Carabins ou activistes?: L'idéalism et la radicalisation de la pensée étudiante à l'Université de Montréal au temps du Duplessisme 9780773567726

By looking in detail at the attitudes and activities of university students in Quebec from 1950 to 1958, Nicole Neatby p

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Polecaj historie

Carabins ou activistes?: L'idéalism et la radicalisation de la pensée étudiante à l'Université de Montréal au temps du Duplessisme
 9780773567726

Table of contents :
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE: Introduction
1 Le cadre institutionnel
2 La composante carabin de l'identité étudiante
3 L'engagement international des leaders étudiants
4 L'engagement social des leaders étudiants traditionalistes
5 L'engagement social des leaders étudiants modernistes
DEUXIÈME PARTIE: Introduction
6 À la défense des droits de l'étudiant canadien-français
7 L'émergence d'un groupe d'alliés réformistes dans le domaine de l'éducation
8 L'émergence d'une pensée étudiante radicale
Épilogue
Abréviations utilisées
Bibliographie
Tableau
Remerciements
Index
A
B
C
D
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F
G
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I
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Citation preview

Carabins ou activistes ?

STUDIES ON THE HISTORY OF QUEBEC ETUDES D'IIISTOIRE DU QUEBEC John Dickinson and Brian Young Series Editors/Directeurs de la collection Habitants and Merchants in Seventeenth-Century Montreal Louise Dechene Crofters and Habitants Settler Society, Economy, and Culture in a Quebec Township, 1848-1881 J.I. Little The Christie Seigneuries Estate Management and Settlement in the Upper Richelieu Valley, 1760—1859 Franfoise Noel La Prairie en Nouvelle-France, 1647-1760 Louis Lavallee The Politics of Codification The Lower Canadian Civil Code of !866 Brian Young Arvida au Saguenay Naissance d'une ville industrielle Jose E. Igartua

State and Society in Transition The Politics of Institutional Reform in the Eastern Townships, 1838-1852 /./. Little Vingt ans apres Habitants et marchands Lecture de 1'histoire des XVTF et XVIir siecles Canadians. Habitants et marchands Tweny Years Later Reading the history of Seventeenthand Eighteenth-Century Canada Sous la direction de/Edited by Sylvie Depatie, Catherine Desbarats, Danielle Gauvreau, Mario Lalancette, Thomas Wien Les recoltes des forets publiques au Quebec et en Ontario, 1840-1900 Guy Gaudreau Carabins ou activistes? L'idealisme et la radicalisation de la pensee etudiante a I'Universite de Montreal au temps du duplessisme Nicole Neatby

Carabins ou activistes ? L'idealisme et la radicalisation de la pensee etudiante a VUniversite de Montreal au temps du duplessisme NICOLE NEATBY

McGill-Queen's University Press Montreal et Kingston * London * Ithaca

© McGill-Queen's University Press 1997 ISBN 0-7735-1834-7 (relie) ISBN 0-7735-1835-5 (broche) Depot legal, 3e trimestre 1999 Bibliotheque Rationale du Quebec Imprime au Canada sur papier sans acide Get ouvrage a etc public grace a 1'aide fmanciere de la Federation canadienne des sciences humaines et sociales, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Nous reconnaissons 1'aide financiere du gouvernement du Canada par 1'entremise du Programme d'Aide au Developpement de 1'Industrie de 1'Edition (PADIE) pour nos activites d'edition. Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de 1'aide accordee a notre programme de publication.

Donnees de catalogage avant publication (Canada) Neatby, Nicole, 1962.— Carabins ou activistes? : 1'idealisme et la radicalisation de la pensee etudiante a 1'Universite de Montreal au temps du duplessisme (Studies on the history of Quebec - Etudes d'histoire du Quebec, ISSN 1183-4390) Comprend des references bibliographiques et un index. ISBN 0-7735-1834-7 (rel.) ISBN 0-7735-1835-5 (br.) i. Universite de Montreal — Etudiants - Activite politique - Histoire. 2. Mouvements etudiants Quebec (Province) — Montreal — Histoire. 3. Etudiants — Quebec (Province) — Montreal — Activite politique - Histoire. 4. Quebec (Province) - Histoire 1936—1960. i. Titre. II. Collection: Studies on the history of Quebec. LA4i8.Q8N42 1999 378.i'g8i'o97i428 C99-9°°558-8

Compose en New Baskerville 10/12 par Caractera inc., Quebec

A mes parents

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Table des matieres

PREMIERE PARTIE

1 2 3 4 5

Introduction 3 Le cadre institutionnel 9 La composante carabin de 1'identite etudiante 19 L'engagement international des leaders etudiants 38 L'engagement social des leaders etudiants traditionalistes 81 L'engagement social des leaders etudiants modernistes 98 D E U X I E M E PARTIE

Introduction 129 6 A la defense des droits de 1'etudiant canadienfrancais 131 7 L'emergence d'un groupe d'allies reformistes dans le domaine de 1'education 167 8 L'emergence d'une pensee etudiante radicale 189 Epilogue 232 Abreviations utilisees 241 Bibliographic 243 Tableau 253 Remerciements 255 Index 257

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Carabins ou activistes ?

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P R E M I E R EP A R T I E

Introduction

Le 6 mars 1958, les etudiants universitaires du Quebec defraient les manchettes de la presse de facon inedite. Us declenchent alors une greve d'un jour a 1'echelle de la province. Le lendemain, trois etudiants de 1'Universite de Montreal se rendent a Quebec commencer un sit-in de trois mois dans 1'antichambre du bureau du premier ministre Maurice Duplessis. S'il est vrai que ces initiatives ont surpris les gens de 1'epoque, elles etonnent aussi leurs descendants des annees 1990. N'est-il pas fort bien connu, apres tout, que les jeunes des annees cinquante etaient bien ranges et conservateurs et que les manifestations de ce genre sont plutot devenues 1'apanage des cohortes etudiantes des annees soixante? D'ailleurs, les quelques chercheurs qui se sont interesses au monde etudiant des universites du Quebec ne font que confirmer ces impressions. Us qualifient les etudiants universitaires des annees cinquante d'apolitiques, de denues de conscience sociale et jugent qu'ils privilegient les divertissements. Ces jeunes se caracterisent surtout par des «gouts prononces pour 1'esthetisme, 1'erudition, les loisirs, 1'humour et les « divertissements » anodins, les relations sociales1 ». Ce i

Richard Simoneau, « Les Etudiants, les dirigeants et 1'universite », Recherches sodographiques (RS), 13, 3 (1972): 351. Voir aussi Paul R. Belanger et al., «Pratique politique etudiante au Quebec», ibid., 309-342; Roch Denis et Luc Racine, «La Conjoncture politique quebecoise depuis 1960 », et plus particulierement le chap. IV intitule «Le Mouvement etudiant», Socialisms quebecois, 21/22 (1970) : 38-46. Pour une analyse detaillee de 1'historiographie du milieu etudiant universitaire, consulter

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Carabins ou activistes?

sont des priorites qui en font avant tout des carabins, et non des idealistes enclins a vouloir changer le monde. Selon ces chercheurs, il faut attendre 1'annee 1958, avec sa greve etudiante et son sit-in, avant que les jeunes des universites quebecoises se mettent a contester 1'ordre etabli. Cette date marque le debut de 1'action politique etudiante qui prendra toute son ampleur au cours de la decennie suivante. Avant cette date fatidique, les etudiants universitaires ne figurent a peu pres pas dans la memoire collective. Cette absence est probablement liee au fait que les jeunes des annees cinquante sont les predecesseurs immediats des membres du mouvement etudiant. II est meme tentant d'affirmer que cette plus grande proximite de la periode des grandes transformations les place par definition sous un eclairage moins favorable que leurs homologues des autres decennies. Us se trouvent a fonctionner durant une periode dont on se sert pour mettre en relief la facture novatrice, voire revolutionnaire, du comportement des etudiants de la decennie suivante. N'est-il pas vrai que ceux qui precedent les periodes de nouveaute sont presque automatiquement percus comme moins innovateurs, et done moins admirables, si ce n'est moins dignes d'interet? La penurie d'etudes sur les etudiants universitaires des annees cinquante invite le chercheur a aller voir de quoi il retourne. Les impressions que recele 1'imaginaire collectif sont-elles fondees, sont-elles refletees dans les sources d'information existantes? Un bref survol des preoccupations et des initiatives des etudiants de 1'Universite de Montreal au cours des annees cinquante offre un tout autre portrait de 1'experience des etudiants franco-quebecois de cette periode. Au debut de la decennie, on decouvre un groupe de jeunes tres interesses par les evenements et les debats qui surgissent hors des murs de 1'universite. D'une facon generale, on constate qu'en 1950, en plus d'avoir des preoccupations et des perspectives a caractere indeniablement carabin, les etudiants sont engages dans trois voies d'action sociale reformiste, des voies qui nous permettent a la fois d'apprecier 1'interet manifeste qu'ils portent aux plus importants debats sociaux de la periode et de mettre en relief la polyvalence de leur identite. En premier lieu, on s'apercoit que ces jeunes universitaires sont principalement actifs sur la scene internationale. Us assument leurs responsabilites de citoyens du monde, s'estimant mieux places que leurs aines reformistes pour realiser un ideal de paix mondiale, pour surmonter les obstacles que pose la montee du communisme. Nicole Neatby, « L'Evolution des attitudes et des activites des leaders etudiants de 1'Universite de Montreal de 1950 a 1958 », these de Ph. D., Universite de Montreal, !993-

5 Introduction

Ces etudiants sont aussi actifs sur la scene quebecoise en tant que laics intellectuels catholiques. Us cherchent a se prononcer sur les questions controversies de 1'heure, discutant, entre autres, des responsabilites respectives des lai'cs et du clerge catholique ou encore du sort de la classe ouvriere. Us se trouvent ainsi plonges dans les debats brulants qui ont lieu au sein de la societe quebecoise de 1'epoque. Le courant de laicisation, le « probleme social», sont autant de sujets qui annoncent les changements profonds d'attitudes et de comporternents identifies a I'avenement de la Revolution tranquille. C'est dire que des le debut des annees cinquante, on peut entendre sur le campus de 1'Universite de Montreal des voix d'etudiants se faire 1'echo des idees qui exerceront progressivement une influence tres etendue et surtout irreversible dans la societe quebecoise. Le troisieme volet de 1'action sociale de ces etudiants concerne la reforme universitaire. En 1950, non seulement ceux-ci s'engagent dans un nouveau domaine de preoccupations mais, en ce faisant, ils sont aussi appeles de plus en plus a mettre de 1'avant une autre composante de leur identite, celle de 1'etudiant universitaire canadienfrancais. Ces jeunes commencent a reconnaitre, comme jarnais auparavant, qu'ils font partie d'un groupe qui a des besoins considerables et distincts, des besoins qu'ils doivent chercher a satisfaire dans 1'immediat. Ils prennent conscience de leur engagement profond a 1'egard de 1'amelioration des conditions materielles des etudiants, de la necessite de democratiser 1'acces a 1'universite et de pallier les carences financieres qui minent le developpement du systeme universitaire franco-quebecois. En fait, on assiste alors a I'emergence de priorites etudiantes distinctes qui, en retour, preparent le terrain a une action sociale reformiste etudiante d'une envergure inedite. Tous ces jeunes s'entendent pour dire qu'a titre d'etudiants universitaires canadiensfrancais, ils ont a defendre des droits qui leur sont propres. Ils s'accordent, d'autre part, pour dire que c'est a 1'Etat qu'incombe la responsabilite de remedier aux deficiences du milieu universitaire et que c'est aux pouvoirs publics qu'ils doivent adresser leurs revendications et sur ces derniers qu'ils doivent exercer leurs pressions reformistes. L'etude qui suit cherche a sonder plus a fond les origines et les mutations de la pensee des etudiants universitaires franco-quebecois des annees cinquante. Elle aborde ce sujet par le prisme de 1'histoire intellectuelle. C'est dire qu'elle tente de retracer le processus meme des transformations du mode de pensee des etudiants de cette epoque. II s'agit d'analyser le cheminement des attitudes et des activites propres a ce milieu qui revele comment ces jeunes envisagent leur role social, et cela, tout en pretant une attention tres particuliere aux raisons qui expliquent les constantes et les changements. Conformement aux prescriptions enoncees par Yolande Cohen et Claudie

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Carabins ou activistes?

Weill, cette etude tentera de « privilegier l-'acces a la conscience du milieu etudiant 2 », «de parvenir a une analyse endogene du mouvement etudiant», plutot que de persister a examiner «la reaction du milieu etudiant a des mutations qui lui sont imposees». Elle tiendra compte en meme temps de 1'apport des interpretations revisionnistes concernant 1'epoque de 1'apres-guerre quebecois, des interpretations qui s'interessent au processus du changement social. Reprenant les propos que Roch Denis tient pour justifier un retour a 1'etude generale de la periode des annees cinquante au Quebec, on peut affirmer que cette analyse sur les attitudes des etudiants universitaires « fournit 1'occasion privilegiee d'etudier le processus de changement et des transformations socio-politiques tel qu'il opere souvent en souterrain, cache derriere 1'ecran de 1'apparente stabilite, masque par 1'apparence des choses et des evenements detaches les uns des autres3 ». Non seulement une telle entreprise permettra de nuancer certaines idees recues quant au niveau et aux formes de 1'engagement social de ces jeunes universitaires, mais elle offrira aussi un eclairage supplementaire sur le processus de transformations plus vaste qui s'opere a 1'echelle de la societe quebecoise durant les annees menant a la Revolution tranquille. Une meilleure appreciation de 1'experience des etudiants durant cette periode-cle de 1'histoire quebecoise saura faire avancer le debat plus large qui entoure les origines de cette fameuse revolution. Tout historien qui s'interesse a 1'experience des populations etudiantes universitaires est tres conscient du fait que ce groupe social n'a jamais forme un bloc monolithique ou homogene, que ce soit au niveau des attitudes ou au niveau du comportement. Cette constatation vaut certainement pour le milieu etudiant universitaire francoquebecois. Celui-ci se distingue par une foule de facteurs. Notons simplement, a titre d'exemple, les differences qui peuvent se manifester entre des jeunes inscrits a 1'Universite de Montreal et des jeunes inscrits a 1'Universite Laval. Ou encore, au sein d'une meme institution, celles qui peuvent distinguer les etudiants de diverses orientations universitaires. Ainsi, des le depart, tout espoir de tirer des conclusions generates sur les attitudes et les activites des etudiants universitaires francophones du Quebec est rapidement decourage. Or, il existe tout de meme un groupe d'etudiants facilement circonscrit qui se prete fort bien aux fins de 1'enquete historique. II s'agit du groupe des leaders etudiants, c'est-a-dire les jeunes qui ont occupe des 2 3

Cohen et Weill, «Les Mouvements etudiants », Le Mouvement social, 120 (1982) : 5. Denis, « Une revolution pas si tranquille », dans Leonard, din, Les Leaders politiques du Quebec contemporain: Georges-Emile Lapalme, 61.

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Introduction

postes de direction au sein des associations etudiantes et ceux qui ont fait partie de 1'equipe de redaction d'uri journal etudiant. C'est un groupe qui a laisse une abondante documentation qui permet de suivre de pres 1'evolution de ses attitudes et de ses activites. Cette etude portera sur 1'experience des leaders etudiants de 1'Universite de Montreal, les jeunes qui ont dirige 1'Association generale des etudiants de 1'Universite de Montreal (AGEUM) et ceux de 1'equipe du Quartier Latin entre 1950 et 1958. On suppose qu'en 1950, les anciens combattants qui ont pu profiler d'un acces gratuit aux universites canadiennes a la suite de la Deuxieme Guerre rnondiale sont retournes pour la plupart sur le marche du travail, laissant derriere eux une population etudiante universitaire plus typique, directement issue de 1'ecole secondaire ou du college classique. La balise chronologique de 1958, quant a elle, s'est imposee, vu son indeniable qualite d'annee charniere dans 1'histoire des etudiants universitaires franco-quebecois. 11 est certain que ce groupe ne forme pas un echantillon representatif de la clientele de 1'Universite de Montreal dans son ensemble. Par centre, il aura grandement influence ou meme defmi a differentes epoques le type d'activites parascolaires privilegiees sur le campus. C'est egalement lui qui aura joue le role de porte-parole aupres des autorites universitaires et de nombreux organismes exterieurs. De telles fonctions ont fait en sorte que ses points de vue et ses prises de position ont souvent etc percus comme le reflet de la pensee dominante de lajeunesse etudiante universitaire, que ce soil par les dirigeants universitaires, par les decideurs politiques ou encore par le grand public. C'est dire que la signification du comportement de ces jeunes deborde de beaucoup la simple histoire de 1'association etudiante et du journal etudiant du campus. D'ailleurs, 1'interet que presentent ces jeunes est d'autant plus significatif que plusieurs d'entre eux sont devenus par la suite des acteurs de premier plan durant les annees de la Revolution tranquille. Sans nier 1'existence de differences de perspectives entre les deux sexes, cette etude ne fera pas de distinction entre les attitudes des etudiants et celles des etudiantes. On retrouve un nombre suffisant d'indications pour nous convaincre que certaines leaders etudiantes de 1'Universite de Montreal ne sont pas satisfaites de la place que leur reservent leurs collegues masculins au sein de FAGEUM et du Quartier Latin. Toutefois, on releve tres peu de temoignages d'etudiantes sur les debats sociaux de 1'heure dans les pages du journal ou dans les documents de 1'association qui permettent de distinguer des courants d'opinions proprement feminins soit au sujet des relations internationales, soit concernant la place des laics dans 1'Eglise catholique, ou

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encore relativement aux reformes en matiere d'education. A 1'aide, entre autres, des chroniques feminines publiees dans le journal etudiant, il serait possible de produire une analyse feconde des aspirations tant personnelles que professionnelles de la clientele feminine de 1'Universite de Montreal. Or, c'est un autre ordre de questions que celui privilegie dans cette etude qu'il aurait fallu aborder, afin de faire entendre la voix distincte des etudiantes, a tout le moins pour la periode de 1950 a 1958. La premiere partie de cette etude analyse comment les leaders etudiants de 1'Universite de Montreal definissent leur role social au cours des premieres annees de la decennie. Elle decrit le cadre institutionnel dans lequel ce groupe est appele a fonctionner, puis presente les aspirations et les activites du carabin, celles a dominante folklorique qui sont identifiees au type du jeune universitaire depeint dans les travaux de recherche anterieurs. Si ce tour d'horizon confirme 1'existence de preoccupations a caractere proprement carabin parmi les leaders etudiants, il apparait par la suite que ces preoccupations n'influencent qu'en partie leurs attitudes et leur comportement. On constate que ces jeunes se definissent des responsabilites sociales tant sur la scene internationale que sur la scene quebecoise, attestant du caractere reformiste de leurs ambitions et de la polyvalence de leurs perspectives. Soit dit en passant, cette etude ne recense pas de facon exhaustive tous les sujets de preoccupations de ces jeunes universitaires, mais bien ceux qui permettront le mieux de degager la conception qu'ils se font d'eux-memes a titre de leaders etudiants et d'acteurs sociaux. C'est ainsi que nous laisserons de cote leurs reactions face au monde de la culture, que ce soit la litterature, le cinema ou le theatre, bien que le journal etudiant recele d'abondantes informations a ce sujet. La deuxieme partie de cette etude suit le cheminement de 1'engagement social des leaders etudiants en matiere de reforme universitaire. Celui-ci prend une importance croissante et fmit par occuper le plus gros de leur energie reformiste. Cette etude fera ressortir les principales etapes de cette evolution: elle etablira non seulement comment les leaders etudiants en viennent peu a peu a se percevoir d'abord et avant tout comme des agents de reforme dans le domaine de 1'education, mais elle montrera aussi comment ils finissent par etre consacres membres a part entiere de 1'intelligentsia quebecoise antiduplessiste de 1'epoque. De plus, grace a cette analyse, il sera possible d'apprecier combien leur identite de Canadiens francais catholiques en vient a influencer la facon dont ils choisissent de s'organiser tant sur le plan national que sur le plan provincial.

i Le cadre institutionnel

Pour bien comprendre 1'evolution des attitudes et du comportement des leaders etudiants de 1'Universite de Montreal au cours des annees cinquante, il faut d'abord faire ressortir les objectifs et les attentes des autorites universitaires a 1'egard de la population etudiante en general ainsi que le statut qu'elles lui conferent au sein de 1'institution. Les universites franco-quebecoises de cette periode sont des institutions privees, dirigees par 1'Eglise catholique. Le role de 1'Etat est marginal et ses contributions financieres sont modestes. Les subventions des gouvernements federal et provincial ne comptent que pour un peu plus du tiers (3 569 ooo $) du total des depenses (12 601 ooo $) de fonctionnement et d'immobilisation de 1'ensemble des universites du Quebec, francophones et anglophones, en 1950. Cette proportion n'augmente pas sensiblement au cours de la periode. Ainsi, en 1959, les contributions gouvernementales s'elevent a 19558000$, alors que le total des depenses se chiffre a 50 386 ooo f 1 . Les universites franco-catholiques «sont solidement et intimement articulees aux structures et a la hierarchic ecclesiastiques2.» Elles sont regies par deux chartes, 1'une civile et 1'autre pontificale. C'est done dire que les leaders etudiants s'inscrivent dans une institution ou les postes de direction sont occupes par des hommes d'Eglise qui peuvent, en theorie, definir les orientations et les buts de la formation universitaire 1 2

Tire du Recueil de statistiques chronologiques de I'education, de la naissance de la Confederation d 1975, 258 et 259. Falardeau, «Les Universites et la Societe», dans Mission de VUniversite, 42.

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de ces jeunes inscrits. Effectivement, le chancelier, le recteur et le vice-recteur sont d'office des membres du clerge. Cette autorite religieuse est d'autant plus importante qu'elle est exercee par des dignitaires haut places dans la hierarchic ecclesiastique canadiennefrancaise3. Ajoutons a cela que, suivant sa charte et ses reglements constitutionnels, 1'Universite de Montreal est pourvue d'un « Conseil de Vigilance compose des eveques de 1'archidiocese qui les contient 4 ». Les membres de ce conseil sont charges de «veiller dans 1'universite a 1'integrite de la doctrine et a la purete de la morale [...] Leur decision en ces matieres est finale5 ». Le recteur, quant a lui, est tenu d'assurer cette rectitude morale dans le quotidien parmi les membres de la population universitaire. L'influence du clerge catholique est consolidee encore davantage par un deuxieme comite, le Conseil des gouverneurs de 1'institution. Compose «de douze membres professant la religion catholique», dont quatre sont nommes directement par les eveques, ce comite administratif est dote de tous les pouvoirs essentiels pour garantir et renforcer 1'identite catholique de 1'universite. En effet, c'est a lui qu'incombe la tache «d'adopter [...] le budget de 1'universite et de chaque faculte ou ecole». II a aussi la responsabilite de nommer «le directeur des etudes [...], les membres de conseil de chaque faculte ou ecole6 ». II a egalement le dernier mot en ce qui concerne 1'engagement ou le renvoi des professeurs et des directeurs de departement. Le pouvoir des autorites religieuses est done pratiquement etabli aux postes de commande de 1'universite. Mais que sait-on de la facon dont ces autorites religieuses percoivent le role de 1'universite qu'elles gouvernent? Quel genre de formation veulent-elles offrir a leurs etudiants ? A leur avis, 1'absence d'institutions d'enseignement superieur catholique aurait des consequences graves, menacant la foi de 1'etudiant universitaire: «la ou [les universites catholiques] font defaut, notre jeunesse est contrainte de frequenter des etablissements ou les esprits sont nourris d'une doc-

3 A Montreal, en 1949-1950, le chancelier est Mgr Joseph Charbonneau. L'annee suivante, il est remplace par Mgr Paul-Emile Leger. De son cote, Mgr Olivier Maurault occupe le poste de recteur jusqu'a la fin de 1'annee 1955-1956; il est ensuite remplace par Mgr Irenee Lussier jusqu'en 1965. 4 Falardeau, « Les Universites et la Societe », 42. 5 Annuaire general de 1'Universite de Montreal (AGUM), 30* annee, 1950-1951, 22. 6 Ibid., 15. «Excepte ceux des facultes canoniques de theologie ou de philosophic, qui demeurent des facultes soumises aux regies du droit ecclesiastique.»

ii Le cadre institutionnel trine moins saine. La communaxite de vie avec des jeunes gens irreligieux y refroidit la piete et met en peril la foi elle-meme7 ». L'eiiseignement de 1'universite franco-quebecoise doit se donner conformement aux principes prones par 1'Eglise catholique8. Comme le precise davantage Mgr Paul-Emile Leger, «1'Universite catholique [...] sera celle qui fera une synthese magnifique des donnees de la Foi et de la Raison, un inventaire approfondi des deux domaines reveles et crees»; en d'autres termes, «il faut [...] que 1'enseignement dans les facultes profanes ait un sens theocentrique9». A la faculte de philosophic, par exemple, cela veut dire que I'enseignement se fait conformement a la philosophic aristotelicienne et thomiste10. II va sans dire qu'une telle vocation determine le genre d'aptitudes exigees du corps professoral. S'appuyant sur le pape Pie xn, les autorites religieuses de 1'Universite estiment que «les universites doivent posseder des maitres qui s'imposent par leur prestige, par 1'excellence, la profondeur et 1'etendue de leur doctrine en sciences et en lettres, surtout par leurs connaissances religieuses11 ». Pour bien s'assurer de ces qualites morales, elles s'attendent a ce que les professeurs renouvellent annuellement la «Profession de foi et [...J [le] serment professoral12», lors de la messe du Saint-Esprit qui marque la reprise des cours. II ne s'agit pas ici de determiner si le corps professoral repond a ces attentes, mais de souligner que ce sont les qualites que valorisent ses employeurs. Une chose est certaine cependant: la population etudiante pent compter sur une presence imposante d'universitaires ecclesiastiques aux postes-cles de doyens de faculte et de directeurs d'ecole's. Les autorites universitaires dirigent d'ailleurs le plus fort de leur energie apostolique vers cette population etudiante. Elles cherchent avant tout a s'assurer « que chez 1'etudiant, le niveau de sa formation morale ne retarde pas sur celui de sa competence professionnelle14». 7 AGUM, 29' annee, 1949-1950, 7. 8 Voir AGUM, 30' annee, 1950-11)51, 10. 9 Leger, "L'Universite et 1'Eglise », dans Mission de I'universite, 59 et 71. 10 Voir AGUM, 29' annee, 1949-1950, 83. 11 Ibid., 8. 12 Voir ibid., 14 et AGUM, 37* annee, 1957-1958, 10. 13 En 1949-1950, sur 17 doyens et directeurs recenses, on compte 9 clercs. AGUM, 29' annee, 1949-1950. En 1957-1958, on identifie 8 clercs parmi 19 dirigeants universitaires de ce niveau. Voir AGUM, yf annee, 1957-1958. 14 Mgr Paul-Emilc Leger ne menage pas ses mots lorsqu'il souligne la gravite de 1'enjeu: « Un tel descquilibre lui serait tot ou tard fatal! » Voir Leger, « L'Universite et 1'Eglise », 73.

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Carabins ou activistes?

C'est ainsi qu'en plus de vouloir offrir un enseignernent conforme aux dogmes de la foi catholique dans tous les domaines d'instruction, les dirigeants de 1'Universite de Montreal vont tenter de parfaire la formation proprement religieuse de leurs etudiants. A cette fin, ils vont affecter au service exclusif des etudiants des aumoniers qui ont la charge de mettre sur pied une serie d'activites religieuses offertes a longueur d'annee, telles que des messes quotidiennes, des celebrations speciales, des retraites fermees. Par leur entremise, les autorites universitaires esperent reussir a « exhorter [les etudiants] a se livrer aux exercices de piete, a visiter souvent les eglises, a s'approcher avec assiduite des sacrements15 ». Mais on comprend tres vite qu'aux yeux des dirigeants ecclesiastiques, les enjeux ont une portee nettement plus importante que le simple besoin de renforcer la foi individuelle des etudiants. En fait, 1'instruction religieuse doit servir d'arme efficace pour lutter centre des dangers exterieurs qui menacent la foi catholique dans la societe quebecoise; et pour plusieurs, il est indeniable que 1'Eglise est en danger. Cette conviction prend tout son sens lorsque 1'on tient compte du contexte d'apres-guerre. A 1'echelle mondiale, c'est 1'epoque des prises de pouvoir du Parti communiste dans les pays de 1'Europe de 1'Est. La crainte de la bolchevisation de 1'Europe tout entiere et du continent nord-americain oriente progressivement le discours de 1'Eglise romaine et du pape Pie xn en particulier. Au Quebec, plusieurs membres de 1'episcopat catholique s'inquietent non seulement des consequences de la guerre froide et des progres de I'atheisme marxiste, mais ils prennent aussi conscience que 1'emprise de leur Eglise sur la population quebecoise decroit16. En effet, au cours des annees cinquante, un nombre grandissant de laics remet en question le monopole du clerge dans des domaines de competence temporelle et non ecclesiastique, y compris celui de 1'enseignement superieur. Les autorites religieuses sont sur la defensive et vont sentir de plus en plus le besoin de justifier leur place a la direction de 1'universite et de defendre le genre de formation qu'elles preconisent. Or, il importe de souligner que le clerge en milieu universitaire ne reagit pas en bloc aux remises en question de son pouvoir et de son enseignement. Quelques-uns de ses membres acceptent de s'adapter aux nouvelles evolutions laicisantes engendrees par la modernisation 15 AGUM, 2C)e annee, 1949-1950, 9-10. 16 Voir Hamelin et Gagnon, Histoire du catholicisme quebecois, 2 : 169. Ces auteurs relevant que durant la decennie, des enquetes confirmerit un affaiblissement de la pratique religieuse au Quebec. Ibid., 2 : 134.

13 Le cadre institutionnel et 1'urbanisation de la societe quebecoise. Certains agissent meme comrne promoteurs d'approches scientifiques seculieres dans 1'etude des diverses facettes du comportement humain. II suffit de citer 1'oeuvre du pere Georges-Henri Levesque, fondateur et directeur de la faculte des sciences sociales de 1'Universite Laval de 1938 a 1Q5517. D'autres, par centre, refusent de s'engager dans le processus ineluctable de la declericalisation de 1'enseignement superieur. Refractaires au changement, ils menent un combat vigoureux de croises, brandissant le spectre d'une Eglise assiegee, de valeurs chretiennes en peril. A leur avis, c'est en fonction de ce contexte de lutte que 1'universite catholique franco-quebecoise doit definir ses objectifs. En effet, « si des universites peuvent etre des foyers d'anarchie et de revolution, les universites catholiques en revanche doivent etre des sources d'ordre et de centre-revolution ». Par consequent, « [l]'heure n'est plus, ou Ton pouvait cacher la verite sous le boisseau: il faut maintenant la proclamer sur les toils, afin que la civilisation occidentale et chretienne ne s'effondre pas l8 ». Les autorites religieuses conservatrices detiennent encore une voix non negligeable en ce qui concerne 1'orientation generale de la formation universitaire au cours des annees cinquante. C'est ainsi que jusqu'en 1951-1952, I'Annuaire general de 1'Universite de Montreal precise que 1'Universite entend exercer «une vigilance particuliere a empecher les eleves de Facultes laiiques de se laisser seduire par des theories specieuses et de tomber dans les filets de 1'erreur. Parmi ces theories erronees figurent le materialisme, le liberalisme et le modernisme19 ». On comprend tout de suite que les dirigeants religieux comptent offrir a leurs etudiants un encadrement qui soit a la mesure de ces defis exigeants. Mais si, aux yeux des gouverneurs, 1'universite se doit de veiller au perfectionnement de 1'education catholique de ses etudiants, elle n'en demeure pas moins essentiellement un haut lieu de la formation professionnelle et intellectuelle. Durant les annees cinquante, cette institution offre toujours une formation fortement axee sur les professions liberales traditionnelles. Meme s'il est vrai qu'un nombre grandissant d'etudiants s'inscrit dans les nouvelles facultes des sciences 17 Voir Behiels, «Le Pere Georges-Henri Levesque », Revue de 1'Universite d'Ottawa, 53 (!9 8 2): 355et 37218 Maurault, «Discours de Mgr le Recteur a 1'ouverture des fetes du centenaire», Quartier Latin (QL), 29 fev. 1952. 19 AGUM, ^ie annee, 195i-ic/^2, 29, sous la rubrique « Recommandations concilaires», tirees des Actes du premier concile plenier (1909). A partir de 1952-1953, I'AGUM ne public plus ces recommandations.

14 Carabins ou activistes?

et du commerce, il n'en demeure pas moins que les facultes preparant aux professions liberates «obtiennent encore la preference20•». Ainsi, les autorites recommandent aux responsables des institutions d'enseignement de niveau inferieur d'envoyer «les eleves de talent remarquable qui, leur etudes classiques achevees, aspirent aux etudes theologiques ou autres etudes professionnelles21». II importe de rappeler qu'encore a cette epoque, 60 % des etudiants franco-quebecois qui poursuivent des etudes superieures ont deja un baccalaureat es arts du college classique22. L'accent qui est mis sur la formation professionnelle ressort d'autant plus lorsque Ton se penche sur le travail qui se fait dans le domaine de la recherche. En effet, bon nombre de commentateurs a 1'epoque et de chercheurs par la suite n'ont cesse de constater les faibles revenus dont disposent les universites franco-quebecoises pour investir dans des activites de recherche. II va sans dire que de telles penuries limitent le nombre d'etudiants inscrits aux etudes superieures23. Ajoutons que les autorites universitaires ambitionnent de servir et de former 1'elite canadienne-francaise. II s'agit de preparer la releve aux postes de direction de la nation. Au dire du chancelier Mgr PaulEmile Leger, « [l]a mission primordiale et essentielle de 1'Universite catholique c'est de [...] preparer une elite intellectuelle responsable de I'edification d'un monde meilleur24». L'enonce des objectifs de la faculte des sciences sociales, economiques et politiques de 1'Universite de Montreal abonde dans le meme sens: « [la faculte] s'emploie a la formation de cette elite capable d'appliquer a 1'effort que 1'on s'attend d'elle en vue du bien de la patrie, un savoir que soutiennent et animent des principes de saine morale 25 ». II est certain qu'au cours des annees cinquante, 1'enseignement superieur est le privilege d'une minorite, percue comme groupe d'elite. Ainsi, en 1951-1952, la clientele du secteur 20 On estime a 1'epoque que « quatre cinquieme de nos bacheliers se dirigent vers les facultes universitaires traditionnelles », a savoir la theologie, la medecine et le droit. Arthur Tremblay, « Commentaires » du texte de Leon Lortie, « Le Systeme scolaire », dans Jean-Charles Falardeau, dir., Essais sur le Quebec contemporain, 190. Voir aussi 1'article de Pierre Dandurand, Marcel Fournier et Leon Bernier, « Developpement de 1'enseignement superieur», Sociologie et societes, 12, i (1980) et celui de Richard Simoneau, « Doctrines universitaires », RS, 13, 3 (1972). 21 AGUM, 29" annee, 7949-1950, 10. 22 Voir Dandurand, Fournier et Bernier, « Developpement», 109. 23 L'article de M. Brunei, «Le Financement de 1'enseignement superieur », dans Notre passe, le Present et Nous, 98-115, est particulierement eloquent a cet egard. Voir aussi M. Behiels, Prelude to Quebec's Quiet Revolution, 161. 24 Leger, « L'Universite et 1'Eglise », 67. 25 AGUM, 2()e annee, 7949-1950, 134.

15 Le cadre institutionnel

universitaire quebecois compte 20 718 etudiants, ce qui veut dire que seulernent 4,4 % des jeunes ages de 18 a 24 ans frequentent 1'universite26. De plus, les statistiques demontrent egalement que 1'universite n'attire majoritairement que les individus plus riches de cette jeunesse franco-quebecoise: au cours de la periode, environ 55 % des diplomes de 1'Universite de Montreal proviennent de la classe superieure et moyenne, alors qu'un peu plus de 20 % sont issus de la classe ouvriere27. Qui plus est, au cours des annees cinquante, on trouve tres peu de chose dans le discours officiel des autorites universitaires qui nous porte a croire qu'elles remettent en question le manque d'accessibilite du systeme d'enseignement superieur. Dans son discours d'ouverture des fetes du centenaire de 1'Universite Laval, le recteur de 1'Universite de Montreal, Mgr Olivier Maurault, admet volontiers que « [IJ'appel aux etudes universitaires n'est pas le lot de tout le monde. II suppose des dispositions d'ame et d'esprit qui mettent a part ceux que la Providence en a pourvus». Mais le prelat ne fait aucune allusion au fait que la « Providence » a egalement pourvu la majorite de ces jeunes de ressources financieres qui leur permettent de developper ces dispositions intellectuelles. II choisit plutot de mettre 1'accent sur la nature des responsabilites qui incombent a 1'universitaire «privilegie », a ce «gentilhomme chretien». A son avis, les diplomes universitaires « constituent une sorte de noblesse, non hereditaire mais personnelle, en tout cas une elite intellectuelle » et, a ce titre, ils ont le devoir de faire profiter des avantages dont ils jouissent en les transformant « en service pour la societe28 ». Pour sa part, 1'universite joue son role en formant 1'elite canadienne-francaise. Ses propos laissent penser qu'elle n'a pas a se preoccuper de 1'origine sociale de sa clientele, done de contribuer a une certaine mobilite sociale. Que dire maintenant du statut confere aux etudiants par les dirigeants universitaires ? Notons d'abord qu'ils semblent fort peu portes 26 En 1957-1958, elle ne grimpe qu'a 28 761 (5,7 %). Voir Z.E. Zsigmond et CJ. Wenaas, Enrolment in Educational Institutions by Province, 1957-7952 to 1980-1981, tableaux A-37, i24etA-35, 122. 27 Voir Paquette, « Etude comparative des orientations academiques et de la mobilite sociale chez les diplomes », tableau n° 13, 74. 28 Maurault, « Discours ». Signalons toutefois qu'en 1952,1'Universite de Montreal cree le service de 1'Extension de 1'enseignement. II s'agit de coordonner les cours universitaires du soir qui etaient offerts auparavant et d'en ajouter d'autres. « Ces cours qui se donneront le soir, en fin de semaine et meme 1'ete, inaugurent un mouvement educatif destine a mettre a la portee du public en general un enseignement superieur. » Voir «Le Dr Lortie aux cours d'extension », QL, 8 sept. 1952.

16 Carabins ou activistes?

a discuter du role de 1'universite en ce qui concerne la population feminine. Bien qu'officiellement, les autorites n'expriment pas d'opposition a ce que les femmes s'inscrivent a 1'universite, elles s'adressent exclusivement aux etudiants, aux hommes dc carricre qu'elles eritendcnt former. II est vrai qu'en termes globaux, les etudiantes ne representent pas line importante proportion des effectifs: a 1'Universite de Montreal, en 1949-1950, elles sont 498 (ou 11,7 %) sur une population totale de 3 708 etudiants reguliers29. Cependant lorsque 1'on prend connaissance de leur repartition, on constate qu'elles sont presentes dans un grand nombre de facultes ou d'ecoles30. On constate, effectivement, que 1'Universite de Montreal forme quelques femmes medecins (3,9%) et un certain nombre d'avocates (6,2 %). En d'autres termes, on accepte malgre tout d'offrir une formation professionnclle a des femmes dans des domaines qui se situent en haut de 1'echclle des carrieres de prestige3'. On peut done s'etonner que les dirigeants universitaires consentent a accueillir des femmes dans leurs institutions, tout en ne discutant pas publiquement du role de 1'enseignement superieur dans la vie de cctte clientele. Le silence des hommes d'Eglise est tres certainement le reflet de 1'attitude ambigue que ceux-ci adoptent a 1'egard de 1'education universitaire de la femme 32 . On peut supposer sans risquer de se tromper qu'ils n'cnvisagent pas la formation universitaire de la meme facon pour les deux sexes. C'est-a-dire qu'ils ne projettent pas de preparer aussi bien les femmes que les hommes a devenir mcmbres de 1'elite professionnelle qui occupera les postes de commande de la societe. II suffit de se referer pour s'en convaincre a la vision globale du clerge catholique qui, encore a cette epoque, estirne que la femme possede une nature distincte et une vocation d'epouse et de mere. On peut 29 Voir Leduc, « Etude comparative des orientations universitaires des femmes a 1'Universite de Montreal", 67 et 69. A 1'echcllc du Quebec, en 1951-1952, elles sont 3 693 sur une population etudiante totale de 20 718. Et, en 1957-1958, elles sont 5 2 5 3 sur un total de a 8 761. Voir Zsigmoiid et Wenaas, Enrolment by Province, tableau A-g6, 123. 30 En 1949-1950,1'Universite de Montreal est composee de 16 facultes et ecoles et de 3 instituts. Les femmes sont absentes de 5 secteurs, soil la theologic, la chirurgie dentaire, le genie, 1'agronomie et la medccine veterinairc. Par centre, elles sont presentes a divers degres dans toutes les autres branches de 1'enseignement. Leduc, « Etude comparative », 67. 31 Pourccn tages des etudiantes regulieres inscrites a chacune de ces facultes en 19491950. Ibid., tableau n° 8, 84 +/- (non pagine). En 1957-1958, 28 femmes sont inscrites a la Facultc de droit (320 hommes) et 37 a la Faculte de medecine (524 hommes). Voir AGUM, 38" annee, i 66 Brossard, «Entrevue».

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Carabins ou activistes?

encore nettement minoritaires. La plupart des membres de I'EUM paraissent s'en tenir a une conviction plus flouc voulant qu'une meilleure comprehension du systeme communiste soil essentielle a 1'avenement de la paix mondiale. Quelle que soit 1'orientation des perspectives de ce groupe moderniste, il n'y a aucun doute que ses attitudes vont en general a 1'encontre de 1'approche traditionnelle en matiere de relations internationales. L'exemple le plus convaincant en est la facon dont les dirigeants de 1'Universite de Montreal et ceux du gouvernement provincial de 1'epoque reagissent aux demandes d'appui financier des delegues aux seminaires d'ete. L'« organisation du seminaire est entierement payee par le Comite Canadian de Reconstruction, par I'UNESCO [Organisation des Nations unies pour 1'education, la science et la culture] » ainsi que par «1'obtention de bourses de voyages des divers gouvernements provinciaux67». Or, contrairement a leurs collegues du Canada anglais, les representants de 1'Universite de Montreal ne reussissent a se faire subventionner ni par le gouvernement quebecois ni par leur alma mater. D'ailleurs, dans leurs comptes rendus de voyage, ils ne manquent pas de souligner combien la situation financiere de leurs compagnons de route anglophones est plus enviable que la leur, repetant ensuite qu'ils doivent compter sur leurs propres moyens ou un appui prive exterieur quelconque. Ainsi, c'est uniquement « grace a la generosite de leurs parents et d'autres genereux donateurs» que «les delegues de 1'Uiiiversitc de Montreal ont pu se rendre en Hollande» a 1'ete 194968Comment expliquer ce manque de collaboration de la part des autorites qucbecoises ? Les articles des delegues dans le Quartier Latin n'avancent aucune raison pour cet etat de choses. Cependant, si Ton en juge par les demarches de certains leaders etudiants, tout porte a croire que ce sont les objectifs memes des seminaires de I'EUM qui font obstacle a des subventions gouvernementales ou universitaires. Ainsi, Denis Lazure, qui participe au seminaire d'ete a Pontigny, en France, en 1950 et qui se fait elire president de I'AGEUM pour 1'annee 1950-1951, se souvient d'avoir tente d'obtenir des fonds a Quebec. II avait meme reussi a obtenir une entrevue avec le premier ministre, Maurice Duplessis, par 1'entremise d'un ancien president de TAGEUM, Daniel Johnson, qui etait alors depute de 1'Union nationale. Mais ce fut en vain. Comme le relate Denis Lazure, il subit xin monologue de refus d'une vingtaine de minutes de la part du premier ministre. II semble que Duplessis etait a 1'epoque fort peu convaincu de 1'impor67 A. David, «Conference aimuelle de !'EUI», QL, la nov. 1949. 68 Ibid.

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L'engagement international des leaders etudiants

tance des voyages outre-mer. L'ancien leader etudiant resume les propos du premier ministre en le paraphrasant ainsi: « Moi mon p'tit gas, je suis jamais alle en Europe pis tu vois, j'ai bien reussi69! » Quelques annees plus tard, Jacques Brossard, qui s'appretait a partir pour le seminaire de I'ete 1954 a Croftengrange, en Angleterre, ainsi qu'en Yougoslavie, se rappelle avoir demande de 1'argent au recteur de 1'universite. Celui-ci lui aurait explique en toute franchise que 1'Universite de Montreal ne pouvait pas aider des etudiants qui comptaient voyager derriere le rideau de fer. Son institution ne pouvait pas prendre le risque de sembler favoriser les contacts avec des communistes. Elle n'avait pas vraiment le choix, etant elle-meme financierement dependante de subventions non statutaires du gouvernement quebecois. Ajoutons que Jacques Brossard etait egalement alle demander un appui financier au president du Comite executif de la Ville de Montreal, M. Paul Dozois. Encore la, il essuie une fin de non-recevoir. C'est dire que les membres de FEUM sont incapables de gagner 1'appui des autorites universitaires, du moment que leurs ideaux modernistes d'ouverture sur le monde et de contact avec des collegues communistes devient de la pensee dominante traditionnelle des autorites quebecoises en matiere de relations internationales. Le Club de relations internationales

Les activites des leaders etudiants au sein du Club de relations internationales de 1'Universite de Montreal (CRI) offrent d'autres exemples de 1'idealisme international de jeunes universitaires orientes selon une tendance moderniste. En fin de compte, les projets de ce regroupement s'inspirent essentiellement des memes ideaux de collaboration et de paix mondiale vehicules par les participants a l'EUM 7 °. Toutefois, les activites de ce club ne donnent pas 1'occasion a ses participants de rencontrer et d'echanger avec des jeunes communistes, qu'ils soient occidentaux ou issus de 1'orbite sovietique. Us satisfont leur curiosite a 1'egard des regimes communistes grace a 69 Entrevue avec Denis Lazure, Saint-Constant (Quebec), 30 avr. 1990. Lazure precise de plus qu'il n'a pas cherche a obtenir des fonds du recteur, prevoyant que ce dernier se serait automatiquement oppose a fournir un appui pour une entreprise non catholique. 70 II importe de preciser des le depart que certains membres du CRI ont egalement participe activement aux activites de I'EUM. Citons en exemple Jacques Brossard, qui occupe le poste de publitaire au CRI en 1952-1953 et en devient le president en 1954-1955, ainsi que Juliette Barcelo qui, en plus de participer aux activites du CRI, est deleguee au seminaire de I'EUM en Inde en 1953.

62 Carabins ou activistes? 1'acquisition de connaissances proprement intellectuelles et par 1'entremise d'interlocuteurs occidentaux non communistes. Le CRI, fonde en 1947, est place sous la presidence de D'Iberville Fortier et devient un comite de 1'AGEUM' 1 . L'ancien president se souvient que le club a d'abord etc mis sur pied pour combler certains silences des medias quebecois. Les fondateurs du CRI etaient passablement frustres du fait que la presse et la radio contribuaient fort pen a la diffusion des nouvelles Internationales72. Us preniient done 1'initiative de creer leur propre centre d'information en matiere de relations Internationales, afin d'approvisionner les etudianls universitaires depourvus de ce type de connaissances. Ils trouvent en meme temps le moyen de stirnuler 1'interet de leurs collegues pour un domaine d'activite qu'ils jugent etre de la plus haute importance. Tout comme leurs homologues de I'EUM, les membres du CRI sont convaincus de 1'importance de bien saisir les evenemeiits qui se deroulent sur la scene Internationale. Sans pour autant vehiculer une vision apocalyptique de 1'avenir, ils estiment tout de meme que c'est a 1'echelle mondiale que se joue le sort de 1'humanite. A cette epoque, les membres du club sont tres «conscient[s]) de 1'interdependance des nations et inquietfs] de 1'aspect morbide des relations mondiales». Comme le signale un ancien president a 1'automne 1950: « La premiere ambition du CRI est de permettre a ses membres une prise de conscience plus profonde et plus large des problemes politiques, economiques et sociaux de notre pauvre humanite.» Comme leurs collegues de I'EUM, les membres du club sont fascines par les debats qui opposent 1'Est et 1'Ouest. Ainsi, a 1'automne 1950, Marc Briere annonce que ceux-ci vont mener des recherches «sur 1'etude du capitalisme americain, de rimperialisme russe dans ses diverses manifestations et sur le conflit ideologique qui divise 1'Est et 1'Ouest sous ses aspects philosophiques et moraux7s». Le but est de pallier le manque de connaissances de la population etudiante dans ce domaine. Juliette Barcelo qui est membre du club deplore le fait que les etudiants universitaires ne comprennent rien au communisme: «celui-ci [est] reste pour nous une sorte d'abstraction74». Contrairement aux traditionalistes, bon nombre de membres du CRI ne veulent pas se contenter de condamner le communisme a priori 71 Le CRI est aussi rattache au departement d'education de ['UNESCO qui se charge des CRI du mondc. Les membres du club de 1'Universite de Montreal assistcnt aussi aux conferences generales des CRI de 1'Amerique du Nord, region du Moyen Atlantique, qui rcunit pres de 150 clubs canadiens et americains de 1'est du continent. 72 Entrevue avec D'Iberville Fortier, Ottawa, 26 avr. 1990. 73 Marc Briere, dans Claude Lacombe, «Jeunesse et Liberte», QI., 20 oct. 1950. 74 Juliette Barcelo, «Nous ne comprenons rien au communisme*, ibid., 18 oct. 1952.

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uniquement parce qu'il s'agit d'une doctrine fondee sur 1'atheisme. Dotes d'une lorgnette seculiere, ils estiment que c'est en prenant connaissance de tout 1'eventail des politiques de ce courant ideologique qu'il sera alors possible de comprendre comment il a su gagner 1'allegeance d'une partie aussi importante de la planete. C'est dire que, comme leurs homologues de TEUM, ils affichent un parti pris indeniablement occidental, tout en croyant fermement au besoin d'etre informes, afm de pouvoir etayer leurs jugements. II ri'en demeure pas moins que le CRI et I'EUM sont deux organismes distincts. L'EUM met 1'accent sur les voyages, permettant ainsi a certains de ses membres de rencontrer en personne des eludiaiits communistes occidentaux ou encore de decouvrir les regimes communistes officiels par des contacts directs. Au CRI, par contre, on espere affiner le jugement des membres et engendrer chez eux une comprehension veritable du monde communiste grace a une formation essendellement intellectuelle. Ces objectifs se traduisent clairement par 1'activite principale de 1'association. II s'agit d'une reunion mensuelle a laquelle on invite un conferencier de marque qui «traite d'une question diplomatique, ou simplement presente a ses holes un pays et ses habitants75 ». Les organisateurs du CRI privilegient nettement les conferenciers qui ont eux-memes traverse le rideau de fer durant la periode et peuvent offrir a leur auditoire des temoignages directs de leur experience en terre communiste. Qui mieux que des temoins oculaires pour offrir des exemples concrets de I'application de cette doctrine ? Aux yeux de ces jeunes, le statut de temoins investit ces conferenciers d'un prestige avec lequel les erudite livresques ne sauraient rivaliser. Sans compter que les organisateurs du CRI se trouvent a donner la chance a leurs membres de rencontrer des individus apportant des temoignages veritablement exceptionnels. Etant donne le climat de la guerre froide et 1'influence determinante d'attitudes traditionnelles chez 1'elite dirigeante, tres peu d'Occidentaux, qu'ils soient politiciens, journalistes ou universitaires, se rendent en territoire communiste durant les annees cinquante. Mais le volet moderniste de 1'activite du CRI est davantage mis en relief lorsque Ton prend connaissance de la liste des invites. Certains organisateurs du CRI veulent donner la parole a des conferencierstemoins qui reagissent a I'experience communiste selon une optique qui va a 1'encontre de la pensee traditionnelle orthodoxe. C'est dans cet esprit qu'ils accueillent Pierre Elliott Trudeau a 1'automnc 1952. 75 Philippe Geliiias, (president), «Le Club de relations internationales», ibid., 2 oct. J 95i-

64 Carabins ou activistes?

Ce dernier revient de la Conference economique Internationale de Moscou, tenue en avril ig52 76 . II est suivi, quelques rnois plus tard, du directeur du journal Le Devoir, Gerard Filion, qui a voyage derriere le rideau de fer pour se retrouver au Congres mondial de la Paix a Pekin, qui a lieu en septembre 1952. II faut savoir que dans les milieux traditionnels quebecois, on accuse Trudeau et Filion d'entretenir des sympathies communistes. On leur reproche non seulement d'avoir librement consenti a franchir les frontieres de pays rouges, mais surtout d'avoir eu 1'audace d'exprimer ensuite publiquement des impressions de voyage qui ne soient pas toutes defavorables. Manifestement, de tels jugements pejoratifs n'ont pas su dissuader les organisateurs du CRI d'inviter ces conferenciers controverses. Ceux-ci ne semblent pas non plus s'inquieter outre mesure de devenir eux-memes la cible de tels jugements. Pour sa part, le Quartier Latin ne minimise pas 1'impact de ces initiatives controversees. II fait grand etat de la presence de ces conferenciers en publiant des manchettes quelque peu sensationnalistes: «Retour d'u.R.s.s. - le Camarade Trudeau », « Gerard Filion, Retour de chez les Rouges77 ». On peut supposer que s'ils consentent a prendre le risque de froisser les esprits traditionnels parmi leurs pairs et les autorites, c'est que les membres du CRI respectent a tout le moins 1'optique de ces deux temoins. En fait, dans le cas de Pierre Elliott Trudeau, le publicitaire du club a 1'epoque, Jacques Brossard, se montre entierement d'accord avec les arguments que «notre moscovite» invoque pour justifier son sejour sovietique: « Le camarade a voulu juger par luimeme la situation derriere le Rideau de fer, et forger sa propre opinion ». Autrement dit, Trudeau a satisfait a 1'une des exigences de la perspective moderniste, a savoir que chacun doit developper une connaissance du systeme communiste a la lumiere d'informations concretes et selon une evaluation des politiques de ce systeme. Aux yeux de Jacques Brossard, Trudeau a tout simplement decide de se prevaloir des prerogatives d'un citoyen responsable: « tout citoyen de pays democratique n'aurait-il pas le devoir de verifier par lui-meme, au lieu d'accepter a priori 1'opinion des officiels et des bureaucrates78 ? » Pour sa part, Gerard Filion a lui aussi su enthousiasmer son auditoire, 76 Cette conference «devait reunir des economistes de tous les pays, dans le but d'etudier les moyens d'ameliorer les conditions de vie des peuples par 1'entr'aide et des echanges economiques accrus ». Jacques Brossard, « Retour d'u.R.s.s. - Le camarade Trudeau », ibid., 23 oct. 1952. 77 Brossard, « Retour d'u.R.s.s.» et QL, 20 nov. 1952. 78 Ibid.

65 L'engagement international des leaders etudiants avide d'information concrete, par ses reactions personnelles devant les divers peuples communistes qu'il a rencontres au cours de son voyage. Les membres du CRI semblent sensibles au fait que le conferencier leur laisse le soin de tirer leurs propres conclusions79. Sans compter qu'ils se montrent egalement tres interesses a la tournee que leurs collegues de I'EUM entreprennent en Tchecoslovaquie et en Yougoslavie a 1'ete 1954. Jacques Montpetit rend compte d'une conference donnee par Jacques Brossard et Alain Lortie, sous 1'egide de I'EUM et du CRI, en soulignant justement la qualite personnelle de leur temoignage: «A 1'instar des diplomates accomplis, les conferenciers eviterent avec soin tout jugement absolu, ne rapportant que ce qu'ils avaient pu constater de visu. De la, un interet d'autant plus accru que les ecrits etaient d'une objectivite aussi complete qu'il se peut80. » II est a noter que le CRI invite egalement des conferenciers-temoins qui se servent d'exemples concrets pour donner raison aux pires condamnations prononcees centre les regimes communistes. Tout porte a croire que leurs propos ont aussi suscite une grande curiosite parmi leur auditoire, du fait qu'ils s'inspirent d'experiences vecues. Ces invitations aident a rappeler que les membres du CRI demeurent anticommunistes, en depit de leur curiosite moderniste. Ainsi, par exemple, les etudiants ont droit a une communication du reverend pere Ouroussoff, «jesuite, fils d'une famille princiere de Russie et qui a vecu 1'experience communiste dans ce pays8' ». La Federation nationals des etudiants universitaires canadiens Or, c'est par I'intermediaire de la Federation nationale des etudiants universitaires canadiens (FNEUc) 8 *, 1'association etudiante nationale du Canada, que les leaders etudiants modernistes entreprennent les demarches les plus concretes et les plus audacieuses pour mettre en ceuvre leur ideal de fraternite mondiale et cimenter une entente etudiante avec leurs collegues vivant derriere le rideau de fer. En fait, ces jeunes menent une veritable campagne de conciliation avec leurs homologues communistes. Fondee en 1926-1927, la FNEUC a non seulemeiit pour responsabilite de « i) [fjavoriser par tous les moyens possibles une meilleure entente entre les etudiants des universites 79 Voir «La Chine Rouge a 1'ONU - Filion dixit», ibid., 4 dec. 1952. 80 Jacques Montpetit, «Deux etudiants en Europe Rouge », ibid., 25 nov. 1954. 81 Barcelo, «Communisme». 82 Les leaders etudiants utilisent parfois 1'acronyine anglais de NFCUS (National Federation of Canadian University Students).

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canadiennes 2) [ejtablir une plus grande cooperation entre toutes les universites canadiennes dans le but de promouvoir les droits des etudiants », mais elle doit «fournir un moyen d'etablir des relations internationales avec les groupements etudiants des autres pays83». Get episode internationaliste ne sera que de courte duree et se soldera par la suite par un echec. Toutefois, en suivant de pres les peripeties de cette entreprise et en tenant compte des espoirs de ses protagonistes, il est possible d'illustrer 1'expression la plus extreme des attitudes modernistes parmi les leaders etudiants de cette epoque, a savoir celle qui se trouve la plus en marge des perspectives traditionnelles en matiere de relations internationales. Une telle analyse permet egalement de faire ressortir comment les ideaux modernistes de ces jeunes, orientes vers la scene internationale, ont pu, en retour, inciter certains d'entre eux a devenir plus critiques a 1'egard de leur propre societe. Les tentatives de conciliation des leaders etudiants actifs au sein de la FNEUC correspondent a la periode durant laquelle 1'organisation canadienne est associee a 1'Union internationale des etudiants (uiE) 84 . Fondee en 1946, TUIE regroupe des representants des associations etudiantes nationales de plus de 72 pays de 1'Ouest et de 1'Est85. Elle constitue done le regroupement international qui se rapproche le plus de 1'ideal de fraternite mondiale si cher aux leaders etudiants. En effet, elle accede a un degre de representativite inegale jusque-la parmi les associations internationales du monde, que ce soit chez les etudiants ou chez les adultes. Pour plusieurs leaders etudiants, il s'agit ni plus ni moins d'un exploit consacrant le role determinant des universitaires dans 1'avenement de la paix mondiale. Par 1'intermediaire de I'UIE, «les etudiants du monde entier semblaient pouvoir realiser la seule possibilite d'entente entre les blocs de 1'est et de I'ouest86». Le simple fait de participer a une telle entreprise distingue 1'approche adoptee par les leaders etudiants actifs au sein de la FNEUC de celle de leurs collegues modernistes de I'EUM et du CRI. Par leur activisme a I'UIE, ils expriment plus concretement que quiconque leur conviction que les etudiants occidentaux et communistes

83 Robert Sauve, « FNEUC, Agence de Voyages ?», QL, 2 oct. 1951. 84 Notons qu'en parlant de cette association, les etudiants utilisent aussi parfois 1'acronyme anglais de lus (International Union of Students). 85 Lazure, «Liberte de lajeunesse». 86 Jacques Mackay, « Rupture definitive entre les etudiants de 1'Est et de l'Ouest», QL, 18 sept. 1952.

67 L'engagement international des leaders etudiants peuvent s'entendre et jouer un role determinant pour assurer la paix dans le monde. Au depart, I'UIE est creee au terme des combats meurtriers de la Deuxieme Guerre mondiale en reponse a un ideal pacifique etudiant Des etudiants universitaires des quatre coins du globe decident de s'unir pour lutter contre 1'ideologie fasciste, percevant cette derniere comme I'ennemie principale de la paix entre les nations87. C'est dire qu'a la fin du conflit de 1939-1945, ces jeunes universitaires se sentent, capables de faire abstraction de leurs differentes origines nationales ou ideologiques et d'oeuvrer en fonction d'objectifs communs. Comme ils le declarent dans leur constitution: « Nous etudiants du monde, affirmons notre volonte de reconstruire un monde meilleur, epris que nous sommes de liberte, de paix et de progres88 ». Les interets communs qui les unissent doivent rendre insignifiantes les distinctions nationales qui les divisent. Les objectifs que se fixe 1'association soulignent le fait qu'a ce moment-la, ces jeunes se percoivent avant tout comme des etudiants: « Le but de I'UIE [...] sera de defendre les droits et les interets des etudiants, de provoquer 1'amelioration du niveau de leur vie et de I'enseignement qu'ils recoivent, de les preparer a leurs devoirs de citoyens democrates89». Or, la guerre froide vient progressivement bouleverser les terrains d'entente et couper les ponts qui devaient s'etablir entre les representants nationaux de cette association. L'UIE n'est pas epargnee par les conflits ideologiques qui opposent les blocs de 1'Ouest et de 1'Est. Ces tensions se repercutent avec virulence au sein de 1'organisation, de sorte qu'il devient de plus en plus difficile pour les universitaires de I'UIE de s'entendre sur la definition de leurs interets et de presenter un front commun. L'ideal de cooperation des etudiants universitaires est le plus serieusement remis en question par la prise de pouvoir communiste en Tchecoslovaquie en 1948. A partir de cette etape, les representants etudiants occidentaux sont convaincus que le secretariat de 1'uiE, qui siege a Prague, a ni plus ni moins etc transforme en agence de propagande du nouveau gouvernement rouge, en porte-voix de politiques communistes90. II va sans dire qu'une telle conversion est tout a fait inacceptable pour les representants etudiants de 1'Ouest. Pour 87 Voir William Turner et Denis Lazure, « NFCUS report on the Prague Congress », Coll. privee, Denis Lazure, Saint-Constant (Quebec). 88 Document (brochure) public par 1'Union Internationale des etudiants, Tchecoslovaquie, aout 1950 (a 1'occasion du 2 e Congres mondial des etudiants de I'UIE), 11. Coll. privee, Denis Lazure, Saint-Constant (Quebec). 89 Ibid. 90 M. B. (?), «Interview avec Monsieur le President", QL, 17 oct. 1950.

68 Carabins ou activistes ? leur part, les leaders etudiants de 1'Universite de Montreal parlent d'un « coup de force » de la part des communistes. En fin de compte, cet evenement donne lieu a de «violentes protestations de la part des etudiants de 1'Ouest, qui des lors envisagent la possibilite de se retirer hors de 1'uiE9' ». En effet, en 1950, les antagonismes entre etudiants occidentaux et communistes se sont avives a un point tel que la possibilite de maintenir une union entre les universitaires des deux camps prend carrement 1'allure d'une utopie sans espoir. Toutefois, a 1'Universite de Montreal, entre autres, il se trouve des leaders etudiants qui refusent de se resigner a 1'echec de TUIE. Us ne veulent pas renoncer a la seule organisation qui regroupe des representants de 1'Ouest et de FEst et qui prouve aux yeux du monde qu'une entente entre les deux camps est realisable. C'est ainsi que certains d'entre eux decident de consacrer beaucoup d'energie a une reconciliation avec les represenlanls de 1'Est et a la sauvegarde de I'UIE. Denis Lazure est 1'un de ceux qui ont joue un role de premier plan dans cette entreprise, tant sur le campus de son alma mater que sur la scene Internationale. A litre de president de I'AGEUM et de president de la Commission des affaires internationales de la FNEUC pour 1'annee 1950-1951, il est assure d'une influence privilegiee pour mener a bien son projet de reconciliation. C'est en suivant de pres les demarches et les attitudes de cet acteur principal, ainsi que les reactions qu'elles provoquent parmi ses collegues de 1'Universite de Montreal, qu'il est possible de faire ressortir les caracteristiques du courant plus extremiste de la pensee etudiante moderniste en matiere de relations internationales. En de-pit de la prise de pouvoir communiste a Prague, Denis Lazure demeure optimiste quant a la possibilite pour I'UIE de maintenir 1'unite du monde etudiant. II est de ceux qui veulent «donner au monde adulte un exemple de fraternite mondiale, [qui] esper[ent] jeter, encore etudiants, les bases d'un monde qu'ils auront a diriger plus tard dans 1'harmonie et 1'entente ». Par consequent, Lazure croit fermement que les etudiants du monde ont tout interet a attendre «avant de poser un geste irremediable» a 1'egard de 1'association internationale et qu'ils doivent plutot pratiquer «une politique de conciliation92». En aout 1950, la FNEUC envoie Denis Lazure ct William Turner, le president de 1'association etudiante de 1'Universite de Toronto, a litre d'observateurs au Congres mondial des etudiants de I'UIE a Prague. g i Mackay, « Rupture definitive > 92 Ibid.

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Us ont pour mission d'evaluer les chances de succes d'une politique de conciliation avec leurs homologues communistes et de considerer la possibilite de 1'affiliation officielle de la FNEUC avec cette organisation iriternationale93. Plus precisement, 1'association canadienne charge ses deux representants dc «try to find means of practical cooperation with the lus [International Union of Students] which would not involve agreement with the lus ideology9'1». II importe de preciser qu'auparavant, la FNEUC s'etait assuree de recevoir 1'approbation des universites membres de son association. De toute evidence, 1'idee d'envoyer des observateurs a Prague a su rallier la graiide majorite des leaders etudiants au Conseil de direction de FAGEUM : « Par un vote de 14 a o, avec 3 abstentions, le conseil adopte la resolution ». Qui plus est, le conseil exprime « au president de [la] NFCUS [National Federation of Canadian University Students] le vccu que la NFCUS se joigne a 1'ius selon les procedures prevues par la constitution de NFCUS 95 ». Autrement dit, Denis Lazure entreprend sa mission de bonne entente a Prague, fort de 1'appui officiel de sa propre association etudiante. Toutefois, les evenements au Congres de Prague laissent peu d'espoir aux deux observateurs de la FNEUC de mener a bien leur projet de conciliation. Du moins, dans 1'immediat, doivent-ils y renoncer. Ce sejour en terre communiste porte un coup brutal a leur optimisme: il leur fait prendre conscience de toute 1'ampleur des obstacles qui minent les chances d'une entente entre etudiants de 1'Est et de 1'Ouest au sein de TUIE. Comme 1'explique le president a un journaliste du Quartier Latin: «Laisse-moi te dire que nous sommes revenus les yeux dessilles a propos de 1'affiliation de [la] FNEUC a I'UIE ». Effectivement, a son retour, Denis Lazure confirme que I'UIE est majoritairement dominee par des representants etudiants communistes: «sur i 200 participants, seulement 300 n'etaient pas communistes ou sympathisants communistes». Non seulement les 93 Precisons que la FNEUC n'a jarnais etc affiliee a I'UIE. L'association canadienne conserve toutefois des relations avec elle et assiste a ses reunions en tant qu'observateur. En Janvier 1949, lors de la conference annuelle de la FNEUC, les Provinces Maritimes reussissent a faire rejeter 1'idee d'une affiliation a 1'uiE, et cela, en depit du fait que «les grandes universites du pays: Laval, Montreal, McGill et Toronto se (sont) prononcees en faveur». (Chaque universite membre de la FNEUC n'a droit qu'a un seul vote quelque soil sa population etudiante.) Denis Lazure, «Attitude devant le communisme et la trahison », QL, 5 fev. 1952. 94 Propos relcves dans un article du McGill Daily (9 fev. 1953) public dans le Quartier Latin du 12 fev. 1953: John M. Scott, « Denis Lazure and the lus ». 95 Proces-verbaux de la reunion du Conseil de direction, tenue le 5 dec. 1949, Fonds de 1'AGEUM, AUM, P33/B1,1,7.

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communistes sont nettement majoritaires, mais force est de constater aussi que ces derniers ont pleinement 1'intention de donner a TUIE une orientation ouvertement communiste. Lors d'une entrevue au Quartier Latin, Denis Lazure cite une phrase du discours prononce par le ministre de 1'Education de la Tchecoslovaquie au congres: « Nous ne voulons pas n'importe quelle sorte de paix, mais nous voulons la seule paix reelle, celle du socialisme et du communisme.» Le president de FAGEUM conclut ensuite: « Cette phrase indique bien 1'esprit de ce congres96.» Malgre cela, Denis Lazure reste encore d'avis que les etudiants occidentaux doivcnt faire leur possible pour maintenir des rapports avec le bloc communiste de I'UIE. D'apres lui, si TUIE prend des mesures pour se democratiser, une affiliation entre etudiants de 1'Quest et de 1'Est demeure possible et souhaitable. II fait valoir, tout probablement a 1'intention de ses collegues traditionnels plus refractaires que « ce n'est pas en restant dans notre petite tour d'ivoire que nous combattrons le communisme mais plutot en 1'attaquant de front». C'est ainsi que lors du congres annuel de la FNEUC a London, en Ontario, tenu en septembre 1951, il «recommande personnellement que Ton s'affilie directement a [1'uiE] et que Ton suive leurs activites de pres plutot que dc poursuivre notre tendance separatiste a 1'egard de ce mouvement97 ». Notons que cette affiliation, il la veut uniquement, a condition que I'UIE prenne des mesures pour se democratiser: « [La] FNEUC ne doit pas adherer a 1'uiE taut que 1'uiE n'aura pas montre des signes importants de reformes98 ». La FNEUC souscrit en general a ses recommandations. A son retour de Prague, Denis Lazure est aussi debordant d'impressions sur la doctrine communiste en general. Son sejour a ete 1'occasion pour lui de faire des decouvertes imprevues concernant les attraits et la mise en pratique du systeme communiste comme tel. II se fait un devoir de partager ses impressions et d'agir en temoin de I'experience communiste99. En premier lieu, Denis Lazure tient absolument a faire comprendre a ses collegues etudiants, a 1'Universite de Montreal et a la FNEUC, que ce ne sont pas uniquement les instances dirigeantes de FUIE qui 96 M. B. (?), «Interview". 97 Citations de Denis Lazure, dans Robert Sauve, « Ce qui s'est passe a London », QL, 9 oct. 1951. 98 Lazure, «Attitude devanl le communisme ». 99 Voir a ce litre: M. B.(?), «Interview avec Monsieur le President*, QL, 17 oct. 1950; Claude Lacombe, «Jeunesse et Liberte », ibid., 20 oct. 1950; Georges Lahaise, « De Prague a Stockholm », ibid., 14 nov. 1950; Denis Lazure, «Liberte de lajeunesse communiste», ibid., 19 dec. 1950; Jacques Mackay, «Derriere le Rideau de fer», ibid., 16 oct. 1951.

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sont dominees par des partisans communistes. L'emprise du communisme s'etend beaucoup plus loin pour attirer une forte proportion d'adherents etudiants de par le monde. II rapporte que « [cjette conference de 10 jours a, sans aucun doute, conduit 1'IUS a des resultats tres clairs, tant pour nos adversaires que pour nous, le plus evident et le plus important de ces resultats etant de montrer 1'enorme expansion de la doctrine communiste a travers le monde etudiant100». Denis Lazure decouvre la-bas que la doctrine communiste fait surtout des percees significatives aupres des etudiants universitaires des peuples coloniaux d'Afrique et d'Asie. C'est ainsi qu'il explique comment les dirigeants de 1'uiE « ont reussi admirablement» a « solidifier 1'emprise du Communisme aupres des etudiants coloniaux et semidependants». Qui plus est, a ses yeux, les leaders etudiants de 1'Est se revelent tres conscients des difficultes et des besoins de ces populations coloniales. Le president de FAGEUM reconnait done, centre toute attente, une certaine competence aux representants communistes: «l'acuite du probleme colonial et la reussite merveilleuse que les communistes obtiennent dans leur solution du probleme a [sic] etc pour moi la grande decouverte du congres101 ». En fait, le succes des communistes aupres des eludiants universitaires coloniaux plonge Denis Lazure dans des reflexions qui 1'amenent a tirer des conclusions encore plus inattendues. II revient a Montreal decide a remettre en question certaines idees recues bien etablies parmi ces collegues etudiants occidentaux, convaincu que Ton a trop longtemps sous-estime le pouvoir d'attrait et les veritables realisations du communisme. Dans ses premiers reportages, on voit qu'il cherche a persuader ses lecteurs etudiants qu'aussi incroyable que cela puisse paraitre pour des Occidentaux, le communisme n'en contient pas moiris des ingredients positifs qui savent attirer bon nombre d'adeptes. Les evenements au Congres de Prague ne donnent-il pas raison a cette interpretation? Comme il 1'explique aux lecteurs du Quartier Latin: «La puissance du Communisme consiste en ce qu'il apporte du [sic] posiu'f». Pour Denis Lazure, c'est une verite que 1'on ne s'avoue pas assez souvent dans le camp occidental. 100 Citation de Denis Lazure, tiree de Georges Lahaise, «De Prague a Stockholm", ibid., 14 nov. 1950. 101 Citations de Denis Lazure, dans Claude Lacombe, «Jeunesse et Liberte», ibid., 20 oct. 1950. II semble que cette prise de conscience soil generalisee parmi les delegues etudiants occidentaux. Ainsi, ces derniers decident de se reunir d'urgence du 17 au 21 dec. 1950 a Stockholm pour « etudier par quels rnoyens nous pouvons le plus tot possible demontrer aux etudiants coloniaux que nous sympathisons avec eux et cela autrement que par de beaux discours ou de la publicite sur tranches dorees». Lazure, «Libertc de lajeunesse*.

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II avertit son auditoire qu'« [i]l ne faut pas tomber dans le jeu de la presse occidentale qui nous fait croire qu'il n'existe que 3 ou 4 « mechants » conimunistes convaincus qui ont nom Staline, Molotov, Malik ou Vichinsky et que ces millions d'etres humains qui les acclament ne le font que par la force, la contrainte ». Parallelement, Denis Lazure en arrive a la conclusion que les gouvernements occidentaux eux-memes ne sont pas sans responsabilites pour cette conversion massive au communisme: « Plus de la moitie des etudiants du monde est en train de s'attacher definitivement au Communisme et cela est du principalement a notre incurie, a 1'incurie et 1'inertie auxquelles nos gouvernements et maitres nous ont habitues 102 .» C'est d'abord et avant tout la negligence des gouvernements imperialistes occidentaux qu'il condamne. En effet, les leaders etudiants conimunistes «n'avaient eu qu'a recolter les fruits qui avaient muris [sic] au soleil ardent d'une subjugation et d'un imperialisme inhumain et mercantile103". Plus precisement, le president de FAGEUM estime que «la negligence coupable des empires et la quasi [sic] non-existence des systemes educationnels dans les pays coloniaux qui en est resultee104» ont grandemcnt facilite la tache des conimunistes dans leur campagne de propagande. II fait remarquer que «les democraties populaires de 1'Europe Centrale et Orientale marchant sur les pas de 1'Union Sovietique se sont, des la fin de la guerre, interessees de facon tangible a ces gens». Dans de telles circonstances, comment pourrait-on s'etonner que ces populations s'en remettent a leurs pourvoyeurs ? En revenant de Prague, Denis Lazure se met egalement a relativiser la presumee superiorite des societes de 1'Ouest. En Tchecoslovaquie, le president de TAGEUM decouvre en fait que « [1] a Jeunesse Communiste a des libertes que nous n'avons pas et vice-versa*. Bien plus, a son grand etonnement, les jeunes communistes se trouvent parfois nettement mieux servis que leurs collegues occidentaux. II est tout particulierement frappe par la grande accessibilite du systeme universitaire en regime communiste: « La jeunesse communiste, si pauvre soit-elle, peut frequenter 1'Universite: 1'etudiant ne jouit pas seulement d'une bourse partielle: tous les frais encourus [sic] durant 1'annee y compris deux semaines de vacances durant 1'ete sont a la charge du Gouvernement105.» De toute evidence, le president de I'AGEUM considere que cette politique de gratuite scolaire au niveau ioa Ibid.

103 Lazure, dans Lacombe, «Jeunesse». 104 Ibid. 105 Lazure, «Liberte de la jeunesse ».

73 L'engagement international des leaders etudiants universitaire, toute communiste qu'elle soit, correspond tout a fait aux valeurs egalitaires supposement si cheres aux Occidentaux: «[...] la democratisation de 1'education done, est une realisation precieuse en pays communiste. Tous les dirigeants etudiants de 1'Europe Occidentale et de 1'Amerique 1'ont constatee a Prague et 1'ont louangee, en admettant piteuse la discrimination qui caracterise 1'educadon universelle aux pays Iibreslo6». II n'empeche que Denis Lazure demeure tres critique a 1'egard du systeme communiste en general. II reconnait que « [l]a liberte d'expression est chose inexistante sous le regime communiste » et que meme en ce qui concerne le domaine de 1'education, « [l]'enseignement [y] est partisan et limite a la doctrine communiste [...], et c'est un mar° 7 ». Notons d'autre part que le president de I'AGEUM est revenu de son sejour en terre communiste tres impressionne par 1'enthousiasme de ses homologues communistes: « Les scenes qui suivaient un discours communiste sont quelque chose d'inoubliable.» II avoue: «Je dois dire qu'il m'a fallu une semaine pour m'adapter tant bien que mal a ces demonstrations d'hysterie collective, mais d'une hysteric marquee d'une authentique sincerite, d'une conviction puissante.» Leur passion, leur devouement suscitent son envie et 1'incitent, une fois de plus a porter un regard critique sur le comportement des etudiants occidentaux: «La passivite de notre supposee Democratic sera la grande cause de sa decadence [...] Ce qui nous manque, c'est la sincerite, la conviction: 1'ouvrier communiste, 1'etudiant communiste ont cette sincerite et cette conviction108». Denis Lazure admire de plus le fait que les etudiants universitaires representent une force sociale a 1'interieur des pays communistes. II a pu constater que lajeunesse communisle a « conscience d'etre une force dans la societe, d'etre 1'artisan du monde de demain109». A son avis, les etudiants occidentaux ne peuvent qu'envier le statut privilegie de leurs collegues communistes. II deplore que ce soit tout le contrairc dans le cas des etudiants universitaires du Canada: « sur le plan national, personne ne s'etonne du peu d'influence et de prestige qu'exerce la classe etudiante: on est habitue a la considerer comme quantite negligeable et on n'a pas tenement tort, dans son etat actuel». 106 Citation de Lazure, dans Lacombe, «Jeunesse». Dans son article « Liberte de la jeunesse communiste*, Lazure fait remarquer que « [1]'expression [democratisation de 1'education] fait peur a plusieurs: on m'a dit que cela sonnait revolutionnaire, communiste: c'est tout de meme cocasse que Ton renie maintenant son propre vocabulaire ». 107 Lazure, « Liberte de la jeunesse ». 108 Ibid. 109 Lazure, dans Lacombe, «Jeunesse».

74 Carabins ou activistes? II va plus loin et suggere a ses lecteurs etudiants qu'ils devraient avoir un role a jouer dans le domaine de 1'education. II tente dc les eperonner en leur lancant un defi: « ne pourrions-nous pas y parvenir a cette education democratique par nos propres moyens"°?» De toute evidence, Denis Lazure revient tres ebranle de son voyage en Tchecoslovaquie. Non seulement il demeure convaincu de la necessite de maintenir des contacts avec I'UIE, mais il va rneme jusqu'a trouver des aspects positifs aux regimes communistes. Or, comment les leaders etudiants de 1'Universite de Montreal reagissentils aux arguments controverses de leur president? Se laissent-ils convaincre qu'ils ont beaucoup de choses a apprendre de leurs homologues communistes? Un debat houleux dans les pages du Quarlier Latin a 1'automne 1951 s'avere fort revelateur a ce sujet. II est decleriche par une autre initiative internationale du president de I'AGEUM. L'affaire debute lorsqu'a 1'ete 1951, Denis Lazure prend 1'initiative d'inviter en tournee au Canada une delegation d'etudiants sovietiques. II etait prevu qu'une delegation d'etudiants canadiens serait par la suite a son tour accueillie dans une tournee du meme genre en Union sovietique. II s'agit d'une initiative qu'il prend de facon impulsive, sans obtenir au prealable I'autorisation du Conseil de direction de I'AGEUM ni celle de la FNEUC. C'est aussi une initiative qui devient cette annee-la un sujet de debat important sur le campus montrealais ainsi que dans les autres universites membres de la FNEUC. Le comite executif de la FNEUC rejette 1'idee du projet d'echange de Denis Lazure lors de son congres annuel, tenu a London en septembre 1951. Mais il decide de laisser chaque campus en debatlre et mettre 1'idee aux voix. Les positions en presence a 1'Universite de Montreal peuvent etre ideiitifiees aux tendances traditionnelles et modernistes qui caracterisent les attitudes des leaders etudiants de cette epoque. D'apres les souvenirs de Denis Lazure, « [i]l y avail une importante opposition qui s'identifiait a Pax Romana». Fideles a 1'optique traditionnelle en matiere de relations internationales, ces jeunes etaient convaiiicus que la delegation soviedque n'agirait qu'en instrument de propagande communiste et chercherait essentiellemeiit a berner ses hotes canadiens. A leur avis, nourrir 1'espoir de pouvoir veritablement echanger avec des communistes relevait d'une desolante naivete. C'etait ni plus ni moins faire le jeu des communistes. Denis Lazure offre une description critique de leur point de vue: «II y avait [chez eux] une peur presque primaire d'etre contamine par la presence de ces gens-la [les etudiants sovietiques] ». no Lazure, «Attitude devant le communisme».

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Pour sa part, Denis Lazure raconte que les leaders etudiants de sa « gang » repliquaient a leurs adversaires de Pax Romana que « [s]i nos convictions socio-politiques sont fragiles au point d'etre mises en danger par la visite de cinq ou six etudiants, il y a quelque chose qui ne va pas. Ce n'est pas fort111 ». En fait, ses adjoints et lui avancent des arguments nettement modernistes pour defendre cette initiative d'echange. Refusant de douter de la sincerite de leurs collegues communistes, ils sont persuades que cet echange offrira aux etudiants universitaires canadiens une occasion inedite de contribuer concretement a la bonne entente mondiale. La direction du Quartier Latin pour 1'annee 1951-1952 prend les devants pour commenter elle-meme I'initiative de Denis Lazure. Son intervention est difficile a categoriser. L'opinion de 1'executif du journal etudiant constitue davantage un point de rencontre entre 1'optique traditionnelle et sa contrepartie moderniste. Tout en ne rejetant pas d'emblee le bien-fonde de ce projet d'echange, il fait neanmoins preuve d'une certaine ambivalence. II commence par se demander si « cette histoire est [...] chimerique». Apres tout, « [c]e sont des communistes. Ils ne partagent pas nos idees. Et nous ne partageons pas les leurs ». II n'en demeure pas moins que la direction du journal admire 1'espoir idealiste qu'entretient Denis Lazure: « [il] a toujours cru qu'un certain terrain d'entente existe, si limite soit-il, ou les etudiants communistes et les etudiants occidentaux pourraient a la rigueur trouver une espece d'accord [...] Sa confiance est exemplaire112». Sans conteste, c'est le point de vue moderniste qui gagne le plus d'appuis au Conseil de direction de FAGEUM. Le 12 novembre 1951, les tetes dirigeantes de Fassociation etudiante «accept[ent] le principe d'une visite d'etudiants Soviets au sein des Universites canadiennes113» a 1'unanimite. Mais cette victoire moderniste ne decourage pas pour autant les debats entourant la visite des etudiants sovietiques. L'opposition que signale Denis Lazure entre universitaires de tendance traditionnelle et de tendance moderniste continue a se manifester dans les pages du Quartier Latin. Ainsi, par exemple, le journal public un 111 Lazure, entrevue. 112 La direction du Quartier Latin, «Le sort du monde va (peut-etre) se regler», QL, 9 oct. 1950. En fait, la direction du journal laisse transparaitre un espoir tres comparable a celui de Denis Lazure. Dans son optique, « [1] 'accord [entre les etudiants de 1'Ouest et de 1'Est] reste possible; il serait lourd de consequences internationales ». Elle va meme jusqu'a affirmer que « [l]e sort du monde va peutetre se regler parmi les etudiants, et grace a eux». 113 Proces-verbaux de la reunion du Conseil de direction de I'AGEUM, tenue le 12 nov. 1951, Fonds de TAGEUM, AUM, P33/Bi,i,g.

76 Carabins ou activistes ? compte rendu d'un debat-midi qui porte sur la question: « Doit-on approuver la visite des etudiants russes au Canada 114 ?* Cette rencontre oppose nul autre que le president international de Pax Romana, Rosaire Beaule, a un leader etudiant tres actif au sein de I'EUM du nom de Luc Cossette. En quelque sorte, on peut voir la des porte-parole etudiants tout trouves de la tendance traditionnelle et de la tendance moderniste. Fidele a la perspective des associations catholiques, Rosaire Beaule estime que les Occidentaux ne doivent pas se laisser tromper par la politique etudiante communiste supposement conciliante. II n'y voit qu'«une attitude de mauvaise foi» de la part des communistes. C'est uii de leurs «moyen[s] pour s'attirer la sympathie des etudiants de l'Ouest» qui vont « permettre a leurs hommes de s'emparer de positions-clefs » et de controler par la suite les associations etudiantes au Canada. En fin de compte, il est d'avis que « [1] 'etudiant canadien n'est pas pret a faire face a de tels propagandistes russes ». De son cote, Luc Cossette s'appuie sur la conviction qu'«il ne faut pas douter de la sincerite des etudiants russes et presumer de leur mauvaise foi». II signale que « [la] FNEUC parle constarnment de son desir de cooperer avec les etudiants autour du monde ». Or, en refusant d'enteriner la proposition de Denis Lazure lors du congres de London, la FNEUC a iion seulement « manque une belle chance de montrer en pratique qu'elle veut rencontrer les etudiants russes», rnais de plus cette decision « sera tres embarrassante quand nos delegues parleront a ceux de I'UIE de notre interet pour les etudiants derriere le Rideau de fer 115 ». La nature controversee du projet d'echange est davantage mise en relief par 1'intervention de certaines autorites religieuses. Celles-ci appuient les etudiants de tendance traditionnelle qui refusent toute collaboration avec les communistes. Ainsi, Denis Lazure se rappelle que ses adversaires de Pax Romana «etaieiit encourages par le clerge». L'ancien president de TAGEUM precise que les autorites de 1'universite n'ont pas impose ouvertemeiit de censure a son initiative d'echange, mais il se souvient que «le recteur avail dit: «Pourquoi vous faites ca? Vous allez vous faire tromper1 lfi » » . II semble que ce sont les propos critiques du pere Joseph Ledit qui retiennent le plus 1'atteiition du milieu etudiant. Le Quartier Latin fait grand etat de 1'opposition de ce jesuite en reproduisant 1'article qu'il public a ce

114 Claude Marchand, « Pour ou centre la visite des etudiants russes », QI., 4 dec. 1951. 115 Ibid. 116 Lazure, eiitrevue.

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sujet dans la revue Relations1 ^, le tout couronne d'une manchette des plus alarmistes: «Le communisme a 1'assaut des universites' l8 ». Le pere Joseph Ledit procede a une attaque en regie selon le raisonnement fidele i une perspective traditionnelle: « Get « echange d'etudiants » nous semble insense ». A son avis, comment peut-on esperer « avoir d'echanges proprement dits avec le monde communiste tant que le rideau de fer ne sera pas leve »? Tout comme Rosaire Beaule, ce jesuite est convaincu qu'« [ejntre 1'u.R.s.s. et nos pays, le principe d'echange veut dire que les pays communistes nous enverront, comme « etudiants », ces agitateurs professionnels qui voyagent au tarif d'etudiants, de Moscou a Pekin par Prague et 1'Equateur. Rompus a la technique de la chicane, il ne leur faudra pas une semaine pour s'emparer des institutions que les etudiants honnetes ont fondees et gouvernent avec des principes differents lig ». En fait, les reproches du pere Ledit vont beaucoup plus loin pour denigrer toutes les tentatives de collaboration que la FNEUC a pu faire aupres de ses collegues communistes au sein de 1'uiE. II s'en prend tout particulierement aux demarches et aux prises de position de Denis Lazure. Sur un ton virulent et souvent accusateur, il remet en question en termes a peine voiles 1'honnetete des leaders etudiants qui cherchent a tisser des liens avec 1'adversaire communiste: «A moins que Ton ait une vocation de martyr, il nous a toujours semble que jouer avec le communisme etait une folie qui frisait la trahison ». II laisse meme croire a 1'existence d'un complot dangereux qui s'ourdit dans les coulisses de la FNEUC 12°. Or, les previsions des protagonistes ne verront jamais le jour. D'une part, la fameuse visite d'etudiants russes ne gagne pas les appuis necessaires a 1'echelle canadienne pour etre enterinee par la FNEUC. Effectivement, mcme si 1'idee d'accueillir des confreres sovietiques fait son chemin et gagne 1'adhesion d'un nombre grandissant de conseils etudiants, a 1'hiver 1952, il y en a toujours quatre qui y opposerit une fin de iion-recevoir121. D'autre part, les tentatives de collaboration de la FNEUC avec les associations etudiantes communistes de FUIE se soldent en fin de compte par un echec definitif. Les universitaires ii7joseph-H. Ledit, «Kominform», Relations, la (1952): 21-23. 118 Voir le numero du Quartier Latin du 25 Janvier 1952. D'ailleurs, on coiisacre loute la premiere page du numero a cette manchette avec une notice biographique et une photo du pere Joseph Ledit. 119 Ledit, « Le Communisme a 1'assaut des universites», QL, ^5 janv. 1952. II s'agit d'un article paru dans Relations, 11 (1951). 120 Ibid. 121 II s'agit de Laval, Saskatchewan, Acadia et McMaster. Lazure, «Attitude devant le communisme ».

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occidentaux perdent 1'espoir de pouvoir faire abstraction de leurs differends avec le rnonde etudiant communiste et, en Janvier 1952, ils decident fmalement de mettre « sur pied [... ] ce qui deviendra une replique de TUIE et qui groupera les unions nationales des pays noncommunistes». Le secretaire permanent du bloc occidental aura son siege a Leiden, aux Pays-Bas. «L'espoir d'une federation mondiale s'evanouit» alors122. Pour Denis Lazure, voila «une bien triste planche de salut tout de meme qui vient consacrer la division, la scission profonde du monde en deux camps123 ». Pour celui qui etait convaincu « qu'au moins une classe de la societe pouvait regarder ses freres du monde entier avec un regard amical et sympathique et [qui] croyait que cette classe serait celle a laquelle nous appartenons tous, comme etudiants 124 », il s'agit d'une profonde deception.125 Les leaders etudiants du debut des annees cinquante de 1'Universite de Montreal ne realisent pas leurs ideaux de fraternite mondiale. En depit de leurs efforts, les clivages occasionnes par la guerre froide reussissent a se reproduire dans le milieu etudiant et offrent une resistance tetue a leurs initiatives de bonne entente sur la scene internationale. Tout comme chez les adultes, les scissions ideologiques entre Occidentaux et communistes finissent par diviser le monde etudiant en deux camps antagoniques. Toutefois, le bilan de 1'experience internationaliste de ces jeunes ne saurait se mesurer exclusivement a 1'aune de leurs objectifs de paix et de fraternite mondiale. Par leurs initiatives, ils demontrent qu'ils veulent ni plus ni moins se mesurer a un des grands defis de leur 122 Mackay, «Rupture definitive ». 123 Lazure, «Attitude devant le communisme». 124 Brouillon de lettre de Denis Lazure adressee aux etudiants de 1'Universite de Montreal, 3 pages. (Date ?: De toute evidence, apres la scission definitive de I'UIE, done au debut 1952). Coll. privee, Denis Lazure, Saint-Constant (Quebec). 125 Les efforts que Denis Lazure aura consacres a ses projets de collaboration avec les etudiants du bloc de 1'Est vont avoir des repercussions sur le plan personnel. Lorsqu'il veut se rendre en 1953 travailler dans un hopital de Philadelphie, le consulat americain a Montreal refuse de 1'admettre aux Etats-Unis. D'apres un responsable du consulat, « his exclusion rests on two points: The first is that he has travelled behind the Iron Curtain [...] and the second is that he has advocated an exchange of student visits between Canada and the Soviet Union ». Voir John M. Scott, « Denis Lazure and the us », McGill Daily, 9 fev. 1953, reproduit dans le Quartier Latin du 12 fev. 1953. II faudra 1'intervention du ministre des Affaires exterieures, Lester B. Pearson, pour lui ouvrir les portes des Etats-Unis. Lazure, entrevue.

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epoque: la montee du communisme et les tensions Internationales qui en resultent. En manifestant leur desir d'agir sur ce front, ils presentent une composante de leur identite qui oblige a nuancer Timage du carabin insouciant aux preoccupations principalement « folkloriques » avancee dans les etudes anterieures. D'autre part, on constate que les leaders etudiants ne partagent pas tous la meme optique face au communisme. La diversite de leurs approches et de leurs reactions devant le bloc des pays de 1'Est offre un premier apercu de 1'heterogeneite du milieu etudiant universitaire de 1'epoque. Certains leaders etudiants vont souscrire aux points de vue de leurs ames traditionnels, assurant ainsi une continuite dans le cheminement des attitudes au sein de 1'universite. D'autres, par contre, se montrent sensibles a des approches plus seculieres et annoncent par le fait meme des remises en question et des changements du point de vue des valeurs et des priorites dans leur entourage. L'activite internationaliste des leaders etudiants qui se repartit au sein des associations catholiques, de FEUM, du CRI et de la FNEUC peut etre percue comme un miroir: elle capte le reflet d'une certaine pluralite d'attitudes dans le milieu etudiant quebecois des annees cinquante. Qui plus cst, cette activite reflete des chevauchements de perspectives. Les projets de I'EUM ont su attirer des jeunes universitaires aux ideaux de charite chretienne, tout en permettant a ses membres de satisfaire leur curiosite pour les regimes communistes. Les initiatives internationalistes des leaders etudiants laissent voir aussi les conflits qui decoulent de la coexistence d'attitudes divergentes. Les demeles de Denis Lazure avec les autorites religieuses illustrent a quel point ses projets de bonne entente avec les communistes heurtent de plein front certaines convictions bien etablies. Or, fait plus significatif, les reactions des leaders etudiants a 1'egard du communisme declenchent chez certains d'entre eux un debut de remise en question plus profonde qui les entraine a scruter les valeurs et les priorites de leur propre entourage avec un regard plus critique. Ce cheminement se produit tant chez des traditionalistes que chez les modernistes. Quelle que soil leur orientation, ces jeunes en viennent a la conclusion que leur tentative pour composer avec le communisme demeure futile ou partielle, tant que leurs concitoyens occidentaux n'auront pas reforme leur propre societe. De leur cote, les traditionalistes mettent surtout 1'accent sur une reforme spirituelle individuelle. Leur societe ideale verra le jour une fois que les individus retourneront aux valeurs chretiennes. Les modernistes, pour leur part, considerent que leur societe aurait, entre autres, interet a s'inspirer des realisations seculieres des regimes communistes. Ils

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admirent surtout 1'accessibilite du systeme d'education universitaire derriere le rideau de fer. Autrement dit, les deux tendances parmi le groupe des leaders etudiants portent en elles les germes d'une critique sociale et d'un desir de transformation. Qui plus est, ces jeunes estiment aussi qu'ils ont un role significatif a jouer dans ce processus de reforme.

4 L'engagement social des leaders etudiants traditionalistes

La mise en relief des engagements internationaux des leaders etudiants de 1'Universite de Montreal ne constitue qu'une premiere etape de la revision de 1'image du jeune carabin insouciant du debut des annees cinquante. En effet, les leaders etudiants n'agissent pas uniquement en citoyens du monde. Us estiment aussi avoir un role a jouer au sein de leur propre societe. A cette epoque, la societe quebecoise est plongee dans une periode de transformations sociales qui suscitent de profondes remises en question a tous les niveaux. Chaque composante de la societe, y compris les etudiants universitaires, s'interroge sur le sens et les repercussions eventuelles des evenements en cours. Or, contrairement aux debats agitant la scene Internationale qui suscitent de la part des leaders etudiants des reactions tranchees et categoriques, les evenements en terre quebecoise declenchent chez eux des reactions plus floues et ambivalentes. Comment expliquer cette difference ? II est tout probable que la proximite des evolutions proprement quebecoises provoquent chez les leaders etudiants des reactions plus intenses qui, a leur tour, rendent plus difficile ['elaboration de positions analytiques, distinctes et coherentes. Toujours est-il qu'il est possible d'associer les points de vue de ces jeunes aux deux principaux courants de pensee identifies anterieurement, soit la tendance traditionnelle et la tendance moderniste. On remarque egalement que les leaders etudiants consacrent davantage d'energie a definir leurs responsabilites sociales qu'a se manifester sur le plan de Faction. Le plus souvent, ils tentent de declencher des debats sur des sujets de

Sa

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reflexion qu'ils estiment fructueux. Ils vont (res rarement pretendre pouvoir apporler des solutions definitives. Tout au plus suggererontils des pistes de reforme. Attitudes communes a ['ensemble des leaders etudiants

Quelle que soil la conception que les leaders etudiants se font de leur role social, qu'elle soit inspiree par une orientation traditionnelle ou par une orientation moderniste, ils font tous la meme evaluation de 1'etat de sante de la societe quebecoise. Dans leur optique, c'est une societe en crise et cette crise, ils la definissent en termes moraux. A leur avis, la societe quebecoise est dominee par des valeurs corrompues. Ses membres succombent quotidiennement aux attraits immoraux du materialisme et de 1'atheisme. Ils sont plonges dans un monde ou les priorites chretiennes d'aide au prochain et de partage cedent le pas a une valorisation ehontee du cumul de gains materiels, de 1'arnbition individuelle, sans egard pour le sort des demunis. Fait plus significatif, les leaders etudiants semblent tous d'accord pour dire que la population etudiante universitaire s'est elle-meme laisse influence:' par les priorites egoistes et materialistes de son milieu. A leurs yeux, 1'ensemble des etudiants universitaires se trouve ni plus ni moins a contribuer a la crise morale ambiante. Trop souvent, ils s'inscrivent a 1'universite dans la voie qui mene a une carrierc professionnelle, dans le seul but d'acquerir un statut social prestigieux et des chances d'enrichissement sur le marche du travail. Commc le signale 1'etudiant Jean-Paul Baillargeon: «Plusieurs d'entre nous ont comme preoccupation, sinon comme obsession, de se donner une profession pour faire de 1'argent, beaucoup d'argent1 ». En d'autres termes, ces jeunes choisissent de donner libre cours a des ambitions professionnelles egoistes, sans obligation d'assumer des responsabilites envers leur prochain. Un tel etat de choses en laisse plus d'un fort decourage: « Nous 1'elite de demain, nous nous preparons un bel avenir; notre petit confort, notre securite future, notre prestige personnel, voila les seules preoccupations de la majorite d'entre nous 2 ». C'est une situation qu'ils jugent des plus alarmantes, justement parce que les etudiants seront par la suite appeles a occuper les postes de commande de la societe, a devenir 1'elite de demain. Comme 1'explique le jeune Yves Guerard: «L'Universite est le lieu [...] de formation des elites de la nation3*. C'est «1'universite [...] qui forme les chefs de la politique, i Jean-Paul Baillargeon, «L'Argent et apres», QL, 10 tiov. 1955. •2 I .apierre, « Examen ». 3 Yves Guerard, "Initiation a l'amitie», QL, 23 sept. 1954.

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elle qui donne aux entreprises commerciales et financieres leurs tetes dirigeantes4». Aux reflexes materialistes et egoiistes de leurs confreres, les leaders etudiants opposent un ideal d'aide au prochain qui s'inspire largement de principes Chretiens d'entraide et de charite. Us manifestent ainsi un certain sens des valeurs et des priorites communes. Par la meme occasion, ils se trouvent aussi a esquisser leur vision commune des responsabilites sociales de 1'etudiant universitaire. Ils estiment qu'en poursuivant 1'ideal chretien d'aide au prochain, 1'apprenti professionnel pourra non seulement surmonter la tentation de s'accrocher a des ambitions purement egoi'stes, mais par surcroit il saura mieux pourvoir au bien-etre de la societe dans son ensemble. C'est ainsi que ces leaders ne cesseront d'exhorter 1'etudiant universitaire a « redonner aux professions 1'elan de la charite chretienne5 », a « ne pas se servir de sa profession a ses ambitions personnelles mais de la mettre au service des autres6». Dans cette perspective, la profession ou le metier a venir de 1'etudiant « devient le champ d'action particulier de son christianisme7 ». C'est dire que le devoir du professionnel en devenir qui se respecte est tout indique d'avance: «Je n'ai pas le choix: ma profession, je la dois aux autres8 ». A titre d'exemple, le jeune Claude Tellier explique que « [l]e notaire qui recoit un client peut lui conseiller de faire son testament mais il peut en plus lui conseiller de se faire soigner pour ne pas mourir avant I'age9». Notons que les autorites religieuses de 1'universite partagent cette conception des responsabilites futures de 1'etudiant. Au cours d'une entrevue, le recteur, Mgr Irenee Lussier, fait lui-meme part d'un desir d'influencer les jeunes universitaires dans ce sens: «Je sens de mon devoir d'aiguiser votre conscience des responsabilites sociales qui seront demain les votres [...] il faudra que vous soyez des chefs dans 1'humilite et la justice, que vous donniez dans la mesure ou vous aurez recu 10 ». Les leaders etudiants ne se contentent pas de deplorer les priorites individualistes de leurs collegues et de les exhorter a se laisser guider par 1'ideal de partage chretien. Ils s'engagent plus avant pour rejeter 4 5 6 7 8 9

Luc Cossette, «Politique Universitaire », ibid., 26 mars 1953. Fernand Leonard, «R61e des professions », ibid., 11 dec. 1952. Major, « De 1'Universite ». Michelle Carder, «Le Chretien face a la profession*, QL, 6 oct. 1955. Rene Major, «Je n'ai pas le choix », ibid., 13 oct. 1955. Propos de Claude Tellier (president de I'AGEUM en 1953-1954), dans Benoit Savard, «Le "Fun" a continue », ibid., 24 mars 1955. i o Entrevue avec Mgr Irenee Lussier, « Monseigneur Lussier a toujours etc mele au milieu universitaire », ibid., 15 sept. 1955.

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le statu quo et elaborent des mesures visant a insuffler un sens des responsabilites sociales Chretien aux professionnels en devenir. La fondation d'associations facultaires offre un exemple eloquent de leur volonte d'agir dans cette direction. Grace aux conferences de faculte", des etudiants veulent faire ressortir davantage les rapports qui existent entre leurs devoirs professionnels et leurs responsabilites sociales, que ce soil par des seances de discussion ou en invitant des conferenciers reputes de divers domaines professionnels12. II s'agit de «familiariser le professionnel de demain avec des problemes et des theories nouvelles dans tous les domaines connexes a sa profession13 » ou encore d'encourager 1'etudiant a «envisag[er] la formation sous tous ses aspects, qu'ils soient intellectuel, culturel, moral [sicY*». Au chapitre de la formation morale, ces regroupements tentent d'enrayer les propensions individualistes et materialistes de leurs membres en leur inculquant un sens du devoir professionnel qui passe par 1'ideal Chretien d'aide au prochain. II s'agit la d'une composante importante de leur action. Les objectifs declares de la Conference Carriere, de la Faculte d'optometrie, ne laissent aucun doute a ce sujet. Fondee en 1954, celle-ci a pour but de developper chez ses membres «un esprit professionnel superieur». C'est-a-dire qu'elle cherche a «augmenter chez [eux] 1'amour du prochain, [a] leur faire prendre conscience davantage des problemes qui les interesseront toute leur vie ». De leur cote, les organisateurs de la Conference de medecine (Laennec) ne menagent pas leur clientele lorsqu'ils se vantent d'« [avoir] reussi a secouer le bien-etre bourgeois de camarades en voie de surcharge graisseuse'5 ». Quant aux membres de la Conference Montpetit, de la Faculte des sciences sociales, economiqties et politiques, creee egalement en 1954, ils veulent s'assurer que les jeunes inscrits a leur faculte puissent, eux aussi, profiler d'«une formation integrate » et developper «un sens du don gratuit l6 ». C'est done dire que 1'activite des conferences de faculte traduit en partie un desir generalise parmi les leaders etudiants de veiller a la mise en pratique de valeurs chretiennes chez le professionnel de demain, ainsi qu'un certain consensus

11 Titre que les etudiants donnent a ces associations facultaires. Ainsi, par exemple, des etudiants en droit fondent la Conference Migneault, ceux de medecine creent la Conference Laennec (en 1937), alors qu'en chirurgie dentaire, on met sur pied la Conference Bourdon (1941). 12 Leonard Fournier, « Pierre Laporte a la Conference Montpetit», QI., 13 oct. 1955. 13 Claude Simard, "Conference Migneault», ibid., 18 oct. 1949. 14 Leonard Fournier, «Fondation d'une Conference Montpetit», ibid., 11 nov. 1954. 15 Jacques Joubert, «Laennec se presente», ibid., 19 oct. 1949. 16 Fournier, «Fondation*.

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quant au role de 1'etudiant intimement lie a ses responsabilites futures d'adulte. II est interessant de noter que la plupart de ces jeunes s'accordent aussi pour dire que leur engagement social doit se manifester en marge de tout parti politique. Plusieurs aspects des reactions et des initiatives etudiantes, tant traditionnelles que modernistes, passent par une comprehension de cette aversion pour la pratique politique partisane. Les leaders etudiants s'appuient sur des convictions bien precises pour justifier cette opposition. En premier lieu, ils considerent qu'a cette etape de leur vie, un engagement en politique active ne servirait qu'a neutraliser les avantages qu'ils estiment pouvoir tirer d'une formation universitaire. Dans leur optique, 1'universite est un milieu propice a 1'epanouissement intellectual, un contexte dans lequel ils peuvent apprendre a developper des idees librement. Les partis politiques, au contraire, exigent des aptitudes au conformisme qui briment les elans d'une pensee autonome. Au. dire du jeune Hubert Aquin, « [1] 'Universite a pour fonction de former des citoyens libres, non pas des pantins de parti, ni de ces marionnettes qui dansent sous les doigts des politiciens17 ». Avant de s'embrigader dans des organisations politiques, ces jeunes sont convaincus qu'il est essentiel de prendre le temps de profiter pleinement de leur passage a 1'universite pour developper leurs propres opinions. Apres tout, «il ne sera jamais trop tard pour choisir le cercle politique qui repondra avec le plus de justesse a ses aspirations18 ». On deviiie par leurs propos que ces jeunes considerent que 1'activite politique partisane devrait etre une affaire d'adultes. C'est ainsi qu'Hubert Aquin «trouve cela regrettable» qu'a 20 ans «des etudiants s'engagent d'eux-memes dans un parti politique, ou dans tout fief d'un parti19». Jean-Paul Ostiguy se montre, pour sa part, plus categorique: «Ce n'est pas la place a 1'Universite pour faire de la politique de parti. Si a 20 ans nous vendons notre intelligence a un parti politique, il n'y a pas grand'chose que nous ne vendrons pas a 40 ans 20 .» II ne leur vient pas a 1'idee d'adherer a un parti, dans le but de reformer ses politiques. L'adhesion precoce a un parti politique ne saurait s'envisager qu'en termes d'asservissement, d'enchainement. 17 Hubert Aquin, «La Politique a I'AGEUM», QL, 16 mars 1951. Voir aussi Vianney Therien, «La Politique a 1'Universite », ibid., 24 nov. 1950. 18 Yvon Cote, «La Politique a 1'Universite », ibid., 18 fev. 1954. 19 Aquin, «La Politique*. 20 Jean-Paul Ostiguy, « Les Pieds dans les plats », QL, i" dec. 1950. II est interessant de noter que le meme genre d'attitudes a 1'egard de la politique partisane est manifeste chez certains jeunes des colleges classiques a la meme epoque. Voir Fernand Dumont, «Taches de 1'etudiant», Vie etudiante, 16 (1950).

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Par consequent, le jeune qui se soumet volontairement a un tel embrigadement doit forcement etre motive par des considerations d'avancement personnel: « On appelle ca: se placer les pieds21. » A leur avis, c'est ce type d'individu opportuniste qui s'associe aux jeunesses de parti. Les jeunes qui decident de s'engager dans ces organisations forment rien de moins qu'«un rassemblement marque, comme groupe social, par I'arrivisme, 1'interet ou la recherche des "contacts 22 "». II s'agit de «gens qui sont presses de se prostituer23». Signalons qu'il existe tout de meme quelques leaders etudiants qui sont membres des jeunesses de parti, mais ils font figure de dissidents minoritaires. Ils ne cherchent d'ailleurs pas a mettre en evidence cette participation. On releve toutefois une exception: Robert Bourassa, membre des Jeunesses du Parti liberal et Fun des rares leaders etudiants de la periode a se porter a la defense des jeunesses de parti dans les pages du Quartier Latin. Ainsi, tout en reconnaissant que le pouvoir politique peut corrompre et brimer la pleine liberte de critique, celuici demeure convaincu que cette forme d'action « permet a 1'engage de travailler en pleine realite, en affrontement de faits concrets et d'acquerir une experience utile pour ses fins professionnelles24». Get appui, bien que dose, n'inspire aucune nouvelle recrue a se declarer, a tout le moins publiquement. D'ailleurs, Jacques Brossard, qui lui aussi faisait partie des Jeunesses du Parti liberal, admet que « nous n'etions pas nombreux 25 ». Cependant, s'opposer a une part active a la politique partisane ne signifie pas en revanche une indifference pour la chose publique. Au contraire, les leaders etudiants sont fermement convaincus que 1'etudiant universitaire a le devoir de s'interesser a la vie politique. Get interet doit toutefois se manifester sur le plan intellectuel, conformement a la vocation proprement etudiante du jeune inscrit a 1'universite. C'est dans ce sens qu'il faut interpreter les propos de Vianney Therien lorsqu'il affirme que la contribution du jeune universitaire a la vie politique «doit etre essentiellement preparatoire, comprehensive, transitoire, reservee26». Elle doit idealenient se limiter a un travail de 1'esprit, un travail d'apprentissage intellectuel qui sied en tous points a celui qui se percoit comme un jeune etudiant en formation. En fait, le jeune universitaire doit d'abord et avant tout, veiller au developpement de sa « conscience politique » ou de son «civisme». Selon Vianney Therien, « [c]e qui 21 Aquin, « La Politique ». 2 2 Maurice Pinard, «En reponse a Robert Bourassa: La Jeunesse devant «la: politique », QL, 24 fev. 1955 23 Aquin, «La Politique ». 24 Robert Bourassa, « Etudiants et Partis Politiques», QL, 17 fev. 1955. 25 Brossard, entrevue. 26 Therien, « La Politique ».

87 L'engagement social des leaders etudiants traditionalistes

importe pour nous ce n'est pas tant d'adherer a un parti que de connaitre les rouages de la politique, son evolution et ses besoins27 ». Les leaders etudiants prennent parfois eux-memes des initiatives pour veiller a «1'apprentissage de la vie publique » de leurs collegues. C'est dans ce sens qu'il faut interpreter la parution d'un numero special du Quartier Latin consacre au theme «Les etudiants et la politique ». Dans son billet de presentation, Pierre Perrault, le directeur du journal, explique que 1'equipe de redaction a demande a des hommes politiques de 1'heure d'ecrire quelques pages de commentaires sur la facon dont ils percoivent la contribution des jeunes a la vie politique, suivant la logique selon laquelle « dans tous les metiers, les maitres instruisent les apprentis28 ». II s'avere que les politiciens pressentis ne repondent pas a 1'appel. Leur refus en dit long sur I'importance qu'ils accordent a cotoyer la jeunesse de 1'epoque. Pierre Perrault explique sur le ton de 1'amertume que le Quartier Latin avait contacte des vedettes politiques, telles que «M. Louis Saint-Laurent, M. Maurice Duplessis, M. Camillien Houde, M. Andre Laurendeau», mais que ces derniers «n'ont pas daigne s'occuper [...] de notre demande». En revanche, Gerard Pelletier et Frank Scott acceptent de jouer leur « role d'educateur », ainsi que Pierre Gelinas, directeur de la revue Combat29. Celui-ci est identifie comme un «communiste militant recemment arrete». II profite de 1'occasion pour inviter les etudiants a cooperer avec les communistes, puisqu'ils partagent tous les memes priorites en termes de justice sociale. La semaine suivante, le Quartier Latin public un texte du politicien Adrien Arcand, toujours dans 1'intention d'eduquer ses lecteurs, cette fois sur la position de 1'extreme droite. Ce dernier traite plus precisement de « L'influence du communisme sur la societe dans la province de Quebec ». Comme 1'explique le journaliste Albert Roy: «La semaine derniere, un representant de 1'extreme gauche etait invite a donner son opinion dans notre feuille. Aujourd'hui, c'est 1'extreme droite qui parle. Le Quartier Latin n'est que 1'hote qui veut renseigner ses lecteurs sur ces doctrines sociales en cours30.» Mais les attitudes des leaders etudiants a 1'egard de la politique partisane ne sont pas uniquement liees a des questions de stade de vie. Ces jeunes ressentent aussi un profond mepris pour le monde de 27 Ibid. Notons cependant que 1'auteur admet que « [c]e civisme n'empeche pas d'avoir une « affection particuliere » pour un parti, de s'indigner quand se commet un acte franchement injuste 28 Pierre Perrault, «Nous, La Politique et Les Politiciens », QL, 21 fev. 1950. 29 Ibid. Voir dans ce meme numero du Quartier Latin: Gerard Pelletier, «Jeunesse et Politique », Pierre Gelinas, « Comment un jeune doit-il entendre la politique ? » et Frank Scott, «La Politique et les Jeunes ». 30 Albert Roy, « Adrien Arcand a 1'Equipe de Recherches Sociales », ibid., 28 fev. 1950.

88 Carabins ou activistes? la politique partisane. A leurs yeux, 1'activite politique est une invitation a la corruption et a la compromission. L'interrogation d'Yvon Cote est fort revelatrice a cet egard: « d'ou vient cette nausee qne Ton eprouve a la pensee de la pratique de cet art ? » II poursuit en disant: « On sent que le milieu est trouble.» A son avis, c'est «L'OPPORTUNISME [qui] est la grande misere3' ». De leur cote, Andre Guerin et Francois Vachon resument leur pensee sur le ton de la resignation en disant: «que voulez-vous, la politique de nos jours, c'est la caisse electorale32». De tels propos revelent combien cesjeunes eprouvent une forte mefiance a 1'egard du milieu de la politique partisane. Notons toutefois qu'au debut de la decennie, les leaders etudiants ne critiquent pas souvent les pratiques particulieres des politiciens quebecois. Us s'en tiennent a une condamnation generale. A cette etape de leur vie, I'important est done de prendre le temps d'acquerir des connaissances intellectuelles. Celles-ci constituent un prealable indispensable pour les jeunes universitaires, futurs membres de 1'elite intellectuelle et professionnelle quebecoise, qui scront par la suite appeles a porter des jugements politiques ponderes ou encore a se joindre de facon eclairee au monde de la politique partisane, une fois lances dans la vie. Cela ne veut pas dire pour autant que les leaders etudiants pronent un repli sur soi ou un desinteret pour la chose publique. Us vont tout simplement adopter d'autres voies pour exprimer leurs preoccupations sociales et manifester leur engagement dans les debats de 1'epoque. Attitudes des leaders etudiants de tendance traditionnelle Bien que les leaders etudiants partagent un engagement envers les valeurs chretiennes et rejettent le monde de la politique partisane, il existe aussi entre eux des differences de perspectives. En effet, ils ne vont pas toujours s'accorder sur les approches a prendre et les solutions a apporter lorsque vient le temps de manifester concretement leur engagement envers leurs valeurs chretiennes et la conception qu'ils ont de leur role social. Selon les leaders etudiants de tendance traditionnelle, il ne suffit pas d'assimiler les priorites chretiennes generales d'aide au prochain soulignees precedemment. Pour demeurer vivantes et influentes, ces valeurs chretiennes doivent etre ressourcees spirituellement par la pratique religieuse catholique. Faute de quoi, 1'ideal Chretien d'aide au prochain n'apparait plus que comme un code d'ethique, prive de 31 Cote, «La Politique ». 32 Andre Guerin et Francois Vachon, «Les ouvriers manifestent leur solidarite sur le plan politique », QL, aSjanv. 1954.

8g L'engagement social des leaders etudiants traditionalistes son pouvoir d'influencer les comportements. C'est seulement en frequentant les sacrements de 1'Eglise catholique, en approfondissant leurs connaissances theologiques, que les etudiants universitaires sauront trouver 1'inspiration et la force d'appliquer leur ideal de charite chretienne dans leur vie de tous les jours. Comme I'explique JeanPaul St-Louis: «Pour remplir adequatement son role, l'intellectuel catholique doit approfondir la verite et assurer son rayonnement. La source de cette verite c'est Jesus-Christ lui-meme. Cette verite est vivante. Elle ne se decouvre pas seulement par des methodes intellectuelles, mais surtout par un effort en vue de la vivre. A la limite, cela n'est pas possible sans la grace divine qu'il faut demander33». Ainsi, les etudiants traditionalistes sont ceux qui ont tendance a croire que c'est en encourageant la regeneration spirituelle de Vindividu qu'il sera possible de pallier les carences morales de la societe dans son ensemble. En general, ils ont la conviction que du moment que chaque individu accepte d'adopter un style de vie et un comportement fondes sur des valeurs et des pratiques religieuses catholiques, il lui sera possible de relever les defis du monde present. Reduite a sa plus simple expression, la vision des etudiants traditionalistes s'appuie sur la conviction que la reforme de leur societe passe par une reforme spirituelle chez 1'individu: «le travail a accomplir en est d'abord un de revolution interieure, et ce n'est que par Faction directe sur les individus qu'il s'effectuera34». Aux yeux des traditionalistes, il ne fait aucun doute que la population etudiante a besoin de ressourcement spirituel. Tout les porte a croire que 1'etudiant universitaire s'est eloigne de 1'ensemble du message de 1'Eglise catholique. Ils reprochent frequemment a leurs homologues de mener une vie spirituelle de surface, dictee par les reflexes de 1'habitude et de la routine. Comment les etudiants peuvent-ils esperer temoigner d'un sens des responsabilites sociales chretien, alors qu'il sont animes d'une vie spirituelle aussi malingre35? Selon les traditionalisles, les etudiants se declarent catholiques mais, en fin de compte, tres peu d'entre eux 33 Jean-Paul St-Louis, «Le role». 34 Won Chartier et Denis Lazure, « Mort et Resurrection », QL, 3 nov. 1950. 35 II est a noter que ce genre de constatations inquietantes n'est pas reserve exclusivement au milieu etudiant. De nombreux observaleurs des pratiques religieuses a Montreal, par exemple, « evaluent a 30 % et a 50 % en certains milieux - la proportion des catholiques montrealais qui manquent la messe le dimanche». Hamelin et Gagnon, Histoire, z : 134. D'autre part, les enquetes de la JEC, au debut des annees cinquante, revelent « l e profond desintcret dc la jeunesse pour les taches chretiennes», 1'absence chez celle-ci « d'une culture religieuse et humaine et d'un authentique attachement a 1'Eglise ». Ibid., 2 : 134, note n" 8, J.-A. Vidal et Laurent Morin, Memoire de I'Action catholique canadienne sur I'action catholique et la formation professionnette(1952), 385.

go Carabins ou activistes?

integrant les enseignements de 1'Eglise dans leur vie de tous les jours pour les mettre au service de la societe. Ainsi, Camille Laurin trouve aberrant qu'en depit du fait que les etudiants de 1'Universite de Montreal « [soient] tous catholiques», «il ne leur viendrait pas a 1'idee, que le medecin, 1'avocat, 1'ingenieur, 1'homme d'affaires, 1'economiste catholiques puissent se distinguer en quoi que ce soit de ses collegues d'une autre religion. Le predicateur [...] .qui lui dirait que 1'Eglise [...] atten[d] de lui une contribution professionnelle dans 1'edification de 1'ordre social chretien, le mettrait considerablement a la gene ou se feral t proprement rire au nez 36 ». Pour ces jeunes, une vie religieuse superficielle chez ce groupe d'influence risque essentiellemeiit de mettre en peril la sante morale de la societe tout entiere. En plus de deplorer 1'etat de sante de la vie spirituelle etudiante, les traditionalistes cherchent aussi a mettre en ceuvre des mesures reparatrices, c'est-a-dire a insuffler une foi catholique vivante a leur entourage. Car, tout comme leur collegue Denis Bousquet, ils croient fermement que «les etudiants et tous les intellectuels catholiques ont le devoir de travailler efficacement a la regeneration spirituelle, morale et intellectuelle de la societe37 ». C'est par 1'intermediaire d'associations catholiques qu'ils choisissent de traduire en action leur ideal de reforme spirituelle de 1'etudiant. Plus precisement, c'est au sein de Pax Romana et de la Federation des etudiants des universites catholiques du Canada (FEUCC) qu'ils vont tenter d'agir sur leur entourage. En fait, ces jeunes definissent pour eux-memes un role social qui depasse de beaucoup les pourtours du milieu estudiantin. C'est qu'cii tentant de modifier les valeurs et les priorites de leurs collegues, les traditionalistes de Pax Romana et de la FEUCC ont la possibilite de modeler, par ricochet, les attitudes de la classe des professionnels et des intellectuels de demain. Au fond, leurs initiatives s'orientent principalement vers 1'etudiant universitaire considere comme professionnel en devenir. Ce potentiel d'influence non negligeable constitue pour eux un facteur de motivation primordiale dans leur action. En plus de son mandat international, Pax Romana a aussi pour role d'« assurer la penetration d'une pensee chretienne dans 1'universite catholique ». Pour ses organisateurs, il est essentiel d'assurer la formation d'un sens des responsabilites moral chez le futur professionnel: ils ambitionnent de transformer 1'exploiteur assoiffe d'argent et de prestige qu'il risque de devenir en professionnel qui rend service, 36 Camille Laurin, «Pauvrete». 37 Denis Bousquet, directeur du Quartier Latin en 1951-1952, dans un numero special du journal annoncant le xxxu c Coiigres international de Pax Romana, «Des intellectuels catholiques \iendront etudier la mission de 1'universite », ibid., 14 mars 1952.

gi L'engagement social des leaders etudiants traditionalistes orienle par «la regie de vie leguee par le Christ lui-meme: «Aimezvous les uns les autres»38 ». II s'agit d'un regroupement qui « exige de ses membres le souci du perfectionnement personnel, leur trace 1'ideal d'un humanisme integral chretien, avec raffirmatioii de la primaute du spirituel et le souci de la competence et du service professionneP9». C'est aussi dans le but de reformer les futurs professionnels qu'en novembre 1950, quelques leaders etudiants de 1'Universite de Montreal, de 1'Universite Laval, de 1'Universite d'Ottawa et de quelques universites des Maritimes se reunissent a Montreal pour ressusciter la Federation des etudiants des universites catholiques du Canada (FEUCC). Celle-ci compte 7 universites membres au total. A 1'origine, la federation a etc fondee en 1935 par des representants etudiants de 1'Universite Laval, de 1'Universite de Montreal et de 1'Universite d'Ottawa. Or, depuis quelques annees, «il etait devenu manifeste qu'elle lie fonctionnait plus et n'existait que grace a de bonnes volontes qui maintenaient encore - du moins sur papier - sa banniere40 ». Ce regroupement compte « s'adressfer] a 1'etudiant non pas en tant que tel, mais en tant que futur professionnel4' ». II s'agit «de combler le fosse qui existe presentement, chez une foule d'etudiants, entre leur profession et leur vie interieure de catholique. Former des professionnels qui mettent leur science au service de Dieu et de la Societe42 ». II va sans dire que les autorites religieuses de 1'Universite de Montreal approuvent les initiatives etudiantes au sein de ces associations catholiques. Ainsi, par exemple, le recteur de 1'institution, Mgr Olivier Maurault, inaugure les assises de la premiere reunion de la FEUCC. Comme le fait remarquer le secretaire etudiant de la nouvelle organisation, ce geste d'appui «souligne, encore une fois, 1'interet qu'il [le recteur] manifeste a 1'endroit des etudiants43 ». 38 Fernand Cote, «Pax Romana a vol d'oiseaux», ibid., 14 mars 1952. 39 Rubrique «Pax Romana», dans Album Bleu et Or, '56, Comite de publication de 1'Association gencralc des etudiants de 1'Universite de Montreal 1956, 164, Fonds de FAGEUM, AUM. 40 Chartier et Lazure, « Mort». 41 Yvon Chartier, «Bienvenue Laval, Ottawa, Maritimes», QL, 10 nov. 1950. II est a noter que la KEUCC possede aussi une vocation internalionale: «par son affiliation a Pax Romana, elle portera egalement sur le plan international [sa] collaboration a 1'unification des forces catholiques, si instamment demandee par Pie xn. » Chartier et Lazure, «Mort». 42 Rosaire Beaule, «Pax Romana... dans les Universites Catholiques du Canada», QL, 6 mars 1951. 43 Yvon Chartier, « Avis de naissance », ibid., 17 nov. 1950. A 1'automne 1951, la FEUCC organise un congres national a Ottawa: « Plusieurs hautes pcrsonnalites out adresse la parole dont Monseigneur Tessier, le Reverend Pere Laframboise, recteur de 1'Universite d'Ottawa ». St-Louis, «Le R61e».

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Carabins ou activistes?

Les membres de Pax Rornana et de la FEUCC elaborent une serie de mesures visant a engendrer une reforme spirituelle parrni leurs collegues etudiants. C'est ainsi qu'ils se consacrent a 1'organisation d'un regroupement local de Pax Rornana sur le campus de 1'universite. Les organisateurs de ce comite local annoncent regulierement dans les pages du Quartier Latin des reunions hebdomadaires ou 1'on discute d'un theme fixe a 1'avance44, ou encore « des conferences, des cours publics et gratuits - la presentation de films ou d'expositions des initiatives comme la Montee a Saint-Benoit - des soupers causeries45 ». Les membres du comite local creent aussi un sous-secretariat d'etudes professionnelles afin d'orienter les priorites de 1'etudiant apprenti selon les preceptes de la religion catholique. Ce comite a pour mandat de trailer des questions entourant specifiquement la pratique de la medecine et du droit46. Notons que les structures du comite local de Pax Romana sont etablies a partir de groupements deja en place sur le campus. Effectivement, leur travail d'organisation se trouve grandement simplifie par 1'existence des conferences de faculte. Des le depart, les membres de Pax Romana decident d'en faire les bases de leur comite. En fait, le comite local de Pax Romana devient 1'association qui regroupe les conferences facultaires et qui compte coordonner leur action par son secretariat. II a de plus 1'intention de «form[er] et [d'assumer le soutien] d'equipes dans les facultes ou elles n'existent pas actuellement47 », de maniere a constituer une veritable federation «de conferences representant toutes les facultes48 ». En collaborant avec le groupe des conferences, Pax Romana se trouve de plus a profiter d'un reseau tout trouve de contacts et de structures, puisque chaque conference a son 44 Tel est du moins le projet de 1'equipe de 1951. 45 Claude Forget, « Vu et entendu », QL, 9 fev. 1956. Notons que le theme de la Montee a Saint-Benoit de 1955 s'intitule «Le Chretien face a la profession ». Voir Cartier, «Le Chretien ». 46 Dans I'Album Bleu et Or, '56, on fait allusion a «un service de preparation a la profession », 164. A Laval, on fonde un comite comparable qui doit se pencher sur le domaine des sciences sociales et des sciences, alors qu'a 1'Universite d'Ottawa, il est question de philosophic. Voir Chartier, «Avis». Malheureusement, les sources de 1'Universite de Montreal ne m'ont pas permis d'en connaitre davantage sur les suites de cette initiative. Tous ces comites locaux suivent en fait la voie tracee par leur maison mere. Rappelons-nous que, comme nous le signalions au chapitre precedent, Pax Romana (Internationale) met sur pied des «sous-secretariats mondiaux specialises: Medecine, Droit, Sciences economiques, Art, Pharmacie etc. Leur role est de stimuler et de documenter les groupes nationaux et locaux dans un domaine determine ». Yvon Chartier, «Pax Romana », QL, 6 mars 1951. 47 Beaulne, «Pax Romana ». 48 St-Louis, « Le Role ».

93 L'engagement social des leaders etudiants traditionalistes representant au comite de regie de sa faculte et se trouve, par la meme occasion, integree au sein de TAGEUM. Une telle collaboration n'a rien de surprenant. Apres tout, une part de 1'action des conferences n'est-elle pas consacree a la formation morale des etudiants? Dans ce sens, elle rejoint aisement la vocation de reforme spirituelle de 1'association catholique. Qui plus est, une telle entente offre un bel exemple des recoupements de perspectives par mi les different^ groupes des leaders etudiants. Elle demontre clairement qu'il serait faux d'opposer les preoccupations des membres de Pax Romana a celles de leurs collegues des conferences. II serait plus juste de les envisager en termes de projets reformistes compatibles et souvent meme similaires. Pax Romana et les conferences visent a inculquer aux etudiants la morale chretienne dans 1'exercice des professions. Toutefois, pour y arriver, les conferences misent surtout sur 1'enseignement de cette morale. De leur cote, les membres de Pax Romana, tout en participant a cette entreprise didactique, veulent aller plus loin et nourrir la vie spirituelle des etudiants. Remarquons que les membres de Pax Romana, en mettant 1'accent sur la formation professionnelle, orientent essentiellement leurs discours en fonction de la population masculine. Leurs propos se referent le plus souvent a 1'ethique catholique et au sens du devoir dans les domaines du droit, de la medecine, de la chirurgie dentaire ou de 1'optometrie, tous des domaines ou s'iriscrivent encore fort peu les jeunes femmes de 1'epoque. D'ailleurs, les reportages des porte-parole de Pax Romana et de la FEUCC font tres rarement allusion a des distinctions de sexe, que ce soit lorsqu'ils discutent des activites de leur association ou encore des vues qu'elle tente de propager. Ce n'est qu'exceptionnellement que 1'un d'entre eux signale, en passant, les problemes particuliers qui attendent 1'etudiante catholique dans un article du QuartierLatin: « certains conflits surgissent entre la vocation feminine d'epouse et mere et 1'exercice d'une profession universitaire. Comment peut-elle mettre sa formation universitaire au service de la famille ou la faire servir en dehors de sa famille49 ? » Mais ce genre d'intervention est surtout remarquable par sa rarete. Force est done de conclure que ce sont les preoccupations des apprentis professionnels masculins qui domineront au sein de la succursale de Pax Romana sur le campus de 1'Universite de Montreal. Les leaders etudiants traditionalistes vont egalement se lancer dans la publication d'un journal, y voyant un complement essentiel aux

49 Propos de Rene Major, delegue au congres mondial de Pax Romana a Nottingham et a Londres. Major, « De 1'Universite ».

94 Carabins ou activistes? activites de leurs regroupements catholiquess. Le premier numero de Presence parait en fevrier 1955. II «est distribue a 12 ooo exemplaires aux Universites de Montreal, Laval, Ottawa, Sherbrooke, Bathurst, St Boniface et autres ainsi qu'aux classes superieures de colleges classiques5' ». Ses liens avec les organismes, tels que Pax Romana et la FEUCC, sont assures, du fait que ces derniers «elisent I'equipe du journal» et que «les deux tiers des candidats doivent necessairement etre des membres [de ces] mouvements». Qui plus est, «le directeur de 1'equipe devra, au moment de sa nomination, faire partie du Secretariat de Pax Romana depuis au moins 6 mois». Notons aussi que 1'equipe du journal doit compter au moins un professeur, qui agit a litre de conseiller et assure la permanence de 1'entreprise aux cotes des divers mouvements catholiques engages. « Le journal pourvoit a ses finances au moyen d'annonces, abonnements, dons, subsides, legs, etc. » Et bien que I'AGEUM « n'assume aucune responsabilite d'aucune sorte vis-a-vis le [sic] journal», ce dernier forme tout de meme un comite affilie a 1'association. II est a noter que tout au long de la periode de parution du journal de 1955 a 1961, les membres de 1'Universite de Montreal occupent des postes importants au sein de la direction de la publication. Ainsi, par exemplc, la plupart des directeurs du journal sont des etudiants inscrits a cette universite. Le professeur-conseiller est lui aussi affilie a 1'Universite de Montreal. Durant les premieres annees, c'est le vicedoyen de la faculte de droit, Maximilien Caron, qui assume cette responsabilite. En survolant les themes de predilection de Presence, on constate que cette revue reflete sans coiitredit les preoccupations et 1'optique mises de 1'avant par les membres de Pax Romana et de la FEUCC. Des litres evocateurs, tels que «Les professionnels montrent-ils la haute conscience qui fut 1'honneur de leurs devanciers52? », «Exercer une profession: son accomplissement illusoire et son accomplisscment vrai5S », « Les professionnels de 1'isolement54 », ne laissent aucun doute 50 Dans \'Album Bleu et Or, '56, on precise que « [l]e journal Presence, ne de 1'initiative de Pax Romana a Montreal, est devenu la propriete de la FEUCC. » Album Bleu et Or, '56, 165. 51 Ibid. 52 II s'agit d'un compte rendu des propos que Victor Barrette, redacteur du journal Le Droit a tenus lors de laSemaine sociale de Cornwall, dans Presence, 2, 2 (1955) : 10. 53 Article du professeur de litterature franchise Jacques Lavigne, de 1'Universite de Montreal, ibid., 11-12. 54 Billet de la direction, dans lequel les redacteurs declarent qu'« [a]vec ce numero, Presence [...] veut montrer [...] les reproches adresses aux professionnels,» dans ibid., 2, 5 (1956).

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sur cette affinite de perspectives. En fait, Presence tient a se distinguer des journaux specifiquement universitaires en «promouv[aiit] une formation professionnelle, culturelle, spirituelle et sociale, et [en] manifest[ant] la presence de 1'intellectuel Chretien aux problemes du monde contemporain55». Cette demarcation se manifeste aussi par line imposante contribution journalistique de la part de professeurs universitaires. Mais c'est surtout par son contenu culturel et sa mission de formation chretienne catholique que la revue reussil a se tailler une place qui lui est propre au sein de la presse eludiante. En dernier lieu, signalons que les leaders etudiants de tendance traditionaliste se sentent egalemenl des obligations a 1'egard des demunis. C'est dire qu'a titre d'elite catholique, ils se sentent aussi terms de chercher a alleger le sort de leurs prochains moins fortunes. Comme 1'explique Luc Cossette, le jeune universitaire ne saurait se derober a de telles obligations, sous pretexte qu'il est actuellement sans revenu: « si nous sommes actuellement pauvres et sans argent, c'est temporairemeiit que nous le sommes. Demain, avec le temps, et la chose est certaine, nous reussirons a nous creer des revenus de professionnels suffisamment eleves pour nous livrer a presque tous iios caprices56 ». Fideles a leur perspective traditionnelle, ils entendent cette action sociale en termes de charite. C'est par 1'intermediaire dissociations catholiques a vocation proprement charitable qu'ils lenient d'alleger les souffrances des pauvres de leur entourage, que ce soil les families desheritees de Montreal ou les etudiants en difficulte. Plus precisement, c'esl a 1'interieur d'une succursale etudiante de la Sairit-Vincenl-de-Paul que ces jeunes cherchent a « mieux approfondir leur devoir de charite et [a] rendre service aux pauvres57». Les membres de ce regroupement prennent eri charge « une vingtaine de families a secourir ». Ils leur rendent visile deux fois par mois, afin de leur distribuer de 1'argent et des biens ramasses lors de quetes ou en provenance de donateurs58. Au temps des fetes, ils organisent le depouillement d'un arbre de Noel au cours duquel 150 enfants pauvres de la metropole recoivent un cadeau. Force est de constater que cette fagon d'assumer leurs responsabilites sociales de chretien qui rend service aux desherites ne les amene aucunement a s'interroger sur les origines de la misere qu'ils cotoienl 55 Album Bleu et Or, '56, 165. 56 Luc Cossette, «La federation demande notre aide», Qi., 5 mars 1953. 57 Yves Lefebvre, «Si St-Vincent de Paul pouvait», ibid., 30 sept. 1954. L'auteur nous informe que ce sont des etudiants en 1951 qui «remcttent sur pied» ce regroupement a vocation charitable. II fait desormais partie des «nombreuses societes universitaires.» 58 Voir 1'article d'Yves Mayrand, «Ca commence cette semaine», ibid., 9 oct. 1953.

96 Carabins ou activistes? lors de leurs visiles charitables. Us ne donnent aucun signe de remettre en question les circonslances qui out donne lieu aux clivages qui separent les riches et les pauvres. Leur objectif est de tenter de repondre au jour le jour aux besoins immediats de leur charge, de soulager dans la mesure de leurs moyens les repercussions quotidiennes de la pauvrete. Tout au plus, dans leur optique, « [c]es visiles aux pauvres fournissent a 1'etudiant un excellent moyen de s'introduire dans tous les milieux, de participer a leur vie et de mieux comprendre le probleme humain pose par la pauvrete59 ». II ne s'agit pas pour eux de remeltre en cause le fonctionnemenl d'une societe qui donne lieu a de tels clivages sociaux. Ces etudiants donnent tous les signes de croire que ce fonctionriement est une donnee permanente avec laquelle tous sont appeles a composer. Dans ce sens, leur action sociale aupres des demunis s'inscrit clairement dans les cadres existants de la societe quebecoise. Les leaders etudiants de cette epoque partagent un certain nornbre d'attitudes a 1'egard de leurs responsabilites sociales. Us sont convaincus de pouvoir contribuer de facon significative a reformer les valeurs et les priorites de leur entourage qu'ils jugent materialistes et individualistes. Le fait qu'ils soient assures de former 1'elite quebecoise en devenir avive aussi leur conscience sociale. C'est uniquement en appreciant I'ampleur des responsabilites sociales qui leur incombent durant leur sejour a 1'universile qu'ils estiment pouvoir vraiment exercer par la suite une influence significative sur le moiide professionnel. C'esl d'ailleurs ainsi qu'il faut comprendre leur rejet temporaire de la pratique politique partisane et la nature preparatoire du travail de reforme qu'ils menent au sein des conferences de faculte ou Ton tente de former 1'apprenti professionnel pour affronter la vie adulte en tant que batisseur d'une societe chretienne juste et charitable. Bien que ce bagage d'attitudes informe toutes les reactions des leaders etudiants de 1'epoque, il s'en trouve pour orienter leurs initiatives reformistes sur une voie davantage traditionnelle, tels que les membres des associations catholiques de Pax Romana et de la FEUCC. Ces jeunes envisagent de lutter contre les fleaux du materialisme et de riridividualisme en privilegiant une reforme spirituelle catholique chez 1'individu. Leur action se traduit essentiellement par un effort pour raviver la vigueur spirituelle de chacun a 1'aide d'un corpus de preceptes religieux preetablis. Toute reformiste qu'elle soit, 1'action 59 Lefebvre, « Si St Vincent >

97 L'engagement social des leaders eludiants traditionalistes

envisagee par ces leaders etudiants traditionnels demeure clairement circonscrite. Comment pourrait-il en etre autrement, puisque ceux-ci se fient principalement a des recettes de vie elaborees dans le passe, fournies par 1'Eglise catholique, pour orienter leurs reactions face aux phenomenes sociaux. II n'est aucunement question pour eux de remettre en cause les fondements de la societe quebecoise de 1'epoque en pronant, par exemple, une nouvelle repartition des pouvoirs parmi differents groupes de la societe ou encore en modifiant le role de 1'Etat. II ne dent qu'a chaque individu d'approfondir veritablement son engagement spirituel personnel et de mieux mettre en pratique dans sa vie de tous les jours les enseignements spirituels qu'il a recus de 1'Eglise catholique pour batir le monde meilleur auquel il aspire. Leur facon d'envisager leurs responsabilites sociales a 1'egard des demunis, grace a une action charitable, offre un exemple des plus eloquents de cette perspective.

5 L'engagement social des leaders etudiants modernistes

Certains leaders etudiants envisagent leurs responsabilites sociales dans une optique autre que celle privilegiee par les jeunes traditionalistes. Plutot que de miser essentiellement sur les senders battus de la reforme spirituelle individuelle, ces jeunes universitaires de tendance moderniste vont chercher a contrer les valeurs corrompues de leur societe par la creation d'un climat d'ouverture et de liberte d'expression dans lequel les intellectuals catholiques puissent discuter librenient de toutes sortes de questions considerees comme tabous a 1'epoque. Autrement dit, ils veulent que les laics comme eux aient la liberte d'aborder des questions sur lesquelles les autorites religieuses ont jusqu'a present exerce une censure. Ils estiment que c'est en soumettant leurs croyances religieuses a une reflexion intellectuelle rigoureuse qu'ils pourront le mieux consolider les assises de leur foi et de leurs valeurs chretiennes et, en retour, celles des membres de leur entourage. En liant ainsi leur role social a la creation d'un climat de liberte d'expression a 1'Universite de Montreal, les leaders etudiants modernistes sont amenes a avoir une grande admiration pour les idees contestataires du courant reformiste adulte de 1'epoque. D'une facon generate, ils se servent des pages du Quarlier Latin pour faire connaitre et defendre les prises de position de leurs aines qui remettent en question la mainmise clericale sur divers domaines sociaux et revendiquent un role accru pour les laics catholiques de la societe franco-quebecoise en general.

99 L'engagement social des leaders etudiants modernistes II est a noter toutefois que les modernistes ne cherchent ni a promouvoir un modele de societe particulier ni a se faire les defenseurs d'un programme precis de politiques. Contrairement a leurs collegues traditionalistes, ils n'ont pas encore de structures pour rendre leur reflexion agissante. Ils s'occupent essentiellement de revendiquer un droit de parole et de participation accru lors des debats sociaux controverses qui les interessent grace a des initiatives individuelles, le plus souvent en publiant des articles de journaux. Leur intention premiere est de susciter des debats. C'est en luttant contre la notion encore tres repandue a 1'epoque qu'il existe des sujets de discussion tabous et en engeridrant un climat d'ouverture et de liberte d'expression, tout specialement dans leur entourage immediat a 1'Universite de Montreal, qu'ils estiment pouvoir le mieux assumer leurs responsabilites sociales. Or, les attitudes des etudiants modernistes ne s'articulent pas necessairement en opposition avec les preoccupations de leurs collegues traditionalistes. Ainsi, tout comme les jeunes traditionalistes, ils deplorent la tiedeur spirituelle de la population canadienne-francaise, et tout particulierement celle des jeunes universitaires Ils reprochent egalement aux etudiants le manque de profondeur de leurs convictions morales ct le fait qu'ils s'en tiennent a une pratique religieuse d'habitude. Les leaders etudiants modernistes ne vont pas non phis s'opposer aux exhortations de reforme spirituelle individuelle pronees par les membres de Pax Romana et de la FEUCC. Ils souscrivent entierement au bien-fonde d'un tel ressourcement. Cependant, tout en reconnaissant la pertinence du diagnostic et des remedes traditionnels, leurs reflexions et leurs initiatives revelent qu'ils n'y voient qu'un point de depart. Leur evaluation des problemes de la societe quebecoise les amene a faire une critique beaucoup plus vaste du statu quo. Ainsi, s'il est vrai que les leaders etudiants modernistes accusent leurs collegues d'etre des catholiques d'habitude, ils leur reprochent bien davantage encore «d'etre betement catholiques1*. Dans leur optique, F anemic spirituelle ambiante et 1'emprise grandissante des valeurs immorales qui en decoule ne sauraient etre imputees principalemeiit a un manque d'engagement spirituel de la part de chaque individu. La pietre sante religieuse de leur entourage s'expliquerait surtout par le fait que les etudiants universitaires assimilent leurs croyances par pur conformisme sans s'interroger suffisamment sur les raisons de leur allegeance spirituelle catholique. Comme I'affirme 1'etudiant Gilles Duguay: « Si, du dehors, on respecte le catholicisme, i Jean-Guy Blain, «Carrefour '500, QL, 27 janv. 1950.

ioo Carabins ou activistes? ce n'est certes pas a cause de la connaissance que nous en avons et que nous exposons ». Des qu'il est question de religion, les etudiants universitaires ont vite fait de substituer la passivite et le conformisme a 1'analyse, a la curiosite et aux questionnements qui sont le propre d'une vie intellectuelle. Aux yeux des modernistes, les sequelles d'une telle substitution sont des plus alarmantes: « Qu'on niette un dognie, une verite en doute, nous voila deroutes». Comment peut-on s'etonner alors que les etudiants se convertissent si aisement aux priorites materialistes et individualistes de leur entourage et se trouvent frequemment sans defense devant les assauts de plus en plus persistants des raisonnements athees? En fin de compte, les leaders etudiants modernistes mettent serieusement en doute la capacite de leurs collegues de penser: « nous ne sommes pas habitues a penser par nous memes [sic]. Le seul argument que nous sachions invoquer est I'argument d'autorite2». Et, a leur avis, cette incapacite est particulierement notoire dans le domaine religieux. Elle fait dire a Hubert Aquin : «Je fais parfois des reves, et j'imagine presomptueusement une cite parfaite ou enfin on enseignerait aux jeunes 1'art de penser. Enseigner, par exemple, qu'il n'est pas de plus grand peche que d'etouffer son ame par la paresse de I'esprit 3 ». Non contents d'identifier les carences de la pensee religieuse parmi les membres de leur entourage, les leaders etudiants modernistes amorcent eux-memes une discussion critique de la religion sur la place publique. Us esperent de cette facon encourager les jeunes universitaires a developper leurs connaissances du catholicisme par la voie de la comprehension et les inciter a ne plus se contenter d'une obeissance sterile. Comme le propose Adele Lauzon: «II faut etre chretien mais 1'etre en comprenant pourquoi nous le sommes. [..] Car nous sommes a une epoque ou il faut rendre compte de tout. Pour cela, il faut d'abord avoir compris soi-meme4». C'est dire que les etudiants doivent se pencher sur le sens de 1'enseignement religieux qu'ils ont recu: «I1 s'agit [...] d'apprendre si, etant plus raisonne, notre catholicisme en deviendrait plus vigoureux». Pour ce faire, les leaders etudiants modernistes estiment qu'ils doivent avoir la possibilite de discuter ouvertement de questions religieuses, de s'interroger sur les directives du clerge et d'exprimer leurs reactions. 2 Gilles Duguay, «Dangereuse experience », ibid., 16 oct. 1951. 3 Hubert Aquin, « Discours sur 1'essentiel», ibid., 9 dec. 1949. Voir aussi Andre Lefebvre, «Oser Penser », ibid., 29 janv. 1952. 4 Adele Lauzon, «Le sens de 1'atheisme contemporain », ibid., 21 mars 1950.

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L'engagement social des leaders etudiants modernistes

Le desk des leaders etudiants modernistes de contribuer a la diffusion d'un « catholicisme plus raisonne » est d'autant plus important qu'ils trouvent la une occasion d'assumer leur role social. En effet, oeuvrer au developpemenl de la pensee chretienne de leurs collegues leur apparait comrne une responsabilite qui leur incombe a litre d'elite intellectuelle en devenir. Non seulement elle convienl parfaitement a leurs aptitudes, mais elle reflete aussi la valeur indeniable qu'ils attribuent a 1'effort de reflexion intellectuelle. II s'agit, apres tout, d'un groupe de jeunes qui a la ferme conviction que «c'est par 1'esprit que le monde doit etre conduit5 ». Or, en liant leur role social a la promotion de la religion comme sujet d'echange intellectuel legilime, les leaders etudiants modernistes plongent dans la controverse. Us se trouvent indirectement a remettre en question la facon dont un bon nombre de dirigeants catholiques du Quebec envisagent les rapports entre le domaine religieux et les intellectuels catholiques. Comme le fait remarquer 1'historien Michael Behiels: « durant les annees cinquante, la plupart des catholiques traditionnels continuent de croire que les intellectuels catholiques n'onl aucun droit de participer a des discussions qui remettent tout en question y compris les fondements de leur religion6 ». C'estjustement ce que ces jeunes rejettent. Cela reviendrait a croire que « [l]e serment du bapteme dont on nous parle au sermon et aux lecons de catechisme serait [...] impuissant a nous habiliter a une vie intellectuelle chretienne 7 *. Tenlatives pour creer un dimat propice a la discussion intellectuelle en matiere religieuse

Comment ces leaders comptent-ils promouvoir une vie intellectuelle chreliemie parmi leurs collegues? Signalons des le depart que contrairement aux initiatives de leurs homologues traditionalistes, la plupart des initiatives des leaders etudiants modernistes ne sont pas raises en oeuvre dans le cadre d'associations ou de programmes structures. Ces jeunes agissent surtout a litre individuel: leurs demarches se resumenl essenliellemenl a presenter des modes de reflexion qu'ils jugent dignes de veritables inlellecluels chreliens. A celle fin, cerlains d'eiilre eux choisissenl d'aborder des sujels manifeslement controverses dans les pages du Quartier Latin. L'article 5 J.G. Blain, «Carrefour "50", ibid., 27 janv. 1950. 6 Behiels, Prelude, 79. 7 Gerard Potvin, «Peut-on remplacer le clerge?», QL, 6 dec. 1949.

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Carabins cm activistes?

d'Adele Lauzon sur « Le sens de 1'atheisme contemporain » offre un bel exemple de cette pratique moderniste. En choisissant d'etudier la pensee athee par la bouche de philosophes, tels que Hegel, Marx et Nietzsche, cette etudiante aborde un theme delicat aux yeux des autorites religieuses orthodoxes. Mais ses propos revelent aussi qu'elle choisit de discuter de 1'atheisme, dans le but de favoriser un approfondissement de la pensee chretienne. En aucun temps ne donne-t-elle raison aux modes de pensee athees qui 1'interessent. Au contraire, elle considere que ceux qui sont attires par les philosophes athees font preuve d'un desir mal place d'affranchissement, d'une quete deraisonnable de liberte motivee par des sentiments malsains «de revoke centre le Pere, 1'autorite, le createur». Adele Lauzon estime cependant que tout chretien a le devoir de reflechir au sens et aux implications du rejet de Dieu, tout condamnable soit-il. Elle y voit un exercice intellectuel salutaire pour revigorer la vie religieuse du croyant: «L'atheisme moderne aura eu pour avantage de forcer les Chretiens a repenser ce probleme, a le considerer meme du point de vue de 1'adversaire. [...] En les obligeant a une aussi complete prise de conscience, Tatheisme contemporain leur rend 1'immense service de les sauver d'une croyance d'habitude, d'une religion facile, acceptee paresseusement sous 1'influence de la majorite». Conformement a 1'optique moderniste, Adele Lauzon est d'avis qu'une ouverture d'esprit a 1'egard de 1'atheisme ne peut qu'apporter un enrichissement a celui qui aspire a une foi reflechie: «II ne s'agit pas d'avoir peur de 1'athee; il n'est pas dangereux pour celui dont les convictions religieuses ne sont pas un point de depart a priori, mais un point d'arrivee8». D'autres leaders etudiants modernistes cherchent a definir precisement quels devraient etre les attributs de la pensee chretienne de leur entourage. Cette entreprise les amene en meme temps a decrier ouvertement les deficiences du catholicisme ambiant. Selon eux, c'est d'abord et avant tout grace a la sincerite qu'il sera possible de favoriser 1'epanouissement d'une pensee chretienne reflechie. Leur conviction est telle qu'ils font de cette qualite leur cheval de bataille, se transformant en fervents defenseurs de la sincerite. Hubert Aquin plaidera en faveur de cette qualite jugee supreme avec le plus de verve: «je me dis que la sincerite conduit son homme a faire le meilleur9». Mais il importe de se rendre compte qu'en plaidant ainsi pour la sincerite, ces jeunes ne sont pas simplement en train de promouvoir les vertus d'un bon sentiment. Leur fervente admiration pour la since8 Lauzon, «Le sens». 9 Hubert Aquin, « Recherche d'authenticite », QL, 2 mars 1951.

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L'engagement social des leaders etudiants modernistes

rite porte en elle les germes d'une critique plus audacieuse. Us se trouvent indirectement a rcprocher le manque de sincerite qui, d'apres eux, mine les discussions religieuses de leur entourage. Dans leur optique, plutot que d'avouer sincerement certaines de leurs preoccupations religieuses, un trop grand nombre d'etudiants preferent etouffer leurs reactions personnelles, de peur de susciter la disapprobation des autorites religieuses. Ces jeunes finissent alors par acquiescer silencieusement aux conventions et aux preceptes dti catholicisme par pur confermisme et a nourrir «la plus monstrueuse paresse spirituelle, veritable chancre de laideur, d'avilissement et de disgrace cle [leur] esprit1"*. C'est done dire que 1'enthousiasme des modernistes pour la sincerite doit etre entendu principalement comme la revendication d'un droit bien precis, celui de pouvoir aborder sans contraintes les questions religieuses qui les preoccupent. Les leaders etudiants modernistes sont conscients d'encourager un comportement controverse. Us savent tres bien qu'« [o]n craint beaucoup la sincerite d'un homme 11 ". Comme le concede 1'etudiant Andre Lefebvre : « oser penser, c'est devenir suspect de troubler la tranquillite publique et de menacer la securite commune 13 ». Quoi qu'il en soit, ils demeurent convaincus que 1'etat d'anxiete qui peut resulter de la sincerite est surtout benefique. Rieri dans leurs commentaires ne laisse croire qu'ils craignent que cet etat d'anxiete presente un danger pour la foi veritable. Chez certains d'entre eux, cette anxiete prend meme 1'allure d'une qualite. Le trouble et 1'inquielude deviennent alors le reflet d'une foi non conformiste et reflechie. Ceux qui ressentent de 1'inquietude ne prouvent-ils pas, par leur etat d'esprit, qu'ils ont tourne le dos a la voie de la facilite que represente la soumission aveugle au dogmatisme religieux? En fin de compte, les aleas de la discussion sincere et tranche leur semblent un prix derisoire a payer lorsqu'ils le comparent au confort factice et a la paresse spirituelle qui decoulent immanquablement d'une foi conformiste. L'admiration, hardie pour 1'epoque, que les leaders etudiants modernistes semblent vouer a Andre Gide reflete bien leur valorisation de la sincerite et de 1'inquietude. En decembre 1950, Jean-Guy Laurin juge remarquable «l'exigence de depassement, cet appel a 1'inquietude» qui caracterisent, a son avis, 1'ceuvre de cet ecrivain place a 1'Index. Bien qu'il soit loin de voir en lui un modele a imiter (« Notre intention n'est pas ici de proposer I'auteur des Nourritures comme guide spirituel dujeune homme»), il estime qu'«on n'a pas 10 Aquin, «Uiscours». 11 Aquin, « Recherche ». 12 Lefebvre, «Oser».

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le droit de rejeter en bloc son message13». De toute evidence, il est appuye en cela par d'autres collegues. Quelques mois plus tard, le Quartier Latin marque le deces de Gide en lui consacrant deux pages d'articles commemoratifs14. S'il est vrai que les etudiants charges de mettre en valeur la contribution de 1'auteur deplorent eux aussi avec severite ses nombreuses « soifs » immorales, ils se montrent des plus admiratifs devant ce que 1'un d'entre eux baptise sa «soif d'authenticite15 ». II semble que ce soit justement parce qu'ils voient en Gide un homme qui « rechercha la sincerite comme un prisonnier peut desirer 1'air pur», qu'ils soient prets a releguer au second plan les erranees du pere de L'Immoraliste: «Le chemin que Gide a parcouru ne m'importe pas autant que le lieu qu'il voulait atteindre. S'il a erre en route, s'il a parfois devie ou hesite, j'oublie cela, car je sais bien qu'il cherchait Fauthenticitel6». D'une facon generale, pour reprendre les mots de Jean-Guy Laurin, ces jeunes «ne cro[ient] pas pecher centre 1'orthodoxie en [...] integrant les donnees de gens qui [leur] semblent sinceresl7». En manifestant leur admiration pour Gide, les leaders etudiants modernistes se trouvent a mettre de 1'avant, par la bande, leur recette pour creer un climat d'ouverture propice a 1'epanouissement de la foi chez les intellectuels catholiques de leur propre milieu. Discuter de 1'ceuvre de Gide leur donne aussi 1'occasion de reiterer les deficiences qu'ils attribuent a la religion catholique telle qu'elle est pratiquee au Quebec. Ainsi, pour Hubert Aquin, «les problemes de Gide sont eminemment nos problemes ici dans Quebec». A son avis, il est « [djommage que Gide ne soit pas mieux lu ici, car il aererait notre religion a volet clos. II glisserait un peu d'inquietude, sans doute, mais de la sincerite dans notre armature religieuse». II ose meme cette 13 Jean-Guy Laurin, «Invitation a 1'inquietude », QL, 12 dec. 1950. Sans pour autant se lancer dans une analyse en profondeur des attitudes de la jeunesse quebecoise des annees cinquante, Jacques Cotman fait valoir, que « [c]elui qui aimait tant a «inquieter » ne pouvait trouver sol plus propice, oreille plus attentive que celle de la jeunesse quebecoise des annees cinquante ». Voir son article « Refus et acceptation d'Andre Gide au Quebec », dans Cahiers Andre Gide 3, 281. 14 II est a noter que deja en 1948, des etudiants de 1'Universite de Montreal publiaient un Hommage au mauvais maitre consacre a Andre Gide dans un numero special du Quartier Latin, date du 3 decembre de cette annee-la. Ibid, 307. 15 Aquin, « Recherche ». II est a noter que dans ce numero, on retrouve aussi une evaluation critique de 1'ecrivain, conforme a la pensee catholique orthodoxe. Ainsi, dans son article, le pere Pierre Angers declare que « [d]ans la mesure ou Gide a refuse Dieu, il a trahi l'homme ». Angers, « La Religion d'Andre Gide », QL, 2 mars 1 95 1 16 Ibid. 17 Laurin, «Invitation ».

105 L'engagement social des leaders etudiants modernistes phrase lapidairc: «Avouons-le, notre catholicisme n'est peut-etre pas de meilleure qualite que le protestantisme que connut Gide l8 ». Le fait que I'ecrivain Albert Camus ne semble pas avoir suscite la meme admiration jette un eclairage supplementaire sur 1'optique etudiante moderniste. S'il est vrai que L'Etranger de Camus provoque des reactions et intrigue les critiques etudiants, il n'eveille pas la meme sympathie que les ouvrages de Gide. On qualifie les personnages de Camus « d'absurde[s]'9 », relevant «d'un ordre qui n'est pas le notre ».20 On considere que la litterature de cet auteur «ne correspond a aucun besoin ici au Canada et que ses plantes ne soiit pas faites pour notre sol [...]», alors qu'«on ne peut faire le meme reproche a Gide21 ». II est fort probable que c'est le parti pris nettemenl athee d'Albert Camus qui lui a valu cette appreciation comparativement negative. Contrairement a Gide, 1'auteur de L'Etranger s'est revele beaucoup plus tranche dans ses opinions religieuses, affichant tres tot un atheisme determine et sans equivoque. Pour des jeunes qui ont exprime un desir de mener une vie spirituelle catholique et manifeste aussi leur aversion pour tout dogmatisme, il ii'est pas etonnant qu'ils aient difficilemerit pu s'identifier a 1'ceuvre de cet auteur ouvertement athee. Les leaders etudiants modernistes et la laicisation

La soif d'authenticite des leaders etudiants modernistes les entraine aussi a manifester des sympathies beaucoup plus audacieuses que celles que leur inspirent les auteurs inquiets de la trempe d'Andre Gide, des sympathies qui de fait les incitent progressivement a redefinir la fagon dont ils envisagent leurs relations avec le clerge. Ils se montrent franchement favorables aux arguments de certains intellectuels adultes de leur entourage qui deplorent 1'atmosphere religieuse opprimante du Canada francais et qui revendiquent une plus grande liberte d'expression pour les lai'cs au sein de 1'Eglise catholique. En effet, on releve des affinites de pensee entre ces jeunes et le mouvement de laicisation qui prend son envoi definitif au Quebec durant les annees cinquante22.

18 19 20 si 22

Aquin, « Recherche ». Roger Marcil, « L'Etranger est venu chez moi», Q/,, 27 janv. 1950. Raymond-Marie Leger, "Portrait de L'Etranger», ibid., 6 dec. 1949. Aquin, « Recherche ». Voir a ce sujet Hamelin et Gagnon, Histaire, 2 : 135 et Linteau et al., Histoire du Quebec contemptrrain, II: 349-35°-

io6 Carabins ou activistes? II est a noter que 1' ensemble des leaders etudiants subit 1'influence des revendications de ce «la'icat qui reclame sa place au soleil, tant dans la societe civile qu'au sein de l'EgliseS3», y compris les jeunes traditionalistes. En effet, de concert avec les reformistes adultes, ces derniers reiterent a quelques reprises la conviction que « [l]e lai'cat est aujourd'hui capable et desireux de jouer un role dans 1'edification d'un monde vraiment chretien, ou nous puissions trouver un reflet de Dieu». Mais on constate que les traditionalistes sont attires par les reformes du courant de lai'cisation qui changent le moins le statu quo. Us portent un regard laicisant uniquement sur le domaine du missionnariat. Les propos de 1'etudiant Fernand Leonard offrent un bel apercu de leur optique: «Un autre vaste champ, encore a peine explore des Canadiens francais, s'ouvre maintenant au laic: c'est la participation a 1'effort missioimaire!i4». En choisissant le domaine de 1'apostolat d'outre-mer pour illustrer les avantages qui accornpagnent 1'accroissement des responsabilites religieuses des laics, ces jeunes ne se trouvent aucunemeiit a remettre en question la division des taches qui existe alors entre le clerge et les fideles catholiques au sein de la societe quebecoise. II en est tout autremeiit des leaders etudiants de tendance moderniste. Ceux-ci s'interessent a toute la gamme des questions qui preoccupent les fideles insatisfaits, y compris celles qui impliquent des transformations d'envergure dans les relations entre 1'Eglise et les lai'cs. Bon nornbre de leurs commentaires laissent croire que leur intention principale est avant tout de provoquer des debats, d'amerier cette question sur la place publique en milieu universitaire. Mais en y regardant de plus pres, force est de constater que ces jeunes veulent etre autre chose que les simples promoteurs d'un debat qu'ils considerent important. De fait, ils ont des partis pris qui leur conferent bien davantage le statut de participants engages. Ainsi, ils partagent plusieurs perspectives critiques du lai'cat revendicateur a 1'egard de la vie religieuse du Canada francais. Les jeunes universitaires modernistes vont souvent choisir de transmettre de telles affinites de facon indirecte. Ainsi, plutot que d'elaborer eux-memes des nouveaux modes d'organisation sociale entre clercs et laics, ils affichent leurs opinions en mettant en valeur les 23 Hamelin et Gagnon, Histaire, 2: 136. 24 Fernand Leonard, «Le lai'c peut-il etre missionnaire ? », QL, 19 mars 1953. Dans le numero du 13 janv. 1955, on public plusieurs articles sur le lai'cat missionnaire, dans le but de faire connaitre ses travaux et d'encourager les etudiants a s'y interesser davantage.

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idees d'intellectuels reformistes dans les pages du Quartier Latin. Us reussissent alors a presenter des points de vue controverses sur la laicisation, tout en se reservant le role moins compromettant de commentateurs favorables. Us semblent particulierement sensibles au fait que ces intellectuels menent parallelement une campagne vigoureuse en faveur du droit plus general a la liberte d'expression. C'est d'ailleurs souvent ce volet de leur contribution que ces jeunes universitaires choisissent de faire ressortir en termes elogieux dans leurs comptes rendus. L'analyse du numero d'aout-septembre 1952 de la revue francaise Esprit, redige par 1'etudiant Jacques Mackay, offre un premier exemple de ce type d'appreciation moderniste25. Exceptionnellement ce mois-la, cette publication catholique de gaviche public des textes d'intellectuels quebecois destines a peindre le portrait socioculturel du Canada francais26. Ceux-ci en brossent un portrait critique et s'etendent longuement sur la question religieuse au Quebec, remettant en question la mainmise qu'exerce le clerge sur un grand nombre de domaines temporels, tels que 1'enseignement et la culture. D'apres le jeune Jacques Mackay, «cette derniere livraison d'Ksprit apporte au lecteur canadien [...] un apercu magistral de la situation chez lui». Plus particulierement a son avis, elle reussit «a saisir le vif des problemes de chez nous 27 ». Jacques Mackay a particulierement apprecie 1'article de Maurice Blain, intitule «Sur la liberte de I'esprit 28 », un texte au theme tout a fait moderniste dans lequel 1'auteur critique avec amertume le manque de liberte intellectuelle qui sevit parmi les fideles catholiques en terre quebecoise. Effectivement, le journaliste cite un long passage du texte de Maurice Blain dans lequel ce dernier declare qu'au Canada francais, « [t]out se passe [...], pour 1'intellectuel, comme s'il etait de rigueur d'adherer au conformisme spirituel, de s'eriroler sous la consigne de 1'orthodoxie. [...] Toute liberte de pensee non conforme aux canons de 1'enseignement traditionnel devient suspecte aiix yeux du pouvoir». Mackay va meme jusqu'a appuyer cette « courageuse analyse » par de 25 Voir Jacques Mackay, « Meurs ou fais semblant de croire ! », ihid., 25 sept. 1952, qui discute dans Esprit, 20, 193-194 (1952). 26 Us sont rediges par Maurice Blain, Jean-Charles Falardeau, Ernest Gagnon, Reginald Boisvert, Jean-Guy Blain, D'lberville Forticr, Jean-Marc Leger. Frank Scott, qui collabore egalement a cet ouvrage collectit, est le seul auteur d'origine canadienneanglaise. II esl interessant de constater que Ton retrouve deux anciens leaders etudiants de 1'Universite de Montreal parmi 1'equipe de collaborateurs a ce numero special A'Esprit: ils ont pour nom D'lberville Fortier et Jean-Guy Blain. 27 Mackay, « Meurs ». 28 Maurice Blain, «Sur la liberte de l'esprit», Esprit, 20, 193-194 (1952) : 201-213.

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courtes exclamations approbatrices: «la liberte de 1'esprit chez nous est, selon Blain, fort compromise ! Qui le convaincra d'erreur ? » Le jeune journaliste se trouve done ni plus ni moins a preter sa plume a. une evaluation negative de la vie religieuse du Canada francais. Precisons que Jacques Mackay est tout a fait conscient de 1'effet de choc que pourrait avoir le contenu de ces articles. II avertit ainsi ses lecteurs qu'« [ijl faut admettre que certains de ces points paraitront audacieux, voire revolutionnaires». Quoi qu'il en soil, le risque de scandaliser ne reussit pas pour autant a decourager son desir de propager ces « points audacieux », ni de taire 1'admiration qu'ils lui inspirent. II se contente simplement d'esperer que « [l]a reputation d'Esprit rassurera [...] les esprits les plus... [sic] critiques29*. On decouvre egalement dans les pages du Quartier Latin des reportages fort elogieux a 1'egard d'une autre revue, canadienne-francaise celle-la, Cite Libre, fondee en 1950 par un groupe d'intellectuels qui remet en question le statu quo dans tous les domaines de la societe qucbecoise. Cette publication assume aussi le role controverse de «chien de garde des lai'cs contre 1'extension clericale en matiere non ecclesiales°». Or, de 1'avis de Jean-Guy Blain, une revue comme Cite Libre correspond tout a fait aux besoins de la jeunesse. II affirme plus directement que « Cite Libre [...] me parait beaucoup plus essentiel et nouveau que Relations », une revue quebecoise publiee par lesjesuites. II ajoute: «il est remarquable aujourd'hui que ce n'est [sic] pas les aines qui enseigneiit aux jeunes mais les jeunes qui presentent aux aines des problemes que ces derniers ne soupconnaient meme passl ». Aux yeux de Jean-Guy Blain, si cette publication sait repondre aux besoins de la jeunesse, c'est justement parce que les jeunes auteurs « de 30 a 35 ans » qui y collaborent ont le courage de revendiquer le droit d'aborder des « "questions libres", c'est-a-dire de [sic] questions jusque-la considerees exclusives au clerge 32 ». Les etudiants modernistes sont sensibles au fait qu'ils peuvent retrouver dans ses pages des exposes francs et directs « sur 1'atmosphere religieuse au Canada francais, sur la foi chretieime et la mission temporelle33 »; des questions qui, comme 1'affirme Juliette Barcelo, « appartiennent aussi aux laics el doivent les inquieter 34 ». En fait, ces eludiants vantent les merites 39 Mackay, «Meurs». 30 A.-J. Belanger, Ruptures et conslantes, 71. Consulter egakment Pelletier, Les Annies d'impatience, 163. 31 Jean-Guy Blain, «Forfons la main au temps, QL, 16 mars 1951. 32 Juliette Barcelo, « "L'obeissance a 1'Eglise n'exclut pas la discussion entre Chretiens" Gerard Pelletier », ibid., 15 janv. 1953. 33 Marie Senecal, « Points de Vue - CAte Libre*, ibid., 12 janv. 1956. 34 Barcelo, « »L'obeissance« ».

log L'engagement social des leaders etudiants modernistes

des etudes religieuses de Cite Libre selon 1'optique moderniste qui prone un catholicisme raisonne: «Des articles de ce genre aident beaucoup a repenser notre religion officielle et a la faire agir comme force de base a notre action35 ». Signalons toutefois que ces jeimes rendent surtout conipte de leur admiration pour Cite Libre pour des raisons modernistes d'ordre plus general. Ainsi, 1'etudiante Marie Senecal admire principalement «la liberte d'expression qui regne dans cette revue », le fait que les « auteurs so[ie]nt degages de toute crainte, de tout attachement a un cote plutot qu'a un autres6». Pour sa part, Juliette Barcelo respecte Cite Libre essentiellement parce qu'il s'agit d'une publication qui a le courage de proner la discussion. Alors qu'elle deplore que « [v]oila pour plusieurs 1'heresie naissante et alarmante. Discuter! », elle souligne le merite des collaborateurs de Cite Libre, tel Gerard Pelletier, qui ne craint pas de soutenir des opinions hardies. Vanter ainsi les merites de Cite Libre a cette epoque temoigne d'une certaine audace. Mais de toute evidence, comme son collegue Jacques Mackay, lajeune Juliette Barcelo ne craint pas d'approuver des gens fort critiques par les auto rites religieuses en place. Elle fait meme allusion au fait regrettable que «la lucidite d'un Gerard Pelletier f[asse] vite crier au scandale » et «parle[r] aussitot d'anticlericalisme37». Le quotidien neonationaliste Le Devoir^8 est une autre publication tres admiree par les etudiants modernistes. II est evident que pour plusieurs d'entre eux, Le Devoir correspond tout a fait aux exigences de jeunes qui veulent promouvoir un climat de libre discussion. Les hommages que le Quartier Latin rend au quotidien a 1'occasion de son quarantieme anniversaire ne laissent aucun doute a ce sujet: il le felicite avant tout « d'avoir maintenu pendant 40 ans une politique de non-compromission, d'independance de pensee, et d'avoir gagne en dynamisme39». Meme son de cloche 1'annee suivante. Alors que le journal etudiant procede a une analyse comparative des divers quotidiens de la presse adulte, Le Devoir recoit la majorite des eloges40. 35 36 37 38 39 40

Senecal, « Points ». Ibid. Barcelo, « L'obeissance a l'Eglise». Voir a ce sujet Linteau et al., Histoire, II: 356-358. De 1'equipe du Quartier Latin, «Nos hommages au Devoir*, QL, 17 fev. 1950. Voir Hubert Aquin, «Nos feuilles de chou», ibid., 9 mars 1951. Quelques annees plus tard, le Quartier Latin public les resultats d'une enquete qu'il mene aupres des etudiants de 1'Universite de Montreal leur demandant, entre autres, quel etait leur « principal journal de nouvelles l u ? » Sur un total de «94, 52 lisent le Devoir, 31 la Presse, 6 le Star, 4 la Gazette, 4 autres journaux ». Voir « Enquete Gallup », ibid., i er dec. !955-

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Comme le precise Andre Morel, si ce quotidien se distingue favorablement de ses semblables, c'est parce qu'il «n'est pas uii de ces journaux qui se contentent pour toute regie de conduite de ne pas enfreindre, comme se restreint a le deinander le Code Civil, I'ordre public et les bonnes munurs». C'est un journal qui « a choisi de penser... et de dire ce qu'il pense », que ce soit « [d]evant la politique nationale ou mondiale, les evenements religieux ou artistiques, devant 1'actualite ». De 1'avis d'Andre Morel, cette remarquable liberte de parole au Devoir proviendrait du fait qu'il n'est pas au service d'un parti politique. II ne tombe pas dans la categoric meprisee des journaux de couleur, du «journal rouge ou bleu», tels que le Canada et MontrealMatin^. Mais plusieurs leaders etudiants modernistes vont aussi prendre directement la parole pour exprimer des points de vue tout a fait personnels sur le type de rapports qui devraient exister entre le clerge et le laicat. Non seulement Us manifestent ainsi leur desir de se commettre bien davantage a litre d'etudiants devant leur public lecteur, mais ils font valoir aussi leur desir de depasser le role de commentateurs exterieurs pour devenir des intervenants plus actifs dans les debats sociaux importants de leur epoque. Cela les amene d'ailleurs a faire des critiques beaucoup plus directes et severes a 1'egard du clerge catholique quebecois qu'au moment ou ils commentent les ecrits de leurs airies. Ils semblent surtout en vouloir au monopole clerical qui s'exerce dans le domaine de 1'eiiseignement secondaire, tout particulierement celui que detient le clerge dans les colleges classiques42. Ainsi, dans son texte consacre au sujet delicat de 1'anticlericalisme, Claude Paulette deplore en premier lieu le fait que «les membres du clerge semblent croire a priori qu'ils sont les seuls dispensateurs autorises de 1'enseignement au Quebec ». Le jeune journaliste reproche ensuite aux religieux de « refuse [r] presqu'obstinement a [sic] permettre que quelques lai'cs s'infiltrent dans nos colleges classiques». A son avis, une telle exclusion est inacceptable; elle ne fait que nourrir une mefiance malsaine a 1'egard du clerge: « On fmira malheureusement par croire qu'il craint de perdre une certaine hegemonic, ce qui n'est peut-etre pas le cas43». La semaine suivante, son collegue Gerard Potvin rencherit dans le meme sens, remettant lui aussi en question 1'idee « que le droit a 41 Andre Morel, « Le Devoir a declare la guerre », ibid., 9 mars 19151. 42 Voir a ce sujet 1'etude de Claude Galarneau, Les Colleges classiques au Canada fmnfais, 112. 43 Claude Paulette, «Doit-on etre anti-clerical?», QL, 29 nov. 1949.

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1'enseignement appartient a 1'Eglise ». S'il prend bien soin de reconnattre qua le clerge « a supplee admirablement a la deficience totale de professeurs laics pendant pres de trois siecles », il estime par centre que ce monopole clerical, necessaire autrefois, n'a plus sa raison d'etre dans le Canada francais d'aujourd'hui. D'apres lui, « le moment [est] venu de le remplacer dans cette charge supplementaire et de lui permettre de se consacrer plus librement a la tache religieuse qui le deborde». II considere d'ailleurs que «cette echeance est inevitable44". De telles critiques, indeniablement controversies, acquierent une portee d'autant plus audacieuse qu'elles sortent de la bouche de jetmes universitaires. A cette epoque, bon nombre de lai'cs adultes hesitent a discuter publiquement du role de 1'Eglise, de peur de froisser les autorites religieuses en place. Sans compter qu'aborder la question des prerogatives religieuses dans le domaine de 1'cducation semble constituer une transgression particulierement reprehensible aux yeux du clerge45. C'est dire toute la temerite qu'ont ces jeunes etudiants, inscrits a une institution d'enseignement dirigee par 1'Eglise catholique, de se prononcer ouvertement sur une telle question. Or, les propos critiques des leaders etudiants modernistes recelent egalement une remise en question a caractere nettement plus interesse. Dans leur optique, 1'avenir meme d'un bon nombre d'etudiants depend de la laicisation des colleges. Le statu quo, soutiennent-ils, sur un ton catastrophe, va obliger «les jeunes gens de nos universites qui se preparent [...] a 1'enseignement pre-universitaire [...] d'emigrer aux Etats-Unis46». Us condamnent une situation qui contraint des jeunes «de choisir entre leur patrie et leur orientation intellectuelle47*. II y a gros a parier que le peu de postes d'enseignement accordes aux laics dans les colleges classiques amene certains jeunes a s'interroger sur la legitimite de la mainmise clericale sur les spheres de competence temporclle et les rend ainsi plus susceptibles d'adopter le discours de lai'cs revendicateurs. Toutefois, ces leaders etudiants modernistes ne veulent pas pour autant etre percus comme des ennemis de 1'Eglise catholique. En fait, 44 Potvin, «Peut-on remplacer». Voir aussi Claude Forget, «Feux de paille», ibid., 22 mars 1956. 45 Dans ses memoires, Gerard Pelletier evoque justement cette situation. II rappelle qu'encore en 1956, «1'education constituait alors un sujet interdit. Sauf exceptions, personne n'cn discutait publiquement: ni dans lesjournaux, ni a la radio-television, encore moins dans les assemblies publiques. C'etait une chasse gardee de 1'episcopat et quiconque s'aventurait a y braconner encourait les foudres des clercs». Pelletier, Les Annies d'impatience, 213-214. 46 Paulette, « Doit-on ». 47 Potvin, «Peut-on remplacer ».

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ils se montrent extremement soucieux de se premunir centre des accusations potentielles d'anticlericalisme. L'avertissemcnt que donne Andre Marchand a ses lecteurs offre un exemple on ne peut plus clair de ce desir de parer les coups: «II ne faut pas, ccpendant, voir 1'acces du laicat a 1'enseignement secondaire comme une poussee d'anticlericalisme48". Ils encadrent presquc immanquablement leurs propos critiques de precautions oratoires, dans le but explicite de manifester leur engagement envers 1'institution religieuse catholique. De toute evidence, ils tiemient beaucoup a ce que le clerge comprenne qu'ils soiit des interlocuteurs engages envers 1'Eglise catholique et qu'en depit de 1'aspect critique de certaines de leurs prises de position, ils sont dignes de confiance et dignes d'ecoutc. C'est tres certainement le message que tente de transmettre Gerard Potvin lorsqu'il declare que « [l]e moment n'est ni a Fand-clericalisme [sic] ni au clericalisme, mais a la collaboration49*. II est essentiel que les autorites religieuses ne percoivent pas leurs critiques comme une invitation a 1'affrontement, comme une provocation belligerante. Dans leur optique, etendre les frontieres de la liberte de discussion en matiere religieuse et accroitre les responsabilites des laics ne peuvent que contribuer a renforcer le catholicisme. Leurs initiatives temeraires de lai'cs revendicateurs sont nettement temperees par 1'attachement encore tres vivant qu'ils vouent a 1'Eglise catholique. Les leaders etudiants modernistes et la tribune des Carrefours

Bien que les leaders etudiants modernistes sentent le besoin de nuancer la portee critique de leurs recriminations, ils deploient par contre de nombreux efforts pour elargir leur cote d'ecoute. Effectivemen t, certains d'entre eux cherchent a faire valoir leurs points de vue au-dela des pages du Quartier Latin, aupres d'un auditoire plus important, issu de la communaute intellectuelle catholique adulte. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre leur participation au forum annuel du Centre catholique des intellectuels Canadians (ccic), connu sous le nom de Carrefour50. 48 Andre Marchand, «Le Proi'esseur laique dans 1'enseignement secondaire», QL, 22 mars 1956. 49 Potvin, «Peut-on remplacer». 50 Comme on le precise dans le bulletin du ccic, Carrefour constitue « une assemblce pleniere qui dure quatrc dcmi-journees. A cette occasion, le theme de 1'annee est repris et elabore dans le sens des conclusions qui ont pu etre drees des reunions mensuelles. A celte occasion aussi, a lieu la presentation des rapports d'enquetes faits en marge du Uieme de 1'annee ». Sous la rubrique «Ses activites», dans Croire et Savoir, 2, 9 (1951): 9.

113 L'engagement social des leaders etudiants modernistes Fonde en 1950, cet organisme s'adresse «aux intellectuals en general51 », qu'ils soient professeurs, professionnels ou etudiants; son but principal « est de raviver chez nous notre vie chretienne afin de pouvoir constituer une elite catholique52». Plus precisement, les declarations d'intention du ccic pronent 1'ouverture et la liberte de discussion en matiere religieuse. Les organisateurs des Carrefours annuels affirment vouloir encourager des discussions franches et directes entre fideles laics et membres du clerge. De 1'avis du pere Louis-Marie Regis, il faut que « Ton puisse avec son entiere bonne foi et bonne volonte aborder la discussion des problemes les plus epineux de la vie intellectuel [sic] catholique lai'c». II precise qu'«une telle liberte d'allure » permettra « aux laics d'exprimer certains ressentiments avoues et plus ou moins justifies53 ». Des le depart, au moins un leader etudiant de tendance moderniste se revele sceptique. Ainsi, Jean-Guy Blain se demande si Carrefour '50 reussira a susciter de veritables debats, etant donne que «la formule catholique [est] bien la seule acceptee au pays du Quebec ». Dans de telles circonstances, il «imagin[e] que les conferenciers auraient beau jeu pour la faire triompher ». Autrement dit, « Carrefour '50 ne serait en pensee sinon de fait, le carrefour de rien, et la voie demeurerait desesperement a sens unique ». Aux futurs participants de Carrefour, il reitere une fois de plus le credo moderniste, a savoir « qu'une religion se fortifie d'obstacles » et qu'il importe de « faire comme si nous n'etions pas seuls au monde depositaries, dans 1'application, de la verite54». En depit de cette apprehension initiale, Carrefour devient neanmoins une tribune qui permet a certains leaders etudiants de faire valoir des points de vue a caractere nettement moderniste. Jean-Guy Blain, tout sceptique qu'il soit, profite lui-meme de Carrefour '50 pour donner une communication sur un theme cher aux modernistes et susceptible de provoquer des debats. Son expose «Etudiants et Catholiques » n'est rien de moins qu'un plaidoyer pour une religion reflechie, une religion ou 1'on ferait « agir 1'une sur 1'autre la raison et la foi». II donne plus de poids a ses arguments en affirmant defendre 51 Louis-Marie Regis, «Son but», Croire et Savoir, 2, 9 (1951). Le pere Regis etait directeur de 1'Institut des etudes medievales Saint-Albert-le-Grand. 52 Billet sans auteur qui annonce les activites du ccic dans le Quartier Latin du 6 fev. I

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53 Regis, «Son but». 54 Jean-Guy Blain, « Carrefour '50 », QL, 27 janv. 1950. Quelques jours auparavant, son frere, Maurice Blain, exprimait des inquietudes comparables a 1'egard des reunions de Carrefour '50 dans Le Devoir. Voir Maurice Blain, « Carrefour 1950, carrefour de quoi?», Le Devoir, 28 fev. 1950.

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la le point de vue du groupe des jeunes universitaires catholiques de son entourage. C'est a la premiere personne du pluriel qu'il prone la fusion de la foi et de 1'esprit: «La faiblesse de notre catholicisme d'intellectuels tient a ce defaut d'interaction de la raison et de la foi, a ce defaut d'unite. C'est lui que trop de nos aines ont traine toute leur vie, et c'est a ce bois que nous ne voulons plus aller ». La severite d'un tel message est inderiiable: Jean-Guy Blain se trouve a critiquer la nature de I'engagement religieux d'un bon nombre de ses auditeurs adultes. Or, fidele a 1'approche moderniste, le jeune universitaire prend aussi bien soin de rassurer son auditoire des intentions catholiques de la population etudiante. Des les premieres minutes de son allocution, il avertit que « [1] 'idee de choisir une autre foi que la foi catholique n'est venue a personne, vous pouvez le croire avec tranquillite ». II va meme jusqu'a leur apporter la confirmation tranquillisante par excellence que voici: «Ainsi, 1'attrait du communisme, (pour nommer le principal!), ne s'est jamais violemment exerce sur nous55. » Hubert Aquin profile lui aussi de la tribune offerte par le ccic pour aborder un autre theme de predilection moderniste: les vertus de la sincerite. Ainsi, dans son expose « Liberte de Pensee et Sincerite », Hubert Aquin deplore une fois de plus le fait que «1'intellectuel catholique, parfois tourmente en tant qu'intellectuel, n'ose pas s'exprimer en tant que catholique. II est gene de s'exprimer sincerement; il subit la contrainte plus ou moins insistante d'une mentalite religieuse tres conservatrice et qui redoute par dessus [sic] tout 1'esprit critique ». Carrefour '50 lui donne 1'occasion de redire aussi sa conviction derangeante sur les bienfaits de 1'inquietude: « On ne peut ignorer le temoignage d'un homme sincere, meme si c'est un temoignage d'inquietude et de malaise. On ne doit pas non plus taire sa sincerite par soumission a une verite exterieure, car, a ce moment-la, la verite immuable n'a plus aucun sens parce qu'elle n'est pas I'osuvre meme de la pensee personnelle56. » Quelles ont etc les retombees de ces reunions? Tout porte a croire que le ccic ne reussira jamais a creer un veritable carrefour de discussion franc et libre, tel qu'il a etc imagine par ses fondateurs57. II n'en demeure pas moins que ces reunions ont tout de meme offert 55 Jean-Guy Blain, «Etudiants et Catholiques», Croire et Savoir, i, 5 (1950) : 1014. 56 Hubert Aquin, « Liberte de pensee et Sincerite », ibid., 16 et 20. 57 De fait, d'apres 1'historien Michael Behiels, les Carrefours « degenereront [...] pour devenir une discussion moralisante de questions» plutot que de devenir «une experience intellectuellc dynamique et stimulante». Behiels, Prelude, 80. (Notre traduction.)

115 L'engagement social des leaders etudiants modernistes

aux jeunes universitaires une tribune d'une portee inedite devant laquelle ils se sont sentis a 1'aise d'exprirner franchement certaines de leurs preoccupations. Le compte rendu des reunions du Carrefour de 1951 public par la direction du Quartier Latin confirme cette impression: «l'an dernier, des universitaires se sont rencontres pendant quelques jours pour discuter de certains problemes intouchables jusque la [sic]. La glace fut brisee ; la gene, la pudibonderie, 1'effarouchement ont saute par dessus [sic] bord. De tendu, le climat de nos rencontres est devenu franc, ouvert, propice aux differentes expressions de la sincerite. Bref: une rencontre assainissante58! » Mais tout porte a croire que les participants etudiants ont apprecie les reunions du ccic notamment parce qu'elles leur donnent 1'occasion d'exprirner librement leurs idees devant des autorites adultes. C'est ainsi qu'au terme de Carrefour '50, le president de TAGEUM pour 1'annee 1949-1950, Gilles Bergeron, s'adresse aux organisateurs adultes de ces reunions en disant que c'est d'abord et avant tout « vous, nos aines, votre attitude » qui constitue «la decouverte de ces journees». II explique qu'auparavant: «Jamais, sans scandale ou vifs reproches, nous n'avions eu 1'opportunite [sic] de faire connaitre la source et 1'etendue de notre inquietude.» Au fond, ses eloges de Carrefour lui sont inspires par un sentiment de reconnaissance envers ceux qui «represent[ent]... a nos yeux, la Hierarchic» et qui ont accepte de «port[er] attention aux differents exposes de notre situation complexe d'etudiants, c'est-a-dire: liberte ou pensee personnelle versus enseignement dogmatique». II considere que « Carrefour 50 a redonne confiance a quelques etudiants59 ». II ne fait aucun doute que ces jeunes universitaires ont recu des signes de reconnaissance encourageants, leur permettant de penser qu'ils ont bel et bien eu 1'ecoute de leurs aines. Dans son bilan de Carrefour '50, le directeur du Quartier Latin, Pierre Perrault, considere que les communications les plus interessantes ont etc celles des etudiants et affirme que cette evaluation correspond a celle de plusieurs participants adultes. II explique: «mon choix, encore qu'il puisse paraitre partial, se reporte aux jugements du Pere Regis, de M. Tanghe, du Pere Peghaire, du Dr Panneton, lesquels ont souligne avec enthousiasme et meme avec un certain etonnement les communications de Serge Lapointe, Hubert Aquin et de Jean-Guy Blain6o». Le fait que Le Devoir a lui aussi redige un compte rendu favorable des presentations etudiantes de Carrefour '50 a certainement du renforcer 58 Billet de la direction du Quartier Latin, « Carrefour '51 : Retraite "ouverte"», QL, 22 sept. 1950. 59 Gilles Bergeron, « Temoignages sur Carrefour '50 », Croire et Savoir, i, 4 (1950): 17. 60 Pierre Perrault, « Carrefour '50 », QL, 24 fev. 1950.

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cette conviction etudiante que les jeunes peuvent exprimer des opinions dignes d'ecoute. Tout en relevant des communications de professeurs, ce quotidien ajoute: « Notons en particulier un expose sur la «sincerite et la liberte de pensee » par M. Hubert Aquin et une « esquisse critique de notre catholicisme d'intellectuel » par M. JeanGuy Blain61». La participation etudiante aux Carrefours permet d'apprecier combien il est important pour ces jeunes universitaires d'etendre leur cote d'ecoute parmi les adultes de leur entourage, d'avoir une voix qui porte dans les principaux debats de leur societe. Les leaders etudiants modernistes et le probleme social

II est un autre sujet vivement debattu par les elites intellectuelles et politiques de la periode qui interesse les leaders etudiants: les problemes sociaux lies a 1'industrialisation et a 1'urbanisation croissantes de la societe quebecoise. Tout comme la question du role des laics, la question de la place de la classe ouvriere attire 1'attention de 1'ensemble de ces jeunes universitaires, qu'ils soient de tendance traditiomielle ou de tendance moderniste. Au dire de Denise Godbout, « [l]a multitude des questions de 1'heure nous interesse. Un des problemes les plus graves de notre epoque est le probleme social, le probleme ouvrier62». Les leaders etudiants se montrent conscients des conditions de vie difficiles en milieu ouvrier, des insatisfactions qui s'accumulent parmi les membres de la classe ouvriere et des tensions sociales qui en resultent. Fait plus significatif, comme le precisent Andre Guerin et Francois Vachon, ils s'entendent pour dire que « [IJ'etudiarit comme citoyen doit se preoccuper du probleme social et participer a sa solution63*. C'est un devoir qui lui incombe a litre de chretien epris de justice sociale et aussi en tant que futur professionnel, futur patron. Revenant a leur evaluation negative des priorites materialistes et du desir envahissant de promotion sociale qui motivent trop souvent les ambitions des apprentis professionnels, les leaders etudiants deplorent le fait que «les professionnels sont des exploiteurs, des etres assoiffes de confort, qui se moquent de la misere des autres et, qui plus est, les laissent croupir dans leur ignorance, dans leur desir de connaitre, [dans] leur envie de mieux vivre6**. 61 «Carrefour '50, prelude a une rencontre Internationale d'intellectuels », Le Devoir, 20 fev. 1950. 62 Denise Godbout, «Du travail pour tous», QL, 26 janv. 1951. 63 Andre Guerin et Francois Vachon, «Les ouvriers manifestent leur solidarite sur le plan politique», ibid., 28 janv. 1954. 64 Denis Grcnicr, «La profession nee de l'amour», ibid., 25 mars 1954.

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Les leaders etudiants invoquent aussi des considerations nettement plus interessees pour faire valoir 1'importance de se preoccuper du probleme social. Reconnaissant que les « ouvriers [... ] representent aujourd'hui une force formidable avec laquelle il faut necessairement compter65» et de plus que « [n]otre siecle voit s'accomplir la promotion ouvriere », ces jeunes estiment en meme temps que « [cjette promotion se realisera CONTRE nous ou AVEC nous66 ». L'etudiant a done tout interet a se preoccuper du probleme social: « Sans cela la cite de demain se construira sans lui; a ce moment, et a juste titre, il pourra dire: "Je me souviens67 "». Or, il est plus facile de s'entendre sur 1'importance du probleme social que de s'entendre sur la facon de le regler. Pour leur part, les jeunes universitaires de tendance traditionaliste font le plus souvent appel aux directives donnees par les autorites religieuses. Dans leur perspective, «c'est le catholicisme qui a la reponse». Plus precisement, ils approuvent le message contenu dans les diverses encycliques pontificales publiees sur la question. Selon \Von Chartier, « [1] 'Eglise, de tous temps, a travaille au relevement de la masse. Les Encycliques sont de magnifiques programmes d'action sainement comprise». Vianney Therien est du meme avis, mais il rencherit en disant que «c'est a 1'Etat (i.e. aux gouvernements) [sic] de regler dans le detail les relations, les rapports entre patrons et ouvriers, de concretiser tous ces principes que nous rappellent les encycliques68 ». Les leaders etudiants modernistes, sans pour autant renier les enseignements de 1'Eglise catholique dans ce domaine, sont moins portes a se faire les promoteurs de solutions preetablies. Ils tentent plutot de mettre en place eux-memes des mecanismes par lesquels ils peuvent « participer a [la] solution69 » du probleme social. C'est en participant aux activites de 1'Equipe de recherches sociales (ERS) durant les premieres annees de la decennie que certains d'entre eux esperent «operer un rapprochement entre la classe ouvriere et la classe etudiante7°». Dans 1'optique de ses organisateurs, «[l]'un des plus grands services que 1'equipe puisse rendre en ce moment, c'est 65 66 67 68 69 70

Vianney Therien, «La Question sociale», ibid., i er fev. 1952. Godbout, «Du travail». Guerin et Vachon, «Les ouvriers manifestent». Therien, « La Question sociale ». Guerin et Vachon, «Les ouvriers manifestent». Adele Lauzon, «L'Equipe de recherches sociales», QL, 18 oct. 1949. L'historien Michael Behiels signale que I'ERS est fondee en 1947 par le jeune Jean-Marc Leger et d'autres collegues etudiants de 1'Universite de Montreal, afin de « sensibiliser les etudiants aux problemes du Quebec contemporain, surtout le probleme ouvrier qui, en general, a ete neglige par 1'elite canadienne-francaise laique et clericale ». Voir Behiels, Prelude, 33. (Notre traduction.)

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d'eveiller 1'attcntion d'un grand nombre d'etudiants sans niauvaise volonte, mais que les circonstances de leur existence actuelle font vivre dans une belle ignorance des conflits sociaux d'avant ou d'arriere scene [sic] ». Ces leaders etudiants considerent au fond I'ERS comme « une ecole de formation et d'action sociale"1 ». Notons que certains d'entre eux envisagent leur initiative en opposition avec les perspectives de leurs collegues traditionalistes. Comment interpreter autrement la description des objectifs de 1'equipe qu'ils fournissent dans Le Devoir: il s'agit d'oeuvrer « a une veritable promotion de la classe ouvriere, pour 1'instauration d'une justice sociale qui consiste en autre chose que la lecture de textes pontificaux afin de se dormer bonne conscience72 ? » La formation des membres de 1'equipe se donne a 1'aide de forums hcbdomadaires au cours desquels sont invites des conterenciers « qui, de par leurs fonctions, sont en contact direct avec les problemes sociaux ». Comme 1'explique la jeune Colette Baudet: «Nous ne leur demandons qu'une chose: que voyez-vous au bas de la montagne; cela pour exercer notre propre vision73". Ainsi, eri septembre 1949, I'ERS accueille, entre autres, un leader des mouvements d'action catholique, Claude Ryan, le journalists Gerard Pelletier et 1'avocat et professeur de droit Jacques Perrault74. Or, si Ton se penche sur Faction entreprise au sein de I'ERS a cette epoque, force est de constater qu'elle demeure au stade embryonnaire de la plariification. Adele Lauzon reconnait en effet que «le travail accompli depuis deux ans est assez satisfaisant: [mais] du point de vue theorique surtout75 ». S'il est vrai que les membres prevoient «essa[yer] de mettre en branle une etude concrete faite d'equipes formees selon les disciplines que nous etudions 76 », dans le but d'« effectu[er] un travail tres precis sur une question donnee 77 », 1'avenir confirme que ces projets n'aboutissent aucunement a des realisations manifestes. Le seul travail qui ait donne lieu a des initiatives concretes remonte au printemps 1949, epoque oil TERS mene une collecte de fonds aupres des etudiants de 1'universite et « organise une 71 Ibid. 72 Equipe de recherches sociales, «Pour etablir le dialogue», dans la rubriquc «Jeunesse en Marche» publice dans Le Devoir, 27 aout 1949. 73 Colette Baudet, «L'ERs: Raison d'etre », QL, 10 nov. 1950. 74 Voir Lauzon, « L'Equipe ». 75 Ibid. L'auteure va plus loin en suggcrant que le «travail pratique [...] n'a pas etc neglige, mais on devra durant les annees a vcnir lui accorder une place plus grande que celle tenue par lui jusqu'a present». 76 Baudet, «L'KRS ». 77 Lauzon, «L'ERS».

ng L'engagement social des leaders etudiants modernistes marche de solidarite » « pour aller porter des secours » aux grevistes d'Asbestos. Quelques centaines d'etudiants se rendent dans les Cantons-de-1'Est et sont invites a presenter leurs dons lors d'une rencontre reunissant l'ensemble des grevistes. Adele Lauzon, qui faisait partie du groupe organisateur, se rappelle avoir etc invitee a dire quelques mots a 1'assemblee. Ses propos a 1'epoque traduisent manifestement les objectifs de bonne entente entre ouvriers et etudiants promus par I'ERS. Elle se souvient de leur avoir explique «qu'on avait fait tout ce qu'on pouvait», «que ce qu'on apportait ce n'etait pas grand chose », mais que ce n'etait pas seulement 1'argent, « mais un signe de solidarite, [...] pour moiitrer que les etudiants [ne] pensaient pas juste a leurs affaires78*. Get episode n'a eu aucune suite. En fin de compte, malgre 1'enthousiasme debordant et la volonte determinee qui animent les membres de FERS pour « retablir les contacts entre le monde ouvrier et le monde universitaire79», 1'equipe disparait progressivement de 1'arene des regroupements etudiants qui ont pignon sur rue a I'Universite de Montreal. Apres Janvier 1951, il n'en est plus question dans les pages du Quartier Latin ni dans les proces-verbaux de 1'AGEUM80. L'interet pour le probleme social ne disparait pas pour autant durant le reste de la periode. Toutefois, les preoccupations des leaders etudiants modernistes se manifestent alors essentiellement dans une optique intellectuelle. Tout porte a croire qu'ils estiment que la meilleure facon d'assumer leurs responsabilites envers la classe ouvriere est de s'informer a son sujet, de prendre conscience de ses conditions de vie et de ses aspirations. Les grands maux a combattre deviennent principalement Findifference et 1'ignorance. C'est dire qu'ils abandonnent les projets de rapprochement de la classe etudiante et de la classe ouvriere avances par I'ERS. Ils tentent plutot de tenir leurs collegues au courant des progres du syndicalisme ouvrier ou encore des manifestations de 1'action politique de la classe 78 Entreviie avec Adele Lauzon, Montreal, 28 avr. 1990. 79 Equipe de recherches sociales, «Pour etablir le dialogue*, Le Devoir, 27 aout 1949. 80 II esc vrai qu'en Janvier 1953, le jeune Francois Aquin annonce la formation d'une « societe nouvelle au sein de notre Universite: 1'Equipe de recherches sociales » qui se veut «la resurrection d'un mouvement analogue ». Or, cette nouvelle ERS, composee de go membres, choisit de «s'oriente[r] differemment» de son predecesseur. Bien qu'elle compte se pencher sur la « question ouvriere », elle renonce a toute velleite d'action: «L'equipe en est une d'etudes» qui privilegie les «recherches desinteressees » et les «echanges intellectuels». En depit de cette orientation moins ambitieuse, la nouvelle ERS n'obtiendra pas davantage de succes et finit elle aussi par tomber rapidement dans 1'oubli. Francois Aquin, «I.'Equipe de recherches sociales », QL, 22 janv. 1953.

ISO Carabins ou activistes?

ouvriere en ecrivant quelques articles d'analyse a cet egard dans le Quartier Latin® \ En fait, la majorite des contacts qui s'etablisseiit entre etudiants et ouvriers se font par 1'intermediaire d'organismes a vocation clairement traditionnelle. Comme 1'explique Yves Guerard, ancien directeur du Quartier Latin pour 1'annee 1954-1955, les relations entre les deux groupes «etai [ent] plus concus comme de la St-Vincent de Paul». C'est-a-dire «aller visiter des ouvriers pour leur apporter des paniers de Noel, pas pour faire une alliance82». C'est done dire que 1'approche initiale des leaders etudiants modernistes pour aborder le probleme social, une approche qui sort sensiblement des sentiers battus de la doctrine catholique et de la charite chretienne empruntes par leurs collegues traditionalistes, apparait bien plus comme un signe avant-coureur que comme le debut d'une evolution appelee a se developper au cours de la decennie. Les leaders etudiants modernistes et les autorites de I'Universite de Montreal

L'engagement des leaders etudiants modernistes envers la liberte d'expression ne passe pas inapercu. En mars 1950, le Quartier Latin public en premiere page un « Avertissement du Recteur », dans lequel la direction du journal fait etat de « maintes protestations » que Mgr Olivier Maurault a recues concernant certains articles imprimes dans le journal etudiant. Le texte du jeune Claude Paulette intitule « Doiton etre anticlerical ?» et date du g novembre 1949 figure parmi la liste des articles cibles. Mais c'est «surtout [...] la lettre de M. Pierre Gelinas83», directeur de la revue communiste Combat^*, qui a suscite le plus de reactions critiques. On se rappellera que 1'auteur y invite les etudiants a cooperer avec les communistes, suggerant. qu'ils partagent tous le meme ideal de justice sociale. De toute evidence, le recteur craint serieusement que de tels articles entachent la bonne 81 Voir, entre autres, Jacques Robichaud, «Syndicats et action poli(ique», ibid., 23 oct. 1954; Leonard Fournier, «Les syndicats ont-ils besoin des intellectuels? », ibid., 17 fev. 1955; Michel Gerin-Lajoie, « L'Action politique des syndicats», ibid., 22 sept. 195582 Entre\rue avec Yves Guerard, Montreal, 14 mars 1991. Les propos de Robert Sauve, ancien leader etudiant du debut des annecs cinquante viennent confirmer cette evolution: «II n'y avail pas comme on a connu plus tard des relations structurees [entre le milieu etudiant et I [... ] le monde du travail ». Entrevue avec Robert Sauve, Montreal, 19 mars 1991. 83 Voir Billet de la direction du Quartier Latin, « Avertissement du Recteur », QJ., lomars

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84 Voir Pierre Gclinas, «Comment un jeune doit-il entendre la polilique?», ibid., 21 fev. 1950.

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reputation de 1'Universite de Montreal. Apres avoir bien pris soin de «degager la responsabilite de 1'Universite », affirmant que « celle-ci n'est pour rien dans les articles incrimines», il declare ensuite que «dorenavant, tout article destine au Quartier Latin, devra lui etre soumis avant d'etre livre a l'imprimeur». II ajoute d'autre part que «la non-observance de cette mesure entrainera les sanctions qui s'imposent centre les responsables». De telles mesures correctives sont necessaires, a son avis, car «le Quartier Latin, qu'il le veuille ou non, engage 1'Universite [...] A bon droit le public ne fait pas de distinction entre le journal et 1'institution dont il emane85». Les conflits entre les autorites universitaires et les journalistes etudiants au sujet de la liberte d'expression constituent une pomme de discorde courante en milieu universitaire, quelle que soit 1'allegeance religieuse de 1'institution en cause. Au fond, de tels conflits sont le propre d'institutions qui reunissent des adultes en position d'autorite et une population de jeunes pour qui l'affirmation de soi passe souvent par une remise en question de cette autorite. On releve ainsi de nombreux incidents ou les dirigeants de diverses universites estiment, a un moment ou a un autre, que leurs etudiants ont depasse les bornes en matiere de liberte d'expression, et decident alors d'imposer une censure ou de sanctionner les coupables. Us considerent en general que ces jeunes ont soit manque de respect envers les autorites adultes, soit deroge aux normes de bienseance reconnues dans la societe. Cependant, si le couperet de la censure s'abat sur le Quartier Latin en 1950, c'est moins parce que certains journalistes etudiants ont adopte un comportement inconvenant pour des jeunes, mais plutot parce qu'ils ont agi de facon inacceptable en tant que catholiques. Le deuxieme message du recteur qui parait en premiere page du premier numero du journal etudiant de 1'annee suivante ne laisse aucun doute a ce sujet. Cette fois, Mgr Olivier Maurault revient a la charge pour preciser davantage la facon dont il envisage le role et le contenu ideal du journal etudiant de son universite. Le prelat laisse entendre que pour se tenir «a la hauteur», les jeunes journalistes doivent renoncer a leur desir d'aborder des questions controversies en matiere religieuse. II est difficile d'interpreter autrement ses directives. En effet, il somme les etudiants de ne pas « « flirt[er] » avec des doctrines dangereuses, sous pretexte de liberte ou de tolerance. Moins que jamais le temps est a cette sorte d'imprudence ». Les etudiants doivent se comporter en «gentilshommes Chretiens, mieux: catholiques » en manifestant, par leurs textes, « une foi solide, droite, 85 Direction, « Avertissement >

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sans biais et la proclamer avec fierte86». De telles directives, on s'en doute bien, laissent fort peu de place a la sincerite et a 1'inquietude tant prisees des leaders etudiants modernistes. En fin de compte, elles vienneiit clairement contredire une des opinions exprimees dans 1'article con traverse de Claude Paulette («Doit-on etre anti-clerical?*), a savoir que «le journal de 1'Universite est 1'endroit ou Ton pent [...] parler [du role du clerge] le plus librement et le plus simplement sans aucune influence, quelle qu'elle soil8"». Mais la reaction des autorites provoque a son tour une reaction etudiante qui vient souligner 1'importance que plusieurs jeunes universitaires accordent a la liberte d'expression. Bon nombre d'entre eux decident de ne pas demeurer passifs devant 1'imposition de cette censure. Des le 19 septembre 1950, lors d'une reunion du Conseil de direction de FAGEUM, le president de 1'association, Denis Lazure, demande a ses collegues s'ils devraient « continuer de publier le Quartier Latin ». II semble qu'«une discussion generate s'ensuit. On propose differentes solutions: cesser toute publication, publier dans des journeaux [sic] independants, partir un underground [sic] ». Les dirigeants etudiants de I'AGF.UM choisissent en fin de compte de s'en tenir a des mesures moins radicales: ils manifesteront leur opposition aux nouvelles contraintes imposees par les autorites au moment de la parade annuelle qui marque la rentree universitaire et qui aura pour theme les « Droits des Etudiants ». Ils expliquent leur action dans le Quartier Latin en affirmant que « [n]ous n'aimons pas etre traites comme des enfants. Notre journal est a nous et nous tenons a nous y exprimer tel que ca vient. On veut nous faire taire, adoucir les angles de notre sincerite mais decidement cela ne convainc [sic] pas88 ». L'objection de plusieurs leaders etudiants a l'imposition de la censure s'inspire de raisonnements a caractere nettement moderniste. Pour s'en convaincre, il suffit de se reporter aux arguments invoques par le chef des nouvelles du Quartier Latin, Marcel Blouin. Les propos qu'il dent dans son article « Les trois libertes » rappellent sans contredit les plaidoyers mis de 1'avant par son collegue Jean-Guy Blain en faveur d'un catholicisme reflechi: «Personne ne peut obliger notre intelligence a adherer a une theorie generalement admise et ce n'est que par la force de 1'evidence que 1'esprit donne son assentiment, s'enrole». D'autre part, les affirmations de Blouin concernant les vertus du « bon scandale », « ce scandale qui donne a reflechir, qui fait 86 Olivier Maurault, «Le Quartier Latin: Journal d'ctudiants», Qf., aa sept. 1950. 87 Paulette, «Doit-on». 88 Proces-verbaux de la reunion du Conseil de direction de I'AGEUM, tenue le 19 sept. 1950, Forids de I'AGEUM, AUM, P33/Bi,i,8, 4.

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s'interroger le lecteur ou le spectateur, qui le force a reconsiderer sa ligne de vie89», evoquent les exhortations du jeune Hubert Aquin en faveur d'une pensee sincere et inquiete aux reunions de Carrefour '50 : «Par definition, le temoignage de 1'inquietude est un scandale [,..] [un scandale] indispensable [...] en ce sens qu'il faut inquieter constamment par crainte d'engourdissement9°». A premiere vue, cette levee de boucliers des leaders etudiants donne tons les signes d'etre une revoke contre le monopole que les dirigeants universitaires cherchent a exercer sur les discussions de questions religieuses. Or, en realite, il s'avere que leur opposition est beaucoup plus circonscrite. Elle ne depasse pas certaines limites qui sont marquees par leur identite catholique et le respect qu'ils vouent au clerge de leur Eglise. Toujours fideles a 1'optique moderniste, ils estiment que leurs tentatives pour faire abolir la censure du recteur constituent un moyen de mieux servir la religion catholique: « nous croyons que la liberte est encore la seule pedagogic feconde, et que le reste [est] education d'empechement91». Leur intention n'est pas de remettre en question les valeurs morales de leur societe. Ces jeunes vont meme jusqu'a rassurer les autorites qu'ils sont dignes de confiance, qu'ils peuvent tres bien faire le tri entre le bon grain et 1'ivraie dans le monde des idees. C'est dans ce sens qu'il faut interpreter les propos dujeune Marcel Blouin lorsqu'il prend soiri de preciser «que sous le couvert de la liberte de parole,'il n' [est] pas permis de se livrer au scandale pernicieux». A son avis, un journal etudiant exemplaire est celui qui connait une «to tale liberte de presse», mais qui omet aussi «du plein gre des membres de 1'equipe et selon leur jugement, les articles scandaleux de facon pernicieuse et les textes inconvenants. Ceux-la seuls seraient omis, et ce, par les etudiants92». Autrement dit, la liberte de presse pour ces jeunes ne viendrait pas menacer le consensus qui existe entre les etudiants et les dirigeants universitaires sur le plan des valeurs morales traditionnelles. Ils ne cherchent surtout pas a se mettre a dos les autorites religieuses et encore moins a miner les assises du catholicisme au sein de 1'universite. Les relations tendues qui se tissent entre la direction du Quartier Latin et le journal d'opinion Le Haut-Parleur au moment de cette campagne d'opposition contre la censure du recteur mettent d'autant plus en relief le caractere modere de Faction etudiante. Le Haut-Parleur, nouveau venu sur la scene de la presse quebecoise, est fonde par le senateur T.-D. Bouchard, dans le 89 90 91 92

Marcel Blouin, « Les trois libertes», gi, 6 oct. 1950. Aquin, « Liberte », 18. Conseil dc direction de I'AGEUM, «Lacher son fou», QL, 3 oct. 1950. Blouin, « Les trois libertes».

124 Carabins ou activistes ? but de defendre la liberte d'expression dans la province; il fait de cet objectif sa marque de commerce93. II n'est done pas surprenant d'apprendre que ce journal accorde d'emblee son appui aux revendications etudiantes pour abolir la censure a 1'Universite de Montreal. Cette cause devient le sujet de predilection de sa chronique consacree a la jeunesse intitulee « Le Petit Forum des Etudiants » et va meme jusqu'a fournir de la publicite aux commentaires des protagonistes etudiants94. II reproduit ainsi 1'article de Marcel Blouin sur « Les trois libertes», soulignant les merites de son message dans un texte de presentation95. On aurait pu croire que les leaders etudiants auraient etc reconnaissants de trouver un tel appui exterieur a leur cause. Or, il n'en est rien. Au contraire, ils repoussent categoriquement cette main tendue et vont faire tout leur possible pour se demarquer des prises de position de cet allie mal venu. Hubert Aquin resume ainsi la perspective de ses collegues en disant: «si nous avions a nous defendre, nous etions en mesure de le faire nous memes [sic] ; et, en fait, nous ne voulions pas que le Haut-Parleur vienne embrouiller nos cartes, et tenter de defendre notre cause a sa facon96 ». Son collegue Marcel Blouin rencherit dans le meme sens avec plus de vehemence lorsqu'il annonce aux journalistes du Haut-Parleur que «nous n'all[ons] pas, tout de meme, nous acoquiner avec vous... J'ai pour certaines distances et distinctions le plus grand respect. Les pestiferes ne sont pas gens a frequenter. Oui, la peste [...] je la crains». II est particulierement furieux de voir ses ecrits reproduits dans les pages de ce journal: «j'etais assure que mes paroles repetees par votre bouche vehiculeraient necessairement la mauvaise haleine de votre journal97 ». Ce mecontentement est double d'un sentiment d'avoir ete trahi, car les redacteurs du Quartier Latin avaient expressement refuse au Haut-Parleur la permission de reproduire son texte. Comment rendre compte de reactions aussi hostiles de la part des etudiants ? S'il est vrai que le Quartier Latin et Le Haut-Parleur reven93 Voir T.-D. Bouchard, « Le Haut-parleur et sa principale raison d'etre », Le Haut-Parleur, i er janv. 1950. 94 Le journalistc assigne a cette chronique utilise le pseudonyme de «Sandro». Certaines indications laissent croire que Sandro est en fait inscrit a 1'Universite de Montreal et que pour cette raison, il a preiere garder 1'anonymat. Ainsi, au debut de nov. 1950, il commence un de ses articles en disant: «Faisant partie de 1'Universite de Montreal a litre d'etudiant, je me permettrai d'ajouter quelques commentaires [...]» (II est a noter qu'en aucun temps les journalistes du Quartier Latin ne font allusion a 1'identite de leur collegue du Haut-Parleur). Voir Sandro, «L'AGEUM decide! », Le Haut-Parleur, 5 nov. 1950. 95 Voir Sandro, « Resistance », ibid., 23 oct. 1950. 96 Hubert Aquin, «Mise au point avec Ic Haut-Parleur•», QL, 27 oct. 1950. 97 Marcel Blouin, «Les Animaux malades de la peste », ibid., 10 nov. 1950.

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diquent tous deux 1'abolition de la censure a 1'Universite de Montreal, de profondes divergences de vues les separent cependant quand vient le temps pour eux de formuler les motifs de leurs objections. Le HautParleur se demarque sensiblement de son homologue etudiant par la virulence et 1'agressivite du discours qu'il tient a 1'egard des autorites religieuses de 1'universite et plus generalement par 1'inspiration anticlericale de ses motivations. Comment les leaders etudiants pourraient-ils s'entendre avec des journalistes qui parlent de 1'Eglise en avertissant que « [c]eux qui mangent le peuple finissent toujours par en crever98 ». Ou encore qui decrivent la parade des etudiants comme etant ni plus ni moins 1'expression d'un «mecontentement» de la part de «nos futurs hommes de professions liberates» contre «ces stalines [sic] au petit pied qui veulent le regime dictatorial de la pensee dont nous souffrons depuis plusieurs annees"». Ce discours agressif et nettement hostile a 1' ensemble du clerge contraste indeniablement avec 1'opposition clairement circonscrite des leaders etudiants au nouveau reglement de censure impose par le recteur de 1'universite. Comme 1'explique Hubert Aquin, les jeunes universitaires ne comptent absolument pas arriver a leurs fins en « piaff[ant] de rage». Ils considerent que «l'attitude de revoke prise par le HautParleur se voue d'avance a une certaine inefficacite. Ces messieurs du moins devraient ajouter plus de finesse a leur entetement». Les etudiants privilegient, pour leur part, «la diplomatic" doublee d'«un minimum de comprehension mutuelle ». A leurs yeux, il s'agit de faire « une revolution plus lente, moins bruyante; mais sa difference avec Fautre c'est qu'elle agit, qu'elle produira surement un changement100 ». On peut supposer que la suite des evenements a du donner a penser aux leaders etudiants que leur approche etait effectivement efficace. A peine un mois apres le debut de leurs protestations, le journal annonce avec grand eclat que la « Censure [est] Levee ». Or, le controle des dirigeants universitaires n'est pas totalement supprime pour autant. Comme 1'explique 1'equipe de redaction du journal: «Desormais deux moderateurs [...] reliront les textes un tantinet tendancieux et mal seants». Chose surprenante, cette nouvelle mesure de surveillance n'a pas 1'air de contrarier les jeunes journalistes. Ils accueillent cette forme de censure diluee comme un denouement positif. Qui plus est, ils font meme preuve d'une reconnaissance conciliante, imbue de respect envers les dirigeants universitaires: «nous savons gre a Monseigneur le Recteur d'avoir leve la 98 Sandro, "Evolution ou Revolutions, Le Haut-Parkur, 15 oct. 1950. 99 T.-D. Bouchard, «Le feu couve sous la cendre», ibid., 29 oct. 1950. 100 Aquin, «Mise au point».

ia6 Carabins ou activistes? censure avec tout le tact et [toute] 1'adresse qu'exigeait line telle mesure101». Comment expliquer que les leaders etudiants acceptent de se satisfaire d'une concession si minime ? Leurs reactions sont celles de jeunes qui, an fond, desirent eviter Faffrontement avec leurs aines. Le fait qu'il soient capables de se contenter d'une victoire si relative concernant la liberte d'expression, un principe auquel ils attachent tant d'importance, confirme que c'est avec reticence qu'ils defient ouvertement les autorites en place en allant jusqu'au bout de leurs convictions. Leur reticence est telle qu'une fois la censure levee, ces jeunes sentent le besoin de manifester leur loyaute envers les dirigeants de 1'universite et de retablir les ponts. C'est ainsi qu'ils notent qu'«a bien y songer», la censure du recteur «fut loin d'etre draconienne». Ils redefmissent ensuite les cibles de leur opposition en repetant que leur campagne visait a combattre le principe de la censure, et non pas les representants de 1'autorite qui exercaient cette censure: «si nous avons revendique pour la liberte, c'est moins a cause de 1'exercice trop despotique d'une censure que parce que nous croyoiis a nos droits et tenons a sauvegarder certains priiicipes'01!». Une fois de plus, les leaders etudiants declarent qu'ils ne se dresseront centre les dirigeants de leur universite qu'a 1'interieur de certaines limites: du moment que leur action ne leur confere pas le statut d'opposants a 1'autorite religieuse. II est clair qu'au debut des annees cinquante, le campus de FUniversite de Montreal accueille des jeunes qui puisent bien au-dela des recettes traditionalistes pour definir leur role social et orienter leurs initiatives reformistes. On y retrouve des jeunes qui quittent les sentiers battus de la continuite et ouvrent de nouvelles pistes en s'inspirant de solutions mises de 1'avant par 1'intelligentsia reformists quebecoise; des solutions qui aniioncent les remises en question et les changements associes a la Revolution tranquille quelques annees plus tard. C'est dire que Ton decouvre des leaders etudiants disposes a susciter une certaine controverse. Le simple fait de chercher a creer un climat de liberte d'expression en matiere religieuse a 1'Universite de Montreal releve de la provocation durant une epoque ou les discussions sur 1'Eglise catholique sont fort peu encouragees, meme entre adultes. Precisons toutefois qu'en aucun temps, ces jeunes 101 Voir premiere page du Quartier Latin: Redaction, « Censure Levee », ()/., 31 oct. 195°102 Ibid.

127 L'engagement social des leaders etudiants modernistes

modernistes cherchent a remettre en question les fondements de leurs croyances religieuses. Us semblent convaincus que discuter librement de leur religion ne pourra qu'eclairer leur foi. Us n'imaginent pas alors qu'en passant leurs convictions religieuses au crible du raisonnement intellectuel, ils risquent au contraire d'affaiblir leur catholicisme. A tout le moins, leurs ecrits ne laissent pas soupconner de telles craiiites. Or, quelques leaders etudiants modernistes sont prets a se commettre davantage: non contents de promouvoir simplement le droit de discuter de sujets qu'ils considerent comme importants, ils s'engagent de fait plus avant pour afficher un parti pris critique a 1'egard du statu quo. Brandissant a leur compte 1'etendard laicisant, ils osent defendre Faccroissement des pouvoirs des fideles laics jusqu'a present reserves aux membres du clerge. Leurs revendications en faveur de la presence d'une proportion plus elevee d'enseignants laics dans les colleges classiques, leur participation aux reunions du ccic ainsi que leurs initiatives au sein de I'ERS illustrent admirablement cet engagement personnel plus audacieux. Par ces prises de position et ces initiatives, les leaders etudiants modernistes manifestent clairement leur intention d'intervenir dans les debats les plus epineux de 1'epoque. Ils demontrent egalement un niveau appreciable de confiance dans la valeur de leur contribution. Ils elargissent ainsi les parametres qui delimitent 1'etendue de leur action. Ces jeunes acceptent aussi de risquer raffrontement avec les autorites religieuses de leur universite. Mais comme le revelent leurs nombreuses precautions oratoires et Faccueil conciliant qu'ils reservent par la suite a la censure du recteur, ils partagent encore suffisamment de valeurs et de priorites avec leurs aines pour vouloir rester en bons tennes avec eux. Pour tout dire, 1'affrontement radical, celui qui ne recule pas devant les autorites, demeure impensable meme parmi ce groupe de jeunes plus hardis au debut des annees cinquante.

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DEUXIEME

PARTIE

Introduction

A la lumiere des attitudes et des initiatives recensees jusqu'a present, il ne fait aucun doute que des le debut des annees cinquante, le campus de 1'Universite de Montreal accueille des jeunes desireux d'apporter une contribution au monde qui les entoure. C'est dire que le type du carabin insouciant, aux preoccupations essentiellement «folkloriques», semble de moins en moins utile pour rendre compte de leur comportement. Or, les contraintes analytiques imposees par 1'image du carabin ne ressortent entierement qu'au moment ou Ton met en relief le troisieme volet de 1'action sociale entreprise par les leaders etudiants de cette epoque. En plus d'envisager leurs responsabilites a titre de citoyens du monde et de laics intellectuels catholiques, ces jeunes reflechissent egalement au role qui leur est devolu en tant que membres d'un groupe plus restreint, celui des etudiants universitaires canadiens-franfais. Us acquierent la conviction qu'ils ont une contribution significative a apporter a la defense des interets distincts de ce troisieme groupe d'appartenance. Cette conviction les amene a definir ce qu'ils considerent comme etant les droits de 1'etudiant universitaire et a revendiquer des transformations appropriees dans le domaine de 1'enseignement superieur. En ce faisant, ils deviennent en meme temps des acteurs du debat qui s'amorce parmi les politiciens et les intellectuels du debut des annees cinquante sur la reforme du systeme universitaire a 1'echelle canadienne et quebecoise. Les attitudes et les initiatives des leaders etudiants dans ce troisieme domaine de preoccupations sont en partie informees par des perspectives qu'ils ont developpees en s'initiant aux affaires internationales

130 Carabins ou activistes?

el quebecoises. On assiste done a une superposition de domaines de preoccupations etudiantes influencees les unes par les autres. Un tel flux et reflux d'attitudes met a nouveau en relief la polyvalence et la complexite des perspectives de ces jeunes, decourageant rutilisation de categories etanches. Jusqu'a present, il a etc possible de relier les perspectives des leaders etudiants a des courants de pensee soil traditionnelle, soit moderniste. Cependant, lorsque vient le temps de cerner 1'orientation et les manifestations de Icur engagement envers le groupe des jeunes universitaires canadiens-fraricais, de telles distinctions s'averent generalement inoperantes. En reflechissant plus specifiquement a la condition de 1'etudiant, ils se decouvrent par la suite une communaute d'interets et developpent une solidarite unifiante qui transcende les divisions notees auparavant. Plus precisement, ces jeunes ont su s'accorder d'une facon generale sur une definition des preoccupations prioritaires du groupe des etudiants cariadiens-francais et s'entendre aussi sur les principales mesures a prendre pour arriver a leurs fins reformistes. Signalons d'autre part que ce troisieme volet d'action sociale va progressivement prendre le dessus pour canaliser 1'essentiel de leur energie. On s'apercoit que c'est lorsque les leaders etudiants se portent plus particulierement a la defense des interets des etudiants canadiens-francais qu'ils se manifesteiit de la facon la plus soutenue sur le plan de Faction et qu'ils prennent de plus en plus conscience de leur specificite nationale canadienne-francaise. Ils s'initient alors aux methodes des groupes de pression et se decouvrent des pouvoirs inedits d'interlocuteurs tant devaiit les autorites universitaires que dcvant les autorites politiques. C'est par rintermediaire d'une vocation plus circonscrite, en concentrant leur energie sur des questions liees specifiquement au milieu etudiant, qu'ils sont amenes peu a peu a se propulser dans 1'arene des debats publics et qu'ils reussissent veritablement a se composer une personnalite d'acteurs sociaux officiels sur la scene quebecoise.

V

6 A la defense des droits de 1'etudiant canadien-francais

Durant les toutes premieres annees de la decennie, on assiste a 1'emergence d'un nouvel ordre de preoccupations chez les leaders etudiants. Dans ce court laps de temps, on les voit s'engager de plus en plus resolument dans le courant de reforme universitaire qui entraine un nombre grandissant d'individus a 1'echelle du Canada apres la Deuxieme Guerre mondiale. Ainsi, ils s'insurgent de plus en plus ouvertement contre les conditions materielles difficiles de la grande majorite des etudiants. Ils en viennent, d'autre part, a proner une plus grande ouverture de 1'universite aux classes defavorisees, invoquant avec de plus en plus d'insistance les bienfaits relies au principe de la democratisation de l'enseignemeiit superieur. Ces jeunes effectuent egalement un virage etatiste lorsqu'ils choisissent de demander a FEtat de remedier aux deficiences qu'ils ont identifiees en milieu universitaire. La nouvelle importance de I'enseignement superieur

A la fin de la Deuxieme Guerre mondiale, les universites canadiennes subissent des transformations significatives qui vont grandement contribuer a nourrir Faction reformiste des leaders etudiants dans le domaine plus circonscrit de 1'enseignement superieur. Les universites sortent de 1'anonymat qui les caracterisait anterieurement pour devenir un sujet d'interet privilegie pour un nombre grandissant de politiciens et d'intellectuels canadiens. Scion 1'historieri Paul Axelrod,

132 Carabins ou activistes?

on assiste ni plus ni moins a une premiere dans 1'histoire de 1'enseignement superieur du pays: «L'enseignernent superieur allait etre propulse au devant des preoccupations publiques pour la premiere fois au cours du 2oe siecle1 ». Du meme coup, il se trouve que les etudiants universitaires sont eux aussi entraines sous les feux des projecteurs de 1'actualite comme jamais auparavant. On peut supposer que de telles circonstances ont pu, a elles seules, favoriser des changements d'attitudes et de comportements en milieu etudiant. Or, comment les universites et tous ceux qui y sont rattaches reussissent-ils a attirer autant 1'attention du public? Cette evolution repose essentiellement sur un changement d'attitude: la societe canadienne se met alors a valoriser de facon inedite les bienfaits de 1'education universitaire. L'experience de la Deuxieme Guerre mondiale a beaucoup contribue a rehausser 1'image des universites en terre canadienne. Non seulement celles-ci ont su former une main-d'oeuvre indispensable durant le conflit2, mais de plus elles sont des lors veritablement consacrees comme lieux privilegies d'avancement de la recherche scientifique et militaire. Une fois la paix revenue, peu s'en faut que 1'on se convainque que la securite n'appartient qu'aux societes qui savent faire avancer la recherche et la science, autrement dit, celles qui savent veiller a 1'epanouissement de leur reseau universitaire. Le climat de la guerre froide qui s'installe sur I'Amerique a la fin des annees quarante ne fait que renforcer cette conviction et relever du meme coup le prestige de 1'universite. On prend aussi surtout pleinement conscience de I'immense contribution qu'elles sont a meme d'apporter pour stimuler le developpement economique du pays. En effet, plusieurs etudes lient directement 1'augmentation de la productivite economique du Canada avec 1'accroissement de la force de travail hautement specialisee, tout particulierement celle qui est appelee a obtenir une formation professionnelle universitaire3. Un nombre grandissant d'individus se convertit a 1'idee qu'avec 1'obtention d'un diplome universitaire, on s'assure d'un meilleur revenu et de meilleures chances d'avancement professionnel4. Ces memes etudes insistent egalement sur le fait que le progres economique depend de la vitalite du domaine de la recherche. II ne suffit pas de former des citoyens bien instruits et productifs, on se doit aussi de 1 Axelrod, Scholars and Dollars, 15. (Notre traduction.) 2 Par exemple, a 1'echelle du Canada « parmi la fournee d'etudiants diplomes de 1943, il y avait 50 % de plus de docteurs et de dentistes qu'en 1939, 20% de plus d'ingenieurs et 15 % de plus de bacheliers en sciences.» Ibid., 18. (Notre traduction.) 3 Voir a ce sujet ibid., 20-25. 4 P. R. Belanger et al., « Pratique politique etudiante au Quebec », RS, 13, 3 (1972): 311.

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produire de nouvelles connaissances en faisant avancer la recherche dans tous les domaines. Quelles que soient les recettes suggerees pour promouvoir la croissance economique et le bien-etre des citoyens canadiens, on constate qu'elles conferent toutes immanquablement un role de premier plan aux institutions universitaires. Ces faits nouveaux signifient egalement que les universites deviennent beaucoup plus 1'affaire des gouvernements. En fait, il serait plus juste de dire qu'elles deviennent beaucoup plus 1'affaire du gouvernement federal5. L'evolution meme des termes du mandat de la Commission royale d'enquete sur 1'avancement des arts, des lettres et des sciences au Canada (Commission Massey, 1949-1951) reflete le grand interet que le gouvernement central en vient a porter aux universites. Bien qu'au depart, il n'est pas prevu que les commissaires pretent attention aux universites, ils en vienneiit toutefois rapidement a la conclusion qu'ils doivent s'interesser a elles car, meme si 1'education est un domaine de competence provinciale, ces institutions jouent aussi «un role national6*. Afin de convaincre le public du bien-fonde de cette opinion pour le moins controversee, ils invoquent, entre autres, le fait que les etudiants des universites canadiennes proviennent de toutes les regions du pays, surtout au niveau des etudes superieures, et que les universites assurent la formation de la grande majorite des professionnels engages dans les ministeres du gouvernement federal7. Or, 1'aspect significatif des travaux de cette commission federate tient surtout au fait que ceux-ci projettent encore davantage le milieu universitaire sur le devant de la scene. Leur contribution est surtout remarquable, du fait qu'elle libere de nouveaux courants de pensee et dcclenche des debats d'une envergure inedite au sein de la societe canadienne, contribuant a creer un climat propice aux remises en question et a 1'emergence de projets de changements considerables concernant le financement et le fonctionnement des universites. Pour la premiere fois, il apparait aux yeux d'une importante proportion de decideurs politiques que le statu quo dans le domaine de 1'enseignement superieur est desormais impensable. Un nombre grandissant 5 Rappelons-nous que des I'annee 1943-1944, le gouvernement federal avail deja mis son pied dans la porte du monde universitaire: c'est alors qu'il consentait un appui financier aux universites canadiennes par I'intermediaire d'un programme de reinsertion des anciens combattants. Voir a ce sujet Harris, A History of Higher Education in Canada, 457-458. 6 Voir le Rapport de. la Commission royale d'enquete sur 1'avancement des arts, lettres et sciences au Canada, iq^q-if)*,!, 160. 7 Ils rappellent aussi que les universites ont deploye des efforts inestimables pendant la guerre au service du Canada et qu'elles contribuent actuellement par leurs nombreux projets de recherche a la defense du pays. Ibid., 160-161.

134 Carabins ou activistes ?

d'observateurs, y compris des leaders etudiants canadiens, peuvent consacrer leur energie reformatrice a repenser 1'universite dans un climat favorable. De fait, en etant inscrits a 1'universite, ces jeunes occupent une position privilegiee pour capter 1'attention du public. Toute manifestation publique de leur part, quelle qu'elle soit, est pratiquement assuree d'un certain retentissement. Quoi de plus motivant pour des individus qui cherchent a provoquer des changements? Occupant 1'avant-scene du theatre universitaire, evoluant dans un climat qui legitime les interventions reformistes, il n'est pas surprenant de constater que des le debut des annees cinquante, ces etudiants se sentent interpelles par le courant de renouveau qui deferle sur le monde de 1'universite. Les leaders etudiants devant la Commission Massey L'intervention des leaders etudiants de 1'Universite de Montreal aupres de la Commission Massey constitue leur premiere initiative d'envergure dans ce domaine d'action sociale. Cette intervention leur fait acquerir la conviction qu'ils ont le droit de se manifester, leur conferant d'une certaine maniere des lettres de creance en tant qu'interlocuteurs reformistes legitimes. Elle annonce aussi les diverses orientations que prendront par la suite ces jeunes dans la defense des interets des etudiants canadiens-francais. Les commissaires tiennent des audiences publiques et invitent tous les groupes et individus interesses a presenter des memoires8. Or, il semble que 1'on encourage fortement les etudiants universitaires du pays a prendre leur place parmi ces temoins specialistes9. On se trouve done a les aviser qu'ils ont effectivement un mot a dire sur ces questions. Mais fait plus significatif, on leur laisse aussi entendre indirectement que leurs opinions et leurs recommandations meritent d'etre entendues devant une tribune susceptible d'avoir un grand retentissement tant au sein du public que dans les cercles du pouvoir politique. C'est dire que les membres de la Commission Massey en viennent a legitimer un engagement plus important de la part de ces jeunes dans le processus de la reforme universitaire.

8 Voir Bissell, The Imperial Canadian, 211. 9 Dans son etude sur quelques reactions quebecoises a la Commission Massey, Suzanne Myette signale que le desir de « s'assurer le vote etudiant a la prochaine election » figure sur la liste des facteurs qui auraient convaincu le premier ministre liberal Louis Saint-Laurent de mettre sur pied une commission d'enquete sur la culture. Voir Myette, «La Nation », 15.

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II est interessant de noter que les leaders etudiants de 1'Universite de Montreal acceptent d'etre represented devant la Commission Massey par I'entremise de la Federation nationale des etudiants universitaires du Canada (FNEUC) 10 en Janvier 1950. Us choisissent ainsi d'abord de se tailler une place dans le debat national sur la reforrne universitaire en fondant leurs voix avec celles de leurs collegues canadiens-anglais, disperses a la grandeur du pays, estimant de toute evidence partager avec ces derniers suffisamment d'opinions et de revendications pour presenter un memoire commun. Cette decision s'inscrit dans un courant de pensee plus vaste qui gagne les milieux etudiants universitaires de 1'epoque. En effet, la fin des annees quarante et le debut des annees cinquante marquent une periode de grand enthousiasme au sein de la population etudiante canadienne pour des projets d'envergure qui unissent les jeunes universitaires tant sur le plan national que sur le plan international. Or, pour plusieurs d'entre eux, la FNEUC devient 1'organisme tout designe pour realiser ces ambitions d'action concertee sur une grande echelle. Bon nombre de jeunes universitaires expriment le desir de remettre sur pied cette association etudiante pancanadienne moribonde11. Us investissent leurs espoirs et deploient des efforts au sein de la FNEUC pour se donner une voix sur la scene internationale et creer une union etudiante mondiale qui ferait fi des barrieres nationales et ideologiques12. Cette predilection pour les grands rassemblements etudiants apparait egalement sur la scene canadienne proprement dite. De toute evidence, les jeunes universitaires du pays eprouvent a nouveau le desir de cimenter une union etudiante canadienne plus solide. Us manifestent, a tout le moins, une volonte determinee de surmonter les obstacles geographiques et culturels en presence qui ont tendance a miner 1'unite etudiante a 1'echelle canadienne. Les conseils executifs de la FNEUC de la fin des annees quarante traduisent cette volonte plus ferme en adoptant toute une serie de mesures destinees a faire de leur association une force unifiante et agissante. C'est ainsi qu'en 1947, ils fondent une Association des debats, institutionnalisent des programmes d'echanges entre etudiants des differentes regions du Canada de meme qu'avec ceux des universites americaines et creent plusieurs comites d'enquete charges d'etudier, entre autres, «1'administration de conseils etudiants, de la radio 10 Certains etudiants preferent utiliser 1'acronyme anglophone NFCUS. 11 Fondee en 1926-1927, cette federation connait depuis lors de longues periodes d'inactivite. Elle s'eclipse tout a fait durant la Deuxieme Guerre mondiale si bien qu'en 1945, une seule universite du pays consent a lui verser sa cotisation. Voir Harris, History, 465. 12 Voir ibid., chap. III.

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etudiante, de tarifs ferroviaires et de prets etudiants13 ». De plus, en 1950, les leaders etudiants jugent qu'il est temps de doter leur association d'assises plus solides: on etablit ainsi a la FNEUC un secretariat permanent situe a Ottawa et dirige par un personnel a temps plein14. Plusieurs leaders etudiants de 1'Universite de Montreal sont particulierement engages dans le regain d'interet pour les projets pancanadiens lances par cette federation si longtemps negligee. C'est d'ailleurs sous 1'egide d'un president etudiant inscrit a la faculte de droit de 1'Universite de Montreal que la FNEUC reprend veritablement son envoi. Au cours de son mandat en 1946-1947, Maurice Sauve a su asseoir le regain d'enthousiasme pour la federation sur des bases solides, contribuant a faire de cette association la seule organisation etudiante veritablement pancanadienne au debut des annees cinquante, c'est-a-dire la seule qui puisse se vanter de representer 1'ensemble de la communaute etudiante universitaire du Canada. La presence de « delegues representant pres de 60 ooo etudiants provenant de 21 universites et colleges» lors de son congres annuel en 1947 confirme sans contredit qu'au cours du mandat du president montrealais, cette federation atteint un niveau de representativite officielle des plus appreciables. C'est dans la foulee de cette resurrection que bon nombre de jeunes universitaires manifestent la volonte de se servir de la FNEUC pour exercer des pressions reformistes sur le systeme d'enseignement superieur canadien. Notons que la FNEUC demontre une sensibilite aux carences du milieu universitaire canadien avant de s'interesser aux travaux de la Commission Massey. En effet, des 1948, la federation met sur pied une commission d'enquete sur les revenus et les depenses des etudiants qui etablit 1'etat precaire des finances du jeune universitaire canadien moyen. De fait, c'est apres avoir pris connaissance des resultats de cette enquete que la Conference nationale des universites canadiennes (CNUC), porte-parole officiel des universites du pays aupres du gouvernement federal, invite la FNEUC a mettre davantage de 1'avant ses conclusions en se presentant devant la Commission Massey15.

13 Voir ibid., 466. (Notre traduction.) 14 Voir «The President's Report», d'Arthur Munroe (president en 1950-1951), 2 et 4, Fonds de la NFCUS, Archives de 1'Universite McMaster, NFCUS Box 4, 15* Annual Conference at Western, 1951, Report. 15 Voir Briefs and Transcripts of public hearings: Royal Commission on National Development in the Arts, Letters and Sciences, « The National Federation of Canadian University Students: Brief submitted to The Royal Commission on National Development in the Arts, Letters and Sciences, January 1950 », ANC, COP. CA_4 FM. 22, bob. 14, vol. 23, n° 286-291, n° 290, i.

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Prevoyant un certain scepticisme de la part de leurs inlerlocuteurs adultes, les redacteurs du memoire de la FNEUC consacrent leurs remarques preliminaires a prouver qu'ils sont dignes d'ecoute. Us prennent, en effet, la peine de faire face d'emblee a la defiance des adultes en demandant: « On peut fort bien se poser la question, a savoir jusqu'a quel point les adultes doivent-ils tenir compte de 1'opinion des jeunes ? » Leur reponse est sans appel: «les jeunes du Canada envisagent les questions qui se rapportent a 1' education au Canada avec lucidite et de facon globale, et reconnaissent 1'importance et 1'urgence relatives d'y apporter des reformes l6 ». Us sont a ce point convaincus du bien-fonde de leur intervention qu'ils vont meme jusqu'a recommander que les dirigeants politiques et universitaires consultent dorenavant les etudiants avant de prendre des decisions qui les concernent, exprimant ainsi les fondements du raisonnement cogestionnaire: « Nous proposons que tout projet ou toute mesure pour venir en aide aux etudiants directement, soil elabore et mis sur pied apres une consultation aupres de representants etudiants universitaires1'. » II ne fait aucun doute que ces jeunes universitaires envisagent le memoire de la FNEUC comme la premiere etape d'une telle collaboration. Ce document leur permet tout d'abord d'exprimer ouvertement leurs critiques au sujet du manque d'accessibility du systeme universitaire canadien. Statistiques a 1'appui, ils demontrent que seuls les jeunes gens privilegies peuvent se permettre de payer le coiit exorbitant d'une formation universitaire au Canada18. D'apres leurs calculs, celui qui s'inscrit a. 1'universite doit combler en moyenne un manque a gagner de 600 $ par an grace a une aide exterieure, soit celle provenant de parents ou des quelques programmes existants de bourses et de prets19. Or, 1'aide est nettement insuffisante. Ainsi, le programme du Dominion-Provincial Student Loan Fund ne fournit en moyenne qu'une somme de 180 $ par etudiant30. Ils conclueiit 16 Us choisissent de citer une phrase du « Report of the Canadian Youth Commission », ibid, i. (Notre traduction.) 17 Ibid., 14. (Notre traduction.) 18 II s'agit des « resultats d'un sondage mis sur pied a 1'echelle Rationale aupres d'etudiants universitaires Canadians organise par la KNEUC et calcule par le Bureau des statistiques du Dominion au cours de 1'annce 1947-1948 ». Ibid., 3. (Notre traduction.) 19 Ibid., 3. 20 Ibid., 7. S'il est vrai que neuf services du gouvcrnemcnt federal offrent de 1'aide fmanciere aux etudiants universitaires (bourses d'etudes ou subventions a la recherche), il n'en demeure pas moins que « seulement un sur sept ou huit etudiants recevait une bovirse en 1949 » et, d'aulre part, « [c] ette aide se limite |... ] aux seuls etudiants gradues [sic] » travaillant dans des doinaines scientifiques; les etudiants travaillant dans les sciences sociales ou dans les humanites n'y ont pas acces. Voir 1'etude de Myette, «La Nation », 53, dans laquelle 1'auteure resume, entre autres, les conclusions de la Commission.

138 Carabins ou activistes? qu'un pourcentage trop eleve d'etudiants juges aptes a recevoir 1'enseignement superieur ne parvient jamais a 1'universite et qu'« [u]n trop grand nombre des plus brillants diplomes Canadians du premier cycle mettent un terme a leurs etudes a cette etape pour des raisons purement financieres21 ». Us y voient une situation alarmante pour 1'avenir du Canada, sans compter que c'est une situation qui est appelee a s'aggraver, puisque les frais de scolarite universitaire augmentent sans cesse. Pour pallier les besoins financiers des etudiants et des universites, les auteurs du memoire recomniandent l'intervention des gouvernements. Plus precisement, ils appuient le principe de 1'aide financiere du gouvernement federal dans le domaine de I'enseignement superieur 22 . En effet, une des recommandations principales du memoire de la FNEUC demande que «les gouvernements federal et provinciaux fournissent 1'argent necessaire aux programmes d'aide aux etudiants de maniere a ce qu'aucun enfant competent ne soit prive d'un enseignement universitaire pour des raisons financieres 23 ». En ratifiant ce document, les leaders etudiants de 1'Universite de Montreal fournissent un premier apercu detaille de leurs preoccupations et de leurs points de vue en ce qui concerne les carences du systeme d'enseignement superieur canadien. Or, durant les quelques mois qui suivent la presentation du memoire, on retrouve fort peu de commentaires des etudiants dans les pages du Quartier Latin concernant les analyses et les recommandations mises de 1'avant par la FNEUC. Ce silence n'est pas le reflet d'une indifference. Quelques interventions en 1949-1950, quoiqu'isolees pour la plupart, laissent certainemerit deviner 1'emergence d'une sensibilite parmi les jeunes de 1'Universite de Montreal a la condition precaire de 1'etudiant et aux deficiences du systeme d'enseignement superieur dans son ensemble. Leurs propos correspondent largement aux reflexions contenues dans le memoire de la FNEUC. Une premiere indication de leur insatisfaction embryonnaire est revelee par la communication d'un etudiant de Polytechnique lors des sessions de Carrefour '5O24. Pierre Tanguay profile de 1'occasion pour faire etat des conditions de vie materielle deplorables qui affli21 « Report», 9. (Notre traduction.) 22 C'est un principe qui avail d'ailleurs recueilli 1'appui unanime des representants etudiants francophones et anglophones de la FNEUC lors de sa conference annuelle, tenue a Ottawa en 1949. 23 «The NFCUS : Brief», 12. (Notre traduction.) 24 Elles ont lieu du 16 au 20 fev. 1950 a 1'Universite de Montreal sous le theme «Chacun a droit au travail intellectuel».

igg A la defense des droits de I'etudiant canadien-frangais

gent, a son avis, un bon nombre de ses collegues a 1'Ecole des sciences appliquees25. II signale, entre autres, a quel point la plupart d'entre eux sont mal loges et mal nourris. Comment pourrait-il en etre autrement puisque, d'apres lui, « [l]e salaire que I'etudiant met de cote pendant les vacances est nettement insuffisant»? II rencherit en demandant: « Qui n'a pas connu cesjeunes gens surmenes qui doivent travailler la nuit au bureau de poste pour assurer leur subsistance ? » L'auteur met aussi en relief 1'existence de penuries financieres qui affaiblissent la qualite meme de 1'enseignement donne aux ingenieurs en devenir a 1'Universite de Montreal. Ses collegues et lui doivent subir les inconvenients d'un systeme d'eclairage et de ventilation de pietre qualite. Us sont aussi prives d'echanges, de contacts suffisants avec leurs professeurs: « nos professeurs ne peuvent pas nous consacrer tout leur temps parce qu'ils ont d'autres emplois a 1'exterieur ». Ce portrait negatif 1'amene a declarer sans hesitation que « [1]'opinion generale des etudiants veut que la majorite des problemes d'education se resument a une banale question d'argent». Au moment de conclure, il esquisse des avenues de reformes qui, toutes imprecises qu'elles soient, rappellent neanmoins 1'orientation generale de renouvellement que choisit de prendre la FNEUC. Ainsi, cet apprenti ingenieur signale qu'il privilegie le recours aux fonds gouvernementaux pour operer les changements qui s'imposent en milieu universitaire: «II faut esperer que nos gouvernants finiront par comprendre que 1'education est au moins aussi importante que la voirie et les travaux publics26.» Quelques semaines apres les seances de Carrefour '50, le Quartier Latin public un article des journalistes Marc Briere et Pierre Perrault qui offre un autre temoignage de ce virage etatiste etudiant27. Si dans leur optique, «[l]'interet public exige [...] 1'autonomie de 1'Universite », ils considerent aussi qu'il exige tout autant « son soutien financier par l'Etat». Non contents de s'en tenir a des recommandations generales, ils critiquent aussi indirectement les pratiques qu'emploie le gouvernement du Quebec pour subvenir aux besoins 25 Voir Pierre Tanguay, «Les Conditions du travail intellectuel pour I'etudiant en sciences appliquees », Croire et Savoir, i, 4 (1950): 2-7. 26 Ibid., 3, 5 et 7. Notons qu'il trouve toutefois le moyen d'enoncer a brule-pourpoint et en quelques mots une suggestion precise, des plus radicales: «Une necessite s'impose: la gratuite de 1'enseignement. Point n'est besoin de discuter cette evidence ». Ibid., 3. L'aspect avant-gardiste et pour le moins etonnant de cette proposition est d'autant plus mis en relief lorsque 1'on sait qu'il faudra attendre encore quelques annees avant que 1'idee de la gratuite scolaire devienne une revendication ofiicielle des leaders etudiants de 1'Universite de Montreal. 27 Marc Briere et Pierre Perrault, « L'Universite Libre », QL, 3 mars 1950.

140 Carabins ou activistes?

financiers des universites de la province. Ainsi, ils denoncent en terrnes a peine voiles le mode de financement discretionnaire que favorise le Parti de 1'Union nationale88, allant meme jusqu'a suggerer une recette de soutien gouvernemental de rechange, davantage susceptible de proteger les universites des influences asservissantes de la partisannerie politique: «Pourquoi 1'Universite ne recevrait-elle pas un budget prevu d'avance et qui aurait la qualite d'une creance, plutot que de voir continuellement son deficit chronique comble par les faveurs du Gouvernement29 ? » Ces quelques voix etudiantes constituent les premiers balbutiements d'un courant reformists qui s'affirme discretement dans la foulee de la presentation du memoire de la FNEUC. Les leaders etudiants de 1'Universite de Montreal vont egalement eprouver tres tot un attrait pour la formule cogestionnaire. A Fautomne 1949, leur volonte cogestionnaire est a 1'etat embryonnaire et se manifeste tout particulierement dans le domaine proprement pedagogique. Les leaders etudiants veulent pouvoir « exprimer leurs opinions sur la qualite de I'enseignement3°». Ils veulent surtout que les autorites universitaires en tiennent compte au moment de prendre les decisions qui s'imposent. Ainsi, lors de sa reunion du 5 septembre 1949, «le Conseil [de I'AGEUM] decide de former une commission sous la direction de Denis Lazure [vice-president de 1'association], commission qui dirigera une enquete sur les cours donnes a 1'Universite de Montreal31 ». Denis Lazure se rappelle plus precisement qu'« on avait etabli un questionnaire qui n'etait pas complique, peut-etre une dizaine de questions», distribue «a chaque etudiant», qu'il devait remplir « sur une periode donnee » pour chacun de ses professeurs. L'idee d'evaluer les cours aurait etc suggeree aux leaders etudiants par des collegues qui avaient eu 1'occasion de voyager en Europe et de prendre connaissance de pratiques etablies par des associations d'etudiants etrangers. Au dire de Denis Lazure, « c'etait un fruit des voyages, nettement [...] ca se faisait en Europe, en France 32 ». Grace a ces enquetes de cours, les leaders etudiants de TAGEUM esperent pouvoir identifier les carences les plus criantes de 1'enseignement qu'ils recevaient et etre en meilleure mesure d'elaborer des recommandations a 1'intention des dirigeants universitaires. Certains 28 Voir Linteau et al., Histoire, II: 344. 29 Briere et Perrault, « L'Universite ». 30 Lazure (ancien vice-president en 1949-1950 et president de TAGEUM en 19501951), entrevue. 31 Proces-verbaux de la reunion du Conseil de direction de TAGEUM, tenue le 5 dec. 1949, Fonds de TAGEUM, AUM, P33/Bi,i,7. 32 Lazure, entrevue.

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d'entre eux vont meme jusqu'a nourrir 1'espoir qu'une fois armes des resultats concluants de ces evaluations, ils pourront non seulement faire apporter des ameliorations au programme des cours, mais de plus reclamer la sanction ultime, la plus extreme pour corriger le cours deficient, a savoir obtenir le reiivoi d'un professeur qu'ils auront juge incompetent. Une decision qualifiee d'unanime, prise lors d'une reunion du Conseil de TAGEUM, temoigne clairement du sens de leurs demarches: «On prit la decision d'etudier et de voir comment le corps etudiant pourrait faire pression dans une Faculte donnee, dans 1'hypothese d'un cas juste, sans mettre d'individus etudiants en cause et en danger, d'obtenir le renvoi d'un professeur, de lui faire parvenir tin avertissement ou bien aim d'obtenir une voix efficace dans retablissement ou la modification d'un programme de cours33 On ne peut qu'etre frappe par la confiance qui anime ces jeunes universitaires au moment de concevoir ce projet d'evaluation de cours. A leur avis, les autorites ne pourront pas faire autrement que de s'irispirer des recommandations de leurs etudiants-enqueteurs. Pourtaiit, fort peu de chose dans le comportement des dirigeants universitaires de 1'epoque peut justifier un tel optimisme. L'idee de consulter les etudiants ou encore de sender leurs opinions sur la qualite de 1'enseignement donne par 1'institution est une notion pour le moins incompatible avec la vision paternaliste que les autorites ont de leurs etudiants-proteges34. En fin de compte, meme si les procesverbaux de septembre 1950 confirment que « [l]es enquetes eurent lieu a Poly, en dietetique, en technologic medicale et en medecine » et qu'on prevoit alors les terminer dans les autres facultes « en Janvier, afin de paraitre dans le Quartier Latin?5 », Denis Lazure se souvient qu'«on n'a pas pu le[s] continuer». Des le depart, 1'initiative semble vouee a 1'echec: « on n'avait pas, evidemment, la collaboration des professeurs, ni de la direction de 1'Universite ». Mais c'est lorsque le recteur decide finalement d'«impos[er] une censure sur la publication des resultats de l'enquete» que ce projet d'evaluation de cours avorte36. La brievete et les faibles repercussions de cette experience cogestionnaire revelent toutefois 1'existence d'un courant de pensee revendicateur tenace qui cherche a remettre en question le monopole 8

33 Serge Lapointe, «Camp universitaire », QL, 4 oct. 1949. 34 Voir Harris, History, chap. I. 35 Proces-verbaux de la reunion du Conseil de direction de I'AGEUM, tenue le 23 sepl. 1950, Fonds de I'AGEUM, AUM, P33/B1/1/8. 36 Lazure, entrevue. Au cours de mes recherches, je n'ai pas trouve d'exemplaire du questionnaire qui a ete distribue dans les quelques facultes consultees ni de copies des resultats partiels compiles.

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du pouvoir des dirigeants adultes au sein de Funiversite, un courant qui a un certain retentissement devant la Commission Massey. II importe de souligner cependant que ceux qui se risquent a porter un regard critique sur le milieu universitaire en 1949-1950 sont on ne peut plus conscients de s'aventurer sur un terrain dont ils ont ete exclus jusqu'a present. En nuancant leurs reproches par des precautions oratoires, telles que « [m]ais evidemment nous ne connaissoris rien a 1'argent, nous n'avons pas d'experience37 » ou « [njous n'avons iii le temps ni la competence pour faire le proces de tout notre systeme d'education38*, il est evident que ces jeunes manquenl d'assurance. Ils ont certainement encore a apprivoiser Fidee qu'ils peuvent adopter ouvertement des points de vue critiques dans ce domaine de preoccupations, et plus particulierement devant le pouvoir des dirigeants adultes. Mais il suffit de quelques mois pour que les leaders etudiants, hesitants ou silencieux, consacrent une partie importante de leur energie a discuter publiquement. de leur condition d'etudiant et de Fetat du systeme d'enseignement superieur. De fait, a partir de l'automne 1950, ils se mettent veritablement a manifester leur mecontentement et a defendre leurs opinions critiques avec une franchise energique, que ce soil a propos de la condition d'etudiant, de Fetat du systeme d'enseignement superieur ou des meilleures facons de remedier a ses deficiences. C'est a partir de ce moment-la qu'ils temoignent de facon eloquente de 1'importance grandissante de leur engagement eiivers cette forme d'aclion sociale. Qu'est-ce qui a contribue a rompre les digues de la retenue ou du silence anterieurs pour inciter ainsi les leaders etudiants a formuler ouvertement leurs recriminations et a afficher des prises de position sur un sujet aussi controverse a la rentree de 1950 ? II y a tout lieu de croire que la presentation d'un memoire devant la Commission Massey y est pour beaucoup. En choisissant d'enteriner le memoire de la FNEUC, 1'executif de FAGEUM pour 1'annee 1949-1950 envoie un message a son entourage plus immediat: il declare aux membres de FAGEUM qu'il est temps de s'engager ouvertement dans ce debat pancanadien, arme d'une vision clairement articulee et en se portant a la defense d'une serie de propositions bien enoncees. En affichant ses opinions reformistes, 1'executif de TAGEUM pour 1'annee 1949-1950 oblige en quelque sorte les leaders etudiants restes muets jusqu'alors a preciser davantage leurs idees en matiere de reforme universitaire. C'est ainsi que le memoire de la FNEUC prend Failure d'un projet de reforme sur lequel les jeunes universitaires du 37 Briere et Pcrrault, « L'Universite > 38 Tanguay, «I,es Conditions*.

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campus doivent se prononcer: ils se sentent tenus de decider si oui cm non ils adherent vraiment a ses recommandations. Apres tout, il s'agit de recommandations auxquclles on les identifie dorenavant. S'il est indeniable qu'ils etaient deja sensibles aux problemes lies a la condition d'etudiant et au milieu universitaire, le memoire de la FNEUC accelere cet eveil et les incite a clarifier plus rapidement et ouvertement le flou de leur pensee reformiste. A la lumiere du debat virulent qui eclate par la suite, il est tentant de suggerer qu'au fond, il ne manquait qu'une prise de position officielle, facilement identifiable, pour faire ressortir au grand jour le profond sens des responsabilites des leaders etudiants dans ce domaine de preoccupations. Ceux-ci commencent d'abord par faire valoir publiquement qu'ils partagent plusieurs points de vue contenus dans le memoire. Les premisses et les recommandations de ce document leur apparaissent tout a fait pertinentes a la lumiere de leur propre experience a 1'Universite de Montreal. Tous deplorent ainsi, plus ouvertement et plus systematiquement qu'auparavant, le fait que les etudes universitaires ne soient accessibles qu'a une faible minorite de la population: « Le cout eleve de notre instruction empeche trop souvent des types intelligents, mais peu fortunes d'atteindre dans la societe le plan ou ils auraient pu donner leur vraie mesure39.» Ils s'accordent aussi pour dire que les conditions materielles d'un pourcentage significatif des privilegies qui ont acces a ce lieu de haul savoir, tel un bon nombre d'entre eux, laissent amplement a desirer. Marcel Blouin fait allusion a « [l]a precaire condition materielle des etudiants » de son entourage, precisant « qu'il en coute un peu trop cher pour devenir ingenieur ou medecin ou avocat. Les frais universitaires font de 1'embonpoint, 1'achat de livres torpille nos budgets. Beaucoup doivent payer et leur chambre et leur pension40». La redaction du Quartier Latin, de son cote, a recours a des formulations nettement plus frappantes pour faire passer un message comparable: « nous vivons tous de peine et de misere, nous crevons tous d'infortune. La pauvrete nous est aussi essentielle que 1'etude, la privation est notre pain quotidien4' ». En fin de compte, ces jeunes deplorent d'un commun accord 1'insuffisance criante des ressources financieres mises a la disposition des etudiants 39 Georges Lahaise, « Equilibre dynamique », QL, a i nov. 1950. Voir aussi Jean Provost, «Quelques ambitions de FNEUC », ibid., 22 sept. 1950. 40 Marcel Blouin, « Mieux vaut 7 que 3 », ibid., 5 dec. 1950. La pauvrete etudiante est un theme qui ne cessera de preoccuper les leaders etudiants tout au long de la periode. Voir, entreautres, Jean-Paul Ostiguy « Ames en detresse », ibid., 19 oct. 1951, Jean-Guy Pilon, « L'Aide provinciale aux universites et le point de vue de 1'etudiant», Le Devoir, z j oct. 1951 et Denis Bousquet, «Ventres vides», QL, 29 janv. 1952. 41 La redaction du Quartier latin, « Un desir nomme Tramway», ibid., 20 fev. 1951.

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necessiteux inscrits a leur propre universite. Comme 1'explique JeanPaul Ostiguy, le reveiiu qu'un etudiant peut esperer obtenir en travaillant durant les vacances ne lui perniet meme pas de subvenir a ses besoins essentiels42. Us reconnaissent qu'il existe des bourses, telles que celles offertes par le ministere du Bien-etre social et de la Jeunesse, distributes par le Service d'aide a lajeunesse depuis 1940. Mais avec une valeur moyenne de 124 $ chacune43, elles couvrent a peine la moitie des frais de scolarite annuels dans la plupart des facultes de 1'universite. De fait, elles font tout autant figure de prets, puisque ces bourses sont remboursables de moitie par le beneficiaire. Sans compter que plusieurs jeunes universitaires de 1'epoque soupconnent fortement le parti au pouvoir a Quebec de se servir de ces bourses a des fins partisanes, les attribuant davantage pour recompenser des services rendus au Parti de 1'Union nationale que pour reconnaitre le rendement universitaire et les besoins financiers des candidats les plus meritants. Et cela, en depit du fait que «le comite des bourses [soil] forme d'un representant de chaque universite et d'un representant du gouvernement44 ». Les leaders etudiants Marc Briere et Pierre Perrault expriment manifestement de tels soupcons, quoiqu'indirectement, en se demandant: «Tous les boursiers meritent-ils leurs bourses, encore qu'il soil douteux qu'ils en aient tous besoin45 ? » De son cote, leur collegue Robert Sauve affirme sans hesitation qu'a cette epoque, il etait entendu que « [p]our avoir des bourses, il fallait etre de 1'Union nationale — c'etait clair». II precise d'ailleurs que ces bourses, « ca se donnait sur le plancher de danse, la premiere danse quand on reiitrait a 1'Universite en septembre: les gars de 1'Union nationale pouvaient distribuer des assurances de bourses46*. D'un point de vue plus general, les leaders etudiants prennent pleinement conscience qu'«il existe actuellement des besoins financiers dans le domaine educationnel47 » et, en accord avec le memoire de la 42 Voir Jean-Paul Ostiguy, «L'aide federate fait grimper les frais », ibid., 26 sept. 1951. 43 Information valide pour 1'annee 1948-1949, presentee par la Federation des Chambres de commerce des jeunes de la province de Quebec en Janvier 1950 devant la Commission Massey, dans «Les Bourses d'etudes. Memoire presente a la Commission royale d'enquete sur les arts, les letlres et les sciences par la Federation des Chambres de commerce des jeunes de la province de Quebec », Janvier 1950, COP.CA.4, FM.22, bob. 11, Vol. l8, n° 195, 11, ANC. 44 Ibid., 10. 45 Briere et Perrault, «L'Universite ». 46 Us distribuaient egalement des emplois d'ete lucratifs. Les heureux elus « pouvaient etre chaineurs au ministere de la Voirie. Us recevaient 200 piastres par mois [...] C'etait comme fa que ca fonctionnait.» Entrevue avec Robert Sauve, Montreal, 19 avr. 1991. 47 Gaetan Legault, «Rectifications et Precisions", QL, 17 nov. 1950. Voir a ce sujet Behiels, Prelude, 179.

145 A la defense des droits de 1'etudiant canadien-francais FNEUC, ils ont aussi la ferme conviction que la societe, en passant par 1'Etat, doit reconnaitre le besoin urgent d'y subvenir: « Cette derniere doit comprendre que son equipement intellectuel lui est au moins tout aussi necessaire que ses ressources d'un autre ordre. Un corps sain ne pourra jamais se passer de tete48. » Le debat sur les subventions federates Toutefois, si ces jeunes s'entendent indeniablement avec leurs homologues de la FNEUC pour dire que les conditions materielles des etudiants universitaires et des universites peuvent et doivent etre ameliorees, comme 1'explique tres justement 1'etudiant Gaetan Legault: «l'entente cordialecesse, [...] lorsque 1'on essaie de determiner par quelles methodes on va augmenter les revenus de nos universites49 ». De fait, le consensus entre les leaders etudiants est rompu lorsqu'il s'agit de decider qui, du gouvernement federal ou du gouvernement provincial, devrait fournir les revenus supplementaires necessaires. Ces deux options de financement attirent effectivement chacune ses defenseurs et creent deux camps d'etudiants qui s'affrontent dans des debats virils, souvent acrimonieux50. D'une facon concrete, on assiste ni plus ni moins a une levee de boucliers de la part d'un certain nombre de leaders etudiants qui contestent la legitimite de 1'appui qu'a donne I'executif de I'AGEUM pour 1'annee 1949-1950 a la recommandation de la FNEUC demandant une aide financiere federale pour les universites. Ils vont tenter d'en obtenir 1'abolition inconditionnelle. A leur avis, « quoique le geste ait etc pose, il n'en faut pas conclure que 1'approbation de nos representants a [la] FNEUC soit finale51 ». Ils refusent de prendre le virage etatiste federaliste de 1'association pancanadienne et privilegient en contrepartie le recours a des subventions du gouvernement provincial. Or, il se trouve que ceux qui defendent la politique de I'AGEUM jouissent de 1'appui du nouveau president de 1'association pour 1'annee 19501951, Denis Lazure. Celui-ci tente de faire de 1'aide federale aux universites un sujet de preoccupation important au sein de la population etudiante. II espere surtout gagner des que possible un soutien determinant en faveur de 1'initiative de ses predecesseurs. C'est ainsi

48 Lahaise, « Equilibre ». 49 Legault, « Rectifications ». 50 La mesentente entre etudiants est telle que Robert Sauve se souvient qu'« [o]n a meme eu des batailles physiques a 1'universite [...] sur ces octrois-la [...] Je me souviens de gens qui ont eu des lunettes brisees». Sauve, entrevue. 51 Philippe Gelinas, «L'Aide federale dans l'education», QL, 3 oct. 1950.

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que s'engage « une dure lutte5* », chaque camp esperant remporter la victoire lors d'un vote prevu a cette fin au Conseil de I'AGEUM. Le camp du non

Les tenants du non a 1'aide federale commencent d'abord par reprocher aux representants de FAGEUM a la FNEUC d'avoir fait preuve d'une « meconnaissance quasi-totale [sic] du droit const!tutionnel». Ceux-ci ont fait abstraction de 1'article 93 de TAANB [Acte de 1'Amerique du Nord britannique], choisissant de ne pas tenir compte de 1'esprit de cet article qui veut « que 1'enseignement [soil] du ressort provincial exclusivement53 ». Beaucoup plus grave, ces delegues ont choisi de transgresser une convention constitutionnelle dument etablie pour garantir la survie culturelle des Canadiens francais dans la province de Quebec. Ils ont ni plus ni moins passe outre a l'« article qui existe pour nous proteger vu notre statut de minoritaires ». A leur avis, la fonction salvatrice de cet article est incontestable, apres tout: « telle dissemination de potivoir n'aurait aucune raison d'etre dans un pays de meme sauce religieuse et culturelle54 ». Essentiellement, les tenants du non estiment que les representants de I'AGEUM n'ont pas fait preuve de la vigilance qui incombe aux membres de la minorite francophone et catholique canadienne. Ces jeunes uiiiversitaires n'ont pas suffisamment pris conscience du fait qu'ils «ne sont pas des etudiaiits tout court mais dcs etudiants canadiens-francais qui se doiverit de proteger et de faire respecter cette double dualite ». Autrement dit, au moment d'approuver le principe de 1'aide federale, ils n'ont pas su tenir compte des dangers assimilateurs que comporte le systeme federal canadien pour la population francophone avec sa majorite anglophone dans neuf des dix provinces et dans 1'ensemble du pays. Trop presses de regler les problemes financiers du monde universitaire, ils ont mis en peril 1'identite ethnique et culturelle distincte de leurs homologues etudiants francophones. Effectivement, selon Gilles Duguay, « ces valeurs nationales qui nous distinguent et nous cultivent, nous venons de poser un geste qui les compromettent [sic] dangereusement55». Com52 Lazure, entrevue. 53 Gelinas, « L'Aide federale ». 54 II s'agit la de quelques points de vue releves par Marc Briere et Hubert Aquin lors d'une reunion de I'AGEUM ou 1'on discute de 1'aide federale en education. Marc Briere et Hubert Aquin, « A la derniere reunion de I'AGEUM : L'Un et le Multiple », QI., 20 OCt.1950.

55 Gilles Duguay, «Le Probleme numero un: la reunion du 19 octobre», ibid., 27 oct. 1950 et "L'Aide federale en education: point de vue d'un nouveau», ibid., 17 oct. 1950.

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ment pourrait-il en etre autrement puisque, dans 1'optique des tenants du non, «les subventions gouvernenientales tendent toujours a donner un droit direct au gouvernement qui les accorde56 ». A leur avis, « deniander 1'argent, c'est accepter de subir 1'autorite57 », 1'autorite d'une majorite anglo-protestante qui aura inevitablement 1'entiere liberte d'imposer ses propres valeurs et priorites par la simple force du nombre. Robert Bisaillon exprime cette conviction au detour d'une question: «Est-il possible de financer une institution quelconque sans y faire sentir son influence, sans y etablir ses standards^ ? » Des « standards » que d'aucuns qualifient d'« anticatholiques et francophobes59», a tout le moins porteurs de «tragiques consequences [...] du point de vue national et religieux» pour les Canadiens francais60. Plusieurs d'entre eux ont la ferme conviction que la majorite anglophone, « en vertu de [ses] principes de la separation complete de 1'Eglise et de 1'Etat, ne pourrait admettre que les deniers publics puissent servir a une confessionnalite quelconque61». Gilles Duguay ose meme faire cette prediction alarmante: « On en arriverait en pratique a une sorte de ministere federal de 1'instruction62.» Aux yeux de ces jeunes, il est futile, voire nai'f, d'esperer pouvoir echapper aux retombees centralisatrices et assimilatrices de la loi du plus fort. Pour ceux qui ne seraient pas encore convaincus par de tels arguments, les tenants du non font valoir de surcroit que 1'exemple du passe vient amplement corroborer leurs apprehensions. Comme le precise Robert Bisaillon: « Chaque fois que nos institutions confessionnelles ont releve d'une majorite anglo-saxonne, elles ont du lutter durement pour leur existence63.» En fait, d'apres Andre Raynauld, inutile de se reporter a des luttes passees pour se convaincre des dangers de la dependance des Canadiens frangais a 1'egard du gouvernement federal. II suffit de prendre connaissance d'evenements on ne peut plus contemporains, tels que les demeles entre la Societe Radio-Canada et les politiciens federaux. Ces derniers, pretextant un manque de fonds, refusent «d'instaurer un reseau national francais qui couvrirait le Canada d'une mer a l'autre». De 1'avis du jeune universitaire, « [s]i done le federal est trop pauvre pour adopter une 56 Gilles Duguay, « L'Aide federate ». 57 Gelinas, « L'Aide federale ». Voir aussi Albert Roy, «Les subsides federates [sic] ne sont nullement necessaires», QL, 27 janv. 1950. 58 Robert Bisaillon, « L'Aide federale a 1'education », Le Devoir, 4 nov. 1950. Voir aussi Briere et Aquin, « A la derniere reunion ». 59 Ibid60 Roy, «Les subsides ». 61 Bisaillon, « L'Aide federale ». 62 Duguay, « L'Aide federale ». 63 Bisaillon, « L'Aide federale ».

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attitude equitable a notre egard dans les spheres qui le concernent», il y a tout lieu de douter qu'il adopterait une attitude semblable dans des domaines de competence provinciale. En nourrissant de tels espoirs, « ne serions-nous pas comme les grenouilles du fabuliste qui demandent un roi? Elles y perdirent leur liberte...64». Ces jeunes ne s'adonnent pas uniquement a la denonciation mais, qui plus est, ils attaquent le statu quo: leurs commentaires sont egalement porteurs d'un message reformiste qui offre des solutions de rechange. En effet, dans leur optique, s'il est imperatif de se soucier de la provenance des fonds a consentir au domaine de 1'enseignement superieur, il demeure tout aussi necessaire de trouver une autre source de financement, capable celle-la de repondre aux besoins criants et particuliers du monde universitaire canadien-frangais au Quebec. Or, cette source ne peut etre que le gouvernement quebecois. Ils ont la ferme conviction que « notre groupe national obtiendra beaucoup moins de comprehension de sa culture de la part du gouvernement central que du gouvernement Quebecois65». C'est au pouvoir provincial qu'incombe la responsabilite de pallier les penuries qui affligent les universites du Quebec. Voila une verite a laquelle doit non seulement souscrire 1'etudiant universitaire francoquebecois, mais aussi, et a plus forte raison les politiciens provinciaux au pouvoir. Fait d'autant plus significatif, ces jeunes commencent a se convaincre que leur role en tant qu'etudiants canadiens-francais preoccupes de reformes dans le milieu universitaire est justement d'encourager les dirigeants quebecois a prendre leurs responsabilites. Ils croient qu'il est de leur devoir d'exercer des pressions sur le gouvernement provincial, afin d'«obtenir a force de reclamations, que 1'Etat provincial consacre une plus grande partie de son budget a 1'enseignement». Le jeune Albert Roy resume sa pensee de facon plus tranchante en s'exclamant: «L'ecole avant la voirie et le patronage66! » Armes de telles convictions, ces leaders etudiants poussent leur reflexion reformiste encore plus loin et mettent de 1'avant une suggestion de reforme bien precise. Dans leur optique, le gouvernement provincial doit d'abord commencer par augmenter ses revenus car, pour 1'instant, «les taxes dont il dispose sont insuffisantes» pour repondre aux besoins financiers des universites. Ils demandent « que 1'Etat central remette aux provinces les sources de taxation qu'il leur a enlevees » durant la guerre « et qu'il ne leur a jamais remises67 ». A 64 65 66 67

Andre Raynauld, « Aide federale en education: chacun sa mesure », QL, 13 oct. 1950. Gelinas, «L'Aide federale ». Roy, «Les subsides ». Ibid. Voir a ce sujet Rene Durocher et Michele Jean, «Duplessis et la Commission », Revue d'histoire de I'Amerique francaise, 25, 3 (1971) : 337.

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1'automne 1950, il s'agit la du principal cheval de bataille des leaders etudiants qui estiment que le milieu uiiiversitaire doit demeurer une chasse gardee provinciale. Le camp du oui

Ce sont a de tels arguments que tentent de repondre les promoteurs etudiants de 1'aide federale, revelant par le fait meme 1'existence d'une tout autre conception des conditions necessaires a la survie de 1'identite culturelle canadienne-francaise parmi le groupe des leaders etudiants. Signalons tout d'abord que les partisans des octrois federaux estiment que leur position constitue la voie reformiste du realisme. Au dire de Denis Lazure, ces jeunes considerent qu'ils sont les porte-parole d'une «position pragmatique68». Effectivement, si TAGEUM a decide de demander 1'aide du federal, c'est « parce que les ministres provinciaux ne peuvent faire plus pour aider les etudiants69 » et que, d'autre part, tout indique que «le gouvernement en mesure de donner des subsides est bien le gouvernement d'Ottawa70 ». Devant la passivite, voire 1'incurie, du gouvernement Duplessis dans ce domaine, ces jeunes considerent qu'il est done du devoir des citoyens quebecois de «se tourn[er] [...] ou est 1'argent: c'est-a-dire au Gouvernement Federal7' ». S'opposer a cette option releverait d'une irresponsabilite deplorable: n'est-ce pas accepter de se soumettre a la negligence des dirigeants provinciaux? Jean Provost traduit fidelement leur point du vue lorsqu'il affirme : « Si le gouvernement federal nous offre de quoi mieux nous instruire, mieux nous armer pour defendre nos droits, nous serions stupides de nous enfouir pudiquement la tete dans le sable, avant meme d'avoir entendu ses propositions". En fin de compte, on a tot fait de constater que si ces jeunes sont disposes a se prevaloir de 1'aide federale, c'est moins par pragmatisme et bien davantage parce que contrairement a leurs collegues du non, ils n'y voient pas un veritable danger assimilateur menacant la survie des Canadiens francais. Revenant une fois de plus a la charge, Jean Provost est convaincu que « [l]e federal ne nous achetera pas malgre nous par des subsides a 1'education, il ne nous achetera que si nous le voulons bien». A ses yeux, brandir 1'etendard de la survie de la culture canadienne-francaise pour justifier un rejet des subventions federates, c'est le resultat d'une «crainte instinctive et

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Lazure, entrevue. Lazure, cite par Ouguay, «Le Probleme numero un». G. L. (?), «L'Aide federale indirecte», Q;,, 10 nov. 1950. Lazure, dans Lacombe, «Jeunesse».

150 Carabins ou activistes? irraisonnee a 1'egard de tout ce qui ne provient pas de notre province72 ». Un dc ses collegues se demande, pour sa part: «1'incapacite financiere des universites ne vaut-elle pas la peine de se debarrasser de certains prejuges nationaux73? » C'est dire que les tenants du oui reprochent implicitement a leurs adversaires de defendre un natioiialisme nombriliste et frileux, un type de nationalisnie que bon nombre de jeunes de 1'epoque identifient aux politiques sociales et economiques regressives du gouvernement de 1'Union nationale de Duplessis74. D'autre part, il s'avere que les promoteurs de 1'aide federale qui assimilent les arguments plus autonomistes de leurs collegues a des craintes nationalistes irraisonnees, adoptent souvent un tori moqueur et ironique pour ridiculiser leurs apprehensions: «Je [Dragutin] ne sache pas, par exemple, que le Conseil National de Recherchcs, qui opere [sic] entre autres lieux, ici a Montreal, soit une menace a notre bon parler de France! Etje connais des boursiers de ce Conseil, qui vont surement aussi souvent a la messe que s'ils avaient refuse leurs bourses pour accepter un emploi dans un ministere provincial a i 800 $ par an75. » II n'en demeure pas moins que ces jeunes reconnaissent que la province de Quebec doit prendre certaines mesures pour se premunir centre une ingerence excessive du gouvernement federal. Mais, a leur avis, de telles mesures sont tout a fait compatibles avec une aide financiere d'Ottawa et ne viennent en rien nuire au respect de 1'article 93 de la Constitution. C'est en ces termes que Denis Lazure defend 1'appui de la FNEUC au principe de 1'aide federale. C'est un appui que la FNEUC a donne, «etant pleinement consciente que 1'education releve des Provinces, d'apres 1'article 93 de la Acte Britannique de I'Amerique du Nord [sic], mais etant par ailleurs convaincue qu'un octroi de bourses directement a 1'etudiant et aux gouvernements provinciaux peut se faire sans danger d'ingerence dans le systeme educationnel de la province'6".

72 Jean Provost, « Commcntaires sur le vote de lundi», QL, 10 nov. 1950. 73 G. L. (?), «L'Aide federate ». 74 Notons que plusieurs commentateurs a 1'epoque et cherchcurs par la suite ont constate qu'«en ces annees d'apres-guerre, le nationalisme n'a plus la cote, et encore moins aupres des jeunes». A.-J. Belanger, «Les Ideologies politiques », dans Leonard, dir., Les Leaders: Georges-Emile Lapalme, 123. Gerard Pelletier se rappelle que « [l]es moins de trcnte ans, dans les annees cinquante, osaient a peine s'avouer nationalistes, meme quand ils 1'etaient de peyir dc se voir assimiles a 1'Union nationale ». Pelletier, Le Temps des choix, 1960-1968, 82. 75 Dragutin, «Dragutinades», QL, 3 nov. 1950. 76 Lazure, dans Lacombe, «Jeunesse».

151 A la defense des droits de 1'etudiant canadien-francais La mesure qui semble rallier le plus d'adherents parmi ces jeunes « serait celle-ci: la conclusion entre le federal et les provinces d'un accord par lequel il serait explicitement dit que le federal n'a aucun droit de regard sur radministration de ces subsides ». Autrement dit, il s'agirait de veiller a ce que la distribution et 1'affectation des subventions federates soient pleinement controlees par les pouvoirs provinciaux. Ces jeunes presentent cette option en guise de replique a ceux qui pronent la delegation des pouvoirs de taxation directe aux provinces, estimant repondre par la une fois de plus aux appels du pragmatisme. Us y voient « [u]ne solution a la fois realiste et raisonnable77». De fait, pour certains, 1'idee de redonner aux provinces leur pouvoir de taxation directe constitue ni plus ni moins une option imprudente, compte tenu du climat de la guerre froide. Comme 1'explique Jean Provost, rapatrier les pouvoirs de taxation directe est « d'une application impossible actuellement a cause de la menace de guerre qui pese sur le monde. Le Canada a besoin de toute sa puissance economique et c'est dans la centralisation Fiscale qu'elle se trouve78». En definitive, ce sont les adversaires de 1'aide federale qui remportent la victoire: le Conseil de I'AGEUM « se presente centre le principe de 1'aide federale a 1'education79 » «par un vote de 10 a 8 ». De plus, 1'association vote en faveur de demander «a [la] NFCUS [National Federation of Canadian University Students] d'exiger une repartition plus juste et equitable des sources de revenus entre Ottawa et, les differentes provinces de qui relevent 1'education80 ». C'est dire que les membres du conseil se sont ranges du cote de ceux qui envisagent 1'aide federale comme un danger pour la survie dc la culture francocatholique. Dans 1'enonce de la proposition votee, on precise d'ailleurs que « [n]ous sommes centre le principe de 1'aide federale a 1'education parce que nous y voyons une question politique et que nous voulons conserver un systeme confessionnel8' ». Bien qu'obtenu de justesse, ce vote offre un premier apercu de 1'importance que va prendre la question de la survie culturelle franco-catholique pour ces jeunes dans 1'evolution de leurs attitudes et de leurs demarches en matiere de reforme universitaire. De fait, 1'episode du debat sur les subventions federates de I'automne 1950 semble marquer 1'amorce d'un virage dans 1'orientation de la pensee reformiste des leaders 77 78 79 80

G. L. (?), «L'Aide federale »>. Provost, « Commentaires ». Andre Trudelle, «L'AGKUM a sauve la race par unvote majoritaire », QL, 10 nov. 1950. Proces-verbaux de !a reunion du Conseil de direction de I'AGEUM, tenue le 6 nov. 1950, Fonds de I'AGEUM, AUM, P33/B 1,1,8. 81 Trudolle, «L'AGEUM».

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Carabins ou activistes?

etudiants dans ce domaine. D'une part, comme 1'explique le journaliste etudiant Marcel Blouin: « Les debats pathetiques engages autour de 1'aide federate ont mis en lumiere notre inconfort et notre insecurite [financiere] 82 ». Mais ce debat entraine aussi les leaders etudiants a approfondir davantage leurs points de vue et a afficher plus ouvertement leurs prises de position. II oblige, en effet, ces jeunes a determiner clairement quels devrait etre les roles respectifs du gouvernement federal et du gouvernement provincial dans le secteur de 1'enseignement superieur. Fait plus significatif, il incite ces jeunes a s'interroger plus serieusement sur quel Etat ils doivent tenter d'exercer leurs pressions reformistes pour ameliorer le sort de 1'etudiant universitaire canadien-francais. Dans la foulee de ce processus de reflexion, il apparait qu'en 1950, la majorite - si faible soit-elle - des leaders etudiants convient officiellement que c'est le gouvernement provincial quebecois qui doit devenir le principal recours pour ceux qui veulent pallier les deficiences du milieu universitaire du jeune franco-catholique et que par consequent, c'est surtout a lui qu'ils doivent adresser leurs revendications. Les relations entre les leaders etudiants de I'Universite de Montreal et la FNEUC

On serait porte a croire que le vote du Conseil de I'AGEUM place les leaders etudiants de I'Universite de Montreal dans une situation des plus delicates vis-a-vis de leur association pancanadienne, qui pourrait certainement les inciter a remettre en question le bien-fonde de leur appartenance a la FNEUC. Apres tout, ne se trouvent-ils pas a subventionner par leurs cotisations une organisation qui propose des politiques contraires a leurs interets particuliers de Canadiens fraiicais dans un domaine aussi nevralgique que le financement des etudiants et des universites? D'autant plus qu'il s'agit d'une situation delicate qui semble perdurer, puisqu'eii depit des objections de la delegation de I'Universite de Montreal, les dirigeants etudiants de la FNEUC poursuivent leurs efforts reformistes dans le sens qu'ils s'etaient fixe au moment de rediger leur memoire a la Commission Massey. La suite des evenements donne d'ailleurs tous les signes de se derouler en leur faveur: non seulement les commissaires recommandent dans leur rapport final au gouvernement central en juin 1951 de contribuer davantage au financement des universites canadiennes, mais peu de temps apres, le premier ministre du Canada, Louis Saint-Laurent, annonce que son gouvernement va venir en aide aux universites suivant les 82 Blouin, « Mieux vaut».

153 A la defense des droits de 1'etudiant canadien-franc.ais recommandations de la Commission Massey*3. Les dirigeants de la FNEUC s'empressent d'ailleurs de considerer ces evenements comme une victoire. II s'agit d'une victoire qui va explicitement a 1'encontre de la position prise par la majorite de ses adherents inscrits a 1'Universite de Montreal. Or, en depit des frustrations et des revers occasionnes par les prises de position de la FNEUC devant la Commission Massey, les leaders etudiants de 1'Universite de Montreal continuent de considerer cette association pancanadienne comme leur principal porte-parole etudiant hors du campus. Autrement dit, ces jeunes ne jugent pas que leurs divergences de vues concernant les subventions federales constituent un sujet de litige assez serieux pour remettre en cause leur allegeance a la FNEUC. Dans leur perspective, la FNEUC demeure le vehicule sur lequel ils doivent compter pour mener a bien les reformes d'ordre plus general qui leur tiennent de plus en plus a cceur a cette epoque et qui transcendent la question des subventions federales, celles qui concernent 1'amelioration des conditions materielles de tous les etudiants universitaires, quel que soit leur groupe d'appartenance culturel. Les tenants du oui, tout comme les tenants du non, semblent croire qu'il vaut encore la peine de s'affilier au reste des etudiants canadiens, anglophones pour la plupart, par I'intermediaire de cette association pour traduire la nouvelle orientation de leurs priorites. II est a noter que certains mettent surtout 1'accent sur les avantages « strategiques » que peut leur procurer cette federation a majorite anglophone. Ils misent essentiellement sur le proverbe selon lequel 1'union fait la force. Ainsi, pour 1'etudiant Robert Sauve, il ne fait aucun doute que « [l]e prestige d'une federation nationale peut obtenir des avantages qu'un seul conseil ne peut realiser84». Jacques Mackay exprime un point de vue comparable lorsqu'il declare que « [d]es problemes etudiants se posent a toutes les echelles et demandent une solution rapide. Seul un groupement

83 Ainsi, des 1951-1952, le gouvernement federal «consent a payer 50 t par tete de la population provinciale aux institutions d'enseigiiement superieur, base sur leurs inscriptions a temps plein. » Pilkington, « Higher Education », Canadian and International Education, 5 (1976) : 56. Precisons que le gouvernement provincial du Quebec sous Duplessis voit ces subventions federales d'un mauvais ceil et bien que « [l]es universites du Quebec obtiennent la permission d'accepter ces subventions en 19511952 », par la suite « pour le reste de sa vie, Duplessis ne leur permet pas d'accepter 1'aide federale», invoquant comme raison premiere le fait que 1'education est une competence provinciale (Stager. "Federal Government Grants», Canadian Historical Review, 54, 3 (1973) : 296). (Notre traduction). 84 Robert Sauve, «FNEUC, Agence de Voyages?*, QL, 2 oct. 1951.

154 Carabins ou activistes?

national peut representer un instrument adequat pour aborder ces problemes85 ». Mais il y a tout lieu de croire que Fallegeance de plusieurs de ces jeuncs erivers la FNEUC est conditionnee aussi par un profond engagement envers F unite canadienne. Effectivement, il ressort que bon nombre de leaders etudiants envisagent leurs relations avec leurs homologues canadiens-anglais au sein de la FNEUC comme un microcosme des rapports qui unissent les francophones et les anglophones, les catholiques et les protestants a 1'echelle du Canada tout entier. La FNEUC semble representer a leurs yeux un forum des plus propices pour promouvoir les interets de la communaute franco-catholique aupres de la majorite anglo-protestante et favoriser une meilleure entente entre les deux groupes. Comme le fait valoir Fetudiant Gerald Lachance: «C'est en se faisant mieux connaitre qu'on se fera mieux comprendre. C'est enfiri lorsqu'on nous aura compris qu'existera une unite nationale, unite qui sera basee sur la reconnaissance du FAIT FRANCAis 86 ». Pour sa part, Rosaire Beaule «considere que FAGEUM a un role special et necessaire a jouer au sein de la FNEUC a cause du caractere catholique et francais » de 1'Universite de Montreal8'. En fin de compte, ces jeunes semblent investir les succes et les echecs de leurs demarches au sein de la FNEUC d'un sens premonitoire. La reaction de 1'un d'entre eux a la suite du vote du Conseil de FAGEUM rejetant 1'aide federate recommandee par la FNEUC est entierement inspiree par cette optique symbolique: «La decision qu'a prise FAGEUM n'aidera certainement pas notre progression vers une nation plus unie. Elle est une manifestation evidente et gratuite de defiance vis-a-vis [sic] nos compatriotes etudiants de langue anglaise88». Pour plusieurs, il apparait que renoncer a Fidee de participer a une association pancanadicnne reviendrait ni plus ni moins a convenir qu'il est impossible de preserver Fentente entre francophones et anglophones qui est a la base de 1'unite nationale canadienne. Comme Fexplique Jacques Mackay: «La coexistence de deux cultures canadiennes, toutes deux en pleine evolution, rend plus necessaire encore les rencontres stir le plan national. Notre Federation Nationale doit etre un lieu de rencontre extremement fecond89. »

85 Jacques Mackay, « Pourquoi faire parlie de la FNEUC ? », ibid., a Oct. 1952. 86 Gerald Lachance, «Universite de Montreal, connais pas», ibid., 33 nov. 1951. 87 Dans les proces-verbaux de la reunion du Conseil de direction de I'AGEUM, tenue le a8 sept. 1953, Fonds de I'AGEUM, AUM pg3/Bi,i,ii, 2. 88 Provost, «Commentaires». 89 Mackay, « Pourquoi faire partie».

155 A la defense des droits de 1'etudiant canadien-fraiifais

Toutefois, il n'en demeure pas moins qu'aux yeux des leaders etudiants, pour que la FNEUC devienne une alliee fiable et le centre d'une collaboration veritablement feconde, elle doit en premier lieu se soumettre a des changements significatifs taiit sur le plan de son fonctionnement que sur le plan de ses objectifs. Ainsi, si les tensions entourant le sujet de 1'aide federale ne provoquent pas de grande desillusion sur 1'association pancanadienne, plusieurs jeunes universitaires du campus montrealais manifestent cependant un profond desenchantement a 1'egard de 1'ensemble de ses priorites, remettanl en question a la fois ses orientations principales ainsi que ses modes d'operation. C'est ce qui explique qu'a cette epoque, certains d'entre eux s'attellent a la tache de reformer la FNEUC, de maniere a ce que ce vehicule, sur lequel ils fondent tant d'espoirs, tienne davantage compte de leurs priorites. D'une facon generate, ils s'entendent tous pour dire que la « FNEUC n'[est] pas serieux [szc] 9 °». C'est un reproche qu'ils lui adressent systernatiquement et qui, a leur avis, est bien merite, puisque « [dj'une annee a 1'autre, rien de concret ne se realisait91 » au sein de cet organisme. Ils decrient a 1'unisson qu'a la FNEUC, lorsque vient le temps de se preoccuper de «l'obtention de resultats, on la remet aux calendes grecques92». A cela rien de vraiment surprenant car, dans leur optique, la federation persiste a s' engager dans des projets graiidioses et irrealisables qui depassent de beaucoup ses moyens et ses effectifs. Qui plus est, les avantages qu'elle reussit a procurer ne profitent qu'a une poignee d'etudiants. Au dire de 1'un d'entre eux, « [jjusqu'ici, [la] FNEUC n'a fait que servir quelques individus plus ou moins intelligents qui en ont use comme un trempliii [sic] personnel93 ». Pour les leaders etudiants, rien ne saurait mieux illustrer le penchant de la FNEUC pour les projets grandioses et utopiques que la predominance qu'elle accorde aux affaires Internationales. Celles-ci sont devenues la preoccupation dominante qui accapare toute 1'energie des dirigeants de la federation au detriment des considerations nationales. Elles eclipsent plus precisement les domaines d'interet auxquels ces jeunes commenceiit a accorder de 1'importance, a savoir les besoins materiels et les droits de 1'etudiant canadien. Comme 1'explique Gilbert Blain: «depuis cinq ou six ans surtout a tous les congres de la federation, la question des relations 90 Machiavel, « Reflexions machiaveliques», QL, 6 nov. 1952. 91 Luc Cossette, (directeur du Quartier Latin), « FNEUC- Pas Serieux», ibid., 23 oct. 1952. 93 Gilles Lortie, Robert Sauve et Jacques-Yvan Morin,