La Vision de Tondale: Les versions françaises de Jean de Vignay, David Aubert, Regnaud le Queux 2745317490, 9782745317490

Ecrite en latin en 1149, la Vision de Tondale met en scène le voyage extatique accompli par un chevalier irlandais à tra

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 2745317490, 9782745317490

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LANISION DE-TONDALE Les versions françaises

de Jean de Vignay, David Aubert, Regnaud le Queux Éditées par Mattia Cavagna

HONORÉ CHAMPION ÉDITEUR =

Classiques français du Moyen Age

rer Queen Mary University of London

The Library

WITHDRAWN FROM STOCK QMUL LIBRARY

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LES CLASSIQUES FRANÇAIS DU MOYEN ÂGE Dirigés par Jacqueline CERQUIGLINI-TOULET, Joëlle Ducos et Francine MoRA 159

LA VISION DE TONDALE

CLASSIQUES FRANÇAIS DU MOYEN ÂGE La Chastelaine de Vergi FRANÇOIS VILLON Œuvres Courtois d'Arras La Vie de saint Alexis

Le Garçon et l’aveugle ADAM DE LA HALLE (ADAM LE BOSSU) Le Jeu de la feuillée CoznN MUSET Chansons Huox LE Rot Le Väir Palefroi, avec deux versions de La Male Honte, Cr SPENCER par HUON DE CAMBRAI et par GUILLAUME GUILLAUME IX, DUC D’AQUITAINE Chansons PHILIPPE DE NOVARE

Mémoires (1218-1243)

PEIRE VIDAL Poésies BÉROUL Le Roman de Tristan HUON LE RoOï DE CAMBRAI Œuvres Gormont et Isembart JAUFRÉ RUDEL Chansons diEN bi si Ed id ed ei RUES CMS Alfred JEANROY Bibliographie sommaire des chansonniers provençaux

BERTRAN DE MARSEILLE La Vie de sainte Énimie ALFRED JEANROY Bibliographie sommaire des chansonniers français du Moyen Âge La Chanson d'Aspremont, t. 1 Gautier d'Aupais Lucien FOULET Petite syntaxe de l'ancien français Le Couronnement de Louis

Chansons satiriques et bachiques du XIII siècle CONON DE BÉTHUNE Chansons La Chanson d'Aspremont, t. II Piramus et Tisbé

CERCAMON

Poésies

GERBERT DE MONTREUIL

La Continuation de Perceval, t. I

(Suite en fin de volume)

LA VISION DE TONDALE Les versions françaises de Jean de Vignay, David Aubert,

Regnaud le Queux Éditées par

Mattia CAVAGNA

PARIS

HONORÉ CHAMPION ÉDITEUR 2008 www.honorechampion.com

COMITÉ DE PUBLICATION DES 3 CLASSIQUES FRANÇAIS DU MOYEN ÂGE

Philippe MÉNARD (Paris-Sorbonne); Jacqueline CERQUIGLINI-TOULET (Paris-Sorbonne); Carlos ALVAR

(Alcalâ de Henares); Keith BUSBY

(Madison, Wisconsin); Günter HOLTUS (Gôttingen);, Cesare SEGRE (Pavie); Jean SUBRENAT (Aix-en-Provence); Suzanne THIOLIER (Paris-Sorbonne); Claude THOMASSET (Paris-Sorbonne); Madeleine TYSSENS (Liège), Françoise VIELLIARD (École des Chartes).

La collection des

CLASSIQUES FRANÇAIS DU MOYEN ÂGE

a été fondée par Mario ROQUES et dirigée jusqu’en 1996 par Félix LECOY

Diffusion hors France: Éditions Slatkine, Genève www.slatkine.com

© 2008. Éditions Champion, Paris.

Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN : 978-2-7453-1749-0

ISSN : 0755-1959

Cet ouvrage est issu du deuxième tome de ma thèse de doctorat réalisée en co-tutelle entre les Universités de Paris IV - Sorbonne et de Bologne, soutenue le 16 juin 2006, et a bénéficié des corrections et des remarques des membres de mon jury que je souhaite remercier chaleureusement : mes deux directeurs de thèse, Mme Jacqueline Cerquiglini-Toulet et M. Andrea Fassù, ainsi que Mme Francine Mora-Lebrun et M. Carlo Donà. Que soient remerciés également tous ceux et celles qui ont contribué, de près ou de loin, à la réalisation du présent

travail en me faisant bénéficier de leurs enseignements et de leurs conseils amicaux : Mmes et MM. Olivier Collet, Paola Cordella, Estelle Doudet, Frédéric Duval, Yan Greub, Isabel Habicht, Geneviève Hasenohr, Elizabeth Morrison, Marco Maulu, Richard Trachsler, Françoise Vieillard. Je souhaite

enfin exprimer ma plus profonde reconnaissance à mes freschers amis et tressavants collègues Laurent Brun, Andrea Martignoni et Silvère Menegaldo.

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INTRODUCTION

En 1149, dans un couvent féminin de Ratisbonne, au sud

de l’Allemagne, un moine venu d’Irlande met par écrit l’expérience extraordinaire du chevalier Tungdal, son compatriote, qui a été ravi en extase et a traversé l’enfer et le paradis. Le texte, rédigé en prose latine rimée, est dédié à l’abbesse Gi-

sela, directrice du couvent où le moine avait été hébergé. En 1475, à la cour de Bourgogne, c’est encore une figure féminine qui lie son nom à ce texte visionnaire. La duchesse Marguerite d’ York, femme de Charles le Téméraire, demande à

David Aubert de traduire, où plutôt d’adapter en français, la Vision de Tondale, texte qui occupera, à lui seul, l’un des ma-

nuscrits les plus précieux de sa collection. À première vue, le choix de la duchesse peut sembler curieux, voire même

anachronique. Depuis le début du XIII siècle, la France a connu l’essor des voyages allégoriques en langue vulgaire, les « voies d’enfer et de paradis » qui, selon une opinion assez répandue chez les chercheurs, parviennent à oblitérer complètement la production visionnaire médiolatine dont ils sont les héritiers directs. Cela est vrai seulement en partie. Si, d’un côté, la production visionnaire subit un arrêt presque définitif à la fin du XIIT* siècle, il faut bien souligner, de l’autre,

que certains textes, comme la Vision de Tondale, ne cessent de circuler et d’être diffusés jusqu’à la fin du Moyen Âge, tant dans des rédactions latines que dans des traductions en langues vulgaires, si bien que le XV°® siècle marque l’apogée de leur diffusion. Le choix de Marguerite d’York nous paraît alors parfaitement compréhensible. Mais l’histoire de la Vision de Tondale (dorénavant VT) doit être retracée à travers plusieurs étapes successives. Sa diffusion, pendant les cinquante premières années suivant sa

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LA VISION DE TONDALE

composition, intéresse surtout le territoire de l’ Allemagne du sud, autour de Ratisbonne, où se concentrent les manuscrits

les plus anciens. Vers 1250, Vincent de Beauvais accueille le texte, sous une forme légèrement abrégée, à l’intérieur de son encyclopédie historique, le Speculum historiale, et c’est par le biais de cet ouvrage que la VT connaît la plus large diffusion en France et en Angleterre aux derniers siècles du Moyen Âge!. Cette deuxième version latine est reprise sous une forme encore plus abrégée, à la fin du XIII siècle, par l’auteur anonyme du Speculum morale (également attribué au Moyen Âge à Vincent de Beauvais), où le texte se trouve réduit au statut de court récit exemplaire. À partir de ces trois versions latines, la VT a été traduite quarante-trois fois en quinze langues différentes, si bien que sa tradition manuscrite, toutes versions confondues, comporte plus de trois cents témoins. De quoi parler d’un véritable best-seller. En France, la VT a été traduite à onze reprises, entre la

fin du XII et la fin du XV° siècle. Nous avons choisi de présenter ici trois versions françaises qui s’inscrivent dans des contextes littéraires et culturels très différents et qui présentent des caractéristiques qui les distinguent très nettement les unes des autres. Les critères qui ont déterminé notre choix reposent, avant tout, sur l’absence d’une édition moderne. l'En réalité, cette deuxième version latine a été rédigée par le moine cistercien Hélinand de Froidmont, qui l’a insérée dans sa Chronique, sous la rubrique de l’année 1149. Vincent de Beauvais a repris, avec des variations minimales, cette version d’Hélinand de Froimont dont la diffusion n’a probablement été confiée qu’à un seul témoin, aujourd’hui disparu. Cf. L. Delisle, «La Chronique d’Hélinant moine de Froidmont », Notices et documents publiés pour la Société de l'Histoire de France à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa fondation, Paris, Renouard, 1884, pp. 141-154. En raison de la diffusion beaucoup plus large du Speculum historiale, on considère généralement ce texte comme la « version de Vincent de Beauvais ».

INTRODUCTION

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Trois des onze versions françaises existantes ont été éditées au début du siècle dernier, en 1907, par V. H. Friedel?. Les

principes reconstructionnistes de ce travail justifieraient l’entreprise d’une nouvelle édition, mais nous avons cru opportun de privilégier les versions inédites qui, dans l’état présent de la recherche, sont presque totalement ignorées par la critique. Le deuxième critère est lié à l’identité des rédacteurs : les versions choisies sont nées de la plume de Jean de Vignay, David Aubert et Regnaud le Queux, trois noms assez célèbres, en dépit du fait que leur œuvre reste en large partie inédite, liés respectivement à l’activité de la traduction, du

remaniement, et de la composition poétique. Les trois versions témoignent des différents talents des trois écrivains, non seulement au niveau de leur propre sensibilité littéraire et stylistique, mais aussi de leur conception personnelle de la traduction et du rapport avec le texte source. La question de la source constitue, justement, le troisième critère qui a guidé notre choix : les trois traductions ont été effectuées sur la base de trois versions différentes du texte latin que nous

venons de signaler”. La Visio Tungdali et les versions du texte latin

La VT s’inscrit dans le courant littéraire des visions ou voyages de l’âme dans l’au-delà, un courant qui s’étale du 2V.H. Friedel et K. Meyer, La Vision de Tondale (Tnudgal), texte français, anglo-normand et irlandais, Paris, Champion, 1907 (Versions L, P, T). 3Les trois versions sont identifiées par trois sigles basés sur le nom de l’auteur (Jean de Vignay, version J et Regnaud le Queux, version Q) et sur le lieu de conservation du manuscrit (P. Getty Museum, version G). Pour une

classification et une analyse des onze versions françaises, nous renvoyons à l’autre ouvrage issu de notre thèse :, La Vision de Tondale et ses versions françaises (XIII°-XV° siècles), Paris, Champion, [Nouvelle Bibliothèque du

Moyen Âge] (à paraître).

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LA VISION DE TONDALE

VII jusqu’à la fin du XII siècle et qui comprend un corpus de récits aux proportions très variables. D’un côté, il existe une série de témoignages visionnaires de caractère anecdotique, insérés dans des ouvrages historiques, des recueils hagiographiques ou des traités théologiques ou moraux, comme dans l'Histoire des Francs de Grégoire de Tours (vers 590) ou dans les Dialogues de Grégoire le Grand (593-594) ; de l’autre, à partir de la Vision de Barontus, datée de 678, on as-

siste à la production de textes plus élaborés qui gagnent leur propre autonomie littéraire*. Parmi les sources principales de la production médiévale, il faut signaler surtout l’Apocalypse de saint Paul, écrite en grec au début du IIT° siècle, et transmise dans de nombreuses versions latines sous le titre de Visio sancti Pauli. Parmi les textes les plus significatifs du corpus médiéval, la Vision de Drithelm, insérée par Bède le

Vénérable dans son Historia ecclesiastica gentis Anglorum (730) constitue la source principale de notre texte. À partir du VIIE siècle, les auteurs mettent au point un schéma articulé autour de certains éléments constants : la séparation de l’âme du corps, la présence d’un guide angélique, la visite des lieux de l’au-delà, le retour de l’âme dans son

corps et la mise par écrit de l’expérience. Les textes montrent Pour une classification des textes visionnaires, voir P. Dinzelbacher, Re-

velationes, Turnhout, Brepols, 1991 [Typologie des sources du Moyen Age occidental, 57], pp. 16-21. Pour un index et une bibliographie, voir Zd., Vision und Visionsliteratur im Mittelalter, Stuttgart, Hiersemann, 1980, pp. 13-28 ; CI. Carozzi, Le voyage de l'âme dans l'au-delà d’après la littérature

latine (V°-XIIT° siècle), Rome, École française de Rome, 1994, pp. 653-675. S Apocalypse of Paul. A New Critical Edition of Three Long Latin Versions, éd. T. Silverstein et À. Hilorst, Genève, Cramer, 1997.

6Bède le Vénérable, Histoire ecclésiastique du peuple anglais, éd. M Lapidge, trad. fr. P. Monat et P. Robin, tome III, livre V, Paris, Cerf, 2005,

pp. 68-85 [Sources Chrétiennes, 491].

INTRODUCTION de nombreux

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signes d’intertextualité, parfois explicites, en

faisant des allusions précises à leurs sources. Le XII° siècle marque à la fois l’apogée et la fin de la production visionnaire. À côté de la VT plusieurs textes visionnaires voient le jour à cette époque : la Vision d’Albéric (vers 1117), la Vision d’'Emund d'Eynsham (1196), la Vision de Thurkill (1204) et aussi le Purgatoire de saint Patrice (1185) qui, malgré son caractère original de voyage « corporel », s’inscrit parfaitement dans cette tradition’. En même

temps, on note la naissance d’un courant d’opposition à la littérature des visions : de nombreux sceptiques mettent en doute la véracité de ces récits et nient la possibilité de visiter l’au-delà à travers une expérience sensible. C’est justement au début du XIII siècle que la production visionnaire cède la place à un autre courant littéraire, celui des voyages allégoriques, où l’expérience visionnaire est conçue comme une fiction littéraire et s’offre à une lecture au second degré. Par rapport au reste de la production visionnaire, la VT se distingue par plusieurs aspects liés surtout à la figure du protagoniste : à la différence de la plupart de ses prédécesseurs, Tondale est un laïc, un chevalier pécheur et, loin de

parcourir l’au-delà en tant que simple spectateur, il doit subir lui-même les tourments de l’enfer. Pour la première fois,

la vision a donc une connotation pénitentielle et une valeur exemplaire qui s’adresse tout particulièrement aux couches laïques de la société. De plus, le récit a un caractère fortement dramatique et une structure narrative particulièrement TPour une bibliographie complète sur ces textes, cf. M. Cavagna, La Vision de Tondale, op. cit.

8À ce propos, cf. surtout F. Pomel, Les voies de l'au-delà et l'essor de lallégorie au Moyen Âge, Paris, Champion, 2001 [Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 57].

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LA VISION DE TONDALE

développée : autant d'éléments qui contribuent à expliquer le succès du texte à la fin du Moyen Âge. Avant d’aborder l’édition des textes français, il convient de présenter brièvement les trois sources latines. Le début du récit et la présentation de Tondale, dont nous offrons quelques extraits, constituent des lieux privilégiés pour rendre compte des différences entre les trois versions. Le texte original de Marcus, après le prologue de dédicace adressé à l’abbesse Gisela, s’ouvre sur une longue des-

cription de l’Irlande (Hybernia, en latin médiéval), compre-

nant, d’abord, ses caractéristiques physiques et, ensuite, son organisation administrative, basée sur trente-quatre diocèses soumis à deux archevêchés, Armagh et Cashel. Il précise que Tondale est originaire de cette dernière ville et finalement trace son portrait : Erat namque vir prefatus etate iuvenis, genere nobilis, vultu hilaris, aspectu decorus, curialiter nutritus, vestibus compo-

situs, mente magnanimus, militari arte non mediocriter instructus, habilis, affabilis atque iocundus. Verum, quod ego

sine dolore non possum dicere, quanto confidebat in forma corporis et fortitudine, tanto minus curabat de anime sue eterna salute. Nam ut ipse modo sepius cum lacrimis solet confiteri, gravabat ipsum si quis ei de salute anime aliquid licet breviter vellet dicere. Ecclesiam Dei negligebat, pauperes autem Christi etiam videre nolebat ; scurris, mimis et

ioculatoribus pro vana gloria distribuebat quicquid habebat°. ?Pour le texte original, nous utilisons l'édition de B. Pfeil, Die Vision des Tnugdalus Albers von Windberg. Literatur- und Frômmigkeitsgeschichte im ausgehenden 12. Jahrhundert. Mit einer Edition der lateinischen Visio Tnugdali' aus Clm 22254, Francfort, Peter Lang, 1999. Cette édition mérite de remplacer l’ancienne édition de A. Wagner, Visio Tnugdali, lateinisch und altdeutsch (1882), rééd. Hildersheim - Zurich - New York, Olms, 1989,

même si elle suit de trop près le manuscrit de base, qui doit être corrigé en plusieurs passages, et reproduit graphiquement l’ancienne ponctuation. Nous utilisons donc l'édition Pfeil en insérant une ponctuation moderne.

INTRODUCTION

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Cet extrait offre un exemple de prose rimée, caractéristique exclusive du texte original. Le portrait de Tondale est conduit à travers une série de couplets (subst. + adj.), avec des effets d’assonance obtenus par la succession des désinences des adjectifs de deuxième classe (iuvenis, nobilis, hilaris) et de première classe au masculin (decorus, nutritus, compositus, magnanimus, instructus). La voix de l’auteur intervient dans le

texte lorsqu'il énumère les défauts de Tondale : « ce que je ne peux mentionner sans peine » (guod ego sine dolore non possum dicere). Les interventions de l’auteur brisent souvent la narration avec des considérations morales, des réflexions

doctrinales ou des interventions méta-textuelles qui révèlent une attitude lourdement didactique. Les enseignements doctrinaux sont pourtant véhiculés, dans la plupart des cas, par la voix de l’ange gardien qui adresse à Tondale de longues explications et admonestations. La version du Speculum historiale omet la description de l’Irlande en conservant seulement la mention des deux villes principales. Le portrait de Tondale est fortement abrégé et réduit aux traits essentiels. Voici le début du texte : Due sunt metropoles in Hybernia, Ardmacha septentrionalium Hybernensium, australium Casselensis, de qua ortus fuit vir quidam, Tondalus nomine, nobilis genere, crudelis actione, forma corporis egregius, fortitudine robustus, de salute anime sue nichil sollicitus. Graviter ferebat si quis ei vel breviter de salute anime loqueretur, Ecclesiam negligebat, pauperes Christi nec videre volebat, scurris et ioculatoribus

pro vana gloria distribuebat quicquid habebat!°. 10Nous citons le texte d’après la transcription du manuscrit 797 de la Bibliothèque municipale de Douai, réalisée par l’Atelier Vincent de Beauvais (Université de Nancy 2), disponible sur Internet : http ://atilf.atilf.fr/bichard/. L'édition la plus récente du texte date de 1624 : Bibliotheca Mundi seu Speculi Maioris Vincentii Burgundi praesulis Bellovacensis ordinis praedicatorum, theologi ac doctoris eximii tomus quartus, qui Speculum historiale

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LA VISION DE TONDALE Dans cette deuxième version, toutes les interventions auc-

toriales sont omises au profit d’une prose plus fluide. Dans la description de Tondale, Vincent de Beauvais insiste d’em-

blée sur l’opposition entre ses vices et ses vertus à travers l’enchaînement des deux couplets nobilis genere, crudelis actione (« noble de lignage [mais] cruel dans ses actions »). Par rapport à la prose recherchée du texte originel, la syntaxe est aplatie et le texte gagne en lisibilité. L’attitude didactique de Marcus, qui brise souvent le rythme de la narration, est modérée au profit d’une allure plus fluide qui s’offre à une lecture plus agréable. La version du Speculum morale abrège le texte de façon assez radicale. Au début du récit, l’auteur se contente de

mentionner le nom de l’île et reprend le portrait de Tondale sous la forme abrégée de sa source, le Speculum historiale : In Hybernia fuit homo, Tundalus nomine, nobilis genere, crudelis in opere, forma corporis egregius, fortitudine robustus, de salute animae suae nihil sollicitus, graviter ferens si quis ei de salute anime suae vel breviter admonebat. Ecclesiam negligebat, pauperes Christi nec videre volebat, scurris et ioculatoribus quicquid habebat pro vana gloria tribue-

batil,

L'auteur réduit ou supprime d’une manière systématique les nombreux éléments qui relèvent de la structure narrative et du goût anecdotique propres au texte original, éléments que Vincent de Beauvais avait conservés et respectés avec soin. Il ne retient que la première moitié du texte, évoquant le voyage en enfer. De plus, il omet entièrement un chapitre, intitulé De inscribitur, Douai, typogr. B. Belleri, 1624 (réimpr. Graz, 1965).

Au XVII° siècle, le texte était encore considéré comme le troisième volet du Speculum maius de Vincent de Beauvais : il est donc également disponible dans l’édition de Douai de 1624 (op. cit.) : Tomus tertius, qui Speculum morale inscribitur.

INTRODUCTION

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furum et raptorum, où le texte atteint le sommet de sa vivacité narrative. Les dialogues entre le visionnaire et son ange, qui avaient déjà été abrégés par Vincent de Beauvais, sont réduits à quelques échanges épisodiques. L'auteur ne s’intéresse qu’aux éléments descriptifs concernant les supplices infernaux et à la dimension pénitentielle, si bien que le sta-

tut littéraire de la vision se trouve réduit à celui d’un récit exemplaire. L'analyse du para-texte permet également de souligner les différences entre les trois versions. Le schéma suivant permet de comparer les titres des chapitres des deux versions les plus anciennes, le texte du Speculum morale ne comportant pas de division en chapitres :

Marcus ______________| Vincent de Beauvais De prima pena homicidarum De pena insidiatorum et perfido-

De valle horribili et ponte angusto

rum

De pena furum et raptorum

DeDe pers glutonum et fomicanum pena sub habitu et ordine reli-

De stagno tempostuoso et ponte

periculoso

| De bestia allata et stagno congegionis fornicantium et quacunque | lato condicione immoderate se coinquinantium

peccatum super peccatum

Le texte original désigne les divisions de l’enfer selon les catégories de pécheurs, en accordant la prééminence au classement des péchés et donc à la dimension pénitentielle. Vincent de Beauvais, en revanche, attire l’attention sur les aspects plus proprement descriptifs du paysage infernal : les cercles infernaux coïncident avec les éléments du paysage (vallées, étangs) ou avec les bêtes monstrueuses, et fait un

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LA VISION DE TONDALE

large emploi d’adjectifs comme horribilis, monstruosus, terribilis. Si le premier texte se situe dans une perspective plus proprement doctrinale, le deuxième concède davantage au goût du monstrueux et du merveilleux. Vincent de Beauvais anticipe ici une tendance qui caractérisera la plupart des versions en langue vernaculaire. Il faut souligner, en outre, que la division en chapitres présente un décalage significatif. Vincent de Beauvais regroupe les trois premiers chapitres du texte original sous une seule rubrique constituant ainsi une seule unité narrative. Ce choix n’est pas anodin, puisqu'il concerne les trois seuls chapitres qui ont un caractère purement descriptif : Tondale et son ange se contentent d’observer les tourments infligés aux pécheurs sans que le visionnaire ne soit personnellement impliqué. Visiblement, l’auteur de cette deuxième version se concentre davantage sur les tourments réservés au protagoniste que sur l’organisation de l’espace infernal. La structure du texte est déterminée avant tout par les étapes du voyage pénitentiel, si bien que la dimension narrative du voyage, avec - bien entendu - ses implications morales et exemplaires, passe définitivement au premier plan par rapport aux aspects doctrinaux. Diffusion et réception du texte à la fin du Moyen Âge

Le déclin qui touche la littérature visionnaire à la fin du XI siècle ne semble concerner la VT que d’une manière marginale et provisoire, puisque ce texte ne cesse pas de circuler et connaît même l'apogée de sa diffusion au XV° siècle. Cette diffusion intéresse à la fois le texte latin et les traductions vernaculaires et s'oriente vers trois principaux contextes de réception.

INTRODUCTION

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Tout d’abord, le texte est utilisé comme récit exemplaire

par les prêcheurs. Le chartreux allemand Johannes Hagen, auteur d’un commentaire sur le texte intitulé Circa Visionem Tundali (1463), affirme que « de nombreux savants théologiens et prédicateurs utilisent ce texte pour parler au peuple », témoignant ainsi de son immense popularité !?, D'autre part, le nouvel essor du texte doit être mis en relation avec le courant spirituel de la devotio moderna, for-

tement orienté vers les aspects mystiques et visionnaires de lexpérience religieuse. Le texte visionnaire devient le support pour une méditation privée, instrument d’ascension spirituelle. Un manuscrit copié à Valenciennes, contenant une liste de lectures pour les sept jours de la semaine, indique justement la VT comme le support idéal pour méditer sur les peines d’enfer : Sisiment prens pour li VI jour l’orreur des tourmens d'infier : et ce poras tu trouver en une vision la-

quelle ot ung chevalier qui ot non Tondalus\. Finalement, le texte est considéré, au XV® siècle, comme

une référence en matière de théologie. À cette époque, la « pastorale aux simples gens » consacre une prééminence absolue à la dimension morale et ascétique de la formation religieuse, tant des clercs que des laïcs : dans un tel contexte, l2]n nomine Domini nostri J. C., Circa visionem Tundali de penibus infernalibus qua utuntur multi doctores et predicatores docti ad popolum. Oxford, Bodleian library, Ms Hamilton 54 (ff. 184-191), cité d’après N. Palmer,

Visio Tnugdali : the German and Dutch Translations and their Circulation in the Later Middle Ages, Munich - Zurich, Artemis, 1982, p. 27. 13Valenciennes, BM, ms. 239 (XV®s.), manuscrit provenant du nord des

états bourguignons, contenant un recueil d'œuvres didactiques et morales dont les deux premières sont le Livre de la vie contemplative et Li secrets parlemens de l'omme contemplatif de Jean Gerson. La liste des lectures conseillées se trouve à la fin de ce deuxième ouvrage. cf. J. Mangeart, Catalogue descriptif et raisonné des manuscrits de la bibliothèque de Valenciennes, Paris, Techener, 1860, p. 228.

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LA VISION DE TONDALE

les récits visionnaires viennent combler une véritable lacune culturelle, si bien que les théologiens n’hésitent pas à les considérer comme des sources pour leur activité de spéculation!*, Denis le Chartreux, par exemple, considère la VT parmi les sources principales en matière d’eschatologiel*. Quant à l’interprétation du texte, les prédicateurs et les

théologiens insistent sur le fait que le récit de Tondale doit être soumis à une exégèse de type allégorique, qui se rapproche de l’exégèse biblique et qui se propose de reconnaître le sens caché derrière les images proposées. Dans le milieu laïque, la dimension doctrinale et exemplaire du texte semble parfois secondaire par rapport à la dimension littéraire du

voyage merveilleux!6,

À ce propos, cf. surtout G. Hasenohr, « Place et rôle des traductions dans la pastorale française du XV siècle », dans Traduction et traducteurs au Moyen Âge, Actes du colloque international du CNRS organisé à Paris, Institut de recherche et d'histoire des textes, (26-28 mai 1986), éd. G.

Contamine, Paris, CNRS, 1989, pp. 265-275.

ISNous reviendrons sur ce personnage dans l'introduction à la version de David Aubert (ci-dessous, pp. 138-139).

16Cf. notre article, « La Vision de Tondale à la fin du Moyen Age : vérité ‘historique’ ou fiction littéraire ? », dans Le vrai et le faux au Moyen Âge, Actes du colloque de Lille, (sept. 2003), éd. E. Gaucher, Bien dire et bien aprandre, 23 (2005), pp. 143-158.

VERSION J Jean de Vignay, Miroir historial, livre XX VIII, chapitres 89-106

Cette version de la Vision de Tondale se situe dans la traduction française intégrale du Speculum historiale (SH), le Miroir historial (MH), que Jean de Vignay a réalisée autour des années 1320-1330!. L'importance de cette version est liée à plusieurs facteurs concernant tant le texte lui-même que sa tradition manuscrite : elle représente à la fois la première et la plus fidèle traduction du texte de Vincent de Beauvais et la version la plus répandue parmi toutes les traductions françaises de la VT, étant conservée par onze témoins manuscrits. I. L'AUTEUR

Jean de Vignay est né en Normandie, dans les environs de Bayeux, au début des années 12802. La date de sa mort

est inconnue ; les traductions qui sont considérées comme ses dernières, les Jeu des échecs moralisé et la Chronique de Primat doivent être situées entre 1335 et 1350. Au début de sa carrière à Paris, il a entrepris des études de droit canonique, comme en témoigne une rubrique présente dans l’une des plus anciennes copies du Miroir historial : 1 À propos du Miroir historial, nous renvoyons à deux articles dont nous sommes le co-rédacteur : L. Brun, M. Cavagna, « Pour une édition du Miroir

historial de Jean de Vignay », Romania, 124 (2006), pp. 378-428 ; Id., « Das Speculum historiale und seine franzôsische Übersetzung durch Jean de Vignay », dans Übertragungen, Formen und Konzepte von Reproduktion im Mittelalter und früher Neuzeit, Actes du colloque de Gôttingen, (juin 2004), éd. B. BuBmann, A. Hausmann, A. Kreft, C. Logemann, Berlin - New York, De Gruyter, 2005, pp. 279-302. Notre édition intégrale du Miroir historial

sera publiée par la S.A.TF. 2 C, Knowles, « Jean de Vignay, un traducteur du XIV® siècle », Roma-

nia, 75 (1954), pp. 353-383.

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JEAN DE VIGNAY

Ci commence le secont volume du Mirouer hystorial translaté en françoiz par Jehan de Vignay, clerc escolier a Paris

en decrez®.

Cette rubrique témoigne du fait qu’au moment où il traduisait le SH, Jean de Vignay était étudiant en droit canon (decrez). Par la suite, il a probablement abandonné les études pour entrer dans le couvent hospitalier de Saint-Jacques-duHaut-Pas de Paris. Dans la plupart des manuscrits contenant ses traductions, son nom est accompagné par les appellations frere ou frere hospitalier et jamais par le titre de maistre, ce qui nous fait penser, justement, qu’il n’a pas obtenu le diplôme en droit canon. Son intense activité de traduction est strictement liée au patronage de la cour des Valois, notamment de Philippe VI, et reflète la politique de promotion culturelle poursuivie par la famille royale, qui porte à une multiplication des commandes aux artistes et aux écrivains, avec une propension pour la traduction des œuvres latines, et qui menera, au milieu du siècle, à la fondation de la bibliothèque du Louvre par Charles V4. Jean de Vignay est l’auteur de onze traductions, dont trois sont dédiées à Philippe VI : Directoire pour faire le passage de la Terre Sainte de Guillaume Adam, Miroir de l'Eglise

de Hugues de Saint-Cher, Enseignements de Théodore Paléologue; quatre à sa femme Jeanne de Bourgogne : Épîtres et Évangiles, Miroir historial de Vincent de Beauvais, Chro-

nique de Primat, Légende dorée de Jacques de Voragine; et une à leur fils Jean duc de Normandie, le futur Jean II le Bon :

les Jeu des échecs moralisé de Jacques de Cessoles. 3Paris, Arsenal, 5080, f.8v. 4, Cerquiglini-Toulet, « L’amour des livres au XIV® siècle », dans Mé-

langes de philologie et littérature médiévales offerts à Michel Burger, éd. J.

Cerquiglini-Toulet, O. Collet, Genève, Droz, 1994, pp. 333-340.

INTRODUCTION

21

Les autres traductions, dont on ne connaît pas le dédicataire sont les suivantes : De la chevalerie de Végèce ; Voyages d’Odoric de Guillaume de Salagna et Oisivetez des Empe-

rieres de Gervais de Tilbury°. IT. LE MIROIR HISTORIAL

Les deux témoins les plus anciens du MH (AI et J1) portent la date de leur exécution, à savoir respectivement 1332 et 1333, dates qui doivent être considérées comme des

terminus ante quem pour la réalisation de la traduction®. Le terminus post quem doit être situé à une quinzaine d’années environ avant la production de ces deux témoins. La rubrique du manuscrit A2, que nous avons signalée ci-dessous, indique qu’au moment où il traduisait le SH, Jean de Vignay était encore étudiant : aussi, 1l est peu vraisemblable qu’il ait eu plus de trente ou trente-cinq ans, ce qui nous porte à situer le début de son travail de traduction autour de 1315 ou 1320. Quant au destinataire de l’ouvrage, la reine Jeanne de

Bourgogne, femme de Philippe VI de Valois, est considérée traditionnellement comme la dédicataire à laquelle Jean a offert sa traduction. Dans le prologue et l’épilogue de deux autres traductions accomplies après le MH, la Légende Dorée de Jacques de Voragine et la Chronique de Primat, Jean de Vignay affirme avoir travaillé à la demande de la reine”. SPour la liste des manuscrits de ces traductions, voir l’annexe à l’article

de C. Knowles, art. cit., pp. 378-383. 6Ms A1 : Leyden, Bibl. der Rijksuniversiteit, Voss. Gall. Fol. 3.A; ms. J1 : Paris, BNF, fr. 316. Le système d'identification des manuscrits du MH à

été mis au point par C. A. Chavannes Mazel, The Miroir historial of Jean le Bon. The Leiden Manuscript and its Related Copies, thèse, Rijksuniversiteit Leiden, 1988 (cf. ci-dessous, p. 31, note 21).

TL. Brun, M. Cavagna, « Pour une édition... » art. cit., p. 396.

22

JEAN DE VIGNAY

Pourtant, il faut bien rappeler que Jeanne de Bourgogne n’a accédé au trône qu’en 1328 et que Jean de Vignay a entrepris son travail bien avant son couronnement. En lisant le prologue du MH, on s’aperçoit en effet que le traducteur fait allusion à un dédicataire de façon métaphorique, en parlant de « une tasse, estraite, nourrie et alevé du tres excellent lis royal de France »®. Cette métaphore de la tige (la tasse) de la fleur de lys renvoie à la descendance royale, mais aucun nom propre n’est mentionné. Ce détail nous fait penser que le traducteur n’a pas entrepris son travail à la demande expresse d’un commanditaire

: vraisemblablement, il avait prévu de

l’offrir à quelque haut personnage de la famille royale, sans toutefois le nommer, soit qu’il n’ait pas pensé à quelqu'un de précis, soit qu’il se soit réservé la possibilité, le cas échéant,

de changer de destinataire. Si ce prologue date d’avant 1328, on peut penser qu'il faut allusion à l’un des enfants de Philippe le Bel, mais rien n’exclut qu’il ne faille remonter plus haut, jusqu'aux enfants de Philippe le Hardi. En revanche, la reine Jeanne de Bourgogne doit bien être considérée comme le commanditaire des deux séries manuscrites les plus anciennes qui nous sont parvenues, séries qu’elle a fait réaliser en vue de les offrir à ses deux enfants : Marie (série J) et Jean de Normandie, futur Jean II le Bon (série A)°. La traduction du MH consacre la fortune de cet ouvrage

dans le milieu de la cour royale et sa diffusion, qui occupe presque trois siècles, intéresse les plus hautes sphères de la noblesse française. La réception de l’ouvrage subit donc un tournant assez important, puisque la circulation du texte latin avait intéressé - et continuait à intéresser - surtout le milieu monastique. Et pourtant, au siècle précédent, le SH avait BParis, BNF, fr. 312, f.1 va.

ŸL. Brun, M. Cavagna, art. cit., p. 399.

INTRODUCTION

23

également attiré l’attention de la cour, et notamment celle du roi Louis IX, qui avait explicitement demandé à Vincent de

Beauvais un exemplaire de son œuvre historique!?. Cet épisode confère à l’ouvrage une sorte de prestige, voire de légitimation, si bien qu’au moment de la traduction française, Jean de Vignay fait appel à la figure de Louis IX en lui attri-

buant même la commande de l’ouvrage!!. Les manuscrits les plus anciens présentent une grande enluminure bipartite, qui représente deux couples d’écrivains et de mécènes : à gauche, Vincent de Beauvais compile son ouvrage sous le regard du roi Louis IX, à droite, Jean de Vignay le traduit en présence de Jeanne de Bourgogne. À travers ce dédoublement de figures royales et d’écrivains, les deux versions de l’ouvrage, la latine et la française, sont placées sous les auspices de la couronne française, qui se manifeste sous deux aspects complémentaires : d’un côté, la royauté sacrée de Louis IX et, de l’autre, l’image de la reine lettrée et mécène, protectrice d’artistes et d’écrivains, Jeanne de Bourgogne, la dernière des petits-fils du saint roi. À partir de la fin du XIV® siècle, l’œuvre connaît un succès remarquable dans le milieu de la haute noblesse française. Les manuscrits conservés montrent l’existence de quatorze séries différentes. Seules deux séries tardives sont con-

servées aujourd’hui dans leur intégralité!?. 10$, Lusignan, « La réception de Vincent de Beauvais en langue d’oïl »,

dans Wissensorganisierende und wissensvermittelnde Literatur im Mittelalter, éd. N. R. Wolf, Wiesbaden, Reïchert, 1987, pp. 34-45.

11 Au début du manuscrit J1, on lit en effet : Ci commence le premier volume du Mireoir Hystorial, translaté de latin en françois par la main Jehan du Vingnai selonc l’oppinion frere Vincent qui en latin le compila a la requeste monseignor saint Loys. Paris, BNF fr. 316, f.1ra. 12]] s’agit des séries G et N, cf. L. Brun, M. Cavagna, art. cit., p. 425.

24

JEAN DE VIGNAY

L'opération de transfert et d’adaptation de l’œuvre en vue de sa nouvelle réception ne concerne pas seulement la dimension linguistique, mais également les aspects matériels comme la mise en page et la décoration des manuscrits : le module des lettres grossit, la présentation s’aère, les abréviations sont réduites au minimum ; on assiste à l’apparition d’une décoration luxueuse et à l’insertion massive, mais as-

sez irrégulière, de miniatures!*. À travers ce type de modifications, le livre lui-même se fait témoin de sa nouvelle réception : d’outil de référence pour prédicateurs, il est désormais transformé en texterecueil, conçu comme une compilation de lectures destinées bien sûr à l’édification, mais aussi et surtout à l’instruction et

à la détente d’un public moins cultivé mais disposant de plus de temps pour des loisirs. Quant à la place de la VT à l’intérieur de l’encyclopédie, il est important de remarquer que ce texte garde une certaine autonomie par rapport au reste de la matière. Cela peut être vérifié à partir du Speculum historiale, où la VT est le seul texte littéraire que l’auteur se soucie de citer dans l’un des prologues des trente-deux livres qui composent l’ouvrage. Ces prologues comprennent normalement l'indication de la période traitée, le résumé des événements notables et finalement la mention de quelques auteurs majeurs. À aucun moment l’auteur ne signale un ouvrage précis ou un texte autonome. La VT représente la seule exception : Pour l'étude des enluminures du MH, voir C. A. Chavannes-Mazel, « Problems in Translation, Transcription and Iconography : The Miroir historial, Books 1-8 », dans : Vincent de Beauvais : intentions et réceptions d'une œuvre encyclopédique au Moyen Âge, Actes du XIVe Colloque de l’Institut d’études médiévales, (Montréal 27-30 avril 1988) éd. M. PaulmierFoucart, S. Lusignan et A. Nadeau, Saint-Laurent (Québec), Bellarmin - Pa-

ris, Vrin, 1990, pp. 345-374.

INTRODUCTION

25

Vigesimusseptimus liber continet historiam XXVI annorum, per tempora duorum imperatorum, scilicet Lotharii secundi, Conradi tertii. Inter haec flores Hugonis de Foilleto Cordeiensis monachi, flores etiam Richardi Parisiensis, sancti Victoris canonici et Visionem Tundali. Habet autem capitula

CXXVI4.

Il est évident que Vincent de Beauvais accorde à la VT un statut particulier. De plus, on notera qu’un certain nombre de manuscrits, tant du texte latin que du texte français, ont extrait le récit pour le diffuser de manière indépendante. Il est difficile de déterminer dans quelle mesure la Vision contenue dans le MH a pu attirer l’attention d’un nouveau public laïc. Certes, à l’intérieur du livre 28, après une série de chapitres consacrés à la vie monastique, le voyage de Tondale peut avoir constitué un centre d’intérêt mieux adapté aux goûts de la société laïque. Les seuls indices qui peuvent confirmer une telle hypothèse sont constitués par des indications matérielles présentes dans quelques témoins du XV° siècle, notamment le manuscrit C, où la première rubrique du

texte (f. 171vb), est signalée par une petite main située à la marge droite, un marqueur qui, dans ce codex, ne se retrouve nulle part ailleurs. Dans ce même témoin, on note que la dis-

tribution des miniatures est concentrée sur notre texte : trois miniatures, sur les trente-trois qui décorent le manuscrit, se

situent aux premiers folios de la VT!. 4Voici la traduction de Jean de Vignay : Le XX VIII livre contient l'ystoire de XXVI ans par les temps des Il emperieres, c'est assavoir Lothaïre le second et Corrat le tiers ; et si contient entre ces autres choses les fleurs de Huc de Foillay, moine de Corbie, et aucune des fleurs Richart de Paris cha-

noine de saint Victor, et la Vision de Tondale. Et contient CXXIX chapitres. Paris, BNF, fr. 314, f.155rb. 1$Paris, BNF fr. 52, f.172vb, 174rb, 175va. On notera que la VT de Jean de Vignay est la première version enluminée du texte.

26

JEAN DE VIGNAY III. NOTES

SUR LA TRADUCTION

Les chercheurs qui se sont penchés sur l’œuvre de Jean de Vignay ont toujours souligné la fidélité scrupuleuse au texte latin qui caractérise sa traduction et cette attitude a souvent été interprétée comme une maladresse et comme un indice de ses faibles compétences!$. Notre analyse de la VT traduite par Jean de Vignay tend à nuancer certains jugements trop sévères et à souligner que sa fidélité à la source, loin d’être aveugle et servile, et d’être aussi stricte qu’on le prétend, correspond à un dessein précis qui est aux fondements d’une véritable stylistique!?. Son opération de calque, qui concerne surtout les stratégies de la dispositio, lui permet d’obtenir une sorte de langue hybride dont le lexique et la morphologie reflètent parfaitement les caractères du moyen français de l’époque, mais dont la syntaxe donne l’impression, justement, d’un calque littéral sur le latin, ce qui confère au

texte une coloration érudite. Ses traductions sont parsemées de constructions qui respectent mot à mot les tournures latines de cum + subjonctif, d’ablatifs absolus, de participes conjoints, de ruptures syntaxiques de toutes sortes. 16Cf. surtout C. Knowles, art. cit. ; C. Pignatelli, « Jean de Vignay et Jean d’Antioche traducteurs des Otia Imperialia de Gervais de Tilbury : style, syntaxe, vocabulaire », dans Le moyen français, actes du colioque de Strasbourg, éd. C. Buridant, Strasbourg, Presses Universitaires, 2000, pp. 223-

252 ; M. Gosman, « The life of Alexander the Great in Jean de Vignay’s Miroir historial : the problem of textual equivalence », dans Vincent de Beauvais and Alexander the Great. Studies of the Speculum maius and its Translations into Medieval Vernaculars, éd W.J. Aerts, E.R. Smits, J.B. Voorbij, Groningen 1986, pp. 85-99.

170n notera par ailleurs que les études de la traduction du SH ont été conduites, dans la plupart des cas, sur la base de deux éditions anciennes

(Douai, 1624 et Paris, A. Vérard, 1495-1496). Une évaluation cohérente de

la compétence de Jean de Vignay devra d’abord passer par l’utilisation d’une édition critique moderne.

INTRODUCTION

2

Le texte de la VT montre pourtant que Jean de Vignay est bien capable de s’écarter de cette technique imitative, en

ayant recours au « dépliage paratactique », procédé permettant d’abandonner la subordination latine au profit d’une coordination qui s’avère en français plus claire et compréhen-

sible!$. Les modifications syntaxiques permettent souvent au traducteur de mettre en relief certains éléments du texte. Prenons par exemple le passage évoquant le moment où Tondale, de retour après son voyage extatique, ouvre les yeux et reprend ses sens : Mirantibus omnibus debili intuitu circumspicere coepit. In-

terrogatus, si vellet communicare, innuit sibi afferri corpus Domini.

Commença a regarder fieblement, de quoi tous se merveillerent ; et l’en li demanda se il vouloit estre accommenié, et

il demonstra que l’en li apportast le corps Nostre Seigneur.

(50-53)

Le traducteur intervient ici sur la syntaxe de façon cohérente. L’ablatif absolu mirantibus omnibus est résolu en la relative de quoi tous se merveillerent. Cette phrase est placée après l’évocation de Tondale ouvrant les yeux, ce qui, au niveau syntaxique, souligne davantage le rapport de cause à effet entre le réveil de Tondale et l’étonnement de ceux qui assistent à la scène. Le participe conjoint interrogatus est traduit par la proposition coordonnée, de tournure imperson18D’autres chercheurs sont parvenus à des conclusions similaires. Cf. D.A. Trotter, « En ensivant la pure verité de la letre », dans Id., Littera et Sen-

sus, Essays on Form and Meaning in Medieval French Literature Presented

to J. Fox, Exeter, University of Exeter Press, 1989, pp. 31-47 ; D. Gerner, C. Pignatelli, Les traductions françaises des Otia imperiala de Gervais de Tilbury par Jean d'Antioche et Jean de Vignay : édition de la troisième partie, Genève, Droz, 2006. À propos du « dépliage paratactique », cf. C1. Buridant, « Le rôle des traductions médiévales dans l’évolution de la langue française et la constitution de sa grammaire », Médiévales, 45 (2003), pp. 67-84.

28

JEAN DE VIGNAY

nelle et l’en li demanda. Le verbe innuit est traduit, avec raison, par demonstra : le traducteur a bien compris qu’il s’agit d’un geste, d’un hochement de la tête, car Tondale n’a pas encore recouvré la parole. Un autre passage qui mérite notre attention évoque le moment de l’extase, où l’âme de Tondale se trouve projetée en

dehors de son corps : Igitur flens et gemebunda, et quid ageret nescia, in nullo confidens nisi in misericordia Dei, tandem vidit venientem ad se tantam immundorum spirituum multitudinem, ut non solum domum et atrium domus, sed etiam vicos et plateas civitatis implerent. Et ainsi l’ame, pleurant et tramblant, et non sachant que elle devoit faire, ne se fioit en nulle chose fors en la misericorde de Nostre Seigneur. Et en la parfin elle vit venir a soi tres grant multitude de mauvais esperilz, si grant que toute la maison et l’estre avec la maison et les rues et les places de la cité en estoient plains. (71-77)

La traduction suit le texte latin de façon littérale seulement dans la mesure où celui-ci peut être rendu en français sans problèmes de compréhension. Ainsi, les trois premiers participes flens et gemebunda et nescia (=nesciens) sont traduits littéralement par pleurant et tramblant, et non sachant. Le participe confidens, par contre, qui introduit une subordonnée négative, donne lieu à une coordination : ne se fioit en nulle chose. La proposition consécutive, qui en latin est construite à travers la conjonction fantam.…..ut, se trouve anticipée, en français, par l’indication cataphorique tres grant qui est reprise par si grant que. Dans certains cas, Jean de Vignay s’écarte de la traduc-

tion littérale afin d’attirer l’attention sur certains détails du texte qui lui paraissent d’une importance majeure. C’est le cas, par exemple, du coup invisible qui frappe Tondale au moment de son repas :

INTRODUCTION

29

Statimque percussus invisibiliter manum quam extenderat replicare non potuit ad os suum. Et tantost il fu feru sanz ce que nul le veist ne n’aperceust qui le ferist, et fu en la main qu’il avoit estendue a la viande.

(30-32)

L’adverbe invisibiliter donne lieu à un développement voué à souligner le caractère surnaturel de l’événement, sanz ce que

nul le veist ne n’aperceust qui le ferist, et à attirer l’attention sur le membre frappé par le coup : ef fu en la main qu'il avoit

estendue a la viande”?. À côté de ces exemples, on peut repérer également des passages qui représentent effectivement des calques syntaxiques traduisant le texte source de façon littérale. Cumque longius pergerent simul, nullumque praeter splendorem angeli lumen haberent, tandem venerunt ad vallem terribilem, et tenebrosam valde, et opertam mortis caligine. Et si comme il fussent alés plus loing, et l’ame ne veoit nulle lumiere fors la resplendeur de l’angre, il vindrent a une espouantable et tenebreuse valee, et moult couverte d’obscurté

de mort. (142-145)

Jean de Vignay conserve la construction cum + subjonctif, mais en revanche il traduit le subjonctif imparfait pergerent par le plus-que-parfait fussent alés, de plus, il change le sujet de la coordonnée qu’il traduit au présent, ce qui provoque une alternance dans les temps verbaux (fussent alés / ne veoit / vindrent). D'autre part, il traduit littéralement les attributs de la vallée, y compris la répetition du coordonnant ef, ce qui

confère à chacun de ces attributs une individualité dramatique : espouantable et tenebreuse valee, et moult couverte d'obscurté de mort. 19 À propos de cette scène et du coup invisible qui frappe le bras de Tondale, cf. ci-dessous, version G, note aux lignes 254-257, p. 223.

30

JEAN DE VIGNAY

Un autre exemple de calque sémantique se trouve au chapitre 4, qui met en scène le premier monstre infernal, appelé Achéronte, devant lequel l’ange abandonne Tondale à la merci des démons : Anima vero licet nolens sequebatur, et cum simul starent ante bestiam, angelus disparuit, et anima misera sola remansit. Et ja soit ce que elle ne le voulsist pas, si le sivoit elle. Et quant il furent ensemble devant la beste, l’angre se desapparut, et la chetive ame seule remainst. (241-244)

La proposition concessive licet nolens est traduite par une locution propre à la langue française : ja soit ce que elle ne le voulsist pas. En revanche, la disposition des mots de la phrase suivante représente un calque direct sur son modèle : l’angre se desapparut et la chetive ame seule remainst, ce qui confère au passage une allure archaïsante, quasiment poétique, tout en conservant, en même temps, la fonction emphatique de l’inversion qui permet de mettre en relief l’adjectif seule. Les jugements négatifs qui ont été formulés sur Jean de Vignay et sur ses «traductions-calque » méritent en somme, à

notre avis, d’être reconsidérés avec attention, D’après notre lecture, les calques et les ruptures syntaxiques constituent avant tout des choix stylistiques du traducteur ; ils participent d’une logique précise vouée à conférer au texte un aspect érudit, voire archaïsant, qui était sans aucun doute apprécié par le public laïc et noble de l’époque. 20Dans un article récent, Philippe Ménard propose des considérations tout à fait similaires, cf. Ph. Ménard, « Les manuscrits de la version française d’Odoric de Pordenone », dans "Qui tant savoit d'engin et d'art". Mélanges offerts à Gabriel Bianciotto, éd. C, Galderisi et J. Maurice, Université de

Poitiers, 2006, p. 485. À propos de l’équivalence formelle entre le texte source et ses traductions, cf, l’excellente analyse proposée par D. Gerner dans son édition des Oria imperialia, op. cit., pp. 112-131.

INTRODUCTION

31

IV. LES MANUSCRITS L’étude de la tradition manuscrite doit distinguer entre les témoins contenant la traduction intégrale du SH, et ceux qui sont constitués par des recueils de textes et d’extraits.

Manuscrits appartenant aux séries du MH?! Or (Or4) Paris, BNF, fr. 314 (1396)22. Parchemin, 437 feuillets, 400 x 284 mm, deux

colonnes, 46 lignes par colonne. La VT occupe les ff. 190va-198va. Quaternions, réclames visibles aux ff. 8v., 16v, 24v etc. Foliotation moderne à

l'encre noire. Écriture gothique livresque du XIV* siècle, très soignée, peu d’abréviations. 75 miniatures en grisaille. Les initiales des chapitres précédés d’une miniature sont ornées en or, à l’encre rouge et bleue, sur 4 à 6 unités de réglure, accompagnées d’une décoration végétale qui s’étale sur la marge. Les initiales des autres chapitres sont décorées alternativement en rouge et bleu, sur 2 unités de réglure. Les rubriques des chapitres et les indications des sources sont à l’encre rouge. Reliure moderne avec 6 nerfs,

veau rouge avec les fleurs de lys de la bibliothèque royale et une décoration

à fleurs sur le dos. Titre sur le dos : Le Miroir historial Tom. IV. Quatrième tome de la série du MH appartenue au duc Louis d'Orléans, frère cadet du roi Charles VI. Cette série a été réalisée en quatre ans par quatre copistes dans la librairie d’Etienne (Thévenin) Langevin?. Au f. 437v. le manuscrit porte la signature du copiste : Guillaume Hervi ainsi que la date de 1396. Parmi les témoins contenant la VT, ce manuscrit représente sans aucun doute la copie la plus fidèle à l'original et est le manuscrit de base pour notre édition. 21Tous les manuscrits du MA sont identifiés par un sigle bipartite composé d’une lettre, désignant la série, et d’un chiffre, désignant chacun des tomes de la série (par exemple, le sigle Or4 indique le quatrième tome de la série Or). Dans la présente édition, nous n’indiquons que le sigle alphabétique de la série afin d’éviter d’alourdir l’apparat critique avec trop de chiffres. En revanche, dans la présentation des manuscrits, nous indiquons

entre parenthèses le sigle complet. 22Pour la description des manuscrits de la BNF, nous nous sommes basés sur le Catalogue des manuscrits français. Ancien fonds, 4 vol., Paris, Firmin Didot, 1868-1895.

23R, Rouse et M. Rouse, Jlitterati et uxorati. Manuscripts and their Makers in Medieval Paris 1200-1500, Turnhout, Millers, 2000, vol. IT, p. 27.

32

JEAN DE VIGNAY

T (72) Copenhague, Kongelige Bibliotek, Thott 429 (fin du XIV £s.)#. Parchemin,

541 feuillets plus deux gardes au début et deux à la fin ; 395 x 280 mm, deux colonnes. La VT occupe les ff. 382ra-388va. Quaternions, numérotation en chiffres arabes modernes à la mine de plomb. Écriture bâtarde du XIVSs., main anglaise, beaucoup d’abréviations. Grande miniature au f.1 sur 2 colonnes et sur deux étages : 1 saint Louis et Vincent de Beauvais ; 2. Jeanne de Bourgogne et Jean de Vignay. 15 petites miniatures. Quelques initiales des chapitres peintes en or, bleu et mauve, autres initiales de couleurs bleue et rouge ; rubriques à l’encre rouge. Reliure en cuir blanc. Sur le contreplat supérieur, au centre, sceau de la Bibl. royale de Copenhague « Bibliotheca Regia Hafniensis ». Ce manuscrit est le seul témoin conservé d’une série dont on ignore le premier possesseur et la provenance. La série était probablement composée de deux tomes seulement.

C(C4) Paris, BNF, fr. 52 (1/2 XV®s.). Parchemin, 386 feuillets plus deux gardes initiales plus le feuillet 230 bis; les ff. 1-3 sont mutilés, 435 x 290 mm, 2

colonnes. La VT occupe les ff. 171vb-178rb ; le début du texte est signalé en marge par une petite main peinte. Quaternions, réclames visibles aux ff.

7v., 15v, 23v etc. Écriture bâtarde du XV°siècle. 33 miniatures en couleur. Les initiales des livres sont ornées, sur 4 à 6 unités de réglure, et engendrent une décoration végétale qui s'étale sur la marge. Les initiales des autres chapitres sont différemment colorées en rouge, bleu, or et encre brune, sur 2 unités de réglure. Reliure moderne en veau rouge avec les fleurs de lys de la bibliothèque royale. Quatrième tome de la série ayant appartenu à Prégent

de Coëtivy, amiral de France. Cette série est la seule du XV®s. qui conserve la division originelle en quatre tomes avec huit livres par tome.

Gh La Haye, Koninklijke Bibliotheek, 72. A. 24 (1/2 XV®s.)?5. Parchemin, 401

feuillets ; 425 x 320 mm, deux colonnes. La VT occupe les ff. 155rb-164va.

ÆAN.CL. Abrahams, Description des manuscrits français du moyen âge de la Bibliothèque Royale de Copenhague, Copenhague, Thiele, 1844, p. 77.

3E. Brayer, A. S. Korteweg, Catalogue of French-language medieval manuscripts in the Koninklijke Bibliotheek (Royal Library) and MeermannoWestreenianum Museum, The Hague, La Haye, 1956.

INTRODUCTION

33

Quaternions. Écriture bâtarde du XV® siècle, Une miniature sur deux co-

lonnes ; 19 miniatures sur une colonne avec bordure décorée. Enlumineur : Maître de la Cité des Dames, Paris. Initiales peintes avec bordure décorée.

Rubriques à l’encre rouge. Reliure française du XVIIÉS. ; cuir brun, avec les armes du « Stadtholder » William V. Quatrième tome original de la série G, ayant appartenu à Louis de Bruges. Ce manuscrit a été perdu peu de temps après sa Composition et son possesseur en a commandé un autre (G4) pour le remplacer.

G(G4) Paris, BNF, fr. 311 (1455). Parchemin, 491 feuillets dont les 4 premiers et

les 5 derniers sont blancs ;430 x 315 mm, 2 colonnes. La VT occupe les ff. 183va-193ra. Quaternions, réclames visibles aux ff. 12v., 20v, 28v. etc.

Écriture bâtarde du XV® siècle. 22 miniatures en couleur; initiales peintes au-dessous de toutes les miniatures, sur 4 à 6 unités de réglure, avec bordure décorée. Autres initiales ornées en rouge, bleu, or et encre brune, sur 3 unités de réglure. Rubriques à l’encre rouge. Reliure moderne avec 6 nerfs, en veau rouge, avec les fleurs de lys de la bibliothèque royale. Copie de remplacement du manuscrit Gh, quatrième tome de la série de Louis de Bruges.

N (N3) Chantilly, Musée Condé, 722 (1463). Parchemin, 484 feuillets, 453 x 335 mm., 2 colonnes. La VT occupe les ff. 278ra-290rb. 110 miniatures avec bordure décorée, initiales peintes. Reliure ancienne en velours rouge avec cabochons et coins en cuivre. Au f. 484, on lit la note suivante : Fut escript

et commancé le present livre par moy Gilles Gracien l'an LIX et fur finy le premier jour de septembre mil CCCC soixante et trois. En ce present volume a IC UTIXX et UN feuillets et histoires cent et dix. Puis cette inscription : Ce livre est au duc de Nemours, conte de la Marche. Jacques. Pour Carlat. 11 s’agit du troisième tome de la série ayant appartenu à Jacques d’Armagnac, duc de Nemours, petit-neveu de Jean de Berry. Les deux premiers volumes de l’ouvrages sont conservés à la Bibliothèque nationale (fr. 51, fr. 52). Après la soumission du duc de Nemours en 1476, ce manuscrit

fut donné à Tanneguy de Châtel, qui fit gratter la note précédente et commanda de peindre ses armes par-dessus celles du premier possesseur. En même temps, il fit exécuter la série Tc. 267, Meurgey, Les principaux manuscrits à peintures du musée Condé à Chantilly, Paris, 1930, p. 106.

34

JEAN DE VIGNAY

Ep (Ep4)

La Haye, Koninklijke Bibliotheek,

128. C. 1, vol. 3 (fin du XV° s.)?7.

Parchemin, 470 feuillets ;428 x 357 mm, 2 colonnes. La VT occupe les ff. 155ra-164vb. Quaternions. Écriture bâtarde du XV® siècle. 6 miniatures sur une colonne avec bordure décorée ;manque le frontispice qui devait probablement contenir une grande miniature. Initiales ornées, rubriques à l’encre noire. Reliure en cuir brun du XVIII siècle ;armes du « Stadthol-

der » William V. Quatrième tome de la série réalisée pour le roi d’ Angleterre Édouard IV, frère de Marguerite d’ York. Pour une raison inconnue, le roi n’a rapporté que le premier tome en Angleterre (aujourd’hui à Londres, British Library, Royal 14.E.1, vol. 1-2), tandis que les trois autres ont été acquis par Philippe de Clèves, qui les a fait enluminer. Les manuscrits ont été exécutés à partir de la série G. Le quatrième tome à partir du manuscrit G, copie de remplacement de Gh. On peut en déduire que le manuscrit original de la série G avait disparu avant la réalisation du quatrième tome de la série Ep. Tc (Tes)

Paris, BNF, fr. 6358 (1494). Papier, 229 feuillets, 4 gardes en papier et 2 en parchemin au début ;2 en papier et 2 en parchemin à la fin ; 350 x 280 mm; une colonne, 39 lignes par colonne. La VT occupe les ff. 194v-204. Pas de miniatures. Initiales des index et des livres ornées en rouge et bleu sur 8 unités de réglure, bordure décorée en couleur sur le f. 4v en bas de page, au début du livre XXVI, avec deux armoiries. Au début des autres livres, en bas de page, il n’y a que les deux armoiries, sans décoration. Initiales rouges et bleues en alternance sur 2 unités de réglure. Reliure moderne, 6 nerfs, carton en marbre clair, avec les armures de Napoléon (aigle et N couronnée). Au f. 1v. on lit l'inscription : Le X jour d'avril l'an mil quatre cent et III XX et quatorsze. La série Tc appartenait à Tanneguy de Châtel, chambellan de

Louis XI, qui l’a faite exécuter directement d’après la série N. DI (DI6b) Paris, BNF, fr. 327 (après 1494). Papier, 144 feuillets numérotés dont les 5

derniers sont blancs, plus 2 gardes initiales ;380 x 270 mm. Une colonne.

27Byvanck, A.W., «Les principaux manuscrits à peintures conservés dans les collections publiques du Royaume des Pays-Bas », Bulletin de la Société

française de reproduction de manuscrits à peintures, 15 (1931), pp. 1-124, ici p. 44.

INTRODUCTION

35

La VT occupe les ff. 114r-125r. Écriture cursive du XV® ou XVI siècle, Pas de miniature ni de décoration. Initiales des chapitres rouges et bleues en alternance sur 2 unités de réglure. Reliure moderne en veau rouge avec un écu. Sur le dos écu avec un P couronné et entouré de laurier. Titre sur le dos : Miroir Historial tom. II. Filigrane visible au f. 142 : sphère surmontée d’une croix, proche du Briquet 2992. Série entièrement exécutée à partir de la série Tc, ayant appartenu à Jean de Malestroit, seigneur de Derval, et à Hélène de Laval, sa femme. Manuscrits contenant des extraits du Miroir historial ExV

Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, reg. lat. 1514 (1/2 du XV°s.}8. Parchemin. 153 feuillets, 275 x 210 mm. 2 colonnes de 30 lignes. La VT occupe les ff. 125-142vb. Pas de miniature. Reliure en veau rouge aux armes de Pie IX. Au f. 1, à la place d’une miniature non exécutée, on lit l’inscription : Ce present livre appartient a Adrien Le Bouchenat, marchant, de-

mourant a Troyes, aux quattre filz.. changez (main du XV®Ss.) ;au-dessus, on lit la signature Bourdelot désignant Jean et Pierre Baudelot, premiers possesseurs du manuscrit. Recueil de textes didactiques, moraux et exemplaires. Les extraits du MA, tirés des livres XXV, XXVII, XXVIII et XXX

occupent les ff. 125-153va. Voici le contenu du manuscrit : Secret des secrets (1-34);Art de parler et de se taire d’ Albertano da Brescia (34-42); Livre des quatre vertus de Sénèque de Martin de Braga, trad. de Jean Courtecuisse (42-62) ;Moralités des philosophes de Guillaume de Conches, (62-83b) ; Lucidaire d'Honorius Augustodunensis (84-99vb) ;Nouvelle de Griselidis

(100-111va); Purgatoire de saint Patrice, version en prose (113-124va); Miroir historial, extraits de la trad. de Jean de Vignay (125-153va) : Vision de Tondale (125-142vb) (XXVIIL, 89-105) ; Saint Guillaume de Bourges arcevesque (143-144) (XXX, 62) ; Pierre de Corbeil et de l’entredit en France et du refusement de Ingeborc royne (144va) (XXX, 62) ; De jeu, de chant, de beauté et d'enfance (144va-145va) (XXX, 144);Que de toutes ces choses

vie de cloistrier est le refuge (145vb-146vb) (XXX, 145) ; Que aprés le veu de la vie cloistriere nulle autre n'apparisce (146vb-147va) (XXX, 146) ; De la diferance du veu solempnel et du simple (147va-148) (XXX 147) ; Que ou

28E, Langlois, « Notices des manuscrits français et provençaux de Rome antérieurs au XVI siècle », Notices et extraits des manuscrits de la Biblio-

thèque nationale et autres bibliothèques, 33/2 (1890), pp. 172-179.

36

JEAN DE VIGNAY

temps de saint Benoist les novices ne muoient point de habit seculier (148149) (XXX, 148);De la vengence de Dieu sur ceulz qui menoient les caroles ou cimetiere (149vb) (XXVI, 10) ; De la femme qui estoit sorciere qui fut ravie du deable (149vb-150vb) (XXVI, 26) ; Du jouvencel qui espousa par son anel l'image de Venus (150vb-152) (XXVI, 29) ; De Berengier et de sa penitance (152-152vb) (XXVI, 30) ; Du clerc a qui son compaignon mort

apparut (152vb-153va) (XXVI, 89).

ExP Paris, BNF, nouv. acq. fr. 10721 (fin du XV£s.)?. Papier, 153 feuillets., 275 x 185 mm., longues lignes, environ 44 lignes par page ; deux colonnes aux ff. 27-29 et 60-72. La VT occupe les ff. 129v-141. Réglure à la pointe sèche, pas de miniature, initiales rouges sur 2 unités de réglure, parfois certaines majuscules sont rehaussées de jaune ; toutes les lettrines n’ont pas été peintes ; pas de lettre d’attente. Numérotation ancienne en chiffres romains rouges I-VIFXVI et à l’encre noire en chiffres arabes contemporaines de la table des matières A+1-154 ; 154 barré. Reliure en parchemin. Recueil de textes

hagiographiques et visionnaires. Les 22 premiers textes sont des vies de saints et des récits de miracles. Suivent 9 textes extraits du MA : Vie de saint Brendan et de saint Maclou son disciple (108-111) (XXII, 93-101) ; Vie de l'âme après la mort (111-123v) (XXII, 84-103) ; Miracle de la dédicace de l’église Saint-Denis (123v-125) (XXIV, 36-37); Vision de Charles le Gros (125-127) (XXV, 49-50) ; Translation des os de saint Jean-Baptiste (127128) (XVIII, 60-61); Vision de l'enfant Guillaume (128v-129v) (XXVII, 85-87); Vision de Tondale (129v-141) (XXVIII, 88-104); Mesnie Hennequin (141-143v) (XXX, 118-120) ; Sorcière ravie par le diable (143v-144)

(XXVI, 26). Manuscrits fragmentaires

A Tours, Archives départementales d’Indre-et-Loire, 212 (fragments). La série A est l’une des deux séries les plus anciennes : elle a appartenu au roi Jean IT le Bon qui l’a transmise ensuite à son fils, le roi Charles V. Le quatrième tome de cette série a disparu, mais il en reste un fragment de trois folios,

découvert et identifié très récemment par Laurent Brun,

2H. Omont, Bibliothèque nationale. Catalogue général des manuscrits français. Nouvelles acquisitions françaises, IV, Paris, E. Leroux, 1918, pp.

87-89,

30L. Brun, M. Cavagna, art. cit., pp. 386-388 et 427-428.

INTRODUCTION

5

B Londres, British Library, Add. 6416 art. 5 (fragments). La série B, ayant appartenu à Jean, duc de Berry, a été copiée entre 1360 et 1380. Du point de vue chronologique, elle se situe immédiatement après les séries À et J ; pourtant, les manuscrits conservés présentent un lot d’erreurs et de banalisations qui empêchent de les considérer comme le modèle des séries postérieures. Cette série était constituée de trois tomes, dont le dernier, contenant les livres XXV-XXXII, a disparu. De ce manuscrit ne sont conservées aujourd’hui que 48 miniatures, sur le dos desquelles on peut lire quelques fragments du texte. L'un de ces fragments contient une partie de l’index du livre XX VIII, où sont signalés les trois derniers chapitres de la VT : Encore de ce meismes (103) ; De III evesques que Tondale connut la (104) ;Du retour de l’ame de li a son corps (105).

Classement des manuscrits

Les onze témoins doivent être classés dans deux familles distinctes appelées a et 8. La famille & comprend seulement les manuscrits Or et ExP. Malgré sa datation tardive, ExP

présente un texte très correct et proche de celui de Or, même dans les formulations les plus archaïques. Pourtant, entre les

deux, il n’y a pas de rapport de filiation directe, étant donné que ExP offre parfois une bonne leçon contre une lacune de Or. Dans la plupart des cas, ces deux témoins proposent des leçons préférables à celles de la famille 8 ; en même temps, ils présentent aussi des fautes communes qui prouvent l’existence de leur ancêtre commun a. Le reste de la tradition découle d’un autre modèle dis-

paru, noté &. Celui-ci est à l’origine de nombreuses erreurs et variantes critiques qui confirment la distinction entre les deux branches de la généalogie. Parmi les témoins de la famille 6, il est possible d’établir un certain nombre de rapports

de filiation directe : G > Ep; C > ExV; N > Tc > DI. Les manuscrits C et N, enfin, doivent être classés sous un autre

38

JEAN DE VIGNAY

modèle disparu, ou sous-archétype, noté 7, qui se situe également parmi les copies de B. a versus

Nous proposons tout d’abord un choix des lieux variants qui opposent les deux branches de la généalogie. Les extraits du texte latins permettent de vérifier la traduction. Voici le titre du deuxième chapitre : SH a B

De aspectu demonum et angeli qui duxerit eum Du regart des deables et de l’angre qui le menoit Du regne des deables et de l’ange qui le menoit

Ce passage montre une variante critique insérée par le copiste de B : Jean de Vignay traduit le mot aspectus par regard, un terme qui est attesté en moyen français au sens de "vision" ou "aspect de la chose vue". Le copiste de 5 remplace le terme regard par regne, ce qui renvoie à l’idée d’"enfer" (le royaume des diables), en proposant une leçon qui paraît tout à fait cohérente, mais qui ne correspond nullement au sens dans le texte : il s’agit en effet de la première apparition des démons. Un autre passage qui oppose les deux familles de

témoins concerne les reproches et les accusations que les démons adressent à Tondale : SH

Quare modo [...] non digito loqueris ?

œ

Pourquoi ne monstres tu du doy ?

B

Pourquoi ne boutes tu du doy ?

L'expression figurée digito loqui, littéralement : ‘parler avec le doigt”, a une connotation négative et renvoie à l’idée d’une violence exercée par des gestes de menace. Jean de Vignay traduit le verbe loqui par monstrer (leçon de la famille @), ce

qui ne rend pas très bien l’idée d’un acte de prépotence. Cette

INTRODUCTION

39

expression fait partie d’une énumération d’actes cruels que les démons reprochent à Tondale sous la forme de questions rhétoriques : Pour quoy ne menaces tu maintenant des iex ? ne fiers tu du pié ? Parmi ces accusations, celle de mostrer du doy apparaît assez anodine, c’est pourquoi le rédacteur de 8 modifie le texte en insérant l’expression bouter du doy, qui a une connotation plus physique et qui s’accorde mieux avec l’accusation précédente de ferir du pié. D’après notre interprétation, il s’agit pourtant d’une variante de copiste, et notre édition gardera donc la leçon originale de Or. Le passage suivant évoque le moment où l’ange gardien apparaît à Tondale, mais celui-ci ne le reconnaît pas : SH Or ExP

B

Domine ubi unguam te vidi ? Sire, ou ? je ne te vis onques mes ! Sire, je ne te vis onques mes !

Sire oyes moy, je ne te vis onques mes !

Or conserve sans aucun doute la leçon préférable. Heureusement, la ponctuation de ce manuscrit, généralement très claire et cohérente, nous permet de bien distinguer la question isolée « Sire, ou ? » et la phrase suivante « je ne te vis onques mes ». Une telle formulation a probablement posé des problèmes au copiste de 8 qui avait probablement accès à un manuscrit dont la ponctuation n’était pas si exhaustive : la question ou ? cède alors la place à une apostrophe que Tondale adresse à son ange : oyes moi, apostrophe qui représente donc une variante par rapport au texte original. Le manuscrit ExP, de son côté, se limite à omettre l’adverbe ou, qui

correspond au latin ubi. Il existe également des cas où les manuscrits de la famille & présentent des omissions là où ceux du groupe 8 ont un texte correct :

40

JEAN DE VIGNAY

SH Or ExP B

venit ad vallem profundam, et putidam nimis, et tenebrosam Et vindrent a une valee parfonde et tenebreuse Et vindrent a une valee parfonde et tenebreuse Et vindrent a une valee parfonde et pourrie forment et tenebreuse

Cette omission de la famille a prouve que le rédacteur de B avait accès à un modèle correct. Pour notre édition, dans des cas comme celui-ci, nous sommes obligés de choisir la

leçon de l’un des manuscrits du groupe & et notamment C, qui présente des traits morphosyntaxiques légèrement plus archaïques par rapport à ses contemporains. Le passage suivant montre une omission de la famille B : SH Or ExP B

ut, visis poenis, ardentius laudet illum, qui vocavit eum ad gloriam suam. Nam fidelis et prudens servus inventus est. si que, les paines veues, il loast plus ardamment Celi qui l’avoit appellé a sa gloire, car il tienne serjant loyal et sage. si que, les paines veues, il loast plus ardamment Celi qui l’avoit appellé a sa gloire, car il a esté trouvé serjant loyal et sage. si que, les paines veues, il loast plus ardamment celui qui l’avoit trouvé loial et sage.

Or montre une erreur dans l’accord verbal : la proposition causale porte un verbe au présent du subjonctif (i/ tienne) là où sa régente est au plus-que-parfait (l’avoit appellé). Les manuscrits de la famille 8 présentent une lacune : après l’auxiliaire avoir, le copiste omet le participe appellé et passe directement au participe suivant, trouvé, ce qui produit une leçon cohérente mais lacunaire. ExP est donc le seul témoin qui nous a transmis la leçon originale. Ce passage confirme son importance, en dépit du fait qu’il s’agit d’un recueil d’extraits tardif. On remarquera finalement l’ablatif absolu les paines veues : il s’agit d’un des nombreux calques syntaxiques sur le texte latin qui caractérisent le style de l’auteur.

INTRODUCTION

|

41

Finalement, nous citerons un passage plus problématique. Au début du texte, lorsque l’auteur trace le portrait de Tondale et évoque les circonstances de sa mort, il parle d’un de ses amis qui avait une dette de trois chevaux : SH

inter eos habebat unum, qui commilitonis debito trium equo-

a

rum debitor erat. il en y avoit un qui li devoit quant il chevaouchoit compaignie de III chevaulx, qu’il li devoit rendre a certain terme.

GGRT

CV

NTc

ïilen y avoit ung qui li devoit quant il chevauchoit compaignie et li devoit l’argent de trois chevaulx qu’il lui devoit rendre a certain terme. il en y avoit un qui lui tenoit quant il chevaouchoit compaignie et lui devoit l’argent de trois chevaulx qu’il lui devoit rendre a certain terme. en y avoit ung qui lui tenoit compaignie quant il chevaouchoit de trois chevaulx qu’il lui devoit rendre a certain terme.

L'expression commilitonis debito, proposée par Vincent de Beauvais est une déformation de commutationis debito du texte de Marcus, qui indique tout simplement une "dette pour l'achat” de trois chevaux.

Selon la version originale, Ton-

dale avait apparemment vendu trois chevaux à son camarade et, maintenant, il voulait récupérer l’argent qui lui était dû. La formulation de Vincent de Beauvais est moins claire et peut être comprise comme une "dette contrainte entre compagnons d’armes", une dette, en tout cas, dont l’objet est constitué par trois chevaux. Jean de Vignay a développé de façon indépendante les termes commilitonis et debitor pour introduire, d’un côté, l’image d’un vassal qui doit à son seigneur le service d’armes en lui mettant à disposition trois chevaux (lui devoit quant il chevauchoit compaignie de III chevaulx) et, de l’autre, l’idée que les trois chevaux appartiennent au seigneur et que son vassal doit les lui rendre à un moment donné (il lui devoit rentre a certain terme). Les manuscrits

42

JEAN DE VIGNAY

de la famille 8 réintroduisent l’idée de l’« argent » correspondant à la valeur des trois chevaux, ce qui semble se rattacher plus de près à la version de Marcus, mais qui ne correspond pas à la formulation de Vincent de Beauvais. Selon notre interprétation, la phrase coordonnée er li devoit l’argent a été introduite par & ; elle constitue une leçon cohérente, mais ne correspond pas au texte source et doit être

considérée comme une variante. Les manuscrits N et Tc, qui est sa copie, semblent récupérer ici la version de la famille @. L'étude des rapports entre les témoins et l’histoire de leur transmission ne permettant pas de postuler une contamination, on pourra attribuer cette correspondance au hasard, ou bien au fait que le copiste de N a pu avoir accès au texte latin original. En revanche, la modification du verbe devoir avec tenir a été introduite par le sous-archétype . Notre choix s’appuie finalement sur la comparaison avec deux autres versions françaises, À et V, effectuées à partir du SH, qui, dans la traduction de ce passage, se concentrent respectivement sur le service d’armes et sur la restitution des chevaux. Voici la version A : 1l avoit pluseurs compaingnons entre les quels li uns le devoit servir a trois chevaux en tamps de guerre*!. Le terme commilitonis, du texte latin, suggère

au traducteur qu’il s’agit d’un service lié au tamps de guerre. L’auteur de la version V, en revanche, néglige complètement ce mot et se limite à citer la dette de trois chevaux : comme il eust pluseurs amis et compaingnons, entre les autres en avoit

ung qui ly devoit trois chevaulx a ung terme??. Il est évident qu'aucune de ces versions ne fait mention de l'argent.

31Paris, Arsenal, 3622 ff, 1-1v. #2Paris, BNF, fr. 10059, f. 176.

INTRODUCTION

43

Le groupe à : Or versus ExP

Pour revenir au groupe ©, il convient de signaler quelques passages qui opposent Or à ExP, et qui confirment donc l’existence d’un ancêtre commun : SH Or ExP B

ubi risus immoderatus ? ouest ton ris ? ouest ton ris desatrempé ?

ouest ton ris desatrempé ?

Or omet le terme desatrempé, qui traduit l’adjectif latin immoderatus et qui est attesté par le reste de la tradition, y compris par le manuscrit ExP. Un autre passage montre une leçon erronée qui oppose Or au reste de la tradition : SH Or:

magno pondere manipulorum frumenti onustam “chargié d’un grant fais de mainiees de blé, c’est a dire de poigniees

ExP B

— de poigniees si comme les soieurs les mettent jus de leurs mains —de poigniees si comme les soieurs les mettent jus

si comme les semeurs les metent jus

Le terme manipulum frumenti est traduit à travers une sorte de glose explicative. Le manuscrit Or présente ici une lectio facilior : le terme semeurs, du verbe semer remplace

le terme correct soieurs, du verbe soier, désignant les "paysans qui fauchent le blé" afin de le ramasser et de former des fardeaux. Le manuscrit ExP conserve la bonne leçon soieurs, mais en revanche ajoute l’expression de leurs mains de sa propre initiative. Dans ce cas, on choisira donc, bien évidemment, le texte de la famille G.

44

JEAN DE VIGNAY Le groupe B : codices descripti

Pour ce qui est des codices descripti, les manuscrits Ep et Tc ne laissent aucun doute sur leurs rapports de filiation directe avec leurs modèles, à savoir, respectivement Gh et N. Toutes les erreurs de Gh sont systématiquement transmises à Ep qui, en plus, en ajoute d’autres. L’extrait ExV constitue un cas un peu plus complexe. Il présente en effet une série très importante d’erreurs qui le rapprochent de C contre le reste de la tradition. En voici deux exemples parmi de très nombreux : autres CExV

Et ceste beste est appellee Acheronte et devore tous les avers Et ceste beste est appellee Acheronte et devore tous les ames

autres

De la valee des fevres

CExV

De la valee des femmes

À côté de ces erreurs communes, il existe pourtant deux passages où C présente une lacune là où ExV présente un texte correct, des lacunes qui ne peuvent certainement pas avoir être restituées ex ingenio. Ces passages pourraient postuler un modèle commun aux deux manuscrits. Cependant, l’exis-

tence d’une autre série du MH qui aurait disparu sans laisser des traces nous parait très peu vraisemblable. Il nous semble donc plus raisonnable de penser que le rédacteur de ExV ait eu accès, au moment de l’exécution de sa copie, à un autre

modèle très proche de C, par exemple au manuscrit G. Dans le passage suivant on voit en effet que la leçon de ExV se détache de C pour rejoindre l’autre groupe de témoins dérivés directement de B :

SH

nisi illud modicum sacrilegium fuerit : sacrilegii autem reus est, qui vel rem sacram vel de loco sacrato aliquid furatur.

INTRODUCTION

45

a

se ce n’est par aucun pou de sacrilege, quar cil est coulpable de sacrilege qui emble aucune sainte chose. TGGhExV se ce n’est par aucun pou de sacrilege, quar cilz qui est coulpable de sacrilege qui emble aucune chose saincte. Ep se ce n’est par aulcun pou de sacrilege, car cellui est coulpable de sacrilege qui emble aulcune chose saincte. C se ce n’est par aucun peu de sacrilege qui emble aucune chose saincte. NTcDI se ce n’est par aucun pou de sacrilege, c’est a dire qu’il emble aucune chose saincte.

La bonne leçon est celle des manuscrits du groupe a. Dans la traduction de la proposition relative, Jean de Vignay place l’antécédent en tête de la principale, et le relatif juste après le mot sacrilege. Cette construction a une fonction emphatique et permet de bien mettre en relief le pronom cil, placé en tête de proposition et repris par un anaphorique, désignant "le coupable de sacrilège", qui constitue l’enjeu du dialogue. Lorsque le copiste de 5 se retrouve face à un antécédent suivi d’un verbe (cil est coupable), il croit reconnaître une lacune et insère le relatif qui, produisant ainsi une leçon fautive. C fait un saut du même au même sur le mot

sacrilege si bien que, selon sa version, ce mot constitue l’antécédent du relatif et devient ainsi le sujet du verbe embler. De son côté, ExV corrige l’erreur de C en ayant recours à un autre manuscrit dérivé de 5. N insère la locution c’est a dire en produisant une leçon qui apparaît comme une correction de la faute de C, faute qui doit être donc attribuée à +. Ep, finalement, corrige la leçon fautive de Gh en rétablissant la bonne leçon ex ingenio. Selon notre hypothèse, le copiste de ExV a probablement reconnu l’erreur de son modèle C et a eu recours, pour le corriger, à un autre manuscrit de la famille B, qui présente donc tout de même une leçon imparfaite.

46

JEAN DE VIGNAY Le groupe 7

Les manuscrits 7; C, G, Gh et N semblent à première vue dériver directement de l’ancêtre commun 8. Pourtant, la col-

lation des autres tomes du MH montre l’existence d’une autre série disparue, notée y, qui est à l’origine d’une autre série d’erreurs et de variantes transmises à des séries postérieures,

à savoir N et C (pour le I°' tome) et N et G (pour le IF). La collation de la VT n'offre pas de preuves décisives de l’existence de cette série disparue. Nous pouvons néanmoins repérer quelques traces de variantes communes qui rapprochent N et C et qui donc de reconstituer pour notre texte une généalogie similaire à celle du tome I. En raison de la continuité et de la cohérence avec les autres volumes du MA, nous avons donc choisi de tenir compte de l’existence de la série 7 et de l’insérer à l’intérieur de notre stemma co-

dicum, en tant que modèle des séries C et N. À l’intérieur de la VT, le seul lieu variant significatif qui pourrait confirmer l’existence de ce modèle disparu concerne le passage que nous venons de citer à propos du péché de sacrilège, où la leçon de C est manifestement le résultat d’un saut du même au même sur le mot sacrilège. La leçon de N apparaît comme une correction ex ingenio de cette faute qui peut donc être attribuée au copiste de 7, le modèle de C et de N. À côté de ce passage, il existe bien d’autres cas où les manuscrits C et N présentent des erreurs et des variantes communes, mais il s’agit de détails moins importants. Sur la base de notre collation des témoins, nous proposons le stemma codicum suivant :

33L,. Brun, M. Cavagna, art. cit., pp. 401-410.

INTRODUCTION O

1330

œ

1360

| [A]

1380 1400

B

[B] OT

l T

1450

1500

47

Gh

ExP

G



paLx

ea|

Te DI

Choix du manuscrit de base

Le manuscrit de base pour notre édition sera le manuscrit Or, qui est à la fois le témoin le plus ancien et le seul, avec l’extrait ExP, qui se soustrait aux nombreuses variantes et aux erreurs insérées par B. Mis à part le manuscrit T, dont le texte est parsemé d'erreurs et de lacunes, les témoins de la famille G ont également le défaut de rajeunir la langue, non seulement au niveau de la graphie, mais également dans le lexique et dans la syntaxe. Quant aux aspects grammaticaux et morphologiques, f ne semble pas avoir apporté de modification significative dans la mesure où l’état linguistique de Or montre déjà la plupart des traits propres au moyen français. Et pourtant, à la différence des autres témoins plus tardifs, il est encore possible de retrouver, dans notre manuscrit

de base, quelques rares traces de l’ancien système flexionnel (cf. ci-dessous, p. 52).

48

JEAN DE VIGNAY

V. ÉTUDE LINGUISTIQUE Sans empreinte dialectale particulière, la langue du manuscrit Or présente les caractères généraux de la scripta du moyen français commun. Tout au plus peut-on repérer quelques traits propres aux graphies du Nord-Est mais qui, dans la plupart des cas, se sont généralisés au reste de la France. On remarquera en outre une série assez importante d’hésitations graphiques et morphologiques entre les calques linguistiques sur le mot latin et le mot déjà existant en ancien français.

PHONÉTIQUE Vocalisme On note deux cas où la désinence finale féminine -iee, (< yod + -afa), se réduit à -ie : chargie (284), perchies (288). (Gossen $ 8 ; Chaurand, p. 84).

La diphtongue ai, issue du groupe a + yod latin ou roman se réduit à a : aguillons (454, 633) soleileux (755%. 35Les traces de la déclination de l’article indéfini sont rares au XIV® siècle (Marchello- Nizia $ 7.3).

#6 Traduction du mot latin soles (pluriel de sol) face auquel le traducteur se trouve en embarras puisque la déclinaison au pluriel du terme français « soleil » est, bien évidemment, insolite, voire inédite. C’est pourquoi il a recours alors a une solution hybride, qui fond les formes soleilz (avec le maintien du / antéconsonantique) et soleux (avec vocalisation du D).

INTRODUCTION

53

Pronoms

Les pronoms personnels et les démonstratifs pluriels conservent l’opposition CS et CR sous cette forme : i eulz; cil - ceulz. Le pronom personnel masculin il est employé d’une façon systématique pour tous les CS pluriels, indistinctement pour les sujets masculins ou féminins. Le démonstratif pluriel cil est limité aux sujets masculins ; en revanche, on relève un cas où il est

emploié à la place de la forme du CR plur. : a cil qui ne sont bons (677).

Pour les démonstratifs singuliers, l’emploi de celi et cesti est généralisé en tant que pronom et adjectif au CR masculin : Ef si comme il out bien receu celi (Tondale) en sa maison (23); nul ne pouoit celi pont trespasser (189) ; cesti est le greigneur (363) ; entre en cesti tourment (365); successeur a celi Celestin (992) et parfois aussi pour le CS : Ef pour ce celi prestre qui premier passa (422). Au CR, il est concurrencé par celui : Quant l’ame de Tondale ot longuement regardé celui tres horrible monstre (228-9).

Un exemple de pronom féminin au CR2 sous la forme li : elle tire a li arriere (656).

Adjectifs et adverbes Au féminin, on relève greigneur, forme épicène du comparatif organique synthétique (6 occ.) et naturel (45):

Le possessif féminin est fon même devant consonne : en ton memoire (117-8).

La formation de l’adverbe comporte parfois l’extension de la finale -aument : diligeaument (46).

54

JEAN DE VIGNAY

Dans d’autres cas, l’adverbe se présente sous des formes syncopées : mesment (381), forment (178, 283, 739). Le -s marque de pluriel se reflète parfois sur l’adverbe : fu soufferras pous des choses (116-7), ensembles (450, 460, 521).

Verbes

Dans la formation du futur on remarque des métathèses et des inversions lorsque la finale de la forme est du type radical en r + e + r : deliverra (351), enterras (352),

soufferras (5 occ., graphié aussi souferras, 608), soufferront (675, 721), monsterray (118, 609), phénomène fréquent dans le Nord, (Hasenohr $ 154). Prédilection pour les formes réfléchies : je me muur (36, 582); se respira (48), se desapparut (243, 560-1), s’apparut (705), se seoit (386, 433, 1006) au sens de

"était assis", se gist (640) au sens de "gisait". La forme d’infinitif aloir (310) est analogique sur avoir.

SYNTAXE Les constructions syntaxiques sont très souvent calquées sur le modèle latin. Nous avons déjà proposé quelques exemples auxquels on ajoutera les observations suivantes : Présence presque constante, en tête des propositions indépendantes et principales, d’un élément référentiel, comme des adverbes (adont, donques) ou des simples con-

jonctions de coordination (et le plus souvent) qui ont pour seule fonction d’articuler la proposition qu’ils introduisent avec ce qui précède. Trait caractéristique de

INTRODUCTION

83

la syntaxe de proposition du moyen et de l’ancien français (Marchello-Nizia $ 24.1). Certains ablatifs absolus sont conservés :fur mené aus tourmens si que, les paines veues, il loast plus ardamment celi qui l’avoit appellé a sa gloire (423-5).

Emploi anaphorique du relatif : la table de ce pont estoit fichiee de clous tres agus, dont les pointes estoient parans par dessus qui perçoient les plantes de ceulz qui passoient (274-6); grant multitude d’angres volans tournoient qui avoient eles dorees (912-3).

Lorsque deux subordonnées hypothétiques sont coordonnées, le subordonnant n’est pas répété et le verbe de la second phrase est au subjonctif : se un homme avoit cent testes et il eust en chascune teste C langues, sine les pourroit il raconter en nulle maniere (618-20). Prolepse de la finale avec emploi cataphorique de pour ce : Et pour ce les justes qui ne sueffrent pas cestes paines aprés la mort sont menés toutes fois a veoir les, si que quant il ont veu ces tourmens desquiex ils sont delivrés par la grace de Dieu que il soient plus espris en l’amour de Dieu, et en loenge de leur Createur (4116); Et pour ce celi prestre qui premier passa seurement ce pont, si comme tu veis, fut mené aus fourmens, si que les paines veues, il loast plus ardamment celi qui l’avoit appellé a sa gloire (422-5). La même construction est employée pour la subordonnée causale : et pour ce soustendront il ceste paine, car eulz se touillierent en desattrempee luxure (476-8). On note un cas d’inversion entre le sujet et le verbe de la subordonnée après un complément indirect : Et l’angre li dist que aprés ceste paine seroient il mis et menés

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JEAN DE VIGNAY en greigneurs (160-1). C’est une construction rare en moyen français, où l’ordre sujet + verbe est désormais généralisé dans les subordonnés, (sauf dans les propositions à ordre contraint comme les interrogatives indirectes, incises etc. Marchello-Nizia $ 24.1).

L'ordre des pronoms personnels suit de préférence l’ordre compl. direct + compl. indirect : mener en ta main une vache sauvage et rendre la moy toute sainne (301).

On note un cas où le pronom réfléchi précède le verbe régissant qui a une fonction modale : Ef donc se commença l’ame a desesperer (562).

VI. PRINCIPES D’ÉDITION

La supériorité du manuscrit de base sur les autres témoins pourrait justifier le choix de présenter un apparat très sélectif, comprenant seulement les variantes qui appuient le classement des manuscrits présenté ci-dessus. Pourtant, la relative brièveté du texte et le nombre assez restreint des témoins nous font pencher pour un choix plus large, orienté vers des intérêts linguistiques. La tradition cle ce texte s’étale sur une période-clé de l’évolution de la langue française, une évolution qui intéresse à la fois les structures syntaxiques et les éléments lexicaux. À cet égard, les témoins les plus tardifs,

à savoir, ExP et Tc (avec sa copie DI), appartenant aux deux branches de la tradition manuscrite, présentent un intérêt particulier dans la mesure où ils témoignent d’un fort renouvellement linguistique. C’est pour une telle raison que nous avons choisi de comprendre dans l’apparat les variantes du manuscrit Tc, daté de

INTRODUCTION

57

1494, en dépit du fait qu’il s’agit d’un descriptus (copié de N) et donc qu’il n’est pas utile pour l’établissement du texte original. En revanche, nous avons exclu les variantes des manuscrits Ep, ExV et DI, puisque leurs leçons correspondent entièrement à celles de leurs modèles respectifs. Nous avons donc choisi de présenter toutes les variantes textuelles qui ont un intérêt linguistique, selon les critères suivants : Variantes graphiques

- Les différentes graphies d’un même mot seront signalées seulement dans les rares cas où elles témoignent de quelques faits phonétiques propres au copiste de notre manuscrit de base, comme

la métathèse ou la réduction de cer-

tains groupes consonantiques : poupre (875) pour pourpre (autres) ; ogres (877, 878) pour orgues (autres) ; cf. aussi les graphies yvire (773) et ivire (925) pour yvoire / ivoire (autres) ; l’emploi du graphème c pour exprimer le son de la sifflante [s] : c’estendoit (572) pour s’estendoit (autres).

Variantes morphologiques ef lexicales - Emploi de différentes formes de substantifs et d’adjectifs, qui témoignent souvent d’une évolution morphologique à l’intérieur du même paradigme : disiesme (43) > deime (C); couverteur (147) > couvercle (ExP,0) ; espoisse (147) > espesseur (TCTc) > espoisseté (Gh) ;noif (6 occ.) > nege (ExPNTc) ; avers (234) > avaricieux (ExPTc) ; lé (188, 272) > large (Tc) ; espart (652-3) > esparpille (Tc) ; retournement (1011) > retour (CGGh) ; resplani (707) > rempli (ExPNTc). - Substitution d’un mot par un synonyme qui reflète souvent un état linguistique plus moderne : chief (5 occ.) > teste

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JEAN DE VIGNAY

(ExP) ; chetives (527) > povres (ExP); vilain (649) > paysant (NTc); ferir (660) > frapper (ExP) ;demeurer (597) > atandre (Tc); (re)maindre (243-4, 405, 1027) > demeurer (TcExp) ; ou qui relève du critère de la lectio facilior : sains (40) > cloches (G); erre (322) > voyage (ExP); condicion (650-1) > maniere (ExP); mentevoir (1051) > mettre (8) ; avec une attention particulière pour les passages où le choix des synonymes donne lieu à des diffractions, tant pour les verbes : mujir (311) > crier (C) > braire (ExP); que pour les adjectifs : isnel (333) > legier (ExP) > hastif (Tc) ; besoigneus (403) > souffreteux (ExP) > indigens (Tc); que pour les substantifs : voult (247) > viaire (ExP) > visaige (Tc); hains (455) > havés ou ains (C) > amechons (ExP) > crogs (Tc); conchieure (816) > ordure (ExP) > soulleure (Tc); rains (922) > rameaulz (ExP) > branches (NTc).

- Évolutions dans la formation des verbes et dans leur conjugaison : mujoient (311) > mugissoient (Tc).

- Évolution de certaines expressions verbales qui cèdent la place à des verbes ou à d’autres expressions de caractère plus synthétique : estre en estant (315) > estre debout (ExP); touiller (...) du sanc (326) > ensanglanter (ExP); faire tousjours (+ C.O.D.) (661) > renouveler (Tc); et, inversement, la disparition de certains verbes au profit d’une locution : gracier (393) > rendre grace (Tc).

- Apparition de certains adjectifs synthétiques : non estaignable (80, 217) > inextinguible (Tc) ; non comparable (220)

> incomparable (Tc).

- Disparition des comparatifs organiques : greigneur (OrGGhC) > plus grand (ExPNTc mais aussi T). - Variantes dans l’emploi des adjectifs et adverbes seulement là où elles représentent un intérêt pour l’établissement

INTRODUCTION

59

du texte et pour l’étude des rapports entre les manuscrits : qui premier passa (422) > qui premierement passa (B); il ne te verront mie (612-3) > il ne te verront mie point (ExP) > il ne te verront pas (B). Dans quelques cas, nous signalons également les variantes dans les constructions prépositionnelles de certains compléments : avoit entour lui (636) > avoit avec li (8); souffloient a leur soufflés (511) > souffloient de leur

soufflets (Tc). Variantes syntaxiques

- Les principales transformations syntaxiques concernent l’emploi des pronoms relatifs et sont apportées par les manuscrits les plus tardifs, en particulier N et Tc : Vez cy celli a qui conseil et a qui volenté tu obeissoiez (114) > Veez cy cellui au conseil et a la voulenté duquel tu obeissoies (Tc); il virent un mur qui ne resembloit estre rien a ces autres de hauteur de beauté (937-8) > il virent ung mur auquel les deux autres ne sembloient estre rien de beauté (Tc). - D’autres variantes concernent l’emploi des pronoms personnels : rendre la moy (301) > la me rendre (NTo). - Variantes dans le mode et dans la forme des subordonnées : ef si ne sot par quele ordenance (385) > sans savoir par quelle ordennance (Tc); et souspira et ne dist nulle chose, et vit les clers qui estoient entour, et prist le corps Nostre Seigneur (1037-8) > et souspira et ne dist nulle chose, et prinst le corps Nostre Seigneur presens les clers qui estoient entour lui (N) > et souspira sans mot dire et print le corps Nostre Seigneur en la presence des clers qui estoient entour lui (Te). En revanche, nous avons choisi de ne pas signaler les variantes purement graphiques, liées exclusivement à la scripta du copiste : avec (OrTNExP) > avecques (GhGCTc); toutes

60

JEAN DE VIGNAY

foiz > touteffois ; les variations dans les emplois des adverbes et des expressions adverbiales : adoncques / adonc / et donc / et doncques (mis à part le cas cité concernant l’emploi des adverbes négatifs) ; les inversions des termes à l’intérieur des propositions ; plus toute une série de variantes morphologiques et syntaxiques mineures, comme les variantes liées à l’opposition des pronoms toniques ou atones. Apparat critique L’apparat critique, situé en bas de page, se compose d’un étage supérieur comprenant les leçons rejetées et d’un étage inférieur présentant les variantes des manuscrits collationnés. Les notes critiques seront placées à la fin du texte, également avec un système de renvois à la ligne. Dans le double apparat en bas de page, l’unité critique se compose de deux parties, séparées par des crochets droits fermants ]. Le premier élément de l’unité critique (lemme), situé à gauche du cro-

chet, sert pour repérage et reprend toujours le texte critique de notre édition, celui de la pleine page. Dans le premier étage de l’apparat, la leçon du manuscrit de base qui a été rejetée est donc située après le crochet. Le sigle entre parenthèses qui suit signale le ou les témoin(s) qui ont servi à effectuer la correction. Dans la plupart des cas, les corrections apportées au manuscrit de base intéressent des erreurs mécaniques de transcription, souvent des omissions ; dans les cas plus complexes ou douteux, la correction fait toujours l’objet d’une explication dans les notes critiques. Lorsque nous sommes obligé d’apporter une correction d’après un manuscrit de la famille 5, nous privilégions le manuscrit C, puisque sa graphie présente des traits assez proches de notre manuscrit de base.

INTRODUCTION

61

Quant à l’apparat de la varia lectio, le lemme coïncide

également avec le texte critique. Après le crochet, nous signalons les variantes choisies selon les critères que nous venons d'expliquer, suivies du sigle des manuscrits (lettres latines) ou des familles des manuscrits (lettres grecques) correspondant. Un point et virgule sépare les différentes leçons d’une même lieu variant. Voici un exemple de leçon corrigée grâce aux témoins de la famille G :

Texte : Apparat (1): Apparat (ID) :

16 17 17 17

il donnoit jongleurs jongleurs jongleurs

aus menestreux et a ce que il avoit ] joueurs (8) ] soneurs ExP

Apparat I : notre manuscrit de base Or présente la leçon joueurs, qui a été rejetée et corrigée en jongleurs d’après tous les manuscrits de la famille G (le sigle est signalé entre parenthèses), la graphie jongleurs correspond au texte du manuscrit C. Une telle correction fera également l’objet d’une note critique. Apparat IT : le manuscrit ExP (de la famille o) propose la leçon soneurs, visiblement engendrée à partir de la variante joueurs (qui sera donc attribuée à l’ancêtre de la famille o) : le scribe de Exp a confondu le j initial avec un s long. Dans quelques cas, nous signalons la nature de l’erreur commise, notamment lorsqu'il s’agit d’un saut du même au même (signalé en italique entre parenthèses). Les autres lacunes sont signalées entre crochets : . Dans quelques cas, nous signalons aussi les termes exponctués ou corrigés, ex : >amede dyab< (mor

en celle multitude d’ames, et emple toutes

ses mains] om. T (saut du même au même) 649 vilain] paysant NTc 650-651 condicion] maniere ExP 651-652 ou par piés ou par mains ou par teste] par mains ou par costez Gh 652-653 espart] esparpille Te 655 quant] om.ExP 660 maleuré] merveilleuse Te 660 ferant] frappant ExP 661 faisant tousjours ] renouvelant Te

LA VISION DE TONDALE

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Et donc dist l’angre a celle ame :-« Cesti est Lucifer, le commencement des creatures de Dieu, et estoit tourné 665

et demené es delices de paradis. S’il estoit deslié, il troubleroit ciel et terre, et tout jusques aux liex d’enfer ! Et ceulz qui sont avec li sont en partie angres de tenebres, et en partie filz d’Adam qui sont ja jugiés, et attendent encore moult d’autres qui ont renoié Dieu ou ont faites

670

euvres de ceulz qui l’ont renoié; et souffrirent avant les

675

autrés meneurs tourmens que tu as veus, et ont esté puis amenés a ceulz que tu vois. Et nul qui soit une seule foiz entré en cest tourment n’en peut jamés issir. Et yci sont les prelas et les mauvaiz princes, desquiex il est escript : ’Les poissans soufferront tourmens poissamment’ ». Et donc dist l’ame a l’ange : « Pourquoy est posté donnee a cil qui ne sont bons ? » Et l’angre respondit : « Ou les coulpes de subjects requierent qu’il n’aient pas bons gouverneurs, ou il est ordené [195d] que les bons

680

685

pourvoient miex a leurs ames. Cesti maleuré prince de tenebres est ainsi appellé non pas pour la puissance qu’il ait, maiz pour ce que il tient la seigneurie en tenebres. Toutes les autres paines, ja soit ce qu’il soient tres grans, sont reputees pour nulles au regart de ceste ». Et donc dist l’ame : « Certes c’est voir, car veoir maintenant ce lieu tant seulement me trouble plus, et la pueur

me grieve plus a soustenir, que a soufrir tout ce que je soufroie avant ;pourquoi je vous requier, se il peut estre fait, que vous m'’ostés tantost de ci, et ne me lessiés ci 664 estoit] est(autres) respondit] om. (ExP)

665 de paradis] om. (autres)

667 avec li] devant lui NTc

667-668

tie] om. NTc (saut du même au même)

677 Etl’angre respondit] om. 8

677 Etl’angre

angres de tenebres, et en par-

670 avant] avant que C

679 bons] om. TNTc

JEAN DE VIGNAY

94

695

estre plus tourmentee. Je voy ci moult de mes cogneus et compaignons que je cognois, et avoie grant joie d’avoir les compaignons au siecle, desquex je doubte moult ici la compaignie ; et je sçay pour certain que se la devine grace et misericorde ne fust, j’ay deservi a souffrir ausi bien ces tourmens comme ceulz ont ».

700

retourne en ton repos, quar Nostre Seigneur t’a bien fait, quar tu ne les soufferras pas ; jamaïz, se tu ne le desers, tu verras ces choses, quar jusques ci as tu veu la chartre des anemis de Dieu, et aprés ce tu verras la gloire des amis de

690

Et donc li dist l’angre : « Vien, beneuree ame, et te

Dieu ». 11. Du moien estat des bons et des mauvaiz

705

L’ame convertie sivoit l’angre qui aloit devant, et il ne furent gueres long que celle pueur se departi, et les tenebres furent destruites, et la lumiere s’apparut. Et ainsi paour s’enfoui et seurté revint, tristresce fu ostee et l’ame fu resplanie de liesce et de joie, si que elle merveilla tantost, et dist : « Ha, sire, comment je sui si tost merveillé ! » « Tu seras beneoite, ne t’en doubte pas : c’est la mer-

710

veille de la destre du Souverain. Maiz nous devons re699 ces choses]

ses choses (autres)

691-692 que je cognois, et avoie grant joie d’avoir les compaignons] om. ExP (saut du même au même)

696-697

te retourne en ton repos,

quar Nostre Seigneur t’a bien fait] t’en retourne en ton cors, Dieu t’a bien fait NTc 700-701 des amis de Dieu] des amés de Dieu CN ; de ses amis Te 703 qui aloit devant] om. T 706 paour s’enfoui] la paour s’enfoui C ; pueur se desapparut ExP 706 revint] remaint N'; demoura Te 707 resplanie] remplie EXPNTc 707-708 merveilla tantost] se merveilla C ; se merveilla si tost TGGhN ; merveilla incontinent Te 708 comment je sui si tost merveillé] comment sui je tost muee ExP ; comment je sui si tost merveillé de la destre du soudain (saut du même au même) NTc

LA VISION DE TONDALE

95

tour[196a]ner par autre voie en nostre païs. Beneis donc

Nostre Seigneur, et me suy ». Et donc alerent et virent un mur moult hault; et de 715

celle partie dont il venoient estoit grant multitude d’ommes et de fames qui estoient au vent et a la pluie, et estoient moult tristres et soustenoient faim et soif, et toutes-

foiz avoient il lumiere et ne sentoient point de pueur. Et donc dist l’angre : « Certes, ceulz ci furent mauvais, maiz 720

725

non pas moult, il vesquirent honestement, maiz il ne donnerent pas de leurs biens temporeux aus povres et pour ce soufferront il par aucuns ans le vent et la pluie, et faim et soif ; maiz aprés il seront menés a bon repos ». Et donc alerent un pou et vindrent a une porte qui s’ouvri de son gré, et quant il furent entrés il virent un beau champ plain de fleurs odorans, cler et assés delictable, ouquel moult d’ames estoient qui s’esjoissoient, et estoient tant d’ommes comme de femmes. Et la ne fu onques nuit, ne soleil n’y coucha; et la est une fontaine

730

d’eaue vive. Et donc dist l’angre : « Cy habitent ceulz qui furent bons, et non pas moult, qui ont esté ostés des tourmens, maïiz il ne deservirent onques estre en la com-

paignie des sains. Et ceste fontaine est appellee fontaine de vie, et quiconques en aura gousté il n’aura jamés soif, et vivra en pardurableté ». 720 pas de leurs biens] des biens (5) 709 beneoite] honneureeC 717 sentoient] soustenoient T 720 pas de leurs biens] des biens ExP 720 pour ce] par ainsi NTc 723 alerent] cheminerent Tc 724 s’ouvri] se ouvroit ExP 724 en-trés] ens 7 726 estoient qui] om. NTc 726-727 et estoient] om. G

730 bons] mout T 730-731 qui ont esté ostés des tourmens] qui ont estés des tourmens T ; qui estés des tourmens N; qui estoient es tourmens Tc; ilz ont esté preservez des tormens ExP

96

735

740

JEAN DE VIGNAY Et donc alerent un pou oultre et virent aucuns laïs,

entre lesquelz Concober et Donat, qui avoent esté roys. Et quant l’ame les out veus, elle dist a l’angre : « Sire, qu'est ceci ? Ces II hommes estoient trop crueulz en leur vie, et estoient forment anemis l’un a l’autre; par quel merite sont il yci venus ? ». L’angre respondi : « Il se repentirent de ceste anemisitié avant la mort : Concober langui longuement et fist veu que, [196b)] s’il eust vescu, il eust esté moine ; et Do-

745

nat fu lié en liens par pluseurs ans, et donna quant que il avoit aus povres, et pour ce la droiture de li parmaint ou siecle des siecles. Et tu raconteras a ceulz qui vivent toutes ces choses ». 12. De l’estat Cormar le roy

750

Si comme il furent alés oultre un petit, il virent une maison merveilleusement aournee, de laquele les parois et toute la fasçon estoient d’or et d’argent et de toutes manieres de pierres precieuses ; maiz la n’avoit huis ne fenestre, et toutesfoiz y entroit qui y vouloit entrer. Et si estoit dedens si resplendissant comme soleil, et comme

755

se pluseur soleïleux y resplendissent. Elle estoit tres large 738 trop] om. (autres) 743 il eust esté moine] qu’il eust esté moine (ExP) 753 y entroit qui y vouloit] entroient qui y vouloient (autres)

735 laïs] laïs que Tondale avoir congnus au monde ExP 736 Donat] Donat estoient TG 738 ceci] ycy ExP 740 yci venus ?] avenus? N 741-742 se repentirent de ceste anemisitié] se repentirent de ceste misere et mauvaistié C ; se partirent de ceste mauvaistié Gh; se repentirent de ceste inammistié NTc 743 il eust esté moine] il eust esté fait moine G 744-745 quant que il avoit] tout ce qu’il avoit ExP

745 parmaint] demoura ExP 748 De l’estat Cormar le roy] De l’estomac Cormar le roy T ; De l’estat de Cormar roy ExPGh; De l’estat du roy Cormar Te 751 et toute la fasçon] om. NTc

LA VISION DE TONDALE

97

et toute ronde, et si n’y avoit nulle colompne, et toute la

garderobe estoit aournee d’or et de pierres precieuses. Et donc l’ame de Tondale resgarda environ et vit un siege d’or a pierres precieuses, aourné de soie et de tous aour760

765

770

775

nemens, et vit seoir dedens le roi Cormar vestu de mer-

veilleus et precieus vestemens, qui estoient seurmontans tout pris terrien. Et si comme elle estoit illec merveilleuse, pluseurs vindrent en celle maison et offroient dons au roy, chascun a grant joie. Et quant l’ame de Tondale out esté longuement la devant son seigneur le roi Cormar - quar il estoit son seigneur ou siecle - il vindrent la moult de roys, de prestres et de dyacres qui estoient vestus sollempnelment, aussi comme a la messe chanter, a chasubles de soie et autres ornemens moult precieus. Et la maison estoit aornee de ça et de la de merveilleus et precieus aornemens royal. Et metoient henaps et galices d’or et d’argent, et boistes d’yvire sus dreçoeurs et sus tables ; et ainsi celle [196c] maison estoit aornee comme, s’il ne fust nulle greigneur gloire ou regne de Dieu, si peust ceste souffire. Et tous ceulz qui entroient, venoient devant le roy et s’agenoilloient, et disoient : « Pour ce que tu as mengié le labour de tes mains tu es benoit, et il te sera bien ! » 755 resplendissent] resplendisississent (autres)

765 quant] om. (au-

tres)

756 nulle colompne] nul trefz de boys ne de coullonnes ExP 763 merveilleuse ] toute merveilleuse G ; se esmerveillant ExP 766-767 quar il estoit son seigneur ou siecle | quant il estoit son seigneur ou siecle N;

quant il vivoit au siecle Te 772-773 galices] om. T 773 d’yvire] d’yvoire ExPB 775 greigneur gloire] plus grant chose ExP 775 ou regne de Dieu] au royaume de Dieu ExP ;om. B

noient] venoient et entroient dedens C ; venoient Gh

776 entroient, ve-

JEAN DE VIGNAY

98

780

Et donc dist l’ame de Tondale a l’angre : « Sire, je

785

me merveille de tant de serjans, quar entre tous eulz je ne cognois un de sa mesnie ! » Et a ce respondi l’angre : « Ce ne sont pas ceulz de sa mesnie, maiz sont les povres Jhesu Christ et les pelerins a qui le roy donnoit ses biens, et pour ce li est il guerredonné par les mains d’iceulz en pardurable louier ». Et donc dist l’ame : « Sire, mon sei-

790

795

800

gneur a il souffert nul tourment aprés la mort ? » Et il dist : « Il en a souffert, et encore seufre chascun jour et soufferra encore. Atent donc un pou et tu verras ». Et quant il orent un peu atendu, la maison enoscurci toute, et tantost tous ceulz qui y habitoient furent agraventés, et le roy issi hors pleurant. Et si comme l’ame de Tondale le suyoit, il vit tous ceulz que il avoit veus dedens les mains estendues au ciel et prians tres devotement Nostre Seigneur, et disans : « Sire, Dieu tout puissant, si - comme tu sces et veulz, aies pitié de li ! »

Et donc vit le roy ou feu jusques au nombril, et par desus le nombril il avoit vestu une haïre. Et donc dist l’angre : « Il seuffre chascun jour ceste paine par III heures, et repose XXI heures ; et c’est pour ce que il corrompi son loyal mariage : et pour ce seuffre il le feu jusques au nombril ;et porte celle haire pour ce que il commenda a occirre un conte jouste saint Patrice, et si trespassa son 800 repose XXI heures] repose XXI >jour< (barré en rouge) heure

(ExPGGh7) 781 entre tous eulz] en trestous eulz C 782 un] nulB&

sont pas ceulz] Cilz ne sont pas NTc C

786-787

787-788 il dist] l'ame dist T 788 encore]

783 Cene

mon seigneur] om. om. Ntc

789 Atent

donc un pou et tu verras] Atendez.. et vous verrez ExP 791-792 agraventés] gettez hors T 793 le suyoit] s’esmerveilloit C 793794 dedens] om. T ; en la maison GGRNTc 795 Nostre Seigneur] om.T 800 repose XXI heures] est en repos XXI heure T

LA VISION DE TONDALE

805

99

serement, et tous ses mesfais li sont pardonnés exceptés ces II. Maïz alons nous en ». 13. De la vision de la gloire des saints Et quant il furent un pou alés oultre, il virent un mur moult [196d] hault et moult cler, et tout d’argent res-

plendissant et moult noble, et si n’y apparoit nulle porte. 810

L’ame de Tondale ne sout comment

elle entra dedens,

et donc regarda entour soi, et vit compaignies de sains esjoissans et disans : « Gloire soit a toy, Dieu le Pere! Gloire soit a toy, Dieu le Filz ! Gloire soit a toy, Dieu le

Saint Esperit ! » 815

Et la estoient hommes et fames vestus de blans vestemens et de precieus, sanz conchieure et sanz fronce,

et estoient joieus et sains, et se esjoissoient tousjours et looient la sainte Trinité. Et la blancheur de leur vestemens si comme noif freiche qui est ferue du rai du soleil, et leur 820

voix s’acordoient ausi comme

une melodie de musique,

et rendoient doulz sons. Clarté, joie, delis, beauté, honesté, santé, halegresté, pardurableté et acort estoient en tous egalement, et charité 825

ausi. Et l’odeur de ce champ ou il estoient seurmontoit tous aromates et toutes precieuses odeurs.

804 tous ses mesfais] ces mesfais (autres) 806 De la vision de la gloire des saints] Encore de ce meisme (autres). 813 Dieu] om. (autres) 819 noif freiche] noif blanche (TCGGh)

803 jouste] de costé ExP

803-804 son serement] son commande-

ment 807 oultre] avant TGh; loing NTc 816 conchieure] ordure ExP; soulleure Tec 819 si comme] estoit si comme ExPNTc

819 noif freiche] neige fresche ExPNTc 822 halegresté] alegresse GhNTc; legierté ExP 824 champ] chant ExP

100

830

835

JEAN DE VIGNAY Et donc dist l’angre a l’ame de Tondale : « Ci sont les joies des mariés qui garderent la foy de leur mariage, et gouvernerent bien a droit leur mesnie et la crainte de Dieu, et donnerent leur biens aus povres et aus eglises de Jhesu Christ, qui atendent a oïr le jugement : ’Venés les beneois de mon Pere, recevés le regne qui vous est appareillié dés le commencement du monde, etc. ». Et donc deprioit l’ame a l’angre moult de fois que elle remasist illec, maïiz il ne li ottroya pas. Et donc, aprés ce, il s’en alerent, et leur estoit avis que il ne traveilloient point en alant, et quelconques part qu’il aloient, l’en leur venoit a l’encontre les chiefs enclins, a

840

liés faces, a grant joie, et saluoit l’en celle ame par son propre nom, et glorefioient Dieu qui l’avoit delivree et disoient : « Loenge soit a toy, Sire, Roy de gloire, qui ne veulz pas la mort [197a] du pecheur, mais veulz que il se convertisse et vive ; qui selonc ta grant misericorde as soustraite ceste ame des tourmens d’enfer, et l’as daignee

845

850

acompaignier en la compaignie de tes sains ». Et si comme il ourent trespassé pluseurs compaignies, il virent un autre mur ausi hault comme le premier, et estoit fait de tres pur or et de tres cler, si que celle ame se delictoit plus en la seule resplendeur de ce mur que en tout ce que elle avoit veu avant. Et quant il furent entrés dedens ensemble, aussi comme ou premier, il virent

pluseurs sieges aornés d’or et de gemmes et de toutes 827 la foy de leur mariage] foy a leur mariage T; leur foy a leur mariage GGh ; leur foy et leur mariage NTc 830 a oïr] avoir NTc

831 le regne] la gloireT 832 etc] om. ExPT 833 remasist] demourast ExPC 836 quelconques part] en quelque part Te 837838 a liés faces ] a joyeuse face ExP; a joieuse chere Tc 840 Roy] om. G 841 veulz] om. ExP 844 en la compaignie de tes sains] avec tes sains ExP

LA VISION DE TONDALE

101

pierres precieuses, et couvers de tres precieus aornemens,

esquelz anciens hommes seoient et anciennes fames, vestus de soie et de blanches estoles et de tous divers aorne855

mens, si que il n’avoit onques veus tielz, ne il ne peust avoir pensé quelz il estoient ; et la face de chascun estoit resplendissant comme soleil luisant a midi, et avoient les

cheveux semblables a or, et avoient couronnes d’or aornees de la meisme maniere des vestemens. 860

Et avoit devant eulz letrins d’or esquelz il avoit livres escrips de letres d’or, et chantoient a Nostre Sei-

865

gneur Alleluya avec nouvel chant et si doulce melodie que elle oublia tout ce que elle avoit veu; et ausi l’oublieroient toutes celles ames qui l’aroient oÿ une fois. Et donc dist l’angre a l’ame de Tondale : « Ceulz ci sont les sains qui livrerent leurs corps a mort pour le testement de Dieu, et laverent leurs estoles ou sanc de l’aignel: et si sont les contenens qui vindrent de la vie seculiere

870

au servise de Dieu, et qui tormenterent eulz meismes, et vesquirent sobrement, debonnairement, droiturierement, entre les vices et les convoitises du monde ».

14. Encore de ce meisme

875

Et si comme l’ame resgardoit curieusement [197b] entour soy, elle vit ausi comme un chastel et pluseurs pavillons de poupre et de bis, d’or et d’argent et de soie, 874 entour soy] entour soy entour soy (répété deux fois) vit] et vit (ExPGh)

874 elle

851-852 de gemmes et de toutes pierres precieuses] de toutes” manieres de pp ExPTy 852 couvers] aornez Gh 853 anciennes] aucunes # 855 si que il n’avoit onques veus tielz] ce qu’il n’avoit onques veu telz N ; ce qu’ilz n’avoient onques veu Te 860 letrins ] les crins NTc 862 doulce melodie] doulzNTc 863-864 l’oublieroient] oublierent NTc 868 contenens] cultiveurs ExP 872 Encore de ce meisme] om. ExP

JEAN DE VIGNAY

102

faiz par merveilleuse diversité, esquelz il avoit cordes et

880

ogres, et campanes et harpes chantans avec les cymbales et les ogres; et estoient tres souefs plus que toutes les autres manieres de musiques qui porroient chanter ; lesquelz il oÿ chanter et demanda que c’estoit. Et l’angre li dist : « C’est le repos des moines, des convers, des chanoines, des nonaïns qui tindrent obedien-

885

ce joieusement et devotement, et aiment miex et se esjoissent plus a estre subjects que prelas ; qui delessierent leur propre volenté et obeissent a l’estrange ; qui, tant comme

il sont en corps mortel, si sentent 1l les choses

celestielz ; qui refraignent leur langues, et non pas tant seulement de mal dire, maiz aucune foiz de bien, pour

l’amour de tesibilté ». Donc dist l’ame de Tondale : « Sire, 890

895

se il te plest, je veuil aler plus pres et veoir ceulz qui sont dedens ». Et il dist : « II me plest que tu les voies et oies, maiz tu n’entreras pas a eulz, quar il usent de la presence de la sainte Trinité, et qui entrera une foiz a eulz il oubliera toutes autres choses, et ne sera jamés desjoint de la compaignie de ces sains s’il n’est vierge, si que il ait deservi a estre mis en la compaignie des angres ». Et donc alerent plus pres et virent ames d’ommes et de fames que resplendeur et oudeur delictoient, et resem878-879 souefs plus que toutes les autres manieres ] sonnés que toutes les autres manieres (autres)

894 ne sera] n’en sera (ExPTG)

874 elle vit] et vit TCG; si vit NTc 875 poupre] pourpre ExTB 877 ogres] orgues ExP5 877 campanes et harpes chantans] campanes, harpes et chantans C ; tympans et herpes chantans Te 881 Et l’angre li dist : « C’est le repos] auquel il fu dit que c’estoit le repos C ; et il dist que c’estoit le repos TGGhNTc 884 delessierent] delaissent Gh 889 tesibilté] paisibleté ExP 892 n’entreras pas] n’entreras pas dedens G

894 ne sera] n’en sera Gh

897 alerent]

se trerent Tc

LA VISION DE TONDALE

900

905

103

bloient aus angres. Et le tres souef son seurmontoit toute la gloire que il avoient avant veue, et tous les instrumens sonnoient sanz estre touchiés de nul. Maiz les voiz de ces esperis seurmontoient toute celle doulceur, et nul n’estoit traveillié de souhaucier sa vois, ne n’estoit point veus mouvoir les levres, et n’avoient cure de lever leur mains aus instrumens de musique, et si rendoient il doulz sons

au plaisir de chascun. Et le firmament [197c] qui estoit sus leur testes res-

plendissoit moult, et y pendoient chaiennes de tres pur or, entremellees de vergetes d’argent tres beles, et estoient 910

tissues par diverse euvre. Et a ces chaiennes pendoient henaps, et fioles, et sonnettes, et cymbales, et lis, et esperes

915

petites d’or, entre lesqueles grant multitude d’angres volans tournoient, qui avoient eles dorees ; et en voletant legierement entre les chaiennes rendoient son tres doulz et tres souef a ceulz qui l’oient. Et si comme l’ame de Tondale, qui avoit tres grant delit, vouloit illec demourer, l’angre li dist : « Resgarde ! » Et en resgardant elle vit un arbre tres grant et tres lé, les

920

branches tres vertes, plain de fleurs et tres habondant de toutes manieres de fruis et de blés, et avoit dedens oisiaus de moult diverses couleurs et chantans et orguenans par diverses manieres de voiz. Et souz les rains de cel arbre nessoient herbes de toutes manieres d’espices portans oudeur, et desouz cel meisme arbre estoient hommes

925

et femmes en celles d’or et d’ivire loanz et beneissans 898-899 resembloient] resplandissoient etr N 899 souef] doulz5 903 souhaucier] soi haulcierC 904 lever] mouvoir T 907 sus] au dessus de NTe

908 chaiennes]

chaiennetes TGh

910 tissues] si-

tuees NTc 911 esperes] espeesC 918 lé] large Tc 920 etdeblés] om.ExP 922 rains] rameaulz ExP ; branches NTc 923 d’espices]

d’especes Gh Te

925 en celles] en chambres ExP ;etselles N ;en sieges

104

JEAN DE VIGNAY Dieu pour tous ses biensfaiz et ses dons. Et chascun avoit couronne d’or en sa teste aornee merveilleusement, et un ceptre en sa main, et estoient vestus de ceulz vestemens

930

935

comme les moines qu’il avoit veus. Et donc dist l’angre a l’ame de Tondale : « Cest arbre est signe de sainte Eglise, et ceulz qui sont desous sont ceulz qui font et deffendent les eglises ; et pour les benefices que il ont fais aus saintes esglises il sont en ceste confraternité, quar par l’esmouvement des clers il lessierent l’abit seculier et vesquirent religieusement ». 15. Encore de ce meisme

Et quant il furent alés oultre, il virent un mur qui ne resembloit estre rien a ces autres de hauteur, de beauté, ne 940

de resplendeur, quar il [197d] estoit de toutes manieres de pierres precieuses, coulouré de diverses couleurs, et entreposé de divers metaux ; et estoit avis que il estoit fait d’or pour cyment. Et les pierres estoient cristal, et crisolites, et bericles, jaspes, jacinctes, et esmeraudes, saphirs, oniches, thopasses, et sardoiïnes, crisopates, et amathistes,

945

et guernas. Et de ces choses et de semblabes resplendissoit le mur, et atraioit moult a soi les pensees des regar-

dans. 925 loanz et beneissans ] tousjours loans et adorans C ; sans et beneissans Gh

ment TTe

928 de ceulz vestemens]

de ses vestemens N ; de telz veste-

930 l’angre a l’ame de Tondale] l’ame a l’ame G ; l’ame

de Tondale NTe 931-932 qui sont desous sont ceulz] om. Gh (saut du même au même) 932 font et deffendent les eglises] font deffendre et deffendent les eglises NTc 934 l’esmouvement] les movemens N ; l’esmonicions Tec 937-938 qui ne resembloit estre rien a ces autres ] qui ne resembloit estre rien a ces deux autres N ; auquel les deux autres ne sembloient estre rien Tc 939 estoit] fait de toutes manieres ExPTNTe

944 oniches] om. NTc

guernas, et guernas C (mot répété) gardans ] om. Te

945 et guernas]

et

945-947 Et de ces choses … re-

LA VISION DE TONDALE

950

955

960

105

Et donc alerent plus pres pour veoir le mur ; et sanz doubte c’est ce que onques oeil ne vit ne oreille n’oÿ, ne il ne monta onques en cuer d’omme ce que Dieu a appareillié a ceulz qui l’aiment. Et il virent illec IX ordres d’angres et de benoïs esperis entremellés avec les angres ; et la oïrent paroles qui ne sont pas racontables, que homme ne puet ne ne doit dire. Et l’angre dist a l’ame de Tondale : « Escoute, fille, et voies, et encline ton oreille,

et oublie ta puissance et la maison ton pere, quar le Roy a convetié la beauté de toy. Et veci comme il apparoist ; quel delit, quele joie, quele dignité, quele haultesce c’est que d’estre avec les compaignies des sains angres, et de tous autres sains, et sentir Cil qui est pain des angres et vie de tous estre piteux et debonnaire ». Du lieu ou il estoient seurmontoit toute joie, et non

pas tant seulement celle que il avoient veue par devant, 965

et si veoient les devans dis tourmens ; et encore, ce qui estoit plus a merveillier, toute la rondesce du monde et des terres il veoient ausi comme sous un rai de soleil, si

comme il est escript : ’Il regardent la terre de long’. Quar nul ne peut aombrer la veue de la creature a laquele il est une fois otroié a veoir le Createur de toutes choses. Et 970

c’est en merveilleuse maniere, tant comme il s’estassent

ou meisme [198a] lieu ouquel il s’estoient premierement, sanz soi tourner en nulle partie. 949 c’est ce que onques oeil] c’est oeil (ExP) fille, et voies ] Escoute ci et voies (ExPTC)

949 c’est ce que onques oeil] c’est que oeil 5 fille, et voies] Escoute fille etoyes GGhNTc

955 Escoute,

969 fois] voiz (autres)

955 Escoute,

957 la beauté detoy] la

beauté de ta maison T (Ze mot toy est ajouté à la marge) 967 regardent] regarderent ExP 970 il s’estassent] il s’estendent NTc

106

JEAN DE VIGNAY

Il veoient de cel meisme lieu tous ceulz qui estoient devant et desriere. Et vraie veue ne leur estoit pas tant 975

seulement donnee, maiz leur estoit donnee science de tou-

tes choses que il n’avoient pas acoustumees, si que illec il n’avoient plus nul mestier de demander aucune chose, maïiz l’ame de Tondale savoit la tout apertement, et pouoit

entrer ou que elle vouloit. 980

985

16. Des quatre evesques que il congnut illec Et si comme l’ame de Tondale estoit illec, saint Ruadal s’aparut a li a grant liesce, et le salua et embraça. Et li dist le confesseur : « Des entrailles de pure charité, Nostre Seigneur gart ton entree et ton issue dés ore et jusques ou siecle pardurable ! Je suis Ruadal, ton patron, auquel tu dois par droit ta sepulture ». Et quant il out ce dit il s’esta, et ne dist riens plus. Et dont Tondale resgarda, et vit saint Patrice d’Illande,

990

995

qui fu appostre aus Irois, avec grant compaignie d’evesques, entre lesquiex il en vit III que il cognoissoit : ce fu Celestin qui fu archevesque de Ardmache, et Malachiel qui estoit successeur a celi Celestin et vint a Romme ou temps de pape Innocent, et fu ordené legat et archevesque et envoié a iceulz, et donnoit et departoit aus povres tout ce que il avoit. 974 devantet desriere] desriere (autres)

981-982

Ruadal] Eua-

dal (8) 978 tout apertement] tout apertement et entierement tout ce qu’elle vouloit ExP 980 queil] que l’ame Tondalle ExP 981-982 Ruadal] Ruadal confesseur ExP 982-983 li dist le confesseur : « Des entrailles] li dist : « Confesse des entrailles T ; li dist : « Confesseur des entrailles GhNTc 986 s’esta] demoura ExP ; cessaC : se tint en estant Te 989 aus rois] aus Ybernois ExP ;des roys NTc

LA VISION DE TONDALE

107

Et cesti fist XLIIII couvens de moines, de chanoïines et de nonnains, ausquelz il trouvoit tous leur neccessaires,

1000

et ne retenoit riens de tout pour li. Et si vit illec Crestien, evesque de Lengres, frere du dit Malachiel germain, et estoit homme de merveilleuse continence. Et si vit Neemias evesque de Cluanense la cité, simple homme et atrempé, et resplendissant [198b] de sagesce et de chasteté devant ces autres. Et congnut ces IIIT evesques, et emprés eulz avoit un

1005

merveuilleus siege, aorné merveilleusement, ouquel nul

1010

ne se seoit. Et donc l’ame de Tondale dist : « De qui est ce siege, et pourquoy est il wit ? » Et saint Malachiel respondi : « Il est d’un de nos freres qui n’est encore pas venu, quar il n’est encore pas trespassé, et il y seira quant il sera trespassé ». 17. Du retournement de l’ame au corps

1015

Si comme l’ame de Tondale se delitoit en toutes ces choses, adonc vint l’angre de Nostre Seigneur qui aloit devant et li dist moult debonnaïrement : « As tu veues toutes ces choses ? » Et elle dist : « Encore les voi je! Sire, je te prie, lesse moy estre ci ! » 998 retenoit] recevoit (TGGhNTc)

1004-1005

et emprés eulz avoit

un merveuilleus-siege] un merveuilleus siege (ExPTy)

1009-

1010 et il y seira quant il sera trespassé] om. (autres)

998 retenoit] recevoit ExPC

germain du dit Malachiel NTc

999 frere du dit Malachiel germain]

1002 chasteté] sainteté NTc

congnut ces IIII evesques ] om. C

1004-1005

1004 Et

et emprés eulz avoit

un merveuilleus siege] et aprés eulz ung merveilleus siege GGh 1006-1007 Et donc … wit?] Et donc l’ame demanda : « Pourquoi est il illec ? » C; Adont l’ame de Tondale demanda de qui estoit le siege et pourquoy il estoit wid NTc 1011 retournement] retour CGGh 1011 l’ame] l’ame de celiG

1016 estre] ester TC

108

JEAN DE VIGNAY

Et l’angre li dist : « Tu dois retourner a ton corps,

1020

et retenir membreement ce que tu as veu au proufit de tes prochains ». Et quant l’ame oÿ ceste chose, elle respondi triste et pleurant : « Sire, pourquoy ay je fait tant de mal que je lesse si grant gloire et retourne arriere au corps ? » Et l’angre li dist : « Il n’a deservi a entrer ci que ceulz qui sont vierges, qui garderent leur corps de tout vilain atouchement, et leur cuer de toute mauvaise volenté,

1025

1030

et amerent miex estre brulés que estre enordis d’aucune laide convoitise, laquele chose tu ne voulsis faire ne croire a mes paroles. Et pour ce ne peus tu remaindre. Retourne arriere a ton corps et te garde de faire ce que tu fessoies devant, et mon conseil ne mon aide ne te faudra pas, maiz sera tousjours presentement et loialment avec toy ». Et quant l’angre out ce dit, l’ame se tourna et se senti tantost avironné de la pensateur de la char, sanz nulle es-

1035

pace et sanz nul moment de temps trespasser. Et en un meisme point et temps elle parloit a l’angre ou ciel, et se senti en terre estre revestue de son corps. Et donc icelle, fieble, ouvri les iex corporelz et souspira, et ne dist nulle chose, et vit les clers qui estoient entour. Et prist le [198c] corps Nostre Seigneur et rendi grace a Dieu, et donna as povres tout quanque il avoit, 1018 membreement]

om. T ; en ta memoire CGGhNTc ; remembree-

ment ExP 1018 proufit] salut NTc 1020 pleurant] pleureuse 8 1021-1022 retourne arriere au corps ? ] ay desservi entrer ou corps ? 8 1022-1023 Il n’a deservi a entrer ci que ceulz qui sont vierges] Nul n’a desservy a entrer cy si non les vierges NTc 1025 brulés] bailliez Gh 1027 remaindre] demourer ExPNTc 1030 presentement] parfaictement NTe 1031 Et quant l’angre out ce dit, l’ame se tourna et se senti] Et quant il eut ce dit, l’ange s’en tourna et se sentit CGGh ; Et

quant il ot ce dit, l’ange s’en retourna et elle se senti TNTc 1033 et sanz nul moment de temps] et nul mouvement de temps Gh; et nul moment dedens NTce 1034 point et temps ] moment et tempsT

LA VISION DE TONDALE

1040

1045

109

et commanda que ces vestemens de quoy il estoit vestu fussent signés par desus du signe de la crois. Et aprés ce il nous raconta tout ce qu’il pouoit avoir retenu de ce qu’il avoit veu, et nous amonnesta a mener bonne vie, et nous preescha a grant devocion et a grant humilité et a grant proufit la parole de Dieu que il ne sçavoit pas avant. Et pour ce que nous ne pouons pas ensuir la vie de li, si avons escript ceste chose au proufit de ceulz

qui le liront. L’aucteur 1050

Ceste vision et celles qui li resemblent si ne sont pas auctorisiees de nos docteurs, quar il ne maïntent du tout en tout nul lieu ne nul estat qui soit entre purgatoire et paradis, ja soit ce que saint Bernard soit veu trouver le contraire en un sermon de tous sains. 1042-1043 tout ce qu’il pouoit avoir retenu de ce qu’il avoit veu ] tout ce qu'il pouoit avoir veu retenu de ce qu’il avoit veu (ExPTCGGh) 1053 saint Bernard] ce saint (autres)

1037-1038 et ne dist. Nostre Seigneur] et ne dist nulle chose, et prinst le corps Nostre Seigneur presens les clers qui estoient entour lui N ; sans mot dire et print le corps Nostre Seigneur en la presence des clers qui estoient entour lui Tc 1040 ces vestemens de quoy il estoit vestu] ses vestemens qu’il avoit T 1042-1043 tout ce qu’il pouoit avoir retenu de ce qu’il avoit veu] tout ce qu’il avoit veu de ce qu’il pouoit avoir retenu NTc 1050 Ceste vision et celles qui li resemblent] Vincent, qui a escript ceste presente vision, dit qu’elle et autres visions semblables ExP

1051

docteurs]

acteurs NTc

1051 il ne maintent]

il ne mettent 5 1052 nul lieu ne nul estat] nul milieu ne nul estat N ; nul moien ne nulestat Te 1052-1053 qui soit entre purgatoire et paradis ] qui soit en purgatoire et entre purgatoire et paradis Gh 10531054 soit veu trouver le contraire] soit veu tout le contraire N;

soit veu dire tout le contraire Tc

110

JEAN DE VIGNAY

NOTES Tous les passages qui comportent une difficulté de lecture ou un intérêt spécifique sont confrontés avec le modèle latin représenté - on le rappelle - par la version du Speculum historiale (SH). 2-8 SH : Anno Domini M° C°XLIX°, qui fuit annus secundus expeditionis lerosolimorum [...] visa est hec visio. Dans la traduction française,

l'insertion des nombreuses subordonnées relatives provoque une rupture de construction. Au moment d'insérer le verbe de la principale, probablement pour un souci de clarté, Jean de Vignay croit opportun reprendre le complément circonstanciel de temps, en obtenant un effet d’anacoluthe : En l'an de Nostre Seigneur... et en cel an fu faite ceste vision.

15-16 SH : scurris et ioculatoribus pro vana gloria distribuebat quicquid habebat. La leçon joueur, de notre manuscrit de base, est une variante de jongleur, attesté dans tous les témoins du groupe B, qui traduit le mot latin joculatores. La leçon du manuscrit ExP, soneur, nous fait penser que la variante joueur remonte à l’ancêtre à : le copiste de ExP a pris la lettre initiale (j, graphiée i) pour un s long. 19-21 Sur ce passage, cf. ci-dessus, pp. 41-42. 22 SH : transacto tempore illum convenit. En latin, le verbe convenio, ire (+ acc) signifie généralement "se rencontrer avec qqn". En moyen français, le terme convenir, et notamment l’expression faire convenir, relève du langage juridique et exprime l'acte de "faire comparaître en justice" (DMF). Les autres versions françaises racontent tout simplement que Tondale va rendre visite à son debiteur. Cf. ci-dessous, version G, 238 : vint a ung matin

a l’ostel de son ami. 23-27 Dans les deux périodes syntaxiques, entre la subordonnée causale et la principale, il y a un changement de sujet qui n’est pas exprimé : si comme il (l'hôte) out bien receu.. il (Tondale) li mist terme ; si comme il (l'hôte) li out respondu.. il (Tondale) s'en aloit. 35-36 À propos de la hache, arme de Tondale, cf. ci-dessous, version

G, note à la ligne 259, 43 Dans l’expression bon chevalier, l'adjectif bon ne désigne pas les qualités morales de Tondale, mais plutôt sa valeur guerrière, 65-73 On notera ici un changement progressif de la voix narrative qui passe de la première à la troisième personne. Dans le texte latin, ce changement est plus nuancé : au début Tondale parle de « son âme » (Cum anima

NOTES CRITIQUES

111

mea Corpus exueret) ; ensuite, l’adjectif possessif disparaît au profit du substantif anima, tout seul, auquel viendra ensuite s’ajouter le nom du protagoniste (anima Tungdali). Dans la traduction française, plusieurs sujets différents s’enchaînent dans l’espace de quelques lignes : le couplet adjectif possessif + substantif mon ame cède la place au pronom personnel de première personne je, puis au pronom de troisième personne il et finalement au substantif accompagné par l’article défini l'ame. D’autres traducteurs anonymes du texte, notamment les auteurs des versions P et À, ont entamé une opération de conversion de la voix narrative en insérant le « je » de façon systématique. Pourtant, ils ont abandonné la tâche après un chapitre et ont décidé, à l’instar de Jean de Vignay, d'adopter la même stratégie que le texte latin. 78-91 La réplique des démons comprend plusieurs citations bibliques : Cantemus huic misere anime debitum mortis canticum quia filia mortis est et cibus ignis inextinguibilis, (Mat IT, 12 ;Marc IX, 43; Luc IL, 17)... Et conversi ad eam stridebant dentibus in ipsam (Act VII 54)... Quare modo non innuis oculis, non teris pede, non digito loqueris ? (Pro VI, 13-14). Le passage il li desrimpoient les joes a leurs propres ongles s’écarte du texte latin selon lequel les démons, dans leur fureur, écorchent leurs propres joues et non pas celles de Tondale (SA : ungulis propriis pre furore nimio genas teterrimas laniabant).

124 SA : blasphamaverunt, Deum iniustum esse dicentes. Au lieu d’uti-

liser le verbe blasphemer, Jean de Vignay a recours au mot blasmer, qui d’ailleurs a la même étymologie (FEW I, 403a : blasphemare). Les deux verbes peuvent être utilisé, en moyen français, tant en emploi absolu (blasmer qqn, blaphemer qqn - notamment Dieu -) que avec un complément circonstanciel (blasmer gqn de qggc, blaphemer qqn - Dieu - de ggqc). Dans la traduction de ce passage, David Aubert et Regnaud le Queux utilisent les deux différentes constructions du verbe blasphemer. David Aubert : ilz prindrent a blaphemer le nom de Dieu (G 405-6). Regnaud le Queux : Blasphemerent Dieu de injustice (Q 174-5).

127-128 Dans le passage s’entrecommencierent a entreassaillir l’un l’autre et a faire soi plaies ce que il pouoient, la relative ce que il pouoient est exprimée à travers un couplet de pronoms au neutre singulier, avec un

effet elliptique. Voici le passage latin : in semetipsos insurrexerunt et plagis quibuscumque poterant se mutuo percuciebant. On notera que l’adverbe latin mutuo est exprimé en français à travers le préfixe entre- qui est appliqué à la fois au verbes commencer et assaillir, avec un effet de redondance. 133-137 Encore une réplique comprenant plusieurs citations bibliques : Ad quam angelus : « Ne timeas quia plures nobiscum sunt quam cum illis.

112

JEAN DE VIGNAY

(I Reg VI, 16). Si Deus pro nobis, quis contra nos ? (Rom VIII, 31) Cadent

a latere tuo mille et X milia a dextris tuis, ad te autem non appropinquabit. »

(Ps XC, 7-8). 149-150 Et la pueur de celle valee seurmontait toutes les tribulacions que l'ame humaine eust onques souffertes jusques alors. SH : Cuius fetor omnes quas hucusque passa fuerat anima tribulationes superabat. (Le texte du SH correspond ici au texte original). Le motif topique du « dépassement » est tellément enraciné dans la logique du voyage outre-tombe que l’auteur l'utilise dans le premier des chapitres infernaux, ce qui provoque une incohérence évidente. Le texte latin dit que «la puanteur de celle vallée dépassait toutes les souffrances que l’âme avait éprouvées jusqu’à présent », mais l’âme de Tondale, pour l'instant, n’a encore subi aucun tourment. Jean de Vignay se rend compte de cette incohérence et insère spontanément l’adjectif humaine (que l'ame humaine eust onques souffertes justes alors), ce qui confère à la sentence une valeur universelle. David Aubert propose une solution similaire et dit que la puanteur sourmontoit toutes les puantes flareurs que onques ame sentist (G 451-452).

201-202 Le verbe travailler ("faire un effort pénible") est presque toujours associé à l’idée du chemin, du parcours que Tondale doit accomplir avec effort, ce qui anticipe le sens de "voyager", attesté aux XV® et XVI® siècles (emprunté par l’angl. to travel). Le terme traduit le latin /aborare : cum multum laborarent in eundo per tenebras. Au paradis, pour décrire le chant mélodieux des saints, Tondale dit que aucun d’entre eux n'’estoit travaillié de souhaucier sa vois (902-903), en insistant aussi sur l’absence de

tout effort physique et sur l’opposition entre le caractère matériel, corporel du monde infernal et le caractère spirituel du paradis. 234-236 Ecce absorbebit fluvium et non mirabitur habet fiduciam quod influat lordanis in os eius (Job XL, 23).

236-239 Ce passage constitue l’un des lieux de diffraction les plus problématiques dans la tradition du texte. Selon le texte original de Marcus, les deux géants étaient en réalité des personnages loyaux et fidèles : Hi vero viri qui inter dentes et in ore eius apparent contrapositi gigantes sunt, et in suis temporibus in ipsorum secta tam fideles sicut ipsi non sunt inventi. Le texte original indique aussi leur nom, Fergusius et Conallus (le SH les omet), deux noms qui renvoient à deux héros de l’épopée irlandaise. Vraisemblablement, ces deux personnages sont placés en enfer car ils étaient païens,

mais en revanche, en raison de leur loyauté, ils ne sont pas tourmentés dans le ventre de la bête Acheronte (on notera le mélange entre ce nom inspiré par

mythologie classique et les deux personnages de la mythologie irlandaise), mais sont situés à l’entrée de sa bouche, dans une sorte de « limbe ». Pour

NOTES CRITIQUES

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un lecteur qui ignore la mythologie irlandaise et qui n’a pas accès aux noms des deux géants, ces considérations ne vont pas de soi et le choix de placer deux personnages « loyaux et fidèles » en enfer peut sembler contradictoire. C’est pourquoi ce passage a subi une corruption significative déjà à l’intérieur de la tradition latine du SH. Le manuscrit de Douai (XIII° s.), qui est

notre texte de référence, présente une leçon très proche de celle de Marcus : Hii vero qui in ore eius et inter dentes apparent contrapositi gygantes sunt

et suis temporibus in secta sua nulli tam fideles fuerunt. Le terme nullus, qui en latin classique était utilisé seulement en tant qu’adjectif, est employé également, au Moyen Âge, en tant que pronom. Vincent de Beauvais l'utilise ici en fonction de nominatif pluriel : «aucun n’a été aussi fidèle ». L'édition de Douai, réalisée en 1624, propose une variante significative : suis temporibus in secta sua nulli fideles fuerunt. Cette version omet la particule

de comparaison tam devant l'adjectif fideles, si bien que le terme nulli doit être compris comme un pronom au datif singulier : «ils n’ont été fidèles à personne ». Le manuscrit qui a servi de modèle à Jean de Vignay présentait probablement la même modification, qui est d’ailleurs également attestée dans la version A. 280 SH : Erant autem bestie tante magnitudinis ut magnis turribus assimilarentur. Le texte latin dit que les bêtes étaient grandes comme « de grandes tours » alors que Jean de Vignay les compare à un grand char. Le changement du terme de comparaison est lié à une question paléographique et notamment à l’identité graphique entre les lettres fet c : la graphie des mots turribus (abl. de turris "la tour”) et curribus (abl. de currus "le char")

est pratiquement identique. 286 Le terme semeurs, de notre manuscrit de base, est une /ectio facilior par rapport à soieurs, cf. ci-dessus, p. 43. 296-299 Sur ce passage, cf. ci-dessus, pp. 44-45. 329-330 Dans le texte latin, la salutation que l’ange adresse à Tondale est exprimée au subjonctif : bene venias ! La leçon de Or et de ExP (famille a) présente l'indicatif : tu viens bien! Les manuscrits de la famille G présentent la variante fu soies le bien venu, qui est évidemment plus cohérente, mais qui constitue sans doute une correction apportée à la traduction originale. Selon son habitude, Jean de Vignay s’efforce de traduire le texte latin mot à mot, mais il ne semble pas reconnaître, dans ce cas, le mode subjonctif, qui est propre à l’expression de la bienvenue. Sa traduction s’avère ici fautive mais, pour l'établissement de notre texte, nous conserverons la leçon de notre manuscrit de base. 333-334 Veloces pedes eorum ad effundendum sanguinem (Ps XII, 3 et Rom III, 15).

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JEAN DE VIGNAY

363 Dans le dialogue entre Tondale et l’ange manque l'indication du changement du locuteur, qui est présente seulement dans le manuscrit ExP. Dans le manuscrit latin de Douai, le changement est bien indiqué : Cui angelus : « Hoc est maius supplicium omnibus.. ». Il nous semble peu probable que Or et B ont pu commettre la même erreur de transcription : cette lacune remonte probablement au manuscrit latin qui a été utilisé comme source par Jean de Vignay. La leçon d’ExP, quoique préférable, est donc considérée comme une variante, ou comme une restitution apportée ex ingenio. 372 Le seigneur de la maison-four s’appelle en réalité Phistrinus, un nom qui se rapproche de l’étymon latin pistor, "le boulanger" et qui participe donc de l’« imaginaire culinaire » de l’enfer. D.D.R. Owen, op. cit., p. 34. Y. de Pontfarcy (op. cit., p. 73) renvoie aux Érymologies d’Isidore de Séville (XV, 6,4) : Pistrinum quasi pilistrinum, quia pilo antea tundebant granum. 388-389 Misericordia Domini plena est terra (Ps XXXII, 5).

408-410 SA : Nemo enim liber est a peccato, nec infans unius noctis. Sentence tirée des Confessions de saint Augustin (I, VII, 11) : Nemo mundus a peccato coram Te, nec infans, cujus est unius diei vita super terram.

411-421 L'idée que les justes après leur mort visitent l’enfer et les pécheurs visitent le paradis afin que leur joie et leurs tourments soient amplifiés remonte à la Bible (Ps LVII,2) et a été élaborée dans la tradition patristique et dans la tradition théologique médiévale. Cf. ci-dessous, version G, note

aux lignes 935-949. 424-425 Dans ce passage, le manuscrit ExP est le seul qui conserve la leçon originale (cf. ci-dessus, p. 40). Ce passage est inspiré de l'Evangile (Mat XXIV, 45-46) : Quis putas est fidelis servus et prudens, quem constituit Dominus supra familiam suam, ut det illis cibum in tempore ? Beatus ille servus, quem cum venerit Dominus eius, invenerit sic facientem. La phrase suivante, qui parle de la « couronne de vie », est tirée de Jac I,12 : Beatus

vir qui suffert tentationem, quia, cum probatus fuerit, accipiet coronam vitae quam repromisit Deus diligentibus se. 460-463 Et ainssi crioient ensembles et l’estrainte de la glace qui seurondoit, et l'ullement des ames qui soustenoient tele paine, et le mujssement des bestes qui mujoient, si que toute celle noise venoit au ciel. I] faut noter que le deuxième coordonnant et a une fonction cataphorique et redondante : il n’introduit pas un nouvel élément coordonné, mais une liste de substantifs qui constituent les sujets du verbe crioient ;il doit être traduit "à la fois". 472-478 Ceste est la paine des moines, des chanoines et des nonnaïins et de ces autres gens d'Eglise qui [..] ne garderent pas leur membres de mauvaises euvres, et pour ce soustendront il ceste paine, car eulz se touillierent en desattrempee luxure. Et pour ce te convient il a souffrir ceste paine. Ce

NOTES CRITIQUES

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passage présente une incohérence évidente : l’ange semble assimiler Tondale aux « gens d’Eglise » luxurieux, tout en oubliant qu’il est un chevalier laïc. Cette incohérence tient à une mauvaise lecture du texte latin qui présente en effet une formulation ambiguë. SH : Haec est poena monachorum, canonicorum, sanctimonilium, caeterorumque ecclesiasticorum, qui [..] membra sua non cohibuerunt ab immundis operibus. Hanc poenam sus-

tinebunt, qui immoderata luxuria se polluunt, et ideo istam sustinere te oportet. Dans la dernière phrase du texte latin, le pronom qui est autarcique : il remplit à la fois la fonction de relatif et d’indéfini et comporte donc un changement de sujet. Prenons la traduction de cette phrase offerte par la version À : Ceste paine soustiennent aussi qui se soullent et honnissent de luxure destempree et desordenee. Et pour ce le te convient il souffrir car tu l'as desservie (Paris, Arsenal, 3622, ff. 16v-17r). Le rédacteur de A ajoute la

conjonction aussi qui marque la distinction entre les clercs et qui se souillent et honnissent de luxure, une distinction nécessaire pour justifier le fait que Tondale doit subir ce tourment. Jean de Vignay comprend le pronom gui comme un relatif anaphorique avec une valeur causale, renvoyant au sujet de la phrase précédente, c’est-à-dire aux ecclésiastiques, en le traduisant et pour ce. David Aubert insère de sa propre initiative une subordonnée concessive, cf. ci-dessous, version G, 1043-1050.

493-494 SH : Hec via ducit ad mortem. Jean de Vignay insère, de sa propre initiative, le pronom personnel te, absent dans le texte latin, conservé par tous les témoins. 495-497 SH : Quid est ergo quod scriptum est : "Lata et spaciosa est via que ducit ad mortem et multi sunt qui intrant per eam"”, cum neminem

preter nos hic videamus ? Tondale cite ici la célèbre sentence de l'Evangile de Matthieu (VII, 13). À la fin de la proposition interrogative, notre manus-

crit de base omet l’adverbe de lieu : ne voions autres que nous ? qui est attesté par les témoins du groupe B (ne voions cy autres que nous). Cet adverbe, qui traduit le latin hic, exprime l’écart entre la valeur universelle

de la sentence évangélique et la situation vécue par Tondale. Nous avons jugé opportun de corriger ce passage aussi sur la base de l’autre témoin de la famille &, ExP, qui propose la variante nous n’y voions autres que nous. Ce passage fournit une clé de lecture fondamentale du texte : l’auteur prend ses distances avec le langage biblique, en insistant sur la différence entre le registre métaphorique de l'Evangile, où la via signifie la via, et le registre littéral de son récit, où la voie parcourue par Tondale désigne une voie réelle, qui est une partie constituante de l’architecture infernale. 509 SA : angelo sancto nihil dicente ("sans que l’ange dise un mot"). La traduction fautive de Jean de Vignay est liée à une mauvaise interprétation de

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JEAN DE VIGNAY

cet ablatif absolu et pourrait dériver de la corruption du texte latin : un s a été probablement ajouté aù participe dicente, ce qui a probablement transformé l’ablatif singulier, renvoyant à angelo sancto, en nominatif pluriel, renvoyant au sujet de la phrase précédente : daemones. La même erreur est présente dans la traduction de David Aubert, qui a été pourtant effectuée sur le texte original de Marcus (ci-dessous, version G, 1095). 539 Dominus mortificat et vivificat, deducit ad infernum et reducit (ISam IL, 6). 543-546 SH : Omnes quos superius vidisti, iudicium Dei expectant, sed hi qui adhuc sunt in inferioribus iam iudicati sunt. Adhuc enim non pervenisti ad inferos inferiores. Voici l’un des passages clé qui nous permettent de comprendre l’organisation de l’au-delà proposée par le texte : l’ange affirme que l’enfer supérieur est un lieu d’attente et donc d’espoir, car les âmes des pécheurs y sont tourmentées pour un temps limité et sont ensuite soumises à un jugement. Pour une discussion de ce passage, cf. ci-dessous, version G, note aux lignes 1136-1140. 624-662 Cette description doit être considérée comme le premier portrait détaillé de Lucifer de la littérature visionnaire. Elle est le fruit d’une synthèse entre de nombreux éléments provenant de différentes traditions littéraires et iconographiques. Tout d’abord les images bibliques du Léviathan qui crache le feu de sa gueule (Job XLI, 12-13) et du puits éructant les flammes (Apo IX, 2-4) ; la tradition de Lucifer enchaîné au fond de l’enfer

(Apo XX, 2-10, Evangile de Nicodème, V® s.) ; la tradition iconographique de la gueule infernale qui dévore des pécheurs, qui se développe dans les

territoires anglo-saxons à partir du VIL siècle (cf. Gary D. Schmidt, The Iconography of the Mouth of Hell. Eighth-Century Britain to the Fifteenth Century, Selinsgrove - London, Associated University Presses, 1995); la

tradition irlandaise du bestiaire monstrueux. À ce propos, cf. notre article, « La Visione di Tungdal e la scoperta dell’ Inferno », Studi Celtici, 3 (2004),

pp. 207-260. 663-665 SH : Hic est Lucifer principium creaturarum Dei, qui versabatur in deliciis paradysi. Jean de Vignay dit que Lucifer estoit tourné et

demené es delices de paradis. Visiblement, il a confondu la forme versabatur, du verbe versor ari, "demeurer", avec vertebatur, du verbe vertere "tourner". L’expression principium creaturae Dei est tirée de l’Apocalyse (I, 14), alors que le livre de Job (XL, 14) parle du principium viarum Dei. 696-698 SH : Veni, o felix anima, convertere in requiem tuam, quia Dominus benefecit tibi ; non enim hoc pacieris, neque amplius nisi promerueris ista videbis. Dans le texte français, la deuxième subordonnée causale devrait être suivie d’une conjonction négative, le pronom personnel les étant cata-

NOTES CRITIQUES

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phorique : quar tu ne les soufferras pas, jamais, se tu ne le desers, tu verras ces choses. Pourtant, aucun des manuscrits ne présente une telle leçon. Le début du passage est une citation des Psaumes (CXIV, 7). 702 Dans le texte original de Marcus, les deux lieux des non valde mali et des non valde boni sont évoqués dans deux chapitres séparés, alors que la version de Vincent de Beauvais les regroupe dans une seule unité narrative. Ce choix souligne la continuité entre les deux « lieux d’attente », qui correspondent, dans d’autres textes visionnaires et aussi dans le Purgatoire de saint Patrice, au paradis terrestre. Ces deux régions, situées aux portes du paradis, font l’objet de la glose que Vincent de Beauvais situe à la fin du texte (cf. les lignes 1050-1054, et la note correspondante). 730-731 SA : Hic habitant boni, sed non valde, qui de cruciatibus erepti nondum merentur sanctorum consortio coniungi. Voici un autre passage fondamental pour l’interprétation du texte : les « pas tout à fait bons » ont-ils d’abord été purifiés dans les tourments de l’enfer supérieur, ou bien ils ont évité les tourments ? La clé de lecture du passage coïncide avec l’interprétation du participe passé erepti. Jean de Vignay le traduit par ostés, ce qui suggère - nous semble-t-il - qu’ils ont d’abord subi les tourments et qu'ils en ont été délivrés par la suite. D’autres traductions françaises sont plus claires

à ce propos. Cf. par exemple la version A : Chi habitent li boin, maïs ilz ne furent mie moult boin; ilz ont esté tourmenté pour leurs pechiés es lieux que tu as veu, or en sont delivrés, mais ilz n'ont mie deservi encore de estre en la compagnie des sains, ilz y steront cy aprés quant il plaira a Dieu (Paris, Arsenal 3622, f. 28v). Selon cette traduction, les âmes accueillies dans ce

jardin ont été d’abord tourmentées dans les lieux que Tondale a vus auparavant, c’est-à-dire dans les régions de l’enfer supérieur. La version P est encore plus explicite : Cilz leus est par ceaux qui ne sont ne trop bon ne trop malvais, qui ont faites lor penitences en purgatoire ou tu as estei, et n'ont pas deservies la compaignie des sains (Paris, BNF, fr. 763, f. 205b). Le rédacteur de cette version a bien compris que l’enfer supérieur coïncide avec ce qu’on appelle désormais, au XIII siècle, purgatoire, en soulignant l'identité entre le parcours pénitentiel accompli par Tondale et le processus de purification subi par les âmes de ceaux qui ne sont ne trop bon ne trop malvais. Le terme purgatoire est d’ailleurs utilisé également par Vincent de Beauvais, dans la glose qui suit le texte (cf. lignes 1050-1054), ce qui confirme l'interprétation du traducteur de la version P. La version de David Aubert, par contre, propose une interprétation complètement différente en

disant que les « pas tout à fait bons » sont hors reservez des tourmens d'enfer (G, 1449-1450). Comme on le verra ci-desosus, cette version présente de nombreuses incohérences et contradictions en termes théologiques.

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JEAN DE VIGNAY

737-740 SH : Domine quid est hoc ? Isti duo viri erant in vita sua nimis crudeles et inter se invicem multum inimici, quo ergo merito hunc venerunt ? Ce passage est probablement inspiré de l’Evangile de Luc (XXII, 12) : Facti sunt autem amici inter se Herodes et Pilatus in ipsa die ; nam antea inimici erant ad invicem. Cf. H. J. Lawlor, « The Biblical Text in Tundal’s Vision », Proceedings of the Royal Irish Academy, 36 C (1924), pp. 351-375. 774-776 Celle maison estoit aornee comme, s’il ne fust nulle greigneur gloire ou regne de Dieu, si peust ceste souffre. SH : sic domus illa ornabatur ut, si maior gloria in regno Dei non esset, ista posse sufficere videretur. Pour traduire la proposition consécutive, régie en latin par le groupe sic... ut, Jean de Vignay a recours au groupe coordonné comme... si en plaçant le premier terme (comme) à la fin de la principale et le deuxième (si) au début de

la subordonnée. Comme dans le texte latin, une subordonnée hypothétique vient s’interposer entre les deux propositions, ce qui rend la compréhension du passage assez problématique. La traduction sera : « celle maison était décorée de telle sorte que, s’il n’y avait eu une gloire plus grande au règne de Dieu, elle aurait été largement suffisante ». 777-779 Labores manuum tuarum quia manducabis beatus es et bene

tibi erit (Ps CXXVII, 2). 818-819 SA : Candor autem vestimentorum sicut nix recens erat percussa solis radio. Notre manuscrit présente la variante noif blanche : il s'agit d’une lectio singularis que nous jugeons opportun de corriger. 830-832 Venite, benedicti Patris mei, possidete paratum vobis regnum a constitutione mundi (Mat XXV, 34).

845 Le texte original de Marcus place ici une nouvelle rubrique annonçant le deuxième mur du paradis. Vincent de Beauvais néglige la distinction entre les deux chapitres et omet la rubrique. 865-871 La réplique comprend plusieurs citations bibliques : Zsti sunt sancti qui pro testamento Dei sua corpora tradiderunt et in sanguine agni laverunt stolas suas (Apo VII, 14) et continentes, qui de seculari vita ad dei servicium conversi sunt et qui semet ipsos cum viciis et concupiscenciis crucifigentes (Gal V, 24) sobrie et iuste et pie vixerunt (Tit II, 12-13). 883-884 SH : magis gaudent subesse quam precesse. Jean de Vignay

s’écarte ici de la traduction littérale et joue sur le sens étymologique du terme prelas (dérivé de praefero), qui correspond au verbe precesse du texte latin, et qui renvoie, en même temps, aux saints religieux accueillis au paradis (le terme « prélat » désigne une charge religieuse importante).

983-985 SH : Dominus custodiat introitum tuum et exitum tuum ex hoc nunc et usque in seculum. Citation tirée du Psaume CXX, 8, qui était chanté

au cours des pèlerinages vers Jérusalem. Cf. B. Pfeil, op. cit., p. 228.

NOTES CRITIQUES

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991-994 SH : Malachiam, qui Celestino successit, qui Romam veniens tempore Innocentii pape legatus et archiepiscopus ab ipso est constitutus. Par rapport à sa source, Jean de Vignay ajoute la précision que saint Mala-

chie a été envoié a iceulz, le pronom iceulz désignant les Irlandais. 1005-1010 À propos du siège vide au paradis, la critique a reconnu que le texte fait allusion à saint Bernard de Clairvaux, cité dans le prologue du texte original. Ce détail est important pour les questions de la datation puisqu'il confirme que le saint était encore vivant au moment où Marcus a composé son ouvrage. La composition du texte doit être située entre 1149 (date du voyage de Tondale, indiquée par l’auteur) et 1153, date de la mort de saint Bernard de Clairvaux. Pour les questions - assez complexes - de la datation du texte original, cf. surtout R. Verdeyen, « La date de la vision de Tondale et les manuscrits français de ce texte », Revue Celtique, 28 (1907),

pp. 411-412 et E. Gardiner, « A solution to the problem of dating in the vision of Tundale », Medium Aevum, 51 (1982), pp. 86-90. 1050-1053 SA : Hec autem visio et huic similes apud doctores nostros calumpniam paciuntur, nullum penitus locum vel statum animarum esse ponentes medium inter purgatorium et paradysum. Cette glose a une importance capitale tant pour l’histoire de la réception du texte que pour son interprétation. Vincent de Beauvais dit que le texte a été condamné (le terme calumpnia désigne la "condamnation") par les théologiens (doctores) de son époque à cause d’un détail très précis, à savoir les « lieux d’attente » situés entre le purgatoire et le paradis. Cette glose confirme en somme que l’enfer supérieur, constitué des huit régions de tourment, a été identifié, à partir du XIII° siècle avec le purgatoire puisqu'il remplit exactement la même fonction : celle de purifier les âmes des pécheurs en vue de leur salut. Dans sa traduction, Jean de Vignay a recours au verbe auctoriser, qui renvoie également à un contexte juridique. La forme maintent est la sixième personne du verbe mentevoir (< mente habere, FEW VI, 1) "mentionner".

1053-1054 SA : quamvis beatus Bernardus in quodam sermone de omnibus sanctis contrarium innuere videatur. La dernière phrase de la glose (une subordonnée concessive) fait allusion à un sermon de saint Bernard prononcé pour la Toussaint (sermo IV). Saint Bernard met en relation l’ex-

pression de l’Apocalypse subtus altare (Apo VI, 9) avec l’image du sinus _ Abrahae (Luc XVI, 22) en proposant des considérations sur la notion de

l’attente du salut. À propos de cette question théologique, voir surtout Ch. Trottmann, La vision béatifique. Des disputes scolastiques à sa définition

par Benoît XII, Rome, École français de Rome, 1995.

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VERSION G David Aubert, 1475

Réalisée en l’an 1475 par David Aubert à l’intention de Marguerite d’ York, duchesse de Bourgogne, troisième femme

de Charles le Téméraire, cette version du texte est conser-

vée dans un manuscrit unique, appartenant aujourd’hui au Paul Getty Museum de Los Angeles (ms. 30). La Vision de Tondale est le seul texte contenu dans ce manuscrit, ce qui

constitue un cas unique dans la tradition du récit et, plus généralement, dans l’histoire de la littérature visionnaire. I. L'AUTEUR

La vie et la carrière littéraire de David Aubert sont intimement liées à la cour de Bourgogne et notamment au duc Philippe le Bon qui lui confère, en 1459, la qualification professionnelle d’escripvain!. Jusqu’en 1468, date de la mort du duc, David Aubert est à la tête d’un atelier comprenant des écrivains, des copistes, des traducteurs et des artistes divers

travaillant à la confection des manuscrits d’apparat qui seront « certifiés » par sa signature et dédicacés au commanditaire. La production de cet atelier comprend surtout les « dérimages » de chroniques, de chansons de geste et de romans lPour la biographie de David Aubert, cf. surtout R.E.F. Straub, David Aubert, écrivain et clerc, Amsterdam, Rodopi, 1995. Il est né probablement

à Hesdin, au début du XV° siècle, au sein d’une famille originaire de Cassel, dans les Flandres, qui était liée à la cour de Bourgogne depuis quelques décennies et qui lui a transmis la passion des manuscrits et l’art de les transcrire. À l'instar de son père Jean, mort en 1444 et de son frère aîné Jean Il, David Aubert fait ses débuts dans le cadre de l’administration publique,

mais son activité s’oriente bientôt vers le domaine littéraire qui constituera, par la suite, son occupation principale.

122

DAVID AUBERT

chevaleresques, maïs il ne manque pas d'œuvres hagiographiques et de livres de dévotion?. Cette production littéraire s’inscrit dans un programme politique précis, voué à la promotion de l’image du prince, en lutte depuis des décennies contre la couronne française, à travers son assimilation aux héros du passé, souvent dans la perspective d’une ascendance légendaire. Dans les prologues et les explicit des manuscrits issus de cet atelier, le nom de David Aubert est accompagné par des formules évoquant son activité d’écrivain et remanieur. Parmi ces formules, nous rappellerons le verbe grosser, littéralement « écrire en grosses lettres », qui signifie « rédiger la belle copie d’un texte », et les expressions mettre au net et en cler françois ou reduire en cler françois, désignant le travail de réécriture et de remaniement d’un texte français?. Le verbe translater, utilisé par exemple dans l’Histoire de Charles Martel (1463), indique également une opération de rajeunissement linguistique et d’adaptation stylistique du texte, c’est-à-dire, un travail de réécriture“. Si le texte source est en latin, cela est toujours précisé à travers l’expression translater de latin en cler français. Dans la plupart des cas, on note que la traduction du latin a été effectuée par un collaborateur de David Aubert, dont le nom 2Cf. G. Doutrepont, Inventaire de la « librairie » de Philippe le Bon, (1906), rééd. Genève, Slatkine, 1977.

3Ces expressions sont utilisées À propos du roman Perceforest et de l’Histoire abrégé des Empereurs, cf. Straub, op. cit, p. 280. 4À propos de ce type de procédé, cf. C. Buridant, « La traduction intraliguale en Moyen Français à travers la modernisation et le rajeunissement des textes manuscrits et imprimés : quelques pistes et perspectives » dans Traduction, dérimation, compilation. La Phraséologie. Actes du Colloque international, Université McGill (Montréal, 2-4 octobre 2000), Le Moyen Français, 51-53 (2002-2003), pp. 113-158.

INTRODUCTION

123

est toujours indiqué à côté de celui de l’escripvain. Avec la mort de Philippe le Bon, en 1468, se conclut la période la plus féconde de la carrière de David Aubert. Sous le règne de Charles le Téméraire (1468-1477) il n’est jamais mentionné dans le rôle d’escripvain, mais en revanche, entre 1475 et 1476, il travaille pour la femme de ce dernier, Mar-

guerite d’York. La dernière source qui fait mention de son activité indique l’année 1479. Pendant les deux ans qu’il passe au service de la duchesse, sa production diminue nettement et se limite à cinq manuscrits contenant exclusivement des ouvrages de contenu religieux, moral ou didactique : Somme de perfection ou Somme le roi de Laurent du Bois (1475); Vision de l’âme de Guy de Thurno (1er février 1475); Vision de Tondale (mars 1475) ; œuvres religieuses (mars 1475) ; De la consolation de Philosophie de Boèce, traduction de Jean de Meun (14765.

Vu le nombre limité des manuscrits et la taille assez réduite de la plupart de ces textes, il est vraisemblable de croire que David Aubert ait assumé lui-même l’essentiel du travail sans recourir à l’aide de collaborateurs. Le texte de la VT a été probablement copié par David Aubert de sa propre main’. $C’est le cas, par exemple, de la Vita Christi, « jadis translaté de latin en cler françois par Jehan Aubert » (Jean Aubert est le père de David) ; ou des Louanges de la Vierge, «translaté de latin en françois par J. Mielot, chanoine de Lille, l’an de grace mil CCCC LVIIL et grossé par David Aubert ».

6R. Straub, op. cit. pp. 148-149. TR. Straub (op. cit. p. 73) est du même avis. Il faut préciser que deux des manuscrits réalisés à cette époque portent la mention manu propria : la Somme le roi (Bruxelles, Bibl. Royale 9106) et la Consolation de Philoso-

phie (léna, Universitätsbibl. EL.f.85), ce qui ne nous empêche pas de penser que la VT a également été copiée par le même David Aubert. Il faut considérer en effet que les deux manuscrits cités comptent 256 et 138 feuillets et c’est donc naturel que l'écrivain ait voulu revendiquer son effort, alors que pour un texte si réduit que la VT (qui tient à peine sur 45 feuillets, dont

124

DAVID AUBERT

De plus, il a probablement effectué également le travail de traduction, puisqu'il le revendique explicitement en parlant à la première personne : Pour ce nous voulons racompter et mettre de latin en franchois, sicomme nous trouvons es vrais exemples, une merveilleuse vision. Puisqu’aucun nom n’est cité à côté de celui de l’escripvain, nous ne voyons aucune raison pour attribuer le texte à un autre traducteur que David Aubert. II. LE MANUSCRIT

Le texte est conservé dans un manuscrit unique, appartenant aujourd’hui au Paul Getty Museum de Los Angeles (ms. 30)$. Il s’agit d’un manuscrit d’une valeur artistique extraordinaire, dont la précieuse décoration se compose de vingt enluminures attribuées à Simon Marmion. Chacune des pages enluminées est entourée par un motif végétal comprenant, en bas de page, le monogramme ducal C.M., avec les initiales des époux Charles et Marguerite, et la devise personnelle de la duchesse « Bien en aviegne ». Le colophon indique plusieurs sont occupés par une grande miniature), l'indication manu propria était moins importante. D'ailleurs, il existe bien d’autres manuscrits qui ne portent pas une telle indication, mais dont la graphie a été attribuée à la main de David Aubert lui-même, comme par exemple les manuscrits de l’ Arsenal contenant le Perceforest (Paris, Arsenal, mss. 3483, 3484). Cf. G. Roussi-

neau, Perceforest. Quatrième partie, Genève, Droz, 1987, p. XX VIII. 8En juillet 1990, un colloque a été organisé au P. Getty Museum à l’occasion de l'acquisition de ce manuscrit, cf. les actes du colloque : Margareth of York, Simon Marmion and the Visions of Tondale. Papers delivered at a symposium organized by the Department of manuscripts ofthe J. Paul Getty Museum in collaboration with the Huntington Library and Art Collections,

June 21-24 1990, Malibu (California), éd. Th. Kren, Malibu, Paul Getty Museum, 1992, Malgré l'intérêt suscité par cette acquisition, le texte de David Aubert n’a jamais fait l’objet d’une édition jusqu’à présent. Actuellement, Yolande de Pontfarcy travaille à l’édition de ce texte, qui paraîtra aux édi-

tions Peeters de Louvain.

INTRODUCTION

125

d’abord le nom du commanditaire, Marguerite d’York, avec la liste de tous ses titres et possessions, et ensuite le nom de Pécrivain, la date et la ville où le texte a été réalisé : À esté en

sa ville de Gand par David, son trespetit indigne escripvain, escript ou mois de mars, l’an de grace mil CCCC soixante et quatorse. La date de mars 1474 est basée sur l’usage, en vigueur à la cour de Bourgogne, du calendrier selon le style pascal, qui fixe le début de l’année le jour du Vendredi-Saint ;

puisqu’en 1474 la fête de Pâques s’est célébrée le 10 avril, la datation du manuscrit doit être corrigée et reportée à l’année suivante : 1475.

Description du manuscrit” Parchemin, 45 feuillets, 363 x 262 mm, signé David Au-

bert et daté du mois de mars 1474 (nouveau style : 1475). Foliotation ancienne, en chiffres romans à l’encre rouge dans

le coin supérieur droit de chaque feuillet. Une deuxième foliotation en chiffres arabes au crayon a été ajoutée sur le coin inférieur gauche de chaque feuillet, probablement au moment ou les cahiers ont été découpés, afin d’isoler chacun des feuillets. Les feuillets sont aujourd’hui montés sur des gardes en papier, il n’est donc pas possible de reconstituer l’ancienne structure des cahiers. Le seul réclame visible se trouve au fol. 22. Surface du texte : 244 - 249 x 163 - 168 mm, deux colonnes, 28 lignes par colonne. Écriture bâtarde bourguignonne à grosses lettres. Quinze miniatures doubles entourées par une décoration en pleine page, cinq miniatures simples, accompagnés d’une décoration marginale. Initiales 9Cf. Th. Kren, R. S. Wieck, The Visions of Tondal from the library of Margaret of York, Malibu, Paul Getty Museum, 1990, p. 61. Cet ouvrage propose une traduction anglaise du texte de David Aubert et les reproduc-

tions des vingts enluminures.

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DAVID AUBERT

ornées avec des feuilles d’or en faux relief sur une, deux ou trois unités de réglure. Les feuillets qui ne portent pas de miniatures sont aujourd’hui montés sur des gardes en papier et sont conservés à l’intérieur d’un recueil. Histoire du manuscrit

Commandité et exécuté pour Marguerite de York, duchesse de Bourgogne (1446-1503) ; le marquis de Ganay a acheté le codex en 1853 (vente, Paris, Hôtel des commissaires-priseurs, Maurice Delestre, 12-14 mai 1881, lot 39);

Comte de Lignerolles (vente, Paris, Librairie Charles Porquet, 1894 lot 17); Baron Vitta; Baron de Brouwer, Manoir du Relais, Pommeroeul (Hainaut) ; en possession de la librairie F1. Tulkens, environ 1944 ; en possession de H. P. Kraus, New York; Philip Hofer, Cambridge, Massachusetts,

en 1951 (Houghton libr. Typ 234 H); P. Getty Museum, ms. 30, acheté en 1990. La destruction des cahiers et de l’ancienne reliure doit être attribuée au collectionneur anglais Philip Hofer qui avait probablement l’intention de mettre en commerce les feuillets avec les miniatures de façon autonome. Pour une raison inconnue, aucun feuillet n’a été vendu et l’ensemble a été acheté en 1990 par le Paul Getty Museum. Selon certains chercheurs, il formait un seul volume avec le manuscrit contenant la Vision de Guy de Thurno qui, comme l’indique son explicit, a été achevé au mois de février

1474 (n.s. 1475)!0, à une date qui précède donc immédiate10Cy fine le livre intitulé vision de l'ame de Guy de Turno lequel livre a esté escript et ordonné par le commandement et ordonnance de treshaulte, tresexcellente et trespuissante prichesse madame Marguerite de Yorch [...] a esté escript en sa ville de Gand par David son escripvain l'an de grace Mil CCCC soixante et quatorse le premier du mois de fevrier. Los Angeles, Paul Getty Museum, ms. 31, ff. 34rb-34va.

INTRODUCTION

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ment la réalisation de notre texte. Les dimensions et la facture des deux codex sont exactement les mêmes, si bien que plusieurs spécialistes pensent qu’à l’origine les deux formaient un seul volume. Si cette hypothèse est vraisemblable, il faut tout de même signaler que les deux textes sont pourvus de deux sommaires et de deux numérotations autonomes, contemporaines de la réalisation des textes. En outre, la décoration des deux ma-

nuscrits et la distribution des enluminures sont fortement inégales : la Vision de Guy de Thurno comprend une seule grande miniature placée au début du récit, juste après le sommaire, alors que la VT en comporte vingt. Si la facture et les dimensions des feuillets sont identiques, on imagine mal un seul volume composé par deux parties dont la décoration soit tellement inégale. Quoi qu’il en soit, il faut bien souligner que les deux textes constituaient deux unités absolument autonomes, pourvues de leur propre sommaire, de leur propre numérotation, de leur explicit et, d’après notre hypothèse, également de leur propre reliure! !.

11Quant au contenu du manuscrit, la Vision de Guy de Thurno est la traduction du récit de Jean Gobi, De Spiritu Guidonis, qui met en scène le dialogue d’un revenant avec un homme d'église portant sur des questions concernant la mort et l’au-delà. Le texte se lit dans la traduction de M. À. Polo de Beaulieu, Jean Gobi, Dialogue avec un fantôme. Traduction et

commentaire. Accompagnés d’un dossier sur sa diffusion, Paris, Les Belles Lettres, 1994. Mis à part les deux manuscrits de Marguerite d’York, ces

deux textes se trouvent associés dans plusieurs manuscrits et incunables de la même époque ; en plus, ils se trouvent cités, ou présentés sous une forme abrégée, dans deux œuvres historiques : la Chronica d'Antoine de Florence, datée autour de 1440, et la Chronica Novella d'Heérmann Korner, écrite avant

1435 (œuvres citées par N. Palmer, op. cit., pp. 24-25).

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DAVID AUBERT

III. NOTES SUR LA TRADUCTION David Aubert manifeste un respect assez scrupuleux de sa source latine, ce que ne lui empêche pas de conférer au texte son empreinte personnelle. Ses interventions ne comportent pratiquement aucune modification du contenu mais intéressent plutôt le « ton » général du récit, qui se trouve pour ainsi dire « actualisé » et adapté aux goûts littéraires

de la maison de Bourgogne!?. Cette opération peut être appréciée d’emblée, grâce à une série de termes-clé, comme le

substantif « aventure » et l’adjectif « merveilleuse », référés à l’expérience de Tondale, que l’auteur utilise à des endroits stratégiques, tels que les rubriques ou les dernières lignes des chapitres. À travers ces termes, l’auteur déplace l’horizon d’attente du lecteur qui, lisant certains titres, a l’impres-

sion d’avoir sous les yeux une sorte de récit chevaleresque transposé dans l’au-delà. L'auteur établit ainsi un jeu de miroirs entre deux genres littéraires : la vision eschatologique

et la matière courtoise et romanesque!?. Du point de vue stylistique, la prose de David Aubert est fortement structurée et orientée vers le principe esthétique de la « diffusion », typique de la prose bourguignonne du XV® siècle!#, Le texte est précédé d’un prologue original (lignes 130-158) où David Aubert déploie tout son talent l?La seule modification du contenu est l’omission d’un épisode qui se situe, dans le texte latin, au bout du voyage au Paradis : la rencontre de

Tondale avec les quatre évêques irlandais. 13Un exemple plus connu de compénétration entre la tradition visionnaire et la matière chevaleresque se retrouve dans les épisodes de la descente aux enfers qui sont insérés dans certaines chansons de geste tardives, comme par exemple dans l’Histoire de Charles Martel, également copiée par David Aubert. Cf. D. D. Owen, op. cit., pp. 279-291.

147. Rasmussen, La prose narrative française du XV° siècle, étude esthétique et stylistique, Copenhague, Munksgaard, 1958.

INTRODUCTION

129

d'écrivain en ayant recours aux topoï propres à la rhétorique de l’exorde : détermination du public, sentence morale ou

proverbiale, accessus ad auctorem, énonciation performative du verbe « commencer »!*. Après la longue description de l'Irlande, qui suit assez littéralement le texte latin de Marcus, il traduit le portrait de Tondale : Erat namque vir prefatus etate iuvenis, genere nobilis, vultu hilaris, aspectu decorus, curialiter nutritus, vestibus compositus, mente magnanimus, militari arte non mediocriter instructus, habilis, affabilis atque iocundus. Monseigneur Tondal, doncques, estoit alors jenne de age et de moult noble maison estrait, et si estoit haîtié et fort de membres, joieulz, et portoit chiere d’homme belle et riant;

delicieusement nourri et eslevé fut il, curieusement vestu, moult courageuz et hardi estoit il. (204-208)

David Aubert s’efforce de reproduire les effets de rythme et d’assonance propres au texte latin, maïs il le fait en ayant recours à des stratégies rhétoriques et syntaxiques différentes. Il présente toud d’abord une structure à chiasme : estoit alors jenne de age et de moult noble maison estrait ;puis une succession rythmique d’adjectifs (deux couplets synonymiques avec un adjectif intercalé) : ef si estoit haitié et fort de membres, joieulz, et portoit chiere d'homme belle et riant; et finalement deux inversions avec le déterminant qui précède le verbe : delicieusement nourri et eslevé fut il, curieusement vestu, moult courageuz et hardi estoit il.

Dans la plupart des cas, ces inversions ne sont pas le produit d’un calque sur le modèle latin, mais reflètent une intention programmatique du rédacteur et ont une double fonction, rhétorique et emphatique. Prenons le moment où Tondale est abandonné par son ange devant le monstre Acheronte : 15p-Y. Badel, « Rhétorique et polémique dans les prologues de romans au Moyen Âge », Littérature, 20 (1975), pp. 81-94.

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DAVID AUBERT Demones autem, cum eam cernerent desolatam, conveniunt

miseram ut canes rabidi. Et tantost que les ennemis seule la veirent, ilz s’aprochierent d’elle comme ung tas de dyables foursenez. (652-654)

Là où le texte latin ne montre aucun type d’artifice syntaxique, David Aubert choisit une construction avec l’attribut du C.O.D. qui précède le verbe, conférant à la subordonnée, placée en tête de phrase, un ton emphatique. Dans l’exemple suivant, les inversions ont un but purement rythmique : Et quant icelle ame telz tourmens sentoit, que dire ne que faire ne savoit, fors soy lamenter et accuser de ses pechiés ; et pour les grans douleurs et tourmens qu’elle sentoit, comme foursenee se despechoit et desrompoit. Ses pechiés reco-

gnoissoit, et pensoit de a tousjours mais en iceulz tourmens demourer. (671-676)

Les phrases coordonnées et subordonnées alternent des constructions régulières (verbe + complément) avec des inversions (complément + verbe), si bien que l’auteur obtient une structure rythmique renforcée par l’allitération des désinences de l’imparfait. Selon les principes esthétiques et stylistique de l’époque, l’auteur montre une tendance à amplifier et à structurer la phrase complexe de façon très élaborée : Car sicomme plusieurs de la cité de Callanse tesmoingnerent,

quy alors furent presens, que il coucha pour mort trois jours

et trois nuits en son hostel en la cité, et sa vye et histoire tesmoingne qu’en ces trois jours et troiz nuits son ame endura

maintes manieres de griefz et horribles tourmens, et ainsi qu'il les souffry et vey a maint autres souffrir l’un aprés l’autre, il les racompta tous ainsi que ceste vraye histoire contient. (219-226)

La principale il les racompta - avec reprise anaphorique du

pronom les, référé au terme tourmens - est précédée d’une série de subordonnées complétives et relatives, régies par le

INTRODUCTION

131

premier adverbe sicomme. La deuxième phrase coordonnée implique d’ailleurs une reprise logique du même adverbe : et sa vye et histoire tesmonigne. Souvent, à l’in-

térieur des périodes syntaxiques, les subordonnées s’enchevêtrent les unes dans les autres. Parfois ce type de procédé coïncide avec des passages de contenu doctrinal si bien que leur compréhension pose quelques problèmes : Et tout pareillement, les ames des pecheurs qui les peines d’enfer ont desservies, premierement sont menees pour veoir la gloire des sains et saintes a celle fin que, quant ilz aront veu la gloire que en leur vie, se a eulz ne tenoit, ilz pouoient acquerir, et que par leurs pechiés ont perdue, ne jamais recouvrer n’y peuvent par nul tour quant ilz venront es tourmens, que pour tant en soient plus dolens et tourmentez en eulz meismes. (939-946)

La proposition finale est anticipée par la locution adverbiale cataphorique a celle fin que, suivie d’une série de subordonnées, articulées selon le principe de l’emboîtement. Parfois David Aubert formule de sa propre initiative des constructions propres à la langue latine, comme des ablatifs absolus et des participes conjoints : Reduc ad memoriam quod, cum in corpore fueras, vaccam compatris tui furata fueras Souviengne toy - dist le bon angele - comment jadiz tu em-

blas une vache a ung tien compere tu estant au monde. (760762)

La subordonnée circonstancielle, exprimée en latin par la construction personnelle du cum + indicatif (cum in corpore fueras) est généralement traduite en français par un adverbe temporel (quant, lorsque) + indicatif, David Aubert a recours à une construction participiale, tu estant au monde, qui renvoie à la fonction du participe conjoint latin!®. 16Pour une étude plus approfondie de la syntaxe, cf. ci-dessous, pp. 155160.

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DAVID AUBERT

Mis à part les aspects syntaxiques, le style de David Aubert se caractérise par une grande richesse lexicale qui concerne surtout la variété des adjectifs et des adverbes. On note, en particulier, un goût marqué pour la multiplication des adjectifs et pour la variation des expressions : Et si ouoit l’esperit du chevalier les doloureuses complaintes des malleureuses ames quy dedens celle hideuse beste faisoient leurs dures lamentations en si grant multitude que nulz ne le saroit nombrer. Et si avoit devant la gueule de celle beste une moult grant quantité de dyables quy a force faisoient les desolees ames dedens entrer. (611-617)

Le même concept, celui des cris des âmes tourmentées, est

exprimé à travers deux expressions différentes, doulourouses complaintes et dures lamentations, qui montrent bien le goût pour la variation. Dans cet exemple, comme dans d’autres passages du texte, on note de très nombreux adjectifs appartenant au champ sémantique de la douleur et de la damnation : les âmes sont appelées malleureuses, chetifves, povres, dempnees, desolees. Les bêtes sont hideuses, horribles, merveilleuses, inhumaines. Ce type d’adjectif contribue à souligner le caractère exceptionnel du paysage infernal et leur disposition permet d’obtenir des colorations rhétoriques très efficaces : En une des parties de la montaigne il avoit ung grant feu de souffre tres horriblement puant, et de l’autre partie avoit grans viviers et estans glacés, et vens et tempestes tres impetueulz et non accoustumez a homme humain, (483-487)

On note ici un effet d’assonance dans l'expression vens et tempestes tres impetueulz, et une figure étymologique dans homme humain. L’accumulation des adjectifs et des adverbes intensifs atteint parfois des solutions extrêmes, comme dans la première

INTRODUCTION

133

évocation de Lucifer, appelé le tresdetestable et horrible an-

cien ennemi del humain lignage, ou comme dans la description de la vallée des superbes et des orgueilleux, où le complément circonstanciel est accompagné de cinq adjectifs et trois adverbes : Si vindrent assez tost aprés a une grande vallee a merveilles terriblement infecte et puante et moult horrible et hideuse. (527-529)

La vallée des orgueilleux est surmontée par un pont long et étroit dont la description est effectuée à travers un chiasme : qui avoit tresbien plus de mille piés en longueur, mais en largeur elle n’avoit point bien ung piet. Tondale voit les âmes qui tombent du pont et sont précipitées dans celle tant parfonde vallee et demande une explication à son ange. Au lieu de traduire directement le dialogue, David Aubert l’introduit par une subordonnée circonstancielle qui rappelle, une fois encore, les attributs du pont et de la vallée : Quant l’ame du chevallier Tondal eust veue celle table et

voye si longue et si estroite et le tresgrant et horrible valee et abisme dessoubz, elle dist a l’angele en trop grant cremeur en telle maniere. (555-558)

Ces passages constituent des exemples d’un style prolixe,

orienté vers la répétition et la redondance. Le paratexte

Un autre aspect important de cette traduction concerne la division du texte en chapitres et la nature de l’apparat paratextuel. La VT se trouve ici pour la première fois isolée sur un manuscrit qui lui est exclusivement consacré, un manus-

crit dont l’organisation interne offre au lecteur un système de repérage particulièrement efficace.

134

DAVID AUBERT Le sommaire, placé avant le début du texte, présente les

titres des chapitres avec l’indication des feuillets correspondants, qui peuvent être repérés grâce à la numérotation bien évidente, en chiffres romains à l’encre rouge sur le coin en

haut à droite des feuillets!?. Souvent, les rubriques en tête des chapitres sont accompagnées d’une grande miniature. Dans la première partie du texte, comprenant la présentation de Tondale et les circonstances de sa mort temporaire, les longs chapitres du texte latin sont fragmentés et transformés en une série d’unités narratives plus compactes et autonomes. Les rubriques en tête des chapitres sont très nombreuses, ont

un caractère exhaustif et constituent de véritables résumés du contenu du texte. Voici les titres des dix premiers chapitres : Cy commence le livre d’un cheval-

lier et grant seigneur en Yrlande, et fut nommé messire Tondal. Et est contenu en cestuy livre comment son ame party de son corps, comment elle vey et senti les tour-

mens d’enfer et ainsi les peynes de purgatoire, et aprés l’angele luy moustra la gloire et les noblesses de paradis ; et puis luy fut l’ame remise ou corps, et luy fut ce moustré pour le dompter et ratraire de sa perverse et mauvaise vye. Le Prologue.

Cy nous dit de la date, du temps, et du propre an que ceste merveilleuse vision advint.

17Un tel système de repérage était assez rare même parmi les manuscrits les plus luxueux de la Bourgogne du XV® siècle. Cf. G. Hasenohr, « Les systèmes de repérage textuel », dans Mise en page et mise en texte du livre manuscrit, éd. H.-J. Martin et J. Vezin, Paris, éditions du Cercle de la Librairie - Promodis, 1990, pp. 272-287 (cf. surtout p. 280).

INTRODUCTION

Cy devise comment la terre et l’ysle de Yrlande siet, et de la nature et condition de ycelle. Comment le puissant chevallier monseigneur Tondal estoit par sa folle jennesse oultrageulz en tous endrois. Comment Tondal, estant a table pour mengier rendi ame, et com-

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corps au chief de trois jours qu'il

Explicit prologus. Incipit visio cuiusdam militis hyberniensis ad edificationem multorum conscripta

fut bien gardé, et pourquoy il ne fut mis en terre. Comment le chevallier Tonda repenti de ses pechiés, et comment il se ordonna aprés son aventure quy fut terrible. Comment l’ame de Tondal fut au

De exitu anime

ment

son ame

retourna en son

partir du corps advironnee et menachie par l’ennemi d’enfer quy desja tres durement l’accusoit de ses pechiés. Comment l’angele vint quy reconforta l’ame du chevallier Tondal a

De adventu anime

angeli in occursum

sa grant necessité.

Comment ayans

les ennemis

failly al ame

d’enfer,

de Tondal,

furent ayrez. Comment l’angele asseura l’ame du chevailier Tondal, et comment

il luy moustra aucuns

tourmens

d’enfer.

Le texte latin subit un processus de fragmentation : chacun des éléments introductifs du récit, tels que la date de la vision, la description de l'Irlande, le portrait de Tondale, est

mis en exergue à travers une rubrique qui lui est propre. De même, chacune des étapes qui préludent au voyage extatique, et notamment le dernier repas de Tondale, l’apparition des démons, l’arrivée de l’ange, le moment où celui-ci renvoie les démons, constitue une unité narrative autonome et occupe

un chapitre entier.

136

DAVID AUBERT

Les rubriques offrent plusieurs détails du récit, si bien que leur enchaînement, tel qu’il est présenté dans le sommaire placé en tête du manuscrit, offre un véritable résumé

de la Vision tout entière. Pour ce qui est du voyage extatique proprement dit, le rédacteur respecte la division des chapitres du texte original; son innovation concerne l’amplification des rubriques qui souvent ne se contentent pas d'annoncer le contenu du chapitre correspondant, mais rappellent aussi celui du chapitre précédent. Comment aprés les tourmens des avaritieulz et convoiteuz l’angele mena l’ame du chevallier Tondal aux tourmens des larrons et robeurs que la ditte ame passa en tres grant paour et douleur. Comment l’angele, aprés les tourmens des larrons et robeurs, mena l’ame du chevallier aux tourmens des gloutons et fornicateurs, et

De pena furum et raptorum

De pena glutonum et fornicantium

comment ilz y veÿrent executer en moult cruelz tourmens. Cy parle des tourmens et meschiefs quy sont ordonnez pour les religieuz et religieuses quy ne

tiennent point bien leur chaasteté, et comment l'ame du chevallier en eschappa. De la peyne a ceulx quy au monde maintiennent et font mal sur mal, seant en la vallee ditte aux fevres, et comment l’ame du chevallier y fut tourmentee.

De pena sub habitu et ordine religionis fornicantium el quacunque condicione immoderate se coinquinantium

De pena illorum, qui cumulant peccatum super peccatum

On notera que l’auteur ne cesse pas de rappeler que Tondale est bien un chevalier ;à défaut de signaler son nom, il n'oublie jamais de souligner son statut chevaleresque : /’ame du chevallier. Ces mêmes rubriques, présentes dans le sommaire, sont placées également en tête des chapitres et sont

INTRODUCTION

157

précédées, dans la plupart des cas, d’une grande enluminure qui représente un aperçu du paysage infernal propre au chapitre en question. La mise en place d’un tel paratexte entraîne un changement radical dans la réception du texte qui se trouve ainsi offert à une lecture de type transversal et sélectif, proche de la consultation'$. Le sommaire permet au lecteur d'accéder directement à la partie du texte qui l’intéresse; les rubriques et les enluminures offrent un aperçu assez précis du contenu du chapitre correspondant et rappellent souvent la matière du chapitre précédent. Le lecteur qui s’apprête à lire le texte dans son intégralité se trouve gêné par le caractère exhaustif et répétitif des rubriques qui brisent sans cesse le déroulement du récit et l’enchaînement des épisodes. Le caractère unitaire du récit est ainsi sacrifié au profit d’une série d’épisodes qui ont une valeur narrative de plus en plus autonome et qui sont pourvus d’un propre contrepoint iconographique. Une telle transformation est d’ailleurs suggérée explicitement par le titre que David Aubert a choisi pour sa traduction : dans l’incipif, qui précède la table des matières (ci-dessous, p. 161), le traducteur parle des visions de Tondale, au pluriel, ce qui suggère justement la pluralité

des épisodes en faisant éclater l’unité narrative du récit!?. 18Fabienne Pomel propose des considérations très proches dans son étude « Les incipits du Pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Digulville et leurs remaniements ultérieurs », Le Moyen Age, 109 (2003), pp. 457-471.

19Le choix d'utiliser le terme « visions » peut être également interprété comme le résultat d’une influence externe au récit, liée à la tradition mys-

tique qui connaît un essor important à l’époque de David Aubert. L’expérience des mystiques se présente en effet comme une série de révélations successives qui sont transmises au visionnaire selon un calendrier symbolique. À ce propos, cf. par exemple Frauenmystik im Mittelalter, éd. P. Dinzelbacher et D. Bauer, Ostfildern, Schwabenverlag, 1985.

138

DAVID AUBERT IV. LA VISION DE TONDALE À L'AUTOMNE DU MOYEN AGE

Le climat culturel et spirituel flamand du XV® siècle, fortement conditionné par le courant la devotio moderna, offre un contexte idéal pour la diffusion de la VT. La circulation du texte latin est attestée par de très nombreux témoins qui ont été copiés dans les scriptoria des villes comme Utrecht, Louvain, Gand et Bruxelles?, mais sa circulation était confiée surtout à une transmission de type oral, grâce aux nombreux

prédicateurs actifs à cette époque?!. Parmi ces prédicateurs, nous citerons surtout Denis van Rijkel (1394-1471), mieux connu sous le nom de Denis le Chartreux, prêcheur et théologien qui a manifesté un grand intérêt pour la VT. Il a rédigé notamment deux résumés de la Vision, très courts mais assez détaillés, et les a inclus dans

deux de ses traités : le De quatuor hominis novissimis et le De particulari iudicio Dei, où le texte est également soumis

à une analyse théologique approfondie??. Denis le Chartreux est une figure-clé dans la diffusion du texte et nous intéresse particulièrement car il entretient des 20Cf. la liste des manuscrits proposée par Nigel F. Palmer, op. cit., pp. 5-10. Cinq manuscrits du XVFSs. ont été copiés à Utrecht, où ils sont conservés encore aujourd’hui (Palmer, n°% 126-130), un autre manuscrit a été co-

pié dans les mêmes années à Louvain et un septième à Dendermonde, près de Gand, vers 1475. Trois autres manuscrits datés entre le XIII et le XV® siècles, de provenance inconnue, sont conservés à Bruxelles et un autre manuscrit à Gand (Palmer, n° 40). 21La présence de très nombreux prêcheurs dans les Flandres est bien attesté à cette époque cf. par exemple J. Huizinga, L'Automne du Moyen Âge (1919), tr. fr. Paris, Payot, 1932 (réimpr. 2002)., pp. 31-31 auquel nous empruntons, évidemment, le titre de ce paragraphe. 2Cf. J. Endepols, R. Verdeyen, Tondalus’ Visioen en St. Patricius’ Va-

gevuur, Gand, W. Siffer / La Haye, Martinus Nijhoff, 1914, qui proposent l'édition synoptique des deux versions de Denis le Chartreux (pp. 81-86 ).

INTRODUCTION

139

rapports très étroits avec la famille des ducs de Bourgogne. Il a été d’abord conseiller de Philippe le Bon et plus tard, dans les dernières années de sa vie, il a été proche de Marguerite

d’ York, dont il peut être considéré comme une sorte de père spirituel. C’est donc peut-être par son intermédiaire que la duchesse a pris connaissance de la VT. D'autre part, il ne faut pas oublier que la VT circulait également à travers la version de Vincent de Beauvais, tant dans

le texte latin que dans la traduction de Jean de Vignay. La collection ducale contenait depuis longtemps un exemplaire de la traduction, et notamment la série B (réalisée vers 1370). De

plus, deux autres séries du Miroir historial étaient présentes en Bourgogne, notamment la série G, appartenant à Louis de Bruges, et la série Ep, exécutée vers 1475 pour Édouard IV,

roi d'Angleterre et frère de Marguerite d’York?{. Bref, en l’an 1475, au moins cinq versions de la VT étaient

présentes dans les états bourguignons : la version originale de Marcus, les deux versions abrégées de Denis le Chartreux, la

version du Speculum historiale et sa traduction française par Jean de Vignay. Si David Aubert a traduit le texte original, rien n’exclut que la duchesse ait pris connaissance du récit à travers une autre version, ou bien à travers un sermon. On

peut bien imaginer qu’elle ait manifesté le désir d’en posséder une copie et que son indigne escripvain ait pris la peine de récupérer le texte original. 23Ch. Weightman, Margaret of York, Duchess of Burgundy, 1446-1503, Gloucester, A. Sutton / New York, St Martin’s Press, 1989 (réimpr. 1993),

pp. 198-199 ; M. Cheyns-Condé, « L'expression de la piété des duchesses de Bourgogne au XV£ siècle dans la vie quotidienne et dans l’art », dans Rencontres de Strasbourg. La Devotio Moderna dans les pays bourguignons et rhénans, des origines à la fin du XVI siècle, Publications du Centre Européen d'Études Bourguignonnes, 29 (1989), pp. 47-64 (p. 48). ZL, Brun, M. Cavagna, art. cit., pp. 403-405.

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La collection de Marguerite d’York La collection de manuscrits de la duchesse Marguerite offre un bon exemple des lectures pieuses des nobles laïcs à la fin du Moyen Âge, constituées principalement d'œuvres hagiographiques, morales et ascétiques®. Selon la tendance de l’époque, Marguerite d’York était fortement attirée par la vision, tant comme expérience spirituelle que comme genre littéraire. À l’intérieur de sa collection, la VT figure parmi bien d’autres ouvrages concernant l’au-delà et le salut éternel, tant sous forme de révélations,

avec l’Apocalypse de saint Jean, la Consolation de Boèce et la Vision de Guy de Thurno, que sous forme de traités, avec l’Elucidarium d’Honorius Augustodunensis, et surtout sous forme de voyages dans l’au-delà, avec le Purgatoire de saint Patrice. Marguerite se voit même attribuer une expérience mystique par Nicolas Finet dans son Dialogue de la duchesse de Bourgogne à Jésus Christ. D’autres récits visionnaires sont intégrés à l’intérieur de l’œuvre du même Nicolas Finet, Benois seront les miséricordieux, et notamment

la Vision et ressusscitaction d’un chevalier, adaptée des Dialogues de Grégoire le Grand%. 2SL'inventaire de la collection de la duchesse a été dressé par K.A. Barstow dans lès annexes aux actes du colloque Margaret of York, op. cit., pp. 257-263. À propos des collections manuscrites des laïcs à la fin du Moyen Age, cf. G. Hasenohr, « Aperçu sur la diffusion et la réception de la littérature de spiritualité en langue française au dernier siècle du Moyen Âge », dans Wissensorganisierende und wissensvermittelnde Literatur im Mittelal-

ter, éd. N.R. Wolf, Wiesbaden, Reichert, 1987, pp. 57-90 ; Ead., « Religious reading amongst the laity in France in the fifteenth century », dans : Heresy and literacy, 1000-1530, éd. P. Biller, A. Hudson, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, pp. 205-221. 26Bruxelles, Bibliothèque Royale, ms. 9296, fol. 137v. Il s’agit du chapitre De Morte militi Stephani, qui est une source de notre texte.

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La matière eschatologique et la tradition visionnaire constituent en somme l’un des centres d’intérêt majeurs de Marguerite d’York. Cependant, si la VT se trouve classée parmi bien d’autres œuvres de même argument, il existe plusieurs éléments qui contribuent à isoler ce texte et à lui conférer, parmi les lectures de la duchesse, une place particulière et privilégiée. Tout d’abord, le fait d’isoler un texte visionnaire en lui consacrant un manuscrit tout entier constitue un choix assez exceptionnel. En raison de leur taille et de leur argument, ce type de récits se prête davantage à la mise en recueil ou à l’insertion dans des compilations hétérogènes de textes

hagiographiques, théologiques et moraux?’. La richesse de la décoration et la concentration des enluminures constituent un autre signal important en ce sens. Si la quasi-totalité de la bibliothèque de la duchesse comprend des manuscrits richement enluminés, la qualité de la déco-

ration et surtout la densité des miniatures (20 images sur 45

feuillets) font de ce codex un exemple unique’£. 271La VT se trouve toujours située à côté de différents types d’ouvrages de contenu hagiographique, dévotionnel ou didactique. Cette considération intéresse aussi les autres visions diffusées à la fin du Moyen Âge, comme par exemple la Vision de saint Paul, cf. H. Braet, « La réception médiévale de l’Apocalypse paulinienne, une réécriture de l’au-delà », dans Miscellanea di Studi Romanzi offerta a Giuliano Gasca Queirazza, éd. A. Cornagliotti, et alii, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1988, tome I, pp. 75-89.

28 Cette version a été considérée pendant longtemps comme la seule copie enluminée de la VT, cf. Th. Kren et R.S. Wieck, The Visions of Tondal from the library of Margaret of York, op. cit. p. 18; P. Charron et M. Gil, «Les enluminures des manuscrits de David Aubert », dans Les manuscrits de David Aubert « escripvain » bourguignon, éd. D. Quéruel, Paris, Presses Universitaire de Paris-Sorbonne, 1999, pp. 81-100 (p. 95). Les deux interventions oublient pourtant la version du texte contenue dans le MH de Jean de Vignay, dont la plupart des manuscrits comprennent des enluminures représentant Tondale et son ange.

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Finalement, il faut souligner que les manuscrits appartenant à la collection de la duchesse n’ont pas été tous effectués sous sa commande : plusieurs ouvrages ont constitué des pré-

sents qu’elle a reçus en hommage?”, d’autres lui ont été probablement transmis par ses proches ou ses aïeuls, mais les éléments disponibles ne permettent pas toujours d’en déter-

miner l’origine”, L’explicit de notre texte déclare, par contre, que l’ouvrage a été exécuté à sa demande. Un miroir au prince pénitentiel

La dévotion et la sensibilité de Marguerite d’York ne suffisent pas, à notre avis, pour comprendre la signification que ce texte a dû assumer à ses yeux et qui l’a amenée à le choisir pour l’un de ses manuscrits les plus précieux. Nous avons fait mention des éléments qui ont déterminé le succès et la diffusion de ce récit à la fin du Moyen Âge, en insistant notamment sur l’universalité de sa valeur exemplaire, qui inclut les couches laïques et nobiliaires de la société : chevalier d'Irlande, Tondale incarne l’image du péché lié au mauvais emploi de la force et du pouvoir. Dans la version de David Aubert, l’appartenance de Tondale à la haute société chevaleresque est fortement mise en relief dès l’incipit du texte, un incipit original du traducteur qui ne trouve pas de correspondant dans le texte latin : Cy commence la table des rubriches de ce present traittié, intitulé Les visions du chevallier Tondal, grant seigneur en la terre d’Irlande, seant non pas moult loing du noble et puissant roiaulme de Bretaigne la grant, a present nommé Angleterre.

Cf. l'Annexe aux Actes du Colloque de Malibu, op. cit., n°$ 9-11. 30bid., n°° 12-23,

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David Aubert n’évoque jamais le protagoniste sans rappeler son titre de chevalier (l’ame du chevalier; l’ame du che-

valier Tondale, etc.); de même, lorsqu'il dresse le portrait du protagoniste, il insiste sur la noblesse de sa « maison »,

sur l’excellence de son éducation et surtout sur son caractère « courageuz et hardi » : Monseigneur Tondal doncques estoit alors jenne de age et de moult noble maison estrait et si estoit haitié et fort de membres, joieulz, et portoit chiere d’homme belle et riant,

delicieusement nourri et eslevé fut il, curieusement vestu, moult courageuz et hardi estoit.

Les aspects liés à la condition et au portrait de Tondale constituent, à notre avis, la clé de lecture et d’interprétation de cette

traduction qui implique, selon une tradition bien enracinée à la cour de Bourgogne, l'identification entre le protagoniste du récit et un personnage réel, à savoir - on l’aura compris - le duc Charles le Téméraire, mari de Marguerite d’York. Sous plusieurs aspects, le portrait de Tondale correspond à l’image du duc Charles, telle qu’elle nous a été transmise par l’historiographie ancienne et moderne, notamment par rap-

port à son caractère fier et impétueux®!. L’adjectif hardi, utilisé à trois reprise en l’espace de vingt lignes (188, 197, 208),

pourrait être compris comme une allusion au duc*?. Mais l'indice le plus explicite en ce sens concerne les deux premières miniatures, montrant la scène du banquet et la mort temporaire de Tondale (ff. 7 et 11), où celui-ci est représenté, en habit de l’époque, avec l’emblème de la Toison d’Or, l’ordre chevaleresque fondé par Philippe le Bon, 31Cf. par exemple, J.-M. Cauchies, Louis XI et Charles le Hardi. De Péronne à Nancy (1468-1477) : le Conflit, Bruxelles, De Boek, 1996. 32 Au XV° siècle, le surnom du duc Charles était bien «le Hardi » alors que l'appellation de « Téméraire » ne lui a été attribuée qu’à l’époque moderne par les historiens français.

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dont Charles le Téméraire fut l’un des membres les plus fer-

vents. La mention du « noble et puissant roiaulme de Bretaigne la grant, a present nommé Angleterre » renvoie à l’origine du commanditaire, Marguerite d’York, mais pourrait également entre interprétée dans la perspective de l’identification de Tondale à Charles le Téméraire, notamment à travers l’assi-

milation de leur respectives « situations politiques » : comme le duc, Tondale est le « grand seigneur » d’une « terre » (l’Ir-

lande - la Bourgogne) qui se trouve non loin d’un « noble et puissant royaume » (l’ Angleterre - la France). D’un autre côté, la mention du royaume de Bretagne évoque également la tradition des romans arthuriens et pourrait être lue dans la perspective d’une contamination entre la matière eschatologique et la matière romanesque obtenue, comme on l’a dit, à travers l’emploi des termes « aventure » et « merveille », qui assimilent l’expérience de Tondale à une « queste » chevaleresque. Tous ces éléments supportent l’assimilation entre Tondale et le duc Charles le Téméraire, ce dernier étant consi-

déré comme l’une des dernières figures chevaleresques de la fin du Moyen Âge. L'expérience de Tondale peut être interprétée, sous certains aspects, comme une sorte de palingénésie du chevalier :

il ne faut pas oublier que le texte original a été composé à une époque où l’idéal du miles Christi, du chevalier au service de la Chrétienté, venait de trouver sa réalisation dans la 33Parmi ses manuscrits, le duc possédait l’acte de la fondation de l’ordre de la Toison d'Or, les statuts et l’histoire de l’ordre, cf. P. Cockshaw, C.

Lemaire, A Rouxet, Charles le Téméraire. Exposition organisée à l’occasion du cinquième centenaire de sa mort, Bruxelles, Bibliothèque Royale Albert ler, s. éd., 1977, n° 10, 11a, 84, 85, 86, 88, 89, 91.

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fondation de l’Ordre du Temple (1129), aussitôt célébré par saint Bernard de Clairvaux dans son De laude novae militiae (1130), et participe donc également à l’élaboration et à la

promotion de l’idéal chevaleresque**. Dans la Bourgogne de la fin du Moyen Âge, on assiste à une véritable renaissance de

cet idéal. Le programme politique et culturel du duché propose justement une régénération de la chevalerie, à travers la récupération des anciennes valeurs incarnées par les héros littéraires du passé. Dans ce contexte culturel, social et politique, la VT réapparaît, sous un habit complètement renouvelé, avec la même fonction exemplaire et la même portée didactique : le pouvoir, la vaillance et le courage du cheva-

lier doivent être soumis à la miséricorde divine, faute de quoi ils représentent des dangers pour son salut éternel. Selon notre hypothèse, Marguerite d’York aurait donc commandité ce texte afin de le soumettre à l’attention de son mari, selon la tradition des « miroir aux princes », une tra-

dition bien répandue à cette époque. Dès son avènement au pouvoir, George Chastelain avait offert au même duc le livre intitulé Advertissement au duc Charles, un ouvrage construit

selon la fiction du songe allégorique, contenant une série de conseils adressés au duc sur la gestion du pouvoir. Selon Jacques Monfrin, la plupart des ouvrages qui avaient été offerts au duc, souvent par l’intermédiaire de sa mère Isabelle 3411 est important de rappeler que saint Bernard de Clairvaux est cité dans le prologue original du texte latin. Probablement, le moine Marcus, auteur du texte, avait rencontré personnellement Bernard à Clairvaux, dans son itinéraire entre l'Irlande et le sud de l’Allemagne. Cf. R. Verdeyen, « La date de la vision de Tondale et les manuscrits français de ce texte », Revue Cel-

tique, 28 (1907), pp. 411-412. 37. Kervyn de Lettenhove, Advertissement au duc Charles soubz fiction de son propre entendement parlant a luy-mesme, dans Œuvres de Georges

Chastellain (1863-1866), rééd. Genève, Slatkine, 1971, vol. IV, pp. 285-333.

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de Portugal, doivent être également lus dans une telle perspective didactique : les souverains et tyrans de l’antiquité, dont il possédait les biographies (Hiron, Cyrus, Alexandre le Grand et César) constituaient des modèles négatifs vis-à-vis desquels le duc était censé prendre ses distances cu Si Isabelle de Portugal avait échoué dans son propos d’adoucir le caractère de son fils à travers les modèles de l’Antiquité, Marguerite d’York allait essayer une dernière tentative en proposant à son mari le modèle d’un chevalier converti, d’un « grand seigneur » « courageux et hardi », qui était sur le point de se perdre par son outrecuidance et qui a été sauvé à travers une « aventure » merveilleuse. À défaut d’être dédicacé au duc, le texte attire l’attention sur lui-même avec un

éclat sans égal, dont la réalisation a été confiée au pinceau de Simon Marmion, l’un des peintres et miniaturistes pré-

férés du duc*?. Un tel apparat d’enluminures représente, en quelque sorte, l’habit cérémonial que le texte doit revêtir afin d’être admis au chevet du prince. La biographie du duc montre que la démarche de Marguerite d’York ne donna pas les résultats espérés puisqu'il mourut en 1477, deux ans après la réalisation du texte, lors du siège de la ville de Nancy.

367. Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », dans L'Humanisme médiéval dans les lettres romanes du XII au XIV° siècle, éd. A. Fourrier, Paris, Klincksieck, 1964, pp. 217-246.

*7Cf. P. Cockshaw, C. Lemaire, A Rouxet, Charles le Téméraire, op. cit., p. 82.

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V. ÉTUDE LINGUISTIQUE Le texte de David Aubert présente les caractères généraux de la scripta du moyen français commun, avec quelques traits plus particuliers qui le rattachent aux domaines du Nord et du Nord-Est. Les faits linguistiques les plus remarquables intéressent les retablissements étymologiques dans la graphie et l’élaboration syntaxique. PHONETIQUE Vocalisme La désinence finale féminine -iee, issue de yod + -ata, tend

à se se reduire à -ie. Ce phénomène intéresse principalement les adjectifs féminins : menachie (32, 312), attachie (602), traveillie (3 occ.), chargie (5 occ.) à côté

de chargiee (780), jugies (701, 1025), mengies (975), entrelachies (1699). Trait caractéristique du Nord et de l’Est (Gossen $ 8 ; Chaurand p. 84). À + ! mouillé aboutit à eil dans tous les mots du paradigme de traveil (713, 786, 1086, 1124) (Pope $1322). La diphtongue ai, issue du groupe a + yod latin ou roman se réduit à a : agus (7 occ.) < acutus, cf. aussi le verbe aguiser (265, 1037), aguillons (1277)