Crise du logement et mouvements sociaux urbains: Enquête sur la région parisienne [Reprint 2017 ed.] 9783110800654, 9789027976772

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Crise du logement et mouvements sociaux urbains: Enquête sur la région parisienne [Reprint 2017 ed.]
 9783110800654, 9789027976772

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CRISE DU LOGEMENT ET MOUVEMENTS SOCIAUX URBAINS

La recherche urbaine 14

MOUTON ÉDITEUR . PARIS . LA HAYE

MANUEL CASTELLS / EDDY CHERKI FRANCIS GODARD / DOMINIQUE MEHL

Crise du logement et mouvements sociaux urbains Enquête sur la région parisienne

MOUTON ÉDITEUR . PARIS . LA HAYE

Ouvrage publié avec le concours du Centre national de la recherche scientifique et de l École des hautes études en sciences sociales

ISBN 2-7193-0446-6 Mouton 2-7132-0068-7 École des hautes études en sciences sociales Couverture de Jurriaan Schrofer Copyright 1978 Mouton Éditeur et École des hautes études en sciences sociales Printed in the Netherlands

Avant-propos

L'enquête dont nous allons rendre compte a pour objet les mouvements sociaux suscités par la crise du logement et fait partie d'une recherche sur les mouvements sociaux urbains menée à partir de l'observation de pratiques revendicatives exercées dans la région parisienne. Elle se déroule en plusieurs phases (ayant chacune un eiyeu spécifique : logement, transports, politique municipale, environnement...) avec, au départ, un schéma théorique général et une démarche méthodologique largement commune. Au cours de la première phase, d'octobre 1972 à octobre 1974, nous avons élaboré nos outils conceptuels et méthodologiques, et procédé à une pré-enquête exploratoire sur l'ensemble des luttes urbaines depuis 1968 et à une enquête approfondie sur quelques processus relatifs au logement. Le travail a été réalisé par une équipe de recherche urbaine du Centre d'étude des mouvements sociaux composée de Manuel Castells, Eddy Cherki, Francis Godard et Dominique Mehl, et a été mené de façon entièrement collective à tous les niveaux (élaboration, enquête sur le terrain, codage, analyse, rédaction). Au cours de notre recherche, nous avons été aidés par l'extraordinaire ouverture dont ont fait preuve la plupart des organismes, associations et personnes concernés par notre champ d'observation. Sans leur collaboration il aurait été impossible d'obtenir les informations précieuses et pour certaines inaccessibles sur lesquelles est fondée notre recherche. Nous espérons contribuer par notre étude à une meilleure connaissance des processus observés, qui puisse, en termes de réflexion, être utile à ceux qui nous ont aidés, quel que soit leur degré d'accord avec nos conclusions, tant il est vrai qu'une recherche scientifique peut difficilement faire l'unanimité d'acteurs sociaux placés dans des positions sociales et politiques différentes ou contradictoires. Nous tenons à remercier tout particulièrement pour leur collaboration : la Municipalité de Sarcelles, en particulier MM. Canacos et Cukerman ; M. Pringot,militant de l'Association sarcelloise ; M. Le Boulicaut, responsable de la Coopérative de gestion de Sarcelles ; les membres du GERB au Val d'Yerres ; les militants de la CNL au Val d'Yerres, en particulier M. Beauchot ; M. Neaud,

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responsable de la Coopérative de gestion du Val d'Yerres, ainsi que l'ensemble des équipes d'animation de Sarcelles et du Val d'Yerres; les services centraux de la SCIC et, en particulier, MM. Romain, Mercadal et Charcy. Par ailleurs, l'enquête sur le mouvement d'occupations bénéficia de l'entière collaboration des occupants et des militants, qui acceptèrent de reconstruire avec nous les circonstances du mouvement. Enfin, des chercheurs d'autres services nous aidèrent considérablement en mettant à notre disposition des données et des documents indispensables à notre recherche : tel fut le cas des chercheurs du Centre de sociologie urbaine et des statisticiens de l'Institut national de la statistique et des études économiques« Ménages » ainsi que de Mlle Chapon et de M. Charon (École des Hautes Études en Sciences Sociales). Plus généralement, la liste des entretiens réalisés et des documents dépouillés témoigne de l'ampleur de l'information obtenue et de la bienveillance de tous les intéressés, dont nous tenons à faire part. Enfin, la première phase de cette recherche fut possible grâce à une subvention accordée par la Délégation générale à la recherche scientifique et technique au Centre d'étude des mouvements sociaux, dans le cadre de 1'«Action concertée Urbanisation».

Introduction

Un nouveau spectre hante le monde : la crise urbaine deviendrat-elle « révolution urbaine » ? Après le temps des urbanistes, c'est le temps des politiques. Les contradictions dites urbaines se prolongent en crises sociales, en pratiques conflictuelles, en initiatives politiques. Tout un nouveau champ s'ouvre ainsi à la dialectique entre la conservation et le changement, l'intégration et la contestation, la réforme et la transformation. Comme toute nouvelle pratique historique, elle est largement dominée par les mythes et étroitement prisonnière, dans sa délimitation actuelle, des idéologies des classes dominantes. C'est donc avec infiniment de précautions théoriques que nous avons entamé l'exploration — se voulant scientifique — de ce champ où percent de nouvelles contradictions sociales encore confusément reconnues et trop vite classées dans des catégories spatiales qui renvoient à une combinatoire des formes et des techniques d'où sont absents les rapports sociaux et où sont masquées les contradictions de classe. C'est ce qui nous a amenés à conclure — à partir d'autres travaux que nous ne reprendrons pas ici (1) — que la problématique urbaine, placée au premier plan des discours des élites dirigeantes dans les années soixante, articule trois registres extrêmement distincts mais qui se renforcent mutuellement : — Une nouvelle idéologie naturaliste-techniciste des classes dominantes visant à représenter les contradictions sociales en termes spatiaux et donc à opposer l'Homme à la Nature, ou à son cadre de vie, qui serait la source des contradictions et des crises — la morale d'un tel mythe étant logiquement la communauté d'intérêts de tous les hommes dans leur effort pour dépasser les conséquences sociales regrettables du cadre de vie (donnée technique non sociale) qu'on nommera civilisation urbaine. — La reconnaissance confuse d'une série de nouvelles contradictions caractéristiques du capitalisme avancé, qui (1) Les chiffres entre parenthèses renvoient aux notes placées à la fin du volume.

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concernent essentiellement les processus de consommation et s'expriment, en particulier, par de profondes transformations des unités de consommation collective et de leur transcription spatiale, les unités urbaines. — L'initiative politique des classes dominantes, en particulier à travers des interventions nouvelles, de l'appareil d'État sur l'ensemble du processus de reproduction de la force de travail et des rapports sociaux. Sous couvert de l'aménagement de l'espace, c'est le temps historique et la vie quotidienne qui sont directement réglés par la logique politique des classes dominantes. A vrai dire, nous formulons l'hypothèse que l'engouement récent pour la question urbaine est essentiellement lié à cette initiative politique des classes dominantes visant des enjeux nouveaux. Nous essaierons, plus loin, d'esquisser une interprétation des raisons historiques de l'émergence de ces enjeux et de ces initiatives. Mais, pour l'instant, nous tenons à souligner que le rôle de premier plan accordé à la problématique urbaine au niveau politique et idéologique a pour origine l'initiative des classes dominantes plutôt que les nouvelles luttes des classes dominées, ce qui ne veut pas dire que ces luttes soient absentes du champ des contradictions urbaines. En revanche, cela signifie que ce champ n'est pas constitué historiquement, comme le voudraient les prophètes de la révolution urbaine, à partir d'un nouvel élan historique où la ville jouerait le rôle oppresseur-libérateur tenu auparavant par le capital, mais qu'il est constitué à partir d'une articulation plus forte de l'ensemble des processus de reproduction et de leur centralisation par l'État en tant qu'expression politique d'ensemble du bloc au pouvoir. Cette remarque est lourde de conséquences, car elle explique et éclaire l'inévitable déception qui attend le sociologue ou le militant parti à la découverte des mouvements sociaux urbains. En effet, partant d'une problématique fortement conditionnée par les thèmes, en dernier lieu technocratiques, de la civilisation urbaine, beaucoup de ceux qui s'intéressent à la transformation des sociétés plutôt qu'à leur reproduction ont voulu inverser le biais d'observation de la thématique tout en respectant son contenu, c'est-à-dire qu'au lieu d'étudier (ou de pratiquer...) les modèles d'urbanisation ou les procédures d'aménagement spatial, ils ont essayé plutôt d'observer l'intervention des masses populaires au niveau des contradictions urbaines et la manière dont elles expriment leurs exigences dans ce domaine. Or, la première remarque qui s'impose, après plusieurs années d'observation des luttes urbaines menées dans différents pays, est qu'il n'y a pas d'expérience historique de luttes urbaines de masses organisées et constituées en mouvement social comme ce fut le cas

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(et ça l'est encore... !) pour le mouvement ouvrier ou le mouvement paysan, selon les pays. Non pas qu'il y ait absence d'actions revendicatives sur le logement, l'équipement, les transports, etc. : elles sont nombreuses partout. Mais de telles actions ont toujours existé, même dès le début de l'industrialisation, sans que l'on cherche à les définir comme quelque chose d'autre qu'un des aspects secondaires de la défense des conditions de vie des classes populaires, toujours soumis à la dynamique du mouvement ouvrier et des processus politiques. La question qui se pose par rapport aux luttes urbaines est celle non de leur réalité sociale mais de leur portée historique. C'est donc la visibilité sociale différentielle des luttes urbaines et de la thématique urbaine qu'il nous faut expliquer. La seconde est infiniment plus grande que les premières. On peut même dire que la question urbaine a été posée au préalable. Par qui ? Nous disons par les classes dominantes. Pourquoi ? Pour des raisons tenant à la fois aux transformations du mode de consommation et à la modification des systèmes de référence idéologique des classes dominantes. Cela dit, l'origine historique de l'actualité de la question urbaine ne lui enlève aucunement de l'importance. Au contraire. Mais cela explique la pauvreté relative des expériences historiques des luttes urbaines. En effet, on peut dire que, dans les années récentes, seul le Chili a vécu un mouvement social urbain, le mouvement des pobladores, qui a été l'un des axes essentiels du processus révolutionnaire lié à la conjoncture de l'Unité populaire (2). Ailleurs en Amérique latine, il s'est agi surtout de luttes ponctuelles, ou même de processus d'intégration sociale à l'initiative de l'appareil d'État, comme cela a été démontré pour les barriadas de Lima (3). En Amérique du Nord nous avons esquissé l'analyse de l'ambiguïté profonde du mouvement écologique et les limites de la contestation au niveau municipal (4). En Europe même, la seule expérience significative de lutte de masses dans ce domaine reste l'expérience italienne, qui n'est pas encore arrivée à constituer les bases d'un mouvement revendicatif stable pouvant agir sur la politique urbaine à l'échelon global (5). Ailleurs, il s'agit d'expériences de lutte revendicative qui, dans leurs effets, se rapportent essentiellement à la conjoncture politique (c'est le cas de Barcelone, de Lisbonne ou de Bruxelles), ou d'occupations de maisons qui se rattachent à une double logique, parfois combinée : la pression du sous-prolétariat hors des filières de distribution du logement (Angleterre) et la révolte culturelle d'une partie de la jeunesse (Allemagne, Hollande). Enfin, le mouvement écologique se définit plus comme une combinaison contradictoire de la défense de privilèges sociaux et d'un courant idéologique de la contre-culture que comme un mouvement populaire sur les contradictions urbaines. A la limite, c'est le mouvement écolo-

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gique qui possède la plus forte définition autonome et la plus grande visibilité sociale, alors qu'il est le plus proche de l'idéologie dominante et le plus éloigné des différentes composantes du mouvement populaire, en particulier du mouvement ouvrier. C'est peut-être ce décalage entre les attentes historiques que la visibilité sociale de la question urbaine place dans les luttes urbaines et la pauvreté relative de celles-ci en tant qu'expérience historique qui explique le peu de recherches véritables sur un sujet, pourtant ô combien reconnu I, ainsi que leur niveau théorique, assez faible en général. En effet, on fait alterner la description des luttes, la chronique événementielle, avec quelques rappels élémentaires de la conjoncture politique et des phrases grandiloquentes renvoyant à l'inéluctable transcendance historique de ces nouvelles luttes sociales (6), des répertoires de faits et des clins d'œil dont la puissance de communication réside, en dernier lieu, dans une participation commune à l'idéologie dominante sur la «société urbaine». Plus précisément, l'ensemble des efforts de recherche effectués jusqu'à présent dans ce domaine sont entachés d'un biais subjectiviste qui les mène à définir les luttes à partir d'elles-mêmes en les réduisant, dans un mouvement unique et indifférencié, à l'opposition aux intérêts de la classe dominante, elle-même saisie comme une unité. Ce grave défaut d'analyse est présent même dans les recherches qui se proposaient de partir d'une définition structurelle des enjeux à la base de la lutte et des effets sociaux produits par cette lutte, car entre l'un et les autres on ne faisait appel qu'aux caractéristiques internes du mouvement observé (7), alors qu'il semble indispensable, pour comprendre un processus de ce type, d'expliquer la détermination sociale de son contenu et non pas seulement de décrypter ses mécanismes. L'aspect superficiel et anecdotique de la littérature existant sur les mouvements urbains et les difficultés réelles à dépasser ce niveau d'analyse par une étude des rapports sociaux et des intérêts de classe sous-jacents à ces pratiques ont contribué à détourner de l'analyse des luttes urbaines la recherche (et en particulier la recherche marxiste, pourtant intéressée au premier chef par un tel sujet), qui s'est portée vers les eaux plus sûres des mécanismes économiques à la base de la production de l'urbain (8). Ces travaux sont absolument indispensables pour relier aux déterminants structurels de notre société les enjeux observés à la base des pratiques conflictuelles. En ce sens il faut effectivement commencer par l'étude de tels mécanismes, de la même façon qu'il est indispensable de partir du capital (et du Capital de Marx) pour comprendre de façon scientifique le mouvement ouvrier. Mais il faut signaler avec autant de force que nous ne pouvons pas en rester là et que, si l'on néglige l'analyse concrète des pratiques de classe, en particulier des luttes urbaines et de l'impact des contradictions urbaines sur le processus politique, on rate l'essentiel, du

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point de vue de la compréhension du changement social. Cela signifie que nous nous refusons la tentation possible d'une étude scientifique limitée à la sphère de l'économique et doublée d'une référence au politique qu'on décréterait extérieur au champ de recherche, car déterminé par la politique historique en fonction d'effets toujours conjoncturels. Nous disons qu'entre ces deux niveaux prennent place les mouvements sociaux. Alors que les forces productives et les rapports de production sont déterminants dans la formation des pratiques sociales, celles-ci agissent en retour, sur eux, essentiellement à travers les pratiques politiques. Mais, entre ces deux moments, les pratiques sociales contradictoires présentent des configurations particulières dont certaines produisent, à travers la médiation politique, des effets de transformation dans les rapports sociaux, alors que d'autres sont sans effet. En fonction de quoi? Du contenu de classe des intérêts en présence, du type d'exigences avancées, de l'orientation de l'organisation qui formalise la pratique, de la modalité d'intervention qui est la sienne, etc., et, en particulier, des oppositions et réactions des différentes forces sociales en présence, car une pratique conflictuelle n'est pas une action linéaire partant d'un problème et se dirigeant vers un objectif, mais une série de pratiques contradictoires s'affrontant à chaque moment du processus complexe qui les constitue. Tel est notre objet d'étude : non pas inventorier des luttes urbaines pour faire la démonstration de leur actualité, mais effectuer leur radiographie afin d'établir par la recherche si l'on trouve dans ces luttes des signes d'émergence de mouvements sociaux, c'est-à-dire de systèmes de pratiques capables de produire des effets de transformation sur les rapports sociaux. Ce sont de telles pratiques, suscitées à partir d'enjeux exprimant les contradictions urbaines, que nous appelons des mouvements sociaux urbains. Nous chercherons à établir quelles sont les conditions de formation, de développement, d'absorption et d'intervention de ces mouvements. Pour cela nous partirons de l'ensemble des pratiques revendicatives urbaines telles qu'elles s'offrent à l'observateur de prime abord. Ce sont ces pratiques saisies empiriquement, et dont la signification sociale ne nous apparaîtra qu'après leur analyse, que nous désignerons par le terme commode de luttes urbaines. Notre objectif est donc d'analyser la formation des mouvements sociaux en étudiant les relations entre luttes urbaines et processus politiques à partir des contradictions de classe articulées à leur expression spécifique dans les enjeux urbains, ce qui consiste à connaître comment les « hommes » (les classes) font et défont leur ville et leur histoire à partir des contradictions qui les définissent et à travers des conflits qui les déchirent.

CHAPITRE PREMIER

Problématique théorique et élaboration des outils conceptuels

L'observation et l'analyse des luttes urbaines et la détection d'éléments porteurs de mouvements sociaux parmi ces pratiques ne peuvent être réalisées qu'à l'aide d'un certain nombre d'outils conceptuels qui découpent et réorganisent la réalité observée pour la rendre significative (i). Or, ces concepts ne sont pas neutres : ils organisent le vécu de façon à répondre à un certain type de questions à partir d'un champ problématique bien défini. L'opération n'est pas tautologique, en ce sens que les réponses à ces questions proviennent non pas d'une comminatoire formelle mais de la réalité historique observée, des lois sociales sous-jacentes à cette réalité historique. Mais, toute réalité sociale étant multivoque, on observe les phénomènes en fonction des questions que l'on se pose, et ces questions se réalisent dans la recherche par des moyens de travail qu'on appelle concepts. Et puisque ces concepts véhiculent une certaine charge théorique et un certain nombre d'interprétations sur les tendances historiques et sur le statut social du phénomène étudié (dans notre cas, les luttes urbaines), il nous faut auparavant expliciter ce champ problématique qui permet de fonder les concepts proposés ensuite comme outils de recherche ainsi que leurs règles de relation. Il faut signaler, toutefois, que ce ne sont pas les quelques analyses extrêmement générales que nous présentons en guise d'introduction qui démontrent et justifient notre recherche. Celle-ci doit être jugée (et, donc, utilisée ensuite comme produit) par rapport à elle-même, à sa capacité de démonstration, à la pertinence qu'elle aura quant à l'éclaircissement des processus observés. Et tout d'abord, il nous faut donner la raison des questions qui l'orientent. Pour expliquer les luttes urbaines et comprendre l'émergence des mouvements sociaux urbains, il faut nécessairement se référer à une analyse des transformations de la consommation collective dans le capitalisme avancé (2), à la base des questions que l'on appelle urbaines et de leur rapport aux processus politiques. Nous en tirerons ensuite les conséquences sur le plan de la démarche théorique à suivre pour organiser notre recherche.

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1. Consommation collective, classes politique dans le capitalisme avancé

sociales

et

processus

Par consommation nous entendons le processus social d'appropriation du produit. Par qui? Par «les hommes», c'est-à-dire, dans les sociétés historiques, par les classes sociales. Mais le produit se décompose lui-même en reproduction des moyens de production, reproduction de la force de travail, et surtravail. Ce surtravail se décompose en reproduction élargie des moyens de production (ou consommation productive, dans les termes de Marx), reproduction élargie de la force de travail (ou « consommation individuelle » pour Marx) et en ce que Marx luimême appelle, d'un terme imprécis, la «consommation individuelle de luxe », entendant par là la consommation des individus dépassant le niveau de reproduction simple et élargie suivant des besoins historiquement définis. Il faudrait par ailleurs préciser que dans la reproduction simple et élargie des moyens de production et de la force de travail, on doit inclure tous les « frais » sociaux découlant de la superstructure institutionnelle (appareils d'État en particulier) nécessaire à ladite reproduction. Si tel est le processus de consommation du point de vue du mode de production, en considérant l'économique proprement dit, il y a spécificité des biens de consommation en tant que constituant l'un des deux grands secteurs (le secteur II dans l'exposé du Capital) dans lesquels on peut diviser la production. Ceci entraîne un certain nombre de règles propres. Enfin, du point de vue des classes sociales, la consommation est à la fois une expression et un moyen, c'est-à-dire une pratique sociale, qui se réalise suivant un certain contenu (idéologique) et qui concrétise au niveau des rapports de distribution les oppositions et les luttes déterminées par les rapports de production. Pour analyser le (et les) processus de consommation (3), il nous faut donc rechercher la spécificité des rapports sociaux qui en constituent la base et, au préalable, les modalités de production de ce processus lui-même, c'est-à-dire la détermination sociale du processus de consommation. 2. La détermination sociale du processus de consommation Comme tout processus social, la consommation est déterminée par les règles générales du mode de production, par la matrice sociale où elle s'inscrit. Mais cette détermination se produit à différents niveaux et avec des effets spécifiques si l'on tient compte de la diversité des significations sociales de la consommation : appro-

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priation du produit, pour les classes sociales ; reproduction de la force de travail en ce qui concerne le procès de production; reproduction de rapports sociaux en ce qui concerne le mode de production dans son ensemble. Par ailleurs, la réalisation matérielle du processus de consommation implique la mise en relation des produits (ou biens à consommer) et des agents-consommateurs, suivant une détermination sociale, relativement autonome. La liaison de ces deux déterminations et celle, directe, du processus de consommation sont la base des règles (ou mode de consommation) sous-jacentes aux pratiques sociales dans ce domaine. Les pratiques consommatrices doivent être saisies aux trois niveaux signalés, c'est-à-dire en tant que processus de reproduction de la force de travail, en tant qu'expression des rapports de classe au niveau des rapports de distribution et en tant que reproduction des rapports sociaux inhérente au mode de production. Toute analyse unilatérale de l'un de ces trois plans amène à des déviations qu'on .peut qualifier, successivement, d'«économisme», de «politisme» et d'«idéologisme». Ceci est important si l'on pense à l'une des tendances les plus répandues concernant l'analyse de la consommation en tant qu'expression privilégiée de l'idéologie (la«société de consommation», les discours de Vance Packard ou de Baudrillard). Une telle interprétation relève en fait d'une critique humaniste-passéiste : résistence à l'invasion par le capital monopoliste de secteurs de l'économie (et donc de l'activité sociale) jusqu'alors pré-capitalistes ou archéo-capitalistes. L'« aliénation par la consommation» n'est qu'une expression détournée de la crise idéologique de la petite bourgeoisie, constatant à la fois son processus de prolétarisation et la faillite des privilèges des «classes moyennes» par rapport à l'ensemble des classes dominées. L'idéologie n'est pas seulement dans la consommation. L'idéologie est partout. Mais elle n'a pas de rôle moteur : elle met en forme des pratiques économiques et politiques, en fonction des intérêts de classe qu'elle représente. Et s'il est vrai que les « produits » consommés sont idéologiquement déterminés (comme toute chose à notre connaissance), on consomme non seulement des signes, mais aussi des moyens destinés à reproduire la force de travail dans les proportions et dans le style déterminés par les rapports de distribution ainsi réalisés. Faire une analyse purement « sémiologique » de la consommation consiste à privilégier l'un des niveaux, le plus dépendant des autres, le moins directement relié au procès de travail, c'est-à-dire celui qui concerne le plus directement la petite bourgeoisie et le moins directement le prolétariat. Une analyse scientifique de la consommation exige l'examen des trois niveaux du phénomène et de leur inter-relation, dans l'ordre des déterminations structurelles, donc en commençant par l'éco-

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nomique, et en plaçant au centre de l'analyse la bipolarité contradictoire de la lutte de classes. Pour avancer dans cette perspective, il convient de mettre en lumière quelques éléments de l'évolution historique de la consommation dans le capitalisme, en essayant d'exercer ainsi les outils conceptuels que nous essayons de forger, d'une manière un peu plus précise. 3. La transformation du processus de consommation dans le capitalisme avancé On sait que le mode de production capitaliste, à son stade monopoliste et dans sa phase monopoliste d'État à léchelle mondiale, se caractérise par quelques traits fondamentaux : 1) Accroissement sans précédent de la masse de plus-value mais, en même temps, rôle central de la lutte contre la baisse tendancielle du taux de profit, dérivée de l'augmentation de plus en plus accélérée de la composition organique du capital. 2) Développement accéléré, quoique inégal et contradictoire, des forces productives. 3) Développement inégal et contradictoire, mais toujours ascendant, de la lutte des classes. A travers ces traits fondamentaux on décèle non pas un mode de production capitaliste stagnant ou en crise, mais un mode de production capitaliste qui se développe de façon contradictoire, accélérée et ininterrompue, en traversant des phases nouvelles à l'intérieur du stade monopoliste, en se développant de façon extensive (à l'échelle mondiale), à la fois par rapport à lui-même (de façon à ce que les phases les plus avancées pénètrent et dissolvent les rapports de production des phases capitalistes moins avancées) et par rapport à d'autres modes de production (précapitalistes ou archéo-capitalistes). Une telle évolution n'implique pas l'éternité historique du mode de production capitaliste, car au fur et à mesure de ce développement gigantesque, ces contradictions s'approfondissent, se globalisent, deviennent interdépendantes à l'échelle mondiale, dans une polarisation croissante. En revanche elle signifie que l'on doit s'écarter de toute vision mécaniste de l'écroulement d'un mode de production par la seule dynamique de ses crises internes. Les contradictions ainsi suscitées posent toujours les termes d'une alternative historique, mais l'aspect principal de la contradiction résulte toujours d'un processus historique déterminé, dépendant de la lutte de classes et de son expression politique.

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Cette analyse des tendances expaiisives contradictoires du mode de production capitaliste des deux dernières décennies nous permet de mieux situer le rôle joué par le processus de consommation. En effet, les trois grandes tendances signalées déterminent trois effets spécifiques à la base des transformations dans le secteur de la consommation : 1) Le capital monopoliste, à la recherche de débouchés d'investissement, occupe et transforme des nouveaux secteurs de l'économie, jusqu'alors moins avancés du fait d'un taux de profit inférieur. Tel est, en particulier, le cas de la production de moyens de consommation, de l'agriculture à l'électro-ménager. Il est clair que cette transformation résulte de l'intérêt du capital investi plutôt qu'elle ne suit la demande sociale, d'où le besoin de publicité, le développement du crédit et d'autres systèmes d'orientation de la demande pour l'ajuster à l'offre. 2) Le développement de la lutte de classes, la puissance croissante du mouvement ouvrier, en transformant le rapport de forces entre les classes, ouvre des brèches dans la logique dominante suivant la ligne de résistance la plus faible, infléchissant ainsi les rapports de distribution plutôt que les rapports de production. Il y a donc, de la part des classes populaires, exigence historique d'élévation du niveau de consommation, exigence à laquelle le système peut répondre sans voir sa logique s'effondrer — même s'il aura fallu de grandes batailles pour l'y contraindre (1936 en France, par exemple, 1960 en Italie, 1959-1961 en Belgique, etc.) — d'autant plus que, d'une certaine manière, cette exigence populaire peut être utilisée par le capital en quête de nouveaux secteurs, à condition d'orienter étroitement le type de moyens de consommation à produire : on devine là la constitution d'un nouvel enjeu contradictoire entre les intérêts du capital et ceux de l'ensemble des classes populaires (et pas seulement du prolétariat). 3) Le développement et la socialisation croissante des forces productives, à la fois exigent et permettent le développement de la masse des moyens de consommation et du rôle stratégique qu'ils jouent dans l'économie. En effet, plus la production est à grande échelle et interdépendante, plus la reproduction de la force de travail est, à la fois, complexe et importante : complexe parce qu'il fàut assurer l'ajustement d'une masse énorme de travailleurs à des exigences et à des plannings de plus en plus précis et peu remplaçables, et importante parce que, dans un procès de production dépendant d'un profit normalisé sur le long terme et à l'échelle mondiale, l'important est le fonctionnement régulier de Télé-

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ment le moins prévisible et contrôlable, la force de travail. Étant donné la masse sans cesse croissante de « travail cristallisé » que le travail vivant doit mettre en valeur, plus la composition organique du capital augmente et plus la fraction restante de travail vivant devient stratégiquement centrale. Par ailleurs, le développement des forces productives, avec l'augmentation de la productivité qu'il représente, permet l'accroissement du niveau de consommation dans les pays et les secteurs avancés à l'intérieur du développement inégal du mode de production capitaliste à l'échelle mondiale (faut-il rappeler que deux tiers de l'espèce humaine restent au-dessous du niveau de reproduction biologique). A partir de ces tendances de base on peut comprendre les transformations qui se sont produites dans le processus de consommation. D'une part, la pénétration du capital monopoliste a provoqué la destruction des rapports archéo-capitalistes particulièrement importants dans la production de moyens de consommation destinés aux classes populaires et dans le secteur de la distribution. De l'agriculture du grand capital aux supermarchés, en passant par la mécanisation, parfois futile, du travail ménager, on assiste à ce qui est saisi par l'expérience sous le terme de « consommation de masse ». Il est clair que ce ne sont pas les objets les plus « utiles » (en termes de valeur d'usage) qui sont ainsi produits, mais ceux qui sont les plus rentables. En même temps la critique passéiste de la « société de consommation » tend à regretter la « qualité perdue» sans se soucier du fait que ladite qualité a toujours été réservée à une élite. Aucune critique sérieuse de la consommation ne peut être faite sans la rapporter à des pratiques de classe historiquement déterminées, faute de quoi il ne s'agit que de variations autour de l'éternelle tragédie d'un Homme abstrait aux prises avec les puissances du Mal. D'autre part, le processus de consommation acquiert une place décisive dans la reproduction du mode de production dans son ensemble, dans sa phase actuelle. Au niveau de l'économique, le processus de consommation est essentiel tant à la reproduction de la force de travail qu'au mode de réalisation de la plus-value. Il devient primordial pour la force de travail qualifiée et nécessaire au fonctionnement sans à-coups de la masse interdépendante de la force de travail sousqualifiée. Du point de vue de la réalisation de la plus-value, si le rapport entre les secteurs I et II a toujours été la base des crises de surproduction dans le capitalisme, plus la masse de « travail cristallisé » (secteur I) s'accroît exponentiellement, plus l'équilibre des secteurs devient sensible aux moindres variations de la réalisation

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dans le secteur II. (Ce point, extrêmement important, est relativement compliqué car il demande une ré-analyse des schémas de reproduction du capital chez Marx, et doit être développé théoriquement, mathématiquement et empiriquement dans un proche avenir.) Au niveau du politique, la consommation prend une place de plus en plus importante dans le processus de revendicationintégration, dans la mesure où la tactique de «participation conflictuelle » liée au néo-capitalisme renvoie le conflit au plan des rapports de distribution. Cela veut dire aussi que toute faille au sein du mécanisme intégrateur qu'est la consommation élargit les bases d'opposition au système dans la mesure où le fondement des revendications à ce niveau est reconnu comme légitime et pratiqué par l'ensemble des classes, fractions et couches. Au niveau idéologique, la consommation est, il est vrai, expression de pratique de classe et de niveau dans la hiérarchie de la stratification sociale. Mais elle est aussi consommation marchande de signes, cette valeur d'échange du signe ayant étendu encore la sphère de la production des moyens de consommation mais aussi celle de la symbolique qui leur est liée et se développe suivant une logique relativement autonome. Il est important, donc, de reconnaître cette dimension de la consommation et de lui assigner une place dans l'analyse, sans pour autant en faire l'axe privilégié de l'expansion du mode de production, lui attribuant ainsi le rôle exorbitant de condensateur des nouvelles contradictions de classe (comme tend à faire l'idéologie sémiologique). Par ailleurs, la spécificité de la phase du capitalisme monopoliste d'État s'exprime à travers les phénomènes suivants : 1) Les monopoles organisent et rationalisent l'ensemble de la consommation dans tous les domaines. C'est ainsi que l'autonomie relative de ce processus par rapport à la logique monopolistique dominante est abolie, et que l'on pourra parler de véritables cadences de la consommation. Ceci s'exprime au niveau du vécu par une oppression croissante dans la vie quotidienne et l'imposition d'un rythme entièrement hétéronome dans l'activité hors travail. 2) L'appareil d'État intervient de façon massive, systématique, permanente et structurellement nécessaire dans le processus de consommation, et ceci sous différentes formes : — Il apporte une aide directe aux monopoles capitalistes, pour faciliter leur prise en charge de certains secteurs (ainsi, par exemple, la fiscalité visant les petits commerçants et favorisant les chaînes de distribution). — Il «comble les trous» laissés par la logique du grand capital dans certains secteurs de consommation. Ainsi nous assistons à la prise en charge par l'État de vastes

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secteurs de production de moyens essentiels à la reproduction de la force de travail : santé-éducation, logement, équipements collectifs, etc. C'est ici que la «problématique urbaine » plonge ses racines. — Puisque l'État prend en charge une partie considérable, et objectivement socialisée, du processus de consommation, puisqu'il intervient dans l'aide directe aux grands groupes économiques qui y dominent, puisque la consommation devient un rouage central aux niveaux économique, politique et idéologique alors même qu'aucune régulation centralisée du processus n'est mise en place dans l'économique, l'Etat devient le véritable aménageur du processus de consommation dans son ensemble : ceci est à la base de ladite «politique urbaine» 4. Processus de consommation et pratiques de classe : quelques éléments pour esquisser l'analyse Nous avons rappelé la distinction classique de Marx entre consommation productive (concourant à la reproduction des moyens de production), consommation individuelle (concourant à la reproduction de la force de travail) et consommation de luxe (consommation individuelle excédant les besoins historiquement déterminés de reproduction de la force de travail). La « consommation productive » n'est pas prise en compte par le langage courant dans le «processus de consommation». Aussi, même si du point de vue théorique elle est bel et bien* consommation («appropriation sociale du produit»), nous l'excluons momentanément de notre champ d'analyse afin de simplifier le travail, déjà fort complexe. Par ailleurs, la distinction entre «consommation de luxe» et «pas de luxe» nous semble fort discutable, renvoyant de fait à une théorie naturaliste des besoins quelles que soient les précautions de style. Nous la mettrons donc entre parenthèses en attendant d'avoir poussé l'analyse plus en profondeur. En revanche, l'analyse de Marx nous semble omettre une différence, aujourd'hui, fondamentale dans le processus de consommation — différence, il est vrai, dont l'importance est beaucoup plus grande aujourd'hui que dans le stade concurrentiel du capitalisme analysé par Marx. Nous voulons parler de la distinction entre consommation individuelle et consommation collective, entendant par cette dernière la consommation dont le traitement économique et social, tout en restant capitaliste, ne se fait pas à travers le marché mais à travers l'appareil d'État. Les « biens collectifs», disent les économistes marginalistes, sont ceux qui n'ont pas de prix de marché. C'est un constat. Mais la distinction

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entre consommation individuelle et consommation collective a été contestée en général à cause des critères employés dans la caractérisation de cette dernière, fondés sur un prétendu caractère « naturel» de certains biens (p. ex. leur indivisibilité : tel l'air, l'eau, etc.). Or il suffit de penser au processus de privatisation des ressources naturelles pour se rendre compte que rien ne peut échapper au grand capital. A l'intérieur d'une logique capitaliste dominante, tout, absolument tout, peut devenir marchandise : tout, sauf les biens dont le processus de production rapporte un taux de profit inférieur au taux moyen, tout, sauf ceux des biens ou services dont l'Etat doit avoir le monopole pour assurer l'intérêt de la classe capitaliste dans son ensemble {école, police, par exemple, et encore suivant les situations historiques). Cette consommation collective est donc celle qui concerne les biens dont la production n'est pas assurée par le capital, non du fait d'une quelconque qualité intrinsèque, mais conformément aux intérêts spécifiques et généraux du capital : c'est ainsi qu'un même produit (le logement, par exemple) sera traité à la fois par le marché et par l'État, et sera donc alternativement produit de consommation individuelle ou collective, suivant des critères qui seront par ailleurs historiquement mouvants. Nous nous écartons ainsi de l'empirisme qui consiste à identifier un processus social donné (la consommation collective) et un produit matériel (le logement comme valeur d'usage). De plus, ces «biens de consommation collectifs » seraient ceux qui sont nécessaires à la reproduction de la force de travail et/ou à la reproduction des rapports sociaux, sans quoi ils ne seraient pas produits malgré leur manque d'intérêt pour la production de profit. Enfin, et surtout, cette production de la consommation collective (à taux de profit faible ou nul) joue un rôle fondamental dans la lutte du capital contre la baisse tendancielle du taux de profit. En effet, en dévalorisant une partie du capital social par des investissements sans profit, l'État contribue à rehausser d'autant plus le taux de profit du secteur privé, malgré la baisse tendancielle du taux de profit rapporté au capital social dans son ensemble. Donc, même si ce mécanisme n'est pas la principale arme du capital pour contrecarrer la baisse tendancielle du taux de profit, l'intensification de l'exploitation et son développement à l'échelle mondiale en constituant l'arme essentielle, il reste que l'intep>ention de l'État en matière de consommation est l'un des principaux rouages du capitalisme monopolistique, et pas seulement pour la reproduction du capital. Si telle est la détermination du processus de consommation collective, il faudra distinguer entre la production des moyens de consommation et le processus de consommation lui-même, bien que le second dépende de la première et en porte la marque.Cela dit, si, dupointdevue de la causalité historique, telleestladémarche,

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du point de vue de l'ordre de pensée il nous faut théoriser le processus de consommation en lui-même, car il est impossible de savoir quels sont les effets spécifiques d'une cause sur un effet dont on ignore les contours. Pour cela, nous tiendrons compte de trois points fondamentaux : 1) La consommation collective concerne, pour l'essentiel, le processus de reproduction de la force de travail et le processus de reproduction des rapports sociaux articulé à la reproduction de la force de travail (par conséquent, obéissant à des rythmes spécifiques). Cette reproduction peut être simple ou élargie. La reproduction élargie devra toujours être définie selon une spécification historique, et constituera l'un des points forts de l'analyse et l'un de ceux qui présentent le plus de difficultés. 2) Comme tout processus social, la consommation collective se compose d'éléments qui ne peuvent être définis que dans leurs rapports. D'ailleurs, elle n'est rien d'autre que les rapports, historiquement déterminés, entre ces éléments. Quels sont-ils? Les mêmes que ceux du procès de production — force de travail, moyens de production, non-travail — mais organisés suivant une logique différente. C'est dans l'organisation structurelle des contradictions spécifiques à ce processus que réside le secret ultime de la consommation collective. (Cette phrase sybilline cherche à peine à cacher l'état embryonnaire et provisoire de nos recherches sur ce point de l'analyse.) 3) Tout processus de consommation définit des unités de réalisation de ce processus. Ces unités, articulant des moyens collectifs de consommation, constituent la base matérielle des unités urbaines. C'est pourquoi la problématique urbaine se rattache assez directement aux rapports entre classes sociales et processus de consommation. 5. La politisation de l'urbain dans le capitalisme monopoliste d'Etat : quelques tendances historiques La politisation des «problèmes urbains» dans le capitalisme monopolistique d'État est directement déterminée par la transformation des contradictions de classe dans la nouvelle phase du mode de production capitaliste, ce qui, en termes de pratique politique, entraîne des effets spécifiques au niveau des rapports de pouvoir. Ainsi, tout d'abord, du point de vue de la transformation des processus urbains (c'est-à-dire, de ceux concernant la consommation collective), nous assistons à l'émergence de toute une

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série de traits structurels qui sont à la base de nouveaux conflits sociaux et politiques, à savoir : — L'importance croissante de la prévisibilité du comportement de la force de travail dans un procès de production complexe et interdépendant exige que l'on porte une attention grandissante au traitement collectif des processus de sa reproduction. Cette tendance est renforcée par les exigences croissantes des masses de travailleurs élargissant progressivement leurs revendications du domaine salarial à celui des conditions d'ensemble de leur reproduction. Ces deux traits sont à la base des mouvements de revendication urbaine, dans un sens, et des mouvements d'intégration et de participation dans l'autre. — L'existence de véritables cadences de la consommation dans la vie quotidienne, de par la socialisation objective du processus unie à la subordination aux intérêts du capital, est à la base, d'une part, de révoltes de plus en plus violentes et ponctuelles, très souvent entièrement spontanées, qui jaillissent en concertant de façon collective l'aggressivité individuelle qui est devenue la règle dans les conditions d'existence imposées dans les grandes unités de reproduction de la force de travail, et, d'autre part, d'une exigence croissante de régulation du système urbain suivant la logique de la classe dominante. Cette exigence prépare le terrain au développement de la pratique et de l'idéologie de la planification urbaine. — L'intervention permanente et de plus en plus large de l'appareil d'État dans le domaine des processus et unités de consommation fait de l'État le véritable aménageur de la vie quotidienne. Cette intervention de l'appareil d'État, que nous nommerons planification urbaine au sens large, entraîne une politisation presque immédiate de toute la problématique urbaine, puisque le gérant et interlocuteur des revendications et des exigences sociales tend à être, en dernière instance, l'appareil politique des classes dominantes. Cela dit, la politisation ainsi instaurée n'est pas obligatoirement source de conflit ou de changement, car elle peut aussi bien être mécanisme d'intégration et de participation : tout dépend de l'articulation des contradictions et des pratiques ou, si l'on veut, de la dialectique entre appareil d'État et mouvements sociaux urbains. — La généralisation et la globalisation de la problématique urbaine est à la base du développement vertigineux de l'idéologie de l'urbain qui attribue au « cadre de vie » la capacité de produire ou transformer les rapports sociaux. Une telle tendance contribue au renforcement du rôle stratégique de

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Yurbanisme, comme idéologie politique et comme pratique professionnelle. Prenant appui dans la socialisation objective du processus de consommation, dans l'exigence structurelle de l'intervention de l'État et dans la spatialisation idéologique des nouvelles contradictions, Yurbanisme (et donc, l'urbaniste) devient une discipline au sens fort du terme, c'est-à-dire la capacité politique d'imposer un certain modèle de rapports sociaux sous couvert d'un aménagement de l'espace. Voilà qui explique le déclenchement d'utopies critiques qui prennent le contrepied de l'idéologie de l'urbanisme officiel en lui opposant un urbanisme « autre », « humain », mais qui reste sur le terrain déplacé où les conflits de classe ont été transformés en conflits d'espace. Si, au lieu d'observer le processus de politisation de l'urbain du point de vue des transformations structurelles de la consommation collective, nous l'observons maintenant à partir des nouvelles formes de lutte politique et des caractéristiques tendancielles de la scène politique dans le capitalisme avancé, nous pouvons signaler aussi quelques points fondamentaux. Du point de vue de la classe dominante (le grand capital), s'il est vrai que la problématique urbaine est entièrement expression de l'idéologie dominante, qui la diffuse et la globalise de plus en plus, son développement est en même temps lié à l'éclosion de nouvelles contradictions structurelles au niveau de la consommation collective, qui se manifeste, par exemple, par le débat politique et les revendications économiques visant de plus en plus les «équipements collectifs», de telle façon qu'iVy a contradiction croissante entre la diffusion de l'idéologie de l'urbain par la classe dominante et les effets politiques visés au fur et à mesure qtie s'approfondissent les contradictions économiques qu 'elle connote. Du point de vue des nouvelles tendances de révolte petitebourgeoise, axées essentiellement sur une révolte culturelle, leur thématique s'adapte parfaitement tant aux bases économiques qu'aux expressions idéologiques de la problématique urbaine. En effet, ils mettent plus en question le modèle de consommation et la «vie quotidienne » que.les rapports de production et la domination politique. Leur opposition est fondée sur une critique humaniste du «cadre de vie» totalitaire et global qui s'accommode fort bien des registres naturalistes de l'idéologie de l'environnement, en prenant comme point d'appui l'utopie communautaire du passé ou de l'avenir plutôt qu'une certaine place contradictoire dans la structure des rapports de classe. Dans un certain sens on peut dire que la révolte culturelle petite-bourgeoise fournit aux mouvements basés sur l'idéologie urbaine leur principale masse militante. C'est un tout autre problème que celui de savoir à quelles conditions ces mouvements basés sur l'idéologie urbaine deviennent une

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composante des mouvements sociaux urbains, mettant en cause le pouvoir de classe. Du point de vue des tendances d'opposition réformiste, expression des intérêts immédiats des classes dominées tout en les déliant de leurs intérêts historiques, revendiquant donc et modifiant les rapports de distribution et de gestion sans changer les rapports de production, les «problèmes urbains» apparaissent comme le domaine privilégié de la réforme. En effet, ils sont profondément ressentis ; ils apparaissent comme un élément déterminant au premier abord les conditions de vie des travailleurs ; ils concernent l'ensemble des classes sociales à des degrés divers ; ils se réfèrent à la consommation, donc ne mettent pas en cause directement les rapports de production ou de domination politique; enfin, et surtout, l'occupation de certaines positions à différents niveaux de l'appareil d'État permet de détenir certains appareils de régulation et d'intervention dans le domaine. On peut donc s'attendre à un développement sans précédent des tendances réformistes d'un « municipalisme social » essayant de faire des expériences socialisantes dans ce domaine. Au Japon déjà, la « réforme urbaine » est à la base d'importantes victoires politiques de la gauche parlementaire, en particulier, la conquête des municipalités de toutes les grandes villes. Du point de vue de l'opposition politique révolutionnaire (celle visant la destruction de l'appareil d'État bourgeois et la création de conditions politiques permettant de commencer la transition vers le socialisme), la place des contradictions urbaines, et des luttes qui en découlent, dans la stratégie d'ensemble, dépend du jugement porté sur la conjoncture de la lutte de classes et sur les caractéristiques des organisations économiques et politiques des classes dominées. En effet, si l'on juge que le(s) parti(s) révolutionnaire(s) existent), solidement implanté(s) dans les masses et qu'ainsi, la classe ouvrière est organisée pour l'essentiel, la clef du problème est dès lors d'unir de vastes masses autour d'un programme politique anti-monopoliste, c'est-à-dire de construire le bloc historique des classes dominées sous l'hégémonie du prolétariat. Les problèmes urbains jouent alors un rôle privilégié dans la construction de l'alliance de classes sur des bases revendicatives (et non seulement politiques) du fait de leur pluriclassisme et de leur caractère de contradiction secondaire, mais directement aux prises avec l'appareil d'État. En revanche, si l'on part de l'idée que l'autonomie prolétarienne est encore à construire — politiquement, idéologiquement, organisationnellement—, alors les enjeux urbains sont relativement secondaires par rapport à la lutte ouvrière et aux conflits directement politiques. Cette attitude est d'autant plus logique pour la perspective signalée que le domaine de la lutte urbaine est à la fois

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(voilà le problème) le plus facile à pénétrer pour des nouvelles forces politiques (du fait de l'organisation plus faible des masses dans ce domaine) et le plus propice aux orientations politiques petites-bourgeoises, d'où un certain danger (maintes fois vérifié...) de « reconstruire le parti du prolétariat » à partir de la demande de boîtes aux lettres dans les escaliers, avec les conséquences logiques d'un tel décalage : sur-idéologisation de la lutte revendicative et faible prolétarisation de l'organisation. Ceci ne veut pas dire, bien sûr, que des interventions conjoncturelles sur l'urbain ne soient pas profitables pour de telles tendances politiques, mais, en règle générale, plus on est centré sur la construction de l'autonomie prolétarienne, plus la problématique de l'alliance de classes est peu actuelle et plus les contradictions urbaines deviennent secondaires du point de vue de la stratégie politique révolutionnaire centrée sur la prise de pouvoir. Si l'on pense maintenant à l'importance des tendances politiques qui convergent dans un intérêt accru pour la question urbaine (la classe dominante, la révolte petite-bourgeoise, le réformisme, la tactique révolutionnaire en phase d'alliance de classes), on pourra s'expliquer l'importance croissante de cette problématique : non seulement elle exprime certaines tendances structurelles nouvelles au niveau de l'économique, mais encore la dynamique spécifiquement politique de la plupart des grands courants sur la scène politique du capitalisme avancé les amène à en faire un enjeu privilégié dans leur stratégie. Ceci explique la portée et l'ambiguïté de la question urbaine, qui est à la fois un terrain piégé de l'idéologie et une source de conflits politiques, au sens précis que nous venons d'établir. *

Nous pouvons, sur la base de ces remarques, élaborer des outils conceptuels permettant de poser de manière précise les questions soulevées par les tendances historiques que nous avons évoquées. 6. Outils conceptuels pour l'étude des mouvements sociaux urbains 6.1. Problèmes théoriques à résoudre et définition des concepts La transcription de la problématique exposée en termes de recherche exige des outils conceptuels qui satisfassent à plusieurs exigences fondamentales, qui découlent de la perspective théorique adoptée. a) Analyser les luttes urbaines en partant de leur décryptage en

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tant que rapports sociaux signifie, avant tout, les identifier du point de vue de la charge structurelle des intérêts en présence dans le conflit et du point de vue de la signification qu'elles prennent dans une conjoncture donnée. Cela dit, s'il est fondamental de rappeler que les pratiques sont déterminées, et que cette détermination renvoie fondamentalement aux rapports de production et à la conjoncture politique, il faut encore que cette perspective ne reste pas au niveau des déclarations de principe mais qu'elle s'incarne concrètement dans la recherche. Or l'on risque de « situer les luttes urbaines dans leur contexte économique et politique» tout en les analysant à partir de leurs caractéristiques subjectives, ou, inversement, de réduire ces luttes urbaines à une transcription mécanique des grands déterminants structurels, établis une fois pour toutes, par rapport auxquels les processus sociaux ne sont que simple occasion de déploiement sans surprises, c'est-à-dire sans interactions autonomes. Notre premier effort consistera donc à intégrer les éléments propres au processus dans une même démarche, une même observation et une seule catégorisation. Cela veut dire, par exemple, qu'au lieu d'appréhender une lutte comme mettant aux prises, en dernière analyse, la classe ouvrière et le capital monopoliste pour ensuite parler des acteurs concrets en décrivant leurs stratégies, nous constituerons ces « acteurs » à partir de leurs intérêts propres, en essayant d'affiner au maximum la caractérisation de ces intérêts et en articulant les éléments structurels ainsi définis. Nous obtiendrons alors l'analyse d'une «structure en pratique» ou d'une «pratique structurée», ce qui nous semble le principe même d'une analyse sociologique. La caractérisation structurelle de chaque élément du processus observé n'est pas une catégorisation générale : son contenu social ne lui est pas assigné par principe, mais en fonction du contenu historique d'une conjoncture donnée. Ainsi, par exemple, si nous définissons le contenu de classe de la rénovation urbaine à Paris pour les classes dominantes comme l'articulation des intérêts du capital monopoliste immobilier avec les intérêts politiques de la fraction hégémonique des classes dominantes, il ne s'agit pas d'une caractérisation générale de la rénovation urbaine, mais du contenu structurel (c'est-à-dire en termes d'intérêts de classe) qui, conjoncturellement, est assigné à ce programme. Que la conjoncture politique change fondamentalement et un nouveau contenu apparaîtra, exigeant une nouvelle caractérisation du point de vue structurel. C'est dire que nous ne considérons pas la conjoncture comme une «ambiance» (dont les effets indéfinissables permettraient alors toutes les fantaisies), mais comme un arrangement précis de rapports sociaux produisant des effets spécifiques sur les processus observés. Par ailleurs, la façon concrète de traduire cet ancrage dans la

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conjoncture consiste à rapporter toute lutte à son enjeu et à construire l'analyse autour du traitement social de l'enjeu sousjacent à la lutte. Par enjeu nous entendons la transcription conjoncturelle en termes de pratiques des contradictions structurelles qui suscitent la lutte urbaine observée. La détermination de l'enjeu résultera du repérage de la place occupée par ce problème dans la structure sociale (et dans la structure urbaine de façon plus spécifique) plus que d'une analyse de la logique de son traitement, qui ne peut provenir que de l'observation du processus. Dans notre recherche nous identifierons donc chaque enjeu, émergé de la pratique sociale elle-même, en le situant dans la structure des rapports sociaux (économique, politique, idéologique) et par rapport à la place qu'il occupe dans le système urbain. b) La deuxième exigence théorique à laquelle nous avons essayé de répondre est de désubjectiviser l'analyse des luttes, non pas seulement en les enracinant dans leur contenu structurel, mais en prenant en compte la bipolarité des pratiques de classe. L'ensemble des éléments constitutifs d'une lutte urbaine doit être traité autant par rapport aux classes dominantes que par rapport aux classes dominées, et ceci non seulement parce que les classes dominées doivent compter dans leur lutte avec l'intervention des classes dominantes à chaque moment du processus, mais encore parce que rien ne nous dit que les luttes urbaines soient l'apanage des classes dominées. Il y a bien des luttes urbaines menées par les classes dominantes (Liège (4), par exemple), ainsi qu'il y a bien souvent mobilisation des classes dominées dans les luttes urbaines déclenchées par et pour les classes dominantes (une bonne partie des mouvements écologiques, par exemple). Donc, dès le moment où l'on abandonne la perspective prométhéenne des classes dominées montant à l'assaut de l'ordre social à partir de leur condition urbaine, on doit faire éclater chaque élément du processus de lutte dans une double caractérisation : l'une pour les classes dominantes, l'autre pour les classes dominées. Naturellement cette analyse présuppose une théorie des classes sociales, leur caractérisation en tant qu'agents historiques à partir de leur place dans les rapports de production et leur mode d'existence conflictuel selon leur division en dominantes et dominées. Nous renvoyons à d'autres textes pour justifier théoriquement et historiquement ces analyses (5), tout en définissant les concepts que nous emploierons constamment dans la recherche. D'abord, en ce qui concerne les classes sociales, rappelons Lénine (La Grande Initiative) : «On appelle classes de vastes groupes d'hommes qui se distinguent par la place qu'ils tiennent dans un système historiquement défini de la production sociale, par leur rapport, la

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plupart du temps fixé et consacré par la loi, aux moyens de production, par leur rôle dans l'organisation sociale du travail, et donc par les moyens d'obtention et la part des richesses publiques dont ils disposent. Les classes sont des groupes d'hommes dont l'un peut s'approprier le travail de l'autre par suite de la différence de la place qu'ils tiennent dans un régime déterminé par l'économie sociale. » Sur la base de cette définition, nous appelons «classes dominantes» les classes et fractions de classe qui occupent une position hégémonique dans les rapports de pouvoir, c'est-à-dire dans la capacité d'organiser la société en fonction de leurs intérêts, tels qu'ils sont définis par leur place dans les rapports de production. Sont considérées comme dominées les classes qui occupent une position subordonnée dans le même ensemble de rapports de pouvoir. Les concepts ainsi délimités sont trop généraux car ils ne tiennent pas compte de l'existence de fractions de classes, de couches et de catégories sociales ainsi que des différents types de contradictions entre les classes, éléments que nous mettons à l'œuvre dans la caractérisation du processus. Nous renvoyons pour des éclaircissements théoriques nécessaires, sous-jacents à notre analyse, aux textes de Poulantzas que nous avons déjà cités. Il faut toutefois introduire une différenciation fondamentale entre le mode d'existence des classes et les pratiques sociales observées, car il existe, d'une part, des intérêts structurels de classe tout au long du processus et, d'autre part, l'action effective à!agents sociaux intervenant dans le processus. Les uns ne recoupent pas forcément les autres, alors qu'en fait les uns et les autres sont redevables d'une même caractérisation en termes d'appartenance de classe. Nous avons donc distingué, tant pour les classes dominantes que pour les classes dominées, deux formes d'existence des classes sociales dans les processus de lutte : d'une part, nous avons analysé la situation de classe de la lutte, en établissant les intérêts de classe structurellement en présence, et, de l'autre, nous avons essayé de caractériser la force sociale qui aussi bien pour les classes dominées que pour les classes dominantes se constitue dans le processus de lutte pour y défendre les intérêts structurels qui caractérisent l'enjeu de la lutte. La force sociale peut coïncider avec la situation de classe mais peut aussi ajouter à la situation de classe de nouveaux éléments ayant une appartenance de classe. Elle peut même s'y substituer de manière entièrement nouvelle, opérant ainsi une dissociation complète entre les caractéristiques de classe de la force sociale et celles de la situation de classe dont elle est censée défendre les intérêts, ce qui, bien entendu, ne sera pas sans effets sur le processus de lutte. L'analyse de classe des luttes urbaines exige donc de caractériser

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l'insertion dans les rapports de production et dans les rapports de pouvoir tant des intérêts sociaux en présence que des agents intervenant dans le processus. c) Notre troisième exigence est de rendre compte du déroulement du processus de lutte de telle façon que l'autonomie relative que nous postulons par rapport à la définition structurelle de l'enjeu s'exprime aussi dans l'autonomie des concepts employés pour saisir leurs effets spécifiques. C'est ainsi que nous avons été amenés à caractériser des éléments constitutifs du processus de lutte en tant que tel. L'essentiel nous semble pouvoir être rassemblé à travers l'interaction de l'organisation intervenant dans la lutte, des revendications et exigences exprimées, des formes de lutte utilisées. Tout d'abord, il peut apparaître surprenant que nous prenions en compte l'organisation comme un élément nécessairement présent dans tout processus de lutte. En effet, à la fois nos observations dans de nombreuses conjonctures historiques et nos perspectives théoriques nous amènent à conclure qu'il n'y a pas de lutte sans organisation, qu'elle soit sous une forme ou sous une autre. Attention ! Nous ne voulons pas dire seulement que dans toute lutte il y a une manière de faire, d'agir, de se réunir, plus ou moins structurée. Nous voulons dire qu'un des éléments essentiels est la présence d'un appareil (plus ou moins formalisé, créé à cette occasion ou importé d'ailleurs) qui va émettre des initiatives sociales en ce qui concerne les objectifs et le déroulement de la lutte. Cette organisation joue un rôle central dans la constitution de la force sociale : qu'elle ait pré-existé à la lutte ou ait été créée pour les besoins de la conjoncture est très important pour son contenu mais ne change rien quant à la réalité de son existence. Une organisation est le résultat d'une cristallisation de pratiques sociales qu'on pourrait définir comme un agencement de moyens en vue de l'obtention de certaines fins. Elle n'est définie ni par ces fins ni par les moyens qu'elle représente, mais par le rapport dialectique entre les deux. Il serait aussi faux de caractériser une organisation par les cibles qu'elle vise au niveau de la pratique sociale que par son mode de fonctionnement interne, car il ne faut pas présupposer la cohérence entre les fins et les moyens. En dernière analyse, cette définition formelle de l'organisation doit donc se doubler d'une définition historique suivant les effets déjà produits par sa pratique, car c'est à travers cet horizon pratique de xéférence qu'elle existe et se développe dans une société donnée. Ainsi, pour prendre un exemple, il est aussi faux de dire que le parti communiste est toujours le même type d'organisation que de dire qu'il y a autant de formes d'organisation des communistes que de partis communistes existants. C'est pourquoi quand nous parlerons d'une organisation dans le processus des luttes urbaines,

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nous nous référerons à des systèmes de moyens organisés en fonction de certaines fins à partir de la cristallisation d'un ensemble de pratiques historiques données. En ce qui concerne les revendications et les exigences, il nous faut également expliciter les présupposés théoriques relatifs à la caractérisation de cet élément. En effet les agents intervenant n'expriment pas obligatoirement de façon directe et ouverte les intérêts en jeu. Il peut exister une spécification ou un décalage de la revendication exprimée par rapport aux intérêts défendus. Nous appelons donc revendications (pour les classes dominées) et exigences (pour les classes dominantes) l'expression contradictoire des objectifs d'une lutte telle qu'elle est formulée par les forces sociales en présence dans le processus de lutte. En effet, il nous a semblé quelque peu paradoxal de parler de revendications pour les classes dominantes ; nous avons donc préféré parler d'exigences. Enfin, les pratiques observées sont caractérisées par le mode d'intervention qui leur est propre, dans la mesure où les formes de lutte expriment beaucoup plus nettement que tous les autres éléments le niveau d'engagement réel des forces sociales sur chaque enjeu et dans chaque conjoncture. Ces formes de lutte sont en quelque sorte le révélateur des intérêts en présence qui, autrement, ne peuvent être que supputés par l'analyse. L'articulation de ces formes de lutte dans l'ensemble du processus est par ailleurs source autonome d'effets, car de leur pertinence par rapport au déroulement de l'ensemble du processus dépend très souvent l'issue de la lutte. La difficulté essentielle consiste à ne pas en rester à une description des formes d'action dont le constat en soi n'est pas significatif. Il nous faudra donc caractériser ce type d'action en relation avec les rapports de classe qu'ils mettent en pratique. C'est pourquoi nous entendons par formes de lutte les modalités d'exercice pratique de la lutte des classes par rapport à l'enjeu qui est à la base de la lutte urbaine. d) Enfin, l'ensemble de l'analyse ainsi entreprise resterait formelle si elle n'était pas capable de situer le processus observé dans la dynamique d'ensemble des rapports sociaux. Or, que signifie concrètement cette perspective au niveau d'une recherche ? Qu'une pratique sociale se définit par l'effet qu'elle produit sur les rapports de classe à partir de l'enjeu qui la suscite et du processus qui la constitue, cet effet devant être spécifié selon une double dimension : — D'une part, il s'agit de l'impact de la pratique dans la sphère où elle est intervenue et en fonction de la trame contradictoire de rapports sociaux où elle s'insère, car les effets indirects d'une pratique sur la structure sociale sont trop complexes et mettent en cause trop de variables

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pour que l'on puisse les déterminer avec un minimum de précision. — D'autre part, tout en se limitant à l'observation de l'effet immédiatement produit par rapport à un enjeu donné, il faut déterminer quel est l'effet qu'on essaie de déceler parmi la multivocité de sens de toute pratique rapportée à la structure sociale. Dire que nous visons l'analyse des effets produits sur les rapports de classe peut être entendu dans un sens trop général dans la mesure où les rapports de classe sont partout. Nous préférons donc définir plus nettement les effets que nous cherchons à établir en disant que nous observerons quels sont les effets produits sur la dialectique entre transformation et conservation des rapports sociaux selon trois dimensions spécifiques : la reproduction, la régulation ou la transformation du système urbain en tant qu'unité structurante des processus de consommation collective ; le rapport de forces politiques entre les forces sociales en présence ; l'impact sur les processus idéologiques de reproduction-contestation de la domination de classe. Nous insistons ainsi sur le fait que cette lecture des effets sociaux (urbains, politiques, idéologiques) produits par les différents types de luttes urbaines est sélective et ne se justifie que par rapport à la visée de notre recherche : établir les conditions d'émergence de mouvements sociaux à partir des pratiques suscitées par les contradictions urbaines. Dans le cadre de notre recherche, nous définirons donc les effets d'une lutte urbaine comme les effets produits par le processus de lutte sur les rapports sociaux à travers leur impact sur l'organisation du système urbain, sur la conjoncture du rapport politique de forces entre les classes et sur les conditions idéologiques du pouvoir de classe. C'est en établissant ces effets, ainsi que leur interaction, et en montrant la relation entre les caractéristiques du processus de lutte et la production différentielle des effets que nous aurons analysé comment une structure sociale agit sur ellemême à partir des enjeux spécifiques constitués par les contradictions urbaines. Et c'est en déterminant le processus de production sociale des effets qui contribuent à la transformation des rapports sociaux que nous aurons effectué une analyse sociologique des mouvements sociaux urbains. e) Formulons une dernière remarque en ce qui concerne l'éclaircissement des questions théoriques à la base de notre recherche. On pourrait s'étonner que parmi les concepts retenus pour constituer un schéma explicatif des luttes urbaines ne figure pas celui d'espace, différencié en une typologie des formes spatiales. Or ceci est en fait une conséquence de la démarche théorique adoptée. Car

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à partir du moment où l'espace est non pas un découpage spécifique de la réalité sociale mais une forme, une conjoncture de rapports sociaux, c'est à ces rapports qu'il faudra se référer pour expliquer non seulement la composition de chaque type d'espace, mais encore son sens, sa signification et, en particulier,, son influence sur les luttes urbaines. C'est dire qu'une opposition formelle du type ville/banlieue, par exemple, ne nous dit rien en soi car il faut retranscrire cette forme spatiale en termes de rapports sociaux pour pouvoir la relier à d'autres rapports sociaux tels que les luttes urbaines. Or cette transcription n'est pas donnée en général, elle est toujours conjoncture : un même type d'espace peut exprimer plusieurs articulations de rapports sociaux suivant le processus historique qui l'a constitué. Et inversement. C'est pourquoi nous ne rejetons pas une analyse de l'espace et de son interaction avec les luttes urbaines, mais ce ne peut constituer que l'un des résultats de notre recherche et non pas son point de départ. En effet, il nous faut établir d'abord la relation entre certains rapports sociaux et certains types d'espace, ainsi qu'entre les rapports sociaux et les luttes urbaines, pour pouvoir déchiffrer des rapports significatifs entre les luttes urbaines et les formes spatiales, faute de quoi nous retomberions dans les explications quasi magiques qui caractérisent l'idéologie urbaine : à certains arrangements de l'espace correspondraient certaines «réactions sociales » suivant une mécanique élémentaire de la concentration et de la dispersion... Si l'on veut accorder une importance réelle à la problématique de la production de l'espace et à son efficacité sociale, il faut le coder d'abord en termes de rapports sociaux. Or ce sont les mouvements sociaux qui sont constitutifs de ces rapports. Voilà pourquoi la problématique des formes spatiales n'est pas absente mais demeure « à côté » de notre objet de recherche. Il nous reste maintenant à préciser les perspectives théoriques et à développer les concepts définis, en construisant un outil capable de coder et relier la réalité observée dans des termes de notre problématique. 6.2. Grille théorique pour l'analyse des mouvements sociaux urbains et typologies conceptuelles Nous disposons d'une série de concepts susceptibles, au moins en principe, de saisir la réalité à observer dans des termes convenant à notre problématique. Mais il s'agit là d'instruments statiques, pouvant nommer les phénomènes sans pour autant en rendre compte, dans la mesure où toute analyse concrète doit pouvoir expliquer les mouvements de cette réalité à partir de la saisie des variations et des relations significatives entre ces variations. Il nous faut par conséquent un outil qui, en quelque sorte, fasse pivoter chacun de ces concepts en fonction des variations du

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phénomène qu'il doit saisir, ce qui implique la construction d'une série de typologies théoriques qui vont spécifier le champ de variation de chaque concept. La mise en rapport de l'ensemble de ces typologies à partir de la réalité observée constituera le spectre théorique du processus de lutte objet d'analyse, c'est-à-dire l'objet théorique construit à partir de l'observation effectuée avec nos lunettes conceptuelles et sur la base duquel nous pourrons interpréter le sens des rapports sociaux mis en lumière par notre recherche. Ces typologies théoriques seront «fermées», c'est-à-dire qu'elles épuiseront le champ de variation de chaque concept dans un nombre de types très réduit. La raison en est élémentaire : il s'agit d'économie sur les constructions théoriques qui en découleront, car il faut limiter le nombre de types à combiner si l'on veut pouvoir obtenir des regroupements suffisamment simples pour être interprétables. Nous ne perdons pas en richesse d'information en opérant ainsi, car le champ d'observations est susceptible d'une approche aussi large ou aussi rétrécie que l'on voudra, en fonction des buts de la recherche. Nous avons opté pour un rétrécissement (somme toute très relatif) de nos variations analytiques, étant donné la précision de notre propos : la détection de symptômes de mouvements sociaux dans les luttes urbaines. Pour le moment nous laisserons de côté les problèmes proprement méthodologiques, en particulier ceux qui sont relatifs au classement des processus de lutte dans les différentes catégories, pour nous centrer sur l'exposé de l'outil théorique proprement dit, à savoir la constitution de typologies théoriques pour différencier de façon interne chacun des concepts qui permettent de saisir le processus de lutte. (On se référera à la deuxième partie pour les problèmes méthodologiques concernant le classement des luttes dans les typologies théoriques.) Il s'agit donc ici de déterminer les différents types possibles d'enjeu, de situation de classe, de force sociale, A'organisation, de revendications-exigences, de formes de lutte et d'effets sociaux, entre lesquels varieront les différents processus de lutte — et ceci, pour les classes dominantes d'un côté, et pour les classes dominées de l'autre. A l'exception, bien sûr, de l'enjeu et des effets qui sont communs aux deux blocs de classes contradictoires puisqu'ils sont la source et le résultat de leur conflit. Prenons donc les concepts les uns après les autres, en essayant de les typologiser, en fonction de notre perspective théorique d'ensemble. a) En ce qui concerne l'enjeu, nous le différencierons de deux façons : d'une part, par la caractérisation de son traitement tout au long du processus de lutte, car la typologisation de chaque caractéristique du processus de lutte correspond en quelque sorte à une spécification de l'enjeu, mais, d'autre part, nous le traiterons

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en lui-même en le situant par rapport aux instances fondamentales de la structure sociale (économique, politique et idéologique) et par rapport aux différents processus du sytème urbain ; car si le système urbain spécifie la structure sociale générale, il le fait suivant une logique relativement autonome. Il y a donc uné première distinction suivant qu'il se situe essentiellement dans l'instance économique, politique ou idéologique( 6). Ensuite, en ce qui concerne la sphère économique, nous avons différencié l'enjeu suivant son insertion dans l'une des trois dimensions fondamentales du procès de travail dans les sociétés capitalistes : l'accumulation du capital, la reproduction des moyens de production, la reproduction de la force de travail. Dans l'instance politique, nous avons opéré une différenciation simple suivant que l'initiative du traitement de l'enjeu est le fait des classes dominantes ou des classes dominées. Nous avons opéré de la même façon en ce qui concerne la place dans l'instance idéologique. Sur ces derniers classements il y aurait des remarques à formuler, car, alors que notre découpage de l'instance économique est classique, celui opéré dans le politico-idéologique est moins banal. Disons simplement qu'il relève d'un certain rejet de l'autonomie du politico-idéologique par rapport au champ des rapports de classe. Dès lors la première distinction à faire est de déterminer de quel côté de la barrière (de classe) se situe de prime abord le traitement d'un enjeu. Par rapport au système urbain, nous avons repris le découpage conceptuel développé et justifié dans d'autres travaux (7), en opérant quelques modifications mineures : un plus grand souci de concret dans le contenu des éléments du système urbain, afin d'éviter trop de débats théoriques quant au classement ; une distinction, qui nous a semblé pertinente par rapport à notre champ d'observation, entre logement et équipement; l'utilisation du terme de politique urbaine à la place de celui employé auparavant (gestion) qui nous semblait trop entaché d'une vision régulatrice du système urbain. b) Par rapport à la situation de classe des classes dominées dont les intérêts sont en jeu dans la lutte, nous avons distingué les situations selon trois dimensions : — Leur place dans la division du travail, suivant que la dominante dans la trame d'intérêts soit marquée par les cadres, qu'elle soit pluriclassiste, qu'elle soit ouvrière ou qu'elle soit à dominante sous-prolétarienne. On remarquera que ce découpage ne correspond pas à l'ensemble de l'échelle socioprofessionnelle (par exemple, nous n'avons pas envisagé la dominante «employés» ou «salariés non productifs», les fondant dans le type pluriclassiste) : c'est dire qu'elle est

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pensée par rapport à la normale des situations de luttes urbaines et qu'elle devra être affinée, si besoin, dans certaines enquêtes spécifiques. — La deuxième dimension concerne la cellule de reproduction sociale. En particulier, la dichotomie dominante familles/ dominante célibataires (au sens social, et non juridique, du terme) nous a semblé fondamentale par rapport à la problématique urbaine. — Enfin, l'internationalisation croissante de la force de travail, avec les conséquences qu'elle implique sur les rapports de classe, impose la distinction entre indigènes et immigrés. c) Ces mêmes distinctions sont reprises en ce qui concerne la composition de la force sociale des classes dominées. Avec, toutefois, une distinction supplémentaire : la présence significative ou la non-présence de non-actifs scolarisés (vulgairement appelés étudiants) dont la présence dans les luttes sociales en tant qu'élément mobilisé est source d'effets spécifiques très importants. d) La situation de classe des classes dominantes aurait pu rentrer dans une différenciation complexe en termes de fractions. Afin de réduire le plus possible nos typologies, nous en sommes restés à une division fondamentale entre les intérêts spécifiquement économiques des classes dominantes (c'est-à-dire du capital) et leurs intérêts proprement politiques (en simplifiant, on peut les assimiler à l'appareil d'État en tant que représentant leurs intérêts d'ensemble (8). Ensuite la logique de ces intérêts économiques ou politiques sera spécifiée suivant qu'il s'agisse de capital public (fonctionnant comme capital dévalorisé en général) ou de capital privé (visant à élever toujours plus le taux de profit) ou, en ce qui concerne l'appareil d'Etat, de son niveau central (plus attentif à la domination) ou de son niveau local (plus attentif à l'intégration). e) La force sociale des classes dominantes, c'est-à-dire l'agent représentant effectivement les intérêts de ces classes dans le processus de lutte, pourra être codée dans les mêmes termes que ceux employés pour la situation de classe. Signalons que la formation d'une force sociale à partir d'une situation de classe donnée est due essentiellement à l'intervention d'une certaine organisation, aussi bien pour les classes dominées que pour les dominantes. f ) Nous avons typologisé l'organisation des classes dominées par rapport à trois dimensions fondamentales. En ce qui concerne ses orientations par rapport à la société

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(c'est-à-dire par rapport à une structure sociale donnée), une organisation se définit fondamentalement par sa position dans la dialectique entre l'ordre et le mouvement, entre la conservation des situations acquises et leur mise en question, ne serait-ce qu'au niveau revendicatif. C'est ainsi qu'on peut distinguer entre des organisations dont le but est, en fin de compte, Vintégrationparticipation des classes dominées à l'ordre social, alors que d'autres sont plutôt axées sur la revendication-contestation par rapport à cet ordre et ou à ses conséquences. Remarquons que cette caractérisation ne préjuge en rien des effets produits par une organisation dans un processus de lutte, mais la définit par rapport aux pratiques qui l'ont constituée progressivement jusqu'à lui donner une certaine orientation. En ce qui concerne sa sphère d'intervention, une organisation se différencie suivant l'instance de la structure sociale par rapport à laquelle elle vise au prime abord la production de son effet. Ainsi, la distinction la plus raisonnable dans ce domaine semble être celle qui différencie organisation économique, organisation politique, et organisation idéologique. Nous y ajouterons deux précisions : — D'une part, l'organisation politique peut viser la production d'effets sur les rapports de pouvoir fondamentalement à travers les institutions, c'est-à-dire le système politique tel qu'il est reconnu (de gré ou de force) par les classes dominantes : on parlera alors d'organisation politique institutionnelle. Ou alors, une organisation peut viser la production d'effets sur le pouvoir, essentiellement en dehors des règles institutionnelles : on parlera alors d'organisation politique extra-institutionnelle (comme certains parlent d'organisation extra-parlementaire). — D'autre part, la typologie d'organisations peut être assez complexe dans la mesure où existe pour elles la possibilité, théorique et pratique, de se définir par rapport à l'intervention simultanée dans plusieurs instances. Enfin, une distinction fondamentale doit être établie selon que l'organisation intervenant dans la lutte urbaine est ou non articulée à d'autres organisations et, dans le cas où elle l'est, à quel type d'organisation. g) L'organisation des classes dominantes est un concept qui peut prêter à confusion, car, dans la plupart des processus observés, il ne s'agit pas d'interventions provenant d'associations volontaires au service des classes dominantes, mais bien d'entreprises économiques et de l'appareil d'État. Or, si nous nous en tenons à notre définition sociologique de l'organisation (système de moyens

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orientés à certaines lins), il n'y a aucune raison pour ne pas considérer une entreprise comme une organisation destinée à assurer la réalisation (ponctuelle et partielle) d'intérêts économiques faisant partie de la logique du capital, fondement ultime des intérêts économiques des classes dominantes dans nos sociétés. Quant au rôle de l'État en tant qu'appareil d'organisation des intérêts d'ensemble des classes dominantes, nous renvoyons aux textes classiques dans ce domaine (9). Il nous faut donc différencier ces divers types possibles d'appareils d'intervention économique du capital et les diverses expressions de l'appareil d'État. La différenciation des formes d'existence du capital (propriété foncière, aménagement, capital commercial et de promotion, capital de production dont le bâtiment et les travaux publics, capital de services, sociétés de gestion) renvoie à des logiques spécifiques d'insertion dans le procès de production, de gestion et de circulation. Là aussi, nous renvoyons à des analyses plus directement économiques et qui permettent de justifier ces distinctions (10). Nous avons fait traverser cette typologie par une distinction monopoliste/non monopoliste qui articule le type d'appareil à des fractions de classe différentes à l'intérieur des classes dominantes. En ce qui concerne l'appareil d'État, les choses sont un peu plus complexes, car celui-ci ne se définit que par rapport à la dialectique des classes sociales qui, dans leur lutte, le rendent nécessaire. Mais il garde en même temps une autonomie relative, ce qui veut dire que l'État est déterminé par la dialectique des rapports de classe en même temps qu'il sert les intérêts structurels des classes dominantes (c'est pour cela qu'elles restent dominantes...); c'est donc pour les servir adéquatement qu'il se prévaut d'une autonomie relative. Pour exprimer cette dialectique complexe constituant l'appareil d'État, nous avons proposé depuis un certain temps une analyse d'après laquelle l'État articulerait quatre fonctions fondamentales qui se réfèrent toutes aux rapports de classes : — Il assure la domination des intérêts structurels des classes au pouvoir. — Il opère la régulation entre les classes et fractions du bloc au pouvoir et entre leurs exigences contradictoires, en tenant compte de ses rapports avec les classes dominées. — Il tente au maximum Y intégration des classes dominées dans les processus constitués en fonction des intérêts dominants. — Enfin, il assure toujours, par des moyens divers, la répression des classes dominées, garantie ultime de l'ordre social.

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S'il esterai que l'ensemble des branches et des niveaux de l'appareil d'Ëtat est traversé par les quatre logiques, il n'en est pas moins vrai qu'il y a condensation de ces fonctions dans certains secteurs particuliers : le Ministère de l'intérieur fonctionne surtout à la répression alors que les Affaires sociales fonctionnent plutôt à l'intégration ; le Ministère de l'économie et des finances vise avant tout à assurer la domination, alors que le Commissariat au plan ou certains ministères « techniques » essaient d'opérer des régulations par rapport au fonctionnement de l'ensemble du système. Voilà qui éclaire la typologie de situations dans l'appareil d'État qui nous a servi pour différencier des formes d'organisation politique des classes dominantes dans les luttes urbaines. h) La caractérisation des revendications des classes dominées pose des problèmes particulièrement délicats, car il faut se référer à la fois au domaine de la structure sociale qu'elles visent et à l'effet qu'elles sont censées produire sur les rapports sociaux, tout en précisant qu'il ne s'agit aucunement de l'effet observé, mais de l'horizon pratique de la revendication telle qu'elle est formulée dans la lutte. Nous avons distingué trois dimensions pour caractériser une revendication. La première est la différenciation de l'instance de la structure par rapport à laquelle elle se place : s'agit-il d'une revendication portant sur la reproduction de la force de travail ou sur l'organisation des rapports sociaux ? En d'autres termes, agit-on sur les rapports de distribution ou sur l'organisation sociale d'ensemble basée sur les rapports de production ? A cet égard il faut faire deux remarques tout à fait essentielles pour bien comprendre l'analyse de cet élément clef qu'est le type de revendication. Il est clair que la reproduction de la force de travail et celle des rapports sociaux sont indissociables dans la pratique. Mais on peut aussi reconnaître qu'il y a des dominantes de l'un ou l'autre aspect dans chaque pratique, et que ces dominantes ont une importance décisive pour un traitement social. De la sorte, par exemple, une revendication contre la hausse de loyers n'est pas seulement axée sur la ponction du salaire qu'elle représente : elle affecte aussi la nature des rapports strictement juridiques qu'un locataire doit respecter dans son contrat. Pourtant l'aspect qui apparaît au premier plan de la pratique, ce sera l'exigence d'un salaire indirect qui maximise l'appropriation du produit du travail par les producteurs eux-mêmes. De plus, une telle distinction n'entraîne aucun jugement de valeur quant à la portée transformatrice de l'un ou l'autre type de revendication. En particulier, il ne s'agit pas d'opposer le «bas

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niveau» des revendications sur la force de travail au «niveau noble» des revendications sur les rapports sociaux, car le statut social d'une revendication dépend de l'effet qu'elle arrive à produire sur les rapports sociaux et, par conséquent, l'un ou l'autre type peuvent se révéler transformateurs de l'ordre social selon le processus de lutte qu'ils contribuent à déclencher. La deuxième dimension que nous avons distinguée concerne plus directement l'impact de la revendication non pas sur la sphère de la structure sociale où elle se situe, mais sur la logique de classe sous-jacente d'un ordre social donné. Nous pouvons parler ici de niveau de la revendication dans la mesure où celleci se définit d'emblée par rapport à la dialectique de la conservation ou la transformation des rapports sociaux sous-jacents à l'enjeu en question. Nous avons différencié trois niveaux de revendication : — La revendication immédiate ne vise pas à modifier la logique sociale du processus sur lequel elle porte, mais seulement à obtenir un avantage par rapport à une position sociale particulière. — La revendication de réorganisation vise à modifier la logique sociale à la base de la production d'un enjeu, sans pour autant transformer les supports de classe qui la fondent. — La revendication transitoire (c'est-à-dire tendant vers une société de transition d'un mode de production à un autre) modifie la logique sociale en affectant par là l'état même des rapports de classe. Certains auraient pu parler à ce propos de revendication «révolutionnaire». Outre l'ambiguïté de ce terme, nous avons voulu signaler par cette distanciation terminologique qu'ùne revendication n'est pas révolutionnaire par elle-même mais en fonction de l'effet politique qu'elle produit, et qu'il peut y avoir, au sein de la société capitaliste des revendications qui altèrent les rapports de classe sans pour autant renverser complètement la domination de la bourgeoisie. Enfin, une troisième dimension, dont l'analyse est plus simple, concerne la distinction entre revendication locale et revendication globale, suivant qu'elle porte sur un lieu et un temps précis ou sur l'ensemble des situations équivalentes. 0 Les exigences des classes dominantes, nous les avons caractérisées suivant une dichotomie simple selon qu'elles mettent l'accent sur leurs intérêts spécifiquement économiques (taux de profit en dernière instance) ou sur leurs intérêts relatifs à l'organisation des rapports sociaux.

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j) Les formes de lutte des classes dominées ont été typologisées suivant trois critères : — La modalité de l'action, selon qu'elle s'est placée pour l'essentiel dans le cadre des procédures institutionnelles de traitement du conflit (pression), qu'elle a visé avant tout à créer un rapport de force pratique, à l'appui des demandes exprimées, ou qu'elle a cherché à frapper les consciences au moyen d'une action idéologique. — L'intensité de la mobilisation, suivant une échelle à trois niveaux. — Enfin, leur articulation ou non-articulation à d'autres processus de lutte caractérisés suivant l'instance sociale qu'ils visent. k) Quant aux formes de lutte des classes dominantes, nous avons distingué, de façon très simple, leur fonctionnement à l'intégration, leur fonctionnement à la répression ou leur absence d'initiative sur l'enjeu en question. I) Enfin, la caractérisation adéquate des effets d'une lutte urbaine est fondamentale pour déterminer la portée du processus observé sur les rapports sociaux. Nous avons donc établi des typologies d'effets urbains, politiques, idéologiques. Nous avons considéré les effets urbains sous deux angles différents : d'une part, en tenant compte de la réussite ou de l'échec (total ou partiel) de la revendication avancée, en rapportant la mesure de cet effet au contenu de la revendication elle-même (satisfaite, partiellement satisfaite, non satisfaite), et, d'autre part, suivant l'effet produit sur le système urbain, nous avons défini les types d'effets suivants : — Effet de reproduction quand le système urbain continue à fonctionner suivant la logique structurelle pré-existante dans son expression historique concrète. — Effet de régulation quand il y a une rectification dans la logique du système urbain tout en restant dans la logique sociale dominante de l'ensemble des rapports sociaux et afin de mieux aligner le système urbain sur cette logique, altérée par un certain nombre de contradictions. — Effet de réforme quand la rectification des règles de fonctionnement urbain renvoie aussi à une modification substantielle de l'ensemble des rapports sociaux sans pour autant subvertir l'ordre social. On remarquera peut-être que nous avons omis la possibilité d'un «effet révolutionnaire» sur le système urbain : c'est parce que

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nous partons de l'analyse théorique et de l'expérience historique selon lesquelles il n'y a pas de transformation structurelle possible de la logique de domination de classe d'un système urbain sans un renversement complet du rapport de forces politique entre les classes. Et c'est la raison pour laquelle le véritable «effet révolutionnaire urbain » d'une lutte urbaine est l'effet que celleci produit sur la conjoncture politique. De ce point de vue, nous avons utilisé deux critères principaux pour caractériser les effets politiques d'une lutte urbaine: — L'effet de la lutte sur le rapport de forces politique global entre les classes en présence. Ce rapport peut s'avérer, après la lutte, plus favorable aux classes dominantes qu'avant le mouvement, il peut évoluer dans un sens favorable aux classes dominées ou rester inchangé. S'il est facile de distinguer ces trois types d'effets politiques en général, il est beaucoup plus difficile de les cerner sans ambiguïté au niveau du concret. Pour plus de précisions, nous renvoyons, pour ce qui concerne la définition conceptuelle de ce «rapport de forces politique», aux éclaircissements théoriques préalables (voir chap. I, paragr. 2) et, pour ce qui concerne les critères concrets de caractérisation de ces rapports de forces, à la discussion sur le classement des variables dans notre partie méthodologique (chap. II). — L'effet sur l'organisation des classes dominées, et en particulier sur l'organisation intervenant dans la lutte urbaine. Il s'agit là d'un des indicateurs les plus directs d'un acquis politique qu'il y aura lieu d'analyser dans la perspective d'un long processus de lutte, le rajpport à l'organisation, qui représente l'expression concrete la plus visible de l'accumulation de forces. Nous distinguerons donc trois types d'effets suivant que l'organisation des classes dominées a été renforcée, affaiblie ou maintenue à l'issue de la lutte. Enfin, les effets idéologiques doivent aussi faire l'objet d'une caractérisation qui se rapporte directement à leur analyse du point de vue des pratiques de classe (11) : — Il y a effet de reproduction idéologique quand le processus de lutte débouche sur une retranscription symbolique des pratiques sociales correspondant aux intérêts structurellement dominants. — Il y a effet d'intégration idéologique quand, à la suite d'une lutte, il y a modification des pratiques sociales dans le sens d'une adhésion accrue à l'idéologie dominante.

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— Il y a effet de rupture quand la lutte produit l'interruption du processus de reproduction symbolique des rapports sociaux sans pour autant produire l'émergence d'un nouveau contenu culturel lié à des intérêts sociaux en contradiction avec l'ordre social. — Il y a effet de contestation idéologique quand le bien-fondé de l'ordre social, ou de ses effets, est mis en cause, à la suite d'une lutte, en fonction d'intérêts sociaux qui lui sont contradictoires. Cette typologie essaie donc de saisir la dialectique des effets contradictoires des classes sociales dans le domaine idéologique tout en rapportant ces effets non pas à un contenu jugé en luimême, mais à leur impact dans le processus de communicationlégitimation qui détermine les pratiques idéologiques (12). *

Ayant ainsi défini l'ensemble de nos concepts et caractérisé leur champ de variation à travers une série de typologies, il ne nous reste qu'à les mettre en œuvre en construisant, à partir de cette trame conceptuelle, des outils méthodologiques d'observation et d'expérimentation. Nous formulerons, toutefois, une dernière remarque. Nous avons présenté, d'une part, une problématique théorique et historique relative au domaine du réel que nous voulons explorer, et, d'autre part, une série d'outils conceptuels qui en expriment le sens. Mais nous n'avons pas émis d'hypothèses, au sens strict du terme, en ce qui concerne notre recherche. La raison en est simple : elle tient à ce que nous récusons une démarche hypothético-déductive (qui n'est qu'une variante de l'empirisme) qui voudrait qu'il y ait un schéma théorique pré-construit entièrement explicatif de la réalité et par rapport auquel celle-ci n'aurait qu'à dire oui ou non. Or, justement, on ne peut travailler de cette façon dans une recherche scientifique : quand elle est exposée suivant cette démarche, il s'agit plutôt d'une reconstruction après le travail afin de coller aux canons «scientifiques». Cela veut dire que l'analyse des relations, l'interprétation des faits sociaux et leur observation sont un même mouvement intellectuel, car les relations théorisées ne sont que la signification donnée aux pratiques historiques qu'on observe. La synthèse du sens d'un processus historique ne peut donc être donnée ni avant ni après la recherche, mais dans la recherche et au moyen d'elle. Faudra-t-il alors plutôt effectuer une « démarche inductive » ? Absolument pas ! La fausse opposition entre induction et déduction relève de l'épistémologie empiriste, que nous laissons de côté dans notre pratique de recherche (13). Nous découpons un champ historique

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à l'aide de concepts qui sont commandés par un ensemble de questions que nous nous posons en fonction d'une problématique préalable qui essaie de réfléchir sur ce champ à partir de l'expérience théorique et historique accumulée. Ce faisant nous conditionnons notre observation, nous verrons certains aspects des phénomènes plutôt que d'autres. Mais nous ne construisons pas pour autant un système d'hypothèses qu'on aurait obtenu de façon extérieure à la recherche. Certes, nous «fixons certaines variables», par exemple celles concernant le rapport entre classes et Ëtat, à partir des travaux théoriques et empiriques que nous prolongeons, dans une démarche cumulative. Mais les tendances observées, les faits établis, seront à la fois notre « preuve » et notre «interprétation», tant il est vrai que la théorie et la pratique historique forment un procès indissoluble.

CHAPITRE II

Remarques méthodologiques

1. La démarche générale La transformation de la problématique tracée en opérations de recherche implique une série d'options méthodologiques qu'il nous semble utile d'éclaircir et d'expliciter. Dans un premier temps, nous effectuons trois séries d'opérations parallèles. Nous commençons par définir un champ conceptuel précis qui se concrétise dans la grille théorique que nous avons construite. Puis nous analysons l'enjeu (ou les enjeux) à la base de chaque lutte à travers l'étude des rapports sociaux qu'il met en œuvre, suivant la démarche habituelle dans la recherche urbaine : étude économique ; politiques de l'État, des entreprises, des municipalités ; analyse des catégories sociales ; contradictions et fonctionnement du système urbain; organisation spatiale des activités ; transcriptions symboliques des rapports sociaux, etc. Enfin, nous établissons les observations nécessaires à la saisie des processus de lutte. Pour cela, nous procédons à une enquête qui vise à obtenir des matériaux pertinents pour répondre aux différents éléments constitutifs d'une lutte d'après notre grille : enjeu, situation de classe, force sociale, organisation, revendicationsexigences, formes de lutte, effets urbains, effets politiques, effets idéologiques, le tout, bien sûr, aussi bien pour les classes dominantes que pour les classes dominées. Par ailleurs, il y a, dans ce processus d'observation, de nombreux autres facteurs qui apparaissent en dehors des luttes elles-mêmes (en particulier dans le domaine des pratiques quotidiennes, des systèmes de relation, des processus de reproduction). Nous procédons, là aussi, à un enregistrement systématique qui va permettre d'élargir le champ de notre analyse, tout en éclairant les éléments constitutifs du processus de lutte. Dans un deuxième temps, nous traitons de l'information détenue en fonction de notre problématique, suivant trois types d'opérations relativement spécifiques. D'une part, nous procédons à une analyse systématique de l'ensemble des éléments constitutifs des luttes de manière à éta-

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blir les régularités d'articulations entre les différents éléments, et en particulier les déterminants de la production des effets sur la structure sociale (effets urbains, politiques, idéologiques). Pour cela, nous classons l'ensemble des observations sur les luttes dans les typologies théoriques que nous avons construites pour chaque élément du processus. Notre grille théorique devient grille de classement, à partir d'une série de critères que nous expliciterons. Nos observations sont ainsi classées et, par conséquent, le processus peut être traduit par une série de correspondances et associations entre les caractéristiques des éléments, suivant les typologies construites théoriquement et présentées dans la grille. D'autre part, nous reconstituons chaque lutte en elle-même à travers le profil d'articulation entre les typologies des éléments qui la constituent. C'est en quelque sorte 1'«histoire» de chaque lutte que nous construisons ainsi, non comme chronique des événements mais en tant qu'organisation significative d'une série d'éléments de la pratique sociale. Par ailleurs, l'ensemble des observations qui ne sont pas prises en compte directement par notre grille (qui vise de façon extrêmement épurée la structure du processus de lutte) sont reprises à un autre niveau d'analyse et restituées dans leur sens par une démarche proche de l'étude de cas, à travers l'analyse des modes de vie, des processus décisionnels, de l'organisation des relations sociales, des stratégies des groupes, etc. Tout en étant conscients du décalage de rigueur entre ce type de traitement de l'information et l'analyse à partir de la grille, nous avons refusé de rétrécir notre champ d'analyse en fonction de la plus ou moins grande capacité de standardisation et de formalisation dont dispose aujourd'hui la sociologie. Nous avons donc complété une procédure relativement objectivée par une démarche analytique d'observation et de mise en relation de situations sociales pardessus leur décomposition et recomposition en éléments. Enfin, dans un troisième temps nous passons à l'interprétation de l'ensemble des relations établies et des faisceaux d'observations relevés, en les articulant à l'ensemble du champ de connaissances sociologiques correspondant à l'objet d'étude et au propos de la recherche. La démarche générale qui inspire notre recherche essaie donc d'articuler un nécessaire effort de théorisation et un parti pris systématique de nous fonder sur l'observé, en même temps que nous nous efforçons de concilier la saisie sans censure de toute la richesse du «vécu» avec l'indispensable tentative de synthétiser des relations à travers une procédure d'objectivation de l'analyse. Cet effort d'étendre l'analyse structurelle et l'établissement de régularités au domaine des luttes sociales surprendrait-il? Ne risquons-nous pas de perdre des aspects « qualitatifs » de processus qui sont dialectiques par définition ?

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En fait, les méthodes proposées (classement dans une grille, régularités entre variables, réseaux structurels, etc.) ne sont que des moyens et ne sont justifiés que par rapport aux résultats obtenus. C'est pourquoi nous avons eu recours à un certain type de procédures pour certaines analyses, et à des méthodes plus souples pour ceux des domaines de notre recherche qui échappaient à un classement rigoureux. Cela dit, notre conviction est que plus un phénomène est riche, plus il est conflictuel, et plus nous avons besoin de techniques de distanciation qui objectivent notre démarche. Or, plutôt que de faire coïncider un « discours interprétatif » à une description des luttes urbaines, nous avons voulu traiter nos informations en introduisant une capacité d'autonomie relative des relations entre les données, par rapport à notre interprétation. Bien sûr, ces informations ne peuvent répondre qu'aux questions que nous leur posons (à travers les concepts utilisés), et ceci est un pari que nous faisons, lié à l'objectif spécifique de notre recherche. Mais ces réponses sont formulées en fonction de régularités intervenant entre les éléments constitutifs des luttes — régularités constatées et éprouvées—, et non pas d'après nos «impressions» : il ne s'agit donc pas d'enfermer l'imagination sociologique, mais de l'utiliser pour expliquer le déroulement réel de l'histoire plutôt que pour illustrer notre subjectivité. Notre grille de classement et nos méthodes d'analyse nous permettent d'établir une base de réflexion plus sûre et plus féconde en nous révélant des relations cachées derrière l'appréhension directe des phénomènes. Ayant ainsi retracé la logique générale de notre démarche, venons-en à la discussion spécifique des différentes opérations de recherche. 2. L'enquête exploratoire Dans un domaine aussi peu connu que le nôtre, tout progrès théorique, tout effort de conceptualisation doit être précédé, puis accompagné d'une grande ouverture vis-à-vis des pratiques sociales, et étroitement lié avec une grande sensibilité à intégrer dans la problématique les inflexions historiques du champ d'observation. C'est pourquoi l'enquête exploratoire, c'est-à-dire la reconnaissance concrète du terrain à étudier et des pratiques à observer, joue un rôle fondamental dans la construction d'ensemble de notre recherche, et cela, en un double sens : par rapport à chaque enquête spécifique sur les mouvements sociaux urbains en région parisienne, et par rapport à l'ensemble de cette recherche. Nous avons donc commencé par une enquête exploratoire de reconnaissance des luttes urbaines dans la région parisienne, en

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partant, pour l'essentiel, de diverses sources documentaires et de notre expérience personnelle dans ce domaine. Cela nous a servi à déceler les enjeux qui semblaient le plus porteurs de contradictions, à découvrir des problèmes que nous n'avions guère su relever, à mettre à l'épreuve nos techniques d'enquête et d'analyse, à établir nos sources d'information et à structurer l'ensemble du plan de recherche visant à situer les facteurs d'émergence des mouvements sociaux urbains d'après l'observation de la région parisienne. Par ailleurs, chacune des enquêtes qui s'articuleront dans cette recherche d'ensemble, et en particulier la première d'entre elles qui concerne les mouvements revendicatifs sur le logement, démarre par une période de reconnaissance du terrain, lors de laquelle nous nous installons sur place pour nous familiariser avec les données de base (en particulier celles qui, liées aux rythme de la vie quotidienne, ne sont pas perceptibles directement) et avons l'occasion de rencontrer quelques informateurs clefs qui nous transmettent leur expérience et leurs connaissances, en même temps que nous nous mettons au courant de toutes les observations enregistrées au préalable par rapport aux enjeux et pratiques objets de notre enquête. Connaissant ainsi notre champ d'observation, autant que faire se pouvait, avant d'y avoir effectué une véritable recherche, et à partir de la problématique générale qui informe l'ensemble de notre démarche, nous sommes à même de procéder à notre enquête sur le terrain, ayant pour but de collecter les observations voulues. 3. L'observation et la construction des données Nos «techniques», en ce qui concerne la collecte des données, s'inspirent d'un double principe tout à fait simple, élémentaire même, mais qui, à plusieurs reprises déjà, a prouvé son efficacité : — Ayant défini les questions auxquelles il nous faut répondre en fonction de notre problématique, nous délimitons aussi les informations nécessaires pour y apporter une réponse, et nous essayons de les obtenir par tous les moyens à notre disposition, ceux-ci dépendant étroitement de chaque conjoncture (et pouvant aller de l'interview polie à l'observation participante dans les luttes urbaines, en passant par le travail dans les archives des sociétés immobilières). — Par ailleurs nous enregistrons systématiquement toute bribe d'information non prévue apparaissant au cours des enquêtes orientées par les premières pistes de recherche,

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puis nous appuyons ces informations les unes sur les autres en les recoupant et les confrontant, afin d'éliminer la perception propre à chaque informateur tout en la considérant comme une donnée en elle-même. A partir de ces principes, nous passons à la construction des données par plusieurs voies simultanées : — Par analyse de l'ensemble de la documentation (statistique, économique, politique, géographique) disponible sur un terrain et sur un sujet : nous commençons en général par établir l'ensemble dç cette documentation, critiquer les sources et en extraire l'essentiel. — Par la collecte de sources écrites plus directement axées sur les pratiques sociales : journaux mais aussi dossiers internes d'associations, comptes rendus de conseils municipaux, rapports des services sociaux, tracts, etc. — Par l'observation directe de certaines activités sociales, que ce soit des réunions ou des manifestations, ou la simple observation de la vie quotidienne. — Cependant, l'essentiel de notre information est obtenu par le système d'entretiens approfondis avec des informateurs clefs choisis en fonction du rapport qu'ils ont avec la pratique ou de l'enjeu à propos desquels nous essayons d'obtenir l'information. Nous ne visons aucunement, dans ces entretiens, à saisir la subjectivité, l'opinion ou les valeurs de la personne interrogée (quoique nous en tenions compte dans notre interprétation) : nous visons à produire, par son intermédiaire, une parcelle d'information qui sera complétée et vérifiée avec les éléments provenant d'autres sources et d'autres informateurs. Pour cela, l'une de nos premières tâches consiste à établir la liste d'informateurs convenant à chaque type d'information, liste qui s'allonge d'ailleurs au fur et à mesure de l'enquête puisque chaque personne interrogée nous renvoie, explicitement ou implicitement, à d'autres sources. Avant chaque entretien nous préparons un guide thématique adapté et présenté dans l'interview sous une forme et un ordre divers (à l'exclusion, bien sûr, de tout questionnaire écrit), suivant la conjoncture de la conversation. Ainsi, celui-ci est extrêmement libre, ouvert et informel, tout en restant fortement focalisé sur les thèmes que, à un moment ou un autre, nous aborderons toujours. Les entretiens sont enregistrés au magnétophone, pris en notes ou reconstruits en détail après la fin de l'interview. Ils ont une durée extrêmement variable, allant de quarante-cinq minutes à trois heures, avec une moyenne d'une heure et quart. Ils sont ensuite dactylo-

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graphiés, dépouillés et en fin de compte classés comme les autres sources. A partir de cet ensemble d'informations, nous construisons des dossiers, en général de deux types : un pour chaque enjeu et un pour chaque lutte (pouvant être complétés avec des dossiers pour les institutions, ou pour tel ou tel type d'agent particulier). Chaque dossier rassemble tous les documents bruts relatifs au thème qui lui est propre et provenant de sources diverses, ainsi qu'un premier dépouillement et traitement synthétique de l'information contenue dans ces documents. De la sorte, les données ne sont pas construites en prenant comme unité la source de l'information, mais en regroupant plusieurs sources pour établir toute l'information sur un enjeu ou sur une pratique tels qu'ils se présentent dans la réalité observée. C'est à partir de ces dossiers que nous pouvons procéder à l'étude des enjeux et au classement des luttes. Si celle-là suit les mœurs intellectuelles classiques dans la recherche urbaine (étant donc solidaire des forces et des faiblesses de notre conjoncture scientifique), celui-ci, en revanche, met en œuvre une grille de classification et un certain nombre de critères qu'il est indispensable d'exposer. 4. Le classement des luttes urbaines La mise en œuvre de la combinaison de typologies structurelle, telle que nous l'avons proposée sur le plan théorique, et justifiée dans notre démarche générale, suppose que l'on traite plusieurs problèmes dont nous soulignerons les plus importants. à) L'unité de comptage sera une lutte urbaine, entendant par là un processus conflictuel sur l'urbain, dans ses différentes phases, et qui garde une certaine autonomie par rapport à d'autres, en fonction d'une spécificité de l'enjeu et des composantes de la lutte. On parlera donc d'une lutte urbaine comme on parle d'une grève ou d'une action revendicative, en y intégrant l'ensemble des éléments partiels qui, même éparpillés pendant un certain laps du temps, s'articulent en réalité à une seule et même pratique (ainsi une même lutte peut donner lieu à plusieurs pétitions, manifestations, etc. : on ne comptera qu'un seul processus de lutte caractérisé par cet ensemble d'actions). Si le contenu même de la lutte se transforme pendant son déroulement nous en tiendrons compte dans la grille, en introduisant l'idée de phases de la lutte, mais en respectant l'unité du processus tel qu'il se déroule dans la pratique observée.

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b) La grille de classification a été élaborée afin de traiter les luttes observées à l'aide des typologies construites pour caractériser chacun de leurs éléments constitutifs. Nous avons disposé ces typologies sous la forme d'une grille codifiée de manière à ce que chaque lutte reçoive une caractérisation (une valeur, si l'on veut) par rapport à chaque typologie conceptuelle (à chaque variable, pour reprendre le langage «opérationnel»). Chaque lutte est ainsi caractérisée par rapport à quinze variables principales, chacune se décomposant en plusieurs variables qui la spécifient. Nous présentons cette grille ci-dessous, sans plus la justifier, puisqu'elle reprend les concepts et les typologies exposés et discutés précédemment. c) Quant aux critères de classement, il est évident que le problème que pose l'emploi de toute méthode de ce type est celui de savoir à partir desquels on va classer les observations dans la grille proposéè. En effet, une fois cette transformation opérée, nos opérations de relations entre éléments et, par conséquent, notre interprétation et notre élaboration vont porter sur des éléments codés. Donc, si ce codage ne reprend pas de manière fidèle l'interaction entre le contenu théorique des typologies et les pratiques telles qu'elles ont été observées, on ne travaille que sur un artefact méthodologique : la recherche devient un jeu formel. Telle est la question que de nombreuses recherches sociologiques ont dû affronter, et pas toujours avec succès. L'importance de l'enjeu mérite donc le détour par un bref rappel méthodologique. Le rapport entre la grille analytique que toute recherche utilise, de façon plus ou moins formalisée, et les observations qui font l'objet du codage, a été traité traditionnellement dans la recherche sociologique au moyen de l'établissement d'indicateurs empiriques censés être l'expression de la «variable théorique», du «concept», dans la réalité. Dès lors, la question générale que nous nous posions a été transformée en une question portant, selon la formulation de Lazarsfeld (1), sur le rapport entre les «concepts» et les «indices empiriques», la réponse devant être fournie par les techniques de « validation des indicateurs » (2) que nous pouvons résumer en deux grandes catégories : celles qui visent à établir la «fidélité» d'un indicateur (on peut être sûr de la qualité de l'instrument utilisé pour mesurer une certaine observation), et celles qui visent à fonder la «validité » de l'indicateur (l'indicateur exprime bel et bien le concept qu'il est censé exprimer). La «validité» d'un indicateur est donc fondamentale du point de vue du passage de l'observation empirique au traitement en termes conceptuels. Or, quelle réponse technique la méthodologie apporte-t-elle à ce problème, pourtant crucial du point de vue empirique, du rapport entre l'indicateur et le concept? On peut ramener l'ensemble des « solutions » ou des

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GRILLE DE CLASSIFICATION Eitfeux Type d'enjeu 1. Enjeu économique Sans objet Reproduction force de travail Reproduction moyens de production Accumulation du capital 2. Enjeu politique Sans objet Initiative et offensive classes dominantes Initiative et offensive classes dominées 3. Enjeu idéologique Sans objet Initiative classes dominantes Initiative classes dominées

Place dans le système urbain 4. Logement Équipement axé sur force de travail Équipement axé sur échange Équipement axé sur culturel Transport Politique urbaine Symbolique

Situation de classe — Dominées

Situation de classe — Dominantes

5. Dominante sous-prolétarienne Dominante ouvrière Pluriclassiste (ouvrier - employé - cadre) Dominante cadre 6. Familles Célibataires 7. Dominante Français Dominante Immigrés

8. Capital Capital + appareil d'État Appareil d'Etat 9. Capital sans objet Capital privé Capital public 10. Appareil d'État sans objet Appareil d'État central Appareil d'État local

Organisation — Dominées

Organisation — Dominantes

11. E.Appareil d'Etat 15. Capital Non 6 . Appareil d'État Sans objet 12. Intégration — Participation Propriété foncière Revendication — Contestation Sociétés d'aménagement 13. Économique Capital commercial, dont promotion Politique institutionnelle Capital de production, dont BTP Politique extra-institutionnelle Capital de services Idéologique Sociétés de gestion E + P (i) 16. Capital sans objet non monopoliste E + P (e) Capital sans objet monopoliste E + I 17. Appareil d'État Sans objet PU) + I Répression P (e) + I Intégration E + P (i) + I Régulation E + P (e) + I Domination 14. Non articulée Articulation à organisations syndicales (sur le travail) Articulation à associations revendicatives (sur la consommation) Articulation à organisations politiques Articulation à organisations idéologiques

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Force sociale — Dominées

Force sociale — Dominantes

18. - Situation de classe 41 Situation de classe 19. Sans objet Dominante sous-prolétarienne Dominante ouvrière Pluriclassiste Dominante cadre 20. Sans objet Présence de non-actifs scolarisés Non-présence de non-actifs scolarisés 21. Sans objet Familles Célibataires 22. Sans objet Dominante Français Dominante Immigrés Revendication — Dominées

23. = Situation de classe Situation de classe 24. Sans objet Capital Capital + appareil d'État Appareil d'Etat 25. Capital sans objet Capital privé Capital public 26. Appareil d'Ëtat sans objet Appareil d'État central Appareil d'État local

27. Axée sur force de travail Axée sur rapports sociaux 28. Immédiate Réorganisation Transitoire 29. Locale Globale

30. Économique Rapports sociaux

Forme de lutte — Dominées

Forme de lutte — Dominantes

Exigences — Classes dominantes

31. Pression 34. Non-lutte Démonstration de force Répression Action idéologique Intégration 32. Mobilisation faible Mobilisation moyenne Mobilisation forte 33. Non articulée Articulation au mouvement ouvrier Articulation à mouvements revendicatifs sur la consommation Articulation i lutte politique au niveau municipal Articulation à lutte politique au niveau central Articulation aux mouvements idéologiques Effets urbains 35. Revendication non satisfaite Revendication partiellement satisfaite Revendication satisfaite 36. Reproduction Régulation Réforme Effets politiques

Effets idéologiques

37. Rapport de forces favorable aux classes dominantes 39. Reproduction Rapport de forces inchangé Intégration Rapport de forces favorable aux classes dominées Rupture 38. Organisation affaiblie Contestation Organisation maintenue Organisation renforcée

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« techniques » proposées à deux types : 1) celles qui reposent sur 1'« accord intersubjectif » des experts ou des « arbitres neutres » ou de 1'« opinion » sur l'adéquation entre un indicateur et un concept (ce qui reviendrait à se garantir contre la possibilité d'une erreur en appelant à sa diffusion sociale, critère d'autant plus contestable qu'on touche là un domaine où l'idéologie commande), et 2) l'ensemble des critères proprement « techniques » de validation des indicateurs, et en particulier le plus courant, celui de l'interchangeabilité des indices (dont la construction de variables à partir de l'analyse factorielle n'est qu'une variante à niveau technique un peu plus poussé) qui renvoient tous sans exception à la simple cohérence interne de plusieurs critères utilisés, c'est-àdire au fait qu'entre le concept X et l'indicateur X', on a utilisé les mêmes critères que pour exprimer X à travers les indicateurs X", X'", etc. On n'échappe donc au subjectivisme qu'en restant dans le domaine de la cohérence, sans pour autant établir de façon objective la relation entre le concept et l'indicateur (3). La difficulté de ce problème, contre lequel a buté toute la tradition de la sociologie empiriste, vient du fait qu'il s'agit en réalité d'un faux problème, d'un problème mal posé, car les «indicateurs » et les « concepts » appartiennent à deux ordres de la réalité et ne se correspondent pas terme à terme suivant des relations démontrables. Les concepts découpent et réorganisent la réalité, et se valident par l'ensemble de régularités significatives qu'ils permettent d'établir. Mais c'est en fait revenir à l'image de la métaphysique platonicienne d'un « monde idéal » entretenant des rapports univoques avec un « monde matériel » que d'imaginer la nécessaire correspondance terme à terme entre concepts et indicateurs. C'est ce que conclut, en d'autres termes, l'un des plus grands méthodologues empiristes américains, Hubert M. Blalock, en estimant que la seule façon de sortir de l'impasse consiste à joindre au corps de «théories principales» (rapports entre les concepts) qu'on veut vérifier une série de «théories auxiliaires» postulées en même temps et qui concernent la relation entre concepts et indicateurs (4). C'est-à-dire que le rapport entre un concept et une réalité donnée, la catégorisation d'une observation, est une opération théorique, que l'on ne peut valider d'un point de vue technique mais en fonction seulement de l'interprétation générale du phénomène. Il s'agit là, en fait, d'un retournement de perspective dans la méthodologie empiriste car, après l'abandon de l'opérationalisme, c'est celui de la problématique des indicateurs Guste bonne à exercer les étudiants en première année de collège) pour s'orienter vers l'établissement de rapports de vérification entre systèmes conceptuels et systèmes de relations empiriques (5). Tout en restant dans l'empirisme, une telle évolution témoigne de l'échec des critères de classement «objectifs» à partir de rapports entre indicateurs empiriques et concepts

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théoriques pour mener à bien l'élaboration et la construction des variables. Quelles conséquences allons-nous en tirer pour nos critères de classement ? Tout simplement, l'absence de critères, le fait que le classement de chaque lutte dans la trame théorique formulée est déjà en soi une analyse, fondée à la fois sur la problématique théorique de base et sur la connaissance empirique du processus de lutte objet du classement. Et nous avons très exactement procédé de la sorte : chaque lutte a été classée dans la grille à partir du dossier établi, et l'ensemble de l'équipe a discuté sur chaque cas. Qu'est-ce qui justifie alors la pertinence (plutôt que la validité) de notre classement? C'est justement la fécondité de l'analyse ainsi fondée, c'est-à-dire le rapport établi entre l'ensemble d'observations constitué et l'ensemble théorique construit au moyen de la grille utilisée : ce sont en quelque sorte les résultats de la recherche qui valident l'ensemble des moyens utilisés. Pourquoi dès lors s'obstiner à effectuer un classement selon une grille formalisée puisqu'il s'agit non pas d'un automatisme extérieur à la recherche, mais déjà d'une analyse en soi ? Parce que, d'une part, nous avons ainsi pu systématiser et standardiser nos critères sans courir le risque d'avoir à les changer pour chaque lutte, ce qui aurait rendu toute comparaison, et par conséquent l'établissement de régularités, impossible, d'autre part, nous avons ainsi pu observer des effets et des chaînes d'effets n'apparaissant pas à première vue mais au moyen de l'analyse structurale et des covariations statistiques. Alors, dira-t-on, faudrait-il vraiment croire sur parole à notre classement ? Nous voyons difficilement comment ne pas y souscrire vu les inconvénients sérieux de toutes les procédures d'objectivation des classifications dans des systèmes théorisés (en particulier dans un schéma théorique relativement original, comme le nôtre). Nous pourrions rappeler ici l'histoire du sage (d'aucuns disent «le fou») qui parcourait le monde désespérément en essayant de capturer un «arcophant». Comme on lui demandait de quel type d'animal il s'agissait, il répondit, plein de bon sens : « Comment voulez-vous que je le sache puisque je n'ai pas encore pu en capturer un seul ? ». Puisque nous avons ainsi nous-mêmes défini nos « arcophants » (revendications de réorganisation, organisations économicoidéologiques, effets de régulation, etc.), il serait assez difficile de discuter la validité de nos classements. Et il ne s'agit pourtant pas d'une machinerie tautologique, car elle débouche sur une recomposition des processus réels auxquels elle attribue une signification à travers le découpage opéré. Dans ces conditions, le « modèle » utilisé se justifie, d'un point de vue interne, par sa cohérence et son économie (le rapport optimal entre nombre de variables et capacité explicative), et d'un

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point de vue externe, par sa capacité à rendre compte de tous les faits observés en fonction des questions qui inspirent la recherche en y apportant ainsi des réponses significatives en correspondance avec la pratique sociale observée. Toutefois, s'il n'y a pas de critères « objectifs » de validation de notre classement en dehors de l'analyse de chaque lutte, nous pouvons extérioriser cette analyse, la soumettre à la critique, expliciter le contenu réel de chaque classement théorique. En ce sens nous ne pouvons inciter à ce que l'on nous croie sur parole que pour autant qu'il y ait ratification de la décision de classement prise suivant le contenu que, dans les conjonctures historiques observées, nous avons donné à chaque variable. Pour cela, deux moyens sont essentiels : tout d'abord, la constitution des dossiers correspondant à chaque lutte et qui, avec la carte perforée résumant le classement dans la grille, restent à disposition de tout chercheur voulant ré-examiner le matériel, comme il est d'usage dans le métier de sociologue (6), puis, surtout, l'explication de la façon concrète dont chaque variable a été construite à partir des luttes observées dans chaque enquête. Tout en renvoyant, pour l'explication des détails, aux exposés propres à chaque enquête, nous sommes en mesure de dresser une première liste d'exemples qui expriment la façon dont nous avons classé les luttes dans les typologies théoriques. En ce qui concerne l'enjeu de la lutte, nous caractérisons sa place dans l'économique, le politique ou l'idéologique suivant qu'il porte plus particulièrement sur l'une ou l'autre de ces sphères de la structure sociale, par identification directe de son contenu social. D'ailleurs un même eiyeu peut relever de deux ou trois de ces instances quand il n'y a pas une dominante claire. Néanmoins, nous les classons ensuite obligatoirement dans l'une ou l'autre des différentes places possibles à l'intérieur d'une instance. Dans l'économique, l'immense majorité des enjeux objets de notre enquête se situent dans le processus de reproduction de la force de travail. Dans le politique, nous avons classé en initiative politique des classes dominantes, par exemple, le programme de rénovation urbaine à Paris, alors qu'a été considérée comme initiative politique des classes dominées la campagne de l'ensemble des forces de gauche sur les conditions de logement des immigrés début 1970 (voir, plus bas, chap. III, pour la présentation de ces luttes). Nous avons classé en initiative idéologique des classes dominantes, débouchant sur une lutte, le projet d'aménagement de l'emplacement des Halles de Paris, alors qu'un bon exemple d'initiative idéologique des classes dominées est fourni par la campagne de défense de l'environnement contre la construction de la voie express Rive gauche à Paris. En ce qui concerne la place de l'enjeu dans le système urbain,

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le classement a résulté directement du repérage de l'enjeu de la lutte. L'analyse de la situation de classe et de la force sociale des classes dominées a eu comme base essentielle l'analyse de la catégorie socio-professionnelle, du statut juridique et de la situation familiale de la population concernée par l'enjeu et les agents effectivement engagés dans la lutte. Nous avons caractérisé cette population soit par référence au recensement par Ilot, soit à travers des sources particulières au terrain observé, soit par connaissance directe du mouvement (dans le cas des occupations de logements, en particulier). Une situation a généralement été considérée : à dominante cadres quand la population et/ou le mouvement comprenait plus de 30% de cadres (moyens et supérieurs) et professions libérales (7) ; comme pluriclassiste quand toutes les catégories sociales y étaient représentées à titre égal (en général moins de 30% pour chacune d'elles) ou quand la population concernée était celle de la région parisienne dans son ensemble; à dominante ouvrière quand les ouvriers représentaient plus de 30 % de la population ; à dominante sous-prolétarienne là où se combinait une forte proportion de chômeurs, de personnes ayant une faible stabilité de travail, de célibataires et de non-inscrits au fichier HLM. La dominante immigrés a été retenue à partir d'un pourcentage supérieur à la moyenne de celui des immigrés dans la région parisienne (c'est-à-dire au moins 15 %). Quant aux étudiants et à la force sociale qu'ils représentent, nous avons surtout tenu compte du caractère marquant de leur présence, quel qu'ait été leur nombre. Pour la situation de classe des classes dominantes, le repérage était directement classable. Pour la typologie d'organisations des classes dominées, nous avons distingué : — Une organisation de type participation-intégration qui subordonne l'action revendicative à la participation aux décisions institutionnelles et aux interventions d'assistance sociale, telle, par exemple, l'Association des familles de Sarcelles. — Une organisation de revendication-contestation qui opère la priorité inverse, par exemple la CNL au niveau national. — Les organisations qui sont économiques, politiques, idéologiques, ou leurs combinaisons, suivant l'instance sociale visée en priorité par leurs interventions. A titre d'exemple, nous avons classé : en organisations économiques, la CNL, les comités de mal-logés dans les occupations ; en politique institutionnelle, le Parti socialiste ; en politique extrainstitutionnelle, Lutte ouvrière ; en idéologique, les «Amis

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de la Terre » ; en économique-idéologique, les comités révolutionnaires des mal-logés ; en « politico-institutionnel-idéologique», les Groupes d'action municipale; en politicoextra-institutionnel-idéologique, le Secours rouge, etc. — Le type d'appareil des classes dominantes, classé d'après la fonction économique du capital dans les différentes alternatives (ainsi : la SCET en Société d'aménagement, la SCIC en promotion, la CGI-Sarcelles en gestion, la SNCF en capital public de services, etc.) Le capital a été classé en local/national suivant la taille de l'entreprise. Enfin, l'appareil d'État a été distingué en quatre fonctions par différenciation des branches suivant les critères exposés (voir plus haut, I). C'est ainsi, par exemple, que nous avons classé l'ensemble du gouvernement (et donc les préfets) en domination, le Ministère de l'intérieur en répression, le Ministère de l'équipement ou celui de l'éducation nationale en régulation, les bureaux d'aide sociale en intégration. Quant aux revendications, nous avons considéré comme portant sur la force de travail celles qui avaient trait au salaire indirect ou aux conditions matérielles de vie de la population, et comme axées sur les rapports sociaux celles qui concernent les modalités d'organisation des équipements urbains, telles : la remise en cause des règlements dans les foyers de jeunes travailleurs, l'exigence d'information et d'échange entre la municipalité et la population, la tentative d'organiser des communautés dans les maisons occupées, la remise en cause du plan d'urbanisme de Sarcelles. Par ailleurs, et en fonction des définitions établies, nous avons qualifié ¿'«immédiates», de «transitoires» ou de « réorganisations » les revendications suivantes : — Immédiate : pour les occupants de maisons vides, se loger n'importe où, n'importe comment. — Immédiate : la grève des loyers contre la hausse dans le grand ensemble de Sarcelles en 1965 (visant une réduction des bénéfices du propriétaire, la SCIC, dans un rapport direct et ponctuel). — Transitoire : l'intégration du temps de transport dans le temps de travail, sans diminution de salaire. — Réorganisation : pour les occupants de maisons vides, obtenir une HLM alors qu'ils n'y ont pas normalement droit du fait qu'ils ne sont pas intégrés dans les filières d'attribution. — Réorganisation : la lutte contre la hausse des loyers au Val d'Yerres en 1972-1973, dans la mesure où elle met en cause l'ensemble de la réglementation des loyers HLM.

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Les exigences des classes dominantes portent soit sur l'économique, quand elles défendent le taux de profit (ou la diminution des pertes pour le capital dévalorisé), soit sur la défense d'une logique de distribution et d'une organisation urbaine qui est l'expression des rapports sociaux. Exemple du premier cas : l'effort de densification de la SCIC pour les dernières tranches des grands ensembles ; exemple du second : l'insistance de l'Office d'HLM à maintenir des logements vides plutôt que de les attribuer en dehors des filières normalisées. Nous indiquerons ci-dessous quelques exemples de formes de lutte susceptibles d'illustrer notre classement : — Pour les classes dominées : - Pression : pétition portée en petit groupe, action juridique. - Force : grève des loyers. - Action idéologique : organisation d'une ligne de bus pirate. Les niveaux de mobilisation (haut, moyen, bas) ont été relativisés au contexte de chaque action. — Pour les classes dominantes : - Répression : envoi d'huissiers, intervention des forces de police. Signalons toutefois que le classement en répression est tout relatif à la lutte. Alors que les expulsions sont violentes lors d'occupations de logements vides, ce sont plutôt des actions en justice qui sont indices de répression lorsqu'il s'agit de conflits avec la SCIC, dont l'attitude générale est beaucoup plus souple. - Intégration : initiative qui consiste à prendre les devants pour réparer les effets concrets d'une contradiction tout en faisant passer au second plan la revendication générale. C'est là une politique fréquente de la SCIC dans les grands ensembles. En ce qui concerne les effets urbains, politiques et idéologiques de la lutte, nous renvoyons à l'exposé conceptuel, vu la spécificité de leur définition, et nous nous attacherons ici à leur donner un contenu concret au moyen de quelques exemples. L'effet de reproduction du système urbain est aisé à déceler : une augmentation de loyers maintenue, le relogement d'un programme de rénovation suivant les règles imposées par l'organisme rénovateur. L ' e f f e t de régulation urbaine est plus délicat à saisir. Nous avons retenu sous cette rubrique, par exemple, la révision du système de chauffage à Sarcelles, significative du passage d'une logique axée sur l'économie à une logique axée sur la sécurité, ou encore le relogement en HLM de familles d'immigrés ou en provenance de cités d'urgence, qui normalement n'y auraient pas eu

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droit (il n'y a pas ici rupture des filières de logement, mais quelques entorses liées à la conjoncture). L'effet de réforme demeure un exercice de style dans la première phase de notre recherche. Il importe pourtant de le prévoir. On aurait ainsi classé sous cette rubrique la gratuité des transports en commun (comme cela a été fait à Bologne), la municipalisation du sol urbain, ou même une accélération substantielle de la construction de logements sociaux. Les effets politiques mettent en évidence deux rapports de force : — L'un, favorable aux classes dominantes, se fait jour surtout quand le mouvement est isolé, rencontre un faible écho dans la population et peut être réprimé par les forces de police, comme cela s'est passé dans de nombreuses opérations de rénovation urbaine à Paris. Les classes dominantes conservent l'initiative par rapport à l'enjeu traité. — L'autre, favorable aux classes dominées, se constate à l'élargissement croissant du mouvement et à son influence grandissante, telle la campagne syndicale et politique contre la hausse des transports en commun en 1970 ou la grève des loyers dans les foyers de jeunes travailleurs en 1972. Malgré la défaite partielle de ces mouvements, les classes dominantes ne pourront plus imposer leurs intérêts sous la même forme qu'auparavant (amorce d'une politique des transports, changement du règlement intérieur dans les foyers). Pour ce qui a trait aux effets idéologiques, nous donnerons quelques exemples en signalant toutefois les difficultés particulières que nous avons rencontrées dans ce domaine et qui ont parfois fait obstacle au classement des luttes selon cette dimension. Nous nous sommes généralement référés aux pratiques observables chez les agents après la lutte, ou à une connaissance directe du mouvement (par l'équipe ou par un témoin) : — Reproduction : luttes contre la rénovation urbaine dans le XIIIe arrondissement. — Intégration : revendications des copropriétaires à Sarcelles, mobilisés pour la préservation de leur patrimoine en l'état. — Rupture : campagne pour le métro gratuit (sans paiement à l'entrée). — Contestation : occupation de logements vides, dans certains cas (rue Tariel, rue de la Butte-aux-Cailles, Montrouge), à juger par les pratiques observées chez les occupants après l'occupation.

Remarques méthodologiques

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Ayant ainsi réussi à classer les luttes, il nous fallait encore trouver de quelle façon les traiter pour faire apparaître des relations significatives. 5. Traitement de l'information et méthodes d'analyse A partir des observations recueillies et de leur classement dans la grille théorique, nous avons effectué plusieurs opérations afin d'analyser les processus de lutte : — Codage de chaque lutte sur une carte à perforation marginale, suivant les valeurs qui lui sont affectées pour chaque variable. — Analyse des relations entre les variables ainsi définies au moyen des croisements entre ces variables. — Analyse des profils internes à chaque lutte, au moyen de la mise en relation des typologies qui définissent les éléments constitutifs de la lutte. La logique structurelle interne spécifique au déroulement de chaque lutte est ainsi restituée. Parfois il sera fait appel à des schémas ou des dessins pour mieux souligner la proximité ou la dissemblance entre certains profils de lutte et formuler certaines hypothèses comparatives. — Synthèse et interprétation de l'ensemble des observations et données non formalisées, afin de les articuler aux résultats de l'analyse des luttes. — Élaboration d'un schéma explicatif de l'ensemble de l'enjeu ou du terrain étudié, en essayant de le relier aux acquis des autres recherches sur la dynamique des mouvements sociaux urbains. L'ensemble de ces opérations ne soulève pas de problèmes particuliers, et ne peut être traité que de façon tout à fait concrète, dans le cadre de chaque enquête. Nous voudrions seulement discuter ici brièvement les difficultés qui nous sont apparues lors de l'enquête pour un traitement statistique des relations entre les différentes caractéristiques, objet de notre analyse. Ainsi, nous nous autorisons un certain détour afin de développer les arguments qui, dans le cas particulier de cette enquête, s'opposent à un traitement quantitatif des questions étudiées, alors que nous n'excluons nullement en général le recours à des techniques statistiques dans l'établissement de régularités par rapport aux luttes sociales. Les problèmes à traiter dans le domaine de la mesure statistique d'une relation sont au nombre de trois :

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Théorie et méthodologie

— La signification de la relation dans le cas où celle-ci a été observée sur un échantillon d'une population plus large. Il faut alors savoir si l'on peut extrapoler la relation trouvée à l'univers parent, et avoir recours, en particulier, à des tests de signification, tel le chi carré. — Le caractère non aléatoire d'une relation dans une population, non pas du fait de l'erreur d'échantillonnage mais du fait que les conditions de la relation (une sélection trop faible ou un nombre d'observations trop réduit) ne permettent pas de savoir si la relation observée est due à un rapport de causalité ou à un effet du hasard. — Enfin, la force d'une relation, le niveau d'association de deux variables dans la réalité observée. Qu'en est-il dans notre recherche ? a) Nous n'avons pas à prendre en considération le premier problème, dans la mesure où nous ne travaillons pas sur échantillon. Notre population est exhaustive par rapport à la définition de l'objet. Ou, plus exactement, elle l'est pour certains des enjeux étudiés (l'occupation de maisons vides, par exemple) et, dans d'autres cas, comme dans les luttes de l'enquête exploratoire sur documents (voir plus bas, chap. III), elle est exhaustive dans les limites que nous avons nous-mêmes fixées. C'est dire que nous n'avons pas analysé toutes les luttes urbaines menées dans la région parisienne entre 1968 et 1972, mais toutes celles que nous avons trouvées dans les documents dépouillés. Ceci implique qu'il y a, bien sûr, des biais d'observation, mais qu'ils sont explicables en fonction de la sélection du matériel, que nous pouvons les établir, et qu'en tout cas, ils ne proviennent pas d'une erreur statistique. A l'intérieur du champ défini et en fonction des objectifs analytiques de notre recherche, la population est exhaustive. Dans ces conditions l'utilisation de tests de signification serait un contresens, comme l'ont déjà montré depuis longtemps des statisticiens sociologues (8). Nos relations existent selon des fréquences que nous avons observées pour chaque combinaison de variables. Il s'agit donc maintenant de les évaluer. b) Les relations et fréquences que nous avons constatées peuventelles être dues au hasard ? Il faut introduire ici deux différenciations. Les fréquences observées ne peuvent pas être dues au hasard puisqu'il ne s'agit pas d'un échantillon ; elles sont ce qu'elles sont dans le champ d'observation défini : s'il y a neuf occupations de maisons vides à base immigrée sur un total de dix-neuf, c'est un trait de la réalité sociale, et non pas un effet du hasard. Les relations, elles, peuvent être le fruit du hasard, en particulier quand elles ne sont pas très nettes et qu'elles portent

Remarques méthodologiques

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sur de petits effectifs. C'est alors que se présente à nouveau le problème de l'utilisation des tests de signification pour établir l'existence d'une relation. Là nous sommes confrontés à deux difficultés : d'une part, plus le nombre d'observations augmente, plus la loi des grands nombres joue, et plus on peut trouver de relations dues au hasard (d'ailleurs, le chi carré augmente régulièrement en valeur, à relation égale, avec la montée des effectifs) ; mais, surtout, en utilisant comme critère de référence les lois de distribution statistique connues (celle du chi carré par exemple), nous faisons là une hypothèse forte dans un domaine des pratiques sociales tout à fait inconnu. Par conséquent, nous avons préféré adopter comme critère pour affirmer une relation celui de sa netteté, en particulier parce que nous opérons avec des effectifs petits, et même très petits, et qu'une relation existant dans ces conditions est plus significative qu'avec des grands nombres. Dans ces conditions, le critère de définition d'une relation sera celui de son intensité, ce qui nous renvoie à la mesure de la force de l'association. c) Dans une recherche comme la nôtre, l'essentiel est d'établir des relations de manière telle qu'on puisse en affirmer l'existence et en tirer la signification. Une hiérarchie de la force des relations nous semble moins nécessaire tant que les bases théoriques et empiriques de l'observation ne sont pas plus sûres, et cela d'autant plus que le mode de raisonnement employé pour interpréter les tableaux qu'on aurait pu obtenir de notre enquête ne se prête guère aux coefficients d'association classiques, même à ceux qui, fondés sur un calcul de probabilités conditionnelles, semblaient adaptés à nos effectifs et aux croisements effectués. Mais de tels coefficients rendent difficilement compte de la non-linéarité de bon nombre des relations observées (9). En effet, très souvent, nos variables n'agissent pas à travers des liaisons inversées entre les deux valeurs (ou plus) qui les composent, mais seulement par des effets de l'une des valeurs sur une autre : par exemple, on aura association entre A et B mais non pas entre A et B. Si nous ajoutons à cela une assez grande disparité de la répartition des effectifs entre les différentes valeurs de la variable indépendante, dans nombre de tableaux les coefficients d'association n'ont pas une sensibilité suffisante pour saisir des relations non linéaires dans un champ d'observation aussi limité. Ceci dit, l'obstacle fondamental à l'établissement de mesures statistiques significatives concerne la faiblesse de notre effectif : 23 unités dans notre premier terrain, 12 dans le deuxième, 19 dans le troisième. Des coefficients capables de saisir des relations sur des effectifs aussi faibles (comme le test de Fisher) n'ont pas la souplesse nécessaire pour saisir la complexité des relations postulées par nos hypothèses. Certes, nous aurions pu fondre nos

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Théorie et méthodologie

effectifs en groupant les trois terrains d'observation. Mais cette opération va à l'encontre de notre démarche théorique, car chaque terrain spécifie les eiyeux et, donc, transforme le sens qu'on doit attribuer aux pratiques revendicatives. Par ailleurs, au niveau de l'enquête exploratoire, nous avons obtenu un nombre de cas plus important (soit 173), permettant des calculs significatifs, mais les données de l'enquête sur documents ne nous apparaissent pas suffisamment fiables. Dans ces conditions, le fait de présenter des tableaux statistiques, avec des coefficients d'association à l'appui, aurait pu apparaître comme une garantie de scientificité alors que les calculs auraient été fondés sur des informations insuffisamment contrôlées. Ainsi nous avons, d'un côté, des effectifs suffisants pour le calcul de coefficients d'association, mais basés sur des données peu sûres, et de l'autre, des données de très bonne qualité (puisque fondées sur l'observation directe), mais qui fournissent, pour chaque terrain étudié, un nombre de luttes insuffisant pour pouvoir utiliser des techniques statistiques. Dans ces conditions, nous avons quand même procédé à l'analyse des luttes et à leur dénombrement. Nous avons aussi effectué des tris croisés des caractéristiques définies par notre grille. Mais ces procédures n'ont été que les instruments propres à rendre plus systématique et moins intuitif le bilan de notre observation : en aucune manière, elles ne représentent un calcul statistique, et c'est la raison pour laquelle nous avons supprimé tous les tableaux dans la présentation de nos résultats, soucieux d'éviter toute ambiguïté concernant une apparence quantitative de l'enquête effectuée. Devant la difficulté d'appliquer dans les conditions présentes des méthodes d'analyse statistique, nous avons opté pour préserver la cohérence de notre démarche théorique, en la vérifiant au moyen d'analyses qualitatives aussi rigoureuses que possible, et dont le bien-fondé est établi de façon spécifique dans l'exposé de chacune des analyses concrètes qui composent la recherche. Ainsi, nos résultats ne sont pas statistiquement représentatifs, du point de vue de l'échantillon, ni statistiquement vérifiés du point de vue des régularités établies. Mais on peut parler de résultats socialement significatifs, sur la base d'observations de première main et à partir de correspondances qualitatives rigoureusement établies. Ce niveau de preuve nous semble acceptable quand il s'agit de recherches visant à établir les tendances générales de processus sociaux en voie de gestation.

CHAPITRE III

La conjoncture historique

Toute analyse concrète s'inscrit dans une conjoncture historique dont elle porte la marque. Il importe donc de préciser les tendances sociales et politiques sous-jacentes aux pratiques observées afin de relativiser ces observations en les situant dans le contexte général dont elles font partie. Cela ne veut pas dire que les relations établies et, encore moins, les mécanismes décelés dans les mouvements sociaux urbains ne seront que purs effets de conjoncture ; mais cela signifie qu'on ne pourra pas oublier dans leur interprétation l'ensemble historique des rapports sociaux où ils s'inscrivent. Nous avons en effet déjà discuté, dans nos remarques méthodologiques, la façon dont nous faisons intervenir constamment la dimension coryoncturelle des phénomènes dans les critères qui servent à caractériser et donc à classer chaque lutte (voir chap. II). Mais il faut rappeler, en outre, ne serait-ce que brièvement, le moment historique où se placent nos observations, de façon à ce que, en les mettant en rapport avec d'autres pays et d'autres situations, on puisse y intégrer leur sous-bassement spécifique. Cette conjoncture est celle de la France d'après mai 1968 ; plus précisément, celle de la région parisienne entre 1968 et 1973. Il ne s'agit point là manifestement d'années que nous avons choisies arbitrairement. Les mois de mai et juin 1968, quoi qu'on en pense en termes d'attitude personnelle et de position politique, sont une coupure historique majeure du point de vue des luttes de classes en France. Certains parleront de nouveaux types de mouvements sociaux, d'autres d'un nouvel élan du mouvement ouvrier et démocratique, d'autres enfin d'une crise liée aux processus de modernisation de la société française. Mais la plupart des observations s'accordent pour estimer qu'une nouvelle période s'ouvre à partir du mouvement (ou des événements...) de mai 1968. Cette nouvelle période se caractérise par la confluence de plusieurs processus qui, ensemble, marquent chacun des types de luttes sociales qui se développent à un rythme croissant. On peut signalèr tout d'abord l'intensification d'un mouvement ouvrier qui, après avoir été l'un des axes majeurs de la crise de

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Délimitation du champ

d'observation

1968, fort des succès revendicatifs obtenus, a accru considérablement sa pression, a gagné de nouvelles couches ouvrières (jeunes, régions en crise, immigrés) et salariées (employés), a inventé des nouvelles formes de lutte (dont Lip a montré la plus marquante) et a su, à la fois, renforcer sa capacité de négociation avec le patronat et imposer un certain nombre de mesures sociales aux différents gouvernements. On peut ainsi parler d'un renouveau et d'un élargissement de la lutte ouvrière, tant sur le plan quantitatif et sur le plan qualitatif d'une part, qu'en ce qui concerne, d'autre part, l'action et l'organisation, avec une évolution assez profonde de l'intervention des syndicats, en particulier de la CFDT. On assiste donc à un véritable bond en avant de l'ensemble du mouvement ouvrier et syndical, qui ouvre ainsi sur une brèche décisive dans la logique sociale dominante, permettant l'éclosion, depuis 1968, de toute une série de nouvelles luttes autour d'enjeux qui, auparavant, n'étaient pas l'objet d'une mobilisation significative, et qui, surtout, n'étaient pas aussi fortement visibles, socialement parlant. Ces nouvelles luttes, ou ces luttes portant sur de nouveaux enjeux, ont tout d'abord été nommées par référence à leur principale source sociale, le monde étudiant. On a donc parlé du mouvement étudiant comme d'un nouveau mouvement révolutionnaire. Puis, devant la réalité incontestable de la crise et la décomposition du mouvement étudiant en tant que tel, on a étendu la source révolutionnaire nouvellement détectée au mouvement lycéen, puis au monde de la jeunesse, dans la mesure où le vent de la révolte soufflait aussi chez les jeunes ouvriers. Enfin, devant la généralisation des mouvements de contestation liés à des situations sociales aussi différentes et des enjeux aussi divers que l'oppression des femmes, l'idéologie écologique, les minorités nationales, les prisons, la justice et la police, les institutions psychiatriques, la condition des travailleurs immigrés ou la question urbaine, force fut d'admettre qu'il y avait là ouverture d'une crise générale des rapports sociaux dominants qui, tout en s'inscrivant dans l'offensive du mouvement ouvrier et dans la logique des luttes anti-capitalistes, dépassaient largement les objectifs stricts du mouvement ouvrier historiquement constitué. Quelle que soit l'enveloppe idéologique qui a recouvert la reconnaissance-méconnaissance de ce nouveau champ de contradictions, il est indiscutable qu'on se trouve en présence d'une transformation des pratiques sociales, et en particulier des luttes de classe, dont la profondeur dépasse les formulations idéologiques qui ont tenté de tenir lieu d'explicationréférence incantatoire dès l'émergence du phénomène. Les luttes urbaines, particulièrement, ont été mises en valeur en partie par le mouvement de contestation qui a été saisi, à tort d'après nous, comme un courant d'ensemble assez largement

La conjoncture historique

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unifié. Or ceci est d'autant plus paradoxal que ces luttes urbaines occupent une place somme toute assez modeste dans le panorama des mouvements de contestation qui secouent la France (et plus généralement l'Europe) depuis 1968. Ceci veut dire que le statut social d'un mouvement, l'effet réel qu'il joue dans les tendances historiques et la répercussion qu'il a sur les pratiques et les consciences, ne provient pas uniquement de son dynamisme interne mais du rapport qu'il entretient avec les transformations de la structure sociale et leur traitement par le système politique. De ce point de vue, deux autres grands traits marquent la France dans la conjoncture étudiée. D'un côté, on assiste à une profonde transformation du système politique, aussi bien pour les classes dominées, avec le processus d'union de la gauche et la constitution d'une alternative politique d'ores et déjà candidate à gérer la société, que pour les classes dominantes : c'est la transition progressive vers la fin du gaullisme, vers l'éclatement de la grande coalition conservateur-national-populiste et vers la constitution d'un bloc modernisant de la droite libérale. La période étudiée sera avant tout marquée par la phase précédant directement la fin du gaullisme, c'est-à-dire la présidence de Pompidou, qui se caractérise par l'incapacité totale du système politique à traiter les nouvelles contradictions sociales avec un accent décidé sur la répression et un blocage considérable de la transcription des mouvements sociaux sur le plan de la scène politique. Par ailleurs, cette crise politique, cette transformation du régime, représente pour une large part la mise en forme des profondes crises et transformations qui touchent la structure économique : d'une part, crise spécifique à la société française dont la base industrielle archaïque craque et rechigne au moment de son insertion économique internationale, d'autre part, crise générale du capitalisme avancé, exprimée par une inflation structurelle qui s'articulera, vers la fin de la période, à une récession internationale aux contours de plus en plus menaçants. Une crise économique de ce type est en rapport direct avec l'idéologie de l'environnement et de la croissance zéro, dont l'idéologie urbaine est l'une des variantes, et avec l'intervention de l'État sur la «qualité de la vie», utilisant la politique urbaine comme un régulateur des contradictions économiques et sociales. Les luttes urbaines vont donc traduire, dans leur déroulement et dans leur signification sociale, le sens qui leur sera attribué par ces quelques grands courants définissant le moment historique. C'est ainsi que la ville de Paris va se transformer en champ de bataille du fait, essentiellement, d'une politique urbaine grandiloquente, dernier sursaut napoléonien d'un régime cherchant à marquer de son empreinte un programme de rénovation urbaine appelé «Reconquête de Paris», et qui se heurtera à la résistance

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Délimitation du champ d'observation

conjointe des populations de quartiers et des groupes d'étudiants qui sont radicalisés du point de vue idéologique et dont l'imagination est frappée par le côté spectaculaire de la définition dans l'espace des frontières de classe à coups de bulldozer. Ce seront les luttes contre la rénovation-déportation qui ont été portées très souvent aux devants de l'actualité de par leur visibilité sociale et leur liaison assez fréquente au nouveau mouvement de contestation. A côté de cet axe se dessine une autre ligne d'intervention beaucoup plus directement liée à des revendications économiques du mouvement ouvrier qui débordent sur l'organisation générale du système urbain : ce sera essentiellement le cas des campagnes revendicatives relatives aux transports en commun. Plus directement liée à l'apparition de nouveaux enjeux, une série de mouvements urbains témoigne de la différence de sensibilité qui apparaît en fonction du courant social auquel s'articule la revendication urbaine. C'est ainsi que la mobilisation croissante des travailleurs immigrés pour la défense de leurs conditions de vie s'étend aussi au problème du logement, lorsqu'ils s'opposent aux «marchands de sommeil» et aux situations qui leur sont imposées dans les « foyers » d'hébergement collectif. De même la révolte des jeunes ouvriers s'étend aux foyers de jeunes travailleurs, qui ont été ces dernières années le lieu de l'un des mouvements de contestation sur le logement. Enfin, la problématique de l'environnement, reprise de façon ambiguë par l'idéologie dominante et par les courants de la contre-culture, a traduit cette ambiguïté dans toute une série d'«actions écologiques» qui vont de la défense des privilèges des beaux quartiers à la revendication d'espaces verts collectifs dans les quartiers populaires. N'oublions pas non plus qu'alors que les projecteurs étaient braqués sur ces nouveaux enjeux dans la mesure où ceux-ci étaient marqués par des actions d'éclat et attiraient ainsi l'attention de l'élite culturelle, des actions revendicatives portant sur le logement et sur les équipements collectifs continuaient à se développer sur la base d'une tradition syndicaliste et municipale fortement enracinée dans les milieux populaires. Les luttes urbaines dans la région parisienne, c'est tout cela à la fois, et c'est pourquoi nous ne pouvons guère que tracer quelques tendances très générales concernant leur signification sociale avant de tenter une étude approfondie de quelques cas qui nous semblent exemplaires du point de vue des mécanismes à l'œuvre. Nous allons toutefois décrire sommairement les principales luttes urbaines observées dans notre pré-enquête afin de signaler de manière un peu plus concrète les questions qui en ont émergé et qui seront reprises dans l'analyse des tendances générales qui ont introduit notre recherche.

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1. Présentation des principales luttes urbaines observées Nous présenterons brièvement les principales caractéristiques de quelques luttes qui ont acquis une certaine visibilité sociale dans la conjoncture étudiée, ce critère nous servant comme indicateur de leur portée sociale générale. Il s'agira des campagnes relatives aux transports en commun, de la défense contre les effets de la rénovation urbaine, de la grève des loyers dans les foyers de jeunes travailleurs, des actions menées par les travailleurs immigrés sur le plan du logement et, enfin, de quelques exemples d'actions extrêmement diverses qu'on tend à regrouper sous la rubrique du mouvement écologique. Nous laissons de côté un mouvement plus spectaculaire — l'occupation des logements vides — dont nous ferons l'objet d'une enquête approfondie. Il faut remarquer que ces luttes ne sont pas statistiquement représentatives de l'ensemble observé, même si l'on peut penser qu'elles sont les plus significatives du point de vue de leur impact dans la dynamique sociale. Il faut surtout bien préciser que les quelques esquisses des critères servant à les présenter ne peuvent en aucun cas tenir lieu d'analyse et qu'elles sont destinées à concrétiser l'objet historique que nous tentons de cerner et de comprendre au moyen de notre recherche. 1.1. Les campagnes contre la hausse des tarifs des transports en commun La campagne revendicative, ou plutôt la série de campagnes qui se sont succédées de 1969 à 1972 au sujet des transports en commun, a probablement représenté la plus massive des luttes urbaines qui se soit déroulée dans la région parisienne, rassemblant des dizaines de milliers de personnes, provoquant l'émergence de nombreux comités d'usagers et réussissant, non sans frottements, à faire converger dans une même action les syndicats ouvriers, l'opposition politique de gauche, des groupes contestataires et des formations politiques extraparlementaires. S'il est vrai qu'une telle mobilisation a comme cause objective les conditions extrêmement difficiles dans lesquelles fonctionnent les transports en commun dans la région parisienne (1), ce sont les hausses successives des tarifs qui ont déclenché le processus. L'approche du mouvement ouvrier s'est faite par la remise en cause de la politique des transports à partir d'une revendication relative à la défense du salaire, en se prononçant contre la hausse qui menaçait le revenu des travailleurs dans un poste essentiel de leur budget. Ainsi, dès l'annonce de la hausse prévue pour le 1 er février 1970 (le prix du carnet de tickets passant de 6 F à 7 F), la CGT a présenté une pétition contre la hausse dans

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laquelle elle demandait en outre le rétablissement d'une taxe frappant les entreprises industrielles et commerciales pour financer les transports, un plan de modernisation des transports parisiens et une prime de transport de 40 F pour chaque salarié. Le 1 er février, jour de hausse, il y eut des protestations dans de nombreuses stations. Les élus de gauche intervinrent au Conseil municipal. Le mouvement s'amplifia avec l'envoi de centaines de délégations syndicales au Ministère du travail pour remettre une pétition signée par des dizaines de milliers de personnes. Parallèlement à cette campagne des syndicats et des partis de gauche, des groupes de militants maoïstes lancèrent une campagne pour le métro gratuit en essayant de passer le contrôle sans payer par la force de leur présence collective. Ils réussirent en particulier à organiser quelques sorties d'usine groupées, et les travailleurs prirent le métro sans payer (Renault à la station Marcel-Sembat, Citroën à la station Balard, etc.). Les incidents furent nombreux. Les syndicats se dissocièrent de ces actions, considérées comme incapables d'imposer une revendication au niveau des masses. Souffrant d'un certain isolement par rapport au mouvement ouvrier et aux partis de gauche, ces actions se heurtèrent à une violente répression policière (matraquages, arrestations, inculpations), mais se poursuivirent pourtant pendant plusieurs semaines. La répression s'étendit aussi à la distribution des tracts syndicaux contre la hausse, allant même jusqu'à l'arrestation d'Edmond Maire, secrétaire général de la CFDT, lors de l'une de ces distributions. Une troisième tendance se structure autour de deux organismes politiques, le PSU et Lutte ouvrière, qui tentent d'organiser les protestations en constituant sur les lieux de résidence des comités d'usagers des transports en commun et en les réunissant dans une fédération sur l'ensemble de la région parisienne. La fédération prendra naissance officiellement en juillet 1970 avec des comités actifs dans plus d'une soixantaine de communes (2). L'annonce d'une nouvelle hausse pour juillet-août 1970 relança le mouvement. Les syndicats, les organisations de gauche et les élus municipaux de la gauche organisèrent un rassemblement de plusieurs milliers de personnes alors que, parallèlement, la Fédération des comités d'usagers réunissait en plein été un meeting de mille cinq cents personnes. Le mouvement se durcit, les revendications se précipitèrent et s'élargirent, reprises de façon unitaire par l'ensemble des tendances. Non seulement la hausse était refusée, mais une revendication prioritaire était avancée, l'octroi à chaque salarié d'une carte de transport unique valable pour toute la région parisienne et payée par les employeurs, revenant à rendre gratuit pour les travailleurs le transport du domicile au lieu de travail, et reconnaissant ainsi l'origine de la nécessité des déplacements : la

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transcription spatiale de la division du travail. A cette revendication fondamentale se greffaient des propositions concernant l'aménagement du réseau du métro et des trains de banlieue. Devant l'extension et le durcissement du mouvement, la hausse prévue pour l'été 1970 fut reportée. Fort de cette première victoire, le mouvement se renforça, élargit sa base à l'ensemble des couches de la population parisienne et lança une nouvelle offensive dès la rentrée, non seulement pour empêcher une hausse mais aussi pour appuyer les solutions populaires à la crise des transports, et cela malgré une série de mesures gouvernementales accroissant l'enveloppe budgétaire destinée aux transports. Du 12 au 19 novembre 1970 les organisations politiques et syndicales d'un côté et la Fédération des comités d'usagers de l'autre organisèrent une semaine d'action qui se termina par une manifestation de plus de vingt mille personnes dans les rues de Paris. Tout en maintenant son refus de la hausse, la revendication centrale s'était alors portée sur la carte unique payée par le patronat. A côté de ces grands axes revendicatifs, les syndicats proposèrent aussi des mesures de modernisation du réseau alors que des groupes d'extrême-gauche tentèrent d'articuler des thèmes autour de l'organisation sociale de la vie quotidienne. Le slogan « métro-boulot-dodo » allait garder toutefois une ambiguïté fondamentale car la plupart des usagers en lutte y virent moins une contestation fondamentale des rapports sociaux que la critique des conditions de fonctionnement auxquelles ils opposaient l'exigence d'une réorganisation des transports en commun. Alors que le mot d'ordre était celui d'une contestation des rapports sociaux, le mouvement de masse portait surtout sur la reproduction de la force de travail. Le Parti communiste intervint très fortement dans la campagne. Un tract résumant ses propositions en dix points fut distribué à un million d'exemplaires. Les élus communistes organisèrent des groupes de discussion dans les gares. La hausse fut à nouveau reportée mais les revendications restèrent non satisfaites. Un Conseil interministériel se pencha sur le problème des transports parisiens en mars 1971 : il décida... d'étendre le stationnement payant et d'élever le taux des contraventions. Les comités d'usagers lancèrent de nombreuses initiatives locales, les unes symboliques, les autres portant sur des difficultés locales du réseau des transports (les cars de transporteurs privés en banlieue, l'aménagement des horaires, l'installation des gares, etc.). Le 28 avril 1971 une nouvelle action centrale fut mise sur pied à l'appel des syndicats et des partis de gauche à laquelle participa activement la Fédération de comités d'usagers. La carte unique fut réclamée à nouveau en même temps qu'étaient exigés de

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nouveaux crédits pour réaliser les améliorations proposées. Pour la première fois, c'est à partir des entreprises que la plupart des actions furent organisées, en général sous forme de cortèges convergeant vers une station de métro ou une gare. Plusieurs dizaines de manifestations et de rassemblements eurent lieu ce jour-là. Une nouvelle campagne de revendications pendant le mois de juin, avec plusieurs rassemblements, va préparer une nouvelle manifestation centrale le 29 juin, avec la participation de plusieurs milliers de personnes à l'appel, toujours séparé, des syndicats et partis de gauche et de la Fédération des comités d'usagers. A côté des revendications déjà exprimées auparavant, de nouveaux mots d'ordre expriment le durcissement de la lutte : « On ne nous transporte pas, on nous roule», «métro-boulot-dodo, ras-le-bol !» ; le slogan « Pompidou dans le métro ! » devient, au cours de la manifestation, «Pompidou sous le métro ! »... Toutefois, malgré la puissance du mouvement et malgré la répercussion systématique des revendications sur le plan politique municipal et parlementaire, le Gouvernement ne céda pas aux revendications essentielles et, dans le cadre de l'effort de rentabilisation des services publics, décida même d'imposer une nouvelle hausse. Profitant des vacances d'été, il décida une augmentation des tarifs RATP pour le 20 août 1971 (le prix du carnet de tickets passe de 7 F à 8 F) et des tarifs de la SNCF banlieue (10% en moyenne). En même temps il établit une nouvelle taxe pour les entreprises, portant sur le 1,7 % du montant des salaires et affectée à l'amélioration des transports en commun. Mais si l'État renforçait ainsi ses ressources, les salariés devaient, eux aussi, augmenter leur contribution. Malgré la période (en plein mois d'août), une forte mobilisation s'opéra une nouvelle fois contre les mesures gouvernementales : les syndicats et les partis de gauche envoyèrent des délégations, votèrent des motions, obtinrent 200 000 signatures sur une pétition. Le 20 août, jour de la hausse, ils lancèrent une «jurnée d'information et de mobilisation». François Miterrand envoya une lettre à ce sujet au Premier Ministre Chaban-Delmas. De son côté la Fédération des comités d'usagers organisa une manifestation et le PSU appela à refuser le paiement de la hausse pendant une semaine. Le 26 août l'ensemble des organisations rassembla une importante manifestation, venant appuyer leur demande pour la mise en œuvre d'une véritable politique des transports en commun. Des incidents éclatèrent à la fin de la manifestation. Malgré la virulence de l'opposition des usagers, la hausse fut maintenue et les revendications très partiellement satisfaites, car, si une nouvelle taxe sur les employeurs fut instituée, elle servit à financer surtout une politique de modernisation du métro dont

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la première mesure fut d'éliminer et de remplacer les poinçonneurs par des machines de contrôle automatiques. Il en résulta une certaine réorganisation de la gestion administrative, et des projets d'améliorations partielles. La question resta cependant posée dans son ensemble et les revendications à la base du mouvement demeurèrent. Pourtant, après la grande mobilisation consécutive à la hausse d'août 1971, le mouvement de masse s'estompa. Les organisations de gauche, et en particulier le Parti communiste, organisèrent des conférences et des séances d'information; des motions furent déposées; et le cartel d'organisations politiques et syndicales se maintint pour relancer les revendications sur ce thème (CGT, CFDT, FEN, PCF, PS, PSU, CIR, JR, Objectif 72). Mais aucune action de masse ne prendra le relais, aucune campagne ne poursuivra l'offensive, alors même que la Fédération des comités d'usagers s'orientera vers un fonctionnement centré davantage sur les actions locales que sur les interventions centrales. Les problèmes demeurèrent, les organisations aussi, de même que la sensibilisation populaire jusqu'à preuve du contraire, mais le mouvement faiblit considérablement après presque deux ans d'un développement ascendant et ininterrompu. L'une des questions majeures que la pratique sociale pose à la recherche, dans le cas présent, est probablement de comprendre le pourquoi d'un tel paradoxe et les conditions potentielles d'émergence d'un mouvement riche de possibilités d'intervention sur les rapports sociaux car il articule, objectivement et subjectivement, les contradictions nées dans la production, dans l'organisation de la vie quotidienne et dans le système de décision politique. Nous ne risquerons pas une réponse hâtive sur un sujet qui réclame, de toute évidence, une recherche approfondie dont les résultats auront une portée sociale et politique considérable. 1. 2. La résistance contre la «rénovation-déportation»

à Paris

Si la campagne sur les transports a été probablement l'action revendicative urbaine qui a accumulé le plus de forces populaires autour de l'exigence d'une politique urbaine nouvelle, le programme de rénovation, et les résistances qu'il a suscitées dans les quartiers populaires de Paris, est probablement celui qui a le plus accaparé les titres de l'actualité. Il ne peut pas être question ici de rappeler les caractéristiques de ce programme que nous avons étudié en détail par ailleurs (3). Rappelons simplement qu'il cumule les intérêts et les exigences politiques de l'État au plus haut niveau, économiques du capital financier et fonctionnels du système urbain de la région parisienne. Il se solde par l'éviction progressive d'une bonne partie des couches populaires de la ville de Paris et leur expédition, suivant les cas, en grande

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banlieue, loin de leur lieu de travail, ou en cité de transit, pour les ménages les plus démunis. Il est normal, dans ces conditions, qu'il y ait de la part de la population concernée une forte opposition à la réalisation de ce programme ne prévoyant aucun relogement équivalent. Mais un tel relogement impliquant soit la remise en cause de la logique sociale du programme, soit une redistribution de revenus extrêmement importante, les heurts entre le déroulement du programme et les intérêts de la population habitant les quartiers à rénover ne se sont pas fait attendre. Cela dit, qu'il y ait opposition ne signifie pas qu'une action collective se développe, qu'un mouvement urbain émerge. Le caractère le plus frappant des luttes contre la rénovation est leur difficulté à aboutir à un mouvement, leur caractère local, leur fragmentation, leur isolement (4). Malgré leur diversité, deux aspects de leur structure interne les rapprochent. Du côté des classes dominantes l'importance de l'enjeu est telle que celles-ci tendent à mener l'opération «tambour battant» et qu'elles n'hésitent pas à recourir à une répression très dure, ce qui établit une différence très nette entre la rénovation publique (ou mixte) et la rénovation privée qui peut être plus facilement mise en échec par la population du quartier. Du côté des classes dominées, trois éléments concourent à la formation d'une force sociale capable de s'opposer à la rénovation : la population du quartier, à dominante en général ouvrière mais avec des secteurs nettement pluriclassistes et d'autres à dominante sous-prolétaire ; les organisations revendicatives sur le logement, implantées de longue date et que le légalisme laisse généralement désarmées devant une action aussi brutale et une absence réelle de lieu institutionnel de référence (la rénovation étant directement menée à partir de la Préfecture) ; enfin, des groupes politico-idéologiques extraparlementaires qui, très souvent, sont en réalité des groupes idéologiques d'intervention locale. Tout le problème de ces luttes est alors celui du rapport qui s'instaure entre les trois éléments : là où l'action est menée essentiellement par un groupe idéologique extérieur au quartier, réalisant une campagne de dénonciation du scandale, très largement extérieure à la population concernée (comme ce fut lé cas dans un secteur de Belleville), c'est non seulement l'échec mais l'impossibilité d'émergence d'un mouvement urbain ; là, par contre, où les trois éléments arrivent à s'articuler, comme cela a été le cas dans le Ve arrondissement, une lutte prolongée s'organise et, profitant du fait qu'elle affronte une rénovation privée, elle parvient à obtenir des succès assez importants. Nous renvoyons aux textes cités pour l'analyse précise des mécanismes de formation et de déroulement de ces mouvements urbains, nous limitant ici à en tracer la configuration générale.

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Entre 1969 et 1972, des actions visant à défendre les intérêts des habitants touchés par les programmes de rénovation se développent dans plusieurs quartiers de Paris. A Belleville, malgré une puissante campagne de mobilisation menée par la CNL, seuls des aménagements mineurs furent obtenus et la plupart des familles furent délogées. L'action de quelques groupes maoïstes sur les derniers secteurs avant l'expulsion fut plus une occasion d'agitation ponctuelle que d'action revendicative de masse. Dans le XIII e arrondissement, pièce clef de l'ensemble de la rénovation publique, une faible résistance opposée d'une part par la CNL, d'autre part par des groupes d'extrême gauche ayant constitué un Comité de défense des lonataires, s'est soldée par un double échec sans qu'il y ait eu mobilisation de la population du quartier, au-delà de quelques assemblées et pétitions portées par les élus municipaux. Dans le Ve arrondissement, en particulier dans le quartier Mouffetard, sans remettre en cause la rénovation privée une action de masse revendicative dans quelques immeubles permit d'obtenir un meilleur relogement que celui prévu initialement. Dans le XVe arrondissement l'articulation étroite entre des travailleurs immigrés très nombreux dans le quartier et des militants d'extrême gauche permit dans plusieurs cas de mobiliser les habitants des immeubles menacés et la population du quartier, ce qui permit d'éviter plusieurs expulsions et d'obtenir des conditions de relogement suivant les exigences des résidents. Au centre de Paris, le déplacement des Halles a donné l'occasion de lancer un projet de centre culturel et d'affaires assez grandiose qui a suscité de nombreuses critiques dans les milieux politiques et plusieurs mouvements de contestation au sein de la population du quartier. Pendant quelques mois les pavillons des Halles désaffectées furent transformés, à l'initiative de plusieurs associations, en un lieu permanent d'expression culturelle et d'échange social. Au moment de leur démolition, en juillet 1971, une fête permanente y fut organisée pour qu'ils soient occupés symboliquement. Malgré cela, et malgré de nombreuses démarches dans les milieux dirigeants, la démolition se fit, sous l'œil vigilant de milliers de policiers (5). Malgré l'importance de l'enjeu et la logique relativement unifiée de l'ensemble du plan de rénovation, à aucun moment ces différentes protestations ne convergèrent dans un mouvement capable d'infléchir le dénouement du programme. Les raisons d'un tel localisme, à la base de l'échec complet des luttes contre la rénovation, nous semblent être avant tout d'ordre politique : inexistence d'une autorité municipale responsable sur laquelle les élus de gauche auraient pu avoir prise ; isolement politique des groupes idéologiques qui tentèrent d'organiser une résistance ;

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absence de mobilisation politique et syndicale sur un enjeu qui était d'une extrême importance pour les classes dominantes. La rénovation urbaine à Paris restera dans l'histoire urbaine française comme un triste exemple de l'autoritarisme borné des classes dominantes et de l'incompréhension politique des forces populaires vis-à-vis de certains enjeux urbains. 1.3. Les luttes pour les conditions de logement des travailleurs immigrés On sait à quel point les travailleurs immigrés sont exploités, tant au niveau de leur travail qu'en ce qui concerne leur salaire indirect. Ils payent très cher un logement au-dessous des standards généralement admis pour les travailleurs français, et leur difficulté d'insertion dans les filières de distribution du logement public et la discrimination dont ils sont l'objet sur le marché les condamnent à accepter des hébergements clandestins sans normes minimales d'hygiène et de sécurité ou, encore, à chercher refuge dans des « foyers » dont les règlements sont draconiens et les conditions d'habitat des plus dégradées (6). Cette situation suscite de plus en plus de protestations et de luttes, menées en particulier par les travailleurs immigrés euxmêmes, visant d'une part à dénoncer les aspects les plus scandaleux de leur condition, et d'autre part à améliorer des situations particulières, objets de revendications précises. Parallèlement à l'émergence d'un mouvement ouvrier spécifique aux immigrés, à l'extérieur et à l'intérieur des organisations syndicales, on a pu apprécier le développement de toute une série d'actions, la plupart ponctuelles et focalisées sur les problèmes spécifiques du logement. Bon nombre de ces luttes ont pris naissance dans des foyers de travailleurs immigrés, ce qui est relativement logique si l'on considère que les travailleurs s'y trouvent réunis dans des situations de travail et de vie semblables et soumis ensemble à des règlements, à des conditions de logement et à des brimades et tracasseries administratives qui renforcent leur solidarité interne et définissent un «ennemi» bien précis : le gérant du foyer, véritable « garde-chiourme», en règle générale. La contrepartie de cette situation est que les luttes dans ces foyers, si elles sont généralement massives et fort décidées, restent très isolées par rapport au monde extérieur et éprouvent des difficultés à se coordonner d'un foyer à l'autre dans la mesure où elles sont déclenchées dans des conjonctures extrêmement spécifiques. Ce n'est qu'à un deuxième niveau de conscience et d'organisation, lui-même résultat de la lutte, que les résidents de différents foyers ont essayé de s'unir et d'établir une organisation revendicative permanente entre les foyers.

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On constate, il faut le dire, très peu de différences d'un type de foyer à l'autre (qu'il s'agisse de foyers publics, subventionnés par le FAS ou privés), aussi bien en ce qui concerne les conditions de logement que le type de gestion ou les luttes que cette gestion suscite. Les revendications concernent en général les conditions de logement à un niveau extrêmement élémentaire : installations sanitaires, nombre de personnes par chambre, propreté et entretien des locaux, prix du lit, etc. Elles se doublent le plus souvent d'une révolte contre les brimades de l'administration qui débouche fréquemment sur une demande de modification du règlement interne et de renvoi du gérant. En effet, l'affrontement est très violent et très personnalisé, et dès le moindre indice de protestation les gérants entrent personnellement dans le conflit en utilisant toute sorte de moyens, ce qui explique que la revendication relative au renvoi du gérant occupe très souvent le premier plan de l'action. L'autre grand chapitre des luttes dans les foyers d'immigrés a trait aux revendications concernant le relogement dans tous les cas où le foyer est menacé de démolition, ce qui est assez fréquent étant donné la vétusté des locaux et, surtout le recours des propriétaires aux travailleurs immigrés en tant que symptômes d'une dégradation appelant la rénovation urbaine. Dans ces cas-là les immigrés exigent un relogement au moins équivalent (du point de vue des loyers et de l'éloignement de leur lieu de travail) et, très souvent, ils demandent à être relogés ensemble, tous dans le même foyer. Cette revendication est d'ailleurs la plus difficile à satisfaire dans la mesure où le processus de relogement vise à disperser les noyaux qui ont opposé le plus de résistance à l'oppression dans les foyers. Le type d'organisation qui se constitue au cours du conflit joue un rôle déterminant dans le déroulement de celui-ci. En général il se crée un comité de locataires qui réunit des assemblées générales fréquentes et reste en contact quotidien avec les locataires du foyer où il se trouve installé. Toutefois, la répression dans les foyers est telle qu'il est parfois nécessaire d'accroître le rôle des comités de soutien extérieurs au foyer. Quand ce rôle est trop grand par rapport aux organismes de base constitués dans les foyers, la lutte se termine systématiquement sur une défaite : le cas du foyer d'Orly est particulièrement révélateur à cet égard. La grève des loyers, qui est l'arme la plus immédiate dont disposent les locataires, est la forme de lutte généralement adoptée. Elle se combine nécessairement avec l'occupation du foyer puisque, au bout d'un certain temps de non-paiement, l'occupation de fait devient illégale. Il s'agit en général de luttes de longue durée — la grève des loyers durant des mois et même des années —, et de luttes très dures, qui doivent affronter une répression considérable, tant individuelle (arrestations de dirigeants du

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mouvement comme dans le foyer de Saint-Denis, menaces, intimidations personnelles, recours aux ambassades, etc.) que collective (rondes de police, attaques de commandos fascistes, délogement violent par les forces de police, etc.). Or, malgré cette répression, les luttes des foyers d'immigrés sont menées avec une telle détermination qu'elles voient presque toujours leurs revendications satisfaites, même si ce n'est que partiellement. Elles aboutissent donc assez souvent à de légères améliorations des conditions de logement, en général au relogement dans des conditions équivalentes (c'est-à-dire tout aussi dégradées), et parfois au remplacement du gérant par un autre personnage du même calibre. C'est là que réside en quelque sorte le côté dramatique des luttes des foyers d'immigrés : extrêmement difficiles à mener et remarquables par leur audace et leur auto-organisation, elles modifient à peine la situation globale qu'elles combattent, même quand elles sont victorieuses. Il semble assez clair que leur enjeu réel, en termes de mouvements sociaux, est leur apport progressif à la mobilisation et à l'organisation des travailleurs immigrés autour de leurs revendications spécifiques et en articulation avec l'ensemble du mouvement ouvrier et populaire. C'est peut-être la raison pour laquelle une véritable vague répressive s'est abattue sur les foyers de travailleurs immigrés au début de l'année 1973, date de la fin de notre enquête documentaire. Car c'est à ce moment-là qu'en riposte à la circulaire Fontanet-Marcellin réglementant l'immigration de façon répressive à partir de septembre 1972, un mouvement de masse d'immigrés a émergé et s'est mis à engager des luttes dans les entreprises et dans les quartiers contre le statut même de l'immigré, pour l'égalité des droits de tous les travailleurs dans le travail, dans le logement et dans la condition de citoyen. Une telle offensive, se heurtant logiquement à une répression considérable qui n'empêche pourtant pas le développement du mouvement, représente un progrès considérable par rapport aux campagnes préalables pour les conditions de vie des immigrés, campagnes qui non seulement semblaient relever plus de la bienfaisance que de la politique mais qui, surtout, avaient un point faible fondamental : il s'agissait d'actions pour les immigrés et non pas des immigrés. C'est dire qu'elles ne duraient guère plus que le temps d'une indignation. (Ainsi en fut-il de la campagne lancée parallèlement par les syndicats et par des groupes d'extrême gauche pour protester contre la mort de jeunes travailleurs africains brûlés vifs, en janvier 1970, dans l'incendie de leur taudis clandestin dans une cave d'Aubervilliers. Malgré l'émotion sincère de la population parisienne et la mobilisation politique qui obligea le gouvernement à prendre des mesures... d'éviction des bidonvilles, cette action ne connut pas de suite organisée, les

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problèmes demeurèrent et il fallut attendre 1972-1973 pour que l'action énergique des immigrés eux-mêmes, en grande partie à travers les syndicats, pût avoir un début d'efficacité réelle sur le plan revendicatif.) D'autres luttes ponctuelles ont été menées par des immigrés dans des bidonvilles et cités de transit. Ainsi, par exemple, en 1971-1972 quelques familles du bidonville de Saint-Denis refusent de partir avant d'avoir la garantie d'être relogées de façon adéquate. Dans le bidonville de Sartrouville on fait la grève des «loyers» (!) pour obtenir le rétablissement de l'eau. Dans la cité de transit de Gennevilliers une campagne assez active, en novembre 1970, exige l'équipement scolaire de la cité, etc. Mais dans tous ces cas il s'agit, plus encore que dans les foyers, de protestations ponctuelles qui expriment davantage la révolte d'une population opprimée aux dernières limites qu'elles ne constituent une composante d'un mouvement revendicatif. La question qu'on devrait probablement aborder dans une recherche visant à établir la signification sociale des luttes menées par les immigrés pour leur logement serait de savoir comment des mouvements extrêmement décidés et à forte cohésion interne, qui ont pris naissance dans les foyers, peuvent être reliés et étendus à la fois aux autres luttes des immigrés et au mouvement revendicatif relatif au logement mené par l'ensemble de la population du quartier. Dans les campagnes contre la rénovation urbaine du V e et du XV e arrondissement la fusion des mouvements des foyers d'immigrés avec la résistance de l'ensemble du quartier a permis aux uns et aux autres d'obtenir des victoires sur un enjeu où la plupart des luttes ont échoué, mais la rareté de cette expérience montre bien que la difficulté d'une action unissant des Français et des immigrés demeure l'un des plus grands obstacles au développement du mouvement revendicatif des classes populaires. 1. 4. Les luttes dans les foyers de jeunes

travailleurs

Les mouvements de revendication et de protestation qui, sous des formes diverses, se sont développés à un rythme croissant dans les foyers de jeunes travailleurs (7) offrent un intérêt exceptionnel dans la mesure où ils articulent les contradictions propres aux conditions de logement, aux conditions de travail dans les entreprises et à l'oppression spécifique de la jeunesse. En effet, la plupart de ces foyers non seulement pratiquent des tarifs de pension qui impliquent une ponction considérable sur les salaires des jeunes travailleurs, mais encore et surtout appliquent des règlements intérieurs qui représentent le plus souvent l'expression directe d'une autorité parentale qui prend les tournures de celle d'un chef de personnel. Les résidents, eux,

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appellent cela d'un mot plus net : l'embrigadement, voire souvent l'encasernement. Dès lors il n'y a rien d'étonnant à ce que, doublement influencés par le mouvement de révolte de la jeunesse et par la relance du mouvement ouvrier, les résidents de ces foyers aient commencé à s'organiser dans des comités d'intérêts des résidents et à exprimer leurs revendications relatives, en particulier, au droit d'expression, au droit de visite, à la mixité des foyers. Mais l'entreprise n'était pas facile car le cumul des contradictions pesant sur ces jeunes et les poussant à la révolte est aussi en même temps un cumul d'assujettissements extrêmement forts : assujettissement au foyer, d'où l'on est expulsé au moindre incident alors que la difficulté de trouver un logement est considérable pour un jeune seul ; assujettissement à l'entreprise, car le comportement au foyer risque d'être immédiatement répercuté dans l'entreprise où l'on observe la socialisation des jeunes à l'acceptation de leur condition ouvrière ; enfin, assujettissement encore à la famille qui surveille de très près le départ dans la vie du jeune travailleur, lui-même très dépendant, psychologiquement et juridiquement, des rapports familiaux. Cet ensemble d'éléments explique le très lent départ du mouvement de lutte dans ces foyers et sa difficulté à se consolider ensuite, surtout si l'on considère qu'il s'agit là d'une situation transitoire, un pis-aller dont les jeunes cherchent à sortir aussi vite que possible. Ainsi, malgré toute une série d'actions, portant à la fois sur les libertés au foyer et contre l'augmentation des pensions dès 1970 (Foyers Cachan, La Plaine, Issy-les-Moulineaux, etc., en 1970; Foyers Bobillot, Masséna, Ledru-Rollin, Daviel, Vitry, etc., en 1971), et malgré la création d'un Comité inter-foyers permanent, où dominent des militants trotskystes, il faudra attendre 1972 pour qu'un véritable mouvement de masse prenne forme tant sur le plan de l'action que sur celui de l'organisation. De janvier à avril 1972, une quinzaine de foyers de la région parisienne font des grèves de loyers intermittentes et organisent des réunions pour appuyer leurs revendications, lesquelles concernent en particulier le droit d'affichage, le droit de visite et la qualité de la nourriture. La plupart de ces foyers sont gérés par l'Association pour le logement des jeunes travailleurs (ALJT), filiale de la Caisse des dépôts. En mai 1972 c'est le personnel des foyers qui se met en grève pour défendre ses revendications et va même jusqu'à occuper le siège de l'ALJT, avec l'appui de plusieurs comités de résidents. A la suite de cette action menée à travers ses organisations syndicales, le personnel des foyers est sévèrement réprimé (mises à pied, sanctions, etc.), tout en obtenant satisfaction sur plusieurs points essentiels. Les résidents organisent alors des assemblées de solidarité et créent un comité de soutien.

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C'est dans cette ambiance passablement agitée qu'en juillet 1972, pensant profiter de la démobilisation de la période des vacances, la direction de l'AUT décide une hausse des pensions, de 380 F à 420 F (par personne, bien sûr) avec une nouvelle augmentation de 30 F prévue pour le mois d'octobre. La réaction ne se fait pas attendre. Dès le 5 juillet, trois foyers (Gagny, Clichy et Épinay) commencent une grève : ils refusent de payer la hausse et remettent les loyers à un comité de grève constitué sur-le-champ et élu en assemblée générale. Ils organisent un Comité de liaison inter-foyers et prennent contact avec les organisations syndicales et politiques pour créer un comité de soutien. Le conflit se durcit des deux côtés dès le premier moment. La direction se prononce pour l'exclusion de certains grévistes des foyers et arrête la distribution des tickets de cantine. Les selfservices sont alors forcés. Les grévistes se rendent en délégation au siège central de la direction de l'AUT. Devant le refus de celle-ci de les recevoir, ils occupent le siège, dont ils sont expulsés par la police. __ Le foyer d'Épinay est alors occupé, et son directeur sequestré pendant quelque temps. Les résidents bloquent les chambres froides de l'économat où sont emmagasinées des marchandises pour l'ensemble des foyers. Leurs revendications ? Pas de hausse des pensions, levée des mesures d'exclusion. La police intervient dans le foyer pour récupérer les marchandises bloquées, mais c'est alors le foyer de Saint-Gratien qui est occupé, par solidarité, avec nouveau blocage de l'économat. Le mouvement s'étend. De nouveaux foyers sont en grève et/ou occupés : Argenteuil, Châtillon, Sarcelles. D'autre part, les appuis commencent à affluer : les Jeunesses communistes, la CGT, la CFDT, un comité de soutien formé par la CFDT, le PSU et la Ligue communiste. Le groupe communiste au Sénat intervient auprès d'Edgar Faure. Des meetings et des galas de soutien sont organisés. La direction du mouvement est assurée par le comité central de grève qui regroupe les délégués des comités de grève dans chacun des foyers. Devant une telle pression la direction de l'AUT (poussée par la Caisse des dépôts, semblerait-il) accepte de reconnaître le comité central de grève et de négocier avec lui le 20 juillet. Les représentants des résidents exposent leurs revendications : refus de la hausse des pensions ; suspension des mesures d'expulsion des foyers ; droit de visite permanent (vingt-quatre heures sur vingt-quatre) ; droit d'expression politique et syndicale (affichage, réunions, etc.). Les négociations piétinent car les résidents demandent comme préalable la levée des sanctions, ce que la direction refuse.

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Les foyers s'installent dans la grève : les résidents s'organisent en commissions (sécurité, nettoyage, propagande, etc.) coordonnées au sein du comité de grève ; ils organisent des soirées d'information et d'animation sur des thèmes extérieurs à leur lutte ; ils maintiennent des assemblées générales. A l'extérieur, des comités de soutien s'organisent, composés en général par des militants d'extrême gauche, le PSU et la CFDT. De son côté, la CGT organise avec de jeunes syndiqués une Association de défense des intérêts des résidents (ADIR) ayant une plateforme revendicative propre qui, outre des revendications économiques, exige la démocratisation de la gestion et l'animation de la vie des foyers. Enfin, la direction accepte de surseoir à toute sanction pendant la période des négociations alors que le tribunal qui avait été saisi de l'affaire renvoie son jugement au mois de septembre. Les négociations sont alors entamées. L'accord se fait bientôt sur les libertés politiques dans les foyers, sur des améliorations dans l'hébergement et la restauration. Le désaccord subsiste sur le droit de visite (accordé seulement à certains foyers) et sur la hausse des pensions. Pendant les négociations, des dissentions éclatent entre le comité central de grève où l'extrême-gauche est assez forte, d'un côté, et l'AUDIR, proche de la CGT, de l'autre. La direction de l'ALJT reconnaît plutôt le comité central de grève comme interlocuteur valable. Tout en négociant, elle continue à faire pression sur les résidents par un autre biais : le 27 juillet, des résidents du foyer de Clichy travaillant chez Citroën sont convoqués par la direction de l'usine qui les menace de licenciement au cas où ils poursuivraient l'occupation du foyer... Fin juillet, la direction de Î'ALJT rompt les négociations et revient sur les accords établis préalablement. Elle pose maintenant comme condition qu'il soit mis fin à l'occupation. En réalité, elle compte sur le mois d'août, pierre d'achoppement des mouvements sociaux dans la société de consommation... Et pourtant, la grève, l'occupation, les activités continuent malgré le départ de nombreux résidents. Les comités des différents groupes lancent un tract commun, ils se réunissent régulièrement, ils distribuent des bulletins de soutien, ils organisent des soirées de discussion et de cinéma. Au 1 er septembre, ce sont 400 résidents (au lieu de 250 en juillet) qui font la grève des loyers... De nouveaux foyers se joignent à la grève (Daviel, Ledru-Rollin) alors que d'autres, touchés à leur tour par la hausse, organisent la riposte. Mais à la fin de septembre, le mouvement commence à s'effriter, affaibli par un soutien syndical plutôt timoré (après que l'ADIR, soutenue par la CGT, ait été évincée des négociations) et par l'intransigeance de la direction de l'ALIT. Une nouvelle délégation des grévistes au siège de

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l'ALJT est cette fois reçue par la police qui opère un sévère matraquage, avec cinquante-quatre arrestations. En même temps, le mouvement se dégrade : à Epinay des éléments extérieurs qui se sont installés pendant les vacances en viennent à effectuer des déprédations. Conscient du rapport de forces, le comité central de grève appelle à mettre fin à la grève avec occupation le 2 octobre et entame de nouvelles négociations. C'est finalement le compromis, avec une victoire partielle des revendications exprimées. Les résidents obtiennent : le droit de visite vingt-quatre heures sur vingt-quatre à Ggagny et à Clichy ainsi que dans les autres foyers, sous réserve de l'accord des résidents ; la liberté d'expression politique et syndicale, à condition qu'elle soit réglementée ; la levée des sanctions ; la dissociation du prix de l'hébergement et de celui de la restauration dans le montant des pensions, dont, par contre, la hausse est maintenue. Était-ce là la cible du mouvement, ou s'agissait-il de la motivation raisonnable et légitime pour accrocher une révolte éprise de liberté ? En tout cas, la situation a bien changé dans les foyers de jeunes travailleurs depuis la grande lutte de l'été 1972. En particulier, le droit de visite y est largement reconnu, et la liberté d'expression y règne en fonction du rapport de forces réel instauré entre la direction et les «comités des intérêts des résidents» qui existent maintenant dans de nombreux foyers où ils organisent des activités culturelles et politiques et maintiennent une pression revendicative qui se généralise au moyen d'instances de coordination permanentes. La capacité d'organisation et de revendication des jeunes travailleurs a remis en cause l'existence même des foyers, car ceux-ci étaient basés sur le double principe de leur utilité dans la reproduction des rapports sociaux et de leur rentabilité économique mettant à profit la rareté des logements pour les jeunes. Or le premier principe a déjà été battu en brèche (ce qui ne va pas sans modifier l'intérêt que les entreprises ont à participer au financement des foyers), alors que la rentabilité économique est de plus en plus menacée par la pression revendicative croissante des résidents organisés. Ayant perdu l'initiative au niveau des rapports sociaux puisqu'elle ne peut plus faire respecter les règlements intérieurs, l'ALJT ne maintient les foyers ouverts que s'ils ne constituent pas une menace pour son propre équilibre financier. Ceci a des effets directs sur le mouvement des résidents, car celui-ci, lorsqu'il veut faire valoir ses revendications, se heurte à une direction plus encline à fermer le foyer qu'à négocier. L'action des résidents s'en trouve affaiblie d'autant. L'été 1973 illustre parfaitement cette contradiction. En effet, en juillet, quand l'ALJT augmente de nouveau le prix des pensions, plusieurs foyers se mettent en

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grève selon un processus tout à fait identique à celui de l'été précédent. Mais cette fois le mouvement ne dispose d'aucune force en face de l'ALJT qui, elle, se propose tout simplement de fermer les foyers en grève, et mettra sa menace en application au foyer de Gagny où les résidents ont décidé de ne pas céder. L'enjeu se déplace alors : d'une lutte relative à leurs conditions de logement, les résidents en viennent à se battre pour sauvegarder l'existence même de leur logement. Leur combat prend des formes très radicales : à la fermeture du foyer ils répondent par l'occupation de celui-ci jour et nuit. Expulsés par la police, ils occupent un logement vide en face, exigeant la réouverture du foyer, la réintégration de tous les résidents et la libération de ceux qui ont été emprisonnés lors de l'expulsion. Malgré la force de la mobilisation, l'écho large qu'elle va rencontrer (rassemblement devant le foyer fermé le 14 octobre 1973, distribution massive de tracts lors de la manifestation de la CNL de novembre 1973, meetings de soutien...), ils n'obtiendront pas satisfaction. Leur mouvement est confronté à l'attitude intransigeante de l'ALJT et à une répression très forte : intervention policière fréquente et attaques de commandos fascistes contre la maison occupée ; il souffre aussi de son isolement, les autres foyers, conscients de leur faiblesse face à une direction résolue à ne pas céder, ayant repris le paiement des pensions. Les emprisonnés seront libérés mais cette résistance se solde par une dispersion des résidents et un découragement très sensible des ex-résidents de Gagny et, par contrecoup, de l'ensemble des résidents combatifs des autres foyers. Les luttes dans les foyers de jeunes travailleurs paraissent donc avoir atteint un plafond qui ne peut être dépassé par le dynamisme interne du mouvement. Placées à la charnière des contradictions de classe et des contradictions urbaines, elles ne peuvent pas se développer au-delà du niveau d'articulation historique entre le mouvement ouvrier et les mouvements urbains. Leur intérêt est justement de préfigurer cette articulation et de l'étendre à de nouvelles sources de révolte. C'est aussi leur limite en tant que pratique historique concrète. 1.5. La défense de

l'environnement

Petit à petit, et malgré toutes ses contradictions, un mouvement écologique se constitue en France. Ambigu par définition, il rassemble, non seulement dans son organisation mais dans sa pratique, la défense du statut social des quartiers privilégiés avec la revendication des quartiers populaires visant à garder leurs derniers espaces verts. La question est trop complexe, et l'articulation entre l'idéologie des classes dominantes et les nouvelles revendications des classes

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dominées trop étroite, pour que nous nous risquions au moindre début d'analyse à partir d'observations rapides et partielles (8). Nous voudrions simplement rappeler les luttes concrètes à travers lesquelles s'est progressivement dessiné le profil de la question écologique dans la région parisienne. Une première série d'actions revendicatives apparaît avec les protestations soulevées contre une pratique, fort commode, qui consiste à condamner à mort un espace vert en milieu urbain très dense en y construisant un parking souterrain, nettement plus rentable et beaucoup plus fonctionnel pour une circulation automobile engorgée... Les habitants des quartiers parisiens ont en effet constaté que, une fois le parking construit, les arbres ne repoussent plus et que les espaces prétendus préservés deviennent des plages à gravillons où languit un rare gazon régulièrement replanté et strictement intouchajble. Quand on sait que les Parisiens ont droit chacun à 0,2 m 2 d'espaces verts, on comprend qu'il y ait eu de fortes mobilisations de quartier pour préserver quelques jardins et faire déplacer les parkings : square GastonBaty, square du Temple, square Jean XXIII (Notre-Dame), place Dauphine, place des Vosges, etc. La base pluriclassiste des intérêts en jeu a su mobiliser le Conseil de Paris, qui a cédé à la tentation d'écouter la population. Une autre série d'actions s'est portée plutôt vers la préservation de l'environnement physique et social de secteurs privilégiés dont l'isolement représente une garantie tant de qualité sociale que de valeur marchande. C'est, par exemple, le cas du hameau Boileau dans le quartier résidentiel d'Auteuil, dont l'association de défense a même obtenu la destruction d'un immeuble de six étages construit à l'emplacement d'un espace vert privé frappé de servitude à l'égard des heureux résidents de ce jardin intérieur réservé au cœur du XVIe arrondissement. Mais le meilleur exemple de la capacité de mobilisation des couches bourgeoises autour de ce thème, c'est celui de la lutte menée par les riverains de l'aérodrome touristique de Toussus-le-Noble contre l'extension du terrain d'aviation, susceptible de menacer quelque peu leur calme et surtout l'image de marque des pavillons résidentiels dont ils sont, en général, les propriétaires (9). Articulation des intérêts de promoteurs de résidences de prestige avec ceux de couches aisées cherchant à préserver leur domaine, de municipalités soucieuses de garder le cachet de leurs communes et de militants de gauche toujours prêts pour les bonnes causes, telle est la base d'un mouvement qui a pris une ampleur considérable et qui a obligé l'Aéroport de Paris à rectifier son projet — rectification, il est vrai, de pure forme dans la mesure où il était à peu près certain que l'extension de la piste pour avions d'affaires n'entraînerait pratiquement pas de bruit susceptible de gêner sérieusement le voisinage...

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On aurait tort, toutefois, d'assimiler toute action de défense du site à une croisade de milliardaires, car dans plusieurs cas l'ensemble des couches de la population s'est mobilisé pour sauvegarder une forêt ou une zone rurale contre la voracité de l'urbanisation et des axes de transport. C'est ainsi, par exemple, que la construction d'une bretelle d'autoroute dans la vallée de Chevreuse a dû se faire sous la protection des gendarmes, après que l'ensemble des organisations locales de Bures-sur-Yvette et son Conseil municipal aient lancé une vive campagne de protestation contre la destruction du site et que les premiers chantiers aient été occupés par la population. De même, la défense de l'environnement s'est articulée fortement à l'opposition manifestée par l'ensemble de la population envers une logique urbaine technocratique lors de deux grandes actions de masse qui ont duré longtemps : la défense de la Cité Fleurie et l'opposition à la construction de la voie express de la rive gauche. La Cité Fleurie, demeure d'artistes dans un jardin peuplé d'ateliers au cœur de Paris, apparaissait comme un privilège suranné à une époque où les promoteurs immobiliers deviennent avides de terrains. Menacée de démolition par un programme de rénovation urbaine privée, elle a cherché sa sauvegarde dans le cadre d'une double alliance : elle s'est appuyée, d'une part, sur la défense de l'ensemble de la profession artistique, y compris son aile contestataire du Front des artistes plasticiens, d'autre part, sur la population parisienne qui s'était vu offrir (seulement à ce moment-là..., il faut le remarquer) le libre accès aux jardins intérieurs et même aux ateliers d'artistes. La crise fut ouverte dès 1971 et semée de mille péripéties : malgré la très forte mobilisation populaire, l'appui du Conseil de Paris et du Ministère des affaires culturelles, aucun argument ne valait contre les puissances de l'argent et contre les tribunaux qui appliquaient la loi et le droit de propriété. Or la SEFIMA, société promotrice, avait tout acheté... Elle avait donc un droit absolu, y compris celui de démolir pour réaliser son programme. La résistance farouche des résidents, allant jusqu'à l'occupation des ateliers murés et l'affrontement avec la police, devait pourtant permettre de replacer le problème dans une nouvelle conjoncture politique (1974 et l'élection de Giscard d'Estaing) au sein de laquelle les exigences d'intégration idéologique semblent devoir sauver la Cité Fleurie... On pourrait établir un parallèle assez curieux avec l'opposition qui s'est manifestée contre le projet de la voie express rive gauche, axe autoroutier qui devait longer la Seine, parfaitement indifférent aux lieux de promenade et à l'histoire ou à la beauté des sites (Notre-Dame, l'île Saint-Louis, le pont Neuf...). Au-delà des valeurs culturelles mises en avant par les opposants au projet (parmi lesquels on trouve, outre les forces politiques de gauche,

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toutes les sociétés bien-pensantes de la bourgeoisie parisienne), il faut surtout signaler la parfaite indifférence du Conseil de Paris, et, derrière lui, du Préfet à tout argument qui ne fût pas d'ordre strictement fonctionnel et économique. On pourrait même parler d'entêtement, car des formules équivalentes sur le plan de la circulation ont été proposées à prix égal ou moindre, alors même que la levée de boucliers n'a cessé de croître de 1971 à 1974, jusqu'au moment où le changement de régime politique a permis, là aussi, une habile manœuvre tactique qui, enterrant le projet absurde de voie express rive gauche, permettait, d'un seul coup, d'amadouer les Parisiens, d'éviter des dépenses en période d'austérité et de donner un coup de semonce à un Conseil de Paris dominé par l'UDR. Quelqu'un disait-il que l'environnement n'est pas politique ? En tout cas, l'ambiguïté des questions écologiques n'a pas cessé de nous étonner : dans le champ des actions observées dans la région parisienne, ce qui est le plus extraordinaire, c'est de constater qu'alors qu'une telle thématique est largement légitimée, en particulier à travers les mass media, elle se heurte, très souvent, à un étouffement et une répression considérables, s'exprimant même au moyen de la violence policière. C'est ainsi, en particulier, que les différentes « manif's à vélo » organisées par les Amis de la Terre pour symboliser leur opposition au mode de vie techniciste, et qui ont connu un énorme succès du point de vue du nombre de participants, s'achèveront toujours en «ratonnades » des brigades spéciales de police malgré la modération et le ton « bon enfant » des manifestants. Faut-il voir là un nouvel excès de ce régime répressif et aveugle qu'a été le «système Pompidou» ? Ce n'est qu'une partie de la vérité. L'aspect à double tranchant des questions écologiques n'émergera qu'une fois dissipés le brouillard de l'idéologie dominante — la croissance zéro, en particulier (10) — et le réflexe sectaire de la tradition marxiste. La seule réponse valable sera celle qu'apportera la pratique. Nous veillerons à son enregistrement, au-delà des quelques symptômes que nous avons relevés, et dont nous avons tenu à faire état. 1.6. Les luttes pour le logement social Pendant toute la période que nous avons observée, il y a eu, au sujet du logement, de grandes luttes populaires, de caractère plus classique : hausse régulière des loyers, hausse bien plus vertigineuse des charges, autant d'atteintes au pouvoir d'achat des travailleurs, d'autant plus difficiles à enrayer qu'elles sont l'expression d'une politique globale et que toute riposte est très vulnérable. En effet, le locataire est seul face à son propriétaire, lequel

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d'observation

dispose de moyens de pression très puissants (huissiers, expulsions, suppression de l'allocation logement...). De plus, il n'y a rarement qu'un seul propriétaire, même dans des ensembles d'habitation collectifs, ce qui constitue un obstacle objectif à la constitution d'une force de résistance collective. Hormis les grandes campagnes nationales de la CNL, telle celle menée sous forme de pétitions, délégations, manifestations contre l'institution d'un surloyer dans les HLM en 1969-1970, telle la mobilisation de l'automne 1973 contre la hausse des loyers et la pénurie de logements sociaux concrétisée lors d'une manifestation dans les rues de Paris en octobre 1973, c'est surtout dans les ensembles d'habitation collectifs que naissent les luttes de masse contre les loyers et les charges. En effet, la présence du ou des propriétaires y est en général plus directe, la solidarité parvient plus facilement à s'exprimer de façon collective. Presque toujours animées par les Amicales de locataires de la cité, souvent affiliées à la CNL, elles prennent en général la forme de grèves des augmentations (les locataires décident de continuer à payer leurs loyers à l'ancien taux), ou de grève totale des loyers (qui sont alors perçus par l'Amicale) : ainsi, à Montreuil, en juin 1971, où cent soixantequinze mille familles refusent de payer une augmentation de 20 % de leurs loyers ; ainsi à Vigneux où soixante pour cent des locataires ne paient pas l'augmentation des loyers et des charges, comme à la Grande-Borne, dans l'Essonne, où les locataires décident la grève de la majoration de 10 % des loyers en février 1972, comme à Aulnay où les familles arrêtent de payer les charges en août 1971 (en fait, loyers et charges ne sont pas très élevés dans cette cité ouvrière, mais les locataires s'interrogent sur l'utilisation des charges perçues, vu l'état de la cité se détériorant chaque jour), comme à Epinay-sous-Sénart où les locataires obtiennent du propriétaire un remboursement de quatorze millions après une grève de la régularisation annuelle des charges (voir ce que nous en disons plus loin). Ces luttes ponctuelles ont en général des objectifs strictement économiques et visent à réduire le taux d'effort des classes populaires concernant leur logement. Elles s'articulent cependant de façon très directe à des campagnes générales en faveur du logement social, menées par les associations revendicatives, syndicats et partis politiques de gauche, qui visent à infléchir la politique de logement de l'État et à proposer des solutions alternatives réalisables par un gouvernement de gauche. Ces mouvements apparaissent ainsi comme un lieu d'observation privilégié du rapport entre revendications économiques et lutte politique des classes populaires. Les luttes urbaines que nous venons de présenter sont loin d'avoir été les seules ou même les plus représentatives du point de vue de l'appui qu'elles ont reçu de la population. Nous les avons

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signalées de façon particulière parce qu'elles nous semblent porteuses d'une certaine signification sociale, mais ce jugement — ce préjugé, diront certains — doit être soumis à l'épreuve de la pratique et de l'enquête que nous entreprenons. C'est la raison pour laquelle nous tenons à signaler toutes les actions que nous avons été en mesure de recenser sur documents dans la région parisienne pendant la période où s'est déroulée notre enquête, le rôle du sociologue n'étant pas de raconter l'histoire à sa façon, mais d'essayer de déceler les tendances profondes porteuses d'avenir dans l'amas des pratiques historiques qui s'imposent à lui et qu'il doit commencer par enregistrer. Ainsi relevons-nous, dans la liste qui suit, les principales luttes urbaines qui ont eu lieu dans la région parisienne entre 1968 et 1974. LUTTES RECENSÉES DANS LA RÉGION PARISIENNE DE 1968 A 1974 I.

TRANSPORTS

1. Lutte contre la hausse des tarifs des transports en commun de la région parisienne (février 1970) 2. Lutte contre la hausse des tarifs des transports en commun de la région parisienne animée par la Fédération des comités d'usagers des transports en commun de la région parisienne (février 1970, août 1971) 3. Lutte contre la hausse des tarifs des transports en commun de la région parisienne animée par le Cartel pour l'amélioration des transports en commun (novembre 1970, août 1971) 4. Bataille pour le «métro gratuit» (février 1970, avril 1971) 5. Lutte contre la double tarification sur le prolongement de la ligne de métro n° 8— Val de Marne (septembre 1970) 6. Lutte pour la prolongation de la ligne de métro n° 5 — Val de Marne (1971) 7. Lutte pour la prolongation de la ligne de métro n° 13 — Seine-Saint-Denis (19701971) 8. Lutte pour l'amélioration des conditions de transport — Igny (1970-1971) 9. Lutte pour la mise en service d'une voie ferrée — Achères (1972) 10. Lutte contre la navette sur la ligne de métro n°3 — Paris (avril 1971) II. Lutte pour l'amélioration des conditions de transport — Sarcelles (1970-1971) 12. Lutte pour l'amélioration des conditions de transport — Paris, XVIII e (1970-1971) 13. Lutte pour l'amélioration des conditions de transport — Paris XXe (1970-1971) 14. Lutte pour un système de transport gratuit pour les travailleurs de la CIT Keller — Paris XV« (avril 1971) 15. Lutte pour la priorité aux transports en commun — Paris Ve, VIe et IIe (janvier 1971) 16. Lutte pour l'amélioration des conditions de transport — Plessis-Robinson (1970-1971) 17. Lutte contre les tarifs et les horaires de cars privés — Cité des Ormolteaux, Aulnaysous-Bois (1970-1971) 18. Lutte contre les tarifs et les horaires de cars privés — Cité d'Aulnay 3000, Aulnaysous-Bois (1970-1971) 19. Lutte pour l'amélioration des conditions de transport — Nanterre (1970-1971) 20. Lutte pour l'amélioration des conditions de transport — Maisons-Alfort et Créteil (1970-1971) 21. Lu^te pour l'amélioration des conditions de transport — Thiais (1970-1971) 22. Lutte pour l'amélioration des conditions de transport — Argenteuil (1970) 23. Lutte pour l'amélioration des conditions de transport — Bondy (1970-1971) 24. Lutte pour la priorité aux transports en commun — Lilas Romainville (1970-1971) 25. Lutte pour l'amélioration des conditions de transport — Montreuil (1970-1971)

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26. Lutte pour l'amélioration des conditions de transport — La Celle-Saint-Cloud (19701971) 27. Lutte pour la création d'une navette reliant la Cité Beauregard aux gares de la Châtaigneraie et de Vaucresson — La Celle-Saint-Cloud (1970-1971) 28. Lutte pour l'amélioration des conditions de transport — Champigny (1970-1971) 29. Lutte contre la hausse des tarifs des transports en commun — Courbevoie (1970-1971) 30. Lutte pour l'amélioration des conditions de transport — Plaisir (1970-1971) 31. Lutte pour l'amélioration des conditions de transport — Villepreux-sous-Bois et Clayes-sous-Bois (1970-1971) 32. Lutte pour la modification des horaires de train — Mantes-la-Jolie (mai 1972) 33. Lutte pour un abri-bus — Stains (février 1972) 34. Lutte pour la création d'une ligne d'autobus — Bas-Meudon (juillet 1972) 35. Lutte pour le maintien d'une ligne d'autobus — Ile-Saint-Denis (juillet 1972) 36. Lutte contre la hausse des tarifs des transports en commun dans la région parisienne (mai 1973) 37. Lutte pour la priorité aux transports en commun — Paris (juin 1973) II. LOGEMENT

DES TRAVAILLEURS

IMMIGRÉS

Luttes des travailleurs immigrés contre leurs conditions de logement dans les foyers 38. 39. 40. 41. 42. 43. 44. 45. 46. 47. 48. 49. 50. 51. 52. 53. 54. 55. 56. 57. 58. 59. 60. 61. 62. 63. 64. 65.

Foyer privé — Ivry-sur-Seine, Val de Marne (mai 1969-décembre 1970) Foyer ASSOTRAF — Saint-Denis, Seine-Saint-Denis (juillet 1969-juin 1974) Foyer Bâtiments et Métaux — Aulnay-sous-Bois (début 1970) Foyer SOUNDIATA — rue de la Croix-Nivert, Paris XVe (juillet 1970-juin 1971) Foyer ASSOTRAF — Avenue Lénine, Pierrefitte (janvier 1970-décembre 1970) Foyer rue du Commandant-Rivière — Suresnes (1971) Foyer LAMA —rue Léon-Gaumont, Paris XXe (juin 1971-1972) Foyer Bisson —Paris XX' (août 1971-janvier 1973) Foyer Riquet —Paris XIX e (1971-janvier 1973) Foyer Bâtiments et Métaux — Voie des Saules, Orly (juillet 1972-septembre 1972) Foyer rue Landry — Montreuil (1971) Foyer SONACOTRA — Aubervilliers (1972) Foyer AFRP — Pré-Saint-Gervais (1972) Foyer rue Nordman — Paris XIIIe (juin 1971-février 1972) Foyer CAMA —Avenue de la République, Montreuil (1972) Foyer impasse Lefort —Paris XVIIIe (1972) Foyer SOUNDIATA — Rue Raymond-Losserand, Paris XIVe (mai 1973) Foyer rue de l'Égalité — Bagnolet (1973) Foyer rue Mathurin-Moreau — Paris XIXe (1973-1974) Foyer rue de Flandre — Paris XIXe (1973-1974) Campagne contre les conditions de logement des travailleurs immigrés après la mort de cinq d'entre eux dans un garni d'Aubervilliers — région parisienne (janvier 1970) Campagne contre les conditions de logement des travailleurs immigrés à Puteaux (mars 1972) Lutte contre la coupure de l'eau — Bidonville de Sartrouville (mai 1970) Lutte pour un relogement à Ivry— Bidonville d'Ivry (1972) Lutte pour un relogement en HLM — Bidonville des Coudreaux (octobre 1972) Lutte contre les conditions de relogement — Bidonville de Saint-Denis (1971-1972) Lutte pour l'équipement scolaire de la cité de transit de Gennevilliers (mai 1966novembre 1970) Lutte contre la disparition de la cité de transit de Gennevilliers (avril 1974)

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III. FOYERS

DE JEUNES

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TRAVAILLEURS

66. Lutte contre l'augmentation des pensions — Foyer Cachan (février 1970) 67. Lutte contre les conditions de logement — Foyer de la Plaine, Issy-les-Moulineaux (avril 1970) 68. Lutte pour le droit d'expression et de visite — Foyer Ledru-Rollin, Paris XIIe (maijuin 1970) 69. Lutte sur les conditions de logement — Foyer Bobillot, Paris XIII e (printemps 1971) 70. Lutte pour le droit d'expression et de visite — Foyer Masséna, Paris XIII e (maijuin 1971) 71. Lutte pour le maintien des chômeurs au foyer—Foyer Ledru-Rollin, Paris XIIe (avril-mai 1971) 72. Lutte contre l'augmentation des pensions et pour le droit de visite — Foyer Daviel, Paris XIII e (octobre-novembre 1971) 73. Lutte contre l'augmentation des loyers — Vitry-sur-Seine (octobre 1971) 74. Lutte pour le droit d'expression et le droit de visite dans plusieurs foyers de la région parisienne — Sarcelles, Clichy, Epinay, Saint-Denis, Saint-Ouen, Fontenay, LedruRollin, Daviel, Masséna, Don Bosco, 'Bobillot, Hauts-de-Belleville, Marx-Dormoy (janvier-avril 1972) 75. Lutte contre le déménagement du foyer — Foyer ALTI, Val Fourré, Mantes-la-Jolie (juin 1972) 76. Lutte contre l'augmentation des pensions, pour le droit de visite et d'expression dans les foyers ALJT de la région parisienne — Clichy, Ëpinay, Gagny, Saint-Gratien, Argenteuil, Chatillon-sous-Bagneux, Sarcelles, Fontenay, foyer de la Santé à Paris XIII e (juillet-octobre 1972) 77. Lutte contre l'augmentation des pensions — Foyer de Creil Plateau (mai 1973) 78. Lutte pour le droit de visite et d'expression — Foyer des Benards, Fontenay-aux-Roses (mai 1973) 79. Lutte contre les conditions de logement — Foyer Masséna, Paris XIII e (mai 1973) 80. Lutte contre l'augmentation des pensions dans les foyers ALJT de la région parisienne (juillet-septembre 1973) 81. Lutte contre la fermeture du foyer ALJT de Gagny (octobre-novembre 1973) IV. LE LOGEMENT

SOCIAL

(sauf les luttes des grands ensembles de Sarcelles et du Val d'Yerres et le mouvement d'occupation des logements vides) Luttes sur le coût du logement 82. Lutte pour le bail — cité La Fontaine, Bagneux (1968) 83. Campagne contre le surloyer HLM — Région parisienne (1969-1970) 84. Lutte contre l'augmentation des loyers ILN — «Mouille-Bœufs», Plessis-Robinson (janvier 1970) 85. Lutte contre la « supercaution » — Grand ensemble d'Antony (octobre 1969) 86. Lutte sur les charges — Châtenay-Malabry (septembre 1969) 87. Lutte pour l'amélioration du bail — Ensemble SCIC du Bas-Coudroix, Sceaux (avril 1969) 88. Lutte contre l'augmentation des loyers et des charges — Vigneux (avril 1970) 89. Lutte sur l'utilisation des charges dans la Cité d'Aulnay 3000 — Aulnay-sous-Bois (1971) 90. Lutte contre l'augmentation des loyers — Cité RIVP, Montreuil (juin 1971) 91. Lutte contre l'augmentation des loyers — La Grande-Borne, Grigny (février 1972) 92. Lutte contre le montant des charges et leur répartition — Maine-Montparnasse, Paris XIVe (1972) 93. Lutte contre des charges abusives —Rue des Dames, Paris XVIIe (1972) 94. Lutte sur les charges de chauffage — Ensemble IRPP, Meudon (avril 1972) 95. Lutte contre l'augmentation des loyers et des charges — Cité Pierrelatte, Bagneux (février 1972)

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Délimitation

du champ

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96. Lutte contre des charges abusives —Rue Finlay,Paris XVe (février (1973) 97. Lutte contre des charges abusives —HLM du Bois-Labbée, Champigny (janvier 1974) Luttes pour la création de logements sociaux 98. Campagne pour la création de logements sociaux en Seine-Saint-Denis (juin 1971) 99. Lutte pour le déblocage de la rénovation — Ivry-sur-Seine (juin 1972) 100. Campagne pour la création de logements sociaux dans les Hauts-de-Seine (juin 1972) 101. Campagne pour la création de logements sociaux à Levallois (mai 1972) Campagnes pour le logement social 102. 103. 104. 105. 106. 107. 108. 109. 110. 111. 112.

Seine-Saint-Denis (mai 1969) Région parisienne (juin 1971) Boulogne-Billancourt (juin 1972) Malakoff (juin 1972) Sèvres (juin 1972) Hauts-de-Seine (juin 1972) Seine-Saint-Denis (juin 1972) Val-de-Marne (novembre 1972) Val-de-Marne (mai 1973) Hauts-de-Seine (mai 1973) Région parisienne (octobre 1973)

V. LES ÉQUIPEMENTS

COLLECTIFS

113. Lutte pour la création d'équipements culturels — La Fosse-aux-Astres, Villeneuvela-Garenne (mai-novembre 1970) 114. Lutte pour la construction d'un hôpital — Villeneuve-Saint-Georges (juillet 1970) 115. Lutte pour la réalisation d'équipements collectifs sur le terrain de l'hippodrome de Saint-Cloud — Saint-Cloud (juillet 1970) 116. Lutte pour la création d'équipements collectifs et la préservation d'un parc — Charonne, Paris XIe (décembre 1970) 117. Lutte pour la réouverture d'une piscine — Cité HLM La Forêt, Montgeron (mai 1971) 118. Lutte pour la création d'espaces de jeux pour enfants — HLM Curial-Cambrai, Paris XIXe (juillet 1971) 119. Lutte pour la création d'équipements socio-éducatifs pour les jeunes — Cité des Ulis, Orsay (juillet 1971) 120. Lutte pour la création d'équipements collectifs — La Grande-Borne, Grigny (octobre 1971) Equipements scolaires 121. Lutte pour la construction d'un lycée et d'un établissement d'enseignement technique — Ëpinay (février 1969) 122. Lutte pour la construction du lycée intercommunal — Clamart, Châtillon, Fontenay (février 1969-décembre 1971) 123. Lutte pour la création d'équipements scolaires — Sainte-Geneviève-des-Bois (décembre 1969) 124. Lutte pour l'équipement scolaire — Bagneux (mai 1970-1972) 125. Lutte pour la création d'un Collège d'enseignement secondaire — Ile-Saint-Denis (février 1971-février 1972) 126. Lutte pour la construction d'une École normale d'instituteurs — Antony (mai 1971) 127. Lutte pour le financement du CES Langevin — Bagnolet (décembre 1973) Crèches et garderies 128. Lutte pour l'ouverture d'une crèche gratuite — Surville (décembre 1970)

La conjoncture historique

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129. Lutte pour l'amélioration de la crèche et l'ouverture d'une garderie d'enfants — Hôpital de Clamart, Clamart (mai 1972) 130. Lutte pour la création d'une crèche collective — Le Val Fourré, Mantes-la-Jolie (juin 1972) 131. Lutte pour la création de crèches — Paris VI e (juin 1972) 132. Lutte pour l'ouverture d'une halte garderie — Rue de Flandre, Paris XIX e (mars 1973) Sécurité des équipements collectifs 133. Lutte pour la sécurité consécutive à l'effondrement d'un escalier — Clos de Verrières, Verrières-le-Buisson (avril 1969) 134. Lutte sur la sécurité consécutive à l'explosion d'une tour — Argenteuil (décembre 1971) 135. Lutte pour la sécurité dans les établissements scolaires — Région parisienne (1973) VI.

RÉNOVATION

Lutte contre la rénovation publique de Belleville — Paris XXe (1969-1970) Lutte contre la rénovation privée dans le Ve arrondissement (1970-1973) Lutte contre la rénovation publique dans le XIII 1 arrondissement (1970-1971) Lutte contre la rénovation publique et privée dans le XVe arrondissement (19701971) 140. Lutte contre la rénovation publique des Halles (1970-1971) 141. Résistances aux expulsions consécutives à la rénovation publique et privée — Issyles-Moulineaux, rue Quincampoix à Paris IV e , Saint-Denis, Sartrouville, Suresnes (1968-1973) 136. 137. 138. 139.

VII.

ENVIRONNEMENT

142. Lutte contre le bruit de l'aéroport d'Orly — Communes avoisinant Orly (1967-1973) 143. Lutte contre la construction d'un parking à la place des Vosges — Paris IV e (juillet 1969) 144. Lutte contre les poussières provenant d'une cimenterie — Mantes-la-Jolie (octobre 1969) 145. Lutte contre les émanations provenant d'une entreprise — Saint-Ouen (décembre 1969) 146. Lutte pour la préservation de la place Dauphine — Paris I er (décembre 1969) 147. Lutte contre le projet de viaduc — Avenue de Neuilly, Paris (octobre 1969-juin 1972) 148. Défense du site de la vallée de la Bièvre (septembre 1969) 149. Lutte contre le tracé de l'autoroute A 4 — Champigny-sur-Marne (1970-1974) 150. Lutte pour la création d'un espace vert—Maine-Montparnasse, Paris XIV e (19701972) 151. Lutte contre le parking souterrain du square Jean XXIII — Paris IV e (marsnovembre 1970) 152. Lutte contre la construction d'un échangeur de l'autoroute AIO — Bagneux (juin 1970) 153. Lutte pour la préservation du square du Temple — Paris III e (juin 1970) 154. Lutte pour la préservation du square Louvois — Paris II e (juin 1970) 155. Lutte pour la préservation du square Gaston-Baty — Paris XIV e (septembre 1970) 156. Lutte contre le projet d'autoroute A17 — Montreuil (octobre 1970) 157. Lutte pour la préservation d ' u n espace vert — Rue de Charonne, Paris XI e (décembre 1970) 158. Lutte pour la préservation d ' u n espace vert privé — Hameau Boileau, Paris XVI e (1970) 159. Lutte contre la construction d'un viaduc autoroutier — Auvers-sur-Oise (mars 1971) 160. Lutte pour la préservation d ' u n espace vert privé — Ilot La Cretelle-Firmin Gillot, Paris XVe (1971) 161. Lutte pour la préservation de la Cité Fleurie — Paris XIII e (1971-1974) 162. Lutte pour les espaces verts — Ménilmontant, Paris XX e (juin 1971)

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Délimitation du champ d'observation

163. Lutte contre la construction d'un viaduc dans le parc de Saint-Cloud (décembre 1971) 164. Lutte pour la sauvegarde du Bois de Verneuil (juin 1971) 165. Lutte pour la construction d'une déviation routière —Le Perray-en-Yvelines (1971) 166. Lutte contre le bruit de l'aéroport de Roissy-en-France — Communes avoisinant Roissy-en-France (1971-1974) 167. Lutte contre la voie express rive gauche — Paris (1971-1974) 168. Lutte pour la préservation de la vallée de Chevreuse (janvier-août 1972) 169. Lutte contre l'extension de l'aéroport de Toussus-le-Noble (1971-1974) 170. Lutte pour la construction du Réseau express régional —Fontenay-sous-Bois (1972-1974) 171. Campagne contre l'automobile — Paris (1972-1974) 172. Campagne contre la pollution — Paris (1972) 173. Lutte contre le stockage souterrain d'hydrocarbures — Porcheville (novembre 1972) 174. Lutte contre le bruit de l'autoroute C6 — Bagneux (décembre 1972) 175. Lutte»contre le projet de métro en viaduc — Malakoff, Châtillon (1972) 176. Lutte pour la préservation d'un espace vert — Ensemble du Petit-Vitry, Vitry-surSeine (juin 1973) 177. Lutte pour l'abandon de la piste n°6 d'Orly —Orly, Vitry-sur-Seine (février 1974)

2. Analyse des tendances générales des luttes urbaines dans la région parisienne : leurs composantes et leurs effets sociaux La lutte urbaine, en tant que pratique sociale, est un effet de la structure sociale (dont la structure urbaine fait partie) sur ellemême, ce qui revient à dire que la dite structure n'est rien d'autre que l'organisation de l'ensemble des pratiques qui la composent. Or, à partir du moment où nous essayons de comprendre les luttes urbaines dans une telle perspective, il apparaît assez clairement qu'il faudra, à la fois examiner les effets que chaque type de pratique produit sur la structure sociale (ce que nous avons appelé les «effets urbains», les «effets politiques» et les «effets idéologiques » dans notre schéma théorique) et les déterminants de la structure iaterne de chaque type de pratique, défini lui-même par une certaine combinaison des caractéristiques des éléments qui composent la pratique de lutte. Nous étudierons donc dans un premier temps comment la structure sociale et la structure urbaine déterminent les éléments caractéristiques de chaque lutte : le type d'organisation ; le type de revendicatioii ou d'exigences ; la forme de lutte adoptée par les forces sociales en présence. Nous verrons ensuite l'interaction de ces éléments caractéristiques : ainsi, en particulier, il faudra expliquer l'important effet du type d'organisation sur le type de revendication et sur les formes de lutte ; ou, encore, mettre en correspondance les formes de lutte des classes dominantes et celles des classes dominées. A partir des régularités constatées dans cette analyse nous pourrons dégager certains types de processus de lutte, unissant ainsi à l'analyse en termes de variables l'étude de l'influence de la structure interne des processus sur la structure sociale.

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Enfin, nous examinerons la production sociale des effets urbains, politiques et idélologiques, à la fois en fonction des déterminants de la structure sociale et de la structure urbaine et en fonction des éléments caractéristiques des pratiques de lutte. L'observation des interactions entre les différents types d'effets — urbains, politiques, idéologiques — dessinera la trame d'ensemble du processus social analysé. C'est à partir de ces analyses menées en paliers successifs que nous serons en mesure de réfléchir sur les grandes tendances des luttes urbaines dans la région parisienne et sur leur impact dans les mouvements sociaux. Nous commencerons en précisant quelques points méthodologiques spécifiques de cette analyse des tendances générales des luttes urbaines dans la région parisienne. 2.1. Remarques méthodologiques sur l'analyse générale luttes urbaines dans la région parisienne

des

L'objet de cette analyse est de systématiser quelque peu les impressions qui se dégagent de la connaissance directe et de la documentation que nous avons accumulée sur les luttes urbaines dans la région parisienne entre juin 1968 et le début de 1973. Plutôt que de nous en tenir à des illustrations d'opinions, nous avons préféré régulariser notre procédure d'observation, et procéder à un premier traitement statistique des régularités constatées, en guise de pré-enquête. Nous avions accumulé toute une série d'informations sur quelque deux cents luttes dans l'ensemble de la région parisienne, sur la base de trois sources principales : — Un dépouillement systématique des journaux suivants, auxquels nous avons pu avoir accès : Le Monde, L'Humanité, Tribune Socialiste, Rouge, Révolution, Lutte Ouvrière, La Cause du Peuple, APL (Agence Presse Libération), Libération, L'Aube Nouvelle (hebdomadaire d'information des Hauts-de-Seine), Le Réveil (hebdomadaire d'information de Saint-Ouen, Ëpinay, Ile Saint-Denis. Ces journaux ont été dépouillés pour toute la période considérée (quatre ans et demi) et les informations qu'ils contenaient sur chaque lutte, répertoriées sur des fiches. — Un dépouillement de documents, tracts et dossiers d'organisations politiques et syndicales, nationales et locales. — La connaissance directe des problèmes faisant l'objet de notre étude. En particulier, les luttes sur la rénovation urbaine ont été classées à partir des enquêtes effectuées lors d'une recherche préalable menée par notre équipe (11). Malgré l'étendue de ces sources, nous n'avons pu obtenir des informations sûres et complètes que pour 109 luttes. Ce sont elles

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d'observation

qui ont fait l'objet du classement. Et encore, là, dans quelques cas, certaines variables n'ont pas pu être codées. Cette population est donc exhaustive au sens où elle ne constitue pas un échantillon. Il s'agit de toutes les luttes pour lesquelles nous avons pu obtenir une information suffisante. Il est clair qu'elles ne constituent pas la totalité des luttes urbaines qui se sont déroulées dans la région parisienne, car chaque fois que nous avons pu mener une enquête approfondie sur un terrain particulier, nous avons découvert de nombreuses actions revendicatives qui n'avaient pas laissé de trace écrite au-delà du tract local, quand il y en avait. Par ailleurs il y a un biais dans la population constituée, à savoir le poids trop grand de la ville de Paris, car les actions menées en banlieue sont plus locales, moins spectaculaires et, de ce fait, moins connues. En tout état de cause il faut insister sur le caractère de préenquête que revêt cette partie de notre analyse, visant avant tout à reconnaître le terrain de notre recherche et à susciter quelques hypothèses suffisamment spécifiques basées sur l'observation de quelques tendances générales. En effet, si nous prenions pour définitifs les résultats établis au moyen de cette première reconnaissance de notre objet, notre recherche serait terminée avant même de commencer : plus besoin de faire des études approfondies sur tel ou tel terrain ou mouvement, sur tel enjeu particulier ou sur l'une des formes de lutte. Or, il est clair qu'il s'agit dans notre esprit d'un point de départ visant à esquisser un panorama général, même imprécis, avant de nous confronter à la particularité de chaque enjeu et de chaque cas. Mais il nous a semblé extrêmement utile de réunir les résultats de cette préenquête sur documents sous forme d'une première analyse qui, à la fois, esquisse les tendances historiques, habitue à une certaine méthode de traitement de l'information, soulève des questions et suggère des réponses, que seule une véritable recherche, comme celle que nous présenterons par la suite sur le logement d'abord, sur les transports après, sur d'autres enjeux dans l'avenir, sera en mesure de vérifier, rectifier et enrichir. Enfin, nous renvoyons à notre introduction méthodologique générale pour tout ce qui concerne la présentation de la grille, les critères de classement et les méthodes de traitement de l'information. 2.2. Structure de classe, système luttes urbaines

urbain et composantes

des

Nous essaierons, d'abord, d'établir la façon dont le contenu de classe d'une pratique de lutte, en interaction avec la place de l'enjeu dans le système urbain, détermine ses composantes. Pour des raisons de commodité — et de clarté de l'exposé — nous étu-

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dierons l'effet du contenu de classe sur l'ensemble des caractéristiques des luttes, ensuite l'influence des enjeux urbains, enfin leur interaction. a) En ce qui concerne le rapport entre la structure de classe et le type d'organisation, nous nous trouvons devant la régularité suivante : l'organisation de type économique est appelée par une situation de classe à dominante ouvrière qui se reproduit en tant que force sociale ; l'organisation de type politique repose sur une situation de classe pluriclassiste qui se reproduit aussi en tant que force sociale ; enfin, l'organisation de type idéologique correspond à une force sociale à hégémonie d'étudiants. De telles observations appellent plusieurs remarques. Peut-on parler d'un certain «économisme» ouvrier, d'un certain «politisme» de classe moyenne et d'un certain «idéologisme» étudiant? Nous ne le pensons pas, car il ne s'agit pas d'orientations idéologiques ni même du contenu des revendications, mais d'organisations. Or, de ce point de vue, que sait-on dans la conjoncture française examinée ? Tout d'abord, que les luttes revendicatives essentielles, cristallisées dans des organisations «économiques», sont menées par la classe ouvrière ; ensuite, que l'ensemble des formations politiques ayant une présence nationale ne tablent pas seulement sur une fraction de la population, mais qu'elles recherchent et obtiennent une base pluriclassiste ; enfin, que les mouvements proprement idéologiques recrutent surtout à partir de la révolte de la jeunesse qui s'exprime, en termes de situation de classe, par une importante présence étudiante. Donc, d'une certaine façon, nos observations ne proviennent pas d'une quelconque règle générale des « mouvements sociaux urbains», mais d'une relation historique conjoncturelle entre situation de classe, force sociale et caractéristiques des organisations, que l'on aurait pu trouver de façon similaire dans d'autres domaines de la pratique sociale. Ceci n'enlève en rien de l'importance à cette observation car le type d'organisation est une variable fondamentale pour l'ensemble de la lutte et elle est ellemême dépendante — fût-ce par un effet de conjoncture — de la structure des classes, d'après les relations établies. b) L'émergence du type de revendication à la base de la lutte exprime une opposition plus tranchée dont le rapport avec la situation de classe et la force sociale est plus direct. D'une part, la base à dominante ouvrière, et transformée en force sociale d'où les étudiants sont absents, favorise l'apparition de revendications relatives à la reproduction de la force de travail alors que la présence d'étudiants dans la force sociale suscite des revedications axées sur les rapports sociaux. C'est à partir de là que l'on peut parler d'une exigence d'un caractère revendicatif plus économi-

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du champ

d'observation

que ou plus idéologique en fonction de l'appartenance de classe. D'autre part, ce résultat est renforcé par sa liaison entre une base ouvrière, sans étudiants dans la force sociale, et le caractère immédiat de la revendication. En ce sens, plus une base est ouvrière et plus son rapport à la lutte urbaine se fait en termes de revendications pressantes plutôt que tendant à la réorganisation de la reproduction de la force de travail. Or l'inverse n'est pas vrai : ce ne sont pas les étudiants constitués en force sociale qui élèvent le niveau de la revendication à l'exigence d'une réorganisation. Il n'y a pas de liaison spécifique entre la situation des classes dominées et ce niveau de revendication, la seule liaison que l'on constate étant celle de l'intervention de l'appareil d'État plutôt que du capital pour traiter le conflit, ce qui n'est pas une détermination mais une covariation dans la mesure où une revendication de réorganisation urbaine appelle en règle générale l'intervention de l'État, agent privilégié de la gestion du système. c) La détermination des formes de lutte, tant pour les classes dominées que pour les classes dominantes, est un élément fondamental pour comprendre l'ensemble du processus. En effet, ce sont les formes d'intervention adoptées qui révèlent pratiquement l'importance réelle accordée à l'enjeu dans chaque conjoncture. Ceci est vrai, en particulier, pour les cas où les classes dominantes font appel à la répression, forme de lutte qui définit assez largement l'issue du mouvement. Pourtant l'essentiel n'est pas tellement de comprendre pourquoi un mouvement réprimé n'aboutit pas (au moins sur le plan revendicatif), ce qui semble aller de soi, mais pourquoi la répression a lieu. Or, d'après nos données, cette répression semble être liée à deux caractéristiques sociales des classes dominées : une base ouvrière, une force sociale étudiante. L'interprétation qu'on peut en faire est double : — D'une part, rappelons que nos caractéristiques se définissent toujours par opposition, c'est-à-dire qu'il faut les lire comme suit : on réprime plutôt une base à dominante ouvrière qu'une base pluriclassiste (c'est ce qu'on appelle une répression de classe...); on réprime aussi volontiers ceux des mouvements où il y a intervention d'étudiants, ce qu'on peut associer à une certaine radicalisation idéologique en butte au maintien de l'ordre social. — D'autre part, il faut ajouter l'effet indirect produit par ces variables sur les formes de lutte des classes dominées. Or, on constate une liaison entre la base ouvrière sans étudiant et le haut niveau de mobilisation, ce qui s'explique par le renforcement de l'autonomie du mouvement ; par ailleurs, la présence d'étudiants est associée à des luttes recourant

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à la démonstration de force, ce qui est lié à la radicalisation des pratiques inspirées par les étudiants qui interviennent en fonction d'objectifs conçus par rapport à eux-mêmes, plus en termes politiques ou idéologiques qu'au niveau revendicatif. Nous verrons plus tard que le haut niveau de mobilisation et la création d'un rapport de force sont associés à l'utilisation de la répression par les classes dominantes pour riposter à l'offensive des classes dominées. Voilà donc le maillon intermédiaire qui explique l'apparition de la répression comme mode d'intervention des classes dominantes contre les composantes ouvrière et étudiante. d) Voyons maintenant le jeu croisé des enjeux urbains et des trois variables fondamentales considérées comme caractéristiques du processus de lutte. S'agissant du type d'organisation, l'enjeu du logement et celui de la politique urbaine appellent une organisation économique, l'enjeu des transports et les autres enjeux, une organisation politique ; seuls les autres enjeux constituent la base d'intervention pour une organisation idéologique. Rappelons que dans les «autres enjeux» ont été classées en général des actions portant sur l'environnement, émanant, pour l'essentiel, d'organisations purement idéologiques. Ces liaisons répondant aux effets de conjoncture, on peut observer que si les liens entre logement et économique semblent logiques, il y a pourtant deux relations paradoxales : celle entre les transports et la politique, et celle entre la politique urbaine et l'organisation économique. Elles s'expliquent par référence au processus historique qui montre une faible intervention des organisations politiques au niveau des opérations d'urbanisme, en particulier de la rénovation urbaine, alors que le transport a été la cible du mouvement ouvrier et par là, de la gauche politique. L'explication de cette attitude a été fournie, quoique sommairement, par notre présentation des différentes luttes. La liaison entre enjeux urbains et type de revendication répond plus directement au contenu structurel des enjeux : les transports, la politique urbaine et le logement suscitent des revendications axées sur la force de travail, alors que les « autres enjeux», c'est-à-dire, pour l'essentiel, des enjeux relatifs à l'environnement, se relient à des revendications concernant les rapports sociaux. Une liaison plus intéressante est celle qui existe entre l'enjeu transports et la revendication du type «réorganisation», d'un côté, et entre l'enjeu « politique urbaine » et la revendication immédiate de l'autre. Cela montre bien que la dichotomie force de travail/rapports sociaux ne se situe pas sur le même plan que la dichotomie revendication immédiate/revendication de réorga-

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nisation. Cette dernière fait appel plus directement à la logique d'ensemble du système urbain, qui s'exprime au niveau du réseau de transports. L'enjeu « politique urbaine », s'il traduit une logique d'ensemble en ce qui concerne les classes dominantes, s'attaque aux conditions les plus immédiates de la reproduction de la force de travail (ainsi, par exemple, la démolition de quartiers entiers par la rénovation urbaine). Enfin, nous trouvons une série de correspondances entre les enjeux urbains et les formes de lutte des forces en présence, correspondances qui appellent aussi des remarques forcément partielles pour le moment et que nous intégrerons par la suite dans une interprétation d'ensemble. Le logement est l'enjeu qui suscite la plus forte mobilisation, alors que ce sont les transports qui voient la plus faible, en intensité plutôt qu'en ampleur. Cette observation doit être rattachée au caractère défensif de la lutte pour le logement, alors qu'une campagne relative aux transports est nécessairement liée à une visée d'ensemble du système urbain, supposant par là un engagement beaucoup plus fort dans le processus revendicatif. Par ailleurs, le mouvement d'ensemble contre la hausse a pris un développement que les luttes locales n'ont jamais connu. Il est particulièrement significatif de mettre en lumière l'enjeu qui a été le plus réprimé et celui qui a été le plus toléré par les classes dominantes : le premier concerne tout ce qui touche à la politique urbaine, le second, les «autres enjeux», essentiellement représentés par les campagnes sur Y environnement (rappelons pourtant que certaines actions sur ce thème, en particulier les «manifestations à vélo», ont été durement réprimées : on ne peut donc pas s'en tenir uniquement à une analyse en termes d'enjeux urbains et il faut les comprendre dans l'ensemble du processus observé). Toutefois, on peut convenir que les questions concernant l'environnement, dans la mesure où elles sont largement légitimées par l'idéologie dominante, doivent être intégrées ou détournées plutôt que réprimées, alors que les problèmes jugés suffisamment décisifs pour être traités globalement, au niveau de la politique urbaine de l'État, sont les moins négociables et ceux qui, dès lors, débouchent le plus facilement sur la répression. e) Nous examinerons, enfin, l'interaction entre les enjeux urbains et la structure de classe dans la détermination des éléments du processus de lutte, après avoir observé leur effet séparément. Pour cela, nous avons recalculé pour chaque enjeu les mêmes relations qu'auparavant, en observant comment, pour chaque groupe de luttes ainsi constitué, les relations se différencient de celles observées sur l'ensemble des luttes que nous avons analysées. Une constatation générale : l'affaiblissement de bon nombre de relations, qui doit être mis avant tout sur le compte du rétrécissement du

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champ de variation possible eu égard à la faiblesse des effectifs dans le cas d'une analyse distincte de chaque enjeu. En revanche, là où des relations apparaissent, elles confirment en général le sens des liaisons établies sur l'ensemble. Nous examinerons par contre les cas où de nouveaux effets apparaissent, pour tel ou tel enjeu, afin de réfléchir, en partant de ces quelques cas, si limités soient-ils, sur l'effet d'interaction de chaque enjeu sur les relations observées entre structure sociale et éléments du processus de lutte. Les cas suivants, que nous énumérerons avant de tenter de les expliquer dans leur ensemble, sont particulièrement intéressants : — Pour l'enjeu des transports, l'absence de dominante ouvrière favorise une revendication de type réorganisation. — Pour l'enjeu du logement, l'absence de dominante ouvrière et l'absence d'étudiant au niveau de la force sociale déterminent une revendication centrée sur la force de travail. — Pour l'enjeu relatif à la politique urbaine, la présence d'étudiants dans la force sociale affaiblit le niveau de mobilisation. — Pour les «autres enjeux», la présence d'étudiants appelle la répression des classes dominantes. Ces interactions peuvent être rassemblées dans une interprétation d'ensemble si l'on veut bien considérer les caractères spécifiques de chaque enjeu : les effets de la structure de classe sont en quelque sorte «filtrés» par la place dans le système urbain, de manière à favoriser ou défavoriser l'importance d'une base sociale pluriclassiste ou l'efficacité d'une force sociale extérieure au mouvement suivant le type d'enjeu. Ainsi, les transports se posent comme un enjeu qui, affectant l'ensemble de la population, concerne la logique générale du système urbain. Le logement apparaît comme le domaine privilégié de la revendication économique immédiate pour l'ensemble des classes. La politique urbaine est l'enjeu qui supporte le moins l'intervention de forces sociales extérieures à la base sociale concernée. Enfin, la présence d'étudiants se révèle un tel facteur de troubles pour l'ordre social que même les enjeux reconnus par l'idéologie dominante deviennent alors occasion de répression. 2. 3. Les relations internes entre les éléments des processus de lutte urbaine Une analyse voulant s'approcher d'une compréhension dialectique des phénomènes observés doit aussi tenir compte des relations réciproques qui s'établissent entre les éléments constitutifs du processus de lutte, en particulier le type d'organisation des classes

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dominées, le type de revendication et les formes de lutte. Nous n'examinerons que les principaux effets observés dans les relations internes de ce réseau de variables et, en particulier, l'effet de l'organisation qui se révèle déterminant en ce qui concerne la revendication et la forme de lutte. C'est ainsi que, du point de vue de la double dimension force de travail/rapports sociaux et revendication immédiate/réorganisation, l'on peut observer des effets parfaitement différenciés de chaque type d'organisation sur chaque type de revendication : — L'organisation économique favorise les revendications im médiates axées sur la force de travail. — L'organisation de type politique favorise les revendications de réorganisation axées sur la force de travail. — L'organisation de type idéologique favorise les revendications portant sur les rapports sociaux sans qu'il y ait un penchant très net pour l'immédiateté plutôt que pour la réorganisation. Ces observations, si elles sont cohérentes dans leur ensemble, ne sont pas purement tautologiques. Ainsi, l'effet de l'organisation politique est particulièrement révélateur. Il n'opère pas un clivage en termes de rapports sociaux. Il prolonge la problématique concernant la force de travail, mais l'élève à une perspective d'ensemble dans le traitement du problème : la politique ne décolle pas, au niveau urbain, de la reproduction de la force de travail, mais essaie de s'attaquer à la racine structurelle des problèmes. Par contre, l'organisation idéologique centre son intervention sur les rapports sociaux, s'attachant plus au contenu de la revendication qu'au niveau où elle se place pour aboutir effectivement à créer les conditions de sa satisfaction. De ce point de vue, le champ spécifique de l'action de chaque type d'organisation semble bien délimité par le type de revendication qu'elle suscite. Cette même spécificité se retrouve dans l'effet produit par les caractéristiques de l'organisation sur la forme de lutte des classes dominées. On peut le résumer ainsi : — L'organisation de type économique favorise un haut niveau de mobilisation réalisée, en général, grâce à la création d'un rapport de forces. — L'organisation de type politique utilise plutôt comme mode d'action la création d'un rapport de forces sans pour autant avoir un effet significatif sur le niveau de mobilisation. — Enfin, l'organisation de type idéologique, en comparaison avec l'influenne des deux autres types d'organisation, ne semble pas avoir d'effet significatif sur la forme de lutte.

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Ces observations peuvent être organisées sous forme d'une échelle d'intensité de la lutte des classes dominées qui va du maximum au minimum en passant de l'organisation économique à l'organisation idéologique, avec le politique en position intermédiaire. Cette correspondance n'est pas du tout évidente, car, par exemple, on pourrait penser qu'une organisation politique qui, comme nous l'avons vu auparavant, tend à se fixer des objectifs de réorganisation, devrait mobiliser plus fortement qu'une organisation visant à un niveau plus bas. Mais la mobilisation n'est pas simplement affaire de volonté organisationnelle, mais d'impact sur la force sociale constituée autour de l'organisation. Or nos observations semblent indiquer que le plus fort degré d'engagement dans les luttes urbaines est encore le fait d'organisations économiques centrées sur des revendications immédiates, alors que, à l'autre bout de l'échelle, les organisations idéologiques semblent avoir le plus de difficultés à déclencher un processus de mobilisation, soit qu'elles collent trop à l'idéologie dominante, suscitant alors, tout naturellement, un faible militantisme, soit qu'elles frôlent l'utopie, n'obtenant ainsi qu'une faible prise sur la majorité de la population. Un autre effet qu'il nous a semblé important de relever dans les relations internes entre les éléments du processus de lutte est la mise en rapport des formes de lutte des classes dominées avec les formes d'intervention des classes dominantes. Le résultat le plus important est une forte corrélation entre le déclenchement de la répression et les deux indices d'une forte initiative des classes dominées : le niveau élevé de mobilisation et la création d'un rapport de force comme forme de lutte. Cela peut être interprété comme un signe de l'importance de l'enjeu qui déterminerait le niveau d'engagement pour les deux forces en présence, quelle que soit la difficulté de l'opération, car plus les positions de l'adversaire se durcissent et plus l'engagement est fort. L'intensité d'une lutte urbaine n'est donc pas gratuite mais liée à la charge structurelle qui détermine les intérêts sociaux qui s'affrontent. Cela nous a paru pouvoir être vérifié en mettant en rapport le type de revendication exprimé par les classes dominantes. En effet, alors que celles-ci ont tendance à laisser faire lorsqu'il s'agit de revendications immédiates ou de revendications centrées sur la force de travail, elles utilisent beaucoup plus souvent la répression quand il s'agit de revendications de réorganisation ou de revendications qui portent sur les rapports sociaux, c'est-à-dire que plus le niveau de la revendication s'élève, plus l'enjeu est important et plus la répression apparaît. L'ordre urbain n'est pas un vain mot, et l'intervention policière contre les mouvements de contestation dans ce domaine n'est donc pas pur événement lié à l'humeur d'un préfet.

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Délimitation du champ d'observation

2.4. Vers une typologie des processus de lutte urbaine L'ensemble des observations faites sur la détermination des éléments constitutifs d'un processus de lutte urbaine peut être organisé de façon à établir certains profils typiques des relations entre ces différents éléments. Nous voyons émerger de façon assez cohérente trois catégories de processus dans lesquels le type d'organisation joue très nettement le rôle d'élément pivot, mais où les différents éléments ont des effets autonomes qui s'organisent indépendamment de l'effet produit par la variable organisation : — Un processus de type revendicatif économique, autour d'une organisation économique, sur une base sociale à dominante ouvrière reproduite sans écran au niveau de la force sociale : centré sur des revendications immédiates portant sur la reproduction de la force de travail, relatives le plus souvent au logement et à la politique urbaine, il débouche sur une forte mobilisation avec création d'un rapport de force, ce qui détermine une attitude partagée de la part des classes dominantes, car le type de revendication les inciterait plutôt au laissez-faire, mais le niveau de mobilisation atteint prédispose à la répression. Ce premier type de processus, à forte cohérence interne, et qui semble être la base la plus répandue des mouvements urbains, se rapproche de ce qu'on pourrait appeler un syndicalisme de la consommation collective. — Un processus de type revendicatif politique, autour d'une organisation politique, à base ouvrière pluriclassiste reproduite au niveau de la force sociale : bien que centré sur des revendications concernant la force de travail, il les formule au niveau d'une réorganisation de l'ensemble du système urbain, comme c'est le cas pour l'enjeu transports généralement associé à ce type de processus. Bien qu'il n'atteigne en général qu'un niveau de mobilisation moyen, à travers la création d'un certain rapport de force, ce type est en butte à une répression fréquente à cause du niveau de mobilisation et, surtout, par suite des revendications avancées, même si la base sociale pluriclassiste sauvegarde quelque peu de l'intervention répressive. C'est en quelque sorte, malgré sa forte base revendicative, un processus qu'on pourrait qualifier de mouvement politique urbain dans la mesure où il vise une remise en cause de la logique du système urbain qui est à la base des contradictions qui le déclenchent, sans pour autant préjuger de son effet objectif en ce qui concerne les rapports de classe. — Un dernier type, qui semble se structurer autour de l'orga-

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nisation idéologique, suscité à la fois par une force sociale étudiante et par un enjeu qui fait une large place à la problématique de l'environnement, ce qui détermine assez largement le type de revendication qui le caractérise, portant avant tout sur les rapports sociaux et le faible niveau de mobilisation qu'il atteint en général. La forme d'intervention des classes dominantes est ici forcément hésitante dans la mesure où le faible niveau de mobilisation et le type d'organisation n'inquiètent pas outre mesure, mais où, par contre, le type de revendication et la force sociale contribuent à s'attirer très souvent les foudres des autorités constituées. Ce type, de par l'ambiguïté de sa situation et des réactions qu'il suscite, nous semble parfaitement justiciable d'une caractérisation en tant que mouvement idéologique urbain, avec des formes et des effets qui sont très différenciés, en fonction des articulations d'une pratique idéologique dont les déplacements par rapport aux pratiques revendicatives et politiques suivent une démarche encore très incertaine. Ayant ainsi caractérisé les processus de lutte urbaine, nous ne pourrons en déduire leur signification en tant que pratiques sociales qu'à partir de l'observation de leurs effets dans les rapports de classe et dans le système urbain. 2. 5. La production sociale des effets urbains, politiques logiques par les luttes urbaines

et idéo-

Par effet d'une lutte urbaine nous entendons, rappelons-le, l'impact produit par le processus de lutte sur les rapports sociaux, et ceci selon une triple dimension : sur le système urbain, en tant qu'organisation spécifique des rapports économiques au niveau de la reproduction de la force de travail ; sur les rapports politiques entre les classes ; sur les rapports idéologiques entre les classes. C'est l'étude de la production de ces effets qui nous permettra de comprendre réellement le rôle des luttes urbaines en tant que pratiques sociales, au-delà d'une caractérisation purement interne du processus. Leur définition sociale sera donnée par la trace qu'elles produisent dans la structure d'où elles sont nées. Et c'est en mettant en rapport les caractéristiques des éléments qui constituent les processus de lutte avec les effets suscités que nous pourrons établir l'ensemble du mouvement dialectique entre les pratiques sociales et les rapports structurés qui les soustendent.

110

Délimitation du champ

d'observation

2.5. 1. La production des effets urbains Nous différencions, on le sait, l'effet produit sur la revendication urbaine objet de la lutte (sa satisfaction ou non-satisfaction) et l'effet sur le système urbain dans son ensemble, suivant la catégorisation des effets urbains exposée dans notre schéma théorique et que nous ne reprendrons pas ici. Tableau 1. Effets

revendicatifs

Facteurs déterminant de la revendication

non-satisfaction

la

Facteurs déterminant la revendication

la satisfaction

de

Enjeu politique urbaine

Revendication immédiate

Base sociale avec une forte proportion de célibataires

Forme de lutte des classes dominées du type pression

Base sociale avec une forte proportion d'immigrés Situation de classe dominante représentée par : — l'appareil d'État — le capital public — l'appareil d'État-domination Importance des étudiants sociale

dans la force

Intervention de l'appareil d'État en tant que force sociale pour les classes dominantes Intervention, pour les classes dominées, d'une organisation politique Articulation, pour les classes dominées, du mouvement revendicatif à une pratique politique Expression d'une revendication réorganisation

de type

Forme de lutte des classes dominées sur la base de la création d'un rapport de forces Répression

des classes dominantes

Le tableau 1 indique les éléments caractéristiques du processus de lutte qui se relationnent positivement avec la satisfaction ou nonsatisfaction de la revendication, et plus particulièrement avec cette dernière, les effets étant beaucoup mieux établis en ce qui concerne les obstacles à la satisfaction de la revendication. A partir de

La conjoncture historique

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ces observations on peut faire l'hypothèse que la non-satisfaction de la revendication urbaine est essentiellement liée à la politisation de l'enjeu : d'une part, à l'intervention de l'appareil d'État pour les classes dominantes (soit au niveau de l'enjeu lui-même, soit par suite de la présence de l'appareil d'État ou du capital public dans la situation de classe, soit à cause de l'intervention de l'appareil d'État en tant que force sociale) ; d'autre part, à l'intervention d'une organisation politique ou d'une articulation avec la pratique politique pour les classes dominées. Cet effet premier est renforcé par la difficulté de satisfaire une revendication du type réorganisation (à l'encontre de ce qui se passe avec la revendication immédiate), et par la vulnérabilité de certaines situations sociales dans tout processus revendicatif (immigrés, célibataires, étudiants). Cette influence négative sur la satisfaction de la revendication de toute radicalisation de la lutte s'exprime par l'influence des formes de lutte : une action qui s'exerce à travers une pression a une influence positive, alors que cette influence devient négative quand l'intervention cherche à créer un rapport de force, qui doit affronter, en général, la répression des classes dominantes. Il semblerait donc qu'il y ait une action assez nette dans le sens d'une prévention de toute politisation des luttes urbaines et que, quand cette politisation se produit, à l'initiative de l'État ou des classes dominées, elle affecte négativement les luttes sur le plan revendicatif. Or cela implique que l'ensemble d'un processus de lutte urbaine est largement déterminé par l'initiative des classes dominantes et, en particulier, par le fait qu'elles accordent ou non un statut politique à la contradiction, c'est-à-dire qu'elles envisagent de la traiter au niveau de leurs intérêts d'ensemble. Dès lors, le résultat revendicatif d'une lutte va dépendre, dans la conjoncture étudiée, des conditions qui concourent à autonomiser la lutte urbaine ou à la joindre au processus politique, d'où l'importance pour les organisations syndicales et politiques de maîtriser la dialectique entre le corporatisme étroit d'une revendication urbaine qui ne dépasse pas ce terrain et un excès de politisation qui dessert son assise populaire. Alors que peu de régularité apparaissent dans la détermination des effets de régulation, cette analyse est renforcée par l'observation des déterminants qui produisent les effets de reproduction urbaine, sur le système urbain. Si l'on observe les liaisons exposées dans le tableau 2, nous pouvons constater que l'effet de reproduction est encore plus directement lié à l'intervention de variables politiques dans le processus de lutte. L'effet est presque systématique et semble suivre à peu près la séquence suivante :

112

Délimitation du champ d'observation

Appareil d'État et/ou capital public

Articulation à organisation politique et/ou à pratique politique

Répression. ^Reproduction Force ^ du système urbain

Ceci est encore confirmé par la différence entre les effets produits dans le cadre de l'enjeu relatif à la politique urbaine et ceux produits pour l'enjeu sur le logement, qui semble le plus éloigné d'un rapport direct avec le processus politique. Ainsi donc, plus la lutte se politise, d'un côté comme de l'autre, et plus les effets urbains restent dans la logique de la reproduction de l'organisation urbaine préexistante. Ce résultat joint à celui qui concerne la non-satisfaction de la revendication permet de conclure que la politisation du processus de lutte ne favorise pas son efficacité sur le plan urbain. S'agit-il d'une incapacité des classes dominantes à supporter un traitement politique des contradictions urbaines, qui seraient ainsi soumises à une répression particulière pour tout ce qui dépasse le stade de la reproduction? Ou bien nous trouvons-nous devant un effet de conjoncture dans lequel le type d'intervention holitique tenté par les classes dominées essaie de remettre trop directement en cause les rapports de pouvoir sur la base de forces encore trop faibles accumulées au niveau des mouvements revendicatifs urbains ? Ou, encore, les classes dominantes prennent-elles des initiatives politiques d'une telle importance, dans la situation observée, qu'elles ne tolèrent pas la satisfaction des revendications ou la régulation du système urbain dans les domaines où elles interviennent au niveau de l'ensemble du problème ? Nous ne pouvons guère répondre de manière tranchée, à partir de ces premières données exploratoires, à une question d'une telle importance pour la caractérisation des luttes urbaines. Car si de tels effets se confirmaient, si la politisation de la lutte et son efficacité revendicative étaient disjointes par suite de l'intervention répressive des classes dominantes, on pourrait émettre l'hypothèse, lourde de conséquences, d'une potentialité subversive des luttes urbaines dont le processus de politisation serait insupportable pour les classes dominantes. Nous ne franchirons pas le seuil de cette hypothèse, nous limitant pour le moment à constater la tendance et à soulever les questions qu'elle appelle. 2.5.2. La production des effets politiques Nous avons différencié deux types d'effets politiques : d'une part, les effets sur le rapport de forces entre les classes dans la conjoncture résultant de l'issue de la lutte, et, d'autre part, l'effet sur la capacité politique accumulée des classes en présence, au moyen de l'indicateur de l'effet produit sur l'organisation des classes domi-

La conjoncture historique

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Tableau 2. Effets sur le système urbain Facteurs déterminants d'un effet reproduction sur le système urbain

de

Enjeu politique urbaine

Facteurs déterminants d'un effet régulation sur le système urbain

de

Enjeu logement

Situation de classe des classes dominantes caractérisée par : — l'appareil d'État — l'appareil d'État-domination — le capital public Appareil d'État constitué en force sociale des classes dominantes Articulation à une organisation politique pour les classes dominées Articulation à une pratique politique pour les classes dominées Création d'un rapport de force pour les classes dominées Répression des classes dominantes

nées intervenant dans la lutte. Les tableaux 3 et 4 permettent d'établir les liaisons significatives entre variables du processus de lutte et effets politiques, à partir desquelles nous pouvons dégager quelques tendances très nettes. L'effet de la lutte urbaine sur le rapport de forces politique entre les classes semble résulter de la jonction d'un double décalage, si l'on regarde de près la composition des variables qui conditionnent chaque effet : quand l'enjeu se politise pour les classes dominées (en particulier à travers l'articulation à une organisation politique) alors qu'il est essentiellement économique pour les classes dominantes (intervention du capital comme force sociale), ce sont les premières qui ont l'avantage. Inversement, quand les classes dominantes politisent le problème (intervention de l'appareil d'État et/ou du capital public, enjeu politique urbaine ou transports) alors que les classes dominées restent au niveau de la revendication urbaine (en particulier, au moyen d'une organisation de type économique), le rapport de forces incline en faveur des classes dominantes. Cet effet est renforcé par le type d'enjeu à la base de la lutte (le logement créant plus facilement un rapport de forces favorable aux classes dominées que la politique urbaine ou les transports) ainsi que par le plus ou moins grand poids politique de la base sociale (les immigrés se trouvant, comme d'habitude, dans une position défavorable).

114

Délimitation du champ

d'observation

Tableau 3. Effets sur le ran port de forces Facteurs déterminant forces favorable aux

un rapport de classes dominées

Facteurs déterminant un rapport de forces favorable aux classes dominantes

Enjeu logement

Enjeu politique urbaine

Base sociale à dominante française

Enjeu transports

Capital en tant que force sociale des classes dominantes

Intervention de l'appareil d'État et/ou du capital public

Articulation à l'organisation des classes dominées

politique

Organisation de type économique les classes dominées

Revendication sociaux

rapports

Organisation des classes dominantes autour d'une entreprise de production

axée

sur

les

pour

Niveau de mobilisation élevé

Niveau de mobilisation faible

Utilisation de la pression de lutte

Utilisation de la force comme forme de lutte

comme forme

Répression des classes dominantes

Tableau 4. Effets sur l'organisation des classes dominées Facteurs ayant un effet positif sur l'organisation des classes dominées

Facteurs ayant un effet négatif sur l'organisation des classes dominées

Enjeu logement

Enjeu politique urbaine

Situation de classe pluriclassiste à dominante française

Base sociale à dominante immigrés

Intervention d'entreprises centrées sur la gestion Intervention du capital, en particulier du capital privé

Force sociale étudiante Répression des classes dominantes Articulation aux organisations revendicatives

Articulation à une organisation politique des classes dominées Intervention d'une organisation politique Revendication sociaux

axée

sur

les

rapports

Revendication immédiate

Un autre déterminant de cet effet mérite un commentaire : la revendication axée sur les rapports sociaux contribue à créer un rapport de forces favorable aux classes dominées. Cet effet est autonome, car les déterminants de la revendication de type

La conjoncture historique

115

rapports sociaux — c'est-à-dire une organisation idéologique et une force sociale étudiante — ne corrèlent pas ou corrèlent négativement avec l'effet observé. Il semblerait donc que l'effet politique favorable aux classes dominées est atteint à partir d'un dépassement de la revendication de type économique et que, par voie de conséquence, les processus par lesquels sont produits les effets économiques et les effets politiques favorables aux classes dominées sont largement disjoints. Ainsi, alors que sur le plan de la revendication urbaine la politisation de l'enjeu déterminait des effets en général négatifs pour les classes dominées, sur le plan du rapport de forces politique, c'est la politisation de l'enjeu d'un côté avec la dépolitisation corrélative de l'autre qui est déterminante, ainsi que, pour les classes dominées, le dépassement du niveau de revendication strictement économique. Ces tendances sont confirmées par l'analyse des déterminants de l'autre effet politique concernant l'impact de la lutte sur l'organisation des classes dominées. En effet, l'on observe que l'organisation est renforcée dans les cas où il y a intervention d'une organisation politique et articulation à une organisation politique dans ce processus, alors qu'ils ont en face un capital, de préférence privé, centré surtout sur l'enjeu du logement et représenté par une société de gestion. En revanche, les effets s'avèrent négatifs pour l'organisation des classes dominées quand il y a des éléments de type économique dans leur action (l'indice étant, dans ce cas-là, l'articulation aux organisations revendicatives), alors que l'enjeu porte une charge politique pour les classes dominantes (politique urbaine). L'influence de ces facteurs sur l'organisation des classes dominées est complétée par deux autres éléments. D'une part, la base sociale et la force sociale renforcent les effets positifs ou négatifs en fonction de la capacité d'intervention sociale générale dont ils disposent : il y a davantage d'effets positifs pour une base pluriclassiste et à dominante française ; il y a davantage d'effets négatifs pour une base à dominante «immigrés» et à force sociale étudiante. D'autre part, la revendication axée sur les rapports sociaux confirme ici son effet politique positif sur les classes dominées, mais elle est accompagnée, dans la production de cet effet, par le type de revendication immédiate. Alors qu'au niveau de la production de la revendication, nous avions constaté l'importance des organisations politiques pour la production des revendications de réorganisation, généralement associées à des revendications portant sur la force de travail, nous observons ici un renversement dans l'effet du type de revendication sur le renforcement de l'organisation des classes dominées. La dialectique observée serait donc en quelque sorte la suivante : ce sont des revendications qualitatives près-

116

Délimitation du champ d'observation

santés qui, en contribuant à ouvrir des brèches dans l'ordre social, renforcent l'organisation politique des classes dominées, organisation qui peut alors susciter des revendications portant sur une réorganisation de la logique du système urbain, en généralisant ainsi à l'ensemble du système l'effet ponctuel obtenu sur une bataille revendicative. La production d'effets politiques apparaît donc comme largement tributaire de l'interaction de trois séries de facteurs : la capacité sociale dont disposent les forces en présence, le niveau de la revendication exprimée et l'engagement politique ou économique des forces sociales. Plus cet engagement est politique et plus il trouve en face une réponse de type économique, plus il a de chances de faire pencher la balance en sa faveur sur le plan politique. Quand l'engagement est politisé des deux côtés, ce sont les autres facteurs qui déterminent l'issue, et il semblerait qu'en général ils se traduisent par un rapport de forces favorable aux classes dominantes. Deux grands enseignements peuvent être tirés de ces observations et reliés à l'analyse générale des mouvements urbains : — La production d'effets politiques a une logique propre qui n'est pas cumulative, mais plutôt en contradiction avec la séquence proprement revendicative. — La production d'effets politiques est largement déterminée par l'introduction d'éléments politiques, au sens strict, au sein même du processus de lutte. Nous nous éloignons ainsi d'une certaine imagerie des luttes urbaines en tant que débouchant sur le politique par leur propre dynamique interne. Il y a action sur le politique à partir de la présence dans le mouvement urbain d'éléments se rattachant à la lutte politique et dans un sens largement déterminés par les caractéristiques de ces éléments politiques. 2. 5. 3. La production des effets idéologiques L'une des analyses les plus complexes en ce qui concerne l'efficacité sociale des luttes urbaines est celle de leur impact sur l'idéologie des acteurs engagés dans la lutte, non seulement à cause de la difficulté de l'observation (ce qui nous renvoie au débat que nous avons déjà exposé, sur les critères de caractérisation des effets idéologiques) mais encore du fait de la multiplicité de sources, parfois contradictoires, dans la production de ces effets. En examinant en détail le tableau 5, qui résume les principales variables agissant sur les deux grands groupes d'effets idéologiques observés (reproduction-intégration d'un côté, et contestation-rupture de l'autre), on peut y détecter plusieurs types de déterminants.

La conjoncture historique

117

Tableau 5. Effets idéologiques Facteurs déterminant un effet idéologique de reproduction-intégration

Facteurs déterminant un effet idéologique de contestation-rupture

Enjeu symbolique

Enjeu logement

Base sociale à dominante familles

Intervention du capital

Base sociale

Intervention de l'appareil d'État-domination

à

dominante

immigrés

Intervention, en tant que situation des classes dominantes de : — appareil d'État — capital public — appareil d'État intégration-régulation Intervention de l'appareil d'État comme force sociale des classes dominantes Intervention d'une organisation de type idéologique pour les classes dominées Non-articulation à un autre type d'organisation

Force sociale étudiante Intervention d'une organisation politique pour les classes dominées Articulation à une organisation politique Revendication du type réorganisation Forme de lutte à travers la création d'un rapport de force Niveau de mobilisation élevé

Absence d'articulation à d'autres luttes Forme de lutte des classes dominées du type pression Intervention des classes dominantes du type intégration

a) L'enjeu symbolique conditionne une problématique dont le contenu idéologique tend vers la reproduction, alors que, dans les occasions de lutte suscitées autour de l'enjeu logement, il y a un terrain plus favorable pour la contestation. Nous retrouvons ici l'effet bien connu du déplacement des luttes vers des terrains abandonnés par l'idéologie dominante, en particulier autour du thème de l'environnement. b) En ce qui concerne la situation de classe, c'est plus la situation sociale générale que la place dans les rapports de production qui détermine l'effet. En particulier, les familles prouvent une nouvelle fois leur rôle majeur dans la reproduction idéologique, alors que la faiblesse sociale inhérente à la situation des immigrés ne laisse guère de place pour une remise en cause idéologique de l'ordre social subi. Par contre les étudiants se révèlent être des agents idéologiques par excellence, mais leur action aboutit à des résultats plutôt négatifs sur le plan revendicatif. Ceci dit, il est significatif de constater l'importance de la composition de classe

118

Délimitation du champ d'observation

des classes dominantes dans la détermination des effets idéologiques. D'un côté, on retrouve une opposition entre l'intervention de l'appareil d'État et du capital public favorisant la reproduction, et l'intervention du capital privé favorisant la contestation. On peut donc penser que l'émergence d'une révolte idéologique dans les contradictions urbaines est facilitée par la mise en contact directe avec la logique du capital, alors que l'intervention de l'État joue comme un écran qui dévie la reconnaissance de la logique structurelle à la base des problèmes. Mais cette intervention de l'État n'est pas univoque ; alors que la branche intégration-régulation de l'appareil d'État contribue à reproduire l'idéologie dominante, l'intervention de l'État-domination, et en particulier du gouvernement ou de ses préfets, est l'un des facteurs qui contribue à déclencher la contestation, de sorte qu'on ne peut pas opposer les effets idéologiques produits d'un côté par le public et d'un autre par le privé, mais qu'il faudrait parler d'une contestation idéologique favorisée par la netteté avec laquelle se définit la logique de classe des classes dominantes, que ce soit sur le plan économique (capital privé) ou sur le plan politique (appareil d'État-domination). c) L'intervention des organisations des classes dominées dans la production de l'idéologie est un effet à la fois décisif et extrêmement révélateur. L'effet de reproduction est favorisé par l'existence d'une organisation idéologique qui, par ailleurs, ne s'articule à aucune autre au cours de la lutte, alors que l'effet de contestation est suscité par la présence d'une organisation politique et par l'articulation à d'autres organisations également politiques. C'est donc un élément en faveur d'une thèse classique du matérialisme historique (voir Gramsci, Lettere delle carcere) selon laquelle c'est à partir des interventions politiques que se produisent des transformations dans l'idéologie, alors que toute tentative d'isoler les processus idéologiques, en particulier en cristallisant leur autonomie dans une organisation séparée, reste nécessairement prisonnière, au niveau de l'effet produit, du carcan de l'idéologie dominante. d) Cette dernière analyse est renforcée, sur un autre registre, par l'étude de l'effet idéologique produit par le type de revendication. Car si l'on ne constate pas d'effet direct, ni dans un sens ni dans l'autre, de la revendication centrée sur les rapports sociaux, la revendication de réorganisation suscite un effet de contestation. C'est dire que l'idéologie n'appelle pas l'idéologie, et que l'exigence d'une transformation des rapports sociaux ne débouche pas sur la prise de conscience de la nécessité d'une telle transformation. Par contre cet effet est plus facilement atteint à partir du moment où la revendication porte sur une réorganisation des

La conjoncture historique

119

problèmes urbains sous-jacents aux difficultés éprouvées, car en se fixant des objectifs concrets de changement de la logique du système urbain, on débouche plus facilement sur la conscience de l'opposition nécessaire aux racines sociales qui déterminent un tel mode de fonctionnement. C'est donc aussi, saisie à travers l'effet idéologique du type de revendication, une nouvelle vérification de la médiation politique nécessaire à l'action de transformation idéologique. e) Enfin, les formes de lutte produisent des effets idéologiques en pleine cohérence avec leur contenu : une action en force et au niveau de mobilisation élevé favorise la prise de conscience, alors qu'une intervention sous forme de pression s'associe plutôt à l'effet de reproduction. En ce qui concerne les classes dominantes, s'il est logique d'observer l'influence d'une tactique intégratrice sur la reproduction idéologique, il est significatif de ne pas observer d'effet idéologique précis associé à la répression, ce qui montre bien que la répression n'a pas un seul sens en ce qui concerne les effets produits et ne produit pas toujours la révolte, mais que, quant aux traces qu'elle laisse dans la conscience des sujets, elle est modulée par le contenu et l'intensité des pratiques qu'elle essaie de contrecarrer. Si nous essayons maintenant de dégager quelques grands traits concernant la détermination sociale des effets urbains, politiques, idéologiques des luttes urbaines dans la région parisienne, entre 1968 et 1972, nous soulignerons les éléments suivants : — L'initiative politique des classes dominantes tend à structurer fortement l'ensemble du processus, en particulier par rapport aux effets urbains qui sont rarement favorables aux classes dominées dès que l'enjeu se politise. — Les effets politiques proviennent surtout des décalages dans l'importance (politique ou économique) qui est accordée à l'enjeu par les forces sociales en présence. — Les effets idéologiques sont en grande partie subsidiaires des composantes politiques du processus : effet de reproduction quand la politisation provient des classes dominantes, effet de contestation quand il y a intervention politique organisée des classes dominées. — Le jeu différencié des types de revendication sur les effets de la lutte montre le sens spécifique que peut avoir une même revendication suivant la conjoncture où elle se place et l'enjeu auquel elle se rapporte. C'est dire que les effets d'une lutte urbaine ne peuvent être établis en dehors de la configuration d'ensemble du processus et du contenu précis

120

Délimitation du champ d'observation

de chaque élément caractérisé en fonction de la conjoncture. Cette dernière constatation est fondamentale du point de vue méthodologique car elle veut dire, concrètement, qu'on ne peut pas fixer des mécanismes généraux des luttes urbaines en termes de contenu historique mais seulement en termes de transcription de ces contenus dans des catégories analytiques qui permettent de généraliser. Car une lutte n'est pas plus ou moins révolutionnaire suivant le contenu de la revendication ou la combativité de la lutte, mais suivant l'ensemble des effets produits, ceux-ci dépendant d'une série de variables qui changent suivant la conjoncture. Cela ne veut pas dire qu'il y a impossibilité à établir des règles générales mais, tout simplement, que ces règles générales ne peuvent surgir de l'observation directe, mais d'une théorisation des pratiques concrètes en les décomposant dans les rapports sociaux qui les sous-tendent. C'est à partir de cette approche que nous avons pu établir trois grandes caractéristiques qui nous semblent concentrer l'essentiel de nos observations et de nos analyses sur la production des effets : — Il y a disjonction entre les mécanismes de production d'effets urbains favorables aux classes dominées et d'effets politiques et idéologiques également favorables. Cela va à l'encontre d'une cumulativité des pratiques revendicatives et politico-idéologiques dans cette sphère. — La plupart des processus observés portent la marque de l'initiative des classes dominantes, qui cantonnent les luttes urbaines à des expériences défensives et, par conséquent, fortement tributaires de leur localisme et de leur discontinuité. Ceci explique qu'il faut insister sur l'importance de la caractérisation conjoncturelle du contenu de chaque lutte et de l'évaluation de ses effets. — La production d'effets politiques et idéologiques favorables aux classes dominées semble largement déterminée par l'initiative politique des classes dominées lorsque cellesci s'affrontent directement à la logique du capital. Mais une telle démarche compromet les chances d'un succès revendicatif. Le risque couru par les luttes urbaines est d'osciller constamment entre les mouvements revendicatifs reproducteurs de l'ordre social et des interventions politiques exemplaires largement minoritaires jusqu'à présent. Ce dilemne ne peut, probablement, pas être dépassé dans le cadre de la dynamique interne des mouvements urbains, mais plutôt dans leur articulation avec mouvements sociaux et politiques.

La conjoncture

historique

121

2. 5. 4. Les correspondances entre les effets urbains, politiques et idéologiques Nous savons que les processus de production des effets urbains, politiques et idéologiques sont très différents et même, dans un cas, contradictoires. Mais nous avons cherché à établir quelles sont les correspondances qui se nouent dans la pratique observée entre les différents types d'effets. La démarche se révèle pleinement justifiée car le tableau 6 exprime un résultat relativement surprenant : il y a corrélation presque parfaite entre tous les effets qu 'on peut considérer comme positifs du point de vue des classes dominées, alors même qu'ils ne proviennent pas des mêmes sources et que l'articulation de ces différents effets entre eux n'était pas évidente. Plusieurs remarques s'imposent donc : — Il n'y a pas d'effets de compensation d'une défaite politique par une forte contestation idéologique ou d'un échec revendicatif par un renforcement au niveau politique ou idéologique. Les effets positifs ou négatifs corrèlent et, donc, la dissociation qui s'était opérée au niveau des processus se transforme en convergence au niveau des effets (12). — Le « corporatisme urbain » qui consisterait à dissocier l'impact politique de l'impact revendicatif ne se révèle pas payant : quand on gagne, c'est sur tous les tableaux. Il faut concilier cette affirmation avec le résultat précédent au sujet de l'effet négatif de la politisation du processus de lutte sur la revendication urbaine. — Le rapport de forces politique en faveur des classes dominées et l'issue positive du mouvement revendicatif se renforcent mutuellement. — L'idéologie met en forme la pratique et, donc, conteste là où elle a fait l'expérience d'une lutte qui, concrètement, permet d'avancer à l'encontre de la logique dominante. Les implications de ces observations sont assez considérables, car si on les relie aux déterminants des effets établis auparavant, cela voudrait dire qu'il faut garder une autonomie de la lutte revendicative et de la lutte politique pour obtenir, d'une part, des effets positifs urbains et, d'autre part, des effets politiques favorables, mais qu'il faut développer les deux types de processus (et en particulier une lutte politique contre la logique du capital dans le domaine urbain), non seulement pour que chacun aboutisse à ses buts spécifiques mais pour qu'ils se renforcent mutuellement au niveau des effets obtenus. Une telle perspective nous oblige, ne serait-ce que de façon sommaire, à tenter une première synthèse des observations et des analyses faites sur les tendances générales des luttes urbaines dans la région parisienne.

122

Délimitation du champ

Tableau 6. Correspondances et idéologiques

d'observation

entre les effets urbains,

politiques

Couples d'effets en correspondance Reproduction urbaine et non-satisfaction de la revendication urbaine Régulation urbaine et satisfaction de la revendication urbaine Renforcement de l'organisation des classes dominées et rapport de forces favorables aux classes dominées Régulation urbaine et contestation idéologique Revendication urbaine satisfaite et contestation idéologique Revendication urbaine satisfaite et contestation idéologique Revendication urbaine satisfaite et rapport de forces en faveur des classes dominées Revendication urbaine satisfaite et renforcement de l'organisation des classes dominées Reproduction urbaine et rapport de forces favorable aux classes dominantes Régulation urbaine et rapport de forces favorable aux classes dominées Régulation urbaine et renforcement de l'organisation des classes dominées Contestation idéologique et rapport de forces favorable aux classes dominées Contestation idéologique et renforcement de l'organisation des classes dominées

2. 6. Des luttes urbaines aux pratiques sociales : quelques remarques sur les tendances générales du rapport entre les processus de lutte et les effets structurels Notre caractérisation des processus de lutte urbaine à partir de leurs composantes internes nous avait amené à distinguer trois types principaux, qui résumaient l'essentiel de nos observations : le syndicalisme urbain, le mouvement politique urbain, le mouvement idéologique urbain. On serait tenté de trouver une correspondance entre chacun de ces trois types et l'accent mis sur la production d'effets urbains, politiques, idéologiques, favorables ou défavorables aux classes dominées. En fait, une telle cohérence entre les composantes du processus et les effets produits dans la pratique sociale n'existe pas, mais il y a, il est vrai, une tendance à ce que les luttes de type purement revendicatif correspondent à des effets urbains positifs, les luttes politiques à des effets politiques qui sont favorables aux classes dominées, et les luttes idéologiques à un effet de reproduction de l'idéologie dominante. Pourtant, il ne s'agit là que de tendances ; en effet, on se trouve en même temps en présence d'effets en profonde contradiction avec cette logique.

La conjoncture historique

123

Ainsi, il ne suffit pas pour produire des effets urbains positifs qu'il y ait un mouvement strictement revendicatif des classes dominées. Il faut encore que les classes dominantes n'aient pas, de leur côté, politisé l'enjeu, ce qui est largement déterminé par le contenu de l'enjeu lui-même. Car si une telle politisation s'opère, alors non seulement le mouvement revendicatif n'aboutit pas au niveau urbain, mais encore il provoque aussi des effets négatifs sur le plan du rapport de forces politique. Par ailleurs, la production d'effets idéologiques de contestation est plutôt le fait du mouvement politique et du contenu des revendications qui le caractérisent, sans que l'on puisse assimiler mouvement idéologique et effet idéologique de reproduction. En effet, l'une des composantes essentielles du mouvement idéologique, la revendication axée sur les rapports sociaux, ne produit pas d'effets significatifs sur le plan idéologique, mais s'avère très importante dans la création d'un rapport de forces politique favorables aux classes dominées. Les revendications dites « qualitatives » semblent donc agir plus sur la capacité à rallier un appui populaire qu'à transformer la conscience, beaucoup plus directement associée à l'expérience vécue d'une bataille politique. Le type de processus qui semble le plus directement lié à son effet est le mouvement politique. Mais même dans ce cas-là la création d'un rapport de forces favorable ne dépend pas seulement des caractéristiques du mouvement mais de l'engagement des classes dominantes et, en particulier, du fait qu'elles se placent sur le plan économique alors que la mobilisation populaire se développe sur le plan politique. On trouve là encore la marque du caractère défensif des luttes urbaines actuelles des classes populaires, le traitement du processus par les classes dominantes restant déterminant pour son déroulement. Cela ne détermine pas l'issue de façon inéluctable, mais l'ensemble des pratiques observées se situe par rapport à une telle définition. Enfin, l'articulation observée de l'ensemble des effets est extrêmement importante du point de vue de la logique générale de l'analyse des mouvements. Car on peut aboutir à des séries d'effets en partant de processus extrêmement différents, et certaines variables vont se renforcer ou s'annuler dans leur influence par le jeu d'interactions entre les effets qu'elles produisent et les influences réciproques entre les effets suscités. C'est dire que l'analyse des luttes urbaines doit passer par la prise en considération de l'ensemble des rapports sociaux dans chaque conjoncture, et que l'émergence des mouvements sociaux urbains ne peut être saisie que par l'étude de l'articulation aux rapports politiques de classe dans une situation historique précise. Il nous faut donc dépasser l'étude des grandes tendances générales : à ce niveau de l'analyse, on ne peut pas saisir rigoureusement l'articulation embryonnaire des processus politiques.

124

Délimitation du champ d'observation

Pour explorer les palpitations des mouvements sociaux qui naissent au cœur des nouvelles contradictions urbaines, il n'y a donc pas d'autre méthode que l'observation minutieuse de quelques-unes des luttes les plus significatives afin d'y déceler les articulations qui ne seraient pas perceptibles à un niveau trop général. Mais les questions spécifiques que susciteront ces recherches auront été en grande partie posées à partir des liaisons et des paradoxes que nous avons détectés et interprétés dans une tentative de réflexion commune pour construire notre objet de recherche dans une démarche qui articule, dès le départ, la théorie et la pratique.

CHAPITRE IV

La crise du logement

L'expression la plus directe des contradictions urbaines est la crise du logement. Ainsi une étude des formes anciennes et nouvelles d'une mobilisation sociale concernant les enjeux urbains doit-elle partir de l'analyse du rapport entre crise du logement et revendication populaire lors de l'émergence des mouvements sociaux urbains. Ceci demande, au préalable, de préciser sommairement le contenu de cette crise et ses déterminants structuraux afin de décider quelles sont les observations susceptibles d'être les plus fécondes par rapport à nos objectifs de recherche. Si chacun s'accorde à reconnaître qu'il y a une crise du logement, qu'entend-on là, au juste ? Il ne s'agit pas seulement du fait que les conditions de logement sont inégales pour les différents groupes sociaux et que, de ce fait, la distribution de ce bien qu'est le logement se stratifié suivant le niveau de revenu, lui-même dépendant de la structure de classe. A la différence de tout autre produit soumis au marché dans les sociétés capitalistes, le logement est, avec les équipements collectifs, l'une des marchandises dont les mécanismes de marché ne peuvent assurer une production minimale qui satisfasse aux exigences de la reproduction de la force de travail (1), ce qui détermine deux effets principaux sur les rapports sociaux : a) il s'agit d'une crise pluriclassiste, qu'ont à subir non seulement les couches les plus exploitées des travailleurs, mais aussi, dans une large mesure, les «classes moyennes » ; b) dans la mesure où le capital ne peut pas prendre en charge la production et la distribution de logements pour l'ensemble de la population, les dimensions de la crise ainsi que les modalités historiques des efforts tentés pour y parer seront marquées essentiellement par l'intervention de l'État, et donc par la conjoncture et les rythmes du système politique. Sur l'existence de cette crise il n'y a même pas à s'arrêter (2). Les tableaux 7 et 8 permettent de vérifier aisément, pour le recensement des conditions de logement de la région parisienne en 1968, nos deux affirmations fondamentales : a) la gravité de la crise et son extension à presque toutes les couches sociales, b) la superposition à cette situation de pénurie généralisée de la stratification sociale habituelle à tous les biens de consommation — on

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Les mouvements suscités par la crise du logement

peut constater que les ouvriers et les personnels de service habitent les logements qui sont les moins confortables et qu'ils ont les statuts d'occupation les plus précaires, alors que, à l'autre extrémité de l'échelle, les cadres supérieurs et les professions libérales jouissent de conditions de logement qui sont nettement au-dessus de la moyenne. Cette situation n'est pas une simple conjoncture. D'après l'enquête sur le logement dans la région parisienne réalisée par l'INSEE fin 1973, et dont les résultats n'avaient pas encore été publiés au moment où nous rédigions ces lignes (3), il y a 30 % des logements qui sont surpeuplés, mais ce taux atteint 44 % pour les ménages ouvriers et 54 % pour les personnels de service, alors qu'il y a 240 000 logements inoccupés (dont 25 500 neufs), c'est-à-dire 6 % du patrimoine immobilier. Dans Paris même, 41 % des logements sont surpeuplés (4). Il n'y a toujours pas plus de 36,4 % de logements pourvus d'un confort satisfaisant aux normes (avec installation sanitaire complète et chauffage central). A l'autre extrême, on compte 17,2 % des logements qui n'ont pour tout élément de confort que l'eau courante, et il reste même 50 000 logements sans eau. Le téléphone n'est installé que dans 36 % des logements. Le renouvellement du parc se fait dans un contexte tel que les conditions de surpeuplement et le manque de confort risquent de se maintenir pendant de nombreuses années : les appartements construits depuis 1949 ne comptent en moyenne que 3,3 pièces, ce qui explique l'extrême surpeuplement que l'on observe pour les familles nombreuses (38 % des familles de cinq personnes et 64 % de celles de six personnes et plus) ; de même, 45 % seulement des logements achevés entre 1949 et 1967 et 87 % de ceux qui ont été construits depuis 1968 ont des éléments de confort. Cela dit, quand on parle de crise et de pénurie du logement, quand on insiste sur les mauvaises conditions d'habitation d'une grande partie de la population, à quelles normes, à quel modèle se réfère-t-on ? Car, bien sûr, de très nombreux logements sociaux ont été construits (1 957 000 d'HLM jusqu'en 1971) depuis 1947, et les conditions générales de logement, de même que le niveau de vie général, se sont sensiblement améliorées, quoique de façon inégale pour les différentes classes. Si l'on rapporte les conditions de logement de la France à celles de l'Allemagne, faut-il en conclure que l'Allemagne, elle, a résolu la « crise » du logement ? De nombreux sociologues et architectes allemands contesteraient cette affirmation, car toute « norme minimale » étant historiquement définie, les frontières de l'acceptable s'éloignent avec le progrès des exigences historiques des travailleurs et les transformations du modèle de consommation. On débouche ainsi sur une critique de la problématique des besoins, conçue en termes qu'on pourrait qualifier de matérialistes vulgaires, pour lui opposer

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