Petit Atlas historique du XIXe siècle - 2e éd. [2 ed.] 9782200615772, 2200615779

Constitué de 45 fiches ponctuées de grandes chronologies thématiques et illustrées de cartes inédites, de statistiques e

139 68

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Petit Atlas historique du XIXe siècle - 2e éd. [2 ed.]
 9782200615772, 2200615779

Table of contents :
Sommaire
Introduction
Première partie – L’Eurocentrisme
Fiche 1 – 1815, le Congrès de Vienne
Fiche 2 – Aux sources de l’européocentrisme
Fiche 3 – La première vague d’industrialisation
Fiche 4 – La « révolution ferroviaire »
Fiche 5 – Le triomphe tardif de la navigation à vapeur
Fiche 6 – L’essor du monde urbain
Fiche 7 – Quand l’Europe découvrait le monde
Fiche 8 – L’apogée de l’Empire britannique
Fiche 9 – Colonisateurs, malgré nous, l’Empire français
Fiche 10 – Des colonialismes frustrés
Fiche 11 – Les colonies, versions « sous-titrées » de l’Europe ?
Les temps des continents soumis à l’Europe
Deuxième partie – Les ébranlements
Fiche 12 – La première décolonisation : la libération de l’Amérique latine
Fiche 13 – La vague des révolutions de 1830
Fiche 14 – La vague des révolutions de 1848 ou le « printemps des peuples »
Fiche 15 – Du puzzle italien au Royaume d’Italie
Fiche 16 – Des Allemagnes au IIe Reich
Fiche 17 – Les résistances à l’homme blanc
Fiche 18 – La lutte des classes et les grèves
Fiche 19 – Les syndicalismes
Fiche 20 – Comment l’Empire ottoman devient le « vieil homme malade » de l’Europe
Troisième partie – Décomposition, recomposition
Fiche 21 – « L’Empire du Milieu » dépecé
Fiche 22 – Comment l’Inde devient britannique ?
Fiche 23 – Comment l’Afrique fut partagée ?
Fiche 24 – Comment naît le « péril jaune »?
Fiche 25 – Comment se forment les États-Unis ?
Fiche 26 – La victoire Yankee
Fiche 27 – Un empire russe plus qu’un État moderne
Fiche 28 – La Russie, un colosse aux pieds d’argile
Fiche 29 – « L’apocalypse joyeuse » dans l’Empire austro-hongrois
Fiche 30 – Le Second Empire et la modernisation de la France
Fiche 31 – La deuxième vague d’industrialisation
Fiche 32 – De la splendeur victorienne au déclin britannique
Fiche 33 – Du « danger » allemand
Fiche 34 – Une France malthusienne
Fiche 35 – États-Nations, nations et nationalités
Fiche 36 – L’affirmation des États-Unis
Fiche 37 – Vers des constructions diplomatiques déstabilisatrices
Fiche 38 – Du choc des impérialismes
Fiche 39 – La « poudrière » balkanique
Fiche 40 – L’Église face à la modernité
Fiche 41 – Art français, art international
Fiche 42 – De la faiblesse des contre-pouvoirs
Fiche 43 – Les grandes puissances à la veille de la Grande Guerre
Fiche 44 – La crise de juillet 1914
Fiche 45 – Vers le XXe siècle
Index

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Petit Atlas historique du XIXe siècle - 2e éd.

MARC NOUSCHI

MARC NOUSCHI

Petit Atlas historique du xixe siècle Deuxième édition

Collection « Petit atlas historique » sous la direction de Marc Nouschi

Dans la même collection Jean-Marc ALBERT, Petit Atlas historique du Moyen Âge Pierre CABANES, Petit Atlas historique de l’Antiquité grecque Jérôme HÉLIE, Petit Atlas historique des Temps modernes Marc NOUSCHI, Petit Atlas historique du xxe siècle

Document de couverture : Gustave Caillebotte, Rue de Paris ; temps de pluie, 1877, Chicago, Art Institute © akg-images / Erich Lessing

© Armand Colin, Malakoff, 2016 pour la présente édition © Armand Colin, Paris, 2008

Armand Colin est une marque de Dunod Éditeur 11 rue Paul Bert 92247 Malakoff cedex ISBN 978-2-200-61577-2 Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. • Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle). Armand Colin Éditeur • 21, rue du Montparnasse • 75006 Paris

Sommaire Introduction

FICHE 

5

L’héritage de la Révolution et de l’Empire Première partie – L’Eurocentrisme Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11

1815, le Congrès de Vienne Aux sources de l’européocentrisme La première vague d’industrialisation La « révolution ferroviaire » Le triomphe tardif de la navigation à vapeur L’essor du monde urbain Quand l’Europe découvrait le monde Chronologie du progrès technique L’apogée de l’Empire britannique Colonisateurs, malgré nous, l’Empire français Des colonialismes frustrés Les colonies, versions « sous-titrées » de l’Europe ? Les temps des continents soumis à l’Europe

10 14 18 22 26 30 34 38 40 44 48 52 56

Deuxième partie – Les ébranlements Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche

12 13 14 15 16 17 18 19

La première décolonisation : la libération de l’Amérique latine 64 La vague des révolutions de 1830 68 La vague des révolutions de 1848 ou le « printemps des peuples » 72 Du puzzle italien au Royaume d’Italie 76 Des Allemagnes au IIe Reich 80 Les résistances à l’homme blanc 84 La lutte des classes et les grèves 88 Les syndicalismes 92 Luttes et progrès sociaux au xixe siècle 96

Troisième partie – Décomposition, recomposition Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche

20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30

Comment l’Empire ottoman devient le « vieil homme malade » de l’Europe « L’Empire du Milieu » dépecé Comment l’Inde devient britannique ? Comment l’Afrique fut partagée ? Comment naît le « péril jaune »? Comment se forment les États-Unis ? La victoire Yankee Un empire russe plus qu’un État moderne La Russie, un colosse aux pieds d’argile « L’apocalypse joyeuse » dans l’Empire austro-hongrois Le Second Empire et la modernisation de la France Les voies possibles du nationalisme

104 108 112 116 120 124 128 132 136 140 144 148 Sommaire 

3

Quatrième partie – La nouvelle donne Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche Fiche

31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44

Index

4

Sommaire

La deuxième vague d’industrialisation De la splendeur victorienne au déclin britannique Du « danger » allemand Une France malthusienne États-Nations, nations et nationalités L’affirmation des États-Unis Vers des constructions diplomatiques déstabilisatrices Du choc des impérialismes La « poudrière » balkanique L’Église face à la modernité Art français, art international De la faiblesse des contre-pouvoirs Les grandes puissances à la veille de la Grande Guerre La crise de juillet 1914 Vers le xxe siècle

154 160 164 168 172 176 180 184 188 192 196 200 204 208 212 216

Introduction Ce Petit Atlas historique du xixe siècle s’inscrit dans la collection des Petits Atlas historiques éditée depuis plus de dix ans par Armand Colin. L’ambition de cette série d’ouvrages est claire : utiliser la représentation cartographique pour mieux comprendre les évolutions, leur sens et les hypothèses au cœur des problématiques des historiens. Voir pour appréhender un processus entre le temps et l’instant, telle est la fonction des cartes conçues par l’auteur. Toute carte est un regard subjectif porté sur les événements qui font le sel de l’histoire. La carte, son mode de projection, est déjà une représentation, conditionnant le regard donc le jugement du lecteur. Dans ce Petit Atlas historique du xixe siècle, nous avons cherché, autant que faire se peut, à multiplier les types de projection ; certaines sont « classiques », suivant en cela les principes de Mercator, d’autres sont centrées sur la zone à étudier et cela, pour éviter l’européocentrisme. Nous avons choisi le Congrès de Vienne pour faire commencer le xixe siècle, nous aurions pu envisager d’autres événements, par exemple la révolution américaine ou alors la « Grande » Révolution, celle française de 1789. Nous arrêtons le « long » xixe siècle en 1914 même si, dès 1890, de nombreux signes avant-coureurs anticipent sur le xxe siècle. Quatre parties de taille à peu près égale rythment cet ouvrage couvrant la période de 1815 à 1914. « L’européocentrisme » (Fiches 1 à 11), car jamais dans son histoire l’Europe ne fut aussi dominante que durant le xixe siècle ; « Les ébranlements » (Fiches 12 à 19), parce que les forces exprimées à la fin du xviiie siècle, contenues tant bien que mal par le Congrès de Vienne, sourdent à nouveau en 1830 et en 1848 ; « Décomposition, recomposition » (Fiches 20 à 30), car l’histoire n’est jamais figée, des rapports de force, plus généralement, de faiblesse, conditionnant la hiérarchie entre les États ; « La nouvelle donne » (Fiches 31 à 44) car durant l’âge de l’impérialisme, les tensions, les rivalités ne cessent de croître pour aboutir à la guerre de 1914/1918.

Comme dans le Petit Atlas historique du chacune des fiches s’articule autour de quatre pages : la première est un commentaire structuré en deux parties, précédé d’une courte introduction. Il est moins informatif que problématique et ce, à partir de la carte se trouvant en face. Deux pages conçues comme une boîte à outils suivent : des tableaux synoptiques, des chronologies, des portraits, des lexiques, des points d’épistémologie, des analyses toujours synthétiques… sont là pour ouvrir des pistes de réflexion. Nulle bibliographie, le lecteur a à sa disposition les références des différents ouvrages utilisés pour concevoir ce parcours à travers un siècle souvent méconnu mais combien passionnant. Des chronologies thématiques scandent la fin des première, deuxième et quatrième parties. Pour la troisième partie, nous avons choisi de présenter de façon succincte les deux cheminements possibles du nationalisme car la grande question du xixe siècle est celle des nations, des nationalités et du nationalisme. Né de l’affirmation nationale(iste), le xixe siècle est aussi mort de la violence des affrontements nationalistes et de la question des nationalités non résolues, en particulier dans les Balkans et d’une manière plus générale, dans les Empires multiethniques. La faiblesse des contre-pouvoirs, l’émergence très récente d’un droit international symbolisé par les conventions de Genève et celles de La Haye, l’inorganisation de la « république des lettres » ne résistent pas à la force des États européens qui se livrent, en 1914, une guerre suicide, version moderne de la guerre du Péloponnèse opposant en son temps les Athéniens et les Lacédémoniens, ou alors nouvelle guerre de « Trente ans » puisque la guerre commencée en 1914 ne s’achève qu’en 1945. En permanence, tout au long de cet ouvrage, sans tomber dans le travers téléologique, risque majeur pour l’historien, nous avons cherché à poser des problématiques ouvrant sur la période la plus contemporaine.

xxe siècle,

Introduction

5

L’héritage de la Révolution et de l’Empire La nation – La devise de 1791, « la Nation, la Loi, le Roi » indique ce qui est source de tout, la nation, ce qui en découle, l’ordre juridique, en particulier, la constitution écrite, et l’instance d’exécution, le roi. L’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est très explicite : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation, nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » – La charge affective de l’idée de nation s’exprime dans des symboles, le drapeau tricolore, la fête nationale et un hymne (La Marseillaise composée en 1792). – L’idée de « patrie » et le concept de « patriote », porteur de libération universelle contre tous les despotismes. – L’émergence d’un messianisme universel, libertaire, laïc, rationaliste, porté non seulement par la raison – les écrits –, mais aussi par les armes ; la notion de guerre « juste » s’impose pour libérer les peuples injustement opprimés par leurs monarques qualifiés de « tyrans ». – Le concept de « nationalisme » apparu en 1789 s’étend à toute l’Europe au fur et à mesure des conquêtes révolutionnaires : des pays qui n’étaient jusqu’alors que des expressions géographiques se pensent alors en nation par refus de l’occupation française. – Le concept de « nationalité », né au début du xix e siècle, désigne la conscience d’une communauté se constituant en unité, ensuite la volonté de former un État.

La liberté – La déclaration des droits de l’homme et du citoyen (26 août 1789) résume les libertés fondamentales et devient la charte de toute société libérale. La société est constituée d’individus pourvus de droits naturels (art. 2).

6

L’héritage de la Révolution et de l’Empire

« Le but de toute association politique est la préservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. » Cette machine de guerre contre l’absolutisme proclame clairement les libertés intangibles, les droits universels de la personne humaine quel que soit son âge, son sexe, sa fortune : égalité civile devant la loi (art. 6), liberté d’expression – art. 11 « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » –, la liberté de conscience, droit intangible à la propriété (art. 17). Les articles 7 à 9 consacrés à la sûreté et à la sécurité rappellent les dispositions de l’Habeas Corpus. – Le citoyen est le seul détenteur de la souveraineté de la nation : il dispose, via ses élus, du droit exclusif de rédiger la loi. – La séparation des pouvoirs est une garantie de la liberté politique. (Art. 16. « Toute société, dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni les séparations des pouvoirs déterminés, n’a point de constitution. ») – L’abolition de tous les droits seigneuriaux sur la terre, la suppression des douanes intérieures, la dislocation des compagnies à charte disposant du monopole de commercer avec une zone géographique, l’abolition des corporations entendent faire triompher la liberté dans la sphère économique. – L’abolition du servage et de l’esclavage.

L’égalité – Il ne s’agit pas d’égalité économique, sociale, mais d’une égalité statutaire de type juridique : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » (Art. 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen).

– L’abolition des privilèges dans la nuit du 4 août 1789 traduit l’élan de ferveur patriotique et égalitaire. – Le principe de l’égalité de tous devant l’impôt. – Les libéraux les plus conscients entendent lutter contre l’inégalité par la généralisation de l’instruction, cause de l’infériorité populaire. – L’unification administrative, le Code civil napoléonien, étendu aux territoires conquis par l’Empire, exprime l’égalité face à la loi.

La fraternité – L’utopie fraternelle se manifeste à l’occasion de quelques journées, ainsi celle du 4 août 1789, où l’on proclame le paysan égal du seigneur, le bourgeois égal du gentilhomme. – Sur le théâtre des opérations extérieures, après la bataille de Valmy, le 20 septembre 1792, qui met un terme à la menace d’une invasion de la France des sans-culottes, naît un grand élan fraternel devant aboutir à la libération de l’Europe opprimée par les « tyrans ».

Une forme de modernité – La centralisation nationale, par opposition au cosmopolitisme en vigueur auprès des élites au Siècle des Lumières et au localisme assimilé à la réaction et au passé.

– La création de juridictions gratuites, les juges étant rémunérés par le pouvoir central. – Le budget proposé par le gouvernement et consenti par un vote du parlement. – Le système décimal et métrique se substitue aux diverses unités de mesure. – L’émergence d’une armée nationale, résultat de la levée en masse en cas de danger, par opposition aux armées d’ancien régime formées de mercenaires : ce principe d’origine française concerne aussi les États qui entendent résister à Napoléon ; en Prusse, le maréchal Gneisenau réorganise en 1808 les forces armées de Frédéric-Guillaume III selon ce principe. – La diffusion des « feuilles », ancêtre de la presse contemporaine, favorise la formation d’une opinion publique. – La naissance des « clubs » politiques, selon des affinités idéologiques affirmées par un leader d’opinion, bon orateur en général, annonce l’ère des partis politiques de masse. – Le rôle clef des idées exprime l’idéologisation de l’Europe occidentale. Dans le prolongement du xviiie siècle qui avait vu l’idéologie rationaliste et moderniste concerner la fraction « éclairée » de la noblesse et une certaine partie de la bourgeoisie, le règne des idées s’étend progressivement à la bourgeoisie dite « libérale » et même dans certains cas, « républicaine, démocratique et sociale ».

L’héritage de la Révolution et de l’Empire

7

FICHE 

PREMIÈRE PARTIE

L’Eurocentrisme

 siècle

212

9

FICHE 1

1815, le Congrès de Vienne

L

e Congrès de Vienne est un événement au sens plein du terme. Il établit un nouvel « équilibre européen » qui perdure jusqu’à la vague révolutionnaire de 1848 (→ fiche 14).

Le début du

xixe

siècle

Le Congrès, réuni dans la capitale autrichienne, sépare un avant d’un après. L’avant est dominé par les conséquences de la « Grande révolution » de 1789, marqué par l’irruption du fait national qui remet en cause tous les principes antérieurs dont celui du droit des princes à disposer de territoires et à dessiner des frontières. L’après est incarné par le prince de Metternich. L’événement ne peut par définition être déduit d’une quelconque loi déterministe ; ce qui s’est produit aurait très bien pu ne pas être. Le Congrès de Vienne est une réponse diplomatique au retour de Napoléon Ier sur le continent et aux batailles successives livrées à l’Ouest, closes par la défaite des armées impériales du côté de Waterloo, le 18 juin 1815. Enfin, tout événement doit transformer le sens de l’évolution qu’il scande. Le Congrès de Vienne marque un temps d’arrêt dans la dynamique révolutionnaire née à l’Ouest, en France et de l’autre côté des rivages atlantiques aux États-Unis. Il exprime une poussée réactionnaire au sens propre du terme. Comment ne pas opposer au rationalisme triomphant exalté par les révolutionnaires français le mysticisme incarné par la Sainte Alliance conclue entre trois souverains en septembre 1815 ? Mais le Congrès de Vienne n’est pas qu’une machine à remonter le temps, il entend fonder durablement un ordre diplomatique, politique et même idéologique. L’ennemi à surveiller et à pourchasser est le nationaliste, le patriote partisan du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Or, la question nationale

10

1815, le Congrès de Vienne

est bien le fil conducteur du xixe siècle (voir p. 148-150). C’est elle qui, en grande partie, explique les poussées révolutionnaires (→ fiches 13 à 17), les guerres, les systèmes diplomatiques (→ fiche 35, 37, 44) et, in fine, la première guerre suicide de l’Europe, la Grande Guerre de 1914-1918.

Une nouvelle carte Le remodelage territorial imposé par « l’ogre » napoléonien est annulé, la France, réintégrant peu ou prou ses frontières d’avant 1789, est entourée d’États tampons, les Provinces unies, la Confédération helvétique neutre, capables de contenir les menaces futures. Déjà des dominos ! Un enfermement dirigé contre la France, épicentre d’une forme de modernité redoutée par les dynastes de l’époque, une façon de se protéger de la « peste » révolutionnaire subversive. Les directions géographiques d’expansion, révélée par la carte et récapitulée dans le tableau (p. 12) témoignent des préoccupations des grandes chancelleries : par ses territoires conquis, la Russie penche nettement à l’Ouest, tandis que l’Autriche se méridionalise, la Suède s’empare de la Norvège et la Prusse jette une tête de pont sur les bords de la Rhénanie. Sans tomber dans un quelconque déterminisme géographique, les nouveaux territoires et leurs populations ne peuvent pas ne pas avoir de conséquences sur la puissance qui les annexe. Deux questions ne sont pas résolues par les diplomates, celle du nationalisme allemand mis en lumière lors de la résistance à Napoléon et celle du patriotisme italien. Un peuple est particulièrement mal traité lors de ce Congrès, le peuple polonais dont les aspirations à l’indépendance, ne sont récompensées que plus de cent ans plus tard.

500 km

Gibraltar (Royaume-Uni)

Royaume du Portugal 3 M hab. Marie 1re (Bragance)

Colonies

N.B. : les grisés sont utilisés en alternance pour préciser la configuration des pays

0

Marie-Louise (Habsbourg)

de Parme 1 Duché et Guastalla

Royaume d'Espagne 11,5 M hab. Ferdinand VII (Bourbon)

Paris

Confédération helvétique 1,9 M hab.

(Bourbon-Parme)

2 3

Duché de Modène (Este-Habsbourg) Malte (Royaume-Uni)

Rome

États de l'Église Pie VII

Grand-Duché de Toscane Ferdinand III (HabsbourgLorraine)

1

Bavière 3,5 M hab. maximilienJoseph 1er (WittelbachDeux-Ponts)

Berlin

Royaume des Deux-Siciles Ferdinant 1er infant d'Espagne (Bourbon)

Moldavie

Empire ottoman 14 M hab. dont 5 M hab. en Europe Mahmoud II

Valachie

Sainte Alliance

Direction d'expansion principale après 1815

Les cinq acteurs clefs du congrès

Empire de Russie 45,4 M hab. Alexandre 1er (Romanov)

St-Petresbourg

Îles ioniennes (Royaume-Uni)

Monténégro

Serbie

Empire d'Autriche 12,5 M hab. Vienne François II (Habsbourg)

Confédération germanique 32,6 M hab.

Royaume de Prusse 10,5 M hab. Guillaume III (Hohenzollen)

L’Europe après le Congrès de Vienne

3

Royaume de PiémontSardaigne VictorEmmanuel 1er (Savoie)

Royaume de France 30 M hab. Louis XVIII (Bourbon)

Londres

Royaume des Pays-Bas 5,5 M hab. Guillaume 1er (Nassau) Royaume de Prusse

de Lucques 2 Duché Charles-Louis

Royaume-Uni 20 M hab. George III (Hanovre)

Royaume de Danemark 2 M hab. Frédéric VI (Oldenburg)

Royaume de Suède 3,6 M hab. Charles XIII (Holstein-Gottrop)

FICHE  1

1815, le Congrès de Vienne

11

Le prince de Metternich (1773-1859)

FICHE  1

Né en Rhénanie dans une famille qui a servi l’Empire d’Autriche depuis la guerre de Trente Ans (1618-1648), il devient diplomate. Ambassadeur à Paris en 1806, il est d’emblée hostile aux principes nés de la Révolution française – die « grosse Revolution ». Partisan de la « realpolitik », à savoir une politique au service de son pays, devenu ministre des Affaires étrangères, il entend donner du temps au temps en scellant le mariage de Marie-Louise d’Autriche et de Napoléon. Craignant que l’Europe ne soit dominée par la Russie, renforcée par les défaites françaises lors de la campagne de Russie (1812), il ne parvient toutefois pas à s’entendre avec Napoléon I er

(entretien de Dresde en 1813). Il atteint l’apogée de sa carrière lors du Congrès de Vienne où triomphent ses idées et ses principes. Hostile à l’esprit romantique et à l’idéologie du début du xixe siècle dominée par le fait national, Metternich incarne alors la figure du décideur froid, calculateur, partisan de « l’équilibre européen ». Il réussit peu après 1815 à transformer un « rien sonore », la Sainte Alliance, en un système diplomatique suite à une série de congrès (Aix-la-Chapelle, Karlsbad, Troppau, Laibach, Vérone). Ce système, ébranlé par les révolutions de 1830, s’écroule en 1848. Sa fuite de Vienne lors du « printemps des peuples » témoigne alors de la fin de son règne.

Le remodelage de la carte de l’Europe Mobiles Récompenser les vainqueurs

Résultats * Russie Vers le Nord-Ouest Vers le Sud-Ouest Vers l’Ouest * Prusse Vers le Nord Vers le Sud Vers l’Ouest * Autriche Vers le Sud Vers l’Ouest Vers le Nord-Est * Angleterre Par delà les mers Sur le continent * Suède Vers l’Ouest

Isoler la France

* Création des Provinces Unies * Reconstitution de la confédération helvétique neutre Empêcher l’émergence du fait * Une confédération germanique national de 39 États disparates * Un puzzle italien contrôlé au nord par l’Autriche * La disparition de la Pologne

12

1815, le Congrès de Vienne

Pays ou zone concernée * Annexion de la Finlande * Annexion de la Bessarabie * Occupation de la Pologne * Annexion de la Poméranie suédoise le long de la Baltique * Annexion du nord du royaume de Saxe * Annexion de la Rhénanie Westphalie * Annexion de la Posnanie polonaise

* Les provinces illyriennes * La Lombardie, Vénétie * Le Tyrol et Salzburg * La Galicie * Des îles, Malte, Ceylan, Maurice * La province du Cap en Afrique australe * Le Hanovre

* Annexion de la Norvège comme compensation aux territoires cédés aux Prussiens et Russes

Deux réunions diplomatiques, deux débuts de siècles

FICHE  1

1815, 1919, Vienne, Versailles, les deux réunions diplomatiques semblent se faire écho pour marquer, pour la première le début du xixe siècle, pour la seconde le commencement du xxe siècle. Lieu Contexte

Vienne, 1815

Versailles, 1919

Appellation

Les « cents » jours et le retour de Napoléon enfui de l’île d’Elbe Congrès

L’agitation sociale en Europe et la « grande lueur » bolchevique à l’Est Conférence

Durée

9 mois, de septembre 1815 à juin 1815

6 mois, de janvier à juin 1919

Acteurs clefs

Metternich, Castlereagh, Humboldt, Nesselrode, Talleyrand, soit les vainqueurs (Autriche, Angleterre, Prusse, Russie) et le vaincu

Type de diplomatie

Une diplomatie cachée – De multiples comités dominés par les cinq diplomates précédemment cités

Wilson, Clemenceau, Llod George, Orlando, soit les vainqueurs (États-Unis, France, Royaume-Uni, Italie) sans les vaincus (Allemagne) ni les ex-alliés russes devenus bolcheviques Une diplomatie spectacle, ouverte – Le conseil des Quatre – Des dizaines de commissions spécialisées Une tentative pour appréhender la totalité des problèmes nés de la guerre mondiale

Principes directeurs

Une focalisation sur les questions territoriales et de frontières – « L’équilibre européen » – Hostilité aux principes révolutionnaires de liberté

Durée de vie

– Hostilité au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes – 15 ans, jusqu’aux révolutions de 1830 ? – 33 ans, jusqu’aux révolutions de 1848 ? – 55 ans, jusqu’aux formations des unités italienne et allemande ?

Après le Congrès

La Sainte Alliance, pacte mystique signé par le tsar Alexandre Ier, l’empereur d’Autriche, François Ier, le roi de Prusse, FrédéricGuillaume III, « au nom de la très sainte et indivisible Trinité », pour la défense des « préceptes de la justice, de la charité chrétienne et de la paix ». 28 septembre 1815

Les oubliés du Congrès Les frustrés du Congrès

Les Polonais dont le territoire est réduit à une petite principauté autour de Cracovie – Les nationalistes allemands ne se reconnaissent pas dans le puzzle germanique – Les nationalistes italiens mécontents de voir leur pays contrôlé au Nord par l’Autriche

Le sort des responsables

Napoléon, prisonnier des Anglais, est emprisonné sur l’île de Sainte Hélène, il meurt en 1821

– Une Allemagne coupable – Se protéger de l’inconnue bolchevique – Un système dynamique de création continue autour de la SDN, la Société des Nations – Triomphe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes – 2 ans, jusqu’au refus américain de ratification des traités de paix ? - 14 ans jusqu’à l’arrivée de Hitler au pouvoir ? – 20 ans, jusqu’à l’éclatement de la Seconde guerre mondiale ? La Société des Nations – The League et ses multiples organismes œuvrent pour limiter les risques de guerre et favoriser les procédures de dialogue favorables à la « société collective ». C’est à la fois une association intergouvernementale, un mode nouveau d’organisation des relations internationales et une source juridique et jurisprudentielle. 10 janvier 1920 Les Bolcheviques exclus de la négociation – Les Allemands considèrent le traité de Versailles comme un « Diktat » imposé par la force et ce, d’autant que par l’article 231 ils doivent payer des réparations aux Alliés vainqueurs – Les Italiens réunis autour du thème de la « victoire mutilée » -Les militaires turcs hostiles au traité des vainqueurs Guillaume II considéré comme criminel de guerre doit être jugé. Réfugié aux PaysBas, il meurt en 1941

1815, le Congrès de Vienne

13

FICHE 2

Aux sources de l’européocentrisme

S

ans tomber dans un quelconque travers schématique, donc caricatural, l’Europe est le premier continent à connaître un nouveau rapport des hommes à la mort et à la vie. De là découle le triomphe de l’européocentrisme aux conséquences et aux effets planétaires.

Un monde plein Pour la seule fois dans son histoire, au xixe siècle, la population européenne est plus nombreuse de façon relative par rapport au reste du monde. Ses 423 millions d’habitants en 1914 (180 millions en 1815) représentent 27 % de la population mondiale (23 % en 1860). L’Européen y vit plus longtemps qu’ailleurs (en moyenne jusqu’à 47 ans). À cette population s’ajoutent plus de 50 millions de migrants qui s’installent dans les « nouvelles Europes ». Plus de la moitié des émigrants vont vers cette « version sous-titrée » de l’Europe, selon la formule de Jean Baudrillard, à savoir les États-Unis. L’Amérique latine reçoit 10 millions d’Européens. Le reste se partage à peu près à égalité entre les terres australes d’Océanie et d’Afrique. Aux migrations transocéaniques s’ajoutent 10 millions de Russes conquérants du « Far East » sibérien et de l’Asie centrale (→ fiches 27, 28). L’émigrant européen, figure nouvelle dans l’histoire mondiale, quitte l’Europe autant pour des raisons répulsives – crises économiques et exportation du chômage, fuite devant la misère des régions rurales, persécutions religieuses ou politiques… – que pour vivre un rêve symbolisé par la statue de la Liberté, édifiée en 1886 face à New York et bénéficier de meilleures conditions de vie. Jusqu’au milieu du siècle, les flux sont limités par l’insuffisance des moyens de transport, puis avec l’essor de la navigation à vapeur, ils gonflent pour culminer dans la décennie précédant la Grande Guerre (→ fiche 5). D’abord,

14

Aux sources de l’européocentrisme

dominée par les Anglo-Saxons, par exemple les Irlandais fuyant leur île ravagée par la maladie de la pomme de terre entre 1846 et 1851, puis par les Allemands, l’émigration européenne se méridionalise et se slavise à partir de 1880 jusqu’en 1921. Car en matière migratoire, le « long » xixe siècle se clôt avec les quotas décidés par le gouvernement américain en 1921 et 1924.

L’essor de l’européocentrisme Dès lors, l’européocentrisme caractérisé par l’équation « Europe = unique modèle à imiter » ne suscite que peu ou pas de contestation. Le départ de ces « hommes tout faits » (A. Sauvy) d’Europe contribue à diffuser un modèle de civilisation caractérisé par des certitudes et des a priori. Ainsi, l’anglais accède au rang de langue impériale, tandis que Paris puis Greenwich déterminent le temps mondial avec le tracé du méridien d’origine. Ces migrants apportent avec eux les valeurs et les préjugés européens (→ fiches 8 à 11). Pour les pays d’accueil, la mise en valeur est accélérée par le flot continu de migrants, en général jeunes et ambitieux. Certes, au fur et à mesure des flux, se réalise une stratification symptomatique : au sommet de la hiérarchie symbolique nord-américaine, les WASP, White Anglo-Saxon Protestant, puis les Slaves, les Italiens et enfin les peuples de couleurs (→ fiches 25, 26). Les premiers quotas adoptés aux USA en 1898 visent les Jaunes accusés par les syndicats d’accepter des salaires très bas et donc de menacer l’équilibre socio-économique en vigueur outre-Atlantique. Le xixe siècle est bien une parenthèse dans l’histoire universelle puisque l’Europe, réceptacle traditionnel des invasions, exporte ses enfants vers les périphéries les plus lointaines de la planète.

A E F I Irl

Allemands Espagnoles Français Italiens Irlandais

E I NL P RU Sc Sl

P

Hollandais Portugais Anglais Scandinaves Slaves

P

RU Irl A Sc Sl I

NL RU

Les migrations internationales au

F I

xixe

siècle

RU

Les migrations jaunes

Les migrations indiennes

Les zones d'arrivée

Les zones de départ des esclaves noirs

L'émigration européenne et le peuplement des «pays neufs »

Les principales zones de départ après 1890

Les principales zones de départ avant 1890

RU

RU

FICHE  2

Aux sources de l’européocentrisme

15

Les évolutions démographiques

FICHE  2

Au concept de « révolution démographique », les tableau entend rendre compte de ce processus spécialistes ont substitué celui « d’évolutions » qui présente de nombreuses variations selon les plongeant ses racines dans un passé lointain. Ce pays et à plus forte raison selon les régions. Temps, espace, évolutions xviiie

xixe

siècle

siècle

• Après le « terrible » xviie siècle, marqué par la catastrophe de la Guerre de Trente ans (1618/1648) qui élimine 30 % et plus de la population européenne, le « beau » xviiie est une période de rattrapage marqué par le recul des trois parques surmortelles, guerres famines, épidémies. Ce processus est net en Angleterre, « une île entourée d’eau », selon la célèbre formule d’André Siegfried. Il ne s’agit pas d’une rupture brutale pour autant que les évaluations de cette période préstatistique permettent de le quantifier • Dès la fin des guerres révolutionnaires et impériales, catastrophiques pour le devenir de la France (plus d’un million de morts), le processus observable au xviiie s’accélère • Population de l’Angleterre et du Pays de Galles : 5 millions en 1700, 6,5 en 1750, 9 millions en 1801 (premier recensement), 14 millions en 1831 • Population de la France : 24,5 en 1750, 29 millions en 1800, 36 millions en 1850

Taux de mortalité

• Recul de ces taux

Taux de natalité

• Maintien d’une fécondité de type biologique ou naturel

Taux de mortalité infantile

• Recul très lent qui s’accélère après 1830, et surtout après 1850

Facteurs d’évolution

• Croissance de la production agricole, affranchissement de la dictature des céréales avec l’essor de la culture de la pomme de terre • Amélioration des moyens de transport qui permettent la circulation des productions vivrières • Application d’une hygiène élémentaire sous l’effet de l’instruction

Le primat social

• Les classes laborieuses connaissent une aggravation de leur misère physiologique (Tableau de l’état physique et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie. Villermé, 1840) • Les classes supérieures sont les premières à bénéficier de l’évolution processive • Cette inégalité face à la mort s’estompe après 1850 dans les économies les plus industrialisées • Le surpeuplement rural favorise l’essor de l’industrie dans le cadre pré et protoindusriel • « Ce sont les situations sectorielles et régionales du marché du travail, et le niveau d’éducation, d’adaptation et de qualification de la main d’œuvre qui déterminèrent les conditions de son utilisation industrielle, et non pas l’évolution démographique globale, en une époque de faible mobilité sectorielle et géographique. » (P. Verley, La Révolution industrielle, MA éditions, 1985) • L’extension continue des marchés de consommation est un puissant stimulant de la production, en particulier dans les industries cotonnières. Mais interviennent aussi les niveaux de vie, le mouvement et la répartition des revenus

Le rapport à la croissance… du côté de la production

Le rapport à la croissance… du côté de la consommation Appréciation sur le rôle du facteur démographique

16

Nature du processus

« Même dans le cas britannique, les changements démographiques ne semblent s’affirmer qu’après le début du xixe siècle, c’est-à-dire pendant la première phase de l’industrialisation, ou après son démarrage. Il serait donc plus logique de les considérer comme conséquence de cette dernière plutôt que comme cause. Les progrès du produit par tête contribuèrent au recul de la mortalité, bien que, pendant deux ou trois générations, ils eussent été acquis au détriment des conditions de vie d’une partie des travailleurs, et peut-être d’une hausse de leur morbidité et de leur mortalité. Mais après 1840/50, les caractéristiques démographiques des pays industrialisés se confirmèrent grâce à une progression plus générale des niveaux de vie, grâce à l’efficacité plus grande de la médecine, et aussi par suite des changements profonds des genres de vie (urbanisation, croissance des classes moyennes, évolution de la cellule familiale et des mentalités). À long terme, l’industrialisation a concouru à un profond recul de la mortalité et à un meilleur contrôle de la natalité. » (P. Verley, op. cit.)

Aux sources de l’européocentrisme

Émigration hors d’Europe (1851/1910, en milliers) 1851/60 Total Îles britanniques Suède, Norvège, Danemark Allemagne Autriche Italie Espagne, Portugal Russie

1861/70

1871/80

1881/90

1891/1900

1901/1910

FICHE  2 Total

2 170 1 310 53

2 810 1 570 228

3 240 1 850 227

7 790 3 260 596

6 770 2 150 351

11 270 3 150 488

34 050 14 290 1 940

671 31 5 48 –

779 40 27 86 –

626 46 168 144 58

1 340 248 992 757 288

527 440 1 580 1 060 481

274 1 110 3 610 1 410 911

4 220 1 920 6 380 3 500 –

% 100 42 5,7 12,4 5,6 18,7 10,3

J.-C. Asselain, Histoire économique. De la révolution industrielle à la première guerre mondiale, PFNP/Dalloz, 1985, p. 273.

Les États-Unis, premiers bénéficiaires de l’immigration Immigration brute en % du nombre total d’émigrants européens (1871/1910)

Immigration brute (en milliers)

États-Unis

67,5

1871/1910

19 600

1901/1910

8 670

Immigration brute (1871/1910) en % de...

la pop. en 1910

l’accroissement de pop. 1871/1910

21

37

Immigration nette en % de l’accroissement de pop.

1871/1910

1901/1911





Argentine

12,1

3 510

1 760

49

82

50

56

Brésil

8,6

2 540

671

11

20

8



Canada

6,1

1 760

947

25

52



37

Australie





652





23

60

J.-C. Asselain, op. cit., p. 276.

Un avantage réciproque « Que les contrées nouvelles et peu peuplées retirent des avantages considérables du courant d’émigration qui s’y porte, c’est ce que personne n’a songé à contester ; mais que la mère patrie, d’où l’émigration provient, en retire également un avantage, c’est ce qui de tout temps, a prêté à discussion. Ces forces humaines qui quittent le vieux monde pour aller dans ces contrées lointaines ne sont-elles pas perdues pour la terre où les avait placées la nature, et leur éloignement n’enlèverait-il pas à la société qu’elles abandonnent une

partie de sa vigueur ? Ou bien, au contraire, est-ce que ces existences humaines, qui ne trouvaient pas dans le vieux monde l’emploi de leurs aptitudes naturelles, qui surchargeaient inutilement le marché du travail, qui subsistaient parfois aux dépens de la société, où les avaient jetés les hasards de la naissance, ne délivrent pas par leur départ la métropole d’un poids accablant, ne facilitent les progrès futurs ? » P. Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, Guillaumin, 1874

Aux sources de l’européocentrisme

17

FICHE 3

La première vague d’industrialisation

C

ontemporaine du processus global qui concerne d’abord l’ouest de l’Europe, la notion de « révolution industrielle » apparaît en 1837 sous la plume d’Adolphe Blanqui. Elle exprime la discontinuité entre l’Ancien Régime soumis et une nouvelle civilisation dominée par les croissances. Aujourd’hui, il semblerait plus judicieux d’avoir recours à la notion de « vague d’industrialisation ».

La pré et protoindustrialisation, phase déterminante Le cadre géographique et socio-économique dans lequel se réalise l’industrialisation précoce de la Grande-Bretagne, de la France, de la Belgique… est le monde rural. Outre-Manche, les premières usines ne s’appellent-elles pas « mill » ou moulins car les premières machines, des « jouets mécaniques », sont mues par l’eau ou le vent ? Dans les zones rurales à forte densité humaine, les entrepreneurs apportent la matière première, le coton à filer et à tisser, avant de récupérer la marchandise ouvrée ; c’est le domestic system. Il en est de même pour la métallurgie éparpillée dans les zones boisées, riches en cours d’eau. Même les premiers inventeurs/entrepreneurs, comme par exemple Arkwright, sont issus du monde rural. Et le cadre douanier dans lequel s’effectue ce processus est le mercantilisme douanier et les actes de navigation de Cromwell. Dans ce monde « agraro-mercantiliste » (F. Crouzet), la dynamique du changement dépend de la synergie entre secteurs moteurs, entre espaces régionaux, nationaux, si ce n’est internationaux. Dès le milieu du xviiie siècle, l’Angleterre connaît une « demi révolution des moyens de transport » (→ fiche 4) marquée par l’amélioration des routes à péage, par la « folie » des canaux et par l’essor du cabotage. Les sociétés de savants diffusent les inventions, 18

La première vague d’industrialisation

les expériences novatrices à une société plus instruite que sur le continent (voir p. 46). La première vague d’industrialisation ne repose pas que sur des facteurs processifs – des outputs – libérés par le monde agricole, hommes, capital, produits, elle est aussi la réponse paradoxale à des « pénuries relatives » étudiées par P. Bairoch. La technologie, « économiseuse d’hommes », permet alors de déjouer les pièges malthusiens : le procédé de fonte au coke découvert par hasard en 1709 par A. Darby se généralise avec l’envolée des prix du bois à la fin du xviiie siècle. Le manque de main-d’œuvre expliquerait le recours aux techniques labour saving.

La fin des modèles Puisque la première vague d’industrialisation dépend autant de l’abondance de facteurs de production que des pénuries relatives, autant de la nécessité que du hasard, autant de la liberté que de l’intervention des pouvoirs publics, il n’est plus possible de considérer un cheminement unique qui, des « conditions préalables à la croissance », passerait par une phase dite de « décollage » (W. W. Rostow, Les Étapes de la croissance économique). Pour chaque pays et même pour chaque région, un processus spécifique, dominé par l’empirisme. Une telle approche permet de différencier les principes mis en œuvre dans les pays en avance de ceux propres aux pays en retard. L’heure est aujourd’hui à la multiplication des études micro économiques car, aux débuts du xixe siècle, l’économie dans ses formes était « si inefficace que de toutes petites améliorations peuvent produire des résultats tout à fait hors de mesures » (E. Hobsbawm). On comprend mieux les raisons de l’aveuglement des premiers économistes dits « classiques » face à la « révolution industrielle » : Adam Smith (1723-1790), Jean-Baptiste Say (1767-1832), David Ricardo (1772-1823) ne l’ont pas analysée car ils ne pouvaient la voir !

Les modalités de l’industrialisation dans les économies selon le moment où s’effectue la croissance Caractéristiques de la première vague d’industrialisation • Localisation

Pays initiateur

• Rythme de croissance • Rapport avec l’extérieur • Rôle de l’agriculture dans les débuts de l’industrialiasation • Secteur moteur • Intensité capitalistique

Pays en retard

• Angleterre, France, Belgique • Très modéré, aux alentours de 2 % l’an • Protectionnisme hérité du mercantilisme

• Russie, Japon • Rapide, supérieur à 5 % l’an et même plus • Protectionnisme « éducatif » inspiré des théories de F. List

• Déterminant

• Limité

• Industries de consommation, textile dominant • Faible du fait de la taille des entreprises

• Industries de biens de production en relation avec le chemin de fer • Forte • Fort : émergence d’un capitalisme financier, autour des banques d’affaires endogènes ou filiales de banques étrangères • Majeur : l’État banquier, l’État entrepreneur se substitue aux défaillances du marché • Oligopolistique • Forte, révélatrice de « l’âge impérialiste »

• Faible, exception faite des moments de « Railway mania »

• Rôle des banques, de la bourse

• Nul ou faible, l’État reste cantonné à ses attributs passifs définis par A. Smith • Concurrentielle •Faible, les facteurs endogènes primant

• Rôle de l’État • Structure entrepreneuriale • Dépendance vis-à-vis de l’étranger

Glasgow

FICHE  3

ÉCOSSE Newcastel

YORKSHIRE

Manchester

Sheffield

LANCASHIRE

MIDLANDS

Cardiff

GALLES RUHR

BASSE-SAXE

BE LG E

BO RI NA GE

NO RD

/P

AS -

DE

-C

AL

AI S

Essen

SARRE BOHÈME

SILÉSIE

LORRAINE LORRAINE Le Creusot St-Étienne

Bassin houiller

0

Région industrielle victorienne

Les pays noirs en Europe au

xixe

500 km

siècle La première vague d’industrialisation

19

FICHE  3

Quelques définitions ou une petite épistémologie de la notion de « révolution industrielle » « L’itinéraire d’un concept n’est jamais innocent », cette remarque de Pierre Hassner pour dire que de F. Engels (1820-1895), observateur de l’industrialisation, à nos jours, nombreuses sont les définitions de la « révolution industrielle ». Elles expriment la nature du regard porté sur le processus. « Tandis que la Révolution assurait en France le triomphe politique de la bourgeoisie, en Angleterre Watt, Arkwright, Cartwright et d’autres amorçaient une révolution industrielle qui déplaça totalement le centre de gravité de la puissance économique. [...] La vapeur et le machinisme nouveau transformèrent la manufacture en grande industrie moderne et révolutionnèrent ainsi tout le fondement de la société bourgeoise. La marche somnolente de la période manufacturière se transforma en une période d’ardeur irrésistible de la production. » F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880

A. Toynbee, professeur à Oxford, la définit, en 1884, « comme étant le remplacement par la concurrence capitaliste des réglementations médiévales qui avaient jusque-là gouverné la production et la répartition des richesses ». Dans La Révolution industrielle au xviiie siècle (1905), l’historien Paul Mantoux la décrit... « Au point de vue technique, la révolution industrielle consiste dans l’usage et l’invention de procédés permettant d’accélérer et d’accroître constamment la production. Au point de vue économique, la révolution industrielle est caractérisée par la concentration des capitaux et la constitution des grandes entreprises, dont le fonctionnement, au lieu d’être un fait exceptionnel,

tend à devenir la forme normale de l’industrie. Au point de vue social, la Révolution industrielle a fait naître des espèces sociales, dont le développement et l’antagonisme remplissent l’histoire de notre temps. » Avec Fernand Braudel (in Le Temps du monde, 1979), une approche plus globale s’impose. « L’industrialisation, comme la Révolution industrielle, met tout en cause, société, économie, structures politiques, opinion publique et tout le reste. L’histoire la plus impérialiste ne la saisira pas, surtout dans une définition qui voudrait être simple, complète et péremptoire. En d’autres termes, la Révolution industrielle qui va bouleverser l’Angleterre, puis le monde entier, n’est, à aucun moment de son parcours, un sujet bien délimité, un faisceau de problèmes donnés, dans un espace donné, en un temps donné. » Patrick Verley, dans La Révolution industrielle (1997), insiste sur les inflexions et la lenteur du processus aussi peu « révolutionnaire » que possible : « L’adoption de la mécanisation, de la machine à vapeur fut lente, même en Angleterre ; la Révolution industrielle, du moins dans une première phase, jusqu’au milieu du xixe siècle, se fit largement sans modifier les formes anciennes d’organisation du travail : l’originalité britannique apparaît comme beaucoup moins affirmée par rapport aux pays du continent ; les réponses aux sollicitations de l’environnement furent souples, variées, beaucoup plus « flexibles », si bien qu’aujourd’hui l’opposition entre un système productif ancien et bloqué et un système moderne, fondé sur la machine à vapeur, le charbon et l’usine semble trop schématique. »

Un concept problématique Une « révolution » ; mais que voir dans ce terme ? • Est-ce une mutation brutale et globale dans une brève durée ? • Une évolution accélérée ? • Une grande rupture dans un secteur qui se généralise à l’ensemble de la structure ? • Une série de ruptures ? 20

La première vague d’industrialisation

...« industrielle ». Que recouvre cet adjectif ? • Le système économique ? • La technologie et donc, les processus de fabrication ? • Un secteur économique moteur ? • Des rapports sociaux ? • Une civilisation ?

Le triomphe de Prométhée Toute civilisation est chaleur, mais la première vague d’industrialisation accélère ce processus. Le « pain » de l’industrie est le charbon, son symbole, la fumée, sa couleur, le noir. Le sceau

FICHE  3

de l’Angleterre transparaît dans des expressions telles « âge victorien », « manchesterianisme » pour évoquer et le temps et les modalités idéologiques de ce changement profond.

Puissance des machines à vapeur (en milliers de chevaux vapeur) 1840

1859

1860

1870

1880

1888

Royaume-Uni

350

500

700

900

2 000

2 200

France

34

67

178

336

544

796

Allemagne

20

40

200

900

1 680

2 000

Russie

10

35

60

149

237

300

Autriche-Hongrie* Europe

4

9

36

112

351

400

450

720

1 350

2 760

5 270

6 350

Autriche-Hongrie après le compromis de 1867

Production de charbon et de lignite (moyennes annuelles en millions de tonnes) 1815

1820/24

1830/34

1840/44

1850/54

1860/64

1870/74

1880/84

Allemagne

1800

1,2

1,2

1,9

4,4

9,2

20,8

41,4

65,7

France

0,9

1,1

2

3,5

5,3

10

15,4

20,2

16,2

17,7

22,8

34,2

50,2

86,3

123,2

158,9

2,4

4,1

6,8

10,2

14,7

17,5

Royaume-Uni

11,2

Belgique

Production de fonte (moyennes annuelles en milliers de tonnes) 1820/24

1830/34

1840/44

1850/54

1860/64

1870/74

1880/84

Allemagne

1781/90

1800/14

75

111

160

245

613

1 579

2 893

AutricheHongrie

73

100

145

221

309

451

691

95

97

201

366

594

699

244

395

561

1 065

1 211

2 893

25

24

23

Belgique France

141

200

Italie RoyaumeUni

69

Russie

248

418

200

700

1 465

2 716

4 219

6 480

8 295

167

1 841

231

297

375

477

Consommation de coton brut (moyennes annuelles en millions de tonnes) 1781/90

1825/34

1835/44

1845/54

1855/64

1865/74

1875/84

Allemagne

3,9

11,1

21,1

42

85,6

134,3

AutricheHongrie

6,8

14,3

26,5

32,7

40,8

67,1

33,5

54,3

65

74,1

85,9

99,5

11,2

30,7

France

4

1801/14

8

1815/24

18,9

Italie RoyaumeUni Russie

8,1

31,8

54,8

105,6

191,6

290

369,4

475,8

605

0,9

1

1,8

6,1

21,5

34,3

53,1

109,6

D’après Patrick Verley, La Révolution industrielle, Gallimard, 1997, p. 504-506.

La première vague d’industrialisation

21

FICHE 4

La « révolution ferroviaire »

L

es historiens ont tendance à abuser du concept de « révolution » souvent impropre à rendre compte des évolutions, mais dans le cas du chemin de fer, le terme s’impose. De tous les secteurs économiques caractéristiques de la première vague d’industrialisation (→ fiche 3), il est le seul à mériter une telle dénomination.

À la croisée des techniques1 Le rail existe bien avant le chemin de fer, en bois, parfois doublé de fer, il est utilisé dans les mines depuis la fin du Moyen Âge. Quant aux premières locomotives conçues en 1814 par Stephenson (1781-1848), un autodidacte génial, elles ne sont que des machines à vapeur montées sur roues. Mais rapidement, l’essor du chemin de fer qui présente de nombreux avantages par rapport aux moyens traditionnels de locomotion, pose de multiples problèmes techniques, résolus par les ingénieurs et les techniciens ; dès lors se constitue un « système technique* » central et moteur dans le processus d’industrialisation des économies, d’abord européenne, puis extra-européenne. Né en Grande-Bretagne, le chemin de fer exprime l’avance technologique et économique de cette île qui profite de son monopole pour exporter ses locomotives et ses conceptions ferroviaires. Encore aujourd’hui tous les trains roulent à gauche ! Les statistiques (cf. p. 25) témoignent de cette suprématie anglaise. Toutefois, les autres économies continentales rattrapent leur retard pour entrer dans l’âge nouveau : la « révolution » ferroviaire est d’abord un processus européen avant de concerner le monde.

* Voir pages suivantes.

22

La « révolution ferroviaire »

Trois étapes Construit à l’origine dans des régions minières (la première ligne en France relie Saint-Étienne à la Loire), le chemin de fer illustre le lien étroit avec le monde minier et sa source énergétique, le charbon ; sa fonction est alors d’en faciliter l’exportation vers les voies d’eau. À cet âge des premières expériences, durant la décennie 1820-30, succède un deuxième qui voit des réseaux se mettre en place (deuxième moitié du xixe siècle). La carte révèle les ambitions économiques et politiques des pouvoirs publics de chacun des pays concernés : en France, le réseau centralisé en étoile né sous le Second Empire est comme une traduction du jacobinisme politique propre à la « grande nation » ; en revanche, le réseau polycentrique allemand exprime la force des États et le régionalisme spécifique à l’espace germanique. De même en Italie. Pour les nations les plus anciennement entrées dans l’âge ferroviaire, la GrandeBretagne, la France, s’ouvre, après 1870, l’âge de la maturité : les dernières voies posées ont moins une utilité économique qu’électorale. Par le chemin de fer, le pouvoir entend rallier les suffrages des régions jusque-là isolées. C’est particulièrement le cas sous la IIIe République avec le plan dit Freycinet (1877-79). Presque deux siècles après ses débuts, les solutions techniques imaginées par les ingénieurs, figure centrale du xixe siècle, sont toujours d’actualité. Voilà qui exprime le succès de cette « révolution » qui modèle un nouveau rapport au paysage*. Les artistes n’y ont pas échappé puisque de Turner (1775-1851) à Monet (1840-1926), le chemin de fer, la vapeur, la fumée, la gare, les ponts et le mouvement des convois… sont un thème central de leurs œuvres. Rares sont les inventions à avoir été une telle source d’inspiration !

FICHE  4 Glasgow Copenhague

Edimbourg

Koenigsberg

Liverpool Manchester Birmingham

Hambourg

Varsovie Berlin

Amsterdam

Londres Bruxelles

Cologne

Lille

Francfort

Paris

Prague Vienne

Nancy

Stuttgart Bâle

0

500 km

Milan

Lyon

Turin

Bordeaux

Venise

Marseille

Rome Barcelone

1850 1850 à 1870 1870 à 1885

Naples

Les réseaux ferrés en Europe au

xixe

siècle

Loi Guizot sur le financement des chemins de fer en France (1842) Sans socialisation des pertes à la charge des pouvoirs publics, ni de privatisation des profits pour les compagnies ferroviaires, point d’infrastructures ferrées. Déjà Adam Smith dans son

célèbre essai portant sur La Richesse de nations avait insisté sur le rôle clef de l’État, seul capable d’assumer des investissements trop lourds pour des personnes privées.

Art. 1er. Il sera établi un système de chemins de fer se dirigeant.... [suit une liste de lignes de Paris vers les ports et les frontières] Art. 3. Les indemnités dues pour les terrains et les bâtiments [...] seront avancées par l’État et remboursées à l’État, jusqu’à concurrence des deux tiers par les départements et les communes. Art. 5. Le tiers restant des indemnités des terrains et bâtiments, les terrassements, les ouvrages d’art et stations seront payés sur les fonds d’État. Art. 6. La voie de fer, y compris la fourniture de sable, le matériel et les frais d’exploitation, les frais d’entretien et les réparations du chemin, de ses dépendances et de son matériel resteront à la charge des compagnies auxquelles l’exploitation du chemin sera donnée à bail.

Vers la formation d’un « système technique » Bertrand Gilles, est à l’origine de ce concept (établissement de monopoles) et plus directement qui entend rendre compte de toutes les consé- techniques. Outre les techniques complémentaires quences structurantes nées du chemin de fer. (que l’on songe aux techniques de travaux publics « Le développement de l’industrie ferroviaire posa de multiples problèmes techniques, de tous ordres : financiers (constitution d’un capital important), juridique (expropriation des terrains), institutionnels

qui durent être sensiblement améliorées pour la création ex nihilo de voies nouvelles), la création des chemins de fer imposa à la sidérurgie des modifications importantes. Le rail de fer était infiniment La « révolution ferroviaire »

23

FICHE  4

supérieur au rail de fonte, trop cassant. Il fallut donc mettre au point des procédés de laminage, avec cylindres cannelés, donnant directement des rails qu’il fallait en grande quantité, avec les formes les plus adaptées. Les perfectionnements étaient imposés à la fois par les charges à supporter et par la vitesse des convois. À la forme de la voie était liée celle des roues des wagons et des machines. Dès sa première locomotive de 1814, Stephenson avait conçu des roues à rebord alors que certaines voies, au contraire, avaient été établies avec des rails à rebord. L’idée de Stephenson prévalut. Le problème de la résistance de la roue se posa rapidement et c’est seulement en fin de période que, pour éviter des frais trop considérables, on imagina le bandage sans soudure. Signalons encore le problème des wagons, celui du freinage. Peut-être mesure-t-on ici mieux qu’ailleurs l’importance de la notion de système technique. Le chemin de fer mettait en jeu les techniques les plus diverses, utilisait un matériel et des matériaux

extrêmement variés. Il était donc nécessaire d’une part que toutes les techniques fussent au même niveau et que, d’autre part, des perfectionnements continus pussent abaisser les coûts de façon sensible. On conçoit également la pression que pouvait exercer le chemin de fer sur les techniques situées en amont, en particulier, sur les techniques sidérurgiques et mécaniques. » B. Gilles, Encyclopédie des techniques, Gallimard, 1978, p. 745-6

Le chemin de fer est tellement important dans ses conséquences qu’il est à l’origine d’un cycle économique repéré par les économistes et dénommé Building and Transport Cycle. Le schéma ci-dessous illustre le rôle moteur du secteur ferroviaire en amont, en aval ; il met un terme à la suprématie des thalassocraties qui, jusqu’au xixe siècle dominaient le monde, et donne une formidable opportunité à de nouveaux espaces continentaux.

Chemin de fer Industries amont • Sidérurgie : progrès dans la fonte, l’acier • Industrie mécanique • Bâtiment et ouvrages d’art : rôle clef de l’ingénieur

Industries aval • Industrie du bois (traverses des rails) • Industrie du verre (wagons, édifices) • Industrie textile (uniformes, wagons) • Industrie du cuir (wagons)

• Création d’un nouvel espace unifié d’échanges avec une spécialisation économique des régions • Accélération des déplacements individuels et collectifs : il facilite l’exode rural des régions défavorisées • Modernisation des structures bancaires et boursières indispensable pour drainer les capitaux • Essor des économies de grands espaces (États-Unis, Russie) • Essor dans la transmission des nouvelles favorables à l’émergence d’une opinion publique

Le paysage artificiel La corrélation entre moyens de transport et vision du monde est évidente ; ainsi, jusqu’à l’invention du chemin de fer, domine une vision frontale de l’espace. Que l’on soit à cheval ou à pied, le paysage s’ordonne dans l’axe de celui qui se déplace ; il s’organise lentement au fur et à mesure du déplacement individuel. 24

La « révolution ferroviaire »

Au xix e siècle, le chemin de fer modifie la mécanique du regard. Le voyageur n’est plus seul, il vit collectivement un voyage dont il n’est pas maître puisque la vitesse dépend de la locomotive et du tracé de la voie. Il doit acquérir une vision latérale qui n’est ni naturelle, ni innée. Comme le souligne Alain Corbin dans L’Homme

dans le paysage (Textuel, 2001), « une éducation du regard se serait opérée ainsi qu’une dédramatisation des vertiges liés à la vitesse ». Car la vitesse était soupçonnée de produire de graves perturbations physiologiques et des maux d’une intense gravité. À l’inverse, pour un petit nombre, le train est glorifié ; il symbolise la technique maîtrisée et renforce la confiance dans le progrès. En outre, il relie des régions et des populations jusque-là vivant isolées les unes des autres. « La vitesse à laquelle le voyageur est emporté annihile toute possibilité de voir, écrit Marc Desportes dans Paysages en mouvement. (Bibliothèque des histoires. Gallimard. 2005). Tout s’envole, s’éparpille, se volatilise. » « Tous les objets passent devant vos yeux avec une rapidité inouïe, maisons, arbres, barrières, tout disparaît avant qu’on ait pu les fixer », note Louis Napoléon Bonaparte lors d’un voyage en Angleterre en 1833. On ne voit rien en train, surtout pas le paysage. Pourtant, le premier étonnement passé, une nouvelle vision ne tarde pas à se former et permet aux contemporains d’appréhender comme un tout cohérent ce que le trajet ferroviaire donne à voir. Contrairement à la plupart, certains voyageurs, doués d’une plus grande sensibilité ou d’une plume plus alerte, parviennent à transcrire leurs impressions. Dans une lettre datée du 22 août 1837, Victor Hugo donne cette description de son voyage entre Anvers et Bruxelles : « C’est un

mouvement magnifique et qu’il faut avoir senti pour s’en rendre compte. La rapidité est inouïe. Les fleurs du bord du chemin ne sont plus des fleurs, ce sont des tâches ou plutôt des raies rouges ou blanches ; plus de points, tout devient raie ; les blés sont de grandes chevelures jaunes, les luzernes de grandes tresses vertes ; de temps en temps, une ombre, une forme, un spectre debout, paraît et disparaît comme l’éclair à côté de la portière ; c’est au garde du chemin qui, selon l’usage, porte militairement les armes au convoi. » Par la suite, les innovations technologiques ont encore transformé le regard porté sur le paysage : la bicyclette a permis de sentir le vent, d’être maître de sa vitesse, de regarder à la fois de façon frontale, comme par le passé, et de façon latérale. Elle a révolutionné la vie et les mentalités des habitants des campagnes qui, jusque-là, se déplaçaient surtout à pied. Au pas traînant des paysans a succédé le déplacement rapide de la « petite reine ». Quant à l’automobile, elle combine toutes les visions précédemment évoquées et a émancipé l’homme de ses congénères. Le regard s’est donc individualisé et la psychologie collective en a été totalement bouleversée. Sur mer, les progrès technologiques ont aussi transformé les perceptions des voyageurs de plus en plus nombreux à utiliser les paquebots reliant les différentes parties du monde. La vision de la haute mer en a été modifiée.

FICHE  4

La longueur des réseaux ferrés en Europe (en kilomètres) Allemagne(s)

1840

1850

1860

1870

1880

469

5 856

11 089

18 876

33 838 18 507

Autriche Hongrie*

144

1 579

4 543

9 589

Belgique

334

903

1 730

2 897

4 112

Espagne

--

2

1 917

5 442

7 490

France Grande-Bretagne

497

2 915

9 167

15 544

23 089

2 390

9 797

14 603

21 558

25 060

Italie(s)

20

620

2 404

6 429

9 290

Russie

27

501

1 626

10 731

22 865

Suède

--

--

527

1 727

5 876

Suisse

--

25

1 051

1 426

2 575

*Autriche-Hongrie, après le compromis de 1867

P. Verley, La Révolution industrielle, Gallimard, 1997, p. 507.

La « révolution ferroviaire »

25

FICHE 5

Le triomphe tardif de la navigation à vapeur

C

omme pour le chemin de fer, il paraît légitime d’avoir recours au concept de « révolution » pour qualifier les modifications survenues dans le domaine des transports maritimes (→ fiche 4). C’est durant la deuxième partie du siècle que s’impose ce nouveau moyen de propulsion aux conséquences fondamentales en termes d’espace-coût.

Le défi technologique Plus que pour le chemin de fer, les problèmes technologiques posés par la navigation à vapeur posent de redoutables défis résolus avec difficulté. Dès 1783, les premiers essais de navigation à vapeur sur rivière ont lieu en France et en 1807, le navire à vapeur conçu par Fulton relie New York à Albany sur l’Hudson. Mais pour que la navigation à vapeur déclasse celle à voile qui, en 1890, représente encore 87 % du tonnage maritime mondial, il faut améliorer le rendement des machines à vapeur, inventer l’hélice à la place des roues à aube, améliorer les techniques de construction des navires en métal. C’est chose faite durant la deuxième partie du siècle : à l’ère des clippers succède celle des steamers qui s’imposent par leur régularité, leur vitesse moyenne (supérieure à 20 nœuds) et leur taille, parfois supérieure à 200 mètres. Il est vrai que l’inauguration du canal de Suez en 1869 condamne les navires à voiles de façon inéluctable. À l’extrême fin du siècle, les turbines à vapeur mues par le fuel (rôle clef des innovations de Parsons, Curtis et Rateau), à la place du charbon, la mise au point du moteur diesel précipitent ce triomphe. Les noms des paquebots, Olympic, Imperator, Bismarck… témoignent de la symbolique qu’ils incarnent : expression de la maîtrise technologique d’une époque certaine d’incarner le progrès, le navire est aussi un instrument de prestige au service d’une compagnie de transport, d’une nation et même parfois d’un gouvernement : aux côtés de la Peninsular & Oriental cy, 26

Le triomphe tardif de la navigation à vapeur

de la Cunard, toutes deux britanniques, de la Compagnie Générale Transatlantique française, de la Hapag-Lloyd allemande, le rachat en 1904 de la White Star par un trust américain dominé par J. Pierpont Morgan exprime l’irruption de l’acteur américain sur la ligne prestigieuse de l’Atlantique Nord. Le naufrage du Titanic en 1912 avec près de 1 500 passagers, dont de nombreux milliardaires, et l’émotion planétaire qui s’en suivit, révèle l’émergence d’une opinion publique mondiale, sans toutefois remettre en cause les choix technologiques de la construction navale.

Un nouvel espace-coût Division par 8 du temps de transport Londres-New York entre le début et la fin du siècle, raccourcissement de 41 % du temps de navigation entre Londres et Bombay avec le percement de l’isthme de Suez, de 60 % entre New York et San Francisco avec la mise en eau du canal de Panama en 1914, les progrès des moyens de transports maritimes, les aménagements portuaires, le creusement de nouveaux canaux bouleversent les conditions de la concurrence et le rapport de l’Européen au reste du monde (→ fiches 2, 7 à 11) ; l’effondrement du prix du fret et des coûts des voyages facilitent les mouvements de masse des marchandises et des hommes (→ fiche 4). Si les exportations des produits industriels européens en profitent, l’arrivée à bas prix des produits agricoles nord et latino-américains entraîne à partir de la décennie 1870-80 une longue dépression des agricultures et du monde rural de l’Europe occidentale et centrale. Les gouvernements des pays concernés ne voient d’issue que dans l’adoption de tarifs douaniers protectionnistes qui rompent avec le libre-échange du milieu du siècle. La révolution des moyens de transports maritimes est bien à l’origine d’une nouvelle économie, déjà globale !

FICHE  5

Mer

Mer

du

Baltique

Nord

Liverpool Hambourg Amsterdam Londres Anvers La Manche

Brême

Rotterdam

Dunkerque

Le Havre

Océan Atlantique Gênes

Bordeaux Marseille Millions de tonneaux de jauge nette 15

10

5 1865 0

1913 Mer Méditerranée

Les principaux ports en Europe occidentale à la fin du

xixe

siècle

Le triomphe tardif de la navigation à vapeur

27

Un siècle d’histoire douanière

FICHE  5

Ce tableau retrace les grandes phases de l’histoire En italique, mesures de type protectionniste douanière européenne. Les grandes évolutions

Chronologie

1815/1846 : disparition progressive des tarifs mercantilistes au RoyaumeUni, maintien et même renforcement de ces derniers sur le continent

1815 : adoption des droits sur les grains, Corn Laws, au RU 1836 : formation à Manchester par Richard Cobden de l’Anti Corn Laws League 1846 : adoption du libre-échange ou Peel Act 1814, 16, 17, 19 : élévation des droits de douane sur les céréales en France. De même pour les produits industriels (tarifs de 1820, 22, 1841 et 1845) 1815/1848 : formation progressive du Zollverein (→ fiche 16)

1846/1860 : les adeptes du libéralisme économique et du libre-échange développent une intense propagande en Europe

1850 : abrogation des Navigation Acts au RU après 1846 : création de lobbys favorables au libre-échange suite aux conférences de R. Cobden sur le continent Négociations secrètes entre ce dernier et Michel Chevalier, pétri de doctrine saint-simonienne

1860 : « coup d’État » douanier de Napoléon III qui impose le libre1860/1879 : adoption du libreéchange en Europe occidentale sur le échange dans les relations commerciales avec le RU. Suivent en 1861, un traité de libre-échange avec la Belgique, en 1862, un autre avec modèle britannique la Prusse. Le « réseau » du traité Cobden s’étend peu après à toute l’Europe 1879/1892 : retour au protectionnisme tarifaire sur le continent

1879 : l’Allemagne est le premier pays à revenir au protectionnisme tarifaire pour protéger son agriculture Après 1880 : tous les pays européens suivent la voie allemande. La Russie (tarif Mendeleyev) est la plus protectionniste de tous 1881 : fondation de la National Fair Trade League dirigée par Joseph Chamberlain au RU 1892 : vote du tarif Méline en France

1892/1914 : la question des tarifs douaniers devient centrale au Royaume-Uni, accroissement des barrières tarifaires sur le continent

1903 : discours de J. Chamberlain en faveur du protectionnisme 1906 : défaite des partisans de Chamberlain aux élections législatives. Les électeurs sont attachés à l’équation « libre-échange = vie pas chère » 1902 : double tarif voté en Allemagne 1910 : renforcement des droits de douane en France

Remarque : les États-Unis échappent totalement à cette chronologie. Adeptes des théories protectionnistes de Friedrich List, ils ont en permanence des barrières douanières plus élevées que celles des pays européens les plus protectionnistes.

En 1913, elles s’élèvent au double de celles en vigueur en France, soit 44 % ad valorem !

Le premier navire transatlantique en métal, le Great Eastern Du Great Eastern au Titanic, en moins de quarante réalité qui n’exclut pas un naufrage dramatique ans, la course à la puissance, à la taille est une en 1912. Nom Construction En service Caractéristiques Propulsion Passagers Équipage Chantier naval

28

Great Eastern ou Leviathan 1854/1858 1860/1889 211 m de long, 32 000 tonnes en déplacement, double coque en acier 4 machines à vapeur de 6 000 CV, deux roues à aube et une hélice 4 000 418 Messrs Scott, Russel & Co, Milwall, Londres

Le triomphe tardif de la navigation à vapeur

Vu par Victor Hugo, « Le dernier siècle a vu sur la Tamise+ Croître un monstre à qui l’eau sans borne fut promise, Et qui longtemps, Babel des mers, eut Londres entier Levant les yeux dans l’ombre au pied de son chantier, Effroyable, à sept mâts mêlant les cheminées Qui hennissaient au choc des vagues effrénées*,

Emportant, dans le bruit des aquilons sifflants, Dix mille hommes, fourmis éparses dans ses flancs, Ce Titan se rua, joyeux, dans la tempête ; Du dôme de Saint-Paul son mât passait le faîte ; Le sombre esprit humain, debout sur son tillac, Stupéfiait la mer qui n’était plus qu’un lac [...] * Allusion aux très mauvaises conditions de traversée par gros temps.

FICHE  5

La Légende des siècles, t. II, Vingtième siècle, Pleine mer

Le Titanic, un naufrage traumatisant Nom Construction En service Caractéristiques Propulsion Passagers Équipage Chantier naval Nouveautés

Titanic 1911/1912 31 mars/ 15 avril 1912 269 m de long, 52 250 tonnes en déplacement, double coque en acierr 2 machines à vapeur de 15 000 CV, une turbine de 16 000 CV, 3 hélices 2 600 900 Harland & Wolff, Queen Island, Belfast 16 compartiments séparés par des cloisons étanches à commandes électriques, 8 pompes ayant une capacité d’évacuation de 400 tonnes d’eau par heure, détecteurs de fumée en cas d’incendie, système de détection acoustique pour repérer les objets immergés, système éléphonique interne et TSF de type Marconi permettant d’émettre et de recevoir des messages télégraphiques

Chronologie du naufrage Malgré le cri lancé de la hune du grand mât, « Iceberg* droit devant », le Titanic heurte la montagne 14 avril, de glace qui déchire la coque sur 90 mètres de long ; 6 compartiments sont inondés, l’indicateur 23 h 40 d’assiette indique aussitôt après une inclinaison de 5˚ Le capitaine Smith donne l’ordre de lancer un message par radio « Nous sommes entrés en collision 00 h 00 avec un iceberg et nous coulons à pic », suivi de la position du navire au large de Terre Neuve Après inspection, l’ingénieur en chef dit au capitaine « Avec l’ampleur des dégâts, le Titanic en a pour 0 h 15 deux heures tout au plus ». Smith ordonne l’évacuation du navire alors même que le navire réputé insubmersible n’a des canots de sauvetage que pour un passager sur deux 0 h 25 0 h 50

2 h 00

2 h 18 4 h 10

Le Titanic envoie le premier SOS de l’histoire maritime. Les navires présents sur zone le reçoivent Ordre est donné aux passagers de se vêtir chaudement ; les premiers canots d’une capacité de 65 places sont mis à l’eau avec quelques dizaines de passagers. Au total, ce sont presque 500 places disponibles qui ne sont pas utilisées ! Les canots s’éloignent tandis que l’orchestre joue sur le pont pour les 1 500 passagers non embarqués et qui périssent peu après. Parmi ces derniers, quatre milliardaires américains, John Astor, Benjamin Guggenheim, Charles H. Hays, Georges Widener, de riches hommes d’affaires suédois, anglais..., des acteurs, des sportifs de renom... Le navire se coupe en deux, la partie avant coule faisant redresser celle arrière. Les canots ne sauvent que neuf personnes sur les centaines précipitées dans les eaux à 0˚ Les premiers navires arrivent sur zone et embarquent les rescapés, au total 868 personnes

* Le Titanic reçoit depuis le matin du 14 avril six télégrammes d’autres navires présents sur zone indiquant l’existence de nombreux icebergs. Le capitaine, désireux d’obtenir le « ruban bleu », n’en a cure et le navire continue de filer à 22 nœuds par heure, soit 700 mètres par minute. L’iceberg fatal vu par la vigie se trouve à 600 mètres du navire ! L’iceberg n’a pas crevé la coque

mais la pression exercée a fait plier les plaques de métal et arraché les boulons. L’eau s’est engouffrée par-dessus les cloisons qui ne montaient pas sur la totalité de la hauteur des ponts. En outre, le navire virait trop lentement : vu la taille et la masse du navire, les gouvernails auraient dû être redimensionnés à la hausse.

Le triomphe tardif de la navigation à vapeur

29

FICHE 6

L’essor du monde urbain

À

toutes les époques, les villes entretiennent des rapports complexes avec la civilisation dans laquelle elles se développent. Le xixe siècle ne déroge pas à cette règle. La ville reflet est aussi facteur de changements, transformant en profondeur les rapports entre les hommes et modifiant leur imaginaire.

La production de la ville Les villes et leur attractivité, mesurée par le taux d’urbanisation, n’échappent pas aux grands ébranlements démographiques (→ fiche 2), économiques (→ fiche 3), techniciens (→ fiches 4, 5), caractéristiques du « long » xixe siècle. Le Royaume-Uni est le premier pays au monde à voir la population urbaine être plus nombreuse que celle rurale et ce, dès 1851. Le cap des 50 % est franchi avec difficulté en France entre les recensements de 1925 et 1931. Le monde urbain est donc un précieux révélateur témoignant de l’ancienneté ou non de l’industrialisation, de ses modalités et de ses effets sociaux. Partout, dans les économies en voie d’industrialisation, l’armature urbaine en subit les contre coups : la présence de gares en leur cœur, l’éventrement en surface par les voies ferrées et les tramways, suivis à la fin du siècle du creusement des galeries pour les premiers réseaux de transports métropolitains témoignent de l’ampleur des modifications. De même, les pouvoirs publics pour des raisons qui tiennent autant à la sécurité qu’au prestige, aménagent l’éclairage des voies, d’abord au gaz, puis à l’électricité. Un enchevêtrement complexe de galeries souterraines abrite les réseaux de distribution d’eau, de gaz, les égouts et même, dans certaines cités, un système de canalisations à air comprimé pour faciliter l’acheminement du courrier. Londres, The Metropolis, Paris, Berlin, Vienne, New York et tant d’autres cités à travers

30

L’essor du monde urbain

les continents, Buenos Aires par exemple, en sont révolutionnées (→ fiche 29). Dans les « pays noirs », les régions riches en charbon ou en mines de fer, de nouvelles cités naissent. Le Creusot ou « Schneider Ville », Essen, « Krupp-Stadt », Łódz dominée par les industries textiles… présentent des traits communs : linéarité des rues et avenues, recours à la brique pour construire rapidement, multiplication des usines dominées par leurs cheminées, édification d’opulentes villas pour les nouveaux capitaines d’industries, un urbanisme « victorien » s’impose.

Des imaginaires en évolution Simultanément, deux imaginaires en rapport avec la croissance urbaine coexistent : à la ville, siège de tous les dangers, en particulier en matière épidémiologique, de toutes les perversions morales et sociales, décrite par E. Sue, C. Dickens et V. Hugo, s’oppose un autre imaginaire positif et processif. La ville-capitale, telle un phare, éclairerait le monde de ses talents et de ses réalisations. Les expositions universelles sont l’occasion de construire de nouveaux édifices, symboles et orgueil d’une époque : au hall de Crystal Palace inauguré par la reine Victoria en 1851, font écho la tour Eiffel édifiée en 1889, le Grand Palais et le pont Alexandre III, construits en 1900. Le recours au verre, à l’acier donne la possibilité aux ingénieurs, figure clef du siècle, d’expérimenter de nouvelles solutions architecturales et urbanistiques. À la veille de la Grande Guerre, le recours au nom de la capitale – Londres à la place de Royaume-Uni, Paris pour la France, Berlin pour l’Allemagne, Vienne pour l’Autriche-Hongrie… – traduit cette primauté urbaine sur la vie politique et diplomatique internationale (→ fiches 37, 38).

FICHE  6

Les transformations de Paris sous le baron Haussmann

L’essor du monde urbain

31

Population urbaine (en millions) et taux d’urbanisation (en %) des pays développés au xixe siècle

FICHE  6

La domination séculaire de la campagne et du individuel, celles-ci appartiennent à un système monde rural dans les équilibres internes cède la interdépendant, à un réseau renforcé avec les place à un monde nouveau dominé par la ville processus d’industrialisation. et la société urbaine. Si le destin des villes est

Royaume-Uni Europe continentale Europe Russie Amérique du Nord Autres pays développés* Japon

1800

1850

1880

1900

5,1

10,2

21

27,8

1810 31,2

19,4 15,5

37,1 28,1

60,6 50,5

67,6 80,5

69,4 95,9

11,2 18,6

16 38,5

24,2 71,4

32,9 108,3

36 127,1

12,1 (3)

18,9 (5,2)

29,3 (11)

37,9 (17)

40,8 (21,8)

(5,7) 0,3

(7,2) 3,4

(10,6) 13,2

(13,2) 28,6

(14,3) 40,9

5,3 –

13,3 0,1

24,2 0,7

35,1 1,9

40,9 3,3

– (4,4)

8 (4,5)

14,3 5,9

20,3 7,4

29,4 8,6

(14,5)

(15)

16

17

17,5

Est considérée comme urbaine la population vivant dans les villes de 5 000 habitants et plus. • Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud • Entre ( ), des données estimées comportant une marge d’erreur plus importante P. Bairoch, De Jéricho à Mexico. Villes et économie dans l’histoire, Gallimard, 1985, p. 375.

Les expositions universelles Une exposition universelle est autant une vitrine au part du reste du monde ; Londres et Paris occupent service d’une réussite économique, technologique une position de leader dans la hiérarchie internaet culturelle qu’une reconnaissance politique de la tionale qui concerne trois continents. Date 1851 1853 1855 1862 1867 1873 1876 1878 1879 1880 1883 1885 1886

Lieu

Nombre d’entrées*

Date

Lieu

Nombre d’entrées*

Londres New York Paris Londres Paris Vienne Philadelphie Paris Sydney Melbourne Amsterdam Anvers Londres

6 1,1 5,2 6,2 15 7,3 10 16 1,2 1,3 – 1,5 5,6

1888 1889 1893 1894 1897 1900 1901 1901 1904 1905 1906 1908 1910

Barcelone Paris Chicago Anvers Bruxelles Paris Glasgow Buffalo Saint-Louis Liège Milan Londres Bruxelles

1,3 32 27 – – 51 11,6 8,2 20 7 7,7 17 6

* en millions

32

L’essor du monde urbain

Le système haussmannien « Les travaux de Paris ont été groupés en trois réseaux, dont le principe est moins géographique que financier ; le premier (1855/58) aménage la grande croisée, dégage la Cité et les Halles, “ le ventre de Paris ”. Le deuxième oriente la croissance vers l’extérieur, surtout vers l’Ouest – un choix politique ? Le troisième regroupe les projets écartés de l’emprunt de 1858 et assure les aménagements des abords de l’Opéra. » Le baron Haussmann, préfet de la Seine, « ministre de Paris », devrions-nous dire, entre 1852 et 1870 exprime dans ses choix et ses décisions une volonté politique émanant du plus haut sommet de l’État, dominé par Napoléon III, mais signifie aussi l’émergence d’un système qui rompt radicalement avec le passé. « L’haussmannisation » est une réponse à la maladie et à la peur de l’épidémie (la dernière de choléra frappe Paris en 1832 et provoque la mort de 20 000 personnes) ; c’est aussi une façon de juguler la peur sociale née des révolutions de 1830 et surtout des journées de juin 1848, paroxysme de l’équation « classe laborieuse = classe dangereuse ». Tracer des voies rectilignes, c’est gêner l’édification de barricades, c’est aussi la possibilité pour le pouvoir d’utiliser la cavalerie et le canon. La victoire des Versaillais sur les communards en mai 1871 atteste l’efficacité de ce nouvel urbanisme favorable aux gardiens de l’ordre.

FICHE  6

Le remodelage de Paris est aussi l’occasion de faire de très bonnes affaires pour les banquiers, les investisseurs associés dans les opérations de démolition, d’aménagement et de reconstruction urbaine (cf. É. Zola, La Curée). Le système Haussmann, caractérisé par la linéarité des voies, par l’aplanissement de la surface à aménager, par un système radioconcentrique autour de grandes places circulaires, par l’alignement des immeubles d’une hauteur et d’un style similaires, par la volonté de dessiner des parcs et jardins pour faire entrer la lumière et l’air dans la ville prend en compte les effets du changement économique : la ville haussmannienne exprime la primauté de la circulation, de l’échange, de l’essor des flux humains, matériels et immatériels, symbolisés par la gare, nouvelle cathédrale du siècle industriel. Dans cette perspective, le déplacement, la fréquentation l’emportent sur « l’habiter », rompant avec un passé plus statique. Paris comme Lyon et Marseille qui ont connu ce processus sont devenues des « agglomérations d’hommes pressés », selon la formule du guide publié pour l’exposition universelle de 1867. Au total, par l’haussmannisation, le pouvoir de Napoléon III a accédé à une forme d’éternité, les hommes politiques et même les régimes passant, tandis que la pierre, elle, demeure.

Chronologie des premiers réseaux métropolitains L’augmentation de la taille de villes et l’essor des métropolitains qui connaissent un essor fulgurant flux sont à l’origine des réseaux de transports avec les progrès de l’électricité. Londres

1863

Paris

1900

New York

1868

Boston

1901

Istanbul

1875

Berlin

1902

Budapest

1897

Philadelphie

1907

Glasgow

1897

Hambourg

1912

1898

Buenos Aires

1913

Vienne

L’essor du monde urbain

33

FICHE 7

Quand l’Europe découvrait le monde

D

ans la lignée des Marco Polo, des Christophe Colomb, et autres Magellan… qui ont découvert le monde, le xixe siècle voit des aventuriers partir à la conquête de nouveaux espaces ; tous les continents, y compris les calottes glaciaires, voient des Européens s’y aventurer, parfois s’y installer durablement (→ fiches 8 à 10). De là, découle un complexe de supériorité (→ fiche 2) qui n’exclut pas, de façon paradoxale, un anti-européisme perceptible à la fin du siècle !

Une civilisation favorable à la découverte… Bien avant l’âge industriel, ce sont les Européens qui ont inventé le monde et non l’inverse. Mais avec l’industrialisation, les aventuriers de tout bord bénéficient des progrès de la nouvelle civilisation fondée sur le charbon, la vapeur et l’acier. Plus vite, plus loin… le chemin de fer, la navigation à vapeur permettent de faire « le tour du monde en 80 jours ». Jules Verne vulgarise dans ses nombreux romans ce rétrécissement de l’espace-temps et le recul des frontières (→ fiches 3 à 5). La presse à grand tirage, parfois illustrée, alimente la passion de l’opinion publique pour les nouveaux héros de la civilisation européenne conquérante : les Savorgnan de Brazza, les Livingstone et Stanley présentent un mélange entre la curiosité, le goût pour l’aventure et la volonté de bâtir de nouveaux empires. Plus ou moins instrumentalisés par leurs gouvernements respectifs, ils facilitent la colonisation (→ fiches 8 à 10 et 38). Des sociétés de géographie fleurissent ici et là, diffusent leurs impressions de voyages, donnent naissance à un courant dans l’opinion publique, parfois

34

Quand l’Europe découvrait le monde

évoluent en véritables lobbies. En arrière-plan, les chambres de commerce, les armateurs et les milieux portuaires financent les découvreurs et la propagande en leur faveur. Tous les pays, quel que soit leur niveau d’industrialisation, connaissent cet engouement qui culmine à la veille de la Grande Guerre avec la conquête du sixième continent, l’Antarctique. Cet expansionnisme est même la caractéristique de l’âge impérialiste (→ fiche 38).

Un nouveau regard La rencontre avec des civilisations très différentes de celle européenne alimente un courant complexe fait d’hostilité à l’européocentrisme. Le processus est ancien : Las Casas, contemporain de Colomb, ne dénonçait-il pas les méfaits de la conquête ? Ce pessimisme, évoluant parfois en anti-européisme, est particulièrement sensible chez un certain nombre d’artistes qui, étouffant dans l’Europe, s’embarquent pour ces nouveaux paradis – Gauguin (1848/1903) décide de fuir en Polynésie ; une jeune génération de peintres allemands part voyager en Afrique, en Asie, pour retrouver la « nature vraie ». Ils en reviennent profondément transformés par le contact avec les arts primitifs (→ fiche 41). Le voyage pose aussi les fondements de l’ethnologie : Victor Segalen, médecin de la marine fasciné par l’Orient extrême, est l’un des premiers à incarner ce nouveau regard sur l’autre, peuple en voie de disparition. De là découle une forme de pessimisme qu’un Oswlad Spengler (1880-1936) manifeste dans ses ouvrages. L’Européen, en même temps qu’il pense le monde, n’échappe pas à sa propre destinée dominée par le doute et le pessimisme.

FICHE  7 Alger Tunis Tripoli

Iles Canaries

Caillié 1828

Nachtigal 1 869-1874

Sénégal

Le Caire

Tombouctou

Nil

Lac Tchad

Ni

ge

Schweinfurth 1869-1873

r

4-

1 87 7 Lac Victoria

1

Co

ng

o

S S tt aan

Cap Vert

Brazza 1875

87

Lagos

Luanda

nl el

ey y

187

ne

Présence européenne France Royaume-Uni Portugal Espagne

Liv i n 1853 gsto n -18 56

Zanzibar

Lac Nyassa

-18 51 sto ne

Régions explorées Avant 1788

1 - 1 8 72

Lac Tanganyka

in g

Liv

Voyages d'explorations France Royaume-Uni Allemagne

18

41

Madagascar

Le Cap

Les voyages d’exploration en Afrique au

0

1 000 km

xixe siècle

Quand l’Europe découvrait le monde

35

Portraits d’explorateurs

FICHE  7

Date Nationalité

David LIVINGSTONE

Henry Morton STANLEY

Pierre Savorgnan de BRAZZA

Victor SEGALEN

Roald AMUNDSEN

1813-73

1841-1904

1852-1905

1878-1919

1872-1928

Britannique (Écossaise)

Anglaise

Né italien, naturalisé français

Française

Norvégienne

1849/51

1869/71

1875/78

Médecin de la marine, Segalen Journaliste n’a au sens propre missionné par le pas découvert de Exploration du New York Herald terres jusque-là fleuve Ogooué pour retrouver inconnues. Il a jusqu’à sa source D. Livingstone, seulement –  c’est pour démontrer disparu dans la nouveau à l’âge de qu’il ne forme région des grands l’Europe dominante qu’un seul fleuve lacs africains : et sûre d’elleavec le Congo* « Doctor L. même – porté un I  presume ? » nouveau regard sur les peuples Maori 1866 1874/78 1879/82 de Polynésie dans Les Immémoriaux Traversée d’Est Reparti vers (1907). en Ouest de la région des En poste en l’Afrique à partir grands Lacs, il Chine, lors de de Zanzibar veut découvrir Pour faire pièce la révolution de les sources du 1879/84 aux visées belges, 1911 (→ fiche 21), Nil. Malade, il Brazza, soutenu par il exprime son est abandonné Au service du Jules Ferry, atteint dédain pour cette par ses porteurs roi des Belges, le fleuve Congo révolution « par trop avant d’être Léopold II qui a et propose au roi imprégnée d’idées secouru par pour ambition de local, Makoko de occidentales ». En Stanley. Voulant créer un État sur le Mbe, un traité de 1914, il découvre découvrir les bassin du Congo, il protectorat. C’est la tombe de sources du Nil, il crée des comptoirs chose faite en 1882 l’empereur Cherefuse de suivre au Congo, dit houang, découverte Stanley ; il meurt belge, et fonde archéologique peu après sur Léopoldville. majeure place Commissaire Surnommé général au Congo « Boulou Matari », de 1885 à 1897, Méconnu de son ou briseur de il est surnommé vivant si ce n’est roches, Stanley est « farniente » ; par quelques cercles l’anti-Brazza : il impulsif, il brille par d’esthètes, lettrés Archétype de aime le combat et son inorganisation se réclamant du l’explorateur l’affrontement. et son désordre. symbolisme, Segalen attaché à son Ses livres à succès Pour d’autres, il incarne un nouveau objectif, en lui permettent est l’apôtre de la regard sur l’Europe l’occurrence d’atteindre paix, préférant la elle-même marqué une renommée les fleuves et palabre à la guerre, par le relativisme et leur régime planétaire : un visionnaire sur la Chine dont il hydrologique, Comment ami des noirs, admire la civilisation j’ai retrouvé Livingstone chantre de l’antiet ses expressions Livingstone ? est d’abord un esclavagisme. Le calligraphiques. À travers le scientifique transfert de ses (Victor Segalen, continent dépouilles vers Œuvres complètes, mystérieux, Brazzaville en coll. Bouquins, The Congo and 2006 a relancé la R. Laffont) the founding of polémique à son his free state sujet Envoyé au Bechuanaland, il explore le désert de Kalahari, remonte le Zambèze dont il découvre les chutes et qu’il baptise du nom de la reine Victoria

Exploration

Légende

* Contrairement à ce que supposait l’explorateur, les deux fleuves sont bien différents.

36

Quand l’Europe découvrait le monde

1903/05 Expédition dans l’Arctique pour étudier le pôle magnétique et trouver le passage du Nord-Ouest 1910

Course à la conquête du pôle Sud atteint le 14 déc. 1811, un mois avant l’Anglais Scott

Mort en avion alors qu’il portait secours à un autre explorateur, Nobile, Amundsen est le seul homme à avoir conquis les deux pôles, le Sud à ski, le Nord en dirigeable en 1926

Jules Verne (1828/1905)

FICHE  7

L’année 2005, centième anniversaire de sa dispari- la presse pas nécessairement spécialisée, sut les tion, fut l’occasion de revenir sur le rôle de Verne transcender et avoir des intuitions qui soulèvent qui, collectant les informations disponibles dans encore l’admiration. Ouvrage

Les intuitions scientifiques de Verne

De la terre à la lune (1865)

• Un lancement réalisé par les Américains • Un départ de Floride, à peu près à l’emplacement actuel de Cap Canaveral • Trois astronautes dans une capsule • Une semaine de voyage pour aller et revenir de la terre à la lune • Un amerrissage de la capsule à son retour sur terre dans l’Océan

Vingt mille lieues sous les mers (1869)

• La taille du Nautilus est celle des actuels SNLE, sous-marins nucléaires lance engins : les Américains baptisent leur premier SNLE en 1954, USS Nautilus • Un fonctionnement grâce à un moteur électrique • L’utilisation du scaphandre autonome • La chasse sous-marine • La description des fonds abyssaux peuplés de méduses

Certes, des erreurs et même des non-sens peuvent prêter à sourire, par exemple le Nautilus passe sous l’Antarctique dont on ignore à l’époque qu’il est un continent, mais dans l’ensemble, Verne sait combiner, dans chacun de ses ouvrages publiés par l’éditeur Pierre-Jules Hetzel, trois

types de voyages – un voyage géographique, un voyage moral, un dernier de type scientifique. Cette combinaison est à l’origine du succès rencontré par Jules Verne, dès la parution de son premier ouvrage, Cinq semaines en ballon, en 1863.

Le Tour du monde en 80 jours (1872) Ce tour du monde est l’expression de la révolution des modifications substantielles, à l’image du dans les moyens de transport (→ fiches 4, 5) qui creusement de l’isthme de Suez en 1869. connaissent aux alentours des décennies 1850-70 Trajet

Moyen de transport

Nbr. de jours

Londres/Suez

Rail/paquebot

7

Suez/Bombay

Paquebot

13

Bombay/Calcutta Calcutta/Hong Kong

Rail

3

Paquebot

13

Hong Kong/Yokohama

Paquebot

6

Yokohama/San Francisco

Paquebot

22

San Francisco/New York New York/Londres

Rail

7

Paquebot/rail

9 80

Phileas Fogg et son fidèle serviteur, Passepartout, moins de 80 jours, car en voyageant vers l’Est, ils gagnent leur pari de faire le tour du monde en ont gagné un jour sur leur calendrier. Quand l’Europe découvrait le monde

37

Chronologie du progrès technique

Pendant longtemps, dans la lignée des études d’A. Toynbee, les inventions sont apparues comme déterminantes dans l’histoire de la première vague d’industrialisation ; aujourd’hui, les historiens ont tendance à les relativiser, pour mettre l’accent sur les innovations, c’est-à-dire

sur leur généralisation au tissu industriel. Cette chronologie indique combien la première vague d’industrialisation plonge ses racines dans le xviii e siècle ! Elle exprime aussi la contribution décisive des îles britanniques (en italiques, les inventeurs nés en Grande-Bretagne).

1709

A. Darby (1711-1763) découvre par le plus grand des hasards le processus de coulée de la fonte au coke, distillat de la houille. Pour que le procédé se généralise à la fin du xviiie siècle, il faut que le prix du charbon de terre soit compétitif avec celui du charbon de bois ! Cette envolée des prix tenait au coût de la maind’œuvre nécessaire à l’abattage des taillis et à la carbonisation

1710/12

Première machine à vapeur de Newcomen (1663-1729) qui ne fait que reprendre les découvertes de D. Papin (1687-1707)

1733

La navette volante de John Kay accélère le processus de tissage ; « plus légère que la navette employée jusqu’ici et munie de quatre roulettes, elle passe à travers les fils de chaîne en passant par une planche. Ladite navette se meut au moyen de deux raquettes de bois, suspendues au cadre et d’une ficelle tenue à la main par le tisserand. ». Dès lors, la demande de fils s’accroît

1764

Spinning Jenny de Hargreaves (1710-1778). Ce « jouet mécanique », ressemblant à un gigantesque rouet, fait tourner une cinquantaine de broches produisant huit fils simultanément ; mu par la force humaine, il est parfaitement adapté au domestic system

1769

La Water frame de Arkwright (1732-1792) ou métier à tisser mécanique actionné par un moulin à eau ou un manège de chevaux, entraîne la concentration de la production dans des mills ou moulins. Cette machine précipite la fin du domestic system et accélère le passage à la proto-industrialisation. L’industrialisation semble progresser en fonction du coût salarial ; plus ce dernier augmente, et plus le système a recours à des technologies dites labour saving

1769

J. Watt (1736-1819) dépose un brevet améliorant la machine à vapeur : « Le fonctionnement de la machine à vapeur est commandé par un régulateur qui permet d’obtenir des mouvements toujours uniformes. S’il y a un excès de vapeur qui risque de faire aller plus vite la machine, le régulateur ferme automatiquement le clapet dans le tuyau de transmission ; Si la vapeur est insuffisante, le clapet s’ouvre pour permettre l’arrivée dune quantité supplémentaire de vapeur. La vapeur qui règle le mouvement de la machine à vapeur n’entre jamais directement en contact avec la chaudière. Au contraire – tant que la chaudière est assez forte pour résister à la pression – la vapeur qui sort de la chaudière est utilisée uniquement pour entraîner la machine. » J.-G. MAY, Rapport sur un voyage en Angleterre, 1814-1818.

1779

Avec la mule jenny, S. Crompton (1753-1827) fait la synthèse entre les machines de Hargreaves et de Arkwright Les Périer entrent en négociation avec Watt pour faire l’acquisition d’une machine à vapeur

1783

C. Jouffroy d’Abbans fait naviguer le premier navire à vapeur sur la Saône H. Cort dépose un brevet sur le puddlage – procédé qui consiste à brûler le carbone de la fonte dans des fours à réverbère chauffés au coke – et un autre sur le forgeage au laminoir

1785

Berthollet (1748-1822) découvre les propriétés décolorantes du chlore qui remplace les anciennes méthodes de blanchiment des étoffes Cartwright (1743-1823) invente le métier à tisser mécanique qui ne peut être mu que par une force non humaine Première coulée de fonte au coke réalisée en France, au Creusot

Jacquard (1752-1834) perfectionne le métier à tisser automatique de Vaucanson (1709-1782) en lui adjoignant un système de bandes de carton perforées. Chaque trou correspond au coup de navette que nécessite l’exécution du dessin. Des aiguilles, reliées à des séries de fils de chaîne par des crochets, sont poussées sur les cartons à l’aide de ressorts. Lorsqu’elles s’enfoncent dans un trou, elles forcent les crochets 1800/04 à venir coiffer une lame métallique que le tisseur fait monter par un système de poulies et de pédales. Des fils de chaîne sont ainsi soulevés et la navette est alors lancée. Un seul ouvrier est nécessaire pour réaliser le tissage. Cette invention « économiseuse » d’hommes suscita une grande hostilité de la part des tisserands qui n’hésitèrent pas à briser les machines et à tenter d’éliminer Jacquard en le jetant dans la Saône

38

Chronologie du progrès technique

1810

P. de Girard (1775-1845) invente la machine à filer le lin ce qui lui vaut d’être appelé par le tsar Alexandre Ier qui lui confie la direction de toute l’industrie polonaise. À proximité de Lódz, la ville où il s’établit porte encore son nom

1814

G. Stephenson (1781-1848) invente la première locomotive ; dans les années suivantes, cet autodidacte de génie améliore sa première machine, notamment en reprenant l’idée de la chaudière tubulaire due à M. Seguin (1786-1875). The Rocket circula sur de nombreuses voies ferrées en Grande-Bretagne

1818

L’Américain Lane met au point la première moissonneuse-batteuse, particulièrement adaptée à l’économie de grands espaces des États-Unis

1822

F. Sauvage (1786-1857) invente l’hélice marine placée dans l’axe du navire. Le système des roues à aubes, beaucoup plus fragile, résiste cependant encore une trentaine d’années dans la navigation océanique

1824

Roberts met au point le métier à filer automatique M. Seguin réalise le premier pont suspendu sur le Rhône avant de se lancer dans l’aventure ferroviaire en 1827. Par la suite, il creusa les premiers tunnels ferroviaires

1827

B. Fourneyron (1802-1867) perfectionne la turbine de l’Américain Parker. Il invente une « roue à pression universelle et continue », roue horizontale dans laquelle l’eau pénètre par le centre et sort par des godets

1839

Daguerre invente le daguerréotype – image sur métal – ancêtre de la photographie

1839

Bourdon et Nasmyth construisent, sans se connaître, le marteau-pilon

1849 1855

J. B. Francis (1815-1892) met au point aux États-Unis la « turbine américaine » adaptée aux basses et moyennes chutes d’eau

1856

W. H. Perkin (1838-1907) synthétise le premier colorant chimique artificiel, la mauvéine. La couleur triomphe auprès des femmes, dont la reine Victoria, qui porte des vêtements mauves lors de l’exposition universelle de 1862

1856 1860

Bessemer (1813-1898) invente le convertisseur portant son nom pour fabriquer directement de l’acier, sans passer par l’étape préalable de la fonte, suivie de la décarburation par puddlage. Pour ce faire, il propose d’insuffler de l’air chaud dans la masse en fusion. Les premiers essais industriels sont conduits quatre ans plus tard. « le métal Bessemer est principalement employé en grandes pièces à l’état de rails, de bandages et d’essieux de locomotives, de cloches, et en grandes masses telles qu’arbres de couche, grandes tôles fortes, plaques de blindage. » Un seul inconvénient à cette innovation, le minerai doit être dépourvu de phosphore.

1860

Lenoir réalise un moteur à gaz à combustion interne C. S. Sorby (1826-1908) jette les fondements de la micrométallographie, à savoir l’analyse au microscope de la structure du métal. Il met en relation la structure cristalline de l’acier avec son contenu en carbone. Son œuvre pionnière est redécouverte vingt ans plus tard par les ingénieurs français F. Odssdmond (18491912) et H. Le Chatelier (1850-1936)

1861 1865

Mise au point des aciers Martin. Ce dernier (1824-1915) adopte un cheminement scientifique pour mener à bien ses études. Il étudie la composition des différents produits et cherche le procédé permettant d’avoir les températures les plus hautes possibles. Convaincu que seul le four Siemens serait opérationnel, il dépose un brevet en 1861. Il est dès lors possible d’utiliser les ferrailles pour produire de l’acier

1865

E. Solvay (1838-1922) met au point un procédé de fabrication industrielle de soude à l’ammoniac ; disposant des moyens financiers suffisants, il avait connaissance de tous les procédés, de toutes les inventions dans ce domaine. Avec Solvay, s’ouvre l’ère de la chimie moderne fondée sur l’articulation entre recherche fondamentale et recherche-développement

1869

Gramme construit la première dynamo La même année, le chimiste allemand H. Caro (1834-1910), reprend les travaux de Graebe et de Liebermann sur la synthèse de l’alizarine et la rend commercialisable ; ce colorant chimique de couleur rouge se substitue alors à la garance

1878

S. G. Thomas (1850-1885) et son cousin P. Gilchrist (1851-1935) imaginent un nouveau procédé capable d’utiliser les minerais de fer riches en phosphore et pour lequel le procédé Bessemer ne convenait pas. Ils mobilisent toutes les ressources scientifiques de l’époque et mènent un programme de recherche systématique. Avec eux, la sidérurgie, savoir jusqu’alors pratique, devient une science. Le nouveau procédé est tellement avantageux qu’il se diffuse très rapidement

1878 1888

Apparition des premiers aciers au chrome, au nickel, au manganèse, au silicium. Ces progrès témoignent du dialogue entre fournisseurs et utilisateurs, entre scientifiques et industriels

1898

L’ingénieur américain F. W. Taylor (1856-1915) met au point les aciers à coupe rapide qui permettent une augmentation très substantielle des rendements et une production en continu dans les usines

Sources : différents ouvrages de P. Verley, La Première révolution industrielle, Colin. 1999. F. Caron, Le Résistible déclin des sociétés industrielles, Perrin, 1985, D. Furia et P. C. Serre, Techniques et sociétés, Colin, 1970.

Chronologie du progrès technique

39

FICHE 8

L’apogée de l’Empire britannique

L

e contraste est saisissant entre les possessions de 1815, exception faite du Canada, limitées à une présence sur les côtes, et l’Empire de 1914, équivalent à un quart des terres émergées, peuplé de presque 400 millions d’habitants. Le Royaume-Uni est la terre d’élection d’un impérialisme total.

Du pragmatisme à une politique systématique Jusque vers la fin de la décennie 1870, l’épopée coloniale britannique se réalise autour de l’océan Indien et en Extrême-Orient, l’Afrique étant relativement délaissée (→ fiches 21, 22). Trois mobiles sont déterminants : assurer la sécurité matérielle des personnes et des biens, pour favoriser les exportations d’une économie devenue le « workshop of the World » (→ fiche 4) ; homogénéiser les possessions anglaises en contrôlant des zones intersticielles jusque là délaissées ; renforcer la protection aux frontières pour protéger les colonies contre les appétits d’autres puissances. C’est particulièrement le cas du Nord-Ouest des Indes menacé par les ambitions russes (→ fiche 27). Quand en 1876, Lord Disraëli fait couronner la reine Victoria, Impératrice des Indes, la thalassocratie anglaise contrôle un territoire grand d’environ 25 millions de km2 dont le cœur sont « les » Indes (→ fiche 22). Durant « l’âge impérialiste » (→ fiche 36), le rush britannique exprime une volonté systématique de contrôler des territoires avant qu’une autre puissance européenne ne le fasse. À côté du formal Empire, directement placé sous la tutelle anglaise, se développe un informal Empire sur de larges portions du territoire chinois dépecé (« Break up »), de l’Amérique latine et, bien entendu, de l’Empire ottoman (→ fiche 20). Plus que

40

L’apogée de l’Empire britannique

dans les autres pays, les motifs « classiques » d’expansion s’inscrivent dans un « idéal », si ce n’est un « idéalisme » généralisé à l’ensemble de l’opinion publique. L’école, la presse – en 1896, le nouveau journal, Daily Mail, se veut « l’incarnation et le porte-parole de l’Empire », les romans de R. L. Stevenson (L’Île au trésor, 1883), de R. Haggard (Les Mines du roi Salomon), de R. Kipling (Le Livre de la jungle, 1890) contribuent à diffuser la vulgate impériale(iste) (→ fiche 38).

Les trois faces de l’impérialisme Plus personne ne met en cause durant « l’âge impérialiste » la nécessité de voir la « Grande » Angleterre triompher à l’échelle planétaire. Politique conduite par des leaders d’opinion – de Disraëli à Chamberlain –, l’impérialisme est aussi une doctrine qui donne naissance à un mouvement nationaliste, le « jingoïsme » ; favorable à la guerre coloniale révélatrice « des vertus de courage et de virilité de la race britannique » ; c’est enfin une mentalité qui triomphe lors du « jubilé de diamant de la reine » Victoria en 1897. Il caractérise alors moins une forme spécifique de diplomatie qu’une période dominée par de nouveaux héros ; Kitchener – qui fait reculer Marchand à Fachoda en 1898, Cécil Rhodes, le « Napoléon du Camp », fondateur de la De Beers Cy, A. Milner, âme de la politique sud-africaine du Royaume-Uni. La guerre des Boers (1898-1902) qui oppose en Afrique du Sud Afrikaners aux Britanniques est à la fois l’expression de cet impérialisme multiforme et, un facteur amplifiant l’hystérie populaire. Dans ce contexte, ce n’est pas un hasard si le premier théoricien de l’impérialisme, J. A. Hobson (1858/1940), est britannique (→ fiche 38).

Iles Cook

1 000 km

Iles Tonga

0

Iles Chrismas

Iles Phénix

Équateur

Tropique du Cancer

Cercle Polaire Arctique

Tropique du Capricorne

Honduras britanniques

DOMINION DU CANADA

Gibraltar Égypte

Malte

Chypre Koweït

EMPIRE DES INDES

L’Empire britannique à la veille de 1914

DOMINION D'AFRIQUE DU SUD

Hong-Kong

DOMINION AUSTRALIEN

Iles Fidji

DOMINION DE NOUVELLE-ZÉLANDE

NouvellesHébrides

Bornéo Nord Brunei Sarawak Nouvelle-Guinée Iles Gilbert britannique Iles Salomon

Wei hai Wei

Bahrein Soudan Aden Nigeria anglo-égyptien Somalie Ceylan britannique Malaisie Côte de l'Or Ouganda Singapour Afrique Orientale Ascension britannique Seychelles Rhodésie Rhodesie et Nyassaland Ste-Hélène Maurice Betchouanaland Transvaal Orange Natal Colonie du Cap

Antilles britanniques Gambie Trinité Sierra Leone

Bermudes

Iles Falkland

Guyane britannique

Jamaïque

Bahamas

Terre-Neuve

ROYAUME-UNI

FICHE  8

L’apogée de l’Empire britannique

41

Empire français, empire britannique

FICHE  8

En italique, des traits caractéristiques de la En souligné, des traits caractéristiques du France qui diffèrent de ceux observables dans Royaume-Uni qui rendent la construction impéle cas britannique. riale originale. Empire français Surface

Empire britannique

10 millions de km

2

Localisation

• Un empire de proximité centré sur l’Afrique

• Un empire réellement mondial dont le centre de gravité est l’Inde, « perle » de l’Empire

Population

• 48 millions d’habitants

390 millions d’habitants

Facteurs d’unité

• Instabilité des régimes politiques • La langue française • La civilisation française • Le drapeau tricolore

• La dynastie régnante, la reine Victoria • La langue anglaise • La civilisation britannique • Le drapeau, l’Union Jack • La livre sterling, liquidité internationale • Un idéal impérial : « un seul drapeau, une seule flotte, un seul Empire, une seule couronne ». (Tennyson)

Administration • Ministère des Colonies (1894)

• Colonial Office • Conférences impériales périodiques à partir de 1887, lieu de rencontre entre les responsables politiques des territoires coloniaux, ébauche de l’idée de « Commonwealth » qui s’impose après 1929

Statuts

• Protectorats très nombreux • Colonies dans les zones stratégiques • Dominions dans les zones de peuplement blanc (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud) : forte autonomie, parlement, gouvernement, drapeau spécifique • Triomphe du pragmatisme et de l’empirisme chers aux Britanniques

• Protectorat peu nombreux • Colonies très nombreuses

• La France projette sa tradition centralisatrice sur son Empire

42

33 millions de km2

Rôle de la Marine

• Faible, même si sur sa bordure occidentale, la France est entourée d’étendues marines ; parent pauvre des dépenses d’armement, la Marine doit toujours céder la première place à l’armée de Terre devant protéger l’espace national du danger venant de l’Est • Un symbole de cette faiblesse : le canal de Suez creusé à l’initiative française passe sous contrôle anglais en 1882 !

• « Île… entourée d’eau », (A. Siegfried), le monde est son horizon. La Home Fleet, chien de garde des îles britanniques, est l’objet de toutes les attentions gouvernementales. Elle met en œuvre la politique impériale voulue par Londres le long d’un axe majeur qui chemine, via Gibraltar (1704)*, Malte (1802), Suez (1882), Aden (1840), vers l’Inde * (entre parenthèses, la date de contrôle par les Britanniques)

Conscience impériale

• Variable selon les époques mais en général faible • (→ fiche 9)

• Très forte, qui atteint son apogée en 1897, avec le « jubilé de diamant », 60 ans de règne de Victoria, Reine d’Angleterre et Impératrice des Indes

Nature de l’impérialisme

• Un impérialisme à éclipses

• Politique, doctrine et mentalité, l’impérialisme – « full imperialism » – envahit l’opinion publique, donne naissance en 1878 au « jingoïsme », nationalisme belliqueux et agressif qui culmine en pleine guerre des Boers, avec l’élection « khaki » de 1900à la Chambre des Députés

Des hommes symboles

• Jules Ferry (1832-1893), seule figure symbolique de l’impérialisme colonial

• Lord Disraëli (1804-1881), fasciné par l’Orient, il fait de la reine Victoria l’impératrice des Indes • Lord Rosebery (1847-1929), inventeur de la formule du « Commonwealth of Nations » • Joseph Chamberlain (1836-1914), passionnément impérialiste, voulant renforcer le lien entre les parties de l’Empire par une politique douanière protectionniste

L’apogée de l’Empire britannique

Colombie britannique du Cap en 1837 Annexions britanniques jusqu’en 1875 Annexions britanniques de 1875 à 1901 Protectorats britanniques Grand Trek

FICHE  8

AFRIQUE ORIENTALE ALLEMANDE (TANGANYKA)

Lac Nyassa

États boers République du Natal de 1839, annexée en 1843 Orange et Transvaal de 1842 à 1902 États boers créés de 1882 à 1886

NYASSALAND 1891

)

RODHÉSIE DU NORD 1891

ANGOLA

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Zambèze

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RODHÉSIE

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AFRICAIN ALLEMAND

Limpopo

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Walvis Bay 1875 BRIT.

PROTECTORAT DU BETCHOUANALAND 1885

AF

SUD-OUEST

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RODHÉSIE DU SUD RHODÉSIE 1888

Pr

Mafeking GOOSEN STELLA BETCHOUANALAND BRITANNIQUE Ora 1885 nge GRIQUALAND OCCIDENTAL 1871 Kimberley

Lourenço-Marquès

Johannesbourg Vereeniging

l Vaa

SWAZILAND (TRANSVAAL 1894-1902)

Majuba Hill Ladysmith

NOUVELLE-RÉUBLIQUE 1884-1886 ZOULOULAND 1879

Pietermaritzburg Port-Natal (Durban)

Bloemfontein

NATAL CAFRERIE 1850-1875

RÉPUBLIQUE BOER 1839-1843 BASOUTOLAND BRITANNIQUE 1868

COLONIE DU CAP La Cap

Port-Elizabeth

0

500 km

Afrique du Sud

1806

1835

1866 1879 1899 1902 1910 1912

Les Hollandais cèdent leurs possessions dans la région du Cap aux Britanniques Les Boers – fermiers libres d’origine franco-néerlandaise – commencent leur grand « Trek », voyage fortement teinté de religion, assimilable à l’Exode dans l’Ancien Testament pour fonder une nouvelle Jérusalem à l’intérieur des terres. Cette colonisation de l’hinterland s’accompagne de batailles sanglantes contre les Zoulous, dont celle de Blood River en 1838 : la république du Natal est, en 1843, annexée par les Britanniques quatre années après sa fondation ; deux républiques boers indépendantes sont fondées, celle du Transvaal (1842) et celle de l’État libre d’Orange (1854) Découverte des premiers diamants dans les mines de Kimberley et des gisements aurifères dans le Transvaal Après une guerre marquée par des batailles sanglantes et même des défaites – à Isandhlawana – les forces britanniques annexent le Zoulouland La guerre des Boers oppose ces derniers rassemblés derrière le président Kruger à l’armée britannique. Ce conflit et ses manifestations de violence anticipent sur les guerres à venir du xxe siècle Fondation du dominion de l’Union d’Afrique du Sud qui regroupe les colonies du Cap, du Natal, du Transvaal et d’Orange Fondation à Bloemfontein de l’ANC, African National Congress, parti politique qui exprime une identité africaine

L’apogée de l’Empire britannique

43

FICHE 9

Colonisateurs, malgré nous, l’Empire français

L

a France dispose en 1914 du deuxième empire colonial de la planète, grand de 10 millions de km2, soit vingt fois la surface de la métropole, et peuplé de 48 millions d’habitants. La comparaison avec l’Empire britannique (→ fiche 8) révèle l’ambiguïté du rapport de la France et des Français avec le fait colonial.

Un Empire de proximité Le planisphère exprime une réalité : le centre de gravité de l’Empire est l’Afrique. C’est en Algérie, en 1830, que la France se (re)lance dans l’aventure coloniale, car sous l’Ancien Régime, elle contrôlait déjà, dans les Caraïbes, des « îles à sucre et à rhum », la Louisiane, des comptoirs en Inde... (→ fiche 25). S’étendre en Afrique du Nord, contrôler le Sahara pour des raisons surtout stratégiques, relier ces territoires jusqu’à l’AEF, Afrique Équatoriale Française, via l’AOF, Afrique Occidentale Française, la France y est encouragée par les autres puissances, l’Allemagne, en 1881, pour la Tunisie, l’Angleterre pour le Sahara – Lord Salisbury, ministre des Affaires étrangères, ironise en 1899 sur « le sol léger, très léger, dans lequel le coq gaulois aurait tout loisir d’user ses ergots » ! L’autre pivot de l’Empire est la péninsule indochinoise. La continuité est totale entre les ambitions de Napoléon III et celles de Ferry « le Tonkinois » qui parachève la conquête de la péninsule entre 1881 et 1885. Pour la première fois dans l’histoire parlementaire, c’est même sur la question coloniale que Jules Ferry est désavoué par la Chambre en mars 1885. Cette conquête s’est accomplie dans le secret des cabinets, sans adhésion franche et massive de l’opinion publique. La pensée coloniale est en effet le fait d’un petit lobby, puissant, qui, cependant, avec les décennies, se structure en un véritable « parti colonial ». Nulle émigration de masse des Français dans les territoires contrôlés sous les tropiques

44

Colonisateurs, malgré nous, l’Empire français

et l’équateur, avec une exception toutefois, la présence d’un fort contingent de nationaux en Algérie, seule réelle colonie de peuplement. Pourtant, l’Empire semble en 1914, conformément aux discours de Ferry en 1885, un partenaire commercial non négligeable pour nos industries traditionnelles – cotonnières, alimentaires, rails et locomotives... – et une zone privilégiée pour les investisseurs (4 milliards de francs or), juste après les placements en Russie et ceux opérés en Amérique latine (→ fiche 23).

Une grande variété de statuts et un paradoxe Colonies administrées par le ministère des Colonies créé en 1894, Protectorats rattachés au ministère des Affaires étrangères, Départements relevant du ministère de l’Intérieur, la diversité des statuts n’est pas spécifique de la France. Elle semble projeter, à travers l’administration directe de la majorité des territoires coloniaux, sa tradition centralisatrice. Contrairement aux Britanniques (→ fiche 8), nul organisme de coordination analogue aux conférences impériales n’est créé. Cette lacune pèse fortement quand la conduite des affaires politiques est dans la main d’opposants au fait colonial. Car jusqu’en 1914, la conquête suscite les réserves des milieux nationalistes « obsidionaux » partisans de la reconquête des « provinces perdues » en 1871. De Paul Déroulède (1846-1914), fondateur de la Ligue des patriotes en 1882, à Georges Clemenceau (1841-1929), leader du radicalisme, l’opposition au fait colonial est une constante levée à l’approche de la Grande Guerre. Dès lors, une certitude envahit l’esprit de nos concitoyens : la France, sauvée par l’Empire, doit le conserver à tout prix. Ainsi, se noue le drame contemporain de la décolonisation. L’opinion publique française a été, dans son rapport à l’Empire colonial, dans une position paradoxale aussi bien au xixe qu’au xxe siècle.

Comptoirs en Inde, concessions en Chine

Marquises Territoires acquis après 1815

Réunion Anciennes colonies récupérées 1815

avant 1815

Saint-Pierreet-Miquelon

SaintLouis

Tunisie Algérie

Crozet

Tien Tsin

Madagascar Maurice Réunion

Seychelles

Kerguelen

Saint-Paul

Han kéou Changhaï Chandernagor Canton Inde Kouang-Tchéou Yanaon Indochine Mahé Pondichéry Karikal

Nouvelle-Amsterdam

Comores

Djibouti

Afrique occidentale française Afrique équatoriale française

Maroc

France

La formation de l’Empire colonial français

Guadeloupe Dominique Martinique

Guyane

Haïti

CANADA

Tuamotu Établissement français d'Océanie Gambier Toubouaï

Marquises

Clipperton

Lousiane

Haïti Anciennes colonies perdues

Tropique du Capricorne

Tahiti

Équateur

Tropique du Cancer

Cercle Polaire Arctique

Wallis et Futuna

0

1 000 km

Nouvelle Calédonie

Nouvelles Hébrides

FICHE  9

Colonisateurs, malgré nous, l’Empire français

45

L’idée coloniale en France

FICHE  9

« Colonies, s’affliger quand on en parle », la formule de G. Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues, exprime une réalité ; l’idée coloniale est née tardivement en France. Elle s’épanouit au xxe siècle, alors même que la décolonisation est inéluctable ! Ce fut même l’une des causes du drame connu par la société française durant les années 1950. Tandis que l’économiste libéral Jean-Baptiste Say1 (1767-1832) considère les colonies comme une charge financière – « Les peuples d’Europe supportent une partie des frais de leur administration militaire, civile et judiciaire, une partie de l’entretien de leurs établissements publics, et notamment de leurs fortifications » –, un groupe composite – un lobby (?) – formé de militaires, de géographes, de missionnaires adeptes de l’extension de « la civilisation chrétienne » et d’armateurs développe, peu après la conquête de l’Algérie en 1830, une pensée favorable à la colonisation. « L’Afrique ne doit pas être pour nous un comptoir comme l’Inde, ni seulement un camp dans un champ d’exercice pour notre armée, encore moins un champ d’expérience pour nos philanthropes ; c’est une terre française qui doit être le plus tôt possible, peuplée, possédée et cultivée par des Français, si nous voulons qu’elle puisse un jour peser de notre côté dans l’arrangement des affaires humaines » (L. A. Prevost-Paradole, La France nouvelle, 1868). Il est des livres comme des événements, certains d’entre eux marquent un tournant majeur, ainsi l’ouvrage de Paul Leroy Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, paru en 1874, connut un succès considérable (→ fiche 2). « La colonisation est la force expansive d’un peuple, c’est sa puissance de reproduction, c’est sa dilatation et sa multiplication à travers les espaces ; c’est la soumission de l’univers ou d’une vaste partie à sa langue, à ses mœurs, à ses idées et à ses lois. Un peuple qui colonise c’est un peuple qui jette

les assises de sa grandeur dans l’avenir et de sa suprématie future. Toutes les forces vives de la nation colonisatrice sont accrues par ce débordement au-dehors de cette exubérante activité. [...] À quelque point de vue que l’on se place, que l’on se renferme dans la considération de la prospérité et de la puissance matérielle, de l’autorité et de l’influence politique, ou que l’on s’élève à la contemplation de la grandeur intellectuelle, voici un mot d’une incontestable vérité : le peuple qui colonise le plus est le premier peuple ; s’il ne l’est pas aujourd’hui, il le sera demain. »

Aux débuts de la IIIe République, face à la question coloniale, les partis politiques à la Chambre des députés se divisent. Les partisans et les opposants ne s’identifient pas à la droite, qu’elle soit « orléaniste », « légitimiste », « bonapartiste », selon la typologie de R. Rémond (Les Droites en France), ni à la gauche radicale, républicaine. Seuls les républicains « opportunistes » se rallient d’emblée à l’idée d’une « grande » France. « Pour reprendre véritablement le rang qui lui appartient dans le monde, la France se doit de ne pas accepter le repliement sur elle-même : c’est par l’expansion, par le rayonnement dans la vie du dehors, par la place qu’on prend dans la vie générale de l’humanité que les nations persistent et qu’elles durent ; si cette vie s’arrêtait, c’en serait fini de la France » (Léon Gambetta, discours à Angers, le 7 avril 1872).

Avec Jules Ferry (1832/1893), le parti « coloniste », comme on le disait à l’époque, semble avoir trouvé sa figure de proue. Le 28 juillet 1885, Ferry « le Tonkinois », chassé du pouvoir en mars de la même année suite à l’échec à Lang Son, défend dans un grand discours le sens de la politique coloniale qui a permis à la France d’étendre son protectorat sur la Tunisie (1881), sur Madagascar, sur le Bas Congo (→ fiche 7) et sur le Tonkinois. « La politique coloniale est la fille de la politique 1. Au même moment, en Grande-Bretagne, Richard Cob- industrielle. Pour les États riches, où les capitaux den, le défenseur du libéralisme douanier (→ Fiche 5) et abondent et s’accumulent rapidement, où le régime « d’un monde ouvert » adopte la même position hostile aux manufacturier est en voie de croissance continue, colonies.

46

Colonisateurs, malgré nous, l’Empire français

attirant à lui la partie la sinon la plus nombreuse, du moins la plus éveillée et la plus remuante de la population qui vit du travail de ses bras – où la culture de la terre elle-même est condamnée pour se soutenir à s’industrialiser –, l’exportation est un facteur essentiel de la prospérité publique, et le champ d’emploi des capitaux, comme la demande du travail se mesure à l’étendue du marché étranger. […] Est-ce que vous pouvez nier, est-ce que quelqu’un peut nier qu’il y a plus de justice, plus d’ordre matériel et moral, plus d’équité, plus de vertus sociales, dans l’Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête ? Quand nous sommes allés à Alger pour détruire la piraterie et assurer la liberté du commerce dans la Méditerranée, est-ce que nous faisions œuvre de forbans, de conquérants, de dévastateurs ? [...] Est-ce qu’il est possible de nier que ce soit une bonne fortune pour ces malheureuses populations de l’Afrique équatoriale de tomber sous le protectorat de la nation française ou de la nation anglaise ? Est-ce que notre premier devoir, la première règle que la France s’est imposée, que l’Angleterre a fait pénétrer dans le droit coutumier des nations européennes et que la conférence de Berlin vient de traduire en droit positif, en obligation sanctionnée par la signature de tous les gouvernements, n’est pas de combattre la traite des nègres, cet horrible trafic, et l’esclavage, cette infamie ? Messieurs, dans l’Europe telle qu’elle est faite, dans cette concurrence de tant de rivaux que nous voyons grandir autour de nous, les uns par les perfectionnements militaires ou maritimes, les autres par le développement prodigieux d’une population incessamment croissante ; dans une Europe, ou plutôt dans un univers ainsi fait, la politique de recueillement ou d’abstention, c’est tout simplement le grand chemin de la décadence ! Les nations, au temps où nous sommes, ne sont grandes que par l’activité qu’elles développent. »

Sept ans plus tard, en 1892, la formation du groupe colonial à la Chambre, autour du député Eugène Étienne, journaliste à La Dépêche coloniale, mais aussi au Figaro, au Temps, à La Petite Gironde et au Petit Marseillais, témoigne de l’enjeu fondamental que représente la conquête de l’opinion publique. La formation du Comité de l’Afrique française en 1890, suivi du Comité de l’Asie française, du Comité de Madagascar, du Comité du Maroc, du Comité de l’Océanie participe de la même volonté : créer dans l’opinion publique un courant favorable à l’expansion coloniale. Les entreprises engagées dans les affaires coloniales forment en 1893, L’Union coloniale française. Et un an plus tard, naît le ministère des Colonies qui dirige un véritable corps de fonctionnaires et d’administrateurs sortis de l’École coloniale, créée en 1889. On comprend dès lors mieux la passion soulevée par la crise de Fachoda en 1898. À l’approche de la guerre, un autre thème renforce l’idée et le parti colonial en France confrontée à la dénatalité. Le continent noir pourrait être une réserve démographique précieuse : « L’organisation des troupes noires, c’est la civilisation de l’Afrique régénérée, c’est le couronnement de notre œuvre », écrit le colonel Mangin dans La Force noire (1910). « Elle permettrait surtout, du strict point de vue de la défense du territoire métropolitain, de compenser le déficit numérique de l’armée française face à ses adversaires virtuels, et plus particulièrement face à l’adversaire allemand. Grâce à la mobilisation possible des immenses ressources démographiques de ses colonies, la France est désormais en mesure de défier toute agression. » La mort de dizaines de milliers de soldats noirs durant la Grande Guerre, venus défendre la « mère patrie », le relèvement de la France gaulliste après 1940 grâce au ralliement des colonies, semblent donner raison aux prophéties du colonel Mangin.

Colonisateurs, malgré nous, l’Empire français

FICHE  9

47

FICHE 10

Des colonialismes frustrés

C

ontrairement à la France et au Royaume-Uni (→ fiches 8, 9), l’Allemagne et l’Italie ne parviennent pas à satisfaire leurs ambitions dans et par la formation d’empires coloniaux ce qui, par un choc en retour, renforce leurs frustrations en Europe (→ fiches 38, 39, 44).

Une Allemagne, facteur de désordre ? Les Allemagnes, plus que les Italies, ne possèdent pas de colonies avant 1815. Jusqu’à la réalisation de leurs unités (→ fiches 15, 16), leurs aspirations coloniales sont secondaires. Ainsi, en 1885, lors de la conférence de Berlin, la diplomatie allemande entend faire triompher un principe d’équilibre dans la conquête de l’Afrique centrale. Mais avec l’éviction de Bismarck, en 1890, au Reich agrarien, féodal, aux ambitions continentales, succède un Reich mondial qui entend convertir en possessions territoriales sa vitalité industrielle et commerciale : le « Made in Germany », fustigé par le journaliste Williams à l’extrême fin du xixe siècle, entend disposer de débouchés en expansion. De là découle une coalition paradoxale qui rassemble autour de Guillaume II, héraut de la Weltpolitik, des armateurs, des banquiers, des militaires, en particulier des marins conduits par l’amiral von Tirpitz. Ce rassemblement impérialiste ne diffère pas de ceux observables à la même époque, en France ou au Royaume-Uni. Les thématiques, les discours présentent une sémantique très similaire, mais leurs conséquences sont très différentes (→ fiche 38). Car les revendications allemandes heurtent celles de la France dont la tradition coloniale est ancienne ou la Grande-Bretagne ayant un horizon maritime structurel. Dès lors, la Weltpolitik inquiète Paris, Londres mais aussi Washington. Les chancelleries soulignent le danger émanant de Berlin, qui entend modifier les frontières dans la Mitteleuropa comme dans 48

Des colonialismes frustrés

la Mittelafrika – du « Kamerun » au Tanganyika. De là découle une coalition hostile qui empêche le Reich d’étendre son influence sur le royaume du Maroc. Par deux fois, en 1905 et 1911, Berlin doit reculer face à la France soutenue à la fois par la Russie mais aussi par l’Angleterre qui se sent menacée dans son essence même par la politique navale de puissance menée par Tirpitz. Même si le IIe Reich contrôle à la veille de la Grande Guerre un Empire de 3 millions de km 2, peuplé de 18 millions d’habitants, les frustrations l’emportent sur les motifs de satisfaction.

Une Italie en quête de reconnaissance Les ambitions coloniales italiennes sont synchrones du « scramble for Africa », durant la décennie 1880 (→ fiche 23). Elles se manifestent en Érythrée et sur les bords de la mer Rouge, « clefs de la Méditerranée ». Battues par les indigènes une première fois à Dogali, en 1887, les troupes italiennes du maréchal Baratieri sont une deuxième fois écrasées à Adoua en 1896. Preuve de la faiblesse italienne qui n’aurait pas les moyens de ses ambitions, la défaite d’Adoua est aussi le moment où l’impérialisme de frustration triomphe. Par le traité d’Addis-Abeba, en octobre 1896, l’Abyssinie accède à l’indépendance tandis que les Italiens se replient sur les hauts-plateaux érythréens. L’Italie n’a dès lors de cesse de prendre sa revanche ; elle le fait une première fois avec la conquête de la Libye en 1911-12, et surtout le manifeste en 1935 avec la guerre contre l’Éthiopie. Voilà qui prouve combien les problèmes non résolus du xixe siècle sont à l’origine des aventures du xxe siècle. Mussolini, né en 1883, sut très bien récupérer ce sentiment nationaliste frustré et le focaliser sur les terres peuplées d’Italiens, « Nizza, Corsica, Tunesia », sur le Mare Nostrum et l’Éthiopie (→ Petit Atlas du xxe siècle).

FICHE 10

Tanger

Maroc Libye Senoussi (1912-1931)

Ér

+

Abyssinie

Obok

So

Cameroun 1884

ma

lie

Anyang (1904)

ée

hr

yt

Liberia 1848

Togo 1884

Tutsi et Hutus (1911)

Congo 1876-1885

Mogadiscio

Afrique de l'Est 1885/1890

Zanzibar Maji-Maji (1905-1907)

États indépendants Liberia, Abyssinie Congo Colonies allemandes Colonies italiennes Direction de l'expansion allemande Direction de l'expansion italienne

+

Sud-Ouest Africain Herrero 1884 (1904-1906) Hottentot (1904-1906)

Défaite d'Adoua Révolte/répression

0

1 000 km

Maroc indépendant jusqu'en 1912

Italie et Allemagne, les tard venus dans la conquête coloniale

Des colonialismes frustrés

49

FICHE 10

Préambule de l’acte général de la Conférence de Berlin (25 février 1885) signé par 14 puissances « [...] Voulant régler dans un esprit de bonne entente mutuelle les conditions les plus favorables au développement du commerce et de la civilisation dans certaines régions de l’Afrique, et assurer à tous les peuples les avantages de la libre navigation sur les deux principaux fleuves africains qui se déversent dans l’océan Atlantique ; désireux d’autre part de prévenir les malentendus et les contestations qui pourraient

soulever à l’avenir les prises de possession nouvelles sur les côtes de l’Afrique, et préoccupés en même temps des moyens d’accroître le bien-être moral et matériel des populations indigènes, ont résolu, sur l’invitation qui leur a été adressée par le Gouvernement impérial d’Allemagne d’accord avec le Gouvernement de la République française, de réunir à cette fin une conférence à Berlin... »

La spécificité de l’impérialisme colonial italien

Les motifs de l’expansion coloniale ; trois pistes possibles

• Une nécessité pour un pays en quête de reconnaissance internationale (Dubois, 1993)* • Une très ancienne tradition qui, depuis l’Empire romain, assimile la Méditerranée au Mare Nostrum. • Une réponse aux problèmes internes, c’est-à-dire à la question de la surpopulation et de la terre dans le sud de l’Italie.

Les zones colonisées ; une réalité née de l’âge auquel s’effectue la colonisation

• Tard venue dans la conquête, l’Italie contrôle des terres pauvres (Labanca, 2002)* – « Corne » de l’Afrique – qui n’attirent pas les capitaux privés nationaux ni ceux internationaux ; cet « impérialisme de va-nu-pieds » (Maione, 1975) se traduit par un pillage des régions concernées. • À cela s’ajoute le coût des guerres ; au total, les colonies constituent plus un poids économique et financier qu’un facteur d’essor.

Continuité et rupture avec la politique fasciste

• Faut-il distinguer les conquêtes réalisées durant la phase libérale de Crispi, premier ministre de 1887 à 1891 et de 1893 à 1896, à Giolitti, président du conseil de 1892 à 1893, puis de 1908 à 1914, de celles effectuées par le fascisme ? Les motifs semblent différer (Quazza, 1991) : à la mission civilisatrice, dominatrice, succède une autre raciste réalisée dans le cadre d’une politique totalitaire. Mais, les méthodes guerrières, les zones concernées sont les mêmes.

Une défaite symptomatique

• La défaite des troupes italiennes face aux indigènes commandés par Ménélik II, à Adoua, en mars 1896, a un écho profond non seulement en Italie mais dans l’Europe entière. Pour la première fois, un contingent militaire blanc est écrasé par des indigènes noirs. En ce sens, la défaite anticipe sur le choc ressenti aux lendemains de la victoire nippone sur l’armée russe en 1904-05 (→ fiche 24). Elle révèle la faiblesse de cette Italie qui « n’est pas un État militaire sérieux » (Bismarck). Elle renforce le gouvernement de Rome dans sa volonté de puissance.

* Les dates entre parenthèses renvoient aux ouvrages des historiens dont les noms sont cités.

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Des colonialismes frustrés

L’affirmation d’une Weltpolitik

FICHE 10

Entre 1896 et 1914, le Reich cherche à affirmer heurte les intérêts opposés des autres puissances sa « place au soleil ». Ce mouvement impérialiste européennes (→ fiche 38). Politique intérieure

1896

1897

1898

1899

1900

1901

1902 1904 1905 1906 1907 1908 1909 1910 1911 1912 1913 1914

• Bülow devient secrétaire d’État aux Affaires étrangères et Tirpitz à la Marine

Politique extérieure • « L’Empire allemand est devenu un Empire mondial » Discours de Guillaume II pour le 25e anniversaire de la proclamation du Reich • Télégramme d’encouragement de Guillaume II à Krüger, le président de la République des Boers (→ fiche 8)

• Expédition à Kiao-Tcheou en Chine (→ fiche 21) • Volonté de contrôler les Philippines où Tirptiz envoie une • Première loi navale escadre : refus anglo-américain • Création de la Ligue navale (1,3 million • Voyage de Guillaume II au Proche-Orient, discours à d’adhérents en 1914) Damas ; l’empereur se présente comme le « protecteur » des 300 millions de musulmans • Concession accordée par l’Empire ottoman pour la • « Notre avenir est sur l’eau », Guillaume II construction du chemin de fer BBB, Berlin-Byzance-Bagdad à Stettin Partage des Îles Samoa, achat à l’Espagne des Mariannes et des Carolines, dans le Pacifique • Le géographe Ratzel publie un livre, La Mer comme source • Bülow succède à Caprivi à la Chancellerie de la puissance des peuples • Deuxième loi navale • Accord avec l’Angleterre sur le maintien de la « porte ouverte » en Chine • Dix ans après sa création, l’Alldeustcher Verband, ligue pangermaniste financée par le banquier Hugenberg, est un lobby présent au Reichstag (38 députés), agissant au plus haut sommet de l’État • En coopération avec Londres, Berlin décide de réaliser un blocus du Venezuela pour protéger ses intérêts économiques • Expédition de 10 000 soldats contre les Hereros révoltés dans le Sud-Ouest africain • Extermination de 15 000 Hottentots et Matumbés en Afrique orientale • Voyage de Guillaume II à Tanger. Première crise marocaine • Troisième loi navale qui relance la course à l’armement avec l’Angleterre • Création du Kolonialamt pour former des fonctionnaires qualifiés, suppression des compagnies à charte ; essor des investissements dans l’empire colonial • Quatrième loi navale • Bethmann Hollweg devient chancelier • Le général von der Glotz réorganise l’armée turque • Rapprochement avec la Russie qui accepte la construction du BBB moyennant la reconnaissance de leurs intérêts sur le nord de la Perse • Deuxième crise marocaine, le 15 juillet, l’Allemagne demande la cession du Congo français contre l’abandon de ses prétentions sur le Maroc • Formation de la Ligue militaire allemande • Vote de crédits supplémentaires pour construire de nouveaux cuirassés • Vote de la loi militaire qui porte de 621 000 à 761 000 soldats l’effectif de • Mission du général Liman von Sanders en Turquie l’armée d’active • La Société coloniale, Kolonial Verein, a 42 000 adhérents

• En février et en juin, accords avec la France et le RoyaumeUni pour délimiter des zones d’influence au Moyen-Orient

Des colonialismes frustrés

51

FICHE 11

Les colonies, versions « sous-titrées » de l’Europe ?

S

ur tous les continents, la colonisation (→ fiches 2, 8 à 10) fait naître de nouvelles sociétés, un mode de relations économiques sans précédents, un autre aménagement de l’espace. Le processus n’est pas contemporain du xixe siècle. Mais avec l’essor de la colonisation de masse, les versions « sous-titrées » de l’Europe se multiplient à travers le monde, contribuant à universaliser le « modèle » européen (→ fiche 7).

Un processus de placage La colonisation est toujours l’imposition d’un nouvel ordre à un autre qui n’a pas réussi à préserver son indépendance. Elle exprime une forme d’asymétrie entre deux univers qui, à un moment de leur histoire, se croisent. Révélateur de l’histoire, des traditions en vigueur chez le colonisateur, le processus débouche sur un véritable placage. Ce dernier est d’abord territorial, puisque le colon, le planteur se réservent les meilleures terres pour des cultures d’exportation. Les politiques de cantonnement des indigènes, doublées d’une nouvelle relation au sol – passage du droit coutumier à celui écrit – expliquent les résistances locales. En Algérie, l’émir Abd el Kader (1807-1883) tenta de s’y opposer par l’insurrection entre 1832 et 1847. Le général Bugeaud y répliqua par une extrême violence : « On ne se bat pas, on incendie » ! (→ fiche 23) Dans les cités, siège de l’administration européenne, naissent de nouveaux quartiers, séparés de ceux anciens. Dans les villes d’Afrique du Nord, à côté des casbahs réservées aux indigènes, se développe un urbanisme quadrangulaire, dominé par les édifices publics, symboles de la colonisation : le siège du gouverneur, l’école, la gare, la chambre de commerce et d’industries, l’hôpital… Partout, de Singapour à Casablanca, port artificiel créé à l’initiative de Lyautey, la colonisation se manifeste à travers ce dualisme architectural.

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Les colonies, versions « sous-titrées » de l’Europe ?

Dans ces versions « sous-titrées » de l’Europe, se multiplient de nouvelles infrastructures routières, parfois ferroviaires – en Afrique du Nord, en Inde, plus rarement en Afrique centrale  –, dont la fonction est moins de répondre aux besoins du marché intérieur que de faciliter l’exportation des productions agricoles et minières. De là découlent ces réseaux en « peigne » allant de l’intérieur vers les ports d’exportation. Les grandes villes connaissent aussi, sur la fin du siècle, les bénéfices du progrès ; tout à l’égout, réseau électrique puis téléphonique…

Légende « rose ou noire » ? Sauf rares exceptions – les socialistes ne s’emparent de la question coloniale qu’au congrès de Stuttgart en 1907 ! –, la légende « rose » règne sans conteste au xixe siècle. L’Européen est fier des apports processifs dont bénéficient les « sauvages » où régnait « le Moyen Âge ». Les préjugés racistes dominent, pas seulement chez les colons, qui entendent se différencier des indigènes par leurs mentalités. Les travaux de Houston Stewart Chamberlain (1855-1927), Les fondements du xixe siècle (1899), exposent une théorie raciste largement partagée en Europe dans les milieux universitaires comme dans ceux politiques. Au total, la colonisation vue dans les colonies est un mélange de crimes d’une violence inouïe et de bonnes intentions enveloppées dans une phraséologie missionnaire. L’Europe « mère des civilisations » se doit d’aider les peuples « mineurs » en leur apportant les bénéfices du progrès. Nulle mauvaise conscience, nul sentiment d’acculturer, nulle analyse en termes d’échanges inégaux, le colon est sûr de lui, et dans ses mobiles et dans ses missions. Le temps des remords et des regrets est pour plus tard !

Lac de Bizerte

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Arsenal

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(- 9,00)

Gare marchandises

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BIJOUVILLE

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Cimetière Ville ancienne musulmane

Lagune

(- 9,00)

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Vieux port

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(- 5,00)

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(10,00)

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La ville et le port de Bizerte (Tunisie) en 1900

ZARZOUNA

Quai pour les navires

Gare voyageurs

Ville née de la colonisation

Camp militaire

Caserne d'artillerie

Pont transbordeur

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Fort d'Espagne

Feu de signalisation pour la navigation

(15,00)

FICHE  11

Môle p rojeté

Les colonies, versions « sous-titrées » de l’Europe ?

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Typologie des formes d’intégration des colonies

FICHE  11

Pour chacune des puissances coloniales, un type de rapport spécifique à son Empire qui traduit l’histoire, les traditions et les pratiques politiques. Modalités du rapport entre la métropole et l’empire colonial Intégration, assimilation Extermination

Exemple Empire français, portugais, hollandais ; l’assimilation est toutefois réservée aux populations européennes vivant dans les colonies En Australie, à la fin du xviiie siècle, la population aborigène s’élève à 400 000 personnes, un siècle plus tard, elle est réduite à néant. « Les colons considéraient les Noirs comme des animaux sauvages. Ils les chassaient et les tuaient à coups de fusil. (...) Si l’anéantissement d’une race est le dernier mot du progrès colonial, les Anglais peuvent se vanter d’avoir mené leur œuvre à bon terme. » (J. Verne, Mrs Branican)

Exploitation

En Afrique centrale, particulièrement au Congo belge, des compagnies à charte pratiquent le travail forcé qui voit des dizaines de milliers de travailleurs noirs être soumis à des conditions de travail proches de l’esclavage et ce, pour le plus grand profit des sociétés coloniales. En vingt ans, dans de nombreux villages, la population est divisée par quatre du fait de la surmortalité !

Respect d’une forme d’autonomie*

Les dominions britanniques, Canada, Australie, NouvelleZélande, Afrique du Sud, disposent à la fin du siècle d’une grande autonomie interne, leur politique extérieure et monétaire, étant soumise à celle de la mère patrie. Un lien, la couronne et la langue (→ fiche 8) L’Empire russe admet l’existence de peuples différents soumis à l’autorité du Tsar (→ fiche 27)

(*depuis la sécession des États-Unis, cette politique est pour Londres, une nécessité) Des peuples différents, un monarque

Les archétypes de la société coloniale Chaque société coloniale présente des traits très différents, néanmoins, il est possible de distinguer quelques grandes figures symboliques. L’esclave

Le métis

Le créole

Le colon

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Avec le xixe siècle, les métropoles rendent leur liberté aux esclaves (1848 en France, 1866 aux États-Unis, 1888 au Brésil) mais dans de nombreuses zones de l’Afrique musulmane perdurent des formes d’esclavage. Dans les « îles à sucre et à rhum » de l’océan Indien, il a fallu faire appel à des contingents de travailleurs venus d’Inde pour remplacer la main-d’œuvre esclavagiste Le métis est en général méprisé, et par le colon, et par l’indigène. « Entre deux », « sangmêlé »… il constitue les gros bataillons de la petite fonction publique dans les colonies ; souffrant du racisme ordinaire, il craint par-dessus tout les poussées d’intolérance dont il sera la première victime Blanc qui « s’indigénise » à travers le vêtement, l’adoption des coutumes locales, en particulier dans le domaine culinaire, le Créole préexiste au xixe siècle. Il continue d’incarner une forme de « colonisation inversée » (M. Ferro) La grande masse des colons dans les zones de peuplement sont des déclassés ; « convicts » à savoir criminels envoyés coloniser l’Australie après 1797 : « Nous avons été une Sibérie, mais au soleil ! » disent encore aujourd’hui les Australiens. Condamnés au bagne, forcés à s’installer en Angola par les autorités portugaises, chômeurs fuyant la misère, proscrits des émeutes révolutionnaires de juin 1848, « communards » exilés après 1871, bagnards déportés en Sibérie… la liste de ces exclus installés dans les « nouvelles Europes » est impressionnante. Le paradoxe est de constater qu’avec la colonisation, ils sont devenus des défenseurs de l’ordre établi et de ce racisme ordinaire très éloigné de leur idéologie révolutionnaire !

Les colonies, versions « sous-titrées » de l’Europe ?

Le planteur ou « colon en gants jaunes »

Il préexiste à la colonisation du xixe siècle, ayant introduit des plantes nouvelles sur sa propriété latifundiaire : canne à sucre asiatique, caféier africain dans le monde latinoaméricain, cacoyer, hévéa, tabac américain en Afrique et en Asie… La production destinée aux marchés européens fonctionne sur la base de l’esclavage. Avec la fin de la traite, le système perdure sur d’autres bases salariales et d’autres rapports sociaux. Les grandes plantations de théiers, d’hévéas, de cocotiers… s’imposent à Ceylan, en Indochine, en Indonésie. Sa prospérité dépend moins des conditions de production endogène que des facteurs régissant les exportations, de là découlent des crises économiques importées des zones de consommation

L’administrateur

Formé tardivement dans des écoles coloniales spécialisées, dépourvu en général du bagage linguistique lui permettant de communiquer avec la population autochtone, l’administrateur symbolise les certitudes de l’Européen, sûr d’incarner une civilisation « supérieure », apportant la culture à des « peuplades sauvages, imprégnées de barbarie ». Porteur en général d’un racisme dont il n’a pas conscience, l’administrateur dépeint par exemple par Kipling, plus tard par Céline dans Voyage au bout de la nuit, symbolise la présence blanche au quotidien

Le médecin

Contemporain de la colonisation, le médecin est d’abord là pour soigner les soldats et les colons. Mais à la fin du xix siècle, avec les découvertes bactériologiques de Pasteur, de Koch ou de Yersin, le médecin entreprend une « croisade » contre les infections tropicales ; la lutte contre la maladie du sommeil, contre la malaria, devint le « combat pour l’Afrique ». W. Haffkine combattant la peste en Inde à la fin du siècle, A. Schweitzer, fondateur d’un hôpital à Lambaréné, symbolisent le médecin triomphant de la maladie ! « C’est quand elle chassait la malaria ou la maladie du sommeil que la civilisation européenne fut le mieux acceptée. » (M. Ferro, Histoire des colonisations) Le Seuil, 1994) Invoquée comme une des missions « civilisatrices » de la colonisation, la scolarisation se développe selon des modalités différentes dans chacune des zones contrôlées par l’Européen. Destinée d’abord aux enfants des Blancs, l’instruction publique dans la langue du colonisateur se développe avec le siècle. Les grandes masses d’enfants indigènes n’en profitent que faiblement, avec toutefois quelques exceptions pour les meilleurs d’entre eux, ce qui alimente l’héroïsation de la figure de l’instituteur apportant l’instruction donc la liberté. Quant à l’enseignement dans la langue locale, il suscite une forme de méfiance de la part du colonisateur, en particulier dans les zones musulmanes où l’enseignement dans les écoles coraniques fut considéré comme suspect La colonisation commence en général – et finit – avec l’intervention des soldats commandés par des chefs appréciés de leurs troupes. Les Bugeaud, Gallieni, Lyautey, et autres Kitchener… ont tous une passion partagée : celle de l’action. Fuyant l’Europe qui connaît un net recul du nombre de conflits par rapport aux siècles précédents, ils voient dans la conquête coloniale un horizon dominé par l’Aventure ! Persuadés d’agir au nom de valeurs supérieures, ils n’hésitent pas à utiliser les méthodes les plus extrêmes. Bugeaud, le conquérant de l’Algérie, recourt à l’incendie systématique pour briser la résistance des tribus. Il couvre de son autorité les agissements les plus brutaux, le viol, les Arabes enfumés dans les grottes de Dahra en 1845… Gallieni montra une fermeté impitoyable à Madagascar. À l’opposé, au Maroc, Lyautey n’a de cesse de montrer sa force pour ne pas s’en servir. Avec lui, le soldat devient médecin, instituteur, aménageur de routes pour « faire tache d’huile » et gagner la confiance des indigènes. La quasi-totalité des généraux de la Grande Guerre est passée par les colonies où ils ont fait leur apprentissage. Cela explique leur culte de l’offensive à tout prix, leur méconnaissance du rôle clef de l’artillerie, leur volonté de gagner du terrain coûte que coûte, au moins jusqu’à la bataille de Verdun en 1917 ! Confrontés à des troupes indigènes n’ayant qu’une faible maîtrise de la technologie, ils ont eu du mal, dans leur grande majorité, à saisir le rôle clef du progrès technique dans la conduite de la guerre longue qu’ils ignoraient

L’instituteur

Le soldat

Les colonies, versions « sous-titrées » de l’Europe ?

FICHE  11

55

Les temps des continents soumis à l’Europe

Cette chronologie par grandes aires continentales montre que la conquête fut lente, non synchrone de continent à continent, avec toutefois, une accélération, à partir de 1890 et Afrique et Océan Indien

Amériques

1804

• Indépendance d’Haïti

1806

• Coup de main de Miranda au Venezuela

1807

• Insurrection au Mexique • Les compagnies à charte britanniques créées au xviie siècle perdent leur monopole de commerce avec l’Inde

1813

• Les Anglais au Cap suite au Congrès de Vienne • Les Britanniques contrôlent Singapour

1819

1821

• Bolivar et San Martin obtiennent l’indépendance en Amérique latine

1822

• Indépendance du Brésil

1823

• Première guerre anglobirmane

1825

• L’Égypte conquiert le Soudan

1826

• Les Anglais contrôlent le Gold Coast

1828

• Les Russes à Erevan

1830

• Débuts de la conquête de l’Algérie par la France

1833

• Adoption de la Charte coloniale par la France dotant la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, la Réunion de conseils coloniaux élus au suffrage censitaire • Débuts de la révolte des Canadiens français

1837

56

• Révolte anti hollandaise à Java

• Fondation du Liberia par la société américaine de colonisation

1824

1838

Asie

• Wilberforce fait abolir la traite de Noirs

1810

1815

l’entrée dans l’âge de l’impérialisme. De tous les continents, celui qui fut l’objet du partage le plus absolu est assurément l’Afrique.

• Comptoirs fortifiés français sur la côte du Golfe de Guinée

Les temps des continents soumis à l’Europe

Océanie

Afrique et Océan Indien 1839

Amériques

• La France contrôle l’île de Nossi-Bé au NE de Madagascar

1840

1841

• Première guerre de l’opium des Britanniques contre les Chinois

• Souveraineté britannique sur la Nouvelle-Zélande

• Traité de Nankin Hong Kong passe sous contrôle britannique

• Les Français à Tahiti, dans les Marquisesw

• Les Anglais au Natal • Débuts de la guerre des USA contre le Mexique

1846 1847

• Indépendance du Libéria

1848

• Fin de la résistance contre • Le Mexique cède tout le la France en Algérie Sud-Ouest aux USA • Abolition de l’esclavage dans les possessions françaises

1849

• Fondation de Libreville (Gabon) pour les esclaves libérés

• Annexion du Punjab par les Britanniques • Achèvement de la conquête de la Birmanie

1852

• Le commodore Perry • Débuts de la guerre • Annexion par la France ouvre les ports japonais au de Crimée contre de la Nouvelle-Calédonie commerce américain l’Empire ottoman

1853

1854

Océanie

• La France occupe Mayotte • L’Union Act rassemble les deux provinces anglophone et francophone au Canada, colonie britannique

1842 1843

Asie • Premiers villages de colons juifs en Palestine

• Faidherbe gouverneur du Sénégal • Londres reconnaît l’indépendance de l’Orange

• Création du Colonial Office par Londres pour gérer les colonies de la couronne

• La colonie britannique de Victoria en Australie accède à l’autonomie

• Révolte des Cipayes en Inde. Naissance de l’Indian Office, un an plus tard

1857

1858

• 2e guerre de l’opium jusqu’en 1860 • La Russie annexe les territoires proches du fleuve Amour. • Aménagement du port de Vladivostok sur la côte du Pacifique

1859

• Fin des guerres coloniales russes au Daghestan et en Tchétchénie ; reddition de l’imam Chamil

• Expédition de Livingstone en Afrique orientale

Les temps des continents soumis à l’Europe

57

Afrique et Océan Indien

Amériques

1860

1861

• Débuts de la guerre de Sécession

1862

• Intervention des forces impériales françaises au Mexique

1863

• Émancipation des esclaves proposée par A. Lincoln

• Création de la confédération du Canada, dominion • Achat de l’Alaska à la Russie par les USA

1867

• Inauguration du Canal de Suez

• Formation du Turkestan russe

• Inauguration du Canal de Suez • Terrible famine en Inde

1871

• Insurrection en Kabylie

1873

• Guerre menée par Wolseley contre les tribus Ashantis au Gold Coast

• Protectorat russe sur la région de Khiva

• Découverte du Congo par Stanley

• Protectorat britannique sur les États malais • Victoria, Impératrice des Indes

1876

1877

• Léopold II fonde l’Association internationale africaine • Annexion par Londres du Transvaal et de l’Orange

1878

58

• Protectorat français en Cochinchine, au Cambodge

• Début de l’ère Meiji • Occupation française de la Cochinchine • Protectorat russe sur la région de Boukhara

1868

1874

Océanie

• Les Russes entrent à Tachkent

1865

1869

Asie • Intervention militaire française pour protéger les Chrétiens du Liban et de Syrie attaqués par les Druzes • Le palais d’été à Pékin est incendié par les forces françaises et anglaises • La Russie annexe les territoires proches de l’Oussouri

Les temps des continents soumis à l’Europe

• Grande famine en Inde (5 millions de morts)

• Expédition anglaise en Afghanistan pour contrer la poussée russe

• Annexion par Londres des Fidji

Afrique et Océan Indien

1881

1882

Amériques

• Victoire des Boers contre les Anglais à Majuba Hill • Protectorat français en Tunisie

• Brazza signe un traité avec le souverain Makoko

Asie

Océanie

• Après deux années de guerre infructueuse, Londres accepte un Afghanistan indépendant • Début du creusement du canal de Panama par la France

• Les Français en Côte d’Ivoire

• Le canal de Suez passe sous contrôle anglais • Débuts de l’intervention française contre la Chine pour contrôler le Tonkin, l’Annam

1883

1884

• Les Allemands contrôlent le Cameroun, le Togo, la Namibie • Protectorat britannique en Somalie • Écrasement des troupes du général Gordon à Khartoum par les troupes du « Mahdi » ou « prophète »

• Occupation de la Papouasie par les Britanniques

1885

• Fin de la conférence de Berlin • Protectorat français sur Madagascar

• Création du Parti du Congrès en Inde

• Annexion de la Birmanie intégrée à l’empire des Indes

1886

• Découvertes d’or au Transvaal. Naissance de Johannesbourg • Fondation de la Royal Niger Cy, instrument de pénétration des Anglais au Niger(ia)

• Débuts de la rivalité anglo-allemande pour le contrôle des Îles Salomon

• Les Nouvelles-Hébrides passent sous contrôle franco-britannique

1887 • Abolition de l’esclavage au Brésil

1888 1889

• Tanganyika, colonie allemande

1890

• Les Français au Niger Le Sultanat de Zanzibar passe sous protectorat britannique

• Protectorat français • Achèvement du au Laos processus d’accession à l’autonomie des colonies britanniques en Australie • Les Britanniques et les Hollandais se partagent Bornéo Débuts de la construction du Transsibérien

1891

• Protectorat français sur le Dahomey

• Les Îles Gilbert et Ellice passent sous contrôle britannique

1893

• C. Rhodes, premier ministre au Cap

• Les USA annexent Hawaï

1894

• L’Ouganda devient protectorat britannique

1892

Les temps des continents soumis à l’Europe

59

Afrique et Océan Indien

Amériques

Asie

1895

• Le Kenya devient colonie britannique • Formation de l’AOF, Afrique Occidentale Française

1896

• Défaite italienne à Adoua • Débuts de la ruée vers • Reconquête du Soudan l’or de l’Alaska par les troupes de Kitchener

1897

• Jubilé de diamant de la reine Victoria, impératrice des Indes • Crise de Fachoda

• Guerre hispanoaméricaine

• Achèvement de la voie ferrée transcaspienne, de Bakou à Tachkent

• Monopole économique allemand dans la péninsule de Chantoung

• Débuts de la guerre des Boers

• Le traité de Paris met un terme à la guerre entre les USA et l’Espagne

• Concession accordée à l’Allemagne par l’Empire ottoman pour construire le Bagdad Bahn

• Les Mariannes et les Carolines passent sous contrôle allemand

1898

1899

Mouvement Boxeur en Chine

1900

• Formation du Commonwealth of Australia, un dominion

1901 1902

• Fin de la guerre des Boers par la paix de Vereeniging

1904

• Fin des litiges coloniaux entre Paris et Londres • Soulèvement des Hereros au Sud-Ouest africain contre les Allemands

• Occupation de la zone de Panama par les forces américaines

• Guillaume II à Tanger Répression féroce contre les Hereros, les Hottentots et les Matumbés d’Afrique orientale 1905

• Guerre russojaponaise : attaque surprise contre les forces russes à PortArthur • La marine russe est défaite à Tsoushima par les forces navales japonaises • Début de l’épidémie de peste dans la région de Bombay (5 millions de morts) • Le traité de Portsmouth met fin à la guerre russojaponaise

• Conférence d’Algésiras

• L’administration de la Papouasie est confiée à l’Australie

1906

1907

60

Océanie

• Traité de Shimonoseki entre le Japon et la Chine • Début du cycle de l’hévéa en Malaisie

• Création de l’université du Caire • Le Congo devient colonie belge

• Accord anglo-russe • La Nouvelle-Zélande sur la délimitation accède au rang de des zones d’influence dominion en Perse

1908

• Insurrection jeune Turque

1909

• Fondation de l’Anglo Persian Oil Cy

Les temps des continents soumis à l’Europe

Afrique et Océan Indien

Amériques

1910

• Fondation de l’AEF • Formation de l’Union Sud-Africaine • Ouverture d’un Institut Pasteur à Alger

1911

• Intervention des Marines • 2e crise marocaine • Débuts de la conquête de américains au Nicaragua la Libye par l’Italie

1912

• Protectorat français au Maroc

1913

Océanie

• Révolution au Mexique • Réunion des deux protectorats au Nigeria

1914

Asie

• Inauguration du canal de Panama placé sous protection américaine depuis 1904

• Accords angloallemand et francoallemand pour délimiter des zones d’influence dans l’Empire ottoman

Les temps des continents soumis à l’Europe

61

DEUXIÈME PARTIE

Les ébranlements

FICHE 12

La première décolonisation : la libération de l’Amérique latine

L’

accession à l’indépendance du continent latino-américain s’inscrit à la confluence du mouvement amorcé par l’insurrection des colons blancs contre l’Angleterre en Amérique du Nord (1775/81) et de celui provoqué par les guerres napoléoniennes. Cette première décolonisation fut néanmoins comme un brouillon raté.

Un processus global, des variations locales La dynamique du mouvement, ses épicentres, ses leaders montrent combien la décolonisation dirigée contre l’Espagne et le Portugal sont des processus d’abord concernant les colons européens plus que les Indiens. L’hostilité des colons à la mère patrie tient à l’alourdissement de la charge fiscale décidée par Madrid : dès 1781, en Nouvelle-Grenade, la société créole manifeste son hostilité aux « peninsulares », les « métropolitains », soutiens des fonctionnaires tatillons. Les Créoles, imprégnés du modèle nord-américain, n’en veulent pas moins éviter la « voie » haïtienne qui amène les esclaves à se révolter derrière Dessalines et à proclamer une république en 1804. Cette poussée contestataire a des effets d’autant plus grands que l’Espagne n’a plus les moyens de ses ambitions. La prise de Buenos Aires par les Anglais en 1806 prouve le rapport de faiblesse entre l’Espagne et ses colonies. La résistance des milices créoles de la Plata contre l’occupant anglais démontre au contraire leur force. Le « mouvement d’indépendance-colon » (M. Ferro) met environ une trentaine d’années avant de triompher. Ses héros sont Francisco de Miranda (1750-1816), Simon Bolivar, Antonio José de Sucre (1795-1830), tous originaires du Venezuela, tous désireux de libérer la totalité du continent américain de la tutelle coloniale. Après les victoires militaires de 1824

64

contre l’Espagne, leur rêve de voir triompher le panaméricanisme s’effondre, les nouveaux États se faisant la guerre. Une ère de troubles politiques marqués par des « golpe », des coups d’États, par des révoltes et des guerres s’ouvrait.

Un brouillon raté Sitôt libérés, ces jeunes États confient leurs destinées à des « présidents-dictateurs » – Bolivar au Venezuela en 1816 –, à des « présidents à vie » – Sucre en Bolivie en 1825 ! Ces mouvements sont donc moins démocratiques et républicains qu’ils n’expriment une affirmation identitaire créole. Très tôt, dans ces nouveaux États, l’élection légitime le coup d’État politique. Les grands problèmes, comme celui du rapport à la terre, la question ethnique et la définition d’un nouvel équilibre entre Indiens et Créoles, le problème religieux et la place de l’Église dans les nouveaux États sont soit évacués, soit mal posés. Dès lors, le continent latino-américain, même s’il accède à une indépendance politique de façade, tombe sous la tutelle économique des nouvelles métropoles qui, au xixe siècle, ont succédé à l’Espagne et au Portugal (→ fiches 2 à 4, 8 à 10, 36) : le Royaume-Uni, les États-Unis, l’Allemagne, dans une moindre mesure, en sont les grands bénéficiaires. L’endettement de ces États, l’asymétrie d’un commerce dominé à l’exportation par des produits miniers et agricoles, la dépendance technologique vis-à-vis des zones industrialisées, les flux migratoires témoignent de l’émergence d’un néo-colonialisme précoce. Avec le message adressé au Congrès par le président Monroe en 1823, le destin du continent américain n’est plus lié à celui de l’Europe. En ce sens, le mouvement d’indépendances met un terme à cette relation née de la découverte des Nouveaux mondes au xvie siècle ! Une nouvelle page dominée par l’axiome « l’Amérique aux (Nord)-Américains » peut s’ouvrir.

La première décolonisation : la libération de l’Amérique latine

FICHE  12

Caracas

Venezuela 1811-1831

Colombie Bogota

Angleterre Hollande France Guyane

1811 - 1819 - 1831 Équateur Quito 1811 - 1822 - 1830

Pérou 1821

Brésil 1815 Royaume 1822 Empire 1889 République

Lima

Bolovie Bolivie 1825 La Paz Paraguay 1811-1822 Asuncion Asoncion

Chili 1810-1817 Santiago

0

1 000 km

Buenos Aires

Argentine 1810 - 1816 - 1825

Rio de Janeiro

Uruguay 1811-1828 Montevideo

Limite de la Grande Colombie Les dates sous le nom de pays indiquent les dates d'indépendance

L’émancipation de l’Amérique latine

La première décolonisation : la libération de l’Amérique latine

65

Chronologie de la première décolonisation

FICHE  12

Avec presque 130 ans d’avance sur l’Asie et 150 ans à l’indépendance. Ce processus exprime la force sur l’Afrique, le continent latino-américain accède du modèle libertaire nord américain. 1804 1806 1808 1809 1810 1811 1812 1814 1815 1816 1817 1819 1820 1821 1822

1823

1824 1825

Indépendance de Haïti Les milices créoles, dirigées par Saavedra, chassent les Anglais de Buenos Aires Contre l’invasion de l’Espagne par les troupes de Napoléon, les colonies de l’Amérique se révoltent L’ordre ancien dans les colonies espagnoles d’Amérique s’effondre suite aux intrigues anglaises et portugaises Pronunciamento à Buenos-Aires, séparation de l’Uruguay, du Paraguay, soulèvement du Chili, insurrection au Mexique derrière les prêtres Hidalgos et Morelos Indépendance du Venezuela, insurrection du Mexique réprimée, indépendance du Paraguay À la mort de Miranda, Bolivar prend en main la cause de l’indépendance du Venezuela. Il y entre un an plus tard et obtient le titre de « Libertador » La rébellion au Pérou échoue. Au Venezuela, battu par les Espagnols, Bolivar est obligé de s’exiler Le Portugal abolit la traite des Noirs et supprime les actes de l’inquisition Le Venezuela s’insurge à nouveau sous la direction de Bolivar tandis que les Cortès portugais s’efforcent de réduire le Brésil à l’état de colonie : ces mesures y soulèvent la révolte qui aboutit en 1822 Suite aux victoires du général José de San Martin, le Chili obtient l’indépendance. Au Venezuela, proclamation de la République Bolivar devient dictateur et président de la République de Colombie, comprenant le Venezuela, la Nouvelle Grenade Les troupes espagnoles devant se rendre en Amérique latine pour juguler les indépendances se révoltent. Indépendance du Pérou grâce aux forces combinées de San Martin et de Bolivar ; la partie espagnole de Saint-Domingue se constitue en république Les États-Unis reconnaissent l’indépendance du Mexique. Révolution au Brésil. Indépendance de Quito. San Martin, le « libérateur du Sud » abandonne l’action révolutionnaire, tandis que Bolivar le « libérateur du Nord » continue seul La vice-royauté du Guatemala déclare son indépendance et se réunit au Mexique. Le 2 décembre, le président américain Monroe, devant les menaces d’intervention espagnole, proclame solennellement au Congrès l’indépendance du Nouveau Monde et le principe de non intervention : « L’Amérique doit être à l’avenir affranchie de toute tentative de colonisation et d’occupation étrangère. L’Amérique aux Américains ! » La république est proclamée au Mexique Proclamation de la république de Bolivie

Simon Bolivar, le « libertador » (1783-1830) Rares sont les hommes politiques à donner leur nom à un mouvement idéologique. Bolivar, héros de l’indépendance latino-américaine est à l’origine du « bolivarisme », entendu comme volonté d’émancipation. Rares sont les hommes politiques à donner leur nom à un pays : la Bolivie, créée en 1825, est un hommage à l’action du « libertador ». « Héritier », né dans une très riche famille espagnole présente au Venezuela depuis des générations, Bolivar reçoit une éducation qui mêle enseignement de la philosophie des Lumières, dont J.-J. Rousseau, et apprentissage militaire. Lors de son voyage en Europe, à l’extrême fin du xviiie siècle, il entre en contact à la fois avec les 66

milieux aristocratiques et ceux nés de la « Grande révolution » et des guerres impériales. De retour au Venezuela en 1810 où il combat pour l’indépendance aux côtés de Miranda, il comprend que le mouvement de libération, pour gagner, ne peut qu’être global, étendu à la totalité de l’Amérique latine soumise au joug colonial espagnol et portugais. Jusqu’en 1825 et la création de la Bolivie, Bolivar montre sur le terrain ses qualités de chef militaire. En 1826, il réunit à Panama un congrès panaméricain pour tenter de regrouper les nouveaux États dans une fédération. Il échoue dans son rêve et meurt peu après.

La première décolonisation : la libération de l’Amérique latine

La déclaration Monroe Le 2 décembre 1823, dans son message annuel au Congrès, le président républicain James Monroe prononce un discours à l’intention des Européens. Cette déclaration – elle porte le nom de « doctrine Monroe » après 1854 – est une réponse aux mouvements d’indépendance qui se propagent en Amérique latine entre 1818 et 1823 et à la Sainte Alliance qui envisage avec l’appui de la France, de la Russie et de la Grande-Bretagne d’aider l’Espagne à reconquérir ses provinces révoltées. « Nous avons toujours été les spectateurs anxieux […] des événements qui se déroulent dans cette partie du globe avec laquelle nous avons tant de liens et dont nous tirons notre origine. Les citoyens des États-Unis se réjouissent de la liberté et du bonheur de leurs semblables de l’autre côté

FICHE  12

de l’Atlantique. Dans les guerres […] européennes […] nous ne sommes jamais intervenus et il n’est pas conforme à notre politique de le faire. […] C’est seulement lorsque nos droits sont atteints ou sérieusement menacés que nous ressentons l’offense ou faisons des préparatifs pour notre défense. Les événements de cet hémisphère nous touchent infiniment de plus près. […] À l’égard des colonies actuelles des puissances européennes, […] nous n’interviendrons pas. Mais à l’égard des gouvernements qui ont déclaré leur indépendance […] nous ne pourrions considérer aucune intervention d’une puissance européenne […] que comme la manifestation d’une position inamicale à l’égard des États-Unis. »

L’Amérique latine face aux États-Unis Jusqu’en 1822-23, le Mexique qui incluait le Guatemala et la quasi-totalité des régions de l’isthme, s’étendait de façon imprécise vers le Nord où vivaient des communautés dépourvues de structures politiques. La première partie du siècle est dominée par la question de la fixation d’une frontière stable avec le Mexique. Après la période de recueillement, 1819 1835 1836 1843 1845 1846 1848 1850 1854 1898 1903 1904 1911 1914

conséquence de la guerre civile interne aux USA (1861-1865), s’ouvre une deuxième période marquée par un interventionnisme croissant. Le monde puritain yankee n’entendait pas seulement dominer économiquement mais aussi faire reculer le « papisme », les régions latino-américaines étant catholiques (→ fiche 36).

La Floride est cédée par l’Espagne endettée de 5 milliards de dollars vis-à-vis des États-Unis Le Texas se proclame indépendant Les Mexicains massacrent la garnison d’Alamo à San Antonio au Texas La « dollar diplomacy » caractérise les relations financières entre les USA et l’Amérique latine Les premiers colons commencent à s’installer en Californie Admission du Texas dans l’Union La formule, la « destinée manifeste », apparaît dans le Morning News de New York Guerre contre le Mexique Par le traité de Guadalupe-Hidalgo, le Mexique cède tout le Sud-Ouest, y compris la Californie, aux États-Unis Début de la ruée vers l’or en Californie La Californie entre dans l’Union Les négociations pour acheter Cuba à l’Espagne échouent Guerre contre l’Espagne à propos de Cuba Révolution au Panama ; Washington reconnaît l’indépendance de la nouvelle république qui se sépare de la Colombie Occupation de la zone du canal de Panama et reprise des travaux commencés par la France en 1882 Intervention des Marines américains au Nicaragua Inauguration du canal à écluses de Panama

La première décolonisation : la libération de l’Amérique latine

67

FICHE 13

La vague des révolutions de 1830

T

out commence à Paris avec les « Trois Glorieuses », tout finit en Pologne, en 1831, avec le triomphe de la répression. Durant ces quelques mois, l’ordre ancien voulu par Metternich (→ fiche 1) est ébranlé en certaines zones. Quelle est la place de 1830 dans le cours des événements qui ont fait le xixe  siècle ?

Les ambiguïtés de 1830 Les « Trois Glorieuses » – 27 au 29 juillet 1830 – qui mettent fin au régime réactionnaire de Charles X (1757-1836) et de son Premier ministre, le prince de Polignac, ne peuvent être comparées ni à la « Grande révolution », ni aux journées de février 1848 (→ fiche 14). Antiautoritaires, anti-réactionnaires, les insurgés parisiens sont plus animés par une volonté et une espérance libérales – rétablir les grandes libertés d’opinion, de presse suspendues par Polignac – que par une espérance républicaine et démocratique. Cette ambiguïté des origines explique que le pouvoir échut au roi Louis-Philippe, roi des Français, roi tricolore, fidèle en cela, à l’héritage familial, puisque son père embrassa la cause de la révolution de 1789 et ce, jusqu’à la bataille de Valmy. Avec la révolution parisienne de 1830, parvient au pouvoir cette nouvelle classe sociale, la bourgeoisie, née des bouleversements politiques, économiques et technologiques du début du xixe siècle (→ fiches 3 à 6). Elle aspire à l’ordre et à la liberté, les deux maîtres mots de la pratique orléaniste. Elle tourne son regard vers le modèle britannique qui sait combiner le parlementarisme et la monarchie. Jamais dans toute son histoire, la France ne fut d’ailleurs si proche de ce modèle britannique à la fois à travers ses institutions, ses pratiques et ses rites.

68

La vague des révolutions de 1830

La révolution de 1830 ne marque pas seulement le début du règne d’un « monarque laïque » (R. Rémond), elle est surtout fondatrice d’une nouvelle famille politique à droite, l’orléanisme qui, à côté du légitimisme et du bonapartisme, perdure longtemps dans l’histoire politique de la France. Son temple nouveau est le parlement, le Palais-Bourbon. Là encore, la rupture avec l’avant est flagrante. En ce sens, 1830 est comme un lien entre 1789 et 1848.

Succès et échecs de la poussée révolutionnaire en Europe Le succès des insurgés parisiens a de profondes conséquences dans les zones les plus fragiles de l’Europe de Metternich, la Belgique placée sous la tutelle des Provinces-Unies et la Pologne, soumise à la Russie. Là, la poussée contestataire est fondamentalement identitaire et nationale. Tandis qu’elle aboutit à la formation du royaume de Belgique en 1831, elle échoue à redonner aux Polonais une patrie indépendante. La contre-offensive conduite par le maréchal russe Paskeïevitch (1782-1856) triomphe à la fois sur le terrain militaire (batailles d’Ostroka et de Varsovie en 1831) et politique ; 80 000 Polonais sont peu après déportés vers la Sibérie. Des milliers d’entre eux fuient vers la France et les terres de liberté. L’échec de cette révolution renforce dans l’imagerie romantique la figure du Polonais opprimé, victime de l’occupant étranger. La littérature d’Adam Mickiewicz (1798-1855), de Juliusz Towacki (1809-1849) et, bien entendu, la musique de F. Chopin (18101849), qui avait quitté la Pologne dès 1830, en portent les traces, entre nostalgie et refuge dans la création.

Le paradoxe culturel de l’échec de 1831 « Dans le domaine culturel, l’échec de l’insurrection coïncida presque exactement avec l’âge d’or du romantisme polonais. Incapables de concevoir leur univers selon les principes rationnels et harmonieux des Lumières, écrivains et artistes se tournèrent vers l’exploration de l’esprit, l’évocation de la nature profonde des choses. [....] Comme leurs contemporains en Europe occidentale, ils étaient fascinés par le folklore, les traditions historiques, les légendes médiévales, par le surnaturel, les émotions paroxystiques de l’extase et de la douleur, l’amour et la mort, par

0

des héros et des héroïnes plus grands que nature, et le culte de liberté auxquels ils ajoutaient une note spécifique de ferveur catholique. Tous les pays d’Europe sont passés par l’expérience romantique, mais elle a été particulièrement intense en Pologne. On peut penser qu’elle lui a fourni les éléments de sa culture moderne. Bien plus étant donné que l’ambiance oppressante de serre surchauffée qui l’a fait naître s’est maintenue à bien des égards jusqu’à aujourd’hui, cette tradition règne encore en maîtresse dans les esprits. » N. Davies, Histoire de la Pologne, Fayard, 1996, p. 194/5.

Niemen

100 km

FICHE  13

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EMPIRE RUSSE

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Cracovie

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GALICIE AUTRICHIENNE Forteresse PŁOCK Województwa (palatinats)

Principaux mouvements de l'armée russe, 1831

La répression de la révolution de 1830/1831 en Pologne

La vague des révolutions de 1830

69

Un nouveau rapport à la Loi

FICHE  13

Le contraste est saisissant entre l’avant et l’après reprenait sa marche. En ce sens, ainsi que le 1830, comme si le mouvement du temps « et ses souligne Le Journal des Débats, le 10 août 1830, funestes écarts », arrêté un moment en 1814, « 1830 vient de couronner 1789 ». Avant 1830

Après 1830 Le monarque et la loi

• 1825, dernier sacre des rois à Reims : une tradition millénaire s’éteint avec Charles X, lieutenant de Dieu • Une vénération quasi religieuse pour le monarque légitime, oint de Dieu • Drapeau blanc

• 1830 : serment de Louis-Philippe au Palais Bourbon à la Charte. Affirmation du premier magistrat de la Nation (art. 13*) • Un souverain bourgeois qui fait élever ses fils dans les collèges fréquentés par les enfants de la bourgeoisie • Drapeau tricolore (art. 67)

• Un corps électoral très réduit du fait des décisions prises par le souverain • Une Charte « accordée » par le monarque à ses sujets

• Un corps électoral élargi, du fait de l’abaissement du cens, suite à un vote du parlement • Une Charte votée par le parlement

• Un pouvoir dans les mains du monarque « inviolable et sacré » (art. 13*) : ce dernier propose la loi (art. 16) ; la justice émane du roi (art. 37) • « La religion catholique, apostolique et romaine est la religion de l’État » (art. 6) • Une presse censurée

• Un pouvoir partagé entre le roi et le parlement (art. 14) qui gagne le pouvoir d’interpellation • Le catholicisme n’est plus religion d’État • Interdiction « à jamais » de la censure (art. 7) • La Garde nationale (art. 66) est la gardienne de la Charte * Les articles renvoient à la Charte du 14 août 1830

* Les articles renvoient à la Charte du 4 juin 1814

Les bases sociales • Une aristocratie de naissance qui a, dans sa grande majorité, émigré en 1792. Revenue en France avec la Restauration, elle entend regagner son monopole traditionnel

• L’université mise en tutelle, surveillée

• Une aristocratie militaire et administrative, souvent héritière de celle impériale : Soult, Gérard, Mortier… • Une aristocratie de naissance qui a refusé d’émigrer en 1792 : les Broglie… • La haute bourgeoisie, à l’image de Guizot, de C. Périer. Des « notables » qui se reconnaissent dans la formule de Guizot : « Enrichissez-vous par le travail et l’épargne » • Le pouvoir réconcilié avec l’université, avec l’Institut. Nombreux sont les politiques à devenir membres de l’Institut ; nombreux sont les universitaires à être anoblis L’idéologie

• Le conservatisme réactionnaire

• Le libéralisme à l’anglaise

• Une méritocratie de naissance

• Une méritocratie récompensant les talents

La naissance de la Belgique Placées sous l’autorité des souverains d’Orange aux lendemains du Congrès de Vienne, les provinces belges catholiques ont de plus en plus de mal à accepter les mesures de limitation du pouvoir de l’Église prises par Guillaume d’Orange, de confession protestante. Les journées de juillet 1830 amènent les habitants de Bruxelles à se

70

La vague des révolutions de 1830

révolter en septembre de la même année. En octobre, les troupes hollandaises abandonnent l’ensemble des provinces belges, exception faite d’Anvers. Le pays se forme moins du fait d’une aspiration identitaire nationale que par suite du soutien de Londres. Les Britanniques ont en effet tout intérêt à voir se constituer un État tampon,

contenant au Sud les ambitions françaises, et au Nord, celles hollandaises soutenues par la Prusse. Les Belges n’ont ni choisi librement leur roi, leur régime politique, ni leur système de défense. À

la conférence de Londres en 1831, on leur imposa un héritier de la famille Saxe-Cobourg-Gotha et la neutralité. Ces ambiguïtés des origines expliquent la fragilité de la Belgique.

FICHE  13

Des Polonais sans Pologne Tant le royaume du Congrès (1815-1864) que le Grand Duché de Posnanie (1815-1848) sont des « dépendances autonomes de gouvernements étrangers » (N. Davies, Histoire de la Pologne). Quant à la toute petite république de Cracovie (1815-1846), elle n’eut jamais les moyens d’une

existence indépendante. Toutes ces entités payèrent d’un prix élevé leur révolte contre l’occupant russe. Si bien que « la métaphore religieuse si aimée des poètes romantiques décrit le pays crucifié et son corps descendu au tombeau où il attend la résurrection » (N. Davies).

1900

1848 1846 Rép. de Cracovie

1850

1832

1815

1800

« Russie occidentale »

Grand Duché de Varsovie

1809 1807 1800

Royaume du Congrès G.D. de Posmanie

1867

Royaume de Galicie

1874

à la Prusse

« Pays de la Vistule »

Autriche partagée

Prusse partagée

Russie partagée

1795 1793

1773 Cracovie

Poznan

Varsovie

Lwow

États souverains

Bialystok

États autonomes

Wilno

Minsk

Soulèvements (1831-1863)

La vague des révolutions de 1830

71

FICHE 14

La vague des révolutions de 1848 ou le « printemps des peuples »

S

i l’on devait raisonner par analogie, les révolutions de 1848 qui embrasent la quasi-totalité du continent européen sont comparables aux autres grandes vagues révolutionnaires postérieures, celle de 1918-20, celle de 1945-57 et, bien entendu, celle de 1989-91. Nées d’une série de facteurs complexes, elles présentent un triple aspect, libéral, national et républicain si ce n’est démocratique.

Une causalité complexe Sans tomber dans une quelconque simplification marxiste, qui considère que « l’infrastructure », à savoir les rapports de production, est à l’origine des mutations de la « superstructure », – les processus politiques –, reconnaissons que la poussée révolutionnaire se nourrit d’une crise générale du système économique alors en vigueur. Depuis 1845, la cherté inflationniste des céréales, reflétant les mauvaises récoltes, fragilise les sociétés européennes. Simultanément, des dysfonctionnements altèrent la croissance de type industriel (→ fiches 3 et 4) : des krachs boursiers, des faillites plus ou moins spectaculaires, en témoignent. Dès lors, c’est toute la société qui en est fragilisée. Le mécontentement urbain fait évoluer la crise en une remise en cause des régimes. Il suffit d’un détonateur pour que « l’équilibre européen » voulu par Metternich (→ fiche 1) s’écroule.

Paris, épicentre 1789-92, 1830, 1848, et plus tard 1870, la France présente une spécificité, celle de résoudre ses contradictions par la révolution. Ce faisant, elle ouvre une boîte de Pandore mise à profit par les nationalistes et les patriotes de tout bord. La révolution de février 1848, spontanée, généreuse, unanimiste, qui met un terme au régime de Louis-Philippe, est d’abord un état

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d’esprit, appelé « l’esprit quarante-huitard », un alliage fait de foi romantique et d’espérance rationaliste, positiviste. Fraternité entre les individus, à l’image de la grande fête du 2 avril 1848, fraternité entre les peuples ; de l’émancipation populaire découle l’idée de la libération des peuples opprimés depuis 1815. Le succès des journées de février à Paris encourage les habitants des autres villes européennes à secouer le joug de l’ordre ancien (Chronologie, p. 74).

La triple dimension des révolutions Nul organisme coordonnant l’action révolutionnaire à l’échelle européenne, nulle intervention de l’armée française porteuse d’une idéologie subversive, certes des patriotes italiens, allemands, polonais se pressent à Paris au printemps 48, la simultanéité des explosions trouve son origine dans une triple aspiration libertaire : nationale, libérale et républicaine. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes entend triompher du principe dynastique des souverains à contrôler des territoires sans l’acquiescement des populations. Quant au courant libéral et républicain, il réclame des garanties par la proclamation d’une constitution respectueuse des libertés individuelles ; celle de penser, de se réunir, de s’exprimer sans censure ni contrôle (→ fiches 15, 16). Les révolutions anglaise, américaine et française du xviiie siècle sont porteuses de nouveaux concepts au pouvoir détonateur, celle de 1848 ne fait que s’inscrire dans le sillage du passé. Mais en même temps, le « printemps des peuples » nourrit la mémoire européenne ; elle alimente le pacifisme, l’utopie fraternelle, l’émergence d’une Europe unie sans frontières, réunie autour de la modernité mise en œuvre par une diplomatie fondée sur le contrat.

La vague des révolutions de 1848 ou le « printemps des peuples »

Venise

Prague Vienne

Dresde

Naples

Pest

Poznam

EMPIRE D'AUTRICHE

Cracovie

Varsovie

Le « printemps des peuples » en Europe en 1848

ROYAUME DES DEUX-SICILES

ÉTATS PONTIFICAUX

Palermes

Rome

Florence

Bologne

Munich

BAVIÈRE

PIÉMONTSARDAIGNE Milan Turin

Potsdam

Berlin

ROYAUME DE PRUSSE SAXE

SUISSE

Karlsruhe

Cologne Francfort

BELGIQUE

PAYS-BAS

Neufchâtel

FRANCE

Paris

Londres

EMPIRE OTTOMAN

EMPIRE RUSSE

Les axes secondaires

Les axes principaux de contagion

La spécificité polonaise

Les foyers de moindre ampleur

Les principaux foyers d'insurrection contre l'ordre de Metternich

L'épicentre français et ses ondes

FICHE  14

La vague des révolutions de 1848 ou le « printemps des peuples »

73

Chronologie du « printemps des peuples »

FICHE  14

Poussée révolutionnaire et réaction 3 mars

Émeute révolutionnaire à Buda et Pest

6 mars

Agitation à Berlin

11 mars

Prague est touchée par la révolution

13 mars

La révolution à Vienne force Metternich à prendre la fuite : garde nationale constituée, un comité central administre la ville. Promesse d’une constitution

15 mars

Petöfi obtient à Budapest la promesse de la formation d’un gouvernement parlementaire au programme politique ambitieux

17 mars

Daniel Manin, avocat, libéré de prison par le peuple de Venise, devient le président du gouvernement provisoire de la république de Venise

20 mars

Émeutes à Munich, Cologne

23 mars

Milan se soulève contre l’Autriche. Le roi de Sardaigne, Charles-Albert prend la tête de la guerre d’indépendance contre l’Autriche

24 avril

Écrasement des républicains dans le pays de Bade

25 avril

À Vienne, proclamation d’une constitution établissant le suffrage censitaire et le bicaméralisme

Fin avril

Le pape Pie IX pourchasse les patriotes dans ses États. Ferdinand II de Sicile fait de même ; il dissout le parlement de Naples et écrase les insurgés siciliens Soulèvement des Polonais de Posnanie

15 et 26 mai

Émeutes révolutionnaires à Vienne contre les réformes jugées insuffisantes

18 mai

Réunion du parlement élu à Francfort ; à la fin décembre 48, il adopte une déclaration allemande des droits, prélude à une constitution

Juin

Tandis que le congrès panslave se réunit à Prague, le général Windisch-Graetz bombarde la ville, l’envahit et arrête les leaders modérés et radicaux

Juillet

Mobilisés autour de Kossuth, les patriotes hongrois déclarent la levée en masse et proclament la république ; il s’ensuit une guerre contre l’Autriche qui dure un an

25 juillet

L’armée de Radetzky écrase les insurgés lombards et l’armée de Charles-Albert à Custozza

26/31 octobre

Aidé par les troupes croates de Jellachich, le général Windisch-Graetz s’empare de la capitale autrichienne. La répression est féroce, la réaction terrible

Décembre

Abdication de l’empereur Ferdinand dit le Débonnaire en faveur de FrançoisJoseph, âgé de 18 ans ; ce dernier reste sur le trône jusqu’en 1916 ! Centralisation, germanisation, militarisation, cléricalisme, bureaucratie expriment le credo de l’empereur

Les trois visages du nationalisme Le nationalisme, idéologie affirmée avec la « Grande révolution », est d’abord un combat avec des périodes de paroxysme et d’autres d’accalmies. En 1830, une fièvre nationaliste secoue la partie occidentale de l’Europe, qui confirme le rôle clef de la France en la matière. Les trois « Glorieuses » en juillet 1830, qui voient le monarque bourgeois et libéral Louis-Philippe succéder à Charles X, souverain réactionnaire, ont un profond écho

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auprès des patriotes belges qui, dès août 1830, se libèrent de la tutelle hollandaise. Mais en Pologne où la population se révolte contre la tutelle russe, et en Italie où l’agitation secoue les villes du Nord, ce combat échoue. Il faut attendre 1848 pour que cette vague balaie la construction de Metternich, même si ce n’est que vingt ans plus tard que les unités italiennes et allemandes sont proclamées. Ce combat bénéficie du soutien plus ou moins

La vague des révolutions de 1848 ou le « printemps des peuples »

affirmé de certaines puissances ; sans l’aide de caractéristique des mobiles qui animent le baron Napoléon III au royaume de Piémont-Sardaigne, Otto von Bismarck. point d’unité italienne. Le nationalisme est enfin et surtout une Le nationalisme est aussi une arme qui culture. Se nourrissant d’un vrai substrat culturel rassemble en même temps qu’elle déconstruit instrumentalisé, souvent réécrit à des fins partiou disloque des empires multiethniques, donc sanes, le nationalisme s’épanouit à travers des multinationaux. En ce sens, il est très proche écrits, des romans, des opéras – pensons au rôle de la décolonisation, mais une décolonisation clef de Verdi et à la symbolique transparente du interne. Les processus de construction de l’em- chœur de Nabucco dans lequel tous les patriotes pire allemand et du royaume italien illustrent italiens se reconnaissent. Sans les progrès de cette dialectique née de l’alliance entre des l’alphabétisation, sans l’émergence d’une presse intellectuels, penseurs de la nation, une classe à grand tirage, sans les conversations dans les bourgeoise révolutionnaire, aspirant à l’émer- arrière-salles des cafés, sans chemin de fer, en gence d’un marché unifié favorable à ses affaires, un mot, sans l’affirmation d’un espace culturel et une partie de la noblesse désireuse de disposer caractérisé par le brassage des idées et par l’afd’un réel moyen d’influence sur le destin de l’État firmation d’un nouvel acteur politique combien dans le cadre de l’Europe et même du monde. essentiel, l’opinion publique, nulle culture Cette dernière remarque est particulièrement nationaliste.

FICHE  14

Nations et culture « On peut réellement définir les nations d’une part en fonction de la volonté et de la culture, d’autre part en fonction de leur convergence avec les unités politiques. Dans ce contexte, les hommes veulent être unis politiquement avec ceux, et seulement ceux qui partagent leur culture. Les sociétés veulent alors étendre leurs frontières aux limites de leurs cultures, protéger et imposer leur culture avec les frontières de leur pouvoir. Cette fusion de la volonté, de la culture et de la société politique devient la norme qu’il est facile et fréquent de défier. [...] C’est le nationalisme qui crée les nations et non pas le contraire. Il faut convenir que le nationalisme utilise la prolifération des cultures et des richesses culturelles préexistantes que l’histoire lui laisse en héritage, même si son utilisation est très sélective et qu’il procède très souvent à leur transformation radicale. Il peut refaire vivre des langues mortes, fabriquer des traditions, réhabiliter des objets dont la pureté et la perfection sont tout à fait fictives.

L’ardeur nationaliste a, du point de vue culturel, un caractère créatif, imaginatif et très inventif. Ce n’est pas pour autant qu’il faudrait, à tort, conclure que le nationalisme est une invention idéologique, contingente et artificielle qui aurait très bien pu ne pas exister si ces satanés penseurs européens qui, tels des mouches du coche, se saisissent de tout, insatisfaits que les choses soient ce qu’elles sont, n’avaient pas concocté cette mixture pour l’injecter de manière fatale dans les artères de communautés politiques tout à fait viables. Les lambeaux ou tissus de culture que le nationalisme utilise ne sont souvent que des inventions historiques arbitraires. Les moindres vieux morceaux de tissus auraient pu, tout aussi bien servir. Mais le principe nationaliste, en soi, par opposition à ses avatars, n’a rien de contingent et ne doit rien à la chance. » E. Gellner, Nations et nationalisme, 1983 (1989 pour l’éd. française), Petite bibliothèque historique Payot, p. 86-87.

La vague des révolutions de 1848 ou le « printemps des peuples »

75

FICHE 15

Du puzzle italien au Royaume d’Italie

L’

unité italienne, comme le processus concernant les Allemagnes (→ fiche 16), entretient les mêmes rapports complexes avec l’idéologie propagée durant la « Grande révolution ». Mais contrairement aux conséquences de l’unification allemande, la naissance du royaume d’Italie ne suscite pas les mêmes inquiétudes en Europe, exception faite de l’Autriche.

Les facteurs propices au Risorgimento Le Risorgimento ou renaissance si ce n’est résurrection d’une Italie libre et indépendante naît des bouleversements induits par la philosophie des Lumières et exprimés durant la phase révolutionnaire de la fin du xviiie siècle. C’est d’abord une réaction hostile à l’absolutisme, si ce n’est au despotisme incarné par les détenteurs de l’autorité traditionnelle. C’est aussi une opposition à l’occupant autrichien colonisateur qui, à l’issue du Congrès de Vienne, contrôle directement ou indirectement toute la partie la plus riche de la « Botte » (→ fiche 1). Car c’est dans le Nord riche, dans ses capitales provinciales connaissant les débuts de la première vague d’industrialisation (→ fiches 3 à 5) que la contradiction entre les aspirations d’une bourgeoisie libérale tournée vers le modèle britannique, français, et l’immobilisme politique est la plus sensible. Dès lors, le processus obéit peu ou prou à une chronologie identique à celle observable outre-Rhin. Jusqu’en 1848, le nationalisme identitaire est porté par des écrivains – d’Azeglio, Leopardi, Manzoni dont les romans rencontrent un franc succès – par des compositeurs – Rossini et surtout Verdi (→ fiche 14) –, des historiens – Balbo. L’espérance d’un monde nouveau nourrit des sociétés secrètes, tels les carbonari, souvent pétris de mysticisme, auteurs d’attentats individuels : les tentatives démocratiques et républicaines de Mazzini (1805-1872) échouent au tournant des années 1830. L’unité italienne 76

Du puzzle italien au Royaume d’Italie

ne pourrait se réaliser sans appui de la part de la monarchie et des élites libérales symbolisé par le Comte Cavour. En 1831, l’arrivée au pouvoir de Charles-Albert, réputé libéral, rend possible la solution piémontaise qui se réalise quarante ans plus tard. Deux facteurs retardent l’unification des Italies : le Saint Père, à la fois souverain spirituel dans lequel se reconnaissent tous les Catholiques, et souverain temporel contrôlant des États qui prennent en écharpe la péninsule, hypothèque d’autant la propagation de la modernité (→ fiche 40). L’Autriche catholique, adepte de la stabilité si ce n’est de l’immobilisme, bloque le processus. La poussée libérale, identitaire et nationale de 1848 ne pouvait que momentanément échouer.

Les guerres accoucheuses de l’histoire Comme en Allemagne, le puzzle italien s’efface à l’issue de trois « guerres nationales ». Le moteur en est le royaume de Sardaigne qui trouve un allié dans la France de Napoléon III, partisan du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; les troupes impériales aident à repousser les Autrichiens en Vénétie. C’est chose faite en 1859. L’expédition des Mille « chemises rouges » conduite par Garibaldi provoque un an plus tard le renversement des Bourbons du royaume des Deux-Siciles. Mais l’intervention des troupes piémontaises à Naples empêche la proclamation d’une République à Naples. Encore une fois, la solution monarchique libérale s’impose. Elle se réalise en 1866 après que l’Autriche ait été écrasée par la Prusse à Sadowa (→ fiche 16). En 1870, après la défaite de Sedan et le renversement du Second Empire, Rome devient la capitale de l’Italie réunifiée. Le Saint-Père voit son territoire se réduire à la cité du Vatican tandis que Victor-Emmanuel II devient roi « par la grâce de Dieu et la volonté de la nation ».

FICHE  15

ÉTATS D'ALLEMAGNE DU SUD FRANCE

EMPIRE D'AUTRICHE-HONGRIE (1867)

SUISSE

Trente

Savoie

Magenta 1859 Turin

Vénétie

Lombardie

Custozza 1866

Milan Solférino 1859

Piémont Gênes

Venise

Parme

EMPIRE OTTOMAN

Modène Ferrare

A

rm

Florence

Nice

ée sar Rép. de St-Marin de Ancône Castelfidardo sept. 1860

Toscane

Lissa 1866

Armé

Principautée de Monaco

Rome Montana 1867

ÉTATS DE L'ÉGLISE

e sarde

ROYAUME DE SARDAIGNE

ROYAUME DES DEUX-SICILES

Gaète

Naples

E xpéd it i on

Sardaigne

d es M ri Ga

ld ba

État allié du royaume de Sardaigne

i l l e,

Épicentre de la poussée identitaire

i

État bloquant toute évolution La « question » romaine

Palerme Calatafimi mai 1860

Batailles

Messine

Aspromonie 1862

Sicile

Limite du royaume d'Italie en1861 1860 1859 1860

Rattachement à la France

1866 1870

Rattachement au royaume de Sardaigne

Rattachement au royaume d'Italie

0

200 km

La réunification du puzzle italien

Du puzzle italien au Royaume d’Italie

77

Avant l’unité

FICHE  15

Ce tableau schématique entend rendre compte de la réalité italienne avant l’unification mise en œuvre par Cavour. Ce qu’est l’Italie

Ce que n’est pas l’Italie

• Elle n’est pas un État unifié avec des institutions communes, un emblème, une constitution et un gouvernement. C’est un puzzle de huit États séparés les uns des autres par des frontières, symboles de souveraineté pour les princes qui gouvernent ces territoires • Elle n’est pas un espace d’échanges puisque des lignes de douane hypothèquent la libre circulation des marchandises. Les différentes unités de poids et de mesure, les espèces monétaires elles aussi différentes, l’absence d’homogénéité des législations commerciales aggravent les blocages • Elle est un espace culturel caractérisé par un glorieux passé – l’Empire romain, la Renaissance – et par une réelle implication des artistes, des romanciers, dans la question de l’unité • La fragmentation favorise les menées hégémoniques des grandes puissances extérieures, en particulier l’Autriche qui contrôle la quasi-totalité des régions du nord. L’influence de l’Autriche catholique est souhaitée par le pape dominant les États dits pontificaux • Elle est bien une « expression géographique » (Metternich), un espace spécifique ayant la forme d’une « botte » nettement séparée de l’Europe continentale par la barrière alpine

• Ce n’est pas une nation vu la force des régionalismes. Stendhal, admirable observateur de son temps, le note dans ses Promenades en Italie • Ce n’est pas une puissance capable d’exercer une influence asymétrique sur les autres, ni même capable de prendre son destin entre ses mains pour résoudre les questions globales qui s’y posent • Ce n’est pas un espace linguistique uni car les dialectes, les patois sont très présents, même après l’unité. Plusieurs décennies sont nécessaires pour faire reculer cette diversité ; l’orthographe, les idiomes et les tournures de la langue italienne sont très variables selon les régions ! • Ce n’est pas un monde économique homogène : le contraste est total entre le Sud fidèle à des pratiques agricoles extensives conduites dans le cadre d’immenses propriétés latifundiaires (cf. la description faite par Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans Le Guépard) et le Nord où s’esquisse une intensification des cultures ; de même, les grandes cités de la plaine du Pô connaissent les prémices de l’industrialisation. Ce mouvement est accéléré avec l’installation des chemins de fer • Ce n’est pas une nation unie et ce, bien après l’unité, il reste à construire la nation italienne

Cavour, Garibaldi, deux héros de l’unité italienne • Parlant mieux le français et l’anglais que l’italien, Cavour (1810-1861) incarne la figure du noble rallié à la modernité. La gestion du domaine agricole familial près de Leri rappelle la mode de l’agriculture « à l’anglaise » marquée par l’intensification des cultures. De même, le comte Cavour est passionné par le chemin de fer dont il pressent toutes les conséquences révolutionnaires : « l’économie politique est la science de l’amour de la patrie » • Conscient de l’émergence d’une opinion publique qu’il s’agit d’éduquer, il fonde en 1847 le journal Il Risorgimento, dans lequel il défend des idées libérales et nationales : une constitution et une guerre contre l’Autriche • Partisan d’une Église libre dans un État libre, version italienne de la séparation de l’Église et de l’État, Cavour se méfie et des aristocrates réactionnaires et des démocrates porteurs de révolutions parfois incontrôlables • De 1852 à 1859, il dirige le gouvernement piémontais, puis celui du royaume d’Italie entre mars et juin 1861, date de sa mort : durant ce laps de temps, il incarne la voie réformiste. Le but de ce « fils de la liberté » est clair, faire de l’Italie un royaume uni, indépendant, capable d’accéder au rang de puissance en Europe

• Giuseppe Garibaldi (1807-1882) est l’archétype du « patriote », ami de tous les exilés dont Mazzini, rencontré à Marseille en 1833 • Il incarne, comme Byron en son temps, le combattant de la liberté, n’hésitant pas à franchir l’Atlantique pour aider les révolutionnaires de la république du Rio Grande do Sul ou ceux d’Uruguay combattant la dictature. C’est sur le sol latinoaméricain, entre 1835 et 1846, que se constitue la légende garibaldienne avec la création de la Légion italienne des « chemises rouges » • Partisan de la violence mise en œuvre par ses volontaires, Garibaldi, revenu en Italie en 1848, propose ses services au roi de Sardaigne • Jusqu’au-boutiste, Garibaldi a toutefois du mal à accepter les compromis diplomatiques, les armistices. Sa participation à la guerre d’indépendance, en particulier lors de l’expédition des Mille dans le royaume des Deux-Siciles, exprime la double dimension de ce héros de l’unité italienne ; condottiere à la tête d’une bande, jamais intégrée à l’armée régulière piémontaise, il serait comme un chef de guerre du passé. Patriote, pétri de ces valeurs nées à la fin du xviiie siècle, il incarne la figure du combattant romantique épris de républicanisme

• Les deux héros de l’unité italienne, se font écho tout en s’opposant et en se complétant ; à la raison incarnée par le comte Camille Cavour répond l’action conduite par Garibaldi et ses « chemises rouges ». Tous deux sont l’objet d’un culte dont l’Italie avait besoin pour exister

78

Du puzzle italien au Royaume d’Italie

Les ambitions de Cavour « Nous n’avons d’autre but que de rendre l’Italie aux Italiens, de fonder d’une manière durable et réelle l’indépendance de la péninsul, de la délivrer de toute sujétion morale, aussi bien que matérielle. [...] Nous ne céderions pas un pouce de terre italienne, quels que fussent les avantages du troc qu’on viendrait nous proposer. Je le répète, je suis Italien

FICHE  15

avant tout, et c’est pour faire jouir mon pays du self government à l’intérieur, comme à l’extérieur, que j’ai entrepris la rude tâche de chasser l’Autriche de l’Italie, sans y substituer la domination d’aucune autre puissance. » Lettre envoyée par Cavour au marquis d’Azeglio, Ambassadeur du roi de Sardaigne à Londres, 8 mai 1860

Chronologie des « guerres nationales » Trois guerres d’abord, celle menée par le Piémont témoigne du refus de Vienne d’abandonner le seul, puis par l’alliance franco-piémontaise, nord de la péninsule. enfin par le royaume d’Italie, contre l’Autriche La première « guerre nationale » 23 mars 1848

Charles-Albert déclare la guerre à l’Autriche

2 avril/30 mai

Succession de victoires piémontaises

11 juin/9 août

Suite de défaites piémontaises devant les forces autrichiennes commandées par le général Radetzky. Il s’en suit un armistice que refuse de reconnaître Garibaldi. Ce dernier poursuit seul le combat jusqu’à sa défaite, le 26 août

12 mars 1849

Reprise des hostilités entre Piémontais et Autrichiens

23 mars

Défaite totale des troupes piémontaises à Novare. Un jour plus tard, signature de l’armistice, et paix, le 6 août : retour au statu quo ante de 1848

14 mai 1859

Napoléon III prend la tête des armées franco-sardes. Une semaine après, la coalition remporte la victoire de Montebello au sud de Milan

Fin mai

Les « chemises rouges » de Garibaldi arrivent au nord de Milan

4 juin

Victoire franco-sarde de Magenta, les Autrichiens quittent la capitale lombarde. Quatre jours après, entrée triomphale de Napoléon III et de Victor-Emmanuel II à Milan

La deuxième « guerre nationale »

24 juin

Triomphe sanglant des troupes alliées contre l’armée autrichienne commandée par FrançoisJoseph à Solferino – 40 000 morts et, en réaction, création de la Croix Rouge par Henri Dunant,

11 juillet

Signature à Villafranca des préliminaires de paix

15 mai/26 octobre

L’expédition des Mille conduite par Garibaldi provoque l’effondrement du royaume des DeuxSiciles. Accueilli comme un libérateur, Garibaldi qui se fait appeler « dictateur » reconnaît toutefois, le 26 octobre, le souverain piémontais comme « roi d’Italie »

20 juin 1866

Le Royaume d’Italie déclare la guerre à l’Autriche

3 juillet

Victorieux au début de la campagne, les Autrichiens, défaits par les Prussiens à Sadowa (→ fiche 16) ne peuvent contenir la contre-offensive conduite par les forces de Garibaldi qui triomphent dans le Trentin

26 juillet

Signature des préliminaires de paix entre les deux adversaires, officialisée le 3 octobre

aux portes de la Vénétie où se réfugient les forces autrichiennes (→ fiche 42)

La troisième « guerre nationale »

Du puzzle italien au Royaume d’Italie

79

FICHE 16

Des Allemagnes au IIe Reich

L’

unité allemande proclamée dans le château de Versailles en janvier 1871 exprime symboliquement combien la question de l’unité allemande est liée à la France. Ce faisant, elle modifie en profondeur le rapport de forces entre les puissances en Europe.

Un lent processus Sans invasion napoléonienne, point d’extension de la « modernité » à la française symbolisée par la diffusion du Code Civil (voir p. 6, 7), surtout dans les territoires rhénans, ni de réaction hostile à l’occupation française exprimée par Fichte dans Les Discours à la nation allemande (1807/8). Contre le rationalisme cartésien se développe un courant de pensée romantique qui revisite l’histoire pour invoquer « l’esprit allemand » – le Volksgeist  – devant animer la communauté de destins des peuples germaniques (→ fiche 14). Ces pulsions très présentes dans les confréries estudiantines – les Burschenschaften  – se doublent d’ambitions économiques au fur et à mesure de l’industrialisation. Friedrich List (1789/1846) incarne cette pensée qui fait de la nation un espace économique d’échanges protégés par des tarifs douaniers « éducatifs ». La formation du Zollverein en 1834 semble lui donner raison. Mais la contradiction entre la libre-circulation des marchandises et la surveillance, si ce n’est la répression très violente des idées libérales, par exemple à Hambach en 1832, alimente un malaise qui aboutit à la révolution de 1848. Comme dans le reste de l’Europe, la crise économique en est le facteur causal essentiel. La révolution de 1848 est très différente du « modèle » français : le libéralisme « à l’allemande » ne revendique pas de système parlementaire, ni d’abolition de la monarchie,

80

Des Allemagnes au IIe Reich

pour autant que les libertés individuelles et économiques sont garanties. Ce cheminement particulier explique le succès d’un Bismarck et de la Prusse dans le processus qui conduit à l’unité allemande. La constitution prussienne octroyée peu après 1848 a de quoi rassurer les libéraux puisqu’elle garantit les libertés fondamentales de la personne ; en outre, l’indépendance absolue de la justice est un modèle en Europe. Après trois guerres victorieuses, l’unité allemande triomphe par la proclamation du IIe Reich.

L’Allemagne unie face aux autres puissances La constitution du IIe Reich est un mélange entre modernisme et passéisme ; le suffrage universel direct et secret pour l’élection du Reichstag, ses pouvoirs, dont celui budgétaire, expriment l’avancée démocratique. Simultanément, le rôle dévolu à l’Empereur, Guillaume Ier, qui désigne le chancelier, nomme les ministres, les fonctionnaires d’Empire, convoque et dissout le parlement, et surtout le protocole en vigueur à la cour témoigne du maintien des traditions conservatrices. L’unité allemande se réalisant dans une Europe déjà faite bouleverse de nombreux équilibres. Bismarck, conscient de ce danger potentiel, n’a eu de cesse de rassurer les autres chancelleries et d’auto-limiter la montée en puissance de l’Allemagne. Ainsi, il refuse de se lancer dans l’aventure coloniale, offrant à la France blessée, après la perte de l’Alsace et de la Lorraine en 1871, de retrouver une forme de fierté (→ fiche 9). Son éviction, en 1890, ouvre une nouvelle période qui conduit directement au déclenchement de la Grande Guerre (→ fiches 32, 33, 38, 43, 44).

FICHE  16

Convention de Gastein, 1865

Limites de la Confédération Germanique

Modification de frontières Administration prussienne

Duché de Schleswig

12,13,14 acquis par la Prusse Administration autrichienne

Duché de Holstein 12 1

2

Duché de Limbourg entre dans la confédération en 1839

4 6 Hesse électorale

Partie devenant belge sort de la confédération en 1839

Royaume de Wurtemberg

EMPIRE DE RUSSIE

7

5 7 États de Thuringe

Royaume de Saxe

Entre dans la confédération en 1818

Royaume de Bavière

11

Grand Duché de Bade

FRANCE

Royaume de Prusse

5 5

Gd. Duché Duché... de Nassau 8 9 ... de Hesse 10 Palatinat Bavarois

Gd. Duché de Luxembourg

Royaume de Prusse

Grand Duché de Mecklembourg

Royaume de Hanovre

5 3

Royaume de Prusse

15 15 14 13

Empire d’Autriche

SUISSE

Formation du Zollverein

Lombardie autrichienne jusqu’en 1859 0

100

1 2 3 4 5

Duché de Oldenburg Brême Schaumburg-Lippe Lippe Duché de Brunswick

Empire d’Autriche

Vénétie autrichienne jusqu’en 1855

1854

1887 1828

200 km 6 7 8 9 10

11 Hohenzollern Waldeck Anhalt Francfort Birkenfeld Principauté de Lichtenberg

12 Hambourg 13 Duché de Lauenburg 14 Lübeck 15 Ratekau 16 Eutin

1834

D’après J.-C. Caron, M. Vernus, L’Europe au xixe siècle, 1815-1914, Armand Colin, 1996, p. 448

Les étapes de la formation de l’Empire allemand

Des Allemagnes au IIe Reich

81

FICHE  16

Le primat de l’économique dans la logique unitaire allemande Par deux fois, à plus d’un siècle de distance, c’est cendres. Voilà qui atteste du rôle clef de ce facteur par l’économique que l’Allemagne renaît de ses dans le processus global qui conduit à l’unité. Zollverein (1834)

Deutsche Mark (1948)

Le premier empereur de l’Allemagne contemporaine est assurément l’union douanière voulue par la Prusse en 1834. Dans les limites que lui donnent les États qui la composent, les douanes intérieures sont abolies ; les produits peuvent donc circuler librement. Vis-àvis des pays tiers, des tarifs douaniers uniformes sont appliqués. Le Zollverein fait donc des Allemagne un marché unifié correspondant aux désirs de la bourgeoisie de disposer d’un espace d’échanges favorable au mouvement des affaires. Les progrès des chemins de fer accroissent les effets processifs de cette mesure. Tandis que les sentiments particularistes, très forts outre-Rhin, s’estompent, les Allemands apprennent à vivre ensemble et les États prennent l’habitude de collaborer sous la direction de la Prusse.

Découpée en différentes zones d’occupation, à l’image de Berlin, l’Allemagne n’est plus dans l’après 1945 un État souverain. Pourtant, le signe le plus évident de la renaissance allemande est, en juin 1948, l’émission du deutsche mark confiée à une banque centrale, rigoureusement indépendante du pouvoir politique. Il s’en suit le blocus de Berlin décrété par les Soviétiques. Cette réforme radicale préparée par les Occidentaux, conscients de la guerre froide, inspire confiance et constitue un motif de fierté pour les Allemands. Le « miracle économique » de l’après-guerre pouvait commencer.

Avant l’unité Ce tableau schématique entend rendre compte de la spécificité allemande durant la première moitié du xixe siècle. Ce qu’est l’Allemagne • Depuis 1815, un Bund, une ligue ou confédération, réunissant 39 membres ainsi que les souverains d’Angleterre, du Danemark et des Pays-Bas qui règnent sur les territoires du Holstein et du Luxembourg • Ce Bund est théoriquement coiffé par une diète se réunissant à Francfort ; cette dernière n’est pas un exécutif mais une assemblée de diplomates • C’est une alliance défensive destinée à garantir la paix contre tout agresseur extérieur puisque les États membres mettent des troupes à disposition du Bund

• Au sein de la Confédération, le pouvoir est dans la main des princes les plus puissants : Bavière, Prusse, Hanovre, Würtemberg, Bade. La Prusse a le projet d’unification pour renforcer son influence interne et externe • Le puzzle allemand voulu par l’Autriche catholique favorise ses desseins hégémoniques

• Une haute culture qui voit des philosophes, Hegel par exemple, participer au débat national • Une religion dominée par le luthéranisme

• Un espace d’échange depuis la proclamation du Zollverein

82

Des Allemagnes au IIe Reich

Ce que n’est pas l’Allemagne • Elle n’est pas un État unifié disposant des attributs classiques, police, justice, monnaie… • Elle n’est pas un territoire puisque les frontières de la Confédération ne coïncident pas avec celle des États membres : la Prusse orientale, la partie orientale de l’Empire d’Autriche restent en dehors du Bund

• Elle n’est pas une puissance capable de faire ou de faire faire et donc dispose de peu d’influence sur la politique européenne. De fait, elle est exclue du jeu diplomatique réunissant les autres États européens • Elle n’est pas un espace de liberté : la police des princes mais aussi celle de Metternich surveillent toutes les universités, réprime férocement les aspirations libertaires en 1819, 1832, 1834 • Le courant des idées contestataires ne s’inscrit pas dans la tradition révolutionnaire française : mélange d’idées romantiques souvent hostiles au rationalisme, instrumentalisation d’un passé réécrit • Diversité des unités de poids, de mesures de monnaies selon les États

Trois guerres pour l’unité allemande

FICHE  16

Les faits et les intentions cachées de Bismarck

La guerre des Duchés 1864

La guerre contre l’Autriche 1866

La guerre contre la France 1870

En 1863, à la mort du souverain du Danemark, les populations allemandes du Schleswig et du Holstein refusent d’être incorporées à ce dernier pays. Une courte guerre oppose ce petit État à une coalition austro-prussienne. Battu, il concède le Schleswig et Kiel à la Prusse, le Hosltein à l’Autriche Bismarck entend faire entrer l’Autriche dans la guerre au motif de venir en aide à des populations allemandes mais en fait il s’agit de jeter les bases d’un conflit à venir contre l’Autriche ; cette dernière par le traité de Gastein (1865) contrôle un territoire isolé du reste de l’Autriche et encerclé par la Prusse Prétextant une mauvaise administration du Holstein et après s’être assuré de la neutralité française, russe, et de l’alliance de l’Italie, la guerre est déclarée le 14 juin 1866. En moins de quinze jours, l’armée autrichienne est défaite lors de la bataille de Sadowa, le 3 juillet. Le 23 août, par la paix de Prague, la Prusse peut constituer une confédération de l’Allemagne du Nord dirigée par Guillaume Ier La vision d’une « petite » Allemagne s’impose tandis que l’Autriche et avec elle tous les territoires de langue allemande de son immense empire cessent de mêler leur destinée à celles des États germaniques pour se tourner vers les Balkans. La Prusse obtient donc une position hégémonique en Europe continentale. D’autant qu’une alliance défensive unit les États allemands à la Prusse Bismarck, conscient de la force des particularismes allemands, a besoin d’une guerre contre un étranger pour fédérer les Allemagne. Le principe est vieux comme le monde, se poser en s’opposant ! Mais il faut que la Prusse soit attaquée. Il lui faut un prétexte Une banale querelle dynastique à propos de la succession sur le trône d’Espagne lui permet de parvenir à ses fins. Napoléon III commet l’irréparable maladresse de déclarer la guerre à la Prusse. En quelques semaines, l’armée prussienne écrase les forces impériales et Napoléon III est fait prisonnier le 2 septembre 1870. Le 18 janvier 1871, dans la galerie des glaces du château de Versailles est proclamé l’Empire – Reich – allemand. Et le 10 mai 1871, la paix de Francfort soumet à la France le paiement de réparations (5 milliards de francs or soit environ un trimestre de productions) et lui enlève l’Alsace et la Lorraine.

Le baron Otto von Bismarck (1815/1898) Junker, hobereau prussien, Bismarck présente une complexité parfois contradictoire mais combien efficace en termes de résultats. Le Bismarck, accoucheur de l’idée nationale, est comme l’incarnation de ce héros cher au philosophe Hegel : il incarne la volonté rationnelle de rehiérarchiser la société allemande et ce, en utilisant la violence comme moteur essentiel de l’histoire. « Ce n’est pas par des discours et des décisions prises à la majorité que le plus grand problème du temps sera réglé, ce sera par le fer et le sang. » Le Bismarck réactionnaire, élu au Landtag en 1847 puis dans des assemblées successives, est à l’image de sa caste de naissance : hostile au parlementarisme, à l’égalité et, d’une manière plus générale, aux idées importées de France, Bismarck a toujours fait preuve d’autorité et de détermination. Appelé aux affaires par le roi de Prusse en 1862, il s’oppose avec violence au parlement.

Le Bismarck modernisateur fait sien les idées dans l’air du temps par exemple celles émises par Friedrich List, économiste revendiquant la formation d’un espace d’échange unifié et protégé par des tarifs douaniers protecteurs. Le Bismarck réaliste, incarnation de la Realpolitik, transparaît dans son désir de réaliser une « petite » Allemagne, limitée aux territoires de la Confédération, et non une « grande » Allemagne, englobant l’Autriche, qui aurait été fatalement refusée par les autres puissances européennes. Le Bismarck paradoxal s’affirme à la fin des années 1880 ; voulant couper la dynamique favorable à la social-démocratie allemande, alors en plein essor, il dote son pays de la législation sociale la plus en avance de son temps. Les grands risques de l’existence, la maladie, la vieillesse, le chômage et les accidents du travail sont couverts par un système d’assurances sociales trente ans avant le Royaume-Uni et soixante ans avant la France !

Des Allemagnes au IIe Reich

83

FICHE 17

Les résistances à l’homme blanc

L’

opposition, si ce n’est la lutte contre le dominateur, le colon, est consubstantielle de son irruption. Ce n’est donc pas un trait caractéristique du xixe siècle. Toutefois, vu l’ampleur spatiale des processus et étant donné le résultat au xxe siècle – la décolonisation –, il paraît important d’en comprendre les fondements et les manifestations.

Le levain des mouvements anti-européens La « modernité », conséquence de la colonisation, ne fit pas que détruire un ordre ancien (→ fiches 7 à 12), elle donna naissance à de nouvelles élites. Avec le développement capitaliste, se constitue une classe d’entrepreneurs – ainsi, les Tata à Bombay, les Birla – qui financent le parti du Congrès en 1885. On observe un processus similaire dans les Indes néerlandaises, en Tunisie, en Cochinchine et, bien entendu, dans la Malaisie britannique. Cette élite minoritaire, habitant en général dans les villes, se nourrit de l’enseignement diffusé dans les séminaires et les écoles. La résistance des zones rurales trouve son levain dans la fiscalité trop élevée, dans l’introduction des cultures d’exportation et de ses conséquences désastreuses sur les productions vivrières. Dans les régions de l’Afrique équatoriale soumises au travail forcé, la carte des révoltes exprime l’allergie des populations à ces formes très proches de l’esclavage. Parfois, ces mouvements spontanés – Holli au Bénin, Manja dans le Haut-Chari… – se greffent sur un millénarisme de type religieux : les Britanniques sont ainsi confrontés au « mahdisme », au Soudan, qui leur inflige de sévères pertes. Pour venger le désastre subi à Khartoum par Gordon en 1884, Kitchener est contraint d’intervenir en 1898 avec un véritable corps expéditionnaire. Peu après la conquête de la Libye en 1911/12, les Italiens doivent affronter une véritable guérilla 84

Les résistances à l’homme blanc

conduite par des groupes senoussis pratiquant un islam rigoriste. Dans l’ensemble, ces résistances n’aboutissent pas, si ce n’est à une accentuation de la répression, à l’image des exactions commises entre 1904 et 1906 par les Allemands en Afrique orientale et en Namibie (→ fiche 38).

L’émergence de mouvements organisationnels Le mouvement jeune-turc (1868-1894), la révolution nationaliste de 1911 en Chine (→ fiches 20, 21) ont de profondes répercussions dans les zones limitrophes. À travers eux, s’impose le modèle organisationnel d’un parti structuré, à l’occidentale, devant fédérer les énergies contestataires. L’efficacité du parti du Congrès dans sa contestation de l’ordre britannique le rend populaire auprès des habitants des villes indiennes. Pas même l’immense Russie n’échappe à cette dynamique. Le mouvement « Jeune Tatars », fondé en 1906, mêle espérance socialiste et religieuse. L’heure est à la formation de partis nationaux sur le modèle des social-démocraties occidentales, ainsi à Bakou, le parti Hümmet. Cette effervescence antérieure à la Grande Guerre exprime la force des idées importées par la colonisation et le réveil des sentiments identitaires. Bien avant la 1914, les deux pôles au cœur de la contestation – Occident, Orient – sont posés. Il s’agit moins de revendiquer l’indépendance que d’aménager la colonisation pour en limiter les effets destructeurs et obtenir une extension des droits des populations indigènes. Car avant la guerre civile européenne et son cortège d’horreurs, le Blanc continue à conserver de son prestige auprès des élites et des grandes masses. Quatre années de guerre totale, la « grande lueur à l’Est » surgie en 1917 et l’idéologie libertaire wilsonienne accélérèrent les évolutions en germe avant 1914.

FICHE  17

Abdel Kader 1832-1847 Senoussis 1912

Ma-al-Ainin 1906-1912

Sanussiya 1911-1917 Mossi 1918

Rabah 1897-1900

Zarma 1899-1906

Samori 1884-1898

Mahdisme 1898 Abyssins 1896

Anyang 1904 Côte-d'Ivoire 1909-1915

Mutinerie de la Force Publique 1897 Loango 1896-1898 Tippou-Tib 1891-1894

Bunyora 1890-1898 Gusii 1905-1908 Abushiri 1888-1889

Héhé 1891-1898 Maji-maji 1905-1907

Hottentots et Herrero 1904-1906

Matebele et Mashona 1896

Révoltes 1898-1904

Zulu 1905 0

1 000 km

Les zones de rébellion en Afrique

Les résistances à l’homme blanc

85

Typologie des contestations

FICHE  17

Cette typologie succincte entend illustrer le colonisation. Elle évoque quelques pistes obserprocessus de contestation, contemporain de la vables en Afrique, en Asie, en Amérique. Les causes dominantes

Exemples

• Refus de l’esclavage

• Révolte et indépendance d’Haïti en 1804

• Refus du travail forcé

• Révolte des Loango, 1896-1898

• Révolte anti-fiscale

• Holli au Bénin de façon endémique

• Lutte pour la terre

• Révolte de l’émir Abd el Kader, 1832-1847

• Imiter la lutte pour l’indépendance américaine

• L’action de Simon Bolivar contre l’Espagne

Les objectifs principaux • Fonder un royaume indépendant

• Lutte de l’émir Abd el Kader

• Attente d’un salut collectif, imminent, derrière un chef • Repousser l’envahisseur

• Mouvement mahdiste au Soudan, 1884-1898

• Moderniser le pays et la société

• Défaite italienne à Adoua en 1896

• Mouvement jeune-turc, Comité « Union et progrès », 1894 Les modalités

• Attentats • Guérilla

• Attentats à la bombe organisés par Tilak (1856-1920) en Inde • Senoussis en Libye contre les Français, puis les Italiens

• Guerre

• Victoire de Menelik II contre les Italiens en 1896

• Contestation

• Parti du Congrès après 1885 en Inde

• Révolution

• Action conduite par le Guomindang en Chine, en 1911

Figures de contestataires L’émir Abd el Kader (1807-1883), théologien devenu guerrier avec la conquête de l’Algérie, mène une guerre sainte – djihad  – contre les Français jusqu’en 1847. Quasiment au même moment, dans le Caucase, Chamil (1797-1871), troisième imam du Daghestan, conduit une guerre contre les envahisseurs russes, fonde un État théocratique au cœur du pays tchétchène, avant d’être fait prisonnier en 1859. Ces deux héros de la résistance échouent dans leur rêve face à la France et à la Russie bénéficiant d’une supériorité militaire et technologique décisive. Dans un autre contexte, deux générations plus tard, Tilak (1856-1920), journaliste indien, incarne le nationalisme anti-britannique, n’hésitant pas à recourir à l’action violente. Abd el Kader n’est pas qu’un combattant, il cherche aussi en 1840, par la négociation diplomatique, à se rallier les Britanniques pour mieux combattre les Français. 86

Les résistances à l’homme blanc

« Nous avons l’intention de prendre contact avec vous pour vous mettre au courant de l’affaire [la paix conclue avec les Français] et pour vous donner aussi un port comme Ténès ou un autre qui est sous notre contrôle. Cela facilitera votre commerce pour l’achat de blé, de vaches et ce dont vous aurez besoin. En contrepartie, nous vous achèterons ce qui nous sera nécessaire. [...] Depuis quelques années, vous entretenez des relations commerciales avec nous. Nous n’avons pas prélevé de douane, nous désirons nous mettre d’accord sur des principes, cela n’a pas eu lieu, faute de quelqu’un parlant votre langue et connaissant votre pays. Voilà notre envoyé Mannucci près de vous pour vous parler de tout ce que nous venons de proposer. Si cela vous arrange de faire du commerce avec nous, nous vous demandons de régler l’affaire avec notre envoyé, puisque vous êtes une nation de parole et d’honneur. Quant aux Français, ils ne le sont pas. Si vous désirez ce port, nous ne ferons notre commerce

avec aucune autre nation que la vôtre, nous vous de montagnards musulmans préfèrent alors fuir vendrons nos produits au même prix que sur notre dans l’Empire ottoman. marché intérieur. » Cité par A. Nouschi, Les Armes retournées. Colonisation Tilak (1856-1920), écrivain et journaliste, dénonet décolonisation françaises, Belin, 2005, p. 156-157. çant la présence anglaise en Inde, y compris par les attentats, est condamné à de multiples occaChamil (1797-1871) est né au Daghestan, le « pays sions à l’emprisonnement. En 1908, un tribunal des montagnes », situé au nord-est du Caucase. légitime ainsi le procès intenté contre lui. Dans cette région, refuge linguistique, la popula- « Il me semble que seul un esprit malade, un esprit tion est massivement touchée depuis le xviiie siècle des plus pervertis peut penser que les articles que par un islam mystique, les Naqshbandis. La reli- vous avez écrits sont des articles normaux d’action gion intériorisée amena les tribus à résister à la politique. Ils sont tous bouillonnants d’insubordinacolonisation russe. Chamil, à la tête d’une armée tion, ils prêchent la violence ; ils parlent de meurtres forte de 30 000 combattants, conduit un djihad à par les bombes ce qui semble non seulement mériter partir de 1830. Dans les zones contrôlées, l’imam votre approbation, mais encore saluez l’avènement établit une théocratie fondée sur l’application de la bombe dans l’Inde comme si elle entrait dans de l’islam. Il faut plusieurs décennies à l’armée l’Inde pour son bien ; votre haine contre la classe russe pour écraser cette résistance. La guerre, dirigeante n’a pas disparu pendant les dix dernières impopulaire en Russie, tant elle était sanglante années, et ces articles écrits de propos délibéré dans pour les soldats engagés dans les opérations, un esprit de bravade semaine après semaine – et est en fait mal connue en Occident, du fait de non pas écrits comme vous le dites sous l’aiguillon la censure militaire. Toutefois, avec la guerre de du moment mais une quinzaine après les outrages Crimée (1854-55), les diplomates français en poste cruels et lâches perpétrés sur des Anglaises – ces dans la région tentent d’approcher Chamil pour articles, dis-je, font des allusions persistantes et coordonner la lutte contre la Russie. La guerre de agressives à la bombe, comme si elle était l’un des Crimée terminée, le prince Alexandre Bariatinski instruments de lutte politique. Je dis qu’un tel jourréussit, en 1859, à capturer le héros de l’indé- nalisme est une malédiction pour ce pays. » pendance daghestanaise. Cet événement marque Cité par E. Préclin et P. Renouvin, Textes et documents la fin des guerres du Caucase. Plusieurs milliers d’histoire, vol. 4. 1871-1914, PUF, 1939, éd. 1956, p. 185.

FICHE  17

La position de l’I.S. L’Internationale socialiste, réunie à Stuttgart en 1907, vote une motion non dénuée d’ambiguïtés ! « Le Congrès, tout en constatant qu’en général on exagère fortement – notamment pour la classe ouvrière –, l’utilité ou la nécessité des colonies, ne condamne pas en principe et pour tous les temps toute politique coloniale qui, en régime socialiste, pourra être une œuvre de civilisation. Affirmant de nouveau ses résolutions de Paris (1900) et d’Amsterdam (1904), le Congrès réprouve la colonisation actuelle qui, étant d’essence capitaliste, n’a d’autre but que de conquérir des pays et de subjuguer des peuples pour les exploiter sans merci

au profit d’une infime minorité, tout en aggravant les charges des prolétaires de la métropole. Ennemi de toute exploitation de l’homme par l’homme, défenseur de tous les opprimés sans distinction de race, le Congrès condamne cette politique de vol et de conquête, application du droit du plus fort qui foule aux pieds le droit des peuples vaincus, et constate que la politique coloniale augmente le danger de complications internationales et de guerres entre les pays colonisateurs. » H. Carrère D’Encausse et S. Schram, Le Marxisme et l’Asie, 1853-1964, A. Colin, 1965.

Les résistances à l’homme blanc

87

FICHE 18

La lutte des classes et les grèves

L

a lutte des classes* n’est pas l’invention théorique d’un doctrinaire réfugié à Londres à partir de 1849, en l’occurrence Karl Marx (1818-1883). Elle accompagne la première vague d’industrialisation (→ fiche 3).

Une réaction Dès la fin du xviiie siècle, d’abord en Angleterre, puis en France, et ce, jusqu’à la fin des « hungry forties », la décennie 1840 de famine, l’industrialisation s’accompagne d’une paupérisation absolue et de violents affrontements. Briser sa machine, accusée de prendre le travail d’ouvriers spécialisés et de fournir un produit de moindre qualité, en est l’expression la plus visible. Dans les régions de proto-industrialisation, le mouvement luddite* se propage rapidement ; Jacquart, l’inventeur du métier à tisser portant son nom, est jeté dans la Saône, en 1808, par des canuts* mécontents. Sans tomber dans l’anachronisme, la concentration des machines mues par la vapeur dans des manufactures, la nouvelle organisation du travail, les rythmes plus élevés de production, tout cela marque une rupture nette par rapport au domestic system qui s’organisait à domicile, dans le cadre de l’économie et des solidarités rurales. L’enjeu de la lutte se cristallise souvent autour de l’introduction du règlement* d’entreprise qui fixe la nouvelle relation au travail. Tous les témoignages, ceux des médecins – Rapport Villermé de 1840 – comme ceux des romanciers, de Charles Dickens à Victor Hugo, évoquent la débilité de la classe ouvrière en formation qui souffre d’une surmortalité. Le tournoiement de la main-d’œuvre qui refuse de se fixer dans un lieu, l’absentéisme, la généralisation fulgurante de l’alcoolisme, et bien entendu, la grève*, traduisent cet état de fait qui a été théorisé ex post par les doctrinaires du socialisme. * Les astérisques renvoient au lexique p. 113-114

88

La lutte des classes et les grèves

Les réponses L’équation « classes laborieuses = classes dangereuses » (→ fiche 6), accentuée par la séparation spatiale entre quartiers bourgeois et ceux ouvriers, nourrit une extrême violence des réactions. Toute grève*, interdite par la loi, provoque une répression impitoyable. La troupe mène de véritables opérations militaires pour juguler dans le sang la menace pesant sur la propriété privée « inviolable et sacrée » (voir p. 6, 7), ainsi à la Croix-Rousse où les canuts* lyonnais se révoltent en 1831. Il n’est alors nulle question ni de salaire minimum, ni de corrections à la loi libérale de l’offre et de la demande. Toutefois, dans un certain nombre d’entreprises, un patronat paternaliste* tente de fixer la main-d’œuvre la plus qualifiée dont il a besoin en lui offrant de meilleures conditions de travail, certes au prix d’une forme d’aliénation politique. Dans les « usines-villes », Schneider au Creusot, Krupp à Essen, les grèves sont en général moins nombreuses mais plus longues quand elles se déclenchent. Au « premier » xixe siècle, marqué par la violence des rapports sociaux, succède un « deuxième » qui, progressivement, fournit des réponses moins brutales aux protestations ouvrières : la formation des syndicats*, d’abord en Angleterre, les progrès de la législation sociale (voir p. 96 et suiv.), les idéologies réformistes (→ fiche 19) concourent à désamorcer la lutte des classes* qui, néanmoins, en certaines occasions, peut être encore très violente, par exemple les grèves* de Villeneuve-SaintGeorges en 1908, sont réprimées sur ordre du « premier flic de France », Clemenceau (4 morts et des centaines de blessés). Sans tomber dans un quelconque misérabilisme, le monde ouvrier a été la principale victime de l’industrialisation. La lutte des classes est à la fois un reflet de cet état de fait et un facteur qui intègre progressivement l’ouvrier dans la société nouvelle.

1 400

FICHE  18

1 200 1 000 800 600 400 Indice du salaire réel Moyenne mobile sur 13 ans

200

Ajustement polynômial 1885

1881

1877

1873

1869

1865

1861

1857

1853

1849

1845

1841

1837

1833

1829

1825

1821

1817

1813

1809

1805

1801

1797

1793

1789

1785

0

D’après Pierre Verley, L’Échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Gallimard, 1997.

Les salaires réels en Grande-Bretagne au

xixe

siècle

La question des salaires, un problème pour l’historien Tandis que F. Engels, bon observateur des conditions de vie des ouvriers en Angleterre, note que l’industrialisation se traduit par un surcroît de misère pour ces derniers, d’autres théoriciens plus optimistes pensent le contraire. Les historiens sont confrontés à un problème méthodologique vu l’imprécision du matériel statistique à leur disposition. Néanmoins, il est possible d’affirmer qu’en Grande-Bretagne, les salaires réels ont diminué de 1780 à 1800 d’environ 20 %, puis auraient augmenté de 45 à 70 % jusque dans les années 1830. Durant les années 1840, les gains seraient nuls avant de croître de façon substantielle à partir de la deuxième moitié du xixe siècle. En France, on note une évolution similaire quoique légèrement décalée dans le temps. Ces grandes évolutions sont très variables selon les secteurs considérés et les zones concernées, le matériau statistique étant plus abondant pour les grandes villes que pour les autres cités. En outre, l’historien se doit de considérer la composition des familles de prolétaires – ceux qui

ont des enfants. Le salaire varie, en fonction du nombre de personnes actives (femme, enfants) travaillant effectivement. Le coût de la vie conditionne dans le court terme le salaire réel ; dans le long terme, au contraire, l’évolution du salaire nominal par rapport au prix des céréales – le pain est l’aliment dominant dans le monde ouvrier – explique les fluctuations du salaire réel. Pour se prémunir contre ces à-coups, sources de misère, le monde ouvrier n’a de cesse de revendiquer la salarialisation ; être payé au mois, à la semaine, à la journée marque un progrès par rapport au salaire à la pièce. L’absence de contrats écrits de travail fait du monde ouvrier une classe qui vit, en permanence, dans la précarité. L’industrialisation a fait disparaître nombre de métiers, à mi-chemin entre l’artisanat et les activités à domicile. Réfléchir sur les niveaux de vie populaire implique donc la prise en compte de multiples déterminants micro-sociaux et micro-économiques. La lutte des classes et les grèves

89

FICHE  18

Petit lexique de la lutte des classes Canut : artisans travaillant la soie dans le quartier de Croix Rousse, entre Saône et Rhône, à Lyon. En 1831, puis en 1834, ils se révoltent contre la dégradation très substantielle de leur rémunération. Il s’en suit une véritable guerre sociale marquée par le siège de la Croix Rousse ordonné par le gouvernement de Casimir Perrier. « La sédition de Lyon a révélé un grave secret, celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas. Notre société commerciale et industrielle a sa plaie comme toutes les autres sociétés ; cette plaie ce sont les ouvriers. Point de fabrique sans ouvriers et, avec une population d’ouvriers toujours croissante et toujours nécessiteuse, point de repos pour la société. Ôtez le commerce, notre société languit, s’arrête et meurt ; avivez, développez, multipliez le commerce, vous multiplierez en même temps une population prolétaire qui vit au jour le jour et à qui le moindre accident peut ôter ses moyens de subsister. [... ] Chaque fabricant vit dans sa fabrique comme des planteurs des colonies au milieu des esclaves, un contre cent. Les barbares qui menacent la société ne sont point dans le Caucase, ni dans les steppes de la Tartarie : ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières. » Journal des Débats, 8 décembre 1831, cité par L. Bruhat, Histoire du mouvement ouvrier français, Éditions sociales.

Classe : le mot coexiste, au début du xixe siècle, aux côtés de « rang », d’« ordre », mais du fait de l’émergence de la classe ouvrière, il s’impose en Angleterre, puis sur le continent. Avec les théories socialistes, la classe sociale a une dimension très connotée. Seuls les prolétaires sont fiers de revendiquer leur appartenance à la classe ouvrière ! Corporations : héritées du Moyen Âge, ayant pour fonction de fixer les normes en vigueur dans un secteur de production, mais aussi de favoriser une forme d’entraide matérielle entre les artisans, les corporations sont prohibées au nom de la liberté d’entreprendre à la fin du xviiie siècle – loi Le Chapelier en 1791. Dès lors, dans le nouveau rapport social, l’ouvrier se trouve seul face au patron. Grève : interdite durant la plus grande partie du xixe siècle, la grève est toujours l’expression 90

La lutte des classes et les grèves

d’un échec dans la relation sociale. Jusque vers 1880, dans les pays entrés les plus tôt dans l’industrialisation, les motifs de grèves sont d’abord quantitatifs : niveau de salaire, nombre d’heures ouvrées, amendes… Puis, au tournant du siècle, les causes des grèves deviennent plus qualitatives : rythme de travail, conditions de travail… Nulle occupation d’usine pendant les grèves au xixe siècle, mais une fuite devant le travail – on reste chez soi –, ce qui prouve l’allergie ressentie par le monde ouvrier. Quant aux vagues de grèves, elles prennent en général naissance au début des phases de reprise économique lorsque les perspectives d’un nouveau partage entre profits et salaires s’esquissent. Luddite de John Ludd, un artisan anglais qui, en 1780, détruit ses machines pour protester contre la mécanisation. Le mouvement luddite, étudié par l’historien E. G. Thompson in La Formation de la classe ouvrière anglaise, atteint son paroxysme dans les régions textiles vers 1810/20 avant de décliner. Il exprime en fait le refus de la « domestication » née de la mécanisation. Lutte des classes : préexistant à l’apport de la théorie marxiste, la lutte des classes n’en est pas moins très marquée par cette dernière. Moteur de l’histoire, selon K. Marx –  « l’histoire de toute société n’a été jusqu’à nos jours que l’histoire de la lutte des classes » – elle traduit le rapport conflictuel entre possédants et salariés. Sa dynamique sera d’autant plus forte, selon K. Marx, qu’elle s’inscrira dans un processus global, conséquence de l’affirmation d’une forte conscience de classe : « Prolétaire de tous les pays, unissez-vous ! », peut-on lire à la fin du Manifeste du parti communiste, publié en 1848. Paternalisme : mode de relation sociale fondée sur l’asymétrie entre un « patron-père » et des « ouvriers-enfants ». Le paternalisme a pour ambition de fixer la main-d’œuvre de qualité en lui octroyant des avantages matériels non négligeables – maisonnette entourée d’un jardinet, instruction gratuite, soins médicaux… En outre, par l’intégration des ouvriers à « l’usine-ville », la conscience de classe a tendance à apparaître avec retard. L’usine du Creusot connaît deux grèves en 1850 et 1870 réprimées durement par E. Schneider

qui fait condamner les meneurs à des peines de prison, licencie les grévistes et leur empêche d’obtenir un nouvel emploi dans les usines proches. « Eugène Schneider (1805-1875) [fondateur de l’usine métallurgique au Creusot en 1836, forte de 10 000 ouvriers en 1869], était non seulement le maître de l’usine, mais aussi celui de l’espace où vivaient ses ouvriers et même de celui de chaque moment de leur vie. Ils habitaient en location dans les cités Schneider, puis comme propriétaires dans des maisons construites à crédit, élevaient leurs enfants dans l’école communale fondée par Schneider, se faisaient soigner gratuitement à l’hôpital Schneider, épargnaient à une Caisse d’épargne maison, donnaient 2,5 % de leurs salaires pour une Caisse de prévoyance dont la direction de l’usine gérait les fonds. La ville n’avait ni justice de paix ni gendarmerie ; jusqu’aux années 1870, la maison Schneider assumait toutes les fonctions. » P. Verley, La Révolution industrielle, Folio histoire, Gallimard, 1997, p. 222/3.

Prolétaires : au sens étymologique, le prolétaire est celui qui a des enfants. Mais très rapidement, le mot désigne l’ouvrier de type nouveau : travaillant en usine, soumis à la machine, placé dans un rapport d’infériorité, y compris sur le plan juridique – l’article 1781 du Code Civil ne prévoit-il pas qu’en matière de gage, « le patron est cru sur parole, l’ouvrier sur preuve écrite » –, le prolétaire fait peur. L’obligation du livret ouvrier, instauré en France en 1803, traduit cette volonté de contrôle. Règlement d’entreprise : en vigueur dans une filature sur l’Essonne en 1828 Art. 7 « La journée de travail se compose de treize heures ; les heures excédentes seront payées dans la proportion de leur salaire, et dans aucun cas ils ne pourront refuser un excédent de travail, quand les circonstances l’exigeront, sous peine de deux francs d’amende. Art. 8 « Tout ouvrier en retard de dix minutes sera mis à une amende de 25 centimes. S’il manque complètement, il paiera une amende de valeur du temps d’absence. Art. 9 « Une fois entré, un ouvrier ne peut sortir sans une permission écrite, sous peine d’une amende de la valeur de sa journée. » Art. Il « L’ouvrier qui se présenterait ivre dans les ateliers sera conduit hors de la fabrique ; il paiera trois

jours d’amende. Il est expressément interdit d’aller dans le cabaret qui se trouve en face de la grille. Art. 16 « Toute ouvrière qui laverait ses mains ou des effets quelconques avec le savon de la fabrique paiera trois francs d’amende ; si elle était surprise en l’emportant, elle sera renvoyée et sa paie confisquée. Art. 17. « Il est défendu aux ouvriers de jouer, jurer, crier, chanter, se quereller ou se battre dans les ateliers, manger ou dormir pendant les heures de travail, d’aller en bateau, de se baigner ou de courir dans la propriété, sous peine de 25 centimes à un franc d’amende selon la gravité du cas. Art 22. « Il est expressément défendu de sortir de l’atelier, sous quelque prétexte que ce soit, pendant les heures de travail, d’aller plus d’une fois par tiers aux lieux, et de s’y trouver plusieurs en même temps, sous peine de 25 centimes d’amende... avant d’arrêter son métier, l’ouvrière doit s’assurer si la remplaçante est libre, et la mettre à sa place avant de quitter, sous peine d’un franc d’amende. » Syndicats : interdits au nom de l’idéologie libérale, les syndicats s’affirment toutefois, d’abord en Angleterre, puis sur le reste du continent. Travail : au début de la vague d’industrialisation, le travail renoue avec sa dimension étymologique, à savoir « instrument de torture ». Tout est nouveau pour la classe ouvrière en formation : du lieu de résidence, à la discipline en vigueur dans les fabriques, en passant par la soumission à la machine. « À mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, le prolétariat se développe aussi, classe des ouvriers modernes, qui ne vivent qu’en trouvant du travail, et qui n’en trouvent que si le travail accroît le capital. Ces ouvriers contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre et se trouvent ainsi exposés à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché. Le travail des prolétaires a perdu tout attrait avec le développement du machinisme et la division du travail. Le travailleur devient un simple accessoire de la machine ; on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par conséquent, le coût du travailleur se limite à peu près à ce qu’il lui faut pour vivre et perpétuer sa descendance. »

FICHE  18

K. Marx, Manifeste du parti communiste, 1848.

La lutte des classes et les grèves

91

FICHE 19

Les syndicalismes

L

ongtemps interdit au nom des présupposés libéraux, le syndicalisme est la grande conquête ouvrière au xix e siècle. Le(s) syndicalisme(s) reflète(nt) à la fois les forces et les faiblesses du monde ouvrier, dont il est un facteur de changement important (→ fiche 18).

Typologie des syndicalismes Entrée précocement dans l’âge industriel (→ fiche 3), la Grande-Bretagne est aussi en avance en matière syndicale ; c’est là que le plus tôt apparaissent les associations de défense des travailleurs. C’est là aussi que les syndicats de métier, nés de façon empirique, et regroupés dans les TUC, Trade Union Congress, deviennent les partenaires des milieux dirigeants. Forts de plus de 4 millions d’adhérents en 1914, les syndicats choisissent la voie de la réforme pour améliorer la condition ouvrière. Ils ont même un moyen d’action politique importante avec la formation du Labour Party en 1906. Cela n’exclut pas le recours aux grèves pour arracher des réformes, ainsi celle consenties entre 1906 et 1911 par le gouvernement libéral de CampbellBannerman (1836-1908), puis de H. H. Asquith (1852-1928), (voir p. 100). L’Allemagne impériale adopte, elle aussi, une voie réformiste dont la classe ouvrière est la grande bénéficiaire. Outre-Rhin, dans le sillage de la social-démocratie se constitue un syndicalisme de métiers, réunis en 1890 dans une confédération, l’ADGB, Allgemeiner Deutscher Gewerkschaften Bund, adepte du réformisme théorisé par Eduard Bernstein (1850-1932). Paradoxalement, les grandes lois sociales sont le fait du chancelier Otto von Bismarck (1815-1898) pratiquant un « socialisme d’État » pour désamorcer la dynamique électorale favorable aux socialistes qu’il combat (→ fiche 16). L’État social y est une réalité à la veille de la Grande Guerre. À l’opposé, la France connaît la division syndicale, un faible taux de syndicalisation, et des modalités d’action dominées par la 92

Les syndicalismes

rhétorique d’un Georges Sorel (1847-1922) développée en 1908 dans ses Réflexions sur la violence. La France est aussi le pays où la législation sociale est en retard. L’anarcho-syndicalisme, cultivant l’attente du « grand soir », ne facilite pas le dialogue entre patronat et salariés. De ce rapide tour d’horizon, une certitude : là où le syndicalisme est intégré à la vie de l’entreprise et au monde politique, via des partis puissants, le réformisme peut progresser ; là au contraire où le syndicalisme se « ghettoïse », les acquis sociaux sont modestes, nourrissant un anarcho-syndicalisme de refus.

Deux Internationales ouvrières Après l’échec des révolutions de 1848 (→ fiche 14) et le reflux de la vague sociale, le mouvement ouvrier européen s’organise sous l’égide de K. Marx (1818-1883). Créée en 1864, à Londres, l’Association internationale des travailleurs est alors dominée par la phraséologie marxiste. Pourchassée par les polices, traversée en son sein de lignes de fracture opposant les marxistes aux proudhoniens, désertée par les anarchistes qui forment en 1872, autour de Bakounine (1814-1876) une internationale anarchiste, l’AIT ne parvient pas à dépasser les affrontements nationaux. Peu après sa dissolution en 1876, le mouvement ouvrier européen connaît une phase de recueillement. En 1889, à l’occasion du centenaire de la « Grande révolution », lui succède la IIe Internationale, dominée cette fois par les partis socialistes et sociaux-démocrates. Les figures de Jaurès (1859-1914), de Bebel (1840-1913)…, leurs discours lors des congrès, lui donnent ses heures de gloire. Il est facile de condamner cette IO qui ne sait pas « faire la guerre à la guerre » (→ fiches 38, 39, 44) ou qui ne dénonce pas avec assez de force le colonialisme (→ fiche 17), mais elle a contribué à amender le capitalisme libéral pour le plus grand profit du monde ouvrier.

FICHE  19

Nombre de Syndicats adhérents à la CGT 200 100 40 15

Seine

D’après l’Atlas historique de la France contemporaine, 1800-1965, René Rémond dir., Armand Colin 1966

Le syndicalisme ouvrier en 1914

Les trois voies du syndicalisme République française 7 % des salariés sont syndiqués CGT : 700 000 adhérents Refus de tout lien avec les partis politiques et méfiance vis-à-vis de la démocratie parlementaire

Monarchie parlementaire Empire allemand britannique 25 % des salariés adhèrent au TUC 28 % des salariés sont syndiqués TUC : 4 000 000 adhérents en 1914 2 500 000 adhérents (1 500 000) en 1892) Les TUC donnent naissance au Labour Party

Culte de l’action violente, de la Action réformiste fondée sur une grève générale, attente du « grand « aristocratie » ouvrière soir »

L’ADGB naît de la social-démocratie Le réformisme peut permettre de faire l’économie d’une révolution et d’obtenir des avantages importants dans le cadre de l’entreprise, d’une branche ou même de la nation

Les syndicalismes

93

Proudhon et le proudhonisme

FICHE  19

Fustigé de son vivant par Karl Marx, critiqué par de la France puisque nombre de doctrinaires à les tenants du libéralisme, l’influence de Pierre- travers le monde se réfèrent à la pensée complexe Joseph Proudhon (1809-1865) dépasse les limites de ce fondateur de la théorie socialiste.

Trois principes dans sa théorie – un travaillisme empirique ou la réalisation – une justice qui doit équilibrer les forces de l’homme par l’homme à travers le travail physiques et sociales personnel – un fédéralisme auto-gestionnaire

Un système fondé sur… Une démocratie économique « mutuelliste », structurée autour de petites unités aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie ; ce système est étendu aux producteurs et aux consommateurs regroupés dans un syndicat commun ; sur le plan

international, une « confédération mutuelliste » formée des groupes de sociétés nationales... une démocratie politique fédérative, absorbant l’État dans un système régional auto-administré et associé dans une république fédérale

Ses ouvrages (traduits dans des dizaines de langues) 1840

Qu’est-ce que la propriété ?

1841, 1842

Deuxième et troisième mémoire sur la propriété

1846,1847

Philosophie de la misère

1849, 1852

Confessions d’un révolutionnaire Idée générale de la révolution La Révolution sociale par le coup d’État

1858, 1863

De la justice dans la Révolution et dans l’Église, et la paix Du principe fédératif

Posthumes

De la capacité politique des classes ouvrières Théorie de la propriété

Son influence • une relation conflictuelle avec K. Marx même si toute l’œuvre marxienne est très marquée par celle de Proudhon • une forte influence sur le réformisme allemand • un apport décisif à l’anarchisme et aux adeptes de l’auto-gestion • une forte influence sur la Commune de Paris (1871) et, plus tard, sur le syndicalisme français • une évidente filiation entre le proudhonisme et le solidarisme de Léon Bourgeois, le père de

94

Les syndicalismes

la Société des Nations ; de même avec le personnalisme d’un E. Mounier ; avec les théories soreliennes et, paradoxalement, avec la droite française dont M. Barrès et même C. Maurras, le fondateur de l’Action française ! À l’étranger, Proudhon influence le travaillisme, le réformisme de Bernstein… mais aussi l’idéologie sociale en vigueur au Brésil, en Italie…

K. Marx, le dernier des théoriciens… libéraux ! Comme nombre de ses contemporains, Marx est obsédé par l’énoncé de lois sur le devenir. Au moment où Charles Darwin publie en 1859 De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, Marx entend définir les lois scientifiques de l’organisation sociale et économique du capitalisme. Au Marx de jeunesse qui mêle considérations théoriques et action pratique, succède à Londres, où il se réfugie, un Marx qui s’attelle à son grand œuvre, Le Capital, Critique de l’économie politique. Selon ce dernier, les lois économiques ont d’abord un caractère social ; l’appropriation privée des moyens de production est la caractéristique essentielle du capitalisme qui voit la bourgeoisie dominer le prolétariat. Ce dernier ne peut obtenir d’augmentation de salaires au même rythme que les gains de productivité du fait de l’existence de « l’armée de réserve du capital », les chômeurs. Mais l’élévation de la « composition organique » du capital, déterminée par le rapport entre le travail et l’investissement,

FICHE  19

accentuera la baisse tendancielle des taux de profit. Les crises récurrentes du système évolueront en une crise finale d’où émergera un monde nouveau : l’étape socialiste – « de chacun son salaire, à chacun selon ses besoins » –, transitoire, laissera la place à celle communiste, point d’aboutissement de l’histoire de la lutte des classes et dominée par l’extinction des catégories de valeurs – « de chacun selon son travail, à chacun selon ses besoins ». Pourtant, la révolution n’éclate pas dans les pays comportant la plus importante classe ouvrière, la plus instruite, donc la plus consciente puisque syndiquée, les Îles britanniques, l’Allemagne…, mais dans celui dépourvu d’un réel prolétariat, la Russie, puis dans le deuxième xxe siècle, en Chine ! Quant à la libération théorisée par Marx, elle ne s’est jamais réalisée, le prolétariat étant exploité et dominé par un appareil totalitaire contrôlant une dictature productiviste. Marx avait raison de dire aux socialistes français « Ce qui est sûr, c’est que moi je ne suis pas marxiste. »

La tentation anarchiste Aux théories marquées par l’œuvre de Bakounine, succèdent des agissements dominés par « l’action directe » qui ne parviennent pas à rallier les masses populaires. Dans trois pays latins et catholiques, 1868 1871 1872 1878-1881 1884 1892-1894 1895

1902-1909

1906-1908 1908 1911-1912

Espagne, France et Italie, l’anarcho-syndicalisme l’emporte sur les pratiques réformistes dominantes dans les pays anglo-saxons à tradition et à culture protestante.

Bakounine (1814-1876) crée l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, de tendance anarchiste, qui adhère à l’AIT, Association internationale du travail Commune de Paris : forte présence des milieux anarchistes au sein des Communards Bakounine et ses partisans sont exclus de l’AIT. Ce dernier fait paraître son ouvrage, Fédéralisme, socialisme et antithéologie ; critique de l’autorité, organisation de la société en petites communautés, refus de la démocratie parlementaire Vague d’attentats « terroristes », organisés par des groupes anarchistes en Russie Légalisation des syndicats en France Vague d’attentats anarchistes en France. Vote des lois « scélérates » restreignant la liberté d’opinion Création de la CGT, Confédération Générale du Travail, au congrès de Limoges, qui voit les partisans du syndicalisme révolutionnaire l’emporter sur les tendances anarchistes Fernand Pelloutier, secrétaire de la Fédération des bourses du travail facilite le rapprochement entre syndicalistes et milieux libertaires anarchistes Victor Griffuelhes, adepte de l’action révolutionnaire, devient secrétaire général de la CGT. Sous son influence est adoptée la Charte d’Amiens : « L’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale. » La CGT diffuse des slogans anti-militaristes, anti-nationalistes et malthusiens (contre les naissances) Georges Sorel, Réflexions sur la violence : la violence révolutionnaire culminant dans la grève générale est la seule méthode vivante mise en pratique par la classe ouvrière Agissements de la bande à Bonnot, mélange entre anarchisme et délinquance de droit commun. Absence de ralliement populaire.

Les syndicalismes

95

Luttes et progrès sociaux au

xixe

siècle

Les conquêtes sociales sont lentes mais incontes- au socialisme et au réformisme qui en corrigent tables. En même temps que l’Europe invente le les excès. capitalisme industriel libéral, elle donne naissance Année

1791

France • La loi Le Chapelier interdit les corporations. Les grèves et les coalitions sont passibles des tribunaux

• Premier Factory Act limitant le travail des enfants pauvres dans les industries textiles

1802

1803

• Livret ouvrier obligatoire

1810 1820

• Apogée du mouvement luddite • Loi limitant l’emploi des enfants de moins de 9 ans dans les industries textiles • Loi autorisant la grève et les coalitions • Formation des premiers syndicats derrière R. Owen (17711858)

1819

1824

1829

1831

• Insurrection des canuts : 600 morts et blessés

1833

1834

1836 1848

96

Royaume-Uni, États-Unis

• Insurrection à Paris et Lyon, 350 morts

• Factory Act interdit le travail des enfants de moins de 9 ans, limite à 48 h/semaine pour ceux de 9 à 13 ans, 69 h/ semaine pour ceux de 13 à 18 ans. La loi crée des inspecteurs du travail • Réforme de la Poor Law Succès croissant des Trade Unions • Répression contre la « rage trade unioniste » • Essor du chartisme qui connaît trois poussées révolutionnaires, 1836/9, 40/2, 1847/8

Luttes et progrès sociaux au xixe siècle

Allemagne, Europe centrale

Russie

Année

1841

France

1845

1846

1847

1857 1861

Russie

• Coales Mines Act : interdiction de faire travailler sous terre les enfants de moins de 9 ans, les jeunes filles, les femmes • Liberté d’associations ouvrières à Boston • Factory Act dans le textile : 6 h/j pour les enfants de 8 à 13 ans, interdiction du travail de nuit pour les femmes, limitation de la journée de travail à 12 h • Grande famine en Irlande •  Libre-échange : importation de céréales et amélioration du salaire réel des ouvriers • Ten hours Act pour les industries textiles

1844

1850

Allemagne, Europe centrale

• Première réglementation du travail : interdiction du travail pour les « ouvriers » de moins de 8 ans, 8 h/j pour ceux âgés de 8 à 12 ans, 10 h/j pour ceux de 12 à 16 ans

1842

1848

Royaume-Uni, États-Unis

• Proclamation du droit au travail par la nouvelle république • Grandes grèves en mai, prélude à l’insurrection de juin réprimée. Utilisation du chemin de fer pour faire venir des troupes de province vers Paris insurgé

• Manifeste du parti communiste, K. Marx

• Semaine de 60 h pour tous les ouvriers du textile, avec arrêt du travail le samedi à 12 h • Abolition du servage sur les domaines impériaux • Statut des paysans libérés du servage

Luttes et progrès sociaux au xixe siècle

97

Année 1862

France

Royaume-Uni, États-Unis

1864 1866

1868

1869 1870

1871

1875 1876 1878

1879

• F. Lassalle (1825-1864) fonde le premier parti socialiste allemand • La grève cesse d’être un délit. Suppression du livret ouvrier et de l’article 1781 du Code Civil • Création de la première Internationale ouvrière, l’AIT, Association internationale des travailleurs • Le Congrès garantit l’égalité civile aux Noirs • Le Capital, K. Marx • Premier Trade Union Congress, TUC • Loi fédérale limitant à 8 h/j le travail des fonctionnaires • Loi prussienne limitant • Grèves à Saint• Grèves le travail des jeunes de réprimées au Pétersbourg 12 à 14 ans à 6 h/j, à Creusot, Aubin, La 10 h/j pour ceux de 14 à Ricamarie 16 ans • Commune de • Recrudescence des Paris : premier grèves : 20 000 mineurs gouvernement cessent le travail dans la prolétarien. Ruhr en 1872 Répression, 25 000 morts • Semaine de travail • Congrès de Gotha : • Formation des limitée à 54 h pour les fondation de la socialpremières associations femmes et les enfants démocratie allemande ouvrières, Union du Sud, du Nord • Dissolution de l’AIT dont le siège a été transféré à New York, du fait de la répression policière • Lois d’exception contre • Premiers attentats les socialistes : plusieurs terroristes centaines d’associations Premiers syndicats dissoutes • Au congrès • Fondation socialiste de par Plekhanov Marseille, le de l’association mouvement révolutionnaire ouvrier se « Volonté du Peuple » reconstitue

1881 1882/6

98

Russie

• Délégation ouvrière à l’exposition universelle de Londres, première rencontre internationale ouvrière

1863

1864

Allemagne, Europe centrale

Luttes et progrès sociaux au xixe siècle

• Assassinat d’Alexandre II • Premières lois limitant la durée du travail des jeunes et des femmes

Année

France

• Entre 1885 et 1887, au plus fort de la dépression économique, multiples grèves et manifestations dont le Bloody Sunday, le 13 nov. 1887 • Essor des effectifs syndicaux

1883 1889

1884

Royaume-Uni, États-Unis

Allemagne, Europe centrale • Lois de Bismarck couvrant la maladie (1883), l’invalidité (1884) et la vieillesse (1889). Entrée en vigueur du « socialisme d’État »

• Loi Waldeck Rousseau : liberté syndicale sauf aux fonctionnaires (jusqu’en 1924) • Grèves dans les usines de Morozov (région de Moscou) • Création des inspecteurs du travail

1885

1886

• Grève à Decazeville

1891

1892

1893

1895

• Fondation de la IIe Internationale à Paris par les partis socialistes et sociaux-démocrates européens • Décrets impériaux sur • Nouvelle vague de • Fusillade à le repos dominical grèves dans les centres Fourmies (Nord), Interdiction d’employer industriels le 1er mai : 11 tués des enfants de moins de 12 ans, de faire travailler femmes et enfants la nuit. Les inspecteurs du travail ont plus de pouvoir • Grève à Carmaux • Durée du travail pour les adolescents (1318 ans), 10 h/j. Travail des femmes 11 h/j, interdit de nuit • Pour la première fois, la Chambre a des élus socialistes

• Alors que la journée de travail dans les usines oscille aux alentours de 10 h, les accidents du travail augmentent du fait des cadences intensives. Grèves dans la Sarre

• Congrès de Limoges : création de la CGT • Naissance d’un syndicalisme chrétien

1896/1897

• Fondation de l’American Federation of Labour par S. Gompers (1850-1924) • 400 000 travailleurs se mettent en grève

1889 1889

Russie

• Grèves de plus de deux mois des dockers à Hambourg

• Grèves dans les industries textiles à Saint-Pétersbourg • Journée de travail fixée à 11 h 30 • Extension des grèves dans les régions périphériques

Luttes et progrès sociaux au xixe siècle

99

Année

1898

1900

France

Royaume-Uni, États-Unis

Allemagne, Europe centrale

• Augmentation du nombre de grèves jusqu’en 1912 • Le congrès des syndicats libres rejette la grève générale

1901

1906

1907

1908

1909

100

• Fondation du parti social-révolutionnaire, SR Multiplication des grèves du fait de la crise économique • Éclatement du parti SD en menchevik et bolchevik

1903

1905

Russie • Fondation du parti social-démocrate, SD

• Millerand se déclare favorable à une participation socialiste au gouvernement • Loi établissant la responsabilité patronale en cas d’accident du travail – indemnités aux accidentés • Loi Millerand : journée de travail limitée à 10 h/j

• Multiplication des conventions collectives signées entre syndicats et patrons : la collaboration de classes se substitue à la lutte des classes

• Création de la Section française de l’Internationale ouvrière, SFIO • Loi limitant la durée de travail à 8 h/j dans les mines • Charte syndicale d’Amiens • Création du ministère du Travail

• Fondation du Labour Party • Workmen’s compensation act : indemnités étendues en cas d’accident du travail

• Repos hebdomadaire obligatoire • Grèves à Villeneuve SaintGeorges

• Loi sur les retraites ouvrières Journée de 8 h pour les mineurs • Salaire minimum pour les métiers les plus durs Instauration d’un bureau de placement pour lutter contre le chômage

Luttes et progrès sociaux au xixe siècle

• Échec de la « répétition générale », la première révolution russe

• Une loi fixe à 10 h. la journée de travail

Année

1910

1911

1912

1913

1914

1914

France

Royaume-Uni, États-Unis

• Grève des cheminots brisée par Briand • Loi sur les retraites ouvrières financées par des cotisations ouvrières, patronales et une contribution de l’État

• Entre 1910 et 1914, le « grand malaise » du monde ouvrier se traduit par une poussée gauchiste et de gigantesques grèves

• National Insurance Act couvrant les grands risques de l’existence : maladie, invalidité, chômage, vieillesse • Première loi fédérale fixant un salaire minimum

Allemagne, Europe centrale

Russie

• Le parti socialdémocrate devient le plus nombreux au Reichstag

• Trade Union Act : les syndcats peuvent prélever des cotisations destinées au Labour Party • Congrès de l’Internationale à Bâle qui proclame la nécessité « de faire la guerre à la guerre » • Assassinat de • Ralliement de sociaux-démocrates à Jaurès. La CGT la « Burgerfrieden », et la SFIO se rallient à « l’Union « Union sacrée » sacrée »

Luttes et progrès sociaux au xixe siècle

101

TROISIÈME PARTIE

Décomposition, recomposition

FICHE 20

Comment l’Empire ottoman devient le « vieil homme malade » de l’Europe

L’

histoire de l’Empire ottoman au xixe siècle est celle d’un recul territorial continu, avec des phases d’accélération et d’autres de stabilisation provisoire. Trois facteurs se conjuguent : l’incapacité du pouvoir à fournir les réponses appropriées à une crise structurelle, les ambitions des grandes puissances et le réveil des nationalismes en son sein.

Le dépècement de l’Empire La carte ci-contre illustre le délitement territorial de l’Empire qui ne parvient pas à défendre ses possessions datant, pour certaines d’entre elles du xive siècle. Trois zones prioritaires sont concernées : au Maghreb, l’Algérie conquise par la France à partir de 1830 (→ fiche 9), l’Égypte, occupée par Bonaparte entre 1798 et 1802, dont le rôle stratégique s’accroît avec le creusement du canal de Suez en 1869 et, bien entendu, les Balkans (→ fiche 39). À chaque fois, les défaites des forces ottomanes face à des coalitions de circonstances dynamisent les forces centrifuges : les Grecs en 1830, les Serbes entre 1808 et 1878, les Valaches et les Moldaves qui, en 1862, forment la Roumanie, les Bulgares de Roumélie orientale, en 1878, accèdent à l’indépendance contre l’Empire ottoman accusé de les assujettir. Le Royaume-Uni, la France, l’Autriche-Hongrie, surtout, la Russie, dans une moindre mesure, sont les grands bénéficiaires des crises de la « question d’Orient » et ce, malgré l’action des sultans successifs. Leur action intérieure, tant fondée soit-elle, se heurte aux ambitions des puissances instrumentalisant les questions intérieures. Mahmoud II, au pouvoir entre 1808 et 1839 use sans succès d’une politique très autoritaire, n’hésitant pas à faire massacrer les janissaires qui se révoltent en 1826. Abdul Majid (18391861) introduit des réformes – tanzimat – créant un État de droit imprégné de libéralisme en matière économique. Très inspirée du modèle

104

occidental, l’administration se modernise, le pays est découpé en vilayet, comparables aux départements français ; au sommet, le sultan peut compter sur des ministères à l’européenne qui réorganisent le budget et le système fiscal. Un système d’enseignement public complète les réformes qui, dans les campagnes, aboutissent en 1858 à l’adoption d’un nouveau code foncier dont l’objectif est d’accroître la production agricole.

La subordination à l’Europe L’extension des capitulations, héritées du passé, exprime l’asymétrie croissante entre l’Europe et l’Empire ottoman. Paris, Londres, SaintPétersbourg, Berlin, Vienne n’ont de cesse d’en renforcer les privilèges et d’obtenir des avantages substantiels : au congrès de Berlin (1878), La Porte est contrainte de confirmer les privilèges douaniers définis lors du traité de Paris en 1856, les importations étrangères ne payant qu’un droit de douane de 8 % ad valorem. Et quand le sultan veut relever les taxes, il ne le peut. Depuis 1881, une commission de la dette publique dominée par les représentants des puissances européennes créditrices contrôle les finances ottomanes. Dès lors, à partir de 1876 et la révolte des étudiants des écoles religieuses, le pays tombe dans le chaos politique. Dans les chancelleries européennes, des plans de découpage de l’Empire, « trop pourri », selon les mots de Salisbury en 1895, sont esquissés. Mais des divergences importantes entre les grandes puissances empêchent un tel processus comparable à celui subi par la Chine au même moment (→ fiche 21). Le « vieil homme malade » de l’Europe n’a pas réussi à relever les défis du xixe siècle autant sur le plan politique – trouver une réponse adaptée au fait national – qu’économique – échapper à la dépendance vis-à-vis de l’Europe.

Comment l’Empire ottoman devient le « vieil homme malade » de l’Europe

TUNISIE (1881)

Tunis

FEZZAN

TRIPOLITAINE (1912)

Benghazi CYRÉNAÏQUE

ug

siècle

ARABIE

KOWEÏT (1880)

Bagdad

La Mecque

Médine

Jérusalem Gaza Suez

Damas

Ro

xixe

Assouan

ÉGYPTE (1881)

Le Caire

Alexandrie

Port Saïd

M er

Un empire en voie de rétrécissement, l’Empire ottoman au

ALGÉRIE (1826-1850)

Bône

Bassora

PERSE

ne

Principales batailles

Projet germano-turc de voie ferrée (chemin de fer de Bagdad)

Alger

ien

Italie

sp

Autriche-Hongrie

CAUCASE (1829)

MONTÉNÉGRO Edirne Istanbul Batoum ROUMÉLIE (1912) Unkiar-Skelessi ALBANIE THRACE San Stefano ARMÉNIE Kors Ankara ÉPIRE (1913) GRÈCE THESSALIE Smyrne Missolonghi (1826) Konya KURDISTAN (1881) Adane Navarin (1827) MORÉE RHODES Mossoul (1912) Alap CRÈTE MÉSOPOTAMIE Mer CHYPRE SYRIE M e d i t e r r a n é e (1898) (1878)

Rome

Azov

Sébastopol (1855) Sinope (1853) Poti

JEDISAN KHANAT DE CRIMÉE

ca er

Grande-Bretagne

Budapest

PODOLIE (1699) IE AB AR SS IE BE AV LD MO

(1792) La itz si TRANSYLVANIE row a s s CROATIE Pa VALACHIE BOSNIE Kutchuk Raguse SERBIE

Vienne

M

France

États occidentaux bénéficiaires

L'Empire ottoman en 1914

De 1878 à 1913

1878 (Congès de Berlin)

De 1826 à 1850

De 1699 à fin XVIIe siècle

Périodes de recul de l'Empire ottoman

FICHE  20

e

Comment l’Empire ottoman devient le « vieil homme malade » de l’Europe

105

Un « vieil homme malade » bien utile ?

FICHE  20

La comparaison est parfois stimulante. L’opposition entre la situation des différentes communautés au xixe et au xxe siècle dans l’espace territorial sous tutelle ottomane est riche d’enseignements. Dans cette lettre envoyée en 1862 à son homologue français, le ministre des Affaires étrangères Ali Pacha semble avoir la préscience des convulsions et des tragédies à venir. « L’existence de l’Empire ottoman importe, dit-on, au maintien de l’équilibre européen. J’y crois et si on étudie à fond et sans parti pris l’esprit et l’état des membres des différentes nationalités qui composent la population de la Turquie, on finira par se convaincre qu’il n’y a que les Turcs qui peuvent leur servir de trait d’union et que, laissés à eux-mêmes, ou vouloir les soumettre à la domination de l’une d’entre elles, ou bien, songer à créer quelque chose comme une confédération, ce serait le chaos et la guerre civile à perpétuité. Rien ne saurait ainsi remplacer en Orient ce vieil Empire que ses ennemis

se plaisent à dire malade et que les observateurs impartiaux ne peuvent qu’affirmer le contraire. L’antipathie des Bulgares et des Arméniens contre les Grecs, l’état où se trouve la Grèce indépendante, le résultat que nous avons sous les yeux de l’administration économique des principautés sont autant de preuves à l’appui de ce que je viens d’avancer. L’Italie qui n’est habitée que d’une seule race parlant la même langue et professant la même religion éprouve tant de difficultés à effectuer son unification. Pour le moment elle n’a gagné de son état actuel que l’anarchie et le désordre. Jugez ce qu’il arriverait en Turquie si l’on donnait libre cours à toutes les différentes aspirations nationales que les révolutionnaires et avec eux certains gouvernements cherchent à y développer. Il faudrait un siècle et des torrents de sang pour établir un état de chose quelque peu stable. » H. Laurens, L’Orient arabe. Arabisme et islamisme de 1789 à 1945, A. Colin, coll. « U », 2002, p. 67/68.

Des incertitudes Les diplomates en poste à Constantinople, dont La Valette exprime leur perplexité devant les incertitudes qui se posent dans l’Empire ottoman, aux lendemains des massacres interconfessionnaux qui se produisent dans la montagne libanaise en 1860. « On en est réduit à souhaiter que la domination musulmane, si impossible qu’elle soit, puisse se prolonger encore. Les Chrétiens d’Orient, par leur abaissement séculaire, par leurs divisions politiques et religieuses, sont mal préparés à recueillir la succession qui semble s’ouvrir. Leur prise de possession serait, pour la Turquie, pour eux-mêmes, le signal

de véritables calamités. Je ne parle pas des cruelles représailles dont ils vengeraient quatre siècles d’oppression. Maîtres du pays, leur fanatisme religieux, qui éclate dans les sanctuaires de Jérusalem, aurait désormais pour champ clos la Turquie tout entière. Abandonnés à eux-mêmes, tous se livreraient avec fureur à ces haines de religion et de race d’autant plus vives qu’elles ont été plus contenues. Entre le régime ottoman qui n’est plus possible et la domination chrétienne qui ne l’est pas encore, on cherche en vain une transition acceptable. » H. Laurens, op. cit., p. 69.

Le pétrole un facteur de désagrégation de l’Empire ottoman ? Le pétrole et son rôle stratégique croissant aiguisent dans l’Empire ottoman et au Moyen-Orient où se les appétits des grandes puissances européennes trouvent d’importants gisements d’hydrocarbures.

106

1856

Le traité de Paris, signé aux lendemains de la guerre de Crimée garantit l’intégrité et l’indépendance de l’Empire ottoman

1857

Traité de paix signé entre le Royaume-Uni et la Perse

1858

Drake débute des forages pétroliers aux USA, à Titusville, dans l’Oil Creek Valley

1859

Drake trouve à 32 mètres de profondeur une nappe de pétrole, 1 700 litres par 24 heures

1862

J. D. Rockefeller construit une raffinerie rudimentaire dans l’Oil Creek Valley

Comment l’Empire ottoman devient le « vieil homme malade » de l’Europe

1863

Première raffinerie construite à Bakou

1869

Inauguration du canal de Suez. Les conditions spécifiques de la navigation en mer Rouge condamnent les navires à voile de grande taille dans cette zone

1870

Rockefeller fonde la Standard Oil of Ohio Cy

1872

Série d’inventions et d’innovations dans le domaine des moteurs à deux temps, à quatre temps

1872

Le baron de Reuter obtient du shah de Perse une concession couvrant la totalité du pays. Peu après, cette concession est révoquée

1873

La Russie compte plus d’une vingtaine de raffineries

1875

La compagnie du canal de Suez passe sous contrôle britannique

1876 1877 1878

Début de la crise des Balkans : pour des raisons fiscales, les Bosniaques se révoltent ; ils sont soutenus par les autres États bakaniques qui déclarent la guerre à l’Empire ottoman Moteur à quatre temps de Daimler, Otto, Maybach Déclaration de guerre de la Russie, au nom de la solidarité slave, à la Turquie. À la fin de l’année, les troupes russes sont aux portes de Constantinople La paix de San Stefano est tellement favorable à la Russie qu’elle mécontente toutes les chancelleries. Le congrès de Berlin (juin/juillet) entend remédier à cet état de fait

1882

Occupation « provisoire » de l’Égypte par le Royaume-Uni

1884

Premiers forages pétroliers entrepris en Perse

1887

G. Daimler construit le premier moteur à explosion à usage commercial

1888

La Deutsche Bank assure pour la première fois le service d’un emprunt turc

1889

Premier voyage de Guillaume II à Constantinople. La Deutsche Bank crée la Société du chemin de fer d’Anatolie Nouvelle concession de taille plus réduite accordée par le shah de Perse à J. Reuter

1890

Fondation à La Haye de la Royal Dutch Shell

1892

Accord exclusif signé entre le Royaume-Uni et le Cheikh de Bahrein

1893

Concession accordée par l’Empire ottoman aux Allemands pour la construction du chemin de fer, BBB, Berlin/Byzance/Bagdad

1893 -1897

R. Diesel met au point le moteur qui porte son nom

1898

Voyage de Guillaume II au Proche-Orient

1899

Nouvelles promesses de concession par le sultan Abdul Hamid aux Allemands pour le BBB Accord exclusif entre le Royaume-Uni et le cheikh de Koweit

1900

H. Deterding prend la tête de la Royal Dutch Shell

1901

W. K. D’Arcy obtient du shah de Perse la concession de Reuter

1902

La société du chemin de fer d’Anatolie obtient une concession lui permettant de prolonger l’aménagement de la voie entre Konya et Bagdad Construction des premiers moteurs d’avion

1903

Concession définitive du chemin de fer de Bagdad à Bassorah

1907

Construction du premier moteur diesel pour les navires

1908

Révolution des Jeunes Turcs à Constantinople Voyage de Guillaume II dans l’Empire ottoman Le pétrole coule des puits forés en Perse

1909

Création de l’Anglo Persian Oil Cy, APOC

1911 1912

FICHE  20

Création de la TPC, Turkish Petroleum Début de la guerre italo-turque en Tripolitaine Fin de la guerre italo-turque Début de la crise et des guerres balkaniques

1913

Accord entre Londres et l’Empire ottoman à propos du golfe Persique et des litiges frontaliers

1914

Accord entre Londres et Berlin à propos de la TPC L’Amirauté britannique rachète les parts de d’Arcy dans l’APOC

En italique, les faits ne se produisant pas dans l’Empire ottoman. En gras, la question d’Orient (→ fiche 39). Cette chronologie est élaborée à partir de l’ouvrage d’A. Nouschi, Luttes pétrolières au Proche-Orient, p. 5/9, Flammarion, coll. « Questions d’histoire », 1971.

Comment l’Empire ottoman devient le « vieil homme malade » de l’Europe

107

FICHE 21

« L’Empire du Milieu » dépecé

L

e dépècement ou Break Up de la Chine, autre « homme malade » de la planète (→ fiche 20) s’impose du traité de Nankin en 1842 à la révolution de 1911. Sans tomber dans le travers téléologique, qui consiste à voir le passé au prisme des événements ultérieurs, le xixe siècle est le terreau nourricier de Mao Dze Dong, né en 1893, âgé de 18 ans à la proclamation de la république de Sun Yat Sen !

Entre soumission et refus de l’Européen En dépit des voyages d’explorateurs européens au Moyen Âge, malgré la présence de missionnaires jésuites et le développement du commerce avec l’Europe sur ses franges maritimes, en particulier dans la région de Canton, la Chine sait préserver une forme d’équilibre jusque vers 1840. Mais en deux ans, 184042, durant ce qu’il est convenu d’appeler les « guerres de l’opium », le xixe siècle commence en Chine par des défaites militaires et par la nécessité d’offrir des avantages sans contrepartie, d’abord aux Britanniques puis aux autres puissances occidentales. Décennies après décennie, la tutelle étrangère s’alourdit sur les principales villes côtières, ports d’exportations et centres industriels naissants. Cette irruption du « Blanc » suscite à la fois réactions hostiles et transformation des mentalités des élites. Les révoltes récurrentes qui ponctuent la période s’inscrivent à la confluence de ces facteurs exogènes et endogènes : inondations, famines, exode de masses rurales appauvries, attente de changements incarnés par des chefs millénaristes, tous ces déséquilibres profitent aux Taiping, aux Nian et aux Boxeurs (voir p. 110-111). Ces insurrections répétées révèlent un malaise social profond. L’incapacité du gouvernement impérial à conjuguer modernisation dans le respect de la tradition n’en est

108

« L’Empire du Milieu » dépecé

que plus patente. Suite à la défaite militaire face au Japon en 1894/95, sanctionnée en avril 1895 par le traité de Shimonoseki, la « voie japonaise » (→ fiche 24) ne peut être transposée sur le continent et ce, en dépit de l’émergence en 1898 d’un groupe de modernisateurs au plus haut sommet de l’État : formé de lettrés souvent pétris d’idées occidentales diffusées par les missionnaires, cet embryon d’intelligentsia rompt avec le passé mandarinal, refuse les conditions humiliantes du traité de Shimonoseki (perte de Taiwan, indépendance de la Corée, ouverture de quatre ports supplémentaires). L’échec des « cents jours » accentue les contradictions de la société et explique la révolution de 1911 qui démarre chez les militaires.

La rupture de 1911 En 1911, la dynastie mandchoue, au pouvoir depuis le xviie siècle, s’effondre pour laisser la place à une république libérale dominée par le parti nationaliste ou Guomindang. Le héros de cet épisode, Sun Yat Sen (1866/1925) formé à l’école occidentale, ne sera pas un Bismarck à la chinoise. Les désordres et les troubles ne cessent après 1911, bien au contraire. Le nouveau gouvernement ne parvient pas à juguler les forces centrifuges ni à offrir de solutions aux mécontentements de tout bord. Commence une longue phase de désordres, de partage territorial et de guerres intestines qui enflent après 1920. « La Chine en folie », selon la formule du journaliste Albert Londres, est alors menacée d’éclatement. Contrairement aux théories développées en 1917 par Lénine dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (→ fiche 38) les impérialismes ne se sont pas fait la guerre pour la Chine mais ont conjugué leurs efforts pour soumettre le pays et en extraire le maximum de profits.

FICHE  21

Ville ouverte avant 1885 Ville ouverte entre 1885 et 1900 Ville ouverte avec concession Zhifu DALIAN Territoire à bail Territoire annexé Concession ferroviaire française allemande britannique belge russe américaine Niuzhuang 0

300

Qinghuangdao Pékin Tianjin

600 km

DALIAN (R.) WEIHAIWEI (G.B)

Zhifu

Huan ghe

Le dépècement de l’Empire du milieu au xixe siècle

Jiaozhou

z Yang

Zhenjiang Nankin Suzhou Shanghai Yichang Hankou Shashi Hangzhou Ningbo

i

Chongqing

Yuezhou

Jiujiang

Wenzhou Fuzhou

Tenggui

Xiamen

Mengzi Simao

Longzhou Hanoi

INDOCHINE

Canton Pakhoi

MACAO (Port.) GUANGZHOUWAN (Fr.)

Taiwan

Nora Wang, L’Asie orientale du milieu du xix e siècle à nos jours, A. Colin, 1993, p. 71.

(annexé par le Japon)

Shantou HONGKONG (G-B)

Qiongzhou

ZHILI

Pékin

Philippines

Hu ang h

Jinan

SHANDONG

e

HENAN

JIANGSU Nankin

Yangzi

SICHUAN

La révolte des Taïping

HUNAN Marche des Taiping du Guangxi à Nankin 1850-1854 L’expédition du Nord 1853-1854

GUANGDONG GUANGXI

Canton

Région contrôlée dans les années 1850 Région contrôlée dans les années 1860

Nora Wang, L’Asie orientale du milieu du xixe siècle à nos jours, A. Colin, 1993, p. 60.

Zones de rébellion Nian

0

250

500 km

« L’Empire du Milieu » dépecé

109

Le traité de Nankin

FICHE  21

Signé avec l’Angleterre, le 27 août 1842, ce traité ouvre une longue série d’actes similaires imposés par la force militaire et qui forment un véritable système ; en 1844, les États-Unis et la France, en 1845, la Belgique, en 1847, la Suède concluent des accords similaires avec la Chine. Le dépècement peut commencer… Ouverture au commerce britannique de cinq ports, assortie de droits de résidence, de représentation consulaire

Établissement d’un tarif douanier de 5 % ad valorem Cession perpétuelle de Hong Kong* Versement d’une indemnité de 21 millions de dollars par la Chine pour frais de guerre Octroi de l’exterritorialité en matière criminelle Un an plus tard, la Grande-Bretagne obtient la clause de la nation la plus favorisée * Hong Kong, colonie britannique, est rétrocédée à la Chine communiste en 2000

Les grandes révoltes populaires Taiping, Nian, Boxeurs, des révoltes régulières secouent « l’Empire du milieu ». Elles s’inscrivent à la croisée entre la tradition et la modernité, le refus de l’autre et l’intégration de valeurs

nouvelles. Elles expriment les problèmes d’un pays confrontés à la question classique, celle des subsistances, dans un contexte d’ouverture croissante et de sujétion à l’homme blanc.

La révolte des Taiping Période

En 1851, l’agitation se transforme en rébellion. Nankin, prise en 1853, devient la capitale des insurgés. Elle dure, avec une intensité moindre, jusqu’en 1868

Origines du Hostilité au traité de Nankin et aux étrangers ; abandon du port de la natte, signe de soumission à mouvement la dynastie régnante ; syncrétisme entre boudhisme, taoïsme, confucianisme et christianisme Un chef charismatique, Hong Xiuquan se proclame « roi céleste » et fonde le « Royaume de la Grande paix céleste » ou Taiping ; les insurgés créent un trésor en mettant en commun leurs Le sens du biens ; ils promettent une redistribution de la terre et entendent réorganiser la société sur la base mouvement d’unités familiales (25 familles forment une brigade sous l’autorité d’un chef les dirigeant en cas de guerre) Les causes de la défaite

Manque de coordination entre les différentes bandes insurgées, soutien des Occidentaux à la dynastie régnante des Qing

Le bilan

10 millions de morts ; une dimension millénariste qui a impressionné les contemporains, dont K. Marx, et laissé des traces jusqu’à la proclamation de la Chine communiste Les révoltes des Nian

Période

Apparus au début du xixe siècle, les Nian se développent après 1851 jusqu’à la fin des années 1860

Le mouvement se développe dans les zones où le déséquilibre hommes/production agricole est Origines du le plus grand. Après la famine de 1851, de 1855, de 1860, les Nian connaissent un grand succès mouvement auprès non seulement des paysans, mais aussi des lettrés, des notables à la recherche d’un surcroît d’influence « Porteurs de torches » ou « groupes », les Nian sont une branche d’une société secrète le « Lotus Le sens du blanc ». À partir de 1852, ils élisent au Nord un chef qui commande à des « bannières », unités mouvement d’insurgés passées maîtres dans la guérilla et la politique de la terre brûlée Les causes de la défaite

Partisans de la razzia et non du contrôle territorial, le mouvement très émietté, souffre de l’absence de coordination à l’échelle du pays

Période

1898 à 1900

Les Boxeurs Origines du Famines, inondations, crise politique du gouvernement incapable de résister aux Occidentaux : mouvement octroi de nouvelles concessions portuaires aux Européens

110

« L’Empire du Milieu » dépecé

Yihequan, « Poings de justice et de concorde » ou boxeurs entendent lutter contre les étrangers, dont les missionnaires accusés de convertir, donc de pervertir les Chinois. À partir de 1900, Le sens du les boxeurs pénètrent dans les grandes villes dont Pékin et Tianjin. La cour et l’impératrice mouvement Cixi utilisent ces milices contre les Blancs à partir de 1900 : à Pékin, le quartier des légations internationales est assiégé pendant plus de six semaines jusqu’à l’intervention d’une expédition internationale le 14 août 1900 Les causes Mouvement conservateur et archaïque, il traduit toutefois l’essor d’une conscience nationale de la parmi les couches sociales populaires défaite Le bilan

FICHE  21

Exécution des chefs, châtiment des hauts fonctionnaires complices, présence de soldats occidentaux pour protéger le quartier des légations, versement d’une indemnité équivalente à deux années de recettes fiscales de l’État chinois, tutelle économique totale de la Chine

La nécessité des réformes Même au plus haut sommet de l’État, l’urgence des réformes s’impose. Kang Youwei (1858/1927), admirateur de la modernisation à la japonaise, incarne la novation depuis 1895, exprimée dans une pétition envoyée à l’empereur. Dans ce mémoire, Kang Youwei pose le problème clef de la relation entre tradition, rapport avec l’identité nationale et étranger. « Considérant que les puissances étrangères fixent leurs yeux sur notre pays, je trouve que nous sommes sur le point d’être démembrés… Je me permets de vous dire que dans ce siècle où l’on connaît partout des concurrences, les vieilles méthodes doivent être abolies ; car pour le moment, elles sont aussi peu utiles que le seraient des fourrures portées en été. On a trop de respect pour nos ancêtres et leurs institutions ; on méconnaît leurs défauts et surtout on a tort de les suivre aveuglément sans tenir compte des défectuosités qui en résultent au cours des années,

des générations et des siècles en perpétuelle transformation. La politique de nos ancêtres capable de maintenir l’ordre à l’intérieur en sauvegardant l’intégrité territoriale du pays contre les invasions, diffère du tout au tout de celle de notre temps qui nous conduit à la ruine. Actuellement, il nous manque des officiers, des soldats, des munitions, des armes et des navires. Notre pays, bien qu’il ait un nom, ne possède que des chemins de fer, une marine marchande, des banques appartenant aux étrangers. Si nous paraissons encore exister, en réalité nous n’existons plus. Ce serait une fausse conception de vouloir maintenir les organisations de nos ancêtres en négligeant l’essentiel de leur esprit. » Recueil des mémoires adressés au trône en l’an Wou syu 1898, cité par E. Preclin et P. Renouvin, Textes et documents d’histoire contemporaine, vol. 4. p. 154, PUF, 1936-56.

La rupture de 1911, le constat de Sun Yat Sen Fondateur du Guomindang, ou parti nationaliste, Sun Yat Sen explique dans ce discours du 12 février 1912, prononcé à Nankin, le sens de la révolution attendue : à la tradition confucéenne, il emprunte la notion de « grande communauté » dans laquelle se réalise la société idéale et valorise le concept « d’humanité » dirigée par un gouvernement apte à réaliser des réformes inspirées de l’Occident. « Enfin, notre ère propre se mit à luire, le soleil de la liberté s’était levé et le sens des droits de la race anima les esprits des hommes. En outre, les bandits mandchous* ne surent même pas se défendre. De puissants adversaires envahirent le territoire chinois

et la dynastie sacrifia de notre sol sacré pour enrichir l’étranger. Aujourd’hui la race chinoise peut avoir dégénéré, mais elle descend dans le passé d’hommes puissants. Comment supporterait-elle que les esprits des grands ancêtres soient insultés par la continuelle présence de cette peste ? Alors les patriotes se levèrent comme un torrent, ou comme un nuage qui pointe soudain au firmament. [...] » Suit une description du processus révolutionnaire qui embrasa toute la Chine. * La dernière dynastie impériale en Chine est la dynastie mandchoue

« L’Empire du Milieu » dépecé

111

FICHE 22

Comment l’Inde devient britannique ?

A

u début du xix e siècle, les possessions britanniques en Inde reflètent le mercantilisme commercial mis en œuvre par l’East India Cy, EIC*, une compagnie à charte. Un siècle plus tard, les Indes dans leur totalité sont tombées sous le contrôle de Londres, devenant ainsi le cœur de l’Empire britannique.

Les étapes de la conquête Présents depuis le xviie siècle, aux côtés de la France, du Portugal, les Britanniques profitent des guerres révolutionnaires entre 1798 et 1805 pour renforcer leurs positions dans le subcontinent indien. Instrumentalisant le danger potentiel d’un État français, les gouverneurs* généraux successifs vassalisent des sultanats et établissent un contrôle continu de l’espace indien du Sud vers le Nord, de la côte vers l’intérieur. Avec la conquête du Sind (1843) et du Pendjab sikh (1849), les forces britanniques atteignent la frontière naturelle de l’Indus. L’expansion militaire s’achève trente ans plus tard avec l’occupation du Baloutchistan à l’Ouest (1878), des territoires au nord de Peshawar, jusqu’à la frontière afghane, pour protéger l’Inde des velléités expansionnistes russes, et à l’Est, de la Birmanie (1885). La révolte des Cipayes* en 1857 marque un tournant majeur dans l’histoire de la colonisation en Inde. Née de causes complexes, elle traduit l’hostilité de ces derniers à la politique raciste et autoritaire conduite par Lord Dalhousie, gouverneur de 1848 à 1856. Réprimée avec difficulté par les Britanniques soutenus par des régiments gurkhas népalais et sikhs, la rébellion met un terme au règne de l’EIC*, l’Inde passant sous l’autorité de Londres. À l’annexion succède une politique de respect des traités conclus avec les princes qui peuvent à nouveau adopter leur successeur – fin de la « doctrine* du lapse ». La proclamation de

Victoria impératrice des Indes en 1876, parachève ce processus (→ fiches 8, 17).

L’Inde anglaise Le patchwork indien, tant sont divers les statuts* des différents territoires le composant, bénéficie d’investissements importants dans quelques domaines ponctuels reflétant la domination anglaise : les voies ferrées* doivent faciliter l’achat des produits Made in England et les exportations de produits bruts indispensables à la métropole. Le commerce profite du creusement du canal de Suez, les ports se modernisent tandis que les premiers entrepreneurs indiens s’affirment. Mais au total, l’économie présente tous les traits du sous-développement : primauté d’une agriculture vivrière, exportation de produits primaires, dépendance technologique vis-à-vis du Royaume-Uni… Les famines* régulières, propices à de terribles épidémies, témoignent de la désarticulation de l’économie et de ses faiblesses structurelles. Confrontés à une société très complexe, les Britanniques imposent leur système et leurs valeurs : leur langue*, un régime foncier à l’occidentale, une administration plaquée sans respect des traditions locales, une surdétermination des différences religieuses, en rupture totale avec la tradition moghol*. Le racisme quotidien des colons fait beaucoup pour favoriser l’émergence d’une identité politique indienne qui se manifeste, en 1885, avec la formation du Parti* du Congrès. À la veille de 1914, l’Inde est secouée par des attentats terroristes et un premier mouvement de masse dont le mot d’ordre est le swaraj, le self government, est lancé contre le projet de partage de la province du Bengale (→ fiche 17). Comme dans les autres colonies, le choc de la Grande Guerre précipite des évolutions qui aboutissent à l’indépendance en 1948. * Les astérisques renvoient au lexique p. 113-114

112

Comment l’Inde devient britannique ?

FICHE  22

FRONTIÈRE N.O. 1893

CACHEMIRE 1846

Peshawar

Indus

PENJAB

Lahore

1849

1890

Simla Brahmapoutre SIKKIN

Delhi 1817

BHOUTAN

Lucknow

Cawnpore

SINO

NÉPAL

PROVINCES OUDH

RADJPOUTANA

UNIES

1843

di

1803

1878

Bénarès

ÉTATS

KATCH

BHOPAL

GOUDJERAT

1765

BIRMANIE 1886

Mandalay

PROVINCES CENTRALES 1854 ORISSA

MAHRATTES BÉRAR

Nagpur

Bombay HAÏDERABAD (NIZAM)

1818

1826

BENGALE

Chandernagor Calcutta

INDORE

ASSAM

Gange

BIHAR

Irraqu ad

BÉLOUCHISTAN

CIRCARS DU NORD

PEGU 1852

1753-1760

1800

Rangoun

Yanaon

Possessions britanniques en 1837 Annexions entre 1837 et 1857 Limite de l'Empire des Indes en 1901 et annexions depuis 1857

Goa 1800

KANARA

1826

Territoire touché par la révolte des Cipayes, 1857 0

Madras

1831

Mahé

États vasseaux Comptoirs français et portugais

TENASSERIM

MYSORE

CARNATIC

Pondichéry

ILES ANDAMAN 1858

Karikal

TRAVANCORE 1805

CEYLAN 1815

Colombo

500 km

Les Indes anglaises

Lexique Cipayes, révolte des Cipayes : les Cipayes sont des soldats indiens souvent d’origine musulmane ou hindoue. Provoquée par l’utilisation d’une cartouche de fusil dont l’enveloppe enduite de graisse de porc et de bœuf devait être déchirée avec les dents, la révolte des Cipayes dure 18 mois à partir du 10 mai 1857. Elle trouve aussi son origine dans la « doctrine du lapse », dans la brutalité des agents de l’EIC, dans le non-respect par les Britanniques de leurs traditions. Limitée à l’Inde du Nord et du Centre, la rébellion fut matée avec brutalité, provoquant la mort de centaines de milliers de victimes. « Doctrine du lapse » : tout État princier sous l’influence directe de l’EIC serait automatiquement annexé si le prince n’a pas d’héritier mêle direct

et cela, en opposition à la tradition indienne d’adoption. EIC, East India Company : créée en 1600, elle bénéficie d’une charte royale pour commercer avec les Indes orientales. Elle fait sa fortune sur l’exportation des cotonnades, les indiennes. Possédant des comptoirs et des places fortes, l’EIC profite du déclin de l’empire moghol pour se doter d’instances administratives, d’une armée de Cipayes et ainsi conquérir des territoires. La perte du monopole commercial en 1813 ne laisse subsister que les structures administratives utilisées par les gouverneurs généraux. L’EIC disparaît aux lendemains de la révolte des Cipayes. Famines : parmi toutes les famines subies par l’Inde, celle de 1866, de 1869 provoque chacune

Comment l’Inde devient britannique ?

113

FICHE  22

114

la mort d’un million de personnes ; celle de 1876/78 entraîne la mort de 5 millions de personnes, surtout dans le Sud. Au total, dans le dernier quart du xixe siècle, 26 millions d’Indiens sont morts de faim ! Affaiblie par la famine, la population est aussi victime d’épidémies, la peste qui ravage la région de Bombay fait disparaître 5 millions de personnes entre 1905 et 1910. Gouverneurs généraux : autorité suprême conduisant les destinées de l’EIC. Le gouverneur général est assisté d’un conseil privé évoluant après 1833 en conseil législatif. Parmi les gouverneurs, Richard Wellesley (1798-1805) procède à des annexions territoriales ; Lord Hastings (18131822) fait de même ; Lord Dalhousie (1848-1856) use de la « doctrine du lapse » et pratique une politique d’acculturation. Après 1858, le gouverneur général porte le titre de vice-roi. Indian Office : formé en 1858, c’est un véritable ministère, dirigé par l’Indian Secretary, appuyé sur l’Indian Civil Service, un corps de fonctionnaires spécialisés. Kipling Rudyard (1865-1936) : issu d’une famille anglo-indienne cultivée, Kipling est journaliste, romancier à succès. Parmi ses livres, Le Livre de la jungle (1889), Kim (1901), et d’autres ont un succès mondial autant auprès du grand public que des souverains. Guillaume II, le président Theodore Roosevelt en sont des lecteurs assidus. Dans son célèbre poème, Le Fardeau de l’homme blanc, écrit aux lendemains de la guerre hispano-américaine de 1898, il évoque la mission du Blanc dans sa relation aux peuples de couleurs. Langue anglaise : langue administrative à partir de 1835. Missions : très actives de la fin du xviiie siècle à 1840, puis à la fin du siècle, elles diffusent la religion en Inde comme dans les autres colonies. Parmi ces dernières, la Baptist Missionary Society (1792), la London Missionary Society (1795), la Church Missionary Society (1799), la British and Foreign Bible Society (1804), la Methodist Missionary Society (1813). Diffusant des bibles traduites en langues indiennes, elles dénoncent avec violence les pratiques locales telles le sacrifice des nouveaux nés de sexe féminin, le suicide

Comment l’Inde devient britannique ?

des veuves sur le bûcher de leur époux, l’interdiction du remariage des veuves, le mariage des enfants trop jeunes. Ce comportement de refus et d’évangélisation à outrance est l’une des multiples causes de la révolte des Cipayes. Moghol : dynastie au pouvoir depuis 1526 qui connaît une période fastueuse jusqu’au xviie siècle, puis un lent et long déclin dont profitent les Britanniques. Parti du Congrès : première organisation politique à l’échelle du subcontinent, formée en 1885, encouragée par les autorités qui y voient un moyen pour apaiser les tensions émanant des élites politiques. Toutefois, dans cette assemblée de notables émerge une tendance hostile à la domination coloniale. Raj : domination anglaise. Statut : « l’Inde des princes » est formée des territoires théoriquement indépendants, en fait placés sous tutelle ; celle sous administration directe est gérée par l’EIC jusqu’en 1858. La première Inde représente 40 % de la surface et 20 % de la population totale. Les Maharadjas, les sultans conservent leur indépendance toute en reconnaissant la suzeraineté de Londres en matière de politique extérieure. Vice-roi : représentant de l’Impératrice des Indes, il est assisté d’un conseil exécutif et du conseil législatif central, appelé impérial après 1861, et de conseils législatifs provinciaux qui n’ont qu’un pouvoir consultatif. Parmi les vice-rois, Lord Ripon, Lord Duferin font preuve de grande prudence, tandis que Lord Curzon (1899-1905), aristocrate brillant mais autoritaire, s’efforce de moderniser l’administration et de renforcer les défenses de l’Inde contre la menace russe. En 1909, Lord Pinto (1905-1910) décide d’élargir la représentation du conseil législatif impérial qui dispose du droit de faire des propositions budgétaires et des « recommandations » au gouvernement. Voies ferrées : quatrième réseau de la planète avec 50 000 km en 1914, leur tracé répond à des nécessités imposées par les Britanniques : faciliter les échanges vers les ports, relier les grandes villes administratives…

La proclamation de l’empire des Indes Le 1er janvier 1877, Lord Lytton rend compte dans un télégramme adressé à la reine Victoria de la proclamation. « La proclamation de Sa Majesté comme impératrice des Indes a été faite ce jour même à midi dans la plaine de Delhi avec la pompe et la splendeur la plus impressionnante au cours d’une cérémonie en présence de cinquante princes souverains et de leur suite, d’un grand concours de princes indigènes et de nobles venus de toutes les parties de l’Inde ; du Khan et des

FICHE  22

Sirdars de Khélat ; des ambassadeurs du Népal, de Yarkand, du Siam et de Muscat ; des envoyés de Chitral et de Yassin ; du gouverneur général de Goa et du corps consulaire, de tous les gouverneurs, lieutenants-gouverneurs et des principales autorités militaires, civiles et judiciaires de l’Inde britannique, ainsi que d’une immense assemblée de sujets de Sa Majesté venus à titre privé et de toutes classes, Européens et Indigènes. La fleur de l’armée des Indes, déployée dans la plaine fit une magnifique impression. »

Le jugement d’une historienne sur l’invention de la religion comme facteur de ségrégation Romila Thapar, l’une des meilleures spécialistes mondiales de l’histoire ancienne de l’Inde, s’exprime ainsi… « Je voudrais d’abord rappeler que l’acception actuelle du terme “ hindou ’’ n’est apparue qu’aux xviie et xviiie siècles. Auparavant, il avait été employé par les Arabes et les Persans dans un sens purement géographique. Son utilisation dans un sens religieux, puis la création du terme “ hindouisme’’ sont donc artificielles. Sous la colonisation, la société indienne était trop complexe pour leur entendement, les Britanniques l’ont divisée selon des critères de religion : c’est à partir de là que les religions ont commencé à se voir chacune comme un groupe différent. Alors qu’en Europe on commençait à parler de nations, on s’est mis en Inde à parler de nation hindoue et musulmane. Cette conception colonialiste qui fondait l’Inde sur des identités religieuses séparées a amputé la population de son passé, avec des effets désastreux. Elle contredisait l’historiographie sanscrite et persane, qui n’avait pas conscience de l’existence de deux nations. Ainsi a-t-on développé un système de représentation séparée sur une base religieuse, la notion de majorité et minorité, et celle de communauté hindoue et musulmane.

La colonisation a duré deux cents ans et il faudra beaucoup de temps pour nous débarrasser de la reformulation de notre société selon des critères imposés de l’étranger. » Le Monde, 11 mai 1993

Plus loin dans cette interview, Romila Thapar évoque l’apport essentiel de la culture indienne. – Que peut apporter la culture indienne ? « Tout d’abord, un sens communautaire, malgré toutes nos inégalités. Quelque chose s’est perdu dans les sociétés qui se sont développées à l’occidentale et qui connaissent un très fort sens de l’aliénation. Il faut trouver un équilibre entre trop et pas assez de vie privée. D’autre part, la question de la rationalité, c’està-dire : faut-il voir tout en termes de “oui’’ ou de “non’’ ? J’utilise de plus en plus un ordinateur, mais je suis gênée par la logique binaire de l’informatique. Quand on regarde les textes indiens, que l’on essaie de comprendre le fonctionnement de l’âme indienne, un des aspects les plus excitants est que l’on avance un point de vue, puis le point de vue inverse avant de voir le jeu des contraires : ce n’est pas de la dialectique selon Marx ou Hegel, mais il y a toujours un élément dialectique. »

Comment l’Inde devient britannique ?

115

FICHE 23

Comment l’Afrique fut partagée ?

J

usqu’à la décennie 1880, l’Afrique dans sa grande majorité échappe aux appétits des puissances européennes. Puis en trente ans, la quasi-totalité du continent noir passe sous la tutelle blanche. L’Afrique est donc la terre d’élection d’une colonisation rapide, violente et totale.

Jusqu’en 1880 Ce continent méconnu, exception faite pour quelques explorateurs qui s’y aventurent (→ fiche 7), donne naissance à plusieurs mythes : le premier est celui de l’absence de structures étatiques. En fait, il n’en est rien. Dans l’Afrique sahélienne de l’Ouest, de multiples entités – royaume Bambara, États Haoussa… – se partagent un espace aux frontières floues, occupé non par une nation, mais par des tribus. Dans la zone du golfe de Guinée, les multiples États – Ashanti, Danxome… – répondent aux besoins des Européens établis dans des comptoirs côtiers : vente d’esclaves, de produits agricoles comme l’huile de palme et d’arachide, l’ivoire, tant apprécié pour les boules de billard et les touches des pianos. Certes les constructions étatiques s’organisent sur la base tribale ou clanique, mais les États ne sont pas une importation européenne ! Le deuxième mythe concerne l’absence de civilisations en Afrique. Elles ne sont pas fondées sur l’écrit, mais sur l’oral, et l’architecture des édifices en pisé a moins bien résisté à l’épreuve du temps. Mais les trésors observables aujourd’hui dans les musées dits des « arts premiers » témoignent de la brillance de civilisations parfois très anciennes. Ainsi, les royaumes du Bénin maîtrisent avec éclat la métallurgie, d’autres la sculpture. Le troisième fait de l’Afrique une zone statique sans échanges humains, matériels et immatériels. Rien n’est plus faux. Il est vrai que la traversée du Sahara équivaut à celle d’un océan tant elle est difficile, mais des caravanes sillonnent, surtout en hiver, le continent, reliant 116

Comment l’Afrique fut partagée ?

les différentes « îles » africaines, celle d’Afrique du Nord, celle sahélienne, celle nilotique… Le prosélytisme musulman en Afrique illustre ces flux dont, certains, remontent au Moyen Âge.

Après 1880 Le partage de l’Afrique commence dans le Nord avec la colonisation française en Tunisie (1881) et celle britannique en Égypte (1882) (→ fiches 8, 9, 20). La conférence de Berlin (1884/1885) tente de fixer des règles de partage valables pour toutes les puissances européennes (→ fiche 10). Les ambitions sont telles que le continent noir devient la caisse de résonance de l’âge impérialiste (→ fiche 38). En dépit des différences entre les puissances colonisatrices, il est possible d’observer des processus communs : l’irruption de l’homme blanc s’accompagne de guerres gagnées par l’envahisseur qui dispose de la supériorité technologique ; elles sont souvent suivies de répressions d’une férocité inouïe. Une exception à cette « règle », les échecs du général Gordon, dit Gordon Pacha, à Khartoum en 1884, la défaite italienne à Adoua en 1896. La colonisation se traduit toujours par un placage d’une civilisation nouvelle, rigoureusement étrangère, sur celle ancienne, niée dans son existence même. Le choc colonial est autant humain qu’économique puisque l’Afrique, pillée de ses hommes et ce, jusqu’à l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, devient un réservoir de matières premières exportées vers l’Europe. Le comble de l’exploitation se réalise dans les zones dévolues aux Compagnies à concessions, particulièrement au Congo belge. Colonisée plus tardivement, il paraît logique que l’Afrique soit aussi le dernier des continents à connaître la décolonisation. Colonisée plus violemment – il suffit pour s’en convaincre d’observer le tracé des frontières peu respectueuses des territoires tribaux –, l’apprentissage de l’indépendance y sera aussi plus difficile.

FICHE  23

L’Afrique en 1885 Maroc

Limite nordd de la zone d’interdiction d’importation d’armes et d’alcool Toutcouleur Bomou États Sokoto Massi Borgou Samori Ashanti

État madhiste

Ouaddaï

Empire éthiopien Choa

Zande

Libéria

Royaume de Tippo Tip Tchokwé

L’Afrique de 1922 à 1938*

Limite sud de la zone

Algérie

Afrique occidentale française

Nigeria

Afrique équatoriale française

Menabe

Imerina

Rép. d’Afrique du Sud et État libre d’Orange

Egypte

Libye

Libéria

État de Msiri Lozi

Maroc français Rio de Oro

Sultanat de Zanzibar

États africains vers 1880

Soudan angloégyptien

États indépendants Afrique orientale italienne

Cameroun français

Kenya Congo Belge

Territoires controlés par: France Portugal Belgique Espagne

Tanganyika

Sud africain Angola Rhodésie

Union Sud Africaine

oz M

ue biq am

Italie Turquie Grande-Bretagne

Madagascar

Allemagne

* Par le traité de Versailles l’Allemagne perd ses possessions coloniales Togo, Cameroun, Sud-Ouest et Sud-Est africains

Le partage de l’Afrique

Comment l’Afrique fut partagée ?

117

Les possessions coloniales

FICHE  23

L’apport de l’Afrique aux colonisations euro- économique, et symbolique. Elle satisfait la péennes est moins démographique, le continent volonté de puissance des États européens pournoir étant faiblement peuplé, que territorial, suivant une « politique du drapeau ». Parties colonisées dans chaque continent (en %)

En superficie et population En 1876 Superficie (en millions de km2) Asie

22,7

En 1900

Population (en millions d’habitants)

Superficie (en millions de km2)

En 1876

Population (en millions d’habitants)

291

25

390

Dont 3,76 Royaume-Uni

241,8

5,22

301

Pays-Bas

1,52

24,1

1,52

37,4

France

0,16

2,6

0,66

18

Russie

17,01

15,95

17,28

25

Afrique

3,21

11,42

26,95

123,3

Dont 0,7 Royaume-Uni

2,3

9,2

53

France

0,7

2,8

10,2

31,5

Belgique

--

--

2,38

19

Portugal

1,8

5,9

2

6,8

Allemagne

--

--

2,3

11,4

Italie

--

--

0,5

0,7

Amérique

10,5

7,7

10,5

9,1

Océanie

8,3

2,9

8,9

5,4

Total

44,71

313,02

71,35

527,8

En 1900

En superficie 51,5

56,8

10,5

88,9

25

25

R. Girault, Diplomatie européenne. Nations et impérialismes. 1871/1914, A. Colin, coll. « U », p. 163.

Le scandale du travail forcé Le royaume du Congo est le seul exemple de colonisation entreprise moins par un État que par des hommes d’affaires, il est vrai, soutenus par le roi des Belges. « Ce fut sans doute dans le royaume du Congo que fut établi le système d’exploitation le plus dur, au nom de l’ivoire et du caoutchouc. Le travail forcé s’y perpétua de longues décennies, au bénéfice des chefs africains et de leurs commanditaires. Son exercice aboutit au dépeuplement de provinces entières, voire à une dépopulation endémique. Dans les 13 villages du district du lac Mantounba, par exemple, la population passa de 9 450 âmes

118

Comment l’Afrique fut partagée ?

en 1893 à 1 750 en 1913. Emmenés au loin pour travailler, beaucoup décédèrent. Le nombre de villages ainsi désertés ou perdus ne se compte pas, et un texte de E. D. Morel, King Leopold’s Rule in Africa (1904) [...] établit l’inventaire de ces zones et villages victimes d’une dépopulation liée aux impôts, au travail forcé, aux mauvais traitements, à une pression constante de l’administration coloniale ou de sociétés privées qui agissaient impunément : la Compagnie du Congo pour le commerce et l’industrie, fondée en 1889, l’Anversoise, fondée en 1892… Fascinés par les bénéfices que ces sociétés accumulaient, les Français voulurent imiter les

Belges dans “ leur ’’ Congo : en 1898, le ministère des Colonies reçut 119 demandes de concessions, définies comme “ entreprises de colonisation ” : par exemple, la Compagnie des sultanats du HautOubangui reçut une concession de 140 900 km2. Le cahier des charges prévoyait que l’État recevrait une

redevance fixe et 15 % des bénéfices. Bien que les abus commis aient été dénoncés très tôt, notamment dans les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, ils n’en continuèrent pas moins. »

FICHE  23

M. Ferro, Histoire des colonisations. Des conquêtes aux indépendances xiiie-xxe siècle, Le Seuil, coll. « Points Histoire », 1994, p. 194/5.

L’Empire colonial un débouché fondamental pour l’industrie française Dans une thèse remarquée, J. Marseille s’appuie sur des données microéconomiques pour montrer combien l’Empire colonial, essentiellement centré sur l’Afrique, est un débouché clef pour les

industries traditionnelles, à la veille de la Grande Guerre. « La politique coloniale est [bien] la fille de la politique industrielle », selon le plaidoyer de J. Ferry formulé en 1885.

Exportations de la France (millions de francs) en 1906 Articles

Total

Empire

% des exportations vers l’Empire

Bougies

3,88

3,43

88,4

Tissus de coton blanchis

35,37

30,52

86,2

Tissus de coton pur écrus

23,57

19,97

84,7

Constructions métalliques en fer ou en acier

14,43

11,60

80,3

Bière

4,27

3,23

75,6

3

2,21

73,6

Coussinets, tuyaux cylindriques

3,87

2,72

70,2

Cordage ou fils retors à double torsion et câblés

5,51

3,59

65,1

Rails de fer ou d’acier

8,14

4,61

56,6

11

5,89

53,5

Tissus de coton pur, unis, croisés et coutils teints

78,84

38,81

49,2

Saindoux

3,45

1,36

39,4

Sucres raffinés en pains ou agglomérés

56,06

21,92

39,1

Savons de parfumerie

5,72

2,13

37

Machines mécaniques pour l’agriculture

8,83

3,19

36,1

Huile de sésame

14,72

5,19

35,2

Eaux-de-vie

6,44

2,21

34,3

Chapeaux de paille

13,24

3,66

27,6

Fer et acier laminés ou forgés

24,67

5,47

22,1

Locomotives et machines à vapeur

Chaussures

J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Albin Michel, 1984, p. 51.

Comment l’Afrique fut partagée ?

119

FICHE 24

Comment naît le « péril jaune »?

L

a victoire des forces nippones sur terre et sur mer en 1904/5 contre les Russes a une immense répercussion à travers le monde. Pour la première fois une puissance blanche est vaincue à l’issue d’une guerre conventionnelle par un peuple de couleur. De là, naît l’image « péril jaune ». Cette victoire atteste du succès de la voie japonaise d’accession à la modernité.

Entre rupture et continuité L’irruption des Occidentaux, d’abord des Américains, à partir de 1854, qui entendent obtenir l’ouverture de ports et imposer la clause de la notion la plus favorisée, a des conséquences très différentes de celles observables dans « l’Empire du milieu » (→ fiche 21). En quinze ans, l’humiliation ressentie est telle que le régime shogunal* perd toute crédibilité auprès des daimyô* qui se rallient à l’Empereur. Le serment* de 1868 ouvre le xixe siècle dans l’archipel nippon. L’ère Meiji*, décidée par en haut, est à la confluence de la tradition symbolisée par l’Empereur, « fils du Ciel » et des emprunts contrôlés à l’étranger : d’Angleterre sont importées les techniques conduisant aux débuts de l’industrialisation et à la modernisation de la flotte de guerre, d’Allemagne, l’organisation et la discipline en vigueur dans l’armée, de France, des éléments de type juridique… La greffe occidentale s’effectue sur une société qui conserve sa hiérarchie rigide pyramidale, des daimyo* aux paysans. En vingt ans, jusqu’à la constitution de 1889, un Japon nouveau émerge dont le ciment est le Shintô*, devenu religion nationale. Faut-il invoquer l’insularité du Japon pour expliquer sa réussite ? Doit-on privilégier les structures culturelles ou bien insister sur l’action déterminante de l’Empereur, des daimyô*, promoteurs de la modernisation ? Quelle que soit la grille retenue, géographique, culturaliste, sociologique, l’ère Meiji* connaît aussi des limites. La paysannerie sur laquelle repose la fiscalité s’agite tandis que les samurai* ayant 120

Comment naît le « péril jaune »?

perdu leur rôle et leur fonction se soulèvent en 1873, 1876, et surtout 1877. La solution imaginée est alors la fuite en avant dans l’expansionnisme.

Un Japon à l’étroit dans ses îles L’expansion nippone s’inscrit dans l’âge impérialiste (→ fiche 38) tout en plongeant dans un passé très ancien ; elle est aussi la réponse imaginée par le gouvernement aux contradictions internes et aux appétits des grands groupes industriels, les zaibatsu. Tour à tour, en 1894-95, la Corée sous domination chinoise, puis la Russie, dix ans plus tard, sont écrasées par les forces impériales nippones. La paix ratée de Shimonoseki en 1895 nourrit les frustrations du Japon qui aspire à la domination sans partage de la Mandchourie riche en charbon (→ fiche 21). Attaquant la Russie sans déclaration de guerre, le Japon triomphe sur terre (bataille de Shenyang – Mukden – en février 1905 et sur mer, en mai de la même année. Mal récompensé de sa double victoire sur les armées tsaristes par le traité de Portsmouth du 5 septembre 1906, le Japon incarne en Asie un modèle en même temps qu’il suscite la crainte car ce sont les Asiatiques qui en sont les premières victimes. Quant à la Russie, la défaite militaire alimente la révolution de 1905, « répétition générale de 1917 », selon la formule de Lénine (→ fiches 28, 29). Comment en effet ne pas opposer les voies nippone et russe d’accession à la modernité ? La première semble réussir tandis que la seconde échoue. L’empereur Meiji*, un peu sur le modèle de Guillaume Ier, réussit à greffer les éléments exogènes sur la structure nationale (→ fiche 16). Le Japon est alors l’épicentre d’une dynamique qui ne cessa d’enfler par-delà la Grande Guerre jusqu’à la fin du xxe siècle. * Les astérisques renvoient au lexique p. 122

FICHE  24 R U S S I E

7-1917 érien 190 Tr a nsib 1900

Tra n

90

Ile Sakhaline

1

Iles Kouriles 1875

190 5

Su d-M

and

cho

ur i en

M O N G O L I E

sm an dc ho ur ien 1

Vladivostok Hakodate

Corée 1909-1910

Port Arthur

Nigata Yokohama

Kobé

C H I N E

Shimoda

yu

ky

u

Nagasaki

Ile

s

R

Formose

Ports japonais ouverts au commerce Chemin de fer disputés entre Japonais et Russes Japon au moment de l'ouverture (1853) Annexions japonaises en 1895 Annexions japonaises en 1905 0

1 000 km

Zones d'influence japonaise en Chine jusque vers 1914

L’expansion japonaise en Asie

Comment naît le « péril jaune »?

121

Petit lexique

FICHE  24

Bakufu : gouvernement mais aussi système social fondé sur le shogun. Daimyô : Noblesse formée de grandes familles polynucléaires – au total 250 environ – brillant dans l’art de la guerre et l’administration régionale (han). Leur fortune est d’origine agricole et fiscale mais avec l’ère Meiji, leur pouvoir évolue, certains clans se lançant dans les affaires industrielles, d’autres occupant de hautes fonctions publiques par fidélité à l’empereur. Edo : nom donné à la ville située à l’emplacement de Tokyo jusqu’aux débuts de l’ère Meiji. La disparition du nom d’Edo pour Tokyo exprime la volonté de rompre avec le passé. Meiji : « gouvernement éclairé », nom choisi du vivant de l’empereur en 1868 pour exprimer le réveil, la renaissance du Japon. Rangaku : « science hollandaise » pénétrant au Japon depuis le xviie siècle nourrissant un courant occidentaliste partisan de la modernisation – un bureau de traduction est créé en 1811 – et, par réaction, un autre de refus plus traditionaliste et nationaliste.

Shintô : religion endogène, fondée sur l’animisme et les ancêtres totémiques. Avec l’ère Meiji (18681912), le shintô devient la base du patriotisme d’État et d’un nationalisme qui culmine entre 1941 et 1945. Samurai : petite noblesse de guerriers intégrés aux clans de la noblesse. Leur code de valeur rappelle celui en vigueur dans la chevalerie médiévale. Shogun : Maire du palais, régent, qui concentre les fonctions militaires, laissant à l’empereur celle symbolique et religieuse. Le clan des Tokugawa assume cette fonction depuis le xviie siècle. Le dernier d’entre eux démissionne en novembre 1867 ; les terres du clan qui couvrent 1/4 de la surface du Japon sont confisquées deux ans plus tard. Sono Joi : « Honorez l’empereur, expulsez les étrangers ! », ce slogan exprime l’hostilité au shogun accusé de ne pas défendre le Japon contre les Occidentaux. Yasukani : sanctuaire impérial du Meiji où est rendu un culte à l’empereur et au Japon éternel.

Le serment de 1868 Ce texte auquel l’empereur prête serment le 6 avril 1868 à Kyôto a été préparé par des samurai. Le texte est assez flou pour contenter des larges couches de la population et pour donner le maximum de latitude d’action au souverain. « Par le présent serment, nous affirmons que notre but est l’établissement du bien-être de la nation sur une base large et la rédaction d’une constitution et de lois. Des assemblées consultatives seront établies partout et toutes choses décidées par discussion publique. Toutes les classes de la société, supérieures ou inférieures, s’uniront dans le service assidu des affaires de l’État.

Les gens du commun, aussi bien que les fonctionnaires civils et militaires, seront admis à poursuivre leurs tâches de sorte qu’il n’y ait aucun mécontentement. Les habitudes néfastes du passé seront abandonnées et toute sera fondé sur les justes lois de la nature. Il sera recherché en tous les lieux du monde les connaissances propres à renforcer les fondements du règne de l’empereur. » N. Wang, L’Asie orientale au milieu du xixe siècle à nos jours, A. Colin, coll. « U », 1993. p. 88.

Le modèle de Gerschenkron L’économiste russe A. Gerschenkron a cherché à modéliser les facteurs propres à la croissance au sens moderne du terme dans deux pays qui entrent tardivement dans la voie d’industrialisation (→ fiches 3, 4), la Russie et le Japon 122

Comment naît le « péril jaune »?

(Economic Backwardness). Nous nous sommes inspiré des thèses de cet économiste pour concevoir le tableau ci-contre dans une perspective plus historique.

Les spécificités… Taux de croissance Secteur moteur Fonction de l’étranger Rôle de la guerre

Rôle des marchés extérieurs

Au Japon

En Russie

FICHE  24

Dans les deux économies, les taux de croissance sont plus élevés que dans ceux d’industrialisation précoce ; ils bénéficient en effet de l’importation de facteurs de production – input – favorables, d’où des taux de productivité élevés Industrie cotonnière dans les campagnes Industrie de biens de production dans certaines riches en main-d’œuvre, relayée par des villes et régions riches en matières premières industries de biens de production Investisseur, via les banques d’affaires, l’étranger Pourvoyeur de techniques via l’achat de brevets, l’appel à des ingénieurs occidentaux contrôle des pans entiers de l’économie et des emprunts de type normatif La guerre victorieuse flatte l’orgueil d’une La guerre perdue de 1905 révèle les faiblesses nation rassemblée autour de l’Empereur et de l’armée impériale commandée par le tsar et favorise l’industrie qui souffre d’un manque nourrit la méfiance à l’égard du pouvoir de bases énergétiques et de débouchés limités Le Japon, à l’étroit dans l’archipel, a besoin La Russie, immense continent, oriente ses efforts de débouchés en Asie continentale vers la conquête du Far East. Une exception toutefois, pour des raisons d’abord religieuses mais aussi géographiques, Saint-Pétersbourg revendique le contrôle des détroits de la mer Noire

La constitution du 11 février 1889 Contrairement à ce que l’on observe dans d’autres pays, la constitution n’est pas à l’origine d’un nouveau monde au Japon ; elle est le point d’aboutissement d’une évolution commencée vingt ans plus tôt, dès le début de l’ère Meiji.

Le suffrage y est censitaire, le bicamérisme proclamé et l’exécutif est prépondérant. Cette constitution permet la greffe d’emprunts occidentaux sur la tradition millénaire impériale.

L’Empereur Art. 1er. L’Empire du Japon est gouverné par un empereur de la dynastie unique dans l’éternité. Art. 2. Le trône impérial se transmet par les descendants de l’empereur, conformément à ce qui est déterminé par la loi sur la maison impériale. Art. 3. L’empereur est sacré et inviolable. Art. 4. L’empereur est le chef suprême de l’État ; il détient tous les droits de la souveraineté et les exerce conformément aux prescriptions de la constitution. Art. 5. L’empereur exerce le pouvoir législatif avec le consentement de la diète impériale. Art 6. L’empereur sanctionne les lois, il en ordonne la publication et l’exécution. […] Art 11. L’empereur a le commandement suprême de l’armée et de la marine. […] Art. 13. L’empereur déclare la guerre, fait la paix et signe les traités. […]

La Diète impériale Art. 33. La diète impériale se compose de deux chambres, une chambre des pairs, une chambre des représentants. Art. 34. La chambre des pairs, conformément à l’ordonnance qui la concerne, se composera des membres de la famille impériale, de nobles et de membres nommés par l’empereur. [...] Art. 35. La chambre des représentants se composera de membres élus par le peuple conformément à ce qui est déterminé par la loi électorale. […] Art. 37. Toute loi exige le consentement de la diète impériale. Art. 38. Les deux chambres voteront sur les projets de loi présentés par le gouvernement, et pourront l’une et l’autre prendre l’initiative de projets. […]

Les ministres et le conseil privé Art. 55. Les ministres d’État donneront leur avis à l’empereur et en seront responsables. Toutes les lois, les ordonnances et les décrets de l’empereur concernant les affaires de l’État, exigent le contreseing d’un ministre d’État. E. Preclin et P. Renouvin, Textes et documents d’histoire contemporaine, vol. 4, p. 159/61, PUF, 1936/56.

Comment naît le « péril jaune »?

123

FICHE 25

Comment se forment les États-Unis ?

D

e la proclamation d’indépendance, le 4 juillet 1776, à la guerre de Sécession en 1861, les États-Unis relèvent plusieurs défis : la conquête de leur territoire, la formation d’une nation, l’intégration de migrants. Des mythes fondateurs puissants jouent un rôle déterminant pour donner naissance à une nation-État très différente de celles européennes.

Les étapes de la conquête de l’Ouest En 1787, année de l’adoption de la constitution, les États-Unis s’étendent sur 2 millions de km2 et sont peuplés de 3 millions d’habitants, en 1890, année de la fermeture de la « frontière » (v. p. 127), la bannière « stars and strips » flotte sur la totalité du territoire, des rivages Atlantique à ceux du Pacifique. La population s’élève alors à 63 millions d’habitants (→ fiche 2). L’achat de la Louisiane, grande de plus de 2 millions de km2, à la France, en 1803, est une « aubaine » pour le président T. Jefferson (1801-1809). Lui succèdent les acquisitions réalisées soit par rachat aux pays européens, soit à l’issue de guerres victorieuses contre le Mexique (→ fiche 12). Le processus s’achève en 1898. Durant cette phase, la « frontière » ponctuelle du chercheur d’or, celle très mobile du trappeur-chasseur, recule de façon inexorable suite à l’installation des éleveurs – cow-boys – aidés par les « tuniques bleues », la cavalerie de l’armée américaine. Même si le gouvernement fédéral cherche à imposer un relevé cadastral et, en 1862, à légaliser l’installation des colons par le Homestead Act – un droit de propriété sur 65 ha, pour peu que le colon l’ait occupée durant cinq ans –, la colonisation relève du fait accompli. Durant leurs migrations vers l’Ouest, les nouveaux habitants rencontrent des 124

Comment se forment les États-Unis ?

populations allogènes, les « peaux rouges » (environ 1 million en 1600). Depuis le xviie siècle, ces derniers ne bénéficient pas des idéaux libertaires et démocratiques américains, tant s’en faut, mais sont victimes d’une extermination systématique, qualifiée aujourd’hui de génocide. Déplacés de force, par exemple, les Indiens Cherokee sont contraints, durant l’hiver 1838, à rejoindre à pied l’Oklahoma, combattus systématiquement par les colons, les Indiens sont, in fine, forcés de vivre dans des réserves, une fois qu’ils ne représentent plus une réelle menace.

Déjà, une spécificité industrielle Les visiteurs de la première exposition universelle jamais organisée, celle de 1851 à Crystal Palace, sont frappés par la spécificité des productions américaines : des produits très symboliques, les armes à feu, dont le fameux colt, les machines à coudre fabriquées par Singer (1811-1875), les pianos mécaniques, les premières machines agricoles…, à la technologie simple, aux pièces standardisées et interchangeables. L’espace et ses contraintes dictent leurs lois aux fabricants. La première liaison transcontinentale est réalisée par le chemin de fer (→ fiche 31). Pour réaliser ces aménagements indispensables aux échanges, les entrepreneurs peuvent compter sur les « tuniques bleues » qui se font géomètres, géographes, établissant un relevé systématique géodésique des zones contrôlées. Ainsi, la conquête de l’Ouest n’est pas que le résultat de l’initiative individuelle mais aussi du soutien permanent du gouvernement fédéral. Reste à unifier les différents espaces dans un ensemble cohérent ; dans le Nord-Est, une économie industrielle et agricole, protégée par des droits de douane élevés ; dans le Sud-Est, une économie de type colonial, plutôt favorable

San Francisco

1890

Salt Lake City

1865

El Paso

ado

sou ri

1820

New Orleans

Les « frontières » aux États-Unis

1840

San Antonio

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Red R

St. Louis

Kansas City

Chicago

i

r Colo

100°

issipp

au libre-échange, car il lui faut exporter ses productions – coton, tabac… – vers l’Europe. Le système latifundiaire assis sur l’esclavage en Miss

Mis

Washington

New York

0

Le recul de la frontière 500 km

Les principales batailles contre les indiens entre 1846 et 1890

Les mines de la ruée vers l'or (1848)

Les pistes du bétail

La route des colons

La route des trappeurs-chasseurs

Réserves actuelles

Élevée

Forte

Moyenne

Les densité de population indiennes Faible

FICHE  25

est la pierre angulaire. À l’Ouest, une économie d’élevage extensif. La guerre de Sécession gagnée par les Yankees achève ce processus (→ fiche 26).

Comment se forment les États-Unis ?

125

FICHE  25

De quelques mythes fondateurs Le mythe fondateur n’est pas un récit historique, il est LA VÉRITÉ, jouant le rôle de référence mémorielle pour une communauté. Le Mayflower et la communauté : débarquant aux alentours du 26 décembre 1620 à Cape Cod (Nouvelle-Angleterre), les 102 hommes, femmes et enfants, unis dans la même foi puritaine, entendent fonder une Nouvelle Jérusalem. Avant de débarquer, les « Pères Pèlerins » décident de rédiger « un document qui jette les bases de leur union politique, c’est le Mayflower Compact qui les engage à décider en commun et à respecter les lois du corps politique qu’ils déclarent former. Une fois à terre, ce corps démocratique s’organise autour de son église, et les fidèles (masculins) décident seuls de l’avenir de celui-ci. » (J. Vaïsse, Le Modèle américain, A. Colin, coll. « Synthèse », 1998, p. 10). Depuis, le dernier jeudi de novembre, on célèbre outre-Atlantique Thanksgiving, « action de grâce », pour rendre hommage à Dieu d’avoir soutenu cette fondation mythique de l’Amérique. La communauté est, dès les origines, le cœur de la société américaine en gestation. Elle le demeure durant la conquête de l’Ouest et, bien entendu, après : l’espace, aussi vaste qu’un océan, le déplacement en convois, le cercle des chariots formé à la tombée de la nuit, les dangers, la lutte contre les Indiens, renforcent le sentiment d’appartenance à une communauté qui décide de ses lois, selon le principe de la majorité, qui élit ses juges, son shérif… C’est ce qu’observe A. de Tocqueville, en 1835, dans La Démocratie en Amérique : « En Nouvelle-Angleterre, la vie politique a pris naissance au sein même des communes ; on pourrait presque dire qu’à son origine chacune d’elle était une nation indépendante. » Dès le xixe siècle, le modèle communautaire évolue toutefois en communautarisme. A City upon a hill et la « destinée manifeste » : « Dix ans après le Mayflower, l’Arbella amène lui aussi des colons en Amérique, et au cours de la traversée, le chef de la communauté compare l’avenir de l’Amérique à cette image tirée de l’Évangile selon saint Mathieu : « Vous êtes la lumière du monde. Comment cacher une ville bâtie au sommet de la montagne ? » (J. Vaïsse, op. cit., p. 14).

126

Comment se forment les États-Unis ?

L’Amérique se vit donc comme une terre promise, un don de la Providence, et les Américains, un peuple élu. Cette certitude fondamentalement religieuse a été, depuis, reprise par les fondateurs de la République américaine, porteuse d’un messianisme universel. « Chaque pas qui [nous] a fait avancer dans la voie de l’indépendance nationale semble porter la marque de l’intervention providentielle. » La remarque de G. Washington (1732-1799) anticipe sur la « destinée manifeste », notion utilisée à partir de la deuxième moitié du xixe siècle. Quelle attitude adopter vis-à-vis du reste du monde fatalement « corrompu » ? La « destinée manifeste » implique pour les États-Unis le refus d’intervenir dans les conflits européens. C’est l’une des dimensions de la « doctrine » Monroe (→ fiche 12) qui conditionne la diplomatie des ÉtatsUnis, jusqu’à la présidence de T. Roosevelt, entre 1901 et 1909 (→ fiche 36). Au nom de la même « destinée manifeste », W. Wilson, président de 1913 à 1921, ambitionna de corriger les défauts du reste du monde en « américanisant » ses pratiques. La voie de l’interventionnisme, drapé dans une phraséologie démocratique, était ouverte. Un Eldorado : La statue de la Liberté éclairant le monde, édifiée en 1886 à New York, selon les plans de G. Eiffel (1832-1923) et le projet du sculpteur F. A. Bartholdi (1834-1904), accueille les migrants arrivés à Ellis Island. Elle exprime la force du rêve américain, analysé par Tocqueville. « Un particulier conçoit la pensée d’une entreprise [...]. Il ne lui vient pas à l’idée de s’adresser à l’autorité publique pour obtenir son concours. Il fait connaître son plan, s’offre à l’exécuter, appelle les forces individuelles au secours de la sienne, et lutte corps à corps contre tous les obstacles. Souvent, sans doute, il réussit moins bien que si l’État était à sa place ; mais à la longue le résultat général de toutes les entreprises individuelles dépasse de beaucoup ce que pourrait faire le Gouvernement. » L’Amérique est la terre des libertés politiques, le pays de l’individu-roi, là où, en l’espace d’une génération, le nouvel arrivant peut gravir les échelons d’une société ouverte dont le cœur est une immense classe moyenne. En somme, comme l’a rappelé R. Reagan dans son discours d’investiture, « c’est la nation qui s’est donnée un

État et pas le contraire ». Cette affirmation tautologique repose sur l’un des mythes les plus essentiels dans l’histoire américaine, celui du melting pot, le creuset, où toutes les nationalités se fondraient pour donner naissance à l’Américain. Rien n’est

plus faux que ce prétendu melting pot puisque l’Amérique est, dès les origines, un agrégat de communautés, toutes séparées les unes des autres, et hiérarchisées selon des principes fondamentalement ethnico-économiques.

FICHE  25

Les frontières En 1890, le mythe de l’Eden disparaît avec le constat fait par le Bureau du recensement qui déclare close la frontière. Au même moment, la notion devient un objet d’histoire dans l’ouvrage rédigé par F. Turner, La Frontière dans l’histoire des États-Unis. Dans la lignée des travaux d’A. Fouillée (1838-1912) sur Le Génie des peuples, la frontière expliquerait, selon Turner, les caractéristiques des Américains : sens de la communauté, individualisme, esprit d’initiative et d’entreprise, attachement à l’élection, fondement de la démocratie directe, méfiance à l’égard du pouvoir fédéral. En fait, il n’existe pas une frontière mais des frontières. • La première, la plus floue, la plus mobile, est celle des trappeurs-chasseurs qui s’aventurent dans l’Ouest, en particulier dans les Montagnes Rocheuses, pour capturer des animaux à fourrures. Elle donne naissance aux images si présentes dans la psychologie collective, quant à la fascination pour la nature sauvage – wilderness. • La deuxième frontière est celle du chercheur d’or. Par deux fois, les Américains connaissent une ruée vers l’or, en 1848, avec les découvertes de filons aurifères en Californie et au Nevada, en 1896, avec celles dans le Klondike, en Alaska. La frontière du chercheur d’or est ponctuelle puisqu’elle est déterminée par l’exploitation du métal précieux. Elle est aussi temporaire puisque, après un exceptionnel développement, la « ville-champignon » peut devenir une cité-fantôme, ghost town. • La troisième frontière est celle du cow-boy qui a besoin d’immenses pâturages pour son cheptel. Elle aussi est marquée par la mobilité puisque les bêtes connaissent alternativement des transhumances en fonction des saisons. Mais, derrière le cow-boy, le cultivateur stabilise la frontière. Utilisant le fil de fer barbelé, inventé en 1874, il découpe l’espace selon un plan géométrique. Cette frontière est à l’origine

des guerres contre les Indiens qui, eux aussi, ont besoin de l’espace pour leurs activités extensives. Après 1840, la généralisation du colt, pistolet à six coups, donne un avantage déterminant aux colons, en particulier au Texas. • La quatrième frontière est celle des « tuniques bleues » qui protègent leurs congénères. Cette dernière repose sur des centaines de forts, reliés entre eux par le télégraphe, et disposés en des endroits stratégiques, pour surveiller les déplacements des Indiens et les combattre. Cette frontière militaire exprime la colonisation poursuivie par les Américains durant tout le xixe siècle. • La dernière frontière est celle des bâtisseurs de voies ferrées. Elle suit les hommes plus qu’elle ne les précède. Ainsi les voies sont-elles aménagées pour exporter les produits agricoles, en particulier la viande vers les centres de consommation du Nord-Est. Elle a aussi une fonction symbolique évidente, relier les villes des deux côtes, Atlantique et Pacifique. Paradoxalement, une fois que la frontière interne est déclarée close, l’Amérique se lance dans une politique expansionniste, de conquête de « leur » Méditerranée, les Caraïbes, et du Pacifique, comme s’il leur fallait rouvrir une « nouvelle » frontière. Le mythe de la frontière est tellement prégnant dans l’histoire et les mentalités américaines que certains présidents, aussi bien démocrate – J. F. Kennedy – que républicain – R. Reagan – n’ont pas hésité à l’instrumentaliser à des fins électorales. La frontière est donc un ressort clef de l’Amérique. Elle est enfin à l’origine de la formation du stéréotype relatif à l’entrepreneur, le Businessman. Les J. D. Rockefeller, T. Edison, A. Carnegie, G. Pullman, et autres H. Ford, symbolisent toutes les vertus des héros qui l’ont faite reculer : l’audace, le courage, l’esprit de conquête, l’individualisme, la persévérance, le pragmatisme, l’intelligence...

Comment se forment les États-Unis ?

127

FICHE 26

La victoire Yankee

L

a guerre de Sécession est pour les États-Unis un événement historique. Unique conflit se produisant sur le territoire américain, elle sépare un avant d’un après ; ce qui s’est produit aurait très bien pu ne pas être ; elle est porteuse de sens. Elle signifie la victoire yankee qui impose son système au reste de l’Amérique.

Le premier conflit moderne La guerre de Sécession (1861-1865) exprime l’abîme qui ne cesse de se creuser depuis 1819, date de l’adhésion du Missouri à l’Union, reconnu comme État à esclaves, malgré un vote de la chambre des Représentants. Deux civilisations se font face : celle du Nord, urbaine, renouvelée par les flux d’immigrants, industrielle, partisane du protectionnisme éducatif théorisé par H. C. Carey (1793-1879), un disciple de F. List (→ fiche 5), se reconnaît de moins en moins dans les principes mis en œuvre au Sud du 36e degré de latitude ; là, une société esclavagiste, exaltant des valeurs patriarcales, vit de l’exportation de ses productions de coton, de tabac vers l’Europe (→ fiche 25). Le choc entre ces deux « Weltanschauungen » – vision/ perception du monde –, se cristallise en 1854 sur le Kansas, le Sud espérant y voir triompher son système, le Nord abolitionniste s’y refusant. De cette querelle parfois très sanglante, le bipartisme américain démocrates/whigs en est durablement transformé puisque se crée le parti républicain ; ce dernier entend défendre l’importance de la Nation par rapport aux intérêts de chacun des États. L’élection en 1860 du républicain Abraham Lincoln (1809-1865) contre deux candidats démocrates, l’un très esclavagiste, l’autre moins, déclenche la guerre. La sécession, d’abord de la Caroline, en décembre 1860, suivie par dix autres États du Sud, dessine deux camps : 11 États confédérés, peuplés de 9 millions d’habitants dont 3 d’esclaves, contre 19 États du Nord, unionistes, forts d’une population de 22 millions 128

La victoire Yankee

de personnes. Le Nord, profitant de sa supériorité technologique et industrielle, établit un blocus des côtes méridionales qui asphyxie les exportations cotonnières, provoquant par ailleurs une crise en Europe. Après deux années de batailles non décisives mais sanglantes – combat de Gettysburg en 1865 –, l’Union parvient à couper le front sudiste en deux. Dès lors, la victoire yankee ne fait plus de doute. Les 670 000 victimes de cette guerre civile témoignent de la férocité des combats et des effets désastreux de l’utilisation de nouvelles armes : artillerie bombardant les villes, torpilles, mines, fusils à répétition. Cette première guerre « moderne » du xixe siècle met un terme à la primauté de la cavalerie qui se heurte à un front fortifié de tranchées.

Une nouvelle démocratie américaine ? Le XIIIe amendement, voté en 1865, abolit l’esclavage, le XIVe (1868) règle les conséquences de la guerre de Sécession et précise qu’« aucun État ne ferait ou n’appliquerait aucune loi qui briderait les privilèges et immunités des citoyens des États-Unis », ni « ne priverait personne de la vie, de la liberté ou de ses biens sans la procédure légale convenable ». Cet article, bien que bafoué et remis en cause par les habitants très racistes du Sud – création du Ku Klux Klan en 1866 – sera à terme le fondement de la transformation du pays en une véritable société démocratique. Les progrès des moyens de transport et de communication transforment en profondeur les campagnes électorales qui se professionnalisent. Les taux de participation élevés, aux alentours de 80 % des citoyens masculins inscrits, témoignent de la vitalité de cette démocratie dont le centre de gravité est le Congrès, les partis, plus que le président. Le contraste est donc total avec le xxe siècle puisque après 1914, et surtout 1933, s’affirme une « présidence impériale ».

Californie

Te

ir

e

nt

Réseau ferré en 1860

la

0

t

de

s

Ét

s

San Antonio

Texas

Territoire Indien indien

Chicago

Michigan

New Orleans

Mississippi Alabama Louisiane

Arkansas

Tennessee

Washington

Caroline du Sud

Caroline du Nord

Floride

Géorgie

New York

La densité des chemins de fer plus importante dans le Nord-Est que dans le Sud, à l'ouest du Mississippi, est un atout non négligeable pour les forces de l'Union. Elle facilite les déplacements de troupes, les transports logistiques. C'est la deuxième fois dans l'histoire, au XIXe siècle, que le chemin de fer est utilisé à des fins militaires ; la première l'avait été pour transporter les Gardes nationales de la province vers Paris et juguler la révolution de juin 1848.

New Jersey Maryland Delaware Virginie

Pennsylvanie

New Hamsphire

Massachusetts Rhode Island Connecticut

Vermont New York

Virginie occidentale

Ohio

Kentucky

Illinois Indiana St. Louis

Missouri

Iowa

Minnesota

Kansas City

Kansas

500 km

at

Wisconsin

Les États américains à la veille de la guerre de Sécession Le réseau ferré dans l’Est américain

El Paso

éa

n io

Nebraska

cr

Nouveau-Mexique

rr

o it

a av

Salt Lake City

États confédérés durant la guerre de Sécession

Décision laissée au territoire

États ou subsiste l'esclavage

États sans esclaves

San Francisco

Orégon

Washington

Maine

FICHE  26

La victoire Yankee

129

Chronologie : la vie politique intérieure des États-Unis

FICHE  26

Nous n’avons retenu que les faits intérieurs concernant à la fois la vie politique, l’économie, la société, la vie quotidienne des Américains.

130

1860

• Abraham Lincoln* élu président avec 39,8 % des voix contre 29,5 % pour S. A. Douglas, démocrate, et 18,1 % pour J. C. Breckinridge, démocrate, partisan « dur » de l’esclavage

1861

• Formation de la Confédération avec une nouvelle capitale Richmond. L’attaque de Fort Sumter, le 12 avril marque le début de la guerre

1862

• Homestead Act (→ fiche 25) • Poursuite de la guerre

1863

• Lincoln proclame l’émancipation des esclaves alors qu’au début de la guerre, il dit vouloir combattre pour le maintien de l’Union inaliénable entre les États • L’établissement de la conscription obligatoire entraîne de graves émeutes dans les villes du Nord-Est • En juillet, le général Grant parvient à contrôler pour l’Union la totalité du cours du Mississipi ce qui aggrave les problèmes économiques des Confédérés

1864

• Le général Sherman s’empare d’Atlanta incendié, après un long siège sanglant

1865

• Le général Lee se rend, le 9 avril, à Appomattox ; au total, sur les 3 millions de conscrits, plus de 20 % sont morts. Aucune guerre, pas même celle de 1914/1918, n’a été aussi meurtrière en termes soldats morts/ conscrits • Le 14 avril, le président Lincoln est assassiné • Le XIIIe amendement abolit l’esclavage • La mise au point des premiers transports frigorifiques favorise l’économie des Grande Plaines • La victoire de l’Union se traduit par une généralisation des tarifs douaniers protectionnistes à l’ensemble du pays. Il s’élève à environ 45 % sur la valeur des produits manufacturés importés

1866

• Naissance du Ku Klux Klan dans le Tennessee pour intimider les Noirs et les empêcher d’exercer leur droit de vote • Pose du premier câble transatlantique

1867

• Les Américains achètent l’Alaska à la Russie

1869

• Première liaison ferroviaire transcontinentale

1870

• Fondation du Met, Metropolitan Museum of New York, qui bénéficie des donations et des legs de milliardaires

1871

• Grand incendie de Chicago qui compte plus de 300 000 habitants, dont 20 % d’immigrés européens

1873

• E. Degas (1834-1917) peint à son retour des États-Unis une œuvre naturaliste, Le Bureau de coton à la Nouvelle-Orléans • Démonétisation de l’argent, ce qui contribue à amener le pays vers l’étalon-or

1874

• Invention du fil de fer barbelé en réponse à la demande des éleveurs de l’Ouest

1876

• Bataille de Little Big Horn entre les Sioux et les troupes du général Custer qui sont massacrées • Exposition universelle à Philadelphie, après celle, en 1853, à New York • Invention du téléphone par A. G. Bell

1877

• Interdiction du Ku Klux Klan responsable de violences racistes • Le Sud achève sa reconstruction • Grande grève en Pennsylvanie • M. Cassatt (1845-1926) rencontre E. Degas ; elle contribue à diffuser l’impressionnisme dans son pays • T. Edison dépose de nombreux brevets dans le domaine nouveau de l’électricité (→ fiche 31)

1880

• Premier train électrique de T. Edison à Menlo Park

1882

• Éclairage électrique de certaines rues à New York

1883

• H. S. Maxim met au point la mitrailleuse automatique

1884

• Premières charpentes métalliques permettant la construction des gratte-ciel

1885

• Premier Tramway électrique à Baltimore

1886

• Inauguration, à New York, de La Statue de la liberté éclairant le monde • L’invention de la linotype donne naissance à la presse populaire à grand tirage • Après l’expérience des « Chevaliers du travail », formation de l’AFL, American Federation of Labor, syndicat réformiste de métier, réservé aux ouvriers ayant une qualification. S. Gompers (1850-1924) en assume la direction • Les « Chevaliers du Travail » organisent à Chicago une grève pour réclamer la journée de huit heures. Les arrêts de travail prennent de l’ampleur jusqu’à l’explosion d’une bombe posée par des anarchistes à Haymarket Square, le 4 mai. Cet attentat discrédite le mouvement qui est alors réprimé. Depuis, à l’échelle internationale, le monde ouvrier choisit de chômer, le 1er mai, journée de la fête du travail

La victoire Yankee

1887

• Création de l’Interstate Commerce Commission, première agence de régulation chargée de veiller à une concurrence et à des tarifs douaniers raisonnables dans les chemins de fer

1888

• G. Eastman met au point le premier appareil photographique « Kodak ». Un an plus tard, il fabrique le film en nitrocellulose, progrès déterminant dans l’aventure cinématographique

1889

• L’architecte F. L. Wright (1867-1959) montre ses capacités inventives dans la construction de sa maison à Oak Park (Illinois) et, dix ans plus tard, dans les bâtiments du Golfe Club de River Forest. Suit le programme des « maisons pour une ville de la Prairie ». Ouvertes sur la nature, d’élévation modeste, ses constructions fonctionnelles, utilisent des matériaux naturels et le béton armé. Elles séduisent par le refus du cloisonnement intérieur et par le souci d’articuler des niveaux différents

1890

• Vote du tarif douanier McKinley, l’un des plus élevés de l’histoire américaine. Le sénateur républicain légitime ce tarif nécessaire pour protéger les salaires élevés des ouvriers et aider les agriculteurs • Le Congrès vote le Sherman Antitrust Act pour sauvegarder le marché menacé par les trusts qui donnent naissance à un marché oligopolistique, si ce n’est monopolistique • Ellis Island est aménagé pour recevoir les immigrants de plus en plus nombreux • Dernière guerre contre les Sioux

1893

• Exposition universelle à Chicago • Krach boursier

1894

• Grève dans la compagnie ferroviaire de G. Pullman. Intervention de la troupe

1896

• Découverte de gisements d’or dans le Klondike en Alaska. L’abondance monétaire qui en découle, met un terme à la « longue dépression » qui sévit dans les économies industrielles depuis le milieu de la décennie 1870

1900

• Le dollar est défini par un poids d’or ; les États-Unis sont la dernière grande puissance à adopter le système de l’étalon-or

1901

• Formation de l’United States Steel, US Steel, adossée à une société financière holding, détenue majoritairement par le banquier J. P. Morgan (1837-1913). Philanthrope et collectionneur d’œuvres d’art, en particulier de la Renaissance italienne, il lègue, à sa mort, sa collection à la ville de New York • Exposition universelle à Buffalo, suivie trois ans plus tard de celle à Saint-Louis

1903

• Premier vol du biplan des frères Wright • Création d’un nouveau ministère, département du Commerce et du Travail

1904

• T. Roosevelt, président depuis 1901, gagne les élections présidentielles avec 57,4 % des voix • Les États-Unis reprennent les opérations de percement de l’isthme de Panama

1906

• Une enquête sur les conserveries de viande aboutit à la promulgation de lois fédérales : Pure Food and Drugs Act, Meat Inspection Act. Il en naît la Food and Drug Administration qui contribue à améliorer la qualité des produits alimentaires • Violent tremblement de terre à San Francisco, suivi d’un incendie qui ravage une ville de 350 000 habitants

1908

• Création, à l’initiative du président Roosevelt, du Federal Bureau of Investigation, FBI, ayant des compétences fédérales pour lutter contre les associations criminelles et les trafics illicites

1911

• La Cour suprême ordonne la dissolution de la Standard Oil Cy de Rockefeller et de l’American Tobacco Cy

1912

• W. Wilson, candidat démocrate, est élu avec 41,9 % des voix contre 27,4 % pour T. Roosevelt. Wilson promet aux Américains le « progressisme » pour corriger les excès du capitalisme sauvage • Dans le naufrage du Titanic, plusieurs milliardaires américains disparaissent (→ fiche 5)

1913

• La législation contre les trusts se durcit avec le Clayton Act • L’abaissement des tarifs douaniers – Underwood Tariff Act – marque une rupture dans l’histoire douanière américaine, traditionnellement protectionniste : ad valorem, le taux moyen des droits de douane passe de 33 à 16 %, et de 44 à 25 % sur les produits manufacturés • Création de la Banque Fédérale de Réserve, FED, rigoureusement indépendante du pouvoir politique et confiée à B. Strong • Le XVIe amendement crée l’impôt fédéral sur le revenu qui donne à Washington des moyens d’action plus importants dans la vie des Américains • Le XVIIe amendement instaure l’élection des sénateurs au suffrage universel

1914

• Inauguration du canal de Panama, dont la zone est protégée par les forces américaines • Proclamation de la neutralité dans la guerre européenne

FICHE  26

* Nous ne mentionnons les élections présidentielles que lorsqu’elles ont des implications importantes dans l’histoire des États-Unis.

La victoire Yankee

131

FICHE 27

Un empire russe plus qu’un État moderne

L

e paradoxe russe qui aboutit après 1917, à la « tragédie soviétique » (M. Malia), se noue dans les conditions de formation de l’Empire, bien avant le xixe siècle.

L’achèvement de la construction impériale

Au total, à l’extrême fin du xixe siècle, le tsar de « toutes les Russies » contrôle un « Empire sans nation » (M. Mendras) (voir p. 134).

Les impasses russes

Les Russes ont construit un système administratif réglementé par le « tchin », le tableau Depuis le xvie siècle, les princes russes n’ont de de l’ordre du rang. « Je n’ai que faire de sujets cesse de réaliser un objectif sécuritaire : assurer intelligents, disait Nicolas Ier ; ce qu’il me faut la défense d’un territoire dont le cœur est la ce sont des exécutants loyaux et dociles… Je principauté de Moscovie. Ce processus semble considère la vie humaine tout entière comme un service et rien que comme un service, car s’achever au xixe siècle. À l’Ouest, en se constituant un glacis de chacun sert. » Cette « dictature bureaucrasécurité après les invasions napoléoniennes, la tique » ou « tchinocratie », confisquée par une Russie se trouve confrontée à la question polo- « noblesse de service », n’a rien à voir avec l’adnaise (→ fiches 1, 13, 35). Les répressions des ministration d’un État moderne. Pire, elle bride révoltes, si ce n’est des révolutions en 1830-31 toute émergence de la citoyenneté politique. et 1863, témoignent de leur nationalisme incaLes Russes confient leur destin à un tsar, un pable d’admettre une culture différente de souverain autocrate, source unique du droit, qui celle de la puissance occupante. règne par la « grâce de Dieu » et qui exalte non la À l’Est, le territoire à mettre en valeur est nation, mais le peuple – en russe, narod – et son une frontière à elle seule. Les défis à relever appartenance à une communauté, la narodnost. sont somme toutes assez proches de ceux posés La hantise des tsars est la révolte généralisée par la conquête du Far West aux États-Unis, les des serfs, le bunt ; dès lors, l’État absolutiste est Indiens en moins ! (→ fiche 25), mais les moda- « un moyen pour la consolidation du servage » lités mises en œuvre par le pouvoir – recours (P. Anderson). La défaite de la Russie, lors de aux prisonniers, embrigadement autoritaire…  la guerre de Crimée en 1854-55, amène le illustrent les observations faites par le marquis nouveau tsar, Alexandre II, à déclarer : « Il vaut de Custine ou par A. de Tocqueville (voir p. 177). mieux abolir le servage par en haut plutôt que En 1898, l’achèvement du transsibérien faci- d’attendre le moment où il commence à s’abolir lite la colonisation linéaire de la population lui-même d’en bas. » L’émancipation des serfs, imposée par le pouvoir central. en 1861, est présentée comme « un acte reliLa grande affaire des tsars au xixe siècle est gieux du tsar libérateur ». Cet acte majeur ne la conquête de l’Asie centrale. Elle rappelle, met pas un terme aux impasses russes, le serf dans ses motivations et ses modalités, la libéré tombant sous la tutelle de la commucolonisation anglaise ou française en Afrique nauté paysanne, le mir. La question du rachat musulmane (→ fiches 8, 9) : même rôle clef de la terre, la « faim » de terres, est le problème des expéditions militaires, même choc civilisa- structurel qui mine en profondeur la société tionnel contre l’Islam (→ fiche 11). Mais jamais, russe car la croissance au sens moderne du exception faite du Kazakhstan, le pouvoir russe terme a commencé dans les pays occidentaux ne constitue de colonies de peuplement. au sein du monde rural (→ fiches 3, 28).

132

Un empire russe plus qu’un État moderne

Baltiq

ue

Rostov

Mer Noire

Kiev Astrakhan Mer Cas pie

Mer Méditerranée

Varsovie

Kazan

nne

Boukhara

Tachkent

Omsk

Océan Glacial arctique

Krasnoïarsk

HO UR IE

MA ND C

xixe

siècle

Vladivostock

Semipalatinsk 1782

Océan Pacifique

Vernyi 1854 1895

Tachkent 1865

1845

1824

SAKHALINE

1885

Boukhara 1868

Khiva 1869 1873

1801 1819 1828 Bakou 1805

(La mandchourie est occupée par les Russes de 1900 à 1905)

Irkoutsk

SIBÉRIE

Kars 1878 cédée en 1921

Crimée 1783

Odessa 1794

L’achèvement de la formation de l’Empire russe au

TURKESTAN

Orenbourg

Iekaterinbourg

OURAL

Ob

Limites des terres noires

Région industrielle

Voies ferrées achevées entre 1880 et 1905

y

Moscou

St-Petersbourg

Banquise saisonnière

Fausses « portes de sortie »

Annexions (1881-1895)

Frontières de l'Empire

Ienisse

Mer

2. Exploiter le territoire

Lena

1. Stabiliser les frontières

FICHE  27

Un empire russe plus qu’un État moderne

133

Russe et russe, quelques précisions de vocabulaire

FICHE  27

À l’origine, la Moscovie, ou pays russe, est dénommée Rus’. Au xvi e siècle, l’appellation change pour devenir Rossiia, qui a une dimension mystique, si ce n’est messianique, c’est la terre gouvernée par le tsar de « toutes les Russies ». Ce dernier se considère comme propriétaire de son royaume et des sujets le peuplant. « Lorsque le prince organise son pouvoir politique de la même manière qu’il établit son autorité sur sa maison, nous sommes alors fondés à parler d’une structure étatique patrimoniale » (M. Weber). Une telle identification entrave toute émergence d’une société civile indépendante du pouvoir politique. Comme le souligne l’historien hongrois J. Szúcs, dans Les Trois Europes, « L’Occident a subordonné la société à l’État, l’Est l’a “ étatisée ’’ », en s’appuyant sur l’autorité de la religion orthodoxe qui exalte la « sainte » Russie et le lien quasi organique entre les hommes et la terre. C’est même la base du courant slavophile, totalement opposé à l’autre courant idéologique, l’occidentalophilie diabolisée. Le passage de Rus’, à Rossiia, et à l’adjectif rossiisskii, verrouille toute possibilité d’évolution

pacifique, toute réforme s’inscrivant dans le temps. « Le Russe se sentait russe non pas tant qu’il parlait russe que parce qu’il appartenait à l’empire de Russie, qu’il était sujet du tsar de Russie et orthodoxe. L’appartenance ethnique n’était pas déterminante chez les Slaves de l’Est. Les ethnies n’y ont pas créé de nations. L’idée nationale est avant tout impériale. Il y a toujours eu inadéquation entre l’État de Russie et le peuple russe. En d’autres termes, la Russie n’a jamais été un État-nation » (M. Mendras). Est-ce à dire que l’Empire fut « la prison des peuples », fustigée en 1917 par Lénine et les Bolcheviks ? L’épreuve majeure pour un régime, quel qu’il soit, est la guerre et reconnaissons que pendant les différents conflits traversés par la Russie, rares ont été les cas de sédition, si ce n’est d’indépendance avec, toutefois, une exception, la Pologne, qui n’a jamais accepté son occupation tant par les Prussiens que par les Russes. Faut-il avancer la puissance de l’appareil répressif au service du pouvoir ? Ou bien la relative autonomie consentie aux nationalités pour peu qu’elles ne remettent pas en cause l’autocratie ?

Le prix de la terre à racheter après l’abolition du servage Exception faite des provinces occidentales, les déguisée de rachat par les serfs libérés de leur indemnités de rachat témoignent d’une suré- liberté. valuation générale, autrement dit d’une forme Valeur des terres paysannes aux prix du marché (en millions de roubles)

Valeur de la terre paysanne correspondant aux indemnités de rachat (en millions de roubles) (3)

Surévaluation relative (3) en % de (2)

1854/58 (1)

1863/72 (2)

Prov. de terres non noires

155

180

342

190

Prov. de terres noires

219

284

342

120

Provinces occidentales

170

184

183

100

Total

544

648

867

134

A. Gerschenkron, In The Cambridge History of Europe, vol. VI, 2 (1966), p. 738.

134

Un empire russe plus qu’un État moderne

Quatre tsars

Morttragique

Guerres

Politique extérieure

Vis-à-vis des minorités nationales

Politique intérieure

Règne

FICHE  27

Nicolas Ier (1796-1855)

Nicolas II (1868-1918)

1825-1855 • Le « tsar de fer » ou « Nicolas la trique » est antiprogressiste, partisan de l’absolutisme le plus conservateur, hostile aux idées libérales et aux influences occidentales • « Autocratie, Orthodoxie, Patriotisme », tel est son credo • Répression systématique des révoltes paysannes très nombreuses • Surveillance des élites, des enseignants, et développement des collèges et instituts techniques pour favoriser la modernisation • Couronné roi de Pologne en 1829, il est le « gendarme » de l’Europe conformément au Congrès de Vienne et fait réprimer par ses armées le « printemps des peuples » en 1848 • Conquête du Caucase

Alexandre II (1819-1881) Alexandre III ( (1845-1894) 1855-1881 1881-1894 • Volonté de mettre fin • Partisan de la modernisation, il aux réformes entreprises émancipe les serfs (1861), par son père réforme l’administration, • Renforcer l’autocratie le système judiciaire centralisée (1864), l’instruction • Censure vigoureuse publique • Donner à l’Église • Service militaire orthodoxe les moyens obligatoire d’une politique • Il encourage l’essor du d’évangélisation réseau ferroviaire • Création de la police politique, l’Okhrana en • Il durcit sa politique 1883 absolutiste, sur la • Contrôle des universités fin de son règne, en qui perdent leur contradiction avec les évolutions économiques indépendance • Colonisation forcée de et sociales libérales la Sibérie (2,7 millions de colons) • Politique de russification • Répression très brutale de la révolution systématique dans les pays baltes, en Pologne polonaise de 1863 dénommée « province de • Achèvement de la la Vistule », en Ukraine, en conquête du Caucase, Géorgie, en Arménie et capture, en 1859 de dans les régions islamisées Chamil, héros de la • Antisémitisme : les juifs résistance contre sont astreints à résider les armées russes dans les villes de l’Ouest (→ fiche 17) de la Russie. Violents pogroms à partir de 1881 • Maintien de la « Sainte • Allié de l’Allemagne • Politique de rapprochement vis-à-vis Alliance » qui l’aide à réprimer • Après la guerre l’insurrection polonaise de la France avec laquelle il signe une convention contre la Turquie, dont • Méfiant à l’égard de la Russie souhaite le l’Autriche dans les Balkans militaire en 1892. Au démantèlement, protection • Encourage une xixe siècle, le danger est des Serbes devenus fédération des peuples venu de l’Ouest et la autonomes slaves dans les Balkans Russie entend disposer (Congrès Slave de d’un allié de revers. Moscou, 1867) L’épargne française • Contraint à des peut favoriser l’essor concessions lors du traité économique de cette de Berlin en 1878 qui « puissance pauvre », nourrissent une hostilité en rivalité commerciale croissante à l’Autricheet douanière avec Hongrie l’Allemagne • Guerre contre la Turquie • Guerre victorieuse en 1828 pour aider à contre l’Empire ottoman l’indépendance des Grecs en 1877/78 • Guerre perdue contre la coalition franco-anglaise en 1854/55 • Assassiné par les partisans du groupe terroriste populiste, Narodniki

1894-1917 • Tsar autocrate attaché à la défense de ses droits contre la douma, l’assemblée née de la révolution de 1905 • Volonté d’utiliser les emprunts consentis par la France pour moderniser le pays : chemins de fer transcontinentaux, industrialisation • Emprisonnement systématique de tous les opposants • Plus de 5 millions de colons entre 1897 et 1914 en Sibérie • Poursuite de la politique de russification, surtout en Finlande • Instrumentalisation du nationalisme pour apaiser les contradictions internes • Antisémitisme, par exemple, pogroms à Kichinev en 1903 • Poursuite de la politique d’alliance avec la France • Violente hostilité à l’Autriche-Hongrie qui annexe la BosnieHerzégovine en 1908

• Guerre perdue contre le Japon en 1904-05 • Guerre mondiale • Exécuté ainsi que sa famille par les Bolcheviks

Un empire russe plus qu’un État moderne

135

FICHE 28

La Russie, un colosse aux pieds d’argile

L’

histoire ne se répète jamais, toutefois la révolution de 1905 est dans ses origines comme la préfiguration de celle de 1917, provoquée par une guerre perdue, une crise alimentaire grave, se cristallisant contre le tsar contesté. Si le pouvoir parvint à juguler la menace, il ne réussit pas à résoudre les impasses structurelles.

La révolution de 1905 Le tsar et son ministre de l’intérieur, Plehve, pensaient que la guerre contre le Japon serait courte et victorieuse, elle fut longue et désastreuse (→ fiche 24). Fragilisée par la crise économique de 1901/3, la société russe bouillonne. Une opposition politique se manifeste en novembre 1904 avec l’adoption d’un « Programme en 11 points » réclamant les libertés fondamentales. Dans les villes, les difficultés d’approvisionnement et les effets de la crise économique de 1901/3 radicalisent l’opposition. La grève fait tache d’huile à partir des usines Poutilov à Saint-Pétersbourg. C’est dans ce contexte qu’un cortège de manifestants, se presse vers le palais d’hiver, le dimanche 22 janvier 1905, pour porter une pétition au Tsar, « protecteur du peuple ». La réponse est sanglante : entre 200 et 300 morts. Durant les mois qui suivent, les grèves ne cessent pas, le monde ouvrier organisant les premiers soviets de son histoire. Le monde rural ne reste pas à l’écart de cette agitation, des révoltes anti-seigneuriales éclatent en Ukraine, dans les pays baltes, la vallée de la Volga et le Caucase. La revendication est celle apprise au contact des Socialistes révolutionnaires : « la terre aux paysans ». Même l’armée est gagnée par la mutinerie, les marins du cuirassé Potemkine se révoltent le 27 juin 1905. Suite aux pressions des créanciers occidentaux, en particulier français, et sur les conseils du Premier ministre, S. I. Witte (1849-1915), le tsar

136

La Russie, un colosse aux pieds d’argile

accepte une Douma législative et des libertés civiques. Divisée quant à l’avenir, l’opposition perd de sa force, si bien que le gouvernement reprend la situation en main à la fin de l’année 1905.

La course à l’abîme À la veille de la guerre, la croissance industrielle s’auto-entretient, reposant de plus en plus sur des bases nationales, les bonnes récoltes écartent les menaces du bunt ou pougatchevtchina – la révolte généralisée des paysans. Une nouvelle classe d’entrepreneurs, parfois très riches, tels Chtchoukine, Morozov à Moscou – grands collectionneurs d’art français –, s’affirme. Depuis 1906, le Premier ministre Stolypine (1862-1911) mène la politique conçue par son prédécesseur, S. I. Witte (v. p. 138-139) : disloquer le mir, quitte à heurter les slavophiles (→ fiche 39). Les lois de 1906, de 1910, ouvrent la voie à l’individualisme agraire dont profitent les koulaks, les laboureurs. Parce que le tsar ne se résout pas à être un monarque constitutionnel, les partis politiques légalistes, KD, constitutionnels-démocrates, les « travaillistes », la branche réformiste des SR, socialistes révolutionnaires, perdent peu à peu leur crédibilité au profit de l’opposition de type révolutionnaire, non représentée à la Douma : les bolcheviks, séparés des mencheviks depuis 1903. Stolypine n’est pas parvenu à être un Bismarck russe, capable de pratiquer une politique de réformes dans un cadre autoritaire associant la « noblesse de service ». Son assassinat, en 1911, par un terroriste SR manipulé par l’Okhrana ferme la porte à toute évolution dans cette « puissance pauvre ». « La Russie se trouve devant un vide tout à fait nouveau. Sur ces entrefaites survient la guerre, qui pousse Nicolas dans sa politique négative » (M. Malia, Comprendre la révolution russe).

FICHE  28

Mer Baltique

a Len

St Pétersbourg Ienissei

Varsovie

Iaroslov Ivanovo Moscou Kiev Odessa

Nijni Novgorod Kharokov Rostov

Mer

Kazan Ekaterinbourg

Angara

Samara

Noire

Lac Baïkal

Bakou

Caspienne

h

Irtyc

Irkoutsk

Lac Balkach

Limites de l'agriculture

Mer

Mer d'Aral

Zone de terre noire, agriculture intensive

Tashkent

Région industrielle Ville en essor « Poumons » de la Russie

Forces et faiblesses de l’économie russe à la fin du

xixe

siècle

Trois forces politiques Libéraux ou constitutionnelsdémocrates, KD, 1905

Parti socialiste-révolutionnaire, SR 1901

Parti ouvrier social-démocrate russe, SD* 1898

Leaders

P. Milioukov, N. Berdiaïev, S. Boulgakov

V. Tchernov, M. R. Gots

G. V. Plekhanov, J. Martov, V. I. Lénine

Modèle

Parlementarisme à l’occidentale

République démocratique populiste

À construire, selon la théorie marxiste et la « Commune » de Paris

Thème majeur

• Autonomie des peuples de l’Empire • Dislocation du mir

• Autonomie des régions • Socialisation de la terre • Autonomie des assemblées locales • Journée de 8 heures

• Dictature du prolétariat • La terre aux paysans • Le pouvoir aux soviets ouvriers, paysans, soldats

Base électorale

Fonctionnaires, enseignants Professions libérales

Intellectuels Ouvriers, paysans

Prolétariat urbain et rural

Modalités d’action

Suffrage universel

Action violente reposant sur les masses

Action violente reposant sur un parti centralisé

* Scindé en deux après 1903 entre Bolcheviks (Lénine), partisans d’un parti centralisé, discipliné, hiérarchisé, adapté à la vie clandestine, et Mencheviks (Martov, Trotsky), adeptes d’un parti de masse sur le modèle des grands partis ouvriers occidentaux.

La Russie, un colosse aux pieds d’argile

137

Les élections à la Douma d’Empire

FICHE  28

« Moins d’un mois après le succès des « cadets » aux élections et la réunion de la 1re Douma qui réclame un régime parlementaire et une réforme agraire, Stolypine, ministre de l’Intérieur la fait dissoudre. La 2e Douma, élue en février 1907, est marquée par un recul des “cadets” et une radicalisation à gauche car SR et bolcheviks participent cette fois aux élections pour avoir une tribune légale. Elle est dissoute quatre mois après, sous prétexte d’un complot des SD contre l’empereur. Par un véritable coup d’État, Stolypine met fin aux illusions parlementaires et légalistes des démocrates. Les députés SD sont arrêtés. Une nouvelle loi électorale est promulguée en violation des Lois fondamentales de 1906. Partis et députés Sociaux-Démocrates Soc. Révolutionnaires Groupe de travail Parti « cadet », KD Autonomistes (1) « Octobristes » Nationaux russes Extrême droite Sans parti Total

Avril 1906 18

Le gouvernement ignore sa propre légalité. Ce n’est pas seulement l’évolution vers un régime parlementaire qui est exclue, c’est l’évolution vers un régime monarchique à l’allemande qui est compromise. On revient quasiment à l’autocratie même si une nouvelle Douma, la “Douma des seigneurs”, est élue en 1912. L’inégalité électorale est plus flagrante que jamais : la curie des grands propriétaires fonciers et la première curie urbaine regroupant moins de 1 % de la population – 140 millions de personnes – disposent de 65 % des voix. » J.-P. Scot, La Russie de Pierre le Grand à nos jours, coll. « U », A. Colin, 2000. p. 83.

94 179 45 44

Février 1907 65 53 110 94 92 52

105 486*

50 516*

Novembre 1907 20

Octobre 1912 14

14 53 25 145 95 49 42 446**

10 58 21 99 88 64 84 438**

(1) : élus polonais, cosaques, musulmans… * Un député pour 2 000 grands propriétaires, 1 pour 7 000 bourgeois, 1 pour 30 000 paysans, 1 pour 90 000 ouvriers ** 1 voix de propriétaire foncier = 7 voix de bourgeois = 30 voix de paysans = 60 voix d’ouvriers R. Girault, M. Ferro, De la Russie à l’URSS, l’histoire de la Russie de 1850 à nos jours, coll. « Fac », Nathan, 1974, p. 93.

Une même politique poursuivie par deux hommes, S. I. Witte, P. Stolypine Ancien directeur des chemins de fer, S. I. Witte, ministre des Finances, du Commerce et des Transports de Nicolas II, entre 1893 et 1903, entend favoriser la politique d’industrialisation et d’équipement ferroviaire de la Russie : la maîtrise de l’espace est en effet une nécessité, pour des raisons politiques – contrôler la population, favoriser le recul de la frontière en Sibérie –, militaires – faciliter la mobilisation et le transfert des troupes vers le front –, économiques – doper les échanges. Le réseau ferré double en longueur,

138

La Russie, un colosse aux pieds d’argile

passant de 30 000 à 60 000 km entre 1892 et 1904 (→ fiche 4). Le transsibérien atteint Irkoutsk, puis la Mandchourie jusqu’à Port-Arthur, en 1903. La deuxième voie, le long du fleuve Amour, à la frontière chinoise, reliant Vladivostok est achevée en 1916. Witte stabilise aussi le cours du rouble après une dévaluation de 30 %, favorable aux exportations et l’adoption de l’étalon-or en 1897. Grâce aux emprunts consentis par la France, le réseau bancaire connaît un vif essor. Mais la crise économique de 1901/3 amène Witte à vouloir

disloquer le mir et à limiter la propriété nobiliaire. Il obtient en 1902 du tsar de réunir une conférence sur le problème paysan. La multiplication des émeutes anti-fiscales dans les campagnes, surtout en Ukraine et dans les pays de la Volga, incite Nicolas II à démissionner Witte, en 1903, et à faire appel à Plehve pour conduire une politique de répression dont l’issue est la révolution de 1905. Pendant l’épisode révolutionnaire, le tsar rappelle, en octobre 1905, Witte au poste de Premier ministre. Favorable aux réformes politiques, hostile à la guerre contre le Japon, Witte bénéficie de flux financiers nouveaux en provenance de la France, ce qui évite la banqueroute du pays. La Russie, autre « homme malade » de l’Europe, ne connut pas le sort de l’Empire ottoman en 1881 (→ fiche 20). P. Stolypine, ministre de l’Intérieur, puis Premier ministre en juillet 1906, poursuit cette politique de façon plus autoritaire. Sa priorité est de juguler la série d’attentats et de faire la chasse aux terroristes en ayant recours à des tribunaux d’exception et en donnant l’ordre à l’Okhrana d’infiltrer les groupes révolutionnaires : plus de mille condamnations à mort sont prononcées.

La grande affaire du Premier ministre est la réforme agraire : le frein à faire sauter est le mir, la communauté rurale soupçonnée de nourrir tous les archaïsmes – le « socialisme réputé instinctif des paysans » –, leur archaïsme en matière de culture et de techniques agraires. L’Oukaze pris en 1906 décide le démantèlement du mir en propriétés privées, le remembrement des exploitations des koulaks, la liberté d’implantation pour les paysans. Entre 25 et 50 % de l’énorme masse de paysans – 122 millions en 1914 – deviennent propriétaires, pas tous des koulaks, mais aussi des biednaks et des seredniaks, des micro-propriétaires frustrés de ne pouvoir disposer de plus de terres. La question agraire n’est donc pas résolue à la veille de la Grande Guerre. Son assassinat, en 1911, témoigne de la grande impopularité du Premier ministre, qui s’est fait autant d’ennemis à gauche qu’auprès des milieux conservateurs, réactionnaires, attachés au maintien de la « Sainte Russie » dont le noyau originel est le mir, et qui ne lui pardonnent pas d’avoir fait reculer de 30 % la surface de la propriété nobiliaire.

FICHE  28

Indicateurs du niveau de développement vers 1910 « La Russie et le Japon, pour les six indicateurs, l’économie japonaise, même pour la production sont nettement distancés par la France ; leur par habitant. » niveau de développement est plus proche J.-C. Asselain, Histoire économique. De la révolution de celui de l’Italie. L’économie russe, d’autre industrielle à la Première Guerre mondiale, PFNSP & part, sauf pour l’industrie cotonnière, devance Dalloz, 1985, p. 232. Agriculture

Coton

Fonte

Acier

Russie 0,7 0,5 0,3 0,4 Japon 0,15 0,8 0,05 0,05 Italie 0,4 0,9 0,1 0,3 (Indice base 1 = valeur correspondante pour la France, moyenne : 1908/1912)

Houille 0,2 0,15 0,2

Machines à vapeur 0,2 0,1 0,2

P. Bairoch, Revue Annales, ESC, 1965, p. 1096-1108.

Le six indicateurs concernent respectivement la fonte et d’acier (par habitant), la consommation productivité agricole (par actif), la consommation de houille (par habitant), la force motrice en CV de coton brut (par habitant), la production de des machines à vapeur (par habitant)

La Russie, un colosse aux pieds d’argile

139

FICHE 29

« L’apocalypse joyeuse » dans l’Empire austro-hongrois

L

’histoire de l’Empire d’Autriche, devenu austro-hongrois après le compromis de 1867, se confond avec le règne de FrançoisJoseph (1830-1916). L’empereur, conservateur, « auquel rien ne fut épargné », ne parvient pas à satisfaire les aspirations des différentes nationalités composant l’Empire.

Une évolution insuffisante Après la flambée révolutionnaire de 1848 et la répression qui s’en suivit (→ fiche 14), le jeune François-Joseph, alors âgé de 18 ans, mène une politique réactionnaire fondée sur l’Église catholique, l’armée et l’administration. La capitale et le palais de la Hofburg permettent la « domestication » des nobles autrichiens, hongrois, tchèques qui mettent leurs talents au service de l’Empire. Contesté sur ses marches méridionales (→ fiche 15), en Italie, septentrionales, après la défaite de Sadowa, le 3 juillet 1866, face à la Prusse (→ fiche 16), l’Empire doit s’adapter pour survivre : le compromis de 1867 entend répondre aux aspirations de la Hongrie forte de 10 millions d’habitants. Cette dernière est souveraine pour toutes les affaires intérieures. À terme, le dualisme, difficile à tenir, aurait dû évoluer en trialisme, tant sont fortes les aspirations des Tchèques. Cette politique, défendue par certains dans l’entourage de l’empereur, reste lettre morte pour s’effacer devant une fuite en avant marquée par des conquêtes de compensation dans les Balkans, dont l’étape la plus significative est l’annexion de la BosnieHerzégovine en 1908. La « surexpansion impériale » (→ fiche 32), mine en profondeur l’Empire, frustrant les aspirations à l’indépendance des minorités nationales (→ fiche 35). La conséquence la plus visible est le rôle croissant de l’état-major qui, pour tenir les parties d’un tout soumis à des forces centrifuges, ne voit qu’une issue, la guerre (→ fiche 39). On en connaît les conséquences tragiques (→ fiche 44). 140

« L’apocalypse joyeuse » dans l’Empire austro-hongrois

Une civilisation Alors que le déclin politique est inéluctable, à l’image du vieillissement de l’empereur, l’Autriche-Hongrie est le cœur d’une civilisation exceptionnelle. C’est à Vienne que la « Sécession » anticipe sur la rupture générale observable au tournant du siècle. Otto Wagner (1841-1918) invente un système intégré qui, de l’architecture aux arts décoratifs, les Wiener Werkstätte (1903) – vitraux de K. Moser (1868-1918), mobilier de J. Hoffmann –, annonce l’école totale du Bauhaus. Adolf Loos (1870-1933) conçoit des édifices en opposition à l’ornementation du Jugendstil et annonçant l’architecture fonctionnaliste de l’entre-deux-guerres. Sigmund Freud (1856-1939) pose les fondements de la psychanalyse dans son écrit essentiel, La Science des rêves (1900). Arnold Schönberg (18741951), Anton Webern (1883-1945) et Alban Berg (1885-1935) rompent avec la musique tonale pour élaborer une nouvelle écriture, dite sérielle ou dodécaphonique. Vienne, la capitale de cet Empire si composite, est la surface vibrante d’une civilisation très brillante qui éclaire de tous ses feux l’Europe et le monde. Sa croissance démographique est telle – 632 000 habitants en 1869, plus de 2 millions en 1910 – qu’elle est la quatrième ville la plus peuplée d’Europe après Londres, Paris et Berlin. Cette diachronie entre le temps politique et celui culturel pose problème à l’historien. Quel est le secret de « l’apocalypse joyeuse » ? Le débat à son sujet n’est pas clos. Même si certains écrivains, dont R. Musil (1880-1942) parle avec ironie de la « Kankanie », un Empire dominé par des conventions pétries d’un esprit provincial, S. Zweig (1881-1942), quant à lui, évoque un « âge d’or » qui fait aujourd’hui de Vienne une des capitales les plus visitées par les touristes.

FICHE  29

RUSSIE 0

100

200 km

Allemands

Prague

Cracovie

Tchèques

EMPIRE ALLEMAND (à partir de 1871)

Vienne

Slovaques

Presbourg

AUTRICHE

SUISSE

Budapest

Kolozsvar

Hongrois

Graz

Transylvanie

HONGRIE

Italiens

Slovènes

Trente Lombardie

Lemberg

Moraves

Brünn

Innsbruck Allemands

Ruthènes

Polonais

Lalbach

Vénétie Venise

Roumains

Temesvár Zagreb

ROUMANIE

Fiume

Valachie

Croates Italiens

Serbes

Bosnie Herzégovine Da Sarajevo lm ati e

Belgrade SERBIE

1817

BULGARIE

M

Sandjak de Novi Pazar

ro ég t én on

1878

EMPIRE OTTOMAN

1913

Lombardie perdue par l’Autriche en 1859

Administration autrichienne = Cisleithanie (1867)

Bosnie Herz. occupée en 1878 puis annexée en 1908

Confins militaires

Vénétie perdue par l’Autriche en 1866

Administration hongroise = Transleithanie (1867)

Sandjak de Novi Pazar occupé de 1878 à 1909

Frontières de l’Autriche-Hongrie en 1914

De l’Autriche à l’Autriche-Hongrie : la question des nationalités (1859-1914)

s 7% 3% Autre es oat -cr 3% bo Ser iens l Ita

Hongrois 54%

3% % Roumains res 3 ates Aut 17% ro c bo r e S Allemands Slovaques 11% 11%

Slo vèn es

5%

Ukrainiens 12% Polonais 15%

Allemands 33%

Tchèques 22%

Source: recensement de 1910

Les nationalités en Hongrie

Les nationalités en Autriche

J.-C. Caron, M. Vernus, L’Europe au xixe siècle, 1815-1914, A. Colin, 1996, p. 451.

« L’apocalypse joyeuse » dans l’Empire austro-hongrois

141

FICHE  29

Un empereur pour un empire dual « Nous avons jeté toute constitution par-dessus bord et il n’y a plus qu’un maître en Autriche », écrit François-Joseph à sa mère en 1851. Une bureaucratie omniprésente, une Église très puissante et une armée honorée sont les trois piliers de l’absolutisme impérial. Admirateur du tsar « de fer », Nicolas Ier (1796-1855), François-Joseph entend centraliser son Empire autour de Vienne, le germaniser en bâillonnant les minorités nationales, le contrôler par la chasse aux idées libérales. Les défaites des armées impériales commandées par l’empereur, à Magenta et Solferino, sapent son prestige si bien que Vienne est obligée de céder face aux exigences des nationalités en 1865, soit un an avant la nouvelle défaite à Sadowa, cette fois devant la Prusse. La conséquence en est le compromis de 1867. Le couronnement de François-Joseph et de son épouse, Élisabeth, roi et reine de Hongrie, à Pest, témoigne de la dimension quasi mystique

dévolue à la couronne de Hongrie car dans ce pays, « l’idée de la Sainte Couronne, héritée du Moyen Âge, reste le pivot central de la pensée politique et de la théorie de l’État » (J. Szúcs, Les Trois Europes). Si le dualisme monocéphale satisfait les Hongrois qui disposent d’une armée, ont la maîtrise de leur système douanier, gèrent les minorités nationales, il nourrit les frustrations des autres groupes nationaux. Le dernier lien incontestable entre la mosaïque de peuples est l’attachement à l’empereur, « dernier monarque de la vieille école », très éprouvé par une série de drames familiaux. Avec le temps, l’empereur, toujours autant travailleur, devient pragmatique, accordant en 1907 le suffrage universel à la partie autrichienne de l’Empire, la Cisleithanie. Son sens du compromis et de l’équilibre ne permet pas toutefois une adaptation suffisante d’un système né et modifié de façon empirique.

L’avertissement prophétique de Palacky Historien et homme politique, Frantisek Palacky (1798-1876), est considéré comme le « père de la nation » tchèque. Lors de la révolution de 1848, il préside le congrès panslave réuni à Prague et revendiqua par la suite le « droit d’État » de la Bohème à exister en tant que telle. « Si le contraire de l’État autrichien moderne est institué, si cet empire hétérogène et seul de son espèce dans le monde n’adjuge pas à tous une justice égale, mais à certains l’hégémonie et le pouvoir sur d’autres, si les Slaves sont en fait déclarés comme une race subordonnée et un matériel pour deux autres nations, alors la nature retrouvera

ses droits et sa résistance inévitable changera la paix intérieure en désordre, changera l’espoir en désespoir et finalement éveillera des discordes et des conflits dont nul ne peut prévoir la direction, l’étendue et le terme. Le jour de l’établissement du dualisme deviendra par une inéluctable nécessité de la nature celui de l’avènement du panslavisme, sous sa forme la moins souhaitable, et les parents du premier seront les parrains du second. Ce qui en résultera, tout lecteur peut l’imaginer lui-même. Nous autres Slaves, nous les considérons avec une sincère douleur mais sans crainte. Nous existions avant l’Autriche, nous existerons après elle. »

Vienne, dans le prisme de l’architecture C’est en 1857 que la ville ceinturée de fortifications s’en débarrasse pour les remplacer par un boulevard circulaire long de 4 kilomètres, le Ring. Comme Paris qui connaît « l’haussmannisation », Vienne est la ville qui entre dans la modernité par une mue spectaculaire de son urbanisme. Le Ring, bordé d’arbres, symbolise la fin d’une

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« L’apocalypse joyeuse »dans l’Empire austro-hongrois

ère, celle de la peur des sièges par les armées ottomanes, et le début d’une autre, dominée par la volonté de la bourgeoisie aisée de vivre dans des immeubles cossus de style « néo »… néo gothique, néo renaissance, néo baroque, néo classique. De nouveaux bâtiments emblématiques sont édifiés : l’opéra exprime dans sa

construction ce que l’on a appelé « l’historicisme romantique », un pastiche de la Renaissance française. De même pour le Burgtheater achevé en 1879. Le Parlement, quant à lui, est abrité dans un temple grec, précédé de statues. La Votivkirche, édifice néogothique, contraste avec le reste. Une telle diversité dans les styles reflète la première dimension de la capitale, celle d’être un réceptacle d’influences souvent extérieures à l’Empire. C’est contre l’historicisme, dans toute sa pluralité, que s’élève la Sécession viennoise en 1897. « Le Sécessionniste ne détruit rien, ne rase rien. Il change en revanche le sens des œuvres du passé. Il fait sécession précisément parce qu’il ne partage plus l’interprétation commune donnée à un patrimoine. On peut dire que c’est le passé qui est sa principale obsession, non l’avenir. La sécession participe non du mythe de la révolution et de l’innovatio, mais du mythe d’une régénération et de la renovatio. Ce n’est pas par hasard si le titre de la revue la plus influente du mouvement sécessionniste est Ver Sacrum, le printemps sacré ». J. Clair, Une Modernité sceptique in Vienne 1880-1938, L’Apocalypse joyeuse, p. 50, Éditions du Centre Georges Pompidou. Le bâtiment conçu par J. M. Olbrich rompt avec le passé et son académisme. Temple des artistes, il incarne l’avant-garde dont le mot d’ordre est « À chaque époque son art, à l’art la liberté ». Dans ce bâtiment fonctionnaliste aux cloisons modulables, la décoration a été confiée à G. Klimt qui y peint la frise Beethoven. Sans le soutien financier de K. Wittgenstein, le directeur du cartel de l’acier et ami de G. Mahler, pas de construction. Dans la même veine que ce bâtiment, la Caisse d’épargne de la Poste dessinée par O. Wagner en 1906. La nouveauté y est autant formelle que technique. Pour construire rapidement, l’architecte décide de laisser apparents les rivets utilisés dans

l’assemblage des plaques de cuivre. La façade reprend le thème du rivet comme élément décoratif. À l’intérieur, les préoccupations hygiénistes, depuis les découvertes de Pasteur, font que le sol est composé de dalles de verre, la lumière pénètre par une immense verrière cintrée. Tout est conçu dans le moindre détail par Wagner et son équipe, du mobilier des employés aux colonnes de chauffage. Car à Vienne, depuis la fondation en 1903 des Wiener Werkstätte, l’architecte travaille en étroite coopération avec ce que nous appellerions aujourd’hui des designers. Mettre au service du plus grand nombre – Vienne est l’une des capitales européennes qui connaît la croissance démographique la plus spectaculaire – des bâtiments modernes, des moyens de transport profitant du dernier cri de la technologie de l’époque, élaborer des objets quotidiens réconciliant artisanat, métiers d’art et modernisme, c’est-à-dire se situant à la confluence de la tradition et de la modernité, caractérisent cette fin de siècle. La « Looshaus », imaginée par A. Loos en face de l’entrée de la Hofburg, marque une nouvelle rupture, moins de dix ans après celle de la Sécession. Le refus de l’ornementation, le parti pris de la linéarité géométrique, le choix pour l’alliance du verre et de la pierre font alors scandale mais l’édifice fut construit jusqu’à son terme. Au total, l’architecture dans son essence la plus profonde est comme le miroir des attentes d’une société et la source de son évolution, tiraillée entre la tradition et la modernité, le conformisme et la nouveauté. Ce bouillonnement montre que dans le domaine de l’architecture, la continuité l’emporte sur la rupture. Le style des années Vingt est déjà en germe dans celui dit « Jugendstil », « art nouveau » en France. La guerre cache cette évidence.

FICHE  29

Le café viennois Le café Landtmann, ouvert en 1873, est apprécié par les élus du parlement et les artistes du Burgtheater. Le café Central, abrité dans le Palais Ferstel, est autant fréquenté par les banquiers et les agents de change de la bourse, pas très éloignée, que par les intellectuels – F. Werfel, S. Zweig –, et les exilés. C’est là que L. Trotsky créa La Pravda.

Lieu de convivialité par excellence, le café est le cadre de l’affirmation de la société civile contre l’absolutisme et la censure très importante jusqu’au milieu des années 1860. C’est dans les cafés que les artistes ont refait le monde ; c’est dans les cafés que l’apprentissage de la démocratie s’est effectué.

« L’apocalypse joyeuse »dans l’Empire austro-hongrois

143

FICHE 30

Le Second Empire et la modernisation de la France

E

n général, les régimes politiques deviennent avec le temps de plus en plus conservateurs, suscitant des résistances de la part du corps social et même, parfois, des révolutions (→ fiches 13, 14). Le Second Empire fait exception à cette règle, puisque, né d’un coup d’État, il se « gauchit », pour s’écrouler, en 1870, dans une guerre mal préparée (→ fiche 16).

Un césarisme autoritaire Élu président de la IIe République en décembre 1848, Louis-Napoléon Bonaparte (1808-1873) conduit une politique autoritaire dans le droit fil de la répression de juin 1848. Ne pouvant se représenter à l’élection présidentielle, il fomente un coup d’État, le 2 décembre 1851, avant de proclamer le Second Empire, un an plus tard. Le bonapartisme, analysé par R. Rémond, mêle autoritarisme et recours direct au peuple. La surveillance de l’opinion publique par les préfets, très bien renseignés par des indicateurs, la censure de la presse, la chasse aux républicains et aux démocrates illustrent la face autoritaire de l’Empire. V. Hugo (1802-1885), le plus célèbre des proscrits, la dénonce avec talent. Simultanément, Napoléon III ressource régulièrement sa légitimité en organisant des référendums plébiscitaires (v. p. 147) ; peu importe la question posée au corps électoral, puisque la réponse est déterminée par celui qui organise la consultation. Profitant d’une phase « A » dans le cycle Kondratieff, l’économie française connaît une croissance spectaculaire à, la fois en termes quantitatifs et qualitatifs. L’État se fait aménageur d’espace en parachevant le réseau ferré, en « haussmannisant » Paris, Lyon, Marseille qui se modernise pour accompagner l’essor de la navigation depuis le creusement du canal de Suez en 1869 (→ fiche 6). Adepte du libéralisme,

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Le Second Empire et la modernisation de la France

Napoléon III réalise un « coup d’État » douanier en 1860 avec la signature d’un traité de libreéchange avec le Royaume-Uni.

Un césarisme démocratique Paradoxalement, Napoléon III libéralise la vie politique après 1860, comme si les évolutions économiques imprégnées de libéralisme ne pouvaient pas ne pas avoir de conséquences dans d’autres domaines. L’assemblée du Corps législatif devient un véritable parlement disposant du droit d’adresse, votant le budget chapitres par chapitres, donc exerçant un contrôle de la dépense publique dans le détail ; il devient même maître de l’organisation de ses sessions et de leur ordre du jour. L’Empereur confie à V. Duruy (1811-1894) la tâche de démocratiser l’enseignement en l’ouvrant aux jeunes filles. Il autorise une délégation ouvrière à se rendre à Londres en 1862, permettant ainsi la création de la première Internationale ouvrière (→ fiche 19). Et, en 1864, la grève cesse d’être un délit (voir p. 98 et suivantes). Toutes ces évolutions rendent populaires Napoléon III et sa famille et cela, au grand dam de l’opposition républicaine. Mais une catastrophique politique extérieure marquée par l’aide aux mouvements d’indépendance nationale (→ fiches 15, 16), ce qui renforce la puissance allemande, aboutit au désastre de la défaite des armées impériales, le 2 septembre 1870, à Sedan et, deux jours plus tard à la déchéance de l’Empereur. Napoléon III et le Second Empire, longtemps décriés par les historiens de la IIIe République – Thiers disait de lui « C’est un crétin » –, est aujourd’hui réhabilité. Il est évident que le gaullisme a fait beaucoup pour présenter la face cachée du Second Empire, à savoir sa capacité à greffer la modernité sur le corps économique et social national.

FICHE  30 Pas-de-Calais Nord Somme Seine inférieure

Ardennes

Aisne Oise

Manche

Calvados

Finistère

Eure

Marne

Eureet-loir

Mayenne

Ille-etVilaine Morbihan Loire inférieure

Maine-etLoire

DeuxSèvres

Côte-d'Or

Doubs

Nièvre

Cher

Territoire de Belfort

Jura

Saône-et-Loire

Vienne Allier

Ain

Creuse

Charente inférieure

HauteVienne

Charente

Moins de 25 %

HautRhin

HauteSaône

Yonne

Loir-etCher

Indre-etLoire

Vosges

HauteMarne

Loiret

Indre

Vendée

Puy-de-Dôme

HauteSavoie

Loire Rhône Savoie

De 25 à 34 %

Corrèze

De 35 à 50 % Plus de 50 %

Aube

Sarthe

BasRhin

Meurtheet-Moselle

Sene-etMarne

Orne Côtes du Nord

Moselle

Meuse

Isère HauteLoire

Cantal

Dordogne

Ardèche

Gironde Lot

Lot-etGaronne

Lozère

Gard Hérault

HauteGaronne HautesPyrénées

Vaucluse

Basses-Alpes

Tarn

Gers BassesPyrénées

Hautes-Alpes

Aveyron

Tarn-etGaronne

Landes

Drôme

Bouches-du Rhône

AlpesMaritimes

Var

Aude

Ariège PyrénéesOrientales

Corse

Le plébiscite de 1870

Napoléon III (1808-1873) Après une éducation le préparant à la vie militaire et de multiples voyages en Europe et en Amérique, Louis-Napoléon Bonaparte se considère comme le chef du parti bonapartiste à la mort du duc de Reichstadt, en 1832. Le premier visage de cet homme complexe est celui du conspirateur, épris de secret – il parle peu, Zola le comparant à « une énigme, un sphinx » – qui, à deux occasions, tente de renverser la monarchie de Juillet. Arrêté en 1840, il découvre en prison les thèses saint-simoniennes, fondements de ses théories économiques et sociales présentées en 1844 dans L’Extinction du paupérisme. La deuxième dimension de Louis-Napoléon Bonaparte est contemporaine de la répression qui s’abat sur les insurgés de juin 1848 ;

homme providentiel, il construit sa popularité sur l’instrumentalisation du danger « rouge » et sur sa volonté de rétablir l’ordre. Élu président de la IIe République à une large majorité, le 10 décembre 1848, il se démarque toutefois des mesures les plus réactionnaires prises par l’assemblée législative : suppression du suffrage universel, loi Falloux sur l’enseignement religieux, expédition de Rome… Dès lors, il incarne un « césarisme démocratique » qu’il avait décrit dans Idées napoléoniennes, ouvrage publié en 1839. L’organisation régulière de référendums plébiscitaires témoigne de la dimension populiste et démagogique du personnage. Serait-il un précurseur de Mussolini ? Arrivé comme ce dernier au pouvoir à la suite d’une crise sociale, il incarne un pouvoir personnel fondé sur une Le Second Empire et la modernisation de la France

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FICHE  30

stricte censure, menant une politique de prestige extérieur et favorisant la modernisation des structures économiques du pays. Après le coup d’État du 2 décembre, Napoléon se fait visionnaire au moins en matière économique ; il confie à M. Chevalier, pétri de saint-simonisme, le soin de préparer le traité de libre-échange signé avec le Royaume-Uni en janvier 1860 et cela, contre la majorité de la bourgeoisie attachée au protectionnisme douanier. Il encourage le projet développé par F. de Lesseps pour creuser le canal de Suez.

Mais contrairement à ses proclamations –  « L’Empire c’est la paix » –, sa politique extérieure est nettement plus belliqueuse. Ardent défenseur des États-Nations, il prend une part active à l’unité italienne contre la monarchie autrichienne, ce qui lui enlève le soutien politique des catholiques, et se lance dans une politique désastreuse au Mexique. Malade, atteint d’un cancer de la prostate – la maladie de la « pierre » –, il tombe dans le piège tendu par Bismarck qui aboutit au désastre de Sedan, le 2 septembre 1870 et à sa déchéance, deux jours plus tard.

Bonapartisme et gaullisme Il peut paraître étrange de comparer deux mouve- fut une source d’inspiration pour les Gaullistes ments qui caractérisent la France, à un siècle de qui cherchèrent à en corriger les défauts les plus distance. Mais, il est évident que le bonapartisme visibles. Bonapartisme Modalités d’accession au pouvoir Les deux chefs d’État

La dimension populiste

La modernité économique La politique douanière La place de la France Idéologie extérieure

Le rôle de l’urbanisme

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Coup d’État le 2 décembre 1851 en s’appuyant sur l’armée Un empereur : « tout un système a triomphé le 10 décembre 1848, car le nom de Napoléon est à lui seul un programme »

Gaullisme

Coup d’État le 13 mai 1958 par un appel à l’armée en Algérie, alors française Un « monarque » républicain élu au suffrage universel direct depuis 1962, qui entend dépasser la césure traditionnelle droite/gauche Le recours aux référendums plébiscitaires : désavoué lors de la Le recours aux référendums plébiscitaires consultation de 1969, de Gaulle quitte peu après le pouvoir La maîtrise technologique assumée par La modernisation du pays, l’État l’État dans des domaines de puissance : assumant le risque financier pour achever aéronautique, espace, nucléaire, le réseau ferré, aménager les villes communications, informatique… Le traité de libre-échange avec le RU en Le marché commun entre les Six de la 1860 CEE avec les traités de Rome en 1957 Redonner à la France sa place dans le Redonner à la France et à Paris sa place « rang » des nations, en se débarrassant dans le « concert » des nations du « fardeau » colonial Droit des peuples à disposer d’euxRefus de l’alignement sur l’un des deux mêmes Blocs De Gaulle entend adapter la France Napoléon III, tel un nouvel Auguste, veut au xxe siècle, avec la construction de l’aéroport d’Orly, des halles de La Villette laisser une trace durable dans l’histoire (un échec économique), du marché de architecturale et urbanistique de Paris Rungis, de centrales nucléaires…

Le Second Empire et la modernisation de la France

Les référendums et les élections sous le Second Empire « Politiquement, 1848 a déposé un germe qui ne laisse encore que pressentir ses conséquences lointaines : le suffrage universel, principe de toutes les transformations ultérieures. » Cette remarque de R. Rémond dans La Droite en France, est fondamentale pour comprendre le rapport entre Napoléon III et ce mode de scrutin. Dans les campagnes, les candidats officiels, soutenus par les préfets, rencontrent un franc succès car ils

FICHE  30

prennent la défense de la propriété privée et sont attachés au maintien des acquis de la révolution de 1789. Dans les villes, les milieux d’affaires sont séduits par l’impulsion donnée par le régime ; quant aux notables catholiques, ils se rallient au moins jusqu’à l’engagement militaire en Italie. Par la suite, délaissé par les milieux catholiques traditionnels, l’Empire se doit de trouver de nouveaux appuis auprès des libéraux.

• Plébiscite du 20 décembre 1851 Le peuple veut le maintien de l’autorité de Louis-Napoléon Bonaparte et lui délègue les pouvoirs nécessaires pour établir une constitution Oui 7 439 216 Non 646 737 • Élections du 29 février 1852 Inscrits 9 836 000 Candidats officiels 5 248 000 Opposants 810 000 Abstentions 3 613 000 • Plébiscite du 20 novembre 1852 Le peuple français veut le rétablissement de la dignité impériale dans la personne de Louis-Napoléon Bonaparte, avec hérédité dans sa descendance directe Oui 8 824 189 Non 253 145 • Élections du 21 juin 1857 Inscrits 9 490 000 Candidats officiels 5 471 000 Opposants 665 000 Abstentions 3 372 000 • Élections des 30-31 mai 1863 Inscrits 9 938 000 Candidats officiels 5 308 000 Opposants 1 954 000 Abstentions 2 714 000 • Élections des 24-24 mai 1869 Inscrits 10 417 000 Candidats officiels 4 438 000 Opposants 3 355 000 Abstentions 2 291 000 • Plébiscite du 8 mai 1870 Le peuple approuve les réformes libérales opérées dans la constitution par l’Empereur depuis 1860 Oui 7 358 000 Non 1 572 000

Le Second Empire et la modernisation de la France

147

Les voies possibles du nationalisme

A

u tournant du siècle, c’est-à-dire aux alentours de 1880-1890, qui marque l’entrée dans l’âge de l’impérialisme, deux voies semblent s’ouvrir pour les pays européens et les « nouvelles Europes » en plein essor : celle d’un nationalisme « ouvert » fait d’emprunts réciproques et, à terme, d’intégration, ou bien celle d’un nationalisme « obsidional », de plus en plus agressif, nourrissant les frustrations, les peurs et donc, in fine, la guerre.

Les facteurs favorables au nationalisme « ouvert » Sur terre, l’essor des moyens de transport ferré et des grandes voies transcontinentales qui relient en quelques jours les rivages de l’Atlantique à ceux du Pacifique, que l’on vive en Europe ou en Amérique du Nord (→ fiche 4). Sur mer, le succès des steamers à la vitesse régulière, à la taille toujours plus imposante, qui accélèrent les échanges de marchandises et les migrations de population (→ fiche 5). La circulation de l’information, via la constitution d’agences de presse internationale, la diffusion des télégrammes, et le lancement de quotidiens à grand tirage parce que à faible coût de vente (→ fiches 37, 38). L’émergence d’une société urbaine confrontée aux mêmes défis technologiques et aux mêmes aménagements urbanistiques – éclairage des villes, adduction d’eau, réseau de tramways ou, et, de métropolitain (→ fiche 6). La constitution d’équipes d’ingénieurs qui doivent mettre en commun leurs talents pour résoudre les difficultés posées par la maîtrise de la nouvelle énergie, la « houille blanche », des nouveaux procédés en vigueur dans l’industrie chimique, électro-métallurgique, dans les communications, les transports… (→ fiche 31). La convergence dans les revendications émanant du monde ouvrier est par ailleurs tout à fait symptomatique : interdiction du travail féminin

148

Les voies possibles du nationalisme

la nuit, réglementation du travail des enfants âgés de moins de 8, puis 10, puis 12 ans – l’âge reculant en fonction des lois rendant obligatoire l’instruction publique –, repos hebdomadaire, journée de travail de huit heures… La mise en place de réglementations sociales souvent convergentes de pays à pays, quoique adoptées selon des rythmes chronologiques différents : lois de protection contre les accidents du travail, contre le chômage, pour la vieillesse… (→ fiches 18, 19). L’affirmation de courants artistiques transfrontières, par exemple on observe partout en Europe et même aux États-Unis des artistes se réclamant du classicisme, du romantisme, du réalisme, de l’impressionnisme, du symbolisme et, à la fin du siècle, du cubisme (→ fiche 41). De même dans la littérature, par exemple, avec les traductions, le roman russe triomphe en France, et réciproquement, avec, toutefois, plus de difficulté en Russie, du fait de la censure.

Les facteurs favorables au nationalisme « obsidional » « Se poser en s’opposant », le principe est aussi ancien que les sociétés organisées, l’Athénien invente le Perse, aux lendemains de sa victoire à Salamine, pour fonder un nouveau système politique reposant sur des institutions démocratiques. Au xixe siècle, le processus est le même : Pour faire oublier ses impasses intérieures, la III e République a besoin « d’inventer » le « Germain, brutal » qui a arraché, en 1871, l’Alsace et la Lorraine ; le Serbe a besoin du « Turc » oppresseur… Ainsi, se forment ces couples antinomiques fondés sur une vision simplifiée, souvent caricaturale, de « l’Autre ». Un enseignement d’une histoire nationale à travers la généralisation de l’instruction publique diffuse ces représentations mythologiques complétées par une réécriture du passé, réalisée par des historiens, des linguistes… (→ fiches 35, 38).

Les voies possibles du nationalisme

149

Le facteur temps

Impérialisme mondial

Les crispations nationalistes

Les directions de l'expansion nationaliste

– Nationalisme défensif

+ Nationalisme offensif

Nationalisme obsidional

Nationalisme à prétention mondiale

Les modalités du nationalisme

nationale

Empires minés par la question

Etat-Nation récent, né au XIXe siècle

Etat-Nation ancien

Mittle Afrika



France



Italie

+

Allemagne

Le choc des nationalismes avant 1914

Maroc

Espagne

+

Royaume-Uni



Balkans

Empire austro-hongrois



Empire ottoman

+

Empire russe

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L’irruption des masses sur le devant de la scène politique, sociale et la peur qui s’en suit auprès des élites, débouche sur l’exaltation parfois mystique de la relation au sol, à la terre, à la « patrie ». L’instrumentalisation des dangers potentiels, souvent imaginaires, permet d’intégrer ces foules qui inquiètent ; l’épopée coloniale remplit(ra) cette fonction (→ fiches 8, 9, 10, 11, 22, 23). L’utilisation des thèmes nationalistes par des forces politiques intégrées aux parlements

ou bien par des nouvelles formations, les « ligues », qui présentent tous les traits d’un préfascisme (Z. Sternhell) : un leader charismatique, des thèmes démagogiques, l’adresse directe au peuple pris dans sa globalité, le recours à la rue et à sa force pour faire pression contre les parlements, symboles de la démocratie représentative (→ fiches 33, 34, 38).

« La nation est conçue comparée à un être vivant, qui forme un tout, elle est conçue comme une unité organique. Ce même darwinisme, dans la deuxième moitié du siècle, exerce une influence d’une autre sorte avec le principe de la sélection naturelle. La nation est conçue comme un tout qui vit et qui lutte. Selon la sélection des espèces, les forts éliminent les faibles pour le bien de l’espèce.

Cette idée appliquée à la société justifie la prépondérance des races supérieures, des élites sociales et des nations fortes. Dans cette vision d’une société soumise à la lutte contre tout organisme vivant, le survie sourit aux plus aptes et le monde appartient aux plus forts. »

La peur de la décadence, de « l’affaiblissement », les forces vives de la nation étant menacées par la « maladie du bien-être », la hantise de la désintégration de « l’énergie vitale », seul ressort de la survie d’une « race », d’une nation. Des théoriciens comme H. S. Chamberlain, H. Spencer…. exaltent un biologisme social, parfois racial, reposant sur la lutte pour la vie, et la survie des plus aptes. Les contre-feux potentiels à ce nationalisme obsidional sont en voie de formation : l’internationale ouvrière, à laquelle succède celle des partis socialistes, est trop dominée par l’héritage national, les Français défendant les acquis de 1789 contre les Allemands, attachés aux principes marxistes ou postmarxistes, de nature réformiste. La « juridiciarisation » des relations internationales avec l’émergence d’un droit international, proposé de façon paradoxale par la Russie autocratique, sous la forme des conventions internationales de La Haye, est trop récente. « L’internationale » de la finance et des affaires sait combien les guerres sont nocives à l’essor des flux mais elle ne dispose pas d’un poids suffisant pour contrer les pressions bellicistes des « marchands de canons », les magnats de l’acier, les Schneider,

les Vickers, les Krupp, Thyssen ou Poutilov en Russie (→ fiches 38, 42). Un symbole de cette montée des périls, l’architecture des pavillons construits lors de l’exposition universelle accueillie à Paris en 1900 : certes, l’électricité est fêtée lors de cette manifestation qui attire plus de 50 millions de visiteurs ! – c’est un record au xixe siècle –, mais les journalistes sont aussi frappés par la militarisation des architectures de certains pavillons qui ressemblent à des bunkers, à des casemates hérissées de tourelles, protégés par des projecteurs. Des ouvrages prémonitoires écrits par certains généraux, par exemple F. von Bernhardi, témoignent de cette intégration des progrès techniques à la guerre du futur qui ne fait plus peur (→ fiches 6, 44). Né avec l’affirmation de la Nation, le xixe siècle est mort des nationalismes. Le tournant se produit autour de 1848. Jusqu’au « printemps des peuples », le nationalisme d’origine romantique semble avoir une ambition la république et la fraternité universelle entre les peuples réconciliés. Après 1848, avec l’affirmation des États qui, selon la formule de M. Weber, « disposent du monopole de la violence légitime », le nationalisme accède au rang d’idéologie de

Les voies possibles du nationalisme

J.-C. Caron, M. Vernus, L’Europe au xixe siècle. Des nations aux nationalismes. 1815-1914, Colin, 2007, p. 439.

légitimation, d’expansion et de domination. Pour certains États, le Royaume-Uni, la France dans une moindre mesure, les États-Unis, la satisfaction retirée semble suffisante, pour d’autres, l’Empire allemand, austro-hongrois, ottoman, russe, l’Italie, le Japon…, elle paraît insuffisante et donc alimente les frustrations, les ambitions et la volonté de puissance. Une ligne de fracture divise donc l’Europe en deux camps. À partir de 1890, la « fièvre nationaliste » se projette dans la sphère internationale. C’est la grande caractéristique de l’âge impérialiste (→ fiche 38). Loin d’apaiser les rivalités, l’impérialisme accentue les complexes d’infériorité et le syndrome de l’encerclement pour les uns, le sentiment de supériorité pour les autres. La nation dans sa dimension biologique, quelle que soit la conception originelle de cette dernière, est alors instrumentalisée par des leaders d’opinion, des chefs de ligues plus que de partis politiques. Tout est prétexte pour la célébrer et l’exalter : les fêtes nationales, les parades militaires, les expositions universelles, les exploits

accomplis par les nouveaux aventuriers de la fin du xixe siècle – les découvreurs des pôles, les pilotes des premières « cages à poules » ; même les jeux olympiques redécouverts à l’initiative du baron Pierre de Coubertin n’échappent pas à cette ivresse nationaliste dont le point d’aboutissement est la Grande Guerre. Cinq années de guerre civile européenne ne mettent pas un terme à ce processus amorcé à la fin du xixe siècle, bien au contraire puisque jamais les crispations « nationalitaires » n’ont été aussi fortes que durant l’entre-deuxguerres. Seule l’idéologisation extrême de l’après-45 dans le cadre de la guerre froide permettra de transcender l’appartenance nationale en intégrant des nations dans des « camps », des « blocs » et cela, jusqu’à la fin de cet épisode en Europe, aux tournants des années 1989/1991. Aujourd’hui, le défi principal pour les Européens est celui de l’apprentissage d’un « vouloir vivre ensemble » dans un cadre post-national.

Les voies possibles du nationalisme

151

QUATRIÈME PARTIE

La nouvelle donne

FICHE 31

La deuxième vague d’industrialisation

L

a spécificité du xixe siècle tient au fait qu’en moins de cent ans, il connaît deux vagues d’industrialisation. Alors que la première n’est pas encore généralisée à l’ensemble des économies (→ fiches 3 à 5), une deuxième prend naissance en Europe, en Allemagne (→ fiche 33), et aux États-Unis (→ fiche 36).

Le passage de témoin entre deux modèles La mort de la reine Victoria en 1901 est comme la confirmation de l’effacement de la Grande-Bretagne, the Workshop of the World (→ fiche 32), auquel lui succèdent deux nouveaux « modèles » économiques, allemand et américain, présentant des caractéristiques similaires : la croissance globale, les gains de productivité y sont plus élevés et plus réguliers, l’expansion démographique soutenue ; les secteurs moteurs les plus dynamiques s’identifient à ceux de la deuxième vague d’industrialisation : chimie, industries électriques, électro-métallurgie, industries mécaniques… Les entreprises y sont aussi plus concentrées : en Allemagne, Bayer fondée en 1861 à Leverkussen, Höchst (1862), BASF, Badische Anilin und Soda Fabrik (1865) à Ludwigshafen, dominent le secteur de la chimie. Leaders dans les domaines des colorants artificiels, des produits pharmaceutiques dont la fameuse aspirine (1899) et surtout de la fabrication de l’ammoniac de synthèse (1912), leur avance tient à l’intégration d’équipes de chercheurs en leur sein et à leur volonté de contrôler la totalité d’une filière. Outre-Atlantique, de nouveaux produits apparaissent sous l’effet de la demande – demand push – et du savoir scientifique – scientific push – : celluloïd, bakélite ouvrent de nouvelles perspectives industrielles dans les domaines des appareils électriques et de l’automobile. Tandis qu’en France dominent 155 constructeurs d’automobiles en 1914, aux États-Unis, H. Ford (1863-1947) a déjà recours 154

La deuxième vague d’industrialisation

au travail à la chaîne dans son usine de Detroit : pour vendre plus de Ford « T », sorties en 1909, Ford décide de payer ses ouvriers 5 dollars à la journée au lieu des 3 traditionnels. Les prémices de la consommation de masse sont alors posées. Toutes ces performances se réalisent dans un cadre douanier dominé par les thèses protectionnistes développées en leur temps par F. List (1789-1846) et H. Carey (1793-1879).

Vers une nouvelle organisation du travail Parallèlement, des ingénieurs réfléchissent aux nouvelles formes d’organisation du travail : H. Fayol (1841-1925) en France, F. W. Taylor (1856-1915) aux États-Unis, introduisent la méthode expérimentale dans le travail industriel jusque-là dominé par l’empirisme. Après une analyse technique de l’opération à effectuer, Taylor imagine un cheminement unique fondé sur la décomposition en un certain nombre d’opérations de base : ingénieur à la Bethleem Steel, il énonce en 1911 les principes du taylorisme et du « management scientifique » : « Il y a une bonne manière d’enfoncer une pelle dans une matière de cette sorte et beaucoup de mauvaises. » La parcellisation des tâches s’accompagne du chronométrage et de la réintroduction du salaire à la pièce. De là, découlent des résistances de la part de « l’ancienne » classe ouvrière qui a du mal à accepter d’être réduite au rang « d’ouvrier chimpanzé » (Céline), de « similaires », ancêtres des OS, ouvriers spécialisés. (Voir chronologie p. 96 et suiv.) Les gains de productivité sont tels que nombre de dirigeants de firmes européennes font alors le voyage vers les USA pour observer, comprendre cette révolution managériale et la copier, de retour en Europe. La guerre de 1914-18 et les pénuries relatives de maind’œuvre contribuèrent par la suite à généraliser le « système américain de fabrication ».

De la première à la deuxième vague d’industrialisation Critères déterminants

1re poussée d’industrialisation

FICHE  31

2e poussée d’industrialisation

Débuts de la vague d’industrialisation

1780/1820

1880/1910

Pays initiateur, « modèle » à imiter

Royaume-Uni

Allemagne États-Unis

Appellation

« Pays noirs »



Énergie dominante

• Charbon et son distillat, le coke • Machine à vapeur : l’énergie produite est faiblement divisible Maintien des énergies traditionnelles : moulin à eau, traction animale…

• Charbon et son distillat, le coke • Électricité, « houille blanche » : l’énergie produite est facilement divisible Pétrole

Secteurs porteurs

• Une pluralité de secteurs structurés autour du textile, de la fonte, de la chimie organique, de la mécanique, des industries d’équipement…

• Concentration de secteurs autour de la sidérurgie, de l’électro-métallurgie, de la chimie organique et synthétique (colorants, ammoniac), de la mécanique (moteur à explosion), des biens de consommation

Taux de croissance du PNB

• Sur le long terme aux environs de 2 % par an

• Sur le long terme, supérieur à 2 % par an

Productivité

• Faible

• Accélération sensible après 1900

Type d’entreprises dominantes

• Concentration exceptionnelle conditionnée par le procès technique, dans la sidérurgie, les mines, les filatures • Petits ateliers de production pour les autres secteurs

• Concentration indispensable dans les secteurs moteurs • Les nouveaux secteurs expérimentaux (automobile, aéronautique) s’organisent autour d’ateliers, avec une exception l’usine Ford à Detroit

Type de financement

• Familial avec une exception, le chemin de fer, qui a recours aux marchés boursiers

• Bancaire et boursier généralisé aux nouveaux secteurs : affirmation d’un capitalisme financier

Nature juridique des entreprises

• Société en commandite simple, en commandite par actions, SA, sociétés par actions, exceptionnelles

• Généralisation des SA

Moyens de transport intérieurs

• Rivières et canaux, cabotage pour les pays insulaires, • routes utilisées par des véhicules à traction animale, • chemins de fer entre grandes villes

• Canaux à grand gabarit • Routes utilisées par les premières automobiles : premier salon de l’auto, 1898, édition du Guide Michelin, 1900 • Réseau de chemins de fer • Tramways électriques, métros dans les villes

Moyens de transports internationaux

• Navigation à voile, Clippers

• Navigation à vapeur, Steamers, chauffe au charbon et au fioul

Échange d’informations

• Colportage, • Almanachs, journaux pour une élite

• Télégraphe, téléphone • Presses à grand tirage

Population active

• Transferts de population rurale vers les secteurs moteurs

• Transferts internes au secteur secondaire, poursuite de la déprise rurale

Migrations internationales • Très faibles aux débuts de la poussée d’industrialisation

• Dominantes, en expansion croissante, pour les pays moteurs

Organisation du travail

• Coexistence de formes protoindustrielles et d’autres plus nouvelles

• Débuts de la réflexion sur une organisation scientifique du travail

Régime commercial dominant

• Mercantilisme douanier laissant place au « Manchesterianisme » fondé sur le libre-échange, Free Trade

• Inflexion du libre-échange en un protectionnisme douanier tarifaire, Fair Trade

La deuxième vague d’industrialisation

155

La « fée » électricité

FICHE  31

L’électricité est une science avant de devenir une industrie. Plongeant ses racines dans les découvertes d’Arago (1786-1853), de Faraday (1791-1867), de Maxwell (1831-1879), elle accède au rang d’industrie à l’extrême fin du xix e  siècle. Pour ce faire, il a fallu un exceptionnel échange entre savants et techniciens, entre recherche fondamentale et recherche

appliquée. Certains des acteurs de cette aventure ont pu être à la fois savants, techniciens et même entrepreneurs, ainsi W. Siemens (18161892) en Allemagne, T. Edison (1847-1931), G. Westinghouse (1846-1914) aux États-Unis. L’historien F. Caron (Le Résistible déclin des sociétés industrielles) distingue trois âges dans cette histoire.

Les expérimentations, une réponse au système industriel (1840-1880) « Jusque vers 1880, l’électricité joue un rôle qui fut loin d’être secondaire : elle assure la régulation d’un système dont la complexité va croissante. » De tous les domaines industriels durant cette phase, deux ont une place centrale : la galvanoplastie et le télégraphe. « La galvanoplastie consiste à précipiter par l’action d’un courant galvanique un métal de dissolution sur un objet donné en couche suffisamment résistante et non adhérente de manière que cette couche représente exactement tous les détails de l’objet avec toutes leurs dimensions et toutes leurs courbures. » F. Caron, op. cit.

Le succès de la galvanoplastie tient à la demande sociale émanant de la bourgeoisie qui, après 1848, souhaite acquérir des services de table en argent plaqué. Au même moment, l’essor du chemin de fer suscite l’accélération de l’échange d’informations. L’invention de l’électro-aimant par Arago en 1820 permet l’installation des premiers télégraphes électriques en Angleterre en 1837, en France et aux États-Unis une dizaine d’années plus tard. « La télégraphie électrique fut dès l’origine un instrument indispensable à l’exploitation des chemins de fer. Elle assurait des liaisons rapides entre les gares et permettait de réaliser une régulation au moins approximative du mouvement des trains. Mais la télégraphie électrique ne se réduit pas à ce rôle. Aux États-Unis elle se développa avant que les réseaux de chemin de fer ne soient

156

La deuxième vague d’industrialisation

achevés. Dès 1861, c’est-à-dire huit ans avant la construction du premier transcontinental, une ligne télégraphique reliait la Californie à la côte Est. Elle a, selon l’expression de R. B. Du Boff, créé des “liens interrégionaux parmi les marchands-banquiers, les grossistes, les armateurs ”. L’essentiel de la circulation télégraphique aux États-Unis était consacré à des messages d’affaires. Le télégraphe électrique fut la cause et la conséquence de ce que R. B. Du Boff appelle la Business Revolution entamée dans les années 1840. » F. Caron, op. cit.

La pose de câbles sous-marins fut beaucoup plus complexe à résoudre. Les îles britanniques sont reliées au continent européen à partir de 1851. Quant à la liaison transatlantique, expérimentale en 1858, elle est établie durablement après 1866 grâce à la mobilisation de scientifiques réunis autour de Lord Kelvin (1824-1907). La découverte de la dynamo en 1870 donne un essor nouveau à l’éclairage électrique, dont les premiers essais datent de 1844. « L’éclairage électrique facilite beaucoup la surveillance des ouvriers et des machines, augmente la production du travail et permet d’exécuter la nuit comme en plein jour certains travaux de précision, certaines manœuvres d’ensemble. » Dès lors, une « grappe d’inventions » (B. Gille) dominées par les apports décisifs de Siemens et de Gramme (1826-1901) alimente les recherches des scientifiques et ouvre une deuxième phase.

Des villes-mondes, la tertiarisation grandissante (banques, assurance, trading...)

Des signes de croissance volontaire

Les pays en retard

La deuxième poussée d'industrialisation

La première poussée d'industrialisation

Les vagues d'industrialisation

Espagne

France

Paris

Belgique

Italie

Suisse

Allemagne

Hambourg

Empire austro-hongrois

Berlin

Suède

L’industrialisation, « une destruction créatrice »

Portugal

Londres

Royaume-Uni

Amsterdam Rotterdam Anvers

Norvège

Empire ottoman

Empire russe

FICHE  31

La deuxième vague d’industrialisation

157

FICHE  31

L’électricité industrielle (1880-1890) Cet âge – une « mania électrique » (F. Caron) – aussi importantes, à Turin en 1884 et à Francfort s’ouvre en 1881 avec l’exposition internationale en 1891. électrique de Paris. Lui succèdent d’autres tout 900 000 visiteurs se pressent à Paris entre août et novembre 1881 au Palais de l’industrie pour y admirer des illuminations, un tramway construit par Siemens, les nouvelles lampes à incandescence d’Edison et des auditions théâtrales téléphoniques depuis l’Opéra. Les 1 764 exposants (53 % de Français, 12 % de Belges, 8 % d’Allemands et 7 % d’Américains) peuvent comparer leurs procédés. Un congrès international fixe les standards de mesures électriques.

L’essor de l’électricité se réalise sur le fond de « grande dépression » (1873-1896) qui force les pouvoirs publics à intervenir. En France, comme en Allemagne, l’administration des postes, télégraphes et téléphones joue un rôle primordial à la fois du côté de la demande mais aussi du côté de l’offre en apportant un soutien logistique déterminant aux expérimentateurs. Cette activité à hauts risques est d’autant plus rentable que le pays concerné connaît une croissance démographique rapide marquée par une urbanisation accélérée. L’Allemagne et les États-Unis supplantent durant cette période la France et l’Angleterre, toutes deux

pionnières durant la première phase. La réussite la plus exemplaire est celle d’Edison qui pense l’électricité comme un système complet, de la production à la consommation. Promettant la lumière, divisible à l’infini, à toutes les maisons, Edison est à la fois un technicien de génie et un entrepreneur hors pair. L’électrification des villes, New York, Richmond aux USA, Londres, Paris, Amsterdam et Berlin en Europe, témoignent du rôle clef des consommateurs faisant pression sur les entrepreneurs, par exemple Westinghouse, fondateur en 1886 de la Westingouse Electric Corp. et ardent défenseur du courant alternatif.

La « houille blanche » (1890-1914) À partir de 1890, l’électricité devient autant le pain de l’industrie qu’elle modifie en profondeur la vie quotidienne de millions de personnes. Ce n’est pas un hasard si en 1900, l’exposition universelle organisée à Paris a pour thème la « fée électricité ». L’illumination de la tour Eiffel dotée d’un phare balayant l’horizon, l’exploitation commerciale de la première ligne de métro entre Vincennes et l’Arc de Triomphe, la généralisation de l’éclairage électrique dans les grands magasins, l’équipement des immeubles en ascenseurs électriques… toutes ces innovations témoignent de la place centrale de la « houille blanche ». Contrairement à la machine à vapeur dont l’énergie est difficile à diviser, celle animant le moteur électrique est divisible à l’infini. Siemens n’annonce-t-il pas de façon prophétique : « Le

158

La deuxième vague d’industrialisation

moteur électrique provoquera dans l’avenir une révolution complète de nos conditions de travail en faveur de l’industrie à petite échelle » ? Dès lors, la concentration de milliers d’ouvriers dans de grandes usines n’est plus une nécessité absolue. Le moteur électrique permet une industrialisation plus diffuse dans des zones jusque-là rurales. Durant cette période, l’accélération de la diffusion de l’électricité tient à plusieurs facteurs : la présence d’un système de recherche organisée au sein même des firmes facilite le dialogue entre savants et techniciens. En 1892, la General Electric, née de la fusion entre la société d’Edison et Thomson-Houston, a la taille suffisante pour mettre au point, par exemple, un nouveau modèle de lampe à incandescence.

Le deuxième facteur est la pression croissante de la demande des consommateurs qui force les sociétés à imaginer de nouveaux procédés, par exemple pour transporter l’électricité sur des distances importantes sans trop de pertes. Le troisième élément à prendre en compte est le mécanisme de rendements croissants. Les centrales électriques, par exemple celle des chutes du Niagara construite entre

1895 et 1899, permet l’éclairage de la ville de Buffalo et attire de nouvelles industries métallurgiques consommatrices de l’énergie produite en grande quantité. L’essor de la production d’aluminium illustre cette relation dialectique entre production et consommation. Une nouvelle ère s’ouvre pour des millions d’individus dans les pays industrialisés.

FICHE  31

Brevets déposés par T. Edison 1866 Télégraphe 1874 Télescripteur imprimant à grande vitesse 1879 Ampoule à incandescence 1888 Chaise électrique 1888 Kinétographe pour enregistrer des films et le Kinescope pour les voir 1889 Phonographe et cylindre de cire 1893 Premier studio de production de films 1903 Lampe à arc utilisant le carbure de titanium 1895 Lampe fluorescente à partir d’un tube de rayon « X » 1912 Filament des lampes en tungstène 1913 Brevets* pour allonger la durée de vie des filaments et pour l’emploi d’un gaz qui augmente l’intensité lumineuse 1915 Accumulateur * Ces brevets donnent à la GE un monopole dans la fabrication des lampes et son inventeur, I. Langmuir (1881-1957) obtient le prix Nobel en 1930

La deuxième vague d’industrialisation

159

FICHE 32

De la splendeur victorienne au déclin britannique

D

e l’inauguration de l’exposition universelle à Crystal Palace, en 1851, à la mort de la reine Victoria en 1901, le Royaume-Uni passe de l’apogée au déclin, de la certitude au doute.

L’âge victorien Avec 30 % de la production mondiale de biens manufacturés, une croissance démographique telle que la population passe de 21 millions à 30 millions d’habitants entre 1851 et 1881, les Îles britanniques touchent les dividendes de la première vague d’industrialisation (→ fiches 2 à 6). Le symbole le plus évident de cette croissance, entendue comme processus quantitatif et qualitatif, est la mutation de Londres qui à la fin du siècle dispose d’un réseau de métro, de l’éclairage électrique : « the Metropolis » voit sa population doubler entre 1851 et 1881, pour atteindre 5 millions ; en Grande-Bretagne, plus des trois quarts de la population vivent en ville en 1910. Une série de cercles vertueux liant production et consommation, demande nationale et conquête des marchés internationaux, se mettent en place pour nourrir l’optimisme et la foi dans l’avenir. Parmi toutes les valeurs victoriennes, le travail récompensant les talents est à la première place, les Anglais se comparant aux « abeilles laborieuses de la ruche mondiale ». Les réussites dans les domaines tant matériels qu’intellectuels – pensons à l’apport déterminant de Darwin qui met un terme momentané aux théories « créationnistes » – font que les Britanniques s’assimilent à « un peuple élu, placé sous la protection de la divine providence ». La pax britannica s’étend au monde par les exportations de produits Made in England protégées par la Home Fleet (→ fiches 20, 21, 22, 23).

L’ère édouardienne Avec Édouard VII (1841-1910), au pouvoir de 1901 à 1910, une maladie de langueur envahit 160

De la splendeur victorienne au déclin britannique

l’économie britannique concurrencée par les produits « Made in Germany ». Dans ce pamphlet paru en 1896, le journaliste Williams entend alerter ses concitoyens. La mollesse de la croissance reflète la difficulté pour les entreprises à intégrer les nouveaux procédés caractéristiques de la deuxième poussée d’industrialisation (→ fiche 31). Certes, le monde ouvrier bénéficie d’acquis sociaux importants (→ fiche 19), mais le recul relatif de la primauté économique est tel que le gouvernement doit rompre avec le « splendide isolement » de la période précédente. « L’Entente cordiale », conclue en 1904 avec la France, grande rivale en Afrique (→ fiches 8, 9, 37 et 38), la recherche d’un compromis avec la Russie en 1907, révèlent l’inquiétude née de la montée en puissance allemande. La rivalité navale depuis les lois votées à l’initiative de l’amiral von Tirpitz (→ fiches 33, 38) accentue ce sentiment d’insécurité outre-Manche. De l’été 1912 à 1914, la question irlandaise ne cesse d’empirer, avec d’un côté le Sinn Féin (1905) « vert », catholique, partisan de l’indépendance, et de l’autre les « orangistes », protestants, attachés au Royaume-Uni ; les menaces de guerre civile ne sont écartées que par la déclaration de guerre à l’Allemagne, le 3 août 1914. Une seule exception à ce déclin, le rayonnement monétaire et financier. La City de Londres qui bénéficie d’un savoir-faire incontestable dans le maniement des taux d’intérêt directeurs bancaires, assure la régulation des flux internationaux de capitaux. Confronté au déclin britannique, l’historien A. Toynbee (1889-1975), professeur à Oxford, élabore plus tard une théorie biologique sur les civilisations qui naissent, atteignent leur apogée avant de connaître une sénescence et même une disparition, si les minorités créatrices ne jouent plus leur rôle. Là encore, l’apport britannique est déterminant dans la compréhension des mécanismes en vigueur dans l’histoire universelle.

0

1 000 km

Le domaine colonial

L'« artère vitale »

Renforcement des points d'appui maritime

Compromis diplomatiques

2. Les réponses

Menace de scission (Irlande)

Menace pour la suprématie maritime

Puissance commerciale rivale

Points de friction coloniale

Puissances rivales pour la conquête coloniale

1. La perception des menaces

Irlande France

Nigeria

Gibraltar

Ceylan

Bombay

Empire des Indes

Menaces sur l’Empire britannique

Afrique du Sud

Aden

Canal de Suez

Chypre

Russie

Afrique orientale

Soudan

Égypte

Alexandrie

Malte

Allemagne

Singapour

Australie

Nouvelle-Guinée

FICHE  32

De la splendeur victorienne au déclin britannique

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Portrait de Joseph Chamberlain

FICHE  32

Secrétaire d’État aux colonies, entre 1895 et 1903, le Tory Chamberlain a une passion, celle de l’Empire dont il exalte la grandeur. Le jubilé de diamant, en 1897, de Victoria, reine et impératrice des Indes, lui donne l’occasion d’organiser une parade gigantesque dans Londres, avec des délégations venues de tout l’Empire. Un an plus tard, il joue un rôle clef durant la crise de Fachoda (Soudan) quand la colonne Kitchener rencontre la mission Marchand. Il s’en est fallu de peu qu’un conflit éclate entre les deux ennemis « héréditaires » (C. De Gaulle). Adepte de la manière forte, pour réprimer l’insurrection des Boers en Afrique du Sud, y compris par l’instauration des premiers camps de concentration, il parvient à ses fins après quatre années d’une guerre désastreuse : 6 000 morts au combat ; 16 000 tués du fait des maladies contre 4 000 Afrikaners morts au front et 9 000 civils disparus des suites des opérations militaires.

Convaincu de la nécessité de renforcer le sentiment d’appartenance entre les composantes de l’Empire, Chamberlain défend le principe de la « préférence impériale », à savoir un système de zone commerciale protégée de l’extérieur par un tarif commun. Ce « système de préférences et d’arrangements réciproques avec les colonies » serait le prélude à une organisation politique plus étroite entre la métropole et l’Empire : une forme de Commonwealth of British Nations avant la lettre ! La question des tarifs douaniers est au cœur de la campagne électorale de 1906. Les partisans de Chamberlain n’obtiennent que 100 sièges aux Communes contre plus de 400 pour les libéraux attachés au maintien du libreéchange pour des raisons historiques et sociales, la peur de voir les prix du grain flamber – « Hands off the People’s Bread » « Ne touche pas au pain du peuple » ! Du fait d’une attaque cérébrale, sa carrière cesse après ce désastre électoral.

Le maintien de la primauté financière Étalon-or : système monétaire reposant sur l’or. Le métal précieux peut circuler sous la forme de monnaie métallique ou garantir la valeur de la monnaie papier. La convertibilité est totale. Dans ce système qui fonctionne jusqu’à la Grande Guerre, l’abondance monétaire tient aux découvertes de mines d’or. En 1848, la « ruée vers l’or » en Californie, et cinquante ans plus tard, l’exploitation des mines d’or en Alalska (Klondike) et en Afrique du Sud (Transvaal), desserrent un certain

nombre de contraintes et favorisent la reprise des affaires. Liquidité internationale : C’est une unité monétaire – métal, monnaie papier « as good as gold » –, acceptée par les opérateurs internationaux et conservée en tant que telle dans les réserves des banques centrales. Le xixe siècle est plus un sterling exchange standard qu’un gold standard puisque la monnaie britannique joue le rôle de pivot du système monétaire international.

Composition de la masse monétaire des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni

Or Argent Monnaie de banque

1892 Milliards de $ 1 268 693 6 181

Dont billets Dépôts à vue Total

% 15 9 76

1913 Milliards de $ 2 002 636 17 163

% 10 3 81

1 816

22

3 818

19

4 865 8 142

54 100

13 345 19 801

68 100

R. Triffin, The Evolution of the International Monetary System, Yale, 1964. L’évolution de la composition de la masse monétaire des banques centrales des trois pays exprime le recul de l’or et de l’argent pour des espèces fiduciaires – sterling et papier (chèques par exemple).

162

De la splendeur victorienne au déclin britannique

Quelle explication retenir pour comprendre le déclin britannique ? Cette question contemporaine de la mort de la reine Victoria divise, depuis, les historiens. • La première explication tient au démarrage précoce – Early Start – de l’industrialisation. Pays leader de la première poussée d’industrialisation, pays dominant dans tous les secteurs moteurs, pays exportateur des nouvelles technologies, le Royaume-Uni ne pouvait qu’être rattrapé par les économies suiveuses qui bénéficient de transferts techniques et des expériences réalisées outre-Manche. Cette analyse en termes de rattrapage peut être doublée de ce que l’on pourrait appeler le syndrome des « Buddenbrook », du nom du roman de T. Mann (1875-1955) : « la première génération crée, la seconde gère, la troisième dilapide » ! La « gentryfication » de la bourgeoisie d’affaire, aspirant à imiter le genre de vie de la noblesse, accentuerait ce processus conduisant à long terme à une forme de peur devant le risque industriel, la rente primant alors sur l’investissement. • La deuxième explication tiendrait à la surexpansion impériale – Overstretching. Équivalent à un quart des terres émergées, l’empire britannique, fort de ses 400 millions d’habitants, aurait pesé sur l’économie et les finances publiques britanniques, en somme aurait asphyxié le pays. À trop vouloir regarder vers le grand large, les dirigeants en auraient oublié les problèmes intérieurs. Cette problématique peut être étendue à tous les empires quelle que soit la période considérée, de l’empire romain à « l’imperium sovieticum » construit entre 1945 et 1977. • La troisième analyse dérive de la transformation même du capitalisme britannique. À l’origine, industriel, ce dernier devient commercial et surtout bancaire, boursier, en somme, financier. L’affirmation de la City de Londres, avec la synergie entre les assurances – Lloyd’s –, les banques spécialisées, les bourses de produits – Metal exchange –, et le marché de valeurs – Stock exchange –, gonfle la « sphère financière » dont les logiques et les intérêts ne correspondent pas forcément à ceux des industriels. Certes, les Britanniques peuvent s’enorgueillir de disposer d’une liquidité internationale, la livre sterling, as good as gold, qui leur rapporte des dividendes

FICHE  32

confortables, équivalents dans la décennie 1910 à presque 10 % de leur revenu national, mais le sterling pèse sur une économie qui aurait besoin, pour exporter, d’un taux de change plus favorable. En somme, l’industrie britannique aurait été sacrifiée sur l’autel de la finance qui assura au Royaume-Uni une suprématie jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale ! La quatrième piste tend à incriminer la politique commerciale choisie : le Royaume-Uni a adopté très tôt le libre-échange défendu par R. Cobden et l’Anti Corn Law League. La libéralisation des échanges est toujours le fait des pays très en avance sur les autres ! Par contagion, entre 1860 et le début de la « Grande dépression » (1873-1896), le libre-échange d’origine manchesterienne régit les relations entre les économies industrielles. Mais le retournement de conjoncture amène les grandes nations à se protéger de la concurrence par des tarifs douaniers de plus en plus élevés – par exemple, en France, le tarif Méline de 1892. La seule à rester attachée au libre-échange est la Grande-Bretagne et ce, en dépit de l’analyse et des critiques formulées par Joseph Chamberlain (1836-1914). Battu aux élections de 1906, le fair trade n’est pas adopté et la perte des marchés commerciaux s’accélère. Ces explications, non exhaustives, ne sont pas exclusives les unes des autres. Elles peuvent se combiner, mais elles ne doivent pas nous faire oublier que, durant les trois quarts du xixe siècle, le Royaume-Uni est un modèle théorique, une référence pratique et un repoussoir… Le modèle transparaît dans l’apport déterminant de la pensée britannique à la définition de l’économie « classique ». Les plus grands économistes d’Adam Smith à Karl Marx, en passant par Robert Malthus et David Ricardo, ont élaboré leurs théories sur le sol britannique et par référence à ce qu’ils y observaient. La référence pratique est tellement incontestable que le voyage en Angleterre s’impose pour qui veut, au xixe siècle, accéder à la « modernité ». Quant au repoussoir, il transparaît dans les caricatures diffusées en France, à l’image de la « perfide Albion », sous les traits d’une vieille sorcière, avide de tout contrôler (→ fiches 19, 37). De la splendeur victorienne au déclin britannique

163

FICHE 33

Du « danger » allemand

L’

affirmation de l’Allemagne durant le règne de Guillaume II (1859-1941) alimente un sentiment croissant d’inquiétude, si ce n’est de méfiance dans les chancelleries européennes.

Une économie en expansion Avec l’éviction du chancelier Bismarck (18151898) en 1890 (→ fiche 15), la perception du « danger » allemand tient à ses performances économiques. Appuyées sur les secteurs économiques clefs du xixe siècle finissant, les entreprises concentrées sous la forme de cartels ont besoin de marchés en expansion (→ fiche 31). Une politique efficace de démarchage relayée par des banques « universelles » et soutenue par l’empereur, « premier voyageur de commerce » du Reich, donne des résultats spectaculaires aux effets intérieurs processifs ; la paix sociale en est le prix. L’Allemagne se vit comme une « économie mondiale de grands espaces » –  Welt Großraumwirtschaft – qui serait bridée dans ses ambitions par les autres nations européennes. Au moment même où se constitue au plus haut sommet de l’État une alliance entre décideurs politiques et entrepreneurs économiques, l’Allemagne « se met à penser le monde » (M. Korinman). F. Ratzel (1844-1904), biologiste de formation, pose les fondements modernes de la géopolitique et des priorités à atteindre sur la scène européenne. Le rayonnement d’une nation dépendrait de son dynamisme démographique et de l’affirmation d’objectifs clairs. L’expansion doit se réaliser dans cette zone sous tutelle russe et austro-hongroise, la Mitteleuropa. En somme, il s’agit de revenir sur la « petite » Allemagne, décidée par Bismarck, pour un « grand » Reich pangermaniste. Inutile de souligner qu’une telle révision, facteur de désordres, inquiète au plus haut point les chancelleries, en particulier Londres, attachée à l’équilibre européen.

164

Du « danger » allemand

L’adhésion à l’impérialisme Les ambitions allemandes ne diffèrent pas de celles exprimées au même moment par le Royaume-Uni, par la Russie ou par la France (→ fiche 38). Elles s’inscrivent dans cet âge de l’impérialisme qui précède la Grande Guerre : comme ses voisins, le peuple allemand se dit « élu », ayant une « mission historique » à remplir. Mais dans le cas de l’Allemagne, l’équation « Reich = danger » s’impose. Faut-il invoquer les maladresses de Guillaume II qui aime les uniformes, les parades militaires et les revues navales ? Doit-on mettre l’accent sur la propagande des ligues nationalistes qui diffusent des thématiques pangermanistes ? Faut-il considérer l’adhésion de la population dans sa grande majorité, y compris de la social-démocratie, à cette thématique nationaliste ? Ou alors, connaissant le résultat de cette politique, à savoir le déclenchement de la Grande Guerre, analyse-t-on la période en commettant une erreur téléologique ? Quelle que soit la grille d’analyse retenue, les ambitions expansionnistes allemandes seront reprises telles quelles par les Nazis, réunis autour de Hitler, deux générations plus tard. La continuité l’emporte entre l’avant et l’après-Grande Guerre avec, toutefois, une différence, les modalités mises en œuvre par Hitler sont plus brutales, racistes et antisémites. L’Allemagne ne sera plus vécue comme danger avec l’intégration européenne, cinq ans après la fin de cette guerre de Trente Ans que sont les deux conflits mondiaux. Tel est le résultat le plus remarquable de l’action des « pères » de l’Europe, Monnet (1888-1979), Schuman (1886-1963), Adenauer (1876-1967), De Gasperi (1881-1954), Spaak (1899-1972), tous nés à la fin du xixe siècle. Pour que l’Europe ne soit plus allemande, il fallait que l’Allemagne s’européise.

0

Tanger

Maroc

Atlantique

Océan

500 km

Paris

Suisse

Tunisie

Royaume d'Italie

IIe Reich

Mer

Empire russe

Albanie

Monténégro

Serbie

Empire austro-hongrois

Baltique

Bulgarie

Roumanie

Istanbul

Empire ottoman

3. Une Allemagne en quête d'un « nouvel ordre » européen Rivalités commerciales Politique de la « canonnière » Les ambitions des milieux pangermanistes Pays considéré comme hostile

35 milliards de marks d'investissements

Amérique (10)

2. Des ambitions nouvelles Ports et arsenaux de guerre Canal de Kiel Direction privilégiée des investissements à la veille de 1914 Afrique (2) Australie (1) Asie (4) Europe (18)

Des Polonais intégrés de force au Reich

1. Les contestations héritées de l'époque bismarckienne Limites de la confédération germanique (1815-1865) L'Alsace-Lorraine, « province perdue » pour la France et « Reichland » pour l'Allemagne

Les ambitions du Reich et la perception du « danger allemand »

Algérie

Royaume de Suède

Lübeck Hambourg

Kiel

Brême

Bremerhaven

Mer Mediterranée

République française

Londres

Nord

du

Mer

Norvège

FICHE  33

Du « danger » allemand

165

Mitteleuropa

FICHE  33

C’est un concept d’un très grand flou qui ne cesse d’évoluer durant tout le xixe siècle. Utilisé par l’économiste F. List (1789-1846), le théoricien du « protectionnisme éducatif », il désigne alors une zone d’échanges réunissant autour de l’Allemagne la Hongrie, l’Autriche, le Danemark, la Hollande, la Belgique et la Suisse. Cette association commerciale devait être un rempart contre le despotisme russe. « Jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’audience du mouvement Mitteleuropa resta faible. Ses tenants étaient des pamphlétaires, des économistes tels L. Brentano, G. Schmoller et plus tard, J. Wolf, promoteur du Comité pour une économie centre-européenne, ou des géographes comme J. Partsch dont la Mitteleuropa (1904) fit date. Au contraire, dès 1914, le succès du projet Mitteleuropa fut dû à la situation des empires centraux en pleine guerre mondiale »

composant. L’Allemagne doit-elle en assumer seule la direction ? Ou bien s’agit-il pour elle de partager ce pouvoir avec les autres composantes, dont l’Autriche-Hongrie ? Pendant la Grande Guerre, encerclés par les pays de l’Entente, les pays de l’Alliance vivaient un grand sentiment de solidarité. Et en 1915, la sortie de l’ouvrage de F. Naumann, Mitteleuropa, fut un énorme succès. Il est des livres qui font en quelque sorte l’histoire. Naumann plaide dans son bestseller pour un partage équilibré du pouvoir entre l’Allemagne et ses partenaires de la Mitteleuropa. Mais ses vues se heurtent à celles de l’état-major, soutenu par les associations pangermanistes et par les grands propriétaires fonciers prussiens, qui veulent voir la Mitteleuropa dominée par un bastion germanique, entouré d’États vassaux, livrant leurs productions de base dont l’économie allemande avait besoin. M. Korinman, Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, 1993. Cette ambition fut reprise par Hitler qui, fort Jusqu’à la guerre de 1914-1918, l’ambiguïté du de ses succès militaires, plaça le Reich au cœur concept tient au fait que se pose la question du d’une Europe formée d’États satellites, pillés et rapport politique entre les différentes pièces le exploités.

Pangermanisme, ligue pangermaniste Mouvement apparu à la fin du xixe siècle et qui entend réunir dans un seul État toutes les populations de sang allemand et de culture germanique. En 1891, la Ligue Alldeutscher Verband, dirigée par H. Class, bénéficiant du soutien d’un des dirigeants de Krupp, A. Hugenberg, se crée à l’initiative des milieux nationalistes indignés de l’échange réalisé entre Londres et Berlin : contre l’île de Helgoland, située en mer du Nord, récupérée par l’Allemagne, les Britanniques obtiennent l’île de Zanzibar et l’Ouganda. Forte de 23 000 membres, elle exerce une influence idéologique très forte du fait de ses relations avec les autres ligues nationalistes et certains partis politiques, le parti conservateur, le parti national-libéral. Adeptes de la germanisation des parties orientales du Reich peuplée de Polonais, désireux de « délatiniser » l’Alsace et la Lorraine, les milieux pangermanistes voient d’un très mauvais œil l’évolution de la monarchie bicéphale 166

Du « danger » allemand

austro-hongroise qui donne aux Hongrois une quasi-autonomie, depuis le compromis de 1867. La formation de la « petite » Allemagne, en 1871, est selon eux, le prélude à une « grande » Allemagne réunissant l’Autriche peuplée d’une dizaine de millions d’Allemands, la BosnieHerzégovine, une partie de la Roumanie, les rivages baltes vers le Nord, la Belgique flamande, la Hollande, la Suisse alémanique. « Cet ensemble se serait donc étendu sur les bassins du Danube, du Rhin, de l’Elbe et de l’Oder, et aurait débouché sur la mer du Nord, sur la Baltique, sur l’Adriatique et sur la mer Noire, assurant la suprématie des Allemands de Memel (aujourd’hui Klapeida en Lituanie) à Trieste et de Metz jusqu’aux abords de du Dniepr – sans parler des multiples colonies allemandes qui se trouvaient dans l’Empire russe de la Pologne à la Volga » (M. Korinman, Dictionnaire de géopolitique, op. cit.). Quant aux Juifs, ils devaient être déplacés vers l’Est et la « question juive résolue ».

Quelques indicateurs de croissance

FICHE  33

Selon Joseph Schumpeter, la croissance des éléments vieillis et en créant continuellement est un « processus de destruction créatrice qui des éléments neufs », in Capitalisme, socialisme révolutionne incessamment de l’intérieur la struc- et démocratie, Payot, 1942, éd. 1974. ture économique en détruisant continuellement Population 41 millions d’habitants dont 30 % dans des villes 56 millions 67 millions dont 70 % dans des villes (46 millions d’habitants au Royaume-Uni, 40 en France)

1871 1900 1913

Part dans la production industrielle mondiale Allemagne 1871 1913

13 % 17 %

Royaume-Uni

États-Unis

31 % 14 %

23 % 36 %

Le charbon, « pain » de l’industrie Allemagne 34 millions de tonnes 150 millions de tonnes 277 millions de tonnes

1871 1900 1913

Royaume-Uni

France

110 millions de tonnes 225 millions de tonnes 287 millions de tonnes

13 millions de tonnes 33 millions de tonnes 41 millions de tonnes

Production d’acier Allemagne 1871 1900 1913

200 000 tonnes 6,6 millions de tonnes 18,3 millions de tonnes

Royaume-Uni

France

200 000 tonnes 4,9 millions de tonnes 7,7 millions de tonnes

100 000 tonnes 1,6 million de tonnes 4,7 millions de tonnes

Les banques « universelles » Deutsche Bank Diskonto Gesellschaft Dresdner Bank Darmstädter Bank

ou 4 « D »

Aide à la constitution de l’AEG, Allgemeine Elektrizität Gesellschaft Ces banques, liées au monde industriel, financent les investissements, à un moment où la croissance a une intensité capitalistique en augmentation Une industrie concentrée (en 1913)

Krupp Thyssen Mannesmann

Konzern : Union d’entreprises gardant juridiquement leur indépendance et « liées entre elles par des participations financières dans le but d’augmenter leur productivité » (F. Perroux). En 1904, BASF, Bayer, Agfa forment une Interessen Gemeinschaft pour que chaque firme se spécialise dans un type de produit. Il s’agit d’un konzern horizontal. Il peut exister des konzerne verticaux, par exemple celui formé autour de Krupp qui contrôle l’ensemble d’une filière de production. Kartel : Groupement d’entreprises appartenant à un même secteur de production, limitant

73 000 salariés 30 000 salariés 15 000 salariés

volontairement leur concurrence sur le point faisant l’objet de l’entente (par exemple sur les prix, sur la recherche, sur le partage d’un marché), tout en gardant leur autonomie et leur individualité. Syndicat : Les firmes abandonnent leur autonomie en acceptant le contingentement de leur production. Le syndicat rhéno-westphalien du charbon, fondé en 1893, sous la direction d’E. Kirdorf, regroupe 64 entreprises représentant 53 % de la production nationale.

Du « danger » allemand

167

FICHE 34

Une France malthusienne

R

ares sont les économistes à donner leur nom à un substantif et même à un adjectif. C’est pourtant le cas de T. R. Malthus (1766-1834), avec le « malthusianisme » et « malthusien(ne) ». De tous les pays, au xixe siècle, la France voit triompher les thèses de cet économiste pessimiste.

Des indicateurs malthusiens 26 millions d’habitants au début du siècle, 40 à la veille de la Grande Guerre, de pays très peuplé, la France entre cent ans plus tard dans le rang. Aux origines de ce médiocre accroissement naturel, une multiplicité de facteurs qui amènent la généralisation de comportements malthusiens. Pour les paysans, plus que pour les agriculteurs, avoir une descendance nombreuse c’est courir le risque du partage de l’exploitation déjà de taille réduite. Pour les ouvriers, perméables à la propagande malthusienne développée par l’anarcho-syndicalisme (→ fiche 19), la « grève du ventre » est la réponse à la peur du chômage. À la veille de la Grande Guerre, faire des enfants c’est aussi produire de la « chair à canons » ! Dans les familles bourgeoises, l’ascension sociale serait d’autant mieux assurée que la descendance finale serait peu nombreuse. En somme, l’enfant serait plus une charge qu’un facteur processif. Pour toutes les classes sociales, la dénatalité peut être corrélée avec le recul de la croyance et des pratiques religieuses. La croissance économique dans sa globalité atteste d’un malthusianisme diffus : les formes pré et proto-industrielles perdurent en France plus longtemps (→ fiches 3, 4) ; la deuxième vague d’industrialisation ne revêt pas de caractère spectaculaire (→ fiches 31, 33).

168

Une France malthusienne

Des conséquences durables La corrélation entre malthusianisme démographique et malthusianisme économique est complexe, aussi s’agit-il de ne pas tomber dans la caricature. La peur du risque fait que les entrepreneurs préfèrent les investissements de capacité à ceux de productivité. La nouveauté inquiète. L’épargne atteste de cet état de fait : en 1913, la France a placé 43 milliards de francs or à l’étranger, dont près des 3/4 dans des zones géographiques proches. Le capitalisme français serait selon la formule de Lénine, « tondeur de coupons », c’est-à-dire qu’il s’oriente vers des placements jugés sans risques, la rente russe – les fameux « emprunts » –, la rente ottomane… car un État apparaît plus solide qu’une société privée. Les banques françaises spécialisées, avec d’un côté celles dites de dépôts, de l’autre, celles, plus rares, d’affaires, auraient tourné le dos au monde industriel et donc retardé l’entrée dans la deuxième vague d’industrialisation. Le protectionnisme tarifaire adopté depuis 1892 et renforcé en 1898, abritant la France de la concurrence internationale, aurait accentué ce malthusianisme dont quasiment personne ne se soucie. Une seule exception à cet unanimisme, l’inquiétude des militaires confrontés à la réduction des effectifs de jeunes conscrits. Une seule parade à cet affaiblissement à un moment où les menaces extérieures s’accentuent, l’allongement de la durée du service militaire et le recours à la « force noire » pour combler les lacunes nationales (→ fiche 9). Ce malthusianisme multiforme ne cesse pas avec le « premier » xxe siècle, il se renforce suite à la grande saignée démographique qu’est la Grande Guerre. Il faut attendre la défaite de 1940 pour le voir disparaître. En somme, cet état d’esprit conditionnant la relation de la France au monde dure jusqu’en 1942/1945.

FICHE  34

Petite, moins de 10 ha

Moins de 100

De 500 à 1 000

Moyenne, de 10 à 50 ha

De 100 à 250

De 1 000 à 4 000

Grande, plus de 50 ha

De 250 à 500

Plus de 4 000

Petite, moins de 10 ha

Moins de 100

De 500 à 1 000

Moyenne, de 10 à 50 ha

De 100 à 250

De 1 000 à 4 000

Milliers

Un pays de petites exploitations agricoles Puissance des machines à vapeur Grande, plus de 50 ha De 250 à 500 (en CV) Plus de 4 000 35 Taux de natalité

Milliers

30 35 Taux de natalité

25 30 20 25

Taux de mortalité

15 20 Taux de mortalité

10 15 5 10 0 5 1801 0 1801

1820

1840

1820

1840

1860

1860

1880

1880

1900

1900

1920

1920

1940

1940

1960

1960

Vie et mort des Français entre 1801 et 1960

Une France malthusienne

169

FICHE  34

Une explication de la dénatalité dans les campagnes « Quand le bétail vivait en liberté, un peu à l’écart, sur la jachère ou dans les bois ou landes communaux, l’homme n’intervenait guère dans son alimentation ou sa reproduction. Mais lorsqu’au xix e  siècle, on apprend l’élevage intensif, tout change. Engraissé, sélectionné, et pour cela suivi de près à l’étable, l’animal ne se reproduit plus naturellement. L’homme préside aux accouplements. C’est devenu une opération très importante dans la vie rurale. Ainsi l’homme a été peu à peu amené à diriger à son gré la reproduction animale et, par

conséquent, à considérer la génération comme une technique à l’instar des autres techniques d’une ferme moderne. N’y a-t-il pas eu contagion de l’animal à l’homme ? L’habitude de régler la vie animale n’a-t-elle pas gagné le couple humain ? Ou plutôt la sélection des espèces ne traduit-elle pas ce même sentiment d’utilisation rationnelle du monde qui conduit à régler l’instinct sexuel dans les rapports conjugaux ? » P. Ariès, Histoire des populations françaises, cité dans Histoire de la France rurale, t. III. p. 486, Le Seuil, 1976.

Un malthusianisme qui fait fuir les étrangers « Le pays a pris du retard, car les nouveaux procédés techniques, dans la plupart des secteurs modernes, n’ont pas connu de succès immédiat, même lorsque leurs inventeurs ont tenté de s’établir en France : Nobel, qui était venu poursuivre ses expériences à Paris, a cédé ses brevets à des filiales installées à Hambourg et Londres ; Edison, qui avait choisi Paris en 1882 comme centre de ses opérations européennes, a dû se retirer, faute de marchés, et fonder, avec Rathenau, la société AEG à Berlin. Les industries modernes n’ont donc démarré qu’au

tournant du siècle – lentement dans les années 1890, avec plus de force après 1900 – et très souvent avec l’aide de l’étranger. Les firmes allemandes ont dominé le secteur de la chimie organique, les entreprises américaines ont participé au lancement des constructions électriques, les anglaises à celui de la construction automobile – la première firme automobile française, au début du siècle, est Darracq, filiale d’une société anglaise. » Maurice Lévy-Leboyer, Puissance et faiblesse de la France industrielle. xixe-xxe siècle, Le Seuil, 1997, p. 360.

Débat autour des exportations de capitaux En 1907, Lysis écrit un article dans La Grande Revue pour dénoncer l’appauvrissement découlant de l’exportation des capitaux français vers l’étranger. « Le fait le plus colossal en France depuis vingt ans, est certainement celui dont personne n’a parlé [...] que notre parlement n’a pas discuté, cette effrayante exportation de capitaux français envoyés par milliards pour secourir des États besogneux, pour développer la richesse de pays concurrents, tandis que par un absurde non-sens, notre propre commerce, notre propre industrie, privés de moyens d’action, restaient stagnants. Cette émigration des capitaux français à l’étranger, cause principale de

170

Une France malthusienne

notre décadence économique, s’est poursuivie sous la direction de trois ou quatre sociétés de crédit, pendant que le gouvernement, la Chambre, le Sénat, les journaux s’absorbaient dans des questions de politique pure. » Peu après, Testis lui réplique dans La Revue politique et parlementaire. Les exportations de capitaux expriment la faible demande interne du marché français. Ces prêts rendaient solvables la demande des étrangers qui pouvaient passer commandes en France. Enfin, grâce à ces placements, les banques françaises peuvent créer des filiales à l’étranger.

Les crises politiques en France (1871-1914)

FICHE  34

L’historien M. Winock leur a consacré un ouvrage De fait sont exclus les scandales, comme celui intitulé, La Fièvre hexagonale, Les grandes crises de Panama en 1888-1892, ou les épisodes anarchistes de 1891-1893 (→ fiche 19). politiques, 1871-1968. Le Seuil, 1995. Par crise politique, il faut entendre « de grandes perturbations qui ont mis en danger le système de gouvernement républicain ». La Commune Date mars/mai 1871 Cause Opposition principale patriotique et républicaine à la politique de Thiers qui entend mettre un terme à la guerre contre la Prusse

La crise du 16 mai 16 mai 1877 Tentative du président de la république, le maréchal de MacMahon pour imposer le duc de Broglie, comme chef de gouvernement, contre la majorité parlementaire, vainqueur des élections de 1876 Camps en Paris communard, Républicains libéraux présence ouvrier, contre les anticléricaux contre les Versaillais bourgeois, monarchistes possédants, appuyés sur la province Le sens de « La Commune fut Opposition entre les la lutte dans son essence, républicains hostiles elle fut dans son au cléricalisme et fond, la première les nostalgiques grande bataille de la restauration rangée du Travail monarchique appuyée sur les milieux cléricaux contre le Capital ». J. Jaurès, Histoire du socialisme Les suites La première dictature Le président de la du prolétariat qui république n’utilisera échoue, selon les plus jamais l’arme marxistes, car les de la dissolution ouvriers n’ont pas parlementaire de parti socialiste structuré

La République conservatrice triomphe

Le bilan

Victoire définitive de la République parlementaire

30 000 morts dont Une république qui 25 000 fusillés chez se coupe des citoyens catholiques croyants les Communards Une République qui se coupe des ouvriers

Le boulangisme 1886/1889 Cristallisation autour du général Boulanger de tous les laissés pour compte appauvris par la dépression économique, des nationalistes et des partisans d’un régime autoritaire de type bonapartiste Républicains parlementaires contre les partisans du général « revanche » Contre les républicains « opportunistes », une coalition de radicaux, de bonapartistes, de nationalistes voulant en découdre avec le Reich pour récupérer l’Alsace et la Lorraine Le boulangisme est-il un révisionnisme contre la république oligarchique ? Ou un préfascisme ? Un chef charismatique, une idéologie nationaliste, antiparlementaire, antilibérale, un appel direct au peuple, toutes des composantes du « socialisme national » (Z. Sternhell in La Droite révolutionnaire)

« Divisible en fractions rivales, la IIIe République redevient une face à ses adversaires » (M. Winock)

L’affaire Dreyfus 1894/1898 À l’origine, une banale histoire d’espionnage dont est accusé le capitaine Dreyfus, officier d’origine israélite. Avec le « J’accuse » de Zola, en 1898, commence l’affaire politique. En 1906, Dreyfus est enfin réhabilité Deyfusards contre Antidreyfusards dépassent les limites de l’opposition droite contre gauche Doit-on, peut-on incriminer l’armée, « l’arche sainte » ? Peut-on condamner un innocent au nom de la raison d’État ? Nationalistes contre partisans de la Vérité, de la Justice Naissance de l’intellectuel au sens moderne appuyé sur la presse

Un révélateur de l’antisémitisme et par contrecoup, T. Herzl (1860-1904) fonde le sionisme au sens moderne dans son ouvrage, L’État juif, (1896) « Affaire d’espionnage, affaire judiciaire, affaire policière, l’affaire Dreyfus est aussi et surtout une affaire d’opinion ». (M. Winock)

Une France malthusienne

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FICHE 35

États-Nations, nations et nationalités

A

vec le xixe siècle, l’État-nation, disposant du monopole de la violence légitime, parachève l’unité de la nation. Mais en Europe, toutes les entités nationales n’ont pas la chance de s’identifier à des territoires définis, si bien que la question des nationalités est toujours présente. C’est même l’une des causes essentielles des convulsions qui mettent un terme à la « Belle Époque », cet âge d’or européen.

« La Fin des terroirs » (E. Weber) Dans ce monumental ouvrage, l’historien américain E. Weber décrit le processus parfois brutal mis en œuvre par la IIIe République pour faire reculer les patois, les dialectes si présents dans les provinces françaises et fondre les citoyens dans le moule national. Ce processus concerne les États-Nations, anciens comme la France, le Royaume-Uni, l’Espagne, et les Nations-États plus récentes comme l’Italie, l’Allemagne. Les pouvoirs publics s’appuient sur les réseaux ferrés qui facilitent les déplacements des hommes, des produits et des idées pour « nationaliser » les populations. Partout, les gouvernants recourent à l’instruction pour imposer une langue nationale, des valeurs et des mythes fondateurs. Les historiens sont mis à contribution pour réécrire l’histoire médiévale et inventer des légendes productrices de conscience nationale : en France, les figures de Clovis, de Jeanne d’Arc s’imposent ; dans le Reich, les Monumenta Germania Historicae sont le creuset de la germanité. Les philologues allemands se mettent à classer les langues, à les distinguer les unes des autres, et à imposer leurs méthodes à l’ensemble de la communauté universitaire européenne et même américaine. À la Marianne républicaine, coiffée du bonnet phrygien, s’oppose Germania, tandis que l’Italie cherche, sans la trouver, une allégorie nationale. Les Britanniques

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États-Nations, nations et nationalités

s’enorgueillissent de l’Union Jack, les Italiens exaltent la « Botte » tantôt des guerriers, tantôt des grands seigneurs chassant les étrangers de leur territoire. Les Français inventent l’Hexagone, centre de l’univers qui, par un miracle de la destinée, se situe sur le méridien d’origine et est traversé par le 45e parallèle ! Dans les pays où les frontières naturelles sont moins nettes, la nation se définit par des déterminants biologiques si ce n’est raciaux. La fin du siècle voit les études se multiplier sur les caractères anthropomorphiques des peuples et cela, pour les différencier et affirmer leur supériorité sur les autres. Partout, ce catéchisme national se diffuse à travers des écrits qui connaissent un succès retentissant : Le Tour de la France par deux enfants est un best-seller véhiculant une histoire et une géographie nationale. En Italie, le livre Cuore remplit une fonction identique (→ fiches 14 à 16).

La question des nationalités Tout autre est le destin des nationalités qui ne parviennent pas à s’intégrer à ces « communautés imaginaires » étudiées par B. Anderson. Les Polonais sans Pologne, les Tchèques sans État, les Slaves du Sud – Yougoslaves – et tant d’autres peuples au Moyen-Orient se sentent orphelins. Nul territoire ceint de frontières, nul symbole national officiellement reconnu, nulle unité monétaire pour ces peuples frustrés de ne pouvoir faire triompher le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », hérité de la « Grande révolution » (voir p. 6, 7). Les constructions multiethniques, Russie, Autriche-Hongrie, Empire ottoman, et même l’Allemagne wilhelmienne, sont menacées de l’intérieur par ces poussées de plus en plus difficiles à contenir. La Grande Guerre, avec son cortège de souffrances individuelles et collectives, recomposera une nouvelle carte de l’Europe plus de cent ans après le Congrès de Vienne (→ fiche 1).

FICHE  35

1. Les « modèles » Le « modèle » libéral qui définit la nation comme espace d'échange Le « modèle » républicain qui définit la nation comme entité politique

Islande

2. Les zones de fragilité Les « nations-États » nées au XIXe siècle

Suède

La « question » des nationalités

Empire Les empires multi-ethniques menacés 0

Norvège

500 km

Kristonia Saint-Petersbourg

Stockholm

Irlande

Danemark Royaume-Uni Londres

Empire allemand

Belgique Paris

Lisbonne

Vienne

Madrid

Empire Austro-Hongrois austro-hongrois

Berne

Suisse

Italie Espagne

Berlin

Luxembourg

France

Portugal

Empire Empire Russe russe

Copenhague

Pays-Bas

Belgrade

Serbie Monténégro

Rome

Roumanie Bucarest Sofia

Albanie

Bulgarie Constantinople

Empire ottoman Epire Ottoman

Grèce

Les lignes de fracture nationale en Europe

La représentation héritée du xixe siècle, un « poison » « L’histoire moderne est née au xixe siècle. Conçue à l’origine comme un instrument du nationalisme européen, c’est en tant que tel qu’elle s’est développée. En tant qu’instrument au service de l’idéologie nationaliste, l’histoire des nations européennes a été une grande réussite. Malheureusement, elle a introduit dans notre vision du passé le redoutable poison du nationalisme ethnique. La conscience des peuples a été profondément imprégnée par ce venin. »

Patrick J. Geary, professeur en Californie, distingue alors trois phases dans ce processus de formation des « communautés imaginées ». « La première est celle pendant laquelle un petit groupe d’intellectuels ’’conscients’’ se consacre à l’étude de la langue, de la culture et de l’histoire d’un peuple soumis ; la deuxième phase est celle pendant laquelle un groupe de ’’patriotes’’ répand les idées de ces intellectuels ; la troisième et dernière étape correspond à l’apogée du mouvement

national, qui dispose alors d’une audience de masse. » ...................................... « Au xixe siècle, sous l’influence de la révolution et du romantisme, et avec l’échec politique apparent du vieil ordre aristocratique, les intellectuels et les hommes politiques ont créé des nations nouvelles, des nations dont ils ont ensuite projeté l’image rétrospectivement dans un passé lointain, celui du Moyen Âge. Le nationalisme moderne est né dans un certain climat intellectuel, marqué par la fascination des élites intellectuelles européennes, en particulier en France et en Allemagne, pour l’Antiquité...................................... Dans toute l’Europe, la méthode consistant à définir l’identité d’un peuple par sa langue eut des effets pernicieux. Le premier, c’est que la réalité linguistique de l’Europe fut redéfinie ; à une infinité de nuances au sein de grands groupes linguistiques, on substitua un certain nombre de langues définies en fonction de règles scientifiques. Puisque les langues qui étaient réellement parlées ou écrites États-Nations, nations et nationalités

173

FICHE  35

ne correspondaient jamais exactement à ces règles artificielles, on inventa des langues ’’officielles’’, qui étaient en général des versions systématisées d’un dialecte local, souvent parlé par un groupe politiquement dominant ou dans une grande ville, et ces normes furent imposées par les systèmes d’enseignement public. Cela eut pour résultat de rendre les frontières linguistiques plus rigides ; des traditions entières, orales et parfois même écrites, furent sur le point de disparaître sous la pression de l’usage ’’standard’’. En réalité, certaines langues furent tout bonnement inventées. Cela ne concerne pas seulement les langues pour lesquelles la part d’invention est évidente, comme l’ukrainien, le bulgare, le serbe, le croate, le slovène, le letton, l’hébreu, le norvégien, le néerlandais, et le roumain, mais aussi de manière plus subtile, des langues comme l’allemand et l’italien. Comme on

pouvait s’y attendre, les défenseurs de ces langues ’’standard’’ eurent à l’origine tendance à leur attribuer des frontières politiques réelles ou répondant à leurs désirs. En réalité, la population d’une entité politique donnée parlait rarement exclusivement la langue considérée comme la meilleure. Même dans un pays comme la France, qui avait des frontières politiques séculaires et où les normes du bon usage avaient été élaborées au fil des siècles, un Français sur deux seulement avait le français pour langue maternelle en 1900. Les autres parlaient d’innombrables variantes de langues et de dialectes romans ; en Bretagne, en Alsace et en Lorraine, les langues celtes et germaniques dominaient. » P. J. Geary, Quand les nations refont l’histoire. L’invention des origines médiévales de l’Europe, Aubier, 2004, p. 25 et suiv.

La naissance de l’opinion publique Dans l’Europe industrielle et libérale, s’impose une presse à grand tirage à partir des années 1880 : la presse à cinq centimes représente alors en France les deux tiers du marché, le Daily Mail, journal à un demi penny, tire à 500 000 exemplaires en 1901, cinq ans après sa parution. Ces nouveaux médias contribuent à la formation de l’opinion publique analysée par Gabriel de Tarde en 1898 dans Opinion et conversation. Dans son ouvrage, G. de Tarde réfléchit sur les relations dialectiques entre communication et opinion publique dans la vie des démocraties. Quatre éléments structurent la « démocratie participative », la presse, la conversation, l’opinion et l’action.

La presse informe les lecteurs sur les enjeux, les débats et le calendrier politique voulu par les pouvoirs publics. Ces informations alimentent les conversations qui affinent les opinions individuelles, les filtrent pour n’en laisser apparaître qu’un petit nombre. Elles servent alors de base aux choix électoraux, comme frein ou contrôle gouvernemental. Dans une perspective historique, Tarde soutient que la presse – la « prière quotidienne du citoyen », selon la formule de Renan – est le facteur essentiel de laminage du pouvoir des monarques car elle favorise la communication directe horizontale entre les citoyens. En outre, elle facilite l’émergence d’une perception commune des problèmes qui pèse sur la vie internationale.

Les Polonais envers et contre tout « En Pologne, c’est-à-dire nulle part », la formule d’Alfred Jarry, élaborée en 1897 pour Ubu roi, illustre la réalité du xix e siècle. Les Polonais existent, ils profitent des effets processifs de l’industrialisation qui concerne les régions de

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États-Nations, nations et nationalités

Silésie, la ville de Łódz, le plus important centre textile en Europe centrale, et Varsovie, qui profite d’un cycle des affaires nées des flux de capitaux français vers la Russie.

Les progrès de l’instruction ici comme ailleurs alimentent un vrai sentiment d’identité et ce, en dépit des progrès de la russification à l’Est et de la germanisation à l’Ouest, si bien qu’en 1900 il y a plus de gens qui se considèrent comme Polonais qu’en 1800. Jamais la vie culturelle n’a été aussi bouillonnante qu’en cette fin de siècle car, comme le souligne l’historien N. Davies, « dans une société où le militantisme politique était généralement tenu pour criminel, la littérature commença à assumer le rôle d’un succédané des discussions et des activités politiques “normales” » (Histoire de la Pologne). Il serait absurde de penser que tous les Polonais ont passé le siècle derrière des barricades, cultivant une attitude insurrectionnelle

romantique. Non, il a bien fallu adopter une attitude de conciliation avec les pouvoirs dominateurs. La recherche du compromis, une spécialité polonaise au xixe comme au xxe  siècle, a été le fait de l’Église catholique. Pour certains autres, mieux valait fuir et se réfugier à l’étranger, à l’image d’Adam Jerzy Czartoryski (1770-1861) dont l’Hôtel Lambert constitua à Paris le cœur de cette « grande émigration ». Une ligne de force en arrière-plan, l’impuissance de la diplomatie à trouver une solution qui satisfasse les aspirations des Polonais. Pour se réaliser, il fallait que les empires dominateurs s’écroulent. C’est chose faite avec la Grande Guerre qui donne naissance à la IIe République polonaise.

FICHE  35

Le sionisme Comme beaucoup d’autres mouvements nationaux, le sionisme est très marqué par les conditions de sa naissance au xixe siècle. Le déclencheur en est la dégradation du capitaine Dreyfus dans la cour des Invalides en 1894. T. Herzl, correspondant d’un journal viennois, y assiste ; il en est tellement choqué qu’il rédige deux ans après L’État juif, Essai d’une solution moderne de la question juive, plaidoyer pour la fondation d’un État sur la terre des ancêtres d’Israël. Entre la théorie et la réalisation, s’écoule un demi-siècle, c’est dire la difficulté à diffuser cette idéologie du « retour ». Les sionistes, au début, très minoritaires, se heurtent en effet aux assimilationnistes qui, bien que juifs, se définissaient d’abord comme citoyens de la communauté politique qui les avait accueillis. Dans Le Monde d’hier, Souvenir d’un Européen, livre écrit à la veille de son suicide à Petropolis, au Brésil, en 1942, S. Zweig (1881-1942), écrit découvrir sa judaïté avec l’antisémitisme et

les lois raciales de 1935. Même son de cloche dans les Mémoires de R. Aron. Les communautés juives si nombreuses en Europe centrale, particulièrement en Galicie, assurent un rôle de « passeur » entre les entités nationales. Leur culture, leur langue, le yddisch, le courant de leurs affaires sont par nature transfrontalières. De temps à autre, en Russie, surtout, elles subissent des pogroms parfois très violents. Accusées de tous les maux, elles sont fustigées dans des pamphlets radicalement antisémites, ainsi Le Protocole des Sages de Sion, rédigé à l’initiative des services secrets russes. Cet ouvrage réédité à de multiples occasions jusqu’à l’époque hitlérienne a été la bible des antisémites d’extrême droite qui refusent toute assimilation des communautés juives, facilitant en cela, l’action des milieux sionistes, réunis dans le Congrès mondial des Juifs, et établi aux États-Unis.

États-Nations, nations et nationalités

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FICHE 36

L’affirmation des États-Unis

E

n cinquante ans, de la fin de la guerre de Sécession (1861-1865), à la Grande Guerre, les États-Unis passent du recueillement à l’expansion, y compris en acquérant un domaine colonial (→ fiches 12, 25 et 26).

Le « modèle » américain de fabrication Deux données fondamentales n’évoluent pas tout au long de la période : l’abondance de l’espace et des richesses naturelles. Dans le dernier quart du xixe siècle, l’économie américaine connaît une accélération de ses rythmes de croissance. Tous les économistes s’accordent à penser que le premier facteur décisif est l’apport de ces « hommes tout faits » (A. Sauvy), les migrants, qui ne cessent de converger vers l’Eldorado américain (→ fiche 2). 8 millions d’arrivants entre 1850 et 1880, 12 millions entre 1880 et 1900, presque autant jusqu’à la guerre. Ces flux continus renforcent la prédominance du Nord-Est industriel sur le Sud agricole et surtout permettent le transfert de la population vers l’Ouest. Le deuxième facteur est l’achèvement des réseaux ferrés transcontinentaux qui facilitent la mobilité des facteurs de production. Durant la deuxième moitié du siècle, les États-Unis construisent autant de voies ferrées que le reste du monde ! Sans chemins de fer, le PNB américain aurait été inférieur en 1890 de 5 à 14 % à ce qu’il était réellement (→ fiche 4). Plus qu’ailleurs, la « révolution » ferroviaire a des effets directs sur les secteurs industriels amont, sur le peuplement et, bien entendu, sur la formation d’un marché national spécialisé, particulièrement dans le domaine des productions agricoles d’exportation. Le coût élevé de la main-d’œuvre, c’est une donnée structurelle durant le siècle, explique la course à la productivité. Les taux d’investissement sont le double de ceux mesurables en

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L’affirmation des États-Unis

Europe. L’agriculture est la première au monde à avoir précocement recours à des machines « économiseuses » d’hommes et adaptées à l’immensité de l’espace, par exemple les moissonneuses batteuses lieuses tirées par une douzaine de chevaux. De même, la standardisation précoce, l’interchangeabilité des pièces de rechange s’imposent. C’est le décalage ressources/emplois qui alimente la réflexion d’un F. W. Taylor (1856-1915) (→ fiches 31, 33). Comme en Allemagne, les entreprises se concentrent sous la forme de trusts, puis, après le Sherman Act voté en 1890, dans des holdings appuyés sur des banques d’affaires, par exemple la Banque J. P. Morgan.

L’Amérique et le monde Faiblement ouverte au monde –  la part du commerce extérieur recule de 15 % en 1879 à 10 % en 1910 –, l’Amérique n’a pas besoin de marchés extérieurs. Protégée par des tarifs douaniers élevés, elle peut se suffire à ellemême (→ fiche 5). Avec T. Roosevelt, président en 1901, le pays affirme sa présence dans son environnement proche et sa place dans le concert des nations. Adepte de la « porte ouverte », Washington entend avoir sa part du « gâteau » chinois (→ fiche 21), le Pacifique devenant une nouvelle « frontière » théorisée par l’amiral Mahan (1840-1914). Quant à la « Méditerranée » américaine, les Caraïbes, elle devient le champ d’expérimentation du big stick et de la diplomatie du dollar. La guerre de 1898 contre l’Espagne marque un tournant radical dans l’histoire des ÉtatsUnis. Comment ne pas opposer l’Amérique de la fin du xviiie siècle, pionnière de l’anticolonialisme, à celle qui, cent ans plus tard, contrôle les colonies espagnoles ? L’Amérique est même, depuis, devenue le pays symbole de l’impérialisme sous toutes ses formes.

FICHE  36 États-Unis États-unis

La Nouvelle Orléans Galveston Miami

Corpus Christi

Mexique

Golfe du Mexique

Porto Rico 1898

La Havane

Cuba Tampico

Mexico

Honduras britannique

Veracruz

Guatemala

1909

Haiti

République Dominicaine 1905

Mer des Caraïbes

Honduras Nicaragua

El Salvador

Iles Vierges

Caracas

1903

Venezuela Costa Rica Possession américaine

Panama

Protectorat américain Politique de la « canonnière »

0

Colombie

500 km

La « Méditerranée » américaine

Tocqueville et l’Amérique Aux lendemains de la révolution de 1830, Alexis de Tocqueville (1805-1859), magistrat, est chargé par le gouvernement d’une étude sur le système pénitentiaire américain. Son voyage outre-Atlantique est surtout l’occasion d’écrire cette étude prophétique sur les États-Unis, La Démocratie en Amérique (1835), considérée plus de cent soixante-dix ans après sa parution comme l’analyse sociologique la plus pénétrante sur les évolutions de la société américaine. « Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Américains. Tous deux ont grandi dans l’obscurité ; et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations, et le monde a appris presque en même temps leur naissance et leur grandeur. Tous les autres peuples paraissent avoir atteint à peu près les limites qu’a tracées la nature, et n’avoir plus qu’à conserver, mais eux sont en croissance :

tous les autres sont arrêtés ou n’avancent qu’avec mille efforts ; eux seuls marchent d’un pas aisé et rapide dans une carrière dont l’œil ne saurait encore apercevoir la borne. L’Américain lutte contre les obstacles que lui oppose la nature ; le Russe est aux prises avec les hommes. L’un combat le désert et la barbarie, l’autre la civilisation revêtue de toutes ses armes : aussi les conquêtes de l’Américain se font-elles avec le soc du laboureur, celles du Russe avec l’épée du soldat. Pour atteindre son but, le premier s’en repose sur l’intérêt personnel, et laisse agir, sans les diriger, la force et la raison des individus. Le second concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de la société. L’un a pour principal moyen d’action la liberté, l’autre la servitude. Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses ; néanmoins, chacun d’eux semble appelé par un dessein secret de la providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde. »

L’affirmation des États-Unis

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FICHE  36

Theodore Roosevelt, artisan d’une realpolitik Dans son ouvrage publié en 1994, Diplomacy – traduction française en 1996 –, le professeur H. Kissinger, ancien secrétaire d’État de R. Nixon, insiste sur le tournant que représente la présidence de T. Roosevelt (1858-1919). Le 26e président, au pouvoir de la mort de McKinley, en 1901, à 1908, est le premier à formuler une politique interventionniste. « Roosevelt donna à la doctrine Monroe son interprétation la plus interventionniste en l’assimilant aux doctrines impérialistes de l’époque. » 1902, Message au Congrès : « De plus en plus l’interdépendance et la complexité grandissantes de la politique internationale et des relations économiques font qu’il incombe à toutes les puissances civilisées et pacifiques de maintenir la paix dans le monde. » Et plus loin, le président ajoute. « Pour l’heure, il ne paraît guère possible qu’on puisse créer un pouvoir international [...] capable de vraiment faire obstacle aux actions préjudiciables, et dans ce contexte il serait à la fois insensé et répréhensible, pour une nation grande et libre, de se priver du pouvoir de protéger ses droits et même, dans des cas exceptionnels, de se dresser pour défendre le droit d’autrui. Rien ne saurait plus encourager des iniquités [...] que le fait que les peuples libres et éclairés [...] se rendent délibérément impuissants, tout en laissant armés tous les despotismes et toutes les barbaries. » 6 décembre 1904 : « Il existe un droit d’intervention général de la part d’une nation civilisée, droit que, sur le continent américain, seuls les États-Unis étaient habilités à exercer. Sur le continent américain, leur adhésion à la doctrine Monroe peut

contraindre les États-Unis, même contre leur gré, dans des cas flagrants de méfaits ou d’impuissance, à exercer un pouvoir de police internationale. » 3 octobre 1914 : « J’estime que l’attitude WilsonBryan* consistant à se fier à des traités de paix chimériques, à des promesses impossibles à tenir, à des bouts de papier de toute sorte, sans l’appui d’une force efficace, est odieuse. Il est infiniment préférable, pour une nation et pour le monde, de suivre la tradition de Frédéric le Grand et de Bismarck en matière de politique étrangère que de se rallier à l’attitude de Bryan ou de Bryan-Wilson. La vertu insipide qu’aucune force ne vient étayer est aussi pervertie, voir plus néfaste, que la force coupée de la vertu. » * Wilson est le 28e président, élu contre T. Roosevelt en 1912, Bryan, vice président. Et Kissinger de conclure. « Dans un monde régi par la puissance, estimait Roosevelt, l’ordre naturel des choses s’exprimait dans la notion de “sphères d’influence’’, qui assignait à des puissances déterminées une influence prépondérante sur de vastes régions, par exemple aux États-Unis sur le continent américain ou à la Grande-Bretagne dans le subcontinent indien. [...] Roosevelt ne vit d’abord aucune raison d’engager l’Amérique dans l’économie de l’équilibre européen, car il jugeait que celui-ci s’autorégulait plus ou moins. Mais il spécifia clairement que, si ses estimations se révélaient fausses, il presserait l’Amérique d’agir afin de rétablir l’équilibre. Roosevelt en vint peu à peu à considérer l’Allemagne comme une menace à l’équilibre européen et à assimiler les intérêts de la nation américaine à ceux de la Grande-Bretagne et de la France. »

Une nouvelle « frontière », le Pacifique Contemporain du géopoliticien allemand, F. Ratzel (1844-1904), l’amiral A. S. Mahan (1840-1914) est le premier à théoriser la notion de Sea Power. Elle peut être entendue comme l’ensemble des facteurs – bases, dépôts de charbon puis de fioul, construction navale, esprit « thalassique »… – qui donnent à un pays les moyens de la maîtrise des

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L’affirmation des États-Unis

étendues liquides. Il peut paraître paradoxal d’observer l’émergence d’une telle théorie dans un pays fondamentalement continental, mais les États-Unis, séparés des autres continents par deux océans, avaient besoin durant l’âge de l’impérialisme d’un corpus de doctrines légitimant leur projection dans leur « Méditerranée » intérieure,

FICHE  36 la mer des Caraïbes, et dans le Pacifique. Mahan fut le défenseur infatigable de la « destinée maritime mondiale » assignée à son pays. Il multiplie les conférences, les articles dans la presse pour convaincre ses compatriotes et surtout les décideurs politiques. Très écouté par B. F. Tracy, secrétaire à la Marine entre 1889 et 1893, par Henry Cabot Lodge, membre de la commission de la Marine à la Chambre des représentants, et par T. Roosevelt, secrétaire à la Marine entre 1897 et 1901, Mahan est à l’origine de la politique de 1854 1867 1875 1878 1887 1898 1899

construction navale. La US Navy passe ainsi de la sixième place mondiale en 1889 à la quatrième place en 1900, derrière la Home Fleet, la « Royale » et la marine russe, mais devançant la flotte allemande. En outre, l’amiral Mahan plaide pour l’abandon d’une défense linéaire des côtes ; seule la concentration de la flotte de guerre autour de navires cuirassés assurera une défense efficace. Encore faut-il qu’elle puisse passer rapidement de l’océan Pacifique vers l’Atlantique. C’est chose faite avec l’ouverture du canal de Panama en 1914.

• Intervention maritime de navires américains qui force le Japon à s’ouvrir aux Occidentaux • Achat de l’Alaska, prolongé par les Aléoutiennes, « doigt pointé sur l’Asie », à la Russie • Annexion de Midway • Signature d’un traité commercial avec Hawaï qui devient un quasi-protectorat américain • Rivalités entre les États-Unis, l’Allemagne et le Royaume-Uni à propos des Samoa • Dépôt de charbon à Pearl Harbor, transformé peu après en base navale pour la US Navy • Guerre contre l’Espagne : Hawaï, les Philippines, l’île de Guam passent sous tutelle américaine • Annexion de l’île de Wake • Règlement de la question des Samoa partagées avec l’Allemagne • Doctrine de la « porte ouverte » en Chine : les Américains visent la Mandchourie, « Nouvel Ouest »

Une définition de la géopolitique « La géopolitique est l’étude des relations qui existent entre la conduite d’une politique de puissance portée sur le plan international et le cadre géographique dans lequel elle s’exerce. Au moins est-il fait allusion à la dynamique presque toujours implicite de l’analyse géopolitique. Sinon en quoi différerait-elle de la géographie politique ? » (Général Gallois)

« La géopolitique serait ce que signifie l’étymologie du mot : la politique géographique – c’est-à-dire la politique et non la géographie –, la politique interprétée géographiquement ou analysée en tenant compte de son contenu géographique. Étant une science intermédiaire, elle n’a pas de domaine d’étude spécifique, mais relève des interactions de la géographie et de la science politique. » (Ladis K. D. Kristof)

L’affirmation des États-Unis

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FICHE 37

Vers des constructions diplomatiques déstabilisatrices

A

lors que de 1878 à 1914, l’Europe ne connaît pas de guerres majeures, deux systèmes diplomatiques antagonistes se mettent en place. Cette bipolarisation est-elle un facteur d’équilibre ou bien une machine infernale qui transforme un coup de pistolet, tuant, le 28 juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand, en une marche à la guerre européenne donc mondiale ? (→ fiches 20, 29, 39, 44).

La rupture des années 1890 Jusqu’en 1890, date à laquelle Bismarck n’est plus chancelier, l’équilibre diplomatique semble « geler » la question des nationalités (→ fiche 35) et assurer une forme de stabilité entre nations rivales (voir p. 148 et suiv.). Un système complexe d’assurances et de contre assurances conclues entre les trois empereurs d’Allemagne, de Russie et d’Autriche-Hongrie, étendues au royaume d’Italie en mai 1882 – signature de la triple alliance – isole la France républicaine. Paris ne peut alors compter en Europe sur un allié de revers contre l’Allemagne. Avec l’âge de l’impérialisme (→ fiche 38), des modifications commencent d’altérer l’action des diplomates (v. p. 182). L’irruption de l’opinion publique et le vote sur enjeux cristallisent les passions et les représentations stéréotypées de « l’Autre » (v. p. 183) : Fachoda en 1898, Agadir en 1905, la deuxième crise marocaine en 1911 illustrent le poids grandissant de l’opinion publique, cette « force profonde » (P. Renouvin). L’heure n’est pas encore à la « diplomatie spectacle », inventée par W. Wilson en 1919, lors de la conférence de Versailles, mais les voies d’une diplomatie totalement opaque et secrète sont de plus en plus tenues. En arrière-plan, les conditions techniques de la diplomatie changent : l’usage du chemin de fer, du télégraphe et du téléphone facilite

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Vers des constructions diplomatiques déstabilisatrices

les déplacements des gouvernants en même temps qu’il renforce la subordination des Ambassadeurs. Les décisions doivent être prises plus rapidement que dans le passé, particulièrement durant les phases de tensions. Troisième déterminant qui pèse, l’articulation de plus en plus complexe entre les enjeux politiques, les questions économiques, surtout financières et, bien entendu, les problèmes militaires. Sans les emprunts russes placés par les banques françaises auprès des épargnants qui pouvaient tout à la fois faire une bonne affaire et montrer leur patriotisme, pas d’alliance militaire franco-russe.

Peurs et nervosité Durant les dix années qui précèdent la crise de juillet 1914 (→ fiche 44), la peur envahit autant l’opinion publique que les décideurs. Toutes les nations éprouvent une méfiance si ce n’est de la peur vis-à-vis des autres. Dans ce contexte très particulier, qui relève de la névrose ou de l’hystérie collective, étudiée par ailleurs comme une maladie par le docteur Charcot et analysée par S. Freud, la guerre semble être une solution aux problèmes accumulés. Pour Guillaume II, elle est le « bain d’acier » – « Stahlbad » – qui régénèrera la nation « amollie » ; pour les futuriste italiens, derrière Marinetti, elle facilitera la naissance d’un monde nouveau. Des livres prophétiques – De la guerre du futur, rédigé par le général von Bernhardi – rencontrent un énorme succès. Seuls les artistes, A. Böcklin peintre des Cavaliers de l’Apocalypse, L. Meidner et, bien entendu, les cubistes, pressentent que la conflagration à venir détruira les hommes et toutes les formes. La guerre de Sécession (1861-1865) avait montré combien les sociétés ont les guerres de leurs structures économiques. Et l’Europe était devenue le cœur et le poumon de l’industrialisation (→ fiches 26, 31).

FICHE  37

St-Pétersbourg

Le premier « système bismarckien » (1872-1875)

Empire russe

Berlin

Reich allemand France

Vienne

Espagne

Empire austro-hongrois Roumanie Serbie Bulgarie Emp ire o ttom an Grèce

L'entente des trois empereurs (1872-1873) Une France isolée

Maroc

Algérie

Tunisie

La rivalité austro-russe

St-Pétersbourg

Londres

Empire russe

Berlin

Reich allemand

Paris

France

L'alliance austro-allemande (1879)

Vienne

Empire austro-hongrois Serbie

Espagne

Algérie

Roumanie

Bulgarie

Emp ire o ttom an Grèce

Rome

Maroc

Le deuxième « système bismarckien » (1872-1875)

Tunisie

L'entente des trois empereurs (1881) La triple alliance ou Triplice (1882, 1887) Le système de contre assurance Une France isolée

Une Europe coupée en deux

St-Pétersbourg

Christiania Stockholm

7

190

Copenhague

18

93

Les axes diplomatiques majeurs Londres

Berlin

9

4 190

Luxembourg

2 188

1882

Berne

Les pôles de neutralité ou de non-engagement

Vienne

Paris

Madrid

Les alliances incertaines

187

Bruxelles

Belgrade

Rome

Antagonisme persistant à la veille de la guerre Constantinople

Zone de fragilité

Athènes

Les différents systèmes diplomatiques en Europe dans le dernier quart du

xixe

siècle

Vers des constructions diplomatiques déstabilisatrices

181

FICHE  37

Les conditions de l’exercice diplomatique au xixe siècle Depuis la signature de la paix de Westphalie, en 1648, la langue française régit les relations, les actes diplomatiques et ce, jusqu’au traité de Versailles qui, traduit en anglais, rompt avec une pratique de 250 ans. Les diplomates dans tous les pays, exception faite des États-Unis, sont issues de la noblesse. C’est une affaire de tradition et la conséquence des modestes salaires versés aux agents en poste à l’étranger ; pour représenter son pays, mieux vaut avoir une fortune personnelle ! La diplomatie est le domaine « réservé » des monarques, qu’ils soient souverains autocrates comme le tsar de toutes les Russies ou monarque constitutionnel, telle la reine Victoria. Bien qu’unis par des relations familiales – Guillaume II et Nicolas II sont cousins –, les intérêts supérieurs des États l’emportent toujours sur les liens de parenté. Contrairement à la période actuelle marquée par une incessante rotation des diplomates en poste à l’étranger, la stabilité de leur fonction caractérise le xix e siècle : Camille Barrère est ambassadeur de France à Rome de 1897 à 1922, Paul Cambon à Londres entre 1898 et 1920 tandis que son frère Jules est à Berlin ; trois ambassadeurs représentent le Reich à Paris entre 1874 et 1910. Connaissant très bien les décideurs locaux, les us et les coutumes du pays dans lequel ils travaillent, ces diplomates de carrière sont entourés par un nombre réduit d’attachés : à la première place, les attachés militaires – parfois deux par Ambassade –, un attaché financier à Londres, Washington… Les ambassades comportent alors rarement plus de dix diplomates contre plusieurs dizaines aujourd’hui. Jusqu’à l’invention du téléphone, les ambassadeurs disposent d’une relative autonomie décisionnelle. Leur personnalité joue alors un rôle déterminant. La stabilité conditionne également la vie des ministres des Affaires étrangères : T. Delcassé dirige le Quai d’Orsay durant huit ans (1898-1905), S. Pichon cinq ans (1906-1911), G. Hanotaux quatre ans (1894-1898) ; en Angleterre, Lord R. Cecil, marquis de Salisbury, est à la tête du Foreign Office de 1878 à 1880, en 1885-86, de 1887 à 1892 et, enfin, de 1895 à 1902. Quant à E. Grey, il est

182

Vers des constructions diplomatiques déstabilisatrices

en charge du FO de 1906 à la guerre. Bismarck gère les questions internationales jusqu’en 1890. En Russie, Alexandre II a toute confiance dans le ministre Gortchakov, Alexandre III dans Giers. Parfois, en arrière-plan, des hommes de l’ombre jouent un rôle non négligeable : jusqu’à sa mort en 1909, le baron von Holstein, conseiller à la section politique de la Wilhelm Strasse – siège du ministère à Berlin –, est l’inspirateur du « nouveau cours » en politique étrangère conduite par Guillaume II. En Russie, le comte Lamsdorff joue un rôle similaire entre 1880 et 1900. Ces hauts fonctionnaires, experts en diplomatie secrète, ont d’autant plus de pouvoirs que les parlements n’ont que peu ou pas de contrôle sur les affaires étrangères. La commission des affaires étrangères est instaurée au Sénat en France en 1915. Ainsi, le contenu exact de l’alliance militaire franco-russe est un secret d’État très bien gardé jusqu’à la guerre de 1914. La même absence de contrôle parlementaire régit les affaires diplomatiques britanniques puisque la responsabilité en la matière est assumée par la chambre des Lords. Telles sont les grandes caractéristiques de la vie diplomatique durant la plus grande partie du xixe siècle. Les questions internationales intéressent peu ou pas les électeurs, exception faite de temps à autres des affaires coloniales. La diplomatie est dans la main de quelques spécialistes qui entendent faire triompher les intérêts stratégiques, en particulier, sécuritaires, des États qu’ils représentent. « Non, il n’y a pas de mystère dans l’œuvre des chancelleries. Les destinées de l’État sont régies par des lois que les hommes ne peuvent pas modifier. C’est la géographie qui les leur impose. L’art des diplomates est de savoir les dégager. » Dans son discours de réception à l’Académie française, le 20 novembre 1919, Jules Cambon évoque cette constante dans la vie des États. Alors quand une puissance brouille les pistes, par exemple l’Allemagne avec sa politique navale et sa quête d’une « place au soleil », on comprend mieux l’inquiétude éprouvée par les autres puissances européennes.

La connaissance de « l’Autre »

FICHE  37

« L’Autre » proche et lointain Polarisations des Britanniques

• Les États-Unis, les colonies à fortes minorités blanches – dominions –, après 1890-98, les Allemands

Polarisation des Français

• Les Britanniques, les Allemands, les Italiens

Polarisation des Allemands

• Les Français, les Russes, les Britanniques

Polarisation des Autrichiens

• Les Hongrois, les Slaves, les Turcs

Polarisation des Russes

• Les Slaves, les populations des Balkans, les Français, les Britanniques, les Allemands Les moyens d’information sur « l’Autre »

Les romans, les récits de voyage, les conférences faites par les explorateurs, les ouvrages et revues diffusées par les sociétés de géographie et autres lobbys, Kolonial Verein, Comité pour l’Afrique française, Comité pour l’Asie française... Le développement du tourisme élitiste

Les guerres et les déplacements collectifs de population

La presse et les photographies

• La connaissance de la Russie en France tient à la diffusion de Michel Strogoff (J. Verne), celle de l’Italie est marquée par Les Promenades en Italie de Stendhal, celle de l’Orient par les écrits de P. Loti • J. Conrad, R. Kipling ont modifié en profondeur la conception qu’éprouvaient les Européens de l’Afrique, de l’Asie en général et de l’Inde, en particulier

• Un tourisme réservé aux aristocrates, marqué par des migrations hivernales de la noblesse britannique, russe vers les Rivieras française et italienne • Un tourisme vers les villes thermales • Guides (Baedeker), Michelin • Avec le développement de la conscription, les nouvelles ramenées du front concernent la population dans son ensemble. • La guerre de 1870-71 façonne en France les mythes sur le Prussien – les Uhlans – brutaux, durs, pillards • Les guerres balkaniques de 1877-78, 1912-13 véhiculent des stéréotypes sur les Turcs, oppresseurs musulmans des populations de confession orthodoxe • La guerre des Boers (1898-1902) font des Afrikaners des victimes tandis que les Britanniques apparaissent comme des oppresseurs utilisant les camps de concentration • L’invention de la rotative vers 1872, de la linotypie dix ans plus tard, la transmission des clichés photographiques vers 1890, donnent naissance à une nouvelle presse populaire attirée par le sensationnel qui renforce les stéréotypes sur « l’Autre » • Après 1885, naissance des agences d’informations et de leur réseau planétaire, Reuter à Londres, Havas à Paris, Associated Press à New York, Wolff à Berlin Quelques mythes et stéréotypes

Le pays des « mangeurs de grenouilles »

• Pour les Britanniques, le Français ou « froggies », est sale, victime de l’égalitarisme et d’une administration tentaculaire, nationaliste, replié sur ses propres problèmes.

La « perfide Albion »

• Avide, égoïste, ne pensant qu’à défendre ses propres intérêts, l’Angleterre est, pour les Français, un pays dominé par une aristocratie méprisante vis-à-vis du peuple

L’Allemand ou Uhlan

• Buveur de bière, brutal, pillard, l’Allemand est pour les Français imprégné de volonté de puissance

Le Russe instable et mélancolique

• Le Russe buveur invétéré, aimant jouant de sa vie – la « roulette » russe –, est largement méconnu par une presse qui ne dispose pas d’informations précises sur le pays ni sur la population

Vers des constructions diplomatiques déstabilisatrices

183

FICHE 38

Du choc des impérialismes

D

es années 1880 à la Grande Guerre, l’impérialisme, entendu comme un âge dans l’histoire du capitalisme et des relations internationales, semble être à son apogée. Né dans un contexte particulier, le choc des impérialismes ne semble toutefois pas être une cause directe de la conflagration mondiale (→ fiches 8 à 10, 44).

Histoire d’un dérapage Peu après le remodelage de l’Europe (→ fiches 15, 16), alors que la diplomatie européenne prend une dimension mondiale, les chancelleries transposent dans la sphère extra-européenne les pratiques en vigueur en Europe, à savoir celui d’équilibre et de compensations (→ fiche 1). L’expansion européenne semble être alors un exutoire aux tensions et rivalités intra-européennes : depuis 1878, Bismarck encourage la France à s’emparer de la Tunisie (→ fiche 9) pour lui faire oublier les « provinces perdues ». Guillaume II, peu après, pousse la Russie à étendre son influence en Extrême-Orient pour la détourner des détroits de la mer Noire (→ fiche 28). À l’issue de la Conférence de Berlin (1885), la création d’un État tampon, le Congo « indépendant », placé sous la souveraineté personnelle du roi des Belges, obéit à une logique similaire : cet État doit amortir les rivalités entre grandes puissances en Afrique centrale (→ fiche 11). Cette belle mécanique semble échapper à ses concepteurs durant la décennie 1890, le monde devenant une caisse de résonance des rivalités internes à l’Europe. Le contexte économique dominé par la « Grande dépression » (1873-1896) attise la « course au clocher » : contrôler de nouveaux territoires n’est pas seulement une nécessité pour un appareil de production en mal de débouchés, c’est aussi un moyen de détourner l’opinion publique des problèmes intérieurs. Les progrès de l’instruction publique, l’essor de la presse à grand tirage, 184

Du choc des impérialismes

les premières photographies diffusent auprès de l’opinion publique, nouvel acteur clef, les exploits des explorateurs (→ fiches 7, 9), reçus en héros par leurs gouvernements respectifs. Des hommes politiques, J. Ferry, J. Chamberlain, Bethmann Hollweg, des capitaines d’industrie, C. Rhodes, Krupp, des militaires, Lord Kitchener, Lyautey, von Tirpitz, des écrivains, R. Kipling, P. Loti, incarnent l’impérialisme triomphant (→ fiche 8).

Des points de tension Vallée du Haut Nil, Afrique australe, Asie centrale, Orient extrême, Maroc, sont les points de friction entre les grandes puissances européennes. Pour chaque zone, le choc de deux ambitions rivales, amplifié par la presse, débouchant sur la présentation stéréotypée de « l’Autre » : par exemple, pour les Français, l’Angleterre apparaît dans les caricatures sous les traits d’Albion, vieille femme avide aux mains crochues... (→ fiche 37). La « crise » voit les états-majors prendre plus de place auprès des décideurs civils, l’idée de guerre faisant moins peur. Mais rarement ces crises débouchent directement sur une guerre, exception faite de l’Extrême-Orient qui connaît deux conflits, 1895 et 1904, expression de la volonté japonaise (→ fiches 21, 24), et de la Méditerranée américaine qui voit les États-Unis attaquer, en 1898, Cuba, possession espagnole (→ fiche 36). Faut-il opposer la « maturité » des États européens, passés maîtres dans l’exercice diplomatique, à la « brutalité » des nouvelles puissances mues par des ambitions économiques plus intenses ? Quelle que soit la réponse, les chocs entre impérialismes rivaux ne sont pas une cause directe de la Grande Guerre mais alimentent, en arrière-plan, une spirale faite de violence et de frustrations, autrement dit une forme de « nervosité » (J. Radkau), si ce n’est de « névrose » et même « d’hystérie collective » (I. Bibó) (→ fiche 10).

Les zones d'influence partagée

Les zones de crise

Les « États tampons »

La direction prédominante de l'expansion impérialiste des grandes puissances

Capitales mettant en œuvre une politique impérialiste

Washington

All

RU

Congo

Afghanistan

St-Pétersbourg Saint-Pétersbourg

L’âge de l’impérialisme

F

All

Rome

Bruxelles Berlin Londres Paris

Thaïlande

Tokyo

FICHE  38

Du choc des impérialismes

185

Rivalités, guerres ou ententes entre impérialismes (1890-1914) ?

FICHE  38

Cette chronologie n’entend pas fournir la tota- internationales mais seulement ceux reliés à la lité des événements marquant les relations problématique de l’impérialisme (→ fiche 10). 1894

1895 1896 1898

• Le Reichstag vote les crédits de la première loi navale proposée par l’amiral von Tirpitz qui veut donner à Guillaume II les moyens de sa Weltpolitik • Guerre hispano-américaine à propos de Cuba • Le capitaine Marchand rencontre à Fachoda, dans la vallée du Haut-Nil, le contingent dirigé par Kitchener ; après une crise marquée par des menaces de conflit, le Soudan devient en 1899 un condominium britannique • Traité de commerce franco-italien

1899

• La guerre des Boers oppose les Afrikaners, désireux d’indépendance, et les forces britanniques : après un conflit de trois ans révélateur des difficultés militaires britanniques, les républiques d’Orange et du Transvaal reconnaissent par la paix de Vereeiniging (31 mai 1902) la suzeraineté britannique. Huit ans plus tard, après de multiples conférences, création de l’Union sud-africaine • Accord entre la Banque impériale ottomane, sous influence française, et la Deutsche Bank sur le financement de la voie ferrée Constantinople/Bagdad Washington, par l’entremise du secrétaire d’État, Hay, énonce le principe de « la porte ouverte » en Chine. Accord entre les grandes puissances sur le partage de la Chine en zones d’influences : la Russie au Nord, la France au Sud, le Royaume-Uni dans le bassin du Yang-tsé Kiang, l’Allemagne dans le Shandong

1900

• Les grandes puissances mènent une opération de police pour mater à Pékin la révolte des Boxeurs (→ fiche 21) • Deuxième loi navale votée par le Reichstag

1902

• La convention anglo-japonaise réaffirme le statu quo en Asie

1903

• Les USA encouragent la sécession de la République de Panama contre la Colombie. Peu de temps après, le président T. Roosevelt énonce les principes de la politique du « gros bâton » en Amérique centrale (→ fiche 36)

19041905

• L’accord colonial entre Paris et Londres ouvre la voie à « l’Entente cordiale » • Les Hottentots se révoltent contre le travail forcé en Afrique orientale contrôlée par les Allemands ; la répression est féroce, 15 000 d’entre eux sont fusillés (→ fiche 17) • La guerre russo-japonaise voit les forces nippones triompher sur terre et sur mer (→ fiche 24). Le traité de Portsmouth partage la Mandchourie entre les deux ex-belligérants, la Corée devenant un protectorat japonais • Voyage de Guillaume II à Tanger, première crise marocaine • Conférence d’Algésiras reconnaît la prépondérance française sur le Maroc • Troisième loi navale votée par le Reichstag ; une quatrième est adoptée deux ans plus tard • Voyage de Guillaume II dans l’Empire ottoman qui se déclare « protecteur des Musulmans »

1905 1906 1908 1910 1911 1912 1913 1914

186

• Accord entre banques françaises et allemandes pour agir en commun dans l’Empire ottoman • Les troupes japonaises se heurtent à celles chinoises en Corée. Un an plus tard, le traité de Shimonoseki consacre la défaite chinoise, le Japon recevant l’île de Formose, les Pescadores et la presqu’île de Liao-Toung (→ fiches 21, 24) • Début de l’occupation de Madagascar par des forces françaises : un an plus tard, la « grande » île est déclarée colonie • Les forces du maréchal italien Baratieri sont écrasées à Adoua en Éthiopie par des tribus insurgées

• Les Russes acceptent la construction de la voie ferrée BBB, Berlin/Byzance/Bagdad, moyennant la reconnaissance de leurs prétentions sur le nord de la Perse • Deuxième crise marocaine • Guerre de conquête menée par l’Italie en Libye ; première utilisation des aéroplanes dans un conflit • Protectorat français sur le Maroc • Accord entre Londres et Constantinople relatif au golfe Persique et aux litiges frontaliers • Les accords franco-allemands de février et anglo-allemand de juin délimitent les champs d’action et les zones d’influence respectifs des trois puissances au Moyen-Orient • Inauguration du canal à écluses de Panama financé par les États-Unis, après la faillite, en 1889, de la société française qui avait lancé le projet une dizaine d’années plus tôt

Du choc des impérialismes

Un concept polémique Dès son apparition, le concept « impérialisme » est polémique. Né en Grande-Bretagne en 1832, il désigne les partisans du régime impérial, en l’occurrence l’empire napoléonien. Après 1850, il s’applique à l’expansion coloniale britannique. Depuis les travaux de Hobson en 1902, Imperialism, a Study, de Lénine en 1916,

Éléments clefs de la théorie

Contexte

Issue

FICHE  38

L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, de Boukharine en 1917, L’Économie mondiale et l’impérialisme, et de Schumpeter, Impérialisme et classes sociales, il se définit comme une phase dans l’histoire du capitalisme mais continue de conserver sa charge polémique.

Hobson

Lénine

• L’impérialisme est lie au fonctionnement du capitalisme qui connaît un déséquilibre entre productions et débouchés • Les milieux industriels, bancaires poussent à l’extraversion et à la conquête de nouveaux marchés • Appui dans l’opinion publique imprégnée de stéréotypes avec la presse à grand tirage

• « L’impérialisme est le stade suprême » d’un capitalisme dominé par les groupes industriels appuyés sur des banques, formant un capitalisme financier monopoliste • L’exportation de capitaux l’emporte sur celle des produits • Rivalités, guerres entre États du fait de l’interpénétration entre milieux économiques et politiques à un moment où le partage du monde est achevé

« C’est ainsi que les forces industrielles et financières de l’impérialisme, par le biais des partis, de la presse, de l’église, de l’école façonnent l’opinion publique et la politique par de fausses idéalisations des instincts primitifs d’expansion, de domination et d’appropriation, instincts qui ont survécu à travers les âges jusqu’à l’âge industriel qui d’essence pacifique »

« Ce livre montre que la guerre de 1914/18 a été de part et d’autre une guerre impérialiste (c’est-à-dire une guerre de conquête, de pillage, de brigandage), une guerre pour le partage du monde, pour la redistribution des colonies, des “zones d’influence” du capital financier »

Guerre des Boers opposant, entre 1898 et 1902, les Britanniques aux Afrikaners

Deux années après le déclenchement de la Grande Guerre

Une augmentation des revenus intérieurs atténuerait les rivalités impérialistes en redéployant les capitalismes extravertis vers les marchés intérieurs devenus solvables

Du fait de la guerre, triomphe de la révolution socialiste mondiale favorable à la paix

Du choc des impérialismes

187

FICHE 39

La « poudrière » balkanique

L

es tensions, les crises et les conflits naissent en général non pas pendant la formation des empires mais lors de leur effondrement. La crise du « vieil homme malade » de l’Europe, l’Empire ottoman, illustre cette loi de l’histoire (→ fiche 20).

Les ambitions des grandes puissances À l’origine de l’image qui assimile les Balkans à une « poudrière », à un « volcan », la crise structurelle traversée par l’Empire ottoman. Elle équivaut à un processus de décolonisation se réalisant dans une entité territoriale mêlant étroitement métropole et colonies. C’est dire que la crise structurelle fait courir un péril mortel à l’Empire, incapable de préserver son indépendance économique et politique des appétits des grandes puissances ; à l’intérieur du « chaudron », les forces centrifuges s’identifiant aux différents groupes nationaux s’agitent pour accéder à l’indépendance. Certes, les autorités turques ne restent pas immobiles. De jeunes officiers, parmi lesquels le futur Atatürk, réunis dans le Comité Union et Progrès, tentent de greffer la modernité d’origine occidentale sur le « vieil homme malade ». Tandis que la France et l’Allemagne se déchirent en 1911 à propos du Maroc, l’Italie en profite pour envoyer, en septembre 1911, un corps expéditionnaire en Libye et attaquer la Turquie dans les îles du Dodécanèse en février 1912 (→ fiche 10). Humiliés en Extrême-Orient après la guerre perdue contre les Japonais (→ fiche 24), les Russes, par un jeu de bascule, renouent avec leur tradition panslave de protection des « petits frères » soumis au joug turc ; en outre, ils ambitionnent de contrôler les détroits leur ouvrant les portes d’une mer « chaude », la Méditerranée. Les découvertes de pétrole autour de Kirkuk amènent Londres à imaginer un partage 188

La « poudrière » balkanique

de l’Empire ottoman en zones d’influence. Quant aux Allemands, ils entendent eux aussi profiter de la crise pour affirmer leur présence économique – concession de la voie ferrée Berlin/Byzance/Bagdad – et militaire – envoi des missions du général von Glotz en 1909 et Liman von Sanders en 1913 (→ fiches 33, 38). La France ne veut pas décevoir son allié russe et rester fidèle à sa mission séculaire de protection des Chrétiens du Levant. Le déclin ottoman est donc une caisse de résonance des intérêts contradictoires de puissances impérialistes.

La répétition générale Pour les peuples des Balkans, la continuité est totale entre les conflits de 1912-1913 et la conflagration mondiale. La première guerre, du 18 octobre à décembre 1912, voit les pays balkaniques – Bulgarie, Grèce, Serbie – remporter une victoire éclair sur l’armée ottomane : l’Empire ottoman perd tous ses territoires européens. Le conflit reprend avec le coup d’État réalisé, le 23 janvier 1913, par le général Enver Pacha. Les combats acharnés sont encore favorables à la Ligue balkanique. Mais les appétits de la Bulgarie qui revendique la plus grosse part des conquêtes territoriales dressent contre elle la Serbie alliée de la Grèce. La deuxième guerre balkanique (juin-juillet 1913) oppose la Bulgarie à la coalition grecoserbe, à la Roumanie, et même à la Turquie qui parvient à récupérer la ville d’Edirne (Andrinople). Le 10 août, la paix est signée à Bucarest. Le nouveau tracé des frontières n’apaise ni les rancœurs, ni les haines. Les Bulgares aspirent à contrôler la Macédoine, la Thrace et la Dobroudja annexée par les Roumains. Les Grecs et les Serbes soutiennent le statu quo. Quant aux grandes puissances qui ont équipé les forces balkaniques, elles tirent des enseignements des opérations militaires pour se préparer au conflit inéluctable à venir (→ fiche 44).

FICHE  39

AUTRICHE-HONGRIE

RUSSIE

Belgrade BOSNIEHERZÉGOVINE

ROUMANIE

Sarajevo

MER ADRIATIQUE

MONTÉNEGRO

Sofia

Cétinié Scutari

ITALIE

Bucarest

SERBIE

BULGARIE

MER NOIRE

Skoplje

ALBANIE

THRACE Andrinople Constantinople

INE CÉDO Salonique MA

ÉPIRE

MER IONIENNE

GRÈCE

MER ÉGÉE Smyrne

MER MÉDITERRANÉE

EMPIRE OTTOMAN

Athènes

DO DÉ

100

200 km

Les pertes de la Turquie Annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie en 1908 Au profit de l’Italie en 1912

SE NÈ CA

0

Crète

19 12

Rhodes

La première guerre balkanique en 1913 Serbie et annexions

Grèce et annexions

Indépendance de l’Albanie

Roumanie et annexions

Monténégro et annexions

Bulgarie et annexions

Empire ottoman en 1914

Guerres et paix dans les Balkans

La « poudrière » balkanique

189

Lexique de la « question d’Orient »

FICHE  39

Balkanisation : processus de fragmentation des zones multi-ethniques entre des nationalités qui revendiquent le contrôle de territoires sanctifiés, souvent « imaginaires » (B. Anderson). En théorie, la balkanisation, conforme au principe des droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, entend résoudre la question des nationalités. Nouveaux États

En pratique, elle miniaturise les haines nationales et facilite la satellisation des nouveaux États créés par les grandes puissances. Ce mécanisme de fragmentation est facilité par l’absence d’une « haute culture » qui aurait pu agréger ces forces centrifuges.

Grande puissance « protectrice » après les deux guerres balkaniques de 1912-1913 et intérêts stratégiques

..... vassale et tributaire de la Porte sous un prince choisi par la • Bulgarie : la paix de San Stefano (3 mars Russie. En fait, la Bulgarie est dans la zone d’influence autrichienne 1878) impose la création d’une grande qui lui impose en 1887 un souverain issu de la famille de Saxe Bulgarie…......... Cobourg • Monténégro : il obtient l’indépendance au traité de San Stefano, confirmée par le traité de Berlin

Protégée par la Serbie

• Serbie : elle accède à l’indépendance suite au congrès de Berlin (1881)

Protégée par la Russie au titre du panslavisme, de la volonté de faire barrage à l’Autriche, et par la France, alliée de la Russie

• Roumanie : elle devient indépendante suite au congrès de Berlin (1881)

Protégée par la France

• Albanie : indépendante le 28 novembre 1912

Placée sous la protection des grandes puissances

• Grèce

Mécontente du tracé des frontières avec l’Albanie, reste du côté de la Serbie et de la Russie

• Empire ottoman

Se sentant menacé par la volonté russe de contrôler les détroits, désireux de moderniser son armée, l’Empire ottoman se tourne vers l’Allemagne, la référence en matière militaire

Anciens États

Comité Union et Progrès : fondé en 1889 à Istanbul par des étudiants des écoles de médecine militaire et qui se diffuse dans l’administration et l’armée. La préoccupation centrale des Jeunes-Turcs est la question balkanique mais ils revendiquent aussi le rétablissement de la constitution et la tenue d’élections dans l’Empire ottoman. Détroit : Les détroits du Bosphore et des Dardanelles son respectivement les portes d’entrées de la mer Noire vers le Nord-Est, de la Méditerranée vers l’Ouest. Souffrant d’un complexe d’isolement, la Russie n’a de cesse de vouloir contrôler ces portes d’accès vers une mer « chaude », la Méditerranée, pour exporter ses productions agricoles et ses produits miniers. Face à ces prétentions, les autres grandes puissances sont plutôt partisanes du statu quo. La question n’est réglée qu’en 1936, avec la signature de la 190

La « poudrière » balkanique

convention de Montreux qui fixe très précisément les conditions de circulation des navires de guerre dans les détroits. Génocide : les Arméniens sont les premiers à être victimes d’un génocide défini par Yves Tournon comme « un crime commis par un État afin de détruire – partiellement ou totalement – un groupe en tant que tel ». Du 1 er avril 1909 à 1915, la moitié de la population arménienne, soit 1,2 million de personnes, meurt dans des conditions effroyables. Le génocide arménien préfigure dans ses modalités pratiques les autres génocides du xxe siècle : utilisation du télégraphe et du chemin de fer pour déporter les Arméniens, secret de l’extermination rigoureusement gardé, recours à des dénominations racistes pour qualifier les populations destinées à disparaître… Près de cent ans après cette tragédie, la Turquie

contemporaine n’a toujours pas reconnu les faits ni sa responsabilité. Illyrisme : sous l’influence de l’Aufklärung, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, du nationalisme et du romantisme, l’Illyrisme cherche à rassembler tous les Slaves du Sud, autour d’une langue « nouvelle », le stokavien. Durant la deuxième moitié du xix e siècle, ce mouvement éclate en « bulgarisme, croatisme, yougoslavisme ». « Megale Idea » : La « Grande Idée » est le mot d’ordre des nationalistes grecs qui entendent réunir tous les territoires helléniques. Elle se cristallise sur la Crète, rattachée à la Grèce en 1908, sur la Macédoine, la mère-patrie de Philippe et d’Alexandre le Grand, convoitée elle aussi par la Bulgarie. Panslavisme : exaltation du destin spécifique de la Russie, sous la forme d’un messianisme transcendantal. La « troisième Rome », Moscou – après Rome et Constantinople –, a pour mission de défendre, y compris par la force, les intérêts des minorités slaves et orthodoxes « assujetties, opprimées » dans l’Empire ottoman. Le panslavisme structuré autour de comités à Moscou, SaintPétersbourg, Kiev, Odessa…, d’une littérature – Danilevski, La Russie et l’Europe, 1869 – n’entend pas seulement « délivrer » Constantinople mais aussi glorifier la terre russe, la « Sainte Russie », la communauté slave, pour la défendre contre les influences corruptrices venues de l’Occident et contre l’occidentalophilie d’une partie de la noblesse et de la bourgeoisie russe. Pantouranisme : mouvement qui tend à réunir toutes les populations turques des Empires ottoman, perse et russe, rassemblés sur « une terre vaste et immortelle, le Touran » (Ziya Gölap, 1911). Panturquisme : il peut être considéré comme la mise en forme du pantouranisme. Apparu à la même époque que ce dernier, il se définit par opposition au panslavisme et a pour objectif de renforcer les liens politiques, culturels et militaires entre Turcs, Azeris et Tatars vivant dans l’Empire russe. « Question d’Orient » : du traité de KutchukKaïnardja en 1774, à celui de Lausanne en 1923, la « question d’Orient » recouvre le démembrement

progressif et continu de l’Empire ottoman et la lutte contre les puissances européennes à l’affût de zones d’influence dans les Balkans et dans le bassin oriental de la Méditerranée. La première crise de la « question d’Orient » (1832-1840) concerne les rapports entre l’Égypte, la Grèce et l’Empire ottoman. Elle voit par exemple Lord Byron se mobiliser pour les Grecs aliénés par les Turcs. La deuxième crise qui couvre la période 1850-1856 oppose la Russie, soutenue par la France et la Grande-Bretagne durant la guerre de Crimée, à l’Empire ottoman. La troisième (1875-1879) se déplace vers les Balkans et voit de nouveaux États se constituer. La quatrième (19081912) aboutit aux deux guerres balkaniques, répétition générale de la Grande Guerre. Révolution jeune-turque : coup de force mené le 24 juillet 1908 par des officiers en garnison en Macédoine, dont Enver Pacha (1881-1922), Mustafa Kemal (1881-1934)… en étroite coopération avec le Comité Union et Progrès. Épris de modernité d’origine occidentale et même d’un certain jacobinisme, les Jeunes-Turcs s’insurgent contre le sultan Abdul Hamid, accusé de corruption et de ne pas agir en faveur de la « renaissance nationale ». À partir de ce moment, l’armée devient un acteur central dans la vie politique turque. Le gouvernement jeune-turc entend « turquifier » les régions européennes de l’Empire par l’envoi de colons et le renforcement de l’administration locale. Cette politique qui suscite l’hostilité des populations non turques en Macédoine et dans les Balkans est à l’origine des guerres balkaniques de 1912-1913. Rilindja : mouvement d’indépendance des Albanais qui se structure autour de la langue, de la culture, via l’école. Sionisme : voir p. 175. Sociétés secrètes : partout dans les Balkans et dans l’Empire ottoman fleurissent des sociétés secrètes qui développent un messianisme transcendantal nationaliste, exaltant une patrie, des héros fondateurs, instrumentalisant la religion et l’histoire, mêlant libéralisme et culte de l’action violente. C’est l’une de ces sociétés secrètes, la « Main noire », infiltrée par les services secrets autrichiens, qui organise l’attentat contre l’archiduc héritier, François-Ferdinand, le 28 juin 1914.

La « poudrière » balkanique

FICHE  39

191

FICHE 40

L’Église face à la modernité

D

urant le pontificat de Pie IX (18461878), le plus long de l’histoire, l’Église se trouve en porte-à-faux face aux évolutions de la société et à l’affirmation de nouvelles idéologies, libéralisme, rationalisme, positivisme, socialisme. Dans le dernier quart du siècle, l’adaptation se traduit par des crises plus ou moins violentes.

Le refus de la modernité Réaction et conservatisme caractérisent les positions de Pie IX qui condamne le libéralisme, le rationalisme, le socialisme, les théories évolutionnistes de Darwin, la laïcité de l’État... L’encyclique* Quanta Cura, publiée le 8 décembre 1864, le Syllabus, catalogue de 80 propositions condamnables, illustrent l’intransigeance du Saint-Père, méfiant à l’égard de tous les symboles du progrès industriel, dont le chemin de fer soupçonné de véhiculer les idées libertaires. Le concile* de Vatican I, réuni entre 18691870, définit la primauté du pape dans l’Église et son infaillibilité en matière de foi et de morale. Ce raidissement affaiblit la place de l’Église dans la société dont se détachent la bourgeoisie libérale adhérant au positivisme, les ouvriers séduits par le socialisme apte selon eux à corriger les excès de « l’exploitation » capitaliste. Les gouvernements eux-mêmes n’hésitent pas à combattre les positions jugées obscurantistes du Saint-Siège : Bismarck mène en 1875 le Kulturkampf contre les catholiques allemands (→ fiche 16). Depuis l’unité italienne et la perte de ses possessions territoriales, le souverain pontife se considère comme prisonnier du royaume italien (→ fiche 15). Les tensions sont également vives avec la « fille aînée » de l’Église, la France, suite aux lois Ferry établissant en 1881-1882 un enseignement primaire « laïc, gratuit et obligatoire ». * Les astérisques renvoient au lexique p. 113-114

192

L’Église face à la modernité

L’ouverture à la modernité L’élection en 1878 de Gioacchino Pecci (18101903) qui prend le nom de Léon XIII, (1878-1903), par hommage au pape Léon XII, conciliant et ouvert aux idées modernes, marque un net tournant dans l’histoire de l’Église. Toutefois, comme son prédécesseur, le nouveau pape marque son hostilité à la laïcité, à la franc-maçonnerie, au positivisme, à l’évolutionnisme. De même, il renforce la centralisation du pouvoir du Saint-Siège. Mais contrairement à Pie IX, il ouvre un dialogue constructif avec les Églises d’Orient, avec l’anglicanisme ; il reconnaît l’indépendance du pouvoir civil par rapport à celui religieux et, fin diplomate, il améliore les relations avec les États : fin du Kulturkampf, appel au ralliement des catholiques à la République française (18 novembre 1890). Dans l’encyclique* Rerum Novarum* (15 mai 1891) sur la « condition des ouvriers », il définit l’enseignement social de l’Église (→ fiches 18, 19). Léon XIII adapte donc l’Église à la modernité. Son successeur, le cardinal Sarto (18351914), Pie X, a pour devise Instaurare omnia in Christo, Tout restaurer en se fondant sur le Christ. Il s’en suit une crise violente avec la France qui culmine en 1905 avec la loi de séparation* de l’Église et de l’État. L’encyclique Vehementer*, publié en février 1906, condamne cette rupture du concordat* de 1801. Pie X marque sa vive hostilité à la démocratie chrétienne et à l’Azione popolare de Murri en 1909 ; il condamne un an plus tard le théoricien du catholicisme social, Marc Sangnier (Le Sillon). Simultanément, il s’efforce de favoriser la vie spirituelle des fidèles en procédant à une réforme du droit canon* ; il transforme la curie*, améliore la formation du clergé, se préoccupe de développer la piété. Ce pape qui meurt en 1914 sera canonisé en 1954. Son successeur Benoît XV (1854-1922) cherche à trouver un équilibre entre adaptation et maintien de la tradition.

Les papes du xixe siècle Rang de règne

Nom de règne

Né le

248

Pie VI

27 déc. 1717

249

Pie VII

250

Né à Césène, Romagne, États pontificaux

Nom d’origine

Pape du...

... au

Sens du pontificat

29 août 1799

Confronté au choc de 1789 et aux armées d’occupation française, il fut transféré en France où il meurt à Valence

14 août 1740 Césène, Romagne, États pontificaux

14 mars 1800 20 août Barnaba 1823 Chiaramonti

Après avoir signé le concordat de 1801 avec la France et assisté au sacre de Napoléon Ier, il est arrêté. Rétabli dans ses États en 1815

Léon XII

22 août 1760 La Genga, Marches, États pontificaux

28 Annibale della Genga septembre 1823

Il lutte contre le carbonarisme

251

Pie VIII

20 nov. 1760

Cingoli, Marches, États pontificaux

Francesco Saverio Castiglioni

31 mars 1829 1er décembre 1830

Malade

252

Grégoire XVI

18 sept. 1765

Bellune, Vénétie, Rép. de Venise

Bartelemeo Alberto Cappellari

2 février 1831

1er juin 1846

Ultra conservateur, il n’a de cesse de combattre les mouvements libéraux

253

(Bienheureux) 13 mai 1792 Pie IX*

Senigallia, Marches, États pontificaux

Giovanni Maria Mastai Ferretti

16 juin 1846

7 février 1878

Outre la longueur exceptionnelle de son pontificat, Pie IX est le dernier chef d’État des États pontificaux Le pape qui fait entrer l’Église dans le siècle

Giovannie Angelo Braschi

15 février 1775

FICHE  40

10 février 1829

*Béatifié en 2000

254

Léon XIII

2 mars 1810

Carpineto Romano, Latium, États pontificaux

Vincenzo Giocchino Pecci

20 février 1878

20 juillet 1803

255

(Saint) Pie X

2 juin 1835

Riese, Vénétie, Autriche

Giuseppe Melchiorre Sarto

4 août 1803

20 août 1914

Né citoyen autrichien, d’une grande piété, il est canonisé en 1954

L’Église face à la modernité

193

Petit lexique

FICHE  40

Concile : réunion d’évêques et de théologiens débattant et fixant la doctrine, la discipline et l’organisation de l’Église. Conclave : formé des cardinaux élisant le pape ou Sacré collège, le conclave désigne aussi le lieu de l’élection, la Chapelle Sixtine, au Vatican. Concordat : accord diplomatique entre le Vatican et un État pour fixer les règles religieuses entre eux. Congrégation : Ordre religieux. Les sacrées congrégations au Vatican équivalent à des ministères. Curie romaine : gouvernement de l’Église aidant le souverain pontife à remplir sa mission spirituelle et temporelle. Elle est composée du secrétaire d’État (espèce de Premier ministre), des sacrées congrégations, des tribunaux... Dogme : vérité intangible révélée par Dieu. Droit canon : ensemble des règles constituant le droit de l’Église. Tandis que le droit divin est immuable, celui ecclésiastique ou disciplinaire est réformable. Droit d’exclusive ou véto : les nations catholiques en disposent pour s’opposer à l’élection d’un cardinal susceptible d’être élu pape. L’Autriche l’utilise pour la dernière fois en 1903 pour éviter l’accession du cardinal Rampolla accusé de vouloir mener une politique trop proche de celle de Léon XIII. Par la suite, ce droit est aboli.

Église : institution rassemblant ceux qui ont la foi catholique sous l’autorité du pape et des évêques. Mais elle forme aussi le « corps mystique » du Christ, à avoir une réalité invisible, spirituelle, dont la tête est Jésus. L’Église est une, sainte, catholique et apostolique : « l’unité signifie qu’il existe une seule vérité exprimée par le pape. La sainteté qualifie la doctrine et ceux qui la suivent. Le mot “catholique” qui veut dire “universel”, montre que le message proposé par l’Évangile s’adresse à tous les hommes, de tous les temps. Enfin l’Église est apostolique car c’est aux apôtres et à leurs successeurs, choisis par eux, le pape et les évêques, que le Christ a confié la mission de diffuser l’Évangile. » R. Schor, L’Église au xxe siècle, A. Colin, 1999, p. 6. Encyclique : lettre rédigée par le pape en latin et adressée au monde entier pour préciser la doctrine, condamner une évolution, proposer une solution. Mission : évangélisation de population par des missionnaires. Signifie aussi le lieu où se réalise cette action. Non expedit : interdiction faite aux catholiques italiens de participer à la vie politique sous les pontificats de Pie IX et de Léon XIII.

Quelques extraits d’encycliques Rerum Novarum, 15 mai 1891 « L’erreur capitale dans la question présente, c’est de croire que les deux classes sont ennemies nées l’une de l’autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu’ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné. C’est là une aberration telle qu’il faut placer la vérité dans une doctrine complètement opposée : car, de même que dans le corps humain, les membres, malgré leur diversité s’adaptent merveilleusement l’un à l’autre, de façon à former un tout exactement proportionné et qu’on pourrait appeler symétrique, ainsi, dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s’unir harmonieusement et à se tenir mutuellement dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin l’une de l’autre : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail 194

L’Église face à la modernité

sans capital. La concorde engendre l’ordre et la beauté ; au contraire, d’un conflit perpétuel il ne peut résulter que la confusion et les luttes sauvages. Or, pour dirimer ce conflit et couper le mal dans sa racine, les institutions chrétiennes possèdent une vertu admirable et multiple. »

Vehementer, 11 février 1906 « Cette thèse de la Séparation est la négation très claire de l’ordre surnaturel. Elle limite en effet l’action de l’État à la seule poursuite de la prospérité publique durant cette vie [...]; les dispositions de la nouvelle foi sont contraires à la constitution suivant laquelle l’Église a été fondée par Jésus-Christ [...]. Cette Église est par essence une société inégale, c’est-à-dire une société comprenant deux catégories de personnes, les pasteurs et le troupeau [...]. Ces catégories sont tellement distinctes entre elles

que dans le corps pastoral seul résident le droit et l’autorité nécessaires pour promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société ; quant à la multitude, elle n’a pas d’autre devoir que de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre ses pasteurs. »

le théologien, l’historien, l’apologiste, le réformateur [...]. Embrassant d’un seul regard tout le système, qui pourra s’étonner que nous le définissions le rendez-vous de toutes les hérésies ? Les modernistes ne ruinent pas seulement la religion Pascendi, 8 septembre 1907 catholique, mais, comme Nous l’avons déjà insinué, « Les modernistes assemblent et mélangent en eux toute religion. » plusieurs personnages : le philosophe, le croyant,

FICHE  40

Le catholicisme social À l’origine de la prise de conscience, la question sociale, la misère du prolétariat, les grèves et la répression qui s’en suit. Des théoriciens comme La Mennais, Ozanam, Buchez cherchent alors une voie pour concilier les effets sociaux de l’industrialisation et l’enseignement du Christ :

l’organisation du travail en corporations permettrait, selon eux, le dialogue entre patronat et salariés, d’éviter la lutte des classes par la conciliation, l’arbitrage et la réglementation du travail. De même, ils encouragent vivement le paternalisme chrétien (→ Fiches 18, 19).

Des prélats Cardinal Manning (1808-1892), Angleterre Cardinal Gibbons (1834-1921), États-Unis Cardinal Moran (1830-1911), Australie Évêque von Ketteler (1811-1877), Mayence, Allemagne Cardinal Mermillod (1824-1892), Suisse

Critiques contre le capitalisme, accusé d’appauvrir le prolétariat ; proposition de développer le corporatisme, voie permettant de sortir de l’impasse libérale et socialiste. L’État se doit de légiférer par des lois sociales

Des théoriciens Albert de Mun (1841-1914), France René de La Tour du Pin (1834-1924), France

Fondation des Cercles catholiques d’ouvrier. Député, de Mun fait voter des lois sociales Des patrons

Léon Harmel (1829-1915)

L’encyclique Rerum Novarum reprend ces différents éléments pour dénoncer la misère ouvrière, les fausses solutions socialistes, appeler à l’intervention de l’État pour fixer la durée du travail, et établir un « juste » salaire et vanter le rôle bienfaisant des associations, corporations et syndicats.

Propriétaire d’une filature à proximité de Reims, il développe des principes chrétiens dans son usine (participation, logements, aides...), emmène chaque année les salariés en pèlerinage à Rome

Il s’en suit le développement d’un syndicalisme chrétien à la fois à l’échelle nationale et internationale et de la démocratie chrétienne. Le pape Pie X, craignant de voir ces associations échapper à l’Église, condamne en 1910 Marc Sangnier (1873-1950), fondateur du Sillon, mouvement chrétien de réflexion et d’action.

Le sens du combat contre l’Église sous la IIIe République « Les fondateurs de la IIIe République se considérant comme parvenus à l’âge positif ou scientifique, tiennent pour des éléments attardés de la société ceux qui en sont restés à l’âge théologique, les croyants. [...] Les républicains ont la volonté très nette de lutter contre toute forme de mainmise de l’Église sur l’État et la société, car cette mainmise constitue un obstacle à la diffusion des Lumières. En particulier, le point névralgique de leurs

préoccupations en ce domaine est l’école. Pour les positivistes, elle est la clef de voûte du progrès puisque c’est par elle que passe l’éducation. Aussi, faut-il l’affranchir de l’influence de l’Église, force du passé qui met en avant des explications métaphysiques pour la confier aux esprits scientifiques, artisans du progrès humain. S. Berstein, O. Rudelle, Le Modèle républicain, PUF, 1992, p. 165/166.

L’Église face à la modernité

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FICHE 41

Art français, art international

J

amais dans toute son histoire, la France n’exerça une domination aussi incontestable en matière picturale qu’au xixe siècle. Ce siècle est pour la France et le monde l’équivalent du Quattrocento italien pendant la Renaissance.

Une suprématie absolue Toute visite dans un musée européen, américain, ou asiatique, témoigne de cette primauté de « l’art français » au xixe siècle. De là, découlent les constatations contemporaines quant au déclin de notre pays dans le monde… Cet « art français » est en fait aussi peu français que possible ! De Géricault à Cézanne, il est très influencé par le « beau » vu en Italie. Il est également pétri d’influences exogènes ; sans la conquête de l’Algérie (→ fiche 9), pas d’orientalisme, et certainement un Delacroix très différent de ce qu’il a été ; sans le choc ressenti devant les estampes japonaises découvertes avec l’ouverture du Japon (→ fiche 24), pas d’impressionnisme… Les expositions universelles (→ fiche 2), la « révolution » des transports (→ fiches 4, 5) facilitent les contacts entre écoles « nationales » (→ fiche 14). Les artistes voyagent, leurs œuvres s’échangent, à l’image du capitalisme devenu planétaire. Faire le voyage à Paris, capitale internationale des arts, rencontrer les artistes phares des mouvements picturaux dans des cafés ou chez des galeristes s’imposent. De là découle une dialectique d’emprunts et de refus. « L’art français » est donc au cœur de l’exceptionnelle floraison artistique observable à travers l’ancienne et les « nouvelles » Europes. Avec la démocratisation de l’instruction, l’essor de la presse à grand tirage et l’émergence d’une opinion publique étudiée par G. Le Bon (1841-1931) dans sa Psychologie des foules (1895), le débat peut gagner la grande masse et le scandale devenir parfois national. Derrière les peintres, il s’agit de ne pas oublier les autres artistes travaillant dans le

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Art français, art international

domaine des arts décoratifs, de l’architecture, de la sculpture, de la photographie, un genre totalement nouveau qui modifie en profondeur le regard sur le monde et sur soi-même. Derrière, Paris dominant, il ne faudrait pas passer sous silence la province forte de ses artistes redécouverts aujourd’hui.

L’émergence de l’artiste Avant le xixe siècle, le peintre existe mais il est comme circonscrit à l’espace privé de son acquéreur. Avec le xixe siècle, il accède à l’espace public, via les « salons », les musées, et les donations réalisées par quelques généreux collectionneurs. Sauf rares exceptions, Renoir, Monet, par exemple, l’artiste vit pauvrement dans l’univers de la bohème, mais il peut s’engager et épouser les grandes causes de son siècle. Delacroix peint pour les Grecs opprimés par les Turcs, Géricault dénonce la traite des Noirs, Manet combat la politique mexicaine de Napoléon III, Daumier caricature les archétypes de la bourgeoisie… Bien avant l’affirmation de « l’intellectuel », né de l’affaire Dreyfus et du « J’accuse », lancé par E. Zola (1840-1902) en 1898, l’artiste est et vit dans la Cité. À ce titre, il peut être honoré : Louis XVIII (17551824) visitant le salon exposant Le Radeau de la Méduse dit à son auteur : « Monsieur Géricault, vous venez de faire un naufrage qui n’en est pas un pour vous. » À l’inverse, l’artiste peut être « maudit ». L’État refuse, en 1894, la donation de tableaux impressionnistes faite par Caillebotte, car ce serait « la fin de la Nation et de la France ». Avec la fin de siècle, la primauté française cède la place à un monde plus mosaïque : Vienne, Dresde, Munich, mais aussi Zurich et même New York deviennent de nouveaux épicentres (→ fiche 29). Le xx e  siècle avait commencé dans la peinture sans que les contemporains s’en rendent compte.

Les grands courants de peinture en Europe au xixe siècle

FICHE  41

Ce tableau très simplifié entend rendre compte de Pour chacun des courants, un artiste, chef de file la richesse des mouvements picturaux au xixe siècle. et une œuvre marquante, « tableau-programme ». France

Royaume-Uni

Suisse, Allemagne, Europe centrale

Néoclassicisme J. L. David (1748-1825), Le Serment des Horaces 1784 J. D. Ingres (1780-1867), La Baigneuse de Valpinçon 1808

K. F. Schinkel (1781-1841)

Romantisme T. Géricault (1791-1824), Le Radeau de la Méduse, 1819 E. Delacroix (1798-1863), Les Massacres de Scio, 1824 Réalisme, naturalisme G. Courbet (1819-1877), Enterrement à Ornans, 1850 J.-F. Millet (1814-1875), L’Angelus, 1857-59

J. M. W. Turner (1775-1851), Campo Santo de Venise, 1819

C. D. Friedrich (1774-1840), Homme et femme contemplant la lune, 1830

Préraphaélisme 1848 W. H. Hunt, J. E. Millais D. G. Rossetti (1828-1882), Ecce Ancilla Domini, 1850

Paysagiste

J. Constable C. Corot Art académique (1776-1837), (1796-1875), ou « pompier » Cathédrale La Charrette A. Cabanel (1823-1889), de foin, Naissance de Vénus, 1863 de Chartres, 1830 École 1821 P. Puvis de Chavannes de Barbizon (1824-1898), C.-F. Daubigny Sainte-Geneviève veillant (1817-1878) sur Paris, 1898

J. A. McN. Whistler (1834-1903), La Jeune fille en blanc, 1863

Impressionnisme 1863 E. Manet (1832-1883), Le Déjeuner sur l’herbe, 1863 C. Monet (1840-1926), Impression soleil levant, 1872

M. Cassatt (1845-1924), Mère et enfant, 1886

Néo-impressionnisme G. Seurat (1859-1891), Un dimanche à la Grande Jatte, 1884-6 P. Signac (1863-1935), Port de Collioure, 1884

Symbolisme G. Moreau (1826-1898), Œdipe et le sphinx, 1864 O. Redon (1840-1916),

A. Böcklin (1827-1901), Le Dieu Pan dans les roseaux, 1859 En Norvège, E. Munch (1863-1944) Le Cri, 1893

Nabis 1888 M. Denis (1870-1943), Plafond du théâtre des Champs-Élysées P. Sérusier (1864-1927), Le Talisman, 1888 E. Vuillard (1868-1940), Le Lit, 1891 P. Bonnard (1867-1947), Nu à contre-jour, 1908

P. Gauguin (1848-1903), D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allonsnous ? 1898

Sécession 1897, avant-gardes Vienne G. Klimt (1862-1918), Le Baiser, 1906-9 E. Schiele (1890-1918)

P. Cézanne (1839-1906), Série de la Montagne Sainte-Victoire, Les Grandes baigneuses (1899-1906) V. Van Gogh (1853-1890), Série des Tournesols, 1887-89 Fauvisme 1905 E. O. Friesz, M. de Vlaminck, H. Matisse, A. Derain, L. Valtat, K. Van Dongen

Expressionnisme 1905 M. Pechstein, E. Heckel, K. Schmidt Rotluff, E. L. Kirchner, E. Nolde, O. Mueller, F. Marc, A. Macke

Cubisme P. Picasso (1881-1973), Les Demoiselles d’Avignon, 1907 G. Braque (1882-1963), Le Portugais, 1911

Art français, art international

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Quelques citations

FICHE  41

« La ligne est tout ». J.-D. Ingres « Ce qu’il y a de plus réel pour moi ce sont les illusions que je crée avec ma peinture ». E. Delacroix « La seule histoire possible est l’histoire contemporaine. » G. Courbet « Se rappeler qu’un tableau est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». M. Denis

« Les choses sont en train de disparaître, il faut se précipiter si on veut voir encore quelque chose. » P. Cézanne « Traiter la nature par le cylindre, la sphère et le cône ». P. Cézanne « Écoute, Pablo, malgré tes explications, ta peinture, c’est comme si tu voulais nous faire manger de l’étoupe et boire du pétrole. » Braque à Picasso, après avoir vu Les Demoiselles d’Avignon

Trois tableaux qui ont fait scandale en France et dans le monde Là encore, nulle prétention à l’exhaustivité mais un choix scrupuleusement subjectif révélateur d’un siècle. 1819, Le Radeau de la Méduse, 7,16 x 4,91 m, Musée du Louvre À l’origine du tableau, un fait divers, le naufrage de La Méduse, en juillet 1816, au large des côtes sénégalaises. Sur les 400 passagers et membres d’équipage, moins d’une dizaine survécut. Avec cette œuvre monumentale, qui témoigne de l’influence de Michel Ange et du Caravage, Géricault s’empare d’un fait-divers pour le faire accéder à l’éternité. Il marque la rupture avec le néoclassicisme de David. La toile fut montrée à travers toute l’Europe, en particulier à Londres où elle exerça une influence considérable sur la nouvelle génération d’artistes. 1863, Le déjeuner sur l’herbe, 2,08 x 2,64 m, Musée d’Orsay Intitulé à l’origine Le Bain, ce tableau déchaîne d’emblée le scandale lors de sa présentation en 1863. La tension entre l’hommage à Giorgione (1477-1510) – Le Concert champêtre –, et l’iconoclasme, une femme nue entourée de deux jeunes hommes en costume de ville, comme posés sur une pelouse d’un vert acide, traduit la richesse de création de Manet. Ce dernier choque car il montre la réalité crue à la bourgeoisie qui ne rêve alors que de nymphes, à l’image de La Naissance de Vénus (Cabanel), présentée la même année que Le Bain. Tout autant que le

198

Art français, art international

thème, la technique, ce style d’esquisse, heurte les contemporains. 1907, Les Demoiselles d’Avignon, 2 x 2 m, Modern Art Museum, New York Ce tableau est une rupture dans l’histoire de l’art, puisqu’il fonde le cubisme, par lequel s’ouvre le xxe siècle. C’est moins le thème – une scène de bordel à Barcelone – qui choqua les contemporains que la façon dont Picasso l’a peinte. « Chaque chef-d’œuvre est venu au monde avec une dose de laideur en lui. Cette laideur est le signe de la lutte du créateur pour dire une chose nouvelle d’une façon nouvelle » (G. Stein). Et Picasso raconte en 1937 combien les masques africains vus au Trocadéro l’avaient impressionné : « les masques, ils n’étaient pas des sculptures comme les autres. Pas du tout, ils étaient des choses magiques. Les nègres, ils étaient des intercesseurs […] contre tout ; contre, contre des esprits inconnus, menaçants. Je regardais les fétiches, moi aussi, je suis contre tout. Moi aussi, je pense que tout c’est inconnu, c’est ennemi ! […] J’ai compris à quoi elles servent leurs sculptures aux nègres. Elles étaient des armes. Pour aider les gens à ne plus être les sujets des esprits et devenir indépendants. Les esprits, l’inconscient, l’émotion c’est la même chose. J’ai compris pourquoi j’étais peintre. Les Demoiselles d’Avignon ont dû arriver ce jour-là, mais pas du tout à cause des formes : parce que c’était ma première toile d’exorcisme, oui ! » Cité par J.-L. Ferrier, Brève histoire de l’art, Trente tableaux de la Renaissance à nos jours, Hachette, coll. Pluriel, 1996, p. 235.

Le « jeu » de l’art au xixe siècle Depuis le xixe siècle, la création artistique s’inscrit dans un quadrilatère dont les points sont : l’existence d’artistes, un réseau de galeristes, des musées et des salons, enfin des collectionneurs. Il est toujours très difficile de rendre compte des raisons propices à l’apparition ou non d’artistes dans une société. Il est paradoxal de constater que les interdits quels qu’ils soient favorisent la transgression et donc in fine la création artistique. Sans « art officiel », la rupture aurait certainement plus de mal à apparaître. En arrièreplan, plusieurs facteurs favorables semblent jouer un rôle clef : l’existence d’académies, d’écoles des Beaux-Arts, où enseignent des « maîtres », les voyages à l’étranger, dont celui fondamental pour les artistes français, le passage à la villa Médicis, à Rome trois années de séjour pour le lauréat du prix de Rome. Il s’agit aussi de rappeler le rôle pédagogique des musées : Delacroix, Cézanne… et tant d’autres apprennent à peindre en recopiant les chefs-d’œuvre exposés dans la Grande Galerie du Louvre. En ce sens, le musée national répond à sa mission pédagogique des origines. Sans P. Durand-Ruel (1831-1922) qui, après Paris, ouvre une galerie à New York en 1899, point de diffusion des artistes impressionnistes, sans A. Vollard (1868-1939), nulle opportunité offerte à Cézanne, Van Gogh et aux Nabis…, sans D. H. Kahnweiler (1884-1979), une connaissance différente du cubisme… Les galeristes jouent un rôle clef dans la vie des artistes : souvent, ils avancent de l’argent à ces « artistes maudits » qui peinent à vendre leurs créations ; ils influencent de riches collectionneurs à travers l’Europe et les « nouvelles » Europes. Leur galerie, ainsi celle de Vollard au 6 de la rue Laffitte, à Paris, est le rendez-vous préféré entre 1900 et 1910 de Cézanne, Renoir, Dufy, Bonnard, Picasso et Rouault… Les « salons » sont aussi primordiaux car ils rendent compte du processus de création : parmi tous ceux-ci, le salon de Paris, organisé en général tous les deux ans, se tient au début du siècle dans le salon carré du Louvre. Là, les visiteurs français et étrangers peuvent admirer les œuvres des artistes vivants tandis que les musées

FICHE  41

abritent le travail des créateurs décédés. Exposer au « Salon » c’est avoir la chance d’obtenir une commande publique ou (et) de vendre un tableau aux institutions officielles. Ce cheminement sur la voie de la reconnaissance est très insuffisant, aussi les artistes n’hésitent pas à exposer leur travail dans leur propre atelier – H. Vernet est le premier à le faire en 1822. Parfois le scandale est tel que les artistes décident de se poser en s’opposant : en 1863, Napoléon III ordonne l’organisation d’un salon des « refusés » ouverts à tous ; de ce salon-rupture, naît le mouvement impressionniste. Sous la IIIe République, la création du salon des indépendants (1884), du salon d’automne (1903) exprime la tension entre tradition et modernité. De même, pour la Sécession à Vienne, et plus tard, à Dresde, pour le mouvement Die Brücke et à Munich avec le Blaue Reiter – Le cavalier bleu. Quant aux musées, ils reflètent d’abord l’existence d’un pouvoir politique dans la durée, capable d’assumer une politique d’achats de tableaux. En France, le premier établissement à avoir acheté et exposé des œuvres d’artistes vivants est celui du Luxembourg. Dernier acteur, et non des moindres, du « jeu » de l’art au xixe siècle, le collectionneur. L’entrée dans la démocratie et l’âge industriel altère le rapport classique entre la noblesse, l’Église, mécènes traditionnels des arts et des artistes. De nouveaux collectionneurs apparaissent : les banquiers à l’image des Péreire, des Rothschild, de J. P. Morgan à New York, tous aiment orner leurs hôtels particuliers de peintures, en général « classique » ; les industriels, tels Thyssen en Allemagne, Morozov en Russie, Rockefeller aux États-Unis, sont plus tournés vers la « modernité » : Morozov, conseillé par Durand-Ruel, achète des dizaines de Matisse et de Picasso ; les artistes eux-mêmes peuvent aussi collectionner, ainsi G. Caillebotte. Tous ont pris le risque d’acheter des œuvres contemporaines que nous pouvons admirer aujourd’hui dans les collections nationales en Europe et à travers le monde.

Art français, art international

199

FICHE 42

De la faiblesse des contre-pouvoirs

L’

une des spécificités de la civilisation européenne tient à sa capacité à donner naissance à des « anti-corps » idéologiques. Terre d’élection du capitalisme, l’Europe est aussi le berceau du socialisme et du syndicalisme (→ fiche 19). Mais en matière politique, les contre-pouvoirs au nationalisme sont bien faibles. L’Europe dans sa globalité en paiera le prix fort.

de 1789, les sociaux-démocrates allemands comme les inventeurs du socialisme « scientifique » et du réformisme, à l’origine de la législation sociale la plus en avance, devant se protéger de la Russie analphabète et « barbare » (→ fiche 19).

La force des États

Toutefois, la violence croissante des conflits – guerre de Sécession, campagnes d’Italie de Napoléon III (→ fiches 15, 26) – amène Henri Dunant à fonder la Croix-Rouge dont l’action humanitaire est reconnue avec l’attribution du premier prix Nobel de la paix en 1901. Les progrès des armements et les dégâts causés sur les soldats sont tellement effrayants que les gouvernements proposent de compléter le jus ad bellum remontant aux théories de Grotius (1583-1645) par un jus in bello. Les conventions internationales signées à La Haye en 1899 et en 1907 jettent les fondements d’un droit international plus ou moins bien respecté par les États signataires ; en 1915, les forces allemandes n’hésitent pas à utiliser des gaz de combat, théoriquement interdits, à avoir recours aux sous-marins pour attaquer des navires de commerce ravitaillant les forces de l’Entente. Sous l’effet des théories développées en 1896 par Léon Bourgeois dans son ouvrage, Solidarité, la voie s’ouvre pour réfléchir à un monde organisé plus pacifié. Récompensé d’un prix Nobel de la paix en 1920, Bourgeois voit son rêve se réaliser avec La Société des Nations, installée à Genève aux lendemains de la Grande Guerre. Le développement des échanges télégraphiques, téléphoniques, postaux, implique la définition de normes universelles. Avec la fin du siècle, se forment des organismes techniques spécialisés chacun dans leur domaine. Ces fondements d’une société mondiale plus policée ne portent leurs fruits qu’après la Seconde Guerre mondiale.

Le cosmopolitisme, cette valeur magnifiée au siècle des Lumières par la noblesse libérale, ne résiste pas à l’affirmation des nations cent ans plus tard. Synonyme de décadence, il paraît même suspect, qualifiant les « Juifs cosmopolites » par nature, aux yeux des chantres de l’antisémitisme. Même si la noblesse européenne continue à apprendre le français, elle ne saurait adhérer aux valeurs héritées de la « Grande Révolution » (voir p. 6, 7). Le cosmopolitisme est mort en 1792. Certes, le synchronisme des révolutions de 1830 et surtout de 1848 en Europe a pu laisser penser que la fraternité universelle allait transcender les intérêts nationaux (→ fiches 13, 14), mais cette espérance n’a pas résisté à la raison d’État, « le plus froid des monstres froids » (F. Nietzsche). Car la bourgeoisie s’identifie au destin de l’État moderne, ceint de frontières, inventeur de la nationalité et de son idéologie nationale (voir p. 146 et suiv.). Seuls en ses rangs, les écrivains, les artistes, les « intellectuels » après 1898, transgressent la frontière et véhiculent des courants d’idées pas nécessairement « nationales ». Mais leur nombre est trop faible, leur autorité insuffisante pour contrecarrer la force des États. Quant à la classe ouvrière, elle a trop à faire au quotidien pour penser un monde meilleur. Les deux Internationales ouvrières n’ont pas échappé au primat des préjugés nationaux : les socialistes français se vivent comme les héritiers 200

De la faiblesse des contre-pouvoirs

Les prémices d’une société mondiale organisée

Territoires coloniaux

États non adhérents

1906 deuxième convention Ratification 1907-1913

Adhésion et ratification 1900-1907

Adhésion et ratification 1874-1899

Adhésion et ratification 1865-1868

1864 convention de Genève Adhésion et ratification à l'origine

1863 fondation à Genève de la ligue des sociétés de la Croix-Rouge

Les États et les conventions de Genève à la fin du

xixe

siècle

0

1 000 km

FICHE  42

De la faiblesse des contre-pouvoirs

201

Le « temps de l’administration internationale »

FICHE  42

Durant le dernier quart du xixe siècle, sous l’effet des nécessités se met en place un réseau de services internationaux d’intérêt commun. Ces organismes intergouvernementaux se dotent d’une administration permanente formée de fonctionnaires nationaux mis à leur disposition par leurs gouvernements respectifs. À côté de cette quarantaine d’unions, on compte environ

près de 180 ONG, Organisations non gouvernementales, dont les plus célèbres sont la Croix-Rouge, l’Internationale ouvrière. Même si ces dernières sont souvent la chambre d’échos des heurts entre Nations, elles donnent naissance à des solidarités internationales qui se manifestent par l’action conjuguée de bonnes volontés.

Communications 1865

Union télégraphique internationale

1874

Union générale des postes, devenue en 1878 Union postale universelle

1875 1878 1883 1907 1883 1884

Transport, échanges Bureau international des poids et des mesures, évoluant en Union pour le système métrique Union météorologique internationale Union internationale pour le transport des marchandises par chemin de fer Hygiène, santé Office international d’hygiène publique Propriété intellectuelle Union internationale pour la propriété industrielle Union internationale pour la propriété littéraire et artistique

La Croix-Rouge La plus célèbre des ONG est née de l’horreur éprouvée par Henri Dunant (1828-1910) sur le champ de bataille de Solferino en juin 1859 (→ fiche 15). À la vue de tant de blessés souffrant, il a l’idée de créer une organisation de secours aux victimes de guerre. Quatre ans plus tard, ses efforts aboutissent avec la réunion de quatorze pays à Genève qui adoptent une première convention sur les blessés de guerre, complétées par la suite par d’autres conventions sur les prisonniers de guerre, sur les populations civiles en temps de guerre. Au même moment, il fonde la Ligue des sociétés de la Croix-Rouge qui chapeaute des sociétés nationales. Treize ans

plus tard, en 1876, la Turquie crée la société du Croissant-Rouge. La vocation de la Croix-Rouge est essentiellement humanitaire, sa mission étant de diminuer les souffrances des victimes des violences, sans distinction d’appartenance politique, ethnique, religieuse ou sociale. Elle donne progressivement naissance à un droit international reposant sur de multiples conventions. Sa force tient à son action universelle ; son efficacité dépend de l’espace d’action que lui consentent les puissances belligérantes. L’épreuve déterminante pour cette ONG a été la Grande Guerre qui lui a fait franchir un pas qualitatif et quantitatif.

Convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son Annexe : Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. La Haye, 18 octobre 1907 Considérant que, tout en recherchant les moyens de sauvegarder la paix et de prévenir les conflits armés entre les nations, il importe de se préoccuper également du cas où l’appel aux armes serait amené par des événements que leur sollicitude n’aurait pu détourner ; Animés du désir de servir encore, dans cette hypothèse extrême, les intérêts de l’humanité et les exigences toujours progressives de la civilisation ;

202

De la faiblesse des contre-pouvoirs

Estimant qu’il importe, à cette fin, de réviser les lois et coutumes générales de la guerre, soit dans le but de les définir avec plus de précision, soit afin d’y tracer certaines limites destinées à en restreindre autant que possible les rigueurs ; Ont jugé nécessaire de compléter et de préciser sur certains points l’œuvre de la Première Conférence de la Paix qui, s’inspirant, à la suite de la Conférence de Bruxelles de 1874, de ces idées recommandées par une sage et généreuse prévoyance, a adopté des dispositions ayant pour objet de définir et de régler les usages de la guerre sur terre. Selon les vues des Hautes Parties contractantes, ces dispositions, dont la rédaction a été inspirée par le désir de diminuer les maux de la guerre, autant que les nécessités militaires le permettent, sont destinées à servir de règle générale de conduite aux belligérants, dans leurs rapports entre eux et avec les populations. […] Article premier. Les Puissances contractantes donneront à leurs forces armées de terre des instructions qui seront conformes au Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, annexé à la présente Convention. Article 2. Les dispositions contenues dans le Règlement visé à l’article 1er ainsi que dans la présente Convention, ne sont applicables qu’entre les Puissances contractantes et seulement si les belligérants font tous partie de la Convention. Article 3. La Partie belligérante qui violerait les dispositions dudit Règlement sera tenue à indemnité, s’il y a lieu. Elle sera responsable de tous actes commis par les personnes faisant partie de sa force armée. […] ANNEXE A LA CONVENTION Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. SECTION I. – DES BELLIGERANTS. CHAPITRE I. – De la qualité de belligérant. Article Premier. Les lois, les droits et les devoirs de la guerre ne s’appliquent pas seulement à l’armée, mais encore aux milices et aux corps de volontaires réunissant les conditions suivantes : 1˚. d’avoir à leur tête une personne responsable pour ses subordonnés ; 2˚. d’avoir un signe distinctif fixe et reconnaissable à distance ; 3˚. de porter les armes ouvertement et 4˚. de se conformer dans leurs opérations aux lois et coutumes de la guerre. Dans les pays où les milices ou des corps de volontaires constituent l’armée ou en font partie, ils sont compris sous la dénomination d’« armée ». […] CHAPITRE II. – Des prisonniers de guerre. Article 4. Les prisonniers de guerre sont au pouvoir du Gouvernement ennemi, mais non des individus ou des corps qui les ont capturés. Ils doivent être traités avec humanité. Tout ce qui leur appartient personnellement, excepté les armes, les chevaux et les papiers militaires, reste leur propriété. […] Article 6. L’État peut employer, comme travailleurs, les prisonniers de guerre, selon leur grade et leurs aptitudes, à l’exception des officiers. Ces travaux ne seront pas excessifs et n’auront aucun rapport avec les opérations de la guerre. […] SECTION II. – DES HOSTILITÉS. CHAPITRE I. – Des moyens de nuire à l’ennemi, des sièges et des bombardements. Article 22. Les belligérants n’ont pas un droit illimité quant au choix des moyens de nuire à l’ennemi. Article 23. Outre les prohibitions établies par des conventions spéciales, il est notamment interdit : a. d’employer du poison ou des armes empoisonnées ; b. de tuer ou de blesser par trahison des individus appartenant à la nation ou à l’armée ennemie ; c. de tuer ou de blesser un ennemi qui, ayant mis bas les armes ou n’ayant plus les moyens de se défendre, s’est rendu à discrétion ; d. de déclarer qu’il ne sera pas fait de quartier ; e. d’employer des armes, des projectiles ou des matières propres à causer des maux superflus ; f. d’user indûment du pavillon parlementaire, du pavillon national ou des insignes militaires et de l’uniforme de l’ennemi, ainsi que des signes distinctifs de la Convention de Genève ; g. de détruire ou de saisir des propriétés ennemies, sauf les cas où ces destructions ou ces saisies seraient impérieusement commandées par les nécessités de la guerre ;h. de déclarer éteints, suspendus ou non recevables en justice, les droits et actions des nationaux de la Partie adverse. Il est également interdit à un belligérant de forcer les nationaux de la Partie adverse à prendre part aux opérations de guerre dirigées contre leur pays, même dans le cas où ils auraient été à son service avant le commencement de la guerre. […] Article 28. Il est interdit de livrer au pillage une ville ou localité même prise d’assaut.

De la faiblesse des contre-pouvoirs

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203

FICHE 43

Les grandes puissances à la veille de la Grande Guerre

E

ntre le début et la fin de siècle, la hiérarchie des puissances, « capables de faire, produire ou détruire », selon la définition de R. Aron dans Paix et Guerre entre les nations, a changé. En 1815, cinq puissances – la Russie, l’Autriche, la Prusse, l’Angleterre et la France –, en 1914, huit, les cinq mêmes qui ont, certes, des appellations différentes, rejointes par l’Italie, les États-Unis et le Japon (→ fiches 1, 28, 29, 32, 33, 36).

Des évolutions significatives Au début du siècle, la puissance est conditionnée par des déterminants « classiques », la superficie du territoire, l’existence ou non de frontières naturelles, et surtout, le nombre d’habitants qui conditionne les recettes de l’État et la possibilité de lever des armées. À la veille de la Grande Guerre, ces facteurs, quoique importants, ne sont plus aussi essentiels car le monde a changé : la première vague d’industrialisation – productions de fonte, d’acier, de filés de coton, kilomètres de voies ferrées, capacité des machines à vapeur exprimées en CV –, suivie à partir des années 1880, par une deuxième – production d’électricité, de ferro-alliage, développement de la chimie de synthèse, nouveaux moyens de transport utilisant le pétrole... –, introduisent le paramètre économique, technologique, scientifique au cœur des rapports de force ou de faiblesse internationaux. À la première place en terme de production, les État-Unis qui commencent à mener une politique impérialiste de contrôle, si ce n’est de conquête de leur « arrière-cour » (→ fiche 36). L’Allemagne vit de plus en plus mal la dichotomie entre sa montée en puissance dans tous les secteurs moteurs de l’avenir et sa place jugée trop limitée dans le partage du monde (→ fiches 10, 33, 38). Les vieux Étatsnations, la France, le Royaume-Uni, ressentent un sentiment de déclin, de malaise, si ce n’est de décadence qui contraste avec la volonté de 204

Les grandes puissances à la veille de la Grande Guerre

puissance émanant de nations-États plus jeunes et dynamiques (→ fiches 32, 33). Le Japon, après sa victoire sur la Russie, cherche à renforcer son influence en Corée, en mer de Chine et, sur le continent, en Mandchourie (→ fiche 24). L’Italie qui envoie ses enfants en surnombre par centaines de milliers vers les « Nouvelles Europes », réussit à prendre place en Afrique (→ fiches 2, 10, 23). Trois empires, « hommes malades », excitent les rivalités en Europe : la Russie, « puissance pauvre », l’Autriche-Hongrie, rongée par la tentation des Balkans, la Turquie qui n’en finit pas de perdre ses positions en Europe (→ fiches 20, 28, 29, 39). De ces tensions, découle l’aspiration à une nouvelle donne, en termes de sphères d’influence et de partage du monde (voir p. 148 et suiv.).

De la persuasion à la force « État capable en certaines circonstances de modifier la volonté des individus, groupes ou États étrangers » (R. Aron), la grande puissance maîtrise tous les degrés, de l’influence politics au power politics. Selon A. Wolfers, l’influence politics repose sur la persuasion par la raison, le sentiment, la ruse, le mensonge, sur le marchandage, sur la rétorsion et, degré ultime, sur la menace n’impliquant pas l’usage de la force. Les guerres moins nombreuses en Europe, au xixe siècle, semblent prouver combien les chancelleries sont passées maîtresses dans ce type de registre. Quant au power politics, il implique l’utilisation effective de la force jusqu’à la guerre limitée, ou générale. La guerre de Sécession et son effroyable bilan aurait dû alerter et inquiéter les décideurs fascinés par l’idée d’une « guerre fraîche, joyeuse », car courte (→ fiche 26). La Grande Guerre, voulue par le « concert » des puissances européennes, aurait certainement pu être évitée car, à y bien réfléchir, les motifs qui l’ont provoqué, n’étaient pas aussi essentiels. Mais, elle éclata, mettant un terme au « long » xixe siècle.

35%

7,5%

Nombre de migrants intercontinentaux 140 pour la période 1911-1914 (en milliers)

Empire

Métropole

(1mm = 10 millions d’habitants)

Le poids démographique

États-Unis

350

3%

4%

400

Autriche-Hongrie

310

Italie

20%

Les puissances à la fin du

xixe

siècle

5%

130

Russie 140

1%

Japon

Perception du déclin

Perception de la montée en puissance

Libre-échange

Protection douanière< 20 %

Protection douanière ≥ 20% ad valorem (sur les articles manufacturés)

Part dans le total des investissements réalisés à l’étranger (en%)

Part dans la production industrielle mondiale (en%)

Le poids économique

12%

Allemagne 16%

Les puissances à la fin du XIXe siècle

6%

France

Empire britannique

14%

44%

Royaume-Uni

FICHE  43

Les grandes puissances à la veille de la Grande Guerre

205

Comment mesurer la puissance ?

FICHE  43

À l’ère industrielle, la puissance est conditionnée par la croissance qui est autant un processus quantitatif, mesurable par une augmentation en longue durée d’un agrégat macro-économique – PIB,

population… – que qualitatif, dit de « destruction créatrice », selon la définition de J. Schumpeter. Aussi, à côté des indicateurs quantitatifs, les spécialistes élaborent des indices synthétiques.

Quelques indicateurs de puissance 1. Répartition de la production industrielle et de la population Pays États-Unis Japon Allemagne France Italie Royaume-Uni Russie

Production industrielle mondiale (en %) 1900 1913 30,1 1,2 16,6 7,1 2,7 19,5 5

35,8 1 15,7 6,4 3,1 14 5

Population (millions) 1901 93 50 56,3 40,6 33,4 37 132

2. Indices synthétiques de puissance en Europe Il est calculé en donnant à chaque critère retenu la pondération suivante : la population représente 25 % du total, la production charbonnière 20 %, celle de fonte 10 %, la production de blé 25 %, Pays Allemagne Autriche-Hongrie France Royaume-Uni Russie

le commerce total 20 %. L’indice retenu pour chaque critère est proportionnel au maximum représenté par le plus puissant des cinq États dans le domaine correspondant.

Vers 1885 42,2 21,7 48,7 66,2 52

Vers 1900 54,6 29,6 46,2 59,8 53,8

Vers 1914 63,7 27,8 46,5 57,3 57,3

Ce tableau confirme donc la montée en puissance connaît une forme de stagnation et que la Russie, spectaculaire de l’Allemagne, à l’inverse le déclin sous l’effet de la politique de croissance conduite britannique, austro-hongrois, tandis que la France par Stolypine, connaît un essor non négligeable.

Deux univers idéologiques, le face-à-face de deux mondes En 1914, le contraste est total entre l’autocratie tsariste qui peut à tout moment arrêter et condamner à mort un individu et la monarchie constitutionnelle britannique qui, depuis le xviie siècle et l’Habeas Corpus, place l’individu au cœur de son système politique et des valeurs qui lui sont rattachées. Deux mondes se font face sur le même continent, régis par deux courants de pensée et les pratiques afférentes, le libéralisme face à l’autoritarisme. La ligne de partage entre ces deux espaces idéologiques passe par l’Empire allemand qui, tel Janus, le Dieu à deux faces du 206

Les grandes puissances à la veille de la Grande Guerre

panthéon romain, mêle les apports des deux systèmes. Sans tomber dans un quelconque travers téléologique, observons que la ligne de fracture sera globalement celle qui, pendant la guerre froide (1945-1989), opposera l’Ouest à l’Est ! À l’Ouest, s’affirme le libéralisme, entendu comme machine de guerre à détruire l’Ancien Régime, comme théorie révolutionnaire et comme pratique qui, au fur et à mesure du temps, devient de plus en plus conservatrice, contestée sur sa gauche, dans la deuxième moitié du xixe siècle, par les sociaux-démocrates et les

socialistes. Deux pays incarnent ce libéralisme polymorphe : la Grande-Bretagne qui, de façon pragmatique, suit la voie libérale, sans révolution, ni éviction du système monarchique. Cette capacité des Britanniques à conjuguer l’ancien et le moderne, le respect pour le passé et une grande capacité à y greffer les apports de la modernité, n’en finit pas de poser des questions : quel est le secret des Britanniques ? Faut-il invoquer l’absence de loi écrite et donc la possibilité d’infléchir des pratiques en douceur ? Doit-on mettre l’accent sur la société britannique à la fois plus fluide, via l’ascension sociale, et en même temps, plus figée dans ses pratiques au quotidien ? L’insularité qui sépare du reste du monde et en même temps qui force à vivre ensemble, a certainement dû avoir des influences en termes de psychologie collective. Quelle que soit l’hypothèse avancée, la Grande-Bretagne, déclinante sur le plan économique, n’a pas perdu en 1914 son pouvoir de rayonnement en termes politiques : le système britannique, exalté par Voltaire au xviiie siècle, est toujours un modèle. Il le reste durablement, y compris sur le plan de la théorie économique. L’année où meurt K. Marx, en 1883, naît en Angleterre J. M. Keynes, l’un des économistes les plus brillants et les plus stimulants du xxe siècle qui, par ses apports théoriques, révolutionne les perspectives de politique économique et le rapport au capitalisme. La France, en dépit de ses changements de régime politique pendant le xixe siècle – une monarchie, deux empires, deux républiques –, malgré ses révolutions – 1830, février et juin 1848, 1871 –, continue d’être considérée comme un modèle libéral, fort de la « Grande Révolution » qui a abattu l’Ancien Régime. En 1905, durant la révolution, à Saint-Pétersbourg, les ouvriers entonnent La Marseillaise pour exprimer leur attente d’un monde nouveau. Avec le temps, la IIIe République, née un peu par défaut dans le courant de la décennie 1870, accède même au rang de modèle politique : le système parlementaire, l’instauration de l’École « gratuite, laïque et obligatoire », jusqu’à l’âge de douze ans, la séparation de l’Église et de l’État et la définition d’une conception positive de la laïcité, vécue comme arrachement à la famille et comme moyen d’assurer le « vouloir vivre ensemble », font de la

République française une référence qui triomphe, en Europe, particulièrement en Tchécoslovaquie, aux lendemains de la Grande Guerre. À l’Est, en Russie, au Sud-Est, dans l’Empire ottoman, l’Occident et ses réussites industrielles intrigue et fascine. Le paradigme pour les dirigeants, tsar, sultan…, est simple : comment emprunter la voie de croissance occidentale sans révolutionner le système politique et le rapport entre « pays légal », très limité, et « pays réel », en plein essor ? La voie est étroite : la Russie est le théâtre d’une révolution en 1905, la Turquie connaît un coup d’État fomenté par les militaires en 1908. Pour se développer, l’appareil économique a besoin de liberté juridique, d’une séparation nette entre le droit des individus et celui réglementant la sphère publique, mais en se développant, la croissance produit de la différenciation sociale, creuse d’abord les écarts de richesse, avant de donner naissance à cette « immense » classe moyenne au cœur de la réflexion d’Alexis de Tocqueville (1835). Or, cette dernière a de plus en plus de mal à accepter un système politique dont elle est exclue. L’alliance entre la petite bourgeoisie, les masses paysannes et le monde prolétariat, même s’il est très minoritaire, met en péril le pouvoir autocrate de Nicolas II entre décembre 1904 et la fin de l’année 1905. Entre ces deux mondes, de nombreux « passeurs » jouent un rôle clef : au premier rang, la diaspora juive très présente en Europe centrale et orientale, surreprésentée dans les partis socialistes, internationalistes par nature, contribue à façonner les mentalités collectives. Autre facteur d’échanges, les « intellectuels », membres de cette « République – informelle – des lettres », les R. Rolland, S. Zweig, A. Einstein et autres H. Poincaré… favorisent l’émergence d’une conscience européenne. Leur influence, quoique limitée à certaines franges de la société, se nourrit de la grande liberté à circuler. Car au xixe siècle, l’adoption de l’étalon-or, l’absence de papiers d’identité, l’essor des chemins de fer, tous ces facteurs contribuent à rendre faciles les déplacements des hommes, des marchandises et, à terme, des idées. La Grande Guerre met un terme à ce processus de convergence, d’apprentissage réciproque, pour segmenter et briser l’Europe en espaces plus ou moins clos, étrangers les uns aux autres. Les grandes puissances à la veille de la Grande Guerre

FICHE  43

207

FICHE 44

La crise de juillet 1914

L

a guerre de 1914 a été voulue par des gouvernements qui cèdent face à la pression de leurs états-majors désireux d’engager les opérations dans les meilleures conditions possibles. Tout le monde espérait en une guerre courte et, bien entendu, victorieuse. Nul ne pouvait imaginer qu’elle allait durer cinq ans et conduire l’Europe dans l’abîme.

Une suite de provocations Un mois entre l’assassinat de l’archiduc héritier François-Ferdinand, le 28 juin, et la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, puis en l’espace d’une semaine décisive, la « machine infernale » s’accélère et entraîne les grandes puissances dans l’affrontement. La guerre ne fait plus peur, elle apparaît même comme la seule solution à toutes les frustrations et les rancunes accumulées durant l’âge de l’impérialisme (→ fiches 37, 38). Les opinions publiques façonnées par l’instruction publique et par une presse à grand tirage éprise de sensationnel, ne voient dans « l’Autre » qu’une image stéréotypée. Chacun peut en vouloir à son voisin : depuis 1871, la France communie dans le souvenir des provinces perdues. Le Reich entend obtenir une « place au soleil » à la hauteur de ses performances économiques (→ fiches 10, 33). L’Autriche, menacée de l’intérieur par les poussées nationalitaires (→ fiches 29, 35), cristallise ses crispations sur la Serbie accusée de vouloir réunir les Slaves du Sud en une seule entité. La Russie, mal remise de la défaite de 1905 face au Japon (→ fiches 24, 28), entend redorer son prestige par une politique jusqu’au-boutiste dans la région des détroits et dans les Balkans. Quant au Royaume-Uni, en proie au doute, il voit dans l’Allemagne le principal de ses rivaux. Sur ce fond d’antagonismes, les hommes politiques au pouvoir portent une grande responsabilité : le Lorrain, Raymond Poincaré (1860-1934), président de la République en 1912, donne carte blanche à Nicolas II (1868-1917) 208

La crise de juillet 1914

lors de son voyage à Saint-Pétersbourg entre les 15 et le 23 juillet. Guillaume II (1859-1941), le vieux François-Joseph (1830-1916), monté sur le trône en 1848, cèdent face aux exigences de leurs états-majors. Pour tous, il s’agit d’apparaître comme la victime et non l’agresseur. Ainsi, tous les partis politiques, y compris les socialistes, pourront rallier « l’union sacrée », la « Bürgerfrieden ».

L’inefficacité des contrepouvoirs Trois contre-pouvoirs pouvaient éventuellement freiner cette course à la « guerre civile » européenne, une forme moderne de la guerre du Péloponnèse, opposant les Athéniens aux Lacédémoniens au iv e siècle avant J.-C. L’Église catholique ne put jouer ce rôle car il s’agissait pour elle de ne pas affaiblir l’Empire austro-hongrois, très catholique (→ fiche 40). L’Internationale socialiste, très affaiblie par l’assassinat de Jean Jaurès, le 31 juillet 1914, ne parvint pas à « faire la guerre à la guerre ». Quant aux intérêts capitalistes, ils n’étaient pas assez internationalisés pour contrer les démons nationalistes. Dès lors, la guerre « fraîche et joyeuse » ne suscite pas d’opposition de la part des conscrits qui pensent être de retour chez eux avant Noël 1914. C’était sans compter sur la puissance des structures économiques ni sur l’héritage de la « Grande révolution ». Cette dernière, par la « levée en masse », avait inventé la guerre des Nations, succédant à la guerre des mercenaires. La conflagration mondiale de 1914-1918 s’inscrit à la confluence de ce processus et d’une autre caractéristique du xix e siècle, l’industrialisation, la mécanisation, la chimisation... La Première Guerre mondiale serait un mélange paradoxal entre une guerre de paysans s’enterrant dans des tranchées et une guerre technologique utilisant les derniers perfectionnements de l’industrie triomphante.

FICHE  44 Les camps en présence en 1914

4. VIII

Triple Alliance

Belgique Royaume-Uni

3. VI II

Triple Entente

1. VIII

Allemagne France

Russie

AutricheHongrie

Neutralité belge Serbie, alliée de la Russie

28. VII

La logique de guerre Serbie

Pays prenant l’initiative de déclarer la guerre

La course à l’abîme

La course à l’abîme

La guerre du futur Les généraux allemands pensent très tôt une guerre technologique intégrant les derniers perfectionnements de la civilisation industrielle tandis que le commandement français, formé sur le terrain des conquêtes coloniales, reste fidèle au culte de l’offensive à tout prix. Il fallut attendre 1916 pour qu’une révolution culturelle transforme en profondeur son état d’esprit. « Cette guerre est celle à laquelle nous pensons surtout, car c’est la guerre que nous aurions à faire nous-mêmes, et, précisément, elle nous apparaît presque comme un sphinx incompréhensible, énigmatique. Il ne semble pas douteux qu’elle mettra en jeu des forces qu’aucune expérience ne permet d’apprécier, et dont on ne peut que difficilement imaginer les effets avec quelque exactitude. Les nations tout entières sont appelées à marcher les unes contre les autres. Elles combattront avec des armes perfectionnées qu’on n’a encore jamais employées. La situation de l’infanterie, de l’artillerie et de la cavalerie est complètement changée. Les moyens de transports se sont développés et transformés d’une manière telle qu’en aucune guerre,

les troupes n’en ont mis en œuvre de semblables. Tous les moyens techniques apportent leur concours pour faciliter les mouvements. L’air lui-même sera conquis. Le ballon dirigeable et l’aéroplane introduisent un élément tout nouveau dans l’art de la guerre. La question des modifications modernes se pose aussi : quelle sera leur influence sur le combat ? Toute vie industrielle semble devoir s’arrêter, dès que toute la jeunesse masculine est enlevée. On a prétendu que les effets des armes modernes sont tels que les nerfs des peuples trop civilisés des peuples de l’Europe centrale ne pourraient y résister longtemps. Enfin, il faut peser aussi l’influence que la lutte sur mer exercera sur la situation continentale et sur l’ensemble des opérations. Le ravitaillement des nations peut dépendre de la tournure qu’elle prendra dans certaines circonstances. Bref, la guerre de l’avenir mettra en action une quantité de forces qu’on ne peut, semble-t-il, apprécier à l’avance. » F. von Bernhardi, La Guerre moderne, 1911, cité par G. Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie. R. Laffont, 1990, p. 1064/1065.

La crise de juillet 1914

209

FICHE  44

« Le généralissime se trouve plus en arrière, dans une maison aux bureaux spacieux, où il a à sa disposition le télégraphe électrique et le télégraphe sans fil, le téléphone et les appareils optiques, où une multitude d’automobiles et de motocyclettes, équipées pour les courses les plus lointaines attendent les ordres. C’est là qu’assis dans un fauteuil commode, devant une grande table, le moderne Alexandre a devant ses yeux, sur une carte, tout le champ de bataille ; c’est de là que, par téléphone, il oriente ses subordonnés ; c’est là encore qu’il reçoit le compte-rendu des commandants d’armée et de corps d’armée, ceux aussi des ballons, captifs ou dirigeables qui tout le long de la ligne, observent les mouvements de l’ennemi, surveillent ses positions. » A. von Schlieffen, Mélanges, 1910, cité par G. Chaliand, op. cit., p. 1030.

La Grande Guerre a donné raison aux Allemands... « Le commandement des armées occidentales s’est retrouvé confronté à un mode de conflit qui dépassait complètement son expérience et ses modes de pensée. Les généraux se sont trouvés dans la situation où se retrouveraient peut-être nos chefs d’armée face à une guerre bactériologique : désorientés. De plus, c’était des hommes assez âgés. Rares sont ceux qui comme Luddendorff du côté allemand, Pétain, chez les Français, ont su s’adapter. Pétain a compris une chose toute simple : dans les conditions stratégiques et tactiques de 1914-1918, la défensive est supérieure à l’offensive. Il en tire donc les conséquences et, à l’époque, c’est une révolution mentale. » S. Audoin-Rouzeau, Interview donnée au journal Le Point, 15 juillet 2004.

L’inquiétude britannique Depuis 1906, Allemands et Britanniques se livrent une course aux armements navals. À l’initiative de Sir John Fisher, premier Lord de la mer, les chantiers navals britanniques mettent au point un nouveau type de navire, les Dreadnought, surclassant tous les croiseurs existant, ce qui Date de lancement

Tonnage

Vitesse (nœuds)

Artillerie, calibre maximum en cm

Bordées principales (en livres)

1906 1910 1913

16 500 22 500 25 000

18,5 21 25

30,48 34,29 37,50

5 300 12 500 14 000

« Tout le caractère de la flotte allemande montre qu’elle est destinée à l’action agressive et offensive la plus large possible, dans la mer du Nord et l’Atlantique nord – action dirigée, d’après le mémorandum accompagnant leur premier projet de loi, contre la puissance navale la plus forte, au moment où celle-ci ne serait pas en état, du fait de d’obligations dans ses colonies ou dans une autre partie de l’empire, de concentrer toutes ses forces pour riposter à l’attaque. La structure des bateaux de guerre allemands montre clairement qu’ils sont destinés à l’attaque et à l’action. Ce ne sont pas

210

relance les méfiances réciproques. Bénéficiant des derniers progrès technologiques, dont l’utilisation du fioul à la place du charbon, ces nouveaux « géants » des mers symbolisent la rivalité navale entre les deux pays.

La crise de juillet 1914

des croiseurs destinés à protéger des colonies et un commerce dans le monde entier. [...] Je ne veux pas entrer dans des détails techniques, mais la position des canons, l’armement, la façon dont sont placés les tubes lance-torpilles – tout cela permet aux experts navals de dire que l’idée d’une action soudaine et agressive de très vastes dimensions contre une grande puissance navale moderne, constitue indubitablement le principe directeur de la politique navale allemande. » Commission de Défense impériale, 118e séance, 11 juillet 1912, cité dans Churchill, R. S. Churchill, Stock, 1969, p. 507.

Les hystéries politiques L’hystérie n’est pas qu’un sujet médical, elle est aussi l’objet d’étude pour les historiens. Parmi ces derniers, I. Bibò, historien hongrois, s’y intéresse très tôt, durant l’entre-deux-guerres. « Le point de départ de l’hystérie politique est toujours une expérience historique traumatisante de la communauté. Il ne s’agit pas d’un traumatisme quelconque ; il faut que les membres de la communauté aient le sentiment que la solution des problèmes qui en découlent dépassent leurs capacités. [...] La pensée, les sentiments et l’activité de la communauté se fixent pathologiquement sur une interprétation d’un seul vécu. Dans cet état de fixation et de paralysie, les problèmes actuels deviennent insolubles, si, d’une façon ou d’une autre, ils sont en rapport avec le point sensible. Mais, tout comme l’individu, la communauté n’ose pas se l’avouer, elle se réfugie donc dans une pseudo-solution, dans une solution illusoire et s’invente une formule ou un compromis qui cherche à concilier l’inconciliable, en évitant soigneusement

FICHE  44

les forces qui, dans la réalité, s’opposent à la solution et qu’il faudrait combattre pour y parvenir. Dans ces situations, le pays agit comme s’il était uni, alors qu’il ne l’est pas, comme s’il était indépendant, alors qu’il ne l’est pas, comme s’il était démocratique, alors qu’il ne l’est pas, comme s’il vivait une révolution, alors qu’en réalité il croupit dans l’inactivité. Une communauté engluée dans cette fausse situation entretient avec la réalité un rapport de plus en plus faux ; pour résoudre ses problèmes elle ne part pas de ce qui existe et de ce qui est possible, mais de ce qu’elle s’imagine être ou de ce qu’elle voudrait devenir. [...] La vision du monde de l’hystérique est fermée et homogène ; elle explique tout, elle justifie tout, ses affirmations sont en parfaite harmonie avec ses prescriptions. C’est donc un système clos dont les éléments entretiennent entre eux un rapport parfaitement satisfaisant. » I. Bibó, Misère des petits États d’Europe de l’Est, L’Harmattan, 1986, p. 21/23.

Le face-à-face des deux systèmes diplomatiques En apparence, la Triple Alliance ou Triplice paraît plus solide que la Triple Entente : elle est renouvelée régulièrement depuis 1882. En fait, elle ne résiste pas à l’antagonisme territorial entre l’Autriche-Hongrie et l’Italie qui se focalise sur Trieste, Trente et les terres « irrédentes », le Haut Frioul. Dans un échange de lettres secrètes datant de 1902 avec Paris, Rome s’engage à la neutralité soit si l’Allemagne est l’agresseur de la France (cas déjà stipulé par la Triplice), soit si l’Italie estime que la France est obligée de répondre à une provocation allemande. Berlin ne peut donc compte de façon certaine que sur Vienne (→ fiche 37). La triple Entente dont la colonne vertébrale est l’alliance franco-russe, semble plus fragile. Elle est récente puisqu’elle date de 1904-1907. Elle permet de résoudre les contentieux bilatéraux entre les signataires, mais les Britanniques qui se sont bornés à des promesses générales, gardent les mains libres. Stricto sensu, à la veille de la guerre, ils n’ont d’alliance qu’avec le Japon.

À un système continental s’oppose un autre périphérique. Ils donnent naissance à deux perceptions antagonistes : du côté allemand, le complexe d’encerclement, du côté britannique, la crainte de voir « le cœur de l’île mondiale, le Heartland », selon l’expression du géostratège H. McKinder (1861-1947) tomber sous la coupe d’une coalition germano-russe. Reconnaissons qu’à l’occasion de la guerre russo-japonaise, la diplomatie allemande faillit réaliser cet objectif. Déçu par l’attitude française durant la guerre, Nicolas II rencontre Guillaume II à Björkö, sur le golfe de Finlande, le 24 juillet 1905, et signe un projet d’alliance défensive proposé par l’Allemagne. Mais les besoins en capitaux de la Russie sont tels que la France parvient à faire annuler cet engagement. L’arme financière, caractéristique centrale de l’âge impérialiste, a été utilisée par Paris à des fins diplomatiques et militaires.

La crise de juillet 1914

211

Vers le

xxe siècle

S

ans tomber dans le travers téléologique, de toutes les évolutions, celles culturelles et scientifiques annoncent le mieux le passage du xixe au xxe siècle. Les artistes expriment la fin d’un monde : la perspective, maîtresse dans la peinture depuis le Trecento, laisse la place en 1907 à la déconstruction cubiste. La couleur pure triomphe dans les peintures fauves tandis que « l’expressionnisme », concept inventé en

1910 par l’historien d’art A. Matejcek, clôt l’impressionnisme. À la gamme tonale succède celle a-tonale ou sérielle de l’école de Vienne dominée par A. Schönberg. Quant à la science, elle aussi connaît une rupture totale puisque la mécanique newtonienne cède la place à celle quantique en 1900. Alors que Röntgen découvre le rayon « X », S. Freud pose les fondements de la psychanalyse.

Évolutions culturelles en France

212

Évolutions culturelles dans le monde

1893

• Premier salon de l’automobile • S. Mallarmé Vers et proses

• Maison Tassel de Horta à Bruxelles • Mort de P. Tchaïkovski

1894

• C. Debussy, Prélude à l’après-midi d’un faune • E. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique • Le Douanier Rousseau peint La Guerre

• Edvard Munch peint Cendres • Otto Wagner conçoit la gare de Karlsplatz à Vienne • Premier pont en béton armé en Suisse • G. D’Annunzio, Le Triomphe de la mort

1895

• P. Cézanne, Onze études de la montagne SainteVictoire • Les frères Lumière réalisent la première projection cinématographique devant 33 personnes • Mort de L. Pasteur qui, dix ans auparavant, a expérimenté le vaccin contre la rage sur l’homme

• Première biennale à Venise • Hôtel Solvay de Horta à Bruxelles • E. Munch peint Le Cri • S. Freud, Esquisse d’une psychologie scientifique • W. Röntgen découvre les rayons « X » • Mort de F. Engels

1896

• M. Proust, Les Plaisirs et les jours • A. Jarry, Ubu roi • H. Becquerel observe le rayonnement des corps radioactifs • Premiers films de G. Meliès

• T. Herzl, L’État juif • Revue de la sécession munichoise, Jugendstil • A. Tchekhov, La Mouette • Première de Ainsi parlait Zarathoustra de R. Strauss

1897

• Rodin, Monument à Victor Hugo • A. Gide, Les Nourritures terrestres • P. Gauguin peint Noa Noa • L. Bloy, La femme pauvre

• H.G. Wells, L’Homme invisible • Thomson mesure la charge de l’électron • Hilbert élabore sa théorie des nombres de corps algébrique • Fondation de la « sécession » viennoise par G. Klimt • Audition du Quatuor d’A. Schönberg, fondateur de la musique sérielle

1898

• « J’accuse » de Zola et naissance de « l’intellectuel » • Pierre et Marie Curie découvrent le radium • Fondation de la Ligue des droits de l’homme • Premier salon de l’automobile à Paris • Mort de S. Mallarmé • J. K. Huysmans, La cathédrale

• G. Marconi réalise la première transmission radiotélégraphique • A. Gaudi conçoit la Casa Calvet à Barcelone • A. Böcklin peint La Peste • H. G. Wells, La Guerre des mondes • J. M. Olbrich bâtit la Maison de la Sécession à Vienne

1899

• Méliès tourne L’Affaire Dreyfus • Ravel, Pavane pour une infante défunte • Guimard dessine les entrées du métro à Paris

• G. Klimt décore l’université de Vienne • R. Kipling, Le Livre de la jungle (éd. française) • H. Ibsen, Peer Gynt

Vers le xxe siècle

Évolutions culturelles en France

Évolutions culturelles dans le monde

1900

• Le barreau est ouvert aux femmes • Colette publie le début de la série des Claudine • Monet, série des Ponts de Londres • Première édition du Guide Michelin • Construction du pont à une seule voûte, Alexandre III • L’exposition universelle de Paris est consacrée à la « fée électricité »

• Premier dirigeable rigide Zeppelin (Allemagne) • S. Freud, Interprétation des rêves • M. Planck présente sa théorie des quantas à Berlin • Mort de F. Nietzsche • Mort d’O. Wilde • A. Strindberg, La Danse de mort • G. Puccini, La Tosca

1901

• Première attribution du prix Nobel de littérature à Sully Prudhomme • H. Matisse livre ses premières sculptures • Mort de H. de Toulouse-Lautrec

• G. Marconi, première liaison télégraphique transatlantique sans fil • T. Mann, Les Buddenbrook • Mort de G. Verdi

1902

• Pelléas et Mélisande de C. Debussy • Mort d’É. Zola

• P. Picasso peint La Buveuse assoupie • M. Gorki, Les Bas fonds

1903

• Prix Nobel de physique au couple Curie et à Becquerel • Premier tour de France cycliste

• W. Kandinsky peint Le Cavalier bleu (Der Blaue Reiter) • Premier vol des frères Wright en aéroplane aux USA

1904

• H. Matisse, Luxe, calme et volupté

• A. Tchekhov, La Cerisaie

1905

• H. Poincaré formule l’hypothèse sur l’électron déformable et compressible • C. Debussy compose la musique de La Mer • Auguste Perret montre les structure en béton d’un garage à Paris • Mouvement « fauve ». Salon d’automne de Paris (Vlaminck, Derain, Marquet…)

• Einstein présente sa théorie sur la relativité restreinte et sur la théorie quantique de la lumière • S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité • P. Picasso, Les Saltimbanques, Les Adolescents, Le Bouffon • Fondation du mouvement expressionniste, Die Brücke, à Dresde par les peintres Heckel, SchmidtRotluff, Kirchner

1906

• G. Braque, Paysage de l’Estaque Le salon d’Automne expose à Paris plusieurs artistes russes • Mort de P. Cézanne • Alain, Propos • Marie Curie 1re femme professeur à la Sorbonne

• R. Musil publie Les Désarrois de l’élève Törless • Dostoïevski fait paraître Les Frères Karamazov • Mort d’Ibsen • Exécution de La Première symphonie de chambre de A. Schönberg • J. London, Croc-Blanc

1907

• G. Braque, Grand nu • Fin du fauvisme, « mouvement » sans chef, ni programme • H. Bergson, L’Évolution créatrice

• P. Picasso, Les Demoiselles d’Avignon • Nobel de littérature à R. Kipling

1908

• G. Sorel publie ses Réflexions sur la violence • Apparition du terme « cubiste » • Premier salon de l’aéronautique au Grand Palais • P. Claudel, Cinq grandes odes

• A. Adler, La Pulsion agressive dans la vie et dans la névrose • M. Gorki, La Mère • Plaidoyer de l’architecte autrichien A. Loos contre l’ornement dans les édifices

1909

• Triomphe des ballets russes de Diaghilev à Paris • Première traversée de la Manche en avion par Louis Blériot

• Création du mot « gène » • Exposition Van Gogh à Munich • Manifeste du futurisme de Marinetti

1910

• Fondation de la Société internationale de psychanalyse

• T.H. Morgan avance la théorie selon laquelle les facteurs mendéliens sont disposés en ligne, le long des chromosomes • Dernière exposition de Die Brücke à Dresde



Vers le xxe siècle

213

214

Évolutions culturelles en France

Évolutions culturelles dans le monde

1911

• Le cinéma accède au rang de septième art • Exposition d’œuvres cubistes au Salon des Indépendants à Paris • V. Larbaud, Fermina Marquez • Théâtre des Champs-Élysées conçu par l’architecte A. Perret

• E. Solvay réunit à Bruxelles les 24 meilleurs physiciens mondiaux pour discuter des théories quantiques • Le mouvement du Blaue Reiter à Munich exprime sa volonté de rompre avec la tradition : recours à la couleur pure, emprunts formels aux arts non européens

1912

• Daphnis et Chloé de M. Ravel

• Pierrot Lunaire d’A. Schönberg

1913

• Première du Sacre du printemps d’I. Stravinsky au Théâtre des Champs-Élysées • La Colline inspirée de M. Barrès • Prose du Transsibérien de B. Cendrars • Femme à la guitare de G. Braque • Alain Fournier, Le Grand Meaulnes

• Niels Bohr introduit dans la théorie atomique d’E. Rutherford la mécanique quantique • A. Einstein, Sur La théorie de la relativité restreinte et générale • V. Kandinsky, Le Jugement dernier • T. Mann, La Mort à Venise

1914

• Première de Parsifal de R. Wagner à l’Opéra de Paris • A. Gide, Les Caves du Vatican • F. Mauriac, La Robe prétexte

• Dans son tableau, Combats de formes, F. Marc pressent dans ses tableaux l’apocalypse de la Grande Guerre • Premier film de Charlot • A. Berg, Trois Pièces pour orchestre

Vers le xxe siècle

Index Les noms de personnes sont en petites capitales, les noms géographiques en italiques.

A Abd el Kader 52, 86 Abdul Hamid 107, 191 Abdul Majid 104 Abyssinie 48 Adler, Alfred 215 Adoua 48, 50, 60, 86, 116, 186 Afghanistan 58, 59 Afrique 12, 14, 34, 35, 36, 40, 42, 44, 47, 50, 51, 54, 55, 56, 57, 60, 66, 84, 85, 86, 116, 117, 118, 119, 132, 160, 183, 184, 186, 206 Afrique centrale 48, 52, 54 Afrique du Nord 44, 47, 52, 116 Afrique du Sud 32, 40, 42, 43, 54, 162 Afrique Occidentale Française (AOF) 44, 60 Alain 215 Alaska 58, 60, 127, 130, 131, 179 Albanie 191 Alexandre Ier de Russie 13, 39 Alexandre II de Russie 98, 132, 135, 182 Alexandre III de Russie 30, 182, 215 Algérie 44, 46, 52, 55, 56, 57, 86, 104, 146, 198 Ali Pacha 106 Allemagne 13, 17, 21, 25, 28, 30, 44, 48, 49, 50, 51, 59, 60, 61, 64, 75, 76, 80, 82, 83, 92, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 118, 120, 135, 154, 155, 156, 157, 160, 164, 166, 167, 172, 173, 176, 178, 179, 180, 182, 186, 188, 190, 199, 201, 206, 208, 210, 213, 215 Alsace 80, 83, 148, 166, 171, 174 Amérique latine 14, 40, 44, 56, 64, 65, 66, 67 Amundsen, Roald 36

Anderson, Benedict 132, 172, 190 Angleterre 12, 13, 16, 18, 19, 20, 21, 22, 25, 28, 30, 32, 38, 39, 40, 41, 42, 44, 46, 47, 48, 51, 57, 58, 59, 60, 64, 67, 82, 83, 88, 89, 90, 91, 92, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 104, 106, 107, 108, 110, 112, 113, 114, 116, 118, 120, 144, 146, 149, 154, 155, 156, 157, 160, 161, 162, 163, 164, 167, 172, 178, 179, 182, 183, 184, 186, 187, 191, 199, 206, 208, 209, 210 Annam 59 Anvers 25, 32, 70 Arago, François 156 Ariès, Philippe 170 Arkwright, Richard 18, 20, 38 Aron, Raymond 175, 206 Asquith, Herbert Henry 92 Audoin-Rouzeau, Stéphane 212 Australie 17, 32, 42, 54, 57, 59, 60 Autriche 10, 12, 13, 17, 21, 25, 30, 74, 76, 78, 79, 82, 83, 104, 135, 140, 141, 142, 166, 180, 190, 193, 194, 206, 208, 210 Autriche-Hongrie 21, 30, 104, 135, 140, 141, 166, 172, 180, 206, 208, 213 Azeglio, Massimo d' 76, 79

B Bade 74, 82 Bairoch, Paul 18, 139 Bakou 60, 84, 107 Bakounine, Mikhaïl 92, 95 Balbo, Cesare 76 Baratieri, maréchal 48, 186 Bariatinski, Alexandre 87 Barrère, Camille 182 Barrès, Maurice 94, 216 Bartholdi, Frédéric Auguste 126

Bavière 82 Bayer 154 Bebel, August 92 Becquerel, Henri 214, 215 Belgique 18, 19, 21, 25, 28, 36, 60, 68, 70, 71, 74, 110, 118, 166 Bell, Graham 130 Bengale 112 Bénin 84, 86, 116 Benoît XV 192 Berg, Alban 140, 216 Bergson, Henri 215 Berlin 30, 33, 48, 50, 51, 74, 82, 104, 107, 135, 140, 157, 166, 170, 182, 183, 186, 188, 190, 213, 215 Berlin, conférence de 47, 50, 59, 116, 184 Berlin, congrès de 104, 107, 190 Bernhardi, Friedrich von, général 149, 180, 211 Bernstein, Eduard 92, 94 Berstein, Serge 196 Berthollet, Charles-Louis 38 Bessemer, Henry 39 Bethmann Hollweg, Theobald von 51, 184 Bibó, Istvan 184 Bibó, Itsvan 213 Birmanie 57, 59, 112 Bismarck, Otto von 26, 48, 50, 75, 80, 83, 92, 99, 108, 136, 146, 164, 178, 180, 182, 184, 192 Blanqui, Adolphe 18 Blériot, Louis 215 Bloy, Léon 214 Böcklin, Arnold 180, 199, 214 Boers 40, 42, 43, 51, 59, 60, 162, 183, 186, 187 Bohème 142 Bohr, Niels 216 Bolivar, Simon 56, 64, 66, 86 Bolivie 64, 66 Bombay 26, 37, 60, 84, 114

Index

215

Bonnard, Pierre 199, 201 Bonnot, Jules 95 Bosnie-Herzégovine 135, 140, 166 Boukharine, Nikolaï 187 Boulanger, Georges, général 171 Bourdon, François 39 Bourgeois, Léon 94, 202 Braque, Georges 199, 200, 215, 216 Braudel, Fernand 20 Brentano, Lujo 166 Brésil 17, 54, 56, 59, 66, 94, 175 Briand, Aristide 101 Bruno, G. (Augustine Fouillée) 172 Bruxelles 32, 70, 205, 214, 216 Bryan, William Jennings 178 Buchez, Philippe 195 Budapest 74 Buenos Aires 30, 33, 64, 66 Bugeaud, Thomas Robert, général 52, 55 Bulgarie 188, 190, 191 Bülow, Bernhard von 51 Byron, lord 78, 191

C Cabanel, Alexandre 199, 200 Cabot Lodge, Henry 179 Caillebotte, Gustave 198, 201 Calcutta 37 Californie 67, 127, 156, 162, 173 Cambodge 58 Cambon, Jules 182 Cambon, Paul 182 Cameroun 59 Campbell-Bannerman, Henry 92 Canada 17, 40, 42, 54, 57, 58 Canton 108 Caraïbes 44, 127, 176, 179 Carey, Henry 154 Carey, Henry Charles 128 Carnegie, Andrew 127 Caro, Heinrich 39 Caron, François 156, 157 Cartwright, Edmund 20, 38 Casablanca 52 Cassatt, Mary 130, 199 Cavour, Camille 76, 78, 79 Ceylan 12, 55

216

Index

Cézanne, Paul 198, 199, 200, 201, 214, 215 Chaliand, Gérard 211, 212 Chamberlain, Houston Stewart 52 Chamberlain, Joseph 28, 40, 42, 149, 162, 163, 184 Chamil 57, 86, 87, 135 Chaplin, Charlie 216 Charles-Albert de Sardaigne 74, 76, 79 Charles X 68, 70, 74 Che-houang 36 Chili 66 Chine 36, 51, 57, 59, 60, 84, 86, 95, 104, 108, 110, 111, 179, 186, 206 Chopin, Frédéric 68 Chtchoukine, Sergueï 136 Cixi 111 Class, Heinrich 166 Claudel, Paul 215 Clemenceau, Georges 13, 44, 88 Cobden, Richard 28, 46, 163 Cochinchine 58, 84 Colette 215 Cologne 74 Colombie 66, 67, 186 Congo 36, 46, 51, 54, 58, 60, 116, 118, 184 Constantinople 106, 107, 186, 191 Corbin, Alain 24 Corée 108, 120, 186, 206 Corot, Camille 199 Cort, Henry 38 Côte d’Ivoire 59 Coubertin, Pierre de 150 Courbet, Gustave 199, 200 Cracovie 13, 71 Crimée, guerre de 57, 87, 106, 132, 191 Crompton, Samuel 38 Cuba 67, 184, 186 Curie, Marie 214, 215 Curie, Pierre 214, 215 Curzon, Lord George 114 Custer, George Armstrong, général 130 Custozza 74 Czartoryski, Adam Jerzy 175

D Daghestan 57, 86, 87 Daguerre, Louis 39 Dahomey 59 Daimler, Gottlieb 107 Dalhousie, Lord James 114 Danemark 17, 82, 83, 166 Danilevski, Nikolaï 191 D’Annunzio, Gabriele 214 Darby, Abraham 18, 38 D’Arcy, William Knox 107 Darwin, Charles 95, 160, 192 Daubigny, Charles-François 199 Daumier, Honoré 198 David, Jacques-Louis 199, 200 Davies, Norman 69, 71, 175 Debussy, Claude 214, 215 Degas, Edgar 130, 199 Delacroix, Eugène 198, 199, 200, 201 Delcassé, Théophile 182 De Miranda, Francisco 64, 66 Denis, Maurice 199, 200 Derain, André 199, 215 Déroulède, Paul 44 Desportes, Marc 25 Dessalines, Jean-Jacques 64 De Sucre, Antonio José 64 Deterding, Henri 107 Diaghilev, Serge 215 Dickens, Charles 30, 88 Diesel, Rudolf 107 Disraëli, Benjamin 40, 42 Dogali 48 Dostoïevski, Fiodor 215 Drake, Edwin 106 Dreyfus, capitaine 171, 175, 196, 198, 214 Du Boff, Richard B. 156 Duferin, Lord 114 Dufy, Raoul 201 Dunant, Henri 202, 204 Durand-Ruel, Paul 201 Durkheim, Émile 214 Duruy, Victor 144

E Eastman, George 131 Edison, Thomas 127, 130, 156, 157, 158, 170 Égypte 56, 104, 107, 116, 191 Eiffel, Gustave 126 Einstein, Albert 209, 216

Einstein, Alfred 215 Empire ottoman 40, 51, 57, 60, 61, 86, 87, 104, 105, 106, 107, 135, 139, 172, 186, 188, 190, 191, 209 Engels, Friedrich 20, 89, 214 Enver Pacha 188, 191 Érythrée 48 Espagne 17, 25, 51, 60, 64, 66, 67, 83, 86, 95, 172, 176, 179 Essen 30, 88 États-Unis 10, 13, 14, 17, 24, 28, 39, 54, 57, 58, 59, 60, 61, 64, 66, 67, 96, 97, 98, 99, 100, 106, 110, 116, 124, 126, 127, 128, 130, 131, 132, 148, 149, 154, 155, 156, 157, 162, 167, 175, 176, 177, 178, 179, 182, 183, 184, 186, 201, 206, 208, 215 Éthiopie 48, 186 Étienne, Eugène 47

F Fachoda 40, 47, 60, 162, 180, 186 Faraday, Michael 156 Fayol, Henri 154 Ferdinand II de Sicile 74 Ferro, Marc 54, 55, 64, 119, 138 Ferry, Jules 36, 42, 44, 46, 119, 184, 192 Fisher, John 212 Flaubert, Gustave 46 Floride 37, 67 Ford, Henry 127, 154 Fouillée, Alfred 127 Fourmies 99 Fournier, Alain 216 Fourneyron, Benoît 39 France 7, 10, 12, 13, 16, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 25, 26, 28, 30, 38, 42, 44, 46, 47, 48, 51, 54, 56, 57, 59, 67, 68, 70, 72, 74, 76, 80, 83, 86, 88, 89, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 104, 110, 112, 116, 118, 119, 120, 124, 135, 138, 139, 143, 144, 146, 147, 148, 149, 154, 156, 157, 160, 162, 163, 164, 167, 168, 170, 171, 172, 173, 174, 178, 180, 182, 183, 184, 186, 188, 190, 191, 192, 193, 198, 199, 200, 201, 206,

208, 209, 210, 213, 214, 215, 216 Francis, James B. 39 François-Ferdinand, archiduc 180, 191, 210 François Ier, empereur d’Autriche 13 François-Joseph, empereur d’Autriche 74, 79, 140, 142, 210 Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse 7, 13 Freud, Sigmund 140, 180, 214, 215 Friedrich, Carl Dietrich 199 Friesz, Émile Othon 199

G Gabon 57 Gallieni, Joseph, général 55 Gambetta, Léon 46 Garibaldi, Giuseppe 76, 78, 79 Gaudi, Antonio 214 Gauguin, Paul 34, 199, 214 Geary, Patrick J. 173, 174 Gellner, Ernest 75 Géricault, Théodore 198, 199, 200 Gettysburg 128 Gide, André 216 Giers, Nicolas de 182 Gilchrist, Percy 39 Gille, Bertrand 156 Gilles, Bertrand 23 Girard, Philippe de 39 Glasgow 32, 33 Glotz, Rüdiger von der, général 51, 188 Gneisenau, maréchal 7 Gölap, Ziya 191 Gordon, Charles, général 59, 84, 116 Gorki, Maxime 215 Gortchakov, Alexandre 182 Gots, Mikhaïl 137 Gramme, Zénobe 156 Grant, Ulysse 130 Grèce 104, 106, 135, 188, 190, 191, 198 Grégoire XVI 193 Grey, Edward 182 Griffuelhes, Victor 95 Grotius, Hugo 202 Guatemala 66, 67

Guillaume Ier, empereur d’Allemagne 80, 83, 120 Guillaume II, empereur d’Allemagne 13, 48, 51, 60, 107, 114, 164, 180, 182, 184, 186, 210, 213 Guimard, Hector 214 Guizot, François 23, 70

H Haffkine, Waldemar 55 Haggard, Rider 40 Haïti 56, 66, 86 Hambourg 33, 99, 170 Hanotaux, Gabriel 182 Hanovre 12, 82 Hargreaves, James 38 Hastings, Lord Francis 114 Haussmann, baron 31, 33 Hawaï 59, 179 Heckel, Erich 199, 215 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 82, 83, 115 Herzl, Theodor 171, 175, 214 Hilbert, David 214 Hobsbawm, Eric 18 Hobson, John Atkinson 40, 187 Hodler, Ferdinand 199 Hoffmann, Joseph 140 Hollande 59, 166 Holstein 82, 83 Holstein, baron von 182 Hong Kong 37, 57, 110 Hongrie 25, 140, 141, 142, 166 Hong, Xiuquan 110 Horta, Victor 214 Hugenberg, Alfred 166 Hugo, Victor 25, 29, 30, 88, 144, 214 Hunt, William Holman 199 Huysmans, Joris-Karl 214

I Ibsen, Henrik 214, 215 Inde 42, 44, 46, 52, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 86, 87, 112, 113, 114, 115, 183 Indes 40, 42, 58, 59, 60, 84, 112, 113, 114, 115, 162 Indochine 55 Indonésie 55

Index

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Ingres, Jean-Dominique 199, 200 Irlande 14, 97 Italie 13, 17, 21, 22, 25, 48, 49, 50, 61, 74, 75, 76, 78, 79, 83, 94, 95, 106, 118, 139, 140, 147, 150, 172, 180, 183, 186, 188, 198, 202, 206, 208, 213

J Jacquard, Joseph Marie 38 Jacquart, Joseph Marie 88 Japon 19, 32, 57, 60, 108, 120, 122, 123, 135, 136, 139, 150, 179, 186, 198, 206, 208, 210, 213 Jarry, Alfred 174, 214 Jaurès, Jean 92, 101, 171, 210 Jouffroy d’Abbans, Claude 38

K Kabylie 58 Kahnweiler, Daniel Henry 201 Kalahari 36 Kandinsky, Wassily 215, 216 Kang, Youwei 111 Kay, John 38 Kelvin, lord 156 Kenya 60 Keynes, John Maynard 209 Khartoum 59, 84, 116 Kipling, Rudyard 40, 55, 114, 183, 184, 214, 215 Kirchner, Ernst Ludwig 199, 215 Kirdorf, Emil 167 Kissinger, Henry 178 Kitchener, Horatio Herbert 40, 55, 60, 84, 162, 184, 186 Klimt, Gustav 143, 199, 214 Koch, Robert 55 Kossuth, Lajos 74 Kruger, Paul 43 Krupp 30, 88, 149, 166, 167, 184

L La Haye 5, 107, 149, 202, 204 La Mennais, Jean-Marie 195 Lampedusa, Giuseppe Tomasi di 78

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Index

Lamsdorff, Otton comte 182 Larbaud, Valery 216 Lassalle, Ferdinand 98 La Tour du Pin, René de 195 Laurens, Henri 106 La Valette, Charles de 106 Le Bon, Gustave 198 Le Caire 60 Le Cap 12, 37, 43, 56, 59 Le Chatelier, Henry 39 Le Creusot 30, 38, 88, 90, 91, 98 Le Douanier Rousseau 214 Lénine, Vladimir Ilitch 108, 120, 134, 137, 168, 187 Lenoir, Étienne 39 Léon XII 192, 193 Léon XIII 192, 193, 194 Leopardi, Giaccmo 76 Léopold II 36 Leroy Beaulieu, Paul 46 Lesseps, Ferdinand de 146 Lévy-Leboyer, Maurice 170 Liban 58 Libéria 57 Libye 48, 61, 84, 86, 186, 188 Liman von Sanders, Otto 51 Lincoln, Abraham 128, 130 List, Friedrich 19, 28, 80, 83, 128, 154, 166 Livingstone, David 34, 36, 57 London, Jack 215 Londres 26, 28, 29, 30, 32, 33, 37, 42, 48, 51, 54, 57, 58, 59, 60, 70, 79, 88, 92, 95, 98, 104, 107, 108, 112, 114, 140, 144, 157, 160, 162, 163, 164, 166, 170, 182, 183, 186, 188, 200, 215 Loos, Adolf 140, 143, 215 Lorraine 80, 83, 148, 166, 171, 174 Loti, Pierre 183, 184 Louis-Philippe 68, 70, 72, 74 Louis XVIII 198 Luddendorff, Erich, général 212 Lumière, Auguste et Louis 7, 66, 69, 76, 195, 202, 214 Lyautey, maréchal 52, 55, 184 Lyon 33, 90, 96, 144 Lysis 170 Lytton, Lord Robert 115

M Macédoine 188, 191 Macke, August 199 Mac-Mahon, maréchal de 171 Madagascar 46, 55, 57, 59, 186 Magenta 79, 142 Mahan, Alfred, amiral 176, 178, 179 Mahler, Gustav 143 Mahmoud II 104 Malaisie 60, 84 Malia, Martin 132, 136 Mallarmé, Stéphane 214 Malthus, Robert 163, 168 Manet, Édouard 198, 199, 200 Mangin, colonel 47 Mannesmann 167 Mann, Thomas 163, 216 Mantoux, Paul 20 Manzoni, Alessandro 76 Mao Dze Dong 108 Marc, Franz 199 Marconi, Guglielmo 29, 214, 215 Marinetti, Tommaso 180, 215 Maroc 47, 48, 51, 55, 61, 184, 186, 188 Marseille 33, 78, 98, 119, 144 Martov, Julius 137 Marx, Karl 88, 90, 91, 92, 94, 95, 97, 98, 110, 115, 163, 209 Matejcek, Antonin 214 Matisse, Henri 199, 201, 215 Mauriac, François 216 Maurras, Charles 94 Maxim, Hiram Stevens 130 Maxwell, James 156 Maybach, Wilhelm 107 Mazzini, Giuseppe 76, 78 McKinder, Halford 213 McKinley, William 131, 178 Meidner, Ludwig 180 Meliès, Georges 214 Méline, Jules 28, 163 Mendras, Marie 132, 134 Menelik II 86 Metternich, Klemens von 10, 12, 13, 68, 72, 74, 78, 82 Mexique 56, 57, 58, 61, 66, 67, 124, 146 Mickiewicz, Adam 68 Milan 32, 74, 79 Milioukov, Pavel 137 Millais, John Everett 199 Millerand, Alexandre 100

Millet, Jean-François 199 Moldavie 104 Monet, Claude 22, 198, 199, 215 Monroe, James 64, 66, 67, 126, 178 Montebello 79 Moreau, Gustave 199 Morel, Edmund D. 118 Morgan, Thomas Hunt 215 Morozov, Mikhaïl 99, 136, 201 Moscou 99, 135, 136, 191 Moser, Koloman 140 Mounier, Emmanuel 94 Mueller, Otto 199 Mun, Albert de 195 Munch, Edvard 199, 214 Munich 74, 198, 215, 216 Murri, Romolo 192 Musil, Robert 140, 215 Mustafa Kemal 191

N Namibie 59, 84 Nankin 111 Nankin, traité de 108, 110 Naples 74, 76 Napoléon Ier 7, 10, 12, 13, 66, 193 Napoléon III 25, 28, 33, 44, 75, 76, 79, 83, 144, 145, 146, 147, 198, 201, 202 Nasmyth, James 39 Natal 43, 57 Naumann, Friedrich 166 Népal 115 Newcomen, Thomas 38 New York 14, 26, 30, 32, 33, 36, 37, 67, 98, 126, 130, 131, 157, 183, 198, 200, 201 Nicaragua 61, 67 Nicolas Ier de Russie 132, 135, 142 Nicolas II de Russie 135, 138, 139, 182, 209, 210, 213 Nietzsche, Friedrich 202, 215 Nolde, Emil 199 Nouvelle-Angleterre 126 Nouvelle-Calédonie 57 Nouvelle-Zélande 32, 42, 54, 57, 60 Novare 79

O Olbrich, Joseph Maria 143, 214 Otto, Nikolaus 107 Ouganda 59, 166 Owen, Robert 96 Ozanam, Frédéric 195

P Palacky, Frantisek 142 Palestine 57 Panama, canal de 26, 59, 61, 67, 131, 171, 179, 186 Papin, Denis 38 Paraguay 66 Paris 12, 14, 23, 30, 31, 32, 33, 48, 60, 68, 72, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 104, 106, 137, 140, 142, 144, 146, 149, 157, 170, 171, 175, 180, 182, 183, 186, 198, 199, 201, 213, 214, 215, 216 Partsch, Joseph 166 Paskeïevitch, maréchal 68 Pasteur, Louis 55, 143, 214 Pecci, Gioacchino 192 Pechstein, Max 199 Pékin 58, 111, 186 Pelloutier, Fernand 95 Périer, Casimir 70 Perkin, William Henry 39 Pérou 66 Perret, Auguste 215, 216 Perry, Matthew 57 Perse 51, 60, 106, 107, 148, 186 Pétain, Philippe 212 Petöfi, Sandor 74 Picasso, Pablo 199, 200, 201, 215 Pichon, Stephen 182 Pie IX 74, 192, 193, 194 Piémont 75, 78, 79 Pierpont Morgan, John 26, 131, 176, 201 Pie VI 193 Pie VII 193 Pie VIII 193 Pie X 192, 193, 195 Pinto, lord 114 Planck, Max 215 Plehve, Viatcheslav 136 Plekhanov, Gheorgui 98, 137 Poincaré, Henri 209, 215 Poincaré, Raymond 210

Pologne 12, 68, 69, 71, 74, 134, 135, 166, 172, 174 Polynésie 34, 36 Port-Arthur 60, 138 Portsmouth, traité de 60, 120, 186 Portugal 17, 64, 66, 112, 118 Posnanie 12, 71, 74 Poutilov, Nikolaï 136, 149 Prague 74, 83, 142 Proudhon, Pierre-Joseph 94 Proust, Marcel 214 Prusse 7, 10, 12, 13, 28, 71, 76, 79, 80, 82, 83, 140, 142, 171, 206 Pullman, George 127, 131 Puvis de Chavannes, Pierre 199

Q Quito 66

R Radetzky, Joseph 74, 79 Radkau, Joachim 184 Ratzel, Friedrich 51, 164, 178 Ravel, Maurice 214, 216 Redon, Odilon 199 Rémond, René 46, 68, 93, 144, 147 Renan, Ernest 174 Renoir, Auguste 198, 201 Reuter, baron de 107 Rhodes, Cecil 184 Ricardo, David 18, 163 Ripon, Lord 114 Roberts, Richard 39 Rockefeller, John Davison 106, 107, 131 Rodin, Auguste 214 Rolland, Romain 209 Röntgen, Wilhelm 214 Roosevelt, Theodore 114, 126, 131, 178, 179 Rosebery, Archibald Primrose 42 Rossetti, Dante Gabriele 199 Rossini, Gioachino 76 Rouault, Georges 201 Roumanie 104, 166, 188, 190 Roumélie 104 Rudelle, Odile 196 Russie 10, 12, 13, 17, 19, 21, 24, 25, 28, 32, 44, 48, 51, 56, 57,

Index

219

58, 60, 67, 68, 84, 86, 87, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 104, 107, 118, 120, 122, 123, 130, 132, 134, 135, 136, 138, 139, 148, 149, 160, 164, 172, 174, 175, 179, 180, 182, 183, 184, 186, 188, 190, 191, 201, 202, 206, 208, 209, 210, 213

S Saavedra, Cornelio 66 Sadowa 76, 79, 83, 140, 142 Saint-Domingue 66 Saint-Pétersbourg 98, 99, 104, 123, 136, 191, 209, 210 Salisbury, lord 44, 104 Salisbury, Lord 182 Sanders, Liman von 188 San Francisco 26, 37, 131 Sangnier, Marc 192, 195 San Martin, José de 56, 66 San Stefano, paix de 107 Sarre 99 Sarto, Giuseppe Melchiorre, cardinal 192 Sauvage, Frédéric 39 Sauvy, Alfred 14, 176 Savorgnan de Brazza, Pierre 34, 36, 59 Say, Jean-Baptiste 18, 46 Schiele, Egon 199 Schinkel, Karl Friedrich 199 Schleswig 83 Schlieffen, Alfred von, général 212 Schmidt-Rotluff, Karl 215 Schmoller, Gustav von 166 Schneider 30, 88, 149 Schneider, Eugène 90, 91 Schönberg, Arnold 140, 214, 215, 216 Schumpeter, Joseph 167, 187, 208 Schweitzer, Albert 55 Scot, Jean-Pierre 138 Scott, Robert Falcon 36 Sedan 146 Segalen, Victor 34, 36 Seguin, Marc 39 Serbie 104, 135, 188, 190, 210 Sérusier, Paul 199 Seurat, Georges 199 Sherman, William T., général 130, 131

220

Index

Siemens, Werner von 156, 157 Signac, Paul 199 Singapour 52, 56 Smith, Adam 18, 23, 163 Solferino 79, 142, 204 Solvay, Ernest 39, 216 Somalie 59 Sorby, Clifton 39 Sorel, Georges 92, 215 Soudan 56, 60, 84, 86, 162, 186 Spengler, Oswald 34 Stanley, Henry Morton 34, 36, 58 Stein, Gertrude 200 Stendhal 78, 183 Stephenson, George 22, 24, 39 Sternhell, Zeev 171 Stevenson, Robert Louis 40 Stolypine, Piotr 136, 138, 139, 208 Strauss, Richard 214 Stravinsky, Igor 216 Strindberg, August 215 Strong, Benjamin 131 Suez, canal de 26, 37, 42, 58, 59, 104, 107, 112, 144, 146 Sun Yat Sen 108, 111 Syrie 58

T Tahiti 57 Taiwan 108 Tanganyika 48, 59 Tarde, Gabriel de 174 Taylor, Frederick Winslow 39, 154, 176 Tchaïkovski, Piotr 214 Tchekhov, Anton 214, 215 Tchernov, Viktor 137 Testis 170 Texas 67, 127 Thapar, Romila 115 Thiers, Adolphe 144, 171 Thomas, David S. G. 39 Thomson, Joseph John 214 Thyssen 149, 167, 201 Tianjin 111 Tilak 86, 87 Tirpitz, Alfred von, amiral 48, 51, 160, 184, 186 Titanic 26, 28, 29, 131 Tocqueville, Alexis de 126, 132, 177, 209 Togo 59

Tonkin 46, 59 Towacki, Juliusz 68 Toynbee, Arnold 20, 38, 160 Transvaal 43, 58, 59, 162, 186 Triffin, Robert 162 Trotsky, Léon 137, 143 Tunisie 44, 46, 53, 59, 84, 116, 184 Turner, Frederick 127 Turner, William 22, 199 Turquie 51, 106, 107, 135, 188, 190, 191, 204, 206, 209

U Uruguay 66, 78

V Vaïsse, Justin 126 Valachie 104 Valtat, Louis 199 Van Dongen, Kees 199 Van Gogh, Vincent 199, 201, 215 Vaucanson, Jacques 38 Vénétie 12, 76, 79, 193 Venezuela 51, 56, 64, 66 Venise 74, 193, 199, 214, 216 Verdi, Giuseppe 75, 76, 215 Verley, Patrick 20, 39, 89, 91 Verne, Jules 34, 37, 54, 183 Victor-Emmanuel II d’Italie 76, 79 Victoria, reine 30, 36, 39, 40, 42, 57, 58, 60, 112, 115, 154, 160, 162, 163, 182 Vienne 12, 13, 30, 32, 33, 74, 79, 104, 140, 142, 143, 198, 199, 201, 213, 214 — Congrès de 5, 10, 11, 12, 56, 70, 76, 135, 172 Vladivostok 57, 138 Vlaminck, Maurice de 199, 215 Vollard, Ambroise 201 Vuillard, Édouard 199

W Wagner, Otto 140, 143, 214 Wagner, Richard 216 Wang, Nora 109 Watt, James 20, 38

Weber, Eugen 134, 149, 172 Webern, Anton 140 Wellesley, Richard 114 Wells, Herbert George 214 Werfel, Franz 143 Westinghouse, George 156, 157 Whistler, James Abbott McNeill 199 Wilson, Woodrow 126, 131, 178, 180 Windisch-Graetz, Alfred de, général 74

Winock, Michel 171 Witte, Sergueï Ioulevitch 138, 139 Witte, Sergueï Ioulievitch 136, 138 Wittgenstein, Karl 143 Wolseley, Garnet Joseph 58 Wright, Franck Lloyd 131 Wright, frères 131, 215 Würtemberg 82

Y Yersin, Alexandre 55

Z Zola, Émile 33, 145, 171, 198, 214, 215 Zoulouland 43 Zweig, Stefan 140, 143, 175, 209