Les sentiments du capitalisme
 9782020862554, 2020862557

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Eva Illouz

Les sentiments du capitalisme traduit de l'anglais par Jean-Pierre Ricard

Titre original : GtfiihU in Zeiten des Kapitalismus [Cold Intimacies. Emotions and Late Capitalism] © Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 2006 ISBN

2-02-086255-7

© Éditions du Seuil, septembre 2006, pour la traduction française Le C o d e de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. T o u t e représentation ou reproduction intégrale o u partielle làire par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrc-fâçon sanctionnée par les articles L . 3 3 5 - 2 et suivants d u C o d e de la propriété intellectuelle.

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Pour Elchanan

Il est rare qu'un livre doive son existence à l'initiative d'une seule personne. C'est pourtant le cas de celui-ci. En m'invitant à prononcer les conférences Adorno à Francfort, Axel Honneth m'a donné l'occasion de revenir sur le sujet qui m'occupait à ce moment-là et de le réexaminer à la lumière de la théorie critique. C'est ainsi que j'ai réinterrogé le rôle joué par la psychologie dans la vie émotionnelle des hommes et femmes des classes moyennes, aux États-Unis, mais aussi dans une grande partie du monde contemporain en général. En relisant les théoriciens critiques, de Theodor Adorno à Axel Honneth en passant par Habermas, j'ai réalisé avec une acuité nouvelle que cette tradition sociologique et philosophique reste indépassable dans sa capacité à comprendre les tendances contradictoires à l'œuvre au sein de la modernité. Ce livre n'existerait pas sans la vision intellectuelle unique d'Axel Honneth, sa générosité et son énergie infatigable. S us an Neiman est venue à Francfort non seulement pour me témoigner son amitié sans faille mais aussi pour partager avec moi son regard ironique et amusé. Avec sa générosité et sa vivacité habituelles, Beatrice Smedley a lu les trois conférences et m'a aidée à approfondir ma réflexion et à améliorer 9

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bien des points. Nick John a fourni une contribution essentielle au travail de réflexion dont la troisième conférence est le résultat. Je remercie sincèrement Eitan Wilf pour sa lecture du manuscrit, ses commentaires et ses compléments bibliographiques. Merci à Jean-Pierre Ricard pour sa traduction habile. Marianne Groulez et Séverine Roscot, des Éditions du Seuil, ont été patientes, attentives, et surtout pleines de ressources. Ma profonde gratitude va à Monique Labrune, des Éditions du Seuil, qui a dirigé la publication de ce texte de main de maître. Je voudrais remercier Claudette Lafaye, amie incomparable, qui a partagé avec moi ses découvertes intellectuelles. Merci à mes parents et à mes frères, toujours présents, malgré leur absence. Enfin, je dédie ce livre à mon mari et meilleur ami, Elchanan. Jérusalem, juillet 2006

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La genèse d ' H o m o Sentimentalis

Les sociologues ont traditionnellement pensé la modernité comme la période de l'apparition du capitalisme, du développement des institutions politiques démocratiques ou de l'idée d'individualisme. Ils ont négligé un point important : à côté des concepts bien connus de plus-value, d'exploitation, de rationalisation, de désenchantement ou de division du travail, la plupart des analyses globales de la modernité comportaient aussi, au second plan, une autre dimension - celle des sentiments. Pour prendre quelques exemples évidents, les écrits de Max Weber sur l'éthique protestante contiennent une thèse sur le rôle des sentiments dans l'action économique, puisque c'est l'angoisse provoquée par le fait que la connaissance de Dieu est impossible qui est au cœur de l'activité frénétique de l'entrepreneur1. L'aliénation selon Marx - essentielle pour expliquer la relation de l'ouvrier à son travail comme activité et au produit de son travail - est étroitement liée au domaine des sentiments, par exemple lorsque Marx, dans 1. Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme [19041905], traduit de l'allemand, présenté et annoté par Jean-Pierre Grossein, Paris, Gallimard, 2004. 11

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les Manuscrits de 1844, analyse le travail aliéné comme une perte de la réalité, selon ses propres termes une dépossession de l'objet (voir le chapitre sur le travail aliéné)1. Quand la culture populaire s'est emparée - en la déformant - de « l'aliénation » de Marx, elle s'est intéressée avant tout à ses aspects affectifs : la modernité et le capitalisme étaient jugés aliénants en ce qu'ils créaient une forme d'insensibilité qui séparait les individus les uns des autres, de leur communauté, mais aussi d'eux-mêmes et de leur moi profond. On peut mentionner également la célèbre analyse que Georg Simmel consacre aux métropoles, qui accorde elle aussi une place aux sentiments. Pour Simmel, la vie urbaine crée un flot infini de stimulations nerveuses et s'oppose au mode de vie des petites villes, qui repose sur les relations affectives. L'attitude typiquement moderne, pour lui, est celle du « blasé » : c'est un mélange de réserve, de froideur et d'indifférence, qui est toujours susceptible, ajoute Simmel, de se transformer en haine2. Pour prendre un dernier exemple, Durkheim s'intéresse de manière particulièrement évidente aux sentiments, fait peut-être surprenant de la part du rationaliste kantien qu'il était. En effet, la « solidarité », pivot de la sociologie de Durkheim, n'est qu'un ensemble de sentiments qui lient les acteurs sociaux aux symboles centraux de la société (ce que Durk1. Karl Marx, Économie et philosophie (Manuscrits parisiens de 1844), Œuvres, t. II, Économie, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1968. 2. Georg Simmel, « Die Grossstàdte und das Geistesleben » [Les grandes villes et la vie de l'esprit], in Die Grossstadt, Jahrbuch der Gehe-Stiftung zu Dresden, IX, Dresde, Zahn und Jaensch, 1903, p. 185-206. 12

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heim appelle l'« effervescence » dans Les Formes élémentaires de la vie religietise1). Dans la conclusion de leur étude intitulée « De quelques formes primitives de classification », Durkheim et Marcel Mauss affirment que les classifications symboliques - entités cognitives par excellence — sont fondamentalement affectives2. Les sentiments sont encore plus directement présents dans la réflexion de Durkheim sur la modernité, puisqu'il essaya de comprendre ce qui constituait le noyau de la solidarité sociale3. Il n'est pas nécessaire de développer ce point, qui relève de l'évidence: à l'insu de leurs auteurs, les grandes analyses sociologiques de la modernité multiplient les références aux sentiments, à défaut d'en proposer une théorie explicite. L'angoisse, l'amour, l'esprit de concurrence, l'indifférence, la culpabilité sont des sentiments présents dans la plupart des analyses historiques et sociologiques des ruptures qui ont mené à l'époque moderne, comme on le voit quand on ne se contente pas d'en faire une lecture superficielle4. L'idée que je voudrais défendre dans ce livre, c'est que la mise en évidence de cette dimension de la modernité modifie sensiblement les analyses qu'on fait habituellement de l'individu et 1. Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, Paris, F. Alcan, 1912. 2. Émile Durkheim et Marcel Mauss, « De quelques formes primitives de classification : contribution à l'étude des représentations collectives », L'Année sociologique, 1903, repris dans Marcel Mauss, Essais de sociologie, Paris, Seuil, «Points», 1971, p. 162-230. 3. Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, F. Alcan, 1893 [2e édition modifiée 1902]. 4. Les sentiments ne jouent évidemment pas le même rôle dans toutes les sociologies ; ce qui m'intéresse, c'est qu'ils y jouent un rôle. 13

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de l'identité modernes, de la division entre le privé et le public et de son articulation avec la division en genres. Qu'est-ce qui justifie une telle entreprise ? Le fait de s'intéresser à des expériences aussi subjectives, insaisissables et personnelles que les « sentiments » n'est-il pas contradictoire avec la vocation de la sociologie, qui consiste à s'intéresser aux phénomènes réguliers et objectifs, aux actions qui ont une logique ou encore aux institutions ? Posons la question autrement : à quoi bon s'embarrasser d'une catégorie - les sentiments, ou les émotions - dont la sociologie s'est jusqu'ici fort bien passée ? Pour un certain nombre de raisons, me semble-t-il1. Le sentiment n 'estpas l'action en elle-même, mais l'énergie intérieure qui nous pousse à agir et qui donne à nos actes leur «tonalité» et leur «couleur» particulières. Le sentiment peut donc être défini comme le pôle énergétique de l'action, si l'on considère que cette énergie relève simultanément de la cognition, des affects, du jugement, de la motivation et du corps2. Loin d'être des réalités présociales 1. Doyle E. McCarthy, « The Social Construction of Emotions : New Directions from Culture Theory», in W. Wentworth, J. Ryan, Social Perspectives on Emotion, t. II, Greenwood (Connecticut), JAI Press, 1994, p. 267-279 ; du même auteur, voir aussi « The Emotions : Senses of the Modem Self», Osterreichische Zeitschriftfur Soziologie, XXVII, 2002, p. 3049. 2. Martha C. Nussbaum, Upheavals of Thought: the Intelligence of Emotions, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2001 ; voir aussi Michelle Z. Rosaldo, « Toward an Anthropology of Self and Feeling », in Richard A. Schweder et Robert A. LeVine (dir.), Culture Theory : Essays in Mind, Self and Emotion, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 136-157. 14

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ou préculturelles, les sentiments ont des dimensions culturelles et sociales et c'est ce mélange qui leur confère une capacité à fournir l'énergie nécessaire à l'action. Ce qui rend le sentiment porteur d'énergie, c'est le fait qu'il concerne toujours le moi et ses relations avec d'autres qui sont culturellement situés. Imaginons que quelqu'un me dise : « Tu es encore en retard ! » Cette phrase peut susciter en moi la honte, la colère ou la culpabilité. Le sentiment que j'éprouverai dépendra presque entièrement de la relation que j'entretiens avec celui qui m'aura reproché mon retard. Si c'est mon patron, j'aurai probablement honte. Si c'est un collègue, je me mettrai en colère. Si c'est mon enfant qui m'attend à l'école, je risque fort de me sentir coupable. Les sentiments sont certes des phénomènes psychologiques, mais ce sont aussi, et peut-être plus encore, des réalités sociales et culturelles. À travers les sentiments, nous mettons en jeu les définitions culturelles de la personne telles qu'elles s'expriment dans des relations concrètes et immédiates, mais toujours culturellement et socialement définies. Je dirai donc que les sentiments constituent un mélange étroit de contenus culturels et de relations sociales et que c'est ce mélange qui leur confère leur caractère énergique et non réfléchi, souvent à demi conscient. Les sentiments sont des aspects profondément internalisés et non réfléchis de l'action, non pas parce qu'ils ne contiennent pas de culture ou qu'ils en contiennent peu, mais au contraire parce qu'ils en contiennent trop. C'est pourquoi une sociologie herméneutique qui veut comprendre l'action sociale « de l'intérieur» ne peut le faire correctement sans s'intéresser à la couleur émotionnelle des actions et à ce qui les provoque. 15

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Les sociologues ont une autre raison d'accorder de l'importance aux sentiments, c'est que les principes classificatoires organisant les sociétés s'expriment aussi dans le domaine des émotions. C'est une banalité que de dire que la division fondamentale dans la plupart des sociétés du monde — la division entre les hommes et les femmes - est fondée sur (et se reproduit elle-même à travers) deux cultures différentes dans le domaine des sentiments1. Avoir du caractère, pour un homme, c'est faire preuve de courage, se conduire en être rationnel mesuré et manifester une agressivité maîtrisée. La féminité, au contraire, est synonyme de douceur, de compassion et de gaieté. La hiérarchie sociale produite par les divisions entre les genres contient des divisions implicites entre les sentiments, sans lesquelles les hommes et les femmes ne reproduiraient pas leurs rôles et leurs identités. Et ces divisions produisent à leur tour une hiérarchie entre les sentiments : la froideur rationnelle est jugée plus sérieuse, plus objective et plus professionnelle que, par exemple, la compassion. L'idéal de l'objectivité qui domine notre conception de l'information ou de la Justice (aveugle) présuppose, par exemple, une certaine capacité à maîtriser ses émotions qui correspond à la pratique et au modèle masculins. Il existe donc une certaine hiérarchie des 1. Lila Abu-Lughod et Catherine A. Lurz, «Introduction: Emotion, Discourse, and the Politics of Everyday Life », in id. (dir.), Language and the Politics of Emotion, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 1-23 ; Stephanie Shields, Keith Oatley et Antony Manstead, Speaking from the Heart: Gender and the Social Meaning of Emotion, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. 16

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émotions, et cette hiérarchie structure implicitement les organisations sociales et morales. La thèse que je défendrai dans cet ouvrage est que la formation du capitalisme s'est accompagnée d'une culture des sentiments très professionnalisée et que, si on étudie attentivement cette dimension du capitalisme — ses sentiments, pour ainsi dire - , on est en mesure de découvrir un autre ordre dans l'organisation sociale qui la sous-tend. Dans ce premier chapitre, je montrerai que, si l'on considère les émotions comme des acteurs majeurs de l'histoire du capitalisme et de la modernité, la division conventionnelle entre une sphère publique vide d'émotions et une sphère privée qui en est saturée s'estompe, en même temps qu'il devient évident que, tout au long du XXe siècle, on a invité les hommes et les femmes des classes moyennes à accorder une grande importance à leurs émotions, tant sur leur lieu de travail qu'au sein de leur famille, en utilisant les mêmes techniques pour mettre en évidence le moi et ses relations aux autres. Cette nouvelle culture de l'affectivité n'implique pas, comme le craignent les disciples de Tocqueville, un repli sur la sphère de la vie privée1 ; au contraire, jamais le moi privé intérieur ne s'est autant manifesté publiquement et n'a été autant rattaché aux discours et aux valeurs des sphères 1. Stephanie Coontz, Social Origins of Private Life : A History of American Families, 1600-1900, New York, Verso Books, 1988. Pour des exemples classiques de ces positions, voir aussi Robert Bellah, Richard Madsen, William M. Sullivan, Ann Swidler et Steven M. Tipton, Habits of the Heart: Individualism and Commitment in American Life, Berkeley, University of California Press, 1985, ou Christopher Lasch, The Minimal Self: Psychic Survival in Troubled Times, New York, W.W. Norton, 1984. 17

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économiques et politiques. Le deuxième chapitre examine de façon plus précise les manières dont ljdentité moderne s'est exprimée en public à travers un récit combinant l'aspiration à la réalisation de soi et la revendication d'une certaine souffrance psychologique. Le caractère dominant et la persistance de ce récit, que nous pouvons qualifier, pour être brefs, de récit visant à la reconnaissance, sont liés aux intérêts de divers groupes sociaux actifs dans le cadre du marché, de la société civile, ainsi qu'à l'intérieur des frontières institutionnelles de l'État. Dans le troisième chapitre, je montrerai comment le processus de transformation du moi en entité publique s'exprime de manière particulièrement marquée sur Internet, une technologie qui présuppose et met en scène un moi public. Bien que ces trois chapitres puissent être lus séparément, ils sont organiquement liés et tendent tous les trois vers ce qui est ici mon objectif principal : tracer les contours de ce que j'appelle le capitalisme émotionnel. Le capitalisme émotionnel est une culture dans laquelle les pratiques et les discours émotionnels et économiques s'influencent mutuellement, aboutissant ainsi à un vaste mouvement dans lequel les affects deviennent une composante essentielle du comportement économique et dans lequel la vie émotionnelle - en particulier celle des membres des classes moyennes - obéit à la logique des relations et des échanges économiques. Inévitablement, les thèmes de la « rationalisation » et de la transformation des émotions en marchandises sont récurrents dans ces trois chapitres. Pourtant, mon analyse n'est ni marxiste ni wébérienne, dans la mesure où je ne présuppose pas que l'économie et les émotions pourraient être (ou 18

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devraient être) rigoureusement séparées1. En effet, comme je le montre, les attitudes culturelles fondées sur l'existence du marché influencent les relations interpersonnelles et les relations émotionnelles, alors même que les relations interpersonnelles sont au cœur des relations économiques. Plus exactement, un mélange s'est opéré entre les attitudes liées au marché et le langage de la psychologie ; ensemble, ces attitudes et ce langage ont proposé de nouvelles techniques et de nouveaux contenus pour forger de nouvelles formes de sociabilité. Dans le premier chapitre, nous verrons comment ce nouveau type de sociabilité est apparu et quelles sont ses significations émotionnelles (imaginaires) fondamentales.

Freud et les conférences à la Clark University Si je devais mettre de côté ma formation de sociologue de la culture et mes doutes quant à la possibilité d'assigner une date précise aux changements sociaux et si on me forçait à préciser le moment où la perception des émotions s'est transformée dans la culture américaine, je dirais que ce changement s'est produit en 1909, année au cours de laquelle Sigmund Freud prononça des conférences à la Clark University, aux États-Unis. En cinq conférences, Freud présenta à un large public les grandes idées de la psychanalyse, en tout cas celles qui étaient appelées à avoir un écho dans la culture populaire américaine : il parla des lapsus, du rôle de l'incons1. Voir Viviana Zelizer, La Signification sociale de l'argent [ 1994], traduit de 1' américain par Christian Cler, Paris, Seuil, 2005. 19

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cient dans notre destinée, de l'importance des rêves dans notre vie psychique, du caractère sexuel de nos désirs, de la famille comme origine de notre psyché et cause dernière de ses pathologies. Il est étrange que de nombreuses analyses sociologiques et historiques des origines intellectuelles de la psychanalyse1, ou de son impact sur les conceptions culturelles du moi, ou de ses relations avec les idées scientifiques, négligent ce fait simple et évident, à savoir que la psychanalyse et toutes les théories de la vie psychique qui suivirent eurent, en gros, pour vocation fondamentale de modifier la vie émotionnelle (même si elles avaient en apparence pour seul objectif de la décortiquer). Pour être plus précise, je dirai que les diverses tendances de la psychologie clinique - freudisme, psychologie du moi, psychologie humaniste, école de la relation d'objet - ont formulé ce que je propose d'appeler un nouveau style émotionnel - le style thérapeutique — qui a dominé le paysage culturel américain au XXe siècle. Qu'est-ce qu'un « style émotionnel » ? Dans son célèbre ouvrage Philosophy in a New Key, Susan Langer écrit que toute philosophie « a une préoccupation qui lui est propre » et que c'est plutôt la « manière de traiter les problèmes » ce que Susan Langer appelle leur « technique » - « qui situe [ces philosophies] dans une époque précise» 2 . J'appelle ici 1. Léon Chertok et Raymond de Saussure, Naissance du psychanalyste: de Mesmer à Freud, Paris, Payot, 1973; Henri-Frédéric Ellenberger, À la découverte de l'inconscient, histoire de la psychiatrie dynamique [1970], traduit de l'anglais par Joseph Feisthauer, Villeurbanne, SIMEP-Éditions, 1974. 2. Susan K. Langer, Philosophy in a New Key: A Study in the Symbolism of Reason, Rite and Art, Cambridge, Harvard University Press, 3 e édition, 1976, p. 3. 20

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style émotionnel thérapeutique la façon dont la culture du XXe siècle s'est « préoccupée » de la vie émotionnelle - de son étiologie et de sa morphologie - et a élaboré des « techniques » spécifiques - linguistique, scientifique, interactionnelle - pour appréhender et gérer les émotions1. Le style émotionnel moderne a été modelé pour l'essentiel (mais pas exclusivement) par le langage de la thérapie, qui est apparu au cours d'une période relativement courte, entre la Première et la Seconde Guerre mondiale. S'il est vrai, comme l'a écrit Jiirgen Habermas, que la psychanalyse est née « à la fin du XIXe siècle [...] tout d'abord comme l'œuvre d'un seul homme 2 », j'ajouterai que cette discipline est rapidement devenue plus qu'une discipline, plus qu'un ensemble de connaissances spécialisées : c'était un ensemble de pratiques culturelles qui, parce qu'elles appartenaient à la fois à la production scientifique, à la culture des élites et à la culture populaire, modifia les conceptions qu'on avait du moi, de la vie émotionnelle et même des relations sociales. En reprenant la formule employée par Robert Bellah à propos de la Réforme protestante, nous pouvons dire que le discours thérapeutique a «reformulé le niveau le plus 1. Cette analyse se fonde sur un article de Martin Albrow, «The Application of the Weberian Concept of Rationalization to Contemporaiy Conditions », in Sam Whimster et Scott Lash (dir.), Max Weber, Rationality and Modernity, Londres, Allen and Unwin, 1987, p. 164-182. 2. Jiirgen Habermas, Connaissance et intérêt [1968], traduit de l'allemand par Gérard Clémençon, Paris, Gallimard, «Tel», 1979, p. 247. Ce jugement d'Habermas ne fait pas l'unanimité. Henri Ellenberger considère que Freud ne constitua qu'un maillon dans une longue chaîne de traitements psychothérapeutiques. 21

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profond des symboles de l'identité1 », et c'est à travers ces symboles qu'un nouveau style émotionnel a été formulé. Un style émotionnel se forme quand se crée un nouvel imaginaire des relations interpersonnelles, quand apparaît une manière nouvelle de penser la relation entre soi et les autres et d'imaginer ses potentialités. Les relations interpersonnelles, comme la nation, sont en effet pensées, rêvées, discutées, défendues et gérées selon des scénarios imaginaires qui donnent une signification à la proximité et à la distance sociales2. Je dirai donc que l'effet le plus important des théories de Freud fut une nouvelle conception de la relation entre le moi et les autres, à travers une nouvelle façon d'envisager la relation du moi à son propre passé. Ce nouvel imaginaire des relations interpersonnelles prit la forme d'un certain nombre d'idées clés et de thèmes qui devaient hanter la culture populaire américaine. Premièrement, dans l'imaginaire psychanalytique, la famille nucléaire est le lieu d'origine du moi - l'espace dans lequel et à partir duquel l'histoire du moi peut commencer. La famille avait jusque-là été une manière de se situer « objectivement » dans une longue chaîne chronologique et dans l'ordre social. Elle devint l'événement clé qui poursuit chacun d'entre nous tout au long de sa vie et qui exprime la singularité de chaque individu. Par une étrange 1. Robert Bellah, Beyond Belief, New York, Harper and Row, 1968, p. 67. 2. Benedict Anderson, L'Imaginaire national. Réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme [1991], traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Oauzat, Paris, La Découverte, 1996. 22

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ironie du sort, c'est au moment où les fondements traditionnels du mariage commençaient à s'effondrer que la famille revint hanter le moi, cette fois comme «récit» et comme élément exerçant une influence déterminante sur la destinée du moi. La famille joua un rôle d'autant plus crucial dans la constitution de ces nouveaux récits du moi qu'elle était à la fois l'origine du moi et ce dont le moi avait à se libérer. Deuxièmement, le nouvel imaginaire psychanalytique ancra solidement le moi dans le domaine de la vie quotidienne, un domaine « dépourvu d'événements » selon Stanley Cavell1. Ainsi, avec son livre Psychopathologie de la vie quotidienne, publié en 1901, dont les idées imprègnent les conférences prononcées à la Clark University, Freud prétendait inaugurer une nouvelle science en se fondant sur les événements les plus banals et les plus ordinaires (actes manqués et lapsus), événements censés révéler notre moi et ses désirs les plus profonds. La théorie freudienne du moi était une partie intégrante de la révolution culturelle bourgeoise qui s'éloigna des définitions contemplatives ou héroïques de l'identité, et qui situa cette identité dans le domaine de la vie quotidienne, essentiellement le travail et la famille2. Mais l'imaginaire freudien franchit un pas supplémentaire : il conféra au moi ordinaire un nouveau prestige. 1. Stanley Cavell, «The Ordinaiy as the Uneventful», in The Cavell Reader, texte établi par Stephen Mulhall, Oxford, Blackwell, 1996, p. 253259. 2. Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l'identité moderne [1989], traduit de l'anglais par Charlotte Melançon, Paris, Seuil, 1998. 23

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Le moi ordinaire devint une entité mystérieuse, dont le difficile épanouissement restait à accomplir. Comme l'écrit Peter Gay dans l'étude biographique et philosophique qu'il a consacrée à Freud : « Ce que l'on qualifie de "normal", en matière de comportement sexuel, n'est en vérité que l'aboutissement d'un long cheminement, souvent dévié, un cheminement vers un but que bien des humains n'atteignent qu'occasionnellement, et certains d'entre eux jamais. La pulsion sexuelle sous sa forme aboutie, c'est-à-dire adulte, est un exploit1. » Ce qui faisait du moi un objet excitant pour l'imagination, c'était qu'il réalisait désormais la synthèse entre deux images culturellement opposées : la normalité et la pathologie. L'extraordinaire prouesse culturelle de Freud consista à accroître l'étendue du normal en y intégrant le pathologique (avec par exemple l'idée selon laquelle le développement sexuel commence par l'homosexualité), tout en rendant la normalité problématique, en faisant d'elle un objectif difficile à atteindre, qui exigeait la mobilisation de nombreuses ressources culturelles (l'hétérosexualité, par exemple, cessait d'être un donné pour devenir un objectif à atteindre). Si, comme l'a affirmé Foucault, le discours psychiatrique du XIXe siècle a institué une frontière rigide entre le normal et le pathologique2, c'est une frontière que Freud a systématiquement brouillée en posant un nouveau type de normalité : une normalité troublée par des tendances structu1. Peter Gay, Freud, une vie [1988], traduit de l'anglais par Tina Jolas, introduction à l'édition française par Catherine David, Paris, Hachette, 1991, p. 171. C'est moi qui souligne. 2. Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique. Folie et déraison, Paris, Pion, 1961. 24

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Tellement pathologiques, une normalité jamais acquise, mais toujours en passe d'être accomplie, à l'issue d'un dur labeur. Enfin, et ce n'est pas le moins important, Freud a placé au centre de son nouvel imaginaire le sexe, le plaisir sexuel et la sexualité. Étant donné la quantité de ressources culturelles qui avaient été mobilisées pour réguler la sexualité, il semble raisonnable d'avancer qu'un projet du moi dans lequel le sexe et la sexualité apparaissaient comme les puissants facteurs inconscients des pathologies, et dans lequel la sexualité était aussi un signe de maturité et d'accomplissement, ne pouvait qu'enflammer l'imagination des contemporains de Freud, soumise à la censure. Ce qui permit à la sexualité de s'intégrer facilement à l'imaginaire moderne, c'est qu'elle était associée à un autre thème extrêmement moderne, le langage, s'éloignant ainsi des connotations primitivistes de la sexualité au XIXe siècle. Non seulement le langage se trouva chargé d'un contenu sexuel nouveau et insoupçonné (comme par exemple dans les lapsus), mais la sexualité elle-même devint une affaire essentiellement linguistique, qui avait besoin d'un travail considérable de clarification conceptuelle et de verbalisation. Plusieurs raisons institutionnelles et organisationnelles expliquent le succès extraordinaire de l'imaginaire psychanalytique aux États-Unis. La structure de plus en plus triangulaire de la famille américaine, qui a été qualifiée par John Demos de «famille-serre», avait d'étroites affinités avec la théorie freudienne du triangle œdipien1 ; les théo1. John Demos, «Œdipus and America: Historical Perspectives on the Reception of Psychoanalysis in the United States » et « History and the 25

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ries de Freud faisaient écho à la quête de l'authenticité qui était au cœur de la culture naissante de la consommation1 ; elles furent reçues et diffusées par des personnes appartenant aux mondes de l'université, de la médecine et de la littérature2 ; la porosité des frontières institutionnelles entre médecine et culture populaire permit aux médecins de se faire les propagateurs d'un certain nombre d'idées nouvelles comme le freudisme3 ; enfin, alors qu'un débat passionné opposait la médecine scientifique à la médecine de l'esprit, le paradigme freudien sembla un moyen de les réconcilier4. Je dirai simplement que, servant de pont entre des pratiques spécialisées (psychologie, neurologie, psychiatrie et médecine) d'une pan et la culture populaire et la culture savante de l'autre, la psychanalyse occupa une position privilégiée qui favorisa sa large diffusion dans tous les lieux de la culture américaine : son influence fut particulièrement remarquable dans deux domaines, le cinéma et les guides Psychosocial : Reflections on Œdipus and America », in Joël Pfister et Nancy Schnog, Inventing the Psychobgical : Toward a Cultural History of Emotional Life in America, New Haven, Yale University Press, 1997, p. 63-83. 1. T.J. Jackson Lears, No Place of Grâce: Antimodemism and the Transformation of American Culture, 1880-1920, Chicago, University of Chicago Press, 1994. 2. Edith Kurzweil, The Freudians : A Comparative Perspective, Londres, Transaction, 1988. 3. Nathan Haie, Freud and the Americans: The Beginnings of PsychoAnalysis in the United States, New York, Oxford University Press, 1971 ; voir aussi, du même auteur, The Rise and Crisis of Psychoanalysis in the United States: Freud and the Americans, 1917-1985, New York, Oxford University Press, 1995. 4. Eric Caplan, Mind Games : American Culture and the Birth of Psychotherapy, Berkeley, University of California Press, 1988. 26

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pratiques prodiguant aux lecteurs des conseils de comportement. Dans les années 1920, les guides pratiques étaient, comme le cinéma, une industrie culturelle naissante. Ils allaient devenir le fondement le plus solide de la diffusion des idées psychologiques et de l'élaboration de nouvelles normes émotionnelles. Les guides pratiques répondent à un certain nombre d'exigences : ils doivent, par définition, atteindre un certain degré de généralité, c'est-à-dire s'exprimer dans une langue ressemblant à la langue juridique, ce qui leur confère une certaine autorité et leur permet d'avancer des affirmations ayant valeur de lois ; ils doivent aborder des problèmes divers, pour devenir une marchandise régulièrement consommée ; de plus, s'ils veulent atteindre des catégories de lecteurs ayant des valeurs et des points de vue différents, ces guides doivent être a-moraux, c'est-à-dire proposer un point de vue neutre sur les questions relatives à la sexualité et aux relations sociales. Enfin, ils doivent être crédibles, c'est-à-dire émaner d'une source légitime. La psychanalyse et la psychologie furent des mines d'or pour l'industrie des guides parce que l'aura de la science flottait au-dessus de ces disciplines. De plus, elles pouvaient être individualisées (adaptées à n'importe quel individu particulier), elles étaient susceptibles de répondre à toute une série de problèmes, permettant par là une diversification des produits, et elles semblaient poser sur des sujets tabous le regard dépassionné de la science. Avec le développement de la consommation, l'édition et les magazines féminins s'emparèrent d'un langage qui avait un caractère théorique mais permettait aussi de raconter 27

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des histoires, de traiter du général comme du particulier, d'adopter un regard neutre, dépourvu de jugement, tout en exprimant une certaine normativité. Les guides n'ont certes pas un impact direct sur leurs lecteurs. On a néanmoins sous-estimé leur importance : en effet, ils diffusèrent un vocabulaire permettant de penser le moi et de négocier les relations sociales. Une bonne partie de la culture contemporaine prend la forme de conseils, d'avertissements et de recettes ; étant donné que, dans beaucoup de lieux sociaux, le moi moderne se fabrique lui-même en multipliant les emprunts à différents domaines afin de se constituer une ligne de conduite, on peut penser que les guides jouèrent un rôle important dans la formation du vocabulaire à travers lequel le moi se pense lui-même.

La transformation de l'imaginaire de l'entreprise Par rapport à d'autres experts ou professionnels, comme les avocats ou les ingénieurs, les psychologues ont ceci de particulier que, lentement mais sûrement, ils se mirent à revendiquer un statut d'experts dans à peu près tous les domaines - des questions militaires à l'éducation des enfants en passant par le marketing et la sexualité - et se servirent des guides qu'ils publièrent pour affirmer l'universalité de leur vocation. Au fil du XXe siècle, leur rôle consista de plus en plus nettement à guider les autres face à toutes sortes de problèmes : ils prodiguèrent leurs conseils dans des domaines aussi divers que l'enseignement, la délinquance, la justice, le mariage, les institutions péniten28

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tiaires, la sexualité, les conflits raciaux et politiques, le comportement économique et le moral des soldats1. Mais nulle part cette influence ne fut plus manifeste que dans l'industrie américaine: les psychologues introduisirent les émotions dans le domaine de l'action économique, ce qui aboutit à une conception radicalement nouvelle de la production industrielle. La période s'étendant des années 1880 aux années 1920 a été qualifiée d'âge d'or du capitalisme. Au cours de cette période, « le système de l'usine a été créé, le capital centralisé, la production standardisée, les organisations bureaucratisées et la main-d'œuvre intégrée dans de grandes entreprises2». Le phénomène le plus visible fut le développement d'entreprises de grande taille, employant des milliers, voire des dizaines de milliers d'ouvriers : ainsi se formèrent des ensembles complexes et organisés hiérarchiquement 3 . Dans les années 1920, 86% des salariés étaient employés dans des usines . Plus spectaculaire encore: les entreprises américaines avaient la proportion la plus élevée d'employés administratifs dans le monde : 18 travailleurs étaient affectés à des tâches administratives pour 100 tra1. Voir Ellen Herman, The Romance of American Psychology : Political Culture in the Age of Experts, Berkeley, University of California Press, 1995 ; voir aussi Philip Cushman, Constructing the Self, Constructing America. A Cultural History of Psychotherapy, Boston, Addison-Wesley, 1995. 2. Yehuda Shenhav, Manufacturing Rationality, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 20. 3. Les actionnaires supplantèrent peu à peu les entrepreneurs, qui avaient jusque-là contrôlé le processus de production, et exercèrent leur contrôle sur les ouvriers, l'embauche et les licenciements. 4. Yehuda Shenhav, Manufacturing Rationality, op. cit. 29

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vailleurs travaillant dans la production1. L'expansion des entreprises s'accompagna de l'affirmation des théories de la gestion, dont le but était de systématiser et de rationaliser le processus de production. En effet, le système du management modifia, ou plutôt multiplia les lieux de contrôle, qui passèrent des mains des capitalistes traditionnels à celles des technocrates. Ceux-ci utilisèrent la rhétorique de la science, de la rationalité et du bien-être général pour asseoir leur autorité. Certains voient dans cette transformation la prise de pouvoir des ingénieurs, qui agirent comme une classe de professionnels et imposèrent une nouvelle idéologie - celle du management - , selon laquelle le lieu de travail était un «système» dans lequel l'individu devait disparaître et où le travailleur devait être soumis à des règles et à des lois générales. Contrairement aux capitalistes, qui avaient souvent été représentés comme avides de profit et égoïstes, le manager de la nouvelle idéologie du management apparaissait comme un être rationnel, responsable et prévisible, l'incarnation des nouvelles règles de standardisation et de rationalisation2. Les ingénieurs avaient tendance à voir dans les hommes des machines et dans l'entreprise un système impersonnel qu'ils avaient pour mission de faire fonctionner. Cette vision des choses laisse cependant de côté un élément important : parallèlement à la rhétorique des ingénieurs, un autre discours apparut, celui des psychologues, qui attachait une grande importance à l'indi1. Ibid., p. 206. 2. Ibid., p. 197. 30

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vidu, à la dimension irrationnelle des relations de travail et aux sentiments des travailleurs1. À partir du début du XXe siècle, les spécialistes de psychologie expérimentale furent invités par les managers à améliorer la discipline et la productivité dans les entreprises2. Les conceptions psychodynamiques de Freud avaient fait la preuve de leur efficacité dans le recrutement des soldats ou le traitement des névroses de guerre. Durant les années 1920, les spécialistes de psychologie clinique, qui s'en inspiraient souvent, furent mis à contribution par l'industrie, qui leur demanda de formuler les règles nécessaires à la mission nouvelle du management. Dans l'histoire de la théorie du management, il convient d'accorder une place d'honneur à Elton Mayo, parce que « rares sont les disciplines ou les domaines de recherche dans lesquels un seul ensemble de recherches ou un seul chercheur exercèrent une influence comparable à celle qu'eurent pendant vingt-cinq ans Mayo et les enquêtes menées à Hawthorne3 ». Alors que les chercheurs en psychologie expérimentale, avant l'apparition des spécialistes des relations humaines, pensaient que certaines qualités morales, 1. Le tristement célèbre Frederick Taylor lui-même parla du choc qu'il éprouva devant le sentiment de colère de nombreux ouvriers d'usines. Voir Peter Stearns, American Cool: Constructing the 20th Century Emotional Style, New York, New York University Press, 1994, p. 122. 2. Loren Baritz, The Servants of Power: A History of the Use of Social Science in American Industry, Middletown, Wesleyan University Press, 1979. 3. Alex Carey, « The Hawthorne Studies : A Radical Criticism », American Sociological Review, volume XXXII, juin 1967, p. 403-416. 31

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comme la « fidélité » ou la « fiabilité », étaient les qualités essentielles de la personnalité du producteur dans l'entreprise, les célèbres expériences menées par Elton Mayo dans les usines de la Western Electric Company, à Hawthorne, de 1924 à 1927, accordèrent une importance totalement inédite aux relations affectives en tant que telles : la principale découverte d'Elton Mayo fut que la productivité augmentait quand les relations de travail tenaient compte des émotions des ouvriers. À la place du langage moral victorien du « caractère », Mayo, psychanalyste jungien de formation, introduisit l'imaginaire psychanalytique à l'intérieur du lieu de travail1. Le caractère thérapeutique de l'intervention de Mayo dans l'entreprise n'a pas été suffisamment souligné. Par exemple, il mit au point un type d'entretien qui avait toutes les caractéristiques de l'entretien thérapeutique, même s'il portait un autre nom. Voici comment Mayo présente sa technique d'entretien avec les ouvriers mécontents de l'usine de la Western Electric Company. Les ouvriers désiraient parler, et parler librement sous le sceau du secret professionnel (qui fut toujours respecté) à des gens qui paraissaient représenter l'entreprise ou qui semblaient, par leur attitude, être investis d'une certaine autorité. L'expérience elle-même était inhabituelle : rares 1. Warren Susman a analysé le passage d'une société orientée vers le « caractère » à une culture orientée vers la « personnalité » (voir Culture as History. The Transformation of American Society in the Twentieth Century, New York, Panthéon Books, 1984). Il a confirmé que la nouvelle place accordée à la « personnalité » venait des entreprises et que l'intervention des psychologues dans le domaine culturel avait fait de la « personnalité » une matière sur laquelle « jouer », une entité à « travailler » et à manipuler. 32

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sont ceux, dans le monde qui est le nôtre, qui ont trouvé des individus intelligents, attentifs, et disposés à écouter sans interruption tout ce qu'ils ou elles avaient à dire. Mais, pour en arriver là, il fut nécessaire d'apprendre aux personnes conduisant les entretiens à écouter, à éviter toute interruption ou toute recommandation, à éviter de façon générale tout ce qui risquait de mettre fin à la libre expression des individus. Un certain nombre de règles destinées à guider la personne menant l'entretien dans son travail furent donc établies. Ces règles étaient à peu près les suivantes : 1. Accordez toute votre attention à la personne interrogée, et montrez-lui que vous lui accordez toute votre attention. 2. Écoutez, ne parlez pas. 3. Ne discutez jamais ; ne donnez jamais de conseil. 4. Écoutez : a. Ce qu'elle veut dire. b. Ce qu'elle ne veut pas dire. c. Ce qu'elle ne peut pas dire sans y être aidée. 5. Pendant votre écoute, définissez provisoirement, en l'attente de corrections futures, le profil (personnel) qui est exposé devant vous. Pour vérifier, résumez de temps à autre ce qui a été dit et soumettez-le à votre interlocuteur (par exemple : « Est-ce bien ce que vous êtes en train de me dire?»). Procédez toujours en ce domaine avec la plus grande prudence, autrement dit clarifiez les choses sans jamais rien ajouter ni déformer. 6. Souvenez-vous que tout ce qui est dit doit être considéré comme une confidence personnelle et ne doit être divulgué à personne1. 1. Elton Mayo, The Social Problems of an Industrial Civilisation, Andover, Harvard University, Gradua te School of Business Administration, 1945, p. 73-74. 33

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Personnellement, je ne connais pas de meilleure définition de l'entretien thérapeutique, qui vise précisément à instaurer des sentiments et un discours non censurés et à créer un climat de confiance. Mayo semblait découvrir par hasard l'importance des sentiments, de la famille et des liens intimes, mais en réalité cette découverte était rendue possible par les catégories thérapeutiques qu'il utilisait. Un examen des cas analysés par Mayo montre bien à la fois que son approche des conflits du travail était influencée par les méthodes des psychologues et que sa méthode suscita un discours émotionnel et permit au spectre de la famille de faire son apparition sur le lieu de travail. Les problèmes qu'il mit au jour parmi les ouvrières étaient de nature affective et reflétaient leur histoire familiale. «Une ouvrière, par exemple, découvrit elle-même pendant un entretien que l'hostilité qu'elle éprouvait pour un surveillant était fondée sur une ressemblance imaginaire avec son beau-père, qu'elle détestait. Il n'était pas étonnant que ce même surveillant eût déclaré à l'intervieweur qu'elle était "difficile" 1 . » Dans un autre cas, l'enquête établit que le travail d'une jeune ouvrière pâtissait des pressions exercées sur elle par sa mère pour qu'elle demande une augmentation. « Elle parla de sa situation à un intervieweur, et il devint évident que pour elle une "augmentation" signifiait qu'elle serait séparée de ses camarades de travail. Bien que cela ne nous concerne pas directement, il est intéressant de remarquer que, après avoir expliqué la situation à l'intervieweur, la jeune fille put expo1. Ibid., p. 78. 34

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ser calmement sa situation à sa mère... La mère comprit aussitôt, cessa de faire pression sur sa fille, et la jeune femme se remit au travail avec efficacité. Ce dernier exemple montre comment l'entretien lève les blocages affectifs à la communication - tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'usine1. » Cet exemple illustre la façon dont les relations familiales s'introduisent naturellement dans l'imaginaire du lieu de travail et comment, dans ce dernier exemple, l'expression « blocages affectifs» place l'affectivité et l'imaginaire psychanalytique au cœur des relations de travail et des problèmes de productivité. Le langage de l'affectivité et celui de l'efficacité économique étaient en train de se mélanger étroitement, chacun déteignant sur l'autre. Elton Mayo révolutionna les théories du management parce que, en même temps qu'il remodelait le langage moral du moi dans la terminologie de la psychologie, il remplaça le discours traditionnel des ingénieurs, jusque-là dominant, par le nouveau vocabulaire des « relations humaines ». En suggérant que les résistances rencontrées sur le lieu de travail ne relevaient pas de la concurrence pour des ressources rares mais étaient le produit d'émotions complexes, de facteurs individuels et de conflits psychologiques non résolus, Mayo établit une continuité discursive entre la famille et le lieu de travail et introduisit l'imaginaire psychanalytique au cœur même du langage de l'efficacité économique. Il fit davantage encore. Le bon manager devint de plus en plus quelqu'un qui manifestait des qualités de psychologue. Il devait être capable 1. Ibid., p. 81. 35

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de saisir, d'écouter et de traiter calmement la complexité des relations sociales sur le lieu de travail. Par exemple, quand des ouvriers exprimaient des doléances, il fallait, selon Mayo et les membres de son équipe, qu'un responsable les écoute exprimer leur mécontentement. Cette écoute contribuerait à les calmer1. Une chose, peut-être plus intéressante encore, a été insuffisamment remarquée : dans les expériences menées par Mayo à la Western Electric Company, tous les sujets étaient des femmes. Sans que lui-même s'en rende compte, les découvertes de Mayo furent profondément influencées par le genre : à cet égard, si les féministes considèrent souvent que la masculinité est implicitement inscrite dans la plupart de nos catégories culturelles, les découvertes de Mayo relèvent incontestablement du phénomène inverse, c'est-à-dire de l'inscription de la féminité dans des propositions à caractère « universel ». Mayo employa une méthode féminine - fondée sur la parole et la communication des sentiments - pour élucider les problèmes auxquels étaient confrontées les femmes qu'il avait choisies comme sujets d'étude au sein de l'entreprise américaine, problèmes fondamentalement interpersonnels et affectifs. Par exemple, Mayo affirma que, après les entretiens organisés entre son équipe de chercheurs et les ouvrières, la productivité avait augmenté. Selon lui, les ouvrières eurent le sentiment d'être importantes, d'avoir été choisies. Elles eurent de bonnes relations entre elles, qui créèrent un climat de travail beau1. Peter Stearns, American nal Style, op. cit.

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the 20th Century

Emotio-

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coup plus agréable. Mayo appliqua les outils conceptuels dè la psychologie à des femmes, et, à partir de ses découvertes, lui-même et les nombreux spécialistes en organisation qui marchèrent sur ses traces initièrent sans s'en rendre compte un processus dans lequel certains aspects de l'expérience affective et individuelle féminine furent intégrés aux nouveaux principes de gestion des relations humaines au sein des entreprises modernes. Ce faisant, Mayo apporta une contribution majeure à la redéfinition de la masculinité dans l'entreprise. Les choses ne s'arrêtèrent pas là : cette nouvelle approche des émotions adoucit le personnage du contremaître. « Pour travailler dans l'Amérique industrielle, les qualités dont les hommes avaient besoin [...] étaient presque des qualités féminines, remarque l'historienne Stephanie Coontz: le tact, le sens du travail d'équipe, la capacité à accepter des directives. Il fallut construire de nouvelles définitions de la masculinité, qui n'étaient pas directement le produit du processus de travail1. » À partir des années 1920, sous l'impulsion de la nouvelle théorie du management, les managers durent réviser, sans en avoir conscience, les définitions traditionnelles de la masculinité et intégrer à leur personnalité des qualités dites féminines, par exemple une certaine sensibilité aux émotions, la capacité à maîtriser ses mouvements d'humeur et à écouter les autres avec une certaine forme de sympathie. Ce nouveau type de masculinité n'était pas dépourvu de contradictions, puisqu'il était censé 1. Stephanie Coontz, Social Origins ofPrivate can Families, 1600-1900, op. cit., p. 339. 37

Life : A History of Ameri-

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constituer une protection contre les attributs de la féminité, mais il se rapprocha de l'attention qu'accordent les femmes à leurs propres émotions et aux émotions des autres. Ainsi, alors que, dans le domaine des sentiments, la culture victorienne avait instauré entre les hommes et les femmes une division entre sphère publique et sphère privée, la culture thérapeutique du XXe siècle déplaça lentement cette frontière en accordant à la vie émotionnelle une place centrale dans l'entreprise.

Un nouveau style émotionnel Le langage de la psychologie eut une influence extraordinaire sur le discours concernant la place de l'individu dans l'entreprise, parce qu'il permit de donner un sens aux transformations objectives du lieu de travail capitaliste et qu'il rendit naturelles de nouvelles formes de concurrence et de hiérarchie, étrangères à la psychologie en elle-même, mais qui furent de plus en plus codifiées par elle. Parallèlement à la croissance des entreprises, à la création de nouveaux échelons de responsabilité entre les employés et à l'orientation de la société américaine vers une économie de service — étape dans le cheminement vers la société dite post-industrielle - , le discours scientifique qui s'intéressait principalement aux personnes, aux interactions et aux émotions fut un candidat tout trouvé lorsqu'il fallut forger le langage du moi sur le lieu de travail. Au moment même où les professions modernes prenaient leur essor, les psychologues proposèrent un langage - celui des personnes, des émotions, des motivations 38

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qui semblait correspondre aux grandes transformations de l'entreprise américaine1. Comme l'a écrit Karl Mannheim dans son étude classique Idéologie et Utopie, les hommes ne pensent pas en « individus isolés » mais en « groupes déterminés». Le style de pensée de ces groupes, poursuit-il, se définit par « une série infinie de réactions à certaines situations, caractérisant leur position commune2 ». À un moment où la hiérarchie des entreprises commençait à exiger qu'on se souciât autant des personnes que des marchandises et où les entreprises imposaient coordination et coopération, la gestion de l'individu sur le lieu de travail devint de plus en plus un «problème». Avec la crise économique de la fin des années 1920 et l'augmentation rapide du nombre de chômeurs qui l'accompagna, le travail devint plus incertain3. Cette incertitude alimenta la confiance accordée aux théories des experts. Les psychologues agirent comme des «spécialistes de la connaissance » et développèrent des idées et des méthodes destinées à améliorer les relations humaines, qui, par là, transformèrent le cadre intellectuel à l'intérieur duquel pensaient les profanes. De plus, le langage de la psychologie était particulièrement adapté aux intérêts des dirigeants et 1. Andrew Abbott, The System of Professions : An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, University of Chicago Press, 1988. James H. Capshew, Psychologists on the March: Science, Practice, and Professional Identity in America, 1929-1969, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. 2. Karl Mannheim, Ideologie und Utopie [1929], Francfort-sur-le-Main, Vittorio Klostermann, 1985, p. 5. C'est moi qui souligne. 3. Voir Michael Kimmel, Manhood in America : A Cultural History, New York, The Free Press, 1996. 39

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des propriétaires d'entreprises : les psychologues semblaient tout simplement promettre une augmentation des profits, fournir des moyens pour combattre l'agitation ouvrière, organiser des relations non conflictuelles entre ouvriers et dirigeants et neutraliser la lutte des classes en la dissolvant dans le langage des émotions et de la personnalité. Du côté des ouvriers, le langage de la psychologie était attrayant parce qu'il était plus démocratique : pour être un bon dirigeant, il fallait avoir une personnalité capable de comprendre les autres. Tout n'était plus seulement une question de privilèges et de rang social. Dans le système antérieur, les « ouvriers devaient se soumettre à l'autorité des contremaîtres pour des questions telles que l'embauche, le licenciement, la paie, la promotion et la charge de travail. La plupart des contremaîtres recouraient à des moyens autoritaires, à une méthode impliquant une surveillance stricte et à des violences verbales1 ». Si la plupart des sociologues ont considéré l'usage de la psychologie au sein de l'entreprise comme une nouvelle forme de contrôle subtil et, par là, plus puissant, je suggère en revanche que cet usage de la psychologie exerça un réel attrait sur les ouvriers parce qu'il démocratisa les relations entre ouvriers et dirigeants et introduisit l'idée nouvelle selon laquelle la clé de la réussite sociale résidait dans la personnalité des individus et non dans leur statut. Ainsi, le discours de la psychologie engendra une nouvelle forme de sociabilité et de sensibilité autour de deux idées clés : celle d'« égalité » et celle de « coopération ». En effet, les relations 1. Yehuda Shenhav, Manufacturing

Rationality, 40

op. cit., p. 21.

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forgées dans l'entreprise se forgeaient entre individus censés être égaux, et avaient pour but de permettre une coopération destinée à accroître l'efficacité du travail. Ces deux présupposés - l'égalité et la coopération - exercèrent de nouvelles contraintes sur les relations sociales à l'intérieur de l'entreprise, des contraintes qu'on ne peut se contenter de qualifier de « fausse conscience », de « surveillance » ou d'« idéologie ».

L'éthique communicationnelle comme esprit de l'entreprise Les psychologues créèrent de nouveaux modèles de comportement en créant de nouveaux objets d'analyse qui, à leur tour, mobilisèrent toutes sortes d'instruments, de pratiques et d'institutions. Les différentes théories élaborées par les psychologues qui écrivirent des manuels de management entre les années 1930 et les années 1970 avaient toutes le même modèle : celui de la « communication ». Les sociologues ont tellement l'habitude d'associer la « communication» à Habermas qu'ils ont oublié que l'idée et l'idéal culturel de communication sont présents dans la littérature du management et dans la culture populaire des trente ou quarante dernières années. L'idée thérapeutique de « communication » finit par désigner les qualités affectives, langagières et personnelles nécessaires pour être un bon manager et être jugé compétent dans une entreprise. La notion de communication - et de ce que j'aurais presque envie d'appeler la « compétence communicationnelle » - est un exemple clair de ce que Foucault a appelé une épistémé, un nouvel 41

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objet de connaissance qui, à son tour, engendre de nouveaux instruments et de nouvelles pratiques1. Mais Foucault n'a pas cherché à comprendre - peut-être ne le pouvait-il pas, compte tenu de ses prémisses théoriques — ce que les gens font de certaines formes de savoir, à quoi ces formes de savoir servent dans les relations sociales concrètes. Contrairement aux disciples de Foucault qui regroupent les théories et les pratiques psychologiques sous les catégories de « discipline », de « surveillance » et de « gouvernementalité », je propose que nous opérions un tournant pragmatique2, c'est-àdire que nous cherchions à connaître l'usage qui est fait du savoir, à voir comment les idées « fonctionnent » dans différents contextes et différentes sphères sociales3. Le modèle linguistique de la communication est un outil culturel qui sert à coordonner les acteurs entre eux — c'est-àdire à coordonner les relations entre des individus censés être égaux et avoir les mêmes droits - et à coordonner l'appareil 1. Michel Foucault, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. 2. Le caractère principal de cette « sociologie pragmatiste » est d'adapter (dans des proportions très variables) certains des principes du pragmatisme américain : le rejet de l'hypostase et de la réification des phénomènes sociaux ; le pluralisme ; l'agnosticisme ; l'idée d'une continuité entre le savoir de la vie quotidienne et le savoir sociologique (par opposition à la « coupure épistémologique » bachelardienne). Certaines expressions clés comme « suivre les acteurs » ou « observer les phénomènes sociaux en action » servent de signes de ralliement aux sociologues appartenant à cette nébuleuse. Voir Cyril Lemieux, «New Developments in French Sociology», manuscrit inédit. 3. John Dewey, The Quest for Certainty: A Study of the Relation of Knowledge and Action, New York, Milton, Balch, 1929. Hans Joas, Pragmatism in Social Theory, Chicago, University of Chicago Press, 1993. Anne Warfield Rawls, « Durkheim and Pragmatism : An Old Twist on a Contemporary Debate», Sociological Theory, 15, 1, 1990, p. 5-29. 42

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cognitif et affectif complexe nécessaire pour y parvenir. La « communication » est donc une technique de gestion de soi reposant largement sur le langage et sur une gestion appropriée des émotions, qui vise à obtenir une coordination intérêt intra-émotionnelle. D'après la psychologie populaire, la première obligation d'un bon manager est de savoir s'évaluer lui-même « objectivement » : il doit comprendre comment il apparaît aux autres, ce qui suppose qu'il se livre à un complexe travail d'introspection. De nombreux manuels de management recommandent à leurs lecteurs de devenir des acteurs au sens de Mead, d'évaluer et de comparer l'image qu'ils ont d'euxmêmes avec l'image que les autres ont d'eux. Comme le dit un de ces manuels : « Sans le cours de formation au management [un atelier de communication], la carrière de Mike aurait pu stagner, non parce qu'il manque de capacités mais parce qu 'il ne comprenait pas que l'image qu 'il donnait de lui aux autres n'était pas la bonne*. » Pour les manuels de management, la réussite d'un dirigeant dépend de sa capacité à se voir pour ainsi dire de l'extérieur, qui lui permet de contrôler l'impact qy'il a sur les autres. Mais cette capacité nouvelle à jouer avec sa propre apparence n'implique pas un regard froid ou cynique sur les autres. Au contraire, l'individu réflexif meadien est contraint de développer des capacités de sympathie et d'empathie. Par exemple, en 1937, dans un livre qui eut un succès énorme, Comment se faire des amis, Dale Carnegie écrivait : « Si la lecture de ce livre ne vous 1. David Fontana, Social Skills at Work, Leicester, Routledge, 1990, p. 23. Souligné dans le texte. 43

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apportait qu'une seule chose : une aptitude croissante à considérer en toutes choses le point de vue d'autrui, eh bien ! ce livre compterait parmi les étapes principales de votre carrière1. » L'empathie - la capacité à s'identifier au point de vue et aux sentiments d'autrui - est une capacité à la fois émotionnelle et symbolique, car elle suppose de déchiffrer les signes complexes du comportement de l'autre. Être un bon communicateur suppose d'être capable d'interpréter le comportement et les émotions des autres/Être un bon communicateur exige aussi une coordination assez élaborée des capacités tant affectives que cognitives : l'empathie n'est possible que si l'on a maîtrisé le réseau complexe de signes et de signaux par lesquels les autres dissimulent leur moi en même temps qu'ils le révèlent. De nombreux manuels de management se présentent comme de véritables manuels de sémiotique, avec des chapitres intitulés « Signes et signaux », « Comment identifier les signes et les pistes » ou « Le sens derrière les mots » 2 . La connaissance de soi devient donc inséparable de l'obligation de s'identifier aux autres et de les écouter. Par exemple, un site Internet sur les techniques de communication donne les recommandations suivantes : De bonnes techniques de communication exigent un niveau élevé de connaissance de soi. Une bonne lecture de votre propre style de communication vous aidera à 1. Dale Carnegie, Comment se faire des amis [1937], traduit et adapté par Denise Geneix, Paris, Hachette Littérature, s.d., p. 51. Souligné dans le rexte. 2. Charles J. Margerison, Conversation Control Skills for Managers, Londres, Mercury Books, 1987. 44

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produire durablement des impressions favorables sur les autres. En comprenant mieux la façon dont les autres vous perçoivent, vous pourrez vous adapter plus facilement à leur style de communication. Cela ne signifie pas que vous deviez vous transformer en caméléon et changer à chaque fois que vous vous trouvez face à une nouvelle personnalité. Mais vous pouvez mettre une personne plus à l'aise en choisissant et en privilégiant certains comportements qui cadrent avec votre personnalité et trouvent chez l'autre un certain écho. En agissant ainsi, vous vous préparerez à devenir un auditeur actif1. L'écoute, ou la capacité à être le reflet des intentions et des idées des autres, est considérée comme un élément essentiel dans la prévention des conflits et la création de réseaux de coopération. En effet, l'écoute de l'autre permet de créer ce que le philosophe Axel Honneth appelle la « reconnaissance » ou la « compréhension positive » de son propre moi. Parce que «l'image que chacun a de lui-même [...] dépend de la possibilité d'une constante confirmation de cette image par les autres2 », la reconnaissance implique un renforcement des prétentions et des positions des autres, tant au niveau cognitif qu'au niveau émotionnel. La «technique d'écoute active3» [...] remplit plusieurs fonctions. La première, c'est que l'auditeur permet à celui 1. http://www.mindtools.com/CommSkll//CommunicationIntro.htm 2. Axel Honneth, Kampf um Anerkennung. ZUT moralischen Grammatik sozialer Konflikte, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1992, p. 212. 3. Joyce Hocker et William Wilmot, Interpenonal Conflict, Dubuque, William C. Brown Publishers, 1991, p. 239. 45

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qui parle d'exprimer ses sentiments. Celui qui parle a l'impression d'être entendu, il libère la tension qu'il a accumulée. La posture et la gestuelle de l'auditeur, par exemple les signes d'acquiescement de la tête, confirment à celui qui parle le sentiment qu'il a d'être entendu. L'auditeur lui renvoie ses propres sentiments, par exemple en lui disant : « Il était vraiment important pour vous de... » L'auditeur répète ou paraphrase ce qui a été dit, en vérifiant avec son interlocuteur l'exactitude de son résumé. Il pose ensuite des questions destinées à obtenir des informations supplémentaires. La relation parole-écoute est extrêmement importante dans la résolution des conflits. C'est particulièrement vrai là où une relation durable entre les parties est nécessaire, qu'il s'agisse de parents en train de divorcer ou des communautés différentes de Bosnie1. La «communication» propose des techniques et des mécanismes de « reconnaissance sociale » en créant des normes et des techniques aboutissant à l'acceptation, à la validation et à la reconnaissance des sentiments d'autrui. Comme le montre la citation précédente, ces techniques de sociabilité, produisant de la reconnaissance sociale, sont applicables dans un certain nombre de domaines, de la vie familiale aux relations internationales en passant par la sphère politique. La communication est ainsi une attitude culturelle censée nourrir la coopération, éviter ou résoudre les conflits, renforcer le sentiment d'identité individuelle. Cela revient à dire que, en même temps que les interactions sociales sur le lieu de travail exigeaient que le moi 1. http://www.colorado.edu/conflict/peace/treatment/commimp.htm 46

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engage sa véritable intériorité (sous la forme de ses émotions et de ses besoins), la démarche thérapeutique mit en place un mécanisme de reconnaissance sociale par lequel le moi ainsi exposé pouvait être protégé. La communication est donc un moyen de définir un nouveau type de sociabilité dans lequel un sentiment d'identité toujours fragile doit être préservé. La communication définit une nouvelle forme de compétence sociale qui permet d'établir des modèles de reconnaissance sociale grâce à une certaine manière de gérer ses émotions et son langage. Cependant, les choses sont plus compliquées parce que la communication est une réalité sociologique ambivalente. Elle se fonde sur des considérations stratégiques, puisqu'elle est censée permettre à un individu d'atteindre un ou plusieurs objectifs. Mais ce succès stratégique est subordonné au recours à une dynamique de la reconnaissance. C'est cette compétence émotionnelle, langagière, et en dernière analyse sociale, qui est censée être un élément de réussite au sein de l'entreprise. D'une certaine façon, les choses se présentent un peu comme si les psychologues avaient réussi à réconcilier les deux aspects supposés incompatibles de la philosophie d'Adam Smith, sa Théorie des sentiments moraux et ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations : d'un côté, en effet, le développement des techniques d'empathie et d'écoute était un moyen de promouvoir ses propres intérêts et d'améliorer sa compétence professionnelle. Inversement, la compétence professionnelle était définie en termes émotionnels, par la capacité à manifester de l'empathie et à reconnaître les autres. Cette capacité à for47

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ger des relations sociales est devenue synonyme de compétence professionnelle1. Ainsi, le concept et la pratique de la communication, présentés à l'origine comme une technique et une définition idéale du moi, servent maintenant à caractériser l'entreprise idéale. Voici, par exemple, en quels termes se présente une entreprise gigantesque comme Hewlett Packard : « HP est une boîte où on respire cet esprit de communication, cet esprit relationnel fort, où on communique, où on va vers l'autre. C'est une relation affective2. » Et, pour continuer à illustrer ma thèse selon laquelle la communication a fini par définir le modèle du moi au sein de l'entreprise, nous pouvons citer un autre document : « Dans un récent sondage auprès de recruteurs travaillant pour des entreprises de plus de 50 000 employés, les techniques de communication ont été citées comme le facteur le plus important dans le choix des dirigeants. Le sondage, organisé par la Katz Business School de l'université de Pittsburgh, souligne que les techniques de communication, y compris les techniques de présentation écrite et orale, ainsi que la capacité à travailler avec d'autres, sont le facteur essentiel de la réussite professionnelle3. » Les raisons de la place prise par la communication dans la définition de la compétence au sein de l'entreprise sont 1. Voir Valérie Brunei, «Le développement personnel: de la figure du sujet à la figure du pouvoir dans l'organisation libérale », manuscrit inédit. 2. Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, Le Coût de l'excellence, Paris, Seuil, 1991, p. 148. Souligné dans le texte. 3. http://yyww.mindtools.eom/CommSkll//CommunicationIntro.htm 48

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nombreuses: le changement de structure inhérent à la démocratisation des relations sociales a obligé à inventer de nouvelles règles permettant de concilier cette dernière et la structure de plus en plus hiérarchisée des entreprises; en outre, étant donné que la compétence et les performances professionnelles ont de plus en plus été perçues comme le produit du moi profond des individus, la « reconnaissance » a acquis une importance considérable, puisque ce n'étaient plus seulement des capacités mais des « personnes entières » qui étaient impliquées et évaluées dans le processus de travail. Enfin, la complexité croissante de l'environnement économique, l'accélération des changements technologiques et l'obsolescence rapide des techniques rendirent les critères de réussite instables et contradictoires, et elles eurent pour effet de faire peser sur le moi toutes sortes d'interrogations et de l'ériger en unique responsable de la gestion des questions et des tensions propres au travail dans la société contemporaine. La communication est ainsi devenue une technique permettant de naviguer dans un environnement truffé d'incertitudes et d'impératifs contradictoires et de travailler en collaboration avec d'autres grâce à des techniques visant à favoriser la coordination et la reconnaissance1. La sphère économique, loin d'être un désert émotionnel, a été au contraire saturée d'affects, des affects dominés par un impératif de coopération et un mode de résolution des 1. Jack Z. Bratich, Jeremy Packer et Cameron McCarthy (dir.), Foucault, Cultural Studies, and Governmentality, Albany, State University of New York Press, 2003. 49

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conflits fondé sur la « reconnaissance ». En exigeant et en créant des réseaux d'interdépendance1, et en introduisant les affects au cœur même de ses transactions, le capitalisme a aussi provoqué une déstructuration des identités liées aux genres qu'il avait contribué à instituer. En requérant du manager qu'il mobilise ses capacités intellectuelles et affectives pour s'identifier au point de vue des autres, l'« éthos communicationnel » a rapproché le moi du manager du modèle féminin traditionnel. Plus exactement, l'éthos de la communication brouille les distinctions entre Us genres en invitant les hommes et les femmes à rester maîtres de leurs sentiments négatifs, à être affables, à se voir avec le regard des autres et à développer leurs capacités d'empathie. Prenons un exemple : « Dans les relations professionnelles, les hommes ne doivent pas être toujours identifiés aux qualités masculines de "dureté" et les femmes aux qualités féminines de "douceur". Les hommes peuvent et doivent être tout aussi capables de sensibilité et de compassion, [...] de l'art de la coopération et de l'art de la persuasion que les femmes, alors que les femmes devraient être tout aussi capables que les hommes de s'affirmer, de diriger et de faire face à la concurrence 2 ... » Le capitalisme émotionnel a redéployé les cultures dans le domaine des émotions, en 1. Voir Norbert Elias, uber den Prozess der Zivilisation, 1939. Traduction française en 2 volumes : La Civilisation des mœurs, traduit de l'allemand par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1973 et La Dynamique de l'Occident, traduit de l'allemand par Pierre Kamnitzer, Paris, CalmannLévy, 1976. 2. David Fontana, Social Skills at Work, op. cit., p. 8. 50

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sentimentalisant le moi économique et en rattachant plus étroitement les émotions à l'action instrumentale. Je ne suis évidemment pas en train de dire que les injonctions et les instructions des manuels écrits par des psychologues ont directement modelé la vie des entreprises ni que ces manuels ont effacé la réalité brutale du monde de l'entreprise et de la domination masculine sur les femmes. Je dis en revanche que de nouveaux modèles de sensibilité, répétés par d'innombrables psychologues ou conseillers en management et en relations humaines, ont subtilement mais incontestablement modifié les modes et les modèles de sociabilité sur le lieu de travail pour les membres des classes moyennes et ont redistribué les frontières cognitives et pratiques qui définissaient les différences entre les genres. Vu sous cet angle, le lieu de travail capitaliste se révèle être tout autre chose que le désert émotionnel qu'on a traditionnellement voulu voir en lui. J'aimerais aller plus loin dans ce sens et me demander si la vision habituelle qu'on a de la sphère privée change elle aussi quand on la regarde à travers le prisme des émotions. La présentation traditionnelle des choses veut que le capitalisme ait produit une distinction très nette entre la sphère publique et la sphère privée. La femme régnait sur la sphère privée, qui était dominée par des sentiments tels que la compassion, la tendresse et la générosité. Dans une étude pionnière sur la sphère privée dans la classe moyenne, Nancy Cott écrivait que les femmes étaient « exclues de l'arène de l'incitation pécuniaire et de la concurrence des ambitions [...]. Si l'homme était le guerrier le plus féroce, "épuisé" par les "scènes agitées de la vie", les femmes répandaient des 5i

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roses au milieu des épines de son chemin » Vues à travers le prisme des sentiments, ces roses cultivées dans le jardin privé de la famille se révèlent épineuses.

Les roses et les épines de la famille moderne Il semble presque banal de dire que le langage thérapeutique est le langage privilégié pour parler de la famille : non seulement le langage thérapeutique a été depuis le début un récit familial, c'est-à-dire un récit qui ancre le moi dans l'enfance et dans les premières relations familiales d'un individu, mais c'est un langage orienté vers la transformation de la famille (en particulier peut-être de la famille bourgeoise). Le XXe siècle a vu l'apparition d'un autre discours, le discours féministe, qui a lui aussi, comme le récit thérapeutique, prétendu réinterpréter le rôle de la structure familiale dans la formation du moi. Tant dans le discours thérapeutique que dans celui des féministes des années 1970, la famille est la métaphore fondamentale pour comprendre les pathologies du moi. C'est aussi le lieu fondamental pour la transformation du moi que ces deux courants de pensée appellent de leurs vœux. En 1946 fut adopté aux États-Unis le National Mental Health Act. Jusqu'alors, le travail des psychologues était resté cantonné à l'armée, aux entreprises et aux troubles mentaux les plus graves. Avec la loi de 1946, le champ 1. Nancy Cott, The Bonds ofWomanhood: « Woman's Sphere» in New England, 1780-1835, New Haven, Yale University Press, 1977, p. 231. 52

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d'intervention des psychologues s'étendit à la santé mentale des citoyens ordinaires, ce qui représenta un progrès considérable de leur puissance en tant que groupe professionnel 1 . De la même façon qu'Elton Mayo avait voulu promouvoir l'efficacité et l'harmonie sociale dans l'entreprise, les nouveaux guérisseurs attitrés de la psyché prétendirent promouvoir une plus grande harmonie au sein de la famille. Les membres de la classe moyenne, qui étaient banalement aux prises avec les difficultés du travail et de la conjugalité, se trouvèrent de plus en plus souvent attirés dans le champ de compétence des psychologues. De fait, comme l'a montré Ellen Herman, les spécialistes de la santé mentale offrirent de nouveaux services - psychothérapeutiques - à la fraction de la population la plus instruite et la plus aisée. Pendant les années 1950 et i960, la législation fédérale fournit à son tour l'infrastructure nécessaire à une psychologie et à une psychiatrie tournées vers la population, qui aida les professionnels de ces deux disciplines à étendre leur influence aux membres des classes moyennes « normalement» névrosés. En d'autres termes, cette réorientation des psychologues vers les gens « normaux » élargit le marché des services thérapeutiques et marqua un tournant dans l'identité sociale des groupes consommateurs de leurs services. Dans les années 1960, la psychologie fut totalement institutionnalisée et devint ainsi une partie intégrante de la culture populaire américaine. La complète institutionnalisation de la psychologie dans 1. Voir Ellen Herman, The Romance of American Psychology, op. cit. 53

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la culture américaine eut pour pendant l'institutionnalisation tout aussi achevée du féminisme dans les années 1970. En effet, au milieu des années 1970, il existait un réseau très étendu d'organisations féministes : « des cliniques de femmes, des sociétés de crédit, des centres pour femmes victimes de viols, des librairies, des journaux, des maisons d'édition et des associations sportives1 ». Le féminisme était devenu une pratique institutionnalisée dont la multiplication des départements de women's studies (études féminines) dans les universités ne fit qu'accroître la puissance. L'existence de ces départements entraîna toute une série d'autres pratiques institutionnelles, tant au sein des universités qu'en dehors d'elles2. La plupart de ceux qui se sont intéressés à la relation entre la psychologie et le féminisme ont souligné l'hostilité mutuelle qui les a opposés. Cependant, les convergences entre ces deux courants ne sont pas moins évidentes. Le féminisme et la psychologie se sont révélés être des alliés, et ce pour plusieurs raisons. D'une part, les femmes finirent par être les principales clientes des thérapeutes, ce qui conduisit ceux-ci à adopter des schèmes de pensée similaires à ceux des féministes, parce que directement dérivés de l'expérience des femmes. D'autre part, comme les féministes des années 1970 se situaient entièrement dans le cadre de la famille et sur le 1. Bruce Schulman, The Seventies : The Great Shifi in American Culture, Society and Politics, New York, Free Press, 2001, p. 171. 2. En 1970, il y avait moins de vingt cours sur les femmes dans les universités américaines ; vingt ans plus tard, plus de trente mille cours de ce genre étaient proposés aux seuls étudiants en licence. Ibid., p. 172. 54

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terrain de la sexualité, et comme elles déployèrent un discours émancipateur, ce discours présentait des affinités naturelles avec la visée morale du discours thérapeutique, c'est-àdire la liberté du sujet. Dans la mesure où il est possible de transférer des schèmes de pensée d'un domaine d'expérience à un autre, ou d'une sphère institutionnelle à une autre, le féminisme et la psychologie purent se faire des emprunts mutuels : par exemple, ils ont tous deux sollicité un type de réflexivité qui était traditionnellement considéré comme caractéristique de la conscience féminine. Comme l'a écrit John Berger, la femme est à la fois « l'observatrice et l'observée», les «deux rôles constitutifs mais toujours distincts de son identité en tant que femme » 1 . Le féminisme et la thérapie exigeaient l'un et l'autre que les femmes fussent à la fois observatrices et observées. De plus, le discours thérapeutique, comme le féminisme, invita les femmes à faire la synthèse entre deux séries de valeurs contradictoires, d'une part la sollicitude et les soins, de l'autre l'autonomie et l'indépendance? L'indépendance et la sollicitude étaient en fait les deux grandes questions des féministes et des thérapeutes : leur synthèse harmonieuse serait synonyme de santé affective et d'émancipation politique. Enfin, et c'est peut-être le plus important, les féministes et les thérapeutes s'accordaient sur la nécessité de convertir l'expérience privée en discours public, public à la fois parce que ce discours s'adressait à un public et parce qu'il débouchait sur une discussion des normes et des valeurs qui revêtait un caractère général plutôt 1. John Berger, Ways of seeing, Londres, BBC-Penguin Books, 1972, p. 46-47. 55

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que particulier. L'exemple type de cette transformation d'un discours privé en discours public est celui des groupes femmes, qui jouèrent un rôle très important dans l'enracinement du féminisme des années 1970. Les exemples de reprise du discours thérapeutique par le mouvement féministe abondent. Gloria Steinem, vieille militante féministe et responsable de la rédaction de Ms Magazine, écrit dans Révolution from Within, son autobiographie, que les femmes se heurtent toutes aux mêmes barrières psychologiques, quelle que soit leur classe sociale, et que le principal problème auquel sont confrontées les femmes est le manque d'estime de soi 1 . Pour prendre un exemple récent dont on a beaucoup parlé, Jane Fonda, militante pacifiste et féministe, mélange dans son autobiographie le jargon féministe et le jargon thérapeutique pour se libérer des effets destructeurs de son expérience familiale : elle a été victime d'un père froid et distant, Henry Fonda, et, suivant la logique thérapeutique, épousé trois hommes égoïstes qui manquaient de tendresse. Le fait, pour elle, de trouver sa voix authentique devient un acte psychique et politique2. L'influence mutuelle de la thérapie et du féminisme a été particulièrement évidente dans l'élaboration d'un certain 1. « Plus je parlais à des hommes et à des femmes, plus il me semblait que les sentiments intérieurs d'inachèvement, de vide, de doute et de haine de soi étaient semblables indépendamment de l'identité de celui qui les éprouvait, même s'ils s'exprimaient de manières culturellement contradictoires. » Gloria Steinem, The Révolution from Within : A Book of SelfEsteem, Boston, Little, Brown and Company, 1992, p. 5. 2. Jane Fonda, Ma vie [2005], traduit de l'américain par Marie-Hélène Dumas, Paris, Pion, 2005. 56

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modèle culturel d'intimité sexuelle et affective, derrière lequel se profilait le champ de la thérapie sexuelle, lui-même lié au célèbre rapport Kinsey, puis aux travaux sur la sexualité de Masters et Johnson 1 . La notion d'intimité associait les éléments du discours psychologique et ceux du féminisme, car l'affirmation d'une sexualité libérée devint à la fois un signe de bonne santé affective et un symbole d'émancipation politique. Cette nouvelle conception de l'intimité s'exprima, entre autres, dans un nouveau type de films consacrés à des couples en train de se défaire, à la fin desquels des personnages féminins découvrent leur « liberté » et leur sexualité. (Woody Allen a porté ce genre à la perfection, avec des films comme Annie Hall, Une autre femme, Manhattan, Alice, etc. 2 ). Pour expliquer en quoi consistait cette nouvelle conception de l'intimité, je prendrai l'exemple du livre The Pleasure Bond, de Masters et Johnson, qui fut publié en 1974. Cet ouvrage reprenait des découvertes antérieures sur la sexualité masculine et féminine, mais il les rendait accessibles à un public élargi3. Pour Masters et Johnson, le premier pas vers l'intimité consiste à prendre conscience de ses sentiments et de ses pensées. « Une fois que vous aurez pris conscience de vos 1. Voir John D'Emilio et Estelle B. Freedman, Intimate Matters: A History ofSexuality in America, New York, Harper and Row, 1988. 2. Voir David R. Shumway, Modem Love: Romance, Intimacy and the Marriage Crisis, New York, New York University Press, 2003. 3. William H. Masters, Virginia E. Johnson et Robert J. Levin, The Pleasure Bond: A New Look at Sexuality and Commitment, Boston, Litde, Brown and Company, 1974. 57

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idées et de vos sentiments, faites-les connaître à votre partenaire. Si vous avez peur, dites-le-lui. Peut-être pourrez-vous découvrir de quoi vous avez peur et pourquoi, et peut-être votre partenaire pourra-t-il vous aider à trouver des moyens de surmonter progressivement vos craintes. Après quoi, en continuant dans cette voie, vous agirez en accord avec vos sentiments et non plus malgré eux 1 . » La conception moderne du «vrai moi» qu'exprimait la conception de l'intimité de Masters et Johnson était différente de celle du XIXe siècle. Pour les Victoriens, trouver et exprimer son « vrai moi » ne posait pas de problème particulier : le vrai moi était accessible, il suffisait de trouver une personne qui méritât qu'on le lui révèle2. Dans le nouvel imaginaire psychologique, le vrai moi était devenu opaque et posait des problèmes particuliers. La connaissance de son « vrai moi » nécessitait de surmonter un certain nombre d'émotions - la peur, la honte ou la culpabilité - dont on n'avait le plus souvent pas conscience soi-même. Cet objectif ne pouvait être atteint que grâce à un certain usage du langage. La raison fondamentale pour laquelle il fallait exprimer et «mettre au jour» ces sentiments, c'est que les relations intimes devaient être fondamentalement égalitaires. La vie intime était une question à la fois psychologique et politique parce qu'elle exigeait que les partenaires établissent 1. Ibid., p. 24-25. 2. Ellen Rothman, Hands and Hearts : A History of Courtship in America, New York, Basic Books, 1984. Karen Lystra, Searching the Heart: Women, Men and Romantic Love in Nineteenth-Century America, New York, Oxford University Press, 1989. 58

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entre eux des relations égalitaires. L'idée d'égalité dans la vie intime se manifesta de deux façons. La première, c'est que les hommes furent invités à accorder une attention beaucoup plus grande à leur moi intérieur et à leurs sentiments, ce qui les mettait sur le même plan que les femmes. Dans son livre Liberated Man, publié en 1974, Warren Farrell condamnait les effets pernicieux d'un système fondé sur les valeurs masculines traditionnelles. En utilisant un langage profondément thérapeutique, Farrell affirmait qu'on avait interdit aux hommes de pleurer ou de manifester leurs sentiments, de se montrer fragiles, d'exprimer de l'empathie ou des doutes \ Farrell militait pour que les hommes pratiquent l'introspection, soient à l'écoute de leur vrai moi et expriment les différents aspects de leur personnalités Mais l'idée d'égalité dans la vie intime aboutit aussi à un autre résultat: elle se traduisit par une redéfinition de la sexualité féminine. Masters et Johnson n'étaient ni l'un ni l'autre des féministes déclarés. Mais leur approche de la sexualité mettait l'accent sur la libération et sur l'égalité, deux mots clés du mouvement féministe. Voici un exemple de ce qu'ils écrivaient : « Ce que beaucoup d'hommes et de femmes doivent apprendre, c'est qu'ils ne peuvent atteindre le plaisir qu'ils cherchent l'un et l'autre que s'ils se rendent compte que la sexualité la plus efficace n'est pas une chose qu'un homme fait à ou pour une femme mais une chose qu'un homme et une femme font ensemble, comme des égaux 2. » 1. Cité par Bruce Schulman, The Seventies, op. cit., p. 181. 2. Willliam H. Masters, Virginia E. Johnson et Robert J. Levin, The Pleasure Bond, op. cit., p. 84. 59

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Le plaisir sexuel était ainsi fondé sur l'existence de relations justes et égales, ce qui montre que les thérapeutes faisaient appel au langage des droits et subordonnaient l'épanouissement sexuel à l'affirmation des droits de chacun des partenaires. Cette vision du plaisir sexuel brouillait les différences entre les genres. « Je sais qu'on a l'habitude de souligner les différences entre les hommes et les femmes, écrivait Virginia Johnson, mais je dois dire que, depuis le début de notre travail, ce qui nous a le plus frappés ce sont les similitudes et non les différences entre les sexes. » À travers cet idéal de vie intime, les femmes revendiquaient de plus en plus non seulement un statut égal mais aussi un statut identique à celui des hommes. Cette conception de la vie intime fait appel à des motifs et à des symboles clés des deux courants de pensée qui ont forgé l'individualité féminine au XXe siècle, la psychologie et le féminisme libéral : l'égalité, la justice, la neutralité des procédures, la communication affective, la sexualité, le dépassement et l'expression de ses sentiments cachés, l'importance de l'expression de soi par la parole sont au cœur de l'idéal moderne de la vie intime. Si, au sein des entreprises, le langage de la psychologie avait obligé le modèle masculin à se rapprocher des conceptions de la personnalité féminine, dans la famille il favorisa le mouvement inverse en poussant les femmes à affirmer leur statut de sujets autonomes (masculins) n'obéissant qu'à eux-mêmes. Si, dans l'entreprise, les psychologues firent de la productivité une affaire d'émotions, dans le domaine de la vie intime ils fondèrent le plaisir et la sexualité sur une conception procédurale de la justice, sur l'affirmation et la préservation des droits fondamentaux des 60

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femmes. Plus précisément, à travers l'idée de «santé émotionnelle » ou de « relations saines », les psychologues s'efforcèrent d'exclure des relations intimes la vieille ombre du pouvoir et de l'asymétrie. De cette façon, la vie intime - ou les relations saines en général - finit par être hantée par le problème de l'«échange équitable» et par la question de savoir comment réconcilier la spontanéité des sentiments avec l'affirmation du moi. Jusqu'ici, cette analyse peut sembler dans la ligne de ceux qui, comme Anthony Giddens, ont mis en évidence un mouvement vers l'égalité et l'émancipation dans la vie intime 1 . Mais, à bien des égards, l'analyse de Giddens ne fait que reprendre le credo psychologique qui célèbre l'égalité dans les relations intimes sans s'interroger sur la transformation même de l'intimité qu'il prétend décrire. La tradition wébérienne dans laquelle je m'inscris en général nous enseigne que nous ne devons pas considérer la liberté ou l'égalité comme l'étalon suprême pour mesurer les transformations sociales. Il faut au contraire enquêter précisément sur la façon dont les nouvelles normes d'égalité ou de liberté ont transformé la «texture affective» des relations intimes et peuvent aller à l'encontre l'une de l'autre. J'aimerais montrer maintenant que le mélange entre la psychologie et le féminisme a entraîné une rationalisation des relations intimes. Le féminisme et la psychothérapie ayant déclenché toutes sortes de stratégies 1. Anthony Giddens, La Transformation de l'intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes [1992], traduit de l'anglais par Jean Mouchard, Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2004. 6i

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psychologiques, corporelles et émotionnelles visant à transformer le moi, ce recodage de la vie psychique a mené à une « rationalisation » de la conduite des femmes dans la sphère privée. Je m'expliquerai le plus brièvement possible, en m'appuyant sur deux exemples très représentatifs du discours des psychologues concernant la vie intime après 1980. L'auteur d'un article de Redbook Magazine consacré à un certain docteur Bessel, psychologue, propose un questionnaire mis au point par ledit docteur pour « évaluer la compatibilité entre deux personnes et la valeur sentimentale de leur mariage. Ce Questionnaire sur l'Attraction Amoureuse, ou QAA, permet de savoir à l'avance si deux personnes sont faites l'une pour l'autre. Le QAA est constitué de 60 affirmations [...]. Le score idéal au QAA est situé entre 220 et 300 points, ce qui correspond à un degré d'attraction amoureuse suffisamment élevé pour entretenir une relation durable1 ». Le second exemple est le suivant : C o m m e n t Sheila peut-elle satisfaire les désirs de Frankie si celui-ci ne lui dit pas ce que sont ses désirs ? V o u s et votre partenaire devez aussi pouvoir vous dire exactement comment vous voulez être aimé. L'exercice suivant vous aidera à le faire. 1. Sur une feuille de papier, complétez chacune des phrases suivantes du plus grand nombre possible de manières 1. Mary Beth Crain, « The Marriaga Check Up », Redbook, 1985, p. 88. Redbook est un magazine féminin créé en 1903. 62

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différentes. Faites en sorte que vos réponses soient précises, concrètes et positives. - Dressez la liste des choses que votre partenaire fait couramment et qui vous donnent le sentiment qu'il s'intéresse à vous et que vous êtes aimée. «J'ai le sentiment qu'on s'intéresse à moi et je me sens aimée quand tu... » - Repensez à l'époque de vos premiers rendez-vous avec votre partenaire. Que « disait ou faisait votre partenaire à cette époque qu'il ne dit plus ou ne fait plus aujourd'hui ? » «J'ai le sentiment qu'on s'intéresse à moi et que je suis aimée quand... » - Maintenant, pensez à toutes les choses que vous avez toujours attendues de la part de votre partenaire mais que vous avez eu peur de lui demander. « J'aurais le sentiment que tu t'intéresses à moi et d'être aimée si tu... » 2. Relisez vos réponses et classez-les par ordre d'importance. 3. Lisez vos réponses à votre partenaire. Mettez un X à côté des choses que votre partenaire a le sentiment de ne pas pouvoir faire pour vous pour le moment. 4. Écoutez votre partenaire vous lire sa liste et indiquezlui quels sont ceux de ses besoins que vous ne pouvez pas satisfaire pour le moment. 5. Échangez vos listes. Choisissez dans la liste de votre partenaire trois désirs que vous êtes prête à satisfaire au cours des trois prochains jours. Gardez la liste de votre partenaire et engagez-vous à satisfaire trois nouveaux désirs de sa liste chaque semaine. Essayez de réussir à donner à votre partenaire quelquesunes des choses qu'à l'origine vous trouviez difficile de lui donner. Plus la demande est difficile, mieux vous vous sentirez quand vpus l'aurez satisfaite. Beaucoup de gens disent qu'en fait ce sont les désirs qu'ils croyaient le 63

Les sentiments du capitalisme plus difficiles à satisfaire qui finissent par devenir les choses qu'ils aiment le mieux faire l'un pour l'autre 1 .

Il n'est pas nécessaire de supposer que ces exercices sont suivis à la lettre par les lecteurs des rubriques psychologiques pour les prendre au sérieux. Ces exercices sont significatifs parce qu'ils expriment une transformation importante du comportement du moi dans les relations intimes. Ils témoignent du processus de rationalisation des relations intimes qui, à mes yeux, est le résultat de la poussée des normes égalitaires dans le mariage - dont le féminisme fut le promoteur infatigable - et de l'application des méthodes et du vocabulaire de la psychologie à la vie intime. La rationalisation comprend cinq éléments 2 : l'usage calculé de certains moyens ; l'usage des moyens les plus efficaces ; un choix fondé rationnellement (c'est-à-dire sur la base de certaines connaissances) ; le choix de principes généraux comme moyens de guider sa vie; et, enfin, la synthèse des quatre éléments précédents dans l'adoption d'un style de vie rationnel. Mais la rationalisation a une dimension supplémentaire : c'est le processus d'expansion 1. Harville Hendrix, « Work at Your Marriage : A Workbook », Redbook, octobre 1985, p. 130. 2. Il importe de souligner que, si la rationalisation apparaît fatale dans l'analyse de Weber, ce n'est pas un processus linéaire mais un phénomène plein de tensions et de contradictions. Ce point est justement souligné par Johannes Weiss, « On the Irreversibility of Western Rationalization and Max Weber's Alleged Fatalism », in Sam Whimster et Scott Lash (dir.), Max Weber, op. cit., p. 154-163. 64

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des systèmes formels de savoir, qui mène à une « intellectualisation » de la vie quotidienne. Les exercices que j'ai mentionnés exigent et impliquent une rationalisation des valeurs. La Wertrationalitàt est le processus consistant à rationaliser ses valeurs et ses croyances et à faire correspondre nos fins à des valeurs préétablies. Qu'est-ce que je veux? Quelles sont mes préférences et quelle est ma personnalité ? Ai-je le goût de l'aventure ou aije besoin de sécurité ? Ai-je besoin de quelqu'un qui m'assure une certaine sécurité matérielle ou de quelqu'un avec qui je puisse discuter des événements politiques du jour^Si ces questions hantent la littérature psychologique, c'est parce que les femmes ont été sommées, tant par les féministes que par les thérapeutes, de mettre au clair leurs valeurs et leurs préférences et de construire des relations conformes à ces valeurs, tout cela pour pouvoir affirmer un moi autonome et indépendant. Et ce processus ne peut exister que quand les femmes se prennent elles-mêmes comme objet d'examen, maîtrisent leurs sentiments, évaluent leurs choix et choisissent d'agir en fonction de leurs préférences. De plus, Max Weber considérait que la rationalisation était caractérisée par un affinement des techniques de calcul. En effet, comme les exemples que nous avons donnés l'indiquent, la vie intime et les sentiments sont transformés en objets mesurables, pouvant faire l'objet de calculs et être appréhendés en termes quantitatifs. La femme qui obtient un score de 10 points à la rubrique « Je suis angoissée quand tu as l'air de t'intéresser à d'autres femmes que moi » a sans doute une autre vision d'elle-même et choisira sans doute une autre stratégie que celle qui a un score de 2 points. Les 65

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tests psychologiques de ce genre impliquent le recours à une cognition culturelle spécifiquement moderne que les sociologues Wendy Espeland et Mitchell Stevens appellent la « commensuration »: Selon leur définition, « la commensuration implique l'utilisation de nombres pour créer des relations entre des choses. La commensuration transforme des différences qualitatives en différences quantitatives, la différence s'exprimant précisément en termes de grandeur par rapport à un paramètre commun 1 ». Sous l'égide des psychologues et des féministes, les relations intimes sont de plus en plus devenues des choses évaluables en unités de mesure (au demeurant très différentes selon les écoles de psychologie). Enfin, ce qui est frappant dans ces deux exemples est l'étroite imbrication entre la dimension textuelle et l'expérience émotionnelle. Avec le médiéviste Brian Stock, on peut dire que la textualité est devenue un aspect important de l'expérience émotionnelle2. Le fait d'«écrire» une émotion l'« enferme » dans l'espace au sens où cela crée une distance entre l'expérience vécue de l'émotion et la conscience qu'on en a. Si l'écriture est une manière d'inscrire la langue parlée sous une forme permettant de « voir » la langue (plutôt que de l'entendre) et de couper la langue de l'acte de parole, de la même façon, ces exercices invitent les femmes à analyser 1. Wendy Nelson Espeland, «Commensuration and Cognition», in Karen A. Cerulo (dir.), Culture in Mind: Toward a Sociology of Culture and Cognition, New York, Routledge, 2002, p. 64. 2. «Ma tentative vise à montrer comment les textes, vus comme des auxiliaires du discours, interpénètrent l'action humaine » (Brian Stock, Listening for the Text: On the Uses of the Past, Baltimore-Londres, Johns Hopkins University Press, 1990, p. 104-105). 66

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leurs émotions une fois que celles-ci ont été coupées du contexte original dans lequel elles ont été éprouvées. L'acte réflexif consistant à nommer des émotions pour les maîtriser leur donne en quelque sorte un statut ontologique et les fixe dans la réalité et dans le moi profond de celle ou de celui qui les éprouve. Cela est contradictoire avec la nature insaisissable, provisoire et contextuelle des émotions. En effet, l'écriture décontextualise la parole et la pensée, et elle détache les règles qui produisent le discours de l'acte même de parole \ (L'exemple le plus évident de cette séparation entre le discours et l'acte de parole est la grammaire.) Quand elles sont enfermées dans l'écriture, les émotions deviennent des objets observables et manipulables. L'écriture des émotions nous oblige à nous extraire du flux et du caractère non réfléchi de l'expérience et à transformer l'expérience des émotions en mots et en entités observables et manipulables. À propos des effets de l'imprimerie sur la pensée occidentale, Walter Ong montre que l'idéologie de l'écriture a donné naissance à l'idée de «texte pur», c'est-àdire à l'idée selon laquelle les textes ont une ontologie, un sens qui peut être détaché de celui que leur donnaient leurs auteurs et de leur contexte d'origine. De la même façon, le fait de fixer des émotions dans un texte écrit donne naissance à l'idée d'« émotions pures », à l'idée que les émotions sont des entités discrètes qui sont d'une certaine manière prisonnières du moi et qui peuvent être inscrites dans des textes et 1. Jack Goody et Ian Watt, «The Conséquences of Literacy » [1963], in Jack Goody (dir.), Literacy in Traditional Societies, Cambridge, Cambridge University Press, 1968, p. 27-68. 67

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appréhendées comme des entités permanentes détachables du moi, observables, manipulables et contrôlables. Le contrôle des affects, la mise au clair de ses valeurs et de ses buts, le recours à une technique de calcul, la décontextualisation et l'objectification des émotions impliquent une intellectualisation des liens intimes, qui s'inscrit dans un projet moral plus général : la création d'un échange égal par l'instauration d'une communication verbale permanente sur ses besoins, ses sentiments et ses buts. Comme dans l'entreprise, la communication est un modèle de description des relations et un modèle normatif. La mésentente sexuelle, la colère, l'argent, l'inégalité face aux tâches domestiques, les incompatibilités de caractère, les sentiments secrets, les événements de l'enfance : tout cela doit être compris, verbalisé, discuté, communiqué et, par là, selon le modèle de la communication, résolu. Comme le dit un article de Redbook, « la communication est le sang qui alimente toute relation et toute relation amoureuse en particulier a besoin de communication pour pouvoir s'épanouir1 ». Les ateliers ou les manuels de communication proposent de nombreux « exercices » qui conduisent les femmes et les hommes mariés à exprimer leurs attentes : il s'agit de les aider à prendre conscience de leur langage, de leur faire comprendre comment ce langage peut être la source de malentendus et d'une forme d'aliénation, de leur enseigner l'art et la science de l'écoute et peut-être, ce qui est le plus important, de les inciter à employer un discours neutre (afin de 1. Nathaniel Branden, « If You Could Hear What I Cannot Say : The Husband/Wife Communication Workshop», Redbook, avril 1985, p. 94. 68

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faire barrage aux émotions négatives). Il paraît évident que les techniques destinées à améliorer la communication au sein du couple visent à instaurer l'usage d'un langage neutre, tant émotionnellement que linguistiquement. Face aux différences insurmontables qui séparent les itinéraires individuels et les personnalités, l'école thérapeutique considère qu'au sein d'un couple il est possible de trouver un terrain neutre garantissant l'objectivité du sens. Ce terrain neutre est à la fois sentimental et linguistique. Exemple : Cette technique [baptisée Vésuve par l'auteur] vous aide à savoir à quel moment votre colère prend des proportions volcaniques et à user d'un rituel permettant de privilégier l'évacuation de cette colère. Le rôle de votre partenaire se borne à regarder respectueusement votre colère se donner libre cours comme si c'était un phénomène naturel ne le ou ne la concernant pas directement [...]. Si vous voulez faire baisser la vapeur, dites quelque chose comme : «Je crois que je vais exploser. Est-ce que tu as deux minutes à m'accorder?» Le temps que vous accordera votre partenaire suffira, mais deux minutes pourront sembler étonnamment longues à la fois à celui qui les accorde et à celui qui en bénéficie. Si votre partenaire accepte, la seule chose qu'il aura à faire sera de vous écouter, effrayé, comme s'il assistait à une éruption volcanique — et de vous dire à quel moment le temps dont vous disposez est écoulé1. 1. Lori H. Gordon et Jon Frandsen, Passage to Intimacy: Key Concepts and Skills from the Pairs J'rogram Which Has Helped Thousands of Couples Rekindle Their Love, New York, Simon & Schuster, 1993, p. 114. 69

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Cette technique considère que nous avons en nous des émotions négatives et nous incite à en faire des objets extérieurs à notre moi, des objets à observer de l'extérieur en quelque sorte. Cette volonté de gérer ses sentiments en recourant à des procédés d'expression et à un discours neutres est au cœur de l'éthos communicationnel et thérapeutique. L'exemple suivant en est une autre illustration : Une technique baptisée « technique du sens partagé » [destinée à améliorer les relations intimes] vous permet de partager le sens de ce que vous avez entendu et de vérifier si ce que vous avez entendu était bien ce que votre partenaire voulait dire. Souvent, ce n'est pas ce qu'il voulait dire1. Depuis le post-structuralisme, on nous a beaucoup répété que le sens était involontaire, indécidable et chargé de connotations affectives. En revanche, les techniques thérapeutiques de communication, elles, considèrent l'ambiguïté comme la grande ennemie de la vie intime : elles nous demandent d'éliminer de notre langage quotidien les déclarations ambiguës et les éventuelles connotations et de réduire la communication au contenu dénoté. Cela nous conduit à un constat assez paradoxal : l'école thérapeutique propose toute une série de techniques qui nous permettent de prendre conscience de nos besoins et de nos sentiments, mais elle transforme aussi ces émotions en objets extérieurs au sujet, qu'il faut surveiller et contrôler. Ainsi, le langage 1. Ibid., p. 91. 70

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dans lequel les émotions sont échangées est à la fois neutre et subjectif. Neutre, parce que nous sommes censés privilégier le contenu objectif et dénoté du discours et essayer de neutraliser les interprétations subjectives et les émotions qui peuvent menacer ce processus. Subjectif, parce que ce sont toujours les besoins et les émotions subjectives d'un individu qui justifient ses demandes ou ses expériences. Ces émotions sont « validées » et « reconnues » du fait même qu'elles ont été éprouvées par le sujet, et elles n'ont pas besoin d'une autre justification. « Reconnaître » quelqu'un, c'est donc ne pas discuter avec lui et ne pas mettre en doute ni contester la légitimité de ses émotions. Pour résumer, je dirais, contrairement à la thèse célèbre d'Ulrich et Elisabeth Beck, que le chaos n'est que superficiellement un principe organisateur de la vie intime1. Comme le féminisme et la thérapie sont deux courants de pensée majeurs qui ont prétendu libérer les femmes des classes moyennes du joug des relations familiales traditionnelles, ils ont l'un et l'autre contribué à rationaliser les relations intimes, c'est-à-dire à les soumettre à des procédures neutres d'examen et d'argumentation, fondées sur un intense travail d'introspection et de négociation. Cette rationalisation des liens affectifs a donné naissance à une « ontologie émotionnelle», ou encore à l'idée que les émotions peuvent être détachées du sujet pour être contrôlées et clarifiées. Cette « ontologie émotionnelle » a rendu les relations intimes commensurables, c'est-à-dire qu'il est devenu pos1. Ulrich Beck et- Elisabeth Beck-Gernsheim, Dos gartz normale der Liebe, Francfort-sur-le-Main,- Suhrkamp, 1990. 71

Chaos

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sible de les dépersonnaliser, de les vider de leur particularité et de les évaluer en fonction de critères abstraits d'évaluation. Cela signifie que les relations intimes ont été transformées en objets comparables entre eux et relèvent d'une analyse en termes de coût et profit. « Quand nous recourons à la commensuration pour prendre des décisions, la valeur est fondée sur les comparaisons que nous faisons entre les différents éléments de la décision1. » Le processus de commensuration tend à transformer les relations intimes en biens fongibles, c'est-à-dire en biens qui peuvent être remplacés et échangés.

Conclusion Cette présentation rapide nous permet, me semble-t-il, de tirer un certain nombre de conclusions. Ma première remarque sera que trois discours, le discours thérapeutique, le discours du management et le discours féministe, unis par des liens étroits, ont fourni les arguments et les méthodes qui ont chassé les sentiments du royaume de la vie intérieure pour les mettre au centre du moi et de la sociabilité sous la forme d'un modèle culturel dominant : le modèle de la communication. Sous l'égide du modèle psychologique de la « communication », les émotions, au sein de la famille et de l'entreprise, sont désormais des objets que l'on pense, que l'on exprime, que l'on justifie, que l'on conteste, que l'on 1. Wendy Nelson Espeland, « Commensuration and Cognition », op. cit., p. 83. 72

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négocie. Si certains considèrent que la sentimentalisation de la sphère publique est due à la radio et à la télévision, j'ai plutôt tendance à penser que c'est la mouvance thérapeutique - associée au langage du management et du féminisme - qui a transformé les émotions en microsphères publiques, c'est-à-dire en domaines soumis au regard public et régis par certaines procédures de discours et par les valeurs d'égalité et de justice. Ma deuxième remarque sera la suivante : au cours du XXe siècle, on a assisté à une androgynisation émotionnelle croissante des hommes et des femmes, due au fait que le capitalisme a puisé dans les ressources émotionnelles des travailleurs et que, au moment même où les femmes faisaient leur entrée sur le marché du travail, le féminisme les appela à devenir autonomes, indépendantes et conscientes de leurs droits dans la sphère privée. Si la sphère de la production plaça les affects au cœur des modèles de sociabilité, un modèle politique et économique de négociation et d'échange fut de plus en plus placé au cœur des relations intimes. Une des interprétations possibles de tous les phénomènes que j'ai analysés jusqu'ici est que, grâce à la combinaison de la connaissance psychologique, du féminisme et de la démocratisation à l'œuvre sur le lieu de travail, la vie émotionnelle s'est trouvée prise dans le champ d'une dynamique de la « reconnaissance » qui, comme l'écrit Axel Honneth, est toujours historiquement située, c'est-à-dire déterminée par un certain état et un certain langage du droit.^En d'autres termes, on peut penser que le modèle de la communication qui a envahi les relations de travail et les relations conjugales 73

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exprime une nouvelle exigence, l'exigence d'être reconnu(e) par les autres et de reconnaître les autres1. Quand Habermas considère « l'usage du langage à des fins d'entente » comme « indispensable à l'activité communicationnelle », on comprend facilement le silence imposé aux émotions négatives, et la manière dont l'empathie et la conscience de soi peuvent être considérées comme les conditions émotionnelles nécessaires à la reconnaissance2. Mais je ne suis pas sûre que cette interprétation soit la bonne, et j'aimerais vous faire part de mon hésitation. Le modèle de la « communication » qui a envahi le monde du travail et la sphère des relations intimes est lourd d'ambiguïtés sociologiques. S'il propose une méthode permettant d'entamer un dialogue avec autrui, il véhicule aussi un langage des droits et de la productivité économique qui n'est pas aisément compatible avec le domaine des relations émotionnelles interpersonnelles. J'aimerais m'expliquer. Les émotions, par nature, sont liées à des situations ; elles situent le moi dans le cadre d'une interaction particulière, et lui permettent ainsi de comprendre quelle position il occupe dans une situation donnée. Les émotions orientent notre action par la connaissance tacite et concrète d'un objet particulier et sont des raccourcis pour évaluer cet objet et agir vis-à-vis de lui (cette question sera développée dans le troisième chapitre). À l'inverse, la rationalité comme valeur, la rationalité 1. Axel Honneth, Kampfum Anerkennung, op. cit., p. 212-225. 2. Jiirgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes [1992], traduit de l'allemand par Rainer Rochlitz et Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1997, p. 32. 74

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cognitive et instrumentale et le processus de « commensuration», nécessaires pour mettre en œuvre le modèle de la communication, forment un style cognitif qui vide les relations de leur particularité et les transforme en objets qui, parce qu'ils sont évalués en termes de justice, d'égalité et de satisfaction d'un besoin, peuvent connaître le sort réservé aux marchandises qu'on échange Le processus que j'ai décrit a introduit une césure entre, d'une part, une vie subjective intense et, de l'autre, une objectivation croissante des moyens d'exprimer et d'échanger ses émotions. La communication thérapeutique introduit dans la vie émotionnelle un élément procédural qui fait perdre aux émotions leur valeur d'indices, leur capacité à nous orienter rapidement et de manière non réfléchie dans le réseau de nos relations quotidiennes. Introduire une gamme de procédures pour gérer ses émotions et les remplacer par des discours corrects et standard implique une coupure de plus en plus grande entre les émotions d'une part, l'action et des relations concrètes particulières de l'autre. La précondition de la « communication » est paradoxalement la suspension de l'investissement émotionnel dans une relation sociale. Communiquer, c'est se dégager de la position que l'on occupe dans une relation concrète et particulière pour adopter la position d'un locuteur abstrait affirmant son autonomie. En dernière analyse, communiquer revient à suspendre ou à mettre entre parenthèses le ciment émotionnel qui nous lie aux autres. Mais, en même 1. Wendy Nelson Espeland, « Commensuration and Cognition», op. cit., p. 83. 75

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temps, ces procédures neutres et rationnelles de discours s'accompagnent d'une légitimation subjectiviste des émotions. Car celui qui éprouve une émotion est reconnu comme l'ultime arbitre de ses propres émotions. Le simple fait de dire «j'éprouve telle émotion» implique non seulement que cette émotion est légitime, mais aussi que cette légitimité justifie l'aspiration à être accepté(e) et reconnu(e) du fait même de l'émotion éprouvée. La déclaration « je me sens humilié(e) » laisse peu de place à la discussion et constitue une exigence de reconnaissance immédiate de l'humiliation subie. Le modèle de la communication pousse ainsi les relations personnelles dans des directions opposées : il soumet les relations interpersonnelles à des procédures de discours qui visent à neutraliser la dynamique de sentiments comme la culpabilité, la colère, le ressentiment, la honte ou la frustration, etc. ; en même temps, il accentue le subjectivisme et la sentimentalité, en nous conduisant à attribuer à nos émotions une valeur qui leur serait conférée par le seul fait d'être exprimées. Je ne suis pas certaine que cela conduise à la reconnaissance dans la mesure où, comme l'écrit Judith Butler, « la reconnaissance commence [...] avec l'idée que l'on est perdu dans l'autre, absorbé dans et par une altérité que l'on est et que l'on n'est pas 1 ». Ainsi, l'idéal contemporain de la communication qui a envahi notre modèle des relations sociales pourrait bien 1. Judith Butler, «L'"Autre" de la philosophie peut-il prendre la parole ? » [2001 ], Défaire le genre, traduit de l'anglais par Maxime Cervulle, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 272. 76

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être ce que l'anthropologue Michael Silverstein appelle une « idéologie du langage ». « Une idéologie du langage est un ensemble d'idées et d'objectifs jugés évidents, défendus par un groupe au sujet du rôle du langage dans les expériences sociales de ses membres dans la mesure où ces idées contribuent à l'expression du groupe 1 .» L'idéologie du langage de la modernité pourrait dès lors être une croyance particulière dans le pouvoir qu'aurait le langage de nous aider à comprendre et à contrôler notre environnement social et émotionnel. Quel rôle cette idéologie a-t-elle joué dans la transformation de notre identité ? Cette question sera l'objet de mon deuxième chapitre.

1. Cité par Kathrin A. Woolard, « Introduction : Language Ideology as a Field of Inquiry », in Bambi B. Schieffelin, Kathrin A. Woolard et Paul V. Kroskrity (dir.), Language Idéologies, New York, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 4.

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Souffrance, champs émotionnels et capital émotionnel

En 1859, dans un livre intitulé Self-Help, Samuel Smiles raconta la vie d'hommes partis de rien qui s'étaient hissés jusqu'à la célébrité et la fortune (le self-help, c'est-à-dire le sens de l'initiative, était une vertu masculine, et les femmes occupaient une place modeste, pour ne pas dire inexistante, dans ces récits exemplaires de réussites individuelles). Ce livre eut un immense succès : c'était un plaidoyer saisissant en faveur de la conception victorienne de la responsabilité individuelle. Avec l'optimisme et le volontarisme caractéristiques de la foi dans le progrès que nourrissait le XIXe siècle, Smiles évoqua l'« esprit d'initiative individuelle dans l'action énergique d'individus qui, s'élevant au-dessus des masses, surent se distinguer des autres» 1 . Leurs vies, exemples de travail acharné, d'intégrité et de « caractère vraiment noble 1. Samuel Smiles, Self-Help, Londres, John Murray, 1859. Ce livre fut traduit en français quelques années après sa publication en Angleterre: «Self-Help», ou Caractère, conduite et persévérance illustrés à l'aide de biographies, traduit de l'anglais par Alfred Talandier, Paris, E. Pion, 1865. Le mot self-help, désignant littéralement l'aide qu'on peut s'apporter à soimême, n'était donc pas traduit. En l'absence d'équivalent français, le mot anglais est ici conservé. Les passages cités sont directement traduits de l'anglais. N.d. T. 79

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et viril», donnent à réfléchir. La force du self-help, continuait Smiles, est la force qu'a chacun d'agir pour lui-même. Ainsi, cet idéal du self-help avait des connotations résolument démocratiques, puisqu'il permettait « aux plus humbles des hommes d'acquérir d'honorables compétences et une solide réputation1 ». Une soixantaine d'années plus tard, après le traumatisme de la Première Guerre mondiale, s'adressant à un public de psychanalystes, Freud brossa un tableau grandiose mais pessimiste de la tâche qui s'ouvrait devant la psychanalyse : « Par rapport à l'immense misère névrotique répandue sur la terre et qui, peut-être, pourrait ne pas exister - ce que nous arrivons à faire est à peu près négligeable. En outre, les nécessités de l'existence nous obligent à nous en tenir aux classes sociales aisées [...]. Pour le moment, ajoutait Freud, nous sommes obligés de ne rien faire pour une multitude de gens qui souffrent intensément de leurs névroses. » Malgré cet appel à démocratiser la psychanalyse, Freud était sceptique quant à la volonté des pauvres de renoncer à leurs névroses, « parce que la dure existence qui les attend ne les attire guère et que la maladie leur confère un droit de plus à une aide sociale» 2 . Alors que Smiles pensait que les humbles ou les pauvres pouvaient s'élever au-dessus des épreuves de la vie quotidienne à force de sobriété, d'endurance et d'énergie, 1. Ibid., p. 8. 2. Sigmund Freud, «Les voies nouvelles de la technique psychanalytique », conférence prononcée au V e Congrès psychanalytique de Budapest en septembre 1918, La Technique psychanalytique, traduit de l'allemand par Anne Berman, Paris, Presses universitaires de France, 1953, 3 e éd. 2005, p. 140-141. 8o

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Freud envisageait une possibilité troublante : d'après lui, les psychanalystes et les pauvres ne pouvaient peut-être rien contre cette « immense misère névrotique », parce que les conditions de vie des ouvriers étaient telles que la guérison des névroses n'aurait fait qu'accroître leur misère. Contrairement à l'éthos du self-help de Smiles, qui voulait que tout individu, grâce à son énergie morale, pût transformer sa position sociale et infléchir son destin, Freud avait une vision pessimiste de la vie psychique et de la société: la capacité de s'aider soi-même est socialement conditionnée et, comme d'autres aspects du développement psychique, peut être endommagée. Lorsque le mal est fait, cette capacité ne peut être restaurée par le seul pouvoir de la volonté. Freud avance ici une conception sociologique et psychologique subtile : pour que la guérison ait lieu, dit-il, elle doit pouvoir se traduire en avantage social. Cela veut dire non seulement qu'il existe un lien entre les maladies psychiques, la guérison et la position socio-économique des individus mais que la misère psychique est un bien dont on peut tirer parti. Ainsi, à l'orée du XXe siècle, Smiles et Freud incarnent en quelque sorte deux types totalement opposés de discours moral sur l'individu: l'éthos du self-help de Smiles subordonne l'accès à la mobilité et au marché à une conduite vertueuse, mélange de volonté et de courage moral. En revanche, le self-help et la vertu n'ont aucune place dans le cadre théorique général de Freud. Cela est à mettre en rapport avec le fait que le récit familial qui est au cœur de la conception freudienne n'est pas linéaire mais figuratif, pour reprendre le terme employé par Erich Auerbach. Le figuratif s'oppose à l'horizontal en ce qu'il « associe deux événements 81

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éloignés l'un de l'autre sur le plan de la causalité et de la chronologie, en leur attribuant un sens commun 1 ». Là où le self-help postule que la vie peut être une succession de réussites dessinant une ligne horizontale, la vision freudienne du moi postule qu'il faut tirer des traits verticaux invisibles entre les événements clés de l'enfance et le développement psychique ultérieur, parce que la vie psychique n'est pas linéaire mais cyclique. De plus, pour Freud, le but de la psyché n'est pas la réussite mais la santé, et cette santé ne dépend pas de la simple volonté individuelle, parce que la guérison s'opère pour ainsi dire sans l'intervention de la conscience et de la volonté du patient. Ce sont le transfert, la résistance, le travail du rêve et l'association libre - non la « volonté » et la « maîtrise de soi » — qui peuvent conduire à une transformation psychique et, finalement, sociale. La guérison psychique, nous dit Freud, ne peut pas être démocratique et également distribuée à travers tout le tissu social. En réalité, Freud laisse entendre que la thérapie entretient des liens cachés avec les privilèges sociaux. Pourtant, si l'on considère la culture populaire américaine, on constate plusieurs renversements inattendus de cet état de choses : dans la culture du self-help qui a imprégné la société américaine, les idées de Smiles sur l'amélioration de soi se sont tellement mêlées aux conceptions d'inspiration freudienne qu'il est devenu presque impossible de les distin1. Cité par Malvin Woody, « The Unconscious as a Hermeneutic Myth : Defense of the Imagination », in James Phillips et James Morley (dir.), Imagination andits Pathologies, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2003, p. 191. 82

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guer les unes des autres. De plus, précisément en raison de cette alliance entre l'éthos du self-help et la psychologie, la souffrance psychique - sous la forme d'un récit racontant une blessure infligée au moi — est aujourd'hui devenue un élément commun à toutes les classes sociales. Le fait d'avoir été négligé ou, au contraire, trop protégé par ses parents, le manque secret d'estime de soi, l'obsession du travail, du sexe, de la nourriture, la colère, les phobies, l'angoisse sont des «maux» démocratiques dans la mesure où ils ne sont plus réservés à une classe sociale clairement délimitée. Dans ce processus de démocratisation générale de la souffrance psychique, la guérison est étrangement devenue une affaire extrêmement lucrative et une industrie florissante. Comment expliquer l'apparition d'un récit de l'identité dans lequel s'exprime, aujourd'hui plus que jamais, un éthos du self-help mais qui est aussi, paradoxalement, le récit d'une souffrance ? Quelle est l'articulation entre souffrance affective et classe sociale ? Comment penser le lien entre la vie affective, les inégalités sociales et la reproduction sociale ? Telles sont quelques-unes des trop vastes questions auxquelles je ne peux espérer répondre complètement dans le cadre d'un unique chapitre. Je me contenterai donc de définir des lignes générales permettant de réfléchir à ces grandes questions.

Le récit de la réalisation de soi Dans le contexte américain, la thérapie put devenir un récit du moi quand elle récupéra et intégra l'un des récits 83

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majeurs - sinon le récit majeur - de l'identité, à savoir le récit du self-help. Un certain nombre d'éléments permirent à la thérapie de devenir ainsi une nouvelle version du récit du self-help. Il y eut d'abord un certain nombre de changements à l'intérieur de la théorie psychologique elle-même : celle-ci s'éloigna de plus en plus du déterminisme freudien pour proposer une vision plus optimiste et plus ouverte du développement de l'individu. Heinz Hartmann, Ernst Kris, Rudolph Loewenstein, Alfred Adler, Erich Fromm, Karen Horney et Albert Ellis, au-delà de leurs divergences, rejetèrent tous la conception freudienne déterministe de la psyché et proposèrent une vision plus souple et plus ouverte de l'individu, permettant ainsi une plus grande compatibilité entre la psychologie et la conception morale (spécifiquement américaine) selon laquelle les gens peuvent et doivent forger leur propre destin. Cette conception n'était pas sans rappeler le mind cure movement (guérison par l'esprit), qui connut un succès considérable au XIXe siècle, et qui considérait que l'esprit pouvait triompher de la maladie. Ce nouveau récit psychologique, qui admettait la possibilité pour le moi de changer et de se forger lui-même, fut diffusé grâce à la révolution du livre de poche, qui mit les livres à la portée d'un très grand nombre de consommateurs (les premiers livres de poche furent lancés par Pocket Books en 1939). Grâce à cette révolution de l'édition, les ouvrages de vulgarisation psychologique purent toucher un public de plus en plus large au sein des classes moyennes. Ces livres de poche, en effet, étaient en vente partout : chez les marchands de journaux, dans les kiosques des gares et 84

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dans toutes sortes de magasins. Ils renforcèrent l'industrie déjà florissante des manuels de self-help. L'autorité des psychologues devint d'autant plus importante qu'à la fin des années 1960 les idéologies politiques qui auraient été susceptibles de s'opposer aux conceptions individualistes et psychologiques du moi étaient sur le déclin. Comme l'a écrit le sociologue Steve Brint, «la puissance des spécialistes est à son apogée [...] quand les experts opèrent dans un environnement dépolitisé où leurs prémisses ne sont jamais remises en question [...], l'influence des professionnels peut être très grande quand ceux-ci sont en mesure d'affirmer une valeur culturelle sans se heurter à une forte contre-idéologie1». Pour être plus précis, si les années i960 véhiculèrent un message politique, c'est un message dans lequel la sexualité, le développement de la personnalité et la vie privée occupaient une place centrale. L'expansion du marché de la consommation, alliée à la « révolution sexuelle » des années 1960, contribua à augmenter la visibilité et l'autorité des psychologues parce que ces deux discours culturels et idéologiques - celui du consumérisme et celui de la libération sexuelle - s'accordaient pour faire du moi, de la sexualité et de la vie privée des lieux cruciaux de la formation et de l'expression de l'identité. Dans ce contexte, c'est non seulement facilement mais tout naturellement que les psychologues s'intégrèrent à un nouveau discours politique 1. Steve Btint, « Rethinking the Policy Influence of Experts : From General Characterizations to Analysis of Variation », Sociological Forum, 1990, 5, 1, p. 373. «5

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qui s'intéressait principalement à la sexualité et à la relation entre les sexes. La revendication de la liberté sexuelle et de la réalisation de soi allait être étroitement associée à des discours qui élargissaient le domaine des droits en même temps que les groupes auxquels ces droits étaient reconnus. Le mouvement qui devait aider la psychologie à pénétrer plus profondément la culture populaire et qui changea de façon spectaculaire les conceptions du moi fut le mouvement humaniste, dans lequel Abraham Maslow et Cari Rogers jouèrent un rôle essentiel. Cari Rogers considérait que les gens étaient fondamentalement bons, ou sains, et que la santé mentale était la condition normale de la vie : la maladie mentale, la délinquance et les autres problèmes humains constituaient des déviations par rapport à cette tendance naturelle à la santé. De plus, toute sa théorie était construite sur une idée très simple de la tendance à la réalisation de soi, définie comme la motivation propre à chaque forme de vie et qui la pousse à vouloir développer ses potentialités le plus complètement possible. Dans une conférence prononcée à Oberlin College en 1954, Cari Rogers affirma : « Qu'on parle de tendance au développement, de pulsion vers la réalisation de soi ou de tendance directionnelle à aller de l'avant, on parle de la source de la vie, et c'est, en dernière analyse, de cette tendance que toute la psychothérapie dépend. C'est le désir qui est évident dans toute la vie organique et humaine - grandir, s'épanouir, devenir autonome, se développer, mûrir; la tendance à exprimer et à réaliser toutes les capacités du moi... [cette tendance] n'attend que des conditions favo86

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râbles pour se libérer et s'exprimer1. » Pour Rogers, le développement est une tendance universelle qui n'est jamais totalement absente, mais seulement en sommeil. Le fondement du maintien de cette pulsion au développement était selon Rogers « d'avoir un respect fondamental inconditionnel pour soi-même. Toutes les "conditions mises à la reconnaissance de sa valeur" - je vaux quelque chose si je plais à mon père, ou je vaux quelque chose si j'obtiens un bon diplôme - posent une limite à la réalisation de soi » : il montrait ainsi que le moi était sommé de tendre vers sa propre réalisation. Mais c'est Abraham Maslow qui devait donner le plus large écho à ces thèses et à d'autres thèses du même ordre dans la culture américaine. En partant de l'idée selon laquelle la réalisation de soi est une nécessité, Maslow fut amené à proposer une hypothèse qui devait connaître un succès retentissant dans la culture américaine : la peur de la réussite est ce qui empêche quelqu'un d'aspirer à l'accomplissement de soi. La conséquence de cette conception fut la définition d'une nouvelle catégorie d'individus : ceux qui ne se conformaient pas à ces idéaux psychologiques d'accomplissement de soi devinrent des malades. «Les gens que nous qualifions de malades sont des gens qui ne sont pas eux-mêmes, des gens qui ont bâti toutes sortes de défenses névrotiques contre leur 1. Cari R. Rogers, On Becoming a Person : A Therapist's View ofPyschotherapy, Boston, Houghton Mifflin Company, 1961, p. 35. Cette citation est empruntée au chapitre 3 du livre, qui n'a pas été inclus dans la traduction française : Le Développement de la personne, traduit de l'anglais par E.L. Herbert, préface de M. Pagès, Paris, Dunod, 1968. N.d. T. 87

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condition d'hommes 1 . » Ou, comme il le dit ailleurs : « Le concept de créativité et le concept de personne saine, se réalisant, pleinement humaine, semblent être de plus en plus proches, et ils s'avéreront peut-être ne recouvrir qu'une seule et même réalité2. » Ces conceptions du développement humain purent pénétrer et transformer les conceptions culturelles du moi parce qu'elles faisaient écho à la vision libérale selon laquelle le développement du moi était un droit. C'est ainsi que le champ ouvert à l'intervention des psychologues fut considérablement élargi : non seulement le domaine des psychologues cessa d'être celui des troubles psychiques graves pour devenir celui de la névrose, mais les psychologues considérèrent que la santé et la réalisation de soi étaient une seule et même chose. Les gens qui ne s'étaient pas réalisés en tant qu'individus avaient désormais besoin d'être soignés et de suivre une thérapie. Il est certain que l'idée de réalisation de soi faisait écho à la critique anticapitaliste des années i960 et à l'exigence de formes nouvelles d'expression de soi et de bien-être définies en termes non matériels. Mais le discours thérapeutique alla plus loin : il posa la-question du bien-être en recourant à des métaphores médicales et, par là, pathologisa la vie ordinaire. L'injonction qui nous obligeait à devenir la version la plus « complète » ou la plus « complètement réalisée » de notre moi n'était accompagnée d'aucune indication permettant 1. Abraham Maslow, The Farther Reaches of Human Penguin Books, 1971, p. 52. 2. Ibid., p. 57. 88

Nature,

Londres,

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de différencier un moi « complet » d'un moi « incomplet ». Une nouvelle hiérarchie affective fut établie par les psychologues - entre les individus qui s'étaient réalisés et ceux qui étaient aux prises avec toutes sortes de problèmes. Mais l'un des traits les plus frappants du discours thérapeutique, c'est que, en même temps qu'il plaçait la santé et la réalisation de soi au centre du récit du moi, il transformait de nombreux comportements en signes et en symptômes d'un moi « névrosé », « malsain », « victime de lui-même ». En réalité, quand on examine l'ensemble des suppositions qui soustendent la plupart des livres utilisant le langage thérapeutique, apparaît un modèle qui structure la pensée thérapeutique dans son entier : c'est l'idéal de la santé ou de la réalisation de soi qui définit a contrario bien des dysfonctionnements. En d'autres termes, c'est par rapport à et par comparaison avec le modèle d'une vie « pleinement réalisée » que sont définis les « comportements malsains ». Dans le domaine de la santé physique, cela reviendrait à considérer comme malade toute personne n'utilisant pas la totalité de son potentiel musculaire1. À cette différence près que, dans le discours psychologique, la définition du « potentiel musculaire » n'est pas claire et varie continuellement. Je donnerai un exemple concret d'un récit de ce genre. Comme je l'ai dit dans le chapitre précédent, l'intimité a été présentée par les psychologues comme un idéal à atteindre dans les relations sexuelles et conjugales. Dans le contexte de relations étroites, l'intimité, comme la réalisa1. Lawrie Reznek, The Philosophical Routledge, 1991. 89

Defense of Psychiatry,

New York,

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tion de soi et d'autres catégories inventées par des psychologues, devint un mot codé synonyme de «santé». Les relations saines étaient intimes et l'intimité était la santé. Une fois la notion d'intimité posée comme la norme des relations saines, l'absence d'intimité put devenir le cadre général organisant un nouveau récit thérapeutique du moi. Dans ce récit, l'absence d'intimité devint le révélateur d'un défaut de constitution émotionnelle, par exemple d'une peur de l'intimité. Un thérapeute cité dans un article de Redbook le dit clairement : « Dans notre société, les gens ont plus peur de l'intimité que du sexe [...]. Très souvent, les gens ayant des problèmes avec l'intimité ont des difficultés à exprimer leur sexualité dans des relations suivies, alors qu'ils s'expriment très bien dans des liaisons plus éphémères 1 .» Les récits thérapeutiques sont des récits tautologiques, car, une fois qu'un état émotionnel est défini comme sain ou désirable, tous les comportements ou tous les états éloignés de cet idéal expriment non seulement des sentiments inconscients empêchant d'atteindre la santé, mais aussi un désir secret de s'en éloigner. Par exemple, l'émission d'Oprah Winfrey diffusée le 29 avril 2005 présentait une femme un peu grosse qui avait des problèmes conjugaux (elle avait grossi depuis son mariage, et cela déplaisait à son mari). Étant donné le présupposé implicite selon lequel l'intimité est considérée comme saine et étant donné que le poids de cette femme était un obstacle à l'intimité, son incapacité à perdre du poids pouvait devenir 1. Carol Bocwin, «The Big Chili», Redbook, février 1985, p. 105. 90

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le point de départ d'un récit psychologique : de fait, un psychologue, invité à l'émission dans le but explicite de présenter l'histoire de cette femme comme un problème d'ordre psychologique, laissa entendre qu'elle utilisait son poids comme un moyen de se venger de son mari. La femme réfuta cette interprétation, mais sans grande conviction : elle reconnut que son poids s'expliquait par des raisons inconscientes, mais, selon elle, c'était un moyen de décourager ceux qui auraient pu être tentés de lui faire la cour et, ainsi, de rester fidèle à son mari. Comme dans les récits religieux, tout, dans le récit thérapeutique, a un sens et un but dissimulés. De la même façon que les misères des hommes s'expliquent par un plan divin caché, dans le récit thérapeutique les choix qui semblent négatifs répondent à un besoin et à un but cachés. C'est ici que le récit de selfhelp et le récit de souffrance se rejoignent : en effet, si nous désirons secrètement notre malheur, nous sommes directement responsables de sa diminution. Une femme qui tombe systématiquement amoureuse d'hommes fuyants ou lui refusant leur tendresse ne peut s'en prendre qu'à ellemême, ou du moins n'a qu'à se transformer. Ainsi, non seulement le récit de self-help est étroitement mêlé à un récit de souffrance psychique et d'échec, mais le récit de souffrance psychologique est en réalité le point de départ du récit de self-help. Le paradoxe de l'héritage freudien contemporain est que nous sommes maîtres dans notre propre maison, même quand, ou surtout quand, notre maison est en feu. On a souvent essayé de montrer que les institutions construisent de la cohérence culturelle moins en essayant 91

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d'établir de l'uniformité qu'en organisant la différence. Les institutions sont, selon le mot de William Sewell Jr, « constamment engagées dans des efforts destinés non seulement à normaliser ou à homogénéiser mais aussi à hiérarchiser, à intégrer, à exclure, à criminaliser, à hégémoniser ou à marginaliser des pratiques et des populations qui s'écartent de l'idéal accepté 1 ». Ce qui est intéressant et peut-être totalement nouveau dans le discours thérapeutique est le fait qu'il a institutionnalisé le moi sous la forme d'une généralisation de la différence, avec en arrière-plan un idéal moral et scientifique de normalité. Le fait de poser un idéal de santé jamais défini et en expansion illimitée permet de définir a contrario tout comportement comme «pathologique», «maladif», «névrotique», ou plus simplement « inadapté », « dysfonctionnel », comme un comportement témoignant d'une «non-réalisation de soi». Le récit thérapeutique voit dans la normalité et la réalisation de soi le but du récit du moi, mais, étant donné que ce but ne reçoit jamais un contenu clairement défini, il produit en réalité toutes sortes d'individus qui ne sont pas pleinement réalisés, et donc de malades. La réalisation de soi devient une catégorie culturelle qui produit un jeu sisyphéen de différences derridéennes. Quand elles n'ont d'existence que strictement culturelle, les idées sont faibles. Elles ont besoin de cristalliser autour 1. William H. Sewell, «The Concept(s) of Culture», in Victoria E. Bonnel et Lynn Hunt (dir.), Beyond the Cultural Tum: New Directions in the Study of Society and Culture, Berkeley, University of California Press, 1999, p. 56. 92

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d'objets, de rituels d'interaction et d'institutions. En d'autres termes, la culture s'incarne dans des pratiques sociales et doit fonctionner à la fois pratiquement et théoriquement. Le travail de la culture réside précisément dans les façons dont elle relie ces niveaux entre eux. Ainsi, la culture s'étend des systèmes élaborés de pensée aux actes de la vie quotidienne1. C'est seulement dans le contexte d'un cadre pratique qu'un discours théorique devient intégré à des conceptions ordinaires du moi. Le récit thérapeutique de la réalisation de soi se déploie dans toutes sortes de lieux sociaux, tels que les groupes de soutien mutuel, les talk-shows télévisés, les programmes de rééducation, les stages payants, les ateliers thérapeutiques, Internet : dans tous ces espaces, le moi est représenté, mis en scène et transformé. Ces lieux sont devenus les nombreux auxiliaires invisibles d'un travail ininterrompu dont l'objectif est d'avoir et de représenter un moi. Certains prennent la forme d'organisations d'individus dans la société civile (comme Alcooliques Anonymes), alors que d'autres sont des formes commercialisées. Je prendrai dans cette dernière catégorie l'un des exemples les plus connus, Landmark Education Corporation (LEC). Cette société, également connue sous le nom de Forum (anciennement EST), propose des ateliers de trois jours dont l'objectif est de renforcer l'assurance des participants. Elle génère un chiffre d'affaires de 50 millions de dollars par an. Landmark, dont l'état-major est installé à San Francisco, dispose de 42 bureaux dans 1. Terry Eagleton, Ideology: An Introduction, p. 48. 93

Londres, Verso, 1991,

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11 pays différents, ce qui montre bien que la réalisation du moi et sa transformation en marchandise sont devenues une entreprise mondiale. Landmark Corporation, qui pratique des tarifs très élevés, affirme que son but est d'offrir à ceux qui participent à ses ateliers « une amélioration remarquable de leur capacité à communiquer et à établir des relations avec les autres, et à accomplir ce qui est important pour eux dans la vie1 ». Dans le cadre de mes recherches, j'ai participé à l'un de ces ateliers. Pendant trois jours, pour déclencher le récit de la réalisation de soi, les participants sont invités à se concentrer sur un aspect dysfonctionnel de leur existence. Donnons quelques exemples : «Je suis célibataire et je n'arrive pas à trouver quelqu'un»; «J'ai connu beaucoup de femmes, mais je suis incapable de m'engager sérieusement avec quelqu'un » ; « Je ne parle pas à mon père depuis cinq ans parce qu'il n'aime pas ma manière de vivre » ; « Je suis malheureux dans mon travail, mais je suis incapable de changer quoi que ce soit à cette situation ». Les stagiaires sont également invités à établir des analogies entre différents aspects de leur vie jugés récurrents. Enfin, ils sont invités à adopter un récit de réalisation du moi, pour donner à leur vie un nouveau départ. Par exemple, Daniel, qui a participé à un atelier Landmark Corporation, raconte l'histoire suivante sur Internet : Une de mes manières d'être automatiques a pour origine un incident survenu alors que j'avais onze ans. J'ai été forcé de reconnaître publiquement, devant des amis, que 1. http://www.landmarkeducation. com 94

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j'étais trop timide pour embrasser unefillequi habitait en face de chez moi. Je me suis senti humilié et j'en ai conclu que je ne pourrais jamais réussir socialement ou être vraiment courageux avec les filles. Alors, je me suis transformé: je suis devenu studieux, sérieux, travailleur et responsable, pour compenser. C'était en partie parce que j'étais obligé de me débrouiller tout seul, sans rien demander à personne. C'est devenu ma formule pour réussir. Ça l'est encore, mais maintenant je m'en rends compte et je n'ai plus besoin d'agir ainsi. J'ai la possibilité d'agir autrement et de créer des choses d'une manière que je me serais autrefois interdite parce que j'aurais considéré que c'était pour moi impossible ou que cela risquait de me mettre en danger. Je me vois comme moins rigide, comme capable de me lier à des gens de plus en plus différents et de participer à de nouvelles activités dans mon cercle social, mon milieu, mon travail. Nous voyons ici à l'œuvre le récit thérapeutique : le cadre du récit exige qu'un individu identifie une pathologie, en l'occurrence une manière d'être « automatique » (« automatique » étant ici une catégorie opposée à « autodéterminée »). Une fois qu'une conduite « automatique » a été repérée, l'individu en question établit des relations de causalité avec son passé. Ainsi, il mentionne un événement de son enfance dans lequel son moi fut, peut-on supposer, rabaissé. Cet incident, à son tour, est censé avoir eu des conséquences très importantes sur la conduite de sa vie. Cette histoire montre bien comment n'importe quel comportement, y compris des conduites socialement positives, comme le fait de beaucoup travailler, le sérieux, le goût de l'étude, peut être lu à travers un cadre qui en fait un comportement « pathologique ». 95

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Étant donné que, d'un point de vue normatif, le fait de beaucoup travailler est positif, c'est le goût du travail qui est ici qualifié de « compulsif», et qui devient par là une pathologie. Conformément à la structure du récit fournie par le Forum, cet homme essaie aussi de comprendre les avantages que lui procurait ce comportement pathologique, ce qui lui permet d'expliquer pourquoi cette conduite ne lui semblait pas mauvaise et d'avoir la possibilité, éventuellement, de changer de comportement et de mettre en marche le récit de transformation du moi et du self-help. En étant diffusé sur le marché, l'éthos thérapeutique a cessé d'être un système de connaissance pour devenir ce que Raymond Williams a appelé une structure de sentiment. Il y a dans la notion de «structure de sentiment» deux éléments opposés. D'une pan, le « sentiment » désigne un type d'expérience qui en est à ses débuts, qui définit ce que nous sommes sans que nous soyons capables d'expliquer « ce que nous sommes». D'autre part, la notion de structure suppose que cette expérience est sous-tendue par une structure sous-jacente, c'est-à-dire qu'elle est systématique plutôt que fortuite1. Ainsi, la culture thérapeutique du self-help est un aspect informel et presque invisible de notre expérience sociale, en même temps qu'elle est un schème culturel profondément internalisé qui organise la perception qu'on a de soi-même et des autres, de sa propre vie et des interactions interpersonnelles. Le récit thérapeutique a par exemple imposé sa structure 1. Terry Eagleton, Ideology, op. cit. 96

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à un type de discours et de confession apparu au cours des quinze dernières années et qui a totalement transformé la télévision, en particulier les talk-shows télévisés. L'exemple le plus célèbre d'émission de ce genre est le talk-show d'Oprah Winfrey, qui est regardé quotidiennement par plus de 33 millions de téléspectateurs. Oprah Winfrey est connue pour le style thérapeutique de ses interviews et a défendu avec énergie une technique thérapeutique d'amélioration de soi 1 . Oprah Winfrey fournit à ses invités, comme le fait le Forum, un récit thérapeutique dans le cadre duquel ils sont invités à interpréter leur propre comportement. Donnons un exemple. Une femme, Sue, veut engager une procédure de divorce. Cette situation rend malheureux son mari, Gary, qui veut reprendre la vie commune. Ce désir de reprendre la vie commune avec sa femme est placé dans un cadre qui en fait un problème psychologique, ce problème étant ici présenté sous un titre général : « Pourquoi les gens veulent retourner avec leur ex. » C'est à une psychothérapeute, Carolyn Bushong, qu'est confiée la mission de replacer l'histoire de Gary dans un cadre qui la transforme en problème et de proposer le récit général qui explique un tel comportement. Oprah Winfrey : Nous avons été contactés par Carolyn Bushong. C'est une psychothérapeute qui a écrit un livre intitulé Loving Him without Losing You («Comment l'aimer sans vous perdre vous-même»). D'après 1. Eva Illouz, Oprah Winfrey and the Glamour of Misery: An Essay on Popular Culture, New York, Columbia University Press, 2003. 97

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elle, en général, ce n'est pas par amour que les gens ne peuvent oublier leur ex. C'est bien ça ? Carolyn Bushong: Euh, les raisons sont nombreuses,, mais un aspect très important du problème est le refus. Je pense que ce qui retient [Gary] dans le cas présent est qu'il a besoin... Vous avez besoin de la reconquérir pour avoir le sentiment d'être en paix avec vousmême... [dans la suite de l'émission] Gary est dépendant de cela. Et «cela», c'est ce sentiment que je suis quelqu'un de mauvais. Que... mon ex dit que je suis quelqu'un de mauvais. Alors peut-être que je suis quelqu'un de mauvais. Donc, si je suis capable de la convaincre que je ne suis pas quelqu'un de mauvais, alors ils s'entendront bien de nouveau. [...] En rectifiant ce qui n'allait pas, c'est-à-dire que peut-être que je me sens coupable à cause de ce que j'ai fait et que je veux... je veux me racheter auprès d'elle de façon à ne plus avoir ce sentiment de culpabilité. Oprah Winfrey : Vous sentez-vous coupable, Gary ? Gary : Oui, bien sûr. Carolyn Bushong: Oui, pour avoir essayé d'exercer votre contrôle sur Sue. Oprah Winfrey: Vous voulez lui dire «si tu veux bien me reprendre, je peux te montrer que je ne recommencerai plus ». Gary : Oui, c'est bien ce que j'ai ressenti. Oprah Winfrey: Vous ne pouvez pas vivre avec — ni avec ni sans votre ex. Carolyn Bushong: C'est là que ça devient une dépendance, des relations de dépendance. Il y a tant de relations dans lesquelles les gens ont ce sentiment-là, vous savez, « je veux cette personne, je l'aime, mais je la hais » 1. «Can't Get Over Your Ex», 28 mars 1995. 98

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Plusieurs points méritent d'être soulignés. Les récits thérapeutiques ouvrent des créneaux sur le marché, des observateurs qui sont à la fois définis comme patients potentiels et comme consommateurs. Des personnes qui « aiment trop » ou des personnes « qui ne peuvent pas vivre sans leurs ex » sont définies à la fois comme consommateurs et comme malades par les thérapeutes, les éditeurs et les talk-shows télévisés. De plus, nous voyons aussi que le récit thérapeutique transforme les sentiments, ici le sentiment de culpabilité, en objets publics destinés à être montrés, discutés et analysés. Le sujet participe à la sphère publique à travers la construction et l'exposition de ses sentiments «privés». Finalement, le but de cette histoire est bien d'aider quelqu'un à réécrire l'histoire de sa vie sous la forme d'un récit thérapeutique1. Autrement dit, ce sont les buts assignés au récit (par exemple la « libération sexuelle », la « réalisation de soi », l'« intimité » ou le « divorce à l'amiable ») qui dictent l'obstacle à lever - ce qui dans la vie empêche quelqu'un d'atteindre son but - , lequel obstacle détermine à son tour à quels événements passés il faut accorder de l'importance, et la logique qui reliera ces événements les uns aux autres (« je ne peux pas avoir de vie intime, parce que j'ai peur de l'intimité; j'ai peur de l'intimité parce que ma mère n'a jamais répondu à mes besoins affectifs quand j'étais enfant, alors que j'espérais toujours qu'elle ferait attention à moi »). Ou encore : « Je devrais vouloir divorcer à l'amiable. Si je ne 1. Kenneth J. Gergen et Mary M. Gergen, «Narrative and the Self as Relationship », in L. Berkowitz (dit.), Advances in Expérimental Social Psychology, vol. 21, 1988, p. 18. 99

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suis pas capable de divorcer à l'amiable, c'est que je dois avoir un problème, et ce problème est la vraie raison pour laquelle je refuse ce divorce. » En ce sens, le récit thérapeutique est un récit écrit à l'envers. C'est aussi pourquoi la culture thérapeutique privilégie paradoxalement la souffrance et le traumatisme. Le récit thérapeutique de la réalisation du moi ne peut fonctionner qu'en identifiant l'obstacle - ce qui empêche d'être heureux, d'aimer l'intimité, de réussir - et explique cet obstacle en faisant référence à un événement du passé. Cela nous fait comprendre notre propre vie comme un dysfonctionnement généralisé, afin de pouvoir précisément dépasser ce dysfonctionnement. Ce récit met en avant les sentiments négatifs comme la honte, la culpabilité, la peur, la crainte de ne pas être à la hauteur, sans faire appel à des schémas moraux et émettre de reproches. Le récit thérapeutique est particulièrement adapté au genre autobiographique, qu'il a sensiblement transformé. En effet, dans l'autobiographie thérapeutique, on découvre son identité dans l'expérience de la souffrance et on comprend ses sentiments grâce au récit de sa propre histoire. Les récits autobiographiques du XIXe siècle étaient souvent intéressants parce qu'ils reprenaient la même structure : « de la misère à la richesse ». Les autobiographies contemporaines sont totalement différentes : ce sont avant tout des récits de souffrance psychique, y compris celles de personnes riches et célèbres. Trois exemples me permettront d'être plus claire. Le premier concerne Oprah Winfrey, qui a pu construire sa vie de la façon suivante alors qu'elle était à l'apogée de sa gloire : IOO

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Avant le livre [un ouvrage autobiographique qu'elle était censée écrire], elle était à la dérive sur le plan affectif, engluée dans les eaux étouffantes du doute sur ellemême. [...] L'important, c'est ce qu'elle ressentait à l'intérieur, dans les coins les plus profonds de son âme. Et là, elle n'a jamais eu le sentiment d'être à la hauteur. Tout vient de là: sa lutte perpétuelle contre l'obésité («Les kilos représentaient le poids de ma vie»), ses expériences sexuelles d'adolescente (« Ce n'est pas que j'aimais coucher à droite et à gauche. Mais une fois que j'avais commencé, je ne voulais pas que les autres garçons m'en veuillent »), sa propension à se ridiculiser par amour pour un homme («J'ai eu une succession de relations où j'étais maltraitée parce que j'avais le sentiment que c'était ce que je méritais »). Je sais qu'on dirait que j'ai tout, dit Oprah, en regardant vers son complexe de télévision de 20 millions de dollars, au centre de Chicago. Les gens croient que parce qu'on est à la télévision on a le monde entre ses mains. Mais je me suis battue pendant des années avec l'image que j'avais de moi-même. Et c'est seulement maintenant que j'arrive au bout1. Le récit de souffrance psychique transforme des récits de réussites en biographies dans lesquelles le moi lui-même n'est jamais vraiment « fini », et dans lesquelles les souffrances de l'auteur deviennent constitutives de son identité. Dans la nouvelle autobiographie thérapeutique, ce n'est pas la réussite qui est le moteur du récit ; c'est plutôt la possibilité que le moi puisse s'effondrer en pleine consécration sociale. Par 1. Laura B. Randolph, «Oprah Opens Up About Her Weight, Her Wedding, and Why She Withheld the Book», Ebony, 48, 12, octobre 1993, p. 130. IOI

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exemple, quand une jeune actrice à succès comme Brooke Shields écrit son autobiographie, c'est pour raconter sa dépressionpostpartum 1 . De la même façon, on l'a vu, l'autobiographie de Jane Fonda prend la forme d'un drame affectif, qui commence par une enfance malheureuse auprès d'un père froid et distant, et se poursuit avec trois mariages tous aussi ratés les uns que les autres2. Voici comment une journaliste du New York Times Book Review rend compte du livre de Jane Fonda : « Fonda nous propose soixante ans de fouilles exhaustives dans ses mois perdus et retrouvés. Ma vie n'est pas un titre lyrique, mais il correspond bien au combat oprah-phéen, jungien, sisyphéen de Jane pour traiter sa souffrance et chasser ses démons. Son livre est un étalage psychologique [...] dans lequel elle raconte comment elle a perdu son authenticité et s'est sentie étrangère à son corps, puis comment elle a essayé de réhabiter le monde et de "prendre possession" de sa féminité, de son espace et de son vagin, de sa capacité à commander, de ses rides et de sa mère, afin de permettre l'émergence de son "moi authentique" 3 .» Ces trois autobiographies de femmes belles, puissantes, ayant fait carrière racontent donc une quête perpétuelle du moi intérieur, leur lutte avec leurs propres sentiments, et se concluent par le récit d'une libération finale qui leur permet de triompher de leurs troubles affectifs. Comme l'a laconiquement 1. Brooke Shields, Down Came the Rain : My Journey Through Postpartum Depression, New York, Hyperion Press, 2005. 2. Jane Fonda, Ma vie, op. cit. 3. Maureen Dowd, « The Rôles of a Lifetime », The New York Times Book Review, 24 avril 2005, p. 13. 102

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remarqué Foucault dans son Histoire de la sexualité, le souci de soi, fondu dans les métaphores médicales de la santé, a paradoxalement encouragé la vision d'un moi malade ayant besoin d'être corrigé et transforméx. Le récit de self-help et de la réalisation de soi est intrinsèquement un récit du souvenir et du souvenir de la souffrance. Au centre de ce récit, chacun est appelé à se souvenir de sa souffrance pour s'en libérer. Pour mieux illustrer la spécificité culturelle de ce récit, on peut citer une remarque d'Abraham Lincoln à propos de sa propre vie : « C'est une grande folie que de vouloir faire quelque chose de mes débuts dans la vie. Tout peut être résumé en une seule phrase [...]: les brèves et simples annales des pauvres2. » Le récit thérapeutique est radicalement opposé à cette manière de raconter sa vie dans la mesure où il consiste précisément à faire « tout » découler des débuts dans la vie. De plus, là où Lincoln refusait d'embellir la pauvreté en la chargeant de sens, le récit thérapeutique explique des vies ordinaires en en faisant l'expression de souffrances (cachées ou manifestes). Étant donné que le récit thérapeutique semble être radicalement opposé à l'éthos du sacrifice de soi et du renoncement qui avaient dominé la culture américaine jusqu'à une époque récente, comment peut-on expliquer son triomphe ? Le large écho culturel donné au récit thérapeutique a plusieurs explications : 1. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, II, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1994. 2. Remarque d'Abraham Lincoln à John L. Scripps, 1860. Center of the American Constitution. Exposition temporaire sur Abraham Lincoln. 103

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a) Ce récit explique des sentiments contradictoires - l'excès d'amour ou le manque d'amour; l'excès d'agressivité ou le manque d'agressivité. En termes de marketing, c'est un peu comme si une cigarette était inventée pour satisfaire à la fois les fumeurs et les non-fumeurs, et comme si les amateurs de marques différentes de cigarettes fumaient tous la même cigarette. b) Ce récit utilise le modèle culturel du récit religieux, un modèle à la fois régressif et progressif: régressif parce qu'il concerne des événements passés qui sont pour ainsi dire encore présents et à l'œuvre dans la vie des personnes ; et progressif parce que le but du récit est de permettre une rédemption prochaine, ici la santé affective. Ainsi, ce récit est un outil très efficace pour introduire de la cohérence et de la continuité dans la vie des individus et pour englober différentes étapes de la vie. c) Ce récit fait de nous les responsables de notre bien-être psychique, mais il le fait en éliminant toute notion de faute morale. Ainsi, il permet à quelqu'un de mobiliser les schémas culturels et les valeurs de l'individualisme moral, de la transformation et de l'amélioration de soi. Mais, en appliquant ces schémas à son enfance et aux déficiences de sa famille, on évite d'être responsable de ce que nos vies peuvent avoir de négatif. Cela permet la formation de « communautés de destin», ou de communautés de souffrance, dont le meilleur exemple est le phénomène des groupes de soutien1. 1. Le concept de « communauté de destin » est emprunté à David Held. Voir David Held, Global Covenant, The Social Démocratie Alternative to the Washington Consensus, Oxford, Oxford University Press, 2004. 104

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d) Ce récit est performatif et, en ce sens, il est plus qu'un récit: il réorganise l'expérience en même temps qu'il la raconte. De la même façon que les verbes performatifs accomplissent l'action même qu'ils expriment, les groupes de soutien fournissent une structure symbolique, performative qui délivre la thérapie qui est le but du récit. C'est dans l'expérience du changement de soi et dans la construction de cette expérience que les sujets modernes se vivent comme moralement et socialement compétents. e) Le discours thérapeutique est une structure culturelle contagieuse parce qu'il peut être reproduit et étendu à des collatéraux, aux petits-enfants et aux conjoints. Par exemple, les victimes de la Shoah de la deuxième et de la troisième génération ont maintenant leurs propres groupes de soutien parce que leurs grands-parents ont été réellement victimes de la Shoah 1 . Ce phénomène est possible parce qu'ils s'inspirent d'une structure symbolique qui leur permet de constituer leur identité en tant que sujets malades à soigner. De cette façon, le récit thérapeutique peut être un élément renforçant la famille et la continuité. f ) La biographie thérapeutique est presque une marchandise idéale : elle n'exige pas ou peu d'investissements - elle exige seulement que quelqu'un nous permette de plonger dans les coins sombres de notre psyché et qu'on soit disposé à raconter une histoire. Le récit et la transformation par le récit sont les marchandises produites et mises en circulation 1. Carol Kidron, « Amcha's Second Génération Holocaust Survivors : A Recursive Journey into the Past to Control Wounded Carriers of Memory », mémoire de maîtrise, université hébraïque de Jérusalem. 105

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par de nombreux professionnels (les thérapeutes, les psychiatres, les médecins, les conseillers-psychologues) et par les médias (presse féminine, presse masculine, talk-shows, émissions de radio donnant la parole aux auditeurs, etc.). g) Enfin - et c'est peut-être le plus important - , je dirais que le récit thérapeutique vient du fait que l'individu baigne dans une culture saturée par l'idée de droits et que les individus aussi bien que les groupes ont de plus en plus soif de « reconnaissance » : ils exigent que les institutions reconnaissent leur souffrance et y remédient. Le récit thérapeutique occupe un espace sensible et disputé, à la limite entre le marché et le langage des droits qui a de plus en plus envahi la société civile. C'est le récit qui est au cœur de ce que beaucoup ont appelé le culte de la victime et la culture de la lamentation. Le juriste Alan Dershowitz, par exemple, déplore le fait qu'il « est presque impossible d'allumer une chaîne de télévision dans la journée sans voir des hommes et des femmes en train de sangloter et de justifier leurs vies ratées en parlant de sévices passés, réels ou imaginaires1 ». Dans le même ordre d'idées, le critique d'art Robert Hugues affirme que notre culture devient de plus en plus une culture de la « confession », une culture « dans laquelle règne la démocratie de la douleur. Tout le monde n'est peut-être pas riche et célèbre mais tout le monde a souffert2 ». Même dans la pensée philoso1. Alan Dershowitz, The Abuse Excuse : And Other Cop-Outs, Sob Stories, and Evasions of Responsibility, Boston, Little, Brown and Company, 1994, p. 5. 2. Cité par Barrington Moore, Réfactions on the Causes ofHuman Misery i o6

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phique, nous pouvons observer des manifestations de cette tendance. Zizek résume la question en notant que Richard Rorty affirme qu'un être humain est « quelqu'un qui peut éprouver de la douleur, et, puisque nous sommes des animaux symboliques, quelqu'un qui peut raconter cette douleur». Comme nous sommes des victimes potentielles, ajoute Zizek, « le droit fondamental, comme le dit Homi Bhabha, devient le droit de raconter; le droit de raconter son histoire ; de formuler le récit spécifique de sa souffrance » 1 . La part de la souffrance dans les définitions de l'identité individuelle, des plus simples aux plus complexes, est incontestablement l'un des phénomènes les plus paradoxaux des années 1980 : en même temps que le discours de l'individualisme triomphant se faisait plus envahissant et plus hégémonique que jamais, l'exigence d'exprimer et de représenter sa souffrance, que ce soit dans des groupes de soutien, des émissions de télévision, chez un thérapeute, au tribunal ou dans les relations intimes, atteignait son paroxysme. Comment ce récit est-il devenu pour nous une manière fondamentale de nous exprimer, d'avoir un moi, d'avoir et d'exprimer des sentiments ? Je pense que les deux revendications de la réalisation de soi et de la souffrance doivent être vues comme des formes institutionnalisées. Pour que des idées guident l'action, elles and Upon Certain Proposab to Eliminate Them, Boston, Beacon Press, 1972, p. 17. 1. Slavoj Zizek et Glyn Daly, Conversations with Zizek, Cambridge, Polity Press, 2004, p. 141. 107

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ont besoin d'une base institutionnelle. Mon hypothèse de travail est que le moi est une forme profondément institutionnalisée1. Pour qu'il devienne un schéma fondamental organisant le moi, un récit doit bénéficier d'un grand écho institutionnel, c'est-à-dire qu'il doit s'intégrer au fonctionnement normal des institutions ayant à leur disposition des ressources culturelles et sociales considérables, comme l'État ou le marché. Inversement, les schèmes cognitifs tels que les récits du moi devraient être considérés comme des institutions « déposées » dans des cadres mentaux2. Le premier lieu institutionnel (et peut-être le plus important) qui favorisa la consolidation de la place de la thérapie dans la culture américaine fut l'État. L'adoption massive du discours thérapeutique par l'État s'explique par le fait que, dans le climat de l'après-guerre, la question de l'adaptation sociale et du bien-être fut une préoccupation importante3 : cela se traduisit en 1946, aux États-Unis, par la création du National Institute of Mental Health (Institut national de santé mentale), dont le budget connut une croissance spectaculaire. En 1950, celui-ci s'élevait à 8,7 millions de dollars ; 1. John W. Meyer, « The Self and the Life Course : Institutionalization and Its Effects», in Aage B. Sorensen, Franz E. Weinert et Lonnie R. Sherrod (dir.), Development and the Life Course: Multidisciplinary Perspectives, Hillsdale (New Jersey), L. Erlbaum Associates, 1986, p. 206. 2. Paul DiMaggio, « Culture and Cognition », Annual Review of Sociology, 23, 1997, p. 263-287. 3. Ellen Herman, The Romance of American Psychology : Political Culture in the Age of Experts, Berkeley, University of California Press, 1995, p. 241. Un exemple de ce souci de la santé mentale est le fait que certaines agences fédérales comme l'organisme responsable des anciens combattants s'empressèrent d'adopter de nouveaux programmes de santé mentale. 108

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en 1967, il était de 315 millions de dollars, ce qui indique que la santé psychologique et les services offerts concernaient toute la population. Cette croissance était liée au fait que l'État recourut de plus en plus à la thérapie dans de nombreux secteurs, comme le travail social, l'enseignement pénitentiaire, l'enseignement et la justice. Michel Foucault et John Meyer l'ont dit, chacun à sa manière : l'État moderne organisa son pouvoir autour de conceptions culturelles et de visions morales de l'individu. Le discours psychologique fournit l'un de ses principaux modèles à l'individualisme, modèle adopté et diffusé par l'État 1 . Ces modèles, comme le disent John Meyer et ses émules, nourrissent les programmes et le mode d'intervention de l'État dans différents domaines comme l'enseignement, le monde des affaires, la science, la politique et les relations internationales. Mais l'Etat ne fut pas le seul acteur, même si ce fut le plus fort, à favoriser le développement de l'approche thérapeutique des problèmes humains. Certains acteurs de la société civile se firent eux aussi les promoteurs du récit thérapeutique. Le féminisme fut l'un des courants politiques et culturels majeurs qui adoptèrent le discours thérapeutique dès les années 1920, mais surtout dans les années i960, au moment où il fit de la sexualité le lieu de l'émancipation (voir le chapitre précédent), puis dans les années 1980, quand il dénonça dans les sévices infligés aux enfants l'effet de l'oppression de la famille patriarcale. En défendant les enfants 1. John Meyer, «World Society and the Nation State», Journal of Sociology, 103, 1, 1997, p. 144-181. 109

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victimes de mauvais traitements, le féminisme trouva dans la thérapie une nouvelle tactique pour critiquer la famille et le patriarcat. Cela s'explique, je suppose, par le fait que la catégorie des « enfants maltraités » permit au féminisme de mobiliser des catégories culturelles - comme celle de l'enfant - qui lui assurèrent une très large audience. L'une des féministes qui dénonça le plus énergiquement les mauvais traitements infligés aux enfants fut Alice Miller, qui, dans un livre dont l'influence fut considérable, Le Drame de l'enfant doué, affirma, en suivant la logique thérapeutique, que l'esprit d'un enfant maltraité, pour lui permettre de survivre et d'éviter une douleur insupportable, dispose d'un mécanisme remarquable, le « don » de « refoulement », qui emmagasine ces expériences dans un lieu en dehors de la conscience1. Alice Miller a placé le traumatisme au centre de la vie des individus, et a expliqué par le refoulement le fait que certains enfants négligés ou maltraités n'avaient pas le sentiment, parvenus à l'âge adulte, d'avoir subi un traumatisme. Comme les psychologues humanistes, Alice Miller a vu dans l'authenticité le but auquel devait aspirer le moi. Fidèle à la logique thérapeutique, elle a aussi considéré que les problèmes psychiques se transmettaient d'une génération à l'autre : « Toute personne qui maltraite ses enfants a ellemême été gravement traumatisée dans son enfance d'une manière ou d'une autre2. » Les féministes se sont servies de 1. Alice Miller, Le Drame de l'enfant doué [1979], traduit de l'allemand par Bertrand Dentzler, Paris, Presses universitaires de France, 1983. 2. Id., La Connaissance interdite [1988], traduit de l'allemand par Jeanne Étoré, Paris, Aubier, 1990. i io

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la catégorie de traumatisme pour critiquer la famille, pour protéger l'enfant, pour faire adopter de nouvelles lois et pour lutter contre la violence masculine exercée contre les femmes et les enfants. En élargissant la critique politique de la famille et en adoptant sans réserve la catégorie de « dommage émotionnel », les féministes se sont inévitablement inspirées du langage de la psychologie. Le troisième groupe qui contribua à promouvoir le récit thérapeutique fut celui des anciens combattants du Vietnam, qui utilisèrent la catégorie de traumatisme pour obtenir un certain nombre d'avantages sociaux et culturels. En 1980, l'American Psychiatrie Association (APA, Association américaine de psychiatrique) reconnut officiellement la catégorie de traumatisme. «L'établissement du PTSD [PostTraumatic Stress Disorder ou état de stress post-traumatique] fut le fruit, pour une part, d'une intense activité de lobbying des travailleurs de la santé mentale et d'activistes extérieurs en faveur des anciens combattants du Vietnam. Le diagnostic de PTSD reconnut et conféra une certaine dignité à la souffrance psychologique des anciens combattants américains au moment où la population, lasse de la guerre et divisée, leur réservait un accueil ambigu. Il expliqua leurs symptômes et leurs comportements mystérieux par des événements extérieurs tangibles, protégea les anciens combattants contre la stigmatisation frappant les malades mentaux et leur assura (du moins en théorie) une certaine sympathie, des soins médicaux et des compensations1. » Suivant la 1. Mark S. Micale et Paul Lerner (dir.), Traumatic ni

Pasts:

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logique institutionnelle et épistémologique du discours thérapeutique, le PTSD s'appliqua progressivement à toutes sortes de situations, en particulier aux victimes de viols, d'attaques terroristes, d'accidents, d'actes de violence, etc. Enfin, les derniers acteurs à entrer en scène, et peut-être les plus importants, furent les laboratoires pharmaceutiques et le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder, ou Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), qui donnèrent un élan considérable au marché de la santé mentale. Créé en 1954, le DSM est un manuel diagnostique né du besoin de resserrer la relation entre diagnostic et traitement, afin de permettre aux compagnies d'assurances ou aux autres organismes payeurs de traiter les réclamations plus efficacement. Non seulement le DSM est maintenant employé par la majorité des cliniciens de la santé mentale, mais il est de plus en plus utilisé par les «juridictions d'État, les agences de réglementation, les services délivrant les permis, les compagnies d'assurances, les organismes d'aide à l'enfance, la police, etc.1 ». La codification des pathologies est le résultat des liens très étroits entre le secteur de la santé mentale et les questions relatives à la couverture des malades par les assurances. Le DSM - qui fournit les numéros de code à mentionner sur les demandes de remboursement destinées aux Psychiatry, and Trauma in the Modem Age, 1870-1930, New York, Cambridge University Press, 2001, p. 2. 1. Herb Kutchins et Stuart A. Kirk, Making Us Crazy. DSM: The Psychiatrie Bible and the Création of Mental Disorders, New York, The Free Press, 1997, p. 261. 112

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assurances - est le pont entre les professionnels de la santé mentale et les grands organismes payeurs, comme Medicaid (service de santé pour les nécessiteux), le Social Security Disability Income (Pension d'invalidité), les aides pour les anciens combattants et Medicare (assurance-maladie)1. Comme le disent Herb Kutchins et Stuart Kirk, « le DSM est pour les psychothérapeutes le mot de passe qui donne accès au remboursement par les assurances2 ». Je dirais que le principal effet culturel des diverses versions du DSM - en particulier du DSM III - a été d'élargir considérablement la gamme des comportements définis comme troubles mentaux. Ainsi, dans le DSM III, sont classés comme troubles mentaux des comportements comme le «trouble oppositionnel» (code 313.81), comportement caractérisé par « une attitude de désobéissance et d'opposition négative et provocante à des figures d'autorité» 3 , ou le « trouble de la personnalité de nature histrionique » (codé 301.50), qui affecte des individus «pleins de vie et comédiens, ayant tendance à attirer en permanence l'attention sur eux » 4 , ou encore la « tendance à l'évitement » (code 301.82), caractérisée par l'« hypersensibilité à un risque de rejet ou d'humiliation ; le refus de nouer des relations sans garantie explicite d'être accepté de façon acritique» 5 . Ces exemples 1. Ibid., p. 12. 2. Ibid., p. 17. 3. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM III), y édition, American Psychiatrie Association, Washington, D.C., 1980, p. 63. 4. Ibid., p. 313. 5. Ibid., p. 323. 113

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suffisent à montrer que le DSM a considérablement étendu la catégorie de trouble mental. L'élaboration du DSM a coïncidé non seulement avec les intérêts de toute une série de travailleurs cliniques - psychiatres, psychologues cliniciens, travailleurs sociaux - et avec ceux des compagnies d'assurances - soucieuses de contrôler plus étroitement le domaine de la santé mentale —, mais aussi avec les intérêts des laboratoires pharmaceutiques, impatients de voir s'ouvrir le marché des souffrances émotionnelles et mentales. L'élargissement des pathologies mentales justifiant le recours aux psychotropes répond à un intérêt fondamental des laboratoires pharmaceutiques1. «Pour les compagnies pharmaceutiques [...], les masses non étiquetées constituent un vaste marché intact, les gisements de pétrole inexploités de la maladie mentale2. » Le DSM contribua ainsi, bon gré mal gré, à définir les nouveaux territoires de la santé mentale et de la consommation, qui représentèrent un élargissement du marché des compagnies pharmaceutiques. Je pense que nous avons ici affaire à un excellent exemple de ce que Latour et Callon appellent un «processus de traduction », par lequel des acteurs sociaux, individuels ou collectifs, travaillent constamment à traduire leur propre langage, leurs problèmes, leurs identités ou leurs intérêts dans le langage et les problèmes des autres3. Les féministes, les psychologues, l'État et ses bataillons de travailleurs 1. Herb Kutchins et Stuart A. Kirk, Making Us Crazy, op. cit., p. 247. 2. lbid., p. 13. 3. Dans leur étude, Latour et Callon citent l'exemple des hygiénistes qui 114

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sociaux, les universitaires travaillant dans le champ de la santé mentale, les compagnies d'assurances et les compagnies pharmaceutiques ont « traduit » le récit thérapeutique, parce que tous, pour diverses raisons, avaient intérêt à promouvoir et à diffuser un récit dans lequel le moi se définit par sa pathologie, ce qui les conduisit à promouvoir de facto un récit de la maladie. Pour aller mieux, en effet - et cette amélioration est la principale marchandise vendue dans ce nouveau champ - , il faut commencer par être malade. Ainsi, en même temps que ces acteurs promouvaient la santé, le self-help et la réalisation de soi, ils favorisaient et étendaient aussi, par nécessité, le domaine des problèmes psychiques. En d'autres termes, contrairement à ce que pourraient penser des structuralistes, le récit du self-help thérapeutique ne forme pas avec la « maladie » un couple de concepts opposés. En réalité, le récit qui promeut le self-help est aussi le récit de la maladie et de la souffrance psychique. Étant donné que les schèmes culturels peuvent être étendus ou transposés à des situations nouvelles, les féministes, les anciens combattants, les magistrats, les services publics, les professionnels de la santé mentale se sont approprié et ont traduit le même schème de la maladie et de la réalisation de soi pour organiser le moi, faisant du récit de la réalisation de soi une entité vraiment derridéenne, contenant et réalisant simultanément ce qu'elle veut exclure, à savoir la maladie, la souffrance et la douleur. Je ne suis pas convaincue par la thèse qu'ont avancée prirent la défense de la théorie des microbes de Pasteur parce que celle-ci pouvait justifier leur combat contre les logements insalubres. 115

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Philip Rieff, Robert Bellah, Christopher Lasch, Philip Cushman ou Eli Zaretsky, entre autres, selon laquelle l'éthos thérapeutique désinstitutionnalise le moi. Au contraire, rarement une forme culturelle a été aussi institutionnalisée. De plus, contrairement à ce que dit Foucault, le récit thérapeutique produit non pas du plaisir mais une multiplicité de formes de souffrance. Là où Foucault affirmait que « nous avons au moins inventé un plaisir autre : plaisir à la vérité du plaisir, plaisir à la savoir, à l'exposer, à la découvrir1 », je dirais que le récit thérapeutique a produit une multiplicité de formes de souffrance, car nous pouvons dire avec l'anthropologue Richard Schweder : « Une ontologie causale de la souffrance contribue à causer la souffrance qu'elle explique, de la même façon que les représentations d'une forme de souffrance peuvent être un élément de la souffrance qu'elle représente2. » En d'autres termes, puisque la vocation principale de la psychologie a été de faire diminuer toutes les formes de souffrance psychique au moyen d'un idéal non défini de santé et de réalisation de soi, et puisque le discours thérapeutique a en fait contribué à créer une mémoire personnelle de la souffrance, il a, par une étrange ironie, créé une grande partie de la souffrance qu'il est censé faire diminuer. Je crois qu'il est moralement et épistémologiquement faux de fondre ces formes de souffrance dans la catégorie de plaisir, sous pré1. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, I, La volonté de savoir [1976], Paris, Gallimard, «Tel», p. 95. 2. Richard A. Schweder, «Suffering in Style», Culture, Medicine and Psychiatry, 12, 4, 1988, p. 488. 116

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texte qu'elles sont inextricablement liées à un projet de connaissance de soi ou de self-help. Pour résumer, je dirais qu'il est impossible de séparer le récit de la souffrance de celui de self-help et que ces deux récits sont rattachés l'un à l'autre par de nombreux fils contradictoires. L'extension des droits de l'homme à de nouveaux domaines, par exemple les droits des enfants et le droit des femmes à la sexualité ; l'exploitation commerciale de la santé mentale par les laboratoires pharmaceutiques, la réglementation imposée aux professionnels de la psychologie par les compagnies d'assurances; l'intervention croissante de l'État en tant qu'éducateur dans toutes sortes de domaines, du privé au public : l'ensemble de ces éléments constitue la dynamique cachée qui explique comment le récit faisant de chacun de nous une victime est devenu omniprésent et pourquoi ce récit coexiste paisiblement avec le récit du self-help.

Champs émotionnels, habitus émotionnel Ces divers acteurs ont tous contribué à la création d'un domaine dans lequel la santé émotionnelle et mentale est le bien fondamental. Ils ont tous contribué à l'émergence de ce que j'appelle un champ émotionnel, autrement dit une sphère de la vie sociale dans laquelle l'État, l'Université, divers secteurs de l'industrie culturelle, des groupes de professionnels reconnus par l'État et l'Université, le marché des produits pharmaceutiques et de la culture populaire ont créé un domaine d'action et de discours ayant ses 117

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propres règles, ses objets et ses frontières. L'existence de plusieurs tendances en psychologie et la concurrence entre psychiatrie et psychologie ne doivent pas masquer le fait qu'un point suscite l'unanimité chez tous les professionnels : la vie émotionnelle a besoin d'être gérée, contrôlée et placée sous le signe d'un idéal de santé. Toutes sortes d'acteurs sociaux et institutionnels rivalisent pour définir la réalisation de soi, la santé, la pathologie, faisant ainsi de la santé émotionnelle une nouvelle marchandise produite, mise en circulation et recyclée dans des lieux économiques et sociaux qui prennent la forme d'un champ. Le récit de souffrance doit être vu comme le produit de cette extraordinaire convergence entre les différents acteurs intervenant dans le champ de la santé mentale. Les champs, nous apprend Bourdieu, se perpétuent grâce à l'habitus, mécanisme structurant qui opère à l'intérieur même des agents. Les champs émotionnels fonctionnent non seulement en créant et en élargissant le domaine du pathologique et en commercialisant la santé émotionnelle, mais aussi en réglant l'accès à de nouvelles formes de compétence sociale que je qualifierai de compétence émotionnelle. De la même façon que les champs culturels sont structurés par la compétence culturelle - la capacité à démontrer une maîtrise des artefacts culturels signalant une certaine familiarité avec la culture consacrée, légitimée par les classes supérieures - , les champs émotionnels sont structurés par la compétence émotionnelle, la capacité à manifester le style émotionnel défini et promu par les psychologues. Comme la compétence culturelle, la compétence émotionnelle peut se traduire en avantage social, sous forme de 118

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promotion professionnelle ou de capital social. En effet, pour qu'une forme particulière de comportement culturel devienne un capital, elle doit pouvoir être convertie en avantage social et culturel ; elle doit pouvoir être convertie en chose utilisable par les agents dans un certain champ, qui leur donnera un droit d'entrée, les disqualifiera ou les aidera à comprendre ce qui est en jeu à l'intérieur du champ en question1. Plus encore que les formes traditionnelles de capital culturel - comme la connaissance des bons vins ou de la culture légitime - , le capital émotionnel semble mobiliser les aspects les moins réflexifs de l'habitus. Il prend la forme de « dispositions durables de l'esprit et du corps » et constitue la partie la plus « liée au corps » du capital culturel2. Aux États-Unis, c'est sur le lieu de travail que la compétence émotionnelle atteint son degré supérieur de formalisation, plus particulièrement sous la forme des tests psychologiques utilisés pour recruter dans les entreprises. Les tests psychologiques sont aux émotions ce que les tests de connaissances sont au capital culturel, une manière de reconnaître, de légitimer et d'autoriser un style émotionnel particulier, un style émotionnel qui a lui-même été influencé par le discours psychanalytique. Comme l'écrivent Bruce Walsh et Nancy Betz, deux experts en recherche sur 1. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. 2. Id, « The Forms of Capital », in John G. Richardson (dir.), Handbook of Theory and Research for the Sociology of Education, New York, Greenwood Press, 1986, p. 243. 119

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la personnalité, « les concepts psychanalytiques et la psychanalyse elle-même ont eu un impact assez profond sur le processus d'évaluation1 ». En d'autres termes, même si l'esprit des tests psychologiques semble très éloigné de celui de la psychanalyse, il reste que les concepts psychanalytiques ont contribué à faire de la personnalité et des évaluations portant sur les émotions des outils permettant de recruter et d'évaluer les performances des employés. Le comportement émotionnel est devenu tellement important dans le comportement économique que la notion d'intelligence émotionnelle, apparue dans les années 1990, a vite conquis le monde des entreprises américaines. C'est un journaliste ayant fait des études de psychologie clinique, Daniel Goleman, qui, avec un livre intitulé L'Intelligence émotionnelle, contribua à formaliser ce qui était en préparation depuis le début du XXe siècle : la création d'instruments formels de classification du comportement émotionnel et la notion de compétence émotionnelle. Si ce livre a pu faire de la notion d'intelligence émotionnelle un concept clé de la culture américaine en très peu de temps ou presque, c'est parce que la psychologie clinique avait déjà diffusé et imposé l'idée selon laquelle la compétence émotionnelle était un attribut essentiel du moi parvenu à maturité. L'intelligence émotionnelle « est un type d'intelligence sociale qui comprend la capacité à contrôler ses propres émotions et les émotions des autres, à établir des distinctions entre ces émotions, et à se servir de ces informations pour orienter ses pensées et son 1. Bruce Walsh et Nancy Betz, Tests and Assessments, Englewood Clifïs (New Jersey), Prentice Hall, 1985, p. 110. 120

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action1 ». L'intelligence émotionnelle met en jeu des capacités qui peuvent être divisées en cinq domaines : la conscience de soi ; la gestion des émotions ; la motivation ; l'empathie; la manipulation des relations. À travers l'idée d'intelligence émotionnelle, on peut mesurer les propriétés d'un monde social et culturel massivement transformé par les psychologues, qui ont créé de nouvelles façons de classer les individus. L'intelligence émotionnelle est un outil de classification qui, comme la notion de Q.I., est capable de définir~des groupes sociaux du simple fait qu'elle peut être traduite en termes de rôles organisationnels, d'avancement et d'accès aux responsabilités2. De la même façon que le Q.I. a servi à classer des individus à l'armée et sur le lieu de travail de façon à augmenter leur productivité, l'intelligence émotionnelle est vite devenue une manière de distinguer les travailleurs les plus productifs de ceux qui l'étaient moins, mais cette fois en fonction de leurs compétences émotionnelles et non plus cognitives. L'intelligence émotionnelle est devenue un instrument de classement dans le monde du travail et a été utilisée pour contrôler, prédire et améliorer les performances. Ainsi, la notion d'intelligence émotionnelle mène à son terme le processus de commensuration des émotions analysé dans mon premier chapitre, en faisant des émotions, ou des sentiments, des catégories classifiables et quantifiables. 1. John D. Mayer et Peter Salovey, «The Intelligence of Emotional Intelligence», Intelligence, 17, 1993, p. 433. 2. Paula S. Fass, «The I Q : A Cultural and Historical Framework», American Journal of Education, 4, 1980, p. 431-458. 121

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L'auteur d'un article sur l'utilisation de l'intelligence émotionnelle dans les entreprises affirme que les «associés expérimentés d'une société de conseil multinationale ont été évalués sur les compétences relevant de l'intelligence émotionnelle, plus trois autres. Les associés qui ont obtenu un résultat supérieur à la moyenne dans 9 au moins des 20 compétences testées ont fait 1,2 million de dollars de profits de plus que les autres - soit 139 % de plus 1 ». De la même façon que l'exigence de diplômes s'accompagna de nouvelles formes et instruments de classification centrés autour de la notion d'intelligence (donnant naissance au fameux Q.I., moyen de classer et de hiérarchiser différentes positions sociales) le capitalisme émotionnel que j'ai décrit donne naissance à la notion d'intelligence émotionnelle et introduit de nouvelles formes de classification et de distinction. En faisant de la personnalité et des émotions de nouvelles formes de classification sociale, les psychologues ont non seulement contribué à faire du style émotionnel une devise sociale - un capital —, mais ils ont aussi donné naissance à un nouveau langage du moi pour saisir ce capital. Un exemple : « Chez L'Oréal, les vendeurs sélectionnés sur la base de certaines compétences émotionnelles ont sensiblement dépassé les résultats des vendeurs sélectionnés selon les anciennes méthodes de sélection de l'entreprise. Sur la base de leurs résultats annuels, les vendeurs sélectionnés sur la base de la compétence émotionnelle ont vendu 91 370 dollars de plus que les autres, pour 1. Cary Cherniss, «The Business Case for Emotional Intelligence», http://www.eiconsortium.ore/research/business_case_for_ei.htm 122

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une augmentation de revenu nette de 2 558 360 dollars. Il y a eu aussi 63 % de turnover en moins parmi les vendeurs sélectionnés sur la base de la compétence émotionnelle pendant la première année que parmi ceux sélectionnés selon les critères traditionnels1. » Cet exemple est éloquent, non seulement parce qu'il montre que la compétence émotionnelle est devenue un critère formel de recrutement et de promotion des individus dans les entreprises, mais aussi parce que les formes émotionnelles de capital peuvent être converties en formes monétaires. L'intelligence émotionnelle n'est pas seulement un type de compétence exigé dans une économie où la performance du moi est cruciale dans la performance économique. C'est aussi le résultat de la professionnalisation des psychologues, qui ont réussi à imposer leur monopole sur la définition et les règles de la vie émotionnelle et qui ont instauré de nouveaux critères pour saisir, gérer et quantifier la vie émotionnelle. L'intelligence émotionnelle est ainsi devenue la prérogative des catégories professionnelles responsables de la gestion des émotions - en particulier les nouvelles classes moyennes - et l'on est émouonnellement compétent quand on sait utiliser les techniques cognitives et émotionnelles dans lesquelles les psychologues cliniciens sont passés maîtres. L'intelligence émotionnelle reflète parfaitement le 1. Lyle M. Spencer, Jr et Signe M. Spencer, Compétence at Work: Modeb for Superior Performance, New York, John Wiley and Sons, 1993. Voir aussi Lyle M. Spencer, Jr, D.C. McClelland et S. Kelner, Competency Assessment Methods : History and State of the Art, Boston, Hay/McBer, 1997. 123

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style émotionnel et les dispositions des nouvelles classes moyennes qui occupent des positions intermédiaires, qui exercent un contrôle tout en étant elles-mêmes contrôlées par d'autres, dont les professions exigent une gestion attentive du moi, pour lesquelles le travail en équipe est une nécessité et qui doivent montrer que leur moi est à la fois créatif et productif. L'intelligence émotionnelle est ainsi une forme d'habitus qui permet l'acquisition d'une forme de capital située à la limite entre le capital culturel et le capital social. Elle est culturelle parce que, comme Bourdieu l'a indiqué sans le théoriser, les modes et les codes de jugement culturel ont un style ou une tonalité émotionnelle (pensons à ce que dit Bourdieu du « détachement » ou de l'«identification participative»). Les attitudes et le style émotionnels d'une personne, comme ses goûts culturels, définissent son identité sociale1. Elle est sociale parce que les émotions constituent la matière même des interactions sociales et de leur transformation. Si le capital culturel est essentiel en tant que signe d'un certain statut social, le style émotionnel joue un rôle essentiel, positivement et négativement, dans la construction de réseaux par les individus et dans la construction de ce que les sociologues appellent un capital social, c'est-à-dire dans la façon dont les relations interpersonnelles se transforment en capital, en contribuant par exemple au progrès de la carrière professionnelle d'un 1. Cependant, dans la mesure où le capital culturel, du moins au sens de Bourdieu, signifie l'accès à un corpus établi de créations artistiques correspondant à la « culture supérieure », l'intelligence émotionnelle n'est pas une sous-espèce du capital culturel. 124

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individu ou à sa fortune1. Ce capital est devenu particulièrement important dans une forme de capitalisme qu'on peut qualifier de connexionniste, pour reprendre l'expression de Luc Boltanski. Dans ce capitalisme connexionniste, d'après lui, l'habitus de classe des classes dominantes ne peut plus s'appuyer sur sa propre intuition. Il a besoin de savoir comment établir des relations entre des personnes éloignées non seulement géographiquement mais aussi socialement2.

La pragmatique de la psychologie Il serait tentant d'arrêter l'analyse ici, et d'en rester à la conclusion constructionniste selon laquelle le monde social est fait de luttes sociales et ce qui est en jeu dans les champs sociaux est, comme Bourdieu l'a répété à maintes reprises, arbitraire. Mais je pense qu'en rester là ne suffit pas. Il est plus intéressant de se demander, dans l'esprit du pragmatisme, pourquoi certaines idées « marchent ». Pour qu'un discours soit efficace, il doit rendre certains services à ceux qui croient en lui et qui l'utilisent. Un discours continue à fonctionner et à circuler s'il «accomplit» certaines choses qui « marchent » dans la vie quotidienne des personnes. Permettez-moi donc de poser la question suivante : qu'accomplit la compétence émotionnelle thérapeutique ? 1. Alejandro Portes, « Social Capital : its Origins and Applications in Modem Sociology », Annuœl Review of Sociology, 24, 1998, p. 1-24. 2. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 176. 125

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Si nous considérons les relations intimes - les relations amoureuses, conjugales ou a-conjugales, ou les relations entre parents et enfants - comme une sphère d'action et de signification à part entière, ainsi que comme une ressource culturelle et sociale pouvant aider les gens à atteindre un certain bien-être, nous pouvons nous interroger sur les formes culturelles et symboliques permettant l'accès à ces sphères de bien-être. Une telle proposition est contraire au paradigme conventionnel de la sociologie de la domination, qui s'intéresse en général à diverses formes de capital symbolique dans le contexte d'arènes concurrentielles et est moins à l'aise lorsqu'il s'agit de parler du bien-être ou de la famille comme de biens à part entière. Par exemple, la théorie de la reproduction sociale de Bourdieu considère la famille comme une institution en dernière analyse subordonnée à la structure sociale. Dans la théorie de la reproduction symbolique, la famille est l'institution qui transmet les dispositions premières et invisibles qui seront plus tard transformées en choix pratiques dans les champs concurrentiels de la lutte sociale. Cependant, comme l'ont bien montré Michael Walzer1 et une théoricienne féministe comme Susan Moller Okin, une théorie de la justice devrait prendre en compte et respecter les valeurs de sphères différentes de la vie et distinguer entre les biens en jeu sur le marché et ceux qui sont en jeu, par exemple, à l'intérieur de la famille. Si nous approchons la famille et l'intimité comme des 1. Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l'égalité [1983], traduit de l'anglais par Pascal Engel, Paris, Seuil, 1997. 126

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sphères autonomes de sens et d'action, nous pouvons alors les analyser comme des biens moraux dans lesquels un contenu d'individualité et de bien-être est en jeu. Autrement dit, si nous inversons le modèle bourdieusien et si nous nous interrogeons sur l'accès que donnent certaines professions à un certain habitus affectif, qui les aidera à son tour à atteindre des formes particulières d'eudaimonia (bonheur, bien-être) dans le domaine des relations intimes, nous pouvons aussi nous interroger sur la façon dont l'intimité ou l'amitié sont, comme d'autresformes de biens, socialement distribuées et réparties. Permettez-moi d'illustrer ce que je veux dire en prenant l'exemple d'une femme, titulaire d'un doctorat en littérature américaine d'une université d'élite du Middle West, travaillant dans l'édition, et mariée depuis quatre ans à un professeur de philosophie à l'université. Question : Est-ce que vous avez parfois des sentiments négatifs ? (Silence) Question : Si vous ne voulez pas répondre, vous n'êtes pas obligée. Réponse : Je ne sais pas si je dois parler. Question : Vous êtes totalement libre de dire ce que vous voulez. Réponse: Eh bien... je suis jalouse. Je suis très jalouse. Et je sais d'où cela vient. Cela vient fondamentalement du fait que mon père a quitté ma mère pour une autre femme, et que j'ai été élevée par ma mère, qui ne cessait de me répéter qu'il ne fallait pas faire confiance aux hommes. Question : Cela a-t-il des conséquences sur vos relations avec votre mari ? 127

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Réponse: Oui, oh oui! Il m'arrive d'être très jalouse, très possessive, et de me sentir menacée par d'autres femmes. L'autre jour, par exemple, nous dînions avec des amis, et une de mes amies a demandé à Larry [le mari] s'il était allé en Inde. Il a dit que oui mais qu'il ne voulait pas en parler, parce qu'il y était allé avec une copine et qu'il savait que je n'aimerais pas qu'il en parle. Il ne voulait donc pas en parler, mais elle a continué à lui poser des questions, jusqu'au moment où je lui ai dit : « Écoute, il ne veut pas en parler. Il est allé là-bas avec une copine, et ça me fait de la peine. » Larry et moi, nous nous sommes disputés à ce sujet. Question: Avez-vous fait quelque chose pour arranger les choses ? Réponse: Oui... Nous avons parlé, nous avons beaucoup parlé. Nous nous connaissons bien l'un et l'autre ; nous nous intéressons tous les deux à la psychanalyse et à la thérapie; donc, nous avons beaucoup parlé, et nous avons analysé tout ça. Nous n'avons fait qu'en parler, analyser, comprendre, et il m'a beaucoup répété qu'il m'aimait et qu'il ne me laisserait pas tomber pour une autre femme. Je crois que le fait que nous ayons pu parler de nos sentiments et que nous les comprenions vraiment est ce qui nous a aidés à surmonter le problème. Cet homme et cette femme, diplômés l'un et l'autre de l'enseignement supérieur, manifestent ce que j'ai appelé une « compétence émotionnelle » (qualifiée d'« intelligence » émotionnelle par les psychologues) : cette compétence consiste à s'engager dans des exercices d'introspection, à attribuer des noms à ses propres sentiments, à reconnaître ceux des autres, à pouvoir en parler et à manifester de l'empathie pour trouver des solutions à un problème 128

Souffrance,

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d'ordre émotionnel. Le langage thérapeutique et l'intelligence émotionnelle de ce couple sont des ressources culturelles « réelles », non parce qu'ils comprennent la nature « réelle » de leurs problèmes affectifs, mais parce qu'ils sont capables d'utiliser une même structure culturelle pour donner du sens à leurs émotions négatives et pour les faire «travailler» en suscitant un récit de souffrance et de selfhelp, qu'ils peuvent ensuite partager et dont ils peuvent se servir pour approfondir leur intimité. En d'autres termes, la compétence émotionnelle n'est pas seulement une forme de capital qui peut être convertie en capital social ou en promotion dans le monde du travail, c'est aussi une ressource qui aide les membres des classes moyennes à accéder à une forme de bonheur ou du moins de bien-être dans le domaine privé. Comparons ces réponses à celles de Georges, un gardien d'immeuble de 50 ans : ... Et puis ma deuxième [femme] m'a quitté - ce n'est pas moi qui l'ai quittée. J'ai dit que je l'avais quittée mais ce n'est pas moi qui l'ai quittée. C'est elle qui m'a quitté. Une nuit, je suis rentré du travail à deux heures du matin, elle était partie avec un tas de choses qu'elle n'aurait pas dû prendre sans m'en parler. Sinon, je lui aurais dit... Question: Elle ne vous avait rien dit avant pour vous faire comprendre qu'elle risquait de partir ? Réponse : Non. Non. Question : Comment expliquez-vous son départ ? Réponse : Elle est partie. Et elle ne m'a rien dit. C'est tout ce que je peux dire. [Plus tard au cours de l'entretien :] Quand elle est partie, après le choc initial, et le choc ce i129

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n'était pas tellement le fait qu'elle s'en aille, c'était ce qu'elle a fait, c'est ça qui m'a fait plus de mal que tout le reste. Question : Et qu'est-ce qu'elle a fait ? Réponse : Euh, en fait, je veux dire, cette manière de ne rien dire. Elle aurait pu me dire quelque chose. Je me serais senti beaucoup mieux si elle m'avait dit quelque chose - si elle avait dit : « Georges, euh, euh, je ne suis pas heureuse, et je vais m'en aller. » J'aurais aimé qu'elle vienne me dire quelque chose. Parce que moi c'est comme ça que - plusieurs fois je lui ai dit que je n'étais pas heureux et, euh, vous voyez. Question : Et elle, comment vous a-t-elle dit quelque chose ? Réponse : Je ne sais pas. Je ne sais pas. Question : Vous ne savez pas. Et qu'y a-t-il de pénible dans le fait qu'elle soit partie sans rien dire ? Réponse : J'ai l'impression qu'il y a très peu de femmes à qui je pourrais faire confiance, ou même aucune, parce que quand on passe toutes ses nuits avec quelqu'un et qu'un beau jour on rentre chez soi, c'est un sentiment horrible. C'est un peu comme si on disait : «Je t'ai laissé rentrer chez moi et maintenant tu fous en l'air soixante ans de mon existence. » Partir comme ça, c'est un peu comme si j'étais rentré du travail, qu'un cambrioleur était entré chez moi et m'avait volé un tas de choses. Ce sont des choses pour lesquelles j'avais travaillé dur, vous voyez ce que je veux dire ? C'est horrible, comme sentiment. Vous savez. Ce sont les deux grands chocs — quand j'ai ramassé les couronnes de fleurs devant les toilettes à l'hôpital et qu'on m'a dit que ma femme était décédée dans un accident de voiture - ce sont les deux grands chocs de ma vie.

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Ce qui est frappant, ici, c'est le fait que cet homme ne dispose pas d'un cadre lui permettant de rationaliser et d'accepter le chagrin qu'il éprouve après avoir été abandonné. Il a vécu l'abandon de sa femme comme un choc inexplicable, d'autant plus fort et pénible qu'il n'a pas eu les moyens de lui donner un sens. Si l'on considère ces deux exemples, on voit que le modèle thérapeutique de la communication n'est pas, contrairement à ce que pensent les tenants du constructionnisme social, un procédé visant à faire de nous des individus « disciplinés », « narcissiques » ou soumis aux intérêts des psychologues. En réalité, Je. modèle psychologique est «utile» pour faire face à la nature insaisissable du moi et des relations sociales à l'époque de la modernité tardive. Il est « utile » pour structurer des biographies différentes, il propose une technique permettant de réconcilier l'individu avec les institutions dans lesquelles il opère, de faire face aux bouleversements qui sont devenus une partie intégrante de toutes les vies modernes. Enfin, et c'est peut-être le plus important, il permet de préserver le sentiment de sécurité du moi, qui est fragilisé par le fait que le moi est en permanence représenté, évalu? et validé par les autres. Comme l'a dît Richard Sennett, « tout le problème [...] est de savoir comment structurer le récit de notre vie aujourd'hui, dans un capitalisme qui nous pousse à la dérive1 ». Si le modèle thérapeutique est terriblement envahissant, 1. Richard Sennett, Le Travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité [1998], traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 2000, p. 166. i131

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ce n'est pas - du moins pas seulement - parce qu'il sert les intérêts de nombreux groupes et institutions, mais aussi parce qu'il mobilise les schèmes culturels de la compétence individuelle et contribue à organiser les relations sociales chaotiques de notre modernité tardive. Critiquer la façon dont la psychologie est utilisée dans et par les institutions ne doit pas nous faire oublier, à nous, sociologues, le rôle qu'elle joue dans l'économie des problèmes personnels. Si nous ne voulons pas que la psychologie retire le tapis que nous avons sous les pieds, il faut essayer de reformuler une critique des injustices sociales en étudiant la façon dont l'accès au savoir psychologique contribue peut-être à hiérarchiser différentes formes du moi.

Conclusion Permettez-moi de conclure de façon un peu paradoxale avec Freud plutôt qu'avec Marx. Dans son Introduction à la psychanalyse, Freud imagine une maison divisée entre un « rez-de-chaussée » et un « premier étage ». Au rez-de chaussée vit la fille du portier, alors que la fille du propriétaire vit au premier1. Au cours de leur enfance, les deux fillettes se livrent à des jeux indécents. Elles auront l'une et l'une deux développements très différents. Leurs jeux indécents sont restés sans conséquence pour la fille du portier, qui ne leur 1. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse [1916-1917], traduit de l'allemand par Samuel Jankélévitch, Paris, réédition Payot, « Petite Bibliothèque Payot», 2001, p. 427-428. 132

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a attaché presque aucune importance : Freud va jusqu'à imaginer qu'elle « deviendra peut-être une artiste en vogue et finira en aristocrate ». Mais la fille du propriétaire, à laquelle on a enseigné très tôt un idéal de pureté féminine et d'abstinence sexuelle, considérera l'activité sexuelle à laquelle elle s'est livrée dans son enfance comme incompatible avec cet idéal, sera poursuivie par un sentiment de culpabilité, se réfugiera dans la névrose, ne se mariera pas, et, étant donné les préjugés de Freud lui-même et de ses contemporains, nous sommes bien forcés de supposer qu'elle mènera une existence solitaire de vieille fille. Freud nous laisse donc entendre que le destin social de ces deux fillettes est inséparable de leur développement psychologique, la névrose ou l'absence de névrose déterminant la trajectoire sociale des deux femmes. Il nous fait comprendre que les membres de classes sociales différentes ont accès à des ressources émotionnelles différentes, pour ne pas dire inégales, et que les pauvres sont, pour ainsi dire, affectivement mieux équipés que les riches, puisque c'est précisément l'absence d'inhibition sexuelle qui empêche chez eux la naissance de la névrose et qui aidera la fille du portier à faire son chemin dans la société. La position de Freud quant à la relation entre trajectoire sociale et trajectoire psychique est complexe : il souligne l'existence de certaines relations entre les sentiments et la position sociale des individus. Non seulement la classe sociale détermine les sentiments, mais les sentiments peuvent jouer un rôle très important quoique invisible dans la remise en cause des hiérarchies sociales et dans la mobilité sociale. En laissant entendre que la morale bourgeoise des sentiments i33

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— qui était essentielle au monde du travail capitaliste, puisque celui-ci exige l'apprentissage du renoncement et de la maîtrise de soi - est incompatible avec l'épanouissement personnel et affectif, Freud nous dit que la domination de la moyenne et de la haute bourgeoisie sur le monde économique peut nuire non seulement à l'épanouissement et au bonheur des individus mais aussi, en dernière analyse, à leur capacité à se reproduire. On peut évidemment ne pas croire Freud et le soupçonner d'essayer d'éveiller la peur du déclin au sein de la bourgeoisie pour étendre le champ d'intervention de la psychanalyse. Mais ses remarques contiennent des intuitions sociologiques très intéressantes, en particulier l'idée selon laquelle, à côté de la hiérarchie des biens matériels et symboliques, il existe peut-être une autre hiérarchie concernant la vie affective, qui remet en cause et peut aller jusqu'à contredire la distribution traditionnelle des privilèges. Mais alors - et c'est là que réside l'ironie des choses - , s'il y eut peut-être une époque où la fille du portier, grâce à sa plus grande ouverture émotionnelle, pouvait réussir là où la fille du propriétaire échouait, Freud et les représentants de la conception thérapeutique ont créé un monde dans lequel la fille du propriétaire dispose, de nouveau, de beaucoup plus d'atouts que la fille du portier. Ces avantages doivent être entendus non seulement au sens socio-économique habituel, mais aussi au sens affectif. Car l'éthos thérapeutique, devenu le monopole des classes moyennes, permet aux hommes et aux femmes d'être mieux armés pour affronter les tensions, les contradictions et les doutes qui sont devenus des éléments à part entière des biogra34

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phies et des identités contemporaines1. La fille du propriétaire d'aujourd'hui a toutes les chances d'avoir une mère et un père très versés dans les méthodes d'éducation préconisées par les psychologues et d'avoir elle-même suivi une forme quelconque de thérapie, ce qui permet de supposer qu'elle a acquis l'habitus émotionnel grâce auquel elle pourra faire face à la concurrence sur le marché économique et matrimonial. Il reste à examiner ce que cela signifie pour notre compréhension de la relation entre vie émotionnelle et classe sociale. Mais cela semble indiquer que le capitalisme a fait de nous des rousseauistes : non seulement parce que les champs émotionnels nous ont conduits à exposer et à raconter publiquement notre identité, non seulement parce que les sentiments sont devenus des instruments de classification sociale, mais aussi parce qu'il existe maintenant de nouvelles hiérarchies du bienêtre émotionnel, conçu comme la capacité à accéder à des formes socialement et historiquement déterminées de bonheur et de bien-être.

1. Ulrich Beck et Elisabeth Beck-Gernsheim, Dos ganz normale der Liebe, op. cit.

Chaos

3 Réseaux amoureux

Permettez-moi d'entrer immédiatement dans le vif du sujet en parlant d'un film qui a eu beaucoup de succès au moment de sa sortie, en 1999, Vous avez un message ( Y ou 've Got Mail) \ Ce film de Nora Ephron raconte l'histoire d'une libraire pour enfants, Cathleen Kelly, qui, tout en partageant sa vie réelle avec quelqu'un, a une histoire d'amour platonique sur Internet. Elle ne connaît pas l'homme avec qui elle est en contact sur Internet, mais le spectateur, lui, le connaît. Quand Joe Fox, propriétaire d'une chaîne de grande distribution du livre, condamne la petite libraire indépendante à la faillite, le spectateur sait que Cathleen (Meg Ryan) et Joe (Tom Hanks) sont les meilleurs amis du monde sur Internet. Le film suit les règles de la comédie américaine des années 1930, la screwball comedy : les deux personnages commencent par s'opposer, avant de se sentir peu à peu attirés l'un vers l'autre par un sentiment auquel ils essaient de résister, et de finir par s'avouer l'amour qu'ils éprouvent l'un pour l'autre. Mais, ce qui fait de ce film une comédie sentimentale de l'époque 1. Remake de The Shop Around N.tLÉ.

the Corner d'Ernst Lubitsch (1940). 137

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d'Internet, c'est le fait que, lorsqu'elle doit choisir entre Joe (par lequel elle se sent attirée, et dont nous savons qu'il lui plaît) et son amoureux en ligne, Meg Ryan choisit le second (sans savoir que ces deux hommes sont en réalité une seule et même personne). Évidemment, tout finit bien quand elle découvre que son amoureux sur Internet et l'homme par lequel elle s'est sentie attirée malgré elle dans la vie réelle ne font qu'un. La leçon de cette histoire est très simple : dans le film, le moi présenté sur Internet apparaît comme beaucoup plus authentique, plus vrai et plus sensible que le moi social public, qui a tendance à se méfier des autres, à adopter une attitude défensive et à dissimuler ses véritables sentiments. Alors que, dans leur histoire d'amour sur Internet, les deux personnages se dévoilent mutuellement leurs faiblesses cachées et leur authentique générosité, Joe et Cathleen ne révèlent dans la « vie réelle » que les pires côtés de leurs personnalités - des côtés qui sont censés être inauthentiques. À première vue, cela peut sembler surprenant. Deux chercheurs qui ont étudié le phénomène des rencontres sur Internet formulent le problème de la façon suivante : « Comment des relations amoureuses interpersonnelles [peuventelles] naître dans cette matrice globale d'ordinateurs apparemment inanimée et impersonnelle1 ?» La réponse qu'apporte le film est simple : ce qui rend l'histoire d'amour sur Internet nettement supérieure aux relations entretenues 1. Erich R. Merkle et Rhonda A. Richardson, «Digital Dating and Virtual Relating: Conceptualizing Computer Mediated Romantic Relationships», Family Relations, 49, 2, 2000, p. 187. 138

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amoureux

dans la vie réelle, c'est l'annulation du corps, qui est censée permettre une expression plus complète du moi authentique. De manière évidente, Internet apparaît comme une technique de dématérialisation. Ce phénomène est montré sous un jour positif, dans la mesure où le film repose sur l'idée selon laquelle le moi se dévoile d'une manière plus authentique quand il se présente sans être soumis aux contraintes des interactions corporelles. Cette idée est en accord avec le « discours utopique entourant la technologie des ordinateurs », qui souligne « que les ordinateurs offrent aux humains la possibilité d'échapper à leur corps. [...] Dans la culture informatique, la réalité corporelle est souvent représentée comme une regrettable entrave à l'interaction avec les plaisirs de l'informatique. [...] Dans le cybertexte, le corps est souvent présenté comme de la "viande", comme de la chair morte enveloppant l'esprit actif, qui constitue le moi "authentique"1 ». Dans cette perspective, donc, le corps - ou plutôt son absence - permet aux émotions de s'extraire des profondeurs, d'un moi plus vrai, et d'aller vers un objet plus respectable, le vrai moi de l'autre, c'est-à-dire son moi privé de corps. Cependant, dans le cadre d'une sociologie des émotions, cela devrait poser un problème particulier, puisque les émotions en général et le sentiment amoureux en particulier sont indissociables du corps. Avoir le cœur qui bat, le rose aux joues, les mains qui tremblent, serrer les poings, se 1. Deborah Lupton, «The Embodied Computer/User», in Mike Featherstone et Roger Burrows (dir.), Cyberspace, Cyberbodies, Cyberpunk: Cultures of Technological Embodiment, Londres, Sage, 1995, p. 100. 139

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mettre à pleurer : ce ne sont là que quelques-unes des formes innombrables de l'implication du corps dans l'expérience des émotions, et en particulier dans l'expérience du sentiment amoureux. Dès lors, si Internet annule le corps ou, du moins, le met entre parenthèses, comment des émotions peuvent-elles prendre forme sur Internet ? Plus exactement : comment la technologie réarticule-t-elle la réalité corporelle et les émotions ?

Internet sentimental Les sites de rencontres sur Internet connaissent un succès considérable et représentent un secteur économique florissant. Aux États-Unis, en 1999, un adulte célibataire sur douze avait essayé de rencontrer quelqu'un en ligne1. Le site américain match.com, créé en 1995, affirme compter plus de 5 millions d'utilisateurs inscrits et accueillir 12 millions de visiteurs chaque jour 2 . Bien qu'il soit difficile de disposer de données fiables, apparemment, sans parler des autres pays, aux États-Unis 20 à 40 millions de personnes visitent des sites de rencontres en ligne chaque

1. Stephanie Stoughton, «Log on, Find Love», The Boston Globe, 11 février 2001. 2. Aujourd'hui, le site match.com affirme que 89 000 personnes ont trouvé l'amour de leur vie grâce à lui ; il revendique plus de 12 millions de visiteurs dans 246 pays différents, s'exprimant dans 18 langues différentes. Un site concurrent, matchnet.com, revendique 9,5 millions de membres actifs. 140

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mois 1 , parmi lesquelles plus d'un million de personnes âgées de plus de 65 ans 2 . Avec des tarifs d'abonnements mensuels de 25 dollars, les rencontres en ligne sont aussi une industrie très lucrative. Ainsi, au cours du troisième trimestre de l'année 2002, les sites de rencontres sont devenus les sites payants les plus prospères, avec des revenus annuels s'élevant à plus de 300 millions de dollars. Dans le contexte économique général d'Internet, les sites de rencontres en ligne et les publicités sont les activités qui ont généré le plus d'argent : 87 millions de recettes au cours du troisième trimestre 2002, soit une augmentation de 387 % par rapport au troisième trimestre de l'année précédente3. Dans cet exposé, je m'intéresserai essentiellement aux sites qui prétendent aider les gens à nouer des relations à long terme et beaucoup moins aux sites de rencontres à caractère explicitement sexuel, tout simplement parce que c'est précisément l'articulation entre la technologie et les sentiments qui m'intéresse4.

1. David Brooks, « Love, Internet Style», New York Times, 8 novembre 2003 ; Kathryn Wexler, « Dating Websites Get More Personal », The Miami Herald, 20 janvier 2004. 2. Catherine Saillard, « Internet Dating Goes Gray », Los Angeles Times, 19 mai 2004. 3. Jennifer Davies, «Cupid's Clicks», San Diego Union Tribune, 10 février 2002. 4. Pour mener à bien cette recherche, j'ai interrogé environ 15 Israéliens et 10 Américains. Bien qu'il y ait des différences culturelles évidentes entre les deux échantillons, j'ai été frappée par de nombreux points communs dans l'usage et la signification des sites de rencontres sur Internet. 141

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Rencontres virtuelles Comment le moi entre-t-il en interaction avec un site de rencontres sur Internet? Comment parvient-on à rencontrer des autres virtuels ? À ceux qui désirent accéder à l'importante réserve de partenaires potentiels qui s'offrent à eux, de nombreux sites demandent de remplir un questionnaire permettant de définir leur « profil ». Un de ces sites le dit clairement: «Notre objectif est de vous donner des outils supplémentaires pour vous aider à définir votre partenaire sur le plan affectif et à aller au-delà des affinités purement physiques 1 .» Sur le site eharmony.org, qui connaît actuellement la croissance la plus rapide, le questionnaire destiné à aider les utilisateurs à définir leur profil est non seulement conçu par un psychologue, mais breveté. En d'autres termes, Internet recourt sans hésiter aux catégories et aux présupposés des psychologues pour comprendre le moi et créer de la sociabilité par la compatibilité émotionnelle. Ainsi, eharmony prétend être différent de « tout ce que vous avez pu connaître auparavant. [...] Notre profil personnel [...] vous aide à mieux vous connaître vous-même et à mieux connaître votre partenaire idéal(e) et vous permet de rencontrer des célibataires particulièrement compatibles avec vous. » Ce site a été fondé par un psychologue clinicien, le docteur Neil Clark Warren, qui affirme avoir rassemblé des données scientifiques lui permettant de prédire 1. Judith Silverstein et Michael Lasky, Online Datingfor York, Wiley, 2004, p. 109. 142

Dummies,

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si un mariage sera réussi ou non (ces données concernent, par exemple, la personnalité, le style de vie, la santé émotionnelle, la gestion de la colère, la passion sexuelle, etc.). Une fois que vous avez répondu à près de cinq cents questions, vous pouvez acquitter vos droits d'inscription et lancer la recherche informatique d'un profil compatible avec le vôtre. À la question qui suis-je?, l'ordinateur répond en définissant votre propre profil psychologique, qui sera mis en relation avec d'autres profils potentiellement compatibles. Ainsi, pour pouvoir rencontrer un autre virtuel, le moi est sommé de se livrer à un travail d'observation réflexive de lui-même, d'introspection, de définition et d'expression réfléchie de ses goûts et de ses opinions. Par exemple, match.com vous demande de construire votre moi en utilisant un certain nombre de catégories. La partie concernant « votre physique » comprend des questions précises sur les yeux (on a le choix entre huit couleurs différentes), les cheveux (treize possibilités, par exemple les «tresses», les cheveux «coiffés en arrière», le style «décoiffé»), les tatouages, et une catégorie à part : « Frimez un peu : quel est votre atout le plus précieux ? » (le nombril, les jambes, les lèvres, etc.). La deuxième catégorie concerne «vos centres d'intérêt » : « Quels sont vos loisirs favoris ? », « Quels sont les endroits que vous fréquentez près de chez vous ? », « Où partez-vous en voyage?», «Avez-vous le sens de l'humour?», «Quels sports ou quelles activités physiques aimez-vous pratiquer ? » Une autre partie du questionnaire concerne les goûts que vous aimeriez partager avec d'autres. La partie sur le style de vie comprend des questions très 43

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précises sur le régime alimentaire, la consommation de tabac, d'alcool, et les enfants : « Avez-vous des enfants ? Voulez-vous en avoir ? » Certaines questions concernent les animaux domestiques : « Aimez-vous les oiseaux, les chats, les chiens, les poissons, les animaux exotiques, les puces, les rongeurs ? » Une autre partie a trait aux « valeurs ». Elle comprend un questionnaire détaillé sur la foi et la pratique religieuses et sur les opinions politiques. Une autre partie encore propose une série de questions sur le partenaire recherché (reprenant les questions posées à l'internaute sur lui-même, le physique, les études, la religion, la politique, le tabac, l'alcool, etc.). Enfin, il y a un certain nombre de questions du type : « Qu'est-ce qui vous dégoûte le plus ? » ou « Qu'est-ce qui vous plaît le plus ? ». Parmi les réponses proposées, on trouve les piercings, les cheveux longs, les livres érotiques, l'argent, les orages ou le pouvoir. Bref, on est invité à la fois à se décrire soi-même objectivement et à définir son idéal (partenaire idéal, style de vie idéal, amour idéal). Cette présentation de soi et cette recherche d'un partenaire sont entièrement fondées sur le discours psychologique, et cela pour trois raisons au moins. La première, c'est que le moi est construit à travers des catégories éclatées (goûts, opinions, personnalité, tempérament) et qu'on est orienté vers une autre personne sur la base d'une certaine idée de la compatibilité psychologique et émotionnelle. La rencontre suppose une forte dose d'introspection et une certaine capacité à définir son propre profil psychologique et celui de l'autre. La deuxième, c'est que le fait de mettre son profil sur Internet transforme le moi privé en mise en scène destinée à un public, comme le font d'autres formes d'ex144

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pression psychologico-culturelles, par exemple les talk-shows télévisés et les groupes de soutien. Plus exactement, Internet rend visible le moi privé et l'expose à un public abstrait et anonyme, qui est davantage un agrégat de moi privés qu'un « public » au sens habermassien du mot. Sur Internet, le moi psychologique privé devient une mise en scène publique. La dernière, c'est qu'Internet, comme d'autres domaines dans lesquels intervient la vision du monde des psychologues, contribue à une textualisation de la subjectivité (comme nous l'avons vu dans le premier chapitre), c'est-à-dire à un mode d'appréhension du moi dans lequel celui-ci est externalisé et objectivé par le recours à des images et au langage. Cela a quatre conséquences évidentes : pour rencontrer une autre personne, on est amené à se concentrer sur son propre moi, sur la façon dont ce moi est perçu par autrui, sur son propre idéal du moi et sur l'idéal de l'autre. Les sites de rencontres sur Internet accentuent donc le sentiment que chacun a de sa propre unicité. Deuxième conséquence: l'ordre traditionnel des interactions sentimentales est inversé ; alors que l'attirance qu'on éprouve pour une autre personne précède en général la connaissance qu'on a d'elle, sur Internet la connaissance précède l'attirance, ou du moins précède la présence physique et la dimension corporelle des interactions sentimentales1. Sur Internet, les gens sont d'abord appréhendés comme des ensembles de qualités, et c'est seulement par la suite - par étapes successives - qu'est appréhendée la présence corporelle de l'autre. La troisième 1. Aharon Ben-Zeev, Love Online : Emotions on the Internet, CambridgeNew York, Cambridge University Press, 2004. 145

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conséquence, c'est que la rencontre est organisée sous l'égide de l'idéologie libérale du « choix ». À ma connaissance, aucune technologie n'a poussé les choses aussi loin dans ce domaine : le moi est conçu comme un moi qui choisit, et la rencontre amoureuse est le résultat du meilleur choix possible. Autrement dit, la rencontre virtuelle est littéralement organisée dans le cadre d'un marché. Dernière conséquence : Internet place chaque personne qui en recherche une autre sur un marché libre où elle est confrontée à des concurrents. Quand vous vous inscrivez sur un site, vous êtes aussitôt mis en concurrence avec d'autres qui sont pour vous réellement visibles. Internet met ainsi le moi dans une position contradictoire : d'un côté, le moi est invité à se tourner vers l'intérieur, obligé à se concentrer sur lui-même pour saisir et transmettre ce qu'il a d'essentiellement unique, à savoir des goûts, des opinions, des fantasmes et une certaine compatibilité émotionnelle. D'un autre côté, le moi est traité comme une marchandise qu'on expose sur la place publique. La recherche d'un partenaire sur Internet conjugue un subjectivisme extrême - qui prend une forme psychologique - à une objectivation de la rencontre - à travers la structure du site, qui est celle d'un marché. Cela constitue une rupture sensible avec la tradition de l'amour. C'est ce que j'aimerais maintenant aborder.

La présentation de soi ontologique Warren Susman a identifié un tournant, au début du XXe siècle, dans la façon de négocier et de présenter le moi. 146

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En opposant la « personnalité » au « caractère », Susman a montré que, pour la première fois, le moi était devenu à cette époque une chose à assembler et à manipuler dans le but de produire une impression. Pour lui, la culture de la consommation et l'industrie de la mode ont joué un rôle important dans cette nouvelle place accordée à la gestion consciente du moi et au désir de produire une impression pour séduire quelqu'un. Ce phénomène représentait un changement de taille par rapport au moi du XIXe siècle, qui était moins fragmenté et se prêtait moins facilement à une manipulation en fonction du contexte, parce qu'il était fondé sur une conception holiste du caractère. À première vue, Internet rend possible un moi plus flexible, ouvert et multiple, ayant ainsi valeur de modèle pour le moi postmoderne, conçu comme un moi qui joue avec sa propre image, qui s'invente lui-même et peut aller jusqu'à induire les autres en erreur par sa capacité à manipuler les informations le concernant. Cependant, les sites de rencontres que j'analyse se distinguent de l'usage postmoderne d'Internet, précisément parce qu'ils contraignent le moi à cerner sa propre réalité en utilisant les techniques mises au point par les psychologues. En fait, le moi postmoderne se définit pour l'essentiel par des manipulations délibérées du corps, des façons de parler, des manières d'être et de s'habiller. Le travail de mise en scène du moi qui s'opère sur Internet est d'un autre ordre, parce qu'il passe exclusivement par le langage - et plus particulièrement par le langage écrit - et parce qu'il ne s'adresse pas à un autre spécifique, concret, mais à un public général de candidats anonymes et abstraits. En d'autres termes, le 147

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travail de mise en scène du moi postmoderne présuppose et implique la sensibilité à des contextes sociaux différents et une certaine capacité à jouer des rôles différents en fonction de ces divers contextes. Dans le cas des sites de rencontres sur Internet, la présentation du moi revêt un caractère opposé : elle présuppose un mouvement vers l'intérieur, vers la vision la plus solide du moi (qui suis-je et qu'est-ce que je veux ?) ; elle est générale et standardisée (on se présente en répondant à un questionnaire standard) ; elle est insensible au contexte et à la personne à laquelle on s'adresse, puisque le but du «profil» est de dire la vérité sur soi-même sans tenir compte de l'identité de celui qui le consultera. Le travail de mise en scène de soi devient très éloigné de la représentation sociale telle qu'elle s'effectue dans la réalité et est accompli à la fois visuellement et linguistiquément non pour un autre spécifique, concret, mais pour un public abstrait et général. Le moi postmoderne suppose qu'il n'existe pas de moinoyau, qu'il existe seulement une multiplicité de rôles à jouer. Le moi créé par la conjonction de la psychologie et d'Internet, au contraire, est un moi « ontique » au sens où il suppose l'existence d'un moi-noyau permanent, qui peut être saisi à travers une multiplicité de représentations (questionnaire, photo, e-mail, etc.). Internet ressuscite vraiment l'ancien dualisme cartésien entre l'esprit et le corps, dans lequel le seul siège réel de la pensée et de l'identité est l'esprit. Avoir un moi sur Internet, c'est avoir un moi au sens cartésien, existant comme cogito, et être au monde par le regard qu'on jette sur celui-ci de l'intérieur des murs de sa propre conscience. 148

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Mais, par une cruelle ironie des choses, dans le processus de présentation du moi, l'apparence physique prend une importance nouvelle et presque poignante avec la photo qui est en général placée à côté du profil psychologique. Malgré la tendance d'Internet à nier la réalité corporelle, la beauté et le corps y sont omniprésents, sous la forme d'images fixes qui glacent le corps dans l'éternel présent de la photographie. Comme ces images photographiques sont placées sur un marché concurrentiel, à côté d'autres photographies identiques, les sites de rencontres sur Internet engendrent des pratiques intensives de transformation du corps. Une jeune femme de 20 ans, Sigal, déclare avoir perdu 20 kilos à cause d'Internet, parce qu'elle a pris conscience du fait que la photographie joue un rôle très imponant au moment de la première sélection. Pour prendre un autre exemple, donnons la parole à Galia, une femme de 30 ans occupant un poste de cadre supérieur dans la publicité: «Cet été, j'ai voulu améliorer mon profil, alors je suis allée voir ma sœur qui connaît bien ces choses-là. Elle m'a dit qu'elle m'aiderait à améliorer mon apparence physique. Je suis allée chez le coiffeur, j'ai maigri, j'ai changé de lunettes et je me suis fait faire de nouvelles photos. » En se présentant à l'aide d'une photographie, les individus sont littéralement mis dans la même position que les mannequins ou les acteurs travaillant pour l'industrie de la beauté : ils sont mis dans une position où a) ils deviennent extrêmement conscients de leur apparence physique ; b) leur corps et leur apparence sont publiquement exposés ; c) par leurs corps, ils se retrouvent en concurrence avec d'autres ; d) enfin, le corps est la source principale de leur 49

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valeur économique et sociale. Cela me rappelle une remarque d'Adorno et de Horkheimer ayant un rapport direct avec cette analyse, vers la fin de La Dialectique de la Raison. À propos de la culture contemporaine, ils affirment : « L'amour-haine envers le corps imprègne toute la civilisation moderne. Le corps est raillé et rejeté comme la part inférieure et asservie de l'homme et en même temps objet de désir comme ce qui est défendu, réifié, aliéné1. » La dimension linguistique du profil place elle aussi les individus en situation de concurrence avec les autres, le problème étant de rompre avec l'uniformité des profils. Un exemple de cette uniformité peut être trouvé dans la petite case située près de la photographie, où chaque candidat présente son moi le plus intime sous la forme d'un résumé. J'ai consulté une centaine de cases de ce genre. Il est frappant de constater à quel point les candidats emploient les mêmes adjectifs pour se décrire : « Je suis une femme ouverte, drôle, sûre d'elle», ou «Je suis mignonne et drôle, célibataire depuis peu». «Je suis drôle, ouverte, pleine de vie», «Je suis drôle et partante pour l'aventure», «Bon, alors voilà, je suis gaie, drôle, petite, j'ai les yeux bruns, et je suis un peu folle ». « Je suis une belle femme de 39 ans qui sait s'occuper de ceux qu'elle aime », « Oh ! là là ! comment dire? J'aime bien m'amuser, je suis insouciante, et terriblement sentimentale ». Ce que nous constatons là, me semble-t-il, n'a rien d'extraordinaire. Ces autoportraits 1. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la Raison [1947], traduit de l'allemand par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, p. 251. 150

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puisent dans les représentations culturelles de ce qu'est une personnalité désirable. Quand les gens se présentent aux autres d'une façon qui ne laisse aucune place au corps, ils appliquent à leur propre moi les idées reçues concernant l'image de ce qu'est une personne désirable. En d'autres termes, l'usage du langage écrit pour la présentation de soi accentue paradoxalement l'uniformité, la standardisation et la réification. Je dis « paradoxalement » parce que, quand les gens remplissent ces questionnaires, on leur fait croire qu'ils sont en train d'expérimenter leur unicité, et que c'est cette unicité qu'ils communiquent à d'autres. Ce problème, les auteurs de manuels de recommandations pour l'utilisation des guides de rencontres sur Internet l'ont bien compris. On y lit ceci, par exemple : « Que vous soyez un homme ou une femme, si vous donnez l'impression d'être comme tout le monde, qui pourra trouver une bonne raison de vous écrire ? Comment engager une conversation avec un homme qui se contente d'écrire qu'il veut une femme "gentille, intelligente, drôle, polie, sentimentale, sexy et sportive". Bien sûr, je suppose que vous pourriez dire: "Bonjour, je suis gentille, intelligente, drôle, polie, sentimentale, sexy et sportive. Je pense que nous ferions un couple parfait." Je ne le pense pas 1 .» Le problème posé ici est le suivant : lorsque la présentation de soi passe par la médiation du langage, elle revêt un caractère uniforme. Internet crée ainsi de la réification, au sens non marxiste du terme, c'est-à-dire qu'il pousse les gens à 1. Evan Marc Katz, I Can 't Believe I'm Buying this Book : A Commonsense Guide to Successful Internet Dating, Berkeley, Ten Speed Press, 2003, p. 96. 151

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se traiter eux-mêmes et à traiter les autres comme des catégories linguistiques ; Internet traite le concept abstrait comme s'il était la chose réelle. Cela rappelle aussi la définition que donne Lukacs de la réification. «Une relation entre personnes prend le caractère d'une chose et, de cette façon, d'une "objectivité illusoire" qui, par son système de lois propre, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence fondamentale: la relation entre hommes 1 .» Cette objectivité illusoire, qui subsume le moi dans des étiquettes linguistiques et l'interaction sociale dans la technique, hante les sites de rencontres sur Internet. Résumons : alor? qu'un profil psychologique n'est réussi que s'il se distingue du troupeau homogène des innombrables «je suis gai(e) et amusant(e) », le profil photographique exige au contraire une correspondance parfaite avec les canons établis de la beauté et de la forme physique. Les personnes qui ont le plus de succès sur Internet sont donc celles qui se distinguent par l'originalité de leur langage et par un physique conventionnel.

Standardisation et répétition Non seulement la manière de se présenter se heurte aux problèmes de l'homogénéité et de la standardisation, mais la rencontre elle-même achoppe sur les mêmes difficultés. Le 1. Georg Lukâcs, Histoire et conscience de classe [1923], traduit de l'allemand par Kostas Axelos et Jacqueline Bois, Paris, Minuit, 1960, p. 110. 152

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premier de ces problèmes est celui de la liste de candidat(e)s face à laquelle on se retrouve une fois qu'on a défini le (ou la) partenaire désiré(e). Les critères de sélection ont beau être nombreux, ils n'en sont pas moins limités, et, étant donné l'énormité des bases de données des principaux sites de rencontres, il n'est pas étonnant que n'importe quelle recherche fournisse un grand nombre de candidat(e)s potentiel(le)s. Si, par exemple, vous cherchez un homme blond, mince, non fumeur, âgé de moins de 35 ans et ayant fait des études supérieures, vous trouverez fatalement un grand nombre de personnes répondant à cette description. Le volume des interactions oblige à mettre au point des techniques standard de gestion et rend les rencontres - en ligne et dans la réalité - extrêmement répétitives. Prenons l'exemple d'Artémis, une femme de 33 ans qui est sur Internet depuis 6 ans. Artémis fait de la traduction technique et travaille chez elle. Son ordinateur est un outil professionnel et, comme elle travaille à domicile, elle peut s'occuper en permanence de la gestion du grand nombre d'hommes qui sont intéressés par son profil. Sa carte a été visitée par 26 347 personnes et, comme elle le dit dans son blog, « mon profil est visité constamment et, de mon côté, je visite constamment les sites d'autres personnes». Pour gérer ce flot énorme de rencontres virtuelles, elle a créé différents dossiers sur son ordinateur, et des fichiers pour chaque candidat à l'intérieur de ces dossiers. Autrement, comme elle dit, « il est difficile de suivre ». Le volume des interactions est tel que les sites euxmêmes ont élaboré des techniques destinées à aider les utilisateurs à faire face à l'abondance de l'offre, par exemple 53

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la constitution de hot lists, ou l'utilisation d'icônes représentant des étoiles, des poires, des coupes et des flammes qui veulent dire « chaud ». La loi du nombre est ici fondamentale et semble avoir quelque peu modifié les modalités de la vie amoureuse. Comme cela était le cas dans le domaine de la production économique au début du XXe siècle, nous sommes confrontés aujourd'hui aux problèmes posés par l'accroissement et l'accélération de la « production », des échanges et de la consommation dans le domaine amoureux. En raison du volume des interactions, de nombreux utilisateurs envoient le même message standardisé à toutes les personnes qui les intéressent, ce qui rend leur démarche très proche de celle du télémarketing. Pour emprunter un exemple à un manuel de rencontres sur Internet : « Alex avait même une petite fiche sur laquelle il notait la ville, le métier, et le nom de l'université fréquentée par les candidates, afin de pouvoir étudier certains détails avant de répondre aux appels. » En raison du nombre et de la fréquence des rencontres, la conversation et le face-à-face prennent inévitablement un caractère prévisible. Beaucoup de personnes interrogées déclarent poser toujours les mêmes questions et faire les mêmes blagues quand elles font la connaissance de quelqu'un par Internet. À propos de ces rencontres, Artémis, la femme que j'ai évoquée plus haut, écrit dans son blog: «Je connais très bien le rituel. Cela commence par le fait que je mets presque un "uniforme" quand je rencontre quelqu'un pour la première fois. Cela dépend de la période - à chaque période et à chaque saison son uniforme. En général, je préfère porter un jean et une belle chemise, des choses 54

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dans lesquelles je me sens bien, physiquement, et dans lesquelles je me plais... Dans la plupart des cas, je n'attends rien et je ne suis pas très émue. Je sais exactement ce qui va se passer. » Le nombre des interactions oblige les acteurs à faire appel à un répertoire limité de gestes et de mots qu'ils finissent par considérer eux-mêmes avec une certaine ironie au bout d'un certain nombre d'expériences. Ce qui s'explique par le fait qu'une grande partie de la magie que nous attachons traditionnellement au sentiment amoureux est liée à une économie de la rareté, dans laquelle la nouveauté et l'émotion sont possibles. Au contraire, l'économie d'Internet est une économie de l'abondance, où le moi doit faire un choix, maximiser ses options et utiliser des techniques de calcul en termes de coûts et profits et d'efficacité. Ce qui apparaît de manière évidente dans l'une des dernières nouveautés des sites de rencontres : le speeddating (rencontre rapide). Voici comment match.com présente cette nouveauté: «Les rencontres rapides en ligne sont une nouvelle manière de rencontrer des célibataires quand vous êtes chez vous, au bureau, ou en voyage sur votre ordinateur portable. Vous verrez la photographie et le profil de la personne choisie puis vous pourrez lui parler 4 minutes au téléphone. » On est prié de choisir sur une liste de dates et d'heures déterminées, par exemple le dimanche 6 octobre à sut heures. Ces horaires correspondent en réalité à des créneaux particuliers : par exemple, il y a l'heure des « célibataires juifs », celle des hommes qui «cherchent à se marier», celle des «jeunes divorcés», de ceux qui «aiment les voyages», des « personnes aimant la nature », des « passionnés de sport », 55

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etc. Quand on a choisi son créneau, on choisit la tranche horaire correspondante, et on a la possibilité de parler avec 6 personnes pendant exactement 4 minutes. L'ordinateur essaie d'imiter aussi fidèlement que possible une interaction réelle, en faisant interagir les gens avec la voix et une photo pendant la conversation. Pendant que vous êtes en train de parler avec quelqu'un, un cadran d'horloge s'affiche sur l'ordinateur pour indiquer le temps qui passe. Quand les 4 minutes sont écoulées, la déconnexion est automatique. Vous êtes alors prié de remplir une «feuille de score » sur laquelle vous pouvez choisir entre trois catégories, « oui », « non », ou « peut-être ». Après quoi vous êtes invité à passer au rendez-vous suivant, et ainsi de suite jusqu'à la fin des 6 entretiens prévus. Ces rencontres rapides sont le fruit évident du désir de maximiser l'efficacité de la recherche, en ciblant la population avec une grande précision et en limitant l'interaction à un cadre temporel strict et clairement circonscrit. On a là une parfaite illustration de ce que Ben Agger appelle le « capitalisme rapide », lequel a deux caractéristiques : la première, c'est que la technique capitaliste tend à comprimer le temps afin d'accroître l'efficacité économique; la deuxième, c'est que le capitalisme tend à effacer les limites entre espace privé et espace public et à interdire aux gens de disposer d'un temps et d'un espace privés. Dans le capitalisme rapide, ces deux caractéristiques sont étroitement liées, car la technique et la marchandise colonisent le temps et l'espace1. 1. Ben Agger, Speeding up Fast Capitalism: Cultures, Jobs, Schools, Bodies, Boulder, Colorado, Paradigm Pub., 2004, p. 1-5. 156

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Internet réalise la fusion entre deux logiques culturelles ou deux manières d'enrôler le moi : les catégories psychologiques sont utilisées pour intégrer les rencontres amoureuses à la logique consumériste de goûts de plus en plus étroits, définis et raffinés. Le consumérisme sert ici à améliorer la qualité de la transaction (sentimentale). Comme le dit un manuel de rencontres sur Internet, « plus vous avez d'expérience, plus vos goûts sont précis et moins nombreux seront les gens que vous aurez envie de rencontrer ». Une nouvelle fois, je prendrai l'exemple d'Artémis. «Je cherche quelqu'un, une personne qui n'existe pas mais qui est très précise. Il faut que ce soit quelqu'un de brillant, essentiellement dans le domaine scientifique. Mais aussi quelqu'un de complexe, et c'est quelque chose que je peux voir sur leurs profils, mais aussi dans les messages instantanés. Ils doivent faire leurs preuves en écrivant. » Fidèle à la logique de la culture de la consommation, la technique nous permet de et même nous invite à spécifier de plus en plus nos goûts et à les raffiner. Contrairement aux besoins, qui sont fixes, le raffinement est par nature variable : dans le domaine de la gastronomie, même le plat le plus raffiné peut toujours être surpassé. Dans le royaume des rencontres, ce processus de raffinement du goût a une conséquence importante : la recherche de l'autre devient par nature instable. Être raffiné, cela signifie précisément être à la recherche de manières d'améliorer sa position sur le marché. Je prendrai deux exemples. Le premier est celui de Bruce, un créateur de logiciels de 41 ans habitant à New York : Quand vous consultez des profils susceptibles de vous intéresser, comment décidez-vous d'entrer en contact 157

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avec quelqu'un ? Je veux dire, supposons qu'une des femmes dont vous consultiez le profil soit belle, sans que ses activités professionnelles ou ses études répondent à ce que vous attendez. Que faites-vous ? Entrez-vous en contact avec elle ? Réponse : Non. Il y a tellement de choix possibles, comme je vous l'ai dit, une infinité de choix, que... euh... ce n'est pas la peine. Je n'entrerai en contact qu'avec celles qui correspondent exactement à ce que je veux. Mon second exemple est celui d'Avi, un programmeur de 27 ans qui est sur Internet depuis plusieurs années. Mais, après avoir beaucoup utilisé les sites de rencontres pendant quelques mois, il a été très déçu par ses expériences. D'après lui, le problème d'Internet est que les gens cherchent à trouver une personne appartenant à une « catégorie supérieure à la leur », quelqu'un de mieux qu'eux. Les gens ne sont pas prêts à se contenter de quelqu'un comme eux. Comme ils ont la possibilité de voir de près beaucoup de gens qui sont mieux qu'eux, et qu'Internet leur donne l'illusion que ces gens-là sont accessibles, ce sont ces gens-là qu'ils ont envie de rencontrer, et non pas ceux qui sont vraiment à leur portée. Dès qu'une femme s'intéresse à lui, il commence à la trouver suspecte, et cela diminue l'intérêt qu'il lui accorde et le désir qu'il a de la connaître, parce qu'il pense appartenir à une catégorie supérieure à la sienne. En d'autres termes, Avi considère que les gens sont à la recherche de la meilleure affaire, et qu'au cours de cette recherche leur goût s'affine ; c'est pourquoi ils refusent de conclure une affaire possible, parce qu'ils sont convaincus qu'ils pourront toujours trouver mieux. Internet permet ce 158

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type de marchandage à une échelle sans précédent, pour une raison simple : sur Internet, vous avez la possibilité de voir réellement le marché des partenaires potentiel(le)s. Alors que, dans le monde réel, le marché des partenaires reste virtuel - invisible, imaginé, latent - , le marché d'Internet n'est pas virtuel, mais bien réel, parce que les utilisateurs d'Internet peuvent vraiment visualiser le marché de leurs partenaires potentiel(le)s. Il est intéressant de constater que la transformation opérée par Internet des rencontres en transactions économiques n'échappe pas à la plupart de ses utilisateurs. L'emploi des métaphores et des analogies économiques s'est généralisé dans les rencontres réelles qui suivent les interactions par Internet. Presque toutes les personnes que j'ai interrogées en Israël et aux États-Unis m'ont dit qu'avant un rendezvous elles se sentent obligées de «faire leur marketing» et d'adopter le même comportement que si elles se rendaient à un entretien d'embauche au cours duquel elles seraient tour à tour le recruteur et le candidat. Prenons l'exemple de Galia. Question: Avez-vous déjà utilisé un site de rencontres sur Internet ? Réponse : Oui, malheureusement. Question : Apparemment, ça ne vous a pas beaucoup plu? Réponse : Non. Non, ce n'est pas le problème du site. C'est le rendez-vous que je trouve insupportable. Vous voyez, je suis très sociable, extravertie. Ça ne me gêne pas du tout de parler à des gens. Mais là, il faut vraiment faire son petit numéro de vendeuse, il faut se présenter le 159

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mieux possible, il faut vite poser des questions pour savoir ce que cherche l'homme. Il faut se vendre le mieux possible, sans vraiment connaître la personne, sans connaître son public-cible. Question : Qu'est-ce que vous voulez dire par « petit numéro de vendeuse » ? Réponse : Sur le fond, il faut se vendre. Ça ne me pose pas de problème, mais il faut voir les choses en face. Parce que le seul but du rendez-vous est de répondre à la question « Est-ce que nous avons envie de nous revoir ? » Comme couple. Question : Comment vous vendez-vous ? Réponse : Je suis quelqu'un de très sincère. Mais, dans ces rendez-vous, je souris beaucoup, je suis très très très gentille. Je n'exprime aucune opinion extrême ou tranchée, alors que j'ai des opinions très tranchées et que je suis extrémiste. Question: Pourquoi, alors, n'aimez-vous pas ce processus ? Réponse : Je pense qu'un élément essentiel m'a échappé. Je n'aime vraiment pas ces rendez-vous, tous ces rendezvous. Dans 99 % des cas, je ne m'amuse pas, tout simplement. Je le fais parce que je veux vraiment rencontrer quelqu'un et parce que j'en ai assez d'être seule. Mais j'en ai assez, aussi, de rencontrer tous ces gens, de faire les mêmes plaisanteries, de poser les mêmes questions, d'avoir le même sourire plaqué sur le visage. Apparaît ici un nouvel élément. Sur Internet, la recherche d'un(e) partenaire est littéralement organisée comme un marché ou, plus exactement, elle prend la forme d'une transaction économique : Internet transforme le moi en un produit emballé, placé en concurrence avec d'autres produits sur 160

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un marché libre régi par la loi de l'offre et de la demande. Internet fait de la rencontre le résultat d'un ensemble de préférences plus ou moins stables, soumet la recherche à la règle de l'efficacité, présente les rencontres comme des créneaux sur le marché, attribue une valeur économique (plus ou moins) déterminée à des profils (autrement dit à des personnes). Les individus sont angoissés par leur valeur sur ce marché et désirent améliorer la position qu'ils y occupent. Enfin, Internet accentue l'approche de la recherche d'un(e) partenaire en termes de calcul de coûts et profits. Ce calcul concerne le temps consacré à la recherche et conduit à vouloir maximiser les qualités de la personne trouvée. Il est évident que toutes les personnes que j'ai interrogées ressentent, fut-ce confusément, ces différents aspects de la recherche d'un(e) partenaire sur Internet. Il ne vous a sans doute pas échappé que les personnes que j'ai citées jusqu'ici manifestent un mélange de lassitude et de cynisme, ce cynisme étant la tonalité dominante dans plusieurs autres interviews que je n'ai pas citées. Je suivrai sur ce point le philosophe Stanley Cavell, et je dirai que cette tonalité est une question très importante, parce qu'elle trahit l'organisation émotionnelle générale de l'expérience. Ce cynisme marque une rupture radicale avec la culture traditionnelle du romantisme et est un effet de la banalisation engendrée par la masse des rencontres et par la forme et la culture du marché qui ont envahi les sites de rencontres. Le cynisme est une structure particulière du sentiment qui résulte d'une spécificité de la conscience et de l'action propre aux sociétés du capitalisme tardif. Je pense que ce cynisme est celui auquel pensait Adorno quand il écrivait que, dans la culture contemporaine, les consomma161

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teurs se sentent obligés d'utiliser les produits vantés par la publicité tout en sachant très bien à quoi s'en tenir. Savoir à quoi s'en tenir et obéir, nous dit Adorno, tel est précisément le mode dominant d'utilisation des produits de consommation dans les sociétés capitalistes tardives. Le cynisme est le ton qu'on a toutes les chances d'employer quand on sait à quoi s'en tenir et qu'on se sent malgré tout obligé de faire la même chose à de nombreuses reprises. Cette compulsion à faire une chose alors même qu'on sait de quoi il retourne montre bien, pour reprendre une formule de Zizek, que « l'illusion n'est pas du côté de la connaissance, elle est du côté de la réalité elle-même, de ce que les gens font 1 ». Nous avons ici affaire à une rupture radicale avec la culture de l'amour et avec le romantisme qui avaient caractérisé une grande partie des XIXe et XXe siècles. Marie-Noëlle Schurmans et Loraine Dominicé ont étudié les catégories permettant de penser le « coup de foudre ». Sur la base d'entretiens approfondis avec cent cinquante personnes, elles montrent que l'expérience du coup de foudre se caractérise par un certain nombre de traits récurrents2 : le coup de foudre est vécu comme un événement unique, qui survient brutalement et de façon inattendue ; il est inexplicable et irrationnel ; il se déclenche immédiatement après la première rencontre, et donc, ajouterai-je, n'est aucunement fondé sur une connais1. Slavoj Zizek, The Sublime Object of Ideology, Londres, Verso, 1989, p. 32. 2. Marie-Noëlle Schurmans et Loraine Dominicé, Le Coup de foudre amoureux. Essai de sociologie compréhensive, Paris, Presses universitaires de France, 1997. 162

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sance intellectuelle, cumulative de l'autre. Il perturbe la vie quotidienne et entraîne un profond bouleversement de l'âme. Les métaphores les plus fréquentes sont celles de la chaleur, de l'électricité, qui font penser à une force irrésistible, toute-puissante. Il me semble qu'Internet représente une rupture radicale avec cette tradition de l'amour. Alors que l'amour romantique était caractérisé par une idéologie de la spontanéité, Internet exige une rationalisation de la sélection du (ou de la) partenaire, qui contredit l'idée de l'amour comme épiphanie inattendue, faisant irruption dans la vie de quelqu'un contre sa volonté et sa raison. Deuxièmement, alors que l'amour romantique était traditionnellement associé à l'attirance sexuelle - en général provoquée par la présence physique, matérielle, de deux corps - , Internet est fondé sur des interactions textuelles dans lesquelles le corps est effacé. En conséquence, sur Internet, à la fois chronologiquement et dans la démarche générale, l'attirance physique traditionnelle cède la place à une recherche rationnelle. Troisièmement, l'amour romantique présuppose une attitude désintéressée, c'est-à-dire une séparation totale entre la sphère de l'action instrumentale et la sphère des sentiments et des émotions. Internet accroît l'instrumentalisation des interactions sentimentales en privilégiant la « valeur » que les gens s'attribuent à eux-mêmes et attribuent aux autres dans un marché structuré. Quand on disait que l'amour était irrationnel, on voulait dire qu'on n'avait pas besoin de connaissances intellectuelles ou empiriques pour savoir que « c'était lui », ou que « c'était elle, et personne d'autre ». Internet, au contraire, fait passer la connaissance intellectuelle de l'autre avant les sentiments 163

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qu'on éprouve, à la fois hiérarchiquement et chronologiquement. Enfin, l'idée d'amour romantique a souvent été associée à l'idée d'unicité de la personne aimée. L'exclusivité est essentielle dans l'économie de pénurie qui présidait à la passion romantique. L'esprit d'Internet, au contraire, est celui de l'abondance et de l'interchangeabilité. La raison en est que les sites de rencontres ont introduit dans le domaine de la rencontre amoureuse les principes fondamentaux de la consommation de masse - l'abondance, la liberté de choix, l'efficacité, la rationalisation, le ciblage sélectif et la standardisation. D'une certaine façon, les choses se passent comme si les créateurs de sites de rencontres sur Internet avaient appliqué à la lettre les diagnostics les plus sombres des théoriciens critiques comme Adorno et Horkheimer. La rationalisation, l'instrumentalisation, l'administration totale, la réification, la fétichisation, la transformation en marchandise, le Gestell [arraisonnement] heideggérien semblent surgir des données que j'ai accumulées. Internet paraît porter le processus de rationalisation des émotions et de l'amour à un niveau que les théoriciens critiques n'auraient jamais pu imaginer. Pourtant, j'aimerais résister à cette interprétation, aussi tentante qu'elle puisse être. J'aimerais plus particulièrement résister à ce que j'appelle le paradigme de la « critique pure » 1 . La critique traditionnelle, en particulier le type de critique 1. Les pages suivantes reprennent le chapitre 8 de mon livre Oprah Winfrey and the Glamour of Misery : An Essay on Popular Culture, op. cit., qui est parfois textuellement cité. N'ayant pas trouvé de raison de changer d'opinion sur cette question, je n'ai pas non plus modifié ma formulation. 164

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souvent pratiqué dans le domaine des études culturelles, se caractérise par ce que je propose d'appeler une aspiration à la pureté. En effet, si de nombreux critiques culturels attachent une grande importance à la culture, c'est parce qu'ils y voient le domaine dans lequel nous pouvons (et devrions) exprimer des idéaux en matière de beauté, de morale et de politique. La critique pure subsume la culture dans la sphère politique. Ce faisant, elle est devenue en grande partie un art de comptabiliser les différentes manières dont la culture émancipe ou réprime, propose de la camelote ou des produits de qualité. Cette position menace d'appauvrir notre analyse de la culture dans la mesure où, pour reprendre la belle formule de Barbara Johnson, la critique devrait ménager une place à «la surprise; [...] de telle sorte que quelqu'un ou quelque chose vous surprenne et dise : "Faites-moi une place, je veux parler"1 ». Pour que les textes et les pratiques culturelles nous surprennent, nous devons cesser de les réduire à leur capacité ou à leur incapacité à exprimer un point de vue politique ou moral clair sur le monde. La deuxième faiblesse de la critique pure est qu'elle n'exige en général rien de moins qu'un point de vue total: quand j'affirme qu'une pratique culturelle donnée (une émission de télévision, Internet, etc.) nuit à la cause des minorités ou des femmes, par exemple, je fais cette affirmation en me situant du point de vue à la fois de la sphère économique, de la 1. Imre Salusinsky (dir.), Criticism in Society: Interviews with Jacques Derrida, Northrop Frye, Harold Bloom, Geoffrey Hartman, Frank Kermode, Edward Said, Barbara Johnson, Frank Lentriechia et Hillis Miller, New York, Methuen, 1987, p. 187. 165

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sphère politique et de la sphère sociale domestique. En d'autres termes, cette critique suppose qu'une sphère particulière (la sphère culturelle) est le reflet des autres sphères (économique, politique, domestique) et qu'elle est fonctionnellement et dialectiquement liée avec elles par une logique sociale structurelle plus profonde. La supposition d'après laquelle la culture devrait être analysée du point de vue de toutes les sphères sociales et d'après laquelle elle entretient avec la société le même rapport que la partie au tout est la pierre angulaire de la théorie critique. Pour ma part, je considère qu'il n'y a pas de continuité directe entre les sphères différentes et qu'elles ne sont pas nécessairement le reflet les unes des autres. En conséquence, nous ne savons pas a priori comment des symboles et des valeurs se « comporteront » dans les sphères sociale, politique et économique. Cela est essentiellement dû au célèbre problème des effets involontaires, qui a été brillamment analysé par Max Weber : les principes d'action, les idées et les valeurs qui émergent dans une sphère (par exemple la sphère religieuse) peuvent entraîner dans une autre sphère (par exemple la sphère économique) des conséquences très différentes des intentions initiales. On peut dire les choses plus simplement : ce qui peut être réactionnaire dans une certaine sphère (par exemple la sphère économique) peut être progressiste dans une autre (par exemple la sphère culturelle) et vice versax. 1. Au début du XXE siècle, par exemple, les capitalistes, dans le souci de répondre à la croissance de la demande, employèrent des femmes en leur versant des salaires nettement inférieurs à ceux des travailleurs masculins. Cette situation, qui constituait une grossière injustice économique, donna 166

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Le troisième problème que pose l'assimilation de l'analyse culturelle à la critique politique concerne le langage : dans la mesure où la culture et la politique ne font pas le même usage du langage, elles seront inévitablement en contradiction l'une avec l'autre. Un homme politique est tenu d'employer un langage référentiel, de se référer au domaine de la praxis, dans lequel on construit des routes et on fait la guerre, et de prendre clairement position sur la « réalité » (par exemple, un homme politique doit se prononcer clairement pour ou contre la baisse des impôts). Mais un poème ou un film ne sont pas tenus de faire référence à la réalité, et ne peuvent être accusés d'avoir déformé la réalité. Un poème ou un film peuvent même précisément faire deux choses contradictoires en même temps (par exemple faire l'éloge de l'individualisme mais aussi de la communauté, de l'amour mais aussi du devoir) sans qu'on puisse les accuser d'avoir violé les normes de la communication. De plus, un homme politique est tenu de dire la vérité et d'avancer des affirmations valides (un homme politique peut évidemment mentir ou se tromper mais dans ce cas il sera toujours tenu pour responsable de son mensonge ou de son erreur). La véracité n'est pas une catégorie pertinente pour un poème ou un film. On peut reprocher à un film d'être trop réaliste ou pas assez, mais il serait absurde de juger un film ou un roman coupables de « mensonge » ou d'accuser un film de ne rien avoir compris à l'inflation ou au chômage. De la même aussi une remarquable impulsion au mouvement féministe. Voir Eric Hobsbawm, L'Ère des empires: 1875-1914 [1987], traduit de l'anglais par Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana, Paris, Fayard, 1989, chapitre 8. 167

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façon, il n'est pas aussi simple qu'on le croit parfois d'utiliser des critères politiques pour évaluer la culture populaire, pour la bonne raison que les textes populaires sont souvent délibérément et consciemment ambigus, ironiques, réflexifs, contradictoires et paradoxaux. Toutes ces qualités caractérisent la télévision, mais aussi d'autres créations culturelles, et celles-ci n'entrent pas dans le champ de la politique, du moins tel qu'on le comprend traditionnellement1. S'il est indiscutable que la culture est une extension de nos relations sociales — dans ses silences systématiques, ses fermetures et ses oppositions - , elle ne peut cependant être entièrement contenue et subsumée dans la politique. Subsumer la culture dans la politique pose un dernier problème : cela condamne souvent le critique à garder une distance olympienne, position de plus en plus intenable à une époque de démocratie culturelle. Le rejet du jazz par Adorno n'est qu'un des exemples les plus célèbres d'un tel détachement radical (et erroné) vis-à-vis des expériences et significations concrètes d'où jaillit la culture. C'est quand elle s'éloigne de la pureté olympienne et se fonde dans une profonde compréhension des pratiques culturelles concrètes des acteurs ordinaires que la critique acquiert le plus de force. Cela implique inévitablement un « compromis » avec la pureté. Mais ce compromis avec la « pureté » est d'autant plus nécessaire qu'à l'époque du capitalisme tardif, qu'il le veuille ou non, le critique de la culture contemporaine est 1. Voir sur ce point la réponse de Martha Nussbaum à Catherine McKinnon et Andréa Dworkin dans son article « Objectification », in Sex and Social Justice, New York, Oxford University Press, 1999. 168

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condamné à se situer à l'intérieur de l'arène très commercialisée qu'il critique. Contrairement à l'intellectuel du XIXe siècle, qui pouvait critiquer le capitalisme en se situant hors de son atteinte, le critique contemporain n'a que rarement la possibilité de s'exprimer en dehors du monde des institutions et des organisations capitalistes. Cela ne signifie pas que nous devions nous résigner à accepter la domination du capitalisme sur toutes les sphères sociales. Mais cela implique que nous développions des stratégies d'interprétation aussi rusées que les forces du marché auxquelles nous voulons nous opposer. La force d'une critique se fonde sur une connaissance intime de son objet. Il ne s'agit donc absolument pas pour moi d'éliminer la critique, mais plutôt d'élaborer une critique qui ne se limite pas à « comptabiliser les manières » dont la culture favorise (ou ne favorise pas) un programme politique donné (égalité, émancipation ou visibilité des minorités). Cette position est en parfaite cohérence avec les buts de la théorie critique elle-même, dont la méthode est la critique immanente qui «[...] commence par les principes et les standards conceptuels d'un objet, dont elle suit les implications et les conséquences». La critique procède, pour ainsi dire, « de l'intérieur et espère ainsi échapper à l'accusation d'employer des concepts qui imposeraient à son objet des critères d'évaluation sans pertinence» 1 . Malheureusement, cette conception de la théorie critique n'a pas toujours été 1. David Held, Introduction to Critical Theory : Horkheimer Berkeley, University of California Press, 1980, p. 183-184. 169

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respectée, et je ne suis pas certaine qu'Adorno lui-même l'ait toujours appliquée. Cette « critique immanente » a été développée par Michael Walzer, spécialiste de philosophie politique. Dans un livre stimulant, Sphères de justice, il affirme qu'à des sphères sociales différentes (par exemple la famille et le marché) nous devons appliquer des principes de justice différents1. C'est dû au fait que chaque sphère contient des types de biens différents (par exemple l'amour ou l'argent) qui doivent être distribués différemment. Walzer plaide pour l'existence de « sphères » de justice différentes, autrement dit pour l'idée selon laquelle des sphères de justice différentes sont animées par des principes différents, qui définissent ce qui est précieux dans chacune de ces sphères et les modes de distribution équitable des ressources permettant d'atteindre les biens correspondants. Dans deux autres livres, La Critique sociale au Xlïf siècle2 et Critique et sens commun3, Walzer étend l'argumentation développée dans Sphères dejustice à l'activité critique et défend l'idée que, pour critiquer une pratique culturelle, le critique devrait utiliser les critères moraux à l'œuvre au sein de la communauté (ou de la sphère sociale) qu'il critique. En d'autres termes, Michael Walzer montre que l'évaluation morale du critique doit être intimement liée 1. Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l'égalité, op. cit. 2. Id., La Critique sociale au XDf siècle: solitude et solidarité, traduit de l'anglais par Sébastian McEvoy, Paris, Métailié, 1996. 3. Id., Critique et sens commun. Essai sur la critique sociale et son interprétation [1987], traduit de l'anglais par Joël Roman, Paris, La Découverte, 1990. 170

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aux principes d'évaluation et aux critères moraux de l'objet qu'il critique. Dans le même esprit, je pense que nous devrions développer des critères d'évaluation qui soient autant que possible internes aux traditions, critères ou significations de l'objet que nous analysons Je propose d'appeler cette approche des pratiques sociales la « critique impure » : c'est un type de critique qui essaie d'occuper l'espace étroit qui sépare les pratiques faisant progresser les désirs et les besoins des personnes — aussi peu appétissants qu'ils puissent être pour nous — et les pratiques qui les empêchent de manière évidente d'atteindre leurs buts. D'une certaine façon, cette proposition peut rappeler la méthodologie de Latour et Callon : de même qu'ils proposent que nous analysions, par exemple, les théories scientifiques concurrentes à un moment donné comme si nous ne savions pas à l'avance quelles sont celles qui triompheront et celles qui sombreront dans l'oubli, je propose que nous analysions le social sans prétendre savoir à l'avance ce qui est émancipateur et ce qui est répressif, mais que nous fassions émerger ces dimensions d'une compréhension contextuelle des pratiques sociales.

Fantasme et déception Je commencerai ma critique par le principal problème mentionné par les personnes que j'ai interviewées et analysé par les guides de sites de rencontres que j'ai lus : ce problème 1. Martha C. Nussbaum, Cultivating Humanity. A Classical Defense of Reform in Libéral Education, Cambridge, Massachusetts, 1997. I7i

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est celui de la déception. Malgré l'abondance du choix proposé par les sites de rencontres, les personnes interrogées font souvent état d'un sentiment de déception. Le scénario classique est le suivant : les gens consultent une liste de partenaires potentiel(le)s (ou reçoivent un e-mail de quelqu'un) et ils décident d'entrer en contact par e-mail avec un partenaire possible en se fiant à la photo et au « profil » de la personne en question. Quand tout se passe bien, les gens commencent à fantasmer sur une rencontre future. Ce sentiment les conduit à avoir d'abord une conversation au téléphone. Beaucoup de gens, pour ne pas dire tous, déclarent que, lorsque la voix de la personne leur plaît, ils peuvent commencer à nourrir des sentiments très forts pour leur correspondant(e), ce qui donne à penser que l'imagination peut à elle seule faire naître des émotions. Quand l'échange téléphonique est positif, il est suivi d'une rencontre réelle. C'est alors que, dans la grande majorité des cas, les gens éprouvent une vive déception. Ce phénomène est si courant qu'un livre consacré aux rencontres sur Internet inaugure par ces mots la partie intitulée « Comment se préparer au choc de la photo » : « Si vous pensez qu'on peut éprouver un choc en entendant une voix, attendez de connaître le choc de la photo. En général, les gens ne ressemblent pas à leurs photos [...]. Même si votre site vous propose une petite vidéo à visionner, attendez-vous à avoir une surprise1. » Et la partie suivante est 1. Judith Silverstein et Michael Lasky, Online Dating for op. cit., p. 227. 172

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même intitulée «Se préparer à agir en cas de déception extrême » 1 . Une explication banale de ce phénomène consiste à dire qu'il est le fruit d'une présentation enflée du moi, de l'écart entre des attentes déraisonnablement élevées et une réalité forcément limitée. Internet exacerberait une dimension spécifiquement moderne : la disparité entre les attentes et l'expérience. Reinhart Koselleck a même affirmé que la modernité est caractérisée par un accroissement de la distance séparant les aspirations humaines de la réalité2. Mais je pense que cette affirmation n'a pas été suffisamment analysée et comprise. Dire que la culture moderne crée des attentes irréalistes, qu'est-ce que cela signifie exactement ? Comment cela se fait-il ? Quelle relation le réel doit-il avoir avec le fantasme pour être à l'origine d'une déception aussi terrible ? Mon point de vue est que l'imagination, ou le déploiement culturellement et institutionnellement organisé du fantasme, n'est pas une activité abstraite ou universelle de l'esprit. C'est une activité qui a une forme culturelle, qu'il convient d'analyser. Dans son livre L'Imaginaire national, Benedict Anderson est proche de cette idée quand il affirme 1. Ibid., p. 227. 2. Reinhart Koselleck, « "Champ d'expérience" et "horizon d'attente" : deux catégories historiques », Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques [1979], traduit de l'allemand par Jochen Hoock et MarieClaire Hoock, Paris, Éditions de l'EHESS, 1990, p. 315 : «Ma thèse est que, au cours des Temps modernes, la différence entre expérience et attente ne cesse de croître, ou plus exactement que les Temps modernes ne se saisissent comme des temps nouveaux que depuis le moment où les attentes se sont de plus en plus éloignées de toutes les expériences faites jusqu'alors. » 173

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que les différents imaginaires des communautés ne se distinguent pas par le fait d'être vrais ou faux, mais par leur style. De la même façon, les rêveries et les visions imaginaires éveillées par Internet ont un style particulier, qui reste à élucider. Le style d'imagination suscité par les sites de rencontres doit être replacé dans le cadre d'une technologie qui efface la dimension corporelle des rencontres, en fait des événements purement psychologiques et textualise la subjectivité. Pour comprendre ce style et ses liens avec l'effacement du corps, permettez-moi d'analyser ce qui se passe lors d'une rencontre réelle entre deux personnes. Selon Erving Goffman, quand deux personnes sont en présence l'une de l'autre, elles échangent deux types d'informations : celles qu'elles donnent et celles qui leur échappent. D'après lui, dans une rencontre réelle, ce sont les informations qui échappent aux gens qui sont essentielles, et non celles qu'ils donnent volontairement. Les informations que les gens laissent échapper malgré eux, si l'on peut dire, dépendent beaucoup de la façon dont ils utilisent leur corps (voix, yeux, posture), ce qui veut dire qu'une grande partie de nos interactions sont une sorte de négociation entre ce que nous contrôlons consciemment et ce qui échappe à notre contrôle. Cet écart, dans les interactions corporelles, entre ce que nous disons, l'image que nous voulons donner de nous-même, et ce qui échappe à notre contrôle, veut dire qu'il est difficile de décrire les aspects les plus importants de notre moi à l'aide de mots, étant donné que c'est précisément ce dont nous ne sommes pas conscients qui a le plus de chances de produire une impression significative sur la 74

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personne que nous rencontrons. Par exemple, Michele, une femme travaillant dans une grande entreprise, raconte de la façon suivante un de ses rendez-vous avec un homme rencontré sur Internet : Il y avait ce type, nous avons correspondu pendant un moment, puis nous avons décidé de nous rencontrer. Je suis allée dans un café, nous nous sommes serré la main, et j'ai su aussitôt que ça ne marcherait pas. — Vous l'avez su aussitôt ? — Oui, immédiatement. — Comment l'avez-vous su immédiatement ? — À cause de sa façon de me serrer la main. Il y avait quelque chose de tellement mou dans sa poignée de main, quelque chose qui ne m'a vraiment pas plu. Cette femme a interprété par métonymie la personnalité de cet homme, à travers un petit geste - sa poignée de main - dont il était à peine conscient. Sur ce point, nous pouvons être éclairés par le travail de Timothy Wilson, spécialiste de psychologie cognitive qui s'est intéressé au moi non conscient (à ne pas confondre avec l'inconscient freudien). Selon lui, « de plus en plus de signes montrent que le moi construit des individus n'a guère de rapport avec leur moi non conscient1 ». Le moi non conscient est fait d'un ensemble de réactions automatiques dont nous n'avons pas de réelle connaissance et que nous contrôlons très mal. Cela veut dire que les gens ne se connaissent pas eux-mêmes et ne 1. Timothy D. Wilson, Strangers to Ourselves: Discovering the Adaptive Unconscious, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2002, p. 73. 175

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peuvent probablement pas se connaître bien, et qu'ils ne savent pas vraiment quel effet leur fera tel ou tel type de personnes. Comme le dit Wilson, nous semblons simplement ne pas être doués pour comprendre et prévoir nos états émotionnels. J'ajouterais que nous ne sommes pas très doués dans ce domaine alors que nous semblons avoir accumulé d'abondantes connaissances psychologiques sur nousmêmes. De plus, Erving Goffman a avancé que, dans une situation de coprésence physique, apparaît le sentiment « que les gens sont assez proches pour que soit perceptible tout ce qu'ils peuvent faire, y compris dans leur expérience des autres, et assez proches pour que soit perceptible ce sentiment qu'ils ont d'être perçus1 ». Cela signifie que l'interaction est un processus subtil d'ajustement de nos paroles ou de nos gestes à notre façon de percevoir la coprésence d'autrui. Cette coprésence donne naissance à un type spécial de réciprocité. Goffman parle ici d'une forme de connaissance pratique liée à la sociabilité, qui est incompatible avec la connaissance intellectuelle. Internet perturbe le type d'ajustement semi-conscient qui est possible dans les interactions concrètes précisément parce qu'il privilégie un type de connaissance intellectuelle, fondée sur un texte. Permettezmoi de donner un exemple. L'auteur d'un guide sur les sites de rencontres raconte qu'une de ses clientes, nommée Hélène, « lui parla d'un homme qui s'intéressait à elle dans la vie réelle. Elle alla consulter sur Internet le profil de la 1. Erving Goffman, Behavior in Public Places: Notes on the Social Organization of Gatherings, New York, Free Press, 1963, p. 17. 176

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femme qu'il souhaitait rencontrer et découvrit qu'ellemême avait trois ans de plus que l'âge limite qu'il avait indiqué. Autrement dit, sur Internet ils n'auraient jamais pu se rencontrer1 ». Internet complique beaucoup l'une des composantes essentielles de la sociabilité : notre capacité à négocier avec nous-mêmes les conditions auxquelles nous sommes prêts à entrer en relation avec d'autres. Comme Internet réifie nos goûts et nos opinions, la réussite d'une rencontre avec quelqu'un dépendra de son degré de conformité à une liste écrite de préférences préétablies, ce qui empêche la coprésence au sens où l'entendait Goffman. Par exemple, Olga, une journaliste de 31 ans vivant en Californie, très belle, utilise Internet depuis 1999 sans grand succès, ce qui veut dire qu'elle a rencontré un certain nombre d'hommes qui l'ont vite déçue. Récemment, cependant, elle a noué des relations sérieuses avec un scénariste travaillant pour Hollywood, qu'elle a rencontré sur Internet. Je lui ai demandé pourquoi cela avait marché avec cet homme et pas avec les autres. «Avec les autres, m'a-t-elle répondu, j'étais toujours déçue. Les personnes réelles ne ressemblaient jamais à leurs photos. Pour Thomas, quand j'ai vu sa photo je me suis dit : Tu parles ! il n'y a aucune chance que quelqu'un d'aussi beau soit sur Internet. J'ai cru à une farce. Mais, quand je l'ai vu, il était mieux qu'en photo. Et il ne le savait même pas. Il n'en avait pas conscience. » Cette réponse est doublement intéressante : d'une part parce que, si cet homme a réussi là où les autres 1. Evan Marc Katz, I Can 't Believe I'm Buying this Book : A Commonsense Guide to Successful Internet Dating, op. cit., p. 105. 177

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échouaient, c'est parce que sa performance réelle était le reflet fidèle de sa performance textuelle, si l'on peut dire, mais lui était même supérieure. D'autre part parce que cela a peut-être un rapport, comme nous le dit Olga, avec le fait qu'il n'avait pas conscience de sa beauté, si bien qu'il échappe au processus cognitif et économique d'autoévaluation et de mise en scène de soi qu'implique et qu'exige l'usage d'Internet. Ces remarques sont particulièrement intéressantes si on les compare aux études consacrées à l'attraction amoureuse par les spécialistes de psychologie sociale. «Au début d'une relation amoureuse, ce qui importe ce sont les choses en apparence superficielles. La découverte du fait que quelqu'un a une "forte personnalité" semble avoir très peu d'importance. » Plus exactement, dans une étude expérimentale sur les causes de l'attraction amoureuse, on a demandé à des adultes et à des adolescents d'expliquer clairement et verbalement ce qui est le plus important pour eux quand ils rencontrent quelqu'un. Les hommes interrogés ont répondu que la « sincérité » ou la « sensibilité » étaient pour eux des qualités plus importantes que la beauté1. Au cours de la même expérience, on montre aux mêmes hommes des photos de femmes dont les unes sont très quelconques et les autres très belles, et on accompagne ces photos de plusieurs profils psychologiques différents des femmes en question. La même femme peut être présentée tour à tour comme « indigne de confiance », « angoissée » ou « vantarde », ou au 1. Elaine Hatfield et Siisan Sprecher, Mirror, Mirror: The Importance of Looks in Everyday Life, Albany, State University of New York, 1986, p. 118. 178

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contraire « digne de confiance », « détendue » ou « modeste » sans que cela change grand-chose au résultat: les belles femmes sont toujours préférées aux autres, quel que soit le profil qui leur est attribué. On peut tirer deux leçons de cette expérience. La première, c'est qu'en général les gens croient qu'ils attachent une grande importance à la personnalité de quelqu'un, alors qu'en réalité les traits de caractère ont une importance très secondaire dans le mécanisme de l'attirance. « La beauté est extrêmement importante. Nous sommes attirés par les personnes qui nous séduisent physiquement et personnellement1. » La seconde leçon de cette expérience, c'est que, malgré leurs efforts pour contrôler l'attirance qu'ils éprouvent pour un(e) partenaire éventuel (le), les gens ne savent pas ce qui les attire chez quelqu'un. À ce propos, nous pouvons rappeler ici ce que disait Merleau-Ponty de l'approche empirique de la perception du phénoménal. Merleau-Ponty affirme que les empiristes vident la perception et le sentir de ce qu'il nomme son « mystère ». Il fait une différence entre sentir et connaître, la connaissance désignant une appréhension de l'objet fondée sur ses propriétés, ce que Merleau-Ponty considère comme ses «qualités mortes». Sentir, au contraire, renvoie à une expérience des propriétés actives de l'objet. Voir un corps immobile n'est pas la même chose que voir un corps en mouvement. Ce qui est oublié quand la perception est traitée comme un acte de connaissance, affirme MerleauPonty, c'est l'« arrière-plan existentiel ». Bourdieu, ressusci1. Ibid., p. 119. 179

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tant Merleau-Ponty, opère un geste comparable en plaçant le corps au centre des interactions sociales : « Après deux siècles de platonisme diffus, il est difficile de penser que le corps peut "se penser" dans une logique autre que celle de la réflexion théorique1. » Pour Bourdieu, l'expérience sociale est accumulée et représentée dans le corps. Aussi l'attirance physique est-elle loin d'être irrationnelle ou superficielle : elle fait appel à des mécanismes de reconnaissance sociale, précisément parce que le corps est le dépositaire de l'expérience sociale. En dépit de ce que voudraient nous faire croire les techniques psychologiques de connaissance de soi et des autres fondées sur l'effacement du corps, le corps pourrait bien être le meilleur moyen, sinon le seul, de connaître quelqu'un et d'être attiré par quelqu'un. Permettez-moi de revenir au film Vous avez un message et de me demander de nouveau ce qui, dans ce film, fonde la solidité du couple qui s'est formé sur Internet. J'ai déjà dit que ce film appartenait au genre de la screwball comedy, un genre américain dans lequel un homme et une femme commencent par être ennemis avant d'être unis ou réunis. Le centre de ce genre de comédie sentimentale, c'est l'attraction irrésistible entre les personnages principaux. Le film de Nora Ephron tient grâce à la tension qui s'accumule entre Tom Hanks et Meg Ryan, une tension qui, dans la tradition de la comédie sentimentale, se transforme en attirance et est même synonyme d'attirance. En réalité, quand Cathleen (Meg Ryan) et son compagnon dans la vie réelle décident de 1. Pierre Bourdieu (avec Loïc Wacquant), Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p. 146-147. 180

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se séparer, ils s'étonnent de découvrir qu'ils ne s'aiment pas, alors qu'ils sont «vraiment parfaits l'un pour l'autre». Au contraire, alors que tout semble opposer Meg Ryan et Tom Hanks — en particulier leurs activités commerciales respectives et le fait que la belle librairie pour enfants de Meg Ryan ne peut résister à la puissance de Tom Hanks - , cette hostilité dissimule et engendre une véritable attirance. En d'autres termes, en même temps que ce film donne une image positive d'un nouveau type d'amour désincarné, fondé sur le fait de dévoiler son véritable moi, sur le contrôle rationnel de la relation naissante et sur la formation d'affinités électives à travers une technique effaçant la réalité du corps, ses conventions narratives défendent, réalisent et mettent en scène une conception opposée de l'amour, fondée sur une attraction irrésistible et irrationnelle dans laquelle le corps, la coprésence de deux personnes physiques, est essentiel au sentiment amoureux. Dans la scretvball comedy, comme dans la meilleure tradition romantique, l'amour surgit précisément malgré la volonté consciente des protagonistes. De plus, quand les deux amoureux qui ont correspondu sur Internet se rencontrent, Meg Ryan et Tom Hanks étant déjà amoureux, la connaissance intellectuelle qu'ils ont l'un de l'autre ne joue aucun rôle dans la déclaration d'amour qu'ils finissent par se faire. C'est l'attraction physique qu'ils éprouvent l'un pour l'autre - et non les affinités émotionnelles révélées par Internet - qui est essentielle dans le mystérieux travail qui aboutit au fait qu'ils tombent amoureux. Le roman d'amour par Internet est donc une histoire d'amour assez traditionnelle dans laquelle les informations que les personnages ont accumulées au sujet l'un de l'autre 181

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avant la rencontre réelle jouent finalement un rôle très modeste. De plus, je ne crois vraiment pas que Meg Ryan aurait eu les mêmes sentiments pour Tom Hanks si elle ne l'avait jamais rencontré dans la vie réelle. Dans le film, comme dans la réalité, c'est le corps qui opère le travail de l'attraction sentimentale (et donc sociale). Revenons à ma question initiale : qu'est-ce qui caractérise le type d'imagination qui se déploie sur Internet ? Pourquoi cette imagination débouche-t-elle sur une déception ? Quel rôle l'effacement du corps joue-t-il dans cette déception ? On a toujours supposé que l'amour faisait appel à des scénarios imaginaires dotant l'objet de mystère et de pouvoir. Contrairement aux idées reçues, cet imaginaire, loin d'être totalement indépendant de la réalité, est déclenché par un geste, un mouvement, une posture. Voici ce qu'écrit à ce propos Ethel Spector Person, psychanalyste qui s'est intéressée à la façon dont ses patients parlent de l'amour : « Cela peut être une certaine manière d'allumer une cigarette quand il y a du vent, de rejeter ses cheveux en arrière ou de parler au téléphone (je pense personnellement que ces gestes "disent" beaucoup de choses, pour ne pas dire tout, sur la personnalité et les aspirations de celui qui est ainsi observé)1. » En d'autres termes, des gestes insignifiants peuvent être à l'origine de fantasmes et de sentiments. Pour Freud, ressuscitant Platon, si nous pouvons être émus par des détails inexplicables et apparemment irrationnels, c'est parce que, dans l'amour, nous aimons un objet perdu. « Le pouvoir énorme 1. Ethel Spector Person, Dreams of Love and Fateful Encounters: Power of Romantic Passion, New York, Penguin, 1988, p. 115182

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que semble exercer la personne aimée sur l'amant s'explique en partie par le fait que l'objet d'amour a été investi de la mystique de tous les objets perdus du passé. » Autrement dit, dans le cadre culturel particulier dans lequel travaillait Freud, l'amour et le fantasme se mêlaient étroitement par leur capacité à réunir les expériences passées aux expériences présentes dans des interactions concrètes, incarnées. Dans cette optique, l'imagination est la capacité à substituer à l'expérience « réelle » de l'objet réel des sensations proches de ce qu'elles seraient dans la vie réelle. Ainsi, l'imagination n'annule pas la réalité, mais s'appuie sur elle, car elle fait appel aux sensations, aux sentiments et aux émotions pour rendre présent ce qui est absent. L'imagination romantique traditionnelle, parce qu'elle était fondée sur le corps, synthétisait l'expérience, mélangeait et combinait l'objet présent avec des images et des expériences situées dans le passé et privilégiait quelques détails « révélateurs » de ce qu'était l'autre. De plus, pour le sujet amoureux avant l'époque d'Internet, l'amour déclenchait l'imagination à travers des processus d'idéalisation. Aimer, c'était surévaluer, c'est-àdire attribuer à un(e) autre réel(le) une valeur excessive. C'est l'acte d'idéalisation qui rend l'autre personne unique 1 . Donc, dans l'amour traditionnel, l'imagination est mise en mouvement par quatre processus fondamentaux : une attirance fondée sur le corps de l'autre ; la mobilisation par cette attirance de toutes les expériences passées du sujet (Freud considérait ces expériences passées comme strictement psy1. Stephen A. Mitchell, Can Love Last? The Fate of Romance over Time, New York, W.W. Norton, 2003, p. 95. 183

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chologiques et biographiques, mais nous pouvons les considérer, avec Bourdieu, comme sociales et collectives) ; ce processus s'opère au niveau semi-conscient ou inconscient, et échappe ainsi au cogito rationnel; enfin, l'idéalisation de l'autre, c'est-à-dire l'attribution à la personne aimée d'une valeur souvent supérieure à la nôtre. Cette idéalisation est fréquemment le produit d'un mélange entre ce que nous savons et ce que nous ne savons pas de l'autre. Nous pouvons expliquer la capacité de l'amour à mobiliser le moi de cette façon en invoquant le paradigme bourdieusien qui stipule qu'aimer un autre c'est reconnaître (et donc aimer) son propre passé et sa destinée sociale. Or la destinée sociale n'apparaît nulle part mieux que dans le corps, selon Bourdieu, et que lorsqu'on tombe amoureux. Aimer, c'est reconnaître libidinalement et dans le corps d'autrui notre passé social et nos aspirations sociales. De récentes recherches en psychologie cognitive sur les processus de prise de décision confirment l'idée bourdieusienne et ont établi l'existence d'une « pensée intuitive » ou de ce que les psychologues de la cognition appellent le thin slicing (découpage en tranches fines), la capacité à émettre des jugements rapides et exacts au sujet de personnes, de problèmes et de situations. Ces jugements rapides dérivent de processus de pensée inconscients, de la capacité à mobiliser ses expériences passées et à sélectionner et cibler quelques éléments de l'objet jugé. Quand nous tombons amoureux, nous reconnaissons ou redécouvrons les goûts de personnes que nous avons connues dans le passé, nous privilégions quelques détails qui sont à l'origine d'une vision holiste de l'autre, et non d'une vision fragmentée telle que celle qui 184

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peut naître des réponses données à un questionnaire. Les psychologues spécialistes de la cognition considéreraient le privilège accordé au corps par l'amour traditionnel non pas comme une erreur de jugement, mais comme la voie la plus efficace et la plus rapide permettant à notre esprit de prendre une décision. Dans ce cadre social et cognitif - celui de l'amour traditionnel - , le problème qui se pose quand on tombe amoureux, c'est de passer de l'amour spontané et apparemment irrationnel à la vie quotidienne, et d'assurer la survie de l'amour dans la vie quotidienne. L'imagination qui se déploie sur Internet pose un problème totalement différent, que je résumerais de la façon suivante : elle libère le fantasme mais inhibe les sentiments amoureux. Sur Internet, ce qui met en marche l'imagination, c'est une série de textes, une photo, un « profil » et une connaissance verbale et rationnelle de l'autre, une connaissance fondée sur des catégories et non sur les sens. L'imagination est sollicitée par des qualités qui ne sont pas liées à une personne précise, mais qui sont plutôt le résultat de la projection du moi. Comme le dit un guide consacré aux sites de rencontres : « Fermez les yeux une seconde. Essayez de voir son image. Est-elle grande ? De quelle couleur sont ses cheveux, ses yeux ? Comment se sent-elle ? Enfin, et c'est peut-être plus important que ses qualités physiques, quel est son type de personnalité1 ? » L'activité fantasmatique et la recherche de quelqu'un consistent à définir une liste de 1. Howard Brian Edgar et Howard Martin Edgar, The Ultimate Man's Guide to Internet Dating. The Premier Men s Resource for Finding, Attracting, 185

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qualités abstraites et désincarnées avant toute rencontre réelle - cette rencontre étant ensuite censée correspondre à l'idéal désiré, défini à partir de la connaissance qu'on a de ses besoins et de ses propres traits de personnalité. Contrairement à l'imagination romantique, qui était fondée sur le corps et qui était de l'ordre de ce que Merleau-Ponty appelait le sentir, l'imagination modelée par Internet est de l'ordre d'un connaître qui vide la perception de son arrièreplan existentiel. Internet apporte une connaissance qui, parce qu'elle est coupée de la connaissance contextuelle et pratique de l'autre, ne peut être d'aucune utilité pour comprendre l'autre comme un tout. Dans Ariane (Love in the afternoori), le film de Billy Wilder, Audrey Hepburn dit à l'homme dont elle est amoureuse (Gary Cooper) qu'elle est « trop maigre », qu'elle a le cou trop long et qu'elle a de grandes oreilles. « C'est possible, mais tout ça forme un tout qui me plaît », répondil. Dans la vie réelle, les rencontres ne se réduisent pas à une série de qualités : ce sont plutôt des rencontres « holistiques », c'est-à-dire que, dans la réalité, nous sommes plus sensibles à l'interconnexion entre de multiples qualités qu'à des qualités considérées séparément. Ce que nous appelons communément le « charme » ou le « charisme » d'une personne réside précisément dans la façon dont s'opère et se met en scène dans tel ou tel contexte le mélange entre des qualités différentes. Comme nous l'a appris Husserl, les choses ont des relations avec d'autres choses parce qu'elles sont saisies par Meeting, and Dating p. 12.

Women Online, Aliso Viejo, Purple Bus Pub., 2003, 186

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un «corps percepteur en mouvement» 1 . Le corps vivant, quand il entre en contact avec le monde, fait une expérience réflexive, que Husserl appelle Empfindnis, «une Erlebnis [expérience vécue] qui n'est pas une Erfahrung [expérience de], une Empfindung [sensation] qui n'est pas une Wahrnehmung [perception], un sich befinden [se trouver] qui n'est pas le finden [trouver] de quelque chose. Les Empfindnisse sont ces événements sensibles particuliers qui [...] se produisent au croisement des Empfindungen [sensations] tactiles et des Empfindungen kinesthétiques, en ce point précis où toutes les distances sont surmontées, où la chair des choses est portée par la chair du corps vivant2 ». Je ne suis pas une spécialiste de Husserl, mais je voudrais dire que l'amour est déclenché par une rencontre de ce type avec le monde. C'est pourquoi nous tombons souvent amoureux de gens qui sont très éloignés des idées que nous avions auparavant de l'être idéal ; c'est pourquoi aussi, quand nous sommes amoureux, nous sommes prêts à ignorer un élément qui ne correspond pas à notre attente, précisément parce que nous nous intéressons au tout et non à ses parties. Je vais formuler la même chose autrement, en m'appuyant encore une fois sur les travaux des spécialistes de psychologie cognitive et les recherches concernant la prise de décision. Jonathan W. Schooler, psychologue spécialisé dans l'étude de la cognition, a montré que, quand on demande à des gens 1. Donn Welton, « Soft, Smooth Hands : Husserl's Phenomenology of the Lived Body », in Donn Welton (dir.), The Body : Classic and Contemporary Readings, Malden (Mass.), Blackwell, 1999, p. 38-56. 2. Ibid., p. 45. 187

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de se rappeler mentalement un visage puis de l'identifier parmi d'autres, ils sont tout à fait capables de le faire. Mais si on leur demande de décrire ce visage à l'aide de mots avant de le reconnaître, les choses deviennent beaucoup plus difficiles. Schooler parle à ce propos d'« obscurcissement verbal » : les processus verbaux perturbent les processus visuels. Les processus verbaux peuvent en particulier perturber les décisions qui font appel à « notre intuition », à « notre perspicacité » ou à notre faculté d'émettre des jugements instantanés. Autrement dit, il y a des choses que nous faisons mieux sans les mots, sans verbaliser ce que nous sommes en train de faire et les raisons pour lesquelles nous le faisons. De plus, non seulement les mots perturbent les jugements instantanés, mais l'excès d'informations a plutôt tendance à diminuer qu'à augmenter notre capacité à décider rapidement, capacité qui définit l'attirance sentimentale1. Les jugements instantanés font appel à un type de cognition qui est « rapide et frugal », c'est-à-dire minimal, et qui se fonde sur la « signature » d'une personne ou d'un phénomène, c'est-à-dire sur ses éléments les plus nus. Prenons un exemple : des expériences ont montré que près de 30 % des personnes qui s'arrêtent devant un étal sur lequel sont proposées 6 sortes de confitures en achètent un pot ; mais, quand le nombre de variétés proposées passe à 24, les acheteurs ne représentent plus que 3 % des personnes qui se sont arrêtées. L'explication est simple : plus le choix est grand, plus le risque d'un excès d'informations 1. Jonathan W. Schooler, Stella Ohlsson et Kevin Brooks, «Thoughts Beyond Words : When Language Overshadows Insight », Journal of Expérimental Psychohgy, 122, 2, p. 166-183. 188

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augmente, ce qui perturbe la capacité à émettre des jugements instantanés, qui se fonde plutôt sur une quantité limitée que sur une grande quantité d'informations. L'imagination type Internet n'est donc pas opposée à la réalité; elle est opposée à un type d'imagination qui était fondée sur le corps et sur la pensée intuitive (ou le thin slicing)1. L'imagination type Internet affaiblit l'imagination intuitive parce que ce n'est pas une imagination rétrospective mais prospective, tournée vers l'avenir, et donc coupée de la connaissance intuitive, pratique et implicite qu'on a du passé. De plus, parce qu'elle se fonde sur une accumulation de connaissances intellectuelles fondées sur un texte, cette imagination est « obscurcie » par les mots, par une prépondérance du langage qui perturbe les processus de reconnaissance visuelle et corporelle. J'ajouterais enfin que, puisque Internet nous permet de voir la totalité du marché des choix qui nous sont offerts (pour parler crûment : Internet rend possible l'établissement d'un rapport qualité-prix), au moment de la rencontre réelle nous aurons en général plutôt tendance à sous-évaluer qu'à surévaluer la personne réelle. Alors que l'imagination romantique traditionnelle était caractérisée par un mélange entre la réalité et l'imagination, fondées l'une et l'autre sur le corps et son expérience passée, 1. Quand John Updike dit qu'« un baiser imaginaire est plus facilement contrôlé, plus profondément agréable et moins maladroit qu'un baiser réel », il parle d'un acte imaginaire fondé sur l'expérience, c'est-à-dire d'un baiser donné à une personne rencontrée dans la réalité. Voir John Updike, « Libido Lite », The New York Review ofBooks, 18 novembre 2004, p. 31. 189

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Internet crée une séparation entre l'imagination - en tant que monde de significations subjectives autoengendrées — et la rencontre avec l'autre, en disjoignant dans le temps le moment de l'imagination du moment de la rencontre. La connaissance de l'autre est aussi divisée en plusieurs étapes, car on appréhende l'autre comme une entité psychologique construite par elle-même, puis comme une voix, et après seulement comme un corps qui bouge et agit. Une forme aussi particulière d'imagination est, pour Merleau-Ponty, une source de pathologie. En effet, pour lui, l'imaginaire et le réel ne peuvent être séparés l'un de l'autre ; comme il le dit, c'est la tentative de les séparer l'un de l'autre qui constitue la pathologie1. Dans ces conditions, comment expliquer que des couples aient réussi à se former grâce à Internet? Le site match.com revendique 9 000 mariages et, si ce chiffre ne représente évidemment qu'une infime fraction des utilisateurs d'Internet, une analyse sérieuse doit essayer d'expliquer ces mariages et plus généralement la formation de liens significatifs sur et par Internet. Revenons à Artémis, qui était de loin la plus difficile des personnes que j'ai interrogées. Alors que je lui demandais pourquoi un homme qu'elle avait rencontré sur Internet l'avait intéressée, elle me répondit : Il s'est intéressé à mon profil [...]. Les gens qui m'intéressent sont ceux qui ont une grande compétence émo1. Voir James Phillips et James Morley, Imagination op. cit., p. 10. 190

and its Pathologies,

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tionnelle. J'ai besoin de quelqu'un qui sera capable de s'intéresser à l'aspect émotionnel de ma personnalité. Par exemple, dans mon profil, j'ai écrit: «Je n'ai aucune patience avec la plupart des gens. » J'ai besoin de quelqu'un qui s'intéresse à ça, qui essaie de comprendre d'où ça vient, pourquoi j'ai écrit ça. Internet est une technique extrêmement psychologique, dans la mesure où elle présuppose une compréhension psychologique du moi et encourage un mode de sociabilité psychologique. Une vaste étude des relations nouées sur Internet menée par Katelyn McKenna, spécialiste de psychologie sociale, le confirme, bien qu'involontairement. Cette étude montre que les gens nouent des relations significatives sur Internet parce que Internet permet à ce qu'elle appelle le « moi authentique » de s'exprimer. Pour définir ce moi authentique, elle utilise une définition qui est celle de Cari Rogers : le moi authentique est le moi qu'on se cache souvent à soi-même et qu'on cache aux autres, et qui s'exprime le mieux dans la rencontre thérapeutique. La psychologue ne fait ici que confirmer la domination de l'idéologie-langage psychologique. Vous me permettrez de supposer que ce sont les personnes qui accordent une importance particulière à la communication verbale émotionnelle, celles qui sont les plus compétentes pour construire une relation privée en manipulant publiquement leurs émotions et leur moi et pour construire des relations suivant le modèle thérapeutique, celles qui font preuve de ce que j'ai appelé dans le deuxième chapitre une compétence émotionnelle, qui ont le plus de 191

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chances de tirer un profit maximal d'Internet, ce qui fait d'Internet une technologie véritablement psychologique.

Conclusion Nous voici revenus à notre point de départ. Tout au long du XXe siècle, la psychologie est peu à peu devenue ce que Cornélius Castoriadis appelle un « magma » de significations sociales imaginaires : par « magma», Castoriadis entend une forme imaginaire qui pénètre toute la société, qui l'unifie et qui ne peut pas être réduite aux éléments qui la composent. L'imaginaire culturel de la psychologie est devenu notre « magma » contemporain. Ses significations sont partagées collectivement et sont constitutives du sentiment que nous avons de notre moi et de notre manière d'établir des relations avec les autres1. La psychanalyse est née du retrait du moi dans la sphère privée et de la saturation de la sphère privée par les émotions. En relation avec le langage de la productivité et la transformation de l'individu en marchandise dans le champ de la santé mentale, la psychologie a fait du moi émotionnel un texte public et mis en scène dans divers lieux sociaux comme la famille, l'entreprise, les groupes de soutien, les talk-shows télévisés et Internet. La transformation, au cours des vingt dernières années, de la sphère publique en arène où l'on étale sa vie privée, ses émotions et son intimité, est incompréhen1. Cornélius Castoriadis, L'Institution Seuil, 1975. 192

imaginaire

de Lt société, Paris,

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sible si l'on ne prend pas en compte le rôle de la psychologie dans la transformation des expériences privées en discussion publique. Internet est la manifestation la plus récente de ce processus, car il présuppose un moi psychologique capable de s'appréhender lui-même, de se classer, de se quantifier, de se présenter et de se mettre en scène publiquement à travers des textes. Le problème auquel est confronté ce moi est celui de la retransformation de cette mise en scène publique en relation émotionnelle privée. Ainsi, comme l'a écrit Adorno, avec une puissance extraordinaire, il y a plus de cinquante ans, des institutions différentes sont intimement liées dans un véritable processus de transformation du moi en marchandise : le discours psychologique, l'industrie et la littérature du self-help, l'État, les laboratoires pharmaceutiques, Internet, tous ces éléments collaborent étroitement pour créer le terrain sur lequel repose le moi psychologique. C'est cette confusion croissante des ressources du marché et des langages du moi au XXe siècle que j'ai qualifiée de «capitalisme émotionnel». Dans la culture du capitalisme émotionnel, les émotions sont devenues des entités évaluables, examinables, discutables, quantifiables et commercialisables. Dans ce processus d'invention et de déploiement de toute une série de textes et de classifications pour gérer et changer le moi, les émotions ont aussi contribué à créer un moi souffrant, c'est-à-dire une identité organisée et définie par ses manques et ses déficiences psychiques, qui sont réinjectées dans le marché au travers de constantes injonctions au changement et à la réalisation de soi. Inversement, le capitalisme émotionnel a introduit dans les transactions écono193

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miques - en réalité, dans la plupart des relations sociales en général - une sensibilité culturelle sans précédent à la gestion linguistique des émotions, en faisant de celles-ci le foyer de stratégies de dialogue, de reconnaissance, d'intimité et d'émancipation du moi. C'est là que je m'éloigne de l'héritage de la théorie critique et de l'explication de ce processus communément véhiculée par les disciples de Foucault. La dynamique qui nous permet de tracer une ligne directe de l'imaginaire freudien à Internet n'est pas une dynamique de l'administration totale ou de la surveillance, car elle est travaillée par toutes sortes d'ambivalences et de contradictions. En effet, ce sont le langage et les techniques qui ont rendu les relations plus démocratiques et transparentes qui ont aussi rendu possible la transformation du moi en marchandise. Dans le processus que j'ai décrit, il est à peu près impossible de distinguer entre la rationalisation du moi et sa transformation en marchandise, d'une part, et la capacité du moi à se former ou à s'aider lui-même, ou à entrer en délibération et à communiquer avec les autres, d'autre part. Cette même logique qui a fait des émotions une nouvelle forme de capital a aussi rendu les relations à l'intérieur de l'entreprise plus démocratiques. Le processus qui a poussé les femmes à revendiquer l'égalité dans les sphères publique et privée a aussi vidé les relations intimes et privées de leur contenu passionnel, il les a rationalisées et soumises à un utilitarisme grossier. Le système de savoir qui visait à nous faire explorer les recoins obscurs de notre psyché et à nous rendre émotionnellement « instruits » a également contribué à transformer les relations humaines en entités quanti194

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fiables et fongibles. En fait, l'idée même de réalisation de soi - qui contenait et contient encore une promesse de bonheur psychologique et politique — était essentielle au déploiement de la psychologie comme système de savoir autoritaire et à l'intrusion de la logique du marché dans la sphère privée. Face à un mélange aussi complexe de processus de rationalisation et d'émancipation, d'intérêts et de passions, de soucis privés et de ressources publiques, Foucault et de nombreux théoriciens critiques s'empressent d'effacer les contradictions en employant de grandes catégories comme « commercialisation » ou « surveillance » et de subsumer le plaisir dans le pouvoir. Les sociologies postmodernes ne sont pas non plus impressionnées par cet état de choses quand elles célèbrent l'ambivalence et l'indétermination. Pourtant, s'il y a une chose que j'aimerais affirmer avec force à la fin de ces trois chapitres, c'est que, même si la rationalisation et la transformation du moi en marchandise restent inextricablement liées à l'émancipation, il n'est pas possible de confondre ces deux processus. Notre mission continue à être de ne pas confondre le pouvoir et le plaisir. Pourtant, même si nous recherchons la clarté, notre analyse est inévitablement embrouillée, parce qu'elle est obligée de se confronter à des sphères sociales et à des valeurs qui sont, fatalement, étroitement imbriquées les unes dans les autres. Si la sociologie nous a traditionnellement demandé d'exercer notre ruse et notre vigilance dans l'art d'opérer des distinctions (entre valeur d'usage et valeur d'échange ; le monde de la vie et la colonisation du monde de la vie), le défi qui nous attend est d'exercer la même vigilance dans 95

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un monde social qui défait systématiquement ces distinctions 1 . Pour reprendre la métaphore de Michael Walzer, la tâche du critique devrait devenir semblable au geste de Hamlet tendant à sa mère un verre pour qu'elle puisse s'y voir telle qu'elle est réellement au fond du cœur. « La tâche du critique [...] n'est pas différente, car le verre qu'il ou elle lève fait appel à des valeurs et des idéaux avec lesquels nous sommes spontanément d'accord et que nous invoquons nous-mêmes pour rendre les autres personnes responsables de leurs actes2. » En levant un tel verre, nous sommes vraiment obligés d'avoir une image brouillée. C'est à partir de cette position que j'ai essayé d'examiner la logique ambivalente liant les émotions au capital. Et c'est aussi à partir de cette position et d'elle seule que je me demande si la logique ambivalente que j'ai suivie tout au long du XXe siècle n'est pas en train d'obéir de plus en plus au marché. En effet, si le sujet capitaliste conventionnel pouvait passer du «stratégique» au purement «émotionnel », à l'époque de la psychologie et d'Internet, le principal problème culturel, me semble-t-il, est qu'il devient beaucoup plus difficile de repasser du stratégique à l'émotionnel. Les acteurs, souvent contre leur volonté, semblent condamnés au stratégique. Internet en donne un exemple frappant. Le problème n'est pas tant qu'Internet en tant que technologie 1. Pour une excellente analyse des liens entre l'argent et les sentiments, voir Viviana A. Zelizer, The Purchase of Intimacy, Princeton, Princeton University Press, 2005. 2. Eva Illouz, «That Shadowy Realm of the Interior: Oprah Winfrey and Hamlet's Glass», International Journal of Cultural Studies, 2, 1, 1999, p. 128. 196

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appauvrisse la vie personnelle et émotionnelle. Le problème est qu'Internet offre des possibilités sans précédent de relations, mais vidées des ressources émotionnelles et physiques qui les avaient jusqu'ici aidées à se développer. Évoquant la théorie du travail de Simmel, le sociologue Jorge Arditi nous aide à comprendre ce qui est ici en jeu 1 . Pour lui, Simmel a formulé une théorie de l'aliénation selon laquelle l'appauvrissement progressif de la vie personnelle est la conséquence de la séparation croissante entre culture objective et culture subjective, entre notre expérience et le monde des objets et des idées produits en dehors de nous. Pour Simmel, quand nous créons une culture objective complexe, nous perdons l'unité nécessaire pour que ces objets et ces idées aient un sens. Autrement dit, pour Simmel, un objet est existentiellement signifiant quand le sujet et l'objet sont congruents. À ce propos, il laisse entendre qu'aimer veut dire appréhender l'autre directement et entièrement. Cela signifie qu'aucun objet social ou culturel n'est placé entre l'être aimant et l'aimé, c'est-à-dire qu'aucun élément de l'intellect ne joue un rôle quelconque dans l'expérience de l'amour. Ce sont des idées romantiques bien connues, mais je ne pense pas qu'elles doivent être rejetées sous prétexte qu'elles sont romantiques. Ce que Simmel appelle le nonromantique est ce qui rend possible le sensiblement direct, le corporel, l'attribution non médiatisée de sens à un objet. Quand nous aimons quelqu'un, nous attachons à cette personne un sens qui dérive du fait de l'avoir connue comme un 1. Jorge Arditi, « Simmel's Theory of Aliénation and the Décliné of the Nonrational », Sociological Theory, 14, 1996, p. 93-108. 197

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tout. Ensuite, et ensuite seulement, nous saisissons l'essence existentielle de cet autre sans facteurs intermédiaires. L'expérience intellectuelle — que Weber considérait comme l'essence de la rationalité - introduit donc nécessairement une distance entre le moi et l'objet. Pour Simmel, la rationalisation a provoqué une augmentation sensible de la distance entre sujets et objets. Et Arditi avance ici une idée très intéressante : la distance sociale ne vient pas de l'absence de traits communs, mais de la nature abstraite de ces traits. L'éloignement ne se crée pas parce que les gens n'ont rien en commun, mais parce que les choses qu'ils ont en commun sont, ou sont devenues, trop communes. Pour le dire d'une manière un peu différente, j'avancerais que l'éloignement vient du fait que les gens partagent maintenant un langage commun et hautement standardisé. Inversement, la proximité naît de la spécificité et de l'exclusivité de similarités partagées entre deux entités. En ce sens, la proximité implique le partage de « sens existentiellement générés ». En d'autres termes, c'est le fait que nous ayons à notre disposition des techniques culturelles pour standardiser les relations intimes, pour en parler et pour les gérer d'une manière généralisée qui diminue notre sens de la proximité, et la congruence entre sujets et objets. Je crois que nous assistons là à une nouvelle configuration culturelle, que l'on pourrait comparer à la profonde rupture introduite par Machiavel. Vous vous souvenez peut-être que, pour Machiavel, la conduite publique et la réussite devaient être séparées de la morale privée et de la vertu et que le bon prince devait savoir calculer ses gestes et manipuler son image de façon à donner l'impression d'être géné198

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reux, honnête et accessible à la compassion tout en étant avare, rusé et cruel. Machiavel fut sans doute le premier à formuler l'essence du moi moderne : c'est un moi qui peut être divisé entre deux domaines d'action, le domaine privé et le domaine public, et qui, avant tout sans doute, a la capacité de distinguer entre l'un et l'autre. Le discours psychologique a transformé les termes de cette dualité entre un moi moral privé et un comportement stratégique amoral instrumental. En effet, avec la psychologie, les sphères privée et publique sont devenues inséparables, chacune étant le miroir de l'autre, intégrant les modes d'action et de justification de l'autre. La raison instrumentale est désormais employée dans le domaine des émotions, et, inversement, le souci de la réalisation de soi et la revendication d'une vie émotionnelle se sont introduits dans la sphère publique. Cette situation fait-elle de nous des individus plus intelligents et mieux armés pour atteindre nos objectifs ? Le prince de Machiavel ne fut peut-être pas approuvé par les autorités morales de son temps, du moins était-il censé être plus habile dans la conduite des affaires ordinaires. Je ne suis pas certaine que la nouvelle domination exercée sur la vie privée par des considérations stratégiques nous ait rendus plus intelligents. Pour m'expliquer, j'aimerais m'appuyer sur les travaux passionnants du neurologue Antonio Damasio, qui a étudié le cas de patients dont le cortex préftontal ventromédial (derrière le nez) avait été endommagé. Selon les neurologues, cette zone joue un rôle essentiel dans le processus de prise de décision. Les gens présentant des lésions de ce genre se comportent en général de façon parfaitement rationnelle, mais leur capacité à prendre des décisions basées sur l'émotion et 199

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l'intuition - l'intuition n'étant ici comprise que comme l'expérience sociale et culturelle accumulée - est considérablement diminuée. Voici comment Damasio, dans son livre L'Erreur de Descartes, décrit le comportement d'un patient atteint de lésions de ce genre, qui devait prendre rendez-vous avec lui : Je lui proposais de choisir entre deux dates, situées dans le mois courant et à quelques jours l'une de l'autre. Le patient a tiré son agenda de sa poche et a commencé à consulter le calendrier. Il s'en est suivi une scène remarquable, dont ont été témoins plusieurs chercheurs de mon laboratoire. Pendant presque une demi-heure, il a énuméré les raisons pour et contre chacune des deux dates : engagements antérieurs, proximité d'autres engagements, prévisions météorologiques, et pratiquement toutes les sortes de raisons envisageables. [...] Il était maintenant en train de nous dévider une ennuyeuse analyse de coûts et profits; il se livrait à des comparaisons sans fin et sans intérêt entre différentes options et leurs éventuelles conséquences. Il a fallu énormément de sang-froid pour écouter tout cela sans taper sur la table et lui dire d'arrêter1. Cet homme essayant de choisir rationnellement le meilleur moment pour un rendez-vous est ce que j'appellerais un imbécile hyperrationnel, quelqu'un dont la capacité de juger, d'agir et finalement de choisir est altérée par une analyse en 1. Antonio R. Damasio, L'Erreur de Descartes. La raison des émotions [1994], traduit de l'anglais par Marcel Blanc, Paris, Éditions Odile Jacob, 1995, p. 248-249. 200

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termes de coûts et profits, une appréciation rationnelle des options possibles qui échappe à tout contrôle. L'anecdote que raconte Damasio n'est évidemment pas à prendre à la lettre, mais nous pouvons en fiure une lecture métaphorique pour interpréter tout ce que j'ai analysé dans ces trois chapitres : je me demande si le processus sur lequel je me suis penchée n'est pas en train de fiure de nous des imbéciles hyperrationnels. Comme j'ai essayé de le montrer, nous sommes de plus en plus divisés entre une hyperrationalité qui a rationalisé le moi et l'a transformé en marchandise et un univers privé de plus en plus dominé par des fantasmes autoengendrés. Si l'idéologie est ce qui nous fait vivre à l'intérieur de contradictions avec plaisir, je ne suis pas certaine que l'idéologie du capitalisme soit encore capable de jouer ce rôle. La culture capitaliste a peut-être atteint une nouvelle étape : si le capitalisme industriel et même le capitalisme avancé nous ont permis et ont même exigé de nous un moi divisé, passant en douceur du royaume des interactions stratégiques aux interactions domestiques, de l'économique à l'émotionnel, d'une dimension égoïste à une dimension coopérative, la logique interne de la culture capitaliste contemporaine est différente: non seulement le répertoire culturel du marché en termes de coûts et profits est maintenant utilisé dans pratiquement toutes les interactions privées et domestiques, mais on a aussi l'impression qu'il est devenu de plus en plus difficile de passer d'un registre d'action (le registre économique) à un autre (le registre sentimental). La domination de l'hyperrationalité affecte notre capacité même à fantasmer. À propos du dernier film de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut, Zizek écrit que « ce n'est pas le 201

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fait que le fantasme soit un abîme puissant de séduction qui menace de vous avaler mais exactement le contraire : que le fantasme soit en dernière analyse stérile1 ». Les fantasmes n'ont jamais été aussi nombreux et divers dans une culture qui en produit en permanence, mais ils peuvent devenir stériles, parce qu'ils sont de plus en plus coupés de la réalité et de plus en plus organisés à l'intérieur du monde hyperrationnel du marché où régnent le choix et les informations.

1. Slavoj Zizek et Glyn Daly, Conversations

with Zizek, op. cit., p. 111.

Table

1. La genèse d'Homo Sentimentalis

11

Freud et les conférences à la Clark University 19 La transformation de l'imaginaire de l'entreprise . . . 28 Un nouveau style émotionnel 38 L'éthique communicationnelle comme esprit de l'entreprise 41 Les roses et les épines de la famille moderne 52 Conclusion 72 2. Souffrance, et capital

champs

émotionnels

émotionnel

Le récit de la réalisation de soi Champs émotionnels, habitus émotionnel La pragmatique de la psychologie Conclusion 3. Réseaux amoureux Internet sentimental Rencontres virtuelles

79

83 117 125 132 137 140 142

La présentation de soi ontologique Standardisation et répétition Fantasme et déception Conclusion

146 152 171 192

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Réalisation : IGS-CP à l'Isle-d'Espagnac Achevé d'imprimer par Corlet Imprimeur S.A. 14110 Condé-sur-Noireau Dépôt légal : septembre 2006. N° 86255 N° d'imprimeur: (94314) Imprimé en France