Corpus de prières grecques et romaines 2
 2503509533, 9782503509532

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Corpus de prières grecques et romaines

J,ŒCHERCHES SUR LES RHETORIQUES RELIGIEUSES

Collection dirigée par Gérard FREYBURGER et Laurent

@ BREPOLS

PERNOT

J,ŒCHERCHES SUR LES RHETORIQUES RELIGIEUSES

Collection dirigée par Gérard

FREYEURGER

et Laurent

PERNOT

Corpus de prières • grecques et r0Ina1nes

Textes réunis, traduits et commentés par Frédéric CHAPOT et Bernard LAUROT

@

BREPOLS

© 2001 BREPOLS @! PUBLISHERS, Turnhout, Belgium. Ali rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any forrn or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2001/0095/47 ISBN 2-503-50953-3 Printed in the E.U. on acid-free paper

PRÉFACE Le présent Corpus de prières grecques et romaines, qui constitue le volume 2 de la collection «Recherches sur les Rhétoriques Religieuses», est le compagnon de la Bibliographie analytique de la prière grecque et romaine qui constituait le volume 1. Les deux ouvrages ont le même objet, mais l'abordent selon des points de vue différents, l'un sous l'angle bibliographique, l'autre sous l'angle textuel. Après la recension analytique des études publiées au cours des cent dernières années, voici les textes grecs et latins sur lesquels se fondaient ces études. Après les Modernes, voici les Anciens. Après les interprétations, voici les sources. Frédéric Chapot et Bernard Laurot, tous deux membres du C.A.R.R.A., spécialistes respectivement du domaine latin et du domaine grec, ont réuni les principales prières del' Antiquité païenne. Ils ont voulu offrir un corpus de prières, non un corpus des prières. Le but n'est pas d'atteindre l'exhaustivité, mais de recueillir les textes les plus importants, les plus significatifs, choisis en fonction de leur intérêt documentaire et de leur beauté littéraire. Un large panorama déploie la variété des genres et des supports, et présente toutes les formes de prières : rituelles, littéraires, épigraphiques, papyrologiques ... Ce recueil est dans sa conception et dans sa réalisation un ouvrage scientifique. Il s'appuie sur un patient travail de recherche et de sélection. Les textes, donnés en langue originale à partir d'éditions critiques déjà existantes, ont fait l'objet d'une relecture attentive et sont accompagnés d'une traduction nouvelle et d'un très riche appareil de notes, de commentaires et de références. Des index détaillés achèvent de faire de ce volume un précieux instrument de travail pour les étudiants et les chercheurs qui s'intéressent soit à la prière en général, soit à tel texte de prière particulier. Mais en même temps l'ouvrage de Frédéric Chapot et de Bernard Laurot se veut une invitation à la découverte et à la lecture. Prévu pour être d'un abord aisé, il offre une introduction aux diverses tendances et formes d'expression de la religiosité antique. Ce «livre de prières», d'une facture originale, nourrira les méditations de tous les lecteurs curieux de religion, de rhétorique, d'anthropologie, de littérature et d'histoire. Après ce volume, la collection «Recherches sur les Rhétoriques Religieuses» se poursuivra par des monographies consacrées à différents secteurs ou auteurs relevant des rhétoriques religieuses.

Gérard FREYBURGER & Laurent PERNOT

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INTRODUCTION Essai de définition Dans la relation que l'homme antique cherche à établir avec le divin, à côté de l' «acte religieux» proprement dit, qui culmine souvent dans le sacrifice (sacri-ficium), figure la prière. Elle est la parole qui vient tout à la fois compléter, mettre en valeur et sacraliser l'acte. À ce titre elle est bien elle-même un acte religieux, qui relie, par l'intermédiaire du verbe, l'homme au divin et suppose une force agissante de la parole. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, comme nous le verrons, Pline l'Ancien traite de la prière dans un développement plus général sur le pouvoir de la parole. Certes la prière silencieuse existe, mais on sait bien que l'on ne pense qu'avec des mots, et, dans le cadre de la religion gréco-romaine qui nous occupe, la prière silencieuse semble ne s'être développée que tardivement 1• Cette définition de la prière comme action verbale destinée à établir une relation avec le divin est confirmée par le vocabulaire : Ei'.Jxoµm et uoueo semblent avoir en commun qu'ils désignent tous deux une déclaration solennelle faite à haute voix; on retrouve approximativement le même sens dans àpâoµm et oro, que les Latins faisaient d'ailleurs dériver du mot de l'organe de la parole (os); precor, qui a donné notre «prier», désigne également une demande formulée par l'intermédiaire de la parole2 . Qu'elle soit promesse, demande ou action de grâces, la prière est donc un acte de parole solennel, qui accompagne généralement un acte de piété : elle est la rhétorique religieuse qui fait pendant à l'action religieuse 3 . Rarement improvisé de toutes pièces, ce discours religieux a souvent un caractère codifié marqué, particulièrement chez les Latins : le langage prend alors une couleur solennelle et hiératique, qui constitue une forme de rhétorique spécifique et qui a largement retenu notre attention dans notre sélection.

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La prière silencieuse est cependant attestée dans les Tables Eugubines, cf. GurTTARD

(Ch.), Recherches sur le carmen et la prière dans la littérature latine et la religion romaine, 1995, Thèse dactylographiée de l'Université Paris IV - Sorbonne, p. 113, qui rapproche Ovide,

Métamorphoses, III, 18 (taciturnus); VI, 203. Cf. aussi Cicéron, La Divination, 1, 129. 2 Voir CHANTRAINE (P.), Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, 1968, s.u.; ERNOUT (A.) - MEILLET (A.), Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, 4e éd. augm. par J. ANDRÉ, Paris, 1979, s.u.; BENVÉNISTE (É.), Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, 1969, II, p. 246. 3 Cf. encore Saloustios, Des dieux et du monde, 16 : «Sans sacrifices, les prières ne sont que des mots; avec sacrifices, elles sont des mots vivants; le mot donne un sens à la vie, et la vie anime le mot»; Platon, Lois, IV, 716d: «Sacrifier, entrer sans cesse en relations avec les dieux par des prières, des offrandes et l'ensemble des pratiques cultuelles»; Euth)phron, 14b (définition de la piété par Euthyphron): Èàv µÈv KqapwµÉva TLS' ÈTILCTTT]TCTL TOLS' 8EOLS' ÀÉynv TE Ka\. npaTTELV dJx6µEv6:;- TE Ka\. 8ûwv, Taih' i'crn Tà ocrw, «savoir dire et faire ce qui plaît aux dieux en priant et en sacrifiant, c'est cela la piété.»

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INTRODUCTION

Diversité de la prière païenne Ainsi définie, la prière présente une signification très large, qui englobe une grande diversité de discours : à la prière de demande et au vœu s'associeront alors l'action de grâces, l'hymne, le serment, le pacte, l'imprécation, la formule magique4 • Car, dans des civilisations où le sacré est partout, dans des cités où le religieux ne concerne pas seulement la sphère privée, mais imprègne également toutes les activités publiques, tout acte un peu solennel est placé sous l'égide des dieux, qui sont associés comme témoins et garants et sans qui aucune action réussie n'est concevable. Dans ces conditions les occasions de s'adresser aux dieux sont innombrables. Des prières à des heures régulières de la journée sont bien attestées, en particulier au moment des repas ou des banquets, où elles sont le plus souvent collectives5 ; de même, à certaines étapes du travail ou à des moments déterminés du cycle de la végétation, on prie les dieux: ainsi le paysan romain, au moment de labourer ou d'ensemencer son domaine, prie, à titre privé, les dieux appropriés (LlS-18. 57); mais la cité tout entière procède également à des sacrifices et à des prières pour la fertilité du sol (L2); de la même façon au moment de la fondation d'une ville (par exemple Pausanias, IV, 27, 5-7), avant une assemblée politique (G66) ou avant la prononciation d'un discours (G73. 76), on s'adresse aux dieux. À côté de ces prières d'usage, l'homme antique invoque spontanément les dieux dans des prières plus personnelles, jaculatoires, dans telle ou telle circonstance un peu particulière de sa vie, et peut les formuler alors d'une manière plus originale et adaptée à sa sensibilité du moment, tout en respectant instinctivement, dans les cas les plus courants, certaines règles générales d'argumentaire et de formulation: la littérature en offre de nombreuses illustrations. La prière est un discours et, à ce titre, une forme de communication, souvent unilatérale, même si l'on ne peut négliger le rôle des présages et des diverses manifestations de la volonté divine dans certaines situations 6 • Elle est une réalité complexe, faisant intervenir un orant (le locuteur), une divinité (le destinataire), un objet (une demande le plus souvent, ou l'éloge dans le cas d'un hymne), et un bénéficiaire (souvent identifiable à l'orant). Chacun de ces éléments pourrait servir de critère clas-

4 Quoi qu'il en soit du délicat problème des caractères propres à la religion et à la magie, on peut admettre que l'une et!' autre ont le même langage et puisent à un fonds commun de formules. Cf. GRAF (F.), «Prayer in Magical and Religious Ritual», dans FARAONE (Chr. A.) - ÜBBINK (D.), Magika Hiera. Ancient Greek Magic and Religion, New York - Oxford, 1991, p. 188-213. Religion et magie constituent en fait les deux pôles d'un axe comprenant une multitude de degrés. La formule magique se veut efficace à tous les coups et présente donc un caractère automatique étranger à la prière religieuse. Cette certitude de son efficacité, qui rend inutile tout effort pour convaincre la divinité et tend donc à la «lier», fait de la formule magique un dévoiement de la prière, comme la superstition est un dévoiement de la religion. Dans cette perspective notre corpus intègre des prières magiques uniquement dans la mesure où elles gardent la trace d'une dévotion aux dieux et sollicitent leur aide. 5 Par exemple, entre le repas du soir et le symposion chez les Grecs, les libations étaient le plus souvent accompagnées d'un péan, cf. Eschyle, Agamemnon, 244-247; Xénophon, Banquet, II, 1. 6 Voir par exemple L45. 46.

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sificatoire, mais ce pourrait être aussi le cas du moment ou du lieu de l'énonciation. À vrai dire aucune typologie ne semble pouvoir rendre compte totalement du phénomène 7. La diversité en la matière a aussi embarrassé les Anciens, qui n'ont proposé, le plus souvent en passant, que des typologies partielles. Typologie grecque Platon évoque la question, lorsque, dans les Lois, III, 700a-b, il traite de la musique chorale en général et distingue à l'origine quatre «genres» (E'L811): les hymnes, qu'il définit comme des prières aux dieux, les thrènes, qu'il leur oppose, les péans, et les dithyrambes qui racontent la naissance de Dionysos. Il n'entend pas classifier ici des prières, mais des genres musicaux, et il n'aborde le problème de la prière qu'indirectement; il est un peu surprenant que seuls les hymnes soient explicitement définis comme des prières, alors que par ailleurs on peut se demander si tout est prière dans un hymne; de toute façon il n'est question ici que d'un type particulier de discours religieux. Platon revient d'ailleurs plus loin (VII, 801c-802a) sur les hymnes publics, en distinguant d'abord de manière assez banale les hymnes en prose et les hymnes en vers (80lc: pT]µacnv fl rnî. KaTà µÉÀoç), puis en les classant en trois types d'après leurs destinataires : les dieux, qui ont droit «à des hymnes et à des éloges mêlés de prières» (üµvm rnî. ÈyKwµw KEKmv11µÉva EUXŒLS'); les démons et les héros, pour lesquels le terme d' «hymnes» n'est plus explicitement employé, mais qui ont droit au même type de privilèges que les précédents (µn' ÈyKwµ[wv ÔJXŒL : «des prières accompagnées d'éloges»); enfin les êtres humains (subdivisés d'après leur sexe) qui après leur mort sont devenus des modèles, que l'on ne prie pas, mais auxquels on dédie «des éloges et des hymnes» (ÈyKwµLOLS' TE KŒL üµvmç) : ici encore la classification est de type musical et déborde le cadre de la stricte prière, mais il s'agit au moins d'une entrée possible (les destinataires) pour une typologie 8 • Beaucoup plus tard, le néoplatonicien Proclus, prolongeant l'esquisse de Platon et diversifiant les critères classificatoires, proposa, pour la première fois dans le monde grec, un classement systématique des prières selon quatre points de vue: les divinités invoquées, la personnalité de l'orant, l'objet de la prière et le moment auquel elle est prononcée (Gl02). Adoptant un autre point de vue, Ménandre le Rhéteur, qui s'intéressait plus particulièrement aux hymnes, distinguait

7 J. RuDHARDT, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans la Grèce classique, Genève, 1958, 2e éd. Paris, 1992, remarque: «la prière ellemême, essentiellement complexe, agit simultanément sur plusieurs plans» (p. 201); et s'il propose une typologie -sollicitation, vœu, consultation et action de grâce- (p. 119), il en reconnaît lui-même les limites (p. 189-190). En particulier est-il pertinent de mettre à part les hymnes, qui relèvent pourtant bien d'un discours religieux tourné vers les dieux et qui d'ailleurs se terminent souvent par une demande? 8 Dans la République, X, 607a, il se place du point de vue de la distinction, dans la poésie publique (TTOL~ŒEWS' TTapa8EKTÉov Elc; TTOÀLV), entre les genres de divertissement (TÎ]v fi8uuµÉVT]V Mo\Juav) et les genres sérieux, hymnes aux dieux et éloges des gens de bien (\Jµvouc; ernt:c; Kat ÈyKwµw Tol:c; àyaeot:c;): du rapprochement de ces trois passages on peut inférer que pour Platon un hymne n'est pas toujours une prière et qu'un éloge n'est jamais en lui-même une prière.

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diverses catégories d'hymnes (clétiques, mythiques, généalogiques, etc. 9), et en particulier ceux qui, plutôt que de donner des informations (füôâŒKEL v) sur les dieux, comportent principalement des demandes (aLTELV, aLTÎ]ŒELS): il dissociait alors l'hymne propitiatoire (rrpoŒEUKTLKOS) de l'hymne apotropaïque (àrrEUKTLK6s) 10 .

Typologie romaine La documentation romaine nous a gardé les traces d'une typologie des prières dans deux textes Je Valère Maxime et Pline l'Ancien. À vrai dire ces témoignages ne se recoupent que partiellement, à cause de la différence d'intention des deux auteurs. Valère Maxime, avec ses Faits et dits mémorables, rédige un manuel à l'usage des maîtres et des élèves des écoles de rhétorique, dont le premier livre, consacré à la religion, commence par une présentation générale de la pratique religieuse romaine. Cet aide-mémoire s'ouvre sur deux énumérations un peu hétéroclites (L90). La première concerne les sources de la réglementation de la vie liturgique, que ce soient des prêtres -les pontifes et les augures- ou des textes - les livres sibyllins et les libri Etrusci. La deuxième liste énumère les rites religieux romains, sous la forme d'un substantif commenté par une proposition: la prière, le vœu, l'action de grâces, le présage, le sacrifice et le sacrifice expiatoire. Il s'agit donc d'un essai de recensement des divers actes religieux, et c'est dans ce sens qu'il faut prendre le mot precatio : il ne désigne pas seulement la partie orale du rite, mais l'acte tout entier par lequel on confie au dieu la protection d'un objet ou d'une personne. Mais à chacun de ces rites correspond une formule de prière : la prière de recommandation, la formule de uotum, la formule de gratulatio, la formule d'augure, la prière propitiatoire, la prière expiatoire. L'énumération, assez complète, ne concerne que secondairement la prière. Le point de vue de Pline dans son Histoire naturelle est différent. Après avoir exposé les vertus médicinales des plantes (Histoire naturelle, XXVI-XXVII), Pline entreprend d'étudier, dans le livre XXVIII, les remèdes fournis par l'homme et les animaux. À propos de l'homme il présentera les remèdes que fournissent le corps de l'homme (30-69) et celui de la femme (70-86). Mais auparavant il condamne vigoureusement les pratiques, attribuées au charlatanisme des mages, consistant à absorber un élément du corps humain (sang, moelle, viscères, membres, etc.). Ses remarques sur le rôle de la magie amènent Pline à considérer la question délicate du pouvoir de la parole, telle qu'elle se manifeste dans les formules magiques et plus généralement dans les prières (10-21). C'est l'occasion pour Pline d'esquisser une division tripartite des prières (L91). Sa typologie est fondée sur l'intention de l'orant lorsque celui-ci veut établir une relation avec la divinité : soit il cherche à obtenir de bons augures (inpetritae precationes), soit il s'efforce d'écarter (depulsoriae) un mauvais augure ou un malheur, soit il souhaite confier (commendationis) au dieu un être ou une chose. Malgré son caractère lapidaire, cette tentative de classification recense finalement avec justesse les trois fonctions possibles de la prière romaine, dont le caractère utilitaire et intéressé n'est plus à démontrer: en priant, le fidèle demande l'accord de la

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333 et suiv., éd. D.A. 342-344.

RusSELL

& N.G.

WILSON,

Oxford, 1981.

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divinité au moment d'entreprendre une action, cherche à l'apaiser, ou place sous sa protection ce à quoi il tient. On saisit en tout cas la différence de point de vue entre les deux auteurs : le premier recense des actes liturgiques (par exemple le sacrifice), alors que Pline énumère des cas de parole efficace. Mais cette deuxième liste recoupe en partie celle de Valère Maxime : les commendationis uerba correspondent à la precatio; les inpetritae precationes à I'impetritum; les depulsoriae precationes au sacrifice expiatoire. Évidemment l'hymne n'entre pas dans la typologie plinienne, mais cela tient au sujet du passage, qui concerne l'efficacité de la parole qui doit produire un résultat. En revanche on pourrait l'intégrer dans la catégorie des gratulationes de Valère Maxime. Il est difficile d'identifier la source de ces classifications, mais on peut être tenté de les faire remonter aux ouvrages des collèges sacerdotaux. Les historiens ont longtemps distingué deux types de recueil: les Libri, qui contiendraient les règles intangibles du droit sacré, avec notamment les formules de prières et les Indigitamenta prescrivant à quel dieu la prière doit être adressée selon les circonstances; et les Commentarii, réservés à la jurisprudence religieuse, qui contiendraient en quelque sorte le commentaire du rite et les réponses à des questions ponctuelles 11 • Dans ce cadre-là on pourrait admettre que les Libri présentaient une telle classification des prières. Mais on est aujourd'hui plus réservé sur cette solution, et J. Scheid a montré que les archives sacerdotales devaient se composer essentiellement de commentaires, «c'est-à-dire de comptes rendus annuels enregistrant toutes les décisions prises par le collège concerné dans le cadre de ses attributions régulières, ou en réponse à une interrogation publique ou privée, ainsi que des rapports sur les rites célébrés au cours de l'année écoulée 12 ». À ceux-ci s'ajoutaient des livres d'oracles et des livrets de prière. On pourrait alors admettre que la typologie considérée structurait ces recueils de prières. À moins qu'il ne faille plutôt attribuer la paternité de ces classifications aux Antiquaires eux-mêmes. Quoi qu'il en soit, elles témoignent en tout cas d'une réflexion romaine sur les rites et les paroles sacrées, de même que Varron atteste, avec sa théologie tripartite, l'existence d'une analyse sur la nature des différents dieux du panthéon romain 13 • Un texte et une mise en scène codifiés Message des hommes adressé aux dieux, la prière antique ne laisse que peu de place à l'improvisation et à l'originalité, du moins dans le cadre liturgique. L'orant use d'un langage codifié en formules (certa uerba) ancestrales, qui à la fois sépare l'orant de la vie quotidienne et l'enracine dans un passé lointain. Il instaure par là un temps nouveau, dégagé des contin-

11 Cf. récemment encore F. SIN!, Documenti sacerdotali di Roma antica, /. "Libri" e "Commentarii", Sassari, 1983, p. 45-87. 12 J. ScHEID, «Les archives de la piété. Réflexions sur les livres sacerdotaux», p. 184, dans La mémoire perdue. À la recherche des archives oubliées, publiques et privées, de la Rome antique, Paris, 1994, p. 173-185. 13 Cf. Tertullien, Aux nations, II, 9, 3; Augustin, Cité de Dieu, VI, 12; voir PÉPIN (J.), «Remarques sur les sources de la Theologia Tripartita de Varron», dans Varron, grammaire antique et stylistique latine, Paris, 1978, p. 127-131.

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gences du présent et relevant d'un ordre immuable, comme cela apparaît dans les formules qui traversèrent les siècles sans subir aucun changement 14 • Ainsi voit-on Caton l'Ancien, dans son traité d'agriculture, indiquer, sous une forme juridique, les paroles précises qui devront, aux différents moments du travail agricole, accompagner les sacrifices (LIS-18): le succès dépendra du respect scrupuleux - à la lettre, proprement- de la prescription, au même titre que toutes les autres recommandations techniques sur la gestion d'un domaine agricole. Faute de se conformer à des formulaires précis, la prière risque d'être inefficace, voire dangereuse 15 . À Rome cette codification s'exprimait à l'origine dans une forme particulière, qu'on appelle le carmen. Il ne s'agit pas d'une forme poétique, qui reposerait sur l'alternance de syllabes brèves et longues, ou de syllabes accentuées et atones: le carmen primitif n'est pas plus fondé sur l'accent que sur la quantité. C'est une forme prosodique cadencée, fondée sur une rythmique verbale de type colométrique, soulignée par les jeux d'allitération et de répétition 16 . Elle use donc principalement de deux procédés rhétoriques: l'arrangement symétrique des mots ou des membres de phrases, qui donne un rythme au discours; les figures de répétition, qu'il s'agisse de la répétition de mots et de l'emploi de synonymes, ou de la répétition de sonorités, qui viennent souligner le rythme verbal. À ce titre le carmen se présente comme une exploitation extrême du génie de la langue latine. Si cette forme est surtout attestée dans le cas de prières anciennes, comme le carmen aruale (L2) ou la grande prière à Mars de Caton (LIS), elle a laissé des traces dans les prières plus tardives. De fait, malgré des évolutions diverses, dues notamment à l'influence du grec, la prière romaine est toujours restée marquée par ces caractères qu'elle a hérités du carmen et qui font sa spécificité 17 • Dans le cas de prières plus personnelles et spontanées le cadre, tant à Rome qu'en Grèce, est évidemment moins rigide, et les sources révèlent une grande diversité dans ce domaine. Subsistent pourtant des formulations appropriées, ainsi qu'un canevas de composition, variable selon l'intention de la prière. Ainsi la prière de demande fait généralement se succéder trois parties 18 : l'invocation, qui nomme et appelle la divinité; l'argument, qui indique les raisons pour lesquelles on s'adresse à telle divinité et mérite d'obtenir une réponse favorable; la demande proprement dite (precatio ). Dans le uotum romain on aura plutôt la succession: invocation - demande

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Cf. la formule des Jeux séculaires de 17 av. J.-C. qui fait référence à des événements appartenant aux origines de Rome, L41. 15 Cf. KLINGHARDT (M.), «Prayer Formularies for Public Recitation. Their Use and Function in Ancient Religion», p. 29, Numen, 46 (1999), p. 1-52. Encore convient-il de ne pas trop étendre l'idée à la prière spontanée et privée, et à ne pas interpréter trop littéralement certaines clauses de style, comme le fait KuNGHARDT à propos d'Eschyle, Choéphores, 855-858, et d'un fragment de Simonide, 13 D. Mais on retiendra de cet article que l'attention scrupuleuse accordée aux formules de prière est en fait assez générale dans les religions anciennes et n'est pas étrangère au judaïsme et au christianisme antiques. 16 Sur le carmen, voir la synthèse de Ch. GurrrARD, Recherches, en particulier p. 419-518. 17 Ces traits ne sont pas ignorés de la tradition grecque, cf. notamment G70 et G71. 18 Cf. BREMER (J. M.), «Greek Hymns», p. 194-197, dans VERSNEL (H.S., éd.), Faith, Hope and Worship. Aspects of Religious Mentality in the Ancient World, Leyde, 1981, p. 193-215.

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- promesse (L45. 49). L'argumentaire, qui doit convaincre la divinité d'intervenir favorablement, est généralement emprunté à l'un des trois schémas suivants: da quia dedi, accorde-moi ta faveur parce que j'ai su être généreux envers toi 19 ; da ut dem, accorde-moi ta faveur pour qu'en échange je me montre généreux envers toi20 ; da quia dedisti, accorde-moi ta faveur puisque tu l'as déjà fait en d'autres occasions 21 • Ces thèmes et les formules qui les accompagnent, sans être systématiques ni sans doute spécifiques à l 'Antiquité classique, constituent du moins des traits assez permanents de la prière gréco-romaine. Le conservatisme que l'on constate dans les formules est également sensible dans le déroulement et la mise en scène de la prière. À Rome sa récitation ne souffrait aucune hésitation ou erreur, sous peine d'annuler l'acte religieux: aussi, pour prévenir tout risque d'erreur, l'officiant se contentait-il, dans les prières publiques, de répéter au fur et à mesure le texte lu une première fois par un prêtre, tandis qu'au silence absolu de l'assistance, s'ajoutait un accompagnement de flûte, qui devait lui-même ne pas s'interrompre (L54. 91). La diction devait être claire et distincte, pour éviter toute ambiguïté dans le dialogue avec les dieux 22 • On comprend alors que même la prière privée ait été prononcée à haute voix généralement, tandis que le chuchotement était réservé aux demandes honteuses ou malveillantes (G56; L97). Du même coup, selon le principe d'inversion, les rites magiques prescrivent de prononcer les formules doucement ou entre les lèvres; d'ailleurs dans la représentation populaire on interprète le chuchotement des paroles comme l'indice d'un comportement magique23 . Tout comme la diction, la position et les gestes de l'orant devaient répondre à des règles assez précises. Le Grec et le Romain24 prient habituellement debout, les bras tendus, paumes des mains dirigées vers le ciel ou vers la statue de culte : c'est une façon d'établir une relation avec la divinité, qui peut aller jusqu'à toucher ou embrasser l'autel ou la statue, voire leur donner un baiser25. Quand on s'adresse à la Terre ou aux divinités infernales, il est logique et naturel de se tourner vers le bas: Althaia, dans ses imprécations contre Méléagre26 , invoque Hadès et Perséphone, et frappe le sol du plat de ses mains à coups redoublés; Héra fait de même27 en invoquant les Titans enfermés dans le

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Cf. par exemple Gl; L25.

° Cf. par exemple Gl02; L69. C'est le fondement du uotum romain.

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Cf. par exemple G14; L74. Servius, Comment. sur l'Én., VII, 120: in precationibus nihil esse ambiguum debet. 23 Cf. Apulée, Apologie, 54; Institutes, IV, 18, 5; Théocrite, Magiciennes, 11. Sur le silence et la parole à haute voix dans la prière, cf. VERSNEL (H.S.), «Religious Mentality in Ancient Prayer», p. 25-28, dans id., Faith, Hope and Worship, p. 1-64. Sur la notion d'inversion pour définir la magie, cf. GRAF (F.), La Magie dans !'Antiquité gréco-romaine, Paris, 1994, p. 256-261. 24 Sur la position et les gestes de l'orant dans le monde latin, cf. APPEL, p. 184-214. 25 Pour le contact ou l'embrassement: Plaute, Le Cordage, 559; 694; Virgile, Én., II, 517; IV, 219; Sénèque, Œdipe, 196. Pour le baiser, Lucrèce, I, 316. 26 Iliade, IX, 566-571. Cf. Tite-Live, VII, 6, 4; Servius, Comment. sur l' Én., IV, 205. 27 Hymne homérique à Apollon, 332-340. 22

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INTRODUCTION

Tartare, la Terre et son époux Ouranos28 ; et par extension, on prend cette position quand 29 on s'adresse aux morts qui sont sous terre, le plus souvent en manière de supplication • Lors de la deuotio romaine, le général touche le sol de ses mains lorsqu'il nomme la Terre mais, au nom de Jupiter, les tourne vers le ciel 30 . De même les Grecs vénèrent d'un baiser (KuvEîv 31 ) le sol béni d'une terre d'accueil ou de la patrie, en l'abordant ou en la quittant32 . D'une façon générale l'orant se tourne du côté du domaine où règne la divinité invoquée: ainsi, dans la course de régates des jeux funèbres en l'honneur d' Anchise, Cloanthe invoque-t-il les dieux marins en étendant ses deux paumes sur la mer3 3 . Si l'agenouillement et la prosternation furent pratiqués dans certaines civilisations de l'Orient ancien, ils sont dédaignés par les Grecs: l'orant peut incliner légèrement la tête vers le bas en signe d'humilité et de respect, mais cela ne doit normalement jamais confiner à l'abaissement: s'abaisser en se jetant à terre ou en s'agenouillant passait pour être bigot, superstitieux ou efféminé34 , ou alors il s'agit de caractériser un orant comme oriental35 • Les représentations figurées d'orants agenouillés (d'un agenouillement qui est plutôt le plus souvent un accroupissement36 )

28 On remarquera qu'à partir du moment où dans une même prière sont associées des divinités célestes et des puissances chthoniennes, c'est la posture basse qui a tendance à l'emporter: cf. également Sophocle, Œdipe à Colone, 1654-1655: Thésée adore conjointement la Terre et l'Olympe: ffjv TE TTpo0KuvoDv8' éiµa ml TÔv 8Ewv "O,\vµTTov €v rnimji Àoyw, «se prosternant, il adorait dans la même prière à la fois la Terre et le divin Olympe»; Aristophane, Cavaliers, 156; Ploutos, 771-773. 29 Sophocle, Électre, 453; Euripide, Hélène, 64-65; Troyennes, 1305-1307; Électre, 678 (on remarquera ici que trois personnages, Oreste, le vieillard et Électre, s'adressent au défunt; or seule la femme est explicitement présentée comme frappant la terre de ses mains, ce qui semble confirmer que la position abaissée est propre à la femme aux yeux des Grecs). Sur le problème du prosternement (ou de la prostration) en rapport avec l'invocation aux puissances chthoniennes et/ou la supplication, cf. WALTER (O.), «Kniende Adoranten auf attischen Reliefs», Jahreshefte des osterreichischen archiiologischen Institutes, 13 (1910), col. 229-244, et DELATTE (A.), «Le baiser, l'agenouillement et le prosternement de l'adoration (TTpoCTKVVTJCTLç) chez les Grecs», Académie royale de Belgique, Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, se série, 37 (1951), p. 423-450. 30 Macrobe, Saturnales, III, 9, 12. 31 D'où l'emploi du composé TTpOCTK\JVELV pour une attitude d'adoration. 32 Odyssée, IV, 522: Agamemnon, de retour sur la terre de sa patrie, touche et baise le sol (Kvvn émT6µEvos- f\v TTUTploa); V, 463: Ulysse se baisse et baise la terre qui l'accueille (ÙTTEKÀ.lv8T] KUCTE ÔÉ, cf. XIII, 354); Sophocle, Philoctète, 1407: adieu à la terre d'exil. Quand il s'agit d'adoration plus que de supplication, les hommes n'hésitent pas à se baisser. 33 Virgile, Énéide, V, 233-235. 34 Théophraste, Caractères, 16; Polybe, 15, 29, 9 et 32, 15, 7; Plutarque, La Superstition, 3, 166a; Diogène Laërce, 6, 37. 35 Par exemple les Perses chez Eschyle, Perses, 499, se prosternent (TTpo0Kvvélv) pour prier la Terre et le Ciel. 36 Cf. par exemple l'expression TTp6xvv Ka8E(oµÉvî] (Iliade, IX, 570), que l'on peut traduire littéralement par «assise avec les genoux en avant», cf. WALTER (O.), art. cit., col. 144. Représentations figurées où l'agenouillement proprement dit (figures féminines exclusivement) est certain: WALTER (O.), art. cit., col. 243 et 244, fig. 149 et 150; attestation littéraire: Euripide, Troyennes, 1307: y6vv Tl8î]µL yalq: «je mets le genou à terre» (chœur de femmes).

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INTRODUCTION

sont très rares, et il s'agit surtout de figures féminines, par exemple de pleureuses. Mais si les Grecs, au temps d'Alexandre le Grand, ont tant répugné à se prosterner devant un homme, c'est bien qu'ils considéraient qu'il n'était point tout à fait incongru de le faire devant un dieu. C'était le cas lorsque l'on s'adressait, comme on l'a vu, aux divinités chthoniennes, mais aussi dans la supplication. Celle-ci, qu'elle se fasse vis-à-vis d'un humain ou d'une puissance divine, implique en effet un certain abaissement : on s'accroupit généralement en tendant les bras pour toucher les genoux et éventuellement le bas du menton de la personne ou de la statue trônant; cet accroupissement est considéré le plus souvent comme une variante de la position assise 37 ; mais le suppliant peut aussi, plus vaguement, «se jeter en direction» du supplié ou de sa statue38 , tout en restant globalement debout39 • II porte souvent les insignes caractéristiques de son statut, à savoir un rameau d'olivier enguirlandé de laine blanche40 , et, lorsqu'il s'agit d'une statue divine, comme pour en prendre possession et la lier par un contrat, il l'enlace41 et éventuellement l'entoure de guirlandes et de voiles 42 . La position agenouillée semble également étrangère à la tradition romaine et n'est attestée que par un seul document iconographique43 . II semble toutefois que cela ait été la posture privilégiée du suppliant44 , et l'on se rappelle que c'est ainsi que TiteLive et les Actes des Jeux Séculaires décrivent la position des femmes dans les supplicationes45. Dion Cassius rapporte que César, puis, par imitation, Claude, gravirent

37

Cf. par exemple Oreste suppliant à Delphes, Eschyle, Euménides, 41 : €8pav €xovrn

1TpOO"lV, Kpovi8T], crôv XOÀOV aÇ6µEVOl, ÈÇ àpxfîç 'tà 8iKma µt:'t' ÙO"'tOÎO"lV cptÀÉoV'tEÇ, µÎ] nv' urrt:pf)acriT)v àvn'ttVEtv rra'tÉpcov. Toû't' EtT] µaKaprncrt 9wîç cpiÀa · VÛV 8' 6 µÈv ep8cov ÈKcpd>yEl, 'tÔ KaKÔV 8' aÀÀOÇ E1tël'ta cpÉpn. Kat 'toû't', à9ava'tcov [3amÀEû, rr&ç Ècr'tt 8iKmov, Epycov Ocr'tlÇ avTip ÈK'tÔÇ Èrov aôiKCùV µ,, 'tl v' U7tëp[3acriT]V Ka'tÉXCùV µ 1]8' ÜpKOV aÀ l 'tp6v' ÙÀÀà 8iKalOÇ ÈÔ:>V, µÎJ 'tà 8tKata 7ta9n; Tiç 8Î] KEV [3po'tÔÇ &Uoç, 6p&v rrpôç 'tOÛ'tOV, E7tfl 'ta &Çou' à9ava'tO'UÇ, Kat 'ttva euµôv EXCùV, 07t7tÔ't' avTip &ôtKOÇ Kat Cx'tacr9aÀoç, OU'tE 'tE'U av8pôç ou'tE 'tEU à9ava'tcov µfîviv àArn6µt:voç, uf)ptÇ'!l 1tÀOÛ't(.[l KEKOpT]µÉVOÇ, Ol 8È 8tKatol 'tPÛXOV'tat xaÀrnil 'tëtp6µEV0l 7tEVl TI;

735

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(373-380, 731-752, même édition)

Zeus, mon Dieu, tu fais mon étonnement: à toi seul est le règne sur l'univers, grande gloire et puissance; Tu connais bien l'esprit et le cœur de chaque homme, et ton pouvoir surpasse toutes choses, roi. Comment ton esprit peut-il donc se résoudre, Cronide, à donner le même lot aux coupables et aux justes, Que l'esprit humain incline à l'honnêteté ou au contraire à l'exaction, poussé à des actes injustes? Zeus tout-puissant, plaise aux dieux que si les coupables trouvent l'exaction à leur gré, oui, plaise à leur cœur Que le méchant qui médite et exécute des crimes sans nul égard pour les dieux Paie lui-même en retour le prix de ses méfaits sans que les égarements du père fassent encore plus tard le malheur des enfants, Et que les enfants d'un père injuste qui règlent leurs actes sur de justes desseins parce qu'ils craignent ta colère, Cronide, Parce que dès l'abord ils aiment la justice et la pratiquent dans leurs relations publiques, n'aient point à payer quelque transgression paternelle! Que cela plaise aux dieux bienheureux! Mais pour le moment le coupable échappe au châtiment, et c'est à un autre de le subir. Et comment, roi des immortels, cela serait-il juste, un homme qui se tient à l'écart des actes injustes,

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CORPUS DE PRIÈRES GRECQUES ET ROMAINES

Qui ne transgresse rien, ne fait point de faux serment, qui reste juste, et qui pourtant subit un traitement injuste? Qui donc encore, voyant cet homme, continuerait à révérer les immortels, et avec quel sentiment, Quand un homme injuste, violent et arrogant, sans redouter nul courroux humain ni divin, Laisse libre cours à l'orgueil de la richesse dont il est rassasié, alors que les justes dépérissent, usés par la cruelle pauvreté? Commentaire. Ces trois prières, dont les deux dernières s'enchaînent dans le recueil, ont de nombreux points communs : elles sont adressées à Zeus. détenteur de la puissance suprême et donc garant naturel de la bonne marche du cosmos; elles constituent une réflexion critique sur la justice, le problème du bien et du mal et de leur répartition anormale. L'orant éprouve de la difficulté à concilier l'idée d'un dieu toutpuissant et la constatation que rien ne va plus dans le monde qu'il a sous les yeux ; et sa foi se transforme en un questionnement sans réponse: la prière est en même temps discours. Le premier texte, après une affirmation doxologique de la foi, se termine par une question ; le dernier n'est que question; le deuxième commence par un souhait (formulé à travers une rhétorique très large (l 0 vers 112) et présenté avec une grande insistance: anaphore de la formulation initiale au v. 732 et reprise à la fin, au v. 741) et retombe (vûv ÔÉ: l vers 112 ) sur une constatation désabusée qui relègue la requête au niveau du rêve. Le champ lexical de la justice et de l'injustice est partout. C'est toujours le même thème, mais traité sous des angles un peu différents. Le premier poème se plaint de l'égalité de traitement entre bons et méchants, le troisième va plus loin en montrant le méchant regorgeant de richesses et le bon usé par la pauvreté (on y trouve l'écho des rancœurs personnelles de Théognis); le deuxième envisage le même décalage, mais sur un plan «diachronique»: les pères coupables coulent des jours tranquilles, ce sont leurs enfants innocents qui paient (faut-il voir là encore un écho de la situation personnelle de Théognis ?). Cette révolte contre l'injustice du monde, donc contre Zeus qui est censé le gouverner, outre le fait qu'elle annonce les Tragiques, Euripide en particulier, s'opère aussi en réaction contre le type de morale confiante qui s'exprimait dans la Prière aux Muses de Solon, lequel en parti-

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culier considérait le paiement de la faute par les descendants comme un effet de la justice de Zeus et refusait d'envisager que le crime ne fût pas puni tôt ou tard (des similitudes formelles entre Théognis et Solon sont d'ailleurs à remarquer). Ces trois prières sont donc complémentaires, et finalement leur ordre dans le recueil est peut-être conforme à une progression voulue par l'auteur ou les auteurs du corpus. Le premier texte part d'un hymne et s'arrête sur une question. L'ensemble des deux autres poèmes développe le problème, d'abord d'un point de vue diachronique, puis (remarquer Kat 1:0Û'to ouvrant le dernier) d'un point de vue synchronique, avec de plus en plus de précisions qui actualisent en quelque sorte la prière : dans le deuxième, il est en particulier question des rapports entre habitants d'une même ville (µe1' èunoîcn v), et dans le dernier, des faux serments et de la répartition des richesses. La progression dans la révolte est également patente. La première prière commence par une profession de foi et se termine par une question qui est un peu un aveu d'ignorance: l'obscurité des voies divines est seulement un peu irritante. À la fin de la deuxième, Théognis oppose brutalement à son dieu une réalité qu'il constate. Dans la troisième, la question n'est plus de connaître les voies divines, elle est de savoir s'il vaut la peine de continuer à a voir la foi et à l'exprimer. On remarquera enfin qu'au niveau de la troisième prière la présence de Zeus est estompée, d'abord parce qu'il n'est nommé que par une périphrase, et surtout parce qu'il n'est pas renommé ensuite (comme aux vv. 377 et 738), comme si le poète voulait marquer ainsi, ne serait-ce que pour mieux provoquer une réaction, son éloignement du dieu qui lui était jusque-là familier. Cette familiarité de Théognis avec son dieu s'exprime évidemment au travers de cette liberté de ton. On a peut-être un peu exagéré

TEXTES GRECS

celle-ci au niveau de la première prière, à propos de laquelle, avec raison dans une certaine mesure, on fait porter !'accent sur la contestation. Mais cela ne doit point faire oublier que la révolte suppose la foi, qui est première chez le poète. Il n'est pas sûr que ZEû cptÀE soit «irrévérencieux»: l'épithète est certes inhabituelle dans la poésie dite « sérieuse», mais ce n'est pas parce qu'on la trouve dans la comédie par exemple qu'elle est forcément caricaturale : elle peut simplement insister sur cette sorte d'intimité affectueuse de l'orant avec son dieu; ecxuµaÇw, certes, est ambigu en ce qu'il marque l'étonnement, et peut préparer l'idée du décalage entre la puissance de Zeus et l'injustice du monde; mais il peut aussi simplement exprimer la révérence de l'orant à l'égard du mystère de la toute-puissance divine; quant au verbe wÀµâv appliqué à Zeus, il ne peut désigner !'audace, ce qui dépasserait trop les bornes; un sens plus neutre est souvent ailleurs bien attesté. La clé de toute cette révolte, répétons-le, est la foi en Zeus. Et cette foi s'exprime magnifiquement et pleinement dans les quatre premiers vers, véritable hymne doxologique qui fera école dans !'Antiquité païenne et qui coïncide étrangement avec les doxologies liturgiques du monde judéo-chrétien (cf. en particulier 1 Chroniques, 29, 11 (~3ème siècle av. J.-C.); 1 Timothée, 1, 17; 6, 16; 1Pierre,4, 11; 5, 11; Jude, 25; Apocalypse, 1, 6; 4, 11; 5, 13; 7, 12; 19, 1). Les caractéristiques de la puissance de ce Zeus de Théognis qui va jusqu'à sonder les esprits et les cœurs, qui est donc intimement lié à l'homme, sont les sui vantes : 1) elle est uni-

G37

que (cx1rr6ç); 2) elle est suprême (ü:n:mov); 3) elle est universelle (:n:avt:Ecrcrtv, h:acri:ou, :n:avwiv); 4) elle est aussi une connaissance (EU ofoecx) des profondeurs cachées; 5) alliance de la puissance (0-6vcxµtv, Kpai:oç), du règne (CxVÛCTCTEtÇ, ~CXcrtÀEÛ) et de la gloire ( i:tµ Î]V ).

36a - Rapprocher: - Zeus comme principe unique de puissance: Eschyle, Agamemnon, 160-162; Cléanthe, Hymne à Zeus (G80). - invocation révoltée à Zeus déjà dans !' Odyssée, XX, 201-203; plus tard Euripide, Cyclope, 353-355 (et à d'autres dieux, 599-607); Médée, 516-519; Hippolyte, 1363-1369; Hécube, 488491; Héraclès furieux, 339-347. - révolte passionnée de Créüse contre Apollon chez Euripide, Ion, 880 et suiv. (avec inversion des éléments traditionnels d'un hymne: invocation, mythe, etc.). - Jérémie, 12, 1-2. - mais on peut difficilement considérer comme véritablement contestataire l'hypocrite et caricaturale prière adressée à Démétrios Poliorcète divinisé (in Athénée, 253d), où les «autres dieux» sont rejetés à!' arrière-plan, «soit parce qu'ils sont trop loin, soit parce qu'ils sont sourds, soit parce qu'ils n'existent pas, soit parce qu'ils ne nous écoutent pas.» Orientation bibliographique. CARRIÈRE, ibid., p. 185-186, 204-208. - GARZYA, ibid., p. 289 et suiv. - KLUG, ibid. - LABARBE (J.), «La prière "contestataire" dans la poésie grecque», in Prière, p. 143 et suiv. - PULLEYN, p. 198-199.

Chansons de table G37 - Prière à Athéna Il était d'usage, surtout avant la fin du V' siècle av. J.-C., qu'au cours du banquet les convives entonnent, chacun à son tour, de petites odes légères en se passant la lyre. Les sujets étaient très divers, et en particulier il pouvait s'agir de petites prières. Athénée, XV, 694c et suiv., nous a conservé un certain nombre de ces scolia («chansons de table»).

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CORPUS DE PRIÈRES GRECQUES ET ROMAINES

IIaÀÀàç Tpl'toyÉvet' avacrcr' 'ASrivâ, op80U 'tÎ)VÔE 1t0ÀtV 'tE Kat 1tOÀl 'taÇ U'tEp àÀ yÉwv Kat O"'tÛO"EWV Kat 8aVÛ'tWV àffipWV, O"U 'tE Kat 1tCX'tÎ)p.

(éd. D.L. PAGE, Lyrica graeca selecta, Oxford, 1968, n° 438)

Pallas Tritogénie, souveraine Athéna, fais prospérer notre cité et ses habitants, épargne-leur souffrances, dissensions et mort prématurée, toi et ton père. Commentaire. Comme ces chansons étaient traditionnellement très brèves (elles dépassent rarement quatre vers, et pouvaient d'ailleurs originellement être des extraits de poèmes plus longs), les prières exprimées sont évidemment assez simples sinon banales. Celle-ci est adressée à la patronne d'Athènes (et in extremis à son père Zeus, de qui procède sa qualité de «Salvatrice»: Zeus Sauveur et Athéna Salvatrice étaient presque toujours associés, par exemple au Pirée, cf. Pausanias, I, 1, 3, et Lycurgue, Contre Léocrate, 17). Les épiclèses accumulées sont très traditionnelles (à tel point qu'on ne les comprenait plus, par exemple

«Tritogénie», voir P. CHANTRAINE, Dict. Étym., s.v.), mais la musique les faisait briller d'un éclat particulier. La requête est propitiatoire (op0ou) et surtout apotropaïque (&'tEp), et expnmee simplement et directement à l'impératif; dans le cadre convivial, elle est plus collective qu'individuelle (it6Àtv 'tE Kcà itoÀi'tm;), et le bonheur souhaité pour les citoyens est ce que l'on peut attendre, à savoir essentiellement la protection contre les maux habituels, épidémies, guerre civile et étrangère (voir G49), ici synthétisés en un groupe ternaire assez général vu le caractère bref de la chanson, qui peut être qualifiée de patriotique.

Chansons de table

G38 - Prière à Déméter et Perséphone IIÀoU'to'U µT}'tÉp' 'O}.,uµniav àdôw '11)µ TJ'tpa mEcpavricp6poiç EV ffipmç O"É 'tE

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