Doukas, un Historien Byzantin du 15e Siècle: Entre Grecs et Turcs 9781463216962

Djuneyd: Un personnage remuant de l'époque des Sultans Mehmed I et Mourad II Deux oracles concernant le règne de Mi

190 13 10MB

French Pages 136 Year 2009

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

Doukas, un Historien Byzantin du 15e Siècle: Entre Grecs et Turcs
 9781463216962

Citation preview

Doukas, Un Historien Byzantin du 15e Siècle

s .

sftfY^ s iJ f

•y

Í

-


iû\ Jk —«»

í

Les Cahiers du Bosphore

51

Les Cahiers du Bosphore is a series published in Turkey by Isis Press. Gorgias Press is joining with Isis to make these titles readily available in the western hemisphere.

Doukas, Un Historien Byzantin du 15e Siècle

Entre Grecs et Turcs

Jean Day antis

gorgias press 2009

Gorgias Press LLC, 180 Centennial Ave., Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright © 2009 by Gorgias Press LLC

All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of Gorgias Press LLC. 2009

1 ISBN 978-1-60724-093-8

Printed in the United States of America

Jean Dayantis est né au Caire en Egypte en 1935 de parents grecs. A dix-huit ans il part pour la France pour des études supérieures et y acquiert la nationalité française en 1972. Il a fait toute sa carrière en tant que chercheur scientifique au Centre National de la Recherche Scientifique, dans le domaine de la physico-chimie des polymères. Après avoir pris sa retraite en 1999 il s'intéresse à l'histoire et soutient une thèse à l'université Paul-Valéry-Montpellier III en 2004. Il est l'auteur ou coauteur d'environ quatre-vingts articles scientifiques. Sa thèse intitulée Doukas Histoire turco-byzantine a été éditée en 2008 par l'Atelier National de Reproduction des Thèses (A.N.R.T.), 9, rue Auguste Angellier, 59046 Lille, France.

Le titre du présent petit recueil est justifié par le fait que quatre des cinq articles qui y figurent dérivent plus ou moins directement de la chronique de l'historien byzantin du 15e siècle Doukas, «Histoire Turco-byzantine». Seul le dernier article, «Diogène à Manzikert» n'a pas de relation avec Doukas. La chronique de Doukas va de 1341 jusqu'à 1462, mais ne devient vraiment précise et utile pour l'historien qu'après le règne de Jean V (1341-1391) et en particulier à partir de la grande bataille d'Ankara de 1402 entre le sultan ottoman Bayazid Yildirim et le conquérant turco-mongole Timur-Lenk (Tamerlan). Le premier article concerne Djuneyd, une sorte de condottiere-aventurier turc des règnes des sultans Mehmed I (1413-1421) et Mourad II (1421-1449). Le texte est une traduction exacte du grec au français des parties de la chronique de Doukas où figure Djuneyd, le lien entre ces différentes parties étant assuré par de courts résumés des parties où il est absent, de sorte à assurer la cohérence de l'ensemble. Le deuxième article se réfère à deux oracles sur l'empereur de Byzance Michel VIII (1258-1281) et est l'occasion de développer quelques considérations sur les prophéties et la superstition chez les Hellènes, et ce depuis l'Antiquité. Le troisième article est un conte philosophico-religieux, dans lequel apparaissent en particulier le sultan Mourad II et un philosophe grec imaginaire de Constantinople. Le quatrième article est également une fiction et concerne le sultan Bayazid Yildirim, captif de Timur-Lenk après la bataile d'Ankara. Enfin, le cinquième article est un examen et une évaluation des campagnes de l'empereur de Byzance Romain IV Diogène (1067-1071) contre les Turcs seldjoukides et sa défaite à Manzikert, près du lac Van. Les sources principales mais non exclusives de cette analyse historique sont l'historien Attaliatès et la Chonographie du philosophe Psellos. On aura compris que ces articles peuvent se lire indépendamment les uns des autres, n'ayant aucun lien entre eux, sauf que les quatre premiers dérivent ou sont inspirés de la chronique de Doukas.

DJUNEYD : UN PERSONNAGE REMUANT DE L'ÉPOQUE DES SULTANS MEHMED I ET MOURAD II

Djuneyd fut une figure importante sur la scène historique de l'époque des sultans Mehmed 1 (1413-1422) et Mourad II (1423-1451). En tant qu 'homme de guerre, ce fut un général particulièrement redoutable, mais en tant qu'homme politique, il fut le long de sa vie obnubilé par une seule pensée, celle de conserver son domaine sur la rive égéenne de l'Asie Mineur, domaine qui avait été attribué à son père par le fameux sultan Bayazid Yildirim (Bayazid la foudre (1389-1402) ; en forme francisée Bajaret, en particulier dans la tragédie homonyme de Racine.) Or, on était à une époque où les Turcs ottomans ne pouvaient plus accepter des émirs concurrents, exerçant le pouvoir dans des régions d'Asie Mineure proche de la leur. Après la terrible raclée que les Ottomans avaient reçu de la part de Tamerlan à la bataille d'Ankara en 1402, ceux-ci cherchaient à retrouver leur puissance, et en particulier à reconquérir les territoires qu'avaient acquis Bayazid Yildirim. En conséquence, le conflit était inévitable entre Djuneyd et les sultans successifs de l'époque, à savoir Souléiman, Mehmed I et Mourad II. Leur faisant d'abord la guerre pour se soumettre ensuite à eux lorsque les choses tournaient mal pour lui, cet homme brave et courageux, mais aussi cruel, pratiqua la traîtrise de manière pour ainsi dire continuelle. Aussi, fut-il une épine dans les pieds des sultans ottomans, que ceux-ci n'eurent de cesse que d'arracher. Les aventures de ce personnage exceptionnel nous ont été contées par l'historien Doukas, son contemporain, dans son «Histoire Turco-byzantine». Doukas a sûrement possédé une source de première main, source qu 'il ne nous dévoile pas. De la sorte, il a pu consigner dans le détail la carrière de cet homme à part, et ce jusqu'à sa fin tragique. Dans ce qui suit nous traduisons, en suivant strictement le texte de Doukas, les passages où ce dernier traite de Djuneyd. Par ailleurs, nous donnons un très bref résumé des pages où Djuneyd est totalement absent, et ceci afin d'assurer le lien entre les différentes parties traitant de Djuneyd et une bonne intelligibilité de l'ensemble du texte.

8

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

Les Romains de Doukas sont ceux que nous appelons aujourd'hui les Byzantins. Par ailleurs, la narration de Doukas étant parfois elliptique, nous mettons entre crochets des mots ou très courtes phrases, qui n'existent pas dans le texte originel mais en facilitent la compréhension. Pour établir la traduction, nous avons consulté la traduction anglaise de H.G. Magoulias, ainsi que la traduction en grec moderne de Karalis, celle roumaine de V. Grecu nous étant beaucoup moins utile en raison de la langue. Toutes ces traductions ainsi que la nôtre ont été effectuées à partir du texte grec établi par V. Grecu, qui a utilisé pour cela deux manuscrits qui se trouvent à la Bibliothèque Nationale de Paris. Une bibliographie sommaire est donnée en fin de travail. *

Premières mentions de Djuneyd dans l'Histoire de Doukas Dans les régions d'Ionie 1 appartenant à Aydin 2 , apparut un certain Djineit (forme francisée Djuneyd), fils du nommé Karassoupassi 3 . C'était un homme brave et un glorieux capitaine. Son père avait reçu en tant qu'apanage du temps de Bayazid la ville de Smyrne, et en raison de la longue durée de son pouvoir, les Smyrniotes le respectaient en tant que chef suprême de la contrée. Il [Djuneyd] commença alors les hostilités avec les fils d ' A y d i n qui habitaient à Ephèse. Il réunit des Smyrniotes et d'autres habitants des villages alentour, au nombre d'environ cinq-cents, et descendant (des hauteurs) il dévalisait ceux qui se trouvaient dans la plaine d'Ephèse. Sous peu il rassembla au-delà de cinq-cents hommes et arriva devant la ville d'Ephèse ellemême. Au bout de quelques jours, après qu'il eût encerclé la citadelle, le fils d1 Aydin renonça au combat et prit la fuite, de sorte que Djuneyd devint maître de toute la seigneurie. Toutefois et de manière répétitive, il écrivait en Thrace à Souléiman 4 , déclarant : «Moi, c'est pour toi que je souffre, et les territoires dAydin que je conquière je le fais non pas pour moi mais pour toi. Envoiemoi (fonc de l'aide, de sorte que je puisse définitivement venir à bout de tes

L'Ionie chez Doukas est principalement la région de Smyrne, Ephèse et Aydin (Aydin, est l'ancienne ville byzantine de Tralles. Les ruines d'Ephèse se trouvent près de la ville actuelle de Selçuk.) ^Aydin fut l'un des émirs turcs à s'être établis sur la côte égéenne de l'Asie Mineure au début du 14e siècle. Djuneyd était le fils de Ibrahim Balladur, que Doukas appelle Karassoupassis, soit Karasubashi, «le chef militaire noir», puisque le subashi est un commandant militaire sous les ordres d'un sandjak-beg, le chef d ' u n district militaire (Grumel, La Chronologie, p. 385 ; cité par Magoulias, The Décliné and Fall, p. 286, note 107). 4 Fils de Bayazid Yildirim, premier sultan ottoman après la défaite d ' A n k a r a .

D J U N E Y D

9

ennemis.» Et en effet, Souléiman lui envoya de Kallioupolis à Smyrne des subsides importants à plusieurs reprises, grâce auxquelles il menait campagne de manière continue, jusqu'à ce que les héritiers d'Aydin fussent chassés. Vint alors le printemps et débuta la deuxième année après l'apparition de ce terrible cataclysme [l'armée de Tamerlan], et l'un des fils d'Aydin, le prénommé Omour, l'autre étant décédé, se rendit chez son oncle MendéchéEliez-beg, souverain de la Carie. Il tomba à ses pieds et implora son aide. Son oncle le reçut avec grande cordialité et donna suite à sa requête. Après avoir réuni toute son armée, il vint à Ephèse, accompagné d'Omour, ayant avec lui environ six mille hommes. Ceux à l'intérieur de la ville avec Karassoupassi, le père de Djuneyd, étaient environ trois mille, Djuneyd lui-même s'étant trouvé à Smyrne. Comme les Ephésiens ne se rendaient pas, mais au contraire résistaient avec opiniâtreté, ils provoquèrent des feux dans la ville, et l'incendie ayant été allumé à quatre endroits à la fois, les maisons brûlaient. Ce qui avait été épargné par les Scythes 1 , le feu le consumait comme de l'herbe. En deux jours, toute la ville fut réduite en cendres et en poussière. Les Ephésiens, alors, ayant contemplé cette immense destruction, se soumirent. Quant à Karassoupassi, désormais enfermé dans l'acropole, il continua à résister jusqu'à l'automne, dans l'attente de secours de la part de son fils Djuneyd Mais ce dernier ne pouvait quitter Smyrne et se rendre à Ephèse, car il avait beaucoup trop peu d'hommes. Alors Karassoupassi ouvrit les portes, sortit, et de prosternant fit sa soumission à Mendéché. Après l'avoir enchaîné ainsi que tous les autres qui se trouvaient dans la citadelle, il le conduisit dans son territoire, et installa Omour le fils d'Aydin, dans la seigneurie de son père. Par ailleurs il enferma captifs Karassoupassi et les Ottomans qui l'accompagnaient à l'intérieur d'une tour dans un fort nommé le fort de Mamalos. Que fit alors Djuneyd ? Il sortit de Smyrne avec une dière et se dirigeant vers la Carie, arriva devant Mamalos; de là, il avisa en secret les incarcérés qu'il était venu les délivrer. Alors les prisonniers offrirent un grand banquet à leurs geôliers, et leur firent boire du vin pur à l'excès, de sorte qu'ils s'endormirent ivres-morts. Ensuite ils sortirent de la tour et descendirent les murs à l'aide de cordages et embarquèrent dans la dière, qui mit le cap sur Smyrne, qu'ils atteignirent. Et cette évasion fut l'occasion d'une grande réjouissance. Au début de l'hiver Djuneyd partit en campagne contre Ephèse, enferma Omour à l'intérieur de la citadelle, et livra la ville entière au pillage de ses soldats, à l'exception toutefois de la population, qu'il n'était pas permis de faire prisonnière. Ils amassèrent ainsi tout ce qui avait été acquis depuis le passage des Scythes. Et ce bandit égorgea de nombreux citoyens et commit des ' Les Turco-mongols de Tamerlan.

10

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

tas d'autres crimes. Par la suite, il conclut des arrangements avec Omour, qui lui donna sa fille pour épouse, les accords étant garantis par des serments. Alors Omour sortit du fort et lui et Djuneyd s'étreignirent comme un père avec son fils. En même temps il [Djuneyd] renia son serment d'obéissance à Souléiman alors que l'émir Aydin [Omour) était fait chef suprême. Omour et Djuneyd parcoururent alors l'ensemble de la seigneurie, et Omour attira à lui toutes les villes du Méandre ainsi que celles se situant au nord, Philadelphie, Sardes, Nymphaion, jusqu'au fleuve Hermos 1 , y établissant ses plus fidèles, et plaçant le pouvoir entre les mains de sa parentèle et de ses amis. Alors qu'il se trouvait à Ephèse en compagnie de son futur beau-frère, le bruit courut dans la population, comme quoi le souverain était mort. Et en effet, après le lever du soleil, son corps fut levé et amené à un fort qui s'appelle le Pyrgion et qui se trouve à la base du mont Tmolos. Là on l'enterra à côté de ses Aïeux 2 . Quant à Djuneyd, fort exalté et considérant que désormais le pouvoir lui appartenait par héritage paternel, il se fit nommer le seigneur indépendant de l'Asie. Toutefois, Souléiman, n'acceptant pas son insolence, voulut passer en Bithynie. Et en effet, ayant passé le détroit et étant entré à Bursa 3 , tous les citoyens de cette ville l'accueillirent avec empressement et prétendaient être prêts à mourir avec joie pour son compte. Lorsque le printemps arriva, il commença à réunir une armée pour se porter contre Djuneyd De son côté, Djuneyd, en compagnie de quelques cavaliers, se rendit à toute vitesse à Ikonion 4 , capitale de la Lycaonie. Là il s'entretint avec l'émir des Karamans 5 , puis descendit vers Kotuaeion 6 et tint les mêmes propos à l'émir de Guermiyan de sorte qu'il réussit à les attirer avec des armées à Ephèse. Souléiman de son côté se rendit de Bursa à Lopadion, ayant avec lui toute son armée qui comptait vingt-cinq mille hommes. Ensuite il quitta Lopadion pour Pergame, de là il se rendit au Champ du Mainomenos, et du Champ de Mainomenos il arriva à Smyrne. Ayant appris la réunion de Karaman et de Guermiyan [avec Djuneyd], il se sentit dans l'embarras et se faisait du souci. Alors de Smyrne il se dirigea vers Ephèse, et il planta ses tentes à un endroit appelé Messavlion. Là, par crainte de ses adversaires, il concentra ses tentes, creusa un fossé et éleva un mur de terre, se tenant au milieu de l'armée. Quant à ses adversaires, ils se trouvaient à Ephèse, étant distants les uns des autres de ^L'Hermos est l'actuel Gediz. Nymphaion est l'actuel Kemalpa§a et Philadelphie l'actuel Alagehir. 2 C e t t e mort subite d'Omour, émir d'Aydin, paraît bien suspecte, si on prend aussi en considération la personnalité de Djuneyd. Le Tmolos est l'actuel Boz Dagliar. ^Première capitale des Ottomans. C'est la Proussa byzantine. ^L'actuelle Konya. ^Les Karamans, puissante tribu turque avec pour capitale Konya. ^L'actuelle Kiitahya, capitale des Guérmiyan, tout de suite après dans le texte. Une ligne plus bas, Lopadion est l'actuel Ulubat, sur le lac de même nom, à l'ouest de Bursa.

DJ U N E Y D

11

moins d'une demi-journée [de marche], c'est-à-dire à peine six heures. Cependant, ni Souléiman n'attaquait, en raison de sa couardise, ni ses adversaires, en raison de leurs troupes numériquement inférieures. La situation traînant ainsi, vint à Djuneyd l'un de ses amis secrets qui lui dit : «Karaman et Guermiyan se sont mis d'accord pour te livrer ce soir aux mains de Souléiman; quant à eux, ayant fait la paix (avec Souléiman], ils retourneront sans crainte dans leurs pays. Ils comptent agir cette nuit même.» Lorsque Djuneyd apprit cela, à la tombée de la nuit, il fit allumer des lanternes et des torches dans ses tentes, et après avoir choisi ses chevaux les plus rapides, il monta à l'acropole à la rencontre de son frère Bayazid, qui était le gardien du château et son fidèle allié. Lui ayant raconté avec précision tout ce qui le concernait, il lui enjoignit de bien garder la ville jusqu'au matin. Alors, lui et ses proches se rendirent chez Souléiman. Au beau milieu de la nuit les hommes de Karaman et de Guermiyan arrivèrent devant les tentes de Djuneyd et n'y trouvèrent personne. Lorsque ce fut le matin, Djuneyd passa un nœud autour de sa nuque et se présenta ainsi devant Souléiman, en pleurs et en disant : «Seigneur, j'ai péché ! Je mérite la mort ! Moi-même j'ai placé ce nœud autour de ma nuque. Fais de moi selon ton désir ! Je suis digne de tout supplice !» Ayant entendu ces paroles, Souléiman eut pitié de lui et éprouva de la sympathie à son égard. Il le fit vêtir d'habits gais, puis le questionna : «Où se trouvent ces autres émirs et où est leur campement ?» Et lui de répondre : «A Ephèse si tu veux, procure-moi des hommes et moi j'y vais et je te les ramène enchaînés.» Mais Souléiman craignit que quelque ruse ne se produise sous couvert de toutes ces hypocrisies, de sorte qu'il refusa d'effectuer une poursuite de l'arrière. Le soleil s'étant déjà levé, il monta à cheval et accompagné de toute l'armée, il se dirigea vers Ephèse, ayant avec lui Djuneyd. Karaman et Guermiyan comme nous l'avons dit étant venus au milieu de la nuit aux tentes de Djuneyd et n'ayant trouvé personne, ils devinèrent l'embûche. Il en résulta un grand tapage et beaucoup de confusion à l'intérieur du campement : les uns cherchaient leurs chevaux, d'autres leurs selles, d'autres encore couraient après les chameaux et les mulets afin d'y charger les approvisionnements, d'autres enfin prenaient leurs armes. Lorsque le soleil se leva, tout était en bon ordre. Dès lors, les chefs avec la cavalerie et l'infanterie se placèrent en un endroit élevé, alors que mulets et chameaux étaient envoyés en avant en compagnie du bataillon en charge de l'intendance. Lorsque ces derniers passèrent les défilés qui dominent le Méandre, les autres [la cavalerie et l'infanterie) qui regardaient et virent ainsi qu'ils avaient traversé les passages difficiles, entrèrent à leur tour en bon ordre dans les défilés. Lorsque l'arrière-garde se trouva à l'entrée de la passe, arriva à Ephèse l'infanterie de Souléiman, après avoir traversé le pont qui se trouve du côté du

12

UN

H I S T O R I E N

B Y Z A N T I N

DU

1 5

e

S I È C L E

mont Galésios. A la quatrième heure du jour 1 , alors que le soleil traverse la constellation de la Balance, Souléiman entra à son tour dans Ephèse. Djuneyd donna de nombreux conseils pour essayer de convaincre l'homme [Souléiman] de les poursuivre, mais celui-ci refusa, en partie et raison de sa très grande clémence, et en partie parce qu'il craignait toujours les machinations de Djuneyd. Car autant Souléiman était simple et direct, autant Djuneyd était rusé et comploteur. De sorte qu'il planta ses tentes dans la plaine d'Ephèse où il demeura durant quatre mois, durant lesquels rien d'autre ne se fit, sinon passer du bon temps et vivre dans la débauche. Car l'homme était un buveur invétéré et cédait aux désirs de la chair sans retenue aucune. Souléiman, prenant avec lui Djuneyd, revint en Europe, et installa ce dernier dans une ville de Thrace où il devait demeurer confiné. Mais Souléiman sera battu par son frère Moussa qui lui contestait le trône. Souléiman sera tué peu après. A son tour, Moussa sera battu par son autre frère Mehmed, aidé en cela par Manuel II, empereur de Constantinople. Avec Mehmed I (1413-1422) prend fin la lutte fratricide pour le pouvoir entre fils de Bayazid et commence le redressement de l'empire ottoman, suite au désastre d'Ankara. Toutefois, durant cette lutte entre frères, Djuneyd profita du désordre résultant pour s'enfuir de la ville de Thrace où il était confiné et rejoindre son domaine en Asie Mineure égéenne. Mehmed de son côté, après avoir rétabli l'ordre en Europe, passa à son tour en Asie, où il s'aperçut que Djuneyd avait indûment agrandi ses possessions. Dans les pages qui suivent nous poursuivons la traduction des passages de Doukas concernant Djuneyd, mais nous y avons inclus aussi ceux où il traite de la révolte du moine syncrétiste Bôrkluce Moustafa (Perklitzia Moustafa dans le texte), car Doukas est l'un des rares chroniqueurs à rapporter ces événements importants, qui éclairent les relations entre chrétiens et musulmans en Asie Mineure égéenne au début du 15e siècle. [Mehmed], arrivé en Asie découvrit que Djuneyd avait agrandi ses possessions, sautant au-delà de ses frontières. Arrivé à Pergame d'Asie il demanda à Djuneyd de rendre ces régions et d'abandonner la province. Mais Djuneyd estima ne rien devoir faire, et après avoir assuré la défense des citadelles, il se tint tranquille, attendant l'arrivée de Mehmed. Ce dernier arriva à Kymi où il demanda la reddition du fort, dont le commandant était un partisan de Djuneyd. [Après le refus de ce dernier], il prit le fort d'assaut. Il en tua les hoplites par l'épée, mais il laissa libres les habitants locaux [qui s'y étaient réfugiés). Il partit ensuite de là et se rendit au Champ de Mainomenos. 1

Dix heure du matin.

D J U N E Y D

13

Là se trouvait une forteresse bien défendue qu'on appelait de l'Archange, et que les Turcs avaient renommé le Kayadjik. Après avoir pris également ce fort par force d'assauts et de traits, il vint à Nymphaion. Il se rendit maître de ce fort aussi par l'assaut et arriva à Smyrne. Djuneyd avait convenablement entouré Smyrne de murailles, y avait assemblé des soldats en nombre, ainsi que des armes, hommes et toutes provisions nécessaires. Lui-même partit pour Ephèse, abandonnant sa mère, son frère Bayazid et ses enfants enfermés à Smyrne. Les gens de Mehmed avaient trouvé à Nymphaion le gendre et serviteur [de Djuneyd] qui se nommait Abdulah et qui gardait le fort. Ils s'en emparèrent et le présentèrent à Bayazid le vizir — c'est-à-dire le premier ministre — de Mehmed. Ce vizir avait grand pouvoir et grande liberté d'action, il était, pour ainsi dire, le commandant en second. Il était sans doute le serviteur de Mehmed, mais en raison des grands services qu'il lui avait rendus, il [Mehmed] l'avait érigé en responsable de sa maison. Ce Bayazid donc, alors que Mehmed était encore en Thrace, écrivit à Djuneyd le message suivant : «Si tu veux être le maître de l'Ionie, et n'avoir à craindre aucun ennui de notre part, accordemoi ta fille en tant qu'épouse légitime, de sorte que je serai ton beau-fils et toi mon beau-père. De la sorte, tu pourras vivre dans l'insouciance dans ton émirat.» Djuneyd, voulant faire montre de sa vanité et de sa suffisance en présence du messager, alors qu'Abdulah était également présent, dit alors à ce dernier : «De qui es-tu le serviteur ?» et lui de répondre «de votre Seigneurie» ; et Djuneyd de reprendre «et quelle est ton origine ?» et Abdulah : «Je suis d'origine albanaise.», «et quelle est ta religion ?» et Abdulah «Avant j'étais incroyant [chrétien], et maintenant je suis musulman.» Alors, s'adressant à ses dignitaires, Djuneyd dit : «Ce jour même et devant vous tous, je donne ma fille en légitime épouse à mon serviteur Abdulah, je le fais homme libre, mon gendre, et l'un de ma famille.» Tous les présents applaudirent. Alors Djuneyd, se tournant vers l'envoyé, lui adressa les paroles suivantes : «Annonce à ton maître Bayazid que j'ai pris pour gendre un Albanais comme lui, serviteur acheté comme lui, qui a comme maître un maître qui ressemble au sien, mais (un gendre] qui est plus jeune et aussi plus sage que lui.» 1 Le messager

Les Albanais, non encore définitivement soumis du temps de Mehmed I (ils ne le seront que sous Mehmed II le Conquérant), étaient déjà nombreux dans les instances supérieures du commandement turc, atteignant même le rôle suprême de premier vizir du sultan. Il leur suffisait pour cela de se convertir à l'islam, ou bien de venir des rangs des devshirmé (ramassage d'enfants de chrétiens) et donc de celui des janissaires. Pourquoi les Albanais se sont-ils plus facilement convertis que d'autres populations chrétiennes, Grecs ou Serbes par exemple, ne comporte pas de réponse facile. Un facteur important peut avoir été le fait que sous l'influence de Venise, une partie de la population albanaise s'était convertie depuis peu au catholicisme. Mais en raison des raids turcs, le clergé catholique avait fui, laissant en conséquence la population, encore ballottée entre catholicisme et orthodoxie, sans pasteurs, ce qui facilitait la conversion à l'islam. Une autre raison toute simple peut être le fait que les Turcs, appréciant les capacités guerrières des Albanais, leur aient davantage fait miroiter qu'à d'autres les avantages de la conversion, y compris le non paiement des taxes de capitation, cizye et haradj. Des considérations analogues sont valables pour les Slaves de la région frontière de Bosnie (Voir Ducellier, Chrétiens d'Orient et Islam).

14

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15

e

SIÈCLE

comprit bien ces paroles et en transmit le sens à son maître. Depuis lors, ce dernier avait pour Djuneyd une haine implacable. Lorsque l'occasion qu'il appelait de ses vœux se présenta, s'étant saisi d'Abdulah à Nymphaion, il lui arracha les testicules, faisant de la sorte de lui un eunuque. Mais reprenons le fil de notre récit. Lorsque Mehmed arriva à Smyrne et l'assiégea, il trouva là le grand Magister de Rhodes, qui, ayant à sa disposition trois trirèmes, reconstruisait le fort qui avait été détruit par Tamerlan et ceci contre la volonté de Djuneyd Les seigneurs des îles environnantes, ayant appris l'arrivée de Mehmed à Smyrne, accouraient à sa rencontre et ceci pour deux raisons : en raison de la douceur et de la bonté de Mehmed ainsi que de son excès de puissance d'une part, et en raison de la roublardise et du comportement de bandit de Djuneyd d'autre part. Arrivèrent ainsi les hexarques de Phocée, certains par voie de terre, d'autres par voie de mer; L'émir des Guermiyan de Haute Phrygie, l'émir de Mendéché de Carie, le souverain de Mitylène avec des trirèmes, ceux de Chio également avec des trirèmes, — ceux de Rhodes étaient déjà là — tous venaient, afin de lui rendre hommage et apporter leur concours à l'élimination du tyran. Et il [Mehmed] les embrassa tous avec plaisir, comme s'il s'agissait de frères. Alors qu'il était là depuis dix jours faisant la guerre à Smyrne, les insulaires apportant leur concours par mer dans la mesure de leurs moyens, la mère de Djuneyd sortit [de Smyrne] en compagnie de l'épouse et des enfants et se prosterna devant Mehmed. Tous demandaient grâce pour les offenses commises. Smyrne fut cédée [à Mehmed]. Il prit possession de la ville, et en plusieurs endroits mit à bas ses murailles, ainsi qu'en partie les tours et les bastions, laissant de la sorte les habitants résider sans protection de murailles. Quant au grand Magister 1 , il était en train de bâtir une tour immense à l'entrée du port. Elle s'élevait déjà à mi-hauteur. Mais sur ordre de Mehmed, la tour fut jetée à bas de nuit jusqu'aux fondations. Lorsque le matin le Magister vit cela, il fut fortement perturbé. Il se rendit auprès du souverain, lui tint de nombreux propos et lui fit force représentations. Il lui dit que le fort avait été construit du temps d'Aydin aux frais de Rhodes 2 ; et que s'il n'accordait pas de place pour qu'il soit reconstruit, il y aura des scandales entre lui et le très Saint-Père le pape, et qu'une grande force viendrait des régions de l'ouest qui détruirait une grande partie de ses états. Mehmed reçut ces paroles de manière h l s'agit du Grand Maître des Chevaliers de Rhodes, venus de Jérusalem à Chypre, puis établis à Rhodes en 1308 (Nicol, Last Centuries of Byzantium). s'agit du fort de Saint-Pierre construit par les Chevaliers de Rhodes du temps d'Omour d'Aydin, devant lequel ce dernier trouva la mort en essayant de le capturer. Bayazid Yildirim à son tour essaya sans succès de s'en emparer. Finalement il fut détruit par Tamerlan après la bataille d'Ankara. Ce fort était destiné à accueillir les chrétiens capturés et soumis à l'esclavage et qui avaient pu s'enfuir, de façon à leur assurer la liberté. C'était aussi de toute évidence une base d'opération pour les Chevaliers sur la façade de la mer Egée.

D J U N E Y D

15

affable et y répondit avec bonhomie. En effet, la leçon reçue par les Turcs du fait des Scythes et la punition subie, restait encore vivace dans l'âme des Turcs : «Pour ce qui me concerne, Père», dit Mehmed, «j'aurais désiré être généreux et serviable à l'égard de tous les chrétiens de par le monde; car, le propre du souverain est de récompenser les bons et de punir les méchants. Mais par ailleurs, il convient aussi de veiller à l'intérêt des sujets. En effet, lorsque je suis arrivé dans ces régions, de nombreux musulmans vinrent m'inciter, faisant appel à mon esprit et à mon raisonnement, et ce en me disant : «Bien que Tamerlan n'ai fait aucun bien en Asie, le fait qu'il ait détruit et laissé en ruines le fort de Smyrne, constitue en soi un grand souvenir pour l'Ionie. Car de ceux qui subissaient la servitude des Ioniens [des Turcs habitant l'Ionie] tous ceux qui s'enfuyaient dans ce fort recouvraient leur liberté. Ceux qui par terre [voyageaient] sur les routes, et ceux qui naviguaient en mer, tous tombaient dans l'esclavage du fait de l'action des bateaux pirates, de sorte qu'il existait une haine implacable entre les Frères et les Turcs, aussi bien sur mer que sur terre. Pour cette raison Tamerlan l'impie était béni par eux [les Turcs). Et maintenant, tu voudrais me demander d'être encore plus impie que ce tyran ? Cela ne m'est pas possible. Toutefois, que ton désir soit exhaussé, et qu'en même temps, l'on ne touche point à ce que les Turcs demandent. Je t'accorde, dans les limites de la Carie et de la Lycie, un espace aussi grand que tu le désires, et rends-toi là et édifie-y le fort que tu voudras.» Lorsque le grand Magister entendit ces paroles, il dit à Mehmed : «O ! Seigneur, accorde-moi un endroit à l'intérieur des terres en ta possession, et ne me renvoie pas en des terres étrangères.» Et le souverain de répondre : «Je t'accorde des terres parmi les miennes. C'est moi qui ai fait cadeau de la province à l'émir de Mendéché. Ne te fais aucun souci à ce sujet.» Alors il [le Magister] demanda un ordre écrit et après l'avoir obtenu, il prit congé. De même partirent les insulaires de Chio et de Lesbos, ainsi que les habitants de Phocée. Tous partirent, après que le souverain eût reçu de bonne grâce leurs demandes et les eût satisfaites, de sorte qu'il les congédia en paix. Quant à la mère de Djuneyd elle n'arrêtait pas d'implorer [Mehmed] afin que son fils soit sauvé de la peine de mort, jusqu'à ce qu'elle fût entendue. Ce dernier vint alors et fit sa soumission à Mehmed lui faisant des serments selon lesquels, désormais, il ne se soulèverait plus, mais au contraire vivrait toute sa vie dans la fidélité, et nommera et considérera comme ses maîtres et seigneurs les descendants d'Otman. La région fut accordée à Alexandre, fils de Sisman 1 , qu'il [Mehmed] avait converti à sa propre croyance impie. En même temps, il ordonnait à Djuneyd de venir avec lui en Thrace. ^Jean III Sisman (1371-1393), dernier souverain de Bulgarie avant que celle-ci soit intégrée dans l'empire ottoman en 1393.

16

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

Mehmed fit passer [le détroit] à Djuneyd par Kallioupolis (turc Gelibolu, Français, Gallipoli) et lui accorda un apanage dans la région de Nicopolis près du Danube, lui enjoignant de bien garder les frontières et de bravement combattre pour la cause des musulmans. Durant ces jours fit son apparition un certain Turc, un particulier sans instruction, dans la région de la montagne qui se trouve à l'entrée du golfe (Jlonie, qui est communément appelée le Stylarion et qui se trouve face à Chio, à l'est. Il enseignait aux Turcs l'absence de propriété foncière, et à l'exception des femmes, son dogme était la mise en commun de tout le reste, la nourriture, l'habillement, les bœufs de trait et la terre : «Moi je dois être dans ta maison comme si c'était la mienne, et toi dans la mienne comme si c'était la tienne, la partie réservée aux femmes exceptée.» Ayant de la sorte trompé les paysans dans leur ensemble à accepter cette doctrine, il cherchait de manière sournoise à gagner l'amitié des chrétiens. Il exposait en effet le dogme suivant : si quelqu'un parmi les Turcs dirait que les chrétiens ne sont pas des gens pieux, ce Turc était en fait un impie. De la sorte, tous les adeptes de son enseignement, s'ils rencontraient quelque chrétien, lui offraient l'hospitalité et l'honoraient comme si c'était un ange de Zeus. Lui-même ne manquait pas d'envoyer quotidiennement aux seigneurs de Chio et aux membres du clergé des prédicateurs, qui leur apprenaient ses croyances, et en particulier que personne ne pourrait trouver le salut hors la concorde avec la foi des chrétiens. Le hasard a voulu qu'à cette époque habitait dans l'île un vieil anachorète crétois, dans le monastère dit de la Troulloti. Le pseudo-abbé lui envoya deux de ses apôtres, parmi ceux qui portent simplement une tunique, ont la tête rasée et nue, ne portent pas de sandales aux pieds, sont sans chapeau et [je répète] habillés d'une simple petite tunique. Ils s'adressèrent à lui ]à l'anachorète], lui transmettant le message : «Moi aussi je suis comme toi un ascète, et j'adore le même Dieu que toi. Je viendrai chez toi, traversant de nuit la mer sans faire de bruit.» Alors le vrai abbé, trompé par le pseudo-abbé, commença à prononcer en faveur de ce dernier des paroles étranges, disant «Lorsque je méditais à l'île de Samos, il était devenu mon compagnon dans l'ascèse ; aujourd'hui il traverse fia mer) jour après jour et s'entretient avec moi», ainsi que d'autres monstruosités, qu'il me disait à la face, à moi qui écrit [cette histoire]. Le représentant de Mehmed, le fils de Sisman dont il a été précédemment question, et qui dirigeait cette province de l'empire, après avoir rassemblé une armée, vint à la rencontre du pseudo-abbé, mais ne parvint pas à traverser les défilés du Stylarion. En effet, les habitants du Stylarion au nombre de plus de six mille se réunirent en un et se tinrent dans les passages difficiles, où ils massacrèrent tous ceux qui étaient avec Sisman, ainsi que

D J

U N H Y D

17

Sisman lui-même. Alors les partisans de Perklitzia Moustafa — car ainsi se nommait le pseudo-moine —, virent leur foi à son égard se fortifier. Ils le glorifièrent comme étant un très grand prophète, et admirent comme dogme de ne pas se couvrir le chef avec ce qu'ils appellent le zarkoula 1 , et de s'habiller d'une simple tunique et aller la tête nue, se considérant plus proches des chrétiens que des Turcs. Après ces événements Mehmed donna l'ordre à l'éparque de Lydie Alibeg de partir en campagne contre les habitants du Stylarion toutes forces de Lydie et d'Ionie réunies. Mais de nouveau les habitants du Stylarion se portèrent à la garde des défilés. Lorsque la plus grande partie des adversaires y furent entrés, les paysans les tuèrent presque tous, de sorte que Ali-beg réussit à peine à se sauver avec un petit nombre de compagnons, et se rendit à Magnésie. Lorsque Mehmed fut mis au courant du drame, il envoya son fils Mourad, un enfant de douze ans, et avec lui le vizir Bayazid et l'armée de Thrace. Après avoir également réuni les forces de Bithynie, de Phrygie, de Lydie et d'Ionie, ils s'engagèrent dans ces régions d'accès difficile en force, et tous ceux qu'ils rencontraient étaient éliminés sans pitié, les vieux comme les enfants en bas âge, les hommes comme les femmes. Pour parler simplement, i l s massacraient sans miséricorde aucune les gens de tous âges, jusqu'au moment où ils arrivèrent à la montagne gardée par les personnes portant simplement une tunique. Ils engagèrent le combat, et après que de très nombreux combattants du côté de Mourad fussent mis hors de combat, [les partisans de la secte] se rendirent en compagnie du pseudo-moine. Les soldats se saisirent d'eux, les attachèrent avec des liens, et les amenèrent à Ephèse. Là ils examinèrent [le pseudo-moine] en lui faisant maintes tortures, mais ils le trouvèrent inébranlable et ne reniant point ses fantaisies. Alors ils le crucifièrent et le placèrent sur un chameau, ayant les mains étendues sur une planche et transpercées par des clous. Puis ils le promenèrent en triomphe au milieu de la ville. Tous ceux parmi ses élèves qui ne reniaient pas l'enseignement de leur maître étaient égorgés à sa vue. Mais ces derniers ne faisaient que dire «Tété, soultan, eris» c'est-à-dire «seigneur abbé, arrive !» et recevaient la mort avec plaisir. Chez nombreux de ses adeptes la croyance se maintint pendant longtemps qu'il n'était pas mort mais au contraire bien vivant, de sorte qu'ayant moi-même rencontré après ces événements l'ascète dont j'ai parlé et l'ayant questionné à ce sujet, à savoir ce qu'il croyait être la vérité, il me répondit qu'il n'était pas mort, mais qu'il s'était rendu à l'île de

Le zarkoula (persan, zer=or, kûlah=coiffe, zarkoula=coiffe brodée d'or) était le couvre-chef porté par les Turcs, qui les distinguait de la sorte des autres communautés. La description du zarkoula est donnée par Doukas au XXIII.9. Voir aussi Ducellier, Chrétiens d'Orient.

18

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

S a m o s où il vivait c o m m e auparavant. Quant à moi, j e n'ai nullement cru à ses fantaisies et ne les ai nullement prises au sérieux 1 . Suite

à l'offre

nouveau

fort

aux mains

de Mehmed,

à Bordum

des Ottomans

alors que Mehmed l'empire

après

(l'ancienne qu'en

se trouvait

Bursa,

venant de la frontière

voici du

les chevaliers

de Rhodes

Halicarnasse)

en Carie.

1523, bien après à Andrinople que lui arrivent

construisent Il ne

un tombera

la mort de Doukas.

(Edirne),

nouvelle

des nouvelles

capitale

Mais de

inquiétantes

Danube.

Alors qu'il se trouvait à A n d r i n o p l e il lui arriva un m e s s a g e c o m m e quoi le plus j e u n e de ses frères, n o m m é M o u s t a f a , fils de Bayazid dont il a été question auparavant, se trouvait en Valaquie. Dans un premier temps il e n v o y a deux parmi ses meilleurs sénateurs pour décapiter D j u n e y d . Mais ces derniers ne parvinrent pas à le retrouver, car depuis deux j o u r s déjà il avait traversé le f l e u v e et avait fait sa j o n c t i o n a v e c M o u s t a f a . Il avait assuré ce dernier par serment qu'il lui portera assistance et s o u f f r i r a avec lui, de sorte à faire de lui le souverain de l'ouest et de l'est. Lorsque M e h m e d f u t mis au courant de la f u i t e de D j u n e y d , il n'accepta pas les d o m m a g e s [probables] qu'il risquait de subir du fait de ce dernier, c'est pourquoi il rassembla une armée nombreuse et 'Borkliice Moustafa, que Doukas appelle Perklitzia Moustafa, était un disciple de Bedreddin de Samavna. Ce dernier, né en Thrace vers 1358 de mère chrétienne convertie à l'islam, était le principal tenant du syncrétisme islamo-chrétien dans les établissements encore relativement récents des Turcs en Europe. Les événements que relate Doukas se situent en 1413-1415. L'historien, partisan de l'union entre chrétiens d'Orient et d'Occident, juge sévèrement cette tentative de syncrétisme entre islam et christianisme. Toutefois son récit, avec celui du musulman §tikrulah bin Sehâbeddin, constitue nos seuls témoignages sur ce phénomène non négligeable de l'époque, et en cela il est très intéressant. Pour la commodité du lecteur et une comparaison immédiate avec le récit de Doukas, voici comment §iikrulah bin Sehâbeddin décrit le soulèvement de Borkliice Moustafa, texte que nous empruntons à Ducellier, «Chrétiens d'orient et Islam au Moyen Age» : «il y avait dans le pays d'Aydin, sur le littoral, un endroit appelé Karaburun. Là un ennemi de la loi se manifesta parmi la population. Il se donnait à luimême le nom de sufi et prenant la tête des sufi, il rassembla beaucoup de monde... il commettait des actes ouvertement contraires à la Shari'a de Muhamad. Contre lui, le sultan Mehemet envoya Bayazid Pacha avec des troupes... Les sufi furent écrasés et parmi les 4000 sufi qui considéraient leur chef comme un prophète, on tua ceux qui, bien que reconnaissant qu'il ne faut adorer que Dieu, niaient que Muhamad fut l'envoyé de Dieu.» Il est clair que nier que Muhamad fut l'envoyé de Dieu, facilitait considérablement le rapprochement entre religions monothéistes. Toutefois, aussi bien le clergé orthodoxe, qui craignait pour la pureté de son dogme, que les autorités turques, pour qui, outre des raisons purement théologiques, l'intégration des populations chrétiennes dans un vaste mouvement syncrétique islamo-chrétien, comportait de graves désavantages sur le plan des impôts et des rentrées fiscales de l'état, se sont résolument opposés à toute tentative de religion commune. En effet, comme cela est bien connu, la société ottomane était divisée en deux classes, celle des militaires exemptés d'impôts et celle des producteurs (raya), qui permettaient aux premiers de vivre et de faire la guerre, grâce aux impôts que ces derniers acquittaient. Or, les raya musulmans (car, il y en avait), ne payaient nullement les mêmes impôts que les raya chrétiens, les seconds acquittaient en particulier le cizye ou taxe de capitation. Sur la société ottomane en général, voir le magistral exposé de Halil Inalcik, The Ottoman Empire, The Classical Age 1300-1600. Sur les tentatives de syncrétisme islamo-chrétien, voir d'Alain Ducellier, Chrétiens d'Orient et Islam au Moyen Age, et de Michel Balivet, Deux partisans de la fusion religieuse des chrétiens et des musulmans.

D J

U N E Y D

19

se rendit de Thrace en Macédoine. Là il apprit que Moustafa en compagnie de Djuneyd avaient traversé le Danube, ayant avec eux le concours de Valaques ainsi qu'une armée de Turcs nullement négligeable, et qu'ils se dirigeaient en direction de la Thessalie. Mehmed en compagnie de son armée se dirigea alors à leur rencontre. Les deux années se rencontrèrent dans les environs de Thessalonique et la bataille ayant été engagée, ce fut Mehmed qui fut le vainqueur, de sorte que Moustafa et Djuneyd étaient pourchassés jusqu'aux portes de Thessalonique. Là, ils résistaient en compagnie d'un petit nombre de compagnons, aidés aussi par les habitants de Thessalonique. Lorsque le soir arriva, bon gré mal gré, ils se réfugièrent à l'intérieur de la ville, où Démétrius Lascaris Leontarios 1 les accueillit et les réconforta, leur disant d'avoir confiance en la chance qui est versatile, et de chasser toute crainte de leur esprit d'être trahis et remis à Mehmed, même si jamais Thessalonique se rendait aux Turcs 2 . Ayant repris courage suite à ces promesses de Démétrius, ils dînèrent dans l'insouciance et allèrent se coucher. Le lendemain matin Mehmed envoya à Leontarios l'un de ses dignitaires porteur du message suivant : «Tu connais très bien l'amitié et l'amour sans faille que je porte à l'empereur des Romains. En conséquence, ne cherche pas à briser cette amitié et à la détruire définitivement, de sorte à provoquer des dégâts dans toute la nation des Romains et introduire entre nous et les Romains une haine implacable. Pour cela, rends-moi la proie que j'étais en train de pourchasser. Si tu te refuses à faire cela, je dirai adieu à mon amitié, j'embrasserai la haine, et sous peu je me saisirai de ta ville, je ferai prisonniers ses habitants, j'aurai mes ennemis entre mes mains et à toi j'ôterai la vie.» Alors le seigneur Démétrius, qui était extrêmement sage, écrivit en réponse : «Tu n'es pas sans savoir, Seigneur et Maître, que moi-même je ne suis pas le maître, mais au contraire je ne suis que le serviteur non seulement de l'empereur des Romains, mais aussi le tien propre, puisque tu as décidé d'être son fils. Par conséquent, ce que toi tu ordonnes, il est de mon devoir de l'accomplir et de le mener à bonne fin. Mais il est également de mon devoir de mettre au courant mon empereur des événements qui se sont produits. Et en effet, celui qui est entré dans la cour de l'Empereur, pourchassé comme la perdrix par le faucon, afin de trouver le salut, n'est pas le premier venu parmi les Turcs, comme j e l'ai appris, mais ton propre frère. Mais même si c'était un Turc quelconque, même celui-là je ne te l'aurais pas rendu, si l'Empereur ne I Général byzantin commandant à Thessalonique. Voir la note qui suit. B a r k e r , Manuel II, p. 342 note 82, apporte la preuve formelle que ces événements se produisirent en 1416. Démétrius Lascaris Leontarios, éminent personnage de l'époque, était gouverneur de Thessalonique en tant que tuteur du mineur Andronic, troisième fils de Manuel II et gouverneur nominal de la ville. Sur les intentions réelles de Mehmed lors des tractations qui suivirent, voir de Michel Balivet, L'expédition de Mehmed I contre Thessalonique, Varia Turcica IV, p. 31. 2

20

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

m'avait pas au préalable enjoint de le faire. C'est pourquoi, en toute humilité, j e te supplie de faire un petit peu patience. A l'instant même j'avise l'Empereur des événements survenus, et qu'il ordonne ce qu'il estime devoir ordonner, et moi je me conformerai à son ordre.» Lorsque Mehmed apprit ces paroles il fut d'accord pour qu'on fasse le message, lui-même écrivant à l'Empereur pour lui exposer son point de vue avec la prière que les événements survenus ne soient pas la cause de scandales. L'empereur Manuel écrivit à Mehmed ce qui suit : «Pour ce qui me concerne, comme tu le sais très bien, j'ai promis d'être pour toi un père et que toi tu te considères mon fils. Si tous les deux nous tenons nos promesses, voilà qui signifiera que nous craignons Dieu et que nos accords seront respectés. Si par contre nous transgressons nos promesses, voilà que le père paraîtra avoir trahi le fils, alors que le fils acquerra la renommée d'être le meurtrier du père. Moimême je compte tenir mes serments, mais cela semble-t-il n'est pas ton cas. Que Dieu, le juste juge, soit le vengeur de celui qui aura été lésé. Pour ce qui est des réfugiés, il n'est pas question de négocier, ni même d'entendre parler, q u e j e puisse les remettre entre tes mains. Car un tel acte ne serait pas celui d'un roi, mais celui d'un tyran. Si c'était moi qui pourchassait mon propre frère, et que de ce fait, il se réfugiait sous la protection de tes ailes, et que je demandais sa restitution, afin de pouvoir le mettre à mort, il est sûr que tu ne l'aurais pas rendu. Et quand même me l'aurais-tu rendu, que tu aurais été quelqu'un d'inhumain étant devenu un traître et un scélérat. Sache donc ceci, que jamais acte aussi abominable ne sera perpétré par moi. Cependant, puisque j'ai promis de me comporter à ton égard à la façon d'un père, je te jure par Dieu l'unique, que nous autres chrétiens adorons sous forme de la Trinité 1 , que Moustafa le réfugié et son compagnon Djuneyd ne sortiront jamais de prison, jusqu'à ce que tu ne sois plus le souverain, ayant quitté la vie de ce monde Lorsque tu décéderas, [j'agirai) selon la situation qui alors prévaudra. Si tu n'es pas d'accord avec ceci, agis selon ton propre bon vouloir.» A Démétrius Lascaris par ailleurs, il écrivit l'ordre suivant. «Dès que tu auras lu l'ordre qui suit, accomplis le sans retard : embarque Moustafa et Djuneyd avec leurs compagnons dans une trirème, et envoie-les moi sans délais. Et ne fais rien d'autre que ce qui t'est ordonné.» Mehmed prit alors en considération ce qui pourrait arriver s'il s'opposait à l'empereur, et ayant appris qu'il n'y aurait de liberté ni pour Moustafa ni pour Djuneyd tant qu'il serait en vie, cessa d'inquiéter Thessalonique, et étant parti de là il arriva à Andrinople. Il était libéré des nombreux soucis et préoccupations qui l'avaient assailli, obnubilé ' Les théologiens de l'islam (dont les ulémas) accusaient parfois les chrétiens de polythéisme, en raison de la théologie chrétienne de la Trinité. C'est pourquoi Manuel insiste ici sur le fait que les chrétiens adorent un seul Dieu, tout c o m m e les musulmans, mais sous la forme spécifique de la Trinité.

D J

U N E Y D

21

qu'il était dans ses pensées par l'apparition de Moustafa et de Djuneyd. De son côté, le seigneur Démétrius Léontarios prépara une trirème, y embarqua les deux et les envoya à l'Empereur. L'Empereur envoya après peu de temps Moustafa à l'île de Lemnos, commandant à ses geôliers de bien le garder; Djuneyd quant à lui fut placé dans le couvent de la Pammakaristos 1 , où il se tint tranquille. L'Empereur envoya alors à Mehmed des émissaires pour lui réclamer les dépenses occasionnées par Moustafa. Moustafa était en effet accompagné de trente jeunes-gens, et Djuneyd de dix autres. On se mit d'accord, après que Mehmed ait reçu l'assurance par serment que Moustafa ne serait pas relâché tant que lui-même serait en vie. pour que l'Empereur reçoive annuellement la somme de trois cents mille aspra 2 à partir du trésor et des revenus de Mehmed. Après la mort de ce dernier, l'Empereur agirait selon son intérêt propre, après avoir pris en compte la façon dont ceux à venir [les futurs chefs des Turcs] se comporteraient à son égard. Après avoir reçu des accords écrits et des serments, les ambassadeurs prirent congé. Après avoir annoncé dans un premier temps le de'cès de Mehmed I ( 1421) et l'accession au trône des Ottomans de Mourad II, Doukas revient en détail sur Les conditions de la mort du premier. Ensuite il s'étend sur l'invasion des Turks en Asie Mineure et en Europe, et traite aussi de l'institution ottomane des Janissaires. Après quoi il reprend le fil de son récit concernant le prétendant Moustafa qui se trouve confiné par l'empereur Manuel dans l'île de Lemnos, alors que Djuneyd l'est dans le couvent de la Pammkaristos à Constantinople. Suite au refus du grand vizir Bayazid de remettre les enfants mineurs de Mehmed à Manuel, comme le sultan décédé le stipulait dans son testament, afin qu'ils soient éduqués à Constantinople, Manuel envoie son général Démétrius Léontaris à Lemnos, pour qu'il en ramène Moustafa à Kallioupolis. De la sorte, Manuel cherche à opposer à Mourad et son grand vizir un prétendant au trône des Ottomans, répétant ainsi une manœuvre qui lui avait réussi dans le passé, lorsque avec son aide Mehmed I réussit à s'emparer du trône des Ottomans en battant son frère Moussa. Toutefois, cette fois-ci les choses ne vont pas évoluer selon les désirs de l'Empereur. Pour commencer le grand vizir Bayazid va trouver la mort après une bataille où il va affronter Moustafa et Djuneyd.

J.e couvent de la Pammakaristos (la Toute-Bénie Mère de Dieu) surplombait la Corne d'Or non loin du palais des Blachernes. Son histoire a été donnée par Van Milligen, Byzantine Churches in Constantinople, p. 138-160 (cité par Magoulias). ^Environ 7500 nomismata, la pièce d'or byzantine au 15e siècle.

22

UN

H I S T O R I E N

B Y Z A N T I N

DU

15

e

S I È C L E

Moustafa et Djuneyd sur le devant de la scène Démétrius prit alors avec lui Moustafa, le fils du précité Yildirim, et avec lui Djuneyd, maintes fois déjà mentionné. Il leur avait au préalable fait prêter serment, et en particulier, s'agissant de Moustafa, qu'il ne désobéirait jamais aux volontés de l'Empereur, mais qu'au contraire il lui serait toujours soumis, tel un fils à l'égard de son père. Moustafa donna son fils en otage, et des accords furent agréés, selon lesquels il céderait à l'Empereur Kallioupolis du Chersonèse, les régions du Pont jusqu'aux frontières avec la Valaquie, les régions de Thessalie jusqu'à Iérissos et le Hagion Oros 1 , ainsi que certaines autres places difficiles d'accès et à saisir. Après avoir garanti ces accords par des serments, ils hissèrent les voiles et voguèrent vers Kallioupolis. De leur côté les partisans de Mourad assurèrent comme il convenait la forteresse, introduisirent à l'intérieur du port les trirèmes et les autres navires, placèrent de manière judicieuse des défenseurs dans la tour qui se trouvait à l'intérieur du port, et se tenaient de la sorte dans l'attente des combats. Démétrius sortit alors avec Djuneyd, les quelques Turcs qu'ils avaient, ainsi que des Romains en nombre non négligeable, et commencèrent le combat. Mais les Gasmoules 2 de Kallioupolis et le restant de la population, s'étant battus de face, ne furent pas assez forts pour résister à Djuneyd. Car cet homme était brave et très expérimenté dans les choses de la guerre, et ce comme aucun des Turcs de son époque. De sorte que contre leur désir, les défenseurs de Kallioupolis tournèrent le dos et prirent la fuite. Moustafa, voyant ceci, devint plein d'ardeur et d'arrogance et descendit à son tour des trirèmes. Le combat se poursuivit avec bravoure jusqu'au soir 3 , et le soir venu Moustafa en compagnie de Démétrius rembarquèrent dans la trirème impériale et s'assirent tous les deux à sa poupe. Alors il [Moustafa] ordonna aux adversaires de se tenir sans crainte devant lui, les ayant assuré qu'il voulait échanger quelques mots avec eux dans l'intérêt de la nation. Il commença alors à discourir et dit textuellement ceci : «Ô ! hommes, vous savez très bien que je suis le fils de Yildirim, alors que vous-mêmes étiez les serviteurs de mon père. Pour quelle raison vous ne rendez pas hommage à votre maître que je suis ? Vous ne savez donc pas que mon prédécesseur au pouvoir était mon

^Le Hagion Oros est le Mont Athos, sur le promontoire le plus à l'est de la péninsule de Chalcidique. 2 L e s Gasmoules sont les individus d'origine mixte, père latin (généralement italien) et mère grecque, l'inverse étant beaucoup plus rare. Kallioupolis est l'actuel Gelibolu, français Gallipoli. 3 L e s Gasmoules et autres habitants de Kallioupolis avaient été mis en fuite plus tôt dans la journée par Djuneyd, mais non pas, d'après ce que nous permet de comprendre du texte de Doukas, les troupes fidèles à Mourad, l'héritier légitime, défendant en particulier la citadelle. C'est pourquoi, les combats se sont poursuivi jusqu' à la tombée de la nuit.

23

DJ U N E Y D

propre frère ? Et que ce dernier avait tué son autre frère et avait occupé le pouvoir jusqu'à récemment de manière injuste, de sorte qu'il fît de moi le fugitif, qui il y a encore peu était le captif des Romains ? Aujourd'hui, sur un signe de Dieu, la Tyché ayant regardé de mon côté avec faveur et couru devant moi sans rencontrer d'obstacles, afin de m'installer au pouvoir paternel, vous, vous vous opposez à elle et l'empêchez d'aller de l'avant. Si donc vous voulez pencher de mon côté, de sorte à m'ouvrir la route et me donner accès à la voie qui me mènera à Andrinople, à ma maison paternelle, vous serez dès cet instant non pas mes serviteurs mais mes frères, et j'aurai pour vous la même sollicitude que celle de mon père. De plus, j'ajouterai aux bienfaits d'autres bienfaits, et aux présents d'autres présents. Si par contre vous me résistez, je deviendrai quand même maître des affaires de mon père, avec l'appui de la chance et le concours de mon père l'Empereur. En effet, la voie qui mène aux régions de l'ouest restera fermée à Mourad. Et lorsque je deviendrai maître de ce qui m'appartient, alors, le moment venu, j'entreprendrai de vous juger.» Après que ses adversaires eussent entendu ces propos, quelques-uns des notables vinrent à lui et se prosternèrent, suivis par d'autres. Le lendemain matin il sortit des trirèmes en compagnie de Djuneyd. Après être montés à cheval et avoir fait sonner la charge, ils s'élancèrent comme pour livrer combat en compagnie des Romains et des Turcs armés. Mais alors la population dans sa totalité, aussi bien ceux qui étaient armés, que ceux qui assistaient en spectateurs, tous immédiatement lui rendirent hommage en se prosternant, et tout le monde l'acclama en tant que le chef et le descendant d'Otman. Jusqu'au soir, des gens arrivaient des villages alentour et se prosternaient en l'acclamant. En revanche, ceux qui étaient à l'intérieur de la forteresse ne se rendaient point, mais au contraire résistaient, dénigrant à haute voix Moustafa et criant de voix forte que Mourad était leur chef et leur maître absolu. Alors, Moustafa, prenant ses forces avec lui se dirigea vers l'Hexamillion du Chersonèse 1 , et tous les habitants de l'Hexamillion et des environs accouraient en masse pour l'acclamer, alors que Démétrius était resté pour continuer le siège de la forteresse de Kallioupolis.

Discours Bayazid

du grand vizir Bayazid

et du prétendant

Moustafa.

Mort de

Mais revenons aux affaires de Mourad, afin de vous faire savoir comment et de quelle façon il accéda au pouvoir, alors que les plans des Romains échouèrent, et comment Moustafa s'enfuit et fut mis à mort, alors que Djuneyd, l'ayant abandonné, partit. 1 L'Hexamillion du Chersonèse, le long de la Propontide (mer de Marmara).

24

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

Alors que Mourad résidait à Bursa, comme cela a été dit auparavant, les meilleurs de ses sujets accouraient vers lui tous les jours sous prétexte de lui offrir leurs condoléances pour la mort de son père, et leurs félicitations pour son accession au pouvoir. Mais soudain arriva un message de Lampsakos 1 , selon lequel il y aurait quantité de trirèmes dans Kallioupolis, et qu'on entendait des cris, de l'agitation, des sons d'instruments, des impacts sur les murailles, et d'autres signes montrant la présence d'ennemis. Les conseillers de Mourad les plus aptes et ceux de ses dignitaires les plus glorieux, nourrissaient depuis longue date de la jalousie à l'égard de Bayazid, en raison du fait qu'il jouissait des honneurs les plus grands et de surcroît, il était hautain et considérait les autres avec mépris ; et en effet, l'homme était orgueilleux et se permettait des railleries à l'égard de la plupart des autres. Ces derniers trouvèrent que l'occasion était propice et que leur tour était venu de parler sans détours. A cette époque Mourad était jeune et ne tenait pas encore en ses mains les rênes du pouvoir ; tel un mulet indomptable la tyrannie ruait des deux pieds de-ci de-là en méprisant l'enfant. Il faut dire qu'il n'y avait en lui aucune étincelle d'insolence, mais bien au contraire beaucoup d'affection à l'égard des satrapes [des vizirs et autres grands dignitaires], et une bonne volonté bien au-delà du raisonnable. Voici ce que lui dirent ces dignitaires : «Tu vois, Maître, le soin qui est celui que notre responsable porte aux affaires ? Déjà les régions de l'ouest sont perdues, et la couronne qui te revient a été posée sur la tête de Moustafa : sous peu, il sera en possession de tous les trésors et de toutes les forces de Thrace, et il ne tardera pas non plus à prendre l'avantage sur nous si quelque action adéquate n'est pas entreprise. Ordonne donc (à Bayazid] de passer de l'autre côté du détroit en compagnie des forces qui se trouvent ici pour affronter Moustafa, avant que les forces de l'ouest ne se réunissent à lui et viennent ici. En effet, aucun de tes satrapes ne serait aussi apte que lui pour résister et mettre en déroute les adversaires, d'autant que tous les régiments de Thrace le respectent comme leur maître, et qu'il les commande pour les mener où il veut, tels des familiers qui feraient preuve à son égard de la plus grande soumission et de la plus grande humilité.» Bayazid entendit ces paroles avec empressement et en grande hâte, dans l'état où il se trouvait, se rendit au détroit de la Propontide au niveau de l'Hiéron Stomion, où il traversa en face en compagnie de ceux, en petit nombre, qu'il avait sous la main. En deux jours il était à Andrinople où il rassembla une armée fort nombreuse. Car, comme nous l'avons dit, l'homme se connaissait en tout, de sorte que tous plaçaient leurs espoirs en lui. Il négocia donc avec les responsables de l'ouest et obtint d'eux des assurances, comme quoi ils n'allaient pas déserter à l'ennemi, et que lui-même ne subirait 1 Lampsakos se situe sur la rive asiatique, face à Kallioupolis.

D J U N E Y D

25

aucun préjudice de quelque sorte que ce soit, mais qu'au contraire ils allaient résister avec bravoure face à l'ennemi, de sorte qu'avec l'aide de Dieu ils feraient de lui le vainqueur 1 . Ayant échangé ces propos et d'autres du même genre, il [Bayazid I sortit [de la ville] en compagnie d'une force armée considérable. Ils commencèrent à prendre en droite ligne la route qui mène au Chersonèse, mais quelques éclaireurs que Bayazid avait envoyés au devant, revinrent lui annoncer que Moustafa était parti avec des forces importantes de là où il était, et avait traversé la ville qui depuis peu de temps avait été considérablement agrandie par les Turcs, de sorte qu'elle était devenue très peuplée, et qui se nomme la Mégalè Karya 2 . Le lendemain matin, il [Moustafa] devrait sans doute camper quelque part au voisinage de la plaine d'Andrinople. Lorsque Bayazid entendit ce message, (pris de doute], il balançait entre la témérité et la pusillanimité, mais il sortit cependant d'Andrinople avec la majeure partie des siens, au nombre de plus de trente mille. Les troupes arrivèrent dans un terrain marécageux, boisé et extrêmement humide, qui se trouvait à la limite de la plaine d'Andrinople, de sorte qu'on pouvait encore vaguement apercevoir la ville ; là il se prépara à livrer combat. En effet, Moustafa était arrivé au même endroit avec les siens, et les deux camps devaient par la force des choses engager le combat, bien que le terrain ne sembla pas favorable. Alors Bayazid, après avoir terminé ses exhortations aux piétons et aux cavaliers, s'adressa ainsi aux responsables des régions ouest : «O ! hommes et frères, ainsi que tous les hommes sous votre commandement, vous connaissez très bien l'amour dont le défunt souverain faisait preuve à votre égard, et la bonne volonté qu'il montrait dans ses opinions. Il ne vous traitait pas en esclaves mais en frères, et était bien moins attentif à ses désirs personnels qu'à votre propre intérêt, considérant le bien commun comme la gratification de la providence. Et son but était de voir la nation du Prophète s'élargir et celle des Romains se réduire. II ajouta de nombreuses villes et de nombreuses provinces au pouvoir des musulmans, et, jusqu'à sa fin, il n'omit point d'agrandir et d'augmenter et les forces [armées] et les biens. Ces jours-ci, ce faux Turc qui s'est soulevé, et ceci en raison de nos péchés, partage déjà le pouvoir, sans l'avoir obtenu, et attribue les meilleures terres aux Romains, sans encore les avoir prises, terres que les aïeux de notre chef n'ont pu acquérir que grâce à de

On voit ici que Bayazid, malgré ce que les autres vizirs avaient pu dire au jeune Mourad résidant à Bursa, se méfiait des chefs militaires et autres dignitaires de la Thrace. La suite du récit montrera qu'il avait parfaitement raison en cela. ^Mégalè Karya, le Grand Noyer, est la ville actuelle de Malkara, assez loin (environ 100 km) au sud-est d'Andrinople. Ce passage nous permet de conclure qu'en 1421, date de la mort de Mehmed I, l'émigration de familles turques venant d'Asie vers la Thrace était encore intense.

26

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

grandes fatigues et de grandes souffrances. 1 Est-ce que par hasard vous ignoreriez que Kallioupolis et son détroit sont la clé entre l'est et l'ouest, la mer Egée et le Pont Euxin ? Si c'est les Romains qui régneront dans cette ville, les Turcs auront les plus grandes difficultés pour pouvoir faire passer les prisonniers Romains vers l'est, alors qu'inversement les Romains pourront très facilement |faire passer] les [prisonniers] Turcs. Et ce sera la commencement des douleurs pour nous, et le début de la liberté pour les affaires des Romains. C'est la raison pour laquelle je vous prie de résister à ce faux Moustafa et à ses alliés les Romains, qui poursuivent les mêmes buts que lui. Cet homme impie et ennemi de la foi, n'est pas du sang d'Otman, car le vrai Moustafa, le frère de notre souverain, est très certainement mort alors qu'il était en bas âge, comme me le disait notre maître. Ce Moustafa n'est qu'un Turc vulgaire, que du temps du défunt Moussa, l'empereur Manuel avait présenté comme le fils d'Yildirim, de façon à faire peur à Moussa. Lorsque cet imposteur vit que l'Empereur s'était lié avec notre maître par des serments et que de plus, les réunissait par consentement mutuel une très grande affection, il s'évada et vint en Valaquie. Là il vivait avec Mircea, alors chef des Myssiens 2 , disant qu'il était le fils d'Yildirim et demandait de l'assistance. Il reçut de là quelque soutien et vint faire du brigandage du côté de la Thessalie, délestant les commerçants et les autres voyageurs qu'il rencontrait, se prétendant le fils d'Yildirim et le descendant d'Otman. Pour cette raison, notre maître, comme vous êtes bien au courant, envoya une armée importante à sa rencontre. Le combat fut engagé quelque part à proximité de Thessalonique, mais le bandit ne put résister et prit la fuite pour se réfugier dans cette ville. Alors Djuneyd, qui se trouvait avec notre seigneur, — auparavant déjà il s'était rendu coupable de défection et était devenu le maître de la province d'Asie, et se disait le souverain universel de Smyrne et d'Ephèse ; notre maître, en conséquence, au moyen de forces considérables, le fit sortir de là et lui ordonna de résider avec lui à l'ouest ; — ce Djuneyd donc, ayant saisi l'occasion, entra en tant que fugitif dans Thessalonique et devint l'allié de Moustafa pour la raison qui a été dite. Comme les gens de Thessalonique étaient intraitables et refusaient de rendre cet imposteur, notre maître écrivit à l'Empereur demandant que Moustafa lui soit rendu, avisant de manière imagée que, «Etant sorti pour chasser quelque gibier, O ! Roi très illustre, et alors que je poursuivais un loup et que j'avais la proie entre mes mains, ayant sauté par- dessus la clôture, celui-ci s'est sauvé à l'intérieur de la bergerie de ta Majesté. Je te demande en conséquence que ma proie me soit rendue, de façon qu'avec le temps elle ne ' Voir Doukas XXIV.1 pour les différents territoires que Moustafa avait promis de rendre aux byzantins. 2 L e s Myssiens est le nom antique des habitants de la Bulgarie ; Doukas veut sans doute dire les Valaques, chez qui Moustafa s'était rendu chercher du secours.

D J U N E Y D

27

devienne pas la destructrice de tes élevages comme des miens.» Et l'Empereur lui répondit ceci : «Même si c'est un loup qui s'est réfugié dans ma bergerie, étant moi-même par nature calme et philanthrope, je ne me réjouis nullement des meurtres entre étrangers. C'est pourquoi, je serai le sauveur du loup et ne le trahirai point. Qu'il te suffise que je le bride et le tienne bien en main, et que je lui interdise d'empiéter sur tes domaines, où de provoquer quelque dégât que ce soit à tes biens. De la sorte tu pourras régner dans la paix et l'abondance jusqu'au terme de ta vie, en respectant les traités que nous avons conclus sous serment.» Depuis cette date l'Empereur le gardait à Constantinople ainsi que Djuneyd ; au bout de quatre ans, il l'envoya à l'île de Lemnos, où il se trouvait jusqu'à récemment 1 . Aujourd'hui l'Empereur est dans l'embarras, voyant que ses projets n'aboutissent pas, car il désirait avoir entre ses mains les deux jeunes enfants 2 , et nous intimider grâce à eux, et nous maintenir dans la crainte de son état. C'est pourquoi il a relâché contre nous cet imposteur en compagnie de Djuneyd 3 , tels des chiens sauvages enragés. Mais nous, nous n'apparaîtrons aux adversaires ni comme des cerfs ni comme des lièvres, c'est pourquoi bondissons contre eux tels des lions, et remuons efficacement contre eux nos lances, sans regarder en arrière. C'est nous en effet qui sommes les plus nombreux ; regardez donc combien leurs partisans (ceux de Moustafa et de Djuneyd] sont peu nombreux ! Et du fait qu'ils ont encore dans le creux des dents le pain de notre souverain, ils vont de suite se rallier à nous, abandonnant Moustafa telle une brebis égarée. A condition toutefois que dès le début et avec l'aide de Dieu, nous rentrions dans le combat avec empressement.» Ayant dit cela il plaça les rangs en bon ordre et fit sonner la charge. Moustafa, quant à lui, toujours en compagnie de Djuneyd, rehaussa de bon cœur la volonté de ceux qu'il avait sous ses ordres, et fit le serment que s'il accédait au pouvoir, tous ses partisans seraient maîtres des affaires au même titre que lui, et que d'autre part, ils bénéficieraient, venant de lui, Tout ce passage reproduit ce qui a été exposé un peu auparavant dans L'Histoire de Doukas, mais selon une autre variante. Ainsi Doukas nous apprend (chap. XXII) que Djuneyd, qui s'était vu confier par Mehmed la garde de la frontière avec la Valaquie (donc le long du Danube), y avait été rejoint par Moustafa, qui s'était auparavant enfui en Valaquie; les deux étaient descendus ensemble en Thessalie et étaient entrés ensemble dans Thessalonique, alors qu'ils étaient pourchassés par Mehmed. Bayazid prétend dans son discours que c'est seulement lorsque Moustafa fut entré dans Thessalonique que Djuneyd l'y rejoignit, faussant compagnie à Mehmed. De même, c'est Mehmed, que l'empereur Manuel avait institué rival de Moussa, vers 1412-1413, environ huit ans avant les événements ici décrits, et non pas Moustafa, comme le déclare le grand vizir dans son discours. 2

L e s deux plus jeunes enfants de Mehmed, que ce dernier avait demandé dans son testament u'ils soient remis à l'empereur Manuel. Lapsus calami de Doukas, qui écrit Moustafa à la place de Djvmeyd : «il a relâché cev imposteur en compagnie de Moustafa», dit le texte, manifestement erroné, puisque l'imposteur c'est Moustafa et non pas Djuneyd. Cette erreur d'inadvertance est l'une des très rares que l'on trouve dans le texte de Doukas.

28

UN

H I S T O R I E N

B Y Z A N T I N

DU

15

e

S I È C L E

d'honneurs et de présents à profusion. Il promit que les récompenses et les avantages prodigués aux personnes modestes seraient grands, alors que ceux des grands seraient immenses. Moustafa s'aperçut alors que l'aile de la guerre commençait à s'agiter [le combat était en train de s'engager], que les adversaires montaient à l'assaut en brandissant leurs lances, et que les archers lançaient leurs flèches. Laissant la direction du combat à Djuneyd, qui était d'une bravoure dépassant celle de tout autre et qui avait l'habitude des combats, il monta sur une éminence et cria à haute voix 1 : «Ô ! hommes mes frères — car je ne vous nomme pas mes serviteurs — quel est le sens de ce désordre impie ? Le serviteur [qui se porte] contre son maître ? et ceci de la part d'Albanais, nation qui m'est étrangère, à moi le fils de Yildirim, votre maître ! 2 Car si mon frère était encore en vie, ce désordre aurait eu quelque sens, celui qui doit bientôt mourir sacrifiant sa vie pour lui. Mais maintenant que mon frère est mort, qui est son héritier [légitime] ? Son fils ? mais il n'y a pas de place pour lui en Thrace ; les régions de l'est lui suffisent. Car les affaires qui me font intervenir, ne sont pas celles de son père [de Mehmed, le frère présumé de Moustafa|, mais celles de mon propre père. Si quelqu'un dit que je ne suis pas le fils cïYildirim, moi, je démontrerai la vérité en toute clarté. Si celui qui est mon neveu et non pas mon esclave désire me faire la guerre, libre à lui. Et que règne celui à qui la Tyché accordera le pouvoir. Toutefois, je m'étonne, vous qui avez prospéré lors des expéditions de mon père, [que vous obéissiez à cet individu], alors que vous connaissez, l'arrogance, la vanité et l'orgueil de ce bon à rien. Et si jamais il sortait vainqueur du présent affrontement, qui donc est celui qui oserait même lui adresser la parole? C'est pourquoi, j e vous en supplie, ne soyez pas des adversaires, mais au contraire faites alliance avec moi et je vous recevrai avec indulgence. De vos biens, que Dieu me soit témoin, je ne vous priverai en rien, mais plutôt j'y ajouterai d'autres et les augmenterai encore au-delà.» Ces paroles ayant été ainsi dites, soudain le chef responsable de l'aile droite se détacha, dans l'intention soi-disant de combattre Djuneyd. Avec tous les siens il se présenta devant Moustafa, et après être descendus de cheval, tous lui présentèrent l'hommage de soumission. Peu après, le responsable de l'aile gauche fit de même lui aussi. Et l'on assista alors à un changement de situation étrange, Moustafa, en un instant, pourvu d'ailes et volant dans les hauteurs tel un aigle, alors que Bayazid s'était vu dépouillé comme une corneille et se tenait déserté et seul en compagnie seulement des siens. Alors, ayant pris conscience du fait qu'il est rare que le serviteur gagne face au maître, 1

Moustafa s'adresse aux troupes adverses de Bayazid, qui viennent de commencer leur assaut. ^L'acte est d'autant plus impie que l'assaut est fait par des convertis d'origine albanaise, leur chef, le grand vizir Bayazid, ayant la même origine, et ceci face à un pur descendant d'Otman, du moins à ce que prétend Moustafa.

DJ

UNEYD

29

et voyant que les fils de la chance filaient en sens contraire [la chance l'avait abandonné], il négocia son salut sans attendre. Il descendit de cheval en même temps que son frère Hamza, et les deux se dirigèrent vers lui [= vers Moustafa] de manière servile et lui rendirent hommage. Alors les partisans de Moustafa mirent fin au combat, et après avoir planté des tentes dignes d'un souverain, ils le firent descendre de son cheval et l'acclamèrent leur chef et le souverain de toute la terre des Romains. Quant à Bayazid, il ordonna qu'il se tienne au loin, lui ayant adjoint des gardes pour le surveiller. Lorsque Djuneyd revint et vit qu'il [BayazidJ était toujours vivant et qu'il était pris au piège — en effet, il se tenait aux extrémités afin que cet individu ne puisse s'échapper — il dit à Moustafa : «Jusqu'à quand cet homme impie verra le soleil, lui qui est indigne de vivre même dans les ténèbres les plus profonds ?» Et Moustafa lui répondit : «Fais de lui selon ton désir.» Alors il [Djuneyd] ordonna qu'on traîne le misérable un peu au-delà du campement et qu'on le décapite, ce qui fut fait. Lui-même assistait au supplice, lui disant : «Tu vois, méchant homme, à quoi cela mène que d'arracher à quelqu'un les testicules?» Car en effet, il s'est trouvé qu'auparavant Bayazid avait ordonné que l'on sectionne les testicules d'Abdullah. le gendre de Djuneyd Alors fut également amené Hamza, le frère de Bayazid. afin qu'il soit supplicié à son tour. Mais vu qu'il était jeune, Djuneyd lui fit grâce : «Laissez-le», dit-il, «celui-ci n'est pas pareil à l'homme cruel qui vient de trouver une mort violente ; de ses mains ne sortira point de crime : qu'il soit celui à qui j'aurai donné la liberté.» Le malheureux Djuneyd, ignorait qu'il redonnait la vie à son futur meurtrier, et que celui à qui il faisait grâce, allait sous peu lui prendre la vie sans pitié. Alors le nouveau chef Moustafa entra avec détermination et hardiesse dans Andrinople, en compagnie de toute l'armée, et en même temps les habitants en sortaient à sa rencontre, manifestant leur joie de tout cœur, l'acclamant par des cris d'allégresse. Lorsque les défenseurs du fort apprirent ces événements, ils perdirent espoir, et cédèrent celui-ci, après avoir fait des accords accompagnés de serments. Lorsqu'ils en furent sortis avec tous les bagages qu'ils avaient à son intérieur, Léontarios, dans l'espoir que les traités faits sous serment [seraient tenus], et toujours conformément aux accords qui avaient été faits avec eux [Moustafa et DjuneydJ, fit débarquer des trirèmes des cuirasses, des casques, des lances, des arbalètes et toutes sortes d'armes, et commença à les introduire à l'intérieur du fort. Lorsque Djuneyd arriva et vit ce qui se passait, voyant aussi que la foule des Turcs s'alarmait et s'agitait, suite à ce changement de situation

30

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

imprévu et inattendu, il commença à brusquer et à railler Démétrius, lui disant : «A ce qui me semble, général Démétrius, tu sembles croire que le combat que nous avons mené et les dangers que nous avons couru, l'ont été pour le bénéfice de ta nation et de l'empire des Romains. Mais cela n'est pas ainsi. Ce qui nous arrive, le cadeau fait à nous, qui fait qu'étant des captifs nous fûmes libérés, et étant des esclaves nous sommes devenus des maîtres, nous ne pensons pas devoir en attribuer la cause aux Romains, mais à Dieu qui est au ciel. Nous considérons en vérité pour notre part, que vous qui avaient peiné avec nous et souffert avec nous pour ce changement, vous l'avez fait par ordre de Dieu. En conséquence, nous ne rendrons grâce pour nos efforts et nos fatigues communes qu'à Dieu l'Unique. Quant à vous, nous vous renvoyons avec des cadeaux nombreux et une amitié provisoire. Quant à prendre les villes et les forts de nous, [cela est exclu), qu'il te suffise de retourner [sain et] sauf à Constantinople, vu le souvenir que nous avons des malheurs de Lemnos, et des outrages des moines au couvent de la Pammakaristos. Comme dirait le loup, ta rétribution, c'est la vie sauve. Lève les voiles I1 Tu as le doux vent de l'Hebros qui souffle ! 2 Arrive à Constantinople ! Embrasse l'Empereur de notre part. Dis-lui que c'est Dieu qui nous a fait cadeau du pouvoir. Qu'il soit en paix avec nous et nous avec lui ! Qu'il ne soit pas question de demander Kallioupolis !» Ces paroles troublèrent considérablement le général, et s'étant mis en colère, «tu sembles ignorer», dit-il, «combien mon Empereur est sage, instruit et a de hautes aspirations. Me renvoyant ainsi les mains vides par ces mauvaises paroles que tu craches de la bouche, Ô ! Djuneyd, sache que bientôt, comme je peux le voir, Constantinople t'aura de nouveau [en tant que captif], et alors tu comprendras [la signification] de ce que tu viens de dire. Toutefois, ce n'est pas à toi qu'il appartient de me parler et de me congédier, mais au souverain Moustafa, que Dieu et la fortune des Romains ont élevé. Quant à toi, étant un individu quelconque, parmi bien d'autres, cesse de parler, personne ne t'écoute.» S'étant levé, il embarqua dans les trirèmes, plein de bile et d'amertume, ne sachant que faire, retournant dans son esprit la transgression des serments et des promesses qu'il avait faites. Toutefois, il restait là, dans l'attente de la réponse de Moustafa, à savoir si, en conformité avec les accords, il pourrait occuper le fort. Dans le cas contraire, il rentrerait [à Constantinople).

^Mot à mot : soulèves les rames ! Ce discours se tenant à Kallioupolis (Gelibolu), la consultation d'une carte montre que l'Hebros (la Maritza) se trouve à l'ouest de Kallioupolis. Et effectivement, il faut en gros un vent d'ouest pour naviguer de Kallioupolis vers Constantinople, qui se situe dans la direction de l'est-nordest.

D J U N EY D

31

Lorsque Moustafa revint, lui et Djuneyd s'entretinrent pendant un bon moment. Alors il [Moustafa] dit à Démétrius : «Pour ce qui me concerne, ami très aimé de mon défenseur, je connais très bien les promesses que j'ai faites devant Dieu et son prophète, et que parmi ces promesses, il y avait celle [de donner] le fort de Kallioupolis. Pour toutes les autres promesses, j'aurai à rendre compte en ce jour terrible 1 , si elles ne se concluaient pas conformément à ce qui a été promis. Pour ce qui est du fort, il est préférable de transgresser les serments plutôt que de s'opposer à Dieu, en le remettant des mains de croyants à celles de mécréants, et en le rendant esclave aux mains d'impies qui ne connaissent pas le Dieu unique du ciel et de la terre, la nation libre et consacrée à Dieu. Et même si je m'abîmais dans pareille impiété — que Dieu m'en garde, Seigneur — , la nation des musulmans refusera de m'accorder la souveraineté, et à toi de te permettre l'entrée de cet endroit. Pars, alors, et moi, dans la mesure de mes moyens, je te récompenserai en conséquence. Mais pour tout ce qui ne m'appartient pas, mais appartient au public et à mon Prophète, je ne désire pas toucher aux mœurs musulmanes (aux intérêts des musulmans] et aux commandements du Prophète, étant moi-même musulman. En effet, je m'efforcerai avec constance d'adjoindre et d'augmenter le nombre des villes (qui appartiennent aux musulmans] et faire en sorte que des terres des mécréants en viennent à appartenir aux musulmans. 2 Pour ce qui est de la ville, à savoir rendre Kallioupolis, qui est la gorge des musulmans qui avale toute nation des chrétiens, leur point de noyade, qui les noie et les extermine, jamais pareille idée délirante ne me passerait par l'esprit et jamais je ne la mettrai en exécution.» Lorsque Léontaris entendit ces paroles, il fut comme le lion qui a manqué sa proie et qui tient la tête basse, frappant le sol de sa queue et la traînant ; ainsi était-il, la douleur ayant mis son cerveau en extase, et il se tenait la tête basse, jusqu'à ce que ce discours irrationnel ait pris fin. Alors il se tint droit, et soulevant le regard droit vers lui, il dit : «Pour ce qui nous concerne, seigneur et chef des musulmans, nous connaissons parfaitement les dispositions que vous avez à notre égard depuis longtemps ; en effet, il y a plus de cent cinquante ans que ton aïeul Osman s'est emparé des régions de Bithynie, de Paphlagonie et de Phrygie, les ayant saisi des mains de nos

' i l s'agit du jour de Jugement Dernier, qui fait partie des croyances religieuses de l'islam. 11 s'agit là de la part de Moustafa d'une profession de foi qui n'a rien d'original, c'est la profession de foi de la djihad, la guerre sainte, la justification théologique par l'islam des guerres ayant pour but le pillage ou la conquête des territoires appartenant à des non musulmans. Osman, le fondateur de l'empire ottoman, ne s'exprimait pas autrement. Voir de E. Zachariadou, Histoire et Légendes des premiers sultans (en grec). 2

32

UN

H I S T O R I E N

B Y Z A N T I N

DU

1 5

e

S I È C L E

pères 1 . Et son petit-fils Orkhan 2 , étant devenu le maître et l'héritier de ces mêmes régions, ne s'est jamais tenu aux traités et aux serments ¡donnés] : les transgressant et en sautant par dessus les frontières, qu'avaient garantis Dieu et la vérité, cela fait environ cent ans qu'il a commencé à dévaster les régions de l'ouest. 3 Par la suite, son petit-fils Yildirim, ton propre père, lorsqu'il est devenu par voie de succession maître des affaires et des régions, lui aussi contrevenant à ses serments, en fin de compte Dieu remit la totalité de son pouvoir et sa propre personne aux mains des Perses 4 . Celui-ci étant mort depuis maintenant quelques trente ans à ce jour 5 , tes frères Souléiman et Moussa, ayant transgressé les serments, perdirent le pouvoir et terminèrent ma) leur existence. Le défunt chef Mehmed, ton frère, qui lui a gardé ses serments, lui seul eut une fin pacifique, et a joui des avantages du pouvoir en vivant dans le bonheur. Toi-même, agissant ainsi [comme ceux qui ne tiennent pas leurs serments], la Tyché ne va pas te sourire pour longtemps, en approuvant tes actions et en t'assistant. Car ceux qui sont injustes, Dieu les envoie par avance en enfer, et fait complètement disparaître ceux qui contreviennent à ses commandements. Car lorsque, étant en fuite, tu es entré dans Thessalonique, si l'empereur des Romains t'avait remis à Mehmed et que tu fus mort sous la potence, nombreux auraient été ceux qui auraient porté contre les Romains l'accusation d'être des traîtres horribles, assassins de ceux qui cherchaient chez eux refuge, se comportant de ce fait à rencontre du droit.

Ce compte de Doukas est assez exact si on considère le début de la conquête ottomane de l'Asie Mineure byzantine. Après l'installation de la petite tribu des Ottomans (non encore connue sous ce nom) sous ErtoghruI à Sôgiit, à une date que l'on ne peut indiquer avec précision mais qui se situe sans doute avant 1280, sous le règne de Michel VIII (très occupé alors par les affaires d'Occident), la première conquête réelle des Ottomans est datée de 1284 : il s'agit du petit fort de Kuladja, à proximité de Sôgiit et d'Aynegol. Comme les événements que l'historien relate en ce point se réfèrent à l'année 1421, date de la mort de Mehmed I, cela fait sûrement plus de 141 ans, peut-être plus de 150 ans, à dater de l'installation des Ottomans en Bithynie, et 137 ans depuis leur première vraie conquête. En revanche, si on considère la mainmise effective des Ottomans et autres tribus turques sur la Bithynie et le reste de l'Asie Mineure byzantine, le compte de Doukas est un peu large : Bursa (Prousse), première grande ville d'Asie à être conquise, tombe en 1326, ce qui fait environ un siècle à parcourir jusqu'à la date des événements décrits ici. Les autres grandes villes seront conquises plus tard. 2 Orkhan était le fils et non le petit-fils d'Osman. ^Rappelons que les premiers établissements massifs des Turcs en Europe se situent en 1354, après le séisme qui avait détruit les murailles des villes et des forteresses du Chersonèse. Osman lui-même n'a point participé à cette invasion des guerriers ghazi ou combattants de la foi ; c'est son fils Souléiman qui a été l'un des principaux promoteurs de cette nouvelle conquête, en compagnie d'autres émirs. Par ailleurs, ici encore le compte de Doukas est trop large, puisque de 1354 à 1421, seulement soixante-sept ans se sont écoulés et non pas un siècle. Il semblerait que cette erreur systématique de Doukas vient du fait qu'il intercale une génération fictive entre Osman et Orkhan. ^Allusion évidemment à l'invasion de l'Asie Mineure par Tamerlan et à la bataille d'Ankara de 1402. 5 Bayazid Yildirim étant mort captif de Tamerlan en mars 1403, cela fait dix-huit ans depuis sa mort en 1421, et non pas trente. Il est remarquable que Doukas puisse se tromper de manière aussi considérable sur des événements qui se sont produits lors de son enfance et de sa jeunesse.

D J

U N E Y D

33

Tout de suite après que les Romains, après Dieu, t'aient porté au pouvoir, tu attribues tout cela à Dieu, ce qui est bien dit et à quoi je n'ai pas d'objection à faire ; toutefois, ceux qui ont peiné avec toi, tu les considères des ennemis, faisant volte-face. Soit donc en bonne santé et dans l'allégresse. Quant à nous, après être rentrés dans nos propres demeures et avoir annoncé à l'Empereur tout ce qui concerne la duperie, nous laisserons tout à la grâce de Dieu, nous tenant dans l'expectative, dans l'attente de son juste jugement.» 1 Après ces paroles, il sortit du port, et les voiles ayant été hissées, il navigua en direction de Constantinople. Lorsque l'empereur Manuel apprit tout cela, il en conçut une forte peine et fut rempli de colère. Ne sachant que faire d'autre, il décida dans son esprit de suivre l'autre voie et d'envoyer des ambassadeurs à Mourad ; et que si ce dernier acceptait de s'acquitter de la volonté paternelle et donner en otages les deux jeunes enfants, et puisque Bayazid [= le grand vizir de Mourad 1 n'était plus de ce monde, lui (Manuel], avec l'aide de Dieu, l'installerait de nouveau sur le trône paternel. Moustafa, ayant acquis le pouvoir, après avoir vaincu le grand vizir Bayazid, envoyé par Mourad pour le contrer, vivait à Andrinople (aujourd'hui Edirne) dans l'indolence et l'insouciance. Mourad de son côté, l'héritier légitime du trône, n'avait de cesse que de pouvoir récupérer ce trône. Un noble génois, Jean Adourno, exploitait les gisements d'alun qui se trouvaient dans une montagne près de la Nouvelle Phocée, sur la côte égéenne. Il était très endetté vis-à-vis de Mourad. Il proposa alors à Mourad de préparer une flotte, que Mourad financerait, et qui permettrait à ce dernier de traverser le détroit à Kallioupolis (aujourd'hui Gelibolu) pour attaquer Moustafa en Europe. Le plan de Jean Adourno était d'essayer, en rendant ce service à Mourad, de lui faire effacer la dette qu 'il lui devait. C'est ce qui en effet se produisit, comme on va le voir. Mais laissons la parole à Doukas. Moustafa, pour sa part, ayant appris ce qui se tramait concernant Mourad, et comment la Nouvelle Phocée préparait une flotte contre lui, sentait son cœur se serrer et était torturé par le souci. Il avait constamment le nom de la Nouvelle Phocée au bout de la langue, et songeait à détruire cette ville. Toutefois, il ne cessait de vivre dans la mollesse et les excès, devenant de la sorte sauvage tel un cheval indomptable, hennissant et s'adonnant à la 1 Discours de Léontarios en réponse à celui de Moustafa que l'on pourrait intituler avec pertinence «Morale et politique». Dans l'âme byzantine, qui baigne dans le christianisme, les bons doivent être rétribués et les méchants punis, et ce non pas seulement dans le ciel, mais aussi sur terre.

34

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

débauche en compagnie de mâles et de femelles. Djuneyd, apprenant tout cela, voyant Moustafa vivre dans la futilité et ne penser ni à la guerre ni à des préparatifs quelconques contre les ennemis, et prévoyant ce qui allait advenir, entra dans le palais de ce dernier. Là il commença à lui adresser les paroles de reproche suivantes : «Tu n'ignores point, Seigneur, que nous ne sommes maîtres que de la terre qu'habitent les Thraces, alors que toutes les immenses contrées, je veux dire celles de l'ouest, se tiennent comme suspendues sur le fléau de la balance, dans l'expectative de voir ce qui va advenir. J'entendais aussi que Mourad est en négociations avec l'Empereur, afin que ce dernier le prenne en charge et le réinstalle au pouvoir paternel. Et voilà que maintenant il passe aussi des accords avec les Francs [les Latins], alors que toutes les régions de l'est sont entre ses mains. Quant à nous, nous nous tenons [tranquilles] et insouciants à Andrinople, n'entreprenant aucune action militaire. Il me semble quant à moi que nous devons devancer les adversaires, avant qu'ils passent le détroit, que ce soit du côté de Lampsakos ou de celui de Skoutarion 1 , chose qui provoquera des troubles dans les régions de l'ouest et des dissensions dans l'armée ; il est donc recommandable que nous prenions les devants, passions [le détroit] avec les forces de l'ouest et, à toute vitesse et sans prendre de repos, traversions le pont de Lopadion 2 et attaquions Mourad. Nous sommes supérieurs aux adversaires et en armements et en cavalerie, et Dieu aidant, dès qu'ils apprendront notre arrivée, leur volonté se brisera tel un roseau et leurs résolutions s'évanouiront. C'est du reste ce qui nous arrivera, si, en raison de notre négligence, nous leur permettions le passage du détroit.» Djuneyd tint ces propos et encore bien d'autres, et Moustafa, dès qu'il eût récupéré du vertige de l'ivresse, acquiesça à ces paroles. Du reste, Djuneyd n'élaborait pas tous ces projets pour le bien de Moustafa, en vue de le rendre le souverain de l'est, mais parce qu'il désirait lui-même s'enfuir. En effet, étant malin, il prévoyait la rapide destruction de cet homme, conséquence de sa bêtise, son ivrognerie, ses débauches et son manque d'aptitudes militaires. Etant donc dans cet état d'esprit [= celui de vouloir s'enfuir], il raisonnait que, s'il tentait cela à partir de la Thrace ou de quelque autre région de l'ouest, il risquait fort de retomber dans les filets de l'Empereur, avec pour conséquence de subir un nouvel exil à Lemnos ou dans quelque autre île, et de recevoir de la part des Romains une amère punition. En revanche, [s'il tentait la chose] à partir de l'est, il était soutenu par l'espoir qu'il pourrait facilement fuir et récupérer la province dont il avait été auparavant le souverain. Mais ce sont là des choses qu'il cachait dans les profondeurs de Hadès fies profondeurs de son être].

^Skoutarion (Chrysoupolis chez les chroniqueurs plus anciens) est face à Constantinople, de l'autre côté du Bosphore. ^Aujourd'hui Ulubat, sur le lac de même nom, à l'ouest de Bursa.

35

DJ UNEYD

Ayant donc rassemblé l'armée et ayant fait diligence ils arrivèrent à Kallioupolis et y traversèrent le détroit avec des forces imposantes. Ils s'arrêtèrent à Lampsakos durant trois jours. Des notables phrygiens des villes environnantes venaient rendre hommage à Moustafa. Lorsque Mourad fut mis au courant de l'assaut de Moustafa, il quitta de nuit Bursa avec une armée peu nombreuse et arriva à Lopadion. Il était accompagné de compagnons compétents en matière militaire et dirigeant les opérations, à savoir HadjiAïvat et ses fils Temirtès-beg, Ali, Omour et Oroutz-beg, des hommes braves et de première valeur. Avec eux se trouvaient également Hamza-beg, le frère de Djuneyd, qui depuis son enfance vivait avec Mourad. Ils arrivèrent au pont avant que Moustafa puisse le faire et ils démontèrent celui-ci, de sorte que le chemin vers eux était interdit à l'adversaire. Lorsque Moustafa arriva avec ses troupes, il planta ses tentes sur les bords du lac ; de la même façon, Mourad, ayant planté ses tentes sur la berge opposée, restait dans l'attente, personne ne craignant l'autre. En effet, démonter le pont avait été une entreprise de grande clairvoyance, car les derniers arrivés ayant trouvé l'ouvrage détruit ne purent progresser davantage. De la sorte, ceux de Mourad pouvaient se rassembler sans crainte, car le courant d'eau était profond et très étendu. Si, par ailleurs, quelqu'un eut le désir de contourner le lac entier pour parvenir sur la berge opposée, les heures que comptent trois journées entières n'eussent pas suffi. Et ceci parce qu'il y avait dans le parcours des passages étroits et des montagnes abruptes, rendant celui-ci difficile.

Discussion et accord entre Djuneyd et son frère

Hamza

Les armées ayant donc campé l'une en face de l'autre, et aucune n'étant en mesure d'attaquer l'autre, les partisans de Mourad tinrent conseil, comment fallait-il s'y prendre pour anéantir et détruire Moustafa. Voici ce qu'ils décidèrent : ils convient Hamza, qui comme nous l'avons dit était le frère de Djuneyd, et lui disent ceci : «Si grâce à ton pouvoir de persuasion, tu arrives à soulever ton frère contre Moustafa — et nous ne demandons rien d'autre, sinon qu'il se sépare et se détache de lui — alors voici, nous lui donnons la province d'Aydin, par décision et volonté de notre seigneur Mourad. Un ordre écrit [lui sera donné], lui accordant la province pour raison de succession ; la condition en est qu'il devra faire serment d'être l'ami fidèle et dénué d'arrière-pensées de Mourad, un familier qui obéira dans tout l'empire à tous ses ordres ; en outre, il devra envoyer tous les ans l'un de ses fils rendre hommage au souverain, vivre avec lui et l'accompagner dans ses campagnes, le souverain se chargeant de son côté de pourvoir à ses besoins de la manière qui convient.» Ce discours

36

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

plut à Hamza, de sorte que cette même nuit il envoya |à son frère] l'un de ses serviteurs. Ce dernier traversa le lac à la nage et entra dans les tentes de Djuneyd. Il le trouva assis, remuant avec angoisse ses pensées, alors que la nuit était à l'heure de la deuxième garde. Il dit à Djuneyd : «Mon maître Hamza-beg, ton frère, désire échanger des propos avec toi, propos que personne ne doit entendre. Si donc cela te convient, aux heures du milieu de la nuit, vient seul sur la berge du fleuve, de sorte que toi de ton côté et lui du sien quelque part du côté du pont, vous puissiez vous entretenir sur ces choses secrètes.» Djuneyd accepta cette proposition avec joie et renvoya le serviteur, qui retraversa le lac à la nage. La nuit suivante à l'heure de la deuxième garde, Hamza vint, comme cela avait été convenu, sur la berge à proximité du pont, alors que Djuneyd se tenait du côté opposé. S'étant reconnu par des signaux convenus, Hamza commença à dire: «Tu sais très bien, seigneur mon frère, que moi aussi je suis fils de ton père et que toi tu es sorti du sein de ma mère, bien que je sois ton puîné. Pour ce qui me concerne, j'aurais voulu que tu sois le maître de l'univers et que tu commandes à toutes choses, car de la sorte une part de pouvoir me serait échu. Autant j'aurais désiré ceci avec délectation, autant il m'est désagréable, fâcheux et détestable, que tu te trouves dans l'embarras et les dangers, entouré de la jalousie que beaucoup portent à ton égard. Et en effet, tes malheurs et infortunes ne seront pas sans effet sur mon propre sort. Vraiment, sais-tu avec qui tu montes à cheval et tu as partie liée? Et d'abord, tous s'exclament avec vigueur, que Moustafa n'est pas un descendant des Ottomans. Ce bruit s'est partout propagé. En second lieu, en comparaison avec d'autres, il ressort que, militairement, c'est quelqu'un d'incapable, qui ne fait que courir après les femmes ; car ceux qui sont de la lignée de nos souverains, ceux-là ont toujours démontré leur tempérament courageux, et leurs exploits militaires et leurs stratagèmes ne souffrent aucun doute. En troisième lieu, si cet individu barbare et efféminé devait régner, tous ceux qui depuis longtemps sont devenus les gardiens des régions de l'ouest et de la frontière du Danube, je veux dire les Abranèze [Evrenos] et les Tourachan, ainsi que tous les autres descendants, en un mot, tous ceux que l'ouest a connus dès le début aux extrémités des frontières, mais que dis-je, ceux de l'ouest ! si, — que Dieu nous en préserve, — la Tyché regardait avec complaisance du côté de Moustafa, celui-ci après s'être avec adresse approprié [aussi], l'un après l'autre les dignitaires de l'est, rendra à tous les honneurs en accord avec leur ascendance. Et toi, quelles seront tes perspectives, lorsque tout

DJ

U N E Y D

37

cela se sera produit ?' Nulles, sinon le terme de ta vie. Chose qui est indigne de ta bravoure, mais aussi fort déshonorante et fort inconvenante. Car tous ceux qui se sont distingués par la bravoure connaissent ton âme intrépide, et, lors des engagements militaires, ton comportement téméraire, orgueilleux et léonin. Mais ces vertus se trouvent confrontées à des jalousies puissantes, qui dégénèrent en crainte. Et ceux, jaloux de toi, qui redoutent le désastre que tu pourrais leur infliger, risquent de se dépêcher et commettre le meurtre contre toi afin de te prévenir, embrassant le courage, repoussant la peur. Pour toutes ces raisons, qui conduisent au désastre les âmes des héros — car il me semble que la tienne soit de cette trempe —, débarrasse-toi de cet homme abject et change de camp. Car déjà, mon maître Mourad, à la suite des prières de ses dignitaires et des miennes, te pardonne tes erreurs et actions passées, ainsi que les rébellions que tu as tentées contre lui-même, son père et leur pouvoir. 11 regarde vers toi d'un œil compatissant et, par mon intermédiaire, te fait cadeau de la province d'Aydin au titre de ta descendance. Comme toi-même, ceux qui sont sortis de tes reins [nés de toi], conserveront cette province en dot. Toutefois, afin que tu gardes conscience que tu es sous autorité et quelqu'un d'assujetti, de temps à autre tu enverras l'un de tes fils à l'armée. Je te dis toutes ces choses en raison de l'affection que j'ai pour toi ; maintenant, dismoi ce que toi tu penses.» En réponse à ces paroles, Djuneyd commença à dire à Hamza ceci : «Tu sais très bien, mon frère, qu'en ce qui me concerne, j e n'ai vu venir de la part des Ottomans aucun avantage, cadeau, ou office. En revanche, lorsque ces derniers étaient en situation difficile, mes bras qui sont là ont accompli de très nombreux travaux militaires [en leur faveur). Car, après la fameuse incursion des Tatars, qui est celui qui a libéré cette province, qu'il [MouradJ promet maintenant de me donner, des mains d'Omour, le fils d'Aydin ? N'est-ce pas Djuneyd ? N'ai-je pas poursuivi son frère Isa, ne l'ai-je pas enfermé dans le fort de la vieille ville [de Smyrne], et après m'être saisi de lui, ne l'ai-je pas mis à mort ? N'ai-je pas, par l'assassinat, éliminé Omour son frère ? Et tout cela, alors qu'il s'agissait des héritiers légitimes du pays et de la province. Quant à Souléiman, l'oncle de Mourad que tu appelles ton maître, il se tenait en Thrace, vivant dans la débauche, au moment même ou moi-même le proclamait le maître d'Ephèse et de toute l'Ionie. Par la suite, il m'en fit partir, donnant la province à Kelpaxissi, esclave racheté d'origine serbe. Cette province dont il [Mourad] me fait maintenant cadeau, celui qui la possède c'est le fils d'Omour, lui même fils d'Aydin, cet Omour que moi-même j'ai

Le peu de cas que ferait alors Moustafa de Djuneyd serait une conséquence non pas tant d'origines modestes (puisque Djuneyd était aussi un Aydinoglou, communication d'Irène Beldiceanu-Steinherr), mais du fait qu'il était un traître et un usurpateur

38

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

décapité ; voilà qui est devenu le souverain et le maître des affaires paternelles et qui régit la province, et ce depuis un an ou un peu plus ; et tous les habitants lui obéissent et sont ses familiers. Si Dieu me fait cadeau de cette province en raison de mes actions militaires, quelle grâce devrais-je à Mourad ? Aucune. Et de fait, c'est le grand-père de Mourad, ce fameux Bayazid Yildirim, qui a saisi et s'est emparé de la province des mains d'Aydin, le grand-père de l'actuel Moustafa. De la même façon, avec la permission de Dieu, j e deviendrai aujourd'hui le maître de la province. Mais, puisque c'est pour cela que tu es venu, mon frère, je promets à cet instant même, devant Dieu et le prophète, que j e serai désormais l'ami sincère de Mourad ; et lorsque cela sera nécessaire, l'un de mes fils l'accompagnera constamment à l'armée. Pour ma part, pour les raisons que tu invoques, et même s'il n'y avait eu aucun accord, je me proposais de partir pour l'Ionie et engager le combat avec Moustafa d'Aydin. Toutefois, puisque toi, mon frère de toute mon âme et mon compatriote, tu désires que je sois l'ami de Mourad, je promets que dès la nuit prochaine, je commencerais à démontrer par des actions concrètes la validité de nos accords.» Après s'être séparés, Hamza annonça à Mourad et au conseil ce qui avait été dit et l'accord conclu ; ceci plut à tous, et t o u s reprirent courage et conçurent de bonnes espérances.

Trahison de Djuneyd Tôt la nuit suivante, Djuneyd s'étant levé à l'heure de la première garde, laissa là les tentes plantées au milieu de lumières diverses, et prit avec lui toutes choses utiles à la guerre, telles les armes, les meilleurs chevaux, ainsi que tout l'or et l'argent. Il prit également avec lui ses proches esclaves rétribués, et un bon nombre d'amis, au total environ soixante-dix personnes, et tous montèrent à cheval. Chacun transportait dans sa selle une quantité définie d'or, d'argent, ou de quelque autre matière précieuse, de volume et de poids pas trop grand. Ils partirent alors, personne n'ayant rien entendu ou soupçonné quoi que ce soit. Ils abandonnèrent tous les équipements lourds et de transport difficile, ainsi que le restant des chevaux, les chameaux et les mulets, et tout autre équipement. Ils voyagèrent toute la nuit et traversèrent des montagnes et des plaines, et arrivèrent le matin à proximité des limites de la Lydie, dans les régions de Chliara et de Thyatéra ayant parcouru cette nuit-là le chemin que l'on fait en deux jours. A la troisième heure du jour 1 , ils traversèrent le fleuve Hermos et, en soirée ils étaient à Smyrne. Personne ne s'était opposé à leur avance, sauf le long de la berge de l'Hermos ; lorsqu'ils voulurent traverser ce ^Huit heures du matin.

D J U N E Y D

39

fleuve, quelques Turcs de la région essayèrent d'empêcher le passage, pensant qu'il s'agissait de gens de Moustafa. En effet, toute l'Asie avait été choquée par l'avance vers l'est de Moustafa. Mais Djuneyd tourna bride et les pourchassa, tuant les uns par l'épée, blessant d'autres par des flèches, de sorte qu'il put continuer sa route sans crainte. Voyant cette phalange, les Smyrniotes se demandaient à qui elle appartenait et qui en était le chef ; lorsqu'ils apprirent qu'il s'agissait de Djuneyd, tous, avec femmes et enfants accoururent à son spectacle. Car il était né et avait été élevé à Smyrne et avait grandi en compagnie de tous les autres. Lorsqu'il apprit des Smyrniotes que Moustafa d'Aydin résidait du côté d'Ephèse et de Thyrée, il se dirigea vers l'intérieur, où se trouvent les villes de Vryela et d'Erythrai Klazomenai 1 , ainsi que d'autres villages. Les Turcs de ces villages sont très combatifs et de surcroît, amis paternels de Djuneyd II en rassembla environ deux mille, et fabriqua des lances en utilisant les forêts, ainsi que, en urgence, des baïonnettes mal forgées et inégales. De la sorte, en une semaine, il avait à sa disposition des archers et des porteurs de hache au nombre de plus de deux mille. Moustafa de son côté, lorsqu'il apprit l'arrivée de Djuneyd, rassembla une armée nombreuse, sortit de la ville d'Ephèse et arriva à Smyrne, en vue de l'affronter. Ce qu'apprenant Djuneyd, il partit à sa rencontre. Celle-ci eut lieu en un endroit appelé Mesaulion ; les rangs des deux côtés ayant été disposés aussi bien que possible. — car la région était marécageuse et pleine d'arbres — Moustafa fit sonner la charge. En effet, Djuneyd ne disposait même pas d'une trompette, ni des autres équipements habituels [à une armée]. Les armées en vinrent au contact, et alors que Djuneyd dispersait au milieu des arbres ses adversaires, tel un aigle des moineaux, quelque part il se trouva face à Moustafa. Il porta alors contre la tête de son adversaire un coup de barre de fer, et le malheureux n'en supporta pas la blessure, de sorte qu'il tomba de cheval la tête première et expira. Alors tous les partisans de Moustafa vinrent Les ruines d'Ephèse se trouvent à proximité de l'actuelle ville de Selçuk, à environ 60 km à vol d'oiseau au sud-sud-est de Smyme (Izmir). L'Hermos comme on l'a dit est l'actuel Gediz. BpueXa et EpuOpai K/,a'Ço|j.EV«i posent problème. Ramsay, Ttie Historical Geography o/Asia Minor, p. 133, démontre que la ville dénommée Brioula se situait dans la vallée du Méandre à l'est de Mastaura, à bonne distance à l'est d'Ephèse. Mais il existait du temps de Ramsay une ville du nom de Vourla, à proximité d'Erythrai et de Klazomenai, située sur le promontoire qui fait face à l'île de Chio ; Erythrai était face à l'île, alors que Klazomenai se situait de l'autre côté, au fond du golfe formé par le promontoire et la côte d'Asie Mineure. Une ville combinant les deux noms, à savoir Erythrai Klazomenai, ne semble pas avoir existé. Le plus probable est que Doukas veut indiquer dans ce passage la région du promontoire qui fait face à Pile de Chio, et non pas la ville de Vourla, située loin à l'intérieur dans la vallée du Méandre. Le texte de Doukas a peut-être été altéré, et qu'au lieu de lire, «ojïod E i c n xa Bpiif.Ây Kat a i EpuOpui KXaÇojiEvai te K a i O.'KHA yoipia », il faudrait plutôt lire « OTIOV eicji x a BpueX.a Kat a i Ept)0pai K a i a i K>.u'Ç,op.EV«L te k«l oXXa / a i p L a » . Un tel texte est parfaitement cohérent, car les trois villes d'Erythrai, Klazomenai et Vryela (Vourla) seraient alors dans la même aire géographique, à proximité l'une de l'autre. Thyrée est Tyrha, dont les ruines sont près de l'actuelle Tira ; enfin Chliara et Thyatéra que l'on trouve mentionnés plus haut dans le paragraphe sont respectivement Gôrdulkkale (auparavant Kirkagaç) et Akhissar.

40

UN

H I S T O R I E N

B Y Z A N T I N

DU

15

e

S I È C L E

à Djuneyd et l'embrassaient et l'acclamaient en tant que leur souverain. Sans perdre de temps, en un grand rassemblement d'armes, tous se dirigèrent vers Ephèse, où il fut également acclamé et reconnu comme le souverain qu'il avait été auparavant. Quant à la dépouille de Moustafa. il ordonna qu'elle fut portée avec tous les honneurs et amenée par des hommes nobles jusqu'à Pyrgion 1 , et là enterrée auprès de ses ancêtres. Ainsi se produisit la deuxième restauration de Djuneyd.

Mouradpasse

en Europe

Mais revenons maintenant à ceux que Djuneyd abandonna à Lopadion lorsqu'il prit la fuite, et voyons comment les choses évoluèrent pour eux. Lorsque les dignitaires se levèrent et vinrent à la réunion matinale usuelle, ils échangèrent des propos qui disaient que cette nuit-là il y eut grand tapage aux tentes de Djuneyd. Certains disaient qu'ayant traversé le lac il s'était réuni à Mourad, et d'autres, ceux en particulier qui l'enviaient, disaient qu'ils avaient prévu l'événement. Les partisans de Mourad qui se trouvaient sur l'autre berge apprirent de leur côté que la fuite de Djuneyd était une réalité. Alors, on entendit dans l'armée de Mourad beaucoup de trompettes sonner ainsi que le son d'autres instruments, des courses de chevaux le long des bords du lac et des clameurs et des cris de joie montant jusqu'au ciel. Moustafa s'étant levé et ayant appris l'évasion, jugea que Djuneyd ne pouvait qu'avoir traversé le lac pour se retrouver à la cour de Mourad ; saisi de panique, il se dépêcha de quitter les lieux. Toute l'armée fut prise d'une grande crainte suivie de désordre et de tapage. Leurs adversaires couraient sur la rive opposée, poussant des clameurs de dérision, et sans pitié aucune s'époumonaient pour vociférer dans leur langue «Touroun, Touroun, katzman», c'est-à-dire «Restez, restez, ne partez pas !». Le pont étant détruit, ils n'avaient en effet aucune possibilité de passer de l'autre côté et engager l'action. Monté sur son cheval, Moustafa se dirigeait vers les régions de Lampsakos, se dépêchant de passer de l'autre côté du détroit. Ce même jour Mourad répara le pont au moyen de longues poutres de bois, et traversa de l'autre côté. La plupart des partisans de Moustafa accouraient alors vers lui, lui présentaient l'hommage et l'acclamaient. Quant à Moustafa, arrivé à Lampsakos tel une corneille plumée, au sens propre du proverbe, il y trouva une embarcation prête et passa à Kallioupolis, en compagnie de seulement quatre de ses serviteurs messagers. Là il rassembla les Gasmoules de la ville, et attendit la suite des événements. ^Pyrgion, aujourd'hui Birgi se trouve à l'est d'Ôdemiç, à environ 60 kilomètres à l'est-sud-est à vol d'oiseau de l'actuel Kemalpa§a (le Nymphaion de Doukas).

41

D J II N E Y D

Mourad de son côté, après avoir passé le pont, envoya des messagers à Phocée, annonçant les événements à Adourno, et lui enjoignant de se trouver au plus vite avec les navires dans le détroit. Ayant les navires prêts, Adourno y embarqua [avec les siens], et levant les voiles, vogua vers l'Hellespont, le vent soufflant du côté de la proue ; ayant traversé de nuit, le matin il se trouva entre Lampsakos et Kallioupolis. alors qu'au même moment Mourad apparaissait devant la côte. Les navires s'étant approchés — ils étaient au nombre de sept, de très grandes dimensions — Mourad embarqua dans le plus prestigieux et le plus gros. Adourno rendit tous les honneurs à Mourad, de la manière qui convenait, et Mourad à Adourno, et les deux s'entretenaient ensemble et conféraient sur le bateau. Car Mourad craignait que les Francs, dédaignant leurs serments, ne le livrent à Moustafa, et après avoir empoché plein d'argent, ils disparaissent. Mourad avait avec lui sur le navire sur lequel il était monté plus de cinq cent hoplites choisis parmi ses proches serviteurs, ainsi que ses satrapes ; Adourno de son côté avait avec lui, sur le même navire, plus de huit cents braves guerriers francs [latins]. Dans les autres navires, il y avait autant de passagers turcs que d'hommes d'armes francs. De fait, Adourno s'en tenait à ses serments de manière stricte et sans arrière pensée aucune. Lorsque on fut au milieu du détroit, il se leva, et ayant fléchi le genou devant Mourad, lui demanda l'effacement de la dette due pour l'alun. Ce que Mourad accorda avec grand plaisir, et à l'instant la plume qui effaçait le remboursement de la vieille dette fut plongée dans l'encre. Le montant de cette dette s'élevait à vingt-sept mille pièces d'or. Revenu à Andrinople après avoir pourchasse' cherche maintenant à éliminer Djuneyd.

et tué Moustafa,

Mourad

Dernière péripéties et mort de Djuneyd Mourad revint à Andrinople, et là de jour et de nuit il ne cessait de rechercher un prétexte, afin de contrer Djuneyd. Alors il lui envoya le message suivant : «Tu connais les accords auxquels tu as souscrit avec moi ; si donc tu veux être mon ami, envoie-moi de suite ton fils, car je dois traverser le Danube. Si tu ne fais pas cela, je considérerai que tu fais partie de ceux qui ne m'obéissent pas, auquel cas j'agirai envers toi selon la volonté de Dieu.» Et Djuneyd de répondre : «Fais selon ton désir, et l'issue selon la volonté de Dieu.»

42

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

Après avoir mis en l'état l'armée de l'est, il envoya [faire campagne] un chef militaire du nom de Halil, d'origine grecque, beau-frère par sa sœur du précité Bayazid, celui que Djuneyd avait mis à mort alors qu'il était encore avec fie prétendant] Moustafa. Ce dernier conduisit toutes ses troupes vers les régions de Philadelphie ; Djuneyd de son côté, sans éprouver la moindre crainte et ayant lui aussi des troupes importantes, partit en campagne et rencontra Halil dans la plaine de Thyateira 1 . Les deux armées campèrent l'une face à l'autre, à une distance d'environ cinq stades 2 . Le lendemain matin les trompettes sonnèrent des deux côtés et les rangs des troupes furent bien mis en ordre. Alors le plus jeune fils de Djuneyd, prénommé Kourtès, c'est-à-dire le loup, entra dans les rangs [adverses] en compagnie de ses porteurs de boucliers [ses cavaliers protégés de leurs boucliers] et le reste du bataillon, et les traversa tel un sanglier sauvage. Mais les bataillons et les légions de Halil les laissèrent passer en ouvrant le passage, de sorte qu'il passa en causant peu de dégâts. Lorsque Halil s'aperçut de son manque d'expérience et d'entraînement militaire, il transporta ses troupes d'une petite distance à côté de la route et ordonna que les couvre-chefs blancs soit dissimulés. 3 Il supposa en effet qu'au retour Kourtès passerait par le même chemin ; Djuneyd de son côté se tenait prêt, lorsque Kourtès serait de nouveau au niveau de l'arrière-garde [de l'adversaire], d'attaquer lui aussi à la rencontre de Halil. Car il craignait que s'il avait suivi lui-même, derrière Kourtès, l'armée commencerait à se débander et déserter vers Halil. C'est pourquoi il ne bougeait point, en attendant le retour de Kourtès. Mais Kourtès, plein de présomption et d'arrogance sur son cheval avec ses autres compagnons d'armes, tardait beaucoup à tourner bride ; ainsi, il poursuivit sa route près de dix stades en massacrant ceux qu'il rencontrait, et alors seulement il revint sur la route droite qu'il avait [déjà] empruntée. Apercevant alors en une place bien visible un rassemblement de troupes, des sons de trompettes et des drapeaux identiques à ceux de son père, il crut que son père à son arrière avait mis en déroute Halil. S'étant approché de cet endroit et s'étant rendu compte qu'il s'agissait d'adversaires, il tourna bride et prit la direction opposée, fuyant tel un lièvre et poursuivi, pourrait-on dire, par des chiens rapides portés par les airs ; quant à Djuneyd, il se sentait contrarié par tant de retard. Mais sous peu le loup fut saisi et porté devant Halil. Lorsque Djuneyd apprit la capture de son fils, il s'en retourna avec le reste de Dans la mesure où les indications de Doukas seraient exactes, Halil serait parti de Bursa ou de quelque part ailleurs en Bithynie, pour prendre la direction du sud vers la haute vallée de l'Hermos (Gediz), où se trouvait Philadelphie (Ala§ehir) ; Djuneyd de son côté, partant de Smyrne ou d'Aydin (la ville byzantine de Tralles), n'attendit pas l'arrivée de Halil et prit à son tour la direction nord (ou nord-est en partant de Smyrne) ; les deux armées se rencontrèrent alors dans la plaine de la ville de Thyateira, la ville actuelle d'Akhisar. 2 D e l'ordre d'un kilomètre. •3 Il s'agissait donc de ses janissaires, les troupes d'origine turque portant le couvre-chef rouge.

D J U N E Y D

43

son armée et commença à traverser les montagnes et les passages difficiles en direction de Smyrne ; il arriva ainsi à une forteresse appelée Ypsili, qu'il avait [auparavant] prévu de bien pourvoir en armes, jeunes combattants et provisions. Cette forteresse se trouvait dans un golfe de la mer d'Ionie. face à l'île de Samos, un peu à l'intérieur de la côte. C'est là qu'il prit ses quartiers 1 . Halil envoya son fils [celui de Djuneyd] Kourtès enchaîné à Andrinople, à destination de l'émir, en tant que début de bon présage de l'extermination de Djuneyd. Mourad l'envoya alors dans le même état, en compagnie de son oncle Hamza, dont on a précédemment parlé, à Kallioupolis. Là ils furent placés dans la tour avec des menottes aux mains et des fers aux pieds. Halil pour ce qui le concerne traversa l'Hermos et arriva à Numphaion, et repartant de là il arriva à Ephèse. A tous les dignitaires et dépositaires de quelque pouvoir il donna et reçut d'eux des serments, comme quoi ils s'abstiendraient de toute ruse : lui de son côté leur promettait de leur donner les moyens de vivre, les terres pour cela et les honneurs [adéquats |. Il écrivit alors au souverain, le mettant au fait de tout ce qui s'était produit. Lorsque celui-ci apprit la fuite de Djuneyd et le fait d'armes que constituait de la part de Halil la capture de son fils [Kourtès), il lui accorda la province ; à sa place il envoya Hamza surveiller Ypsili, le beau-frère par sa femme de Halil, lequel était le frère de Bayazid que Djuneyd du temps de Moustafa avait fait exécuter. Il était chargé d'épier et de surveiller Ypsili, lui faire la guerre, et prendre grand soin à ce que Djuneyd ne s'en échappe pas. Djuneyd, voyant que la situation était difficile, s'enfuit alors par la mer. Il avait en effet à proximité d'Ypsili trois dières, dans lesquelles il embarqua et vogua en direction de la mer de Pamphylie, laissant à sa place à Ypsili en tant que chef son frère nommé Bayazid, auquel il recommanda de prendre soin dans la mesure de ses forces de la défense de la forteresse. Il avait en effet à son intérieur des moyens en abondance de toutes sortes, en armes, en comestibles, en jeunes guerriers et autres provisions nécessaires. Djuneyd débarqua à Amorion 2 et envoya message au chef des Karamans, l'émir de Konya (Ikonion), [pour lui demander] où accepterait-il de le rencontrer, afin qu'ils puissent échanger des propos indispensables. Celui-ci lui envoya deux cents chevaux et quelques notables, portant le message, «Viens.» Djuneyd renvoya alors les galères. Lorsqu'ils se trouvèrent réunis, Djuneyd fit de grands efforts pour convaincre [l'émir des Karamans] de venir à son aide avec une force armée. Mais ce dernier ne se laissa nullement convaincre, ayant à l'esprit les machinations passées du temps de Souléiman, 1 Ypsili (turc, Ipsih) veut dire «La Haute» et cette forteresse est localisée sur un promontoire situé droit au nord de l'île de Samos, au sud de la ville actuelle de Seferihisar et à l'ouest des ruines de la ville antique de Colophon. (Communication d'Irène Beldiceau-Steinherr). 2 Aujourd'hui Anamur, en C i l i c i e .

44

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

que nous avons racontées auparavant. Il lui accorda cependant en tant qu'aide une somme d'argent non négligeable et cinq cents hommes. Djuneyd partit alors de là et traversant la [Phrygie] Saloutarienne arriva à Laodicée ; de là il traversa la grande montagne du Tmolos et descendit à Sardes, et de Sardes arriva à Nymphaion. Là il prit un raccourci, et laissant la route qui va à droite, il suivit le cours du ruisseau et arriva de nuit à un village nommé Les Triakonta où il s'arrêta. Le lendemain il traversa les montagnes sur mer qui sont à proximité du mont Galésion, et à la première garde de la nuit il fut devant Ypsili. (L'armée de Djuneyd] ayant poussé d'un coup une grande clameur, le camp d'en face prit la fuite, cependant que certains résistaient. Alors les défenseurs du fort ouvrirent les portes et en sortirent et en compagnie de ceux de l'extérieur [= de ceux qui venaient d'arriver], ils massacraient les adversaires. Lorsque cependant vint le matin, l'armée |des assiégeants] fut réunie et tous durent de gré ou de force, y compris Djuneyd, rentrer dans la forteresse. Car les assiégeants étaient plus de cinquante mille, alors que les défenseurs étaient à peine un millier, y compris les hommes du Karaman. Hamza, se rendant compte que par voie de terre il était impossible |de prendre la citadelle], car elle était située en hauteur et très bien fortifiée, envoya alors message à Mourad, afin de prévoir que des navires génois viennent à la rescousse par mer. Car le fort était complètement ouvert du côté de la mer ; tout son intérieur donnait sur elle et était sans défense de ce côté. Un Génois, connu de Mourad, du nom de Persiva Palavitsini, se mit d'accord avec le souverain, et prit la mer en vue de prendre la forteresse ; en effet Adourno était déjà mort. Ce Palavitsini donc vint à l'île de Chio, y loua trois très gros navires et arriva par mer à Ypsili. Lorsque les défenseurs de la forteresse virent les navires, ils prirent peur ; ayant combattu durant la première journée [après l'arrivée des navires], ils surent que le lendemain ils seraient obligés de se rendre. En effet les cinq cent hommes de l'émir des Karamans, ouvrirent de nuit les portes de la citadelle et cherchèrent à s'enfuir ; d'aucuns réussirent, d'autres furent massacrés par ceux de l'extérieur, du fait que depuis toujours les sujets de l'émir des Karamans étaient inamicalement disposés à l'égard des Ottomans. Le matin, Djuneyd, voyant la foule [des soldatsl en émoi, prit peur que tous prennent la fuite, durant la nuit, l'abandonnant tout seul ; c'est pourquoi il envoya l'un de ses proches à Halil, car c'était lui qui cette semaine là était chargé des hostilités, alors que Hamza se trouvait à Ephèse. L'envoyé annonça donc à Halil, que s'il donnait l'assurance qu'il ne mettrait pas à mort Djuneyd, mais au contraire le garderait en vie et l'accompagnerait ou l'enverrait à Mourad, alors il sortirait de la forteresse, laquelle lui serait livrée. Halil donna des assurances par serment, de sorte que Djuneyd sortit de la forteresse en compagnie de son frère Bayazid, et ils rendirent hommage à Halil. Ce

45

DJUNEYD

dernier leur procura des tentes où ils s'installèrent. Mais H a m z a arriva dans la soirée, et ayant appris de son beau-frère Halil ce qui s'était passé, il e n v o y a quatre exécuteurs, qui, alors que D j u n e y d , épuisé par l'insomnie, d o r m a i t et ronflait b r u y a m m e n t , lui fendirent la tête. D e m ê m e ils tranchèrent la tête de B a y a z i d , et d é c a p i t è r e n t é g a l e m e n t son fils et ses petits-fils ; ils n'eurent a u c u n e m a n s u é t u d e m ê m e pour les j e u n e s e n f a n t s d e s c e n d a n t de lui. Sans perdre de temps, les têtes f u r e n t toutes e n v o y é e s au souverain à Andrinople. Sur ordre de ce dernier, l'on décapita également ceux qui étaient incarcérés à Kallioupolis, j e veux dire Kourtès et son oncle H a m z a . Et ainsi vint la fin de Djuneyd et de toute sa descendance. BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE Balivet, Michel, (a) «Deux partisans de la fusion religieuse des chrétiens et des musulmans au 15e siècle, Byzantina, tome 10, p. 363-400, Thessalonique 1980 ; (b) «L'expédition de Mehmed 1er contre Thessalonique : convergences et contradictions des sources byzantines et turques». Varia Turcica IV, p.31-37, 1987. Barker, John W. "Manuel II Palaelogus (1391 -1425). A study in Late Byzantine Statesmanship", Rutgers University Press, N.J. 1969. Ducellier, Alain, "Chrétiens d'Orient et Islam au Moyen Age", Paris 1996.

Armand Collin,

Fine, John V.A., "The Late Medieval Balkans :A Critical Survey from the Late Twelfth Century to the Ottoman Conquest", The University of Michigan Press, Ann Arbor 1987. Grecu, Vasile, traduction en roumain de «L'Histoire Turco-byzantine» de Doukas, Bucarest 1958. Grumel, V., «La Chronologie», Traité d'Etudes Byzantines I, Paris 1958. Inalcik, Halil, «The Ottoman Empire : The Classical Age 1300-1600», Phoenix, Londres 1994. Première édition par Weidenfeld et Nicholson, Londres 1973. Karalis, Brasidas, traduction en grec moderne de «L'Histoire Turco-byzantine» de Doukas, Editions Kanaki, Athènes 1997. Magoulias, Harry J., "Decline and Fall of Byzantium to the Ottoman Turks", Wayne State University Press, Detroit 1975. Nicol, Donald M., «The Last Centuries of Byzantium

1261-1453»,

Cambridge

University Press, deuxième édition, Cambridge 1993. Ramsay, W.M., "The Historical Geography of Asia Minor", Londres 1890 ; Réimpression Amsterdam 1980. Van Milligen, Alexander, "Byzantine Churches in Constantinople. Their History and Architecture", Londres 1912. Zachariadou, Elizabeth A., "Histoire et Légendes des Anciens (Premiers) Athènes 1991 (en grec).

Sultans",

DEUX ORACLES CONCERNANT LE RÈGNE DE MICHEL VIII : PRÉDICTIONS ET PROPHÉTIES VERS LA FIN DE L'EMPIRE BYZANTIN

L'homme a toujours voulu savoir ce que l'avenir lui réservait, et aussi savoir comment il devait se comporter face à des événements futurs prévisibles. Dans l'antiquité hellénique, cela a donné naissance aux différents oracles, dont le plus célèbre a été celui de Delphes. De nos jours, où pourtant notre connaissance de la nature et des phénomènes physiques a tellement progressé grâce aux acquis de la science, nombreux sont encore ceux qui, sans être nécessairement d'une intelligence déficiente, continuent à consulter toutes sortes d'astrologues, voyants ou voyantes ou encore des parapsychologues de toutes espèces. Rien d'étonnant dès lors que dans le monde byzantin, qui fut une théocratie absolue, ce qui veut dire entre autres que dans la mentalité des gens de l'époque tout ce qui se produisait en bien ou en mal venait directement de Dieu, divers oracles et prédictions n'aient circulé, reflétant les préoccupations de l'époque. Dans ce qui suit nous exposons, avant de procéder à leur examen critique, deux prophéties ou prédictions qui se réfèrent à l'empereur (ou futur empereur) Michel VIII, qui a régné de 1258 à 1282. Michel VIII était le fils du grand domestique chef de l'armée de l'empereur de Nicée Jean III Doukas Vatatzès. Ce grand domestique se nommait Andronic Paléologue, de sorte que le futur Michel VIII était, comme du reste la plupart des hauts personnages de Byzance, de naissance illustre. A l'époque, comme cela est bien connu, Constantinople était tenue par les Occidentaux de la 4 e croisade. L'empereur Jean Vatatzès était pour ce qui le concerne un homme généralement pondéré et porté vers la clémence ; mais lorsque le bruit circula que Michel, à l'époque responsable de la région de Serrés, aspirait à un destin supérieur, il en fut sérieusement alarmé. Aussi manda-t-il Michel auprès de lui aux fins de l'enquête. Cette enquête fut des plus sévères, et Michel n'échappa à l'épreuve du fer rougi que de justesse et ce grâce à l'intervention du métropolite de Philadélphie qui se nommait Phocas. Akropolitès 1 , l'historien de l'empire de Nicée, présent à l'enquête, nous décrit celle-ci dans le détail. Selon lui, Michel n'avait rien à se reprocher, et les rumeurs à son encontre avaient pour origine des personnes mal intentionnées à son égard. Ce qui est certain, c'est que le dynamique et ambitieux Michel était 1Georgii Acropolitae Opera, Edidit Augustus Heisenberg, Studgardiae in Aedibus B.G., Teubneri MCMLXXVIII (Auguste Heisenberg Editeur, Stuttgart, Tcibner 1978).

48

UN

H I S T O R I E N

B Y Z A N T I N

DU

15

e

S I È C L E

populaire aussi bien dans l'armée qu'auprès du sénat, de quoi inquiéter un empereur en place. En fin de compte, faute de preuves et de témoins à charge, Jean III Vatatzès dû se résigner à libérer Michel, tout en gardant l'oeil sur lui. Mais à la fin de l'enquête, nous dit Akropolitès, il lui fit la réflexion suivante: "Hélas, ô misérable, regarde de quelle gloire tu es déchu 1 !" En effet, Jean Vatatzès avait l'intention de l'allier avec sa petite fille Irène, fille de son fils Théodore, le troisième et dernier empereur de l'empire de Nicée. Cependant, peu avant sa mort, Jean Vatatzès l'allia à Théodora, la petite fille de son frère, le sebastocrator Isaac Doukas. Avant d'en venir à la première prophétie concernant Michel, disons deux mots au sujet de l'épreuve du fer rougi : il s'agissait de tenir en main un fer rougi au feu. Si l'homme était innocent, la grâce divine ferait qu'il ne serait point brûlé. Dans le cas contraire, hélas ! Aucune loi ou coutume de ce genre n'a existé, ni dans l'Antiquité Hellénique, ni à Byzance. C'est ce qu'affirmait à Michel le susnommé métropolite de Philadelphie, et ce qu'affirme, à travers lui, Akropolitès. Byzance aveuglait, tranchait les oreilles, coupait la langue, mais ne cherchait pas à établir la vérité par des procédés de ce genre. Pourtant, Pachymérès 2 , historien majeur bien qu'à notre avis un peu prolixe, affirme que dans sa jeunesse il a assisté à des épreuves de ce genre, sans qu'à le croire le condamné subisse le moindre dommage ! Il est probable (des spécialistes mieux instruits que nous confirmerons ou infirmerons), que la recherche de la vérité par le moyen incontestablement barbare du fer rougi au feu venait d'Occident, par l'intermédiaire peut-être des nombreux occidentaux qui servaient à l'époque en tant que mercenaires dans l'armée byzantine. Il est aussi possible que de cette façon Jean Vatatzès ait voulu se débarrasser de l'encombrant pour lui Michel, en le rendant infirme. Mais venons-en à la première prophétie concernant Michel. Elle nous a été conservée par Pachymérès 3 . Akropolitès ne nous dit rien à ce sujet. Jean Doukas Vatatzès étant désormais mort, c'est son fils Théodore II Lascaris (1254-1258) qui lui succède. Il régna moins de quatre ans. Au contraire de son père Jean, homme patient et avisé, Théodore Lascaris est violent et emporté. Certes, il est très cultivé, et fait aussi montre de bonnes qualités de chef de guerre face aux Bulgares. Mais il est soupçonneux et méfiant à l'égard de sa noblesse, de sorte qu'il s'entoure d'individus de basse extraction pour remplir les charges importantes de l'empire, charges traditionnellement réservées à la noblesse. Ceci lui vaut l'opposition de cette dernière. De plus, il souffre de

ÏRéf. 1, vol. l , p . 100. Georges Pachymérès, Relations Historiques, Traduction française par Vitalien Laurent, Edition, Introduction et Notes par Albert Failler, Les Belles Lettres, Paris 1984. 3 R é f . 3 p. 1, Livres I-III, pp. 47-51.

P R É D I C T I O N S

ET

P R O P H É T I E S

49

graves crises d'épilepsie, ce qui ne contribue pas à corriger un caractère peutêtre par nature méfiant. Michel, encore une fois, n'échappe pas aux soupçons du nouvel empereur, de sorte que, craignant pour sa vie, il s'enfuit chez le sultan d'Iconion (auj. Konya), en d'autres termes chez les Turcs Seldjoukides, où il est bien reçu et combat en leur compagnie contre les envahisseurs Tatars 1 . Quelque temps plus tard, ayant reçu des assurances de la part de Théodore II, il réintègre l'empire et est envoyé en Europe s'occuper des troubles qui s'y produisent. Il se trouve à Thessalonique au moment où Théodore décide de le ramener enchaîné auprès de lui. Voici ce que nous raconte à ce propos Pachymérès: "Mais le métropolite de Dyrrachion revint à Thessalonique en raison des troubles, alors que Michel faisait son possible pour venir à bout des opposants 2 . La rumeur courut alors annonçant que Chadénos, le comte de l'écurie impériale, était sur le point d'arriver à Thessalonique, et ce pour aucune raison autre sinon celle de se saisir du Paléologue et de l'amener enchaîné à l'empereur. Lequel Paléologue — qui se trouva en ce moment résider à Thessalonique — après avoir entendu la rumeur, en fut atterré. Il retournait ses pensées afin de savoir pour quelle raison il apparut nécessaire à l'empereur de le faire revenir non pas avec les honneurs comme il l'avait envoyé, mais au contraire dans le déshonneur ; à celui à qui il avait fait preuve de sa sympathie par des documents écrits, semblant avoir oublié les événements du passé 3 , de sorte même à lui consentir une charge très considérable, à celui-là même, voici que maintenant, reprenant les accords conclus, portait-il à son encontre l'accusation de crime de lèse-majesté. Michel, n'ayant pas de direction autre vers laquelle orienter ses pensées et ses actions, décida de recourir à Dieu. Il fait part au métropolite de Dyrrachion de ses pensées et le conjure d'apporter son concours en vue des supplications envers la Divinité. Alors de suite — car la chose semblait agréable à Dieu en cet endroit — commencent au monastère de l'Akapnion dès l'heure des vêpres 'Michel Comnène Paléologue, le futur Michel VIII, était à l'époque titulaire du titre de grand connétable, (en principe, chef de la cavalerie), et gouvernait la Bithynie; craignant les menaces continuelles de Théodore II Lascaris, le fils et successeur du précédent empereur Jean Vatatzès (avec qui il avait aussi eu maille à partir), il s'enfuit chez le sultan Seldjoukide avec qui il mena des campagnes contre les Tatars, qui, en 1243, avaient infligé une sévère défaite aux Turcs Seldjoukides à la bataille de Kose Dagh. Selon Akropolitès, les troupes sous le commandement de Michel reportèrent la victoire sur les Tatars, mais durent se replier suite à la défaite des troupes turques alliées. Par la suite, ayant reçu des assurances de la part de Théodore II, il réintégra l'empire, où il récupéra ses biens, et fut envoyé en Europe pour combattre la sédition du fils bâtard du despote d'Epire Michel II Angelos, qui se prénommait Manuel selon Pachymérès ou plutôt, si l'on suit Akropolitès, bien renseigné sur ces questions, Théodore. 2 C'est-à-dire des révoltés de Théodore Angelos d'Epire, réf. 5 ci-dessus. Pour un premier exposé sur ces événements, voir les passages correspondants dans la synthèse déjà ancienne mais non surpassée de l'histoire byzantine de Georges Ostrogorsky, Histoire de l'Etat byzantin, Payot, Paris 1956; pour un exposé plus récent, voir de Donald M. Nicol, The Last Centuries of Byzantium, 1261-1453, Cambridge University Press 1993; second édition, 1994. Allusion à la fuite de Michel chez le sultan seldjoukide.

50

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

des h y m n e s d'imploration nocturnes, l'archiprêtre ayant à l'esprit de procéder à la célébration de la sainte messe le matin du lendemain. C o m m e le j o u r c o m m e n ç a i t à poindre et que l'archiprêtre vivait les heures c o n v e n u e s qui lui permettraient de dire ensuite la messe, il o r d o n n a à c e u x d e l'extérieur de faire silence, l u i - m ê m e parlant seul à seul à Dieu, de sorte qu'il procédait aux vœux préliminaires usuels dans le calme le plus total. On dit qu'alors il entendit une m ê m e voix par trois fois, et ceci non pas de manière ininterrompue, mais à c h a q u e fois après quelque intervalle de temps. Et cette voix disait un m o t inhabituel, qui semblait n ' a p p a r t e n i r ni à la langue g r e c q u e , ni à q u e l q u e autre langage. Car la voix disait M A R P O U et rien d'autre. L'archiprêtre, remplit d'étonnement, s'adressa de suite au métropolite de T h e s s a l o n i q u e — dont le n o m était Manuel Dissypatos — afin de lui raconter c o m m e n t , alors qu'il récitait les psalmodies qui le ferait entrer en contact avec Dieu, la voix t o m b a à l'improviste. Il se d e m a n d a i t d o n c ce que la voix voulait dire. L'évêque de Thessalonique, après avoir bien réfléchi au mot, et ayant bien analysé c o m m e n t il était constitué, prenant aussi en c o m p t e le p r é c é d a n t du m o t B E C L A S 1 , décida qu'il signifiait de manière claire que Michel Paléologue m o n t e r a i t au t r ô n e d e l ' e m p i r e des R o m a i n s . Car, disait-il, le m o t était l'acronyme de "Michel P a l é o l o g u e sera v i g o u r e u s e m e n t o v a t i o n n é e m p e r e u r des R o m a i n s " 2 . M a i s il y en a certains qui disent que ni le métropolite de Dyrrachion entendit cela, ni que celui de T h e s s a l o n i q u e aurait ainsi interprété un oracle, mais que, le métropolite de T h e s s a l o n i q u e étant savant en ce qui concerne les livres décrivant les règnes f u t u r s , avait fait, porté par la passion, des recherches d e manière plus assidue et avait ainsi pris connaissance de cela ; alors, il désira faire connaître la chose à celui à qui le règne était promis, de sorte à le relever de son chagrin, car il [Michel] craignait pour sa vie m ê m e . T o u t e f o i s , lui dire qu'il avait pris c o n n a i s s a n c e de cela grâce aux livres, risquait de trouver Michel incrédule — car ce dernier pensait qu'il ne fallait p a s c r o i r e de f a ç o n f e r m e a u x p r é d i c t i o n s des livres sur des q u e s t i o n s inconnues — ; lui dire par ailleurs qu'il l'avait clairement entendu de Dieu, lui faisait craindre de risquer d e se tromper de maintes f a ç o n s . P o u r ces raisons, lorsque le métropolite de Dyrrachion lui fit part du p h é n o m è n e , |il décida] que ce métropolite supposait avoir entendu cette voix, et quant à lui, qu'il avait

' tx- mot BECLAS est également un acronyme. Le mieux est de transcrire ici telle-quelle la note 2 p. 48 de la réf. 3 : "Exilé depuis dix ans, Photius, qui voulait rentrer en grâce, recourut à une supercherie. Pour flatter l'amour-propre de l'empereur Basile I (867-886), il fabriqua avec la première lettre de son nom et les initiales de celui de sa femme et de ses enfants le mot BECLAS, (Basileios, Eudokia, Konstantinos, Leôn, Alexandros, Stefanos), par lequel il tenta de faire croire au souverain que sa famille était prophétiquement désignée pour régner à Byzance. A partir de là, il rédigea une généalogie qui faisait remonter la lignée de Basile jusqu'au premier roi d'Arménie Tiridate; il transcrit son exposé sur un très vieux parchemin et le glisse dans la très grande bibliothèque du palais. Voir Nicétas Paphlagôn, Vie de Saint Ignace...". ^Mi.y_ar\"h a v u ç Poj|iai(DV ria/.oiio/ar/os o'Çeojs uuvr|0riaeT«i.

P R É D I C T I O N S

ET

P R O P H É T I E S

51

essayé de développer dans la direction qui lui plaisait le mot qu'il avait forgé. 1 Ainsi, ce à quoi tous les deux croyaient en secret au sujet du Paléologue, d'une part était susceptible de porter ce dernier vers d'heureuses espérances, et d'autre part et pour ce qui les concernaient, si les événements ne se déroulaient pas de la sorte, cela leur procurerait la possibilité de se rétracter, c o m m e ayant mal interprété le mot, celui-ci soi-disant signifiant autre chose que l'explication d o n n é e " 2 . La suite du récit de P a c h y m é r è s est aussi édifiante: "Sur ces entrefaites voici qu'arrive le comte de l'écurie impériale, le dit Chadénos, qui arriva aussi vite que cela puisse se faire lorsque l'on est dépourvu d'ailes 3 . De suite, il démontra la véracité de la rumeur par son action, en se saisissant du Paléologue et en le plaçant en lieu sûr. Toutefois, il s'abstint de lui mettre les fers aux pieds, c o m m e cela lui avait été commandé. Et ceci, j e ne sais, soit parce qu'il respectait la noblesse de l'individu, soit aussi parce qu'il éprouvait de l'amitié à son égard ; en effet, supposer le concernant quelque chose parmi les choses heureuses [était exclu], vu la colère (du souverain]. Lui ayant ainsi prodigué les honneurs sans cependant courir de risque, de façon qu'il ne soit pas avili par ceux de la ville du fait des fers aux pieds, ils sortirent de celle-ci de nuit. Lorsqu'ils furent à bonne distance, Chadénos fit connaître à Michel ce qui avait été ordonné et comment, en prenant en considération son honneur, il n'avait pas tenu compte de ce qui avait été prescrit, mais que désormais il ne voulait plus continuer à transgresser les ordres, car cela n'était pas sans danger ni pour l'un ni pour l'autre. Michel de son côté paru lui savoir grand gré de cela, et se déclara prêt à ce que Chadénos exécute les ordres. Il lui passa alors les fers, de sorte qu'il puisse être assis sur l'un ou l'autre des flancs du cheval, et c'est ainsi que les deux poursuivirent leur chemin. A ce que l'on dit, alors qu'ils faisaient ainsi route, un heureux présage se produisit, sorte d'indication préalable sur les événements qui allaient bientôt se produire. Voici ce dont il s'agit : ils cheminaient, l'un, comme cela est compréhensible, agité au sujet de l'avenir, l'autre voulant le relever de sa douleur et essayant de le porter vers des pensées plus gaies. Lorsque enfin Michel se remit de sa forte douleur, il ordonna à Chadénos de chanter mélodieusement ce qui lui passerait par la tête — car, à ce qui semble, ce dernier était connaisseur en la matière —, afin, ditil, que nous trouvions quelque réconfort. De suite son compagnon le suivit et

^11 n'est pas clair à partir du texte si c'est le métropolite de Dyrrachion ou celui de Thessalonique qui aurait forgé le mot (si on admet qu' il s'agissait d'un mot forgé). ^L'ensemble du paragraphe est un passage difficile de l'un des auteurs byzantins les plus difficiles. Comme le remarque Vitalien Laurent, le savant et compétent traducteur de Pachymérès (il n'est jamais arrivé au bout de sa tâche, n'ayant pu traduire que les six premiers livres des Relations Historiques de l'historien sur un total de treize), ce passage contient des obscurités. Notre traduction s'écarte de la sienne en certains endroits.

a

aittepu) xa'/Ei, mot à mot, "à la vitesse sans ailes", le sens exact de cette belle expression ne pouvant être rendu en français sans circonlocutions.

52

UN

H I S T O R I E N

B Y Z A N T I N

DU

15

e

S I È C L E

entonna de façon mélodieuse "Maintenant, la prédiction ne tardera pas à s'accomplir" 1 , et ceci non pas avec mollesse ou sans conviction, mais au contraire avec enthousiasme de façon à s'époumoner au-delà même de ses forces. De ce fait, l'humeur du prisonnier vira vers le plus enjoué et il sembla prendre du plaisir, en apparence et comme cela semblait par la mélodie, mais en réalité, chose que celui qui chantait ne pouvait deviner, par ce qu'il considéra l'heureux présage du moment." 2 . Voici donc comment Pachymérès nous fait part de cette première prédiction ou prophétie concernant le futur Michel VIII. Venons-en à la deuxième. Deux siècles ont passé, Constantinople, récemment, a été conquise par le sultan ottoman Mehmet II. L'empire byzantin n'existe plus, quelques reliquats d'hellénisme indépendant subsistent encore, pour peu de temps, à Trébizonde et au Péloponnèse. Rhodes est tenue par les Chevaliers de Saint Jean, et la Crète par les Vénitiens. Doukas, né avec le siècle et l'un des chroniqueurs de cette époque, se trouve devant un dilemme : comment lui, le chrétien pieux, ami des Latins et partisan de l'union des églises, après avoir décrit avec déchirement la chute de Constantinople, peut-il maintenant poursuivre sa chronique, ce qui l'oblige à décrire les exploits d'un sultan musulman, que l'historien a été amené à connaître personnellement et qu'il abhorre, aussi bien au titre de ce qu'il représente, — l'expansion victorieuse de l'empire ottoman —, que pour son caractère propre — la cruauté et les injustices du "tyran" — ; d'autre part, son instinct naturel d'historien, l'incite à poursuivre la chronique de son époque. Voici alors comment Doukas se justifie de vouloir poursuivre son Histoire^,4 : "Ces choses que je suis en train d'écrire, après la chute de la Ville (Constantinople), je n'ai pas le droit de les écrire; car il ne m'est pas convenable de décrire les victoires et les exploits d'un tyran mécréant, ennemi implacable et destructeur de notre nation. Mais ce qui m'a convaincu de continuer à écrire est la chose suivante, que je

Nous empruntons à Vitalien Laurent et Albert Failler, réf. 3, la note au bas de la p. 50 : L'extrait du poème de Sophrone de Jérusalem est utilisé comme tropaire dans l'office du 24 décembre: "C'est maintenant que la prédiction du prophète est sur le point de s'accomplir: Et toi Bethléem, terre de Juda, tu n'es pas la plus petite..." ^C'est-à-dire qu'en réalité Michel était réconforté par le fait que le chant de son compagnon confirmait en quelque sorte la prédiction des deux métropolites au sujet du mot MARPOU, prédiction qu'ils lui avaient sans doute transmise, cf. le texte ci-dessus. Son compagnon de route ignorant cette prédiction, ne pouvait attribuer la bonne humeur revenue de Michel qu'à la beauté de son chant, et non pas à sa signification. ^Dukas, Istoria Turcobyzantina, Edition critique par Vasile Grecu, Editura Acaemiei Republicii Populare Romine, 1958. Il existe également une traduction récente de Doukas en grec contemporain (Editions Kanaki, Athènes, 1997). L'édition anglaise de H.J. Magoulias, Décliné and Fall of Byzantium to the Ottoman Turks, Wayne State University Press, Détroit 1975, ne comporte pas le texte grec, mais en revanche de nombreuses notes historiques. Toutefois, l'édition de Grecu, en raison aussi de l'exhaustif travail de linguistique effectué par cet auteur, demeure la référence incontournable pour qui voudrait étudier Doukas. ^réf. 15 Grecu pp. 399-400 ; Magoulias p. 244 ; édition Kanaki p. 596.

PRÉDICTIONS

ET

PROPHÉTIES

53

vais maintenant exposer : alors que j'étais encore jeune, j'ai appris de la part de certaines personnes âgées et sages, que la fin de la tyrannie des Ottomans surviendrait en même temps que le règne des Paléologues. Osman et Michel Paléologue débutèrent ensemble, l'un en tant que tyran et l'autre en tant qu'empereur, Michel pour ce qui le concerne un peu plus tôt, et Osman un peu plus tard, lors du règne d'Andronic Paléologue, le fils de Michel. Toutefois, du temps de Michel, Osman exerçait déjà sa tyrannie, mais au titre de bandit 1 . En conséquence de ceci, la fin des empereurs et de la Ville devaient se produire un peu plus tôt, et celle des Ottomans par la suite. En effet, il se trouva qu'à l'époque Michel avait consulté les oracles, pour savoir si lorsqu'il mourrait, son fils lui succéderait à l'empire. Car, il avait des remords de conscience, s'étant emparé de l'empire de manière injuste, ayant aveuglé l'héritier légitime, et avait reçu pour cela sur sa tête des condamnations innombrables, qui concernaient également sa descendance. L'oracle prononça le mot dénué de signification MAMAÏMI. Le devin, interprétant le mot, dit: "Autant il y a de lettres dans ce mot dénué de sens, autant il y aura d'empereurs de ta descendance qui régneront, et alors le pouvoir impérial sera ôté de ta descendance et disparaîtra aussi de la Ville." 2 Ce qui fait que nous, qui sommes arrivés à la dernière vicissitude des temps et avons été témoins de la terrible et atroce menace survenue à notre nation, sommes, en état de rêverie, dans l'attente de la délivrance ; en suppliant Dieu qui punit pour ensuite guérir de notre désir le plus ardent dans l'espérance que ce qui avait été prédit par certaines pieuses personnes viendra à se réaliser, nous continuons à écrire les actions que le tyran fit, même après la punition de Dieu." Voilà donc ces deux prophéties, ou mieux, prophéties-acronymes, qui se réfèrent l'une directement et l'autre un peu moins directement à Michel VIII. Que peut-on conclure de ces deux prophéties-acronymes, auxquelles on peut aussi joindre celle, plus ancienne, de Photius ? D'abord que chez les Hellènes, et ce depuis l'Antiquité, fabriquer des rébus sensés prédire l'avenir ou suggérer une conduite, est une tâche pour laquelle ils ont toujours été

' Voir ci-dessous l'Appendice. L e mot M A M A I M I est fabriqué à partir des initiales des empereurs de la dynastie des Paléologues qui ont régné à partir de Michel VIII et jusqu'à la fin de l'empire byzantin: Michel VIII (1259-1282), Andronic II (1282-1328), Michel IX, le fils du précédent, co-empereur, qui décéda avant son père, Andronic III (1328-1341), Jean V (Ioannis, 1341-1391), Manuel II (1391-1425) et Jean VIII (1425-1448). Manquent dans cette liste Jean VI Cantacuzène (13471354), co-empereur avec Jean V avant de démissionner (mais il n'appartient pas à la famille des Paléologues), Andronic IV, usurpateur du trône durant le règne de son père Jean V de 1376 à 1379, Jean VII, fils d'Andronic IV, empereur éphémère en 1390 grâce au soutien du sultan ottoman Bayazid Yildirim (il assura aussi la régence de l'empire lors du voyage de son o n d e Manuel II en occident de 1399 à 1403); manque enfin à cette liste le nom de Constantin XI, fils de Manuel II, le tragique dernier empereur de Byzance, mais que Doukas ne considère pas tel, car il n'a jamais été officiellement couronné à Sainte-Sophie de Constantinople. Dans l'ensemble, l'acronyme est donc satisfaisant. 2

54

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

concernés et qui les a toujours attirés. Ceci dit, oracles, prophéties et divinations, sous une forme ou une autre, ont dû exister chez les peuples les plus divers, conduisant en particulier les Babyloniens à étudier les astres pour les besoins de leurs divinations, ce qui a fait progresser l'astronomie, et est, peut-être, à son origine. Comme pour l'astrologie, l'important n'est pas de savoir si ces prophéties-acronymes des Grecs, étaient "vraies", — il est clair que du point de vue scientifique ni l'astrologie ni les prophéties-acronymes n'ont un quelconque fondement -, mais de savoir si on y croit ou du moins si on y a cru. C'est ce qui en fait la force. L'astrologie est toujours active de nos jours, malgré les avancées de la science et l'environnement technologique dans lequel nous vivons. En revanche, toute personne qui voudrait aujourd'hui prédire l'avenir à partir de prophéties-acronymes se rendrait ridicule. Dans le monde byzantin, cependant, c'est plutôt l'inverse qui avait cours. Ainsi Anne Comnène, qui écrivait au douzième siècle, soit environ un siècle avant la prédiction-acronyme MARPOU concernant Michel VIII, supposait que l'astrologie était une superstition récente, introduite dans l'empire lors du règne de son père Alexis Comnène (1081-1118), lequel la condamnait. Elle ignorait donc que l'astrologie date peut-être de l'époque où l'homme commença à regarder les étoiles la nuit, et en tout cas des Babyloniens'. Aucun des historiens byzantins que nous avons eu la chance de lire, ne fait mention de l'astrologie (à part Psellos, qui la condamne), en tant qu'élément pouvant permettre de prédire l'avenir. En revanche, presque tous, à des degrés divers, font part, avant toute catastrophe, de signes prémonitoires envoyés par la divinité, et annonciateurs de la catastrophe à venir. Ces signes prémonitoires sont l'apparition de comètes, les tremblements de terres, les inondations ou au contraire les périodes de sécheresse, bref, tous les phénomènes naturels et exceptionnels, mais aussi les faits monstrueux, les prodiges extraordinaires, réels ou imaginaires, qui ont pu se produire avant la catastrophe. Exception notable à cette liste d'historiens byzantins accordant une importance majeure aux signes et présages annonciateurs de catastrophes, Chalcocondylès 2 . Mais Chalcocondylès, le dernier en date des historiens byzantins, n'est plus vraiment un homme byzantin, du Moyen Age, mais plutôt un homme qui annonce la Renaissance, influencé comme il l'est par l'enseignement de son maître, le philosophe Georges Gemiste Pléthon 3 , et aussi la culture latine de son époque qu'il connaissait bien.

' A n n e Comnène, Alexiade, texte établi et traduit par Bernard Leib, Paris, Les Belles Lettres 1967. Laonici Chalcocandylae Hìstoriarum Demonstrationes, ed. E. Darko, 2 vols, Budapest 192227. -^Pléthon est semble-t-il le seul ou en tout l'un des rares écrivains byzantins que l'on peut qualifier de "philosophe", au sens antique du terme. Il vécut fort vieux, au delà des quatrevingt-dix ans, et il était déjà passablement âgé lorsqu'il participa au concile de Ferrare-Florence de 1437-38, destiné à réunifier la chrétienté. Son oeuvre principale est le Traité des Lois, inspiré en partie de Platon. Il passa une grande partie de sa vie à Mistra. Voir par exemple de C.M. Woodhouse, Gemistos Plethon: The last of the Hellenes, Oxford 1986.

PRÉDICTIONS

ET

PROPHÉTIES

55

Il est clair que cette disposition des Byzantins à croire aux présages prémonitoires remonte à l'Antiquité, et est en continuité avec elle; pour preuve, citons, parmi bien d'autres, Xénophon : après le décès de Cyrus à la bataille de Counaxa, près de Babylone, en 401 avant notre ère, le corps expéditionnaire grec qui accompagnait Cyrus, corps dit "des Dix Mille", se trouva dans un grand embarras. Que fallait-il faire, maintenant qu'ils étaient perdus au fond de l'Asie, sans pouvoir attendre d'aide de nulle part? La situation devint d'autant plus critique, que quelques jours après la bataille, alors que l'armée remontait vers le nord ayant le Tigre à sa gauche, les principaux généraux grecs sont pris dans un piège et sont assassinés par les Perses. Cette nuit là, dit Xénophon, les soldats dormaient ça et là dans le campement, éparpillés, sans se garder, complètement découragés. Xénophon, dès qu'il s'endort, voit d'abord un rêve. Il rêva que lors d'un orage, le foudre tomba sur sa maison et y mit le feu. Terrorisé, il se leva, et considéra que d'une part, cet incendie était un heureux présage, puisque se trouvant au milieu des dangers il avait eu le loisir de contempler un grand feu venant de Zeus-Roi, mais que d'autre part, puisque le feu entourait sa maison, cela pouvait signifier qu'il ne pourrait sortir du pays du Roi des Rois, étant empêché en cela de tous côtés. De suite, il réveilla tous les chefs de compagnies qui n'avaient pas été tués, et il leur enjoignit de se choisir de nouveaux stratèges (généraux) parmi eux. Ce qui fut fait, Xénophon étant l'un de ceux-là, alors que jusqu'ici il n'avait été qu'un simple particulier qui suivait l'armée en observateur. Le lendemain matin, tous les soldats sont réunis et Xénophon commence à leur discourir : "Du parjure des barbares, Cléanor vient d'en parler, et du reste j e pense que vous êtes au courant de cela. Si donc nous voulons continuer à être amis avec eux (avec les Perses], il faut pour cela que nous soyons bien découragés, compte tenu de ce qui est arrivé aux stratèges, lesquels se sont en toute confiance rendus chez eux. Si par ailleurs notre intention est de nous attaquer à eux avec les armes mêmes avec lesquels ils ont réglé leur sort [à nos généraux] et par la suite être avec eux en guerre continuelle, alors, avec l'aide des dieux, nos chances de salut sont aussi bonnes que nombreuses.» C o m m e il disait cela, quelqu'un éternua. L o r s q u e les soldats l'entendirent, tous d'un m ê m e m o u v e m e n t s'agenouillèrent pour rendre hommage au dieu; alors Xénophon dit : "Il me semble, ô hommes, puisque alors que nous discourions de notre salut, un oracle de Zeus le Sauveur a fait son apparition, que nous devons faire vœux de faire à ce dieu des sacrifices de délivrance, dès le premier pays ami où nous poserons les pieds ; de surcroît, nous devons faire vœu d'offrir aussi des sacrifices aux autres dieux, dans la

56

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15

e

S I È C L E

mesure de nos moyens. Que ceux qui sont d'accord avec cette proposition, lèvent la main. Tous levèrent la main, firent le vœu et chantèrent le péan." 1 Il ressort de ce passage de l'Anabase de Xénophon que pour les anciens Hellènes un simple éternuement pouvait être pris comme un message venant de la divinité. Mais revenons aux deux prophéties-acronymes qui nous intéressent ici, MARPOU et MAMAÏMI. Du point de vue psychologique, l'une comme l'autre expriment un désir, une espérance, une attente pour le futur, espérance ou attente qui peuvent être individuels ou collectifs. MARPOU exprime le vœu que Michel Paléologue devienne empereur, comme étant considéré le plus capable parmi ses contemporains pour occuper cette fonction capitale. C'est un vœux individuel, exprimé sous forme d'un oracle reçu par le métropolite de Dyrrachion de la part de la divinité, alors qu'il se préparait à dire la messe. Plus tard, après la mort de Théodore II Lascaris, et après que Mouzalon, le ministre favori de ce dernier, tuteur de son fils Jean, eut été massacré par l'armée (Michel a-t-il versé dans ce complot ?), c'est ce même Michel qui est coopté par le sénat et l'armée pour être d'abord le despote, puis peu après l'empereur de l'empire de Nicée. MAMAÏMI en revanche exprime un vœu collectif, en vue de la renaissance de la nation, après la conquête de Constantinople par les Turcs. C'est une prophétie-prédiction, satisfaisant la psyché meurtrie des chrétiens, qui prévoit que la fin du pouvoir des Ottomans se produira peu après celle des Paléologues. Il est remarquable que Pachymérès, ecclésiastique de haut rang (il avait le titre de Prôtekdikos à Sainte-Sophie, ce qui lui assurait le sixième rang dans la hiérarchie de la Grande Eglise), rapporte avec une certaine suspicion, ou, en tout cas, une prudence certaine, l'oracle qu'aurait reçu de Dieu le métropolite de Dyrrachion, interprété ensuite par celui de Thessalonique. Il est disposé à admette, comme beaucoup de ses contemporains du reste, qu'en réalité le mot MARPOU a été forgé pour les besoins de la cause, comme avant cela le mot BECLAS avait été forgé par Photius, désireux d'entrer en grâce auprès de l'empereur Basile I. En revanche, le pieu Doukas, qui était un simple laïc au service des maîtres latins de l'île de Lesbos, veut croire dur comme fer que l'acronyme MAMAÏMI qu'il a appris dans sa jeunesse auprès de vénérables vieillards, correspondait à une prédiction qui se réalisera sans faute. Fort de cette assurance, il décide de continuer à écrire sa chronique même après la chute de Constantinople, ce qui implique qu'il sera amené à exposer les exploits d'un sultan impie, qu'il connaît bien personnellement et qu'il a tout particulièrement en horreur. Remarquons pour terminer que dès avant la mort de Manuel II lors du siège de Constantinople ^Xénophon, Anabase, Texte établi et traduit par P. Masqueray, 2ème éd., Les Belles Lettres, Paris 2000 ; vol. I-III, p. 136.

P R É D I C T I O N S

ET

P R O P H É T I E S

57

par le sultan Mourad II en 1421, tout esprit un peu observateur pouvait prévoir que le règne des Paléologues n'irait pas au-delà de son fils Jean VIII, et qu'il s'achèverait par la chute de Constantinople aux mains des Turcs. Dans les faits, il y eut un dernier empereur, Constantin XI, qui régna moins de quatre ans et trouva la mort lors de l'assaut final 1 . Nous pouvons conclure : depuis l'Antiquité le monde hellénique a toujours supposé que des signes et des manifestations naturels divers, apparition de comètes, tremblements de terre, inondations et ainsi de suite, étaient des présages envoyés par la divinité, afin de prévenir les hommes de heurs, ou, plus souvent, de malheurs futurs. D'où la consultation des oracles avant toute entreprise importante, afin de ne pas agir à rencontre de la volonté des dieux. Les deux prophéties-acronymes ici exposées sont des manifestations particulières de cette propension à consulter et à interpréter la volonté divine, qui, venant de l'Antiquité, a perduré durant le Moyen Age et même au-delà. En revanche, et contrairement aux Babyloniens et à tant d'autres depuis, et ce jusqu'à nos jours, les Hellènes n'ont guère attaché une importance particulière aux mouvements et conjonctions des planètes, comme étant susceptibles d'influer sur le destin des humains.

Les travaux plus ou moins récents sur la chute de Constantinople, événement majeur et un de ceux qui signalent la fin prochaine du Moyen Age, sont innombrables et il est hors de question de les citer ici. 11 est d'abord à notre sens essentiel de lire les exposés des trois historiens grecs contemporains qui ont décrit le siège et la chute, à savoir Doukas ( réf. 15), Kritoboulos {Kritoboulos of Imbros, History, ed. D.E. Reinsch, CHHB XXII, Berlin-New-York 1983) et Chalcocondylès (réf. 20), ainsi que les deux chroniqueurs latins présents au siège, à savoir la lettre de l'évêque génois Leonardo da Chio envoyée au pape Nicolas V (La Caduta di Constantinopoli, A. Petrusi ed., Verone, 1976,1 : Le testimonianze dei contemporanei, p.120171) et le journal du médecin vénitien Nicolò Barbaro (Nicolò Barbaro, Giornale dell'assedio di Constantinopoli 1453, La Caduta di Constantinopoli, réf. ci-dessus, p. 5-38 ; trad. anglaise de J.R. Jones, New York 1969). Le Chronicon Majus de Pseudo-Sphrantzès, qui décrit le siège dans un style ampoulé et exalté, n'est pas dû au quatrième historien grec contemporain de l'événement, à savoir Georges Sphrantzès, mais est une rédaction de la fin du 16e siècle due au métropolite de Monembasie (Malvoisie) Macarios Mélissène. Il faut lire ce texte, qui comporte nombre d'inexactitudes, avec prudence. Les exposés sur la chute de Constantinople des quatre historiens grecs (Dukas, Kritoboulos, Chalcocondylès et pseudo-Sphrantzès) sont réunis avec commentaires introductifs dans l'ouvrage de Nicolaos T o m a d a k i s "Sur la chute de Constantinople", Thessalonique 1993 (en grec). Parmi les exposés des historiens grecs, celui de Doukas est probablement le plus digne de confiance, car bien que non présent au siège il a pu peu après interroger des témoins oculaires des événements, grecs comme turcs. En outre, cet historien cherche à établir la vérité sans parti pris, et si parfois il se trompe dans ce qu'il dit dans son Histoire, cela est de bonne foi. Kritoboulos voit les événements du côté de l'assaillant turc, et de ce fait il ne manque pas de glorifier les faits et gestes du sultan, sans cependant passer sous silence les atrocités commises lors du sac de la Ville par les conquérants déchaînés. L'exposé de Chalcondylès est plus lardïî, et cherche avant tout de décrire les événements de manière objective et sans passion. Parmi les contributions latines, le Journal de Barbaro se distingue pour son exactitude. Nous citerons pour terminer un seul travail moderne sur la chute de Constantinople: Steve Runciman, The Fall of Constantinople 1453, Cambridge 1965.

58

UN

H I S T O R I E N

B Y Z A N T I N

DU

1 5

e

S I È C L E

APPENDICE RÉSUMÉ DES CAUSES DE LA CONQUÊTE OTTOMANE À PARTIR DU RÈGNE DE MICHEL VIII La remarque de Doukas (voir la référence 17 ci-dessus), selon laquelle Osman avait déjà régné du temps de Michel VIII, mais au titre de bandit, avant de devenir un émir respecté et puissant sous le règne d'Andronic II, est singulièrement exacte. D'où tenait-il ce renseignement ? Soit de ses sources écrites, dont il ne nous fait, à une exception près, jamais part, soit d'une tradition orale, diffuse à l'époque chez ses amis, qu'ils fussent Grecs, Turcs, ou Latins. Les sources primaires sur l'établissement des Ottomans en Asie Mineure sont essentiellement deux : d'une part Pachymérès (réf. 3 ci-dessus), d'autre part la chronique de Yahshi Fakih, le premier chroniqueur turc. Yahshi Fakih était le fils de l'imam (chef de la communauté des croyants) de l'émir Orchan, qui a régné de la mort de son père Osman en 1326 à sa propre mort en 1362. (C'est son fils Mourad, le vainqueur de la bataille du Champ des Merles au Kossovo en 1389, qui le premier a adopté le titre de sultan ; aussi lorsque l'on se réfère à Osman ou à son fils Orchan, les grand-père et père de Mourad, il convient de se référer à "l'émir" ou au "beg" Osman ou Orchan, titre par lequel ils étaient connus.) On sait que Yahshi Fakih était vivant en 1413, et qu'il a très probablement écrit sa chronique au début du 15e siècle. Elle ne nous est pas parvenue telle-quelle, mais incorporée dans l'oeuvre historique de Neshri 1 , intitulée Djihan-numa (La vision du monde), après avoir subit des adjonctions et peut-être des modifications, en passant par l'intermédiaire du "Tevarih-i Al-i Osman" (Histoire de la maison d'Osman) d'Achikpashazade 2 , 3 . Yahshi Fakih, vu la haute position occupée par son père, était bien à même de connaître les événements de son époque et les légendes concernant le passé des Ottomans. Son oeuvre est donc du plus haut intérêt, moins cependant pour l'exactitude historique des faits qui y sont rapportés, que pour l'ambiance et les mentalités qui régnaient dans le milieu turc conquérant de l'époque, que se soit dans les sphères dirigeantes ou dans la population en général. En lisant la chronique de Yahshi Fakih, on entre de plein pied dans l'univers particulier des ghazi (combattants de la foi) et de la djihad (la guerre sainte).

' Unat, F.R.-Köymen, M. : Mehmed Nesri, Kitâb-i Cihan-nüma, Nesri Tarihi, vols I-II, Türk Tarih Kumuru, Ankara 1949-1957. Achikpachazade, Die Altosmanische Chronik des Achikpachazade, éditeur F. Giese, Leipzig 1929. Nous remercions Madame Irène Beldiceanu-Steinherr, Directrice d'études à l'EHESS, our ses précisions concernant la chonique de Yahshi Fakih. Voir aussi sur Yahshi Fakih et la traduction du début de sa chronique en grec moderne, d'Elizabeth A. Zachariadou, Histoire et Legendes des Anciens Sultans, Centre Educatif de la Banque Nationale, Athènes, 1991.

PRÉDICTIONS

ET

PROPHÉTIES

59

Voici en substance, en associant les renseignements de l'un et de l'autre, ce que nous apprennent Pachymérès et Yahshi Fakih au sujet de l'établissement des Ottomans en Asie Mineure : Lorsque les Byzantins récupérèrent en 1261 Constantinople tenue par les Latins, Michel VIII, l'empereur d'alors, eut à faire face à des frais considérables : il fallait rebâtir en partie Constantinople, laissée par manque de moyens complètement à l'abandon par les empereurs Latins ; il fallait faire face aux dépenses occasionnées par les expéditions militaires dans les régions de l'Ouest, sur la côte Adriatique en particulier, pour contenir les tentatives de reconquête des Occidentaux, en particulier de Charles d'Anjou ; ainsi, comme le remarque Ostrogorsky, une grande partie des recettes de l'état partaient pour l'entretient de l'armée, formée à l'époque très majoritairement de mercenaires étrangers. Il fallait aussi financer les ambassades auprès du pape, justement destinées à prévenir les attaques de Charles d'Anjou, et aussi recevoir à Constantinople avec le faste et luxe propres aux Byzantins les ambassades étrangères. Il fallait entretenir la marine, alors que les Génois, avant même la reconquête de Constantinople, avaient obtenu d'extravagantes exonérations de droits de douane pour leurs marchandises, tout comme les Vénitiens depuis l'époque d'Alexis I Comnène, ce qui d'autant diminuait les ressources de l'état ; il fallait financer les tentatives de déstabilisation de l'empereur en Occident (pensez aux Vêpres Siciliennes !), mais aussi faire de riches cadeaux, usuels aux empereurs byzantins, aux amis, parents, et partisans divers. De la sorte, le trésor patiemment amassé par les empereurs de Nicée, et en particulier Jean III Doukas Vatatzès, a vite fait de fondre comme neige au soleil. Où trouver des ressources nouvelles ? Jusqu'alors, nous dit Pachymérès, (réf. 3, p. 31-35) les frontières de l'empire en Asie Mineure étaient bien gardées, grâce au système des pronoïaires (= archontes qui détenaient à vie l'usufruit d'un vaste domaine, à condition de payer à l'état un impôt fixé à l'avance, et procurer à celui-ci une certaine force militaire en cas de guerre, fonction de l'importance de leur pronoïa.) Sur le conseil de Chadénos — celui-là même qui intervient dans la prophétie M A R P O U du texte — Michel VIII décide de confisquer les richesses, considérables, des pronoïaires qui gardaient les frontières de l'est, et de transformer ceux-ci en simples officiers recevant une solde. Tant que la solde fut versée aux officiers comme à leurs soldats régulièrement, ceux-ci continuèrent à défendre les frontières, bien qu'avec moi d'enthousiasme qu'auparavant et sans plus entreprendre des actions offensives ou punitives sur les territoires des envahisseurs. Mais lorsque les soldes commencèrent à être versées avec retard et furent même diminuées, tout le système de défense s'écroula complètement. Les uns, nous dit, Pachymérès, s'éparpillèrent ça et là dans la nature, d'autres passèrent à l'ennemi, et ceux qui restaient furent

60

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

massacrés, de sorte que les ouvrages militaires furent pris et que la frontière devint complètement perméable aux Turcs. C'est vers cette époque, qu'une petite tribu turque de 400 tentes, nous dit Yahshi Fakih (soit, quelques milliers d'âmes), ayant pour émir un certain Ertoghrul (le faucon viril), vint s'installer, passant la frontière constituée par la Saggarios (Sakarya) avec troupeaux et chameaux, en un lieu appelé Sojiit. La petite ville de Sojiit est située à l'ouest du Saggarios, donc à l'intérieur des frontières byzantines de l'époque, à proximité du Biledjic actuel (la ville byzantine de Vélokôma) et aussi de la ville de Boziiyiik, en Bithynie. C'est une région vallonnée de basse à moyenne montagne. La date exacte de l'établissement de cette tribu peu conséquente ne sera sans doute jamais connue avec exactitude, mais elle se situe nécessairement après l'effondrement des défenses byzantines, soit après 1261, mais probablement moins d'une décennie après, soit entre 1261 -1271. La tribu d'Ertoghrul vivait de l'élevage, et au début, une sorte de modus vivendi s'est établi entre les nouveaux arrivants et les archontes chrétiens de la région, du moins, une partie d'entre eux. L'été, les Turcs laissaient leurs effets dans le château de l'archonte chrétien de Biledjik, pour monter avec leurs brebis dans les alpages du mont Domaniç, à une cinquantaine de kilomètres à vol d'oiseau au sud-ouest de Sojiit. Les hostilités commencèrent lorsque l'archonte d'Inegôl (la ville byzantine d'Aggelokôma, soit Village des Anges), voulut s'opposer à eux, et en 1285 les Turcs sous Osman qui avait succédé à son père Ertoghrul capturèrent la petite forteresse de Kulaca, près d'Inegôl, leur premier succès militaire. A partir de là, alors qu'à Byzance régnait Andronic II, homme pieu et bien intentionné, instruit et cultivé, mais complètement inadapté pour faire face à une situation qui exigeait un empereur-général capable et énergique, tel Alexis I à la fin du onzième siècle, les Turcs ottomans rayonnèrent à partir de leur habitat primitif dans toutes les directions, jusqu'à occuper pratiquement toute la Bithynie, lorsque meurt en 1332 l'infortuné Andronic. C'est les villes fortifiées de la Bithynie, complètement abandonnées à leur sort par le pouvoir central, qui résistèrent le plus longtemps, alors que depuis longtemps les Turcs étaient complètement maîtres de la campagne. Ainsi Prusse (Bursa) tombe en 1326, Nicée (Iznik) en 1331 et Nicomédie (Izmit) en 1337. Bursa sera la capitale de ce qui devenait graduellement l'empire ottoman jusqu'à la chute d'Andrinople en 1361, et c'est là qu'Osman et Orchan seront enterrés. Il convient de souligner que lorsque les Ottomans commencèrent, à partir des années 1280, à élargir leur territoire au départ exigu, ils trouvèrent la collaboration empressée de nombreux éléments locaux, dont un très célèbre fut Kôse Michel (Michel le glabre), qui plus tard, en tant

PRÉDICTIONS

ET

PROPHÉTIES

61

que compagnon d'Osman, adopta l'Islam et fut à l'origine d'une glorieuse famille de militaires turcs, les Mihaloglou. Ce n'est pas ici la place pour analyser les causes qui ont fait que de nombreux chrétiens, non seulement ont collaboré dès le départ avec l'envahisseur, mais ont aussi adopté la religion de ceux qui étaient devenus leurs maîtres. Ce qui est certain, c'est que l'événement crucial, à l'époque passé inaperçu, qui est à l'origine de l'établissement des Ottomans mais aussi d'autres émirats turcs sur le territoire de l'empire de Nicée, ce fut l'effondrement des défenses frontalières à partir de 1261, en raison de la politique menée par Michel VIII. Les tribus turques ou turcomanes pour ce qui les concerne étaient elles-mêmes poussées vers l'ouest par les Mongols Ilkhanides qui n'étaient pas encore musulmans et les persécutaient. Pour citer Inalcik' "la guerre sainte et la colonisation furent les éléments dynamiques de la conquête ottomane." Pour revenir à Michel VIII, comme l'observe très justement Constantin Paparrigopoulos (1815-1891), l'historien majeur de la Grèce moderne, dans sa monumentale Histoire de la Nation Hellénique2, Michel VIII devait batailler sur deux fronts, à la fois contre les Latins à l'Ouest et les Turcs à l'est, et à l'époque, le danger le plus grave et le plus imminent semblait bien devoir venir de l'ouest, avec les plans de reconquête de Constantinople de Charles d'Anjou. Aussi, la frontière de l'est fut-elle complètement négligée, les soldes des soldats furent diminuées et arrivaient irrégulièrement, et de ce fait ceux-ci désertèrent et la défense s'effondra, permettant l'établissement d'Ertoghrul en Bithynie, ainsi que des autres émirs turcs sur les côtes de la mer Egée. Lorsque en 1281 Michel VIII, se rendant enfin compte du danger, partit en expédition à l'Est, il fut très désagréablement surpris par la désolation et la dévastation qui régnaient dans le pays de sa jeunesse. Il se contenta de refortifier les défenses du Saggarios, sans s'attaquer à la tribu des Ottomans : son insignifiance, a été sans doute à l'époque la garantie de sa survie, les Ottomans, qui n'étaient pas encore connus par ce nom, étant alors une petite tribu de pasteurs pacifiques n'ayant encore entrepris aucune conquête hors des limites de leur territoire d'établissement. Et même une vingtaine d'années plus tard, lors des épisodes de la fameuse Compagnie Catalane, c'est encore les Turcs des émirats de Mendéché et d'Aydin plus au sud, le long du Méandre, qui apparaissaient les plus dangereux, et non pas les Ottomans, et c'est contre eux qu'Andronic II envoie la Compagnie Catalane, ^Halil Inalcik, The Ottoman Empire: The Classical Age 1300-16(X), Phoenix, Londres, 1973. ^S'agissant de l'oeuvre de Constantin Paparrigopoulos, écrite dans une langue archaïsante et indigeste, il existe depuis 1992 une traduction en grec contemporain en dix-huit livres, qui devrait permettre au lecteur moyennement instruit de se l'approprier. Outre la vivacité du style, le lecteur moderne trouvera quantité d'aperçus et de réflexions les plus diverses, parfois dans un style polémique, aperçus et réflexions auxquels il n'est pas toujours obligé de souscrire. Bref, il s'agit là d'une oeuvre majeure, aussi bien par sa longueur que par sa qualité, une oeuvre réfléchie et de longue haleine, qui mériterait d'avoir davantage de lecteurs : Constantin Paparrigopoulos, lstoria tou Ellinikou Ethnous Editions Kaktos, Athènes 1992.

62

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

a v a n t que ces mercenaires espagnols ne se tournent contre B y z a n c e qui les a v a i t e n g a g é s p o u r c o m b a t t r e les T u r c s . D o n c , M i c h e l

VIII

néglige

c o m p l è t e m e n t la tribu des O t t o m a n s , pourtant à l'intérieur des f r o n t i è r e s de l'empire, ce promettant de revenir plus tard pour continuer à mettre de l'ordre dans la région. Mais il meurt peu après et Andronic II qui lui succède est tout sauf l ' h o m m e de la situation qui va bientôt se développer. Par ailleurs, la très rapide m o n t é e en puissance des O t t o m a n s et leur domination graduelle sur les autres émirats turcs, s'explique de la façon suivante : d'une part, il a y a bien sûr l'accroissement naturel de la population ottomane, mais plus important est l'accroissement d é m o g r a p h i q u e et de puissance due à l'arrivée des éléments les plus actifs et les plus turbulents des autres émirats, qui n'avaient plus d'autres terres à conquérir en Asie Mineure au n o m de la djihad, sinon les terres encore byzantines q u e convoitaient j u s t e m e n t les O t t o m a n s . A ceux-ci, s'ajoutaient des éléments turcomans venus de l'est chercher fortune plus à l'ouest, point sur lequel insiste Halil Inalcik, et e n f i n c o m m e n o u s v e n o n s de le dire, les chrétiens convertis ou non à l'Islam qui venaient apporter leur c o n c o u r s a u x nouveaux arrivés.

L'ETENDARD DE MOURAD conte historique

Mourad II, après avoir démissionné du sultanat, en faveur de son fils Mehmed, alors âgé de 12 ans et qui résidait en Thrace à Edirne (l'Andrinople byzantine), s'adonne à son palais de Bursa (la Prousse byzantine) à l'étude de la philosophie et du Coran. Auparavant Mourad avait signé, durant l'été 1444 un armistice de dix ans avec les puissances chrétiennes voisines de l'empire, en particulier les Serbes et les Hongrois. Le récit qui suit est certes purement imaginaire, mais cependant ne contredit pas de faits historique avérés. *

Assemblée : au Palais de Mourad a Bursa On est début novembre 1444, en fin d'après-midi, et Mourad tient à son palais de Bursa, c o m m e cela lui arrivait parfois, une réunion informelle de notables et d'amis. Il y avait là plusieurs imams 1 et ulémas 2 , quelques cadis 3 , l'aga des janissaires 4 , un général des akindjis 5 , le secrétaire privé de Mourad, son médecin personnel, ainsi que le supérieur de la m e d r e s s a 6 locale. Le p r e m i e r v i z i r 7 n ' é t a i t pas là, mais il y avait un ou deux vizirs de rang inférieur, et aussi un Grec, qui p r é t e n d a i t e n s e i g n e r la r h é t o r i q u e à Constantinople, et qui se prenait pour un grand philosophe. En tout, une vingtaine d'invités. ' L ' i m a m dans la religion musulmane dirige à la mosquée la prière des croyants. o Les ulémas sont des savants érudits qui connaissent parfaitement la religion et la loi musulmane. Les cadis sont les juges en pays d'islam. ^ L ' a g a des janissaires est le chef des janissaires et ne reçoit ses ordres que du sultan. Les janissaires étaient à l'origine de jeunes enfants d'origine exclusivement chrétienne, raflées dans les populations chrétiennes soumises aux Turcs par le dévchirmé (ramassage d'enfants), puis élevés dans la religion musulmane ; ils constituaient en quelque sorte la garde personnelle du sultan. Payés par le trésor impérial et vivant dans une discipline stricte, mais en revanche choyés par le souverain, c'était le seules troupes immédiatement disponibles à ce dernier à roximité du palais. Cavaliers légèrement armés, très mobiles, formant l'avant-garde du gros des troupes et effectuant des missions de reconnaissance. ^ L a medressa est une école coranique, où les élèves apprennent à réciter le Coran et apprennent aussi la sharia (la juridiction islamique). Sorte de premier ministre dans l'empire ottoman. Nommé par le sultan, le premier vizii a\-Àw des pouvoirs très étendus. Plus tard dans l'histoire de l'empire ottoman, certains premiers vizirs ont été assez puissant pour pouvoir faire et défaire les sultans, qui eux devaient nécessairement être des descendants d'Osman, le chef de tribu à l'origine des Turcs ottomans (d'où aussi le terme d'Osmanlis pour désigner ces Turcs ottomans).

64

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

L a c o n v e r s a t i o n c o m m e n ç a p a r des p a r o l e s d e b i e n v e n u e , et se poursuivit par des banalités diverses. D e j e u n e s pages tout de blanc vêtus servaient aux invités du thé et de petits gâteux. L ' u n des invités, un i m a m , porta la conversation sur le fils de M o u r a d , le j e u n e M e h m e d , au profit duquel M o u r a d avait démissionné, et qui était à peine entré dans l'adolescence : — Et c o m m e n t va n o t r e j e u n e p r i n c e , le sultan d ' A n d r i n o p l e ? d e m a n d a l ' i m a m . Et M o u r a d de répondre : Il va très bien, et à à peine d o u z e ans, il sera bientôt plus instruit que moi, grâce à son maître, le mollah A h m e d bin Ismaël, qui ne lui laisse rien passer. Outre le turc et l'arabe, il lui apprend aussi le persan. Il est très doué, et sur le tas il apprend aussi à parler le grec a v e c ses sujets chrétiens. Il a u n e f a c i l i t é é t o n n a n t e p o u r les l a n g u e s . Si seulement il était un peu moins turbulent ! — H e u r e u x qui a un fils pareil ! dit l ' i m a m . — Oui, mais il ne faudrait pas q u e ses dons naturels et la c o n s c i e n c e qu'il a de sa supériorité sur les autres ne le rendent trop orgueilleux, et peutêtre m ê m e cruel envers les sujets qui oseraient le contredire, et plus e n c o r e à l ' é g a r d d e ses adversaires vaincus. C ' e s t ce qui a perdu Yildirim son arrière grand-père 1 , mon propre grand-père. L ' u n des vizirs : — N o u s s o m m e s là, avec les vizirs d ' A n d r i n o p l e , pour le m a i n t e n i r dans la voie de la sagesse ! — Q u ' A l l a h le M i s é r i c o r d i e u x b i e n f a i t e u r f a s s e q u ' i l en soit ainsi, répondit Mourad. A p r è s un court silence, la conversation prit alors une toute autre et fort intéressante tournure, lorsque q u e l q u ' u n dans l'assistance, sachant sans d o u t e q u e la q u e s t i o n interpellait M o u r a d , o r i e n t a la d i s c u s s i o n vers les d e u x religions qui s'affrontaient, le christianisme et l'islam. — L a preuve que l'islam est supérieur au christianisme, opina l ' i m a m , est que partout nos armes ont le dessus sur celles des chrétiens. — N o n , intervint le Grec, cela n ' e s t pas une preuve. N o u s nous disons que si les T u r c s gagnent f a c e aux Grecs et plus généralement les chrétiens, cela est la rétribution que Dieu nous inflige en raison de nos péchés. A M o u r a d d'intervenir : — D e toute f a ç o n , une religion qui p r ô n e l ' a m o u r du prochain et le p a r d o n des o f f e n s e s , n e p e u t être m a u v a i s e en soi. V u q u e b e a u c o u p d e m e s sujets sont chrétiens, et que notre Prophète a dit que Jésus était aussi un ' Baya/.id Yildirim (Bayazid l'éclair, Bajazet chez Racine), le grand-père de Mourad II, battit les croisés venus d'occident à Nicopolis en 1396, soumit les autres émirats turcs d'Asie Mineure, et entreprit de prendre Constantinople (aujourd'hui Istanbul). Mais ses ambitieux rêves d'extension le firent se heurter à Tamerlan (Timur-Lenk = Timur le Boiteux), le grand conquérant turco-mongol de Transoxiane (aujourd'hui en Ouzbékistan), et lors de la bataille d'Ankara en 1402 il fut fait prisonnier et mourut peu après.

PRÉDICTIONS

ET

PROPHÉTIES

65

prophète, un prophète qui l'avait précédé, je me suis intéressé à connaître les bases du christianisme. En lisant les Evangiles, la vie et la prédication de Jésus m'ont réellement intéressé, j'ai trouvé que Jésus a dit des choses auxquelles aucune personne aimant le bien et la paix ne saurait contredire ou s'y opposer. Mais, quand j'ai essayé d'approfondir mes connaissances sur les dogmes du christianisme, tels qu'ils ont été développés par la suite par les Pères de l'Eglise, j'ai été de surprise en surprise. Le christianisme est centré autour de la personne de Jésus, un peu comme l'islam est centré autour de la personne du prophète Mahomet. A la différence près, que si le prophète a dit être l'envoyé de Dieu, il n'a jamais prétendu être autre chose qu'un homme comme les autres, alors que les chrétiens prétendent que Jésus était en quelque sorte Dieu incarné : il était à la fois Dieu et Homme. Pour nous autres musulmans, cela est bien difficile à comprendre, vu que Dieu est unique et ne peut pas se transformer en homme. — Mais, intervint le sophiste, cela n'est pas difficile à comprendre pour un Grec. Les dieux des anciens Grecs ressemblaient beaucoup aux hommes ; comme les hommes, ils avaient des sympathies ou des antipathies, des amitiés et des inimitiés, éprouvaient de l'attraction ou au contraire de la répulsion les uns pour les autres et aussi, de la même façon, pour les humains. Il y avait entre eux des ententes et des rivalités, ils faisaient l'amour entre-eux mais aussi, si tel était leur désir, avec des humains, brefs ils ne différaient d'eux qu'en ceci : ils étaient immortels. De plus, ils avaient des pouvoirs que les mortels n'avaient pas. Ainsi Athéna ou une autre dieu ou déesse, pouvait intervenir lors d'une bataille et faire pencher celle-ci du côté qui lui plaisait. De la sorte, lorsque le christianisme vint de Palestine apporter la Bonne Nouvelle aux Grecs, ceux-ci n'eurent pas beaucoup de peine à admettre que Dieu en la personne de Jésus était venu sur terre pour les sauver de tout ce qui est le mal. Les Grecs donc, poursuivit le sophiste, qui sont pour beaucoup dans la codification du christianisme lors des premiers siècles de cette religion, et au-delà de ce qu'a été l'enseignement propre du Crucifié, sont peu choqués d'apprendre que Jésus était à la fois Dieu et Homme. — Peut-être, soupira Mourad, apparemment peu convaincu. — Un uléma, s'adressant directement au Grec, lui dit : — Je ne me souviens pas vous avoir vu au colloque que notre Maître organisa il y a quelques années à Andrinople, auquel avait participé votre compatriote Georges Gemistos, qu'on appelle aussi Pléthon , et qui, si je ne 1 Philosophe grec, assista au concile de Florence en 1437 (voir note qui suit), au cours duquel fut proclamée l'union des Eglises d'Orient et d'Occident, union qui permit de promouvoir une croisade de l'Occident contre les Turcs. Ce fut la malheureuse croisade qui prit fin à Varna, objet du présent conte historique. Pléthon prêcha pour le retour des Hellènes aux valeurs de l'Antiquité et mourut très âgé à Mistra du Péloponnèse, où il avait passé une grande partie de sa vie, peu avant la chute de Constantinople aux Turcs en 1453.

66

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

me trompe, réside actuellement à Mistra du Péloponnèse. Durant ce colloque, ce Pléthon avait justement discuté de religion et de théologie avec notre Maître. — Non, répondit le sophiste, je n'étais pas à ce colloque. — Mais, sans doute l'avez vous connu ? — Oui, j'ai rencontré Pléthon à plusieurs reprises, dont une fois à Andrinople. Au début, lorsque nous avons fait connaissance à Constantinople, il m'accueillait et discutait avec moi avec intérêt et courtoisie. Mais bientôt son attitude à mon égard devint de plus en plus réservée avant de se transformer en un froid glacial, et cela fait longtemps que l'on ne s'est plus vu. En fait, du point de vue des convictions religieuses, je suis un chrétien orthodoxe rigoureux, qui tient à la pureté des dogmes de notre Eglise et à la stricte observance de tous ses rites. Quant à Pléthon, je soupçonne, bien qu'il ne me l'ait pas dit ouvertement, qu'il ne croit à aucune religion, ni à celle du Christ ni à celle de Mahomet, à moins qu'il ne se soit construit sa propre petite religion, pour lui tout seul, pour son usage personnel, si on peut s'exprimer ainsi. D'où son attitude à mon égard, et en conséquence le fait que de mon côté je n'ai pas cherché à le revoir, et ce depuis bien longtemps. Mourad reprit alors la parole : — Notre ami, le philosophe grec, a essayé tout à l'heure de nous expliquer comment Jésus pouvait, selon les chrétiens, être à la fois Dieu et Homme. Soit. Mais lorsque j'essaie d'entrer plus en avant dans les dogmes du christianisme, je me heurte à de grandes difficultés. Difficile est pour moi de comprendre la notion de Trinité, à laquelle de grands savants chrétiens, d'après ce qu'on m ' a dit, ont consacré d'innombrables mémoires et même de gros livres. Certes, il ne s'agit pas de polythéisme, comme certains esprits de chez nous, peu instruits et d'une tournure d'esprit peu subtile, surtout comparés aux savants Grecs ou Latins, ont tendance de le penser. Il n'y a pas trois dieux dans le christianisme, le Père, le Fils et le Saint Esprit, mais un seul, qui se présente en quelque sorte sous trois formes différentes, selon les situations. Cela je veux bien l'admettre. Mais ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est que chez les Grecs et les chrétiens d'Orient, l'Esprit Saint émane seulement du Père, alors que chez les Latins d'Occident celui-ci émane à la fois du Père et du Fils. Pour l'esprit simple et sans détours qui est le mien, c'est là une subtilité qui me dépasse. Mais aux yeux des chrétiens, ce qui pour moi est une subtilité, pour eux est semble-t-il d'une importance insigne. Bien suffisante en tout cas pour qu'ils se traitent mutuellement d'hérétiques. Ainsi, au récent concile qui s'est tenu en Italie, à Florence, si je ne fais pas erreur, Grecs et

P R É D I C T I O N S

ET

P R O P H É T I E S

67

Latins, d'après ce qui m ' a été dit, se sont bien empoignés sur le sujet. J'ai craint un moment que lors de ce concile Grecs et Latins veuillent se liguer contre-moi pour nous expulser, nous autres Turcs, d'Europe ; mais l'empereur Jean, homme dont je respecte la droiture, m'a assuré qu'il s'agissait de simples débats théologiques concernant la foi 1 . — Mais c'est là la pure vérité ! s'exclama le sophiste, d'une voix aussi assurée qu'il savait son mensonge gros, et ceci dans le but évident de défendre ses coreligionnaires. — J'ai appris du Grec ici présent, poursuivit Mourad, mais aussi par d'autres, que lors de la communion, chez les chrétiens d'Orient, le pain de l'Eucharistie doit être fabriqué à partir de pain levé au levain, alors que chez les Latins se pain est fabriqué sans levain, comme font encore aujourd'hui les Juifs. Comme je ne comprenait pas bien la subtilité, je me suis adressé à ma noble et légitime épouse Mara 2 , qui est restée une fervente chrétienne, malgré son mariage avec moi. Mara donc, qui préfère pratiquer la religion et la charité plutôt que d'en parler, lorsque je lui ai posé la question du pain azyme, a d'abord semblé surprise et quelque peu contrariée, puis elle m'a répondu tout net : «C'est un grand péché que de communier comme le font les Latins avec du pain azyme, car selon nous le pain azyme ne peut se transformer en la chair du Christ, et par suite la communion devient un acte assimilable à de l'idolâtrie.» J'ai le plus grand respect pour les croyances religieuses de ma digne épouse, mais encore une fois, l'homme simple qui suis, avoue ne pas comprendre grand-chose à ces débats de théologie chrétienne. Si j'étais un homme méchant, je me serais sans doute réjoui de ce que les chrétiens se chamaillent entre eux sur des points de doctrine de ce genre, car cela les divise. Pour moi, qui a déjà été traqué par eux, il est plus facile de combattre un ennemi divisé qu'un ennemi uni. Sauf que je ne suis pas un homme méchant, je ne veux la destruction ni des Grecs ni celle des autres chrétiens, car je crois que chacun doit pouvoir vivre selon sa religion.

Le concile de Florence de 1437-1438 avait bien pour but de promouvoir une croisade contre les Turcs, dans le but de les bouter hors d'Europe et de sauver Constantinople de leur mainmise. Pour le pape cependant, le préalable à tout projet de croisade était d'arriver à un accord sur un dogme religieux unique pour tous les chrétiens, chrétiens orientaux c o m m e chrétiens occidentaux. Non sans difficulté, un tel accord fut finalement acquis, et une croisade organisée, mais qui se termina par le désastre de Varna de 1444 en Bulgarie. Avant Varna cependant, Jean VIII (1425-1448 ), alors empereur de l'empire byzantin ou de ce qui en restait, pour apaiser les inquiétudes de Mourad, chercha à convaincre le sultan que le seul but de la tenue du concile de Florence avait été de régler des questions théologiques sur le dogme des chrétiens. " M a r a (Marie), fut la seconde épouse de Mourad II. Fille du despote de Serbie Geoigcs Brankovitch, elle ne renia jamais sa foi chrétienne, et oeuvra toujours en faveur chrétiens, en particulier auprès du sultan Mehmed II (1451-1481), le fils de Mourad II et conquérant de Constantinople en 1453. Mehmed II avait pour elle le plus grand respect et cédait souvent à ses sollicitations en faveur des chrétiens.

68

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

Ainsi Mourad termina cet assez long monologue, juste interrompu une fois par l'exclamation du philosophe-sophiste grec. Un tel monologue était chose assez rare chez lui, et que l'assistance écouta sans broncher. D'habitude, il préférait plutôt écouter les autres, opinant de-ci de là son accord et parfois son désaccord. Lorsqu'il se tu, l'assistance resta un bon moment silencieuse. Puis certains échangèrent quelques propos sans importance, et Mourad se leva, donnant congé à tous.

Rêve de Mourad Ce soir là, après avoir, contrairement à son habitude, dîné seul et frugalement, servi par son fidèle chef eunuque Hassan, ce Hassan qui venait d'Egypte ou plutôt de Haute Egypte, du côte du Soudan, Mourad alla à sa bibliothèque, et au bout d'un moment, se saisit d'un livre et alla s'asseoir sur un sofa. Il ouvrit le livre au hasard et commença à lire. Mourad n'était point grand érudit. S'il lisait facilement l'arabe, il avait toujours des difficultés avec le persan. Il comprenait et parlait couramment la langue utilisée par une partie non négligeable de ses sujets, à savoir le grec du peuple. Mais malgré son désir et l'intérêt qu'il avait à cultiver son esprit, lorsque ses campagnes lui en laissaient le loisir, il était bien incapable de lire dans le texte les philosophes anciens, Platon ou Aristote. Aussi, comme à l'occasion il s'intéressait à des problèmes de philosophie ou de théologie, il lisait ceux-ci en traduction arabe. Ce soir là, il avait choisi de lire le Coran et de méditer sur quelques-unes de ses sourates. Il lisait lentement, sa myopie l'obligeant d'approcher le livre de ses yeux plus que normal. Aussi, à mesure qu'il lisait, le livre se promenait sur son visage de gauche à droite, et retour de droite à gauche. Si quelque passage l'intéressait tout particulièrement, il remuait légèrement les lèvres, comme pour le réciter à haute voix. De temps à autre, il levait les yeux au plafond, comme en contemplation, et restait ainsi immobile pendant un bon moment, le livre toujours entre ses mains. Puis il reprenait sa lecture. Au bout d'une heure ou un peu plus de ce manège, il se sentit fatigué. Ses paupières s'alourdirent et sans s'en apercevoir, il s'endormit sur le sofa, tenant toujours de sa main droite le livre ouvert. Quelque minutes plus tard, Hassan, serviteur aussi fidèle que sa peau pouvait être d'un noir d'ébène, entra dans la bibliothèque, voir si son maître n'avait besoin de rien. Le voyant endormi, il retira soigneusement le livre de la main droite qui le tenait, et le posa délicatement sur un guéridon, sans le refermer et sans chercher à savoir de quel livre il pouvait bien s'agir. Puis il couvrit son maître d'une légère couverture, souffla toute les bougies sauf une, et disparut.

PRÉDICTIONS

ET

PROPHÉTIES

69

Hassan ne savait pas lire. S'il avait su, il aurait pu remarquer que le pouce de la main de son maître qui tenait le livre ouvert était fixé sur le verset suivant du Coran : «Si ils violent leurs serments après avoir conclu un pacte et si ils attaquent votre religion, combattez les guides de l'Infidélité. En réalité, ils ne tiennent nul serment».'

Mourad endormi se mit à rêver qu'il se promenait le long de l'allée de son jardin préféré, plantée de beaux platanes bien entretenus. Tout d'un coup il ressentit un froid cinglant lui transpercer les os, et au même moment, un brouillard dense se rependre tout autour de lui, de façon à ne rien plus voir. Mais un instant plus tard, il suffoquait de chaleur, comme si un tourbillon de flammes descendait à travers le brouillard et venait l'aveugler. Ce tourbillon de flammes, s'est mis à se promener de-ci de-là au-dessus de sa tête, jusqu'à s'immobiliser près de la cime du platane sous lequel Mourad rêvait qu'il se trouvait. Epouvanté, Mourad se jeta à terre, implorant Allah de sa miséricorde, croyant que sa dernière heure était arrivée. Alors, au milieu de la boule de feu, un visage d'ange apparut, et s'adressa à Mourad d'une voix forte mais comme venant d'outre-tombe : — «Mourad, redresse-toi et ne crains rien, je suis l'archange Gabriel. Allah et son Prophète ont pitié de toi. Ils m'envoient te dire que les chrétiens parjures sont prêts à t'attaquer. Prends de suite toutes les troupes disponibles et rends-toi sans tarder à Anadolu-Hissar, le fort que ton père Mehmed a fait construire sur la rive asiatique du Bosphore. Dès qu'il fera nuit, embarque tes troupes sur tout bateau ou embarcation que tu trouveras, et même des barques et des radeaux, et fais leur traverser le détroit. Un brouillard à couper au couteau s'installera, un prodige d'Allah. Traverse alors en toute sécurité le Bosphore et rassemble tes troupes sur la côte européenne, au nord de Constantinople. De là, fait ta jonction avec les troupes de ton fils Mehmed, le jeune sultan d'Andrinople, et à la vitesse de l'aigle, rends-toi à Varna, où les chrétiens sont rassemblés et perdent leur temps à ne rien faire et à se chamailler pour des vétilles. Là, tu leur régleras leur compte.» Ainsi parla l'Archange. Au début ahuri et abasourdi, glacé de terreur, Mourad reprenait graduellement ses esprits. Il dit à l'Archange : — Que la volonté d'Allah le Tout Puissant et Miséricordieux soit faite. Mais comment vais-je traverser le détroit par un brouillard si dense, comment vais-je m'orienter ? Mes hommes ne sont pas des marins, quelques' Le Coran, sourate IX, verset 12 ; traduit de l'arabe par Régis Blachère, Maisonneuve et Laroche, Paris 1966.

70

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

uns m ê m e savent à peine ce qu'est la mer, nous n'avons même pas des boussoles pour nous guider. Si le brouillard nous cache des bateaux ennemis, en revanche, de par les vents, les courants et les dérives de toute sorte, nous allons nous retrouver dispersés sur toute la côte européenne, voire même d'aucuns se retrouveront sur la côte asiatique d ' o ù ils sont partis ! C o m m e avec un tel brouillard on ne verra pas le phare le plus puissant même à soixante mètres, j e risque par malchance, de me retrouver au milieu de la Corne d ' O r . Génois de Galata, Vénitiens et Grecs de Constantinople, vont alors bien rigoler et vont bien s'amuser de m'avoir capturé vivant, et pour me libérer, il vont demander à cour sûr des sommes énormes, une rançon qui dépassera peut-être les revenus de toute une année de mon empire ; pire, ils demanderont peut être l'expulsion de tout musulman de la terre d'Europe. Archange Gabriel, que dois-je faire ? L'Archange répondit : — Devant la proue de chacun de tes navires, à courte distance, un rayon de lune guidera chacun de tes navires. Ce rayon sera invisible à l'ennemi. Si par hasard un vaisseau ennemi se dirigeait sur toi, le rayon de lune fera un petit écart et contournera l'obstacle. Ton passage et celui des tiens ne provoquera pas plus de trouble et ne fera pas plus de bruit que le vol d ' u n e hirondelle au fil de l'eau. Ainsi parla l'Archange. Mourad voulut poser encore une question, mais l'apparition avait disparu. Du coup, il se réveilla. Il baignait dans sa sueur, son cœur battait la chamade. Il pouvait être deux heures du matin, il avait dormi peut-être durant trois heures.

Un Emissaire

Arrive

Mourad resta un long moment étendu sur le sofa où il avait dormi. Puis il remua une petite cloche pour appeler Hassan. Ce dernier dormait, ainsi il tarda quelque peu à venir. Dès qu'il apparut, Mourad lui dit : «fais venir de suite mes devins. Que mon médecin personnel vienne aussi dès que possible.» Des tchaouch (estafettes) sortirent de suite du palais, les uns courant à pied, les autres montés à cheval, lorsque les destinations étaient plus éloignées. Il faisait nuit, l'aube était encore loin. Quelques nuages encombraient le ciel et faisaient disparaître les étoiles et la lune dans son premier quart, pour les laisser apparaître à nouveau, à mesure q u ' u n petit vent les poussaient. Autrement, tout était calme.

P R É D I C T I O N S

ET

P R O P H É T I E S

71

Au bout de trois-quarts d'heure ou un peu plus, tout le monde était là. Il devait était quatre heure du matin. Mourad commença par s'excuser d'avoir appelé ses devins à une heure si matinale, mais se justifia en disant qu'il avait eu une vision qui l'avait beaucoup inquiété. Après quoi il commença à leur exposer son rêve. Il n'avait pas encore terminé de parler, que dans la cour du palais on entendit les sabots d'un cheval au galop. Montrant son laisser-passer aux janissaires qui montaient la garde, le cavalier, qui était un émissaire des troupes de la frontière s'engouffra, précédé d'un serviteur du palais, dans les couloirs qui menaient au sultan. Lorsqu'il arriva devant lui, il se prosterna puis lui baisa la main. — Qu'y a-t-il donc de si urgent pour venir au palais à cette heure indue, questionna Mourad inquiet. — Maître, dit l'émissaire, les chrétiens ont traversé le Danube et sont à Varna. Comment cela est-il possible, dit Mourad, incrédule. Nous avons signé cet été un traité de dix ans avec les chrétiens, l'encre de ce traité a à peine séché. — Je ne sais pas, Maître, le fait est que les chrétiens sont entrés dans nos territoires. — Et tu n'a pas de message écrit du sanjak-bey 1 des frontières ? — Non, Maître. Des forteresses sur le trajet sont encore tenues par les Romains (les Grecs byzantins), et le long du Bosphore et de la Propontide croisent les navires de la flotte latine. Ainsi, si jamais j'avais été pris, les chrétiens n'auraient rien pu savoir ; ils auraient pu m'interroger, me torturer, me suspendre par les pieds, me trancher le nez et les oreilles, me menacer même de me couper la tête, ils n'auraient jamais tiré un seul mot de moi. — Très bien, va rejoindre les janissaires ; j'aviserai plus tard l'aga pour qu'il te récompense de ta bravoure. — L'émissaire se prosterna à nouveau et s'éclipsa. Mourad n'avait plus besoin de ses devins pour interpréter son rêve. Avant cependant de les renvoyer chez eux, il ne pu s'empêcher de murmurer entre ses dents : «Je croyais que les chrétiens tenaient leur parole et respectaient les traités. Maintenant je m'aperçois qu'il n'en est rien et qu'ils m'ont floué.»

1 Le sandjak-bey commande un sandjak (sandjak=étendard), subdivision administrative du beylerbeylik, la plus grande dans l'empire ottoman.

72

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

Conseil de Guerre Il manda alors son secrétaire particulier, et lui dicta l'ordre suivant, à destination de tous les chefs militaires alentour : «Moi Mourad, fils de Mehmed et descendant d'Osman, sultan des Turcs par la grâce d'Allah, vous ordonne d'être prêts à partir avec votre contingent en expédition. Vous devez me rejoindre à Bursa au plus tôt. Ceux qui seront là avant l'aube seront récompensés. Ceux qui traîneront les pieds sans justification et ne seront pas là à midi seront punis.» Par ailleurs il fit venir à lui, malgré l'heure encore très matinale, l'aga des janissaires, le beylerbey 1 des troupes d'Asie et nombre de leurs officiers pour tenir un conseil de guerre. Lorsque ceux-ci arrivèrent, se disant que pour qu'on les dérange de si bonne heure, quelque chose de grave devait se passer, Mourad, en ouvrant le conseil, leur fit part de la situation et demanda de quelles troupes on disposait et combien de temps il fallait pour les réunir. L'aga des janissaires, le premier à répondre, lui dit que quelques cinq mille janissaires se trouvaient dans leurs cantonnements à proximité immédiate du palais. C'était des troupes d'élite, choyées par le sultan, destinées à surveiller et à protéger le palais, et aussi à réprimer tout désordre ou mouvement de foule dans sa capitale. Quelque quatre mille autres étaient cantonnés dans différents endroits à proximité immédiate de la ville, et pouvaient être là en une heure au plus. Puis le Beylerbey d'Asie prit la parole : — Une partie des troupes d'Asie est cantonnée à Izmit 2 . Ils sont environ vingt mille, et se trouvent sur votre chemin, Maître, si vous voulez rejoindre la mer de Marmara. Il faut y ajouter quelques cinq à dix mille qui se trouvent dans les cantonnements ou les forteresses de la Mésothynie 3 et du Bosphore. Trente mille hommes ou un peu plus se trouvent loin à l'est à la frontière avec les Karamans 4 . Comme nous sommes désormais en paix avec les Karamans, nous pouvons retirer le gros de ce contingent de région frontière, mais il leur faut plusieurs jours pour qu'il arrive jusqu'à Izmit. Plus au nord, de petits contingents tiennes en respect les turbulentes tribus turcomanes des Akkoyounlou et des Karakoyounlou. Il y a peu de troupes qu'on puisse retirer de là, si on veut conserver la sécurité dans la région. ' Le beylerbey dirige le beylerbeylik, la plus grande division administrative dans l'empire ottoman. Du temps de Mourad II, il n'y avait que deux beylerbeylik, celui d ' A s i e et celui d'Europe. 2

L a Nicomédie byzantine, à 100 km à vol d'oiseau au nord-est de Bursa, au fond du golfe de même nom. ^La Mésothynie est la péninsule formée de la mer Noire et de la profonde entaille dans la terre formée par la Propontide vers l'est, en partant du Bosphore. 4

L e s Karamans étaient une puissante tribu turque, habitant la région de l'actuelle Konia et des monts du Taurus (sud-est de la péninsule d'Asie Mineure). Ils étaient souvent en conflit avec les Turcs ottomans.

P R É D I C T I O N S

ET

P R O P H É T I E S

73

Enfin, un petit contingent se trouve face au petit empire grec de Trébizonde, d'où, si on retire la moitié, cela ferait encore mille-cinq cents à deux mille hommes, mais ils ne pourront venir que par mer et avec l'accord des Grecs de Trébizonde, car la route terrestre est longue, difficile et dangereuse. — Nous n'avons pas le temps d'attendre les troupes de l'est, intervint Mourad. Il nous faut faire vite, sinon les croisés risquent de se diriger vers Andrinople, et faire le siège de la ville, dans laquelle se trouve aussi le jeune sultan. De combien de troupes dispose le jeune sultan ? — A Andrinople, la région de l'Aimos et toute la Thrace, il devrait y avoir pas loin de quarante mille combattants. On ne peut pas compter sur les troupes stationnées le long du Danube. Mais comme vous savez, ces hommes sont hors de ma juridiction, puisqu'ils dépendent du beylerbey des troupes de l'ouest. Il faudrait s'adresser à lui pour en connaître leur nombre et leurs positions exactes. — En somme, dit Mourad, avec les troupes de l'ouest et sans celles des frontières de l'est, je ne dispose pas de plus de quatre-vingt mille hommes prêts à partir en campagne. Le beyberley opina de la tête, de façon à dire oui. — Un officier supérieur intervint : — Quatre-vingt à quatre-vingt-dix mille hommes, si on peut rappeler d'urgence des janissaires et autres militaires qui ont récemment pris leur retraite ou quitté l'armée. Le beylerbey : — Si notre sultan considère qu'il n'a pas suffisamment de troupes pour affronter l'ennemi, on peut retarder le début de la campagne d'environ deux semaines, dans l'attente de l'arrivée des troupes de l'est. On disposera alors de cent-vingt mille hommes. — L'aga des janissaires : — Perdre son temps à attendre n'est pas bonne chose. Si entre temps les croisés descendent en Thrace et arrivent à prendre Andrinople, ce serait pour nous un vrai désastre. D'abord, notre jeune sultan est encore trop jeune pour savoir soutenir un siège, et j'ignore si il dispose de bons généraux pour le seconder. De fait, le beylerbey des troupes de l'ouest, pour qui j'ai la plus grande estime, accompagné de plusieurs de ses meilleurs généraux, est parti du côté de l'Albanie. Lui et ses généraux, comme notre Maître le sait, pensaient profiter de l'occasion offerte par notre récent traité avec les Serbes, les Latins et les Hongrois, pour préparer une nouvelle campagne contre Skanderbeg 1 , après notre échec du mois de juin dernier, et lui régler ce coup-ci définitivement son compte. ^Skanderbeg (déformation d'Iskander-beg = le bey Alexandre), est le nom donné par les Turcs à Georges Castriota, rejeton d'une grande famille albanaise lorsque, jeune-homme, il se rendit à Andrinople. Converti à l'islam, il se mit au service du sultan, dont il acquit l'estime et la confiance. Mais en 1443 il revint en Albanie, fit retour au christianisme et souleva les populations albanaises contre les Turcs. Il mena avec succès de longues luttes contre Mourad II et Mehmed II, à partir de sa forteresse de Kroïa dans les montagnes. Il décéda en 1468 , et c'est alors seulement que les Turcs purent complètement subjuguer les terres albanaises.

74

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

— D e plus, intervint Mourad, quel sera le sort du jeune sultan, mon fils, si par malheur Andrinople était prise ? Non, j e crois qu'il faut, avec les troupes dont nous disposons, partir au plus vite pour la Propontide, la traverser à tout prix, malgré la présence de la flotte vénitienne, puis nous réunir avec les troupes du jeune sultan, et ainsi réunis nous porter sans plus attendre sur Varna. C'est ce qui fut décidé.

Mourad

écrit a Mara L'aube pointait, et dès que le conseil fut terminé et la décision d'agir

vite prise, Mourad s'assit et écrivit un court mot à Mara, son é p o u s e légitime : Ma très chère épouse, Je dois partir pour l'Europe d'urgence. Je n'ai pas le temps de passer pour te dire au revoir. Les chrétiens, tes coreligionnaires, nous attaquent. Et ce malgré le traité d'armistice que je viens de signer avec eux cet été. Ils sont déjà à Varna, de notre côté du Danube. Il me faut au plus tôt traverser la mer de Marmara et me joindre, au delà de Constantinople, à mon fils Mehmed, notre jeune sultan d'Andrinople, et toutes troupes réunies, barrer la route à l'adversaire. J'espère, avec l'aide de Dieu, être bientôt de retour, et pouvoir te raconter toute cette histoire invraisemblable dans le détail. Si jamais il devait m'arriver malheur, prends le plus grand soin de Mehmed mon fils. Tu sais combien il t'aime et il te respecte, même si tu n'es pas sa mère. Je peux te le dire maintenant, mon plus grand regret est que Mehmed ne soit pas ton fils et que je n'ai pas eu d'enfants de toi 1 . Mais, tu le sais, cela n'est pas de ma faute. Je ne peux t'écrire plus longuement, l'urgence commande, mais je t'embrasse avec toute l'affection que je peux avoir pour toi. Mourad. Lorsque Mourad eut terminé sa lettre, il manda Hassan et lui dit : va donner cette lettre au chef-eunuque du harem (le gynécée), pour qu'il la remette à la sultane Mara dès que celle-ci sera réveillée. Puis, après avoir griffonné un court mot il appela un jeune page et lui dit : va chez le philosophe grec, dont tu connais l'adresse, et remet lui ce petit mot. Qu'il soit prêt, car des cavaliers viendront bientôt chez lui le chercher.

Les origines de la mère de Mehmed sont inconnues, sauf qu'étant une esclave elle ne pouvait pas être musulmane. Mara (Marie) Brankovitch, la fille du despote de Serbie Georges Brankovitch, est arrivée à Andrinople en 1435, où elle a épousé Mourad. A cette date, Mehmed, le futur conquérant de Constantinople, était un petit enfant d'un ou deux ans. Selon certaines informations le mariage de Mourad II avec Mara n'aurait jamais été réellement consommé, ce qui explique que Mourad n'a pas été père du côté de celle-ci.

PRÉDICTIONS

ET

PROPHÉTIES

75

En effet, lors de l'assemblée de la veille, le Grec avait demandé au secrétaire particulier de Mourad, avant de partir, de lui préparer un laissezpasser pour le lendemain, que Mourad où son secrétaire particulier devaient signer. Il voulait en effet rentrer à Constantinople. Dès lors que Mourad se rendait lui-même du côté du Bosphore, il s'était dit qu'il pouvait prendre le philosophe avec lui, de sorte de profiter durant le trajet de sa présence et continuer ainsi avec lui la discussion entamée la veille.

L'étendard de Mourad et Deuxième Discussion The'ologue Les unes après les autres, les différentes orta (compagnies) de janissaires arrivaient et se rangeaient en bon ordre à proximité du palais. Juste devant la porte d'entrée du palais, deux carrosses étaient positionnés. Ils étaient tirés chacun par quatre puissants et lourds chevaux ; derrière le premier carrosse, était attachée la jument préférée de Mourad, celle qu'il montait en campagne. A quarante-deux ans, Mourad restait un homme vigoureux et en bonne santé, bien qu'apparaissaient déjà les premiers symptômes de la maladie qui devait l'emporter à peine sept ans plus tard. En tout cas, il aurait pu faire le parcours, si nécessaire, en chevauchant sa monture préférée, et non assis dans l'un des carrosses. Toutefois, en voyageant à l'intérieur du carrosse, il pouvait en même temps rédiger des ordres et affiner ses plans de campagne, aidé en cela par ses secrétaires et ses généraux. Les deux carrosses étaient donc destinés, certes, au confort de Mourad et de ses invités de marque lors de ses déplacements ou campagnes militaires, mais servaient aussi et surtout comme une sorte d'état-major en mouvement. ; leur confort était relatif, avant tout utilitaire et sans aucun luxe. Dans celle destinée au sultan (mais en fait le rôle des deux carrosses était interchangeable) on y trouvait une table pour écrire et déployer des documents, des chaises et deux couchettes, l'une pour le sultan et l'autre pour son chef eunuque. On y trouvait aussi des rayonnages pour y placer vêtements, objets de toilette, livres et tout autre chose dont Mourad aurait pu avoir besoin en déplacement. Lorsque la longue colonne militaire s'ébranla, il pouvait être midi ; elle était constituée comme suit : précédé seulement de quelques akindjis, superbe sur sa monture, un cheval arabe de race tout noir, l'aga des janissaires ouvrait la marche. Sa coiffe était au moins trois fois aussi volumineuse que sa tête, blanche et de forme ronde, elle descendait presque au niveau de ses sourcils, et sur son extrémité supérieure, elle se terminait par une courte pointe en forme de cône. Sa barbe était longue mais bien taillée, avec des reflets blond-roux. Toute sa parure était luxueuse. De sa main gauche il tenait

76

UN

H I S T O R I E N

B Y Z A N T I N

DU

15

e

S I È C L E

un bâton de commandement, et un long sabre de cavalerie pendait du même côté. Ainsi, de sa main droite libre, il pouvait tirer le sabre de son fourreau en un clin d'œil, dès la première alerte. Derrière leur aga marchaient les janissaires à pied, armés d'arcs et de yatagans ; puis, devant les carrosses où avait prit place Mourad, une bande militaire, avec fifres, flûtes et tambours, jouait à intervalles réguliers des aires militaires entraînants. Derrière les carrosses suivaient les spahis à cheval 1 , armés d'arcs et de lances, d'épées et de petits boucliers. Suivaient les yayas à pied 2 , puis le train, enfin un détachement de spahis en arrière garde fermait la marche. Sur une rampe fixée à l'avant du carrosse de Mourad flottait son étendard, sur lequel on avait épinglé l'exemplaire qui lui revenait du traité qui venait d'être signé cet été et que les chrétiens parjures venaient de rompre. Comme ce qui était écrit sur le traité ne pouvait guère être lu par la foule qui assistait, étonnée et surprise, mais aussi émerveillée, au spectacle de ce long défilé militaire, lors de la traversée des villes et des villages, mais aussi par les paysans qui s'activaient dans leurs champs, on avait fait la chose suivante : quatre grands panneaux, de près de quatre mètres de long sur deux mètres de haut, avaient étaient peints à la hâte, un panneau étant fixé de chaque côté des deux carrosses. Sur ces panneaux étaient peints en grands caractères, visibles à bonne distance, les termes essentiels du traité, et ce en trois langues, turc, grec et latin. Sans plus d'explications, les spectateurs pouvaient ainsi avoir une idée de ce qui se tramait. La queue de la procession avait à peine quitté Bursa, que quelques cavaliers rapides rejoignirent le carrosse du sultan. Parmi eux se trouvait le philosophe grec. Mourad l'accueillit aimablement, et en quelques mots le mit au courant de la situation. — Mais, dit le sultan, je ne t'ai pas fait venir simplement pour t'accompagner jusqu'au Bosphore, mais aussi pour poursuivre avec toi la conversation que nous avions entamée hier et te poser quelques questions. — Je suis là pour y répondre, répondit le philosophe. — Pour ce qui me concerne, commença Mourad, il est hors de question que je m'attaque de nouveau à Constantinople. L'échec de 1422 m'a assagi 3 , et il ne faut pas aller contre la volonté d'Allah. Mais suppose que le jeune sultan d'Andrinople, dont on devine déjà la fougue et l'audace, veuille faire le même Les spahis de manière générale étaient dans l'empire ottoman des cavaliers propriétaire d'un timar, terre accordée par le sultan, dont ils avaient l'usufruit ; de confession non nécessairement musulmane, du moins aux 15e et 16e siècles, les timariotes devaient en échange le service militaire en compagnie de leurs hommes. Les spahis de la Porte étaient la garde montée du palais du sultan, et c'est de ceux-là qu'il s'agit ici. 'y

Soldats à pied d'origine paysanne et musulmane, servant en cas de guerre dans 1 armée. ^Lorsque il accéda au pouvoir après le décès de son père Mehmed I, le jeune Mourad II tenta de s'emparer de Constantinople en 1422, mais le siège échoua.

PRÉDICTIONS

ET

PROPHÉTIES

77

projet que moi dans ma j e u n e s s e , et que lui réussisse à prendre Constantinople. Une fois la Ville entre nos mains, quelle devra être notre attitude face aux non musulmans ? — Maître, répondit le philosophe, voilà une question bien ardue et bien délicate. Je vais cependant essayé d'y répondre, et sachant qu'entre quatre yeux on peut tout te dire ; au risque d'être arrogant voire insultant, j e vais te dévoiler le fond de ma pensée. Jadis les Romains venus de Rome, que j e distinguent de ceux qui aujourd'hui vivent dans Constantinople et prétendent être les successeurs de ces anciens Romains, jadis donc, ces Romains ont conquis la Grèce par la force de leurs armes. Qu'est-il alors arrivé ? Les Romains ont été subjugués par la culture supérieure des Grecs, leurs philosophes, leurs historiens, leurs artistes, leurs tragédiens, leurs architectes, leurs médecins, si bien que l'élite de la nation romaine s'est mise à parler le grec et à adopter au moins en partie ses mœurs. En somme, le vaincu est devenu en quelque sorte le vainqueur grâce à sa civilisation supérieure. Aujourd'hui encore, malgré nos défaites militaires et notre situation plus que précaire, je reste persuadé de notre supériorité intellectuelle sur ceux qui nous entourent, non seulement les Latins de l'ouest de toute espèce et de toutes origines, mais aussi, pardonnez-moi Maître, de vos sujets musulmans, dont la culture, les mœurs et la civilisation restent frustes et primitives. Ce qui s'est passé il y a maintenant douze, treize, quatorze, voire plus de quinze siècles avec les Romains, pourquoi ne pourrait-il pas se répéter aujourd'hui. Pourquoi est-ce que les Turcs n'adopteraient-ils pas la civilisation hellénique, comme jadis les Romains ? Il y a cependant une différence essentielle entre ce qui s'est passé il y a tant de siècles et la situation d ' a u j o u r d ' h u i : depuis, on a connu la vraie religion, grâce à Jésus Christ le sauveur de l'humanité. Et j e prétends que nous autres Orthodoxes somment les seuls dépositaires de la vraie religion chrétienne, non pas les Occidentaux schismatiques 1 . Aussi, mon espoir est que tous, non seulement les musulmans tes sujets, mais aussi les autres chrétiens, vont rallier un jour l'Orthodoxie. Le fait que Constantinople tombe aux mains des Turcs, peut en ce sens être un bienfait plutôt qu'un malheur, et faciliter les choses. Suppose que ton fils conquière non seulement Constantinople, mais toute l'Europe. Alors, si lui-même devient Orthodoxe,

L'histoire des conflits entre le patriarche de Constantinople et le évêque de Rome est longue et compliquée, et ce n'est pas ici le lieu de la détailler. Disons simplement que la rupture définitive entre chrétiens orientaux et chrétiens occidentaux eut lieu en 1054 après J.-C., et depuis, ces deux composantes de la chrétienté (en ne tenant pas compte de la Réforme, qui vient beaucoup plus tard), s'accusent mutuellement d'être des schismatiques. Le schisme entre l'église catholique d'Occident et les chrétiens orientaux (en particulier Russes, Roumains, Serbes, Bulgares, Grecs, la majorité des Ukrainiens et quelques autres en Orient) n'est toujours pas résolu.

78

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

il pourra imposer l'Orthodoxie à toute l'Europe, ce qui pour moi, ne peut que plaire à Dieu. — En tout cas, tu ne manques pas de culot, dit Mourad, mais comme tu es un philosophe et que je sais que les philosophes ont l'art de bien parler, de façon à chercher à démontrer, selon leur désir, tout et le contraire de tout, je ne m'en offusque point. Mais au fait, crois-tu qu'il serait si facile que ça de convertir tous ces gens, musulmans depuis des siècles, à la religion chrétienne ? Puis, s'il est vrai que nous autres Turcs somment quelque peu frustes en matière de raffinement et de pensée philosophique, d'autres populations musulmanes ont produit des civilisations qui valent bien à mon avis celle des Grecs, dont tu sembles si fier. Ou alors tu ignores les Perses, Bagdad et ses grands califes, l'Egypte et sa civilisation encore plus ancienne que la tienne. Mais revenons à la religion orthodoxe. Quelle preuve peux-tu fournir que, pour se limiter aux chrétiens, les Orthodoxes sont dans la vraie croyance, alors que les Latins se trompent ? — D'abord, dit le Grec, les Latins disent que le Saint Esprit émane... — Ne parlons plus de Saint Esprit, l'interrompit brusquement Mourad. Nous en avons parlé hier, et j'avais bien laissé entendre que toutes ces subtilités concernant le Saint Esprit me dépassent et, au fond, ne m'intéressent guère. Revenons plutôt à la question que je t'avais posée au départ, à savoir, quelle doit être l'attitude d'un sultan musulman maître de Constantinople, à l'égard de ses sujets chrétiens ? — Puisque tu te refuses d'écouter mes arguments qui démontrent que seul le dogme des Orthodoxes est le vrai et que tous les autres sont dans l'erreur, je me vois obligé de faire court et d'exposer mon point de vue de manière directe et sans détours. Pour ce qui est de Mahomet, au risque de te déplaire, je crois pour ma part que c'est un faux prophète. Lui-même disait que s'il était l'envoyé de Dieu, pour le reste il n'était qu'un homme comme les autres. Or, nul homme ne peut sauver l'humanité du péché originel, seul Dieu peut le faire, et c'est dans ce but qu'il a envoyé son Fils sur terre [à ce moment, Mourad réfléchissait : mais qu'est-ce juste que le péché originel ? Le fait que Eve, la première femme, donne à manger à Adam, le premier homme, une pomme, comment cela peut-il induire une tare indélébile sur l'humanité toute entière, et ce pour toutes les générations futures ? Mais il ne posa pas la question au Grec.] Celui-ci, sans faire attention au visage songeur de Mourad, continuait : — Je crois donc que la chute de Constantinople aux Turcs ne serait pas une mauvaise chose, si le sultan adoptait comme religion l'Orthodoxie, dans le but de la propager ensuite parmi tous ses sujets. Je voudrais ajouter que...

PRÉDICTIONS

ET

PROPHÉTIES

A ce moment Hassan entra dans le carrosse et dit le déjeuner est servi. Ton invité va-t-il manger avec toi carrosse pour que tu puisses manger en paix ? — Non, dit Mourad, nous sommes trop pressés, allons manger ensemble alors que le carrosse continue tournant vers le philosophe :

79

à Mourad : Maître, ? Faut-il arrêter le mon invité et moi de rouler. Puis, se

— Là, nous allons de suite manger. Mais pour clore cette difficile discussion et passer à des choses plus terre-à-terre et plus plaisantes, dis-moi seulement ceci : en supposant, c o m m e tu dis, que le sultan embrasse l'Orthodoxie après avoir pris Constantinople, faudra-t-il qu'il impose ses propres c r o y a n c e s aux autres, q u ' i l soient m u s u l m a n s ou chrétiens schismatiques, au besoin par la force et la contrainte? — Oui, dit le philosophe, au besoin par la force et la contrainte, ainsi seulement le royaume de Dieu sur Terre pourra se réaliser. Mourad ne répondit rien mais au fond de lui, il ne put s'empêcher de penser : «Celui qui croit être le seul détenteur de la vérité et de toute la vérité et qui, ayant le pouvoir, cherche à l'imposer aux autres par la force, celui-là risque fort d'être un dictateur impitoyable et sanguinaire. Un tel fanatique ne laissera derrière lui que sang et ruines, et sera honnit de l'histoire.»

Epilogue Mourad réussit à traverser le Bosphore et réunir ses troupes à celles du jeune sultan Mehmed. Arrivé à Varna, il y battit les chrétiens. Ce fut la dernière tentative sérieuse des chrétiens pour bouter les Turcs hors d'Europe. Certains documents laissent à penser que ce sont les Génois, qui par esprit de lucre, ont fait traverser le Bosphore aux troupes de Mourad. Celui-ci aurait donné une pièce d'or pour tout soldat l'ayant traversé.

BAYAZID ET ROXANA Fiction historique

Nous sommes en l'an 1402 de l'ère chrétienne et le conflit a éclaté entre le sultan ottoman Bayazid Yildirim (Bajaret chez Racine) et le conquérant turco-mongol Timur-Lenk, plus connu en Occident sous le nom de Tamerlan. Lorsque les envoyés de Tamerlan arrivèrent à la cour de Bayazid, réclamant de celui-ci la restitution de leurs territoires aux émirs turcs qu 'il avait spoliés, Bayazid les fit fouetter et renvoyer à leur maître avec des paroles insultantes. A la bataille d'Ankara qui s'ensuivit suite à l'intransigeance de Bayazid, celui-ci fut battu et fait prisonnier. Le texte qui suit est une fiction, mais qui ne déroge cependant pas à la vérité historique connue. *

Ce qui aurait pu arriver si Bayazid avait suivi le conseil de sa concubine Roxana. Parmi toutes les femmes de son harem, la préférée de Bayazid était la blonde et douce Roxana, à la taille fine et élancée, originaire de Tanais. Elle seule savait le retenir, le raisonner, domestiquer d'une certaine manière ses pulsions primitives et brutales, et aussi canaliser dans une certaine mesure sa passion insatiable pour les femmes, mais aussi, à l'occasion, pour les jolis garçons. Lorsque les envoyés de Tamerlan arrivèrent, portant le message de leur maître, sa première réaction fut de les faire fouetter et de les renvoyer à leur maître, avec un message d'une arrogance dont il avait le secret : "Tamerlan, si tu n'es pas cocu, ne crains pas de venir m'affronter avec tes troupes quand tu voudras et là où tu voudras". Cependant cette première réaction de colère pleine d'orgueil fit peu à peu place à une analyse plus calme et objective de la situation. Tamerlan était pour Bayazid un adversaire bien plus redoutable que ne l'avait jamais été aucun royaume ou aucune nation des Chrétiens de l'Ouest : il possédait des troupes considérables, venant partout de son immense empire, mais surtout ces terribles cavaliers Tatares, qui ne faisaient pas plus cas de leur vie que de celle des autres, et dont l'assaut balayait tout sur son passage. De son côté, Bayazid possédait sa troupe d'élite, les Janissaires. Ils étaient tous issus de foyers

82

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

chrétiens de son empire. Enlevés de force à leurs familles dès leur plus jeune âge, ils étaient d'abord convertis à l'Islam, puis rendus experts dans le métier des armes. Ils formaient la garde personnelle du Sultan, qui avec Allah était le seul père qu'ils reconnaissaient. En somme, ils lui étaient dévoués à la mort. Derrière cette troupe d'élite des Janissaires, il y avait ses troupes turques venant du recrutement des tribus d'Anatolie. C'était des combattants courageux et très résistants. Mais seraient-ils fidèles ? Il n'y a pas encore si longtemps il avait dû faire campagne en Anatolie, pour ramener à l'obéissance des émirs qui supportaient mal sa domination. Et puis, même fidèles, ces troupes turques résisteraient-elles aux vagues répétées des cavaliers Tatares, qui dispersaient tout sur leur passage, comme un vent de fin d'automne fait tourbillonner les feuilles tombées des arbres ? Même ses Janissaires, sauraient-ils réagir efficacement face à un adversaire dont les méthodes de combat leur étaient inconnues? Il demanda conseil à Roxana. Elle lui répondit : — Moi je t'aime et je ne veux pas te perdre. Ne fais pas la guerre à Tamerlan. Il est dix fois plus fort que toi. S'il te bât (et Tamerlan n'a jamais encore perdu contre quiconque), tu n'auras même pas la consolation d'être mort. Il va te prendre vivant et t'exhiber tout nu dans une cage aux railleries et à la gouaille de la populace, à Samarkande 1 et dans les autres villes de son empire. Et lorsqu'il en aura assez de jouir de son triomphe, il te jettera dans un fossé couvert de planches qu'il recouvrira de terre, et ou tu agoniseras des jours de soif et de manque d'air. Pour l'amour du ciel, ne fais pas la guerre à Tamerlan ! Bayazid se sentit ébranlé. Le lendemain matin, il fit écrire par son Grand Vizir un message conciliant pour Tamerlan, qu'il donna aux envoyés de ce dernier. Ceux-ci quittèrent Bursa 2 pour Samarkande vers midi, le jour même. Ce même soir, après le dîner, Bayazid frappa des mains: "Halil, va dire au Grand Vizir de venir de suite." Omar pacha ne tarda pas à apparaître. C'était un bel homme, d'une quarantaine d'années. Albanais d'origine, il s'était converti à l'Islam. Arrivé devant Bayazid, il se prosterna jusqu'à ce que son front touche le luxueux tapis. Puis il se releva, et baisa la main du sultan. — Effendi, que puis-je pour toi? — Va chercher le message de ce matin que je le relise! Lorsque le Grand Vizir revint avec le message, Bayazid lu :

^Aujourd'hui en Ouzbékistan. 2

L a Prousse byzantine, en Bithynie, première capitale des Turcs Ottomans.

BAYAZID

ET

ROXANA

83

A Tamerlan, mon cousin de Samarkande, frère en Allah tout puissant et à son Prophète, salut ! Les demandes que tu me fais parvenir par tes envoyés sont justes. Aussi vais-je te rendre les villes d'Arcigan et de Sivas, et toutes les régions qui en dépendent. J'attends de nouveaux envoyés de ta part, qui négocieront avec mon Grand Vizir les modalités et les détails de la restitution. Par la même occasion, nous pourrions conclure entre nous, si tu es d'accord, un accord de paix définitive. Ainsi, je serai libre pour régler leur sort aux infidèles d'Europe et propager la vraie foi, la notre. Sur notre frontière commune, il n'y aura plus jamais aucune contestation. Qu'Allah tout puissant et miséricordieux t'accorde bonne santé et longue vie! Ton cousin Bayazid

Bayazid lu et relu le message, puis le tendit de nouveau à Omar pacha : - Va. Omar pacha adora de nouveau comme à son arrivée, mais en sens inverse, en baisant d'abord la main du sultan puis en inclinant son front jusqu'au sol, ensuite se releva et se retourna pour partir. Mais son regard rencontrant pour une dernière fois celui de Bayazid, il crut y voir, au coin de son oeil, une larme perler... Tamerlan fit la paix avec Bayazid, et il n'y eu plus de contestation entre les deux conquérants. Une fois libéré de ses soucis à l'Est, Bayazid demanda de nouveau de manière péremptoire à l'Empereur Manuel 1 de Constantinople de lui livrer la Ville. Quant à lui, lui disait Bayazid, il le ferait despote du Péloponnèse ou de toute autre région qu'il désirerait. Contraint et forcé Manuel s'enfuit d'abord au Morée, sans même donner de réponse à Bayazid, suivi d ' u n e partie de l'aristocratie. Bayazid entra en triomphateur dans Constantinople, le 28 juillet 1405, sans même qu'une goutte de sang ne soit versée, accueilli par la population résignée, dans le calme et l'expectative. Tout pillage f u t formellement interdit, sous peine d'avoir la tête tranchée, et la population strictement protégée de toute action de la soldatesque. Certes, après avoir prié en son intérieur, Sainte Sophie fut transformée en mosquée, mais le culte de toutes les autres églises chrétiennes fut respecté et aucune ne fut endommagée. Il confirma le patriarche dans ses privilèges, et même étendit ceux-ci. Il confirma également Génois et Vénitiens dans les leurs, afin de ne pas tuer le commerce de la Ville, mais demanda en compensation une forte taxe annuelle. Il ne chercha pas à conquérir les grandes îles de la mer Egée tenues par les Génois ou les Vénitiens (Lesbos, Chio, Rhodes, Lemnos, certaines des Cyclades, l'Eubée), jugeant que cela irait à l'encontre de ses intérêts, mais leur imposa de même une conséquente taxe annuelle d'allégeance. Puis, dans 1

Manuel II, empereur de Constantinople de 1391-1425.

84

UN

H I S T O R I E N

B Y Z A N T I N

DU

15

e

S I È C L E

Constantinople, il fit construire un nouveau palais, plus grand et plus somptueux que ceux de Bursa et d'Andrinople, et il y fit transférer sa famille et son harem. Au début, il toléra la présence de l'empereur Manuel déchu au Péloponnèse, mais lorsque ce dernier fut en retard de trois ans pour lui payer la taxe d'allégeance convenue entre eux, il se fâcha et l'en chassa. Manuel II Paléologue trouva refuge en Italie. Il exila également, parmi les aristocrates byzantins qui n'avaient pas fui avec l'empereur Manuel, quelques-uns dont la présence ne lui paru pas souhaitable dans la Ville, mais la plupart trouvèrent à s'employer soit dans la nouvelle administration ottomane, dirigée par le Grand Vizir, soit dans les diverses instances de l'ancienne institution byzantine. Sous l'impulsion du Grand Vizir qui était, comme on l'a vu, d'origine albanaise, son administration centrale devint rapidement une instance où se côtoyaient toutes les nations et toutes les religions. Certes les musulmans y étaient ceux qui détenaient le pouvoir de décision suprême, mais il y avait également pas mal de chrétiens influents et nombre de juifs. Quelques-uns même se réclamaient de religions rares dans l'empire ou en voie de disparition, manichéistes, hindouistes, chrétiens nestoriens et ainsi de suite. Régulièrement, Bayazid remettait lors des conseils du Divan 1 sur le tapis, si l'on peut dire, le projet d'une expédition contre les Hongrois. Les Hongrois l'embêtaient parce qu'ils soutenaient les Serbes, nation belliqueuse prête à se révolter. Si les Hongrois étaient vaincus, plus aucun Serbe n'oserait se révolter. Mais chaque fois que le Divan lui proposait une date précise pour le début de la campagne, il reculait et tergiversait. C'est qu'il continuait à jouir à pleine dents, pour reprendre l'expression de l'historien Doukas, «des fruits variés des hauts arbres de la félicité». Ce qui veut dire qu'il poursuivait ses fêtes et ses orgies, bien que, se faisant vieux, leur rythme devenait moins fréquent. Il avait pris du poids, et souffrait de maux divers, dont la goutte. Finalement, l'expédition contre les Hongrois n'eut jamais lieu. Usé par les orgies, l'alcool, les excès en tout genre, Bayazid mourut subitement en octobre 1412, à l'âge de 54 ans. Mais il laissa à son fils Mehmet I, qu'il avait nommé son successeur un empire Ottoman vigoureux et bien administré, ayant pour capitale Constantinople. Chez le petit peuple, des Turcs comme des chrétiens, il laissa le souvenir d'un souverain qui dans sa jeunesse avait remporté de grandes victoires, et qui, à mesure que les années passaient, amenda dans une large mesure son naturel impétueux et orgueilleux, pour porter une attention compatissante aux pauvres et aux orphelins.

' a peu près l'équivalent du conseil des ministres actuels en France.

BAYAZID Ce qui s'est réellement

ET

ROXANA

85

passé.

Dans la réalité historique, Bayazid ne chercha point, comme on l'a vu, à composer avec Tamerlan. Après la défaite d'Ankara, durant plusieurs mois, il fut le captif de celui-ci, qui continuait à piller les villes de l'ouest de l'Asie Mineure, molestant, torturant et massacrant les habitants, Grecs comme Turcs, pour s'emparer de leurs richesses et trimballant toujours avec lui Bayazid. Suite à une tentative ratée d'évasion, Bayazid était le jour suivi par de nombreux gardes, et la nuit dans sa yourte il avait des chaînes aux mains et aux pieds. La nuit avant sa mort, il rêve :

Rêve de Bayazid (fiction) — "Halil, va dire à la maîtresse Roxana que je serai chez elle ce soir...". Dans la conscience de Bayazid endormi, parurent d'abord les grands arbres chargés des fruits de la félicité, fruits délicieux. Puis paru le visage de Roxana, tout près du sien, qui lui dit: — On ne peut pas être ensemble, puisque tu es le captif de Tamerlan! — Ce n'est pas vrai que je sois le captif de Tamerlan, puisque la guerre avec lui n'a pas encore commencé! — Soit. Mais alors, ne lui fais pas la guerre, ne te mesure pas à lui. Chez les Goths de Crimée, dont je suis issue, personne ne songerait à s'opposer aux Tatares. Le mieux encore est de céder à leurs désirs sans résistance. D'ailleurs, tu es bien placé pour le savoir, toi qui m'as achetée au marché d'esclaves à un petit potentat tatare de Crimée, il y a maintenant bien des années. — Cela n'a rien à voir avec l'invincibilité de Tamerlan et de ses Tatares. D'ailleurs, mes Janissaires... A ce moment, le jardin aux hauts arbres et le visage de Roxana disparurent de la conscience de Bayazid, et un homme accompagné d'un chien se profila au loin à l'horizon. Bayazid eut un tressaillement dans son sommeil, mais bientôt il se senti de nouveau en présence de Roxana. Elle reprit: — On ne peut pas s'opposer à des gens pareils. A ceux qui se défendent, ils tranchent la tête, et ensuite en font des murs, de la manière suivante: une rangée de crânes, une rangée de briques et de pierres, un rangée de crânes, une rangée de pierres, et ainsi de suite jusqu'à ce que l'ouvrage soit terminé.

86

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

— Mes Janissaires ne craignent personne... ce ne sont là que bavardages de femme ! — Comment bavardages de femme ? N'est-ce pas moi qui t'aie suggéré la tactique à suivre lors de la bataille de Nicopolis contre les croisés, en 1396, où tu as été le grand triomphateur ? Et si tu ne courrais pas après quelques jeunettes du harem qui sont à peine pubères, au lieu d'écouter mes conseils, tu ne serait pas aujourd'hui dans de tels draps. — Si je cours après les jeunettes, comme tu dis, c'est parce que des fois j ' e n ai assez de tes conseils et de tes remontrances, et plus tu avances en âge, plus tu es pénible. Une nouvelle fois le visage de Roxana disparut et apparut à nouveau l'image de l'homme accompagné du chien. Elle s'était rapprochée. L'homme tenait de sa main droite la laisse du chien. Il marchait d'un pas lent et tranquille. Alors une dernière fois, le visage de Roxana envahit la conscience de Bayazid dans son rêve. Ce coup-ci il tenta de se justifier auprès d'elle : — Ce n'est pas que je tienne absolument à faire la guerre à Tamerlan. Du reste, c'est lui qui m'a provoqué. Mais quelqu'un comme moi ne peut rester assis sur un sofa à ne rien faire, ou à regarder passer les oiseaux, ou encore à méditer en regardant les étoiles. Si je m'arrange avec Tamerlan, il me faut en compensation faire autre chose. Conquérir les Valaques, faire la guerre aux Hongrois, donner une leçon aux Saxons. Et puis, ce petit minable qui siège à Rome et qui se prend bien au sérieux, le Pape... je vais envahir Rome et faire boire mes chevaux sur l'autel de Saint Pierre. Partout dans le monde je vais propager la vraie foi. Je serai, avec l'aide d'Allah, l'homme le plus puissant sur terre. Tous les hommes du monde seront mes sujets, tous les princes, tous les émirs, du Levant comme du Ponant, tous, se prosterneront à mes pieds...je...je...j'écraserai Tamerlan... A ce moment, l'image de Roxana disparut définitivement, et parut devant lui l'homme accompagné du chien. Il était maintenant tout près. A la main droite, il tenait toujours la laisse du chien... ou était-ce un fouet ? Le sang de Bayazid se glaça. Pourtant, l'homme n'avait rien de particulièrement menaçant. Il était grand et bien proportionné, bien que légèrement voûté. De plus, il boitait. Son visage était calme et serein. Il pouvait avoir soixante ans ou un peu plus, ses cheveux blanchissaient, il avait la barbe bien fournie. Ses yeux n'avaient rien de méchant. Bien au contraire, et plutôt paradoxalement, de son visage, mais aussi de toute sa personne, émanait une sorte de bienveillance tranquille, de force sereine, d'amicale complicité. On aurait dit un artiste, ou, mieux, quelque savant étudiant les textes anciens. Mais lorsqu'il parla, sa parole siffla comme si elle venait d'un serpent et piqua Bayazid comme la morsure de son dard :

B A Y A Z I D

ET

R O X A N A

87

— Bayazid, fils de Mourad, tu divagues! Bayazid se réveilla en sursaut. Les fers à ses pieds et à ses mains lui faisaient mal. Il était trempé de sueur, son souffle était court, ses mains tremblaient. Son front lui brûlait, une main d'airain l'étranglait à la gorge. Le brusque retour à la sordide réalité, après la douceur du rêve, lui fut d'une brutalité insupportable. 11 pensa «Ah ! Roxana, ma bien aimée, ce n'était qu'un rêve, c'est vrai, je suis captif et enchaîné, et tu n'es point là pour me conseiller et me consoler!» Dans l'obscurité de la yourte 1 , il se souleva péniblement, en traînant ses chaînes qui s'entrechoquèrent, et s'assit sur sa couche. Il appela. Au bout de quelques secondes, la serrure de la porte de la yourte fortifiée grinça, la porte s'entrouvrit, et un officier de garde entra d'abord la main droite tenant une torche, car tout était obscur et dehors il faisait encore nuit. Ensuite, l'officier passa la tête dans l'ouverture de la porte, s'inclina légèrement, puis demanda poliment: — Que puis-je pour servir le seigneur Bayazid? — Je voudrais qu'on me libère les mains et qu'on m'apporte de quoi écrire !

Mort de Bayazid Durant ses sept mois de captivité depuis la bataille d'Ankara le 28 juillet 1402, Bayazid avait été soumis par Tamerlan, comme nous l'avons vu, à des conditions de sécurité draconiennes : la nuit, il avait mains et pieds aux fers, à l'intérieur d'une yourte à la structure fortifiée. Le jour, il pouvait circuler à l'intérieur d'un certain périmètre, toujours serré de près par des centaines de gardes tatares. Ceux-ci ne comprenaient qu'à moitié son turc, et il lui était interdit de converser avec quiconque, hors ses geôliers. Ses repas, il les prenait toujours seul, soit à l'intérieur de la yourte, soit à l'extérieur, si le temps le permettait. Il était toujours servi par le même serviteur soudanais, gentil et compatissant, mais qui ne comprenait que quelques mots de turc. Durant tous les repas, des centaines de pairs d'yeux plissés ou non, selon les cas, le suivaient en silence. A plusieurs reprises il avait demandé à voir Tamerlan, mais celui-ci n'avait pas donné suite. Il n'était pas maltraité physiquement, et même, Tamerlan avait sévèrement interdit que l'on fasse à son adresse un quelconque geste déplacé ou désobligeant, ou que l'on prononce à son égard quelque parole ' Sorte de tente de forme conique arrondie et couverte de feutre, utilisée encore aujourd'hui en Asie Centrale.

88

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

que ce soit de moquerie ou de dénigrement. Mais il était seul, seul, seul... Et puis, ces fers la nuit! Lorsqu'on lui eût apporté ce qu'il avait demandé et libéré ses mains, il écrivit: " Tamerlan, Prince de Samarkande, Lorsque tu liras ces lignes je serai mort. Je demande comme dernière faveur que tu transportes mon corps à Bursa et que tu l'enterres dans le monument que j'ai exprès fait construire pour cela 1 , au côté de mes ancêtres. Je demande aussi que tu relâches ton emprise de fer sur les peuples d'Anatolie, et que tu ne fasses pas disparaître de la carte du monde la nation des Ottomans."

Bayazid se suicida le 9 mars 1403. L'homme à la laisse de chien, Timur, "l'homme de fer", ou mieux, Timur-Lenk, "Timur-le-boîteux", Tamerlan bref, accéda aux dernières volontés du captif. La nation des Ottomans ne fut point rayée de la carte du monde, et même, au bout d'un petit nombre de générations, se trouva à la tête d'un des empires les plus grands et les plus puissants qui aient jamais existé. Le cadre historique (ce qui n 'est pas fiction, tel le rêve de Bayazid) est essentiellement tiré de la narration de l'historien byzantin Doukas dans son Histoire Turco-byzantine. Il n'existe pas d'édition française du texte de Doukas. Ceux qui seraient intéressés, et ne lisent pas le grec, peuvent se référer à l'édition roumaine de V. Grecu, Bucarest 1958 (la meilleure du point de vue académique), ou à l'édition anglaise, plus accessible du point de vue de la langue de H.J. Magoulias, Décliné and Fall of Byzantium to the Ottoman Turks, Wayne State University Press, Détroit 1975.

^Traduction littérale du texte de Doukas.

ROMAIN IV DIOGENE A MANZIKERT INTRODUCTION ET PREMIERE PARTIE

A la mort de Basile II le Bulgaroctone ((976-1025), Byzance est au faîte de sa puissance et de sa gloire. Les frontières extérieures de l'empire sont sûres et bien gardées, l'empire bulgare de Samuel démembré et soumis, les caisses de l'état sont pleines, les sujets vivent convenablement et en confiance, l'empire est partout craint et respecté. De 1025, quand Basile décède jusqu'en 1081, date de l'avènement d'Alexis 1 er , l'empire verra se succéder sur le trône pas moins de quatorze empereurs, dont les deux impératrices Zoé et Théodora, les nièces de Basile. A l'exception de Constantin IX de la famille des Monomaques (1042-1055), tous ces empereurs ou impératrices régneront moins d'une décennie. La plupart n'auront pas été à la hauteur de la charge suprême qui leur a été dévolue. Immergés dans le milieu de luxe et d'intrigues de la capitale Constantinople, beaucoup de ceux-ci n'ont pas voulu ou pas pu s'extraire de l'environnement qui les entourait et les enserrait telle une gangue rigide, de sorte à pouvoir s'élever au-dessus de la mêlée et apercevoir les intérêts supérieurs de l'empire. Certains étaient indolents et sans volonté, d'autres corrompus, distribuant charges et dignités aux puissants et ne pensant qu'à leurs intérêts propres, d'autres encore étaient diminués par la maladie, tel Michel IV le Paphlagonien (1034-1041), mort trop jeune. Constantin IX Monomaque, dont Psellos 1 nous a laissé un portrait saisissant, était un Michel Psellos (1018-1078), philosophe, historien et homme politique byzantin. Né à Constantinople dans une famille de la classe moyenne, il étudia les matières enseignées à son époque auprès de Jean Mauropous. Entré comme secrétaire au palais sous Michel V le Calfat (1041-1042) il ne devint influent à la cour que sous Constantin IX Monomaque (1042-1055). Par la suite, membre influent du sénat, c'est en grande partie sous son impulsion que Constantin X Doukas (1059-1067) et Michel VII (1071-1078) montèrent sur le trône. Il fut aussi l'un des principaux responsables de la déchéance de Romain IV Diogène après Manzikert. Psellos fut certainement l'un des personnages les plus extraordinaires que Byzance ait jamais produit. Erudit incomparable, aucune des connaissances de son époque ne lui échappait. Il possédait la langue antique comme aucun de ses contemporains, et était aussi à l'aise pour discuter de la philosophie de Platon ou de Plotin que des dogmes du christianisme. Il avait étudié les mathématiques, la médecine, l'art militaire, l'astronomie, mais aussi l'astrologie, qu'il rejetait cependant en tant que science douteuse et trompeuse. Ecrivain distingué, il n'avait aucun concurrent en tant qu'orateur. Pour monter les marches du pouvoir, Psellos avait d'abord séduit par son éloquence Constantin Monomaque, et par la suite avait voulut être une sorte d'éminence grise des empereurs qui se succédaient sur le trône. Romain Diogène fut l'un des rares à ne pas succomber complètement à sa logique et à son charme, en particulier lorsqu'il s'agissait de discuter de questions de stratégie militaire, où Psellos prétendait avoir le meilleur sur celui qui pratiquait l'art de la guerre sur le terrain. D'où conflit entre le philosophecourtisan et l'empereur-soldat, conflit qui fut aggravé lorsque Diogène l'obligea à le suivre dans sa deuxième campagne en Asie, sans doute pour ne pas laisser le champ libre au philosophe de comploter dans la capitale en son absence. La Chronographie de Psellos est une œuvre historique majeure, non pas tant en raison d'un exposé systématique et précis des événements qu'il rapporte, qu'en raison de la fine analyse du caractère et des motivations des personnages qu'il nous décrit et en particulier des empereurs, qu'il a tous servi (à l'exception de Romain Diogène) en tant que le plus parfait des courtisans, avec tout ce que cela comporte d'ambiguïté quant à l'absence consécutive de toute rectitude morale. Michel Psellos, Chronographie, trad. Emile Renaud, Les belles Lettres, Paris 1926. Il existe une édition italienne, Fondazione Lorenzo Valla, 1984, et une autre aux éditions Agrostis, Athènes 1992 avec traduction en grec moderne.

90

UN

H I S T O R I E N

B Y Z A N T I N

DU

15

e

S I È C L E

homme sympathique certes, mais un souverain médiocre, adonné avant tout à la jouissance et aux plaisirs de la vie. Parmi tous ces hommes et femmes, dans l'ensemble sans envergure réelle, il faut cependant distinguer la figure d'Isaac Comnène (1057-1059), le premier empereur de cette illustre famille byzantine. Energique et résolu, ce grand représentant de la noblesse de province, aurait pu peut-être remettre l'empire déliquescent sur de bons rails, s'il avait régné plus longtemps. Mais cet empereur, dont Psellos, encore lui, nous en a laissé un autre portrait saisissant, a tout voulu faire tout de suite, à savoir corriger tous les maux dont souffrait l'empire et dans lesquels il se complaisait, en particulier la corruption généralisée des élites, au fer rouge et au galop. Il tomba malade, se crut maudit par ses sujets mais aussi par la Divinité, de sorte qu'il abdiqua de sa charge et termina sa vie dans un monastère. En dehors donc d'Isaac Comnène et peut-être aussi de Michel IV le Paphlagonien, qui souffrait d'épilepsie et ne régna que sept ans, l'empire n'aura été gouverné que par des individus médiocres, soumis aux intrigues de la cour et aux intérêts égoïstes des puissants du moment. Les trésors de guerre et autres fortunes amassées par Basile II ont fondu comme neige au soleil au profit de notables à l'appétit insatiable, en constructions luxueuses, en vaines démonstrations de richesse et de puissance, mais aussi en dons aux monastères ou autres institutions religieuses ; en même temps, l'armée, garante de la sécurité de l'empire, était négligée, voire brimée. La cause première du déclin de l'empire à partir de la mort de Basile fut donc la corruption des élites de la capitale, suivie, comme en discute Georges Ostrogorsky dans son ouvrage classique sur l'Histoire de l'Etat Byzantin 1 , de l'antagonisme virulent entre la noblesse civile des fonctionnaires de Constantinople et la noblesse militaire des provinces, en particulier celle d'Asie Mineure, qui en fut la conséquence. Et en même temps que les riches s'enrichissaient toujours davantage, les pauvres eux tombaient dans une paupérisation de plus en plus profonde. A cette cause principale d'affaiblissement de l'empire, il convient d'y ajouter deux causes subsidiaires, qui ont aussi contribué à affaiblir Byzance et à rendre les frontières de l'est perméables aux envahisseurs. La première de ces causes est l'élimination par Constantin Monomaque de l'ancienne institution (elle remontait à Héraclius) des «akritès». Exemptés d'impôts, ces paysanssoldats habitaient les frontières de l'empire, d'où leur nom (akrè en grec extrémité). En temps de paix, ils cultivaient le terrain dont ils étaient propriétaires, ce qui assurait leur subsistance ; en temps de guerre, ils étaient enrôlés dans l'armée et venaient ainsi renforcer l'armée impériale régulière des

1

Georges Ostrogorsky, Histoire de l'Etat byzantin, Payot, Paris 1956 (rééd. 1983, 1996).

R O M A I N

IV

D I O G E N E

A

M A N Z I K E R T

91

«thèmes» 1 auxquels ils appartenaient. Ces troupes akritiques étaient d'autant plus fiables, qu'elles se battaient en premier lieu pour défendre des envahisseurs éventuels leurs propres terres. Constantin Monomaque décréta que désormais les akritès devaient aussi être assujettis à l'impôt, ce qui occasionna la ruine de l'institution, les akritès paupérisés allant grossir le contingent des serfs (paroikoi) des grands propriétaires fonciers. Les akritès ainsi éliminés, ils furent (mal) remplacés par des troupes de mercenaires étrangers, soit des Varègues 2 , soit des Normands d'Occident. D'une part ces mercenaires coûtaient cher à l'empire, d'autre part leur fidélité n'était nullement assurée. La deuxième cause de l'affaiblissement des défenses frontalières trouve son origine dans la conquête d'Ani par Byzance 3 , capitale d'un royaume arménien, lors du règne de ce même Constantin Monomaque. Obtenue par la ruse plus que par la guerre 4 , cette conquête mécontenta fort une bonne partie des Arméniens, d'autant plus qu'à cette perte d'indépendance, venaient se greffer d'interminables querelles religieuses. Byzance cherchait en effet à imposer aux Arméniens le dogme découlant du concile de Chalcédoine, ce que les Arméniens dans leur majorité refusaient. De la sorte, aux frontières orientales de l'empire, il y avait des querelles ethniques et religieuses continuelles entre les trois composantes principales des populations de ces régions : Grecs, Arméniens et Syriaques. Des populations ainsi divisées, étaient bien sûr moins aptes à se défendre elles-même contre des assaillants, ou à contribuer à la défense du territoire de concert avec les armées impériales. Du reste, Mathieu d'Edesse, le chroniqueur arménien 5 , n'a que du mépris pour les Le régime des thèmes a été institué à Byzance par Héraclius (610-641). Se sont des divisions administratives du territoire de l'empire à vocation essentiellement militaire. A la moyenne époque byzantine les thèmes sont gouvernés par un « stratège » et sont le cantonnement fixe d'un contingent déterminé de l'armée impériale. Voir Ostrogorsky ci-dessus et Louis Bréhier, Les institutions de l'empire byzantin, Albin Michel, 1949 et 1970, Paris. y Les Varègues (ou Varanges) étaient de mercenaires Scandinaves, probablement mélangés de Russes, au service de Byzance. Les Varègues occidentaux étaient des Normands venus d'Angleterre. o Les ruines d'Ani se situent sur la frontière actuelle de la Turquie avec l'Arménie, à l'est de Kars, sur l'Arpa cayi. A l'époque d'Ashot III (952-977), Ani devint la capitale du royaume de Sirak, où régnaient les Bagratides, la famille royale la plus puissante d'Arménie. (Voir aussi la réf. 12). 4 P o u r résumer, le roi d'Ani Yohvannès Smbat (1020-1041) avait (de gré ou de force) légué son royaume à Basile II et donc à Byzance. Yohvanès Smbat fut succédé par son neveu, le jeune Gagik II. Mais alors Constantin Monomaque affirma, conformément au document signé par Yohvannès Smbat, ses droits sur Ani, et pour obtenir le résultat souhaité, il attira Gagik à Constantinople, où ce dernier demeura par la suite, recevant tous les honneurs et des terres de bon rapport en Cappadoce et ailleurs. Les Byzantins occupèrent alors Ani et tout le royaume sans obstacle et transformèrent la région en catepanat. Au l i e siècle, le catepanat est une région administrative comprenant plusieurs thèmes. Elle est gouvernée par un catepano. Plus tard, le catepano n'est que l'administrateur d ' u n canton, subordonné au duc. Voir Louis Bréhier, Vie et mort de Byzance, Série L'évolution de l'humanité, Albin Michel, Paris 1946. ^Mathieu d'Edesse, chroniqueur arménien (circa 1070, circa 1144) ; sa « Chronique » a été traduite de l'arménien à l'anglais par Edmond Dostourian, Copyright 1993 by The National Association for Armenian Studies and Research, University Press of America, Lanham, Maryland, USA.

92

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

Grecs (on est en 1059) : «Qui est capable de raconter dans le détail les épouvantables malheurs et les lamentations de repentir des Arméniens, les outrages qu'ils eurent à subir des mains des méchants et sauvages Turcs, assoiffés de sang, et tout cela en raison du fait qu'ils ont été abandonnés par leurs faux gardiens, cette nation des Grecs, efféminée et méprisable ? Car les Grecs ont peu à peu éliminé nos braves soldats, les ont éjecté hors d'Arménie, loin de leurs villes et districts. En enlevant du trône le roi d'Arménie, ils l'ont en réalité détruit, et de la sorte ils ont abattu le mur protecteur que constituait ses soldats et ses généraux... Aussi les Romains (= les Byzantins) s'efforcèrent-ils de détruire les défenses traditionnelles de l'Arménie en les mettant à bas, regardant cela comme une victoire pour eux, ce qui a provoqué l'assaut des Perses (des Turcs) par l'épée. De plus, sans aucune honte, ils ont tenté de garder l'Arménie avec des généraux et troupes eunuques, à un moment où les Perses arrivaient dans un Orient abandonné... A cette époque, les infidèles étaient à ce point renforcés, qu'en l'espace d'un an ils sont arrivés j u s q u ' à sous les murs de Constantinople 1 ... Quand les Perses saisirent l'Arménie des mains des Grecs, tous actes malintentionnés des Grecs à l'encontre des Arméniens cessèrent. Toutefois, après cela, ils cherchèrent à poursuivre la guerre contre les Arméniens par d'autres moyens : ils commencèrent à critiquer leurs croyances religieuses. De la sorte, méprisant la guerre, les batailles, les combats, ils cherchèrent à introduire le désordre dans l'Eglise de Dieu. De manière délibérée ils évitèrent le combat contre les Perses, alors qu'ils s'efforçaient de détruire et mettre à bas la croyance des vrais croyants en le Christ ; car, à chaque fois qu'ils découvraient un homme puissant et courageux, ils le faisaient aveugler, ou bien ils le jetaient à la mer pour le noyer. Leur seul désir et souci était d'éliminer d'Orient tous les princes arméniens et braves commandants, et après s'en être saisis, les forcer à s'installer parmi les Grecs. Ils ont transformé de braves jeunes gens en eunuques ; au lieu de côtes de mailles étroitement forgées que portent les braves, ils leur donnèrent des habits qui flottaient mollement, larges et longs ; au lieu de casques d'acier, ils leur mirent des couvres-chef non métalliques, et à la place de l'armure de fer protégeant la nuque et les épaules, des sortes de châles. Tous ces eunuques parlaient de manière douce et gentille, tels des femmes, et sans arrêt radotaient sur la perte de braves jeunes gens. A cause de ceux-là, tous les croyants subirent la servitude des Perses.»

Cette affirmation de Mathieu d'Edesse mérite d'être explicitée, car elle s'insère dans son texte entre des événements qui se sont produits en 1059-1060. A cette époque les Turcs n'étaient encore jamais arrivés jusqu'aux rivages de la Propontide et Constantinople. Ce ne fut qu'après la défaite des Byzantins à Manzikert et la mort de Romain Diogène un an plus tard en 1072 qu'effectivement les Turcs se répandirent avec une célérité extrême dans de nombreuses parties de l'Asie Mineure et jusqu'à la Propontide.

R O M A I N

IV

D I O G E N E

A

M A N Z I K E R T

93

Nous avons cité de larges extraits de ce passage de Matthieu d'Edesse parce qu'il est très révélateur de la politique byzantine d'élimination des élites d'Arménie, ainsi que de certaines mœurs byzantines qui même aujourd'hui nous surprennent quelque peu. L'institution des eunuques est venue à Byzance d'Orient, la première attribution de ceux-ci étant la garde du gynécée. En fait, chose quand-même surprenante, les eunuques pouvaient accéder à tous les postes et à toutes les charges, y compris ecclésiastiques, même les plus élevées, à l'exception toutefois de celle d'empereur. Durant le 1 le siècle qui nous concerne plus particulièrement ici, et sans entrer dans des détails qui n'ont pas leur place dans ce travail, deux eunuques sont devenus à Byzance tout puissants et ont exercé l'essentiel de la réalité du pouvoir, en lieu et place de l'empereur consacré : ce sont Jean l'Orphanotrophe sous Michel IV (dont il était le frère) et le fameux Nikiphoritzès sous Michel VII Doukas. Même exagéré (il est par exemple inconcevable qu'à la bataille les généraux byzantins n'aient pas porté des cuirasses de fer, même dans l'éventualité, rare semble-t-il, où ils fussent des eunuques), ce témoignage de Matthieu d'Edesse est précieux. Car les auteurs grecs traitent le plus souvent la question d'un seul mot, indiquant «l'ektomias» (= celui qui a le sexe tranché) un tel, sans davantage de commentaires et poursuivent leur récit 1 . Toutefois, ces causes internes d'effondrement des défenses de l'empire que nous venons de citer, n'auraient pas suffi à elles seules, pour qu'un demi siècle après la mort de Basile, l'empire se trouvât au bord du gouffre et que son existence même fut menacée. Au causes internes de délitement, que nous venons de brosser à grands traits, sont venues s'ajouter des causes externes, à savoir l'apparition de nouveaux ennemis, inconnus jusqu'alors. Ce furent les Normands à l'ouest, et les Turcs à l'est. Nous laisserons de côté les Normands de Sicile, parce que leur action ne devint vraiment menaçante pour Byzance que sous Alexis 1er, mais surtout parce que le cours de ce récit nous conduit irrévocablement vers les frontières orientales de l'empire et les Turcs. Au sujet de ces derniers, rappelons simplement pour commencer que déjà sous Nicéphore Botaniatès (1078-1081), ils avaient occupé Nicée de Bithynie On trouve cependant chez Attaleiatès deux passages où il se livre à des commentaires sur les eunuques, commentaires du reste quelque peu contradictoires. Dans un premier passage, s'agissant de la guerre contre les Pétchénègues sous Constantin Monomaque, il profite du fait que le chef des Bulgares appelés à la rescousse des Byzantins était un moine eunuque, pour se livrer au commentaire général suivant concernant les eunuques : « o ÔE TOIV Bou/.yafxov aaxpajir| (|>0ova> KatEcrtpaTriYrifiEvo Kai ôoXco (Kai yap XEYETCCI Kai |j.exa TCÛV a/J.oiv Kai TOUTO TO jta6o TOU JTÂEIOVU TOIV EKTO|UOJV a) EJtutav Jtapcvo'/Xeiv). .. », soit, « le satrape (le chef) des Bulgares, vaincu par l'envie et la déloyauté (car l'on dit que parmi d'autres, cette passion aussi afflige d'ordinaire la plupart des eunuques).., » ; l'autre commentaire concerne Jean, archiprêtre de Sidès ; ce dernier fut pendant un certain temps chargé par Michel VII du gouvernement de l'empire, et Attaleiatès dit que cet eunuque dépassait les autres de sa condition par la bonté, la civilité, la douceur, la commisération et l'accessibilité. C'est probablement ces qualités des eunuques que les Byzantins appréciaient tant.

94

UN

H I S T O R I E N

B Y Z A N T I N

DU

1 5

e

S I È C L E

(l'actuelle Ismit), dont ils avaient fait leur capitale, et que leurs bandes parcouraient toute l'Asie Mineure, jusqu'aux rivages de la Propontide, en vue du pillage.

Remarques sur les Turcs et leur

ethnologie

Venus selon la tradition des monts de l'Altaï, ou d'ailleurs en Mongolie ou en Extrême Orient, les turcs Oghouz (ou Ouzes selon les Byzantins), dont une branche furent les turcs Seldjoukides, s'établirent pour quelque temps au 10e siècle ou même avant au nord du Sir Darya (l'Iaxartès des Grecs), près de la mer d'Aral 1 . Au 10e siècle, poussés par d'autres tribus turques et en particulier les Coumans (connus aussi comme Kiptchaks ou Polovtsy), une partie des Oghouz se dirigea vers les embouchures de la Volga au nord de la mer Caspienne, repoussant plus à l'ouest une autre tribu turque, les Petchénègues, connus aussi en tant que Patzinakes par les auteurs byzantins, dont Anne Comnène 2 . Les Pétchénègues, (contre qui Byzance eut à entreprendre de longs combats avant finalement d'en venir à bout), firent suite à cela leur apparition le long du Danube, au nord des frontières européennes de l'empire. Par ailleurs, les turcs Seldjoukides, une branche c o m m e nous l'avons dit des turcs Oghouz, se dirigèrent d'abord contre la Perse qui ils conquirent, et ensuite la Mésopotamie, où Toughroul-beg, le chef seldjoukide, entrait sans coup férir dans Bagdad en 1055 et recevait officiellement de la part du calife le titre de sultan. Mais avant cela, des hordes turques avaient à plusieurs reprises déjà envahi l'Arménie. La première mention d'incursion turque en Arménie date de 1016, du vivant donc de Basile II, alors que Byzance n'avait pas encore commencé la conquête de l'Arménie. Voici ce qu'en dit Matthieu d'Edesse : «Jusqu'à là, les Arméniens n'avaient jamais vu des cavaliers turcs. Quand ils les rencontrèrent, ils furent frappés par leur aspect. C'était des archers, avec des cheveux flottants comme ceux des femmes ; l'armée arménienne ne put se défendre contre leurs flèches.» Par ailleurs, partant de l'Azerbaïdjan, les bandes turcomanes (Ouzes convertis à l'islam et non sédentarisés), entraient pour piller en territoire a r m é n i e n d ' a b o r d , en territoire byzantin par la suite. Les invasions seldjoukides proprement dites commencèrent durant les années trente. Les années 1047-1048 furent particulièrement terribles, comme nous en informent ^Au sujet de la migration des Oghouz (Ouzes chez les Byzantins) et la conséquence de ces migrations sur celles d'autres peuples, voir le texte bien documenté de P.B. Golden, The Migrations ofthe Oghuz, Arcivum Ottomanicum, 4 , 4 5 - 8 4 (1972). ^Anne Comnène, Alexiade, 1967.

texte établi et traduit par Bernard Leib, Les Belles Lettres, Paris

R O M A I N

IV

D I O G E N E

A

M A N Z I K E R T

95

aussi bien Matthieu d'Edesse, ci-dessus mentionné, qui écrivait au 12e siècle, qu'Aristakès de Lastivert 1 , témoin oculaire des événements, qui nous a légué une description colorée et particulièrement pathétique des malheurs des Arméniens de l'époque. Sous la direction de Toughroul-beg (qui n'avait pas encore reçu le titre de sultan de la part du calife de Bagdad), ainsi que d'autres éminents chefs militaires, les troupes seldjoukides envahirent le Vaspurakan 2 et en particulier la vallée de Baséan. «Ils arrivèrent jusqu'au gawar de Baséan 3 , jusqu'au dastakert 4 appelé Valarsawan, et par le fer, par le feu, et en emmenant la population en captivité, ils ravagèrent vingt-quatre gawar», nous dit Aristakès : L'Arménie à cette époque était trop riche et trop prospère pour ne pas attirer la convoitise des frustes cavaliers originaires des steppes, habitués au pillage : «Le pays était autrefois un jardin touffu, plein d'arbres fruitiers aux frondaisons vertes, qui apparaissait au voyageur dans toute sa beauté et sa prospérité. Les isxan 5 au visage serein siégeaient sur des trônes de princes, et leurs troupes ressemblaient et des parterres de fleurs au printemps, elles marchaient en vêtements de couleur vive et, par leurs chants et cris joyeux, elles offraient un spectacle pompeux», rapporte Aristakès. Les invasions seldjoukides de 1047-1048 furent suivies de celles de 1054-1055, et en 1059 Sébastè (auj. Sivas), située en territoire byzantin mais où s'était réfugiée depuis 1023 la dynastie arménienne du Vaspurakan, était à son tour ravagée. Et Aristakès de commenter, au sujet des invasions de 1054 : «Quand je me rappelle le Xorjean et le Hanjet 6 et les événements qui s'y sont produits, je suis suffoqué par les larmes, j'ai le cœur serré et l'esprit troublé, ma main tremble, je n'ai pas la force de mener plus loin mon exposé... Les Infidèles, fondant sur eux rapides comme des oiseaux, cruels comme des bêtes féroces, remplis d'un haineux esprit de vengeance, les atteignirent dans les cavernes et les forêts épaisses, et ils massacrèrent sans pitié tous ceux qui s'y trouvaient...» C'est en 1064, soit sept ans avant Manzikert, que les troupes turques conduites par le frère et successeur de Toughroul-beg, le sultan Alp Arslan en personne, investissent et prennent la ville d'Ani. Cette ville, sous juridiction ' Aristakès de Lastivert, Récit des malheurs de la nation arménienne, trad. française avec introduction et commentaires par Marius Canard et Hai'g Berbérian, Editions de Byzantion, Bruxelles 1973.

9

Région arménienne autour et à l'est du lac Van. L e gawar est une division politique de l'Arménie, qu'on traduit parfois par canton. Baséan est le 4e gawar de la province d'Ayrarat, sur le cours supérieur de l'Araxe. (Voir la réf. 12, la note 1, p. 12). 4 L e dastakert (créé par la main, en arménien) est un village, bien d'exploitation agricole, propriété ; ici il s'agit apparemment de propriétés rurales. Les isxan sont les princes arméniens. 3

6

L e Xorjean et le Hanjet étaient des régions arméniennes entre Cappadoce et Vaspurakan, situées autour de l'actuelle ville d'Elazig.

96

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15

e

SIÈCLE

byzantine depuis Constantin Monomaque, était la capitale du royaume arménien de Sirak, fief de la puissante dynastie des Bagratides, qui étendait son influence sur d'autres régions d'Arménie, tel le Vaspurakan ci-dessus cité. Avant cependant de poursuivre sur la suite des événements, nous voudrions faire une petite digression sur ce que, à notre humble avis, était la composition ethnique des turcs Seldjoukides qui ont conquis, à intervalles rapprochés, d'abord l'Arménie puis l'Asie Mineure. Les tribus paléoturques (nous appelons tribus paléoturques les groupements humains venus de l'Altaï, de Mongolie et d'Extrême Orient, qui ont migré vers les steppes de l'Asie Centrale d'abord, puis encore plus à l'ouest, vers l'Iran, l'Arménie, l'Asie Mineure, etc...), ces tribus paléoturques donc, étaient presque certainement composées d'individus de type asiatique, comme le sont par exemple de nos jours les Coréens, dont la langue est aussi d'origine turque (à distinguer du mongol, avec lequel cependant le turc a des affinités, bien connues des linguistes). A leur arrivée dans des régions plus occidentales, telles l'Afghanistan, l'Iran, ou les steppes de la basse Volga, ces tribus paléoturques se sont plus ou moins rapidement et plus ou moins radicalement métissées avec les populations locales. De la sorte, chez nombre de Russes d'aujourd'hui (pensez à Lénine !), on retrouve la trace de ce métissage, qui en l'occurrence résulte du métissage de Russes d'origine avec des Kiptchaks de la Volga (ou Polovtzy, ceux des fameuses «Danses polovtziennes» de Borodine), ainsi qu'avec des Mongols turcisés de la Horde d'Or. A l'inverse, les traces d'un tel métissage avec des tribus paléoturques, (en l'occurrence les Ouzes ou Oghouz, dont les Seldjoukides, envahisseurs de l'Asie Mineure, furent comme nous l'avons dit une branche), ont pratiquement disparu de la Turquie d'aujourd'hui : Les Turcs de la Turquie actuelle ont un type anthropologique moyen dominant qui est soit celui d'Européens balkaniques dans leur diversité, soit celui des différents types humains proche- ou moyen-orientaux, allant de la Syrie à l'Afghanistan, en passant par l'Iran. Le type asiatique a, sauf erreur de notre part, pour ainsi dire disparu sans traces de Turquie, de sorte que les Turcs d'aujourd'hui ressemblent plutôt à toutes les populations qui vont des Balkans à l'Afghanistan, mais pas à des asiatiques. La question se pose alors de savoir si les hordes turques ou turcomanes qui ont envahi l'Asie Mineure à partir du 1 I e siècle étaient des asiatiques ou non. La question n'est pas essentielle, mais elle n'est pas non plus sans intérêt, si l'on se propose des tracer une carte des migrations et des métissages et mélanges de populations qui s'ensuivent. Pour ce qui est des migrations turques en Asie Mineure, il semble qu'il faille apporter une réponse nuancée. Les renseignements que l'on peut tirer des historiens contemporains, Byzantins ou autres, sont maigrichons. Nous avons déjà cité Matthieu

R O M A I N

IV

D I O G E N E

A

M A N Z I K E R T

97

d'Edesse, le chroniqueur arménien qui nous dit que lorsque les guerriers arméniens rencontrèrent pour la première fois en 1016 les cavaliers turcs, «ils furent frappés par leur aspect. C'étaient des archers, avec des cheveux flottants comme ceux des femmes.» Ceci s'accorde avec un type asiatique plutôt que proche oriental. Ainsi, ces premiers Turcs auraient été des Oghouz non encore métissés. Citons maintenant Attaleiatès 1 contemporain des événements qu'il a consignés dans son Histoire. Le chef turc Chrysoscule-Ktrich' (nommé Chrysoscule par Nicéphore Bryennios 2 , Attaleiatès parle de lui sans le nommer; Matthieu d'Edesse le nomme Ktrich'), après avoir fait prisonnier le curopolate 3 Manuel Comnène lors d'une bataille près de Sébastè en l'été 1070, se réfugie avec lui à Constantinople, car il était en désaccord avec le sultan Alp Arslan, qui avait envoyé contre lui une armée. Romain Diogène, qui régnait alors à Byzance, après avoir fait attendre le Turc pendant quelques jours, le présenta un matin devant le sénat réuni. Et Attaleiatès de commenter : «Alors, tous les présents, ceux chez qui l'intellect prédominait, comme ceux chez qui c'était plutôt la fibre artistique, tous se mirent à pousser de grands cris et à manifester leur étonnement. Car celui qui venait de faire son apparition était certes jeune, mais de la taille presque d'un pygmée, laid et ressemblant à un Scythe ; car cette nation aussi, — Attaleiatès entend les turcs seldjoukides — descend des Scythes et a hérité de leurs mauvaises mœurs et de la laideur de leur aspect...» Il est naturel de penser, suite à cette description, que Chrysoscule-Ktrich', outre sa petite taille, était caractérisé par des traits mongoloïdes prononcés. Le même Attaleiatès nous dit qu'à la bataille de Manzikert (voir la suite), les Byzantins étaient incapables de distinguer entre les mercenaires Ouzes qui étaient leurs alliés, et les cavaliers turcs du sultan Alp Arslan. Ceci dit, il est certain que déjà sous le sultan Alp Arslan, l'adversaire victorieux comme on le verra de Romain Diogène à Manzikert, de nombreux contingents faisant partie des troupes du sultan ne devaient pas être d'origine asiatique pure, mais plutôt d'origine persane, arabe ou autre, ou des mélanges et métissages de toutes ces nations. Une preuve évidente de * Michel Attaleiatès (ou M i c h e l d ' A t t a l i e ou Attaliate), historien byzantin (ca 1025, ca 1085). Son « Histoire » va du règne de Michel IV le paphlagonien ( 1 0 3 4 - 1 0 4 1 ) à celui de Nicéphore Botaneiatès ( 1 0 7 7 - 1 0 8 1 ) . Editions : I. B e c k e r , C S H B , B o n n 1853; E d i t i o n s K a n a k i , A t h è n e s 1997, avec traduction en grec moderne, qui suit le texte de I. Becker. ^ N i c é p h o r e B r y e n n i o s , militaire et h i s t o r i e n b y z a n t i n , é p o u x d ' A n n e C o m n è n e . Il écrivit V«Hylè Historias », Ed. P. G a u t i e r , Bruxelles 1975 ; Editions K a n a k i , A t h è n e s 1996 avec traduction en grec m o d e r n e . 3 A u 10 e siècle le c u r o p a l a t e est une très haute dignité palatiale, l ' u n des six dignitaires à p r e n d r e place à la table impériale, au 4 e r a n g , selon la stricte étiquette b y z a n t i n e , après le patriarche, le c é s a r et le n o b i l i s s i m e ; m a i s A l e x i s 1 e r ( 1 0 8 1 - 1 1 1 8 ) b o u l e v e r s e l ' h i é r a r c h i e palatiale en instituant de nouvelles dignités, et sous Manuel C o m n è n e (1143-1180) le curopalate n ' e s t plus q u ' u n e dignité subalterne. V o i r Louis Bréhier, Les Institutions Byzantines, Albin Michel, Paris 1949 et 1970.

98

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

«l'internationalisation» de l'armée seldjoukide dès avant la fin du l i e siècle nous est fournie par Aristakès de Lastivert. En 1054, le sultan Toughroul-beg se mit en marche avec une nombreuse armée, des éléphants, des chars et des chevaux, des femmes et des enfants et un excellent équipement. Objectif de l'expédition ? Manzikert (auj. Malasgirt), là où devait se jouer le sort de l'Asie Mineure byzantine moins de deux décennies plus tard. Le siège de la ville dura un mois mais finalement échoua, et le sultan, déçu, dut retourner en Perse. Toutefois, lors du siège, le sultan utilisa pour essayer de réduire la ville des machines de guerre perfectionnées, en particulier une énorme baliste qui lançait des pierres de gros poids, propres à défoncer les murailles. Mais un défenseur (Matthieu d'Edesse précise qu'il s'agissait d'un Franc, c'est-à-dire probablement d'un Normand au service de Byzance), réussit sur son cheval à approcher l'ouvrage sous couvert de venir pour une ambassade, et à y mettre le feu. Maintenant, il est clair qu'une armée de rudes mais frustes cavaliers des steppes ne pouvait partir en campagne, accompagnée, tel Hannibal, d'éléphants et encore moins être capable de construire et utiliser des machines de guerre fort perfectionnées pour l'époque. Ce sont très certainement des ingénieurs persans, syriens, mésopotamiens ou autres qui ont dû construire ces machines, preuve que l'armée du sultan turc était internationalisée dès cette époque. Pour la petite histoire, lors de ce premier siège raté de Manzikert, le beau-père du sultan, un certain Osketsam, nous dit Matthieu d'Edesse, fut pris par les défenseurs et mis à mort. Or Osketsam en arménien signifie «le blond». En résumé et de notre point de vue, les armées ou hordes seldjoukides qui déferlèrent un peu plus tard sur l'Asie Mineure byzantine, devaient être constituées d'un kaléidoscope de nations, dont le ciment principal était la foi commune en l'islam, et où l'élément de type extrême oriental, certes présent mais minoritaire, en constituait surtout l'élite et les classes dirigeantes.

L'accession au pouvoir de Romain Diogène Comme dans une tragédie antique, un sort funeste semble avoir présidé aux destinées de la lignée des Diogènes. Tous, père, fils et l'un des petits-fils, voulurent accéder au pouvoir et ceindre la couronne, seul le fils, à savoir Romain, réussit, et ce, grâce à la faveur d'une femme. Son sort cependant fut encore plus cruel que ceux des deux autres. Romain, nous dit Psellos, venait d ' u n e lignée ancienne, heureuse et fortunée, sauf du côté du père. Car Constantin Diogène, le père de Romain, avait été arrêté durant le règne de Romain III Argyre (1028-1034) sous l'accusation de complot; lors de

ROMAIN

IV

DIOGENE

A

MANZIKERT

99

l'enquête qui s'ensuivit, il se jeta dans le vide et se tua. Romain, le fils, complota à son tour pour devenir empereur, après la mort de Constantin X Doukas (1059-1067). A ce moment, c'est Eudocie MakremboliLissa, épouse de Constantin X et veuve de lui, nièce du fameux patriarche Cérulaire, qui détenait les rênes du pouvoir. Lors de l'enquête qui suivit son arrestation, la bienveillance de l'impératrice fit avorter le procès, au cours duquel Romain risquait la condamnation à mort. Il fut simplement exilé, mais bientôt rappelé d'exil par l'impératrice, qui l'épousa, de sorte que Diogène devint empereur. Enfin Nicéphore, l'un des fils de Romain et d'Eudocie, nous apprend Anne C o m n è n e l l , complota à son tour plus tard contre Alexis 1 er et fut aveuglé. Voici en trois mots le destin tragique de trois générations de Diogènes. Romain appartenait à la grande noblesse foncière d'Asie Mineure. Il s'était distingué en tant que général et avec le titre de vestis dans la guerre contre les Petchénègues. Tous les historiens grecs, Psellos et Attaleiatès, ses contemporains, qui le connurent de près et longuement, Jean Zonaras 1 , qui écrivait environ un demi-siècle plus tard, tous reconnaissent que ce grand seigneur, brave soldat au demeurant, était parfois hautain et à l'occasion entêté. Le témoignage de Psellos peut à la rigueur être mis en doute, vu l'animosité que le «philosophe» (comme Psellos était connu à la cour) éprouvait à l'égard de l'empereur-soldat, mais pas celui d'Attaleiatès. Car ce dernier, juge aux armées, respectait Diogène, dont il appréciait la bravoure, et il l'a suivi dans toutes ses campagnes. Or, ces deux témoignages de contemporains, aux expressions près de sympathie pour l'un et d'antipathie pour l'autre, convergent : Romain le plus souvent ne se fiait qu'à lui seul, et quand parfois il prenait une décision mauvaise, cela était fort difficile de le faire revenir sur celle-ci. De plus pour Psellos, il ne se confiait qu'à de mauvais conseillers ; mais ici transpire le parti-pris du philosophe-courtisan à rencontre de l'empereur-soldat. Ce comportement de Romain Diogène avait de quoi mécontenter dès le départ les puissants de la cour de Constantinople, tous ces courtisans habiles en flatteries, mais le plus souvent incapables dans l'action, dont faisait partie Psellos lui-même. La fine plume de ce dernier nous raconte dans le détail comment l'impératrice le prit par surprise en lui annonçant son mariage avec Romain. Eudocie lui envoya d'abord l'un de ses conseillers intimes (l'un de ces conseillers, nous dit l'écrivain, qui la conseillait pour le pire), lequel lui suggéra d'insister auprès de l'impératrice,

' Jean Zonaras, historien byzantin du 12e siècle (on ne connaît pas ses dates de naissance et de mort). Il écrivit L'Epitomè Historion (Raccourci d'Histoires), qui commence avec la naissance de Rome et va jusqu'à 1118, date de la mort d'Alexis 1 er . Ed. Biittner-Wobst, CSHB, Bonn 1897. Editions Kanaki, Athènes 1995, avec traduction en grec moderne et une intéressante Introduction par Iordanès Grégoriadès.

100

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

contrairement au vœu qu'elle avait fait 1 , pour qu'elle prenne un deuxième époux, un général brave. La réponse du philosophe à l'envoyé d'Eudocie fut catégorique : il n'allait rien conseiller de pareil à l'impératrice. La démarche ou combine, comme on le voudra, d'Eudocie, qui consistait à ce que Psellos lui-même, vu les circonstances, en vint à lui proposer d'épouser un général brave qui pourrait mettre fin aux invasions turques, (auquel cas elle lui aurait présenté soi-disant à la suite de son injonction Diogène), cette démarche donc, ayant échoué, elle s'y prit autrement. Un soir, raconte le philosophe-courtisan, elle le prit à l'écart et lui demanda, en larmes : «Tu ne vois pas que les affaires de l'empire vont mal, que les guerres sont continuelles, que les hordes barbares pillent tout l'Orient ? Comment mettre fin à tous ces malheurs ? Moi, ne sachant rien de ce qui se tramait, et étant dans l'ignorance du fait que celui qui devait régner se tenait déjà aux portes du palais, je répondis : — On ne peut donner de réponse facile à cette question ; voici quelque chose qui mérite examen et réflexion. Aujourd'hui pose ta question, demain nous en discuterons, selon le proverbe.» L'impératrice me sourit pour un bref instant puis me dit : — Porte tes réflexions vers autre chose que cela, car cette question est déjà résolue et l'homme est choisi. Car Romain, le fils de Diogène, est digne de régner, ayant été choisi comme étant le meilleur.» «Lorsque j'entendis cela», poursuit le philosophe, «je sentis mon sang se glacer, et je ne savais plus quelle contenance prendre. Je dis : — Demain, je pense, je ferai partie de la cérémonie du mariage. Et elle : — Non pas demain, mais tout de suite, viens assister à la cérémonie. Je me hasardais à lui demander : — Et ton fils, l'empereur, qui doit régner dans le futur, est-il au courant de la chose ? - Il sait que quelque chose se prépare, dit-elle, mais non pas exactement quoi. Mais tu fais bien de me rappeler mon fils, montons ensemble vers lui et racontons lui la chose ; car il dort là-haut dans l'une des petites chambres royales.» «Nous montâmes alors ensemble», raconte le p h i l o s o p h e courtisan. «Elle, je ne sais pas dans quelles dispositions psychiques elle se trouvait ; quant à moi, j'étais comme si mes os tout d'un coup refusaient de me porter. Lorsque la mère fut assise auprès du lit de l'enfant, elle lui dit : — Lève-toi, mon fils adoré et basileus et accueille ton beau-père à la place de ton père, et ce non pas comme ton maître, mais comme ton serviteur ; car ta mère l'a ainsi assujetti par contrat écrit. Le fils 2 se leva de suite, jeta un coup d'œil sur moi comme s'il s'était souvenu de quelque chose, je ne sais quoi, descendit

^Constantin X Doukas (1059-1067) avait engagé avant sa mort sa femme Eudocie, par serment écrit déposé auprès du patriarche, à ne pas se remarier. 2 I1 s'agit du futur Michel VII.

ROMAIN

IV

DIOGENE

A

MANZIKERT

101

avec sa mère de l'endroit où il dormait, et ayant vu l'homme, ne faisant preuve d'aucune émotion et n'ayant même pas changé de couleur, il l'embrassa et lui fit partager de la sorte et la royauté et la joyeuse ambiance du moment 1 .» Et Psellos de poursuivre : «On manda alors le césar Jean 2 , qui arriva à son tour. Celui-ci fit montre de la sagesse qui lui était propre, et après s'être inquiété au sujet de son neveu et empereur autant que cela convenait, il émit quelques paroles en sa faveur. Puis il participa à la fête en compagnie des empereurs, chanta le chant nuptial et but dans le cratère de mariage. C'est ainsi que Romain monta sur le trône.» Dans ce témoignage de Psellos, à peu près tous les personnages du drame qui va suivre sont réunis : Romain Diogène, Eudocie Makrembolitissa, Michel Psellos le philosophe, son élève et futur empereur Michel VII Doukas, enfin le césar Jean, l'oncle de ce dernier. Qu'Eudocie ait épousé Diogène par amour ou par nécessité, ou, plus probablement, pour les deux à la fois, il reste qu'elle fut par la suite fort déçue dans son attente. Lui ayant sauvé la vie et l'ayant en l'épousant fait empereur, elle pouvait espérer en contre partie que Romain serait son serviteur fidèle sinon servile. Mais cela, comme insiste Psellos, n'était pas dans le caractère de l'homme. Bientôt, il s'agita pour se débarrasser de la tutelle de l'impératrice, n'écouta plus ses conseillers et n'en fit plus q u ' à sa tête. C ' e n était manifestement là trop pour les courtisans du palais, dont Psellos et le césar Jean, qui, par principe, devaient déjà être opposés à l'égard de celui qui ne faisait pas partie de leur milieu, de leur parti, de leur environnement, la noblesse civile du palais et de la capitale, mais appartenait au contraire au parti adverse, l'aristocratie militaire et foncière de province.

Premières campagnes de Romain en Asie Romain a fait au total trois campagnes en Asie. La première débuta avant la fin mars 1068, moins de trois mois après son accession au trône et dura j u s q u ' e n janvier 1069 ; la deuxième débuta en mars 1069 et se termina à la fin de l ' a u t o m n e 1069 ; la troisième commença au printemps 1071 et conduisit à Manzikert au mois d'août de la même année. Les deux premières campagnes de l'empereur contre les Turcs ne nous intéressent ici que dans la mesure où elles nous permettent, grâce au récit détaillé d'Attaleiatès, d'entrevoir un certain nombre de constantes lors des engagements entre troupes

1 Psellos dans sa Chronographie insiste à plusieurs reprises sur le véritable attachement que le futur Michel VII avait pour son beau-père Romain Diogène. Voir aussi plus loin dans le texte. Le césar Jean était le frère de Constantin X Doukas, et donc l'oncle du futur Michel VII.

102

UN

H I S T O R I E N

B Y Z A N T I N

DU

15

e

S I È C L E

impériales et Turcs, constantes qui se répéterons lors de la troisième et fatidique campagne. Ces constantes concernent la stratégie de Romain Diogène face aux Turcs, celle des Turcs face aux Byzantins, enfin le résultat prévisible d'une rencontre entre éléments de l'armée byzantine et des cavaliers turcs. Aussi, l'événementiel des deux premières campagnes sera ici relaté à partir d'Attaleiatès de manière succincte et condensée, mais cependant suffisante pour qu'apparaissent les constantes ci-dessus évoquées. (Auquel Attaleiatès, pour ceux pour qui cela est linguistiquement possible, nous conseillons vivement de s'y référer directement, de préférence à des traductions ou à d'autres sources). En effet Attaleiatès, juge aux armées, participa comme nous l'avons dit à toutes les campagnes de Romain Diogène en Asie, de sorte qu'il fut le témoin oculaire des événements dont il fait l'historique. De surcroît, il connaissait bien l'empereur, dont il avait l'oreille, et, ce qui ne gâche rien, il écrit dans un style non dénué de qualités et bien ordonné. Homme certes intelligent, ayant aussi un bon jugement, Attaleiatès est cependant superstitieux et croît que différents phénomènes naturels ou événements accidentels sont des signes envoyés par la Divinité en tant que présages de malheurs futurs. Mais cela entre dans le cadre de la mentalité des gens de son époque et ne diminue en rien la valeur historique de son œuvre. Les autres historiens byzantins ayant traité des campagnes de Diogène (à l'exception de Psellos, également contemporain des événements et dont il a déjà été fait ici maintes fois mention), écrivent environ un demi-siècle plus tard, laps de temps suffisant pour que la mémoire non-écrite soit déformée ou même complètement distordue. Il s'agit essentiellement de Nicéphore Bryennios, l'époux d'Anne Comnène et petit-fils du général de même nom qui prit part à la bataille de Manzikert, de SkylitzèsCedrenus 1 qui suit Attaleiatès, et de Jean Zonaras. Parmi les chronographes arméniens, Aristakès de Lastivert contemporain des événements, traite uniquement de la troisième campagne de Romain, celle de Manzikert, et ce de manière fort approximative, alors que Matthieu d'Edesse, qui écrivait environ un demi-siècle plus tard, traite aussi de la première campagne. Enfin, pour ceux qui voudraient se référer aux historiens musulmans et connaître le contenu de ce qu'ils disent sur Romain Diogène et la bataille de Manzikert, sans pouvoir lire l'arabe ou le persan, le mieux est que comme nous mêmes, ils fassent confiance à l'exposé que Claude Cahen nous a laissé à ce sujet 2 .

Scylitzès-Cedrenus : Georges Cedrenos, a pour l'essentiel retranscrit Scylitzès ; la période allant de 1057 à 1079, qui nous intéresse plus particulièrement ici, n'est pas de Scylitzès, mais d'un auteur inconnu, auquel on se réfère en tant que Scylitzès continué ; Synopsis historiôn, éd. Bekker, Bonn 1838 ; éd. Tsolakis, Thessalonique 1968. ^Claude Cahen, La campagne de Manzikert d'après les sources musulmanes, Byzantion, 9, 613-642 (1934).

ROMAIN

IV

DIOGENE

A

MANZIKERT

103

Lors de la première campagne, Romain quitta Constantinople à la fin mars 1068, moins de trois mois après son accession au trône. Ce délais est d'autant plus court que l'armée avait été complètement négligée par le précédent empereur et qu'elle se trouvait dans un état lamentable. Les soldats ou ce qui en restait n'avaient ni armes, ni cuirasses, ni chevaux, même les insignes étaient malpropres et comme couvertes de f u m é e , nous dit Attaleiatès, et chacune d'elle n'était suivie que d'un petit nombre d'hommes d'aspect minable. Mais en peu de temps, en levant des jeunes dans les campagnes, en attribuant le commandement des différentes unités aux anciens les plus confirmés et les plus capables, enfin en engageant des troupes mercenaires, en particulier occidentales mais aussi arméniennes et ouzes, l'empereur réussit sous peu à avoir une armée respectable. Il traversa d'abord la Bithynie et la Phrygie, complétant en route ses effectifs, et arriva au thème des Arméniaques 1 . A l'annonce de l'offensive byzantine, Alp Arslan, le sultan turc, recula, laissant toutefois à l'arrière deux importants contingents, l'un azu nord de la haute Asie Mineure et l'autre au sud. Comme l'armée du nord recula devant l'avance des troupes byzantines, Diogène s'attaqua à l'armée sud, qui se trouvait en Cilicie et en Syrie Coélé 2 . A partir de Sébastè (auj. Sivas), il prit donc la direction du sud-est et atteignit le thème du Lykandros 3 . On était en plein été et il fut en conséquence décidé de camper en cette région, et attendre que les chaleurs de l'été s'estompent avant de poursuivre plus en avant vers le sud. Mais alors parvint la nouvelle que les Turcs s'étaient attaqué par surprise à Néocésarée (auj. Niksar) qu'ils avaient pillée et détruite. Laissant l'infanterie sur place, Diogène se porta contre les assaillants avec la seule cavalerie. Il poursuivit ainsi l'ennemi pendant huit jours par des chemins difficiles, lui infligeant des pertes mais sans réussir à l'anéantir. Alors il revint à Sébastè, où il donna trois jours de repos à l'armée. Début octobre Diogène prit la route de la Syrie dans le thème appelé par les Arméniens Teluch. En route il s'était séparé d'un important contingent, comprenant en particulier tous les Francs, qu'il envoya à Mélitène (auj. Malatya) sous la conduite d'un chef du nom d'Aussilanios, qui par la suite fit preuve d'une infâme lâcheté. Le but de l'opération était pour Diogène de protéger la région des Turcs qui s'y trouvaient et guettaient l'occasion. Ceux-ci, voyant l'inaction des forces stationnées à Mélitène malgré leurs continuelles provocations, décidèrent que celles-ci étaient inoffensives ; alors, par des chemins difficiles, ils atteignirent un corps de l'armée byzantine qui était sorti fourrager, et celui-ci aurait été ' Le thème des Arméniaques se situait à l'est d'Ankara et contenait en particulier les villes importantes de Sébastè (Sivas), Amasya et Sinope, cette dernière sur les bords de la Mer Noire. 2 Syrie Coélé, c'est-à-dire Syrie Concave, lorsque la ligne de mer passe de la direction est à la direction sud, et contenant en particulier la ville d'Antioche (Antakya, auj. Hatay). 3 Si tue' au sud de Sébastè (Sivas) et au nord de Gérmanicée (l'actuelle Kahramanmaraç).

104

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

détruit, sans la vive réaction de l'empereur, qui vint incontinent à la rescousse. L'empereur put ainsi poursuivre sa route vers Halep (Alep) et il atteignit Hiérapolis (Manbig) au bout de quelques jours, qu'il prit sans trop de difficultés. (Pour le détail de ces opérations se référer à Attaleiatès). Après avoir remporté une nouvelle victoire en rase campagne sur les troupes araboturques, Romain négligea de poursuivre sur sa lancée pour prendre aussi Halep, chose pour laquelle Attaleiatès émet de vives critiques à l'encontre de la stratégie de l'empereur. Au lieu de cela, l'armée se promena dans le but de prendre certaines forteresses secondaires, tâche à laquelle elle échoua d'ailleurs en partie, en raison du manque d'eau dans la région. Après cela, comme la saison était avancée et que l'hiver se profilait, l'armée, évitant Antioche (Antakya, auj. Hatay) où les vivres étaient épuisés, rentra en terre byzantine par la Syrie Coélé et la Cilicie. L'empereur arriva à Constantinople fin janvier 1068 et donna congé aux troupes pour la durée de l'hiver. Lors du retour, il apprit que le général commandant à Mélitène n'avaient rien fait pour empêcher les Turcs de piller la ville d'Amorion et d'en amener captifs les habitants. Au total, cette première campagne de Romain en Asie peut être qualifiée de demi-succès. Surpris par le sac inattendu de Néocésarée, il a néanmoins victorieusement poursuivi les assaillants ; Hiérapolis a été prise sans trop de difficultés, et lors de cette prise il remporta aussi deux autres victoires face aux troupes arabo-turques ; en revanche, la pusillanimité du chef à qui il avait confié la défense de Mélitène et sa région a fait que les Turcs ont dévasté sans opposition la ville d'Amorion. Si Diogène, poursuivant sur sa lancée, avait pris aussi Halep, cette campagne aurait pu être qualifiée de franc succès, malgré certaines déconvenues nullement négligeables mais aussi nullement irrémédiables. Il semble qu'après avoir donné congé à ses troupes fin janvier 1069, Diogène fut pressé de repartir en campagne, probablement en vue de parachever les résultats de la première, mais aussi pour mettre fin aux agissements du chef mercenaire latin Crispin. Ce dernier avait été envoyé hiverner avec les siens en Asie Mineure. Mais, considérant qu'il ne recevait pas une solde suffisante et qu'il n'avait pas été l'objet d'honneurs adéquats, il se mit à arrêter et à dévaliser les collecteurs d'impôts et à commettre maints autres actes condamnables, à l'exception toutefois du meurtre de civils. Plusieurs armées impériales envoyées à sa rencontre furent battues. Aussi, l'empereur se dépêcha-t-il de passer en Asie avant Pâques 1069, et par Malagina 1 arriva à

Malagina (MaX,aviva) était un lieu de rassemblement usuel des troupes impériales à destination de l'Orient. Sa position est discutée ; d'après le professeur Elisabeth Zachariadou, cette position correspondrait à celle de l'actuel Yeni Sehir, en Bithynie. Voir Elizabeth A. Zachariadou, Histoire et Légendes des Vieux (Anciens) Sultans (Idropici K a i QpuXoi tcov TTaXauov 2ou>aavcov), Fondation Educative de la Banque Nationale (MOPQTIKO IAPYMA E0NIKHX TPAIIEZH2), Athènes 1991.

ROMAIN

IV

DIOGENE

A

M A NZ I K E R T

105

Dorylée (auj. Eski§ehir), rassemblant en route l'armée. Là, il reçut des envoyés de Crispin, qui se justifiait et demandait l'amnistie pour les événements survenus, ce que Diogène accorda volontiers, en considération de la valeur militaire de l'homme. Mais d'une façon ou d'une autre il fut accusé par certains de l'entourage de l'empereur de manigancer une nouvelle trahison, de sorte qu'il fut finalement renvoyé de l'armée sans autre forme d'enquête. Diogène arriva ainsi à Césarée (auj. Kayseri) et poursuivit sur Larissa (auj. Giiriin), où arriva la nouvelle que les régions proches étaient dévastées par des Turcs en nombre toujours croissant. Il envoya en avant un corps d'armée contre ces derniers, mais celui-ci revint battu, cherchant refuge sous l'aile protectrice de l'empereur, qui de son côté poursuivait sa marche. Arrivés à la place convenue pour un prochain campement, alors que ni remparts ni fossé n'avaient été encore construits et que le train et l'arrière garde continuaient d'affluer, les Byzantins s'aperçurent tout d'un coup que les hauteurs environnantes étaient envahies par les Turcs. Ces derniers avaient suivie l'armée impériale dans sa marche sans se faire remarquer. Certains groupements turcs voulurent alors attaquer, mais furent rapidement mis en fuite par le régiment des Lycaoniens ainsi que des éléments de troupes occidentales. Mais l'empereur ne poursuivit pas les Turcs en fuite, et était en train de revenir nonchalamment au camp, nous dit Attaleiatès, lorsqu'un autre groupement turc en embuscade attaqua le campement, qui comme on l'a dit n'était pas encore fortifié et était faiblement défendu par un contingent de troupes franques. Dans le sévère engagement qui s'ensuivit, les Francs finirent par avoir la haute main sur les Turcs, «sans qu'aucun autre contingent byzantin à proximité ne vienne à la rescousse», s'étonne Attaleiatès. Diogène resta dans ce campement durant trois jours, se pavanant et s'enorgueillissant du soi-disant exploit qu'il avait réussi face aux Turcs. Au bout de trois jours, Diogène repris sa marche en avant, et, arrivé à Mélitène, en plein été, il voulut arrêter la campagne. Son projet était de laisser sur place des troupes jugées suffisantes pour défendre la région, le restant retournant aux familles et lui-même à Constantinople, en attendant une prochaine campagne. Les Turcs, disait-il, étaient trop mobiles, et refusant la bataille rangée, ils étaient insaisissables. Tous les notables approuvèrent les propos de l'empereur. Ayant par la suite convoqué les juges aux armées, dont Attaleiatès, il les mit au courant de ses projets. Tous applaudirent au discours de l'empereur, sauf Attaleiatès, qui restait silencieux. L'ayant remarqué, Diogène lui demanda de s'exprimer, mais le juge refusait, jusqu'au moment où l'empereur lui fit le serment devant Dieu qu'aucun désagrément ne saurait lui arriver s'il consentait à exprimer librement sa pensée. Ainsi rassuré, le juge s'exprima ainsi : «Je dis dès le départ que cette décision me déplaisait, car l'adversaire n'avait pas

106

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

subi de revers définitif ni de destruction totale. La nuit survenue les avait en effet sauvés, et le fait de remettre de trois jours leur poursuite les avaient débarrassé de leur crainte... Cette nation, ni cette défaite ni plusieurs défaites assimilables ne peuvent la contraindre à la soumission ; car ils se reprennent très vite, et ils sont de la sorte de nouveau prêts pour la bataille. C'est la raison pour laquelle si on laisse ici un contingent militaire romain, les propos et les dispositions d'esprit poltronnes vont de suite se faire sentir, la communion avec l'empereur et les autres soldats ayant été rompue ; au contraire, l'adversaire reprendra vivement courage. Et à mesure que la couardise s'installera chez les Romains, l'audace de l'adversaire augmentera en proportion, de sorte qu'ils surclasseront facilement les nôtres. Car ces derniers, effrayés dès le départ, ne supportent de dévisager l'ennemi que si ils voient à leur côté la bravoure de l'empereur... Et puis, ô basileus, où est la nécessité, alors que l'on est en plein été, de laisser les adversaires en terre des Romains, et nous nous adonner au confort et aux jouissances, alors qu'il convient mieux que nous souffrions maintenant pour pouvoir avoir nos aises plus tard ? Pourquoi n'irions nous pas assiéger et prendre Chliat (Ahlat) et les villages à l'environ, de façon que les soldats, profitant pleinement des avantages qu'offrent les butins, soient plus empressés au combat ? De cette façon, la crainte s'installera chez l'adversaire, et ces villes, au lieu d'être ennemies, viendront enrichir les régions où les Romains sont les maîtres. Les forces cantonnées dans ces villes repousseront avec force l'ennemi, alors que l'arrivée par intervalles de petites bandes cessera, car elles |= ces villes] ne serviront plus de base pour les raids et pour le ravitaillement, mais au contraire elles seront des places qui leur feront une vraie guerre, de sorte que la route par la Mésopotamie leur deviendra impossible.» Ces propos du juge aux armées firent grand effet sur l'empereur. Le grain, nous dit Attaleiatès, tomba sur terre fertile. Oubliée Constantinople, le repos et les jouissances, et sus sur Chliat ! L'armée traversa donc l'Euphrate, que les Turcs avaient déjà traversé pour s'établir sur la rive gauche du fleuve, mais qui prirent la fuite à la survenue des troupes impériales. Arrivé cependant à Romanopolis (l'actuel Bingôl, à l'est d'Elazig), là où le chemin bifurque pour à droite descendre par des chemins escarpés sur Chliat, l'empereur et sa suite prirent de manière inattendue la direction de gauche, alors que le gros de l'armée prit comme convenu la direction de droite. Il s'ensuivit une grande confusion, l'armée recherchant partout son empereur et chef, qu'elle finit par retrouver après s'être promenée par des chemins escarpés, au milieu des précipices, campant au fond d'une vallée profonde. Là, l'empereur revint à son idée première, de sorte qu'il confia le plus gros de l'armée à l'Arménien

R O M A I N

IV

D I O G E N E

A

M A N Z I K E R T

107

Philarète 1 (qu'Attaleitès qualifie d'ambitieux pervers), alors que lui-même se dirigeait vers le nord à la recherche de neige et de fraîcheur. Car, nous dit l'historien, il avait absolument besoin de cette fraîcheur et d'eaux froides, souffrant énormément de la chaleur. Par des chemins difficiles, il arriva ainsi au lieu dit Anthiai avec le restant de l'armée. Ce lieu était vert et couvert de cultures, charmante place de villégiature estivale. Il y passa quelques jours puis par les piémonts nord du Taurus, il traversa une nouvelle fois l'Euphrate et arriva en Keleusène 2 . Là, la rumeur se répandit que l'armée sous Philarète avait été sévèrement battue par les Turcs, de sorte que des rescapés commencèrent à affluer par petits groupes à travers le Taurus jusqu'au camp de l'empereur. En réalité, nous dit Attaleiatès, face aux manœuvres d'intimidation des Turcs, l'armée épouvantée abandonna plus ou moins dans la panique la région dont la défense lui avait été confiée, et se précipita sur les pas de l'empereur, pour finalement arriver à Anthiai. Lorsque les Turcs apparurent à l'arrière-garde, l'armée byzantine se débanda et prit la fuite de manière honteuse, sans même esquisser la moindre résistance. Elle se répandit de la sorte dans le Taurus, jusqu'à rejoindre le camp impérial, perdant tout son équipement et un petit nombre d'hommes, ceux qui n'avaient pas su négocier le chemin le plus court vers l'empereur. Le camp de l'empereur et l'empereur lui-même furent alors saisis d'angoisse, d'abord en raison de la déroute du meilleur de l'armée, ensuite en raison de la crainte de voir les Turcs faire leur apparition pour livrer bataille. Et cela serait sans doute arrivé, nous dit l'historien, si les chemins et les précipices du Taurus n'avaient à leur tour abîmé les sabots de leurs chevaux et exténué les hommes, à quoi s'ajoutait la crainte qu'avaient toujours les Turcs de la réputation de bravoure de l'empereur. Aussi, avec le butin acquis, les Turcs firent marche arrière et passant de nouveau l'Euphrate au nord de Mélitène, ils se dirigèrent à travers la Cappadoce et à toute vitesse vers la grande et riche ville d'Iconion (auj. Konya). L'empereur de son côté attendit que tous les fuyards le rejoigne, afin que les isolés ne soient pas mis à mort par les Arméniens 3 , puis se dirigea vers Sébastè. Entre temps un procès s'était tenu à rencontre des officiers et soldats qui avaient pris la fuite sans combattre, mais personne ne fut condamné, Attaleiatès lui-même, juge aux armées, opinant que rien n'incitait 'philarète, duc d'Antioche, forma par la suite un état arménien indépendant en Cilicie. ^Nous ne savons pas situer exactement la Keleusène, mais d'après la description d'Attaleiatès, disant que l'Euphrate constituait la frontière entre cette région et les piémonts nord du Taurus, elle devrait se situer aux environs des villes actuelles de Malatya (Mélitène) et Elazig. 3 L e s relations entre Grecs et Arméniens étaient ambiguës ; d ' u n e part, de nombreux Arméniens servaient dans l'armée de Romain Diogène, d'autre par l'hostilité entre les deux nations était parfois grande, comme nous l'avons vu précédemment, pour des raisons ethniques et religieuses, et aussi parce que Byzance avait occupé le Vaspurakan, royaume des Artsrunides et plus tard, sous Constantin Monomaque, également celui d ' A n i , fief des Bagratides.

108

UN

H I S T O R I E N

B Y Z A N T I N

DU

15

e

S I È C L E

les Romains [les Grecs] à la guerre, sinon la volonté de l'empereur, «ou alors leur propension à se quereller entre eux.» A Sébastè l'empereur apprit que les Turcs se dirigeaient vers Iconion, et se mit à les poursuivre à marches forcées ; mais les très mobiles cavaliers Turcs le précédèrent, et mirent Iconion à sac. N'osant pas cependant y rester, de crainte de la survenue de l'empereur, ils prirent rapidement avec leur butin le chemin du retour. Diogène prescrivit alors à une armée byzantine de s'unir avec Hatatourios, le duc d'Antioche, pour se saisir des Turcs à leur retour. Cette manœuvre, bonne en théorie, échoua cependant, car les Turcs, ayant appris que les armées impériales les attendaient à Mopsueste 1 pour leur livrer bataille, traversèrent sans s'accorder le moindre repos de nuit et par petits groupes, les monts du Sarvandikos 2 et atteignirent ainsi les limites de la province de Halep. Mais ils durent abandonner leur butin, sous la pression en particulier des Arméniens des montagnes qui se tenaient en embuscade. Cette deuxième campagne de Romain Diogène en Asie, si elle ne peut être qualifiée de désastreuse, a cependant sûrement été un échec. Diogène perdit l'initiative des hostilités dès lors qu'il renonça au siège de Chliat, car alors l'adversaire, bien plus mobile, a su faire la preuve de toutes ses aptitudes dans la guerre de mouvement. Ce fut certainement un mauvais tour joué par la fatalité que l'empereur fut si sensible aux grandes chaleurs, qu'il dut renoncer à un siège majeur, celui de Chliat, que tout pouvait annoncer victorieux, comme l'avait été l'année d'avant celui d'Hiérapolis. On peut d'ailleurs aussi se demander pourquoi, comme l'année précédente, il n'attendit pas, dans une région plus clémente comme par exemple Anthiai, que la saison soit plus avancée, et entreprendre alors son attaque sur Chliat. Quelles sont les «constantes» de la guerre turco-byzantine qui ressortent de ces deux premières campagnes de Diogène. D'abord, vice consubstantiel, l'armée byzantine était fort hétéroclite, avec des contingents Grecs, Arméniens, Russo-varègues, Francs d'Occident, Ouzes asiatiques, peutêtre aussi Alains et Géorgiens. Une telle variété de nations avec des mœurs et usages, langues, et façon de combattre différentes, ne pouvait guère faciliter l'unité et l'efficacité du commandement. De plus, jalousie et contestations devaient être le lot quotidien de ces troupes hétérogènes, et on a vu comment lors de la deuxième campagne, les autres contingents byzantins ont laissé les Francs se battre seuls contre des Turcs qui avaient envahi le camp. Il faut convenir que 1 Mopsueste, forme occidentalisée de Mopsou Hestia (la demeure de Mopsou), ville qui était située à l'est d'Adana, sur le Ceyhan. ^Le(s) mont(s) du Sarvandikos est probablement le Nur (anciennement Amanos) Dagi à l'est d'Iskenderun (Alexandrette), à moins que ce soit le Nur Dagi situé à proximité immédiate à l'est de Mopsueste.

ROMAIN

IV

DIOGENE

A

MANZIKERT

109

Diogène n'était en rien responsable de cet état de choses, car sans troupe mercenaires étrangères, depuis la faillite du système des akritès, il était impossible de former une armée conséquente. Une autre constatation c'est l'épouvante, pour ainsi dire viscérale (et en particulier semble-t-il sur les troupes d'origine grecque), que les cavaliers turcs produisaient sur leurs adversaires. Sur leurs chevaux rapides, lançant leurs flèches de loin, ils blessaient les hommes et montures de la lourde cavalerie byzantine, sans pouvoir être eux-mêmes inquiétés. Lorsque les troupes byzantines chargeaient, les Turcs s'enfuyaient, pour revenir par la suite à distance de jet de leurs flèches et causer de grands dégâts ; dans d'autres cas, ils faisaient seulement semblant de s'enfuir, entraînant leurs poursuivants dans de meurtrières embuscades, technique venue de leurs lointains ancêtres des steppes et qu'ils maîtrisaient parfaitement. Tous ces avantages d'une mobilité supérieure étaient annulés pour les Turcs lorsque l'armée impériale procédait à un siège. Protégés par des remblais et un fossé, le soldat byzantin craignait bien moins d'être blessé par une flèche de l'adversaire, et pouvait, dans une relative sécurité, faire usage de ses formidables machines de siège. Aussi, l'aboutissement qu'aura été Manzikert, ne serait peut-être jamais survenu, si Diogène s'était emparé de Chliat lors de sa deuxième campagne. Une troisième constante de cette guerre turco-byzantine, aura été la propension de l'empereur des Romains à diviser son armée. Certes, vu que les Turcs étaient un peu partout et que l'empereur ne pouvait pas être partout à la fois, il a pu être nécessaire en certaines circonstances de détacher un contingent de l'armée principale en vue de quelque mission spécifique. Mais le long de ces deux premières campagnes, Diogène aurait dû avoir appris que ces contingents ainsi détachés revenaient, toujours battus, se réfugier sous son aile protectrice, sans avoir accompli leur mission. Aussi, c'est une stratégie dont il aurait dû user avec la plus grande prudence. A Manzikert, peut-être trompé par des rapports qui n'avaient plus cours, Diogène, avec beaucoup de légèreté a encore une fois divisé son armée avant la bataille. Le très important corps envoyé en avant sur Chliat, comme on le verra bientôt, pris la fuite à l'arrivée de l'ennemi, sans même essayer de rejoindre l'empereur aux aguets et même aux abois, et se fut le désastre.

DEUXIÈME PARTIE : MANZIKERT En bon Grec, Attaleiatès était superstitieux. Dans son récit de la campagne de Manzikert, on dénombre une suite de sept à huit événements, d'importance fort inégale du reste, qu'il interprète comme signes du destin

110

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15

e

SIÈCLE

présageant une issue défavorable à l'entreprise. Nous les découvrirons au fur et à mesure que nous procéderons à l'événementiel de cette troisième et dernière campagne de Romain en Asie Mineure. Romain quitta Constantinople au début du printemps 1071, le jour de l'Orthodoxie 1 . Alors qu'il traversait le détroit de Chalcédone 2 , un pigeon ni noir ni blanc, mais plutôt noir que blanc, après avoir cerclé le navire impérial, vint se poser sur les mains même de l'empereur ; celui-ci le renvoya de suite à l'impératrice qui était demeurée contre son habitude au palais impérial. Tous convenaient que cet événement était un présage pour le futur, mais les avis divergeaient quant à son interprétation. Aussi l'impératrice, qui en ce moment était à froid avec l'empereur, pour quelque raison propre à ceux qui cohabitent, nous dit Attaleiatès sans préciser davantage, changea d'avis et vint le rejoindre au campement pour quelques jours, avant de lui faire ses adieux et de lui souhaiter bonne chance pour la campagne à venir. Ce passage de l'Hellespont par Diogène ne s'était pas déroulé de la manière habituelle, car il n'avait pas mis pied à terre à l'un des endroits convenant au séjour d'un empereur et de sa suite, mais en un lieu appelé Hélénopolis ; ce lieu devait être plutôt minable, car il était connu par dérision sous le nom de Héléinopolis 3 . Ceci aussi parut être de mauvais présage. Enfin, la poutre principale qui soutenait la tente impériale s'écroula avec fracas, chose que, nous dit l'historien, ne pouvait se comprendre que si l'on prenait en compte la désinvolture et la paresse des gens de son époque. Cependant, l'empereur procéda vers l'orient, et, arrivé à un cours d'eau, il ne planta point sa tente dans la plaine adjacente, mais grimpa jusqu'à un petit village rustique, qui se flattait cependant de posséder des chambres couvertes. Mais le feu survint soudain dans le haras des chevaux impériaux qui se trouvait à proximité. Tous accoururent pour éteindre l'incendie, néanmoins les chevaux se mirent à courir dans toutes les directions couverts de flammes. Ceux qui survécurent suivirent tant bien que mal la troupe, leurs brûlures témoignant du malheur qui leur était arrivé et, d'une façon plus générale, de la disposition contraire de la Providence à l'égard de l'entreprise en cours. Cependant l'empereur traversa le Saggarios (Sakarya) par le pont du Zombou, complétant en route ses forces. Il continua son chemin de la sorte, quittant parfois l'armée pour se rendre dans ses propriétés de campagne ou dans de luxueuses résidences des environs qui lui appartenaient. Il traversa ainsi le ' l £ dimanche de l'Orthodoxie est le jour où l'on fustige ceux des croyants qui ont dévié des, ou n'ont pas accepté les décisions du concile de Chalcédoine, base de la foi orthodoxe. En 1071, le jour de l'Orthodoxie se situait le 13 mars. Le détroit de Chalcédone est l'Hellespont des Anciens, les Dardanelles des Occidentaux et le Canakkale Bogazi des Turcs, toutes dénominations successives pour un seul et même détroit. 3 J e u de mots : Hélénopolis est la « ville d'Hélène », alors qu' Héléinolis est la « ville minable » (EXeeivo = pitoyable, minable, lamentable, digne de la compassion).

R O M A I N

IV

D I O G E N E

A

M A N Z I K E R T

111

fleuve Halys (le Kizil actuel) un peu après l'armée, et arrivé à la province de Charsianou 1 , il ne la quitta plus. Evitant Césarée (Kayseri), il arriva au lieu dit Krya Pégé, lieu d'eaux claires, de cultures, d'arbres et de fleurs, telles les roses et les lis 2 . L'empereur voulut demeurer quelque jours dans cette sorte de lieu qu'il chérissait, mais alors la troupe et en particulier les mercenaires se mirent à dévaster le pays, emmenant les troupeaux et coupant les récoltes avant l'heure. Pris de colère, Romain s'emporta contre certains Nemitzes 3 , lesquels incitèrent leurs compatriotes à la vengeance. Ceux-ci, pleins d'orgueil et d'insolence, décidèrent d'attaquer l'empereur dans sa tente à l'heure du déjeuner et montèrent sur leurs chevaux. Mais la rumeur de leur projet se répandit dans le camp, et il s'y ensuivit un grand tapage. Sautant sur son cheval, Romain mit ses troupes en ordre de bataille et se dirigea à la rencontre des rebelles, qui, surpris, firent rapidement soumission. Ils furent punis en cela seulement, nous dit Attaleiatès, qu'au lieu de constituer partie de la garde rapprochée de l'empereur, comme c'était le cas jusqu'à là, ils durent dorénavant suivre l'armée à l'arrière garde. De ce lieu, Diogène arriva à Sébastè (Sivas) et quittant cette ville en direction de l'Ibérie 4 , il prit des deux routes qui conduisaient toutes les deux au thème de Colonée, celle de gauche. Sur cette route les soldats découvrirent les cadavres des hommes morts lors de la bataille livrée l'année précédente par le curopalate Manuel Comnène, bataille durant laquelle, comme nous l'avons vu, ce dernier avait été fait prisonnier. Cela ne parut pas un spectacle de bon augure à la troupe. Poursuivant cependant sa route, l'empereur arrivait à Théodosioupolis (Erzurum). Précédemment, cette ville avait été inhabitée ; en effet, sa population avait été transférée dans la ville voisine d'Artzè, à son nord-ouest, qui état devenue de la sorte une ville bien peuplée et très commerçante, remplie de produits de la Perse, de l'Inde et des autres régions. Mais la ville d'Artzè avait été prise d'assaut par les Turcs et pillée 5 , de sorte que Théodosioupolis avait été reconstruite et munie de murailles et d'un fossé, de façon à pouvoir se défendre d'un voisinage imprévu des Turcs. L'empereur resta plusieurs jours à Théodosioupolis, et là il ordonna à tous de se munir de provisions pour deux mois, car on devait par la suite traverser des contrées désertes ou complètement dévastées. Il envoya à l'avant Le thème de Charsianou se situait au sud de celui des Arméniaques, en partie dans la boucle du fleuve Halys (le Kizil actuel) et contenait en particulier la ville de Césarée (auj. Kayseri), en Cappadoce. (Voir A. Ducellier, M. Kaplan et B. Martin, Le Moyen Age en Orient, Hachette, Paris 1990). Krya Pégé = la source froide. Difficile de situer ce site. Les Némitzes étaient des mercenaires Bavarois. ^L'Ibérie (du Caucase) est la Géorgie actuelle. 5 Artzè ou Arcn, se situait à moins d'une vingtaine de kilomètres à vol d'oiseau à l'ouest-nordouest d'Erzurum.

112

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15

e

S I È C L E

des Scythes 1 pour piller la région de Chliat (Ahlat) et les a fait suivre par son contingent de Francs sous Roussel de Bailleul. L'empereur savait parfaitement que Manzikert, ville romaine, avait été prise depuis peu par le sultan qui y avait établi une garnison ; toutefois, jugeant cette garnison insuffisante pour constituer un danger réel pour l'armée romaine, il envoya un troisième contingent, très important celui-là, puisque selon Attaleiatès il constituait la majeure et meilleure partie de l'armée, rejoindre les Scythes et les Francs déjà envoyés sur Chliat, pour entreprendre le siège de la ville. Ils étaient commandés par le magistros 2 Joseph Trachaniotès 3 . Quelles avaient été les intentions de l'empereur en agissant ainsi ? Diogène avait d'abord dans l'esprit d'empêcher les gens de Chliat de faire la moisson, affaiblir ainsi l'approvisionnement de cette ville, et améliorer d'autant celui de ses propres troupes. Par ailleurs, ses espions, nous dit Attaleiatès 4 , l'avaient averti qu'à l'annonce de son arrivée, le sultan avait précipitamment levé le siège d'Alep qui était en cours et s'était dirigé à la hâte vers la Perse. Celle-ci était si grande que, nous dit Mathieu d'Edesse, chevaux et chameaux périssaient d'épuisement suite aux marches forcées imposées par le sultan. Diviser ainsi son armée, dans des conditions aussi favorables, raisonne Attaleiatès, n'était nullement stupide ou contraire aux règles de la stratégie. Cependant, avec le restant de l'armée, Romain arrivait à Manzikert., dont la garnison turque, après quelques combats suivis de pourparlers, accepta de laisser cette place forte à l'empereur, moyennant la possibilité de quitter inviolée la place. Le lendemain, Romain s'apprêtait à compléter les défenses de Manzikert aux frais de ses habitants pour procéder ensuite sur Chliat, distante à vol d'oiseau de Manzikert d'une cinquantaine de kilomètres, de sorte que, toutes armées romaines réunies, poursuivre le siège de cette ville ; mais soudain, la rumeur parvint au camp que des serviteurs de soldats, sortis de 'Chez Attaleiatès les Scythes sont des Ouzes (Oghouz) de race asiatique. Ceci ne correspond as à nos connaissances modernes sur les Scythes. Dérivée de l'ancienne fonction de maître des offices, le magistros est au départ le premier des sénateurs et remplace l'empereur absent. Puis la dignité se dédouble et perd de son importance, tout en restant très élevée. Dans la liste de Philothée, les magistroi sont les premiers de la « deuxième table », la première étant celle de l'empereur, où siège en particulier le patriarche. Au 10e siècle la dignité est accordée à des princes arméniens ou caucassiens vassaux de l'empire. Au l i e siècle, la dignité est dépassée par celle du protoproèdre, nouvellement crée. (Voir Louis Bréhier, Les institutions de l'empire byzantin.) Le magistros Joseph Tarchaniotès ou Trachaniotès, d'après J.C. Cheynet, venait d'une grande famille macédonienne. A Manzikert il était d'avis de rassembler les troupes impériales devant cette ville et d'attendre là l'assaut éventuel du sultan. C'est donc à contre-coeur qu'il assuma le commandement des troupes envoyées par Diogène sur Chliat, et à l'arrivée du sultan, il prit la fuite, au lieu de venir à la rescousse de l'empereur. 4 Attaleiatès ne nomme pas ces espions. De Nicéphore Bryennios, réf. 19, on sait que l'un d'eux, le plus important, était Léon Diabatène, qui selon Cahen aurait été l'ambassadeur de Byzance auprès du sultan turc.

R O M A I N

IV

D I O G E N E

A

M A N Z I K E R T

113

celui-ci pour faire du fourrage et ramasser du butin, étaient attaqués et molestés par des cavaliers adverses. Deux jours plus tard, sûr de l'annonce du vestarque Léon Diabatène l'informant de la fuite du sultan en Perse et vu que ces incidents ne cessaient point, l'empereur envoya le magistros Nicéphore B r y e n n i o s 1 contrecarrer les dits assaillants. Il supposait qu'il s'agissait d'éléments turcs venant de Chliat, ou alors d'un contingent turc mené par quelque chef subordonné au sultan. Cependant Bryennios fut accueilli par les flèches de l'adversaire tirant de loin, blessant et tuant hommes et chevaux. De plus, nous dit Attaleiatès, ces Turcs étaient plus braves que ceux jusqu'à présent rencontrés, ne refusant pas non plus le combat de près. Ainsi pressé par l'adversaire, le magistros demanda du renfort à l'empereur. Grande colère de Romain, qui se mit à accuser Bryennios de lâcheté. Il réunit de suite les différents chefs de l'armée et se mit, contre son habitude, à discourir sur la stratégie et les affaires militaires. Comme il discourait, le prêtre annonça la lecture de l'Evangile 2 . Pour certains, ce que lirait le prêtre, correspondrait à l'issue de la bataille en cours. L'ecclésiastique lut : «S'ils m'ont pourchassé, ils vous pourchasseront à votre tour ; ... L'heure arrive où quiconque vous mettra à mort, considérera offrir un sacrifice à Dieu.» 3 . De suite, nous dit Attaleiatès, nous tombâmes tous dans l'angoisse, considérant que ce qui venait d'être dit correspondait à la réalité. Alors que ces combats se poursuivaient, Diogène envoya au secours de Bryennios le chef arménien Vasilakis, qui avait aussi la dignité de magistros et était aussi catepano de Théodosioupolis 4 , avec ce qu'il avait de cavaliers arméniens, le restant des arméniens ayant été auparavant envoyé sur Chliat avec le magistros Joseph Trachaniotès. N'acceptant pas de subir les flèches de l'adversaire sans pouvoir riposter, Vasilakis et les siens foncèrent sur l'ennemi, qui de suite prit la fuite, et Vasilakis qui les poursuivait ; Bryennios suivit Vasilakis jusqu'à un certain point, puis commanda à ses troupes de s'arrêter. Suite à cette poursuite, Vasilakis arriva près du camp des Turcs, mais là son cheval tomba à terre et son cavalier fut fait prisonnier. Evidemment ces événements, rapportés au camp, emplirent tout un chacun de la crainte des dangers à venir, alors que les blessés gémissants étaient ramenés dans le campement. Contraint, Diogène sortit à son tour du camp avec tout ce qu'il avait d'hommes et se posta sur une hauteur à

Le magistros Nicéphore Bryennios était le grand-père de l'historien du même nom, comme l'indique aussi l'identité des prénoms, celui-ci passant selon la coutume du grand-père au petit fils. Après Manzikert, il fut nommé par Michel VII duc de Dyrrachion, mais se révolta contre lui, fut battu et aveuglé.

y 3 4

La bataille chez les Byzantins était toujours précédée d'une cérémonie religieuse. Jean 15, 20-16, 2. Voir note 4, p. 91.

114

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

proximité, dans l'attente, le cas échéant, de livrer bataille. Mais rien ne vint, les Turcs, comme par enchantement, ayant disparu de vue. Au coucher du soleil, l'empereur ramena ses troupes au camp. Mais une fois les soldats de retour au camp, de nouveau comme par miracle, les cavaliers turcs soudain reparurent, poussant de grands cris et lançant leurs flèches sur les Scythes, c'est-à-dire les mercenaires Ouzes au service des Byzantins, qui eux étaient restés à l'extérieur du camp, ainsi que sur les petits vendeurs de provisions. Les uns comme les autres se précipitèrent à l'intérieur du camp dans le plus grand désordre, et comme les Byzantins ne savaient guère faire la différence entre leurs alliés Ouzes et leurs adversaires Seldjoukides (la nuit de plus était sans lune), la crainte fut grande de le voir envahi par les Turcs. Il s'ensuivit un indicible tapage, et, nous dit Attaleiatès, «tout un chacun aurait préféré être mort plutôt que de se voir vivant dans circonstance pareille ; ne pas avoir assisté à celle-ci était considéré comme un grand bonheur, et l'on qualifiait de bienheureux celui qui n'y était point.» Les Turcs cependant ne tentèrent point de pénétrer à l'intérieur du camp, jugeant de leur côté la circonstance peu favorable, et obéissant aux commandements du bon sens. Toutefois, ils ne se retirèrent point du voisinage de celui-ci, qu'ils entourèrent toute la nuit, poussant des hurlements sauvages, iançant des flèches et des pierres. Les «assiégés», si l'on peut s'exprimer ainsi, ne fermèrent point l'œil de toute la nuit. Le lendemain, les Turcs chassèrent les Romains de la rivière qui coulait à proximité de leur camp, cherchant ainsi à les réduire par la soif. En même temps, l'un des chefs des mercenaires Scythes fit défection et se rendit avec les siens chez l'adversaire. Cependant, des archers romains sortirent du campement et obligèrent les cavaliers turcs à se retirer. L'empereur de son côté voulait que l'issue de la guerre soit décidée par bataille rangée, mais il remettait le combat, dans l'attente de recevoir le renfort des troupes qu'il avait envoyées à Chliat, ville comme nous l'avons vu peu distante de Manzikert et du camp romain. Ces troupes comme nous l'avons dit étaient parmi les meilleures de celles dont disposait l'empereur, celles qui étaient les premières à engager le combat. Mais rien ne venait. L'empereur ne savait point que les troupes commandées par Trachaniotès ainsi que les Francs de Roussel de Bailleul, dès l'annonce de l'arrivée du sultan Alp Arslan sur le champ de bataille, (arrivée que même l'incrédule Diogène devait à ce moment commencer à soupçonner), au lieu d'accourir à son secours, bien au contraire optèrent pour une fuite honteuse. De la sorte Trachaniotès, à travers la Mésopotamie, ramena ses troupes sur les terres byzantines, «ne tenant compte l'infortuné ni de l'empereur ni de ce que le devoir commandait», nous dit l'historien.

R O M A I N

IV

D I O G E N E

A

M A N Z I K E R T

115

Le lendemain Romain Diogène dû se résoudre à engager le combat avec les seules troupes qu'il avait sous la main. Mais alors qu'il était en train de disposer celles-ci en ordre de bataille, voici que des émissaires arrivent de la part du sultan, demandant que des négociations de paix soient engagées entre les deux parties. Romain sans doute accepta de les recevoir, mais ne leur fit pas une réception enthousiaste. Il déclara cependant que si le sultan acceptait de lever son camp pour aller camper un peu plus loin, laissant ainsi les Romains camper à sa place, il était prêt à engager de telles négociations 1 . Mais la victoire lui échappa, nous dit le superstitieux Attaleiatès, «parce qu'il donna comme sauf conduit aux émissaires» (afin qu'ils puissent revenir en toute sécurité) «l'enseigne qui symbolisait la victoire ; il n'était point convenable, la bataille étant imminente, de donner de soi-même symbole pareil à l'ennemi.» Mais dès que les émissaires furent partis, certains de ses conseillers dirent à l'empereur que ces demandes pour des négociations de paix n'étaient que prétexte. En effet, dirent-ils, le sultan attend des renforts, et c'est pourquoi il cherche à gagner du temps. Du coup, Romain décida de ne plus tarder à engager le combat, et fit sonner la trompette annonçant la bataille, alors que les Turcs de leur côté étaient toujours en train de discuter entre eux des propositions de l'empereur. Etonnés et surpris par ce développement inattendu, ils s'armèrent à la hâte, envoyèrent à l'arrière tout ce qui n'était pas utile au combat, et firent semblant de se mettre en rangs de bataille face aux régiments bien ordonnés de l'armée romaine. De la sorte, l'armée impériale se mit à poursuivre les Turcs qui battaient en retraite, en évitant autant que possible le combat rapproché, jusqu'au moment où la soirée arriva. Alors l'empereur, voyant qu'il n'avait pas le contact à courte distance avec l'adversaire, et sachant que très peu d'hommes étaient restés à l'arrière garder le camp, décida d'arrêter la poursuite. En effet, il ne voulait pas voir l'adversaire se précipiter sur l'armée romaine, alors que la nuit arrivait. C'est pourquoi il fit tourner le drapeau impérial vers la direction du camp, ce qui était sensé indiquer à ses combattants qu'il convenait d'arrêter la poursuite et revenir au camp. Les troupes situées loin de l'empereur, voyant le changement de direction du drapeau impérial, crurent que l'empereur venait d'être battu. «Comme beaucoup me renseignent», dit Attaleiatès, «quelqu'un parmi ceux qui épiaient l'empereur, et qui était le cousin du beau-fils de ce dernier 2 , ^Ceci est sûrement un indice de la situation de faiblesse où se trouvait l'armée byzantine, Diogène se sentant incapable d'attaquer les Turcs dans leur camp, les Turcs par ailleurs ayant auparavant expulsé les byzantins de la rivière où ils s'approvisionnaient en eau. Le beau-fils de Diogène étant le futur Michel VII Doukas, le cousin de celui-ci ne pouvait être qu'Andronic Doukas, le fils du césar Jean, seul présent à Manzikert, et qui commandait l'arrière-garde. Speros Vryonis (voir note 2 p. 120), a corrigé ici une erreur d'interprétation de Claude Cahen.

116

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

ayant conçu par avance sa trahison, fut celui qui avait propagé cette rumeur dans la troupe. Prenant de suite les hommes sous ses ordres (car l'empereur dans sa bienveillance lui avait confié un nombre d'hommes non-négligeable), il prit la fuite en direction du campement.» La fuite d'Andronic Doukas, provoqua la fuite sans combat des régiments adjacents, et ainsi de suite, tout le dispositif de Diogène s'écroulant de proche en proche tel un jeu de dominos. L'empereur, voyant cette fuite inattendue et injustifiée, sans qu'aucun combat ne soit livré, ordonna que les fuyards reviennent sur le champ de bataille ; mais personne n'obéissait. De leur côté, les Turcs qui se tenaient sur les hauteurs, voyant cette fuite aussi surprenante qu'éperdue des troupes byzantines, se dépêchèrent d'apprendre cet événement inespéré au sultan, le pressant de revenir au combat. Ce qui se fit, et les Turcs bien entendu, ceux du moins qui ne se mirent pas à la poursuite de fuyards, s'attaquèrent au seul groupement qui résistait et ne fuyait point, a savoir l'empereur et sa garde rapprochée, constituée en bonne partie de ses «compatriotes» Cappadociens. Le combat se poursuivit pendant longtemps, l'empereur se battit avec bravoure tuant de nombreux ennemis, mais en fin de compte, resté seul et sans cheval, il fut blessé à la main et fait prisonnier, alors que dans le campement entouré de Turcs, chacun chercha son salut dans la fuite. Cette nuit là, nous dit Attaleiatès, l'empereur blessé coucha sur la terre, empli de terribles pensées ; c'est seulement le lendemain matin qu'enchaîné il fut amené devant le sultan, lequel, de prime abord, ne voulut pas croire qu'il avait devant lui captif l'empereur des Romains. Jamais, depuis tant de siècles d'existence, un empereur de l'empire Romain d'Orient n'était tombé aux mains de l'ennemi. Mais les témoignages de Vasilakis, fait prisonnier avant Diogène (la légende veut qu'il se soit jeté aux pieds de l'empereur en pleurant), ainsi que des émissaires qui avaient vu de près Diogène avant la bataille, dissipèrent les doutes du sultan. Les Turcs dans l'ensemble accueillirent leur victoire avec beaucoup de modestie, attribuant celle-ci à la volonté divine plutôt qu'à leur mérite propre. Quant au sultan turc, une fois assuré qu'il avait bien devant lui l'empereur des Romains prisonnier, il se comporta envers lui avec magnanimité. En fait, il le considéra comme un frère et un associé plutôt que comme un captif ennemi. Mais l'après Manzikert fera l'objet du chapitre suivant. Pour l'instant, nous voudrions d'abord compléter le récit d'Attaleiatès (qui, rappelons-le était présent à la bataille) par d'autres sources, en nous livrant aussi à quelques réflexions plus générales sur cette rencontre fatidique.

ROMAIN

IV

DIOGENE

A MANZI KERT

117

Nicéphore Bryennios, soldat, historien et époux d'Anne Comnène, écrivit son «Hylè Historias» (dont le sens le plus exact serait Eléments d'histoire en vue d'études futures), environ un demi-siècle après les événements qu'il relate. Il était sans doute le petit-fils, comme le suggère aussi l'identité des prénoms, du général qui avait prit part à la bataille, et qui, comme nous l'avons vu, avait soulevé la colère de l'empereur pour sa couardise ou sa prétendue couardise. D'une part donc l'historien Bryennios n'était pas présent à la bataille, d'autre part il n'y a pas de doute qu'il cherche avant tout à défendre la mémoire de son grand-père. Son récit de la bataille diffère donc de celui d'Attaleiatès, récit que nous avons suivi depuis la première campagne de Diogène en Asie. C'est Bryennios qui nous précise le nom d'au moins un des espions de Diogène auprès des Turcs, auxquels fait allusion Attaleiatès, à savoir le vestarque Léon Diabatène (cf. note 4 p. 112); Bryennios complète aussi Attaleiatès, en nous apprenant que Vasilakis, le général arménien, avait fait sa jonction avec l'armée de l'empereur à Manzikert peu avant la bataille, emmenant avec lui un contingent non négligeable d'Arméniens et de Syriens. Deux thèses s'opposaient en ce moment au camp de l ' e m p e r e u r : l'une était de garder toute l'armée réunie à Manzikert et attendre là le cas échéant le sultan, si jamais ce dernier renonçait à sa fuite et revenait combattre les Romains. C'est cela que préconisait en particulier le magistros Joseph Trachaniotès, à qui cependant l'empereur, n'écoutant pas ses conseils, confia le très important corps d'armée qui comme nous l'avons vu, il envoya sur Chliat rejoindre les Francs de Roussel de Bailleul. Trachaniotès, bien à contre-cœur, se rendit à Chliat, et cela peut expliquer au moins en partie son comportement par la suite : celui d'avoir trahi l'empereur à l'annonce de l'arrivée du sultan, en prenant la fuite vers les terres byzantines, au lieu d'accourir, en ce moment critique, à sa rescousse. Cette première trahison a peut-être été déterminante pour l'issue de la bataille future, trois ou quatre jours plus tard. En effet, Trachaneiotès emmenait avec lui les Francs de Roussel de Bailleul. Vu la valeur combative de ces derniers, il est probable qu'ils ne se seraient pas livrés à une fuite éperdue comme d'autres éléments de l'armée byzantine, à la fausse annonce du traître Andronic Doukas, selon laquelle l'empereur avait été défait : bien au contraire, une charge impétueuse de leur cavalerie, du genre dont ils étaient coutumiers, aurait probablement pu libérer l'empereur de l'étau dans lequel les Turcs l'avaient enfermé, lui permettant ainsi de regagner le camp, où il aurait pu rappeler au devoir les fuyards et les traîtres qui s'étaient égaillés dans la nature sans avoir le moins du monde combattu. Mais on ne refait pas l'Histoire, aussi revenons au récit de Bryennios.

118

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

Selon donc Bryennios, s'agissant de Vasilakis, (que l'historien critique pour son impétuosité et sa témérité mal venue) et de Nicéphore Bryennios, le grand-père de l'historien, les choses se sont passées de la façon exactement inverse de celle que rapporte Attaleiatès : c'est Bryennios qui serait venu au secours de Vasilakis en difficulté et non pas l'inverse. Lorsque les cavaliers turcs s'attaquèrent aux domestiques sortis du campement ramasser du fourrage et faire du butin, (voir ci-dessus), l'empereur manda de suite Vasilakis, et le questionna sur la provenance de ces Turcs. Vasilakis aurait assuré l'empereur que ces Turcs étaient de Chliat, sur quoi l'empereur lui aurait ordonné de les pourchasser. En effet, le sultan, nous assure Bryennios, auraient ainsi envoyé à l'avant des détachements de cavaliers, afin de provoquer l'empereur, alors que ce dernier ne soupçonnait pas encore sa présence sur le champ de bataille. Il s'agissait de tester les réactions des byzantins, en prenant la fuite au moindre contact sérieux et en attirant de la sorte l'ennemi dans des pièges prévus à l'avance, puis en revenant à la charge au moment opportun. Vasilakis sortit en effet avec sa cavalerie, dans le plus grand désordre, se lamente Bryennios, et entreprit la chasse des cavaliers turcs. S'éloignant toujours du campement avec son impétuosité habituelle, ses cavaliers le suivant dans le désordre, il tomba dans le piège dressé par l'ennemi et fut fait prisonnier. L'empereur, inquiet de ne recevoir aucune nouvelle de Vasilakis, envoya alors à sa rescousse Nicéphore Bryennios, le duc d'Occident, le commandant de l'aile gauche de l'armée. Celui-ci sortit à son tour du campement. D'abord il ne rencontra personne, ni allié ni ennemi. Par la suite, il aperçu des Turcs sur de petite collines alentour, enfin il tomba sur des cadavres de l'armée byzantine. A un soldat qui respirait encore, il demanda ce qu'était devenu Vasilikis, qui le renseigna sur ce qui était arrivé. Mais déjà les Turcs entouraient la colonne de Bryennios, alors, le chef byzantin demanda à ses hommes de ne faire preuve d'aucune lâcheté, «rien qui ne soit indigne de la bravoure romaine», et dans un bon ordre, ramena ses troupes au camp, recevant lors de cette retraite plusieurs blessures, dues au courage dont il avait fait preuve. Il fit alors son rapport à l'empereur, qui lui ordonna de regagner sa tente et soigner ses blessures. On peut voir dans ce qui précède une apologie de Nicéphore Bryennios par son petit-fils ; pour la bataille elle même, Bryennios ne donne aucun renseignement bien nouveau, et en gros, sauf pour l'absence de toute chronologie, il suit le récit d'Attaleiatès : Les Byzantins se mirent en ordre de bataille, l'aile gauche étant commandée par Bryennios, l'aile droite par Alyatès, Cappadocien proche de l'empereur, l'arrière-garde par Andronic Doukas, «homme plus brave et plus versé dans l'art de la stratégie que ceux de

R O M A I N

IV

D I O G E N E

A

M A N Z I K E R T

119

son âge», nous dit l'historien ; mais, ajoute Bryennios, les sentiments d'Andronic à l'égard de l'empereur n'étaient pas très amicaux. Enfin, le centre était commandé par l'empereur lui-même. Lors de la bataille, les troupes impériales avancèrent, alors que les Turcs reculaient, jusqu'au moment où les Turcs revinrent en force et mirent en déroute l'aile droite commandée par Alyatès ; l'aile gauche essaya de venir en aide à l'empereur encerclé, mais fut empêchée par les Turcs. L'empereur, encerclé, se battit avec courage, mais blessé, il fut finalement pris. Voilà en résumé le récit de Bryennios. En aucun moment ce dernier n'évoque une quelconque trahison ; il dit cependant que dès que l'aile droite fut mise en déroute, «de suite ceux de l'arrière garde quittèrent le champ de bataille.» Ceci corrobore en quelque sorte l'affirmation d'Attaleiatès, comme quoi l'arrière garde, commandée par Andronic Doukas (et à la suite de celle-ci, sans doute d'autres régiments), quittèrent le champ debataille sans combattre. Bien à contre-cœur, Bryennios est donc obligé d'admettre que, «celui dont les sentiments à l'égard de l'empereur n'étaient pas très favorables», s'abstint de venir à l'aide de l'empereur, quittant prématurément le champ de bataille. Le mot n'est certes pas prononcé, mais n'est-ce pas là une trahison ? Aussi, les deux rapports, celui d'Attaleiatès, témoin oculaire, et celui de Bryennios, qui écrivait environ un demi-siècle plus tard, ne sont pas aussi différents que cela, sauf pour l'apologie de Nicéphore Bryennios, le général qui commandait l'aile gauche de l'armée byzantine et grand-père de l'historien de même nom. Du reste, comme le remarque J.-C. Cheynet, l'affaire VasilakisBryennios, qui n'est qu'un épisode de Manzikert, occupe la moitié de l'espace que l'historien consacre à cette bataille. Avant d'en venir à un point qui nous paraît essentiel et qui, sauf erreur, n'a pas été analysé par les historiens modernes qui se sont occupés de la bataille de Manzikert, nous voudrions procéder à des remarques critiques sur deux historiens qui ont écrit à ce sujet : Claude Cahen et J.C. Cheynet 1 . Cahen d'abord. Ce savant historien et turcologue a écrit des ouvrages sur la pénétration des Turcs seldjoukides en Asie Mineure qui encore aujourd'hui font foi 2 . Il n'y a pas de doute que les connaissances linguistiques de ce savant en arabe, persan, turc, et peut-être aussi en grec, lui ont donné d'emblée un avantage important sur d'autres chercheurs, moins polyglottes ou moins doués pour les langues. Malgré cela, il apparaît que sa description de la bataille de

' J.C. Cheynet, Manzikert, un désastre militaire ? Byzantion, ¿Q, 410-438(1980) 2 Claude Cahen, 1. La première pénétration turque en Asie Mineure, Byzantion, li£, 5-67(1948) ; 2. Varia Turcica VII, La Turquie Pré-ottomane, ouvrage publié par l'Institut Français d'Etudes Anatoliennes d'Istanbul, Istanbul-Paris 1988.

120

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

Manzikert d'après les sources musulmanes, est à certains égards déficiente, car elle conduit à certaines conclusions inexactes. Et d'abord, brièvement, l'erreur commise par Cahen en traduisant (ou en lisant une traduction ?) d'Attaleiatès, erreur mise en évidence en premier par Speros Vryonis 1 : cette erreur assimile le futur empereur Michel VII Doukas, un tout jeune homme encore en 1071, absent de Manzikert, avec un général imaginaire du nom de Michel Doukas, présent à Manzikert, nullement traître à Diogène, et qui se serait par la suite emparé du pouvoir 2 . La réalité historique est qu'il y eut bien un traître à Manzikert, que ce traître s'appelait Andronic Doukas, et était le fils aîné du césar Jean Doukas et le cousin germain du futur empereur Michel VII Doukas. Ceci ressort d'une traduction correcte d'Attaleiatès, point sur lequel Vryonis ne manque pas d'insister. Jean Zonaras de son côté dans son Epitomé Historion (Raccourci d'histoire), dit explicitement qu'Andronic Doukas avait trahi à Manzikert ; enfin, la lecture de la Chronographie de Psellos, montre clairement (bien que cela ne soit pas dit explicitement), que le futur Michel VII ne pouvait avoir accompagné Romain Diogène à Manzikert. Le texte de Cahen comporte d'autres erreurs factuelles sur lesquelles nous n'insistons pas. Mais venons-en à ce qui semble l'essence de la démarche de Cahen : il s'agit pour lui, sinon de réhabiliter, du moins de rappeler à l'attention des historiens le chronographe arabe Sibt ibn al-Gauzi. Ce dernier écrivait au milieu du 13e siècle, mais Cahen prétend, sans pouvoir l'identifier, que cet historien disposait d'une source contemporaine des événements, aujourd'hui perdue. Cahen suit donc en grande partie (mais non pas exclusivement) Sibt pour nous décrire, avec son talent habituel, la bataille de Manzikert. Nous ne revenons pas sur certains détails rapportés par Sibt, qui paraissent bien romancés, comme par exemple lorsqu'il nous parle du rôle du sultan dans la bataille ; nous renvoyons pour cela le lecteur intéressé au texte de Cahen. Speros Vryonis, Jr., The Décliné of Médiéval Hellenism in Asie Minor and the Process of Islamization from the Eleventh through the Fifteenth Century, University of California Press, Berkeley, London 1974. ^Citons textuellement Cahen : « . . . ce dernier » (il s'agit de Romain Diogène après Manzikert, libéré par le sultan) « se dirigeait vers Constantinople, devancé par la nouvelle de son désastre. Un de ses généraux, Michel, s'y était emparé du trône, avait fait saisir sa propre mère, f e m m e de Romain, avec son fils et sa fille, et l'avait forcée à entrer au couvent. » Le Michel auquel fait ici référence Cahen est de toute évidence Michel VII. Mais Michel VII, à l'époque un tout jeune homme, n'a jamais été un général de Romain D i o g è n e ; par ailleurs, la lecture de la Chonographie de Psellos montre de manière indirecte mais convaincante que le jeune Michel n'avait jamais quitté Constantinople durant ces événements, et donc ne pouvait pas se trouver à Manzikert. La f e m m e de Romain dont il est fait ici référence est é v i d e m m e n t Eudocie Makrembolitissa, mère e f f e c t i v e m e n t de Michel. Enfin, ces quelques l i g n e s de Cahen contiennent une autre erreur, mineure celle-ci et sans conséquences : Diogène a eu un fils d'un premier mariage, Constantin, mort devant Antioche, et deux fils « porphyrogénètes » (= nés dans la porphyre, c'est-à-dire alors que leurs parents régnaient), Léon et Nicéphore, nés d'Eudocie. Nous avons déjà fait référence à Nicéphore, en relation avec son complot contre Alexis 1 er .

ROMAIN

IV

DIOGENE

A

MANZIKERT

121

Mais c'est lorsque Sibt, servi si l'on peut dire par Cahen, se met à nous parler de l'après Manzikert (que nous traitons nous-même un peu plus loin dans cet article), que l'invraisemblance, voire l'absurdité de certaines propositions de Sibt apparaissent en toute lumière. Ainsi Sibt nous dit que Romain Diogène aurait servi d'intermédiaire entre Michel VII et le sultan Alp Arslan en vue du paiement par le dit Michel du tribut exigé par le sultan turc pour le libérer lui, Romain. Que cela puisse être vrai est hautement improbable. D'abord le pouvoir effectif à Constantinople n'appartenait pas en ce moment au jeune Michel VII, mais à son oncle le césar Jean Doukas et ses deux fils, Andronic et Constantin, ainsi qu'à certains membres influents du sénat, tel Psellos. Ensuite, pourquoi Michel aurait-il payé le tribut exigé par Alp Arslan pour libérer Diogène ? Le basileus battu et déchu était par la force des choses l'adversaire objectif de Michel VII, le nouvel empereur. Et cela, au moment même où le clan des Doukas, le césar Jean en tête, ainsi que Psellos, faisaient tout pour abattre et éliminer définitivement de la scène l'infortuné Diogène. En conclusion, ce que Cahen nous dit sur Manzikert, fort intéressant du reste puisqu'il semble être le seul à ce jour à avoir pu exploiter les sources musulmanes, doit cependant être pris avec une certaine circonspection. Pareille mise en garde n'est sûrement pas valable concernant le texte de J.C. Cheynet. En effet, son approche de Manzikert est toute différente de celle de Cahen. Cheynet cherche en effet à évaluer le plus exactement possible, d'après les sources disponibles, les moyens militaires dont Romain disposait à Manzikert. Ensuite, il cherche à évaluer les pertes subies par les Byzantins, qu'il estime pour l'ensemble relativement peu importantes, de l'ordre de 10% au maximum. Pour sa thèse, il se base essentiellement sur les exposés d'Attaleiatès et de Bryennios, qui constituent aussi la base de notre exposé. Sa conclusion est que, pour importante qu'elle fut, la bataille de Manzikert ne devait pas nécessairement conduire à l'invasion de l'Asie Mineure par les Turcs. Sur le papier, si l'on peut s'exprimer ainsi, les conclusions de Cheynet paraissent justes et raisonnables. Cependant, élevant le débat, il faut dire la chose suivante : la défense d'un territoire exige des hommes pour combattre, de l'argent, sans quoi aucune armée ne peut exister, et enfin un chef, voire un chef charismatique. Après Manzikert, les soldats étaient peut-être toujours là, de l'argent, il y en avait peut-être encore, mais de chef charismatique, après la déchéance et la mort de Romain Diogène (voir la suite), il n'y en avait plus ! il faudra attendre Alexis 1 e r pour qu'un nouveau chef charismatique fasse son apparition. Et c'est peut-être là le meilleur hommage qui puisse être rendu à cet empereur au sort tragique !

122

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

Mais venons-en à un point qui nous paraît de prime importance, et que, à notre connaissance, seul Cahen a abordé, mais de façon incomplète. Il s'agit de savoir pourquoi le sultan Alp Arslan, fuyant comme on l'a vu devant l'avance de Romain, soudain se ravise et faisant volte-face vient l'affronter à Manzikert. Aucun des auteurs grecs, sauf erreur de notre part, n'a abordé à l'époque cette question, pourtant essentielle. Selon donc Cahen, qui suit en cela Bar-Hebraeus, c'est le chef turc Afsin, que le sultan avait envoyé piller l'Asie Mineure et qui est peut-être le responsable du sac de Chonae 1 , qui, de retour d'Asie Mineure, aurait déclaré au sultan que Byzance était incapable de se défendre. Une telle possibilité exige à tout le moins qu'Afsin, dont le sultan était semble-t-il sans nouvelles, fut de retour auprès du sultan ou en tout cas ait pu communiquer avec lui, entre la fuite de ce dernier vers la Perse et son brusque volte-face. Cette hypothèse impose en conséquence de strictes limites temporelles. Reste le témoignage de Mathieu d'Edesse. Voici ce que ce dernier nous dit : «Le sultan était en train d'assiéger Alep durant l'hiver, mais n'a pas été capable de capturer cette ville... De la sorte, lorsqu'au printemps il apprit l'arrivée de l'empereur Diogène, il quitta Alep et à la hâte il atteignit Edesse... Une quantité innombrable de chevaux et de chameaux périrent, suite aux marches forcées imposées par le sultan ; car il conduisait ses troupes comme si elles étaient en fuite, désirant rejoindre la Perse aussitôt que possible. Alors donc qu'il s'en retournait, une lettre écrite par un romain perfide de l'armée de Diogène atteignit Alp Arslan. Elle disait : «Ne fuit pas, car la majeur partie de nos forces sont avec toi.» Lorsque le sultan lu cela, il s'arrêta.» Mathieu poursuit en disant qu'alors le sultan écrivit une lettre amicale à Romain, proposant la paix et l'inviolabilité des frontières, mais que l'empereur refusa cette offre. Et plus loin : «Alors, les méchants et perfides personnages que nous venons de mentionner s'approchèrent de Diogène poui lui dire : Ô empereur, personne n'est en mesure de tenir tête à tes forces innombrables. Tes troupes vont de l'avant pour se procurer des victuailles. Envoie-les au loin, régiment par régiment [pour s'approvisionner], afin qu'elles n'aient pas faim avant la bataille.» «Alors,» nous dit le chroniqueur arménien, «l'empereur renvoya Ktich'-Chrysoscule à Constantinople, un détachement de trente mille hommes à Chliat, et douze mille hommes en Abkhasie 2 de sorte que les forces de l'empereur byzantin furent dispersées.» Ensuite Mathieu

Le sac de Chonae, bien à l'intérieur des terres byzantines, s'est produit après que Diogène fut rentré de sa deuxième campagne à Constantinople, fin automne 1069. Pendant ce raid, l'église de l'Archange Michel, centre important de pèlerinage en A s i e Mineure fut détruit et les habitants de la ville noyés, lors d'une crue soudaine de la rivière souterraine avoisinante où ils avaient cherché refuge. ^L'Abkhasie, l'ancienne Colchide, l'actuelle région de Soukoumi.

ROMAIN

IV

DIOGENE

A

MANZIKERT

123

décrit la bataille de Manzikert, mais de façon approximative, loin de la rigueur du témoin oculaire que fut Attaleiatès. Maintenant, quelle foi faut-il accorder au témoignage de Mathieu d'Edesse ? Assurément, une foi au moins égale à celle de Bar-Hebraeus. Un passage de la Chronographie de Psellos intrigue, laisse quelqu'un songeur et perplexe. Parlant de la bataille de Manzikert (qu'il traite de manière générale, sans détails), il dit en un point : «Mais ce qui à moi n'avait pas échappé, à lui (à Romain Diogène), cela avait échappé. A savoir que le roi des Perses ou Kourtes, était avec l'armée, et que c'était lui qui accomplissait la plupart des exploits.» Il est vrai qu'influencé par le rapport du vestarque Léon Diabatène, que Cahen considère avoir été l'ambassadeur de Byzance auprès des Turcs, Diogène mit longtemps à se convaincre qu'il avait face à lui le sultan en personne. Mais comment alors Psellos, qui se trouvait en ce moment à Constantinople, à une distance à vol d'oiseau d'environ mille trois cent kilomètres de Manzikert, pouvait-il savoir qu'Alp Arslan se trouvait sur le champ de bataille ? Y avait-il quelque correspondance secrète entre la cours de Constantinople, en l'absence de Romain, et le sultan turc ? Voire de Psellos lui-même ? Alp Arslan, fuyant vers la Perse, aurait-il reçu quelque message secret venant de l'armée de Romain Diogène, comme l'affirme Mathieu d'Edesse, ou alors de Constantinople, ou enfin des deux, lui suggérant de faire demi-tour et lui déclarant que nombreux étaient ceux parmi les Romains qui de tout cœur souhaitaient sa victoire à lui, le sultan tue, et la défaite de l'empereur byzantin ? Si quelque chose de pareil s'est effectivement produit, cela jetterait un éclairage tout nouveau sur la trahison (contestée par certains modernes, de façon tout à fait injustifié semble-il) d'Andronic Doukas à Manzikert. Il ne faut pas désespérer, de sorte à pouvoir encore croire, que toutes les sources originales ayant survécu n'ont peut-être pas encore été découvertes et exploitées, et qu'un jour, quelque chercheur besogneux trouvera, dans quelque bibliothèque conservant des documents anciens, sous la poussière des siècles, quelque lettre, texte ou témoignage, venant confirmer (ou alors infirmer) l'hypothèse que nous venons de faire ci-dessus.

Romain Diogène après Manzikert C o m m e nous l ' a v o n s dit, Alp Arslan traita Diogène avec magnanimité. Il lui fit partager sa table et le traita en convive et non pas en prisonnier. Ceci est attesté par tous les historiens, chrétiens comme musulmans. Dans l'esprit du sultan turc, cela était une donnée établie et sur

124

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

laquelle il n'y avait pas à revenir, à savoir qu'il existait deux empires, l'un chrétien à l'ouest et l'autre musulman à l'est. Alp Arslan n'avait nullement l'intention de conquérir l'Asie Mineure byzantine et mettre ainsi à genoux l'empire chrétien de l'ouest. Ses regards se tournaient plutôt vers l'Egypte des Mamelouks, qu'il n'avait pas encore conquise. Aussi, lors de négociations qui durèrent huit jours mais qui furent amicales, le sultan turc vainqueur fit des accords de paix avec l'empereur byzantin vaincu. Attaleiatès n'entre dans le détail du contenu de ces accords, sauf pour dire qu'il était prévu de marier ensemble les enfants des deux souverains. Les sources musulmanes complètent Attaleiatès : l'accord de paix aurait comporté une rançon pour la libération de Diogène, un tribut annuel et la libération des prisonniers ; d'après le seul Bar-Hebraeus il aurait aussi comporté une clause territoriale, à savoir la cession par Byzance des villes de Manzikert (Malasgirt), Edesse (auj. Urfa), Hiérapolis (Manbig) et Antioche (Antakya), auparavant musulmanes et conquises dans un passé plus ou moins récent par les Byzantins. Au bout de huit jours les souverains s'embrassèrent et Diogène, en tenue turque fournie par le sultan, accompagné de notables byzantins que sur sa demande le sultan avait également libérés, ainsi que d'une délégation turque, se dirigea vers Théodosioupolis (Erzurum), où il s'arrêta pour quelques jours, pour soigner sa blessure et se reposer. De là, il entreprit de traverser les villages d'Ibérie, alors que la rumeur se répandait à Trébizonde, où se trouvaient alors Attaleiatès avec d'autres rescapés de Manzikert, que Romain avait été libéré par le sultan et était en marche vers l'intérieur de l'Asie Mineure. Cette rumeur parut cependant fort improbable, aussi bien à l'historien qu'aux autres notables échappés du désastre (fort curieusement, observe Attaleiatès) ; de sorte que tout ce monde s'embarqua sur des bateaux loués à Trébizonde à destination de Constantinople. De son côté, Diogène, s'étant avancé vers Colonée et le thème des Arméniaques, apprit là ce qui entre-temps avait été décidé dans la capitale le concernant. Lorsque l'annonce de la défaite de Romain à Manzikert parvint à Constantinople, il fut en effet décidé de laisser ce dernier à son sort, et de confier le gouvernement de l'empire conjointement à l'impératrice Eudocie et à son fils Michel. L'annonce de la libération de Diogène par le sultan fit dans la capitale l'effet d'une bombe. Psellos dit textuellement que c'est à son instigation que la déchéance totale de Romain fut alors prononcée, interdisant à quiconque de lui obéir ou à lui rendre les honneurs. Un peu plus tard, l'impératrice-mère fut déchue et reléguée dans le couvent qu'elle avait érigé sur la Propontide, Michel devenant seul empereur, et ce grâce aux Varègues de la garde du palais, qui le hissèrent sur le pavois. Nicéphore Bryennios suit le récit de Psellos, mais insiste encore davantage que ce dernier sur le rôle

R O M A I N

IV

D I O G E N E

A

M A N Z I K E R T

125

essentiel joué par le césar Jean Doukas et les Varègues du palais (venus d'Angleterre), dans l'avènement de Michel VII, le neveu du césar. Enfin, le récit d'Attaleiatès recoupe, en plus condensé, celui de Psellos, et se poursuit en nous décrivant dans le détail les événements sur le terrain. Psellos en traite aussi, mais de façon plus condensée et, semble-t-il, moins exacte ; de surcroît, il ajoute ce qui semble être un grain de partialité et de mauvaise foi dans son récit, tant il est vrai que le philosophe-courtisan a joué un rôle essentiel, conjointement avec le césar Jean, dans la déchéance finale de Romain. Aussi, selon notre habitude, nous suivrons d'abord le récit d'Attaleiatès, sans cependant oublier ni Psellos ni Bryennios. Nous chercherons en quelque sorte une synthèse des trois récits, chose relativement aisée, car, partialité de Psellos mise à part, ces récits sont pour l'essentiel concordants. Donc, apprenant que Constantinople l'avait déchu de la tête de l'empire, Diogène s'empara d'une forteresse du nom de Dokeia 1 , située près d'Amasya, où campa son armée, augmentée de nombre de mercenaires francs venus le rejoindre. Le césar Jean envoya contre lui son fils cadet Constantin, investit de la dignité de protoproèdre 2 . Malgré une suite d'escarmouches diverses et de tirs à distance, aucun résultat définitif ne semblait se désigner, et le deux armées restaient face à face. Alors Diogène conçut l'idée de gagner la Cappadoce, la région où il était né. Cheminant vers cette destination, il confia le commandement du camp avec le gros de l'armée laissé à Dokeia au Cappadocien Alyatès, «homme différent des autres par la taille et la force», nous dit l'historien. Comme ce denier s'apprêtait à suivre Diogène dans sa marche, tout d'un coup paru le fameux Crispin le Franc avec les siens, étendards en ordre de bataille. Crispin comme nous l'avons vu avait été renvoyé de l'armée sans procès lors de le deuxième campagne de Romain en Asie, sous la suspicion de comploter à nouveau contre l'empereur, et confiné à Abydos. Michel, beau fils de Romain et nouvel empereur couronné (il convient peut-être ici de remplacer le nom de Michel par celui qui avait le pouvoir réel, le césar Jean Doukas), s'appropria le concours de cet excellent guerrier tombé en disgrâce sous Diogène, à force d'honneurs et de promesses. Ainsi rentré en grâce, Crispin fut envoyé rejoindre le camp de Constantin et renforcer l'armée de la capitale. Il arriva juste au moment où Alyatès le Cappadocien s'apprêtait à suivre Diogène à destination de leur patrie commune. Le Cappadocien, confiant dans ses forces, ne refusa pas le combat. Mais dans l'engagement qui s'ensuivit, les contingents de la capitale, et en particulier Crispin et ses Francs, s'interpellant dans leur langue, défirent les 1 Dokeia est l'actuelle Tokat, non loin d ' A m a s y a , où Psellos, moins bien renseigné qu'Attaleiatès, situe le lieu de la première rencontre entre forces de Diogène et forces de la capitale. 2 S u r la dignité de protoproèdre voir note 2, p. 112.

126

UN

HISTORIEN

B Y Z A N T I N

DU

15

e

SIÈCLE

troupes d'Alyatès. Ce dernier fut pris et aveuglé, nouvelle qui causa une profonde douleur à Diogène lorsqu'il l'apprit. L'empereur déchu se dirigea alors avec ce qu'il avait d'hommes vers un fort situé en haut d'une colline, du nom de Tyropoios, position bien défendue. De là, il faisait appel à qui il pouvait, demandant de l'aide et attendant de voir ce que l'avenir lui réservait. Constantinople de son côté ordonna au duc (ou catepano) d'Antioche, l'Arménien Hatatourios, d'attaquer Diogène dans son refuge de Tyropoios. Hatatourios s'exécuta, mais arrivé devant le fort, au lieu de combattre Diogène, il se joignit à lui. Ceci soit par reconnaissance, car c'est l'empereur déchu qui l'avait nommé à son poste d'Antioche, soit aussi par commisération pour le sort de son bienfaiteur. Des officiers nommés par Constantinople et joints aux hommes de Hatatourios furent privés de leurs chevaux et de leur équipement et renvoyés nus chez eux. Après être resté quelque temps auprès de Diogène, comme l'automne prenait fin et l'hiver s'annonçait, Hatatourios revint en Cilicie hiverner, dans l'attente aussi de secours éventuels venant du sultan 1 . A Constantinople, devant ces nouveaux développements, le sénat se réunit une fois de plus pour délibérer. Il fut décidé dans un premier temps, selon Psellos, de faire des propositions nouvelles à l'empereur, lui concédant une part du pouvoir. Des lettres de conciliation lui sont donc envoyées à cet effet, lettres qui, toujours selon Psellos, rencontrèrent l'intransigeance totale de Diogène, resté parfaitement intraitable et même offensant à l'égard des gens de la capitale. Dans ces conditions, au printemps 1072, le commandement des troupes de la capitale fut confié à Andronic, le fils aîné du césar Jean, le traître de Manzikert. Selon Bryennios, Constantin, le fils cadet du césar, déjà vainqueur de Diogène l'année précédente, avait été à nouveau pressenti pour ce commandement mais s'était désisté. Andronic prit donc, accompagné de Crispin et ses Francs, la route de la Cilicie, qu'il atteignit non pas par le défilé usuel de la Podandou, mais au travers d'autres chemins étroits et escarpés traversant les monts du Taurus. Et Attaleiatès de remarquer que si seulement Diogène s'était soucié de placer des hommes «hékéboles» 2 dans les défilés obligés les plus difficiles de ces monts, l'armée d'Andronic n'aurait jamais pu les traverser et descendre dans la plaine d'Adana. Mais Diogène n'en fit rien, passif, semble-t-il, il restait à attendre la suite des événements dans la forteresse d'Adana où il s'était réfugié. A l'annonce de l'arrivée de l'armée d'Andronic dans la plaine d'Adana, Hatatourios, le duc d'Antioche, se porta contre elle. Avec moins d'hommes et peut-être moins aguerris, il fut toutefois ' A l p Arslan fut très affecté lorsqu'il apprit le sort réservé à D i o g è n e par ses compatriotes, et décida du m ê m e coup qu'il n'était plus lié par les traités conclus avec lui. ^EKriPoM), pl. e k t ) P o à o l , de EKa = loin et f i a / Â a ) = lancer, donc lancer loin, à savoir des soldats qui lancent loin leurs traits ou leurs javelots.

ROMAIN

IV

DIOGENE

A

MANZIKERT

127

battu lors de l'engagement qui s'ensuivit et fait prisonnier ; lors de cette bataille la cavalerie franque de Crispin joua de nouveau un rôle essentiel. Andronic poursuivit alors sa marche et mit le siège devant la forteresse d'Adana, où comme nous l'avons dit Diogène s'était réfugié. La fin de l'ex empereur ne pouvait plus beaucoup tarder ! Avant cependant de relater cette fin, voici une anecdote, sans doute sans incidence sur le cours général des événements, mais amusante, ou, plutôt, tragi-comique. Elle nous est rapportée par Psellos et avec encore plus de détails par Bryennios. Lorsque Hatatourios fut défait, cherchant à fuir, il glissa de son cheval et tomba à terre. Il chercha alors à se réfugier dans un fourré. Mais un cavalier adverse l'aperçu, et, ignorant qui il était, s'apprêtait à lui donner la mort. Mais Hatatourios se mit à le supplier, tant et si bien que l'autre, le voyant en larmes, eut pitié de lui et au lieu de le tuer, lui prit seulement ses vêtements et repartit le laissant tout nu. Survient un autre cavalier, qui voyant cet homme nu cherchant à se cacher dans le fourré, s'apprête à son tour à l'exécuter. Hatatourios lui dit alors qui il était et demande au cavalier de l'emmener auprès du commandant en chef, en d'autres termes auprès d'Andronic Doukas, qui le connaissait. Ce fut une agréable surprise pour Andronic de voir le duc d'Antioche venir à lui tout nu accompagné de celui qui l'avait capturé. De suite il ordonne que Hatatourios soit vêtu d'un uniforme convenant à un général brave, et le garda auprès de lui, libre de circuler. Le chef arménien fut si heureux de la mansuétude d'Andronic Doukas à son égard, qu'il lui offrit une pierre précieuse de grande valeur, peutêtre un diamant d'un éclat exceptionnel, qu'il avait réussi à dissimuler dans le fourré où il s'était caché. Andronic offrit plus tard cette pierre précieuse à Marie d'Alanie, l'épouse de Michel VII, nous apprend Bryennios. Mais revenons à des choses plus sérieuses. Après ce nouveau revers, Diogène, toujours assiégé à l'intérieur de la forteresse d'Adana, espérait encore recevoir l'aide des troupes du sultan. Mais les vivres vinrent à manquer à l'intérieur de la forteresse et alors, soit avec l'accord de Diogène soit à son insu, les choses ne sont pas claires car les historiens et en particulier Attaleiatès et Psellos divergent à ce sujet, des pourparlers s'engagèrent entre assiégés et assiégeants. Les portes de la citadelle furent ouvertes et Diogène forcé d'avoir la tête rasée et se vêtir de l'habit monacal. Derrière le style incisif mais sobre et toujours bien ordonné du grand écrivain, on sent percer l'exaltation de Psellos lorsqu'il décrit l'événement : voilà Diogène, l'adversaire de toujours, enfin irrémédiablement à terre ! N'y a-t-il pas là de quoi exulter ! Voilà enfin, cette épée de Damoclès, suspendue au-dessus de la tête de tous ces courtisans du palais, habiles en belles paroles mais étrangers à toute action militaire, définitivement écartée !

128

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15

e

SIÈCLE

Des hommes d'église avaient participé aux négociations 1 , et avaient assuré Romain, que dès lors qu'il aurait revêtu le sévère habit monacal, et ce pour la vie, il n'aurait plus rien à craindre quant à son intégrité physique. Nous verrons bientôt ce que valait cette promesse.

Le Martyre et la Fin Ayant rêvé «d'une gloire qui monterait jusqu'au ciel» (Attaleiatès), Romain Diogène a pu un jour imaginer devenir un nouvel Héraclius. Celui qui d'abord butterait Turcs ou autres envahisseurs au delà des frontières de Constantin Monomaque, et qui par la suite, pourquoi pas, conquerrait aussi la Terre Sainte et Jérusalem. Qui sait si, dans ses rêves les plus fous, ne s'est-il pas un jour imaginé en nouvel Alexandre, attaquant la Perse même et étant à l'origine d'un nouvel élan de l'hellénisme en Orient. Mais n'est pas Alexandre qui veut. Les erreurs tactiques et stratégiques de Romain, toujours les mêmes, que nous espérons avoir bien mises en évidence dans ce qui précède, ne le lui ont pas permis. Sa principale erreur, ce fut sa propension à diviser son armée. Certes l'ennemi, insaisissable vu sa mobilité, était en même temps partout à la fois et nulle part. Il peut donc avoir été nécessaire en nombre d'occasions, de détacher un contingent de l'armée principale, pour quelque mission spécifique. Mais comme il ressort de l'exposé d'Attaleiatès dont le nôtre n'est qu'un résumé, ces corps détachés revenaient toujours battus, sans avoir accompli leur mission, chercher refuge sous l'aile protectrice de l'empereur. Aussi, Diogène aurait dû user de ce procédé le moins possible, en cas d'extrême nécessité seulement. Manzikert f u t l ' e x e m p l e typique et fatal des risques que l'on encourt lorsque, tel Napoléon à Waterloo, l'on divise son armée à l'approche de l'ennemi. Non seulement les troupes envoyées sur Chliat, les meilleurs dont disposait l'empereur, ne vinrent point à sa rescousse lorsque le sultan turc releva le défi de Diogène et se porta sur Manzikert, mais tout simplement elles prirent la fuite sans combattre ! Cela montre aussi que les généraux à qui l'empereur confiait des missions essentielles n'étaient pas fiables, ou étaient au-dessous de leur tâche, à moins que ce ne fussent tout simplement des lâches ! Seul Manuel Comnène, le neveu de l'empereur Isaac Comnène et digne représentant de cette grande famille byzantine a pu, en l'absence de l'empereur, se mesurer pendant un certain temps aux Turcs victorieusement. Mais alors et pour des raisons obscures, Diogène, au-lieu d'essayer de renforcer les moyens militaires de ce général, en vint au contraire à les affaiblir, en envoyant partie de ses h l s'agit des évêques de Chalcédone, d'Héraclée et de Colonée.

ROMAIN

IV

DIOGENE

A

MANZIKERT

129

troupes sur Hiérapolis, de sorte que dans un ultime engagement Manuel, comme nous l'avons vu, fut battu et fait prisonnier par le chef turc Chrysoscule-Ktrich'. La meilleure stratégie fasse à la mobilité des Turcs aurait été, comme le préconisait Attaleiatès, de leur enlever toutes les places fortes à proximité ou à l'intérieur des frontières où ils auraient pu se ravitailler, se reposer ou éventuellement chercher refuge ; chose tout à fait à la portée des Byzantins, qui disposaient de tous les moyens nécessaires pour cela en hommes et en matériels de siège. Sans points d'appui, même les cavaliers les plus mobiles n'auraient alors pu faire que des razzias de portée limitée. Mais là, c'est la fatalité qui intervient, car Diogène, souffrant terriblement de la chaleur, renonça lors de sa deuxième campagne au siège de l'importante place de Chliat, pour se porter vers le nord à la recherche de neige et d'eaux froides ! Diogène, du moins si on s'en tient au récit d'Attaleiatès, n'a commandé comme on l ' a vu dans aucune des deux bataille majeures qui l'opposèrent aux troupes de la capitale. Lors de la bataille du fort de Dokeia c'est son «compatriote» Alyatès qui commandait, et lors de la deuxième bataille dans la plaine de Cilicie ce fut le duc d'Antioche, l'Arménien Hatatourios. Le cœur, semble-t-il, n'y était plus. On peut aussi penser qu'il répugnait à combattre contre des hommes et des officiers dont beaucoup avaient servi sous ses ordres, dont Andronic Doukas. Aussi, on le voit se promener de forteresse en forteresse, de Dokeia à Tyropoios pour celle d'Adana, attendant éventuellement l'aide de son vainqueur et ami le sultan, mais sans prendre d'autres initiatives. Attaleiatès remarque qu'après la bataille de Dokeia et le défaite d'Alyatès, l'armée de la capitale avait été dissoute, de sorte qu'avec les troupes dont il disposait encore, Diogène aurait pu facilement investir l'Asie Mineure jusqu'en Bithynie, pour empêcher ainsi le printemps venu toute tentative des troupes de Constantinople de passer en Asie Mineure. Mais c'est comme si le ressort de l'ex empereur était brisé, c'est là une option qu'il n'a peut-être même pas envisagée. Andronic Doukas et Romain Diogène, ce dernier avec l'habit de moine et sur une monture fort modeste, ainsi que l'armée, quittèrent donc Adana et cheminèrent ensemble à travers l ' A s i e Mineure, en direction de Kotyaeion (l'actuelle Ktitahya). En route, les foules s'amassaient pour voir le cortège défiler. Les gens, et plus encore les soldats qui le connaissaient, s'apitoyaient sur le sort de celui qu'ils avaient vu, au faîte de sa gloire, traverser en sens inverse la route pour se porter à la rencontre de l'ennemi. Alors, il était adoré comme un demi-dieu. Maintenant, vêtu du grossier habit de moine, amaigri, fatigué, penché sur son âne (car il souffrait d'une maladie intestinale, le bruit courrait qu'on lui avait fait boire du poison), il était méconnaissable. Enfin,

130

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15e

SIÈCLE

on arriva à Kotyaeion, on s'y arrêta, et Andronic demanda des instructions à Constantinople pour la suite. La réponse vint, implacable : Diogène devait être aveuglé. A partir de ce moment, commence le martyre de l'empereur déchu : il avait beau se rouler aux pieds des ecclésiastiques, les trois évêques qui lui avaient garanti son intégrité physique lors des négociations d'Adana, leur rappeler leurs promesses et leurs garanties, ces derniers compatissaient mais ne faisaient rien, peut-être ne pouvaient-ils rien faire, pour écarter de sa personne ce qui n'était pas le terrible châtiment imposé à quelqu'un qui aurait commis une faute très grave, mais le souci de quelques lâches courtisans à assurer leur propre sécurité et leur propre tranquillité. Ecoutons ce qu'à ce propos nous dit Attaleiatès : «Qu'ordonnes-tu, ô empereur ?» (l'historien s'adresse à Michel VII). «Toi et ceux qui sont avec toi, quelle est cette décision sacrilège que vous avez prise ? Arracher les yeux de celui qui n'a fait du tort à personne, qui au contraire a mis toute son âme au service du bien-être des Romains, qui s'est opposé aux nations les plus belliqueuses avec détermination, alors qu'il lui était possible de rester sans courir aucun risque dans son palais et éviter ainsi les peines et les dangers de la guerre ? Celui dont la bravoure a conquis même son adversaire, qui l'a embrassé, lui a parlé, lui a fait partager sa table comme si c'était son frère, qui l'a fait asseoir sur un trône à son côté ; le sultan, qui, tel un bon médecin, a prodigué des remèdes pour consoler celui qui était accablé par la tristesse. C'est pourquoi, c'est de manière justifiée que Dieu l'arbitre lui a attribué la victoire... Et qu'ordonnes tu, toi, ô empereur ? que perde la lumière du jour et la contemplation des choses visibles données par Dieu, qui cela ? Celui qui envers toi s'est comporté tel un père, selon la loi mais aussi dans les faits, celui qui a renoncé à l'empire en ta faveur, celui qui a échangé la pourpre contre le grossier habit du moine, celui qui a choisi la vie solitaire et renoncé à toute jouissance terrestre, le malade, le désespéré, celui qui a besoin de soins et de réconfort de l'âme... Et toi, c'est avec rage et toujours inassouvi que tu t'adonnes au plaisir de régner, n'ayant de respect ni pour l'habit de moine, ni même pour le sein de ta mère, dont toi et tes frères vous êtes tous conjointement nourris 1 . Mais toi aussi tu seras vu un jour par l'œil titanesque et immense 2 qui te réservera un sort aussi mauvais que celui qui aura été le sien.»

' Car Eudocie Makrembolitissa, la mère de Michel VII, avait eu deux fils de Romain Diogène, Léon et Nicéphore (cf. note 2, p. 120). ^L'oeil titanesque, évidemment l'œil de Dieu.

ROMAIN

IV

DIOGENE

A

MANZI

KERT

131

On voit que le jugement d'Attaleiatès, construit comme il le dit lui même à l'instar d'un thrène de tragédie antique, est sans appel, et se termine par une terrible malédiction. Maintenant, il convient de nuancer quelque peu le jugement de l'historien, du moins en ce qui concerne la personne de Michel VII. D'abord et avant tout, ce n'est pas le jeune et faible Michel qui détenait en ce moment les rênes du pouvoir, si tant est qu'il ne l'ai jamais détenu lors de son court règne. L'ordre d'aveugler Diogène est sans doute aucun venu du césar Jean, ordre auquel Psellos aussi a dû contribuer. Dans sa Chonographie, Psellos s'en tire avec une pirouette, disant que «quelqu'un» a donné cet ordre. Cependant, ailleurs dans sa Chonographie, il a insisté sur le fait que cet ordre était nécessaire, même s'il était contraire aux commandements divins. Ce même Psellos un peu plus loin, jure devant Dieu que Michel n'était nullement au courant de l'ordre qui avait été donné, et qu'une fois l'événement accompli et connu, il a versé force larmes. Ailleurs encore dans sa Chronologie, Psellos note l'étrange attachement que le futur Michel VII avait pour son beau-père Diogène. On peut ici croire Psellos. Familier du palais, il était bien mieux renseigné qu'Attaleiatès sur ses affaires intimes et secrètes du palais. S'il faut en croire Nicéphore Bryennios, Andronic Doukas, le traître de Manzikert et geôlier de Diogène, fut extrêmement remué lorsque l'ordre d'aveugler Diogène lui parvint à Kotyaeion. Il serait intervenu auprès de son père, le césar Jean, pour que cet ordre infâme soit annulé, mais en vain. Quoi qu'il en soit, Diogène fut amené de la forteresse où il était tenu dans une petit bâtiment ; en route vers son martyre, il se retournait encore sans cesse vers ses suivants et en particulier les trois évêques qui avaient garanti son intégrité physique, espérant jusqu'au dernier moment que l'ordre de l'aveugler ne serait pas exécuté. Arrivé dans ce petit bâtiment, on le jeta par terre, on lui lia les membres, des boucliers furent posés sur sa poitrine et son ventre, sur lesquels des soldats s'assirent. On fit alors venir quelqu'un qui n'avait aucune expérience de l'opération d'aveuglement, qui par trois fois lui plongea dans les yeux une pointe acérée, vidant les orbites de tout leur contenu. Diogène poussa des hurlements de taureau, mais n'eut grâce du martyre que lorsqu'il assura que plus rien ne restait dans ses orbites. Tout ensanglanté, on le laissa alors se relever, plus mort que vif, spectacle affligeant et déplorable pour tous les assistants. On prit alors la route vers l'île de Protè, sur la Propontide, où Diogène avait érigé un sanctuaire. Là il survécu pour quelque temps, les orbites vides, le visage enflé, le corps dégageant une odeur délétère et pestilentielle. Puis il mourut. Alertée, Eudocie Makrembolitissa, avec l'accord de son fils, l'empereur Michel, vint du couvent où elle était reléguée, faire à celui qui

132

UN

HISTORIEN

BYZANTIN

DU

15

e

SIÈCLE

avait été un époux rebelle et difficile, mais tout de même aimé et en tout cas considéré, de luxueuses funérailles. Ainsi prit fin, à la force de l'âge, dans l'horreur, la bestialité, l'opprobre et l'infamie, la vie de celui qui avait été pressenti pour sauver l'empire de ses ennemis.

Epilogue Romain était beau. Il était grand, avec de larges épaules, nous dit Attaleiatès. Il ajoute que ses yeux n'étaient ni noirs ni blancs (= bleus), avec des reflets rougeâtres (convenons que les yeux de Diogène étaient couleur miel avec des reflets de couleurs diverses d'après l'éclairage.) De toute sa personne émanait un charme et une noblesse ineffables. Quel âge avait Romain lors de son c o u r o n n e m e n t ? A notre connaissance cela n'est précisé par aucun chronographe. La seule chose certaine, c'est qu'il était jeune. Lorsque, accusé, à juste titre du reste, de complot pour s'emparer du pouvoir alors qu'il était vestarque et commandait en Sardique, (l'actuelle Sofia et sa région), il monta sur la tribune pour se défendre, sa jeunesse et son maintient attirèrent de suite la sympathie de ses juges. Quant à l'impératrice, veuve de Constantin X, «une miséricorde infinie envahit son âme, et des larmes coulèrent de ses yeux.» Du reste, nous dit Attaleiatès, qui fut l'un de ses juges lors de ce procès, Diogène ne voulait point du pouvoir pour jouir des avantages q u ' o f f r e celui-ci, comme bien d'autres, mais était animé par le souci de sauver l'Empire de la déchéance dans laquelle il était tombé. La bienveillance de l'impératrice fit qu'il fut seulement condamné à l'exil dans sa patrie d'origine, la Cappadoce, «chacun ressentant le salut de Romain Diogène comme le sien propre.» Mais l'augousta le rappela bientôt dans la capitale, et le jour de Noël 1067 il était promu magistros et chef de l'armée. Le 1 e r janvier 1068 il épousait l'impératrice et devenait du même coup empereur. Peut-être n'avait-il pas plus de trente-cinq ans lors de son accession au pouvoir, peut-être moins encore, auquel cas il serait mort quatre ans et demi plus tard sensiblement à l'âge de Jésus ou d'Alexandre le Grand. Le reste de l'histoire est celle qu'avec nos faibles moyens nous avons essayé de raconter ici. Manzikert f u t le premier chaînon, mais sans doute un chaînon essentiel, dans la longue suite d'événements, qui, au fil de neuf siècles de péripéties, conduisirent à la disparition quasi-totale de l'hellénisme en Asie Mineure, où il était implanté depuis l'Antiquité.

TABLE DES MATIÈRES

Djuneyd: Un personnage remuant de l'époque des Sultans Mehmed I et Mourad II

7

Deux oracles concernant le règne de Michel VIII : Prédictions et prophéties vers la fin de l'Empire byzantin

47

L'étendard de Mourad, conte historique

63

Bayazid et Roxana, fiction historique

81

Romain IV Diogène à Manzikert

89

Doukas un historien byzantin du 15e siècle. Errata p. 48 note 1. lire : Note 1 page précédente, vol. 1, p. 100. p. 48 note 3. lire : Note 2 ci-dessus, Livres I-II1, pp. 47-51. p. 49 note 2. ligne 1. lire : note 1 ci-dessus. p. 50 note 2. deuxième ligne . lire : 2 p. 48 de la réf. 2 p. 48. p. 52 note 1. ligne 1. lire : réf. 2 p. 48. p. 52 note 4. lire : note 3 ci-dessus, Grecupp. 399-400 ... p. 58 ligne 1. lire dans la parenthèse : (voir la réf. 1 p.53). p. 58 ligne 8. lire dans la parenthèse : (réf. 2, p. 48). p. 59. ligne du bas 16. lire dans la parenthèse : (réf. 2, p. 48, les pages 31-35). p. 72 note 4. première ligne, lire : Konya. p. 91. note 1. ligne 1. après le point lire : Ce. p. 91. note 3. dernière ligne, lire : réf. 1 p. 95 ci-dessous. p. 93. note 1. lignes 6 et 7 : ajouter un ç final aux mots suivants : aaxpaitr), KaTBaTpaxriyrmevo, 7ia0o, xou, ji^Eiova, co. p. 93. ligne du bas 9. après le point, lire : Aux p. 95 note 3. liane 2 : effacer la parenthèse en fin de note. p. 99. ligne 10 : effacer le 11 après Comnène. p. 103. ligne 15. dernier m o t lire : au p.

110.

note

3.

deuxième ligne, lire :

EXSEIVOÇ

(le ç).

p. 112. note 4. première ligne, lire : note 2 p. 97 à la place de réf. 19. p. 118. ligne 11. deuxième mot, lire : aurait p. 123. ligne 22. lire : le sultan turc. p.

126.

note

2.

le premier mot, lire :

p. 129. ligne 4. lire : face

EKT| |3OA.OÇ

(le ç).