Bachelard, un regard brésilien 9782296023109, 229602310X

Si la Grèce demeure le berceau de la philosophie, la vieille Europe n'a plus aujourd'hui le monopole de la pen

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French Pages 148 [147] Year 2007

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Bachelard, un regard brésilien
 9782296023109, 229602310X

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Bachelard : un regard brésilien: Entretiens et présentation de Jean-Luc Pouliquen
TABLE DES MATIERES

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BACHELARD

:

UN REGARD BRÉSILIEN

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(Ç)L'Harmattan, 2007 ISBN: 2-296-02310-9 EAN : 9782296023109

MARL y BULCÀü

BACHELARD : UN REGARD BRÉSILIEN

Entretiens et présentation de Jean-Luc Pouliquen

Préface de François Dagognet

L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique; FRANCE

L'Hannatlan Hongtie Konyvesbolt Kossuth

L. u. 14-16

1053 Budapest

Espace L'Harmattan

Kinshasa

Fac..des

Sc Sociales, Pol et Adm. , BP24J, KIN XI

Université

de Kinshasa

- RDC

75005 Paris

L'Harmattan

Italia

Via Degli Artisti, 10124 Torinn IT ALlE

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L'Harmattan

Burkina

Faso

1200 logements villa 96 ] 2B2260 Ouagadougou

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Ouverture philosophique Collection dirigée par Dominique Chateau, Agnès Lontrade et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Déjà parus Christian SA VES, Eloge de la dérision: une dimension de la conscience historique, 2007 Bernadette GADOMSKI, La Boétie, penseur masqué, 2007. Gabriel Marcel-Max Picard. Correspondance 1947-1965, introduit par Xavier TILLIETTE et texte établi de Anne MARCEL et Michaël PICARD, 2006. Jean C. BAUDET, Une philosophie de la poésie, 2006. Gaëll GUIBERT, Félix Ravaisson, 2006. Frédéric STREICHER, La phénoménologie cosmologique de Marc Richir et la question du sublime, 2006. André AUGÉ, Mille et une pensées d'Alain, 2006. Marc DURAND, Trois lectures du Phédon de Platon, 2006. Micheline et Vincent BOUNOURE, Légendaire Mélanésien, 2006. Eustache Roger Koffi ADANHOUNMÉ, L'utopie des inventions démocratiques, 2006. Nadia BOCCARA, David Hume et le bon usage des passions, 2006. Alain TORNA Y, Emmanuel Lévinas, philosophie de l'Autre ou philosophie du Moi ?, 2006. Nadine ABOU ZAKI, Introduction aux épîtres de la sagesse, 2006. Lambert NIEME, Pour une éthique de la visibilité dans l'invisible, 2006. Michel DIAS, Hannah Arendt. Culture et politique, 2006.

Préface aux Entretiens Dans un court texte, nous assistons à un échange vif et toujours topique entre un philosophe et un poète. Il va beaucoup nous apprendre. Il ne nous laisse pas indifférent. D'abord, Marly Bulcao est amenée à un récit personnel qui touche à son existence, à ses activités, à ses goûts, à ses passions. Le poète a su l'entraîner. Généralement, les penseurs se cachent. Ils s'enferment dans un théorique qui les emprisonne. Ils

nous privent d'une communication - Ils souscrivent aux règles conventionnelles. Leur philosophie, de ce fait, s'en dessèche. Pourquoi ce Masque? Les maîtres, heureusement, ne l'ont pas porté. Ainsi Descartes nous a informé de sa jeunesse comme de sa retraite, en Hollande, afin d'écrire son célèbre Discours de la Méthode. Et nous sommes tous attachés à ce récit chaleureux. Marly Bulcao a emprunté ce chemin et Jean-Luc Pouliquen

I y a poussée.

Que savons-nous, alors de sa vie philosophique? Je laisse au lecteur le soin de s'en aviser. Et je lui demande aussi de rechercher pourquoi les philosophes ne retiennent pas cette vie (une sorte de Psychanalyse Objective, sur les obstacles ou le barrage à l'AutoBiographie) . Autre récolte, ce texte nous éclaire,psychologiquement, sociologiquement, mais aussi indirectement, sur la Société Brésilienne en mouvement. Marly Bulcao nous en donne un bel échantillon: hier, hommes et femmes n'entraient pas à égalité dans la vie. Auguste Comte -le philosophe fétiche des Brésiliens avait lui-même séparé et inégalisé les sexes. S'il avait

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auréolé Clotilde, il l'avait aussi confinée dans un rôle auquel elle se plierait. Aujourd 'hui, le Brésil permet l'entrée de la femme dans le Professorat de l'Université: il ne craint pas le renouveau. D'ailleurs, le Bachelardisme qui a enflammé Marly Bulcao a aidé la philosophe à se soucier de la politique. Le fait de condamner la continuité et de

défendre la rupture - en épistémologie

-

crée un état

d'esprit mobilisateur. On brisera justement les idoles. Mais ce " texte-Réponse" réussit encore un exploit, rien moins que la Carte du Monde Philosophique. Il devait le diviser en quatre continents (fort inégaux, quant à leur étendue): le néopositivisme (inspiré par l'Amérique et ses Analyses cognitivistes) - le positivisme moribond (le Brésil, plus qu'une autre nation, l'a jadis accueilli) l'épistémologie traditionnelle, avec sa sécheresse et ses côtés abstraits, l'Europe se reconnaît en elle... Enfin - le dernier, non le moindre - le Bachelardisme rayonnant. Ce n'est encore qu'une République ou une île mais Marly Bulcao lui promet l'Avenir. Pourquoi? Il a su relier la vérité et l 'Histoire, il a dramatisé la trajectoire scientifique. Il a reconnu la rupture, il a même mêlé du personnel, une note poétique (un éclat, une étincelle) à la démonstration qui en perdait son austérité. Que peut-on souhaiter de plus? Le lecteur de ce texte entrera dans une existence et ses passions (un récit sous subjectivité) ; il sera informé d'une société en mouvement (la tension politique); enfin il lui est proposé un Tableau de la variété conceptuelle. Nous est évité un exposé doctrinal; le texte vient à nous dans la clarté et la rigueur explicative, et le poète saura y ajouter de quoi le rendre plein de feu. François Dagognet

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Entretiens de Marly Bulcao avec Jean-Luc Pouliquen

Jean-Luc Pouliquen : Marly Buldio, qu'est-ce qui vous a amené à la philosophie? Marly Bulcào : Lors de ma dernière année de lycée, mon intention était d'étudier la psychologie. Je crois qu'aujourd'hui je détesterais être psychanalyste, mais à cette époque c'était le métier que je voulais exercer. Un jour, un ami de mon frère qui étudiait dans le dernier degré de philosophie à la Faculdade Nacional de Filosofia da Universidade do Brasil (aujourd'hui Universidade Federal do Rio de Janeiro), m'a demandé si je voulais l'accompagner pour assister à un cours de philosophie antique. Malgré ma timidité, j'avais alors dix-sept ans, j'ai accepté. Dès les premiers mots entendus, j'ai été envahie par une sensation merveilleuse où le plaisir se mélangeait à l'étonnement. C'était un cours sur Platon et le professeur s'appelait José Américo. À partir de cet instant, je n'ai plus quitté la philosophie. J'ai commencé par passer le vestibular, c'est le nom que l'on donne au baccalauréat au Brésil, puis je suis entrée à l'Université. J-L P: Pourriez-vous nous tracer les grandes lignes de l'enseignement que vous avez suivi à l'Université? M B: J'ai une formation très complète en philosophie. J'ai étudié des disciplines comme l'esthétique, l'éthique, la logique, l'épistémologie, la cosmologie, l'ontologie. Jusqu'à la maîtrise, j'ai suivi des cours d'histoire de la philosophie, à la fois antique et moderne. Dans la philosophie contemporaine, j'ai beaucoup étudié Bergson, parce que c'était la mode à l'époque. J-L P: Quelles sont les matières que vous avez préférées?

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M B: Je me suis passionnée pour l'histoire de la philosophie parce que ceux qui l'enseignaient étaient inoubliables. Pour la philosophie grecque, j'ai retrouvé le professeur José Americo qui est à l'origine de ma vocation. La philosophie contemporaine était enseignée par Alvaro Viera Pinto. Au moment de la dictature, il a été contraint de s'exiler à cause de ses idées de gauche. Il parlait huit langues dont le grec. Lorsqu'il est revenu au Brésil son psychisme était atteint. Il avait peur de tout le monde. Il était même impossible de lui rendre visite et de lui parler. Quel regret alors de ne pouvoir continuer à échanger avec celui dont les interprétations des philosophes avaient toujours été très originales. J-L P: Et qu'avez-vous le moins aimé? M B: Il y a une discipline que je détestais, c'était la métaphysique. Celui qui l'enseignait s'y prenait mal. Ses leçons n'étaient pas claires et semaient la confusion parmi les étudiants qui voulaient à travers la métaphysique s'initier aux grands thèmes qu'aborde la philosophie. De plus il avait la mauvaise habitude de s'en prendre à ceux qui ne pensaient pas comme lui. Notre professeur d'esthétique n'était pas très bon non plus. Il nous présentait les écoles et les mouvements artistiques en procédant à des classifications un peu trop systématiques à mon goût. Il était très gentil certes et attaché à son métier mais ses méthodes d'enseignement étaient complètement dépassées. J-L P: Avançant dans vos études, il vous a fallu préciser vos choix, vous engager plus particulièrement dans une discipline. Comment avez-vous procédé?

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M B: Lors de mon année de maîtrise, j'ai un peu étudié la philosophie des sciences. Mais il s'agissait de l'approche anglo-saxonne néopositiviste que je n'aimais pas beaucoup. Alors, lorsque le cours s'est terminé, je me suis tournée vers les auteurs français d'épistémologie comme Bachelard, Canguilhem, Koyré, etc. Et puis j'ai décidé de consacrer mon mémoire de maîtrise à la pensée de Gaston Bachelard. Le titre de mon mémoire était: La construction de l'objet scientifique chez Gaston Bachelard. Ensuite j'ai poussé plus loin mes investigations, toujours sur le versant épistémologique de Bachelard. Cela m'a conduit à ma thèse de doctorat qui a porté sur l'influence de Léon Brunschvicg sur Gaston Bachelard. J-L P : Que vous a-t-elle permis de mettre en lumière? M B : J'ai essayé principalement de montrer l'originalité de la pensée de Bachelard qui ne continue pas celle de Brunschvicg. J'ai été très intéressée d'analyser le thème de la raison chez les deux auteurs et de démontrer la discontinuité, voire la rupture de la pensée de Bachelard par rapport à celle de son professeur et ami. Comme mathématicien, Brunschvicg défend une idée de raison très abstraite. Et même s'il parle du progrès discontinu de la raison, il admet implicitement une forme de continuité, parce que selon lui, l'esprit chemine à travers la connaissance pour arriver à une conscience morale. Alors, il y a pour Brunschvicg, à mon avis, un esprit qui reste, qui continue sous les échanges du savoir. De son côté, Bachelard défend l'idée de discontinuité jusqu'à ses dernières limites. Il montre ainsi l'historicité et le caractère concret de la raison. J-L P: Gaston Bachelard occupe toujours votre activité philosophique. Vous lui avez consacré plusieurs livres et 13

articles. Vous avez même organisé à Rio, en septembre 2003, un colloque international à son sujet. Qu'est-ce qui vous a tout de suite séduit chez ce philosophe? M B : Ma rencontre avec Bachelard est le fait du hasard. A Brasilia, où j'habitais alors, j'avais l'habitude de me rendre dans une librairie. Un jour j'ai feuilleté Le nouvel esprit scientifique. Les premières pages m'ont beaucoup plu et j'ai décidé d'acheter le livre. Sa lecture a été pour moi une découverte très agréable. L'auteur y parlait de science en partant des origines. Il insistait sur les discontinuités du savoir scientifique en même temps que sur son historicité. Mais le plus important était ailleurs. Une caractéristique étonnante de l'ouvrage me rendait sa lecture attractive. Gaston Bachelard utilisait un langage quasi-poétique, métaphorique, qui n'excluait ni la rigueur ni la précision, qualités indispensables pour traiter d'épistémologie. Il savait comment jouer avec les mots. Cela tranchait avec tous les autres philosophes des sciences que j'avais déjà eu l'occasion d'étudier. Quand je suis revenue à Rio de Janeiro, j'ai décidé de faire ma maîtrise avec le sentiment que mon mémoire risquait fort de se diriger vers la pensée bachelardienne, la pensée d'un philosophe paysan, bien singulier par rapport aux philosophes que l'on trouve habituellement en Sorbonne. J-L P: Il me semble comprendre que votre formation philosophique ne s'est pas réalisée d'un seul trait. Pour reprendre un terme que vous avez utilisé plusieurs fois, elle a été discontinue. Avez-vous vécu cela comme un inconvénient ou au contraire comme un avantage? M B: Je pense que la discontinuité est positive dans la vie humaine car elle amène toujours de nouvelles expériences. Vivre la nouveauté est pour l'homme une 14

provocation à la création. Malgré cela, il aime la continuité dans sa vie parce que vivre dans la continuité c'est vivre dans la tranquillité. Ma vie personnelle a été régie par la continuité à travers un mariage qui a duré de nombreuses années; elle l'est toujours par l'amour que je porte à mes enfants. Cependant mes études ont été marquées par la discontinuité et cela leur a donné de la force et de la vigueur qui m'ont permis une connaissance plus profonde de la philosophie. Un jour, lors du lancement d'un livre de Roberto Machado, grand professeur et philosophe brésilien, ce dernier m'en a offert un exemplaire avec cette dédicace: « Pour Marly, qui est restée toujours fidèle à ses amours ». Il voulait par là signifier que je suis toujours restée fidèle à la pensée de Bachelard. La vérité est que si je chemine depuis le début dans son œuvre, je suis toujours en train de changer de thème et d'approche, faisant des comparaisons avec d'autres philosophes. Et même fidèle à Bachelard, je rectifie mon interprétation de sa pensée, ce qui fait que la discontinuité est toujours présente pour impulser de la nouveauté. J-L P: Partons si vous le voulez bien du premier Bachelard, c'est-à-dire de celui qui vous a touchée avec un livre d'épistémologie. Y a-t-il au Brésil, un pays qui a inscrit sur son drapeau une devise empruntée à Auguste Comte, le père du positivisme, un rapport particulier avec la rationalité? M B: Il y a eu en effet au Brésil une grande influence d'Auguste Comte sur la conception de la science, de la rationalité et aussi sur la conception de l'école et de la pédagogie. Durant les années trente, les militaires ont été très présents dans la vie politique du pays. Il y avait parmi eux de nombreux positivistes. C'est ce qui explique la devise sur le drapeau brésilien. 15

J-L P : Ordre et Progrès. MB: À l'université, j'ai beaucoup étudié la philosophie d'Auguste Comte. Elle a nourri chez moi une foule de critiques car d'emblée je l'ai trouvée dépassée. Ce qui m'a enthousiasmée dès que j'ai lu Bachelard, c'est que la nouvelle conception de la rationalité qu'il proposait, était à l'opposé du positivisme. Bachelard a ouvert pour moi un nouveau monde avec ses notions de rationalité historique et de discontinuité, qui éloignent à jamais l'idée de classification, source à mon sens de fermeture de la pensée. J-L P: Comment s'est traduit le positivisme l'éducation et la pédagogie?

dans

MB : Aujourd'hui encore, son influence est très forte dans les écoles et les programmes scolaires. Elle se manifeste par exemple dans la classification du savoir en différents champs. Les champs scientifiques y sont privilégiés et reçoivent les aides financières les plus importantes. J'en ai eu la confirmation lorsque j'ai organisé le colloque sur Gaston Bachelard. l'ai bien compris que la philosophie, la littérature, la poésie et les arts n'avaient pas la même importance que les sciences pour la direction de l'université. J-L P: Le positivisme a aussi laissé des traces en France. M B : Concernant la pédagogie, le positivisme a pour effet de présenter la connaissance, comme quelque chose de fermé et de définitif. A la suite de Bachelard, j'aime pour ma part, montrer à mes étudiants que la connaissance est au contraire rénovation et nouveauté.

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J-L P: En allant plus loin, nous pourrions même rêver que la philosophie ouverte de Gaston Bachelard prenne dans le Brésil d'aujourd'hui la place qu'a occupée celle d'Auguste Comte au siècle dernier. La devise « Ordre et Progrès» pourrait alors être remplacée par « Raison et Imagination ». M B : Nous n'en sommes pas encore là. S'il est vrai qu'il y a beaucoup de bachelardiens dans les universités du Brésil, en particulier dans les domaines de la philosophie, des sciences et de la psychologie, l'organisation générale de la société reste sous influence positiviste. J-L P: Je me suis laissé dire qu'il y avait à Paris, une sorte de chapelle dédiée au culte positiviste dont l'entretien et la conservation étaient assurés par de riches Brésiliens. Voici une preuve supplémentaire de la persistance des liens du Brésil avec la philosophie d'Auguste Comte et en même temps avec la France. Justement quelle place occupent aujourd'hui les philosophes français dans le paysage intellectuel de votre pays? M B: Nous avons aussi à Rio une chapelle positiviste mais elle n'est pas beaucoup fréquentée. Très peu de Cariocas la connaissent. Cela n'empêche pas qu'il y ait encore ici de manière non explicite une grande influence de la philosophie d'Auguste Comte. Pour revenir à la philosophie de Bachelard, elle n'occupe pas une place comparable à celle qu'a occupé par le passé le positivisme. D'autres penseurs français comme par exemple Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard ou Michel Serres sont aussi très étudiés. En considérant ces nouvelles influences, si l'on décidait de remplacer la devise Ordre et Progrès, il faudrait plutôt choisir Raison et Rupture car pour qu'il y 17

ait progrès et développement, il faut, à mon sens, nier le passé et chercher le nouveau, la nouveauté, qui sont les véritables ressorts propulseurs de progrès. J-L P: Où situeriez-vous la rupture dans cette philosophie française qui continue d'influencer la vie intellectuelle du Brésil ? MB : Il est très difficile de faire des comparaisons entre des philosophes qui ont vécu à des époques et dans des contextes fort différents, qui ont étudié des domaines très éloignés les uns des autres. Mais d'une manière générale, on peut voir une séparation dans l'approche qu'ils ont de la vérité. Je crois qu'au regard de l'histoire de la philosophie, on peut diviser les philosophes en deux groupes. Le premier groupe est celui des philosophes qui croient en l'existence d'une vérité universelle, cette vérité peut être: la Science, l'Être, etc. Le deuxième groupe est celui qui va admettre, au contraire, que la vérité est historique, circonstancielle, relative. Elle est l'expression de l'homme, simple mortel, et va dépendre ainsi du contexte où elle est située. A mon sens la rupture entre Auguste Comte et les philosophes que j'ai cités ensuite se trouve là. Lui appartient au premier groupe, les autres au second. J-L P: Au delà des oeuvres, quels liens personnels vous rattachent à la France ? M B: J'ai toujours beaucoup aimé la France. Très petite, j'ai été séduite par les contes de Perrault, par l'histoire des rois de France. Dans ma jeunesse, j'ai lu les livres de Sartre et de Simone de Beauvoir qui ont beaucoup influencé au Brésil la génération des années soixante. Je rêvais de pouvoir un jour venir à Paris. Ce rêve s'est 18

réalisé après mon mariage. Quand je suis arrivée pour la première fois à Paris, j'ai ressenti une grande émotion. Le fait de me retrouver sur les lieux évoqués dans mes lectures, Saint-Germain-des-Prés, le boulevard SaintMichel, Montparnasse, les cafés et restaurants fréquentés par les intellectuels français, ne pouvait pas me laisser indifférente. Ce fut pour moi un moment inoubliable. Aujourd'hui, j'ai l'habitude de dire que j'aime beaucoup aller à Paris pour les sentiments contradictoires que j'y

éprouve. Je suis à la fois dans le voyage - une chose que j'aime - et en même temps j'ai l'impression d'être chez moi. De cela, j'en ai eu le pressentiment dès ma jeunesse. Je me doutais que des liens très forts, comme ceux que j'ai actuellement, me rattacheraient à la France. J-L P: Accepteriez-vous de nous dire avec qui vous êtes personnellement en contact en France sur le plan de la philosophie? M B: À partir de 1999, j'ai commencé à avoir des contacts très fréquents avec les professeurs et chercheurs du Centre Gaston Bachelard de l'Université de Bourgogne ainsi qu'avec les membres de l'Association des Amis de Gaston Bachelard. Cette relation s'est mise en route parce que le professeur Jean-Jacques Wunenburger, qui était alors directeur du Centre Gaston Bachelard, m'a proposé de préparer un dossier sur la manière dont l' œuvre du philosophe était reçue au Brésil. Tout en sachant que ce travail serait très difficile, j'ai accepté. Le dossier a paru en 2000 dans le numéro 4 des Cahiers Gaston Bachelard avec le sous-titre: Bachelard au Brésil. J'ai réussi à réunir plusieurs articles rédigés par des chercheurs travaillant dans différents champs de savoir de différentes universités brésiliennes, et j'ai pu y ajouter une bibliographie

presque

exhaustive

19

-

si

l'on

considère

l'immensité du territoire de notre pays - de tout ce qui a été publié au Brésil sur le philosophe français. J-L P: Une réalisation peu commune en effet. M B : Cette initiative m'a de plus permis de maintenir un contact au travers duquel se poursuit et s'approfondit la connaissance de l'œuvre bachelardienne. Il me faut citer des noms. Outre Jean-Jacques Wunenburger, aujourd'hui doyen de l'Université de Lyon III, qui a été mon directeur de recherche post-doctorale, je travaille aussi avec le professeur Maryvonne Perrot, actuelle directrice du Centre Gaston Bachelard, ou encore le philosophe et romancier Jean Libis, président de l'Association des Amis de Gaston Bachelard et puis vous-même, Jean-Luc Pouliquen, qui m'offrez ce lien avec la poésie française contemporaine. Lorsque vous êtes venu au Brésil pour donner des cours,

j'ai

pu prendre la mesure avec vous des relations

profondes que Bachelard entretenait avec les poètes et quelques grands courants de la poésie française, comme par exemple l'Ecole de Rochefort, peu connue des chercheurs brésiliens. J-L P: J'ai sous les yeux un numéro de la Revista filos6fica brasileira d'octobre 1993, consacré à Gaston Bachelard, auquel vous avez participé. Tous ses auteurs y sont brésiliens à l'exception d'un seul, François Dagognet. M B: Je ne voudrais bien sûr pas oublier François

Dagognet car il a été mon premier grand contact avec la philosophie en France. François Dagognet a été l'élève de Gaston Bachelard et beaucoup le considèrent comme son continuateur .

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J-L P: Comment avez-vous été amenée à le rencontrer? MB: J'étais en train d'écrire ma thèse de doctorat: « Raison: Contemplation ou Travail - Brunschvicg et Bachelard devant la science» lorsque j'ai découvert à la bibliothèque de l'Université Fédérale de Rio de Janeiro, où j'enseignais alors, un article de François Dagognet qui datait de 1960. Dans cet article, Dagognet montrait qu'il y avait une grande différence entre les deux penseurs malgré l'idée communément admise par la plupart des commentateurs de l' œuvre de Bachelard selon laquelle ce dernier ne faisait que prolonger la philosophie de son aîné. Sa lecture a semé en moi un doute et m'a préoccupée. J-L P : Pour quelles raisons? M B: D'abord parce que j'ai pensé que mon thème de recherche n'était pas très original puisqu'il avait déjà été abordé. Ensuite parce que je ne voulais pas laisser croire à François Dagognet que je l'avais copié. J'ai donc décidé de lui écrire immédiatement. J-L P : Et votre probité intellectuelle a été récompensée. M B: François Dagognet m'a répondu sans attendre me disant qu'il aimerait beaucoup me connaître et lire mon travail. Il a ajouté pour me rassurer que la question du plagiat ne se posait pas. Son article ne faisait que suggérer la comparaison entre les deux philosophes. Il était content que quelqu'un ait l'idée d'approfondir et développer ce thème. Alors j'ai demandé à mon université un congé sabbatique pour venir étudier à Paris et le rencontrer. J-L P: Comment se sont passés rencontre? 21

ce séjour, cette

M B : Je suis venue avec mon mari. Nous sommes restés deux mois. Je n'avais pas reçu de bourse pour cela et la vie à Paris est chère lorsque l'on arrive du Brésil. Mais je ne regrette pas d'avoir été obligée de traverser ces difficultés financières. Cette rencontre avec François Dagognet valait vraiment la peine. Il m'a accueillie très gentiment, m'embrassant bien fort. Il ne cessait de plaisanter en répétant chaque fois: «Je suis très heureux de connaître un philosophe brésilien qui a les mêmes idées que moi. Mais le plus intéressant dans tout cela est que ce philosophe soit une femme!» Après de nombreuses séances de travail où nous avons parlé de la pensée de Brunschvicg et de Bachelard, François Dagognet nous a invités mon mari et moi, à venir dîner chez lui. J-L P : Difficile en effet de parler longtemps de Gaston Bachelard sans céder aux plaisirs de la table. M B : Ce dîner reste pour moi inoubliable. La femme de François Dagognet nous avait préparé un délicieux repas avec pour plat principal une savoureuse pintade. Sans être philosophe, Madame Dagognet avait participé avec intelligence à notre discussion. Nous nous sommes d'emblée bien entendues. Cela se passait en 1994. Une correspondance a prolongé pendant quelques années cette rencontre. Et puis en 2002, à l'occasion d'un colloque international qui s'est tenu à Dijon sur Bachelard et l'écriture, j'ai revu François Dagognet. J'ai encore en tête, les paroles qu'il a prononcées à la fin de ma communication: «Je suis d'accord avec tout ce que tu as dit. Nous deux lisons Bachelard dans la même perspective, ce qui nous rapproche beaucoup. »

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J-L P: Des paroles que l'on n'oublie pas et qui étaient un encouragement à poursuivre la relation avec ce grand philosophe. M B : Quelques mois après cette rencontre de Dijon, je lui ai d'ailleurs adressé mon étude intitulée Diagnostic et Remède: les chemins de la raison artisanale dans la science contemporaine. De son côté, Maryvonne Perrot m'avait proposé de la publier avec les Actes du colloque que l'Université de Bourgogne a consacré à l'œuvre de François Dagognet. Mais pour moi, il était important d'avoir l'opinion de Dagognet lui-même sur un travail qui abordait sa propre pensée. Il m'a écrit pour me dire qu'il avait aimé cette étude qui était vraiment l'expression de sa philosophie des sciences. J-L P: Vous voilà ainsi solidement arrimée à la philosophie française. Permettez-moi de revenir à mon tour sur ce fait, souligné par François Dagognet, que vous êtes une femme. Qu'est-ce que cela change dans votre activité philosophique? M B : Je crois que cela ne change rien. C'est vrai que j'ai eu des obstacles à surmonter dans ma trajectoire de philosophe, mais ces obstacles sont les mêmes pour les femmes et pour les hommes. Au Brésil, le principal problème est de trouver une école ou une université pour enseigner. Comme mon intention était d'avoir une activité dans l'enseignement et la recherche, une fois mes cours terminés, j'ai cherché un poste. Je voulais entrer dans l'université publique (soit Fédérale, soit d'Etat) et pour cela il fallait réussir un concours très difficile. Que l'on soit un homme ou une femme, la difficulté était la même. Dans le Brésil d'aujourd'hui, concernant le monde universitaire, je ne vois pas de préjudices particuliers dont 23

les femmes seraient victimes. Ce qu'il leur faut affronter se retrouve dans tous les pays, une femme doit trouver un équilibre entre sa famille, ses enfants, le travail de la maison et son activité professionnelle. C'est quelquefois très lourd à assumer. J-L P: Tout de même, cette place accordée à la femme dans l'enseignement et la recherche est relativement récente. Feuilletant un livre destiné au grand public qui retraçait 2500 ans de réflexion philosophique, je n'ai trouvé qu'un seul nom: celui de Simone de Beauvoir. Vous m'avez dit l'avoir lue dans les années soixante. A ce moment-là, je suppose que le contexte était bien différent. M B: Je pense que tout ça est effectivement récent. La tradition de pratiquer l'art de philosopher nous vient de la Grèce antique où seulement les hommes avaient le privilège de se dédier à la réflexion. Au Brésil, les femmes ont commencé à avoir une vie intellectuelle et une activité reconnue dans la société avec ma génération. La génération de ma mère restait à la maison. Ses activités se limitaient à soigner ses enfants, seconder son mari, faire la cuisine et assumer les activités domestiques. J-L P: Les années qui viendront nous permettront de mesurer encore dans toute son ampleur cette révolution qu'a représenté ce rôle nouveau joué par les femmes dans la société. Pour n'appréhender ce phénomène que d'un point de vue strictement européen et français, je pense n'en avoir qu'une perception partielle. Car même si la libération de la femme s'est faite dans des conditions douloureuses en Occident, elle n'a pas été confrontée comme chez vous à une situation de dictature militaire.

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M B : En effet, à ces années de plomb et à celles qui les ont juste précédées, restent attachés des souvenirs très noirs quant à la libération de la femme. r ai vécu pour ma part des moments difficiles lorsque je suis entrée dans l'enseignement supérieur au début des années 60. Pour obtenir une place dans l'Université publique, il fallait passer un examen. Les résultats à ces examens ont démontré combien les idées politiques de l'étudiant pouvaient interférer dans sa sélection et conduire à l'arbitraire. Mais voici deux faits qui démontrent bien ce que je veux dire. Il y avait une étudiante très intelligente et très appliquée qui avait obtenu les meilleures notes à cet examen. Elle était amoureuse d'un professeur de l'Université qui était membre du Parti Communiste, à cette époque clandestin. Ils se rencontraient deux fois par semaine dans le studio du professeur, sans que la mère de la jeune fille le sache. Un jour celle-ci l'a découvert et en a été très fâchée. C'était un comportement trop avancé pour l'époque que des parents ne pouvaient pas accepter. Mais la réaction de la mère fut déplorable. Elle a carrément demandé au directeur de la Faculdade Nacional de Filosofia da Universidade do Brasil d'interdire à sa fille l'accès aux cours. Dans le même temps, deux étudiants qui n'avaient

pas réussi à ces examens

d'entrée

-

pour la

simple raison qu'ils étaient de mauvais étudiants décidèrent de porter de graves accusations afin de retourner la situation en leur faveur. Ils attaquèrent en disant que les professeurs qui avaient corrigé l'examen étaient des communistes et avaient choisi seulement des étudiants de gauche. Le directeur, qui était un homme de droite, fit l'amalgame entre les deux faits et commit une grande injustice. Il renvoya la brillante étudiante et accepta en cours de philosophie les deux étudiants qui avaient échoué à l'examen. L'un d'eux a pu depuis accomplir un

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parcours complet de professorat dans deux universités publiques. J-L P : De telles situations ne peuvent laisser indifférent! M B : Même si j'ai été heureuse à ce moment-là d'avoir réussi à cet examen d'entrée, cette injustice qui avait été commise m'a causé beaucoup de tristesse. A vrai dire elle m'a définitivement convaincu de la nécessité de l'égalité entre les hommes et les femmes dans la société. Dans ce contexte de pré-dictature, ce triomphe de la force et de l'intransigeance sur la justice m'a vraiment ouvert les yeux sur la réalité de la société dans laquelle je vivais. J L P: Vos travaux proprement philosophiques ne portent pas la marque d'un engagement politique particulier. Estee à dire que vous vous êtes peu à peu désintéressée de la question? M B: Durant les années où j'étudiais la philosophie à l'Université Fédérale de Rio de Janeiro, j'ai fait beaucoup de politique. On lisait alors entre étudiants les livres de Karl Marx et on débattait ensuite tous ensemble sur ses idées. Mes amis et moi étions très enthousiasmés par la transformation de la société que proposait Marx pour aboutir à plus de justice et d'égalité. Lorsque je suis entrée à l'université, j'ai d'ailleurs adhéré au Parti Communiste du Brésil. Les étudiants lui avaient donné le surnom de "Partidâo". Le Parti Communiste était illégal à ce moment là. C'est à l'insu de nos parents et dans des endroits que la police ne pouvait pas découvrir que nous nous réunissions. Il y avait de notre part beaucoup d'idéalisme dans la croyance de pouvoir construire un monde plus juste. J'ai terminé mes études, j'ai commencé à enseigner et je me suis mariée. Mon métier, ma famille ont pris le dessus. 26

Plus tard, quand j'ai commencé à écrire et à publier des articles de philosophie, j'étais déjà un peu déçue par la politique. C'était après la dictature où le Brésil a connu des moments très difficiles et même tragiques. Alors mes écrits philosophiques se sont tournés vers la critique de la science. Après avoir lu Bachelard, j'ai commencé aussi à m'intéresser à la réflexion sur l'art, à la poétique, à l'esthétique. Ainsi la politique est-elle restée dans mon inconscient comme un rêve enfoui qui cependant se réveille en moi quelquefois. J L P: Puisque nous revenons à Bachelard, permettezmoi de souligner un paradoxe que l'on peut observer en France en ce début des années 2000. Nous assistons à un grand retour de sa pensée après une période qui s'est voulue très politique. Or la pensée de Bachelard n'est pas politique. Et pourtant elle aborde des domaines qui ont des répercussions profondes sur l'ensemble de la société. Une révolution dans les sciences, dans les arts ou l'écriture, est à terme une révolution dans la société tout entière. M B : C'est vrai, la pensée de Bachelard n'aborde pas de thèmes politiques, mais son épistémologie et sa poétique défendent des thèses très révolutionnaires. A mon sens, la pensée de Bachelard marque une rupture avec la tradition scientifique et philosophique. Pour ne prendre qu'un exemple, sa notion du temps comme instant, est une contestation de l'idée conservatrice de continuité, fondement de la doctrine positiviste d'Auguste Comte. Et pour ma part, me consacrer à ses écrits, c'est aussi mettre à jour les ressorts d'une philosophie qui peut avoir en effet des répercussions très profondes dans la vie de la société.

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J-L P: Nous retrouvons là la responsabilité du philosophe dans la Cité. Cela nous ramène à la Grèce antique où toutes ces questions trouvent leur origine. Dans nombre de vos articles, elle est présente en filigrane. Est-ce à dire que la philosophie grecque oriente toujours votre réflexion? M B : Je pense que oui. À mon avis, toutes les questions importantes de la philosophie ont déjà été posées par les philosophes grecs. Par ailleurs, vous savez que ma formation en philosophie a été très influencée par la pensée grecque. J'ai déjà eu l'occasion de vous parler de mon premier professeur de philosophie à l'Université, José Américo Pessanha. C'était un professeur inoubliable qui réussissait à rassembler un grand nombre d'étudiants dans un auditorium pour parler pendant deux heures ou plus. Aujourd'hui encore, j'aime, pour donner des cours d'introduction à la philosophie, reprendre Héraclite, Empédocle, Socrate et Platon, ainsi que tous les autres philosophes grecs. J-L P: Dans votre bureau, j'ai remarqué cette photo de vous, en haut de l'Acropole, devant les ruines du Parthénon. Dois-je comprendre que c'est de là que part votre regard philosophique sur le monde? M B : Lorsque j'étudie les philosophes contemporains, je me réfère toujours à la pensée grecque, faisant des comparaisons qui peuvent aider à mieux comprendre les perspectives d'aujourd'hui. Chez Bachelard on peut retrouver Empédocle, chez Marx, Héraclite, etc. Mon regard sur la philosophie grecque est toujours un regard qui a pour objectif de revivre les questions originelles qui se sont posées à l'homme.

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J-L P: Vous nous donnez là une des clefs de votre méthode. Cela donne envie d'en savoir plus sur la manière dont vous travaillez. M B: Je n'ai pas vraiment une méthode de travail. Pour écrire un texte, je commence par la lecture des livres qui me semblent être importants pour mon sujet. Je prends quelques idées, je les analyse, les approfondis et ensuite j'en élabore de nouvelles. Après cela, il me faut construire le texte. Alors je fais un tableau des idées que je vais développer et je commence à écrire. Et à l'instar des philosophes qui me sont chers, je préfère me laisser guider par l'intuition en fonction du moment et du thème. J-L P: Comme vous venez de le préciser, la lecture précède l'écriture. Mais pour un philosophe brésilien, dans quelle langue va-t-il avoir accès aux oeuvres? Nous avons évoqué la philosophie grecque. Pour revenir sur cet exemple, quels sont les livres qui vous ont permis de l'étudier? M B : Bien qu'il y ait quelques livres écrits directement en portugais ou traduits dans ma langue, j'ai l'habitude de lire les livres d'histoire de la philosophie grecque en français ou en espagnol. Je peux citer des auteurs qui ont influencé ma formation philosophique: Émile Bréhier, Jean-Pierre Vemant, Barbara Cassin, Léon Robin et beaucoup d'autres. En espagnol j'ai lu Rodolfo Mondolfo, Paolo Lamanna, Garcia Morente. On ne peut oublier aussi Jaeger qui a écrit Paideia, un livre indispensable. Mais il me faut encore parler de deux philosophes brésiliens importants: Gerd Bornheim et son livre Os fil6sofos pré-socréticos dans lequel il a traduit du grec des fragments des philosophes d'avant Socrate et bien sûr José Américo

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Pessanha qui a écrit quelques textes sur la pensée de Platon qui sont très originaux. J-L P: Vous m'avez montré la très belle collection de grands textes de la philosophie qu'a dirigée José Américo. Elle remonte aux années soixante-dix. En feuilletant quelques-uns uns de ses imposants volumes aux belles reliures, je me suis demandé comment faisaient auparavant ceux qui voulaient étudier la philosophie et qui ne parlaient pas une langue étrangère. M B : Quand José Américo a été écarté de l'Université à cause des ses idées politiques, il a déménagé pour Sào Paulo. Là, il a été invité à travailler pour un éditeur très connu, Editora Abril. Alors, il s'est entièrement consacré à la mise en place de cette collection qui s'appelle Os Pensadores. L'importance de cette collection pour la philosophie au Brésil est très grande. Elle propose en effet en portugais les textes les plus importants des philosophes anciens, médiévaux, modernes et contemporains. Chaque livre commence par une introduction où il y a une présentation générale de la pensée du philosophe. Pour les étudiants en sciences humaines et en philosophie, cette collection très originale au Brésil, est d'un apport inestimable. Auparavant, il n'existait pas de bonnes traductions des philosophes grecs, français, anglais ou allemands. Cette collection a permis aux étudiants un accès dans leur langue aux grands textes dans une traduction très soignée. Je crois que José Américo a aidé ainsi la philosophie au Brésil à prendre son autonomie. Je crois aussi que Os Pensadores a considérablement élargi son champ d'investigation. Quand j'ai commencé à étudier, il fallait obligatoirement connaître une langue étrangère - le français, l'anglais ou l'allemand

- pour

lire les textes importants. Cette habitude

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est d'ailleurs restée. Malgré l'apport de Os Pensadores, c'est toujours une exigence ici pour obtenir le doctorat en philosophie que de pratiquer le français, l'anglais ou l' allemand. J-L P: Vous avez au début de cet entretien évoqué votre professeur Alvaro Viera Pinto qui parlait huit langues. Pour rester aussi avec Gaston Bachelard, permettez-moi de vous relater ce souvenir que je tiens de sa fille Suzanne. En 1929, envoyé là-bas par Léon Brunschvicg, le philosophe avait fréquenté en Allemagne, la bibliothèque de l'université de Heidelberg. Vient donc un niveau dans la philosophie où la langue maternelle semble insuffisante pour approfondir la recherche. Et par un curieux retournement de situation, ce qui pouvait être considéré à l'origine chez vous comme un legs handicapant du colonialisme, se présente aujourd'hui comme un atout. D'emblée vous vous donnez les moyens d'entrer dans la réflexion philosophique à une échelle internationale. Cela me paraît moins vrai pour un pays comme la France où le poids d'une prestigieuse tradition n'induit pas la même nécessité de plurilinguisme. M B: Oui, c'est ainsi, dans les sociétés moins développées, il faut connaître d'autres langues pour approfondir la recherche. Bien que le Brésil soit aujourd'hui un pays qui compte des artistes et des écrivains de renom, il n'en était pas de même dans le passé. Il fallait alors étudier des langues étrangères pour aller plus loin dans les études. Pour ma part, j'ai appris l'anglais quand j'étais jeune, n'ayant pas eu à cette époque, la possibilité de me tourner vers le français. Ce n'est qu'au moment où je me suis intéressée aux philosophes français que j'ai appris la langue française. Il me semble que le fait d'être plus développé sur le plan 31

culturel ne comporte pas que des avantages. Cela induit aussi une certaine fermeture sur soi, antinomique avec cette nécessaire attitude d'accueil aux idées importantes qui sont en train de se développer de part le monde. Cela peut freiner aussi l'échange de connaissances entre les chercheurs, surtout lorsque ceux-ci viennent de pays qui n'ont pas encore acquis leurs lettres de noblesse. J-L P: Il y a en effit une perte de fluidité lorsque les structures de fonctionnement deviennent plus complexes. Sur l'acte de philosopher s'est légitimement bâti un système composé de différents organismes, universitaires et culturels, ayant pour but d'aider à son épanouissement. Mais l'on peut à raison se demander à partir de quand celui-ci devient contre-productif A sa manière le vingt-etunième siècle apportera la réponse. Je ne souhaite pas qu'il oblige les pays développés à un constat déchirant. Le Brésil n'en est pas à se poser de telles questions. Il en est plutôt à mettre en place ses propres structures. Pourriezvous nous en faire une brève présentation? M B: Je suis d'accord avec vous, il y a une perte de fluidité lorsque les structures deviennent plus complexes. Considérant l'acte de philosopher et sa relation avec les organismes universitaires et culturels, que je connais bien, il faut distinguer deux aspects. Si d'un côté, l'existence de différents organismes amène au développement parce que ces organismes offrent les moyens d'appui de la recherche, de l'autre, ils se présentent aussi quelquefois comme des entités bureaucratiques très compliquées. Ils deviennent alors contre-productifs en imposant des règles très rigides. Au Brésil, existe une organisation qui a pour nom l'ANPOF (Associacao Nacional de Pos Graduaçao em Filosofia). Elle a pour but d'organiser des congrès de philosophie 32

pour un échange d'idées et de points de vue entre tous les chercheurs du pays. Pour obtenir des aides, il tàut presque toujours que l'ANPOF se soumette aux exigences bureaucratiques des institutions brésiliennes qui donnent de l'argent. Et pour cela, il faut que l'ANPOF ait un bon président qui sache comment, on dirait en portugais "contornar", les règles bureaucratiques, afin de permettre son bon fonctionnement. Le président actuel, innovant et dynamique, le Professeur Joao Carlos Salles, a réussi à diversifier les aides en sollicitant par exemple des banques. Il a pu ainsi réunir un public de plus de 1300 professeurs de philosophie lors de l'ouverture du dernier congrès qui s'est tenu à Salvador de Bahia en octobre 2004. Je crois vraiment que pour qu'il y ait un libre développement de la philosophie, il faut que les chercheurs puissent s' afftanchir des pesanteurs de la bureaucratie. J-L P : Enlevé le joug de la dictature, reste donc celui de la bureaucratie! M B : Mais ce n'est pas de dernier obstacle. Il y a aussi des problèmes internes à surmonter. J-L P : A savoir? M B : Il y a à l'ANPOF plusieurs groupes de recherche qui ont des perspectives philosophiques différentes, voire opposées. L'opposition qui peut naître entre ces groupes amène nécessairement à une dispute pour le pouvoir et cela est contre-productif pour l'épanouissement de la philosophie. Il faut, à mon sens, que le président de l'ANPOF fasse en sorte de placer l'affrontement sur le terrain des idées et non entre groupes ou personnes. Alors la philosophie y gagnera en créativité. L'actuel président a 33

déjà fait preuve de ces qualités pour y arriver. l'ai bon espoir que pendant sa présidence, la philosophie se développe encore au Brésil. Pour moi, cette liberté de pensée est la condition indispensable au progrès dans le champ des idées. J-L P : En quelque sorte un cadre démocratique national ne suffit pas à l'épanouissement de la philosophie. Il faut encore que la société des philosophes soit elle-même un modèle de démocratie. On serait même tenté de lui en demander plus car c'est de son côté que doit venir l'exemple. M B : C'est certain, plus que toutes les autres, la société des philosophes doit être un modèle de démocratie. Moi, comme philosophe qui a suivi l'enseignement de Bachelard, j'essaie de développer le dialogue entre les étudiants et de stimuler l'échange d'idées. Je crois que c'est le moyen idéal pour développer la connaissance. J-L P : Toute philosophie bien comprise est avant tout une pédagogie. Pour vous que s'agit-il de transmettre? M B : En tout cas une philosophie comme celle de Bachelard apporte dans son propre développement d'idées un type de pédagogie qui lui est inhérente. La pensée bachelardienne est en elle-même une forme de pédagogie. l'ai montré cela dans mon livre qui est sorti au Brésil en 2004 Bachelard, uma pedagogia da razào, uma pedagogia da imaginaçào. Bachelard nous propose une pédagogie de la raison et de l'imagination, parce que son but principal est de nous faire comprendre comment l'esprit peut s'élever dans l'échange d'idées et dans l'acte d'imaginer. Lorsque je suis devant mes étudiants, je suis guidée par l'enseignement bachelardien. Et je n'ai qu'un objectif qui 34

est de développer en chacun l'instinct créateur et la recherche permanente du dépassement de soi. Il s'agit pour moi de leur faire sentir comment l'esprit peut prendre cette ascension verticale par laquelle l'homme devient un surhomme. Je veux leur montrer que la véritable école est immanente à l'esprit même de chaque homme. J-L P : En Europe, au mot surhomme reste attaché le sinistre et tragique épisode de l'Allemagne nazie. Bachelard et vous-même ne l'entendez évidemment pas dans le même sens, tout comme Nietzsche bien sûr, dont la pensée a été dévoyée. Mais le terme est désormais si chargé d'histoire qu'il me semble utile que vous en donniez votre propre définition. M B : Il est évident que pour moi, le mot surhomme n'a rien à voir avec l'épisode de l'Allemagne nazie. Au contraire, il a pour fondement l'acceptation du relatif dont témoigne l'homme, par sa vie et ses connaissances. A mon avis, on peut trouver tout au long de I'histoire de la philosophie, ces deux attitudes alternatives qui n'ont cessé de se succéder en se heurtant de front. La première attitude défend l'idée qu'il y a une vérité absolue qui doit être l'objectif de la connaissance. L'autre, au contraire, désacralise la raison humaine et comprend que le but de l'homme est de développer un processus cognitif continue et créateur. Dans ce sens, le surhomme est celui qui a comme but principal de la vie l'exercice inépuisable de l'imagination créatrice. Grâce à la fonction imaginante, il parviendra à construire une surréalité à la fois par la science et par l'art. Le surhomme est celui qui réussit à remplacer par un nouveau réel, la réalité appauvrie de la donnée, et ainsi à évoluer au delà de ses propres limites.

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J-L P : Il me semble que le philosophe allemand Ernest Cassirer, qui avait été douloureusement marqué par le nazisme, a posé dans son livre Le mythe de l'Etat le problème en des termes qui vous conviendraient. Car c'est selon lui le fait de se soumettre à des absolus qui conduit aux pires des régimes politiques. M B : Se soumettre à des absolus, je le crois, conduit toujours aux pires des régimes politiques. Cette idée, j'ai pu pour ma part la développer grâce au grand philosophe belge, Chaim Perelman. Il a montré que la raison monologique légitime l'absolutisme et l'autoritarisme, parce qu'elle est considérée comme la forme unique de raison. Mais de l'autre côté, la raison dialogique est le fondement du pluralisme et de la différence. Elle peut ainsi, légitimer la démocratie. J-L P: Voici encore une référence qui vient de la vieille Europe. Tout au long de notre entretien, c'est vers elle que vous vous êtes tournée. M B : Au Brésil, les philosophes se partagent en deux catégories. Il y tout d'abord ceux qui se rattachent à la philosophie anglo-saxonne et plus particulièrement à la pensée nord-américaine. Nous appartenons au même continent et l'influence des Etats-Unis se fait ressentir ici dans tous les domaines. Et puis, il y a ceux, comme moi, qui regardent vers la France. Nous avons encore du chemin à parcourir avant de trouver notre totale autonomie. J-L P : Pourtant, il y a bien une manière de philosopher proprement brésilienne?

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M B : Est-ce que notre façon d'aborder le quotidien avec joie et optimisme, fruit de notre métissage entre indien, africain et européen, y serait pour quelque chose? C'est à vous de me le dire. J-L P : C'est ainsi que je le ressens en tous cas en lisant vos textes. Il circule une énergie, une allégresse entre les mots, dont nous sommes privés ici. Les sujets sont les mêmes et les concepts pour les étudier aussi. Mais un autre souffle les traverse, un souffle baroque et tropical, qui oblige à repenser la question, à l'envisager sous un angle qui nous avait totalement échappé. M B : Ce souffle baroque et tropical qui donne aux mots une allégresse et une perspective optimiste est certes propre aux Brésiliens mais plus spécifique aux "Cariocas", c'est-à-dire à ceux qui sont nés à Rio de Janeiro. Les "Cariocas" gardent leur humour même lorsqu'ils ont des problèmes graves. Ça ne se passe pas ainsi avec les gens de Sào Paulo ou du sud du pays. Mais je perçois aussi une énergie positive, une joie de philosopher, un optimisme en relation avec la vie et l'homme, chez Gaston Bachelard. Peut-être est-ce mon regard de "Carioca"? J-L P: Marly Bulcào, obrigado!

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Choix de textes de Marly Bulcao Présentation de Jean-Luc Pouliquen

Les six textes que nous avons choisis font écho aux propos tenus par Marly Bulcào au cours des entretiens. ils veulent à lafois les illustrer et les approfondir. Conférence donnée au Brésil ou en France, communication à un colloque, article ou étude inédite, tous ont été traduits ou réécrits pour le présent ouvrage. Ils jalonnent l'itinéraire d'une pensée, en saisissent des moments-clés tout en se répondant l'un à l'autre. Le premier texte est un hommage à José Américo Pessanha (1931-1993) qui fut à l'origine de la vocation philosophique de Marly Bulcào. Figure marquante de la pensée brésilienne, José Américo Pessanha incarne l'authenticité du philosophe dans sa recherche de la vérité. Celle-ci prime sur toute forme d'académisme ou de soumission au pouvoir politique. C'est en ce sens que José Américo se retrouva en porte-à-faux avec l'institution universitaire et en opposition, à la manière d'un Socrate, à la dictature. C'est la raison pour laquelle aussi, sa réflexion est fondatrice de nouvelles approches, de lectures inédites des grands textes et qu'elle a ouvert des perspectives de pensée qu'ont su explorer ses étudiants et disciples. C'est sur le terreau fertile laissé par José Américo que Marly Bulcào a pu cultiver son bachelardisme. En même temps qu'elle nous le fait comprendre, son témoignage a le mérite d'être un des tout premiers actes vers la reconnaissance internationale d'un philosophe dont l 'œuvre reste encore dispersée et mal connue.

Dans les deux textes qui suivent, Marly Bulcào, avec un sens pédagogique certain, nous permet de situer l'œuvre de Gaston Bachelard (1884-1962) sur l'axe du temps. En montrant tout d'abord comment celui-ci s'est détaché de son maître et ami Léon Brunschvicg (18691944), puis comment François Dagognet qui fut un disciple de Bachelard, a su réconcilier deux notions 41

considérées jusque là comme antagonistes, elle confère toute sa fluidité à l'activité de penser et donne un nouvel exemple de l'impossibilité de se figer sur des vérités immuables. C'est sur leur conception de la raison que Brunschvicg et Bachelard divergent. Si pour le premier, la raison garde intrinsèquement un caractère de permanence et reste contemplative devant le spectacle du monde, pour le second, elle est avant tout laborieuse et transformatrice de la réalité, avec l'aide de la technique sur laquelle elle s'appuie pour vaincre la résistance de la matière. Avançant par petites touches, Marly Bulcao nous entraîne au cœur de deux grandes pensées dont elle a épousé le mouvement avec précision. Elle en fait de même en montrant comment François Dagognet a pu réconcilier raison et imagination quand Gaston Bachelard les avait opposées et avait développé à partir de chacune d'elles un versant bien spécifique de son œuvre: d'un côté son épistémologie et de l'autre son exploration poétique de l'image, appréhendée à partir des quatre éléments. Si pour Bachelard, le surgissement de l'image dans l'inconscient du scientifique était considéré comme obstacle à la bonne marche de son approche rationnelle, pour Dagognet l'intelligible et le sensible peuvent se conjuguer opportunément. Ainsi le recours à l'image-symbole, pour analyser et expliquer certains phénomènes, a contribué, par exemple, aux avancées de la cinématique, de la chimie ou encore de la physiologie. Avec Les chemins du surhomme, Marly Bulcao revient sur les relations entre raison et imagination en les situant, cette fois-ci, par rapport à un problème grave et d'actualité, celui de l'avenir de notre planète et de sa destruction par l'activité humaine. De nouveau elle se tourne vers Bachelard, en nous rappelant que pour lui, 42

dans la relation homme/nature, c'est le premier qui a la primauté. Autrement dit, c'est le culturel qui a la supériorité sur le naturel. Dès lors, puisque science et technique transformatrices du réel, ont leur source dans le rêve et l'imagination, un autre avenir reste possible.

Marly Bulcao nous montre alors en quoi, le rationalisme de Bachelard, comme son credo en une imagination créatrice, peuvent conduire l'être vers un surhomme à même de dépasser les contradictions dans lesquelles il s'est enfermé. Mais, raison et imagination, pour jouer pleinement leur rôle d'épanouissement de l'être, doivent faire l'objet d'une véritable pédagogie. C'est sur ce thème que se concentre l'avant-dernier texte de Marly Bulcao. Ce thème lui est cher, puisque avec Elyana Barbosa, elle a fait paraître en 2004 aux éditions Vozes, de Petr6polis, un livre intitulé Bachelard, pedagogia da razao, pedagogia da imaginaçao. Ici, elle va plus particulièrement s'attacher à développer trois axes qui vont permettre de dégager toute l'originalité de la pensée éducatrice de Bachelard. Le premier concerne la formation du sujet. Pour Bachelard, c'est bien le sujet qui doit garder l'initiative. Et c'est en refusant la répétition, en jouant la rupture contre la mémoire, en se mettant en danger, en s'aventurant sur des terres nouvelles de la connaissance qu'il va se construire. Mais il lui faudra sans cesse chercher à éliminer les erreurs premières pour s'approcher de la vérité dans un processus permanent de formation. Le deuxième axe est celui du rationalisme dialogué. Bachelard prône l'intersubjectivité. Pour lui la raison ne peut progresser seule. Il s'ensuit une conception de la relation enseignant-enseigné et de l'école particulièrement ouverte. Le savoir à tout moment peut changer de camp. 43

Enfin en considérant le temps comme une suite d'instants, et en s'opposant ainsi à la continuité bergsonienne, Bachelard redonne toute sa force au rythme, à l'impulsion, à l'élan vertical qui libèrent l'imagination et favorisent ainsi l'accès à une surréalité régénératrice. Il est évident que Marly Bulcao, tout en décrivant et analysant le processus, y souscrit, restant fidèle ainsi à sa ligne philosophique. Il n'est donc pas fortuit qu'elle ait choisi pour dernier texte, une étude sur l'imagination qui mêle à la fois ses amours pour la philosophie grecque au travers de lafigure d'Empédocle et son long compagnonnage avec Bachelard. « En reprenant le complexe d'Empédocle, nous avons donc compris, avec Bachelard, que l'imagination est l'un des multiples chemins qui mènent à la vérité, une vérité accessible à l 'humain» écrit-elle. Tout au long de ce choix de textes, les points de départ ont été chaque fois différents, mais le but est bien resté le même: précisément conduire « à la vérité, une vérité accessible à l'humain ». C'est ce qu'une philosophe venue du Brésil, nous enseigne aujourd 'hui. Elle n 'a pas renié la vieille Europe dont les penseurs continuent de nourrir sa réflexion. Mais l'approche nouvelle qu'elle en a, redonne au débat, respiration, force et relief Nous ne pouvions que nous en réjouir. Jean-Luc Pouliquen

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SOUVENIRS D'UN PROFESSEUR ET D'UN PHILOSOPHE BRÉSILIEN Nous vivons aujourd'hui sous le signe du pluralisme, de la multiplicité et de la rupture, car le rêve mystico-métaphysique d'une Unité Souveraine, caressé jusqu'à la fin de l'Âge Moderne, qui devait se concrétiser grâce à la Raison Absolue, a été irrévocablement abandonné. Il est ainsi devenu impossible non seulement d'instituer un point de vue immuable et définitif sur les thèmes, sur les êtres ou sur les phénomènes, tout comme il s'avère également impossible d'établir un référentiel intemporel et stable qui, bien que résultant d'une perspective humaine, soit figé en une vérité unique. Dans le monde contemporain, la vérité est donc, l'expression de la tension entre les contraires, du jeu de raisons et de rationalismes toujours sectoriels et relatifs. Mais accepter la multiplicité et la diversité ne signifie pas nécessairement rejeter la raison. Cela signifie, au contraire, la retirer de l'intemporalité, en l'insérant dans l'histoire, en reconnaissant qu'elle est le résultat d'une constructionhumaine, toujours incomplète et recommencée. Une réflexion sur ces questions me rappelle un de mes professeurs de philosophie à l'Université Fédérale de Rio de Janeiro: José Américo. Ce n'était pas qu'un professeur, mais également un grand penseur qui, par ses idées, a marqué, la trajectoire philosophique et sociale d'un moment fécond du Brésil, moment qui, pris dans le tourbillon de différentes idéologies politiques, s'est terminé par vingt années de dictature militaire. Pendant ses cours, José Américo transmettait à ses étudiants les idées qui servent d'introduction à notre article, idées qu'aujourd'hui je défends avec ardeur car je les tiens pour le trait marquant de la contemporanéité.

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Au long de sa vie, José Américo a connu bien des ruptures et des discontinuités, du fait d'avoir vécu la diversité d'idéologies et subi des injustices sociales et politiques. Sa vie et sa trajectoire professionnelle ont été jalonnées par des événements importants et décisifs. Étudiant brillant pendant ses études, il fut invité, en 1955, immédiatement après avoir obtenu son diplôme de licence en Philosophie, à enseigner dans l'université d'où il était issu, dénommée à l'époque Faculdade Nacional de Filosofia da Univesidade do Brasil, et qui a aujourd'hui le nom de Faculdade Federal do Rio de Janeiro. Il débuta dans la carrière pédagogique comme assistant du professeur Alvaro Vieira Pinto qui était alors titulaire de la chaire d'histoire de la philosophie. Après quelques années, le professeur Vieira Pinto abandonna sa chaire sans pourtant couper les liens avec l'université. Il quittait la vie universitaire pour assumer la direction de l'Instituto de Estudos Brasileiros (ISEB), une institution de recherche qui s'était donné pour objectif essentiel de discuter les idées politiques en ébullition dans le pays à ce moment-là, dans le but d'opposer une âpre résistance aux mouvements de droite qui, en 1964, menèrent le pays à un régime de dictature militaire. L'avènement de la dictature militaire poussa de nombreux professeurs à prendre une retraite forcée ou les contraignit à l'exil. Ce fut ainsi que, suite à un acte institutionnel établi par le gouvernement fédéral brésilien, le professeur Vieira Pinto se vit obligé de se retirer et de quitter le pays pour se réfugier au Chili en qualité d'exilé politique. José Américo assuma alors la responsabilité des cours d'histoire de la philosophie de façon à ne pas porter préjudice à la continuité de cet enseignement. L'année suivante, pour répondre à une exigence légale du Ministère de l'éducation, il fut procédé à un concours afin de déterminer quel serait le candidat apte à 46

occuper la chaire officiellement vide. Les professeurs du département insistèrent auprès de José Américo pour qu'il s'y inscrive, car ils trouvaient juste que celui-ci continue à enseigner cette discipline, puisqu'il l'avait fait jusqu'alors. Cependant il lui fallait encore soutenir la thèse qui lui donnerait le titre de docteur en Philosophie, condition indispensable pour pouvoir postuler à la titularisation. La précipitation avec laquelle s'étaient enchaînés les événements ne lui avait pas donné l'opportunité de terminer son doctorat en philosophie, bien que sa thèse sur Empédocle fût presque achevée. Une fois de plus des mesures politiques changèrent l'ordre naturel des choses. Bien qu'il eût terminé sa thèse, José Américo ne put la soutenir ni même participer au concours. La nouvelle structure mise en place par l'État brésilien abolit le système de chaire, et la Faculdade Nacional de Filosofia fut transformée en Universidade Federal de Rio de Janeiro, université formée d'instituts et de départements. De plus, le professeur Américo se vit contraint de quitter lui aussi l'université, et de prendre une retraite forcée suite à un nouvel acte répressif décrété par le gouvernement fédéral, l'AI-S. Pendant ces années d'éloignement de l'université, José Américo n'abandonna pas la philosophie, et se consacra avec persévérance à la recherche ainsi qu'à des activités culturelles. Il organisa la collection Os Pensadores, une collection assez réputée au Brésil qui sert de support à ceux qui étudient l'histoire de la philosophie dans notre pays. En 1980, après onze années passées hors de l'université et loin de l'enseignement, José Américo fut invité à réintégrer le Départamento de Filosofia de l'Universidade Federal de Rio de Janeiro, après l'amnistie concédée à de nombreux professionnels, amnistie qui fut l'une des premières conséquences d'une tendance qui 47

allait, plus tard, mener le pays à la restauration de la démocratie. A son retour, José Américo trouva une toute autre université. Mise à l'épreuve par des années de violence et de dictature, la philosophie avait pratiquement succombé dans un climat au sein duquel l'exercice de la pensée devait être repris à zéro. Ce fut le professeur José Américo qui m'initia au jeu fascinant de la raison philosophique quand, pour la première fois, je suis entrée à l'université pour y suivre un cours de licence en philosophie. Quelques années plus tard, il était de nouveau à mes côtés en tant que directeur de thèse quand je préparais mon doctorat intitulé: Raison contemplation ou travail: Brunschvicg et Bachelard devant la science, défendu à l'Universidade Federal de Filosofia en 1990.

C'est avec un certain vague à l'âme que je me souviens de ses cours, dans lesquels il cherchait avec insistance à montrer que la philosophie est un jeu sérieux, que la philosophie est fondamentalement exercice de réflexion, inachevé et toujours recommencé, qui permet à l'être humain de s'élever spirituellement par le biais du penser dynamique et constructif. Pendant ses cours, face à des étudiants séduits par son discours, le professeur José Américo entreprenait de longs voyages. De la Grèce classique, il arrivait à nos jours tout en s'attardant en cours de route sur chacun des penseurs qu'il jugeait important, sans pour autant se borner à en répéter les idées. Il découvrait, chez chacun, une nouvelle facette tout en tissant, comme Pénélope, lentement mais intelligemment, ses propres idées philosophiques. Dans l'acte d'enseigner, le professeur Américo laissait éclore ses idées et, en un jeu fascinant de philosopher, il rapprochait le langage sibyllin d'Héraclite 48

du logos de Platon, et faisait en même temps émerger des profondeurs de la pensée contemporaine de Bachelard, Empédocle, philosophe qui dans l'Antiquité grecque démocratise et humanise les fondements de la véritable connaissance. Pour José Américo, la philosophie était, avant tout, exercice de penser. C'était la recherche de la vérité, de la vérité accessible à l'humain, à l'à peine humain, de la vérité relationnelle et changeable qui peut être trouvée dans le pluriel et le dispersé, de la vérité qui est atteinte au moyen de la construction gnoséologique et artisanale, dans laquelle les différents sens de la raison trouvent leur unité, au moyen de la logique démocratisante. José Américo contestait le logos monarchique, mono logique, absolutiste, qui a la prétention de pénétrer dans le territoire des dieux, de l'immortalité, du silence. C'est dans ce sens que José Américo faisait appel à Empédocle, et citait le fragment deux, dans lequel le philosophe avertit l'homme: Tu n'apprendras pas plus que ce que peut atteindre la compréhension d'un mortel, et au fragment trois, dans lequel le philosophe supplie les Muses: n'envoyez aux éphémères créatures que ce qui leur est permis d'écouter. C'est dans ce sens que José Américo comprenait Platon, et présentait la pensée de celui-ci comme une révolution qui ébranle les prémisses des Éléates comme Parménide, chez qui la vérité est identifiée au discours mono logique de la Déesse. Le Platon de José Américo développe une dialectique constructive et. rectificatrice, c'est le géomètre qui, par l'exercice de penser, reformule et approfondit ses hypothèses. C'est dans ce sens que José Américo reprenait Bachelard, dont la raison ouverte chemine par la rectification de concepts, par la rénovation des

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applications, et va en progressant sans cesse et de plus en plus à chaque fois que les fondements sont rectifiés. C'est dans ce sens que José Américo faisait l'éloge de Chaïm Perelman, philosophe contemporain, qui a formulé la Nouvelle Rhétorique et dont les réflexions montrent que la raison mono logique est toujours alliée à l'autoritarisme et à la violence alors que la raison pluraliste, fondée sur la tension entre arguments contraires, parvient à légitimer la liberté démocratique qui conduit à des accords provisoires, parce qu'humains et temporels. Avec José Américo, professeur mais, avant toute chose, grand philosophe et penseur qui a su comprendre son temps, nous apprenons à philosopher et à réfléchir sur les ambiguïtés et les différences qui marquent le monde contemporain. Nous apprenons aussi à ne pas caresser le rêve hybride de tendre à la Vérité Absolue, sur laquelle se fonde l'action de certains scientifiques, philosophes et politiciens de notre temps et qui pousse ceux-ci à l'autoritarisme et à la violence. C'est, donc, avec nostalgie que j'entends encore résonner ces quelques mots pleins de sagesse, proférés un jour par José Américo en salle de cours, devant ses étudiants: La sagesse modeste qui confine le discours de la vérité dans les limites intransposables de l 'humain, à peine l 'humain, ne contredit pas l'ambition de construire de cette manière une oeuvre de beauté, digne d'être offerte en hommage aux dieux. Car la vérité, fille des multiples expériences conjuguées avec proportion et mesure, est aussi une oeuvre d'art, un cadre votif constitué par une extraordinaire richesse de palettes et de variétés de jorme/. I

Notes prises lors d'un cours donné par José Américo. 50

RAISON ARTISANALE ET RAISON CONTEMPLATIVE

A une époque comme la nôtre où la science occupe une place si importante dans la vie des hommes, il est indispensable que le philosophe réfléchisse à sa conception, ses fondements et son histoire. Les profondes transformations qui se sont produites à l'intérieur des sciences contemporaines avec l'apparition des géométries non euclidiennes, de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique, ont imposé la constitution de nouvelles théories épistémologiques. En abandonnant les valeurs philosophiques du passé, celles-ci sont devenues adéquates pour traduire le savoir scientifique émergeant. L'idéalisme critique de Léon Brunschvicg et l'épistémologie historique critique de Gaston Bachelard, en partant du principe que les révolutions scientifiques ne peuvent être niées et que la science est une manifestation de la raison, nous montrent que la réorganisation incessante du savoir scientifique résulte d'un progrès rationnel discontinu. Ils mettent ainsi en lumière la dynamicité et la fécondité de la raison. Un même projet unit ces deux penseurs: le dessein de combattre l'idée de raison immuable et absolue, fondement primordial du rationalisme classique, en imposant un rationalisme ouvert et actif, par lequel, la raison se refait incessamment, à partir de la création d'idées toujours neuves. Malgré la ressemblance d'idées et des constantes références élogieuses de Bachelard à la pensée de Brunschvicg, son maître et ami, il existe des profondes divergences entre eux qui peuvent mieux être mises en

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évidence à partir de la conception de la raison qui émerge de chacune de leurs philosophies. Brunschvicg, en tant que mathématicien, reste fidèle à une raison contemplative, alors que Bachelard impose un rationalisme actif, dans lequel la raison, en abandonnant les aspects d'inertie et d'oisiveté de la pensée, devient fondamentalement travail. * A partir d'une œuvre vaste et d'une érudition prodigieuse, Brunschvicg cherche à montrer que les révolutions scientifiques ne peuvent être comprises qu'à travers la perspective idéaliste. Pour lui, l'univers est l'univers que nous percevons, car «la connaissance constitue un monde qui est pour nous le monde. Au delà il n'y a rien »2. En adoptant la perspective idéaliste il conclut que la fécondité et le dynamisme de la science résultent de la liberté de la raison. En ne se limitant pas à la simple description du monde existant, celle-ci peut se développer à l'infini, en inventant des relations inédites et originales. Brunschvicg n'accepte pas l'idée de substance pensante, fondement d'autres perspectives idéalistes. Pour lui, l'esprit est activité dynamique de penser, et doit être envisagé comme tel. Quand nous l'appréhendons comme activité de penser, nous prenons conscience que l'univers se réduit à la représentation de la propre raison. Brunschvicg dit: Nous avons la certitude immédiate que nous

sommes un esprit ,. mais nous ne pouvons plus affirmer de

2

Léon Brunschvicg, La modalité du jugement, Paris, Félix Alcan,

1934, 2e édition, p 2.

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la même façon que l'univers indépendamment de nous.3

existe devant

nous,

Selon la démonstration de Brunschvicg, la science est le résultat de l'activité organisatrice de la raison qui ne se satisfait pas de reconnaître l'univers comme réel, cherchant à le comprendre comme intelligible. On peut, alors, conclure que la raison brunschvicgienne se réduit à l'activité dynamique de penser car, en tant qu'idéaliste, Brunschvicg affirme que le monde est le résultat de la fécondité et de la dynamicité de la raison. Après une analyse des œuvres brunschvicgiennes, on arrive à la conclusion que sa conception de la raison est intimement liée à deux aspects qui se détachent de son idéalisme. Le premier est la méthode analytique, à travers laquelle la raison progresse, en amplifiant sa rationalité. L'autre aspect est l'humanisme éthique, à travers lequel la raison est capable d'atteindre non seulement la conscience intellectuelle, mais aussi la conscience morale. En réfléchissant sur les révolutions scientifiques de l'actualité, Brunschvicg affirme que la trajectoire progressive de la raison résulte de sa fonction analytique, car l'analyse mathématique permet la rénovation constante des relations rationnelles sans compromettre l'objectivité du savoir scientifique. Dans l'analyse mathématique le raisonnement est réduit à un procédé régressif, à travers lequel les relations rationnelles sont toujours fondées sur des principes hypothétiques. Il se forme ainsi, une chaîne hiérarchisée d'hypothèses. Il n'y a pas, pourtant, la préoccupation de savoir si l'hypothèse est auto-sustentable, car l'important est de montrer que la conséquence est en consonance avec l'affirmation hypothétique proposée. Dans un deuxième 3

Léon Brunschvicg, Introduction à la vie de l'esprit, Paris, Félix

Alcan,

1911, 3e édition,

p 47.

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temps de la méthode analytique, la raison parcourt le chemin inverse de la chaîne jusqu'à arriver à une proposition connue, en constatant, ainsi, la véracité de l'hypothèse décrite. Le fait de travailler avec les relations hypothétiques permet à la raison de se développer sans cesse, à travers l'invention de nouveaux principes, au contraire de la méthode déductive, dans laquelle les pas de la raison sont déjà prédéterminés. En tant qu'idéaliste qui réduit le monde à la représentation de la raison, Brunschvicg développe une conception de l'expérience assez originale. Pour lui, l'expérience se donne à l'intérieur de la raison, en se réduisant aussi à un procédé d'analyse et de synthèse, ce qui signifie que l'expérience ne dépend pas de l'existence d'objets extérieurs. Elle se manifeste comme obstacle, comme résistance, en obligeant la raison à élargir les bases de sa rationalité. Voyons: Cette expérience apparaît à l'intérieur même de la sphère intellectuelle,. au cours de l'élaboration des relations abstraites, elle se traduit, en des points imprévisibles, par des résistances inattendues de la matière sur laquelle s'exerce le géomètre, l'analyste, , . 4 l a Ige' brzste... Admettre que la raison se renouvelle en rectifiant les principes acceptés antérieurement ne signifie pas refuser l'idée de progrès. Pour Brunschvicg, le progrès de la raison se donne en deux niveaux: d'un côté la raison, à travers sa fonction analytique, atteint une rationalité de plus en plus grande et évoluée, de l'autre, la raison marchant vers le sens d'un progrès intérieur réussit à 4

Léon Brunschvicg, L'expérience humaine et la causalité physique,

Paris, P.U.F., 1951, P 583.

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opérer le passage de la conSCIence intellectuelle à la conscience morale. La seconde forme de progrès trouve son expression dans la thèse brunschvicgienne de «l'humanisme éthique», à travers lequel, le développement de la conscience morale est intimement lié à l'activité de penser et à la constitution de valeurs scientifiques. L'exercice de la réflexion incite l'homme à abandonner la vision particulière de l'univers, qui l'enferme dans le cercle étroit de son individualité, l'amenant à atteindre, dans le même temps, la conscience intellectuelle et la conscience morale. En reprenant l'enseignement socratique, Brunschvicg affirme que comprendre est se regarder du point de vue de l'autre, car la réflexion mène au renoncement de la perspective individuelle par l'effort de coordination des représentations relatives aux différents sujets. La continuité entre raison pure et raison pratique, le précepte le plus grand de «I 'humanisme éthique» montre qu'à travers la connaissance, I'homme arrive à créer un système liant droits et devoirs, ce qui est la règle de la justice et le fondement de l'amour. L'exercice de penser mène l'homme à se détacher du sentiment égoïste de l'individualité, en l'obligeant à se mettre dans la position de l'autre. Cela le conduit à se considérer comme partie d'une corrélation, entraînant ainsi une forme de conduite qui bénéficie à la fois à la collectivité et à l'individu. Voyons: Lorsque Socrate réfléchissait et faisait réfléchir, sur lajustice, ce n'était pas d'atteindre lejuste en soi qu'i! se préoccupait, mais de préciser comment, pour chaque cas particulier, entre parents, entre amis, entre ennemis, la manière d'agir devait s'adapter à la corrélation des fonctions. L'unité morale de la famille naîtra de la

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convergence entre l'idée que la mère a du fils et l'idée que. lefils a de la mère.5 Dans le but de mettre en évidence, le lien étroit entre conscience intellectuelle et conscience morale, Brunschvicg affirme: L'intelligence socratique construit la famille, l'amitié, la patrie à l'intérieur même d'une conscience dont elle provoque le progrès. Nous sommes naturellement égoistes; mais la réflexion nous détache du centre purement individuel de notre désir pour nous faire apercevoir dans la fonction du fils, de l'ami, du citoyen, un rapport dont notre propre individualité n'est que l'un des termes, pour introduire ainsi à la racine de notre volonté une condition de réciprocité, qui est la règle de la justice et lefondement de l'amour. 6 On peut alors conclure que la raison brunschvicgienne a un caractère opératoire, elle est fondamentalement une raison mathématique, dont la principale activité est la résolution en notions. De plus, c'est une raison pour laquelle le progrès représente à la fois, amplification de la rationalité et développement intérieur, car c'est au travers de l'exercice de penser que l'homme atteint la conscience morale. La raison brunschvicgienne, en se développant dans le champ du penser pur, se passe de l'expérience et du contact avec le monde concret et existant. Elle est, donc, une raison contemplative.

5 Léon Brunschvicg, Ecrits philosophiques II, Paris, P.U.F., 1954, Vol III, P 130. 6 Léon Brunschvicg, Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale,

Paris, 2a édition, 1953, p.ll

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*

Gaston Bachelard, soucieux de décrire la dynamique du savoir scientifique, propose une épistémologie ouverte qui, en se rebellant contre l'inertie du dogmatisme, met en évidence le penser actif et créateur. Comme Brunschvicg, il critique les philosophies de la raison immuable. Mais, il prend ses distances du maître, montre que la raison « turbulente» et « agressive », dans la lutte contre soi-même se rectifie et se refait et, en refusant la sécurité de l'évidence et de la certitude, se lance avec avidité dans le jeu dynamique de la connaissance « phénoménotechnique ». Un des aspects originaux de la pensée bachelardienne est sa conception de la raison, car en tentant de mettre en évidence les caractéristiques de concrétude de la raison, il s'éloigne de Brunschvicg, en montrant que la raison contemporaine est fondamentalement travail. Pour que l'on puisse comprendre la conception de la raison comme travail, il est nécessaire d'analyser la notion bachelardienne de matière et de matérialisme. Dans son œuvre Le matérialisme rationnel, Bachelard relève que la science contemporaine met en relief un « nouvel esprit matérialiste », dans la mesure où elle appréhende, à travers le travail rationnel et technique, l'instance tout à fait matérielle, en faisant de la connaissance ce constant corps à corps avec le monde. Tout au long de son œuvre épistémologique, Bachelard critique le concept philosophique de matière, en montrant que celui-ci est primitif et inadéquat. Pour lui, la vocation de la philosophie est de rompre avec les convictions premières que l'appréhension de la matière suscite. Dans cette optique, les philosophes expliquent la matière par la forme, appréhendée par le regard, en 57

réduisant, ainsi, l'objet matériel à une simple géométrie d'atomes. D'autres penseurs défendent une position contraire, ils considèrent la matière comme une antiforme, en affirmant que, alors que la forme est l'être, la matière est le non-être. Pour ces penseurs, la matière constitue une masse informe, réceptacle d'irrationalités non définies qui n'aura de sens qu'après avoir reçu la forme qui, en l'informant lui donnera signification et existence. Comme dit Bachelard: La matière est pour eux une anti, le néant de la forme. (...) Ainsi, pauvre réalisation du chaos, la matière est à la fois l'informe et l'informulable ; elle reçoit toutes les nuances péjoratives qui vont de l'innomé à l'innommable. 7 Lorsque l'on cherche un contact plus pénétrant avec l'objet, on rencontre un champ d'obstacles, amenant à connaître la matière comme résistance. L'obstacle suscite le travail, qui met en route le matérialisme actif. En critiquant Sartre, comme un philosophe de tendance intellectualiste, Bachelard montre que celui-ci a développé une pensée qui s'est distanciée de la matière et du manuel. Cela devient particulièrement clair lorsque Sartre, dans La nausée, parle de la répugnance de Roquentin pour le visqueux. Bachelard, au contraire, privilégie le travail de la matière, en exaltant dans La terre et les rêveries de la volonté, l'activité du boulanger et du cuisinier. A travers la main travaillant la pâte et, en tentant de la transformer, ils arrivent à connaître la matière comme résistance. Bachelard dit:

7

Gaston Bachelard, Le matérialisme rationnel, Paris, PUP., 1953, P 9.

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Ainsi l'ouvrier passionné, l'ouvrier enrichi de toutes les valeurs dynamiques du rêve, vit le temps dynamisé de la cuisson. Il achève volontairement, activement le destin de la pâte. Il l'a connue molle et plastique. Ilia veut ferme et droite. 8 Plus tôt, dans la même œuvre, il avait écrit: L'homo faber dans son travail de la matière ne se contente pas d'une pensée géométrique d'ajustage, il jouit de la solidité intime des matériaux de base; il jouit de la malléabilité de toutes les matières qu'il doit ployer. 9 Pour Bachelard, l'instance principale de la matière est la résistance. Appréhender la matière comme résistance signifie aller au-delà de l'objet, signifie la connaître par la confrontation, la capter dans un corps à corps avec le monde. En prenant comme point de départ la notion bachelardienne de matière comme résistance, on peut conclure que le matérialisme est, pour lui, la philosophie qui exalte la connaissance par la confrontation. C'est à dire, une connaissance qui suppose un contact plus intime avec l'instance tout à fait matérielle de l'objet. En ce sens, plutôt que de survoler l'objet à distance, comme le fait habituellement la philosophie, il s'agit là de le transposer comme obstacle et de le transformer à travers le travail. En réfléchissant sur les principaux aspects du matérialisme rationnel bachelardien, on peut affirmer qu'il s'agit d'une philosophie qui exalte le travail. Divers textes de l'auteur viennent renforcer l'idée que dans le cadre de son épistémologie, le travail constitue une valeur 8 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948, p 93. 9 Ibid., pages 31-32. 59

primordiale. Car c'est au travers du travail de la matière que l'homme connaît vraiment le monde, en même temps qu'il se réalise comme être humain en atteignant une pleine satisfaction psychique. En mettant en évidence la matière et la connaissance par la confrontation, Bachelard défend la thèse que la raison est fondamentalement travail, car elle ne se développe qu'au contact du monde matériel, à travers la manipulation et la transformation de la matière. La raison bachelardienne est, donc, une raison travailleuse, une raison artisanale. Dans la science contemporaine, la raison se manifeste comme travail parce qu'elle ne se restreint pas à une reproduction incessante de schémas rationnels. Son activité ne se réduit pas à la simple répétition monotone du principe d'identité. La raison scientifique est une raison opératrice, travailleuse, parce qu'elle considère comme indispensable le développement de nouvelles idées, la confrontation avec la matérialité du monde. Cette confrontation est, dans la plupart des cas, complexe car elle a comme médiateurs la technique et l'instrument au travers desquels il est plus facile de pénétrer l'instance de la vraie matière. La bataille de la science implique d'abandonner la posture contemplative et d'adopter une nouvelle attitude où la raison remplace l'oisiveté du regard par le travail artisanal de la main. Voyons: Matière et main doivent être unies pour donner le nœud même du dualisme énergétique, dualisme actif qui a une tout autre tonalité que le dualisme classique de l'objet et du sujet, tous deux affaiblis par la contemplation, l'un dans son inertie, l'autre dans son oisiveté. 10 10Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948, P 25. 60

Dans ses œuvres épistémologiques, Bachelard développe deux thèses qui sont importantes pour la compréhension de l'identité entre raison et travail: la thèse selon laquelle l'objet de science est une construction et la thèse selon laquelle la science est une connaissance approchée du réel. L'affirmation que l'objet scientifique est construit, est une des idées fondamentales de l'épistémologie bachelardienne. Il suppose d'admettre que l'objet de la science n'existe pas avant que le processus de connaissance ne soit lancé. Il est construit dans la relation cognitive même. Ainsi: La science d'aujourd'hui est délibérément factice, au sens cartésien du terme. Elle rompt avec la nature pour constituer une technique. Elle construit une réalité, trie la matière, donne une finalité à des forces dispersées. Il De la sorte, l'idéal de scientificité n'est plus calqué sur la description de la réalité, mais sur la cohérence rationnelle réalisée. Bachelard montre dans son œuvre qu'il existe une distinction très nette entre la science du passé et celle du présent. Alors qu'auparavant l'objectif était de décrire les phénomènes et leurs lois, aujourd'hui la « science ne correspond pas à un monde à décrire. Elle correspond à un monde à construire» 12.Pour lui, le mot « découvrir» a, dans la science contemporaine, une signification particulière. En prenant comme exemple un objet scientifique comme le corpuscule, il peut conclure que celui-ci n'a pas, dans la réalité, été découvert en soulevant le couvercle d'une boîte dans laquelle il se trouvait. Le corpuscule est beaucoup plus inventé que 11 Gaston Bachelard, L'activité rationaliste contemporaine, Paris, P.D.F., 1951, P 9. 12Ibid, 1951, P 65.

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de

la physique

découvert. Le positron, par exemple, nous offte à peine une indication de son existence, à travers les vestiges qui apparaissent sur les photographies prises par les appareils de Wilson. Dans Essai sur la connaissance approchée, Bachelard développe la thèse selon laquelle la science est toujours une connaissance approchée du réel. Cette thèse est étroitement liée à l'idée de construction de l'objet scientifique. Alors que la science du passé représente un premier ordre d'approximation, le savoir scientifique actuel inaugure une nouvelle ère, en se présentant comme un second ordre d'approximation. Il est évident qu'il n'y a pas de continuité entre les deux ordres, ce qui signifie qu'on ne peut arriver à la seconde approximation à partir de la première. Pour cela, il a été nécessaire que la raison rectifie ses principes, ses méthodes et ses techniques. Les théories de la science contemporaine comme la relativité et la mécanique ondulatoire sont des exemples clairs du second ordre d'approximation, qui se caractérise surtout par une nouvelle façon d'aborder l'objet sous l'angle de la « déréalisation » du phénomène étudié. En ce sens, dans le second ordre d'approximation, l'objet de la science est construit par le scientifique lui-même à partir de procédures rationnelles et techniques. La thèse de l'approximation et la notion de science comme construction donnent un nouveau statut à l'objet scientifique. Dans la science classique, l'objet était la donnée, c'est à dire, quelque chose qui préexistait au processus cognitif et était reçu passivement par le sujet dans la mesure où il ne dépendait pas des procédures mises en place pour faire avancer la connaissance. Les théories contemporaines nous offtent un nouvel enseignement épistémologique car elles remplacent la donnée par l'objet technique rationnellement produit. De la sorte, les objets de la science contemporaine sont plus 62

des résultats des procédures utilisées que des données en elles-mêmes. Pour Bachelard, dans la science actuelle, « on n'arrive jamais à dissocier l'ordre de la donnée de la méthode de sa description ». Dans La valeur inductive de la relativité, Bachelard montre qu'une donnée est déjà comprise quand elle est reçue. Dans un autre livre, se référant au statut du corpuscule, il ajoute: En effet, à moins de bouleverser le sens des mots, on ne peut vraiment pas dire que les corpuscules soient données. Bien entendu, ils ne sont pas - nous l'avons dit des données des sens, ni de près ni de loin. On ne peut même pas dire que les corpuscules soient données cachées. Il faut plus les inventer que les découvrir.]3 En réfléchissant sur la thèse de l'approximation et sur la notion de construction de l'objet scientifique, on s'aperçoit clairement que la raison contemporaine, dans une tentative d'approximation du réel, jamais atteint, se développe au travers de la dialectique entre schémas rationnels et procédures techniques. Il en découle la désignation bachelardienne d'objet abstrait-concret, ou de sur-objet quand on se réfère à l'objet de la science contemporaine. Bachelard met ainsi en évidence, la distinction entre la notion de donnée de la science antérieure et la notion d'objet construit de la science actuelle. En montrant que l'objet abstrait-concret de la science contemporaine n'est pas seulement le résultat de la construction rationnelle, mais aussi de procédures techniques et instrumentales, Bachelard met en évidence le caractère ouvrier de la raison. On a pu voir que l'objet 13

Gaston Bachelard, L'activité rationaliste contemporaine, Paris, P.D.F., 1951, p 121.

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de

la physique

abstrait-concret s'est constitué par la conffontation avec les obstacles que la résistance de la matière offrait, dans un dialogue actif et efficace entre raison et technique. Ainsi, l'objet abstrait-concret apparaît comme l'aboutissement d'un matérialisme rationnel dans lequel la raison devient ouvrière, opérante, en se constituant comme travail transformateur et artisanal. Dans le rationalisme bachelardien, par conséquent, la raison s'identifie avec le travail; le contact avec l'instance matérielle du monde est indispensable au développement rationnel. En s'identifiant avec le travail, la raison établit un dialogue entre valeurs rationnelles et valeurs techniques, permettant ainsi, la construction d'objets abstraits-concrets, qui rendent possible une action efficace sur la nature. Pour lui, le rationalisme qui exprime le plus justement, la dynamique du savoir scientifique actuel et le travail artisanal de la raison, est le rationalisme appliqué, dans la mesure où celui-ci prend en compte le dialogue entre le théoricien et l'expérimentateur, dialogue qui est le principal fondement de la science contemporaine. La distinction entre ce que Bachelard appelle « rationalisme classique» ou «rationalisme traditionnel » et le rationalisme appliqué peut mieux nous éclairer sur le rôle dynamique de la raison dans la science actuelle. En prenant comme base, le dernier chapitre du livre Le nouvel esprit scientifique, qui présente de profondes critiques concernant l'épistémologie de Descartes, on peut conclure que ce que Bachelard dénomme « rationalisme classique» ou «rationalisme traditionnel» est le rationalisme de caractère cartésien qui se fonde sur l'évidence et la certitude. Le «rationalisme classique» confond raison et mémoire, en croyant que penser est répéter fidèlement les connaissances considérées antérieurement comme des vérités. Il est, dans ce sens-là, un rationalisme pauvre et 64

inefficace qui ressemble à « une porte de prison », car il empêche la raison de se renouveler, en la figeant dans des certitudes tenues pour absolues et universelles, en la privant de la liberté de construire un savoir innovateur. Le «rationalisme classique» est, en plus de cela, incapable d'exprimer l'activité de la raison scientifique contemporaine, qui se caractérise surtout par la révision de ses principes et par la rectification des postulats considérés jusqu'ici comme évidents. Celle-ci pourrait avoir comme devise: « On organise rationnellement seulement ce qu'on réorganise ». Le rationalisme appliqué, au contraire, est essentiellement une philosophie du travail, car il éloigne les habitudes de penser et rejette la facilité de répéter et continuer, seulement, le savoir solidement construit autrefois. Malgré la conscience de ce que la tâche de recommencer est ardue, et implique l'abandon de certitudes enracinées dans notre moi le plus profond, la raison scientifique contemporaine, en faisant de l'imprudence une méthode, a choisi de se renouveler au travers de la rectification de ses concepts. Le travail de rectification s'opère à l'intérieur même des concepts, dans la mesure où il est facile de défaire les formulations premières dans un champ restreint du savoir. Ainsi, la raison se développe, en rectifiant des connaissances qu'elle avait admises antérieurement, c'est à dire par le débat autour des notions de base d'une théorie déterminée. Discuter d'une notion signifie introduire dans sa définition théorique des déterminations expérimentales. En procédant ainsi, on refuse le caractère de simplicité de la notion que l'on transforme en quelque chose de plus complexe contenant une formulation théorique et une détermination expérimentale. C'est ce qui est arrivé, par exemple, à la notion de simultanéité, considérée comme

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simple et absolue dans la mécanique newtonienne et qui est devenue complexe dans la théorie de la relativité. Dans la physique classique l'idée de simultanéité était simple parce qu'elle avait une signification absolue dans la mesure où elle pouvait être connue de tous les observateurs indépendamment des systèmes de références auxquelles elle se rattachait et pouvait, donc avoir une définition simplement théorique. La théorie de la relativité attaquera la simplicité, la primitivité de l'idée de simultanéité. Comme pour Einstein, deux événements peuvent se produire simultanément dans un système et pas dans un autre, il faut associer à la définition théorique de la notion, la description de l'expérience à travers laquelle la simultanéité de chaque événement a été prouvée. Dans ce sens, dans la théorie de la relativité, la simultanéité cesse d'être un concept simple pour devenir complexe. On peut donc, voir clairement que le rationalisme appliqué présuppose une raison qui travaille à deux niveaux: celui des valeurs rationnelles et celui des expériences techniques, se constituant fondamentalement comme force active, comme travail dynamique et créateur. La raison sculpteuse. en même temps qu'elle constitue artisanalement une chaîne de relations rationnelles, va dans un dialogue avec l'expérience, édifier un savoir qui résulte d'une clarification rationnelle et d'une transformation matérielle. En plus de montrer que le rationalisme appliqué se développe à travers la relation entre raison et expérience, Bachelard fait aussi ressortir le rôle important de la technique dans la constitution du savoir scientifique de l'actualité. Nous voyons que la raison construit, au travers de son développement, ses propres phénomènes, faisant de la science une «phénoménotechnique ». Dans la conception de la «phénoménotechnique » est implicite, l'importance 66

pour Bachelard, des instruments dans la construction scientifique. La science d'aujourd'hui est, ainsi, la résultante du dialogue entre le théoricien, doté de concepts et l'expérimentateur, muni d'instruments rigoureux. L'importance de la technique dans l'élaboration scientifique peut être appréciée à deux niveaux qui sont mis en lumière tout au long de l' œuvre bachelardienne. D'un côté, la technique concourt à l'élaboration rationnelle scientifique, car à travers l'instrument arrive à se construire le propre phénomène étudié. Dans la chimie, par exemple, il est possible de produire par des procédés techniques des substances qui ne pourraient être rencontrées dans la nature. De l'autre, il est possible de spécifier dans l'appareil une base rationnelle en plus de son utilité technique. Un instrument technique est un lieu de rationalité dans la mesure où il est une «théorie matérialisée ». Cela signifie que les instruments s'appuient toujours sur une théorie déterminée, sans laquelle ils n'auraient été conçus. Ainsi existe le thermomètre, par exemple, parce que la science admet la théorie de la dilatation des corps. En soulignant le rôle de l'instance technique dans l'élaboration du savoir scientifique contemporain, en affirmant que le sujet de connaissance est un sujet muni d'instruments, «un œil derrière l'appareil », Bachelard veut montrer que la raison scientifique n'est pas une raison purement abstraite, dont le développement se fait seulement sur le plan des idées. C'est aussi une raison qui se dialectise avec la technique, qui pense au travers d'instruments et qui est aussi travail teclmique. Voyons: Le seul fait du caractère indirect des déterminations du réel scientifique nous place dans un règne épistémologique nouveau. Par exemple, tant qu'il 67

s'agissait, dans un esprit positiviste, de déterminer les

poids atomiques, la technique - sans doute très précise

-

de la balance suffisait. Mais quand au.xxe siècle on trie et pèse les isotopes, il faut une technique indirecte. Le spectroscope de masse, indispensable pour cette technique, est14fondé sur l'action des champs électriques et , . magnetlques.

Il est important de bien faire ressortir cet aspect de la raison scientifique sur lequel Bachelard a mis le doigt. La raison travailleuse et opérante n'est pas solitaire. Elle émerge de la communauté des savants, comme résultant des polémiques entre raisons diverses, comme fruit du processus argumentatif qui suppose la confrontation de raisons différentes, de nombreuses fois opposées. En situant la raison dans la cité scientifique, Bachelard lui donne plus d'une fois une connotation de concrétude et de travail dynamique. La raison scientifique apparaît, donc, comme une raison humaine, comme une raison «incarnée », dans le sens où elle n'est pas pure activité d'établir des relations, mais activité dialogique marquée par la confrontation d'idées, par la lutte entre les valeurs humaines et culturelles. Seule la raison qui émerge de la «cité scientifique» donne réellement des garanties d'objectivité. Vivant la nouveauté de l'instant actuel, Bachelard exalte la discontinuité, la rupture et le processus de rectification de la raison. Il montre ce que le développement de la raison implique dans la réorganisation des schémas de la rationalité. Affirmant que «la doctrine traditionnelle de la raison absolue et immuable n'est pas seulement une philosophie, mais une 14

Gaston 103.

Bachelard,

Le rationalisme

68

appliqué, Paris, P.D.F., 1962, P

philosophie périmée », il conclut que la raison est fondamentalement travail, travail transformateur, modeleur, artisanal. La raison bachelardienne est fondamentalement travail parce qu'elle n'est pas un simple esprit tourné vers la contemplation passive du spectacle du monde. Affirmer comme Bachelard ce que le progrès de la connaissance implique en construction, en rectification, en réorganisation, c'est reconnaître l'efficacité de la raison active, c'est s'insurger contre la raison «oisive» qui s'endort passivement dans la tradition. C'est aussi défendre, solennellement, que la production du savoir est le résultat d'une activité dynamique qui ne peut être réalisée que par une raison qui se manifeste comme travail, par une raison opérante, démiurgique, par une raison profondément artisanale. La raison bachelardienne est fondamentalement travail parce qu'elle progresse à travers les rectifications et les réorganisations du savoir, parce que ces réorganisations impliquent un contact plus intime avec l'instance matérielle, parce qu'elle exige aussi la transformation de la matière du monde. La raison bachelardienne est fondamentalement travail parce qu'elle se développe au travers de l'échange entre les valeurs rationnelles et les valeurs expérimentales, parce qu'elle ne se sépare pas de la technique, parce qu'elle pense uniquement à partir des instruments. En travaillant la matière qui, dans le même temps résiste et cède, elle exerce une action transformatrice, pensant à travers l'acte de comprimer, de malaxer, provoquant un jeu de forces, un véritable choc entre les forces humaines et naturelles. Elle est raison laborieuse, raison artisanale qui vit la gloire du travail créateur et récuse l'oisiveté de l' œil, exalte la main et le corps.

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Ainsi, la raison travailleuse, la raison artisanale, à travers un labeur véritablement démiurgique va tisser un filet de rationalité entremêlant les valeurs techniques et expérimentales, construisant des organisations rationnelles qui pourront être réalisées dans le monde concret de la matière. * Après la lecture attentive des œuvres de Brunschvicg et de Bachelard, on peut conclure à un même projet chez ces deux penseurs: construire un rationalisme dynamique qui soit l'expression du savoir scientifique contemporain. Bachelard reconnaît en Brunschvicg un maître authentique, affirmant quand il se réfère à sa pensée que « nous sommes devant une philosophie de l'intelligence ». Ayant réfléchi, toutefois, sur leurs conceptions respectives de la raison, on peut constater des divergences profondes qui viennent démontrer l'existence d'un abîme énorme entre l'idéalisme brunschvicgien et le rationalisme bachelardien. Bien que Brunschvicg prétende imposer un rationalisme dynamique et ouvert, la conception brunschvicgienne de la raison contient en sa base des aspects d'inertie. En admettant la continuité méthodique, en montrant que l'analyse, fonction spécifique de la raison, était présente à toutes les étapes du développement rationnel, Brunschvicg affirmait implicitement le caractère de permanence de la raison et reconnaissait qu'elle se développait toujours à partir de la même méthode. D'autre part, manifestant son espoir d'atteindre la conscience de soi, fondement de l'action juste, l' « humanisme éthique brunschvicgien », admet que, sous les différentes manifestations de l'activité rationnelle, 70

existe une raison qui se maintient identique à elle-même, et s'améliore, au travers des étapes qu'elle va dépasser l'une après l'autre. Mais ces ruptures ont lieu uniquement dans l'enveloppe extérieure de la raison, tandis que plus profondément persiste toujours une «Raison» égale à elle-même. Brunschvicg, comme mathématicien qui vivait dans le Paris cosmopolite du 1ge siècle, propose un « rationalisme de spectacle », dans lequel la raison évolue, seulement dans le domaine des idées, en même temps qu'elle progresse, dans un processus ascendant de connaissance avec l'intention d'atteindre la conscience morale. Bachelard, amateur de chimie, philosophe du « nouvel esprit scientifique », qui passa son enfance à la campagne, au contact intime de la nature, prend ses distances avec le maître et, récusant les caractères d'inertie et d'oisiveté de la raison purement contemplative, propose un «rationalisme du travail », dans lequel la raison se développe au contact de la résistance matérielle du monde, en devenant ouvrière et sculpteuse, en s'imposant comme raison artisanale. En exaltant la raison artisanale, Bachelard dénonce une attitude qui prédomine dans la pensée occidentale. Elle provient de ce qu'il appelle le « vice de l'ocularité ». Cette attitude se traduit par une contemplation passive du spectacle du monde, elle se fonde dans la vision, qui fait de la connaissance un prolongement de l'optique. Il montre que l' «ocularité » constitue le péché originel de la tradition scientifico-philosophique, qui en utilisant des termes comme «vision du monde », «théorie» et « évidence », révèle l'option pour cette perspective oculaire. Voyons:

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Les yeux

en paix voient les choses, ils les

découpent sur unfond d'univers et la philosophie - métier des yeux - prend la conscience de spectacle. Le philosophe pose un non-moi vis-à-vis du moi. La résistance du monde n'est qu'une métaphore, elle n'est guère plus qu'une « obscurité », guère plus qu'une ., 15 . . IrratlOna IIte. En valorisant le travail artisanal de la raison,

Bachelard combat avec ténacité l'ocularité, la forme, la formule. Il cherche à débarrasser la philosophie et la science des déterminations visuelles, et essaye de repousser le savoir inactif et contemplatif. Pour Bachelard, la raison agit avec la main, car elle n'opère pas à partir de la distanciation de la pure vision, elle répond au défi et à la provocation de la matière du monde en montrant que penser, c'est sculpter, modeler, transformer. Les divergences entre Brunschvicg et Bachelard sont très profondes. Il y a bien un abîme énorme entre leurs conceptions de la raison. La raison brunschvicgienne en se tournant vers l'abstraction et le formalisme escamote la matérialité. Elle se rend simple spectateur du monde, du monde-panorama que, dans cette attitude purement contemplative, elle prétend connaître. La raison bachelardienne, opérante, travailleuse et artisanale récupère la matérialité dépréciée par la tradition scientifico-philosophique et, au service des forces de création et de liberté, se lance dans le jeu audacieux de la connaissance innovante, construisant à chaque instant, un monde toujours nouveau. (Traduit du portugais par Camila Ribeiro) 15

Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948, P 36-37. 72

BACHELARD ET DAGOGNET: DEUX PERSPECTIVES DIFFÉRENTES SUR LE BINÔME RAISON ET IMAGINATION

Nous allons, pour commencer, reprendre deux mythes grecs qui peuvent, à nos yeux, aider à saisir le sens que prend le binôme raison-imagination pour chacune des deux tendances philosophiques que nous allons analyser ici. Ce sont les mythes de Sisyphe et de Prométhée que nous aimerions rappeler. Sisyphe fut condamné à pousser une énorme pierre jusqu'au pic d'une montagne. A chaque fois qu'il atteignait le sommet, la pierre se mettait à rouler et à dévaler le flanc de la montagne, de sorte que Sisyphe se voyait forcé de rééditer sa prouesse sans cesse, inlassablement. Le second mythe raconte l'histoire de Prométhée, héros grec qui, après avoir escaladé le Mont Olympe - la demeure des dieux, commit l'acte audacieux de voler le feu divin pour l'apporter au monde des mortels. Les deux mythes expriment l'ambiguïté de la vie humaine. D'un côté, celui de Sisyphe qui symbolise la monotonie de la vie quotidienne, toujours remplie de tâches et d'affaires excessivement répétitives. De l'autre, celui de Prométhée qui, au contraire, exprime l'aventure, la recherche de l'extraordinaire et de l'inusité grâce auxquels l'homme rompt avec l'ennui du quotidien. Ce n'est pas par hasard que nous reprenons ces deux mythes grecs, mais bien avec l'intention de montrer que Gaston Bachelard et François Dagognet considèrent la raison et l'imagination comme des chemins de surhumanité, c'est-à-dire, comme de véritables actes prométhéens qui entraînent l'homme dans une aventure ouverte à la nouveauté, à l'imprévu, au surréel, en 73

l'élevant spirituellement et en lui permettant d'oublier la monotonie journalière. Considérés comme de véritables envols ascendants, les chemins de la raison et de l'imagination arrivent à projeter l'homme dans un règne que seule l'imagination créatrice peut révéler. Bachelard, dont le propos est de réitérer l'idée que la raison et l'imagination sont de véritables chemins de surhumanité, reprend l'image de Prométhée pour affirmer, dans son ouvrage posthume Fragments d'une poétique du/eu: Le héros Prométhée est le symbole de la désobéissance constructive (..) Désobéir pour agir est la devise du créateur (...) Il y a un sens, croyons-nous, à étudier le dynamisme de désobéissance qui anime tout savoir.16 Malgré la proximité des perspectives de Bachelard et de Dagognet en ce qui concerne l'interprétation des chemins de la raison et de l'imagination, des différences fondamentales les séparent. La lecture attentive de l'œuvre bachelardienne nous révèle que le souci essentiel de son épistémologie est celui de montrer la croissance difficile et laborieuse de la raison dans la lutte incessante contre les images, ce qui nous porte à conclure que, chez Bachelard, le chemin de la raison et celui de l'imagination sont antagoniques, et, dans ce sens, la dualité du concept et de l'image devient irréductible. Dagognet, disciple de Bachelard, qui, lui aussi, oriente sa réflexion vers la science et vers l'art, montre pourtant le lien étroit existant entre épistémologie et esthétique, ce en quoi il dépasse le parallélisme bachelardien. Quand il propose de bâtir une épistémologie de tendance esthétique et quand il exalte

16

G. Bachelard, Fragments d'une poétique dufeu, Paris, P.D.F., 1988, p. 125/126. 74

l'idée d'un art physique, Dagognet parvient, nous semblet-il, à dépasser la dualité bachelardienne concept-image. Nous avons élaboré ce travail en vue d'analyser l' œuvre de ces deux penseurs en montrant les points de rapprochement, mais également en relevant les spécificités et les différences qui les conduisent à assumer des positions bien différenciées. L'œuvre de Bachelard présente un violent contraste. D'un côté, il s'agit d'un travail scrupuleux, austère, rationaliste, tourné vers l'analyse de la science et des révolutions que celle-ci entraîna au cours du XXe siècle; de l'autre, on trouve un lyrisme et une poésie inégalables dans des textes écrits sous le coup de l'émotion, sur un ton de confidence bien personnel. Le jour et la nuit, le sommeil et l'état de veille s'alternent dans l'œuvre bachelardienne, en une chorégraphie dynamique et contrastante. Les commentateurs de Bachelard se divisent entre ceux qui relèvent la dualité de l'œuvre, et en arrivent même à dire qu'il s'y trouve une contradiction intérieure, et ceux qui défendent l'unité de l'œuvre. Mais même ces derniers ne peuvent pas s'empêcher de reconnaître l'antagonisme existant entre les deux chemins: celui de la raison et celui de l'imagination, et cherchent à prouver l'unité de l'œuvre à partir de thématiques communes aux deux voies. Pour notre part, nous ne croyons pas qu'il y ait contradiction dans l'œuvre bachelardienne, nous sommes d'accord avec Jean Hyppolite quand il dit que les thèmes de l'épistémologie, tout comme ceux de la poétique, ont été écrits sous le signe de l'imagination créatrice qui, de fait, est un thème présent tout au long de l' œuvre bachelardienne. D'un autre côté, on ne peut négliger la préoccupation qu'a Bachelard de montrer la croissance 75

difficile de la raison dans la lutte ardue et incessante qu'elle mène contre les obstacles épistémologiques qui se dressent sur son chemin, et apparaissent sous la forme d'images pernicieuses empêchant l'homme d'atteindre la rationalité. Cela nous porte à conclure qu'il y a dualité et opposition entre les chemins de la raison et de l'imagination. L'épistémologie de Bachelard étrenne une nouvelle tradition dans la philosophie de la science, par son apport de nouvelles catégories qui vont rendre possible une compréhension plus profonde des révolutions scientifiques ayant eu lieu au début du XXe siècle quand les géométries non euclidiennes, la théorie de la relativité et la mécanique quantique ont vu le jour. Pendant le XVIIIe siècle et une partie du XIXe siècle, on connaissait une science confortable, d'une solidité inébranlable, une science fermement prouvée et expérimentée. L'actualité a changé ce cadre, agissant de façon à ce que les révolutions scientifiques conduisent l'homme à ne plus donner crédit à l'existence de fondements absolus et définitifs. Le principal souci de l'épistémologie bachelardienne est donc d'exprimer ce nouveau moment vécu alors par la science. Afin de montrer comment se fait le passage de la science classique au nouvel esprit scientifique, Bachelard décrit le progrès des sciences comme étant le résultat d'un jeu dialectique qui se tient dans le cadre des théories scientifiques de la contemporanéité. Il montre qu'aujourd'hui c'est un rationalisme polémique qui prédomine, et qui, plutôt que de se fonder sur la certitude et l'évidence, impose la révision des principes et la rectification des notions de base des systèmes du passé. Dans La valeur inductive de la relativité et dans Le nouvel esprit scientifique, Bachelard va montrer que la rationalité ne se développe pas par l'accroissement progressif du savoir, par l'accumulation de connaissances, 76

mais bien par un processus dialectique qui ne peut être considéré comme un simple jeu de contraires, puisqu'il s'agit de rectifier le savoir antérieurement acquis et d'édifier de nouvelles bases de la science. Soulignant le caractère de nouveauté de la théorie de la relativité, Bachelard montre que cette théorie est née de la réflexion sur les concepts premiers de la mécanique newtonienne. Einstein, qui a attaqué la primitivité de la notion de simultanéité, considérée comme simple et absolue dans la physique de Newton, nous oblige à introduire l'expérience dans la conceptualisation de la notion. De cette façon, on peut dire que, dans la théorie de la relativité, ce n'est pas uniquement sur la raison que s'appuie le concept de temps ou de simultanéité, mais, au contraire, c'est dans toute une composition expérimentale qu'il doit être appréhendé. D'où l'on conclut que, pour Bachelard, le progrès de la science ne se fait pas par accumulation de théories et de connaissances, et que, donc, l'imagination créatrice joue un rôle prépondérant dans la construction de nouvelles théories scientifiques. On ne peut pourtant, déprécier la critique qu'a faite Bachelard des images qui, selon lui, ont un rôle pernicieux dans l'élaboration scientifique, car elles entravent la rationalité et la cohérence interne des théories et doivent alors être écartées en tant qu'obstacles épistémologiques. C'est en ce sens que Bachelard, dans son épistémologie, insiste tant sur la lutte de la raison contre les images considérées comme des obstacles qui émergent du moi le plus profond en jouant un rôle nocif pour la construction rationnelle, puisqu'elles entravent ainsi le progrès scientifique. Il montre que la science actuelle se construit

à partir de la rupture avec l'expérience immédiate qui est toujours imprégnée d'intuitions compromettant la cohérence rationnelle.

77

et

d'images

On peut alors affirmer que l'analyse épistémologique bachelardienne est le compte-rendu des infortunes de la raison, du dépassement des obstacles et des images, dans l'intention de construire un savoir de plus en plus complexe, cohérent et rationnel. On peut détacher deux aspects primordiaux de la perspective épistémologique bachelardienne. Nous trouvons, d'une part, l'exaltation du nouveau et de la nouveauté dans la mesure où il considère l'imagination créatrice comme le ressort propulseur du progrès de la science, et d'autre part, l'histoire de la conquête d'une rationalité de plus en plus ample et de plus en plus cohérente, suite à un combat implacable face aux images premières, aux analogies, ainsi qu'aux métaphores. Bachelard n'a pas été seulement le penseur du nouvel esprit scientifique qui a cherché à exprimer les révolutions ayant eu lieu à l'intérieur des théories scientifiques de la contemporanéité. A côté du Bachelard diurne, qui a formulé un nouveau rationalisme, il existe un Bachelard nocturne, qui va nous révéler l'émerveillement des images présentes dans la rêverie et le rêve. Comme nous l'avons vu, sur la voie épistémologique, les images apparaissent comme quelque chose de nocif pour la construction rationnelle, et doivent, pour cela même, être écartées. Mais l'on ne peut nier que Bachelard soit conscient de la valeur de séduction exercée par les images. C'est ainsi que, à un certain moment de sa vie, le rationaliste rigoureux décide d'entreprendre un voyage par les sentiers séducteurs de la rêverie et de l'imagination. Bachelard dit: Trop tard, j'ai connu la bonne conscience dans le travail alterné des images et des concepts, deux bonnes

78

consciences qui seraient celle du plein jour, et celle qui 17 A' accepte Ie cote nocturne d e l 'Aame. Bachelard rompt avec les habitudes rationalistes, pénètre dans le monde de la poétique, et inaugure ainsi une nouvelle conception de l'imagination en remplaçant l'axe focal psychologico-gnoséologique par un point de vue esthétique. Alors que pour la tradition l'image était une construction sensorio-intellectuelle, une représentation mentale toujours inférieure à l'idée et à la sensation, car elle était un souvenir éteint de l'objet appréhendé par les sentiments, pour Bachelard, l'image est un événement objectif, partie intégrante d'une imagerie qui donne origine à une autre réalité, à une surréalité. En ce sens, l'imagination est autonome, elle n'est plus une faculté qui se contente simplement de copier la réalité et est soumise à la raison: L'imagination n'est pas, comme le suggère l'étymologie, la faculté de former des images de la réalité,' elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité. Un homme est un homme dans la proportion où il est un surhomme.18 Sur la voie poétique, Bachelard exalte l'image et l'imagination, il montre l'inefficacité de la méthode rationnelle dans ce domaine et affirme que l'image ne peut être saisie que par une phénoménologie de l'imagination qui permet de la capter quand celle-ci « émerge dans la conscience comme un produit direct du

17

G. Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, P.U.F., 1978, p. 47.

18

G. Bachelard,L'eau et les rêves, Paris, José Corti, 1942, p.23. 79

cœur, de l'âme, de l'être de l'homme saisi dans son actualité ».19 Même si l'épistémologie bachelardienne fait l'apologie du nouveau et de la capacité créatrice de la raison qui pousse I'homme à trouver une intuition subite dans l'au-delà de la pensée instruite, même si elle considère que les symboles mathématiques sont comparables aux symboles esthétiques, puisqu'ils évoquent tous deux des possibilités infinies, même si Bachelard affirme que science et poétique sont ontogéniques, car elles dépassent et rénovent le monde en le remplaçant par une matière nouménale, on ne peut oublier le souci constant qu'il a de distinguer le chemin de la raison de celui de l'imagination, et il montre que ceuxci comportent des différences profondes et fondamentales. A nos yeux, le parallélisme perce tout au long de l' œuvre du philosophe, qui présente un double mouvement. D'un côté, rectifications, vérifications, cohérence; de l'autre, image fugitive et irréelle, possibilité infinie de création. Le jour et la nuit, animus et anima, concept et image, s'alternant en une chorégraphie dynamique et créative, suivent des chemins divergents, sans jamais se rencontrer ou se concilier. Il est alors permis de conclure que Bachelard n'a jamais cessé d'approfondir l'opposition qu'il y a entre les deux mondes, considérant le monde de la science, du rationalisme rigoureux, des théories mathématiques comme l'inverse isomorphe du monde onirique du rêve et de la rêverie. L'épistémologie de François Dagognet impose dans le décor culturel français de l'actualité comme une pensée d'inspiration clairement bachelardienne. C'est ainsi que beaucoup le considèrent comme un continuateur de l'œuvre de Bachelard. Bien que les deux philosophes aient 19

G. Bachelard, La poétique de l'espace, Paris, P.D.F., 1957, p. 2. 80

des thèmes et des aspects communs, certaines différences fondamentales vont attester la distanciation des deux perspectives. Lors d'un colloque réalisé à Lyon en 1982 en vue de «disséquer» la pensée dagognienne, Dagognet luimême, répondant à certains intellectuels qui l'interrogeaient sur sa position par rapport à la pensée bachelardienne, affirma que son propos avait toujours été de travailler sur les réflexions de penseurs importants de l'actualité, tels que Bachelard et Canguilhem. Il a clairement laissé entendre, ensuite, que bien qu'il fût pleinement d'accord avec les principales idées de ces deux philosophes, il prenait garde de ne pas simplement les répéter, car il estimait que ce n'est pas là le rôle du véritable philosophe. C'est ainsi qu'il a cherché à les interpréter, à les analyser dans une perspective qui lui était propre, c'est-à-dire qu'il a cherché à les déformer. Il a affirmé: Déviation? Peut-être, glissement, mais nullement hérésie. Nous avons seulement tiré à nous, interprété, voire déformé. Deux mots méritent d'être finalement revus: celui de la « matérialité »- Gaston Bachelard l'a fêté - et celui de la « vitalité », et c'est un fait que M Canguilhem l'a toujours reconnu et célébré. De ces deux mots nous avons osé n'en faire qu'un seul, puisque l'un épanouit et exhausse l'autre.20 L'œuvre de Dagognet consiste en une critique importante de la tradition philosophique, car elle combat 20

F. Dagognet, Anatomie d'un épistémologue: François Dagognet, collectif, Paris, P.U.F., 1984, 127. 81

les philosophes qui veulent, par la métaphysique, chercher le sens du monde et appréhender l'être sous-jacent à «l'apparaître phénoménique ». Pour lui, la tradition philosophique a établi une scission dangereuse en divisant le monde en deux: l'intelligible et le sensible, dépréciant les sens et le corps, pour vanter les idées et l'esprit; elle a montré ainsi que la vérité ne peut être appréhendée que par la raison. Dans ce sens, Dagognet a cherché à préserver, par sa réflexion, les aspects qui avaient été dédaignés par les philosophes tels que laforme, le sensible et le corps. Dans ses écrits Dagognet affirme que la figure du philosophe doit être remplacée par celle du philomorphe dont l'objectif n'est plus d'acquérir une sagesse du monde, mais bien d'appréhender les liaisons complexes et les propriétés de l'être véritable à la superficie des choses, dans les pellicules, dans la configuration spatiale, puisque l'être se manifeste dans « l'apparaître phénoménique ». Partant de ces présupposés, Dagognet va montrer que science et art sont des illustrations du même thème: la forme, la structure, le pictural et le figuratif. Il ne s'agit plus d'élaborer une épistémologie épurée des images et de l'imagination, il ne s'agit pas non plus de faire un art qui ne soit pas technique. Orientant sa réflexion vers les sciences contemporaines, il montre que dans celles-ci deux aspects primordiaux se détachent. D'un côté, les théories scientifiques de l'actualité adoptent une méthode morphologique par laquelle elles vont interpréter les phénomènes et les comprendre. De l'autre côté, les théories d'aujourd'hui utilisent la représentation figurativo-symbolique qui, en remplaçant le monde chaotique et désordonné par un graphisme, parvient à révéler des traits précédemment non révélés. Dans l'intention de montrer la présence et l'importance de la méthode morphologique dans la science 82

actuelle, Dagognet reprend les expériences de Pasteur, et montre que celui-ci est arrivé à d'importantes conclusions dans le domaine de la biologie et de la biochimie. A force d'observer les superficies des cristaux, Pasteur a montré qu'il y a un rapport entre les aspects morphologiques de ceux -ci et leur structure moléculaire, ce qui le mena à de nouveaux résultats pour l'étude de la fermentation par microorganismes, véritable révolution dans les idées médicales prédominantes à l'époque. Dans L'épistémologie de l'espace concret, Dagognet fait une analyse épistémologique de la géologie, dans laquelle il montre que l'objectif primordial de cette science est de décrire une cinématique naturelle, impossible à reproduire en laboratoire. Cette science, qui se fonde sur une géomorphologie, a connu de grands progrès du fait de décrire des couches de terrain, les reliefs et les nivellements minimums, pour aboutir à l'élaboration de systèmes explicatifs sur la configuration présente et passée de la planète terre. En tant que médecin, Dagognet enrichit son analyse d'exemples extraits de son incursion dans le domaine de la médecine. Il montre que les théories médicales d'aujourd'hui cherchent à éclaircir les désordres qui affectent l'organisme humain grâce à une lecture de la surface corporelle, car elles considèrent le corps comme un miroir qui reflète les problèmes existant à l'intérieur de l'être humain. Dans certains cas, le corps ne devient visible que par le truchement d'appareils qui, fonctionnant comme des capteurs extrêmement sensibles, recueillent des indices qui élucident les causes des maladies, permettant non seulement de procéder au diagnostic mais également de donner une orientation correcte au traitement thérapeutique. L'usage de la technique ne compromet cependant pas le caractère éminemment morphologique de la médecine actuelle qui a remplacé par la lecture de 83

signes corporels la physiologie de la vivisection, difficile à utiliser dans l'étude de l'homme en vertu de son caractère agressif et destructeur. Outre la méthode morphologique, les sciences actuelles bénéficient du symbolisme figurativo-symbolique, elles ont recours à des schémas, des trajectoires, des cartes ou des figures structurelles géométriques, pour pouvoir réunir en un seul système les données recueillies. Dagognet met l'accent sur la formule de ce langage pictural et figuratif qui, en remplaçant le monde confus et désordonné par un graphisme, arrive à condenser les données en un schéma, ce qui permet dès lors que celles-ci soient plus facilement communiquées. Dans Écriture et iconographie, Dagognet montre l'importance de la représentation figurative qui fait du langage scientifique une écriture ayant pour fondement le schéma, le croquis et le dessin. Bien que cela paraisse être une écriture violemment réductrice, le symbolisme figuratif est, au contraire, un langage enrichissant, car outre le fait d'exprimer l'objet étudié, il l'amplifie, dans la mesure où il révèle des caractéristiques que la simple observation ne permet pas de repérer. Innombrables sont les exemples cités par Dagognet. Il désigne la médecine comme une science qui utilise la représentation picturale et figurative dans le but de mieux connaître le corps humain. Comme il le montre, c'est une science de tracés, de courbes et de plans qui cherchent à traduire par le figuratif les déviations de fonctions des organes. Voici ce qu'il dit: Le cerveau, le coeur, le poumon - détenteurs de la vie réelle - perdent subitement leur étrangeté fantomale, leur obscurité viscérale: enfin ils deviennent simples lignes ondulantes.21 21

F. Dagognet., Écriture et iconographie, Paris, J. Vrin, 1973, p. 87. 84

Et plus loin, il ajoute: Par le jeu d'une technologie d'enregistrement direct et d'amplification, les diverses composantes de la santé et de son exercice se transmettent, s'écrivent donc sur une arabesque déliée et vive, lourde de multiples . . 22 slgmj il;lcatlOns.

Il n'y a pas, selon Dagognet, de science à qui l'iconicité ne soit profitable, toutes y ont recours: la physique, la cinématique, la chimie, la géologie et même la physiologie. De toutes parts, dessins, trajectoires, courbes de niveaux et cartes s'imposent, ce qui démontre combien est importante la représentation figurativosymbolique pour les travaux scientifiques. Il est important de souligner que le symbolisme figuratif n'est pas comme un auxiliaire didactique ni une illustration commode. Il fonctionne comme une véritable plastique qui, en effaçant les contours du monde réel, offre à l'homme de science d'autres plans et surfaces qui n'auraient pu être perçus lors d'une simple observation. En relevant la méthode morphologique et le symbolisme pictural de la science, Dagognet fait de l'image-symbole le fondement essentiel de l'activité scientifique de l'actualité, et montre le rôle primordial que l'image joue dans les sciences. Dans certains de ses ouvrages, Dagognet analyse le sens de l'art et le rôle de l'imagination dans la création artistique. Il trouve les bases du travail de l'artiste dans l'appréhension de la matérialité du monde. Il souligne que l'art contemporain est, fondamentalement, un art physique dans la mesure où sa fonction est avant tout de provoquer des manifestations de la matière. Cherchant à élucider sa thèse, il se réfère à Jean-Philippe, artiste plasticien dont les 22

F. Dagognet, Écriture et iconographie, Paris, 1. Vrin, 1973, p. 88. 85

sculptures exposées à Paris en 1988 sont sujettes à des mouvements, des déformations et des animations provoqués par l'influence de la température ambiante ou par l'approche d'un observateur. Dagognet dit: Le peintre a toujours souhaité entrer dans son tableau et s y perdre en train de se peindre: souhaitons que le spectateur-artiste, lui aussi, puisse participer à la fête et s'introduire en elle, par le biais d'une interrelation, quelle qu'en soit la modalité.23 Comme on peut le voir, alors que l'œuvre de Bachelard renforce la dualité et l'opposition du binôme raison-imagination, celle de Dagognet parvient à dépasser le dualisme bachelardien en montrant le travail important de l'image dans l'élaboration scientifique et la construction esthétique. Il célèbre ainsi l'union de la raison et de l'imagination. Nous avons vu que l'épistémologie bachelardienne s'impose comme un compte-rendu d'une croissance intellectuelle qui décrit la bataille rangée de la raison contre le visuel, contre la forme et l'image, en approfondissant de la sorte l'abîme existant entre la conscience imaginante et la conscience rationnelle. L'œuvre de Dagognet, au contraire, arrive à dépasser la dualité et le parallélisme de Bachelard dans la mesure où sa pensée trouve son fondement dans l'idée que la représentation visuelle et le symbole intellectuel s'unissent par le biais de l'image. Pour Dagognet, cela n'a pas de sens d'élaborer une épistémologie épurée, pas plus que de faire un art qui ne soit pas une provocation physique et qu'il n'y ait un échange avec le spectateur. C'est l'imagerie créatrice qui, 23

F. Dagognet., Corps réfléchis, Paris, Editions Odile Jacob, 1990, p. 218. 86

en organisant les formes sensibles, permet à I'homme d'élaborer des théories qui sont à la fois des systèmes rationnels cohérents exprimant le monde phénoménique et de véritables constructions esthétiques de beauté incomparable. En dépassant le dualisme imposé par Bachelard, Dagognet place côte à côte l'épistémologie et l'esthétique, qui apparaissent comme des illustrations du même thème: la forme, la structure, le pictural et l'iconographie. L'œuvre de Dagognet célèbre donc l'union de la raison et de l'imagination, puisqu'elle préserve le figuratifsymbolique pour l'activité scientifique. En dépassant la dualité inhérente à l' œuvre bachelardienne qui bifurque dans deux voies

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poétique

et épistémologique

-

elle

montre que la science, malgré sa rigueur rationaliste et son modèle phénoménologique, est le fruit d'une imagerie, et s'impose dès lors comme un savoir qui, semblable à l'art, est fondamentalement une profonde «jouissance esthétique» .

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LES CHEMINS DU SURHOMME

L'épistémologie de Bachelard, par sa richesse et sa complexité, s'ouvre à diverses interprétations. Notre propos ici n'est pas de répéter simplement les idées bachelardiennes. En reprenant ses catégories, nous allons réfléchir sur une question qu'il n'a pas abordée de façon explicite: le thème de la relation homme/nature. En cherchant à détacher deux aspects primordiaux de son épistémologie, nous essaierons de voir quelle aurait pu être la position prise par Bachelard sur ce thème. Au moment de l'éveil de l'ère scientifique et technique du XVIIe siècle, la raison s'est tournée vers la conquête de l'univers. Le mot clé devient, alors, domination, ce qui signifie qu'il revenait à l'homme de dominer le monde et de se l'approprier, à l'aide de la raison et de la technique. On peut dire qu'en proposant les règles de la méthode, Descartes insérait la violence objective de la raison dans une stratégie bien réglementée. Dans son ouvrage L'activité scientifique de la physique contemporaine, Bachelard affirme: La science d'aujourd'hui est délibérément "factice" au sens cartésien du terme. Elle rompt avec la nature pour constituer une technique. Elle construit une réalité, trie la matière, donne une finalité à des forces dispersées. Construction, purification, concentration dynami1ue, voilà le travail humain, voilà le travail scientifique.2 Malgré les innombrables critiques qu'il fait à la pensée cartésienne, Bachelard, comme Descartes, exalte le 24

G. Bachelard, L'activité de la physique contemporaine, Paris, P.D.F., 1951, p. 3-4. 89

caractère efficace de la science. Il montre que la science contemporaine est fondamentalement une phénoménotechnique.

On ne peut pas, cependant, sous-estimer les dommages infligés à la nature par l'homme dans sa hâte de domination, les dommages infligés par un modèle de science dont l'objectif est de dominer la nature et de se l'approprier. Le pétrole déversé en mer, l'oxyde de carbone qui pollue l'air, l'ingénierie génétique menaçante et dangereuse, les instruments de guerre bactériologique capables de détruire l'humanité en une fraction de seconde, en sont quelques exemples. Qui est responsable de tous ces maux? Qui, sinon nos instruments, notre efficacité, notre raison, notre science? Pour que l'on puisse comprendre sous quelle perspective Bachelard aborderait cette question, il s'avère nécessaire de discuter certains aspects primordiaux de son épistémologie. Le premier de ces aspects est la thèse de l'opposition radicale qu'il y a entre Nature et Culture. Dans Le matérialisme rationnel, Bachelard affirme que I'homme est un être culturel. Il ajoute encore que l'homme est homme par sa capacité qu'il a d'assimiler la culture, et que la nature de l'homme consiste à être capable de s'éloigner de la nature, par le biais de la culture. Alors que l'éducation définit l'homme à l'aide des caractères qui le constituent, Bachelard considère qu'on doit le définir en fonction des caractères qui le font évoluer, et qui le poussent à dépasser la condition humaine, qui en font un surhomme. C'est dans ce sens que l'homme crée la science, en même temps qu'il s'en remet au jeu fascinant de l'imagination poétique. Comme le montrent les textes bachelardiens, science et poétique sont les chemins qui permettent d'atteindre la surhumanité. 90

La nature de I'homme consiste, donc, à être capable de s'éloigner de la nature par la culture. C'est par la culture que l'homme, dépassant la condition humaine, devient un surhomme. Dépasser la condition humaine signifie, d'une part, se transformer, évoluer, et, de l'autre, transformer la nature elle-même, créer une surréalité. Quand il défend la thèse de l'opposition radicale entre Nature et Culture, Bachelard fait ressortir la supériorité du culturel sur le naturel. Il montre que, bien que l'énorme masse désordonnée des phénomènes de la nature soit bien plus imposante comparée aux phénomènes ordonnés par I'homme, cela ne peut servir d'argument pour affirmer la supériorité de la nature. L'homme, grâce à la science, confère ordre et sens au chaos naturel, éveillant des potentialités latentes dans des phénomènes autrefois inactifs et oisifs. Conformément à ce que montre Bachelard, le monde inanimé représente de véritables fossiles de pensée scientifique. Face à la nature, un premier ordre de facticité est institué par la vie qui déploie des phénomènes chimiques pré-vitaux. Ensuite, au dessus de ce premier ordre, l'homme rationaliste institue un deuxième ordre de facticité qui fait, de façon différente, ce que la vie avait fait dans l'ordre de la création de substances. Dans Le matérialisme rationnel, Bachelard écrit: La vie distille et filtre. La planète verte, les forêts et les prés, font de la photochimie et absorbent chimiquement l'énergie du soleil. Mais tous ces phénomènes anté-humains vont être dépassés quand I 'homme arrive au stade culturel.25

25

G. Bachelard, Le matérialisme rationnel, Paris, P.D.F., 1953, p. 32/33.

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Plus loin, il ajoute, faisant ressortir la supériorité du culturel sur le naturel: Si l'on nous permettait de nous servir - pour une fois - d'un type d'expression périmé, nous dirions volontiers: la Nature voulant faire vraiment de la chimie , .. 26 a fima Iement cree ' Ie ch Imlste. La thèse philosophique de l'opposition radicale entre Nature et Culture signifie, également, que l'esprit scientifique doit se former contre ce qui est impulsion et enseignement de la nature. L'esprit doit se former à la fois en se réformant, en transformant la nature, en même temps que la nature est soumise à l'ordre et à la régularité. C'est en lui résistant que nous comprenons la nature. Dans L'eau et les rêves, Bachelard soulève une question intéressante: il montre que ce ne fut pas, comme nous le croyons tous, la science qui a mené à la transformation de la nature. La première transformation du monde suppose le dynamisme de la rêverie et non de la rationalité. Il est certain que la technique actuelle représente la matérialisation de théories, mais l'outil le plus ancien n'est pas le résultat d'une science balbutiante, il provient, au contraire, du pouvoir de la rêverie. Ainsi, pour Bachelard, I 'homo faber est complètement artificiel et disparaît face à l'homo ludens. Dans L'eau et les rêves, il affirme: Or les véritables intérêts puissants sont les intérêts chimériques. Ce sont les intérêts qu'on rêve, ce ne sont pas ceux qu'on calcule. Ce sont les intérêts fabuleux. 27 26

Ibid., p.33. G. Bachelard, L'eau et les rêves, Paris, José Corti, 25e réimpression, 1997, p. 101.

27

92

Plus loin Bachelard renforce l'idée qu'au commencement la technique a son origine dans la rêverie. Ce ne fut pas la nécessité de naviguer qui poussa l'homme à cingler les mers, mais bien la chimère, le rêve qui, dans un élan de surhumanité, l'incita à croiser les océans à la recherche d'horizons nouveaux. Ce sont des intérêts rêvés, mais puissants, qui l'ont conduit à des entreprises risquées. On peut, alors, conclure que l'homme, en tant qu'être culturel, transforme la nature, en lui imposant un ordre humain. C'est dans ce sens que Bachelard affirme dans L'engagement rationaliste que l'idée de monde est une abstraction idéologique. Il montre que la réalité n'est déjà plus pure et simple nature et ce que nous appelons monde est le résultat d'un travail humain et humanisateur. La science représente, alors, l'emprise humaine sur la nature. Le second aspect à détacher est la notion de science comme phénoménotechnique. Pour Bachelard, l'idéal de scientificité n'est plus calqué sur la description de la réalité, mais bien sur la cohérence rationnelle réalisée. La science, plutôt que de décrire la réalité appréhendée par les sens, s'est transformée en une fabrique de phénomènes. D'après Bachelard: Dans le monde du chimiste, on ne peut certes dire que tout ce qui est possible existe naturellement, mais on peut affirmer que tout ce qui est possible peut être fabriqué.28 Selon lui, l'objet de la science ne se trouve pas dans la nature, n'est pas un objet offert à la recherche de l'homme de science, n'est pas une donnée. L'objet 28

G. Bachelard, Le pluralisme cohérent de la chimie moderne, Paris,

J. Vrin, 1973, p. 228.

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scientifique est le résultat d'un travail rationnel et technique. C'est en ce sens que pour Bachelard la notion de donnée est impropre pour caractériser le résultat de laborieuses déterminations expérimentales. La science contemporaine, s'appuyant sur la rationalisation et la technique, construit ses objets, agit sur la nature, remplace le réel par le réalisé, la donnée par le travaillé. Pour Bachelard, la science contemporaine a pour rôle d'agir sur la nature en vue de la transformer en construisant une surréalité. Dans divers écrits, Bachelard se déclare matérialiste. Le matérialisme bachelardien sera le troisième aspect que nous analyserons ici. Il s'agit d'un matérialisme particulier, qui n'a rien à voir avec toute autre forme de matérialisme défendue au long de l'histoire de la philosophie. Le matérialisme bachelardien se présente sous deux aspects: comme matérialisme scientifique dans les écrits où Bachelard souligne les aspects matérialistes de la science contemporaine, et comme imagination matérielle quand il montre, dans la voie poétique, que la fonction de l'imagination découle du contact provocateur de la matière. Dans Le matérialisme rationnel, Bachelard oppose le matérialisme scientifique au matérialisme philosophique, accusant ce dernier d'être un matérialisme massif, immobilisé, un matérialisme sans matière. L'attitude que les philosophies matérialistes appellent objective n'est qu'idéalement objective, car c'est une attitude qui refuse le contact, qui s'arrête aux aspects extérieurs de la matière, et s'attache donc aux premières convictions que la matière nous apporte. Le matérialisme scientifique, au contraire, est un matérialisme instruit, expérimentateur, c'est un matérialisme

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qui fournit des moyens de domination sur la matière. Comme le dit Bachelard: Il nous paraît donc nécessaire d'étudier vraiment le matérialisme de la matière, le matérialisme instruit par l'énorme pluralité des matières différentes, le matérialisme expérimentateur, réel, progressij; humainement instructeur.29

Pour que l'on puisse mieux comprendre la spécificité du matérialisme bachelardien, il s'avère nécessaire d'analyser sa conception de la matière. Pour Bachelard, le concept de matière présenté par les philosophes est primitif et sans aucune élaboration plus approfondie. Certains expliquent la matière par la forme, la réduisant à la géométrie d'atomes, d'autres considèrent la matière comme anti-forme, puisqu'elle est identifiée au non-être, alors que la forme est identifiée à l'être : Ainsi, pauvre réalisation du chaos, la matière est à la fois l'informe et l'informulable; elle reçoit toutes les nuances péjoratives qui vont de l'innomé à l'innommable.30 Chez Bachelard, c'est la résistance qui est l'instance spécifique de la notion de matière. Appréhender la matière comme résistance, c'est écarter tout ce qui est capté par le regard, tout ce qui découle de la contemplation passive de l'objet. Appréhender la matière comme résistance, c'est prouver sa solidité, c'est la considérer comme un obstacle à déplacer, à pénétrer. Appréhender la matière comme résistance, c'est abandonner l'attitude de simple philosophe face à l'univers et devenir une force 29

G. Bachelard, Le matérialisme rationnel, p. 4

30 Ibid, p. 9.

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active qui agit contre la substance des choses, contre la matérialité du monde. Pour Sartre, le visqueux est modèle symbolique de danger. Pour Bachelard, le visqueux est une provocation sous la forme de matière. C'est dans ce sens que, dans la pensée bachelardienne, connaître, c'est triturer, écraser, façonner, c'est transformer la matière du monde. Au long de son oeuvre poétique, Bachelard exalte également les aspects matérialistes de l'imagination. Il montre dans L'eau et les rêves qu'il y a deux types d'imagination: l'imagination formelle et l'imagination matérielle. L'imagination formelle, fondée sur le regard et sur la contemplation oisive, s'arrête sur les formes visibles des objets tandis que l'imagination matérielle, au contraire, se réclame du travail contre la résistance des choses. L'imagination matérielle suppose une volonté de pénétration dans la matérialité du monde. Écartant les formes et les rêveries de surface, l'imagination matérielle provoque une prolifération d'images dynamiques qui chantent la réalité, en même temps qu'elle la dépasse pour constituer une surréalité. Le matérialisme bachelardien apparaît, donc, comme la philosophie qui prône la connaissance par l'affrontement avec la matière du monde, une philosophie qui essaie de sauvegarder les aspects dynamiques et profonds de la nature qui sont dépréciés quand on réduit la connaissance à la simple contemplation. Quand Bachelard exalte le matérialisme, il dénonce le vice de I 'ocularité, une attitude qui a prédominé dans la pensée philosophique occidentale. L 'ocularisme se révèle dans le vocabulaire basique de la science et de la philosophie qui use de termes comme "idée", "théorie", "vision du monde", "évidence", et 'perspective". C'est la critique bachelardienne faite à l' ocularisme qui sera notre quatrième aspect à discuter. 96

Comme le montre Bachelard, I 'ocularité, péché originel de notre tradition scientifico-philosophique, est l'attitude qui réduit la connaissance à la contemplation passive du monde. De cette façon, elle fonde l'acte de connaître, sur la vue, et le monde apparaît alors comme panorama, comme spectacle à contempler, alors que les aspects de matérialité et de résistance sont négligés et écartés en raison de leur obscurité et de leur irrationalité. Cela se voit très clairement dans le texte qui suit : Les yeux en paix voient les choses, ils les découpent sur un fond d'univers et la philosophie -

métier des yeux - prend la conscience de spectacle. Le philosophe pose un non-moi vis-à-vis du moi. La résistance du monde n'est qu'une métaphore, elle n'est guère plus qu'une "obscurité ", guère plus qu'une irrationalité. Le mot "contre "n'a alors qu'un aspect de topologie: le portrait est contre le mur.31 Bachelard combat avec ténacité, tout au long de son œuvre épistémologique et poétique, I 'ocularité, la forme, la formule, en essayant de débarrasser la philosophie du privilège des déterminations visuelles. Bachelard prend position en faveur de la main au détriment du regard, montre que réduire la connaissance à la simple contemplation n'a aucun sens. Son œuvre insiste sur l'inefficacité de la philosophie oisive de la tradition et, pour lutter contre le vice de l 'ocularité, il préconise que la connaissance se fasse par la main, par le corps et non par le simple regard. Il exorcise habitudes et attitudes, dénonce l'oisif du dogmatisme, le repos inactif de la contemplation. La raison techno-scientifique est 31

G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1957, p. 36/37. 97

fondamentalement travail parce qu'elle s'impose comme réorganisation d'idées, parce qu'elle pense au moyen d'un

instrument, parce qu'elle implique l'affrontement avec la résistance du monde. Après avoir analysé les aspects que nous considérons comme fondamentaux dans la pensée bachelardienne, nous pensons pouvoir tirer quelques conclusions à propos de la question de la relation homme/nature. On constate, tout d'abord, que l'homme ne doit pas se montrer passif devant le monde, il ne doit pas avoir une attitude purement contemplative, ne doit pas se contenter seulement de recevoir ce que la nature a à lui offrir. Pour se réaliser en tant qu'être culturel, l'homme doit être actif, il doit avoir une attitude d'affrontement avec le monde par le biais de laquelle celui-ci est perçu comme une résistance à vaincre. C'est dans ce sens que Bachelard prône le travail et préconise la transformation de la nature. Inévitablement, nous sommes une fois de plus placés devant la question fondamentale qui a mobilisé les mouvements écologiques du monde entier, à savoir la question qui, actuellement, lance un défi à I'homme et auquel il doit répondre. La science contemporaine, considéréecomme phénoménotechnique,comme affrontement avec le monde, n'est-elle pas fondée sur un modèle de

connaissance qui mène à la destruction de la nature? Comment est-il possible qu'un philosophe de l'actualité, un philosophe comme Bachelard préconise ce modèle de science? Dans une conférence intitulée La vocation scientifique et l'âme humaine, qui a eu lieu à Paris le 3 septembre 1952, Bachelard a dit qu'il est très courant que nous nous trouvions face à des philosophes qui déprécient la fonction de la science, en la comparant au sorcier qui

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met en action certaines forces occultes et n'arrive plus à les retenir. Dans cette conférence, Bachelard soutient l'idée que la science n'est pas responsable du drame humain, de même que "le couteau n'est pas responsable du crime". Il affirme que ceux qui accusent la science confondent volonté de savoir et volonté de pouvoir. Et que les maléfices provenant de la science, sont issus du désir de faire le mal et non de la volonté de savoir. L'analyse que fait Bachelard peut paraître pour le moins simpliste. De nombreux épistémologistes montrent qu'il y a une relation intrinsèque entre science et société. Même en admettant que de fait il y a une relation très étroite entre le savoir scientifique et les intérêts sociaux, nous devons reconnaître que Bachelard part d'une perspective intemaliste, ce qui entraîne chez lui le souci d'analyser les révolutions survenues à l'intérieur des théories scientifiques contemporaines. Il n'y a alors pas intérêt à aborder la question de la relation entre science et société, ce qui, à nos yeux, n'empêche pas que l'on puisse tirer des conclusions à propos de cette question. De l'épistémologie intemaliste de Bachelard, on peut détacher deux points qui, pensons-nous, sont d'une importance incontestable, non seulement pour ce qui est de la compréhension de la science, mais aussi pour ce qui touche au problème soulevé ici. En premier lieu, l'oeuvre bachelardienne est, fondamentalement, une exaltation de l'imagination créatrice. Elle fait ressortir, dans l'activité scientifique, champ des idées claires et distinctes, le rôle fondamental et fondamentant de l'imagination qui ouvre de nouveaux horizons représentés par la surrationalité des théories actuelles. La raison contemporaine, aiguillonnée par l'imagination créatrice, s'éloigne de la rationalité cartésienne dogmatique et absolutiste. Il souligne, 99

également, la fonction imaginante de la rêverie, qui provoque le flux ininterrompu d'images belles et originales qui, en renouvelant le réel, remplacent par la surréalité imaginée la réalité appauvrie de ce qui est perçu. En second lieu, la pensée bachelardienne s'impose comme une philosophie qui sauvegarde le corps. Alors que la philosophie occidentale a toujours privilégié l'âme, l'esprit, l'abstrait au détriment du corps, Bachelard souligne l'aspect matérialiste de la connaissance et montre que connaître, c'est, en dernière instance, un corps à corps avec le monde. De sorte que, la connaissance implique travail, manipulation, transformation, ce qui fait de la philosophie bachelardienne une célébration du corps. Notre conclusion trouvera son fondement dans les divers aspects relevés. Si l'on reprend la thèse bachelardienne de l'opposition entre Nature et Culture, on constate que, pour Bachelard, ça n'a pas de sens de chercher à intégrer pleinement homme et nature, car cela signifierait, en dernière analyse, l'annulation de l'homme en tant qu'être culturel. Les textes bachelardiens nous enseignent, cependant, quelque chose de plus. Ils montrent que l'homme, en tant qu'être possesseur d'une culture, est capable de construire les chemins de la surhumanité. Ces chemins l'élèvent en tant qu'être, en lui permettant de dépasser ses propres limites. Mais ils lui permettent aussi de construire, grâce à la fonction imaginante, une surréalité bien supérieure à la nature pure, dans la mesure où elle est le résultat d'un travail humain et enrichissant qui remplace par un nouveau réel, la réalité appauvrie de la donnée. On peut, alors, en conclure que science et poétique, entendus comme les chemins du "surhomme", permettent à l'homme, par l'exercice inépuisable de l'imagination 100

créatrice, de s'intégrer, non pas au monde naturel, mais à la surréalité qu'il a construite. Si, cependant, la science extrapole, parfois, le jeu imaginant, pour se transformer en instrument de destruction de la nature et de l'humanité elle-même, il revient aussi au "surhomme" de trouver, à l'aide de l'imagination créatrice, les moyens d'éviter la pratique insensée de la science. On ne peut pas oublier l'avertissement donné tout au long de l'oeuvre bachelardienne. Pour atteindre l'intégration tant souhaitée, il est indispensable que l'homme se fasse corps. S'il lui faut abandonner les paramètres de la tradition scientificophilosophique, fondée d'abord sur le regard, l'homme doit préserver le corps à corps avec le monde, et retrouver ainsi le paradis corporel expérimenté, un jour, dans l'échange

primitif avec la nature, celui que l'enfant, ce matérialiste né, arrive à revivre de façon si spontanée. S'il se fait corps et se jette dans le jeu enivrant et créateur de la fonction imaginante, l'homme pourra suivre les chemins du surhomme, qui mènent d'une part à l'élargissement de son propre être, et d'autre part, l'invitent à pénétrer dans l'intimité même du monde, et à atteindre, ainsi, une nouvelle forme d'intégration avec la nature. Bachelard a très bien compris cela puisqu'il nous dit dans L'eau et les rêves: "un homme est un homme ri .' ou 1. est un sur homme. ,,32 «ans Za propor t IOn

z

32

G. Bachelard, L'eau et les rêves, Paris, José Corti, 1997, p. 23. 101

BACHELARD: CONTRIBUTIONS À UNE PÉDAGOGIE DE LA RAISON ET DE L'IMAGINATION

Le thème de l'éducation n'apparaît pas de façon explicite dans les textes de Gaston Bachelard. Il est possible, cependant, de retirer de son oeuvre d'importantes contributions à la pédagogie; contributions qui peuvent, à nos yeux, induire à l'élaboration d'un nouveau modèle d'enseignement et d'école. C'est dans ce sens que nous sommes d'accord avec Michel Fabre quand il dit, dans son livre Bachelard Éducateur33, que de l' œuvre bachelardienne émane une proposition de fonder une anthropologie scolaire basée sur une métaphysique de l' esprit. L'objectif de notre étude est donc, de discuter du thème de l'éducation chez Bachelard, en reprenant, pour ce faire, trois aspects de la pensée bachelardienne que nous considérons comme fondamentaux. La notion de formation du sujet Le premier de ces aspects est celui de la notion de formation du sujet, notion présente dans divers textes du philosophe, à partir desquels on peut capter le rapport intrinsèque, montré du doigt par Bachelard, qu'il y a entre éducation et formation. Le second aspect se réfère à la notion de rationalisme appliqué qui remonte, d'une certaine manière, à l'idée bachelardienne de «cité scientifique », fondamentaledans son œuvre épistémologique; et le troisième porte sur la notion de temps comme instant, 33

Michel Fabre, Bachelard Éducateur, Paris, P.U.F., 1993, p.2 103

support des voies poétiques et épistémologiques du philosophe. Bachelard ne parle pas explicitement d'éducation, mais bien de formation du sujet. Il affirme à plusieurs reprises dans son oeuvre que la notion de formation est beaucoup plus complète et englobante que celle d'éducation. Selon lui, l'idée d'éducation porte en son sein des connotations issues de la tradition qui entend le processus de connaissance comme acte de répéter et de mémoriser des idées. Pour Bachelard, au contraire, l'acte de connaître ne se réduit pas à la répétition monotone et constante de vérités absolues et immuables qui, une fois atteintes, se solidifient, s'ancrent dans le port sûr de la mémoire. Il montre que connaître, c'est s'aventurer dans le monde du neuf et de l'abrupt, c'est établir de nouvelles vérités, à l'aide de la négation du savoir antérieur et de la rectification des concepts et des idées qui, auparavant, semblaient solides. Il y a une préoccupation fondamentale chez Bachelard: celle de montrer en quoi consiste la formation du sujet dans son effort de production de concepts et dans son effort de revivre des images poétiques. C'est-à-dire dans son effort de raison et d'imagination, ce qui nous mène à conclure que le processus objectif de genèse du concept, tout comme celui de revivre des images, se réfère toujours, chez Bachelard, au subjectif. C'est en ce sens que nous affirmons que l'idée d'éducation dans le contexte de l' œuvre bachelardienne est intrinsèquement liée au thème de la formation du sujet, formation qui, vu son importance capitale, est présente tout au long du développement de la pensée du philosophe. Cela n'a pas de sens, cependant, de penser le processus de formation du sujet à partir du sujet lui-même sans prendre en considération le référentiel de l'objet vers 104

lequel le sujet se tourne dans le processus de connaissance. Cela signifierait penser l'éducation comme une aventure vécue par un sujet, dont la raison ou l'imagination, pour n'avoir pas le référentiel de l'objet, errerait dans un vide didactique. Ainsi, cela n'a pas de sens, chez Bachelard, de penser le processus de construction et de production de concepts ou bien le revivre/l'éprouver d'images esthétiques, sans recourir aux changements que provoquent de tels processus, d'un côté, chez le sujet, et de l'autre, sur l'objet. A nos yeux, le processus de formation du sujet, qu'il soit scientifiqueou }XJétique, présente, chez Bachelard, deux faces: l'une objective dans laquelle se fait la création d'un monde ou d'une surréalité, et l'autre, subjective, où se produisent les transformations encourues par le sujet au long du processus de cognition et de l'émergence des images poétiques. Dans L'idéalisme discursif, cela apparaît de façon très claire quand Bachelard affirme qu'il y a, en vérité, une oscillation qui va de la production de concepts et, par conséquent, de la concrétisation de ces concepts en une réalité objective, aux changements qui ont lieu à l'intérieur du sujet au cours de l'exercice de penser. On peut alors conclure que Bachelard emploie le terme formation dans un sens bien ample, voulant par là exprimer à la fois le travail de constitution de l'objet et les transformations vécues par le sujet. Pour que l'on puisse comprendre le vrai sens de la notion de formation «il faut donc méditer sur un rythme oscillatoire d'objectivation et de subjectivation »34, ce qui nous amène à affirmer qu'il n'y a pas, dans la pensée bachelardienne, de production de savoir et de construction d'objet sans qu'il n'y ait, de façon concomitante, de formation du sujet. 34

G. Bachelard, L'idéalisme discursif in Études, Paris, J. Vrin, 1970, p.88. 105

Afin de comprendre le véritable signifié du terme « formation» dans l' œuvre bachelardienne, il faut reprendre sa critique faite au cogito cartésien. Contestant Descartes, Bachelard montre qu'il est impossible que nous nous appréhendions comme sujet pur et distinct. Le sujet ne s'appréhende comme sujet qu'à partir de tout un travail, un travail complexe qui consiste, d'une part, en une rectification du savoir précédemment acquis, c'est-à-dire en la négation d'idées qui auparavant semblaient solides; et d'autre part, en un rejet des intuitions premières qui s'imposent d'immédiat au sujet, et qui constituent ce que Bachelard a appelé les obstacles épistémologiques. Pour exorciser les obstacles épistémologiques, une psychanalyse de la connaissance objective s'avère nécessaire, car, comme le montre Bachelard, ces obstacles sont nocifs pour le développement du savoir, en se dressant sur la trajectoire de progrès de la raison et en empêchant l'instauration de connaissances nouvelles. On peut dire alors que toute objectivation procède de l'élimination des obstacles qui sont, en ultime instance, des erreurs subjectives. Dans la critique faite au cogito cartésien, Bachelard va montrer, également, qu'aucune idée n'apporte dans l'immédiat la marque de son objectivité. La connaissance ne part jamais d'une certitude première, comme le voulait Descartes, mais, au contraire, c'est dans une polémique qu'elle a son point de départ, c'est-à-dire qu'elle démarre toujours par un dialogue, par un échange d'arguments et par la négation et la rectification du savoir antérieur, pour ensuite aboutir à de nouvelles vérités. Dans ce sens, l'objectivité atteinte n'est jamais définitive, puisqu'il est nécessaire de la reconquérir constamment, car psychologiquement l'objectivité est toujours en danger, ce qui dénote que la connaissance est essentiellement une

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activité dynamiquede recommencementet de réorganisation constante des idées. Il est permis d'en retirer quelque chose de fort important pour le processus de formation et d'apprentissage. Conformément à ce que montre Bachelard, l'activité du sujet la plus essentielle durant le processus de formation, c'est de se tromper. Nous nous éduquons alors en nous éloignant des obstacles qui s'interposent sur notre chemin durant l'acte cognitif. Nous nous éduquons par la perte de nos illusions, nous nous éduquons par l'acte conscient d'écarter les erreurs. Pour Bachelard, il n'y a pas de vérité première, comme le voulait Descartes, mais des erreurs premières, qui agissent comme des accélérateurs de la raison, lui donnent une impulsion, en un processus dynamique la poussant à construire un nouveau savoir, plus englobant et plus vrai que le précédent. On peut alors déduire de ce qui a été dit que l'erreur a, chez Bachelard, un sens positif dans le processus de l'acquisition du savoir, un sens positif non seulement pour ce qui est de la conquête de l'objectivité de la connaissance, mais aussi, pour ce qui est de la formation du sujet, car ces deux processus sont en corrélation dans la pensée bachelardienne. Chez Bachelard l'erreur n'est donc, plus quelque chose de négatif, n'est donc plus un accident qui doit être extirpé de I'histoire des sciences, puisqu'elle se place dans le ressort propulseur de l'apprentissage qui mène à l'élaboration d'idées nouvelles. C'est donc un paradoxe épistémologique que Bachelard propose comme base de la culture: l'objectivité sera plus claire quand elle aura été conquise à force de dépassements d'erreurs subjectives commises. Ce qui signifie que le sujet n'évolue que quand, au cours d'un travail actif, il écarte les illusions premières, pour, en un processus de rectification constante et de déconstruction 107

du savoir et de soi-même, arriver à s'élever spirituellement en tant que sujet de la connaissance et, par conséquent, en tant qu'homme. Ainsi, pour Bachelard, la conscience de l'élimination des erreurs subjectives constitue un processus de formation et d'éducation permanente. Plus complexe a été l'erreur et plus difficile a été la tâche de l'écarter, plus riche sera l'expérience du sujet. Comme le dit Bachelard: «la première et la plus essentielle des fonctions de l'activité du sujet est celle de se tromper» 35. Si l'expérience la plus riche est de prendre conscience des erreurs rectifiées, la formation du sujet implique primordialement sa déconstruction et la construction d'un nouveau moi, cette fois-ci clair et distinct parce que détrompé. La sensation pleine de celui qui a atteint une seule vérité est seulement ressentie quand l'esprit a conscience de son devenir spirituel, quand il comprend, après la déroute de ce qui fut une certitude primaire, qu'il est capable de nouvelles conquêtes sur le plan de la connaissance. Il résulte donc de l'épistémologie bachelardienne un nouveau statut du sujet. On ne peut plus parler d'un sujet pur et distinct, immédiatement donné à lui-même, investi d'une certitude de soi, qui serait non seulement la garantie de la vérité mais qui s'imposerait aussi comme quelqu'un qui domine son savoir. Dans la pensée bachelardienne, il n'y a pas de sujet originellement constitué, ni de sujet originellement constituant. La fonction du sujet est de se tromper, de se corriger et, donc, de poursuivre sa formation tout au long d'un effort inhérent au processus de connaissance. Le sujet, chez Bachelard, est donc fruit d'un travail, et sa formation implique le pénible labeur d'entreprendre desrenoncements. 35

G. Bachelard, .L'idéalisme discursif in Études, Paris, J. Vrin, 1970,

p.80.

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La connaissance est, de la sorte, le résultat d'un travail actif, d'un travail qui agit aussi bien sur l'objet que sur le sujet. Face à l'objet, le sujet élimine les impressions spontanées, survenues lors de ce premier contact et qui sont des obstacles à la construction objective. Quand, au cours d'une polémique, parfois intérieure, le sujet s'appréhende comme exercice de penser, il élimine au fur et à mesure les illusions premières, et atteint ainsi un savoir cohérent et rationnel dans une démarche dynamique d'objectivation permanente tout en arrivant, en un processus ascendant, à s'élever en tant qu'être spirituel. Si l'on considère, donc, que la philosophie de Bachelard est une philosophie du travail, comme l'affirme Canguilhem, on peut conclure que le processus de formation n'est aucunement passif, mais le fait d'un effort continu et permanent. D'un côté, la connaissance de l'objet implique un effort ardu de rectification et de négation de la sensation immédiate; et de l'autre, la formation du sujet requiert un travail constant de combat aux illusions solidifiées en un moi qui doit maintenant être refait. Ainsi, il n'y a pas, pour Bachelard, de connaissance passive, contemplative, qui se fasse par une simple appréhension de l'objet. L'acte de connaître est rectification d'idées et construction de phénomènes, ce qui fait de la science une «phénoménotechnique ». Il est, en même temps, un « se refaire» constant et ininterrompu du sujet qui se corrige, écarte les obstacles et les illusions premières pour atteindre ensuite l'objectivité. Pour reprendre ce que montre très bien Fabre: «la pensée bachelardienne est l'effort le plus soutenu pour réintégrer le travail dans le loisir et réveiller ainsi la notion grecque de « scholé » dans l'idée de formation permanente ».36 On peut alors conclure que, chez Bachelard, la formation est, en dernière instance, réforme du sujet. 36

Michel Fabre, Bachelard éducateur, Paris, P.D.F., 1993, p. 4. 109

Comme l'affirme le philosophe dans Le surrationalisme, il ne faut pas confondre l'action décisive de la raison avec le recours monotone à des certitudes emmagasinées dans la mémoire. Car, bien qu'il soit courant de croire que seul est objectif et rationnel ce qui se répète avec fréquence, cela n'est vrai en aucune manière. Si la raison n'est pas une tradition, comme le croit Bachelard, mais bien une activité constante d'innovation et d'invention de nouvelles idées, et s'il n'y a de connaissance que quand il y a négation et rectification de savoir du passé, nous ne pouvons parler de formation que lorsque le sujet renonce à ses idées, se dessaisit de son savoir antérieur. En vue de mieux exprimer la dimension de l'aventure de l'esprit qui se rénove et se refait, qui chemine en direction du nouveau et du futur, Bachelard défend la thèse qu'il n'y a formation que s'il y a rectification du savoir, s'il y a refus des intuitions premières, c'est à dire quand il y a déconstruction et réforme du sujet. L'éducation est ainsi le processus oscillatoire de formation du sujet et de l'objet, un processus ardu et difficile qui exige conscience et, fondamentalement, travail; un travail pénible de négation du savoir que nous croyions solide et vrai, ainsi que de négation du sujet lui-même, des illusions et des croyances amarrées dans notre moi profond. Cela nous mène à conclure que l'éducation et la formation impliquent avant toute chose la déconstruction et la réforme du sujet qui, rectifiant les concepts appris et refaisant ses idées, fait de son dynamisme et de son inconstance l'exigence pédagogique la plus importante et la plus fondamentale. La notion de rationalisme dialogué Le second point que nous allons reprendre pour discuter du thème de l'éducation chez Bachelard, est celui 110

de la notion de rationalisme dialogué qui transparaît dans toute son oeuvre. Les textes bachelardiens exaltent la science contemporaine parce que celle-ci pose les bases du processus de connaissance dans l'intersubjectivité. A nos yeux, la notion bachelardienne de rationalisme dialogué porte en soi les germes d'une nouvelle pédagogie puisqu'elle relève le fait que le rationalisme actuel est, fondamentalement, un rationalisme enseigné-enseignant Pour Descartes, il s'agissait de trouver une certitude première sur laquelle on pourrait entreprendre la construction du savoir. Pour Bachelard, l'idéalisme cartésien est immédiat et monotone, car en posant, comme point de départ, une intuition première et globale, il n'arrive pas à rendre compte de la dynamicité de l'esprit. Dans la pensée bachelardienne, l'esprit ne se manifeste qu'à partir d'un travail. Comme nous l'avons vu précédemment, le sujet ne prend conscience de sa puissance spirituelle qu'au moyen d'un travail actif. Ce travail implique, d'une part, qu'il vive la rectification objective, et d'autre part qu'il écarte ses illusions immédiates. Alors que, pour Descartes, le désir d'atteindre une certitude absolue nous installe dans le moi pensant, pour Bachelard, la science exige - outre ce travail actif de la part du sujet - qu'il y ait communication et contrôle social. Le rationalisme est, pour Bachelard, une philosophie tardive qui se développe par la critique des idées antérieures, par le détachement des illusions du sujet et cela ne peut se faire qu'en recourant à une dynamique sociale dans laquelle divers sujets se lancent dans une argumentation effective et dialogique. Le rationalisme présuppose la polémique, l'échange d'idées et la critique de la cité scientifique qui, en un travail conjoint de réflexion, arrivent à instaurer une connaissance véritablement objective. Pour Bachelard, le rationalisme 111

ne peut pas, comme le voulait Descartes, trouver son origine dans la conscience solitaire, dans le cogito, mais bien dans le cogitamus, fondement de la dialogique qui est inhérent aux communautés de savants. La certitude prouvée éclaire la vérité qui, sortie gagnante d'une polémique, peut par conséquent s'imposer en tant que vérité. L'intersubjectivité qui s'impose comme fondement de l'objectivité a pour modèle, selon Bachelard, la notion d'école. Partant du principe que le rationalisme ne se fonde pas sur des certitudes ou des idées absolues qui seraient répétées avec fréquence, mais constitue une activité constante de recommencement et de reconstitution du savoir, Bachelard arrive à la conclusion que le rationalisme actuel est essentiellement un rationalisme enseignant-enseigné. C'est en effet à l'école que se développe l'acte de penser par le truchement d'un échange ininterrompu d'idées, au cours duquel un sujet fait figure d'enseignant tandis qu'un autre assume le rôle d'enseigné. L'idée nouvelle une fois atteinte et qui s'impose au départ comme absurde, ne peut être acceptée qu'après l'argumentation convaincante qui va démontrer en quel sens cette idée est cohérente et peut donner lieu à un nouveau savoir. Le rationalisme est avant tout fidèle à sa mission d'enseigner, et a pour précepte majeur le partage des idées qui au début semblaient absurdes à cause de leur nouveauté par rapport aux idées de la connaissance antérieure. D'après Bachelard: «le rationalisme ne peut s'arroger le droit à la contemplation d'idées comme s'il était un être-coffre» dépositaire de richesses et de vérités valables pour toujours. Le but du rationaliste est de faire en sorte que les autres puissent comprendre et accepter les nouvelles vérités qui s'ouvrent sur un avenir prometteur de connaissances» .

112

Bachelard avait l'habitude de dire qu'il se considérait beaucoup plus comme un professeur que comme un philosophe, car il reconnaissait que la meilleure façon d'évaluer ses propres idées était de les enseigner. Paradoxalement, il affirmait que «enseigner est la meilleure façon d'apprendre »37 Ce que Bachelard voulait dire, c'est que « la conscience de savoir» est directement liée à «l'acte d'enseigner», dans la mesure où l'objectivité ne peut se fonder que sur l'intersubjectivité. Si le professeur est celui qui fait comprendre et l'élève celui qui ne comprend qu'à partir de l'argumentation du maître, le rationalisme est la philosophie qui exprime le changement des idées dans la dynamique de penser ou mieux encore, dans la dynamique d'enseigner. Pour Bachelard, le rationalisme exige « l'application» d'un esprit à l'autre, car l'on ne vérifie la cohérence d'une idée que quand l'on est capable de démontrer à l'autre la vérité de cette idée. Il est important de souligner une fois encore que le rationalisme qui se manifeste dans la dialectique professeur-élève est un rationalisme en formation, et, en ce sens, il est assez différent du rationalisme classique dont l'objectif primordial est de fonder la science sur des certitudes et des évidences primaires qui, une fois atteintes, s'imposent comme absolues et définitives. C'est pourquoi le souci de Bachelard est beaucoup plus celui de décrire le travail inhérent au rationalisme que celui d'en trouver les fondements. Le rationalisme de la science contemporaine est donc un rationalisme enseignant-enseigné, puisqu'il se fonde sur une activité essentiellement pédagogique, dans laquelle l'acte de penser fait partie même de la dynamique de formation et de l'éducation.

37

G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, Paris, P.U.F., 1949, p.12 113

Même si l'école est, pour Bachelard, le modèle le plus élevé de la vie sociale, deux aspects méritent d'être relevés dans cette pédagogie de la raison. Le premier concerne le caractère d'inversion de la dialectique du maître et de l'élève. Cette dialectique, du fait d'être essentiellement dynamique, présuppose l'échange constant de positions, de façon à ce que le professeur devienne bien souvent l'élève, et vice-versa. En ce sens, selon Bachelard, le vœu secret de tout professeur doit être de continuer à étudier. L'autre aspect concerne le processus même de développement du rationalisme. Dire que le rationalisme doit avoir comme fondement primordial l'intersubjectivité ne signifie pas que l'on situe l'origine d'idées nouvelles dans le travail consensuel de la cité scientifique. Comme le montre Bachelard, au départ l'idée nouvelle prend forme dans la solitude d'un esprit qui, dans un acte de création et à partir de la négation des bases du savoir antérieur, construit de nouvelles théories. Dans Le surrationalisme, Bachelard se réfère à la solitude d'une pensée comme celle de Lobatchevski qui, refusant la simplicité de la notion de parallèle, s'est éloigné de la tradition scientifique de son temps, élaborant une géométrie non euclidienne. Il montre que, dans un premier temps, l'idée nouvelle trouve son origine dans l'esprit solitaire, pour ensuite être insérée dans un processus discursif et dialogique qui va corroborer sa cohérence. Il est important de noter que Bachelard n'a pas perdu la dimension pédagogique du processus de construction du savoir du fait d'avoir situé l'origine de la connaissance dans le sujet solitaire. Dans Le rationalisme appliqué, il montre de façon claire le besoin qu'a le sujet de la connaissance de se partager en deux, de devenir un moi et un tu, qui, en dialoguant l'un avec l'autre, élaborent un savoir plus englobant et plus cohérent que l'antérieur. 114

Penser, selon Bachelard, c'est placer l'objet de la pensée face à un sujet partagé. C'est justement parce que cette première forme de rationalisme se présente déjà comme un rationalisme dialogué, enseignant-enseigné, qui se fixe dans l'intériorité du sujet que, dans un deuxième temps, il est possible au savant de développer une argumentation et une démonstration cohérentes qui seront la garantie de l'accord concédé par la communauté des savants. La philosophie bachelardienne de la formation et de la réforme de l'esprit, inhérente à sa conception du rationalisme, est donc centrée sur l'idée d'école, d'une école permanente, où l'acte de penser est dynamique et constant, et promeut le progrès spirituel de I'homme. Une conception du temps comme instant Le troisième et dernier point que nous allons aborder renvoie à la conception bachelardienne du temps. Chez Bachelard, la philosophie de formation est, nous semble-t-il, tributaire d'une métaphysique du temps comme instant, car la réflexion sur la notion de temps discontinu, développée dans les oeuvres bachelardiennes, nous conduit à mieux discerner la dimension ontologique de la notion de formation du sujet. La thèse bachelardienne de temps comme instant est développée dans deux ouvrages: L'intuition de l'instant et La dialectique de la durée. Dans ces ouvrages, Bachelard critique la notion bergsonienne de temps comme durée en lui opposant la notion de temps comme instant, telle que la présente Roupnel dans son oeuvre littéraire: Siloé. Alors que Bergson développe une philosophie de la durée, Roupnel opte pour une philosophie de l'instant. Pour comprendre la notion bachelardienne de temps, il nous est donc nécessaire de faire un petit détour 115

qui nous permette d'analyser le sens de la notion bergsonienne de durée. Pour Bergson le temps vrai est celui vécu par la conscience. Dans ce sens, il recourt à l'expérience intérieure pour restituer l'authenticité du temps quand il affirme dans son livre Essai sur les données immédiates de la conscience: La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs.38 Ainsi, on doit apprendre la durée dans le dynamisme de la conscience. C'est donc, dans la fluidité de la conscience que nous devons appréhender le temps vrai. Bergson arrive à la conception de temps comme durée à partir de la critique qu'il fait à la biologie, à la psychologie associationniste et à la physique de Newton. Il montre que ces perspectives sont fondées sur une vision déterministe et matérialiste qui annulent ainsi la spécificité de la conscience. Selon Bergson, l'associationnisme réduisait la conscience aux états qui étaient, à leur tour, subordonnés à un déterminisme psycho-physique. La physique de Newton, d'autre part, substituait au temps réel une projection statique du temps dans l'espace, car il ne s'intéressait qu'au temps qui, compris comme facteur de mouvement, devenait mesurable. Pour Bergson, la physique newtonienne parlait d'un temps particulier, d'un temps qui ne dure pas, d'un temps qui n'est pas le vrai temps parce qu'il n'est pas durée. En refusant la notion déterministe de la conscience de la psychologie associationniste et le temps de la physique de Newton, Bergson arrive à la conclusion que le 38

H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, P.U.F., 2003, p. 74-75. 116

vrai temps de la conscience est la durée. En ce sens, le moi est tissé par la durée, c'est -à-dire que le moi est durée continue, est éternelle fluidité. Conformément à ce que montre Bergson, la durée ne peut être appréhendée par l'intelligence qui, en recourant à l'analyse, la fragmenterait, annulant ainsi la spécificité de la durée. De cette façon, seule l'intuition est capable d'appréhender la durée dans son écoulement continu et ininterrompu. L'intuition, qui encourage un contact du moi avec lui-même, un contact immédiat, parvient à l'appréhender en tant que durée. Bachelard s'oppose à la thèse bergsonienne de la durée au début de son livre L'intuition de l'instant, où il insiste sur certaines thèses. Il dit : « le temps n'a qu'une réalité, celle de l'instant », «le temps pourra sans doute renaître, mais il lui faudra d'abord mourir », « le temps est une réalité resserrée sur l'instant et suspendue entre deux néants »39. A partir de ces thèses, Bachelard conclut que l'instant est solitude, car il est impossible de passer d'un instant à l'autre. De cette façon, l'instant conserve sa nocivité, son individualité, sa spécificité. L'on ne peut donc passer d'un instant à l'autre, on ne fait qu'abandonner un instant pour ensuite en vivre un autre. Comme le montre Bachelard, l'homme n'arrive à prendre conscience de lui que dans le moment présent, et cette conscience devient claire parce que celui-ci est solitaire. Pour lui, l'évidence du cogito découle de son caractère immédiat, instantané, car l'attention de la conscience reçoit toute sa valeur d'intensité en un seul instant, et se refait à chaque instant. On peut dire que l'attention est constituée de ces renaissances de l'esprit qui surgissent

39

G. Bachelard, 2003, p.13

L'intuition de l'instant, Paris, Le livre de poche,

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dans la conscience quand le temps se manifeste par des instants. Toutes ces thèses portent Bachelard à conclure finalement que le temps est fait d'instants ponctuels et est discontinu. Pour lui, c'est la pluralité d'instants qui nous donne l'impression de continuité intime. La durée n'est pas alors une donnée immédiate de la conscience, mais une construction de l'esprit, et c'est pourquoi elle a un caractère médiat et indirect. Le temps réel est l'instant que nous percevons intuitivement par nous-mêmes dans le moment présent. Le temps comme instant ne peut être appréhendé que par l'intuition et la durée de notre moi est seulement le résultat d'une construction de la raison qui unit divers instants pour constituer une durée. Bachelard trouve des supports pour consolider la théorie du temps comme instant dans la psychologie de Pierre Janet, dans la théorie de la relativité et dans la mécanique quantique. Pour Pierre Janet, l'esprit doit être compris comme facteur de commencements, car les actes humains sont toujours explosifs et impulsifs, et ne se manifestent pas comme une continuation d'actes antérieurs. Pour Einstein, on ne peut obtenir de mesure précise du temps dans l'instant, puisque le temps est relatif à l'expérience vécue par chaque observateur. Ainsi, c'est dans l'ici et le maintenant que s'appréhende une mesure précise du temps. La mécanique quantique fournit plus de supports encore à la théorie du temps discontinu, car le corpuscule est une réalité qui n'a d'existence que dans l'instant qui irradie, car elle n'est rien d'autre qu'énergie et radiation. Partant de la question: Qu'est-ce qui confère au temps son apparence de continuité? Bachelard va montrer que la durée n'est rien de plus qu'une reconstruction psychologique qui naît de la répétition de rythmes. C'est le

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rythme qui donne la continuité de la durée, car le passé est une habitude présente et le futur un rythme anticipé. Ce détour passant par une métaphysique du temps nous a été nécessaire afin de reprendre la notion bachelardienne de temps comme instant. Nous pouvons maintenant comprendre mieux en quoi consiste la dimension temporelle du processus de formation et de quelle façon celle-ci peut être mise en rapport avec la thèse de la discontinuité temporelle qui régit les actes épistémologiques et les émergences poétiques. D'après ce qu'affirme Paul Valéry, « la pensée de Bergson est une géométrie de l'action, alors que celle de Bachelard est une algèbre des actes »40, Ce que veut dire Valéry, c'est que dans la pensée bachelardienne, les éléments temporels sont le rythme, l'habitude et le progrès, car en nous-mêmes, le temps est éprouvé sous la forme de rythmes, d'impulsions, d'élans, autrement dit de façon discontinue. Mais ces instants n'arrivent pas au hasard, au contraire, ils dessinent une trajectoire de progrès et c'est justement de là que l'on peut retirer une conclusion pour parachever la notion de formation du moi. A nos yeux, chez Bachelard, le progrès se fait à partir d'une reprise de soi qui nous mène à nous construire en tant que personne. Cette reprise n'est pas, cependant, une simple répétition du passé ressenti par le moi, mais est, en plus de cela, accroissement du sujet, car ce moi chemine toujours dans la direction d'un progrès. En construisant une durée, le moi se reprend lui-même, mais pour qu'il y ait progrès, il ne doit pas seulement être mémoire, mais doit marcher vers l'avenir, ajouter quelque chose de neuf à lui-même, en s'instruisant. Pour Bachelard, la durée est fondamentalement construction psychologique, dans laquelle le moi, reprenant son passé, 40

G. Bachelard. (citation de Bachelard) La dialectique de la durée,

Paris, P.U.F., 2001, p. 69.

119

ajoute à celui-ci de nouveaux vécus. Dans l'optique optimiste de Bachelard, la jeunesse intellectuelle et poétique toujours recommencée, fait de Siloé le symbole de l'éternelle source de jouvence. Les écrits bachelardiens laissent entrevoir que la reprise de soi ne se fait pas en un temps unique; il y a un temps de la vie biologique, il y a un temps de la vie rationnelle et il y a un temps de la vie esthétique. Ces temps obéissent à une hiérarchisation. Pour Bachelard, c'est le temps de la raison et celui de l'imagination qui commandent le temps de la vie, car, alors que ce dernier se répercute horizontalement, celui de la science et de la poétique ont une ascension verticale. Celle-ci élève l'être, dans la mesure où elle entraîne une croissance spirituelle. Il est nécessaire donc d'opposer à la description phénoménologique du vécu la création qui se fait par le biais de l'imagination et de la raison. Il est alors permis de conclure que les chemins de surhumanité, celui de la poétique et celui de la science conduisent à l'instant de création qui, élevant l'esprit en une ascension verticale, parvient à déconstruire la continuité simple du temps quotidien. L'instant créateur apparaît, chez Bachelard, comme un moment dans lequel tous les instants seraient pleinement vécus sur divers rythmes temporels. Il est important de sauvegarder encore la théorie de la Rythmanalyse développée par un Brésilien, Pinheiro dos Santos, et qui est reprise par Bachelard dans La dialectique de la durée pour la considérer comme une théorie importante si l'on veut penser la discontinuité de la conscience. Le rôle thérapeutique de la Rythmanalyse aurait pour objectif de débarrasser la conscience des durées mal faites, des fausses permanences, en la désorganisant pour, ensuite, la réorganiser temporellement. Le

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dessein primordial de la Rythmanalyse serait, donc, de former et de réformer le temps vécu par la conscience. Bachelard nous incite à vivre à contretemps. Ce philosophe de l'imagination créatrice nous invite à cheminer dans le sens contraire à celui de la continuité horizontale de la durée, en procédant à une déconstruction du temps de la vie quotidienne, à partir de l'émerveillement qu'une expérience de l'instant fécondé de création rationnelle et esthétique peut procurer. Vivre l'ascension verticale du moment de la création scientifique et poétique est, pour Bachelard, le meilleur moyen d'instruction et de formation de l'esprit, car en éloignant celui-ci de la routine de la vie quotidienne, elle l'élève vers les hauteurs dans un acte de liberté pleine. Nous pouvons alors conclure en reprenant quelques-uns des points soulevés au cours de cette étude, pour voir clairement quelles sont les contributions apportées par Bachelard à une théorie de l'éducation. Les contributions l'éducation

de Bachelard à une théorie de

La première conclusion que nous pouvons tirer est celle que les idées pédagogiques implicites dans l'œuvre de Bachelard ont comme présupposé, la structure dynamique et dialectique de l'être humain, car la formation de celui-ci est intimement liée, d'un côté, à la fonction turbulente et agressive de la raison qui se rectifie et se refait inépuisablement, et de l'autre, est liée au processus créatif propre à l'imagination qui instaure de façon ininterrompue des images toujours nouvelles. On peut dire que Bachelard ne définit pas l'homme par sa nature, mais au contraire, il cherche à le définir par l'élan de sa formation en montrant que la formation 121

implique fondamentalement le dynamisme de l'esprit entendu dans le sens d'une constitution de soi-même, constamment refaçonnée. D'où le sens positif attribué à l'erreur qui, chez Bachelard, n'est plus vue comme une faute mais s'impose comme un ressort propulseur de la déconstruction et de la réforme de l'esprit. Comme nous l'avons vu, la voie poétique contient une proposition qu'il nous faut sauvegarder, pour que l'on puisse comprendre mieux le processus de formation du sujet. Bachelard montre dans ses oeuvres poétiques que le revivre des images esthétiques est un chemin alternatif, mais tout aussi important, pour la formation du sujet. L'élan de l'imagination, créateur d'images toujours nouvelles et surréelles, pousse l'homme vers une ascension verticale, contribuant ainsi à la pleine formation de l'être. C'est à partir de ces présupposés fondamentaux de la pensée bachelardienne qu'il faut réfléchir sur les contributions pédagogiques apportées par Bachelard. La grande majorité des philosophes retirent de leurs présupposés métaphysiques et éthiques les lignes directrices de l'éducation. Bachelard, au contraire, fait de la pédagogie la forme même de la raison et de l'imagination. Il montre que l'école est, en vérité, le dialogue entrepris par la raison au long de son développement, qui doit être renforcé par l'élan créatif propre à l'imagination. On peut alors conclure que l'école qui a pour objectif primordial de former l'homme, doit être une école qui remplace l'instinct conservateur par l'instinct créateur et qui, en trouvant son fondement dans le dialogue et dans l'imagination créatrice, permet à l'être humain de s'élever en un envol vertical ascendant et d'atteindre ainsi la plénitude de l'être.

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Convaincus de la vocation pédagogique profonde de Bachelard, nous aimerions conclure en rappelant la maxime qui a été le fil conducteur du développement de sa pensée. Pour Bachelard, la véritable école est celle qui est guidée/réglée par l'instinct créateur et la recherche permanente du dépassement de soi-même. C'est l'école qui emporte l'esprit en une ascension verticale, grâce à laquelle l'homme devient un «surhomme ». Il faut que l'on comprenne, pourtant, que cette école est immanente à l'esprit même de l'homme, et c'est précisément cela qui le rend capable de se former et de s'éduquer. Comme dit Bachelard: Alors la conscience de l'être spirituel se double d'une conscience d'un devenir spirituel. L'esprit se révèle comme un être à instruire, autant dire comme un être à créer. La connaissance se dynamise par le fait même de son historicité. Ayant une histoire, elle a un destin. Et cette histoire

41

est pédagogique.

41

G. Bachelard, L'idéalisme discursif in Études, Paris, J. Vrin, 1970,

p.90.

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FEU ET RÊVERIE: LE COMPLEXE D'EMPÉDOCLE

Je voudrais commencer mon exposé, comme le fait quelquefois Bachelard dans La psychanalyse du feu, en reprenant le récit d'une expérience personnelle qui m'a profondément marquée, parce qu'elle m'a amenée à réfléchir sur le véritable signifié d'une poétique du feu. Je me trouvais à Vermont, une station de ski située au nord des Etats-Unis. Au-dehors, il tombait une neige intense. Un livre à la main, je m'étais assise près de la cheminée, avec lïntention de contempler le feu tout en profitant de sa chaleur réconfortante. Quand je me suis penchée sur les bûches pour les allumer, j'ai constaté, avec étonnement, qu'il suffisait d'appuyer sur un bouton pour que les flammes surgissent par de petits orifices d'où sortait du gaz. Grande fut ma déception! Toute la magie du feu se dissipait d'un coup. Le pragmatisme suffocant et dominateur de la société contemporaine était parvenu à tuer les rêveries que la contemplation des flammes aurait dû éveiller en moi. J'ai pu alors comprendre r alerte bachelardienne, qui préconise la nécessité de se refuser à l'utilitarisme pragmatique du monde actuel si l'on veut atteindre une poétique du feu. Comme le montre Bachelard, cette poétique est directement liée à la contemplation des flammes qui renaissent du feu naturel et primitif, et font crépiter les bouts de bois, provoquant des rêveries intimes. L'objectif primordial de mon travail est donc de réfléchir au sens de ce que Bachelard a appelé une poétique du feu. Nous allons, pour ce faire, reprendre La psychanalyse du feu, et approfondir les questions abordées dans ce livre à partir d'une autre oeuvre: Fragments d'une poétique du feu, recueil posthume d'écrits du philosophe, 125

rassemblés et publiés par sa fille. l'ai décidé, en relisant ses oeuvres, de m'attacher à un thème: le complexe d'Empédocle. Je crois qu'à partir de ce thème on peut mieux approfondir le vrai sens d'une poétique du feu; et puis, il faut bien l'avouer, en choisissant ce thème, j'ai cédé à une impulsion toute personnelle. Comme je ressens une forte sympathie pour le philosophe de l'Etna, il s'est avéré irrésistible pour moi, de me détourner légèrement de la thématique centrale afin de suggérer, dans la conclusion, la possibilité d'un rapprochement entre Empédocle et Bachelard, même si ces deux penseurs ont vécu dans des contextes très différents. C'était l'un de mes professeurs, le philosophe brésilien José Américo, qui m'avait incitée à partager cette idée. Il avait annoncé à plusieurs reprises son intention de s'atteler un jour à r écriture d'un travail qui parlerait des aspects communs rapprochant les deux penseurs, travail qui n'a pu être mené à bien puisque, malheureusement, José Américo est mort de façon subite et prématurée. Mais, dans la présentation de mon livre: 0 raciona/ismo da ciênçia contemporânea, où est faite une analyse de la pensée bachelardienne, le philosophe brésilien réaffirme son point de vue, et relève cette similitude quand il écrit: « tel un Empédocle de notre temps, Bachelard parcourt les deux voies qui s'ouvrent à l'esprit: celle de la poésie et celle de la raison42. » Dans La psychanalyse du feu, le souci primordial de Bachelard est de montrer l'impossibilité qu'il y a de réaliser une étude objective du feu, car les questions relatives à cet élément sont toujours situées dans une zone impure où se mêlent intuitions personnelles et expériences objectives. Convaincu que ces deux axes: celui de r objectivation et celui de la subjectivation sont inverses, Bachelard réaffirme alors le propos donné à cet ouvrage: 42

José Américo. Page de garde dans 0 racionalismo da ciência

contemporânea,

Londrina, VEL, 1999.

126

celui de suivre l'axe de la subjectivité afin de pouvoir indiquer les dangers qui rôdent autour des connaissances rationnelles et scientifiques. Dans ce sens, il cherche à montrer que dans l'étude du feu « la séduction première est si définitive qu'elle déforme encore les esprits les plus droits et les ramène toujours au bercail poétique où les rêveries remplacent la pensée, où les poèmes cachent les théorèmes43 ». En désignant les dangers que les convictions immédiates représentent pour le savoir objectif et rationnel, Bachelard propose ce qu'il appelle une psychanalyse du feu, qui aurait pour finalité d'écarter de la pratique rationnelle tout ce que nous apporte r appréhension immédiate du phénomène" La psychanalyse du jèu serait, selon r auteur, une psychanalyse indirecte qui devrait rechercher « l'inconscient sous le conscient, la valeur subjective sous l'évidence objective, la rêverie sous l'expérience44 ». Il avertit cependant le lecteur que la lecture du livre ne va en rien accroître ses connaissances. La psychanalyse du feu ne vise qu'à instruire le lecteur, le convaincre de pratiquer un exercice qui, en ultime instance est de «se moquer de soi-même45 ». La rêverie est, donc, considérée comme «impuissance », d'où le besoin de « guérir l'esprit de ses bonheurs, l'arracher au narcissisme que donne l'évidence première, lui donner d'autres assurances que la possession d'autres forces de conviction que la chaleur et l'enthousiasme, bref des preuves qui ne seraient point des flammes »46. On perçoit, pourtant, au long de la lecture de La psychanalyse du feu, un certain changement dans l'attitude de l'auteur. Bien que l'objectif primordial de l' œuvre soit de montrer combien est négative la connaissance qui 43

G. Bachelard,La psychanalyse dufeu, Paris, Gallimard,2002, p. 12.

44 Ibid., p. 48 45 Ibid., p. 18 46 Ibid., p. 16

127

découle des évidences immédiates, Bachelard va, en cours de route, se mettre à reconnaître la force de séduction des images du feu. Il se livre, alors, aux rêveries de l'intimité, peuplant ainsi son texte de souvenirs de son enfance, attisés par la contemplation du feu. Un des moments du livre où l'on sent clairement ce changement d'attitude chez l'auteur, est le chapitre consacré au complexe d'Empédocle, défini comme étant l'élan qui pousse 1'homme à répondre à l'appel du feu, à s'unir aux flammes ardentes, même en sachant que cela représente la rencontre avec la mort. Bachelard écrit: L'amour, la mort et le feu sont unis dans un même instant. Par son sacrifice dans le cœur de la flamme, l'éphémère nous donne une leçon d'éternité. La mort totale et sans trace est la garantie que nous partons tout entiers dans l'au-delà.

47

Comme le montre Bachelard, les tentatives qu'offre la psychanalyse d'élucider la psychologie de l'incendiaire n'arrivent pas à rendre compte de l'impulsion empédocléenne pleine de rêveries. Bachelard, en choisissant un autre biais, se tourne vers un monde de songes dans lequel le vécu dramatique des flammes permet de lier le foyer et le volcan, d'amplifier ainsi la destinée humaine. Dans la conclusion du livre, Bachelard va montrer que l'imagination constitue un règne autochtone et autogène qui échappe aux déterminations objectives de la rationalité. Le feu, par le fait d'être, parmi les facteurs d'images, le plus dialectisé, donne lieu à une dynamique imagétique en provoquant la prolifération de rêveries, et devient ainsi un élément difficile à étudier par une approche éminemment rationnelle. Convaincu de ce que le 47

G. Bachelard, Lapsychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 2002, pAl 128

feu est fondamentalement un thème poétique, Bachelard conclut en relevant que celui-ci est, dans le sens jungien, occasion « d'un complexe archaïque féconcf8 », et arrive, de la sorte, à provoquer dans l'esprit, des rêveries qui mènent à la liberté de création. Dans Fragments d'une poétique du feu, l'attitude bachelardienne change radicalement. Après une trajectoire qui l'a conduit à la voie poétique, Bachelard se montre soucieux d'exalter l'imagination, faisant de la force enivrante des rêveries sa visée primordiale. Plutôt que de refuser l'imagination, comme étant négative, le philosophe suggère la reprise des mythes anciens afin de promouvoir la rencontre de l'image avec les fragments mythiques qui parlent du feu. Il avoue son intention en cours d'écriture: « on rêvait le savoir49 ». Dans Fragments d'une poétique du feu, Bachelard concède à l'homme le droit de rêver en reprenant les croyances et la culture du passé. Son objectif est, maintenant, de sauvegarder la richesse intime du feu vécu par l 'homme qui, dans la contemplation des flammes ardentes, parvient à trouver en lui-même, une cohésion d'images et à connaître ainsi les vraies puissances du cosmos. Reprenant le thème inaugural de la voie nocturne, Bachelard s'engage dans une expérience poétique innovatrice qui va permettre de montrer, au moyen de fragments mythiques, le vrai sens d'une poétique du feu. Dans cet ouvrage, Bachelard reprend la réflexion sur le complexe d'Empédocle en vue d'appréhender la résonance poétique de la dialectique d'images présentes dans l'acte de la mort du philosophe grec. Il se tourne alors vers les tragédies et les odes rédigées par de grands poètes, et reprend trois auteurs importants qui décrivent, 48

G. Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, GaIlimard, 2002, p. 189/190 49 G. Bachelard, Fragments d'une poétique du feu, Paris, PUF, 1988. p. 106 129

par la littérature, la mort d'Empédocle. Ce que propose Bachelard, c'est de montrer que ce n'est que par le truchement de la rêverie qu'il est possible de revivre l'acte empédocléen, car un tel acte ne peut être réduit à un simple fait historique. Comme le montre Bachelard, la méditation sur la mort dramatique du philosophe grec est, en vérité, un chemin pour une poétique du feu. Soulignant la grandeur du poème de Goethe, Bachelard cite une partie de Nostalgie bienheureuse5o. Il reprend ensuite, La mort d'Empédocle de Holderlin, afin de montrer que le propos de l'auteur, dans cette œuvre, est de s'éloigner des faits pour saisir le vrai sens de l'acte empédocléen. Bien qu'ayant l'intention de s'éloigner des passions particulières et des sentiments que provoque la vie quotidienne, le poète ne parvient pas, selon Bachelard, à atteindre une poétique du feu. Holderlin fait d'Empédocle un héros de l'éther, quand il affirme que la mort de celui-ci signifie un retour à la patrie céleste, et, aux yeux de Bachelard, « l'éther est un élément sans intériorité5l ». Pour lui, l'œuvre de Holderlin, en tant que phénomène littéraire, a transgressé la principale règle poétique, qui est de faire de l'unité de personne le thème central, en laissant de côté trois aspects importants: en premier lieu, l'unité de temps, caractérisée comme instant, en second, l'unité de lieu, marquée par l'idée de sommet, et en dernier, l'unité d'action concentrée dans l'idée de décision. Tourné vers la psychologie d'Empédocle, le texte de HOlderlin est devenu bien plus, un récit théâtral, sans parvenir de ce fait à causer l'impact que le dynamisme des images poétiques du feu est capable de provoquer. Pour Bachelard, Holderlin a fini par 50 Goethe. Le divan occidental-oriental, trad. Remi Lichtenberger, Aubier, collection bilingue, 1950, p. 81-83 51 G. Bachelard, Fragments d'une poétique du feu, Paris, PUF, 1988. p. 151 130

reconnaître son échec, quand il affirme: « Le mythe lyrique reste à déterminer52 ». Comme on peut le voir, le désir d'atteindre une poétique du feu est, pour le poète, un véritable tourment. La difficulté de s'éloigner de la psychologie de l'action empêche l'auteur d'atteindre le ton poétique qui lui permettrait, comme un Empédocle, de se lancer dans un dynamisme impactant et dialectique de la confrontation d'images cosmiques. Conscient de la difficulté, Matthew Arnold a décidé d'interrompre, immédiatement après sa publication, la vente de son livre sur Empédocle, et a avoué que, en cours d'écriture, ses hésitations l'avaient empêché de libérer, de manière pleine, l'angoisse que l'acte d'Empédocle pouvait provoquer. Mais, comme le montre Bachelard, Arnold a su exprimer en une seule phrase, sous l'impulsion d'une rêverie ascendante, la poétique inhérente à l'acte d'Empédocle quand il écrit: «Nothing but a devoringflame ofthought », c'est-à-dire: «Rien que la flamme

dévoratrice

de la pensée 53. »

Dans Fragments d'une poétique du feu, Bachelard est clair: dans la mort d'Empédocle, l'acte est dépassé par l'image, ce qui le rend constructif d'un acte poétique permanent. L'image du philosophe se jetant dans l'Etna en feu est une image qui nous heurte avec une force telle qu'elle reste pour toujours imprégnée dans le plus intime de notre être. Le complexe d'Empédocle, en s'imposant comme l'image de l'anéantissement, révèle une dialectique concrète entre l'être et le non-être, une dialectique qui n'est, en aucune façon philosophique, mais bien fondamentalement imagétique: une dialectique par

52

G. Bachelard, Fragments d'une poétique du feu, Paris, PUF, 1988. p.145 (cité par Bertaux, p. 231). 53 Ibid., p. 155. 131

laquelle la majesté de la flamme devient la majesté et l'immensité du Néant. Pour Bachelard, la mort d'Empédocle se jetant dans l'Etna est un acte-image, est une image-acte. La causalité psychologique est incapable de révéler la force poétique de cette image, car, comme le dit le philosophe français, dans l'acte de la mort empedocléenne, « l'être de l'image est poématique »54, échappant ainsi à la psychologie et à l'histoire. Cette image est, donc, une valeur de la Parole, ce qui signifie qu'elle doit s'orner de paroles et se renouveler par elles. Dans le règne poétique, l'acte de l'Etna et l'acte de l'Homme parviennent à trouver leur unité. La mort d'Empédocle est l'expression du point-extrême, où I'homme se défait de tout ce qu'il a vécu. Le feu est là, l'invitant à s'unir à lui, et ce point infime qu'est l'homme cède à la séduction des flammes, car il désire avec ardeur devenir, lui-même, l'immensité du feu. Comme nous l'avons annoncé dans l'introduction, le fait que Bachelard ait repris Empédocle dans ses écrits sur le feu nous invite à nous détourner de la thématique principale et nous force à reprendre une idée qui nous a toujours poursuivis et pourra devenir le thème d'un prochain travail. Nous allons, pour conclure, suggérer un rapprochement possible entre Empédocle et Bachelard, philosophes éloignés dans le temps, et qui ont vécu dans des contextes tellement différents, mais qui, malgré tout cela, présentent, à nos yeux, des aspects communs. Empédocle et Bachelard ont compris, tous les deux, la complémentarité isonomique des deux aspects qui, inhérents à l'être humain, se côtoient en une dialectique permanente: science et poésie, raison et rêverie. Pour ces penseurs, la philosophie est, en vérité, un 54

G. Bachelard, Fragments d'une poétique du feu, Paris, PUF, 1988. p.156.

132

geme de peinture qui, par l'intermédiaire de langages multiples, celui du poème ou celui de la physique de la nature, parvient à rehausser les pigments multicolores, en révélant le monde en un mélange harmonieux que le philosophe peut exprimer avec mesure et proportion55. Partageant la même attitude philosophique, Empédocle et Bachelard transmettent un enseignement important. Convaincus de l'importance qu'il y a à éviter le péché de « l'hybris» et de la démesure qui pousserait l'homme à atteindre l'Absolu, ces penseurs montrent que la vérité n'est pas faite du silence et de l'unité pleine et absolue; pour eux la vérité est faite de mots qui, composant les formes multiples de langage, sont artisanalement et peu à peu construites par l 'homme, engendrant de la sorte des toiles cognitives harmonieuses, intelligibles ou poétiques, mais toutes d'une beauté inégalable, et dignes d'être appréciées comme une forme profonde de sagesse humaine. En reprenant le complexe d'Empédocle, nous avons donc compris, avec Bachelard, que l'imagination est l'un des multiples chemins qui mènent à la vérité, une vérité accessible à l'humain. L'imagination va permettre, par un élan ascendant et vertical, de rassembler en une même totalité, l'homme et le cosmos, réalisant ainsi, à l'aide de la rêverie poétique, la séduction pour le feu qui poussa Empédocle à se lancer dans les flammes ardentes de l'Etna.

55

La comparaison entre philosophie et peinture est exprimée dans le

fragment 23 du poème d'Empédocle

sur la Nature.

133

Biobibliographie

des auteurs

Marly BULCÂO est native de Rio de Janeiro. Professeur au Département de philosophie de l'Université d'Etat de Rio de Janeiro, elle anime aussi au sein de l'ANPOF le Groupe de Travail sur la philosophie contemporaine d'expression française. Livres Avec Elyana BARBOSA

-

Bachelard, pedagogia

da

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o

Binômio

divergentes,

Razào-Imaginaçào: duas perspectivas capitulo

do livro:

"A Morte

da Arte"

-

Editora UERJ, RJ, 1995. Interdisciplinaridade no Ensino da Filosojia para a Area de Ciências Naturais e Biol6gicas, capitulo do livro :

137

"Sobre a Interdisciplinaridade no Ensino da Filosofia" Editora UERJ, RJ, 1993/1994. Raziio Artesii livro:"Razoes"

& Raziio Contemplativa, Uapê, RJ, 1994.

capitulo do

- Editora

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-

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141

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PUCCAMP,

142

Campinas,

octobre

* Jean-Luc POULIQUEN est poète, critique littéraire et membre du conseil d'administration de l'Association des Amis de Gaston Bachelard. Ses précédents entretiens ont été consacrés à quelques figures significatives de la poésie ftançaise contemporaine. Ainsi de Fortune du poète (Le Dé bleu, 1988) avec Jean Bouhier, fondateur de l'Ecole de Rochefort, ou encore de Entre Gascogne et Provence (Edisud, 1994) avec les poètes occitans Serge Bec et Bernard Manciet. Il s'est rendu à plusieurs reprises au Brésil pour participer à des colloques, animer des séminaires ou donner des conférences dans différentes universités des Etats de Rio de Janeiro et de Sao Paulo. Ces séjours en Amérique latine lui ont inspiré un livre encore inédit A Rio de Janeiro avec Gaston Bachelard qui est une suite à ses chroniques parues sous le titre A La Goutte d'Or- Paris 1~ (AIDDA Editions, 1997).

143

TABLE DES MATIERES

Préface aux entretiens de François Dagognet

7

Entretiens de Marly Buldio avec Jean-Luc Pouliquen

9

Choix de Textes de Marly BulclIo..

39

Présentation de Jean-Luc Pouliquen

.4

Souvenirs d'un professeur et d'un philosophe brésilien Raison artisanale et raison contemplative

...45 51

Bachelard et Dagognet: deux perspectives différentes sur le binôme raison et imagination 73 Les chemins du surhomme

...

89

Bachelard: contributions à une pédagogie de la raison et de l'imagination 103 Feu et rêverie: le complexe d'Empédocle

125

Biobibliographie des auteurs

135

145