahar M. 102, 290 Détienne M. 112, 291 Devaux-Mandelli C. 95, 291 Devereux G. 119, 291 Diamond C. 240, 245, 291 Didi-Huberman G. 190, 291 Dionysos 19, 60, 61, 64, 277 Domenach E. 246, 291 Donato M. 11, 194 Don Juan 61, 64 Dostoïevski F. 247 Douglas J. D. 177, 291 Drieu la Rochelle P. 66 Drucker P. 14 Dubreuil L. 190, 291 Dumas G. 59 Dumez H. 126, 128, 130, 291 Dumond J.-P. 12, 38, 126, 268, 275, 278, 279, 291, 297, 302, 307, 313, 318 Dumont L. 142, 291 Duperrex M. 159, 291 Durkheim E. 22, 64, 100, 106, 108, 112, 113, 114, 115, 116, 129, 166, 186, 191, 291, 298, 301, 307, 312, 321 Duvignaud J. 279, 291

E Elias N. 145, 291 Enriquez E. 11, 124, 291 Erixon F. 238, 292 Esposito M. 104, 292 Esposito R. 93, 103, 292

Establet R. 174, 285 Euvé F. 253, 292

F Fayol H. 14 Federau A. 123, 292 Ferri L. 156, 291, 292, 300 Feyel J. 195, 292 Feyerabend P. 135, 292 Fink E. 248, 251, 292 Flamant N. 263, 292 Fleming P. 173, 288 Follett M.P. 14 Fornacciari I. 27, 217, 309, 315, 318 Forster E. 62, 63 Foucault M. 13, 14, 37, 42, 112, 157, 158, 161, 183, 189, 269, 292, 318 Frazer J.G. 49 Freud S. 24, 60, 61, 64, 67, 108, 113, 120, 123, 178, 186, 269, 274, 292, 301, 321 Friedman M. 266, 292 Friedmann G. 110, 112, 164, 292

G Gabellieri E. 15, 22, 93, 94, 98, 99, 102, 274, 287, 292, 293, 306, 312, 318 Gagliardi P. 221 Galletti M. 36, 40, 46, 54, 271, 284, 293, 305, 311, 319 Gammon E. 37, 238, 293 Gaulejac (de) V. 161, 293 Gauthier C. 156, 291, 292, 300 Gautier E. 22, 256, 277, 310, 316, 319 Georgescu-Roegen N. 123, 293 Giddens A. 173, 293 Gide A. 62 Gioia D. A. 129, 293 Girard R. 170, 293

326  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE Glasersfeld (von) E. 135, 293 Godbout J. T. 275, 293 Goethe (von) J.W. 62 Goffman E. 14, 254 Gollac M. 146, 173, 286 Gomez P.Y. 102, 293, 299 Gordon R. J. 239, 293 Gori R. 120, 293 Gouldner A. 14 Graeber D. 108, 112, 115, 116, 162, 163, 265, 294 Grant A. 108, 113, 114, 115, 294 Grevin A. 102, 293, 294 Grünewald M. 49 Guba E. S. 128, 294 Gustafsson C. 234, 294

Hubert H. 51, 167, 168, 295 Huizinga J. 181, 186, 187, 188, 248, 276, 295

H

Kant E. 42, 183 Kessous E. 203, 295 Kierkegaard S. 61, 63, 64 Kirzner I. M. 232, 295 Klee P. 223 Klossowski P. 15, 60, 61, 62, 63, 85, 294, 295 Klossowski T. 132 Koenig G. 126, 130, 295 Kojève A. 30, 32, 60, 64, 66, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 81, 82, 83, 164, 175, 185, 296, 300, 301, 306, 311 Koyré A. 64, 66 Kramer M. 266, 296 Kristeva J. 26, 296 Kuhn T. S. 129, 296

Habermas J. 14, 121, 135, 136, 192, 269, 294 Halbwachs M. 178, 179, 294 Hamano K. 25, 55, 294 Hatchuel A. 13, 294 Hawley D. 294 Hegel G.W.F. 16, 30, 31, 32, 60, 70, 71, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 85, 95, 164, 175, 185, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 283, 287, 296, 302 Heidegger M. 67, 76, 157, 180, 294 Heidsieck C.B. 102, 294 Henric J. 208, 214, 215, 243, 294 Henriot J. 248, 250, 294 Hill L. 107, 294 Hirigoyen M.-F. 173, 294 Hitler A. 62, 63, 65, 66, 92 Hölderlin F. 84 Hollier D. 15, 53, 66, 107, 211, 288, 295 Huault I. 106, 128, 288, 295

I Ijiri Y. 222, 295 Illouz E. 203, 204, 295

J James W. 111, 134, 158, 160, 295 Janet P. 64 Jaspers K. 63 Jensen T. 14, 295, 301 Joiner T. 176, 295, 303 Julien F. 66, 295

K

L Lacan J. 13, 14, 25, 59, 60, 62, 66, 67, 191, 296, 297, 301, 305, 311, 321 Lardellier P. 296

Index des noms propres  n 327 La Rochefoucauld F. (de) 28 Laugier S. 252, 296

Laumonier A. 161, 296

Lawrence D.H. 211, 212, 298 Le Bon G. 113, 296

Le Breton D. 176, 179, 180, 296 Le Douarin L. 194, 296 Lefebvre P. 85, 296

Leiris M. 15, 58, 61, 66

Le Moigne J-L. 129, 130, 135, 296

March J.G. 12, 13, 14, 23, 26, 125, 133, 142, 166, 167, 194, 208, 244, 245, 263, 269, 274 Marczuk M. 12, 252

Martinet A.C. 13, 294, 296, 297

Marx K. 71, 84, 108, 110, 144, 185, 190, 191, 192, 269, 297 Masclef O. 102, 293

Masson A. 15, 49, 60, 61, 211, 303, 304 Maurras C. 62

Lerman L. 132, 297

Mauss M. 22, 24, 47, 48, 49, 50, 64, 84, 85, 86, 87, 88, 91, 93, 102, 106, 109, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 118, 122, 143, 167, 168, 191, 258, 295, 298, 306, 312, 321

Leymann H. 173, 297

Mehl D. 248, 298

Lincoln Y. S. 128, 294

Merleau-Ponty M. 217, 218, 219, 220, 222, 223, 229, 298, 309, 315

Lénine W. 304

Léobon A. 203, 297 Lépront L. 279, 297

Lévi-Strauss C. 14, 112, 116, 297

Meattini S. 102, 293

Limousin C. 12, 38, 290, 297, 303

Menninger 178

Lindahl M. 14, 301

Linhart D. 173, 263, 297

Linstead S.A. 11, 26, 37, 287 Lippi S. 25, 297

Louloum T. 159, 297

M Macintosh N.B. 222, 297 Macve R. 222, 297 Maklès S. 59, 68

Maklès S./ Bataille S. 59, 68 Maklès S./Bataille S. 59, 68 Malabou C. 210

Malaurie J. 142, 297

Malraux A. 56, 94, 209, 282, 304

Millet C. 26, 208, 209, 211, 212, 213, 214, 274, 298, 309, 314, 320 Mintzberg H. 208, 298

Mong-Hy C. 122, 130, 133, 155, 159, 160, 164, 274, 298, 299, 308, 313, 320 Monnerot J. 15, 66

Montagner E. 27, 217, 272, 309, 315, 320 Morgan G. 127, 128, 129, 288, 289 Morin E. 118, 299, 317, 319 Morton T. 234, 299 Mostow J. 161, 299 Myrdal G. 14

Manet E. 17, 55, 209, 283, 309, 314

N

Marchildon, R. 135, 297

Nicolas C. 166, 299

Marchildon R. 135, 297

Nancy J.-L. 14

328  n  UN REGARD CRITIQUE SUR LA GESTION AVEC L’ŒIL DE GEORGES BATAILLE Nietzsche F. 15, 16, 27, 61, 62, 63, 64, 67, 77, 84, 85, 95, 162, 183, 199, 277, 282, 300, 303, 321 Nodoushani O. 21, 299

Q Quattrone P. 221, 229, 300

Queneau R. 58, 60, 66, 301

Noël-Lemaitre 308, 320

R

O

Rabaté D. 107, 300

Ornati S. 22, 299

Ortar N. 159, 297

P Pacioli L. 219, 221, 229, 289, 302 Painter-Morland M. 21, 22, 299 Palpacuer F. 102, 299

Paltrinieri L. 243, 299 Panofsky E. 299

Parker M. 14, 241, 299 Patroix I. 245, 299 Patron S. 17, 300 Paulhan J. 66 Pavel T. 293

Peignot C. 94, 95, 291, 300 Pérez R. 171, 300 Perrault C. 213

Perret V. 106, 128, 285, 295 Perroux F. 42, 53, 142

Rabhi P. 150, 300

Rébérioux A. 171, 285 Reboul O. 224, 300

Rediker M. 162, 163, 300 Red Team 165, 300

Rehn A. 14, 21, 22, 230, 239, 275, 287, 301, 309, 315, 321 Rella F. 224, 301

Renault E. 190, 301, 321 Renoir J. 60

Rey J.-M. 56, 301

Richman M. 23, 106, 107, 112, 275, 294, 301, 306, 312, 321 Ricœur P. 133, 301

Roche A. 95, 300, 301

Roger B. 15, 50, 66, 107, 263, 301 Rondeau K. 258, 301 Ronsac C. 93, 301 Rosenberg A. 62

Pesqueux Y. 13, 290, 297

Roudinesco E. 25, 58, 301, 305, 311, 321

Pètrement S. 94, 300

S

Pirotte D. 300

Sade D.A.F. 15, 18, 19, 25, 50, 51, 53, 57, 61, 67, 92, 169, 284

Peters H.F. 63, 300 Piketty T. 145, 300 Pitre E. 129, 293

Polanyi K. 142, 300

Sabot P. 186, 301

Saint-Sernin B. 255, 301

Porcher F. 23, 181, 185, 277, 300, 308, 314, 321

Salsano A. 57, 301

Poussin N. 57

Sasso R. 19, 20, 26, 32, 95, 302

Porter M. 99, 266, 296 Puyou F. R. 221, 300

Sangster A. 219, 221, 301, 302 Sartre J.P. 30, 31, 66, 107, 302 Scherer A. G. 115, 302

Index des noms propres  n 329 Schmidt C. 243, 302 Schmidt L. K. 135 Schopenhauer A. 275, 302 Schumpeter J.A. 143, 302 Scott J. C. 115, 158, 162, 302 Selby E.A. 303 Shearer T. 297 Singly (de) F. 202, 302 Smircich L. 14 Solé A. 22, 140, 146, 147, 148, 152, 274, 302, 307, 313, 322 Sollers P. 209, 276, 302 Sorensen A. 22, 302 Soulerot M. 171, 303 Souvarine B. 15, 65, 86, 94, 303 Stoekl A. 159, 281, 282, 303 Styhre A. 22, 303 Surya M. 12, 17, 24, 30, 37, 59, 93, 179, 190, 303 Suzman J. 160, 303

T Tarditi C. 303 Taskin L. 102, 295, 299 Thévenin P. 50, 303 Thiétart R.-A. 128, 303 Thomas C. 128, 143, 285 Thompson G. 222, 303 Thornton D.B. 297 Tibloux E. 133, 303 Titien 56 Todorov T. 112, 303 Truong N. 285

V Valéry P. 62 Van Gogh V. 272, 277, 281 Vernadsky V. 122, 123 Veyrié N. 203, 204, 303 Vinci (de) L. 60, 219

W Wachowski L. 160, 303 Wahl J. 15, 66 Walter C. 23, 66, 243, 277, 310, 315, 322 Warin F. 107, 160, 303 Warren S. 28, 287 Waters S. 166, 177, 178, 304 Weber M. 140, 262, 278, 304 Webster T. 12 Weick K. 14 Weigel B. 238, 292 Weil S. 15, 22, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 274, 287, 288, 289, 291, 292, 293, 300, 301, 304, 306, 312, 318 Welker M. 297 Wengrow D. 112, 115, 116, 163, 294 Wigan D. 293 Will-Levaillant F. 49, 304 Willmott H. 285, 302 Wilson T.L. 14, 295, 301 Witte T.K. 303

Z Zhao T. 28, 304